diff --git "a/data_all_eng_slimpj/shuffled/split2/finalzzrxje" "b/data_all_eng_slimpj/shuffled/split2/finalzzrxje" new file mode 100644--- /dev/null +++ "b/data_all_eng_slimpj/shuffled/split2/finalzzrxje" @@ -0,0 +1,5 @@ +{"text":" \nCOLLECTION \n _\u00ab Fiction & Cie \u00bb_ \nfond\u00e9e par Denis Roche \ndirig\u00e9e par Bernard Comment\n\nISBN 978-2-02-134047-1\n\n\u00a9 \u00c9ditions du Seuil, avril 2009\n\nwww.editionsduseuil.fr \nwww.fictionetcie.com\n\n_Cet ouvrage a \u00e9t\u00e9 num\u00e9ris\u00e9 en partenariat avec le Centre National du Livre._\n\n_Ce document num\u00e9rique a \u00e9t\u00e9 r\u00e9alis\u00e9 parNord Compo_.\n\n# TABLE DES MATI\u00c8RES\n\nCopyright\n\n'le grand incendie de londres' - Pr\u00e9face\n\n1 En ce temps-l\u00e0, j'habitais les pi\u00e8ces trop grandes d'un appartement devenu vide\n\n2 Des fins provisoires, des fins possibles\n\nBRANCHE 1 - LA DESTRUCTION \\- R\u00c9CITS AVEC INCISES ET BIFURCATIONS\n\nAvertissement\n\nBranche un - Destruction\n\nr\u00e9cit\n\nChapitre 1 - La lampe\n\n1 Ce matin du 11 juin 1985\n\n2 Je voudrais, en somme\n\n3 Hier au soir, avant de me coucher\n\n4 Si j'ai d\u00e9crit les deux versions\n\n5 Sur le bureau, dans la lumi\u00e8re de la lampe\n\n6 D\u00e8s que je me l\u00e8ve\n\n7 Assis \u00e0 ce bureau, ouvrant le cahier\n\n8 Insensiblement, d'aube en aube\n\n9 Parall\u00e8lement \u00e0 la branche matinale\n\n10 En avan\u00e7ant dans la prose je rencontre\n\n11 Dans l'\u00e9tat actuel de mon entreprise, encore balbutiante\n\n12 Chaque jour, une fois achev\u00e9e une bande de prose\n\n13 Je reprends, par les doigts, \u00e0 la machine\n\n14 Les pages non \u00e9crites p\u00e8sent\n\nChapitre 2 - La cha\u00eene\n\n15 Dans mon souvenir, le \u00ab Projet \u00bb\n\n16 Aujourd'hui, sans doute, o\u00f9 je raconte ceci\n\n17 L'apr\u00e8s-midi, je sortais avec Laurence\n\n18 Le vers d'Arte Mayor\n\n19 Or, il se trouve, tout \u00e0 fait fortuitement\n\n20 Le \u00ab Cancionero \u00bb de Baena (les volumes I et II seulement)\n\n21 L'apr\u00e8s-midi du lendemain\n\n22 Il y avait en m\u00eame temps que moi dans le mus\u00e9e\n\n23 J'essaie, non sans mal, de conserver une ligne \u00e0 ma prose\n\nChapitre 3 - \u00ab Prae \u00bb\n\n24 J'\u00e9tais venu, il y a quatre ans\n\n25 Description d\u00e9finie\n\n26 Je m'en emparais le matin d\u00e8s six heures\n\n27 Le Grand Bahut qui me faisait face\n\n28 Les gel\u00e9es ne g\u00e8lent que froides\n\n29 La cuiller, enfonc\u00e9e dans le pot d'azerole\n\n30 J'ai commenc\u00e9 le plus indirectement possible\n\n31 Je n'ai pas la curiosit\u00e9 g\u00e9n\u00e9alogique\n\n32 J'\u00e9cris, \u00e0 l'imitation d'un roman\n\n33 La m\u00e9ditation\n\n34 Ainsi, le soleil descendant, le grenadier frottant la vitre\n\n35 Je rangeai le magn\u00e9tophone dans la commode\n\n36 L'exploration de ma \u00ab prae-m\u00e9moire \u00bb est d\u00e9finitivement arr\u00eat\u00e9e\n\n37 Je suis sorti dans la nuit\n\n38 Au loin passent des voitures\n\n39 Pendant les repas\n\n40 Les melons d\u00e9cevaient\n\n41 Je suis reparti avec mes livres\n\nChapitre 4 - Portrait de l'artiste absent\n\n42 Je suis de taille plut\u00f4t grande\n\n43 Je n'ai pas profit\u00e9 longtemps de ma taille maximale\n\n44 Mon nez est long\n\n45 Le seul moment o\u00f9 je me vois\n\n46 Avec l'op\u00e9ration rythmique du rasage\n\n47 \u00ab Horizontal Man \u00bb\n\n48 Compteur\n\n49 Liseur\n\n50 Mon portrait pourrait finir l\u00e0\n\nChapitre 5 - R\u00eave, d\u00e9cision, \u00ab Projet \u00bb\n\n51 Ce chapitre est un peu difficile\n\n52 R\u00eave\n\n53 La premi\u00e8re assertion\n\n54 Supposition du \u00ab Projet \u00bb\n\n55 Les assertions, qui autrefois \u00e9taient seules\n\n56 Triple temps, obscur\n\n57 Or, pendant ces ann\u00e9es\n\n58 Effacement du r\u00eave\n\n59 S'il y a trois choses claires, elles sont quatre\n\n60 Clair\n\n61 Au d\u00e9but\n\n62 R\u00eave\n\n63 Flammes\n\n64 Parfois, en ces ann\u00e9es\n\n65 Comment, d'une image \u00e9merg\u00e9e du sommeil\n\n66 Je croyais mettre au jour ce que le r\u00eave disait\n\n67 La premi\u00e8re chose est dite\n\n68 Maintenant, \u00e0 sept heures, quand, la lampe \u00e9teinte\n\n69 Quand ce qui se passe a eu lieu\n\n70 Projet de po\u00e9sie\n\n(50) Le Projet \u00e9tait un projet de po\u00e9sie\n\n71 Un projet de math\u00e9matique\n\n72 L'illumination du \u00ab Projet \u00bb, un instant\n\n73 Axiomes du \u00ab Projet \u00bb\n\n74 Chute de l'\u00e9nigme\n\n75 Roman\n\n76 Axiomes du \u00ab Grand Incendie de Londres \u00bb\n\n77 Du heurt des contraintes\n\n78 Les branches silencieuses des chemins\n\n79 Dualit\u00e9\n\n80 Le silence de la math\u00e9matique jusqu'au fond de la langue virgule\n\n81 Je suis, aujourd'hui, dans un autre silence\n\n82 Qu'est-ce qui est clair, aujourd'hui ?\n\n83 'Le grand incendie de londres'\n\n84 R\u00e9cit dans les dix styles\n\n85 \u00c9nigme et myst\u00e8re\n\n86 Entrelacement. \u00c9lucidation\n\n87 Strat\u00e9gie du montrer\n\n88 Finir. Partir\n\n89 Jour\n\nChapitre 6 - \u00ab Nothing doing in London \u00bb\n\n90 \u00c9crit en 1984\n\n91 Londres n'est pas qu'un lieu irr\u00e9el\n\n92 British Library\n\n93 \u00ab Books \u00bb\n\n94 Trajectoires\n\n95 \u00ab Three minutes to opening time ! \u00bb\n\n96 \u00ab Parks \u00bb\n\n97 \u00ab The bench of desolation \u00bb\n\n98 R\u00eave sans Projet\n\nInsertions\n\nincises\n\n(Du chapitre 1)\n\n99 (avertissement) Distinct du \u00ab Projet \u00bb quoique s'y ins\u00e9rant...\n\n100 (\u00a7 1) La clart\u00e9 insidieuse qui se d\u00e9verse lentement du ciel invisible dans la rue\n\n101 (\u00a7 2) Chaque fragment de m\u00e9moire que j'extirperai du temps... aussit\u00f4t s'\u00e9vaporera...\n\n102 (\u00a7 4) Cette prose, o\u00f9 je dis de ce que je raconte : c'est ainsi\n\n103 (\u00a7 6) Quatre biscuits vietnamiens \u00ab Madame Sang \u00bb\n\n104 (\u00a7 8) En admettant que j'aie le temps de l'\u00e9crire du tout\n\n(Du chapitre 2)\n\n105 (\u00a7 16) Un \u00ab projet \u00bb en bonne et due forme... que j'ai m\u00eame publi\u00e9\n\n106 (\u00a7 17) Les citoyens de Manhattan... ont r\u00e9invent\u00e9 le \u00ab sereno \u00bb\n\n107 (\u00a7 20) Un seizi\u00e8me de feuille de format fran\u00e7ais ancien, 21 \u00d7 27\n\n108 (\u00a7 21) Il \u00e9tait n\u00e9cessaire que son terrain d'application soit \u00ab dans la po\u00e9sie \u00bb\n\n109 (\u00a7 23) La for\u00eat encore imp\u00e9n\u00e9tr\u00e9e des choses en m\u00e9moire, et qui attendent\n\n(Du chapitre 3)\n\n110 (\u00a7 25) Tournant le dos au reste de la pi\u00e8ce\n\n111 (\u00a7 32) Ces paragraphes s\u00e9par\u00e9s les uns des autres par des blancs, une num\u00e9rotation et un titre\n\n112 (\u00a7 40) Des m\u00fbres \u00e0 la cr\u00e8me liquide par une soir\u00e9e de f\u00e9vrier\n\n(Du chapitre 4)\n\n113 (\u00a7 42) Le gigantisme dinosaurien qui menace, elle en est certaine, l'humanit\u00e9\n\n114 (\u00a7 42) La vue de ces lignes irr\u00e9elles traversant l'\u00e9cran deux m\u00e8tres trente ou quarante au-dessus du sol\n\n115 (\u00a7 46) Je ne me confronte pas \u00e0 la bicyclette\n\n116 (\u00a7 46) J'atteins par la marche \u00e0 quelque chose comme une possession du temps\n\n117 (\u00a7 46) La contemplation oisive et r\u00eaveuse\n\n118 (\u00a7 46) Une revendication pass\u00e9iste\n\n119 (\u00a7 47) Je dis la mer, pas l'oc\u00e9an\n\n120 (\u00a7 47) Les bateaux innombrables en M\u00e9diterran\u00e9e\n\n121 (\u00a7 47) Une brasse calme, longue, pas rapide, je bouge d'\u00e0 peu pr\u00e8s ma longueur\n\n122 (\u00a7 47) Je peux crawler, quelques m\u00e8tres, ou dos-crawler, mais sans plaisir\n\n123 (\u00a7 48) Je n'ai pas cherch\u00e9 \u00e0 faire de l'Arithm\u00e9tique un terrain de recherches, me r\u00e9fugiant dans l'alg\u00e8bre\n\n124 (\u00a7 48) Je n'aime pas tous les nombres, il y en a m\u00eame que je d\u00e9teste franchement\n\n125 (\u00a7 48) Je passe une grande partie de mon temps \u00e0 compter\n\n126 (\u00a7 49) Je lis chaque jour, je lis le jour, je lis la nuit\n\n127 (\u00a7 49) \u00ab Homo lisens \u00bb\n\n128 (\u00a7 49) Je lis vite\n\n129 (\u00a7 50) Une cinqui\u00e8me passion, comme en arri\u00e8re des quatre autres, comme signe, figure de leur parent\u00e9 : la passion de la solitude\n\n130 (\u00a7 50) Je ne suis pas misanthrope\n\n131 (\u00a7 50) 'Le grand incendie de londres' devient indispensable \u00e0 ma survie de solitaire\n\n(Du chapitre 5)\n\n132 (\u00a7 51) Mon id\u00e9e de la prose a beaucoup \u00e9t\u00e9 influenc\u00e9e par... le c\u00e9l\u00e8bre trait\u00e9 de Bourbaki\n\n133 (\u00a7 51) C'est ainsi que je d\u00e9signerai d\u00e9sormais les fragments unitaires num\u00e9rot\u00e9s\n\n134 (\u00a7 52) 1961, et quelque chose que je dirai peut-\u00eatre ; et peut-\u00eatre pas\n\n135 (\u00a7 53) Je reste fid\u00e8le \u00e0 mon id\u00e9e ancienne et premi\u00e8re de la prose\n\n136 (\u00a7 53) Quelque chose qui serait un projet (un futur), un projet d'existence\n\n137 (\u00a7 53) Tout souvenir \u00e9crit s'\u00e9vanouit. Il ne reste que sa trace devenue noire\n\n138 (\u00a7 55) La Nature qui s'oppose au logicien de Hintikka\n\n139 (\u00a7 55) L'enchev\u00eatrement des trois termes ind\u00e9finis est remplac\u00e9 par l'entrelacement des m\u00eames termes d\u00e9finis\n\n140 (\u00a7 56) Une aust\u00e9rit\u00e9 parfois \u00e9r\u00e9mitique\n\n141 (\u00a7 58) Il est difficile, form\u00e9 par la math\u00e9matique, de se r\u00e9signer, tel Merlin, \u00e0 parler obscur\u00e9ment\n\n142 (\u00a7 60) Le savoir du r\u00eave \u00e9tait comme eau et savon dans le lavoir bleuissant\n\n143 (\u00a7 61) Le passage du W au M de \u00ab La Vie mode d'emploi \u00bb\n\n144 (\u00a7 61) Je serais un traducteur, doublement\n\n145 (\u00a7 62) Le \u00ab Projet \u00bb est alors l'\u00e9loge inverse de l'ombre (dans la m\u00e9taphore du palindrome)\n\n146 (\u00a7 62) Toujours, traduisant\n\n147 (\u00a7 63) La pr\u00e9paration du titre\n\n148 (\u00a7 64) Ce qu'il est se conformant \u00e0 sa d\u00e9finition\n\n149 (\u00a7 66) L'image d'un Ur-roman\n\n(Du chapitre 6)\n\n150 (\u00a7 91) Dans la sublimit\u00e9 de la 'drabness'\n\n151 (\u00a7 91) Les voix anglaises font une averse douce sur mes oreilles\n\n152 (\u00a7 91) Une poign\u00e9e de pi\u00e8ces anglaises\n\n153 (\u00a7 92) La haute forme arrondie de la salle de lecture\n\n154 (\u00a7 93) Ce que je d\u00e9signe sous le nom g\u00e9n\u00e9rique de \u00ab prose des Anglaises \u00bb\n\n155 (\u00a7 93) \u00ab Clergymen of the Church of England \u00bb\n\n156 (\u00a7 94) Ma passion de Londres\n\n157 (\u00a7 94) Je monte au deuxi\u00e8me \u00e9tage d'un 11\n\n158 (\u00a7 96) Kew Gardens\n\n159 (\u00a7 96) Pooh et Piglet\n\n160 (\u00a7 97) Deux anecdotes \u00e9minemment trollopiennes\n\n161 (\u00a7 97) La prose victorienne finissante\n\n162 (\u00a7 98) La biblioth\u00e8que\n\n163 (\u00a7 98) La chute du \u00ab Grand Incendie de Londres \u00bb en Londres. Et peut-\u00eatre rien\n\nbifurcations\n\nI - Ermite ornemental\n\n164 (\u00a7 26) Je ne bougeais pas de la table avant l'heure de la mise du couvert, midi\n\n165 Sans cesse, je m'imagine dans l'immobilit\u00e9\n\n166 Tout est l\u00e0, en ce nombre m\u00eame\n\n167 Revenir\n\n168 Un lieu \u00e9r\u00e9mitique\n\n169 Une biblioth\u00e8que est toujours en expansion\n\n170 Ermite litt\u00e9ral\n\n171 \u00c0 moins\n\n172 Impasse\n\nII - \u00ab A Boston romance \u00bb\n\n173 (\u00a7 19) La r\u00eaverie \u00e9rotique de ma passion sentimentale\n\n174 Tarde et lente\n\n175 \u00ab Change \u00bb in Connecticut\n\n176 Un d\u00e9jeuner avec Jakobson\n\n177 Un d\u00e9jeuner avec Jakobson (suite)\n\n178 \u00ab Ronsasvals \u00bb\n\n179 \u00ab Joy of Cooking \u00bb\n\n180 Neige\n\n181 La tentation de l'exil\n\nIII - Quinze minutes la nuit\n\n182 (\u00a7 37) Je me suis assis sur la dalle de pierre plate, dans la nuit ti\u00e8de\n\n183 La dalle de pierre plate sur laquelle je m'assieds\n\n184 Quinze minutes la nuit au rythme de la respiration\n\n185 Une nuit sans lune, des \u00e9toiles\n\n186 Les cypr\u00e8s ne bougeaient pas\n\n187 L'all\u00e9e de cypr\u00e8s n'est pas montr\u00e9e directement\n\n188 La buse\n\n189 Le noir m\u00eame\n\n190 La grande chaleur\n\n191 Beaut\u00e9 du noir\n\n192 \u00ab Of black itself \u00bb\n\nIV - Nuit\n\n193 (\u00a7 88) Nuit, tu viendrais\n\nV - \u00ab The great fire of London \u00bb\n\n194 (\u00a7 98) Une fin\n\n195 Je ne r\u00e9pondrai pas ici\n\n196 Du feu\n\nJacques Roubaud en six stations Par Raymond Bellour - Le Magazine litt\u00e9raire, avril 1989\n\nRoubaud. L'appel de Londres. Par Jean-Didier Wagneur - Lib\u00e9ration sp\u00e9cial livres, 22 mars 1990\n\nBRANCHE 2 - LA BOUCLE\n\nR\u00e9cit\n\nChapitre 1 - Fleur inverse\n\n1 Pendant la nuit, sur les vitres \ngel \u2013 ongle \u2013 bu\u00e9e \u2013 voir \u2013 neige \u2013 hiver, autour \u2013 cube \u2013 arm\u00e9es \u2013 lumi\u00e8re\n\n2 Comme le monde du sceptique \npass\u00e9 \u2013 certitude \u2013 monde \u2013 enfance \u2013 autobiographie \u2013 r\u00e9cit, branche \u2013 image \u2013 description, destruction, photographie \u2013 Prot\u00e9e\n\n3 Ma fr\u00e9quentation de cette image \nr\u00e9p\u00e9tition identique \u2013 r\u00eave \u2013 _canso \u2013_ gel \u2013 aube \u2013 fleur inverse, _trobar_ , mani\u00e8re \u2013 voie de la double n\u00e9gation \u2013 n\u00e9ant nocturne \u2013 Projet, Avant-Projet\n\n4 Le bleu-noir de la nuit \nD\u00e9fense passive \u2013 camouflage \u2013 aveugles \u2013 images-souvenirs \u2013 m\u00e9moire, futur ant\u00e9rieur \u00ab beaut\u00e9 du noir \u00bb \u2013 lampe, nuit \u2013 parcours multiple de m\u00e9moire, ongle\n\n5 Les parcours de m\u00e9moire sont r\u00e9versibles \nersatz-nuit \u2013 Arts de la M\u00e9moire, conte \u2013 mimer \u2013 double sens \u2013 d\u00e9ductions de la m\u00e9moire \u2013 palindrome \u2013 ombre \u2013 double, successivement dans les deux sens \u2013 ruisseaux rouges\n\n6 \u00c0 l'air froid, le nuage n\u00e9 du souffle\u00ab buanderie \u00bb \u2013 locomotives \u2013 pianiste \u2013 calviniste \u2013 philosophe \u2013 chant de guerre \u2013 passion ferroviaire \u2013 paresseux \u2013 sommeil\n\n7 Dans cette poign\u00e9e d'images d'enfance \nenfance, raret\u00e9 \u2013 _virt\u00f9_ machiavellienne \u2013 contemplation, image \u2013 \u00ab hors-l\u00e0 \u00bb \u2013 vitesse \u2013 rh\u00e9torique hermog\u00e9nienne \u2013 Tristram Shandy \u2013 territoires fractur\u00e9s \u2013 _snapshots_ immobiles\n\n8 Chaque fois que je sors, au pr\u00e9sent, de la chambre du gel \nneige, blanc pur \u2013 lumi\u00e8re \u2013 lumi\u00e8re neige \u2013 nuit impossible, monde \u2013 gel \u2013 soleil blanc \u2013 blanc \u2013 blanc sur blanc \u2013 corneilles\n\n9 Ce souvenir est sans tristesse \noiseaux de prose m\u00e9di\u00e9vale, \u2013 neige \u2013 \u00ab s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 \u00bb, m\u00e9moire \u2013 _inscape_ \u2013 _alba_ \u2013 neige et lumi\u00e8re \u2013 clart\u00e9 \u2013 fl\u00e8che \u2013 M\u00e9moire\n\nChapitre 2 - Le Figuier\n\n10 \u00c0 la No\u00ebl de 1942 mon p\u00e8re m'emmena \u00e0 Toulon, chez son oncle Roubaud \npintades \u2013 m\u00fbriers \u2013 Denis \u2013 orphelin \u2013 Augustave \u2013 g\u00e9n\u00e9alogie \u2013 navire \u2013 \u00ab raille \u00bb \u2013 bugnols\n\n11 Je ne connaissais pas la mer \nmer \u2013 platitude incandescente \u2013 id\u00e9e de mer, _Marrr_ \u2013 anchois \u2013 la sardine et le poulpe \u2013 \u00ab lutte de classe culinaire \u00bb \u2013 hygi\u00e8ne \u2013 gratin dauphinois \u2013 conversion\n\n12 Il n'avait pas, en tout cas, converti sa propre famille \ncrabes \u2013 \u00e9tudes \u2013 Laure \u2013 impasse des M\u00fbriers \u2013 mer \u2013 \u00c9cole normale sup\u00e9rieure \u2013 accent \u2013 contradiction \u2013 rugby, critique beckettienne\n\n13 Sur l'arri\u00e8re de la maison, le figuier \nfiguier ; disjoindre \u2013 corps vivant \u2013 _impetus_ ligneux \u2013 _rakki tai_ \u2013 figuier, entrelacement, r\u00eave, enchev\u00eatrement, image-foyer, \u00ab oranjeaunie \u00bb, n\u0153uds, d\u00e9cision, \u00ab style du _rakki tai_ \u00bb \u2013 sucre \u2013 figuier \u2013 cristal \u2013 figue penn\u00e8que\n\n14 Un jour des ann\u00e9es cinquante, au repas du soir \nonomastique \u2013 \u00ab monstration \u00bb \u2013 voir \u2013 \u00ab l'esprit de clocher de soi-m\u00eame \u00bb \u2013 souvenir \u2013 doigt \u2013 d\u00e9mon-pieuvre \u2013 miel \u2013 phobie\n\n15 La chute du mur de Berlin m'a pr\u00e9cipit\u00e9 dans ce chapitre \nchute \u2013 nuages \u2013 charbon \u2013 mort \u2013 mur, m\u00e8tre \u00e9talon \u2013 mitrailleuses \u2013 erreur archa\u00efsante, \u00ab feuille \u00bb de prose \u2013 futur ant\u00e9rieur\n\n16 Le jour de No\u00ebl nous avons travers\u00e9 le port sur le petit bateau des promenades \nvaisseaux fant\u00f4mes \u2013 fureur silencieuse \u2013 condamnation \u2013 d\u00e9cision \u2013 \u00ab kunisme \u00bb \u2013 patriotisme \u2013 clivage \u2013 camp \u2013 libert\u00e9\n\n17 Pour un enfant, le cercle familial est un syst\u00e8me plan\u00e9taire d'avant la r\u00e9volution copernicienne \nsyst\u00e8me plan\u00e9taire \u2013 premier cercle \u2013 mort \u2013 jeu de quilles \u2013 libre examen \u2013 mitrailleuse \u2013 perturbations \u2013 Occupation, Guerre froide \u2013 rugby, _old boys_ \u2013 d\u00e9dain \u2013 refus\n\n18 Parmi quelques rares papiers surnag\u00e9s des d\u00e9sordres et des d\u00e9sastres \ntache aveugle \u2013 dissym\u00e9trie \u2013 curiosit\u00e9 \u2013 h\u00e9ritage \u2013 r\u00e9cifs \u2013 pass\u00e9 \u2013 poubelles \u2013 portrait \u2013 figuier, avant-vie\n\nChapitre 3 - Rue d'Assas\n\n19 Le jardin \u00e9tait ferm\u00e9 de murs \njardin, labyrinthe \u2013 voies \u2013 l\u00e9vitation \u2013 chapitre, insertion, incise, bifurcations, l\u00e0 \u2013 centre \u2013 banc \u2013 centre aveugle \u2013 R\u00e8gles, jeu, S'avancer-en-rampant \u2013 voir, dire, hors-jeu \u2013 guetteur \u2013 \u00eatre (ne pas \u00eatre) vu \u2013 cachette\n\n20 Si je me place, mentalement, en situation de souvenir volontaire \nguetteur \u2013 image, m\u00e9ditation des cinq sens \u2013 bois \u2013 image premi\u00e8re \u2013 abstraction \u2013 images pures, \u00e9lucidation \u2013 h\u00e9sitations \u2013 conditions de travail \u2013 r\u00e9p\u00e9tition oblig\u00e9e, conditions initiales, voir\n\n21 La difficult\u00e9 principale pour le guetteur \ndes yeux derri\u00e8re la t\u00eate \u2013 puits \u2013 appr\u00e9hension \u2013 vision, \u00ab piction \u00bb \u2013 points vifs, points marqu\u00e9s, Th\u00e9orie du Rythme \u2013 poids ludique, m\u00e9trique \u2013 topologie \u2013 vid\u00e9o-inverse \u2013 \u00ab lumi\u00e8re noire \u00bb\n\n22 \u00c0 genoux devant le banc vert, les genoux nus \nfusains, moment g\u00e9n\u00e9rique \u2013 jeu \u2013 mouvement temporel \u2013 pulumussiers \u2013 noyer \u2013 jeu de l'immobilit\u00e9 \u2013 fixit\u00e9 sectaire \u2013 statue \u2013 ermites ornementaux, contemplation\n\n23 \u00ab Jamais l'aube \u00e0 grands cris bleuissant les lavoirs \u00bb \neffecteurs de m\u00e9moire, fiction th\u00e9orique, \u00ab hermog\u00e9nienne \u00bb \u2013 lavoir, jeu de l'immobilit\u00e9 \u2013 lumi\u00e8re \u2013 savon \u2013 all\u00e9e \u2013 bateaux de papier \u2013 toit \u2013 vue \u2013 \u00ab maelstr\u00f6m \u00bb, ciel\n\n24 des fleurs, des fruits, des feuilles et des branches \nl\u00e9gumes \u2013 faim \u2013 dahlia, di\u00e9r\u00e8se \u2013 Jardin potager \u2013 plan du lieu, description, narration topologique, myst\u00e8res \u2013 lapins \u2013 fusain \u2013 civets \u2013 fusains\n\n25 La semi-fraternit\u00e9 des enfants et des animaux familiers incite \u00e0 une interpr\u00e9tation fictive de la fascination qu'exercent certaines l\u00e9gendes comme celle de saint Nicolas \nenfants, animaux familiers \u2013 jambon \u2013 appentis \u2013 Gagnoune \u2013 cochonne \u2013 cri de mort \u2013 c\u00f4te de porc-pur\u00e9e \u2013 Celtes \u2013 demi-cochon\n\n26 \u00ab Mon grand p\u00e8re avait l'habitude de dire \npassion ferroviaire \u2013 \u00ab instants \u00bb, palmiers \u2013 cordes \u2013 Indicateurs de chemin de fer \u2013 g\u00e9ographie \u2013 Chaix de jardin \u2013 Th\u00e9orie du Rythme \u2013 cordes \u2013 t\u00e9l\u00e9phone\n\n27 Dans ce jardin, je n'\u00e9tais pas seul \nsolipsisme \u2013 canards \u2013 cane \u2013 Bacadette \u2013 Lundi, Mardi, Mercredi, Jeudi, Vendredi, Samedi et Dimanche \u2013 indices physiognomoniques \u2013 canard-bonsa\u00ef \u2013 rames \u2013 imperm\u00e9ables\n\n28 Le temps ayant pass\u00e9, l'in\u00e9vitable en vint \u00e0 ne plus pouvoir \u00eatre \u00e9vit\u00e9 \nJeudi \u2013 barque \u2013 P\u00e9tain \u2013 \u0153ufs \u2013 cachette \u2013 jeu \u2013 placard \u00e0 outils \u2013 _La Lettre vol\u00e9e_ \u2013 Bacadette\n\n29 Je sors du jardin dans la rue, vers l'Aude \nsoleil \u2013 lumi\u00e8re \u2013 radio \u2013 ombre \u2013 puits \u2013 au-del\u00e0 du miroir \u2013 fusains \u2013 image \u2013 pourquoi ?\n\nChapitre 4 - Parc Sauvage\n\n30 Devant cette maison, tout pr\u00e8s, s'\u00e9tendait le Parc Sauvage \nParc sauvage \u2013 \u00ab adjectif propre \u00bb \u2013 \u00ab nom sur-propre \u00bb \u2013 chuchotement de roues \u2013 \u00ab olivettes \u00bb \u2013 ifs \u2013 une particularit\u00e9 de ponctuation \u2013 If aux Fourmis \u2013 r\u00e9verb\u00e9rations\n\n31 Je ne sais pas de quel arbre, de quels arbres, vers le fond du parc \nOranjeaunie \u2013 go\u00fbt d'orange \u2013 imagination-souvenir \u2013 affinit\u00e9 \u2013 Orange \u2013 \u00ab esprit \u00bb orang\u00e9 \u2013 r\u00e9sine \u2013 Parc sauvage, Oranjeaunie, Projet, **Le Grand Incendie de Londres** , fourmis, centre absent \u2013 Oranjeaunie, branche, chapitre\n\n32 Ma vision passe sans explication ni transition aucune \nVieux Bassin \u2013 grands figuiers \u2013 figue penn\u00e8que, _penn\u00e9quisation_ \u2013 l\u00e9zards vert-violent \u2013 triangle onomastique \u2013 _Rikki-Tikki-Tavvi_ \u2013 La Vigne, article propre, langue, po\u00e9sie \u2013 raisins, jeux\n\n33 Je suis rest\u00e9, dans cette description, enti\u00e8rement en dehors \ndehors, description \u2013 souvenir \u2013 fleur, gel, arborescence \u2013 jardin, Parc sauvage \u2013 mouvement \u2013 noms, S'avancer-en-rampant \u2013 destruction \u2013 position sceptique \u2013 sens, couleurs-propres\n\n34 De la Rue d'Assas (Carcassonne) \u00e0 Sainte-Lucie \nRue d'Assas, Sainte-Lucie \u2013 v\u00e9lo \u2013 visions \u2013 argile rouge, rouge propre, rouge m\u00eame \u2013 yeux bleus \u2013 La Mer, \u00ab \u00e9cume bleue \u00bb \u2013 abbaye de Fontfroide \u2013 contemplations \u2013 glycine\n\n35 Sainte-Lucie appartenait \u00e0 Camille Boer \npr\u00e9nom \u2013 \u00ab non-intervention \u00bb \u2013 anarchistes \u2013 croyance \u2013 bont\u00e9 \u2013 hu\u00eetres \u2013 Bacadette \u2013 Cingle \u2013 bourrache \u2013 miel \u2013 blonde\n\nChapitre 5 - Place Davila\n\n36 La forme d'une ville \npr\u00e9dication hyst\u00e9rique automobile \u2013 pommes de terre, Dieux \u2013 Noms, anamn\u00e8se \u2013 Garenne, alexandrin \u2013 Angleterre \u2013 conte \u2013 Voie de la Double N\u00e9gation \u2013 ombre, t\u00e9n\u00e8bre, oubli \u2013 moment de prose\n\n37 La place Davila \u00e9tait la station centrale d'un trajet mille fois fray\u00e9 \nondes mn\u00e9moniques, Mn\u00e9mosyne \u2013 puits \u2013 formes, tonneau \u2013 conjointure \u2013 forme \u2013 ruisseau \u2013 Allemands \u2013 cousins \u2013 pieds\n\n38 Cet au-del\u00e0 \u00e9tait un s\u00e9jour de dieux sans ombres \nDieux, mort \u2013 gel \u2013 chute \u2013 mort \u2013 silence, Affiche rouge \u2013 Primo Levi \u2013 visions \u2013 travail \u2013 Rambo\n\n39 Saint-Jean mil neuf cent trente-neuf \nSaint-Jean \u2013 image \u2013 m\u00e9moire \u2013 guerre \u2013 Angleterre \u2013 faim \u2013 po\u00e9sie \u2013 croissance \u2013 lait \u2013 identit\u00e9\n\n40 Comme une alimentation convenable en laitages \u00e9tait impossible \nmod\u00e8le scandinave \u2013 sport \u2013 taille \u2013 athl\u00e9tisme \u2013 Owens \u2013 championnes \u2013 courir \u2013 saut, quatre pattes \u2013 d\u00e9cathlon\n\n41 Sur le mur de la salle de classe \nsoleil p\u00e2le \u2013 _kagero_ \u2013 h\u00e9ro\u00efsme \u2013 s\u00e9quence des images-souvenirs, m\u00e9moire, branche, futur ant\u00e9rieur \u2013 un coup \u00e0 la porte \u2013 code \u2013 rencontre \u2013 anglophile \u2013 Garenne\n\nChapitre 6 - H\u00f4tel Lutetia\n\n42 \u00ab Le soleil se l\u00e8ve \u00e0 l'ouest, le dimanche \u00bb \nmessage \u2013 route \u2013 tunnel \u2013 h\u00f4tel \u2013 camion \u2013 libert\u00e9 \u2013 maquis \u2013 r\u00e9sistance \u2013 joie\n\n43 Deux documents \ncarnet \u2013 lettre \u2013 brouillard \u2013 pont \u2013 bureau de tabac \u2013 Ard\u00e8che \u2013 caf\u00e9 \u2013 auto \u2013 vitesse\n\n44 Je remarque avec une certaine satisfaction, dans cette lettre \northographe \u2013 nombres \u2013 _day-book_ \u2013 effecteurs de m\u00e9moire, tanks, platanes \u2013 sources \u2013 identit\u00e9 \u2013 chauffeur \u2013 nominaux, tiroir \u00e0 m\u00e9moire externe \u2013 identit\u00e9\n\n45 Lyon extraordinairement belle en septembre 44 \nponts \u2013 beaut\u00e9 \u2013 libert\u00e9 \u2013 westerns, _Pacific Express_ \u2013 locomotive \u2013 traboules \u2013 cin\u00e9ma \u2013 Graal, chaise longue\n\n46 Questionnaire \nquestionnaire \u2013 justes \u2013 fiert\u00e9 \u2013 morale \u2013 principes \u2013 v\u00e9rit\u00e9 \u2013 t\u00e9moin \u2013 sauveteur \u2013 faux papiers\n\n47 Nomm\u00e9, au titre du Mouvement de lib\u00e9ration nationale \nmanteau de s\u00e9nateur \u2013 jardin \u2013 marrons d'Inde \u2013 rue \u2013 m\u00e9tro \u2013 Fantomas \u2013 appartement \u2013 paradis perdu \u2013 froid\n\n48 La v\u00e9rit\u00e9 de cette loi de l'\u00e2me \nd\u00e9senchantement, bifurcation \u2013 loi de l'\u00e2me \u2013 amoureux \u2013 lit \u2013 passion sentimentale \u2013 Tino Rossi \u2013 d\u00e9gueulando \u2013 miaou \u2013 spleen\n\n49 L'an se rajeunissait \nsonnet \u2013 encore, encor \u2013 coupe \u2013 bonbons \u2013 po\u00e9sie \u2013 m\u00e9thode \u2013 copies \u2013 \u00ab Petits Travaux \u00bb \u2013 latin\n\n50 Une, deux, trois ou quatre fois l'an je pose ma valise \n _closing time_ \u2013 demi-cercle de nuit \u2013 campagne de Russie \u2013 neige \u2013 jaune, sang \u2013 grand pin \u2013 1er mai \u2013 Buchenwald \u2013 voir\n\nInsertions\n\nincises\n\n(Du chapitre 1)\n\n51 (\u00a7 1) un r\u00e9seau v\u00e9g\u00e9tal tout en nervures, une v\u00e9g\u00e9tation de surface, une poign\u00e9e de foug\u00e8res plates... La carte, le r\u00e9seau sensible des lignes de la main ne s'y imprimait pas \n **Le Grand Incendie de Londres** , branche, projet \u2013 insertion, incise, bifurcation \u2013 insertion r\u00e9versible \u2013 additions, additions minimales \u2013 notes \u2013 branches\n\n52 (\u00a7 2) des phrases comme \u00ab je pensais que... \u00bb, \u00ab je croyais que... \u00bb (si elles se pr\u00e9sentent comme imm\u00e9diates) me repoussent \nenfant, fiction \u2013 m\u00e9moires \u2013 pens\u00e9e \u2013 roman historique \u2013 langue \u2013 anachronisme\n\n53 (\u00a7 52) un tr\u00e8s jeune enfant dont un adulte, par jeu, pr\u00e9tend rev\u00eatir par erreur le manteau au lieu du sien \n\u00ab moi \u00bb \u2013 int\u00e9rieur, ext\u00e9rieur \u2013 fronti\u00e8res \u2013 corps \u2013 \u00ab monta-place \u00bb \u2013 co\u00efncidence\n\n54 (\u00a7 53) les objets qui font partie de mon corps, comme ce manteau, comme mon \u00ab double \u00bb tot\u00e9mique en peluche \nfaisant-fonction-de-moi \u2013 th\u00e9orie du gniengnien \u2013 famille Lusson \u2013 t\u00e9l\u00e9phone \u2013 exp\u00e9rience de non-pens\u00e9e \u2013 GnienGnien, gniengnien\n\n55 (suite du \u00a7 54) Je donnerai le nom g\u00e9n\u00e9rique de gniengnien \nnom g\u00e9n\u00e9rique \u2013 Keture \u2013 courant de l'identit\u00e9, conjointure \u2013 \u00e9ros \u2013 protection \u2013 hominisation\n\n56 (seconde suite du \u00a7 54) Pendant un long moment, j'ai caress\u00e9 l'id\u00e9e d'une \u00e9tude \ntrois fonctions \u2013 moment de l'inspiration \u2013 po\u00e9sie orale \u2013 andalouisant _Sprechgesang_ \u2013 hallucination sans hallucinog\u00e8nes \u2013 vocation scientifique\n\n57 (derni\u00e8re suite au \u00a7 54) Juliette, comme tout inventeur de gniengnienGTg \u2013 inspiration \u2013 sourire blond, m\u00e8re \u2013 honte \u2013 fin du gniengnien \u2013 organe\n\n58 (\u00a7 3) La Voie de la Double N\u00e9gation qui a ses variantes philosophiques, th\u00e9ologiques et m\u00eame logiques \n _De Li non Aliud_ \u2013 \u00ab pas-autre \u00bb \u2013 d\u00e9finition de la d\u00e9finition \u2013 Dieu-m\u00eame \u2013 Dieu des preuves, Dieu des d\u00e9finitions \u2013 Dieu non-non\n\n59 (\u00a7 3) De cette floraison \u00ab hirsute \u00bb, \u00e0 l'\u00e9vocation vibratoire du vers \npeign\u00e9s, hirsutes \u2013 v\u00e9locit\u00e9 \u2013 trobar clus \u2013 Pyr\u00e9n\u00e9es \u2013 myrtilles \u2013 \u00e9ros m\u00e9lancolique\n\n60 (\u00a7 4) Le futur, qui est futur ant\u00e9rieur sans cesse \nd\u00e9duction du temps \u2013 instant \u2013 solution \u2013 paradoxe de Goodman \u2013 trajectoire imaginaire \u2013 oblique\n\n61 (suite du \u00a7 60) \u00ab La couleur des yeux de la femme de Goodman \u00bb \n _grue \u2013_ yeux bruns \u2013 yeux verts, yeux bleus, vreux \u2013 bbrun \u2013 Hume \u2013 bruns\n\n62 (suite 2 du \u00a7 60) Le paradoxe de Goodman est un paradoxe de sceptique \n\u00e0 la Merlin \u2013 vvreux \u2013 s'ouvrir \u2013 \u00e9clair goodmanien \u2013 quaddition \u2013 Tweedledum & Tweeldledee\n\n63 (suite 3 du \u00a7 60) Longtemps, toutes les ann\u00e9es paralys\u00e9es du premier deuil \nd\u00e9duction fictive \u2013 scepticisme \u2013 wittgensteinisme \u2013 retour au _big_ tapuscrit, futur ant\u00e9rieur \u2013 pr\u00e9sent \u2013 tel instant pass\u00e9\n\n64 (\u00a7 5) Les recettes des Arts de la M\u00e9moire que le Moyen \u00c2ge, puis la Renaissance, invent\u00e8rent \npetit commerce cr\u00e9pusculaire \u2013 science venue du froid \u2013 Graal de la m\u00e9moire \u2013 stations, images visuelles \u2013 bouffettes de Mens \u2013 chaise longue inrenversable\n\n65 (\u00a7 6) La course inverse du train vers Castelnaudary \ncoques-barques \u2013 battages \u2013 nourritures \u2013 philosophie \u2013 professeurs de philosophie \u2013 hommage\n\n66 (\u00a7 7) Le r\u00e9cit du souvenir aurait un besoin in\u00e9puisable des ressources d'une rh\u00e9torique hermog\u00e9nienne (la vitesse est un concept central du trait\u00e9 hell\u00e9nistique d\u00fb \u00e0 cet auteur) \nid\u00e9e de vitesse \u2013 vie br\u00e8ve \u2013 fleuve \u2013 _Lente, Lente \u2013_ dipodie trocha\u00efque \u2013 \u00ab maintenant \u00bb\n\n67 (\u00a7 8) quelque chose comme le paradoxe d'Olbers \nlumi\u00e8re infinie \u2013 observatoire \u2013 principe cosmologique \u2013 Ciel \u2013 Hubble \u2013 oubli\n\n(Du chapitre 2)\n\n68 (\u00a7 10) Je vois aussi des m\u00fbriers, aux fruits rouges explos\u00e9s sur le sol, comme de vin, de sang \n\u00ab gras \u00bb \u2013 descriptions, images, recomposition d\u00e9ductive, enfance \u2013 moment, double, \u00e9lucidation, projet, assertions, images, entrelacement \u2013 pictions \u2013 intrication \u00e0 distance, juxtaposition \u2013 branches, images-m\u00e9moire\n\n69 (\u00a7 68) Je les ai toutes \u00e9crites en m\u00eame temps que la cha\u00eene de d\u00e9duction fictive qui \u00ab commen\u00e7a \u00bb mon Projet : \u00e0 l'automne de 1980, il y a neuf ans \nmaximes, points d'accrochage \u2013 double \u2013 clart\u00e9, nettet\u00e9 \u2013 description \u2013 photographie \u2013 oubli\n\n70 (\u00a7 68) ce sont des images dites, des \u00ab pictions \u00bb \npseudo-Wittgenstein \u2013 pictions, images \u2013 image, piction \u2013 image, piction, jeu de pictions \u2013 piction, image \u2013 piction\n\n71 (\u00a7 10) une lign\u00e9e r\u00e9publicaine avec une certaine propension aux positions minoritaires \nG\u00e9n\u00e9alogie morale \u2013 vision politique \u2013 Lumi\u00e8res \u2013 Projet \u2013 Projet de Math\u00e9matique et Projet de Po\u00e9sie \u2013 capable\n\n72 (\u00a7 10) ils d\u00e9terminent d\u00e9cisivement notre \u00e9thos \n _\u00e9thos_ \u2013 _aletheia_ \u2013 v\u00e9ridicit\u00e9 \u2013 preuves techniques \u2013 complication \u2013 tel j'\u00e9tais\n\n73 (\u00a7 11) Je sais que je l'avais d\u00e9j\u00e0 vue, quatre ans plus t\u00f4t, mais je l'avais oubli\u00e9e \nsable \u2013 cousins \u2013 villa, lumi\u00e8re \u2013 circonstance d'image \u2013 \u00e9chelle \u2013 alo\u00e8s\n\n74 (\u00a7 11) Mon p\u00e8re a r\u00e9ussi presque enti\u00e8rement la conversion de ma m\u00e8re, sans toutefois obtenir une adh\u00e9sion vraiment franche \u00e0 la moule et \u00e0 la sardine \ncuisini\u00e8re proven\u00e7ale \u2013 beurre \u2013 \u00ab lima\u00e7ons \u00bb \u2013 Marseille, Toulon \u2013 effecteur de m\u00e9moire \u2013 C\u00e9sar Pellenc, anchoye\n\n75 (\u00a7 12) (il y eut, ph\u00e9nom\u00e8ne exceptionnel pour l'\u00e9poque, trois demoiselles rue d'Ulm cette ann\u00e9e-l\u00e0) \nconcours \u2013 Trois Glorieuses \u2013 ancienne \u00e9l\u00e8ve \u2013 Romilly \u2013 Cl\u00e9mence \u2013 menou, menou, menou\n\n76 (\u00a7 13) Les r\u00e9cits parentaux de l'\u00ab avant-guerre \u00bb comportaient la description r\u00e9clam\u00e9e et r\u00e9p\u00e9t\u00e9e des nourritures qui avaient disparu de l'horizon de la France urbaine, d\u00e8s l'hiver 40 \nintr\u00e9pidit\u00e9 \u2013 conte, _ice-creams_ \u2013 Franklin D. \u2013 orange \u2013 orange m\u00eame \u2013 oranjeaunie, absente de tous paniers\n\n77 (\u00a7 15) \u00c0 quai, s'allongeait un train de p\u00e9niches, charg\u00e9es jusqu'au bord de charbon : de la lignite brune \naussi \u2013 anthracite \u2013 voir \u2013 neige, charbon \u2013 flocons, boulets \u2013 seau noir\n\n78 (\u00a7 15) ma\u00eetriser la s\u00e9quence d'images d'enfance que j'avais entrepris d'\u00e9lucider (toujours sous la vision de la grande \u00ab feuille \u00bb de prose qui noircit ligne \u00e0 ligne) \npiction mouvante \u2013 grand blanc mural \u2013 feuille mentale \u2013 s\u00e9paration \u2013 premier Entre-deux-branches \u2013 conjoindre, moments de prose\n\n79 (\u00a7 15) la vue de la semi-ruine est-berlinoise m'a restitu\u00e9 toute la violence des visions de la guerre \nPapritzerstrasse \u2013 Dresde \u2013 oubli\u00e9 \u2013 familier \u2013 neige \u2013 bi\u00e8re de neige \u2013 p\u00e9piement ironique\n\n80 (\u00a7 17) mon p\u00e8re n'a jamais \u00e9t\u00e9 \u00ab disciple \u00bb de personne \nRaymond Queneau \u2013 _sorpasso_ \u2013 Projet \u2013 contre-ma\u00eetrise \u2013 arm\u00e9es \u2013 disciples\n\n81 (\u00a7 18) des absences \u00e9num\u00e9r\u00e9es, comme autant de pierres tombales, par des noms \ntombe \u2013 survivance par \u00e9clipses \u2013 morts singuliers \u2013 visibilit\u00e9 \u2013 figuier, tomettes \u2013 boucle, fleur inverse\n\n(Du chapitre 3)\n\n82 (\u00a7 19) un parcours de m\u00e9moire, mais parcours labyrinthique \nh\u00e9sitation \u2013 image, m\u00e9taphore, m\u00e9moire, moteur, r\u00e9cit, all\u00e9gorie, projet \u2013 \u00e9lucider, \u00e9ros m\u00e9lancolique, r\u00eave, fiction rh\u00e9torique \u2013 r\u00eave, destruction, loi du croissant au beurre \u2013 guetteur m\u00e9lancolique, S'avancer-en-rampant \u2013 page cantorienne, _Tristram Shandy_\n\n83 (\u00a7 19) J'ouvre les portes de chaque pi\u00e8ce, une \u00e0 une, j'entre : j'ai \u00e9t\u00e9 l\u00e0 \nr\u00e9cit, bifurcation, grande feuille de m\u00e9moire \u2013 entre-deux-branches \u2013 avenir formel \u2013 amplifications \u2013 _Never again_ \u2013 torpeur\n\n84 (\u00a7 83) Cela (cette nouvelle aventure) devrait appara\u00eetre (mais beaucoup plus tard dans le livre), ainsi \nprologue \u00e9pist\u00e9mo-critique \u2013 anticipation \u2013 hypoth\u00e8se strat\u00e9gique \u2013 absolument continuer \u2013 entrelacement, hypoth\u00e8se programmatique \u2013 entre-deux-branches\n\n85 (\u00a7 84, suite) \nmoments \u2013 axiomes, masse critique \u2013 prologue \u2013 pass\u00e9, pr\u00e9sent \u2013 devenir de prose, consignes \u2013 entre-deux-branches 1-2 & 2-1\n\n86 (\u00a7 84, deuxi\u00e8me suite) \nlignes de temps, narration \u2013 double temps \u2013 abstraction \u2013 autobiographie de personne \u2013 raison num\u00e9rologique \u2013 \u00e9pilogue\n\n87 (\u00a7 84, troisi\u00e8me suite) \ndegr\u00e9 de libert\u00e9 \u2013 ordre priv\u00e9 \u2013 dix styles, pseudo-d\u00e9duction palindromique \u2013 double photographique \u2013 r\u00e9v\u00e9lations non biographiques \u2013 extravagance formelle\n\n88 (\u00a7 20) selon la hi\u00e9rarchie d'une m\u00e9ditation des cinq sens \nm\u00e9ditation ignatienne \u2013 Aldana \u2013 descente aux enfers, gouffre de la pluralit\u00e9 \u2013 m\u00e9ditation des cinq sens, m\u00e9ditation de la m\u00e9moire \u2013 voir \u2013 toucher\n\n89 (\u00a7 20) Ces dispositions ne me seraient pas apparues comme convenables par fantaisie, elles \u00e9taient n\u00e9cessaires. Elles faisaient partie des conditions initiales de la m\u00e9moire, depuis son origine \nexp\u00e9rience de pens\u00e9e \u2013 disposition topologique \u2013 exp\u00e9rience, rosbif de saumon \u2013 Oph\u00e9lie, positions de chat \u2013 pendule ronde \u2013 perplexit\u00e9\n\n90 (suite du \u00a7 89) Et j'ai demand\u00e9 alors \u00e0 Charlotte \njeu \u2013 famille des positions \u2013 double n\u00e9gation \u2013 bestiaire moralis\u00e9 \u2013 th\u00e9orie des lieux centraux \u2013 autoportrait\n\n91 (\u00a7 22 & \u00a7 23) Je me serais, je crois, tr\u00e8s bien converti \u00e0 un alignement du mouvement des aiguilles sur celui d'un vecteur tournant dans le sens \u00ab positif \u00bb \nhorloges ptol\u00e9ma\u00efques \u2013 cadrans ellipses \u2013 \u00e9tonnement na\u00eff \u2013 12 ? \u2013 midi au lavoir \u2013 temps bidimensionnel\n\n92 (\u00a7 24) Brigitte Bardot, cet ex-symbole \u00e9rotique de cin\u00e9matographe pour les m\u00e2les de ma g\u00e9n\u00e9ration, devenue protectrice gaga-g\u00e2teau des b\u00e9b\u00e9s-phoques \nhasard objectif \u2013 inc 3b \u2013 t\u00e9l\u00e9graphiquement \u2013 MPIRIZIT MPARDO \u2013 chap. 3a \u2013 geste de d\u00e9couragement\n\n93 (\u00a7 24) je peux quasiment suivre \u00e0 l'\u0153il (int\u00e9rieur) la maturation d'une tomate sous ses feuilles \nplacer \u2013 poids gourmand, mange-tout \u2013 haricots \u2013 fils \u2013 topinambours, rutabagas \u2013 f\u00e9vettes, charan\u00e7ons\n\n94 (suite du \u00a7 93) Le jardin \u00e9tait plant\u00e9 de la plus grande vari\u00e9t\u00e9 possible d'esp\u00e8ces v\u00e9g\u00e9tales comestibles compatibles avec le climat \ncarences \u2013 carte des vitamines \u2013 scorbut \u2013 huile de foie de morue \u2013 citrons : roses \u2013 chuintement\n\n95 (\u00a7 94) L'eau aussit\u00f4t aval\u00e9e par un sol avide au pied des plants de tomates \nv\u00e9rit\u00e9 solaire, abricotier \u2013 solitude \u2013 escargots \u2013 \u00e9toiles \u2013 fenouils \u2013 volupt\u00e9, pluie\n\n96 (\u00a7 24) Les clapiers, demeures des tranquilles et sympathiques lapins \n _La Nuit des lapins monstres \u2013 Watership Down_ \u2013 lapin Casse-grain \u2013 anthropomorphisme \u2013 Pooh, le Roi des Chiens \u2013 \u00ab garennes \u00bb\n\n\u00a7 97 (\u00a7 25) Un jeune et mince cochon vint donc s'\u00e9tablir en secret dans l'appentis \neldorado du jambon \u2013 gorets \u2013 champions \u2013 _L'Imp\u00e9ratrice de Blandings \u2013 non-doing pig_ \u2013 un p\u00e9pin de pomme reinette\n\n98 (\u00a7 26) Les petits palmiers du jardin avaient pour feuillage des palmes, longues feuilles au bout d'une tige solide et souple (propri\u00e9t\u00e9 qui nous int\u00e9ressera \u00e9galement) \nfl\u00e8ches \u2013 gravit\u00e9 des tr\u00e8s hautes branches \u2013 _Quentin Durward_ \u2013 200 fl\u00e8ches \u2013 pseudo- _tankas_ \u2013 palissades atlantides\n\n99 (\u00a7 28) Nous passions pr\u00e8s d'elle \u00e0 toute allure sur nos bicyclettes ou tricycles \ntricycle \u2013 n\u00e9gatifs \u2013 pictions \u2013 vieilles paroles en des temps nouveaux \u2013 sentiment du pass\u00e9 \u2013 cicatrice elliptique.\n\n100 (\u00a7 29) Hors-jeu, face au banc, au centre d'une tr\u00e8s grande multiplicit\u00e9 de souvenirs r\u00e9els \nhors-jeu \u2013 statue \u2013 ermite ornemental \u2013 S'avancer-en rampant \u2013 d\u00e9faite \u2013 exclusion radicale\n\n(Du chapitre 4)\n\n101 (\u00a7 30) fruits de l'if \u00e0 la couleur rouge sombre ; sur l'arbre luisants avec \u00e9clat sombre, grave \nenfant dans l'arbre \u2013 pomme \u2013 Perceval \u2013 branches \u2013 chandelles \u2013 ifs\n\n102 (\u00a7 33 & suite du \u00a7 101) Images qui sont intenses, mais fixes ; mais quasiment isol\u00e9es \nmouvement perp\u00e9tuel, effecteur de m\u00e9moire \u2013 prolif\u00e9ration \u2013 Merlin \u2013 If aux Fourmis \u2013 question \u2013 bougies rouges, fourmis noires, arbre\n\n103 (\u00a7 33 & \u00a7 34) Je ne suis pas entr\u00e9 dans la maison. Je ne la vois que dans un contexte hivernal, de froid relatif, je ne m'en souviens que dans un autre monde \n103 Je ne suis pas entr\u00e9 dans la maison. Je ne la vois que dans un contexte hivernal, de froid relatif, je ne m'en souviens que dans un autre monde 664\n\n104 (suite du \u00a7 103) L'immense salle \u00e0 manger \u00e9tait le plus souvent d\u00e9serte quand j'y p\u00e9n\u00e9trais, t\u00f4t le matin \nlivres \u2013 feu, fauteuil \u2013 _Quichotte \u2013_ Poe \u2013 objets-livres \u2013 _Trois Hommes dans un bateau_\n\n105 (\u00a7 34) Les ann\u00e9es 40-45 furent des ann\u00e9es b\u00e9nies pour le v\u00e9lo \nVietto \u2013 rustines, chevrons \u2013 saturation m\u00e9canique, muret \u2013 bornes \u2013 goudron \u2013 sauterelles\n\n(\u00a7 34) Le v\u00e9lo pos\u00e9 contre un muret, en haut de la c\u00f4te ; arr\u00eat, prolongement naturel de l'instant de suspension, \u00e0 vitesse nulle, avant l'ivresse de la descente\n\n(Du chapitre 5)\n\n106 (\u00a7 36) \u00c0 la fin de l'\u00e2ge mythique j'ai donn\u00e9 \u00e0 mes dieux une langue, le P\u00e9ruviaque \nlangue des dieux \u2013 bouillaque \u2013 \u00ab p\u00e9toule \u00bb \u2013 Op-tida \u2013 pulumusse \u2013 Nombre nuptial naturel\n\n107 (\u00a7 39) C'est ce que j'appellerais le confort autobiographique. Il resurgit sans aucun contr\u00f4le chez le romancier \npersonnages \u2013 espace \u2013 strat\u00e9gies de r\u00e9cit \u2013 Arts de la M\u00e9moire \u2013 espace sage \u2013 po\u00e9sie\n\n108 (\u00a7 39) Dans les villes, \u00e0 Carcassonne en particulier, on eut tr\u00e8s faim \nRoi des Eaux, fanes de carotte \u2013 sonneries \u2013 cartes rouges, vertes, bleues \u2013 march\u00e9s \u2013 p\u00e9riorit\u00e9s \u2013 anciennes faims\n\n109 (\u00a7 39) Je me consacrai \u00e0 ma vocation po\u00e9tique avec plus de constance, de concentration et de conviction qu'\u00e0 l'\u00e9tude \npo\u00e9sie \u2013 solitude \u2013 pr\u00e9sence-absence \u2013 Anglais \u2013 hums \u2013 Timothy Tim, yeux bleus\n\n110 (\u00a7 39) Nous participions avec componction \u00e0 la c\u00e9r\u00e9monie trimestrielle de la mesure \nmesure \u2013 paradoxe du m\u00e8tre \u00e9talon \u2013 d\u00e9bat \u2013 jeu de langage \u2013 doubles \u2013 lumi\u00e8re\n\n111 (\u00a7 40) Mon p\u00e8re avait pour nous, je ne dirais pas des ambitions olympiques, du moins l'espoir de nous voir r\u00e9ussir honorablement dans les disciplines de l'athl\u00e9tisme \ncomp\u00e9tence num\u00e9rique \u2013 entorse \u2013 natation \u2013 virages \u2013 boxe fran\u00e7aise\n\n112 (\u00a7 40) Voil\u00e0 ce qui arriverait \u00e0 leurs filles si elles continuaient \u00e0 pr\u00e9tendre faire de la course \u00e0 pied \nune seconde, une minute \u2013 ann\u00e9es-lumi\u00e8re \u2013 pourquoi ? \u2013 barri\u00e8res symboliques \u2013 Valmy \u2013 rattrapage\n\n113 (\u00a7 40) Un accord plus profond avec son corps, avec soi-m\u00eame \nathl\u00e8te dans ma t\u00eate \u2013 fracture \u2013 voir \u2013 racines d'iris \u2013 ciseau \u2013 sol dur ray\u00e9 de craie\n\n114 (\u00a7 41) Les nouvelles lointaines de la guerre \nnouvelles lointaines de la guerre \u2013 _Water Music_ \u2013 quatre vents \u2013 peinture bleu-nuit du silence \u2013 p\u00e9niches \u00e0 fond plat \u2013 ici, Londres !\n\n(Du chapitre 6)\n\n115 (\u00a7 42) Mais d\u00e8s le lendemain du 6 juin il \u00e9tait sur les routes (\u00e0 v\u00e9lo) \nroyaliste \u2013 vin \u2013 d\u00e9barquement \u2013 train \u2013 _Le Silence de la mer_ \u2013 vide\n\n116 (\u00a7 44) Je ne suis pas m\u00e9content de voir la certitude interne de ma constance num\u00e9rologique, elle aussi, confirm\u00e9e \nbornes muettes \u2013 ponctuations des paysages \u2013 mirages \u2013 partage des routes \u2013 demi-panach\u00e9s \u2013 _miles_\n\n117 (suite in \u00a7 116) Les villes n'ont pas, de mani\u00e8re naturelle, de bornes signal\u00e9tiques \nz\u00e9ro \u2013 distance \u00e0 soi \u2013 r\u00e8gle des num\u00e9ros impairs \u2013 exception \u2013 gauche, droite, th\u00e9orie 2-3 \u2013 automobilisation \u2013 num\u00e9ros rouges, num\u00e9ros bleus\n\n118 (seconde suite in \u00a7 116) Dans les villes comme sur les routes mon ennemie intime est l'automobile \nennemie intime \u2013 hymne des automobilistes \u2013 _look right_ \u2013 _stinking freeway_ , bermudas, _boogie-board_ \u2013 pi\u00e9ton \u2013 jeu des plaques min\u00e9ralogiques\n\n119 (\u00a7 44) Je poss\u00e8de quelque part le \u00ab cadre \u00bb chronologique de ces images \nascenseurs chronologiques \u2013 escargots \u2013 format am\u00e9ricain \u2013 scansion, th\u00e9\u00e2tre de la m\u00e9moire \u2013 affranchissements, dates palindromiques \u2013 penny noir\n\n120 (\u00a7 45) il m'emmenait brusquement vers un autre, dont il avait (signe de pr\u00e9m\u00e9ditation ?) not\u00e9 aussi les horaires \nmouvement perp\u00e9tuel, effecteur de m\u00e9moire \u2013 prolif\u00e9ration \u2013 Merlin \u2013 If aux fourmis \u2013 question \u2013 bougies rouges, fourmis noires, arbre\n\n121 (\u00a7 47) Cela parut \u00e0 mon p\u00e8re insupportable et impardonnable (suite du \u00a7 115 : un t\u00e9moignage de mon p\u00e8re) \nd\u00e9bat \u2013 De Gaulle \u2013 MLN \u2013 Haute Cour \u2013 tueur \u2013 chr\u00e9tien\n\n122 (\u00a7 47) Fragments d'un Trait\u00e9 des Disputes (De Querelis) de 1946 \ndisputes \u2013 torts \u2013 sortes \u2013 demi-\u00e9trangers \u2013 ns \u2013 cons\u00e9quences\n\n123 (suite \u00a7 122) Plan g\u00e9n\u00e9ral : 26 janvier \nplan g\u00e9n\u00e9ral \u2013 principale partie \u2013 \u00e9v\u00e9nements \u2013 6e cause \u2013 certaines conclusions \u2013 licence, m\u00e9garde\n\n124 (seconde suite du \u00a7 122) Je dois marquer ici, bien s\u00fbr, un trait r\u00e9current et fatal de mon autoportrait \nlucidit\u00e9 \u2013 entrevue \u2013 _all_ \u2013 nombres \u2013 moraliste \u2013 jardin\n\n125 (\u00a7 48) Ces baisers ne cessaient d'enflammer mon imagination \nincise inflexive \u2013 baisers \u2013 r\u00e9gions \u2013 rires \u2013 d\u00e9gourdir \u2013 jupe\n\n126 (\u00a7 49) Le tome X de l'\u00e9dition chronologique monumentale \u00ab Laumonier \u00bb, o\u00f9 il figure, au second livre des Meslanges, \u00e0 la date de 1559 \nvariante \u2013 guillotine esth\u00e9tique \u2013 faille \u2013 raffinement \u00ab cusain \u00bb \u2013 _e_ muet \u2013 nostalgie\n\n127 (suite du \u00a7 126) \u00ab Elle \u00e9tait d\u00e9chauss\u00e9e \u00bb \nroseaux verts \u2013 versification \u2013 ironie \u2013 alexandrin niais \u2013 prosodie \u2013 autrefois\n\n128 (\u00a7 49) Les Sempourgogniques \nd\u00e9docies \u2013 Garenne \u2013 P\u00e9ruvie \u2013 capraf\u00e8les \u2013 aventures \u2013 mer\n\n129 (suite in \u00a7 128) Les incidents de la deuxi\u00e8me section ne sont gu\u00e8re m\u00e9morables \n129 Les incidents de la deuxi\u00e8me section ne sont gu\u00e8re m\u00e9morables 713\n\n130 (in \u00a7 50) Leningrad, Stalingrad, Orel, Koursk, Velikie-Louki, Briansk \n130 Leningrad, Stalingrad, Orel, Koursk, Velikie-Louki, Briansk 715\n\n131 (\u00a7 50) J'avais admir\u00e9 les manifestants antip\u00e9tainistes de 1942 \nenfantillages \u2013 organisation \u2013 geste \u2013 Barb\u00e8s \u2013 d\u00e9portation \u2013 rugby\n\nbifurcations\n\nBifurcation A - Le Monstre de Strasbourg\n\n132 (\u00a7 9) Je vois ce titre immense, Le Monstre de Strasbourg, sur un fond cin\u00e9matographique de toits \u00e0 chemin\u00e9es \ncigognes \u2013 soir \u2013 r\u00e9cit, bifurquer \u2013 gothique \u2013 message personnel \u2013 aura \u2013 myst\u00e8re, conte, \u00e9nigme \u2013 nuage \u2013 forme\n\n133 J'ouvre la porte au fond de la chambre \nporte, lumi\u00e8re \u2013 escalier \u2013 puits, bifurcation \u2013 r\u00e9sistance \u00e0 l'identification \u2013 incise, spirale, boucle \u2013 tourbillon \u2013 jeu \u2013 autre jeu, fl\u00e8che \u2013 discontinu-continu\n\n134 Ici, il s'offre trois voies \ntrou trofonien \u2013 bureau (pi\u00e8ce) \u2013 bureau (objet) \u2013 d\u00e9m\u00e9nageurs \u2013 vieillesse digne \u2013 arche \u2013 copies \u2013 notes \u2013 \u00c9cosse\n\n135 Deuxi\u00e8me p\u00f4le magn\u00e9tique du bureau (lieu) : l'oreiller \u00e0 la t\u00eate du divan \noreiller \u2013 aphorisme \u2013 mouches \u2013 g\u00e9ographies \u2013 arm\u00e9es \u2013 araign\u00e9es \u2013 cordes \u2013 bol \u2013 \u00ab cosy \u00bb\n\n136 Il me semble avoir acquis l\u00e0 trois passions : la passion des nombres, celle de la po\u00e9sie ; celle des livres \nnombres, po\u00e9sie, livres, ennui \u2013 solitude \u2013 nombres entiers \u2013 math\u00e9matique \u2013 op\u00e9rations orales internes \u2013 calculateur \u2013 jeux de nombres, branches \u2013 individus-nombres \u2013 mouches\n\n137 Je n'ai pas mis ici la po\u00e9sie en premi\u00e8re passion, mais apr\u00e8s celle des nombres \npo\u00e9sie, m\u00e9moire \u2013 composition \u2013 mirage \u2013 r\u00e9citation \u2013 premier po\u00e8me \u2013 compter juste \u2013 po\u00e8me du levain \u2013 po\u00e8me du sainfoin, sonnet \u00e0 la fran\u00e7aise \u2013 opus 2, lettres\n\n138 Je vois un livre : un atlasbr\/>atlas \u2013 fleuve \u2013 mer \u2013 lettres, images \u2013 oisivet\u00e9 \u2013 romans \u2013 librairie \u2013 Mohicans \u2013 maelstr\u00f6m\n\n139 La salle \u00e0 manger du rez-de-chauss\u00e9e \u00e9tait tranquille et sombre \nh\u00e9misph\u00e8re gauche, bifurcation \u2013 po\u00eale \u2013 anthracite \u2013 flamme, nuit \u2013 mica \u2013 Londres \u2013 guerre \u2013 Stalingrad \u2013 _Water Music_\n\n140 Par la fen\u00eatre, assis sur le tabouret du piano, je vois les pins dominicaux agit\u00e9s d'un vent l\u00e9ger \npiano \u2013 mer \u2013 main droite \u2013 phonographe \u2013 aiguille \u2013 moments musicaux \u2013 maintenant \u2013 chansons \u2013 June\n\n141 Dans cette pi\u00e8ce peupl\u00e9e de voix, de voix musicales surtout, je peux entrer infailliblement \npassepied \u2013 clavecin \u2013 Wanda Landowska \u2013 v\u00e9rification \u2013 contre-exemple \u2013 m\u00e9lodie \u2013 timbre \u2013 effecteur essentiel de m\u00e9moire \u2013 clavecin\n\n142 La position de la cuisine, derni\u00e8re des six pi\u00e8ces, est ais\u00e9ment d\u00e9ductible du reste de la description \ncuisine \u2013 vue \u2013 effecteur de m\u00e9moire \u2013 ou\u00efe \u2013 \u00e9chelle des sens \u2013 simultan\u00e9it\u00e9 \u2013 h\u00e9sitation, incises \u2013 baignoire \u2013 fen\u00eatre\n\n143 je me laisse cette fois ouvrir la porte donnant sur le balcon \n143 Je me laisse cette fois ouvrir la porte donnant sur le balcon 747\n\n144 Rocambole, on s'en souvient sans doute, se fait passer pour un vicomte \nvicomte \u2013 Concepcion \u2013 psychologie f\u00e9minine \u2013 loi de l'\u00e2me \u2013 lumi\u00e8re, figuier \u2013 bagne \u2013 Wanda \u2013 Sir William \u2013 gel\n\n145 car l'eau refroidissante dans la nuit sib\u00e9rienne va bient\u00f4t geler \n _Titanic_ \u2013 fourrures \u2013 manuels \u2013 aveugle \u2013 peur \u2013 infamies \u2013 figuier \u2013 banc \u2013 bifurcation\n\nBifurcation B - Avant-vie\n\n146 Je marque une fronti\u00e8re dans la dur\u00e9e, je pense le d\u00e9but de ma vie \nsable \u2013 m\u00e9moire, avant-m\u00e9moire, avant-vie \u2013 regard photographique \u2013 dossier gris \u2013 photographies d'enfance \u2013 losange bleu sombre \u2013 encre noire \u2013 pochette \u2013 \u00e9dredon prot\u00e9iforme\n\n147 Mes grands-parents s'install\u00e8rent \u00e0 Caluire quand mon grand-p\u00e8re fut nomm\u00e9 inspecteur primaire \nle 21 _bis_ \u2013 vin jaune \u2013 souvenirs externes, m\u00e9moire personnelle g\u00e9n\u00e9rique \u2013 invisible \u2013 souvenirs internes, langage cuit, dans-la-langue \u2013 monde-image, hors-monde \u2013 impressions \u2013 fen\u00eatre \u2013 fen\u00eatre\n\n148 Je prends une autre photographie, dont le \u00ab sujet \u00bb est moi-m\u00eame \nall\u00e9e l\u00e9gumi\u00e8re \u2013 extrapolation palindromique \u2013 ponctuation des ann\u00e9es \u2013 g\u00e9om\u00e9trie sans gr\u00e2ce \u2013 oisivet\u00e9 des pictions \u2013 t\u00e9l\u00e9existence \u2013 philosophie \u2013 mouvement pendulaire \u2013 Tulle\n\n149 Les images de mon avant-vie sont en nombre infime \navant-m\u00e9moire \u2013 premier des premiers souvenirs \u2013 perfection topologique \u2013 ressuscitation \u2013 fen\u00eatres, maintenant \u2013 entrelacer \u2013 fen\u00eatres \u2013 Tulle \u2013 signe-m\u00e9moire\n\n150 Je regarde de l'herbe dans le jardin du 21 rue de l'Orangerie (du 21 cette fois) \nle 21 \u2013 _Th\u00e9 sur l'herbe_ \u2013 chaise longue, grand-m\u00e8re \u2013 blond \u2013 expression \u2013 douze personnages \u2013 oubli \u2013 goudron \u2013 fourmis, b\u00eates du diable\n\nBifurcation C - Des nuages\n\n151 Au rez-de-chauss\u00e9e de la maison, une fen\u00eatre regardait vers l'ext\u00e9rieur \npluie \u2013 nuages \u2013 insipide \u2013 vert \u2013 image-m\u00e9moire, bourrache \u2013 champ mn\u00e9monique \u2013 oubli \u2013 c\u00f4t\u00e9 de l'\u00ab \u00e9cole \u00bb \u2013 temps des jeux\n\n152 dans la cour nous jouions \u00e0 des jeux de la guerre \njeux de la guerre \u2013 Churchill \u2013 tra\u00eetres \u2013 non-collaboration \u2013 distribution de mauvais prix \u2013 \u00c9cole annexe \u2013 Certificat d'\u00e9tudes \u2013 calcul mental \u2013 instituteur \u00e0 l'ancienne\n\n153 Pendant ces ann\u00e9es b\u00e9nies \nd\u00e9sordre des \u00e9critures \u2013 indulgence \u2013 \u00e9quation diff... \u2013 porte-plume \u2013 goutte d'encre \u2013 violet \u2013 honte \u2013 mouchoirs \u2013 sang\n\n154 Tout autre \u00e9tait l'encre, le sang des m\u00fbres de ronce \nsureau \u2013 calligraphie \u2013 pluie \u2013 pr\u00e9au \u2013 jeu de barres \u2013 geste z\u00e9nonien \u2013 bogues \u2013 moment roux \u2013 h\u00e9risson\n\n155 Guetteur \u00e0 la fen\u00eatre de l'Enclos du Luxembourg, je vois la ville comme une amplification du jardin \nguetteur \u2013 irisation narcotique \u2013 sentiers \u2013 caf\u00e9 \u2013 panach\u00e9 \u2013 tonnelle \u2013 calvitie \u2013 clairi\u00e8re d'eau \u2013 coton des peupliers\n\n156 Par la rue d'Assas, aussi, on rejoint l'Aude \ngoudron \u2013 sentier \u2013 \u00e9pis d'herbe \u2013 fl\u00e8ches, bardanes-cucurbitac\u00e9s \u2013 impetus art\u00e9sien \u2013 bombardes \u2013 muscaris \u2013 corneilles\n\n157 Il y a onze ans, j'ai achev\u00e9 un livre de po\u00e8mes par un \u00ab chant \u00bb, emprunt\u00e9 aux Indiens chippewas \nchants pour \u00e9corce \u2013 chant des nuages \u2013 hors-temps, hors-l\u00e0, ici-maintenant \u2013 permanence d'un changement \u2013 m\u00e9moire \u2013 g\u00e9n\u00e9ralit\u00e9 du ciel \u2013 indirection formelle \u2013 nuages \u2013 barques, _inscape_\n\n158 Entre Villegly et Sall\u00e8les, dans le Minervois, un peu au nord, nord-ouest de Carcassonne \nC\u00e8ze \u2013 Tuilerie \u2013 gare \u2013 Sall\u00e8les \u2013 garrigue \u2013 _cers_ \u2013 nuages \u2013 nuheures \u2013 contemplation\n\n159 Nous vivions \u00e0 Carcassonne, comme j'ai dit \nMarie \u2013 Antoine \u2013 Saint-Jean \u2013 Corr\u00e8ze \u2013 Mozart \u2013 moustaches \u2013 Villegly \u2013 remise \u2013 ombres renvers\u00e9es\n\n160 Avec l'Oncle, avec Marie, avec Dick l'\u00e9pagneul, avec des paniers d'osier aux fonds couverts de feuilles de vigne \n\u00e9pagneul \u2013 v\u00e9lo \u2013 jardin, Clamous \u2013 poissons \u2013 loutre \u2013 p\u00eache \u00e0 la main \u2013 but \u2013 tactique \u2013 jeu\n\n161 Je les encourageais un moment dans l'illusion de la s\u00e9curit\u00e9 \nmoment machiavellien \u2013 ou\u00efes \u2013 cabot \u2013 truite \u2013 couleuvres d'eau \u2013 le\u00e7on \u2013 myst\u00e8re \u2013 R\u00e8gle d'or du p\u00eacheur \u00e0 la main \u2013 classe\n\n162 L'heure \u00e9tait celle de midi, un jour d'\u00e9t\u00e9 \nsublim\u00e9 \u2013 vignes \u2013 Carri\u00e8re blanche \u2013 cheval \u2013 cerises \u2013 chien, agafarots \u2013 midi \u2013 lune \u2013 permanence\n\n163 Aujourd'hui, je ne m'\u00e9loigne plus que tr\u00e8s rarement de la vall\u00e9e du barrage \nbarrage \u2013 \u00e9t\u00e9 \u2013 d\u00e9sert \u2013 eau, lumi\u00e8re, nuages \u2013 vent \u2013 eau profonde \u2013 argiles \u2013 toboggan \u2013 souvenir\n\n164 Ce soir-l\u00e0, j'avais \u00e9t\u00e9 m'asseoir sous les pins, face \u00e0 Sall\u00e8les \npin \u2013 nuages, conducteurs de m\u00e9moire \u2013 soir \u2013 pente \u2013 vent \u2013 \u00e9quivalents \u2013 forme \u2013 ombres \u2013 ciel presque noir\n\nBifurcation D - Mont\u00e9e de la Boucle\n\n165 la gare Perrache tendait un pi\u00e8ge aux voyageurs \ngare \u2013 \u00e9lectrons \u2013 sortie Nord, sortie Sud \u2013 grand-p\u00e8re \u2013 instructions \u2013 lettre \u2013 arguties \u2013 \u00e9criture \u2013 lunettes\n\n166 Et cependant \naventure \u2013 Croix-Rousse \u2013 terminus \u2013 soleil \u2013 pente \u2013 Rh\u00f4ne \u2013 parapet \u2013 extr\u00eame bonheur v\u00e9g\u00e9tal \u2013 r\u00e9sonante\n\n167 Peu de temps avant sa mort ma grand-m\u00e8re \nr\u00e9cit \u2013 souvenirs \u2013 Erckmann-Chatrian \u2013 jeune fille \u2013 instituteur \u2013 Marseille \u2013 \u00c9cole normale \u2013 neutralit\u00e9 \u2013 village\n\n168 Suivons donc la jeune fille sur la route \nroute \u2013 diligence \u2013 conducteur \u2013 oliviers \u2013 chemin pierreux \u2013 cl\u00e9s \u2013 logement \u2013 le po\u00e8te Signoret \u2013 heurtoir \u2013 enterrement \u2013 mort-n\u00e9\n\n169 Notre d\u00e9ception fut s\u00e9v\u00e8re \nd\u00e9ception \u2013 la\u00efcit\u00e9 \u2013 raconter \u2013 chansons \u2013 \u00ab performances \u00bb \u2013 rapport d'inspection \u2013 mammif\u00e8re \u2013 Am\u00e9rique \u2013 chaise longue, m\u00fbriers, oreillers\n\n170 Il y a eu de tr\u00e8s nombreux instituteurs dans ma famille \nfriandise pour sociologues \u2013 terre \u2013 propri\u00e9taire \u2013 Devaux, n\u00e9e B\u0153uf \u2013 cuisine \u2013 f\u00e9minisme \u2013 responsabilit\u00e9 \u2013 a\u00een\u00e9s \u2013 \u00e9cole maternelle\n\n171 Mon arri\u00e8re-grand-p\u00e8re Robert Molino fut chef de gare \u00e0 Poli\u00e9na \nnoix \u2013 registres \u2013 peigne \u2013 institutrices \u2013 blessure \u2013 mal\u00e9diction \u2013 miracle \u2013 angoisse \u2013 deuil\n\n172 la dissym\u00e9trie frappante entre les r\u00e9actions de mes grands-parents devant les maladies \ndissym\u00e9trie \u2013 r\u00e9v\u00e9lation \u2013 \u00e9tudes \u2013 ambition \u2013 programme \u2013 r\u00e9ticences \u2013 \u00e9galit\u00e9 \u2013 rue d'Ulm \u2013 renoncement\n\n173 De leur maison de Caluire (qui n'\u00e9tait encore que le 21 bis de la rue de l'Orangerie \ncirconscription \u2013 priv\u00e9 \u2013 illisibilit\u00e9 \u2013 ordre monastique la\u00efque \u2013 missives \u2013 plumes \u2013 mod\u00e8les pr\u00e9-oulipiens \u2013 livre d'\u00e9criture \u2013 honneur\n\n174 La maison du 21, o\u00f9 j'arrivai enfin apr\u00e8s ma longue errance \nmaison du 21 \u2013 berceau \u2013 m\u00e9triques \u2013 jeu de paume \u2013 odeur de p\u00e9nombre \u2013 petite enfance \u2013 ligne du mur \u2013 hauteur \u2013 avant-vie\n\n175 Si famili\u00e8re odeur de p\u00e9nombre qu'elle se m\u00eale de cirecire \u2013 d\u00e9clivit\u00e9 \u2013 cachette \u2013 horloge \u2013 bouilloire \u2013 lunettes \u2013 malin g\u00e9nie \u2013 d\u00e9mon distracteur \u2013 sc\u00e8ne\n\n176 Elles auraient d\u00fb tenir compte (par anticipation), pour leur recherche, du fameux argument chomskyen \nphrase \u2013 four \u2013 nez \u2013 _La Lettre vol\u00e9e_ \u2013 pantoufles \u2013 conversations sur le temps \u2013 porche \u2013 math\u00e9maticien \u2013 d\u00e9mon\n\n177 Mon grand-p\u00e8re estimait la temp\u00e9rature de sa cave id\u00e9ale \ncave \u2013 po\u00eale \u2013 beurre \u2013 catalogue \u2013 faisselles \u2013 couteau \u2013 p\u00eaches \u2013 noyaux \u2013 calmes propositions du monde\n\n178 L'heure de ma grand-m\u00e8re \u00e9tait au contraire, aussi \u00e9loign\u00e9e que possible de l'aube, celle du th\u00e9 \n _A Little Tea, a Little Chat_ \u2013 chant de l'Odyss\u00e9e distraite \u2013 deux lettres \u2013 mer de Chine \u2013 grille-pain \u2013 brouillard paresseux \u2013 beurre \u2013 v\u00e9randa \u2013 carreaux\n\n179 Tr\u00e8s t\u00f4t, dans les mois qui suivirent l'effervescence de la Lib\u00e9ration \njardin \u2013 arbres \u2013 id\u00e9e \u2013 orangerie \u2013 association \u2013 PPPCAFV \u2013 allemand \u2013 escargots \u2013 Grab\n\n180 Je vois dans le jardin, au c\u0153ur de son immensit\u00e9 luxueuse \njardin, images, pictions \u2013 \u00e0 c\u00f4t\u00e9 \u2013 grand-matriarcat \u2013 tableau \u2013 immersion \u2013 statues photographiques \u2013 collie \u2013 chapeau, m\u00fbriers \u2013 tricot \u00e0 boutons\n\n181 En m'immergeant dans le jardin, en me tournant depuis les m\u00fbriers, vers la maison \nm\u00fbriers \u2013 soie \u2013 m\u00fbres rouges \u2013 pont de la Boucle \u2013 propri\u00e9taire \u2013 locataire \u2013 convictions \u2013 r\u00e9sidences \u2013 jardin\n\nBifurcation E - Enfance de la prose\n\n182 Tout au long de l'\u00e9criture de cette branche et jusqu'\u00e0 aujourd'hui \nbranche, bifurcation, moment, images-m\u00e9moire, assertions, d\u00e9duction fictive, axiomes, r\u00eave, Projet, roman \u2013 correspondances \u2013 excentricit\u00e9 \u2013 images-souvenirs \u2013 boucles \u2013 avant-projet, enfance de la prose, m\u00e9moire \u2013 dimensions \u2013 Arts de la M\u00e9moire \u2013 voyant \u2013 langue \u2013 espace mn\u00e9monique, jardin\n\nBifurcation F - Boulevard Truph\u00e8me\n\n183 Saint-F\u00e9lix le dix huit d\u00e9cembre La partie droite de la maison est \u00e0 la promri\u00e9taireMadame \npromri\u00e9taire \u2013 suspension \u2013 flamme bleue \u2013 chambre \u2013 \u00e9tude du soir \u2013 r\u00e9verb\u00e8re \u2013 farine de ch\u00e2taigne \u2013 bains de mer \u2013 corniche\n\n184 Peu de temps avant de renoncer d\u00e9finitivement \u00e0 sa machine \u00e0 \u00e9crire \npremier souvenir \u2013 boucles de la m\u00e9moire \u2013 descriptions \u2013 rouleau \u2013 restitution \u2013 conjonction tapuscrite \u2013 frappe \u2013 signes \u2013 aveugle\n\n185 Campagne Jolie, feuille I. Pr\u00e9c\u00e9d\u00e9e de : Mon premier souvenir octobre mil neuf cent dix \nvillage natal \u2013 tremblement \u2013 bougie \u2013 tunnel \u2013 espace de verdure \u2013 traverse \u2013 poup\u00e9es \u2013 toits \u2013 \u0153il-de-b\u0153uf\n\n186 Feuille II \ngrenier \u2013 salle de bains \u2013 chemin\u00e9e \u2013 chaises cann\u00e9es \u2013 rougeole \u2013 jeux \u2013 grand edredon rouge \u2013 dents laqu\u00e9es \u2013 tian\n\n187 Feuille III \nfraises \u2013 balan\u00e7oire \u2013 cal\u00e8che \u2013 bandeaux plats \u2013 douce \u2013 horloge \u2013 grenadiers \u2013 mistral \u2013 jardiniers\n\n188 Campagne Jolie (deuxi\u00e8me version), feuille III bispin\u00e8de \u2013 poiriers de la Saint-Jean \u2013 magnolias \u2013 Traverse de la M\u00e8re de Dieu \u2013 oliviers \u2013 pr\u00e9 \u2013 mer \u2013 vert, bleu \u2013 r\u00e9chaud \u00e0 p\u00e9trole\n\n189 Le Canet II \u2013 Bd Truph\u00e8me \nflocons de suie \u2013 \u00e9cole communale \u2013 maison \u2013 allumeur de r\u00e9verb\u00e8res \u2013 rideau rouge \u2013 orange \u2013 balancelles \u2013 nager \u2013 marronniers\n\n190 Nous prenons des le\u00e7ons de piano \u00e0 domicile \npiano \u00e0 domicile \u2013 voyage \u2013 volets crois\u00e9s \u2013 bajoues \u2013 tristesse \u2013 Mistralets \u2013 lyc\u00e9e \u2013 guerre \u2013 t\u00e9l\u00e9gramme\n\n191 P\u00e2ques mil neuf cent seize D\u00e9part pour Digne \nsoulier xrtho orthop dique \u2013 chlore \u2013 Bl\u00e9one \u2013 jardin \u2013 notaire \u2013 rivi\u00e8re des Eaux haudes \u2013 le bureau de monsieur l..inspecteur notre p\u00e8re \u2013 chemin\u00e9e \u2013 rocking-chair\n\n192 C est un endroit enchanteur \nsi\u00e8ge \u2013 v\u00e9randa \u2013 po\u00eale \u2013 mallon \u2013 tilleul \u2013 r\u00e9duit \u2013 tiges bl\u00eames \u2013 lessive \u2013 ch\u00e2taignes\n\n193 Ici le gardin est enti\u00e8rement clos de murs \ntoits de luiles romaines \u2013 trap\u00e8ze \u2013 saule \u2013 groseillers \u2013 platane \u2013 charges de bois \u2013 catalpas \u2013 marronier \u2013 minuscules clochettes, Digne\n\n194 \u00e0 gauche de la cl\u00e9matite le mur du fond \ncl\u00e9matite \u2013 gravit\u00e9 \u2013 rires \u2013 chelidoines \u2013 buissons aux boules blanches \u2013 buanderie \u2013 pervenches \u2013 ancolies, mauves \u2013 tilleul\n\n195 Comment ai-je pu oublier les bambous \nbambous \u2013 hasard \u2013 treize desserts \u2013 fichu \u2013 nuage \u2013 froid \u2013 libert\u00e9 \u2013 ciel \u2013 neige\n\n196 Le dix-neuf avril de cette ann\u00e9e (1992) \ndix-neuf avril \u2013 apr\u00e8s-midi \u2013 radio \u2013 instant \u2013 pages \u2013 enfance \u2013 \u00e9change \u2013 dossier \u2013 nuit\n\nIndex des principaux termes figurant dans la Table descriptive\n\nJacques Roubaud, les cercles de la m\u00e9moire Propos recueillis par Aliette Armel - Le Magazine litt\u00e9raire, juin 1993\n\nJacques Roubaud en boucle Par Jean-Marie Gleize - Artpress, no 180, mai 1993\n\nUne chevelure de r\u00e9cits\n\nUne activit\u00e9 formelle distincte\n\nL'invention de la prose\n\nBRANCHE 3 - MATH\u00c9MATIQUE \nIl y a quatre chapitres, composant la partie r\u00e9cit du livre. \u00c0 certains \u00ab points \u00bb du texte, dans les trois premiers chapitres, sont des incises, esp\u00e8ces de longues parenth\u00e8ses plus ou moins d\u00e9velopp\u00e9es. Les incises de chaque chapitre suivent le chapitre consid\u00e9r\u00e9. On peut les omettre en premi\u00e8re lecture. Il y a enfin deux bifurcations, qui repr\u00e9sentent des voies narratives alternatives, qui auraient pu \u00eatre emprunt\u00e9es par le r\u00e9cit. Chaque chapitre, chaque ensemble d'incises, chaque bifurcation est d\u00e9coup\u00e9e en moments num\u00e9rot\u00e9s, dont le contenu est \u00e9voqu\u00e9 dans la table descriptive qui suit, permettant au lecteur de s'orienter. (Il ne serait peut-\u00eatre pas inutile de commencer l\u00e0 la lecture.)\n\nChapitre 1 - Incipit Vita Nova\n\n1 Il y avait trois issues \nLa premi\u00e8re en haut, \u00e0 gauche, \u2013 J'arrivais t\u00f4t \u2013 L'amphi se remplissait \u2013 Entre le d\u00e9but et la fin du cours \u2013 Le jour, au dehors, \u2013 Je me tournais \u2013 C'est dire que j'\u00e9coutais distraitement \u2013 Mais \u00ab Choquet \u00bb \u2013 Les math\u00e9maticiens, dans la repr\u00e9sentation ordinaire\n\n2 Il y a quelques ann\u00e9es nous avions, mon ami Pierre Lusson et moi-m\u00eame \nAu d\u00e9partement de math\u00e9matiques de l'universit\u00e9 Paris-X (Nanterre) \u2013 Encourag\u00e9 par ce premier succ\u00e8s \u2013 Car, devant la Math\u00e9matique \u2013 Ainsi, face \u00e0 la brusque m\u00e9tamorphose \u2013 Le d\u00e9sarroi des redoublants \u2013 Certains, tel le danseur de Sonia \u2013 Vu depuis la porte \u2013 En ce temps-l\u00e0 le professeur \u2013 Je regarde depuis le haut de l'amphith\u00e9\u00e2tre\n\n3 Derri\u00e8re cette porte se trouvait un espace prot\u00e9g\u00e9 \nUn sanctuaire professoral \u2013 Le c\u00e9r\u00e9monial d'entr\u00e9e \u2013 Beaucoup plus tard \u2013 En mai ou juin \u2013 La matin\u00e9e avan\u00e7ait \u2013 Sur cette all\u00e9e s'ouvrait la troisi\u00e8me issue \u2013 Par cette troisi\u00e8me issue s'\u00e9coulait, abasourdi \u2013 On ne s'interdisait pas les murmures \u2013 Je partageais cette stup\u00e9faction\n\n4 Ce livre ne justifiera sans doute que faiblement la provocation de son titre \nJe dois le dire avant d'aller plus loin \u2013 Celui qui, ici, dit \u00ab je \u00bb \u2013 Il est vrai que le titre de cet ouvrage \u2013 Axiome de Gertrude Stein \u2013 Un livre est l'autobiographie de son titre. \u2013 J'ouvre ma fen\u00eatre \u00e0 l'air nocturne \u2013 Avant de l'effacer je la charge de sens \u2013 Le math\u00e9maticien que j'ai \u00e9t\u00e9 \u2013 J'ai cess\u00e9 de me sentir coupable\n\n5 Ce qui provoquait la stupeur inqui\u00e8te des \u00e9tudiants de CDI \nL'irruption, sur la sc\u00e8ne des savoirs reconnus \u2013 Dans les ann\u00e9es qui suivirent \u2013 Dessin, sa simplicit\u00e9 embl\u00e9matique \u2013 Fig. 1 & Fig. 1, avec l\u00e9gende \u2013 Nous regardions, nous ne comprenions pas \u2013 Les raisonnements qui s'ensuivaient \u2013 C'est \u00e0 quoi il importait de s'habituer \u2013 L'importance sociologique du moment \u2013 Je me trouvais l\u00e0 parmi eux\n\n6 Le moment que je marque, symboliquement, au matin d'hiver \nUne difficult\u00e9 et un d\u00e9sarroi extr\u00eames \u2013 Je n'ai pas \u00e9t\u00e9 un math\u00e9maticien \u00ab naturel \u00bb \u2013 La comparaison avec les athl\u00e8tes \u2013 Une conception port\u00e9e \u00e0 son paroxysme en France \u2013 Je n'y serais jamais parvenu \u2013 Saisi comme d'une illumination \u2013 La voie qui m'importait le plus, la po\u00e9sie \u2013 **Je serai math\u00e9maticien !** \u2013 Cette id\u00e9e m'\u00e9claira tout un \u00e9t\u00e9\n\n7 J'ai soulign\u00e9 une analogie \nEn vertu d'une d\u00e9cision \u2013 Je ne voulais pas composer des math\u00e9matiques \u2013 Je ne savais pas ce que cela signifiait \u2013 Je voulais seulement comprendre \u2013 J'esp\u00e9rais des b\u00e9n\u00e9fices indirects \u2013 Il y avait une autre diff\u00e9rence \u2013 L'abord scolaire de la po\u00e9sie \u2013 Vision exaltante et raisonnable \u2013 \u00e7a allait\n\n8 Mais pas longtemps \nLa nouveaut\u00e9 n'avais pas perdu de son charme \u2013 Quand je dis \u00ab convenablement \u00bb \u2013 Des difficult\u00e9s avec la physique \u2013 Alarmant et inattendu \u2013 Pourquoi pers\u00e9v\u00e9rer ? \u2013 En proie \u00e0 l'insatisfaction \u2013 Je ne comprenais pas ce que j'\u00e9tais venu essayer de comprendre \u2013 Une large dose de \u00ab m\u00eame \u00bb \u2013 La deuxi\u00e8me ann\u00e9e fut un d\u00e9sastre\n\n9 Le temps de ce mois de mai change peu \u00e0 peu \nLes premi\u00e8res heures du jour restent froides \u2013 Tr\u00e8s vite, avec le soleil, il fait chaud \u2013 Le jardin des Tuileries est en \u00ab r\u00e9fection \u00bb \u2013 Un acc\u00e8s de transparence \u2013 Des panneaux, que je n'ai encore vu personne lire \u2013 Le soleil, aid\u00e9 d'un peu de vent \u2013 Immerg\u00e9 dans la fra\u00eecheur \u2013 J'avais trouv\u00e9 ce mot, math\u00e9matique \u2013 Pourtant, c'\u00e9tait vraiment une vie nouvelle qui allait m'\u00eatre donn\u00e9e\n\nIncises du chapitre 1\n\n10 (\u00a7 1) \u00e9chapper \u00e0 la vigilance de l'administrateur de l'institut \nSecr\u00e8tement au service de la bourgeoisie \u2013 Assumait avec enthousiasme ces deux r\u00f4les \u2013 Avait affaire \u00e0 forte partie \u2013 Une \u00e9norme partie de son temps \u00e0 guetter nos transgressions \u2013 Au moment le plus chaud de la lutte \u2013 Certainement pour lui de dures ann\u00e9es\n\n11 (\u00a7 2) Du pass\u00e9 (math\u00e9matique) on avait fait, apparemment, table rase \nLe bourbakisme semblait ruiner l'\u00e9difice \u2013 Une autre th\u00e9orie de la \u00ab table rase \u00bb \u2013 Le choix r\u00e9volutionnaire en math\u00e9matiques \u2013 Un autre parall\u00e9lisme s'imposait \u2013 En po\u00e9sie aussi, le monde ancien avait \u00e9t\u00e9 mis \u00e0 bas \u2013 Une contradiction \u00e9vidente\n\n12 (\u00a7 3) \u00abalpha point alpha point alpha alpha point point point \u00bb \nForme incompr\u00e9hensible d'un objet assez simple \u2013 Fig. 2 \u2013 Dessiner les arbres racine en l'air \u2013 Grouper les groupements eux-m\u00eames \u2013 L'\u00e9criture \u00ab polonaise \u00bb est plus \u00e9conomique \u2013 G\u00e9om\u00e9trie des arborescences\n\n13 (\u00a7 3) une autre porte, tout en bas, \u00e0 gauche cette fois du tableau \nUn samedi matin de ce m\u00eame mois \u2013 J'\u00e9tais venu jusque l\u00e0 en vain \u2013 J'ai fait le tour lentement par la rue Pierre-et-Marie-Curie \u2013 Contradictions survenues dans mes souvenirs \u2013 L'engagement de v\u00e9ridicit\u00e9 \u2013 Je suis revenu en semaine\n\n14 (\u00a7 4 ) un livre est l'autobiographie de son titre \nSi je lis sur une couverture \u2013 Il ne s'agira pas de la vie de la math\u00e9matique dans la mienne \u2013 Une biographie de ce que je d\u00e9signe par **Projet** \u2013 Un _embedding_ \u2013 D\u00e9pendance et \u00ab boitement \u00bb \u2013 Rapports\n\n15 (\u00a7 4) ces images entrelac\u00e9es se sont pr\u00e9sent\u00e9es en r\u00e9ponse \u00e0 une d\u00e9cision narrative \nN\u00e9cessairement en mouvement la m\u00e9moire \u2013 Chaque tentative volontaire de susciter le pass\u00e9 \u2013 Dans cette branche comme dans les deux pr\u00e9c\u00e9dentes \u2013 La strat\u00e9gie de fonctionnement du jeu de m\u00e9moire \u2013 La d\u00e9marche, dans cette branche, est inverse \u2013 J'\u00e9monde volontiers les v\u00e9g\u00e9tations excessives au regard de mon intention\n\n16 (\u00a7 5) les rectangles, carr\u00e9s et diagonales que trace Socrate dans le M\u00e9non \n _(Entrent monsieur M\u00e9non, Socrate et le Petit)_ \u2013 Dis-moi, petit \u2013 ? \u2013 J'admire ton courage et je plains ta jeunesse \u2013 Hum ! \u2013 Une c\u00e9l\u00e8bre erreur de Leb\u00e8gue \u2013 Le savoir ensembliste \u00e9tait en nous\n\n17 (\u00a7 5) pour une bonne partie d'entre eux, il se produisit une v\u00e9ritable conversion \nDiff\u00e9rentes g\u00e9n\u00e9rations \u2013 Les ap\u00f4tres de la nouvelle religion math\u00e9matique \u2013 Math\u00e9maticien collectif \u2013 Une difficult\u00e9 bien plus grave \u2013 Les suiveurs imm\u00e9diats ; la quatri\u00e8me g\u00e9n\u00e9ration \u2013 En po\u00e9sie, l'h\u00e9ritage surr\u00e9aliste\n\n18 (\u00a7 6) je m'\u00e9tais dit alors : je serai math\u00e9maticien ! \nJ'ai retenu cela ainsi \u2013 Les articulations de ce conte particulier \u2013 Autonomie absolue de l'activit\u00e9 po\u00e9tique \u2013 Pourquoi m'en tenir \u00e0 une seule langue ? \u2013 Soupe au choux \u2013 Une grammaire du polonais\n\n19 (suite du \u00a7 18) Or les \u00e9tudes de langue, \u00e0 l'\u00e9poque, n'effleuraient la linguistique que dans sa section \u00ab historique \u00bb \nOn s'initiait, non sans douleurs, au vieil anglais \u2013 Enfant tardif du myst\u00e9rieux indo-europ\u00e9en \u2013 Un univers enchanteur se montra \u00e0 mes yeux \u2013 Ivresse du hittite \u2013 Il peut sembler curieux \u2013 Mais raison raisonnable\n\n20 (\u00a7 7) il n'y avait \u00e0 d\u00e9couvrir (et \u00e0 d\u00e9couvrir vite) que le chemin. Je caricature \u00e0 peine) \nEnclaves intellectuellement surchauff\u00e9es \u2013 L'id\u00e9e ant\u00e9rieure demeurait, \u00e0 peine travestie \u2013 Chevaliers, tournois et duels au sens \u00ab Alexandre Dumas \u00bb du mot \u2013 Voil\u00e0 qui aurait r\u00e9joui l'inventeur du z\u00e9ro \u2013 Une id\u00e9e connexe \u2013 Accorder une sup\u00e9riorit\u00e9 \u00e0 la g\u00e9om\u00e9trie sur l'alg\u00e8bre\n\n21 (suite du \u00a7 20) C'est sous l'\u00e9clairage pr\u00e9c\u00e9dent que je me permettrai d'interpr\u00e9ter cette autre formule \nSubstituer les id\u00e9es au calculs. \u2013 Le calcul a un pouvoir th\u00e9rapeutique \u2013 \u00ab \u00c0 quoi \u00e7a sert ? \u00bb \u2013 R\u00e9pugnant que le processus de d\u00e9monstration puisse \u00eatre rendu calculatoire \u2013 D\u00e9fense contre les obscurs paradoxes \u2013 En quelques phrases d\u00e9daigneuses mais sereines\n\n22 (\u00a7 7 & \u00a7 8) la discipline, la rigueur, la s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 du calcul semblaient pouvoir servir d'isolant intellectuel, et m\u00eame de protection (pour un \u00eatre dou\u00e9 de raison calculatoire) \nLe calcul alg\u00e9brique m'avait toujours plu \u2013 Un raisonnement par l'absurde poursuivi sur plus de quatre cent pages ! \u2013 Les d\u00e9ductions l\u00e9ch\u00e9es du Trait\u00e9 \u2013 Les successions calculatoires donnaient de la certitude \u2013 \u00catre dans le certain, collectif, universel, partageable \u2013 Le don de divination g\u00e9om\u00e9trique\n\n23 (suite du \u00a7 22) Je cherchais le calcul \nMe prot\u00e9ger, mais de quoi ? \u2013 Une transposition : de la po\u00e9sie vers la math\u00e9matique \u2013 Or cette libert\u00e9 formelle \u2013 J'avais conclu de cette g\u00eane \u2013 Mon \u00e9tat de d\u00e9solation, presque de honte \u2013 Pourtant, sans le savoir, je tenais l\u00e0 le rem\u00e8de\n\n24 (\u00a7 9) Tout immerg\u00e9 dans la fra\u00eecheur, face au ruissellement d'\u00e9tincelles du bassin \nJe sors mon petit carnet noir \u00e0 rayures obliques \u2013 Je sors ensuite de la poche droite de mon pantalon \u2013 Une \u00ab prose orale \u00bb, encomiastique \u2013 Nous sommes donc le samedi 23 mai 1992 \u2013 Mais, me direz-vous \u2013 Elle ouvre la porte avec sa cl\u00e9\n\n25 (suite 1 du \u00a7 24) Marcel, l'autre jour, au t\u00e9l\u00e9phone, m'a dit \n\u00ab Et si on lui offrait quelque chose d'oulipien ? \u00bb \u2013 \u00ab C'est ce que j'ai pens\u00e9 \u00bb, dit Marcel \u2013 Hier matin donc, aux Tuileries \u2013 Lamentablement \u2013 Au bout d'une demi-heure \u2013 Que faire ?\n\n26 (suite 2 du \u00a7 24) Que faire ?, comme disait L\u00e9nine en son temps \nNon seulement c'\u00e9tait peu \u2013 Le seul fragment convenable \u2013 Consid\u00e9rez ces bribes \u2013 banjo, jejune \u2013 Ob \u2013 Nul n'est cens\u00e9 ignorer Galois\n\nChapitre 2 - Le coup d'\u00c9tat du G\u00e9n\u00e9ral Bourbaki\n\n27 La machine \u00e0 fabriquer les souvenirs, ma m\u00e9moire \nUne voix interrompt un cours \u2013 Ce que dit la voix commence par \u00ab mais \u00bb \u2013 Implicite dans ce \u00ab mais \u00bb initial \u2013 Choquet s'interrompt \u2013 Paradoxalement satisfait \u2013 Il se retourne vers le tableau \u2013 L'image se d\u00e9place vers le bas \u2013 Leur visage importe peu \u2013 Le bref dialogue qui se produit\n\n28 Au moment o\u00f9 j'\u00e9cris ces lignes (en mai 1992) \nLa \u00ab biographie \u00bb du monstre polyc\u00e9phale est encore \u00e0 faire \u2013 Un pseudonyme collectif \u2013 Une plaisanterie de normaliens \u2013 Les \u00ab jeunes gens \u00bb de 1930 \u2013 Eau math\u00e9matique sous des ponts de m\u00eame farine \u2013 En 1954, leur nom n'avait pas franchi \u2013 L'instant prend une dimension solennelle \u2013 La r\u00e9v\u00e9lation essentielle \u2013 Cet ouvrage monumental\n\n29 C'est comme trait\u00e9 que j'ai envisag\u00e9 Bourbaki, beaucoup plus, au d\u00e9but, que comme groupe \nMa r\u00e9action a \u00e9t\u00e9 lente \u2013 J'ai une longue exp\u00e9rience de la procrastination. \u2013 La d\u00e9couverte de l'existence de Bourbaki \u2013 Au long de cet hiver engourdissant \u2013 Aucun des lyc\u00e9ens \u2013 Je n'y connaissais personne \u2013 Trois de ces \u00e9tudiants \u2013 J'interroge, au regard interne du souvenir \u2013 Ce ne sera qu'un pardon posthume\n\n30 Si on acceptait la r\u00e9v\u00e9lation de l'existence d'un nouveau proph\u00e8te de la math\u00e9matique \nTrois lignes strat\u00e9giques \u2013 Ligne de l'ob\u00e9issance pure \u2013 Termes nouveaux, incongrus \u2013 Respecter le pacte scolaire traditionnel \u2013 Il ne fut pas possible de l'en faire d\u00e9vier d'un pouce \u2013 Je ne sais comment elle avait franchi les scepticismes \u2013 \u00ab C'est pas pour moi, pauvre n\u00e9gresse ! \u00bb \u2013 Il n'y avait pas que du renoncement \u2013 Combinatoire des mouvements du ciel\n\n31 Pour Philippe Courr\u00e8ge au contraire la croyance \nUne v\u00e9ritable conversion \u2013 Il fut imm\u00e9diatement offusqu\u00e9 \u2013 Le bouillonnement interne de ces r\u00e9flexions \u2013 Une conversion radicale \u2013 Mod\u00e8le du \u00ab croyant \u00bb en Bourbaki \u2013 Je n'ai pas l'audace romanesque \u2013 D\u00e9marche abstractive, restrictive \u2013 Ce ne serait pas possible dans un cas \u2013 R\u00e9action de chimie intellectuelle\n\n32 pour Philippe Courr\u00e8ge \nAvec papiers, crayons, \u2013 En adoptant la rigueur bourbachique \u2013 Le \u00ab jans\u00e9nisme \u00bb de la d\u00e9marche \u2013 La math\u00e9matique n'\u00e9tait pas une concat\u00e9nation de paroles \u2013 Avec pr\u00e9cipitation, presque avec col\u00e8re \u2013 \u00c9crivant, gommant, r\u00e9crivant \u2013 \u00ab Parti de rien, virgule... \u00bb \u2013 Pouvoir de conviction et de d\u00e9couverte \u2013 Menuisier des propositions\n\n33 Il n'avait, disait-il, aucune intuition ou imagination math\u00e9matique \nIl refusait \u00e0 l'intuition la moindre valeur \u2013 \u00ab Spectacle lamentable d'une fonction continue sans d\u00e9riv\u00e9e \u00bb \u2013 Un jeu qui se jouait avec des signes \u2013 Modalit\u00e9 de la composante \u00e9thique \u2013 L'incorrection \u00e9tait le seul v\u00e9ritable crime \u2013 Portrait d\u00e9duit d'un unique axiome \u2013 Il est clair, en outre \u2013 Porter le \u00ab fer axiomatique \u00bb \u2013 La question des Probabilit\u00e9s\n\n34 En nommant mon troisi\u00e8me mod\u00e8le pictionnel mod\u00e8le de l'anticipation pure \nLa position lussonienne \u2013 Simplification outrageuse \u2013 Ne s'int\u00e9resser qu'\u00e0 ce qui va venir apr\u00e8s \u2013 Autrement dit \u2013 Les ann\u00e9es ont pass\u00e9 \u2013 Comme dans toute d\u00e9marche intuitive rapide \u2013 Les s\u00e9quences d\u00e9ductives internes \u2013 Si, par extraordinaire \u2013 Il aurait voulu que cela se passe plus lentement\n\n35 \u00ab \u00c0 mon \u00e2ge, Galois \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 mort \u00bb \nLe d\u00e9senchantement \u2013 Le d\u00e9veloppement des th\u00e9ories, toujours anticip\u00e9 \u2013 Pour un regard ext\u00e9rieur, Grothendieck \u2013 J'ai laiss\u00e9 faire surface \u2013 Je ne pouvais pas ne pas savoir \u2013 Hors de ce morceau de monde expliqu\u00e9 par la math\u00e9matique ? \u2013 Je n'\u00e9tais pas, je ne serais jamais \u2013 Devenir math\u00e9maticien par une pure d\u00e9cision \u2013 Commencer par les commencements\n\nIncises du chapitre 2\n\n36 (\u00a7 27) Il ne prend pas non plus \u00e0 t\u00e9moin le reste de l'amphi, comme le faisait en ce temps-l\u00e0 son coll\u00e8gue \u00ab Schwartz \u00bb \nAlors \u00e0 l'apog\u00e9e de son prestige \u2013 Une sorte de promotion id\u00e9ale, trans-g\u00e9n\u00e9rations \u2013 La prestigieuse m\u00e9daille Fields \u2013 La malveillance de M. Nobel \u2013 Les foudres du magnat \u2013 Un trait de plume rageur\n\n37 (suite 1 du \u00a7 36) Les inventeurs des \u00ab m\u00e9dailles Fields \u00bb avaient pourtant tenu \u00e0 marquer leur orgueilleux refus \nLaur\u00e9ats tous les quatre ans \u2013 Discr\u00e8te allusion, par cette p\u00e9riodicit\u00e9 \u2013 R\u00eave d'olympicit\u00e9 ? \u2013 Originalit\u00e9 ostentatoire \u2013 Prestige dans le \u00ab milieu \u00bb \u2013 Une vertu obtenue \u00ab par d\u00e9faut \u00bb\n\n38 (suite 2 du \u00a7 36) Schwartz provoquait r\u00e9guli\u00e8rement la stupeur fr\u00e9missante de ses amphis \nComportements didactiques iconoclastes \u2013 La Th\u00e9orie des Distributions \u2013 On s'imaginait participer \u00e0 un bouleversement \u2013 Il proposait un \u00e9nonc\u00e9 de th\u00e9or\u00e8me \u2013 Notre attention \u00e9tait in\u00e9vitablement attir\u00e9e \u2013 Le silence se faisait dans l'amphi\n\n39 (suite 3 du \u00a7 36) La grande majorit\u00e9 des assistants votait toujours pour la mauvaise r\u00e9ponse \n\u00ab Le village qui vota que la terre \u00e9tait plate \u00bb \u2013 Ceux qui se d\u00e9cidant au hasard \u2013 Ils n'avaient pas \u00e9cout\u00e9 la question \u2013 C'\u00e9tait g\u00e9n\u00e9ralement mon cas \u2013 Pourquoi r\u00e9pondait-on toujours faux ? \u2013 Les ignorances crasses\n\n40 (suite 4 du \u00a7 36) Cela tenait \u00e0 la conjonction de deux facteurs \nLes conditions de ces exp\u00e9riences \u2013 Il \u00e9tait (ne m\u00e9gotons pas) d'une foudroyante intelligence \u2013 En second lieu, il avait soin \u2013 Dans ces pi\u00e8ges, des math\u00e9maticiens c\u00e9l\u00e8bres \u00e9taient tomb\u00e9s \u2013 Il voulait nous apprendre \u00e0 nous m\u00e9fier \u2013 Je d\u00e9couvris peu apr\u00e8s\n\n41 (\u00a7 38) Un autre tic lui projetait brusquement l'\u00e9paule vers le haut dans son veston et laissait l'impression qu'il \u00e9tait en train de faire remonter la bretelle tomb\u00e9e d'un soutien-gorge \nCe rappel, que je viens de recueillir \u2013 Pierre, toujours \u00e0 la pointe du progr\u00e8s technique \u2013 Quelque d\u00e9tail nouveau \u00e0 un portrait-robot \u2013 Une crise de larmes d'Izumi \u2013 Caract\u00e9ristique gestuelle oubli\u00e9e \u2013 L'image retouch\u00e9e avait toujours \u00e9t\u00e9 l\u00e0\n\n42 (\u00a7 30) une source de s\u00e9rieux conflits, auxquels chacun, dans ma \u00ab g\u00e9n\u00e9ration \u00bb math\u00e9matique, se trouva plus ou moins directement m\u00eal\u00e9 \nSe pr\u00e9parer \u00e0 \u00ab passer l'agr\u00e9gation \u00bb \u2013 Seulement voil\u00e0 \u2013 En quelques endroits (l'institut Henri-Poincar\u00e9... \u2013 Les \u00ab normaliens \u00bb, dont l'agilit\u00e9 calculatoire avait \u00e9t\u00e9 prouv\u00e9e \u2013 Certains refus\u00e8rent de se pr\u00e9senter \u2013 Le mouvement, s'amplifiant,...\n\n43 (\u00a7 30) chez \u00ab Plantin \u00bb, le caf\u00e9 situ\u00e9 au coin de la rue d'Ulm et de la rue Lhomond \nLe verbe s'impose \u2013 Le p\u00e8re Plantin r\u00e9gnait sur son bistrot \u2013 Nous y cour\u00fbmes, l'adopt\u00e2mes \u2013 Jovialit\u00e9 d'abord mise \u00e0 rude \u00e9preuve \u2013 Il retrouva le sourire \u2013 Longtemps plus tard nous rev\u00eenmes\n\n44 (\u00a7 30) sa r\u00e9ussite \u00e0 l'agr\u00e9gation, qui fit tant plaisir \u00e0 son p\u00e8re, lui-m\u00eame professeur de math\u00e9matiques (mais non agr\u00e9g\u00e9) \nElle fut re\u00e7ue en 1960 \u2013 Une hospitalit\u00e9 culinairement doublement remarquable \u2013 M. Espiand \u00e9tait grand \u2013 Il faisait asseoir pr\u00e8s de lui Sylvia et sa fille \u2013 La v\u00e9ritable cons\u00e9cration, l'agr\u00e9gation \u2013 Il y eut \u00e0 cette occasion un grand colombo\n\n45 (\u00a7 30) elle aurait certainement excell\u00e9 dans la combinatoire des mouvements du ciel, si elle avait pu s'autoriser \u00e0 le vouloir \nUne calculatrice remarquable, rapide, fiable \u2013 Nos \u00e9tudes \u00e9taient tant bien que mal achev\u00e9es \u2013 Au hasard d'une rencontre \u2013 Une soudaine envie de pleurer \u2013 Il y avait plusieurs causes \u00e0 son refus \u2013 Un lyc\u00e9e, \u00e0 Digne\n\n46 (\u00a7 32) Il se voyait clairement lui-m\u00eame en artisan, en fabricant, en \u00ab fabbro \u00bb des d\u00e9ductions \nAdopter la posture d'un artisan dans le go\u00fbt ancien \u2013 La math\u00e9matique est enti\u00e8rement p\u00e9n\u00e9tr\u00e9e par la doctrine de l'inspiration \u2013 Les id\u00e9es ne sont pas le fruit du labeur mais d'un don \u2013 Il est difficile d'acqu\u00e9rir un droit, m\u00eame faible, \u00e0 la l\u00e9gitimit\u00e9 \u2013 Or la d\u00e9marche bourbakiste \u2013 G\u00e9nial ou pas\n\n47 (\u00a7 34) la description ici commen\u00e7ante des pr\u00e9liminaires \u00e0 une aventure intellectuelle, la mienne \nEmployons une m\u00e9taphore \u2013 Un p\u00f4le lointain, d'acc\u00e8s difficile \u2013 Le but de l'aventure \u2013 **Projet** accompagn\u00e9 de son ombre, un roman \u2013 Je n'ai pas \u00e9crit ce roman \u2013 Parti pour raconter ce voyage\n\n48 (\u00a7 34) il effectuait aussit\u00f4t plusieurs sauts ult\u00e9rieurs instantan\u00e9s ; d'o\u00f9 son habitude de s'emparer des raisonnements des autres, \u00e0 l'\u00e9tat naissant dans leurs phrases, et de les terminer avant eux \nNous vivons au futur ant\u00e9rieur \u2013 Ce sens du pr\u00e9sent a d'autres mani\u00e8res de se manifester \u2013 Je donnerai quatre exemples : Jean Queval, de l'Oulipo \u2013 Guy Harnois \u2013 Florence \u2013 Ma m\u00e8re\n\n49 (\u00a7 35) l'incapacit\u00e9 \u00e0 se soumettre aux r\u00e8gles tr\u00e8s strictes du labeur d\u00e9monstratif lui interdisait en fait d'atteindre \u00e0 la gloire scientifique \nJ'ai longtemps pens\u00e9 qu'il \u00e9tait un math\u00e9maticien d'un autre \u00e2ge \u2013 Il existait, dans certaines conditions, des sessions de rattrapage \u2013 S\u00e9parer, une fois pour toutes, le bon grain de l'ivraie \u2013 Aussi rigide et hi\u00e9rarchis\u00e9e \u2013 Il avait admis int\u00e9rieurement ce jugement \u2013 Tout cela est vraisemblable\n\nBifurcation A - Les Grands Courants du Pr\u00e9sident Le Lionnais\n\n50 (\u00a7 6) ce fut une id\u00e9e soudaine, une id\u00e9e exaltante, bouleversante, illuminative \nL'id\u00e9e d'atteindre \u00e0 la compr\u00e9hension du monde \u2013 Mon r\u00e9cit affirme sa v\u00e9ridicit\u00e9 \u2013 Il faut retourner en arri\u00e8re de quelques ann\u00e9es \u2013 Je m'\u00e9tendrai ailleurs sur cette rencontre fortuite \u2013 \u00c0 l'\u00e2ge qui \u00e9tait le mien \u2013 C'\u00e9tait une ann\u00e9e de semi-repos \u2013 J'avais h\u00e2te d'\u00eatre \u00e0 Paris \u2013 Un fort num\u00e9ro des _Cahiers du Sud_ \u2013 La notion de _transfini_\n\n51 les regards des \u00e9l\u00e8ves et des professeurs de mon lyc\u00e9e \u00e9taient tourn\u00e9s vers des lendemains glorieux \nLes yeux obstin\u00e9ment fix\u00e9s vers la \u00ab ligne bleue des Vosges \u00bb \u2013 L'infini num\u00e9rique, cet ombilic des limbes \u2013 Un aleph, premier de la famille cantorienne \u2013 Je n'ai pas compris grand-chose \u2013 On fera plus ample connaissance avec son auteur \u2013 Description \u2013 Cir constances \u2013 Le camp de Dora \u2013 Un trait\u00e9 d'\u00e9checs destin\u00e9 \u00e0 un gardien\n\n52 \u00ab Parmi les espoirs qui le soutenaient, continuait Ballard \nCertains noms sur une feuille de papier d'emballage \u2013 Avoir \u00e9crit avec un crayon nazi sur un papier du Troisi\u00e8me Reich \u2013 \u00ab Couverture \u00bb pour des activit\u00e9s de R\u00e9sistance \u2013 La Peinture \u00e0 Dora \u2013 Exp\u00e9rience jou\u00e9e sur le th\u00e9\u00e2tre de la m\u00e9moire \u2013 Pourquoi ce pr\u00e9ambule ? \u2013 Premier \u00e9clairage \u2013 Investigations\n\n53 Description des Grands Courants de la pens\u00e9e math\u00e9matique : deuxi\u00e8me moment \nD\u00e9but d'une s\u00e9rie infinie \u2013 R\u00e9sidu du projet initial \u2013 Toujours en proie \u00e0 l'avenir \u2013 Allusions \u00e0 une seconde s\u00e9rie \u2013 En filigrane derri\u00e8re ces allusions \u2013 Repouss\u00e9 \u00e0 un futur toujours plus lointain \u2013 Sans parler de son gigantisme implicite \u2013 H\u00f4tel de Hilbert\n\n54 Les familiers du pr\u00e9sident Le Lionnais ne manqueront pas de ressentir \u00e0 cette lecture une impression de d\u00e9j\u00e0-vu \nDans la carri\u00e8re de cet homme extraordinaire \u2013 Ce th\u00e8me m'est familier \u2013 Une impression globale de bricolage \u2013 Disparate, voil\u00e0 le mot \u2013 Il avait pr\u00e9vu de publier ses M\u00e9moires sous ce titre \u2013 Corollaire d'un \u00ab th\u00e9or\u00e8me \u00bb existentiel \u2013 Particularit\u00e9 d\u00e9courageante \u2013 Un troisi\u00e8me puis un et cetera volume \u2013 Le ou la disparate\n\n55 (troisi\u00e8me moment) : de deux g\u00e9n\u00e9rations franco-fran\u00e7aises \nOn examine le sommaire \u2013 Coexistence et heurt inharmonieux \u2013 Ils avaient surv\u00e9cu \u00e0 l'h\u00e9catombe de la Premi\u00e8re Guerre mondiale \u2013 J'ai \u00e9t\u00e9 un petit peu leur \u00e9l\u00e8ve \u2013 Il y avait Hadamard, presque centenaire \u2013 On le regardait avec attendrissement \u2013 Les deux morts de la d\u00e9portation \u2013 La place d'honneur r\u00e9serv\u00e9e \u00e0 l'avant-garde \u2013 Henri Cartan, ciment p\u00e9dagogique\n\n56 Les Gr.c. et Bourbaki \nInsolents, terroristes, et mal \u00e9lev\u00e9s \u2013 Andr\u00e9 Weil pour ne pas le nommer \u2013 Ces disputes qui rest\u00e8rent assez feutr\u00e9es \u2013 L'architecture du volume \u2013 La partie \u00ab \u00c9pop\u00e9e \u00bb \u2013 Deux bourbakistes dans cette section \u2013 Hommage \u00e0 David Hilbert \u2013 Coup de chapeau au vieux Borel \u2013 Grande premi\u00e8re\n\n57 Ce texte m\u00e9riterait une \u00e9tude particuli\u00e8re \nMassues philosophiques n\u00e9andertaliennes \u2013 Les pi\u00e8ges m\u00e9taphysiques les plus flagrants \u2013 L'ambition hausmannienne de Bourbaki \u2013 Comparaison proche de Wittgenstein \u2013 Le \u00ab ton \u00bb inimitable du groupe \u2013 \u00ab Style du myst\u00e8re \u00bb \u2013 Eric Temple Bell \u2013 Combien \u00e9tait merveilleux le futur \u2013 La Conjecture de Goldbach\n\n58 Ensuite et pour longtemps plong\u00e9 dans les math\u00e9matiques \u00ab r\u00e9elles \u00bb, j'ai oubli\u00e9 les Gr.c \nQuand j'ai connu FLL \u2013 Le regard froid de la prose \u2013 FLL et Queneau admiraient \u2013 L'\u0153il avide du collectionneur \u2013 Il tenait \u00e0 savoir et savait \u2013 Alg\u00e9bristes japonais \u2013 Conversation digressive \u2013 Ach\u00e8vement imminent \u2013 Mais activit\u00e9s plus urgentes\n\n59 Description des Grands Courants de la pens\u00e9e math\u00e9matique : derniers moments \u2013 Andr\u00e9 Weil et l'\u00e9thique math\u00e9matique \nUn texte assez \u00e9tonnant \u2013 Lieu de la g\u00e9om\u00e9trie alg\u00e9brique moderne \u2013 Morale du math\u00e9maticien \u00e0 l'\u00e9poque contemporaine \u2013 \u00ab Tandis que telle science aujourd'hui \u00bb \u2013 \u00ab Il est certes peu d'hommes \u00bb \u2013 L'exigence d'ind\u00e9pendance \u2013 \u00ab Qu'un autre hante les antichambres \u00bb \u2013 Un exemple typique du travail de la d\u00e9n\u00e9gation \u2013 \u00ab Il n'est pas jusqu'en prison \u00bb\n\n60 La logique est l'hygi\u00e8ne du math\u00e9maticien \nPourquoi s'en pr\u00e9occuper ? \u2013 Une bonne dose de m\u00e9pris \u2013 Point aveugle \u2013 Prophylaxie : cat\u00e9gories, ordinateurs \u2013 Deux sciences distinctes \u2013 Passion de l'intol\u00e9rance \u2013 Catalogue Manufrance d'id\u00e9es passe-partout \u2013 Il n'y a de math\u00e9maticien que jeune \u2013 Il n'y a pas de chercheur secondaire\n\n61 Ces th\u00e8ses impliquent \u00e9videmment une conception \u00e9litiste du talent (une th\u00e9orie du \u00ab don \u00bb) mais elles n'en r\u00e9sultent pas \nMarquer une distance \u2013 Elles ont leur b\u00eatise propre \u2013 Dieudonn\u00e9 se mettant au \u00ab service \u00bb de Grothendieck \u2013 Quel \u00e2ge avait l'inventeur du z\u00e9ro ? \u2013 Pas de progr\u00e8s sans communaut\u00e9 math\u00e9matique \u2013 Approchant de la p\u00e9roraison \u2013 \u00ab Si, comme Panurge \u00bb \u2013 L'honneur de l'esprit humain \u2013 Conqu\u00eate de l'Himalaya en bikini\n\n62 Les Grands Courants me fascinent, aujourd'hui, comme esquisse d'un genre litt\u00e9raire \nUne place un peu \u00e0 part \u2013 Contre-axiome de celui d'Irving Goffman \u2013 Coexistence de la trame et du dessin \u2013 Les Prix de beaut\u00e9 aux \u00e9checs \u2013 Notes en vrac \u2013 \u00ab La cyclo\u00efde, Belle H\u00e9l\u00e8ne de la g\u00e9om\u00e9trie \u00bb \u2013 Fragment dans une collection de fragments \u2013 Jacques Peletier du Mans \u2013 Des raisons \u00ab obliques \u00bb\n\n63 \u00c0 de tels moments on ne regrette pas sa lecture \nLes occasions manqu\u00e9es \u2013 Une position esth\u00e9tique tente de s'exprimer \u2013 Gravures de mode de la math\u00e9matique \u2013 Dans sa maison de Boulogne \u2013 Projet encyclop\u00e9dique individuel \u2013 Dans les limites d'un corps \u2013 Chat ; \u00eatre quasi vivant : sa biblioth\u00e8que \u2013 Lors de l'un de nos voyages \u00e0 Londres \u2013 T\u00eate alourdie de livres, comme le cerf de ses bois\n\nChapitre 3 - Filtre des voisinages\n\n64 Commencer aux commencements, certes ; mais quels commencements ? \nIl me fallait l'illusion d'un commencement absolu \u2013 J'\u00e9tais saisi par le vertige du commencement \u2013 Le commencement math\u00e9matique \u2013 Le d\u00e9mon du commencement \u2013 \u00ab Le trait\u00e9 est destin\u00e9 plus particuli\u00e8rement \u00bb \u2013 J'ai su ces quatre pages par c\u0153ur \u2013 Je me persuadai sans mal \u2013 Je m'emparerais d'abord de la premi\u00e8re partie \u2013 Une version flagrante du paradoxe des commencements\n\n65 Il ne m'\u00e9tait, de toute \u00e9vidence, pas possible de commencer d'une mani\u00e8re aussi d\u00e9cevante \nLe sujet n'\u00e9tait plus enti\u00e8rement neuf \u2013 Le pl\u00e9onasme d'insistance \u2013 Cette attitude int\u00e9rieurement rigoureuse \u2013 Entre une activit\u00e9 passionnante et farouchement gratuite d'un c\u00f4t\u00e9 \u2013 J'\u00e9tais arriv\u00e9 au bout des vacillations concevables \u2013 Je passai un compromis avec moi-m\u00eame \u2013 Assez proches de la puret\u00e9 doctrinale \u2013 Et c'est ce que j'ai fini par faire \u2013 De nouveau, fin 1954\n\n66 Introduction aux \u00ab Paysages d\u00e9ductifs \u00bb \n\u00c9l\u00e9ments d'une science du lieu \u2013 Horizon, lecture, visibilit\u00e9, contemplation \u2013 Le \u00ab souvenir mutuel \u00bb de deux d\u00e9tails \u2013 Un instant strictement futur convenable \u2013 Les paysages \u00e0 m\u00e9moire dans un chapitre sp\u00e9cial \u2013 On n'a pas encore r\u00e9ussi \u00e0 se d\u00e9barrasser du temps \u2013 Paysage lisible ou moralis\u00e9 \u2013 Le choix de ces \u00e9vidences \u2013 Celui de dramaturgie qui en est le synonyme\n\n67 Pr\u00e9servant la tonalit\u00e9 g\u00e9n\u00e9rale solennelle de l'original \nUne contrainte oulipienne assez simple \u2013 L'invisibilit\u00e9 d'un des composants \u2013 L'intention du po\u00e8me \u2013 La transposition devrait \u00eatre poursuivie \u2013 Un \u00ab m\u00e9ta-aspect \u00bb \u2013 Une image de la totalit\u00e9 dans son inach\u00e8vement \u2013 Un chapitre ult\u00e9rieur de la partie r\u00e9cit de cette branche \u2013 Absolument aucun souvenir \u2013 Je ne vois pas comment j'aurais pu choisir autrement\n\n68 Le moment de ce r\u00e9cit rencontre le moment de ce r\u00e9cit \n\u00c0 la mani\u00e8re d'une image photographique \u2013 Rencontre de l'oncle \u00c9mile et de la tour Eiffel \u2013 Copr\u00e9sence \u2013 Le moment du commencement de lire \u2013 Mise en rapport contingente \u2013 Je ne saurais choisir le sens de la relation \u2013 Je d\u00e9crirai d'abord le premier \u2013 Brumeuses et humides Orcades \u2013 T\u00eate pleine de p\u00e9nombre\n\n69 Il pleut une pluie de septembre dans la cour de la Sorbonne \nJe franchis la porte \u2013 Un droit ancien et menac\u00e9 \u2013 Mais, direz-vous, ne serait-il pas plus sage ? \u2013 Le principe du bon voisin \u2013 Les co\u00efncidences ne sont pas enti\u00e8rement contingentes \u2013 Je suis souvent ressorti avec d'autres titres \u2013 Cet automne sera le vingt-quatri\u00e8me. \u2013 Quelque slaviste aux sourcils ombrageux \u2013 Une \u00ab concordance \u00bb des \u0153uvres de Shakespeare\n\n70 L'image-m\u00e9moire int\u00e9rieure de la salle de lecture dans la biblioth\u00e8que de la Sorbonne \nOn s'enchante comme on peut \u2013 La salle \u00e9tait ouverte jusqu'\u00e0 dix heures \u2013 J'allais l\u00e0 secr\u00e8tement \u2013 Le sentiment d'\u00e9tranget\u00e9 \u2013 Un lieu secret \u00e9tait indispensable \u2013 J'avais redoubl\u00e9 encore mon camouflage \u2013 Je sortais parmi les derniers de la biblioth\u00e8que \u2013 Sur le quai d'en face \u2013 Malgr\u00e9 tous mes efforts de persuasion muette\n\n71 Je m'asseyais dans la salle de lecture du c\u00f4t\u00e9 des fen\u00eatres \nQuand je venais un peu t\u00f4t \u2013 La premi\u00e8re chose qui me frappe aujourd'hui \u2013 Pour atteindre aux premiers mots du texte \u2013 Slalom descendant de l'\u0153il \u2013 D\u00c9FINITION \u2013 Toute la pr\u00e9cision n\u00e9cessaire \u2013 Je lisais, avec r\u00e9v\u00e9rence \u2013 J'ai lu et relu d'innombrables fois \u2013 Restait la po\u00e9sie\n\n72 J'ai mis longtemps, tr\u00e8s longtemps \u00e0 admettre que je ne pourrais progresser dans ma lecture \nRefuser les curiosit\u00e9s de l'anticipation \u2013 Je recopiais page apr\u00e8s page \u2013 \u00c0 une distance maximale de la po\u00e9sie \u2013 Le mode d'emploi m'avait pr\u00e9venu \u2013 Rien en math\u00e9matiques n'est incompr\u00e9hensible \u2013 Une perspective particuli\u00e8re \u2013 Ne concerne que tangentiellement \u2013 L'influence bourbakiste d\u00e9tourn\u00e9e de sa fonction propre \u2013 Cet \u00e9v\u00e9nement\n\n73 Le titre que j'ai donn\u00e9 \u00e0 ce chapitre, Filtre des voisinages \nNotions tr\u00e8s g\u00e9n\u00e9rales \u2013 La notion de **filtre** par Henri Cartan \u2013 Paraphrasant l'\u00e9v\u00eaque Butler \u2013 Impossible de ne pas les voir \u2013 Lenteur g\u00e9n\u00e9rale d'\u00e9coulement \u2013 L'image s'amplifiait \u2013 Les plus parfaits de ces \u00eatres singuliers \u2013 Image enti\u00e8rement substitu\u00e9e \u00e0 la premi\u00e8re \u2013 Divins et singuliers, ultrafiltres\n\n74 L'image du point g\u00e9om\u00e9trique avait chang\u00e9 dans l'espace int\u00e9rieur de mon imagination-m\u00e9moire \nSur une feuille de papier quasi parfaite \u2013 Instants dispos\u00e9s sur une grande droite infinie \u2013 Du \u00ab continu \u00bb \u2013 L'espace dit R\u00e9el, dont le nom propre est **R** \u2013 Des axiomes de s\u00e9paration \u2013 Espaces accessibles \u2013 Un voisinage de l'un qui ne contient pas l'autre \u2013 Assis \u00e0 ma place \u2013 C'est l\u00e0 que prudemment\n\nIncises du chapitre 3\n\n75 (\u00a7 64) un paradoxe de la conviction, plus connu en logique comme paradoxe de Lewis Carroll \nCe que la Tortue dit \u00e0 Achille \u2013 Comment la Tortue combattit Achille \u2013 Sc\u00e8ne no 0, ou prologue \u2013 Acte I \u2013 Tea for two \u2013 Je suis le b **ou** illant Achille\n\n76 (suite 1 du \u00a7 75) Acte II \nJe ne voudrais pas te d\u00e9courager... \u2013 C'est moi le champion \u2013 C'est ce que nous verrons \u2013 Sophisme ! sophisme \u2013 _Il s'\u00e9trangle de fureur_ \u2013 Cette laitue est d\u00e9licieuse\n\n77 (suite 2 du \u00a7 75) Acte III \nJ'ai piti\u00e9 de toi \u2013 Juste une petite formalit\u00e9 \u2013 **(A) Si Achille est le champion de la vitesse, et la Tortue de la lenteur, Achille sera le vainqueur de la course**. \u2013 J'ignorais que les Grecs avaient invent\u00e9 le rugby \u2013 Il y avait comme une ombre de tristesse dans sa voix \u2013 Sc\u00e8ne no 00\n\n78 (\u00a7 74) Le \u00ab fascicule de R\u00e9sultats \u00bb o\u00f9 ne se trouvaient que des d\u00e9finitions et des propositions \u00e9nonc\u00e9es sans d\u00e9monstration aucune \nLe temple majestueux d\u00e9di\u00e9 \u00e0 la d\u00e9esse Math\u00e9matique \u2013 Le trou des fondations \u2013 Jamais d\u00e9placer le point de vue axiomatique \u2013 En publiant, en 1939, \u00e0 la veille de la guerre \u2013 Construction d'un porche m\u00e9tamath\u00e9matique \u2013 Le point de vue \u00ab na\u00eff \u00bb\n\n79 (suite du \u00a7 78) Le lecteur devait patienter quinze ans \nBien s\u00fbr, entre-temps, il y avait eu la guerre \u2013 On les attendait au tournant \u2013 La math\u00e9matique formalis\u00e9e d\u00e9clar\u00e9e indispensable \u2013 On retire de cette r\u00e9daction sans enthousiasme \u2013 Pour cause d'encombrement d\u00fb \u00e0 des proc\u00e9dures terriblement lentes \u2013 Un ton curieusement g\u00ean\u00e9\n\n80 (suite du \u00a7 79) Mais la question de la certitude ne se trouvait pas r\u00e9gl\u00e9e pour autant \nLa question de la certitude \u2013 La validit\u00e9 de l'emploi du langage courant \u2013 \u00ab Tu vois, toi aussi tu es inquiet \u00bb \u2013 Le chevalier Teutonique de la Math\u00e9matique \u2013 Un indiscutable soulagement \u2013 C'est peu, diront certains ; mais voil\u00e0 vingt-cinq si\u00e8cles...\n\n81 (\u00a7 77) s'il \u00e9tait vrai qu'un Japonais affirmait avoir quasiment d\u00e9montr\u00e9 le Grand Th\u00e9or\u00e8me de Fermat, comme un de ses coll\u00e8gues l'avait lu dans le Times \nSituation chronologique de ce moment \u2013 Pour attirer l'attention du lecteur \u2013 Le matin du 24 juin de la pr\u00e9sente ann\u00e9e \u2013 J'achetai le _Guardian_ \u2013 xn \\+ yn = zn \u2013 THE FINAL FRONTIER\n\n82 (suite du \u00a7 81) Un peu avant dix heures trente du matin la veille \nAndrew Wiles, de Princeton \u2013 Sa photographie homoth\u00e9tique dans un rapport (fractionnaire) de modestie \u2013 L'institut Isaac-Newton de Cambridge \u2013 \u00c0 mesure que les paroles de Wiles tombaient dans ces math\u00e9matiques oreilles \u2013 L'autobus 27 longeait la pr\u00e9fecture de police \u2013 Je me mis \u00e0 t\u00e9l\u00e9phoner\n\n83 (\u00a7 69) en passant de l'un \u00e0 l'autre, du A vers le B, on traversait une salle principalement peupl\u00e9e de livres russes \nUne biblioth\u00e8que est un territoire \u2013 Une cote est comme une rue \u2013 J'ai acquis une vision g\u00e9ographique \u2013 Le paysage change sans cesse \u2013 Les escaliers incommodes que je grimpe jusqu'\u00e0 eux \u2013 Ses vieux quartiers, ses tr\u00e9sors, ses monuments anciens\n\n84 (\u00a7 70) je n'ai pas les m\u00eames lectures en des lieux d'esp\u00e8ces diff\u00e9rentes \nUne division du travail dans la lecture \u2013 Une interdiction immotiv\u00e9e \u2013 La narration implique le temps \u2013 J'\u00e9tais parvenu \u00e0 une partition assez nette \u2013 \u00c9criture de la prose sur \u00e9cran \u2013 Pour la po\u00e9sie j'ai besoin de la main\n\n85 (\u00a7 70) Les rayons violets de ses yeux, l'alpha et l'om\u00e9ga de mon d\u00e9sir, qu'elle dispensait si g\u00e9n\u00e9reusement \u00e0 tant d'objets indiff\u00e9rents du monde \nDire que je ne d\u00e9sirais d'elle qu'un retour inverse du regard \u2013 Je me voyais lui parlant \u2013 Nous serions sortis assez vite du m\u00e9tro \u2013 D\u00e9tails adventices \u2013 Point luxurieux d'arriv\u00e9e \u2013 En somme, ma r\u00e9compense\n\n86 (\u00a7 85) La pr\u00e9cision de son inint\u00e9r\u00eat prouvait en fait son int\u00e9r\u00eat ; c'est de ce raisonnement que naissaient mes imaginations \nUne \u00e9vidence m'\u00e9chappa enti\u00e8rement alors \u2013 J'avais choisi de me tenir sur le quai \u2013 La troublante jeune fille aux yeux d'iode \u2013 Son refus de m'offrir ne serait-ce qu'une seconde \u2013 Sa strat\u00e9gie d'\u00e9vitement \u2013 C'est peut-\u00eatre mieux ainsi\n\n87 (\u00a7 71) J'ai lu et relu d'innombrables fois ces d\u00e9finitions, sans rien comprendre, litt\u00e9ralement sans rien comprendre \nSouvenir marqu\u00e9 de cette incompr\u00e9hension \u2013 Moi ancien \u00e0 cette place vividement pr\u00e9sente \u2013 Je vois ces pages \u2013 Diff\u00e9rences nombreuses, \u00e9videntes \u2013 Argumentant avec moi-m\u00eame \u2013 Par cons\u00e9quent, me dis-je\n\n88 (\u00a7 72) la math\u00e9matique est paraphrasable (c'est peut-\u00eatre ce qu'il y a de plus et de plus ind\u00e9finiment paraphrasable), en cela situ\u00e9e \u00e0 une distance maximale de la po\u00e9sie \nCe qui est paraphrasable dans la math\u00e9matique \u2013 R\u00e9duire sans cesse l'\u00e9cart \u2013 Op\u00e9rations de reformulation \u2013 Part d'impr\u00e9visibilit\u00e9 \u2013 La po\u00e9sie toujours future \u2013 Distance maximale \u00e0 la po\u00e9sie\n\n89 (\u00a7 72) Jamais, par la suite, je ne rencontrai plus de difficult\u00e9s insurmontables dans la lecture d'un fascicule du Trait\u00e9, exercices compris \nY compris les exercices affect\u00e9s du redoutable \u00ab drapeau \u00bb \u2013 L'hommage \u00e0 Jean Dieudonn\u00e9 \u2013 La salle Dussane de l'ENS \u2013 Et Schwartz raconta, racontait \u2013 Pendant la guerre,... \u2013 Le meilleur moment de cette soir\u00e9e\n\n90 (\u00a7 73) je vois aussit\u00f4t quelque chose comme une ic\u00f4ne d'espace topologique, une sorte de grande prairie de \u00ab points \u00bb, chacun plac\u00e9 au-dessous d'une tasse-filtre \nL'\u00e9cran au visage plat \u2013 Les \u00ab points \u00bb y sont des grains purs de caf\u00e9 \u2013 Pourquoi de l'herbe, alors ? \u2013 Une licorne vient boire dans les tasses \u2013 Aussi noire que le caf\u00e9-tchernozem, la terre \u2013 Mais que faire ?\n\n91 (\u00a7 73) Les plus parfaits de ces \u00eatres singuliers \u00e9taient ceux qui \u00ab convergeaient vers une limite \u00bb \nTels \u00e9taient les filtres de voisinages \u2013 Plusieurs tasses distinctes \u2013 Le plus \u00e9loign\u00e9 du cas ordinaire \u2013 Une orientation de plus en plus carrollienne \u2013 Le monde onirique ainsi construit \u2013 Apr\u00e8s toute cette gymnastique\n\n92 (\u00a7 74) Tout cela \u00e9tait beau, \u00e9trange, \u00e9blouissant ; m'\u00e9blouissait ; et pourtant ne me satisfaisait pas \nChose bien mesquine \u2013 Espace imbib\u00e9 de temps \u2013 Fronti\u00e8re, infiniment mince, notre peau \u2013 Penser en ces termes le champ de la m\u00e9moire \u2013 Dimensions temporelles de l'avant et de l'apr\u00e8s \u2013 Je suis habit\u00e9 d'un Z\u00e9non personnel\n\n93 (\u00a7 74) C'est ce qui se passe dans la m\u00e9moire, dans la difficile s\u00e9paration des souvenirs \nR\u00e9fl\u00e9chissant \u00e0 la topologie du temps int\u00e9rieur \u2013 Une \u00e9trange r\u00e9versibilit\u00e9 \u2013 Un endroit toujours en fait impr\u00e9cis du temps \u2013 Mais si, au contraire \u2013 Il y a toujours empi\u00e9tement \u2013 Acc\u00e8s minimal \u00e0 une relecture du pass\u00e9\n\nBifurcation B - Marginis exiguitas\n\n94 (\u00a7 82) Apr\u00e8s ces coups de t\u00e9l\u00e9phone, je me sentis un peu plus calme \n _\u00ab Cubum in duos cubos... \u00bb_ \u2013 Que cette marge est trop \u00e9troite pour contenir \u2013 On se demande \u00e0 qui Fermat destine cette remarque \u2013 Le plus insolent des th\u00e9or\u00e8mes \u2013 La m\u00eame \u00e9troitesse marginale \u2013 \u00ab Que les Anciens n'ont pas tout su \u00bb \u2013 Chacun pense aujourd'hui conna\u00eetre l'id\u00e9e de Fermat \u2013 Or si la m\u00e9thode de descente infinie \u2013 Un \u00ab saut quantique \u00bb de difficult\u00e9\n\n95 J'ai connu un math\u00e9maticien qui n'\u00e9tait pas de cet avis \nUne zone minkowskienne vraisemblable du monde ext\u00e9rieur \u2013 Que Fermat avait tr\u00e8s bien pu poss\u00e9der une d\u00e9monstration \u00ab \u00e9l\u00e9mentaire \u00bb \u2013 Il sortit son stylo et se mit \u00e0 \u00e9crire sur sa serviette \u2013 Son allure \u00e9tait extr\u00eamement distinctive \u2013 Il parlait avec accent \u2013 Sa distraction \u00e9tait fabuleuse \u2013 Il arrivait toujours en retard au s\u00e9minaire \u2013 La porte s'\u00e9tant ouverte, Krasner entra \u2013 Son int\u00e9r\u00eat pour le th\u00e9or\u00e8me\n\n96 La conviction profonde que Fermat n'a pas pu poss\u00e9der une d\u00e9monstration de son th\u00e9or\u00e8me \nBifurcation d\u00e9cisive \u2013 Commentant sa th\u00e9orie, Kummer, \u2013 Analogue de la composition chimique \u2013 Le fluor \u2013 Et Kummer poursuivant \u2013 \u00ab Les nombres que nous avons d\u00e9sign\u00e9s comme r\u00e9actifs... \u00bb \u2013 On lui attribue une remarque d\u00e9sobligeante \u2013 Les id\u00e9aux \u2013 Premiers nombres de Bernouilli\n\n97 Ayant partag\u00e9 t\u00e9l\u00e9phoniquement mon \u00e9motion avec tous ceux que j'avais r\u00e9ussi \u00e0 joindre \n\u00ab Ah ! si Fran\u00e7ois Le Lionnais avait vu \u00e7a ! \u00bb \u2013 J'avais une raison suppl\u00e9mentaire \u2013 Je pris une d\u00e9cision provisoire \u2013 Disparition de cette \u00ab terra incognita \u00bb \u2013 On se trouverait priv\u00e9 d'un sujet de conversation de tout repos \u2013 En me t\u00e9l\u00e9phonant le lendemain matin, Jean B\u00e9nabou \u2013 L'Anglais Mordell \u2013 Une fois assimil\u00e9e par les sp\u00e9cialistes \u2013 Doit-on trouver ce fait naturel, sublime ?\n\n98 Cependant je pris une d\u00e9cision provisoire> \nEssayer de comprendre \u2013 Vain, \u00e0 mon \u00e2ge \u2013 L'articulation des id\u00e9es \u2013 Renaissance de l'id\u00e9e de \u00ab descente infinie \u00bb \u2013 Au moment d'\u00e9crire ceci \u2013 Je me rends bien compte \u2013 Mais, retrait\u00e9 des math\u00e9matiques \u2013 Pourquoi ne pas renouer ? \u2013 Mais je sais que je n'irai pas au bout\n\nChapitre 4 - Point z\u00e9ro\n\n99 Ao\u00fbt commence et il fait chaud \nAo\u00fbt, mois des surench\u00e8res climatiques. \u2013 Mon unique pi\u00e8ce adopte instantan\u00e9ment la temp\u00e9rature externe \u2013 Je n'ai jamais aim\u00e9 Paris \u2013 De temps \u00e0 autre, je m'imagine vivant ailleurs \u2013 Mais je reste l\u00e0, je m'obstine \u2013 Qui ne fait pas partie de mon histoire \u2013 Il n'\u00e9chappera pas au lecteur attentif \u2013 J'ai le plus grand mal \u00e0 mettre ne serait-ce qu'un doigt de pied mental \u2013 Que va-t-il se passer ensuite ?\n\n100 Le \u00ab foyer \u00bb des \u00ab deuxi\u00e8me classe \u00bb de la \u00ab base \u00bb \u00e9tait un hangar m\u00e9tallique en t\u00f4le ondul\u00e9e \nPos\u00e9 \u00e0 m\u00eame le sable \u2013 Il y avait deux esp\u00e8ces de liquides \u2013 On y voyait rarement un \u00ab sous-off \u00bb \u2013 Les \u00ab bleus \u00bb, avides de l'\u00e9ph\u00e9m\u00e8re fra\u00eecheur \u2013 Les \u00ab anciens \u2013 Il se buvait, selon mes calculs \u2013 Toujours foule dans le foyer \u2013 Son \u00ab transistor \u00bb coll\u00e9 \u00e0 l'oreille \u2013 Je m'asseyais chaque soir dans le sable\n\n101 Le sable \u00e9tait partout. On voyait du sable, on respirait du sable \nOn mangeait sable, buvait sable. \u2013 En \u00e9valuant, grain par grain, \u2013 R\u00e9ticent \u00e0 me quitter \u2013 Trois esp\u00e8ces d'humains sur la base \u2013 Allong\u00e9 sur mon lit de camp \u2013 Existence idyllique \u2013 Des ruraux du Morbihan, \u2013 Contemplant \u00e0 l'arriv\u00e9e \u2013 Qu'est-ce qu'ils faisaient l\u00e0 ?\n\n102 La chaleur, tr\u00e8s t\u00f4t dans la journ\u00e9e, \u00e9tait intense \nChaud \u2013 Il plut \u2013 Je ne souffrais pas de la chaleur \u2013 Venu je ne sais d'o\u00f9 \u2013 PLBTs \u2013 De la mentalit\u00e9 primitive \u2013 Un artefact linguistique \u2013 Devaient-ils \u00eatre consid\u00e9r\u00e9s comme des \u00eatres encore inf\u00e9rieurs aux deuxi\u00e8me classe ? \u2013 Gyrovagues\n\n103 Une fois install\u00e9 dans le bureau, j'avais devant moi une journ\u00e9e enti\u00e8re confortable \nCorv\u00e9e de calcul, corv\u00e9e de bridge \u2013 Distributeurs d'eau \u2013 Grothendieck \u2013 \u00c9g\u00e9as \u2013 Imbib\u00e9 de bourbakisme \u2013 La locomotive Dieudonn\u00e9 \u2013 Le point de vue des Sch\u00e9mas \u2013 Bouleversement radical \u2013 Voie nouvelle, voie maudite\n\n104 La France avait d\u00e9cid\u00e9 d'\u00ab avoir la bombe \u00bb \nIl fallait exp\u00e9rimenter \u2013 Une \u00ab fen\u00eatre de lancement \u00bb fut \u00e9tablie \u2013 Seulement voil\u00e0, selon la direction des vents \u2013 La nature physi co-chimique du nuage \u2013 Un d\u00e9tachement de notre glorieuse arm\u00e9e \u2013 Un rituel immuable \u2013 Les vents se mirent contre nous \u2013 Aucune sympathie pour l'arme atomique \u2013 Curieux\n\n105 Outre les calculs plut\u00f4t rudimentaires qui servaient \u00e0 notre t\u00e2che de pr\u00e9vision des retomb\u00e9es \nLe point de vue des militaires am\u00e9ricains \u2013 Chaque s\u00e9rie de donn\u00e9es, chaque graphique \u2013 Certaines s\u00e9quences d'images \u2013 Je me souviens d'un passage du manuel \u2013 Un de ces petits matins-l\u00e0 \u2013 Le colonel ne fit aucun commentaire \u2013 Le grand jour \u2013 La Tentation du Point Z\u00e9ro \u2013 Une sc\u00e8ne m\u00e9morable\n\nMa\u00eetre Roubaud Par Jean-Baptiste Harang - Lib\u00e9ration sp\u00e9cial livres, 9 janvier 1997\n\n\u00ab Roubaud le math\u00e9maticien \u00bb Par Aliette Armel - Le Magazine litt\u00e9raire Mars 1997\n\nBRANCHE 3 \u2013 DEUXI\u00c8ME PARTIE \\- IMP\u00c9RATIF CAT\u00c9GORIQUE\n\nA - Premier tiers de branche\n\n\u00a7 1 \u00c0 droite de mon bureau il y avait une fen\u00eatre, une des cinq grandes fen\u00eatres sur la rue\n\n\u00a7 2 Le grimper de rideau n'\u00e9tait pas la seule raison de l'impopularit\u00e9 rapidement croissante de S\u00e9raphin\n\n\u00a7 3 Je me l\u00e8ve de ma chaise et je vais \u00e0 la fen\u00eatre. Je regarde dans la rue\n\n\u00a7 4 Du trottoir en face, on voit bien la plaque de Gauguin, entre les deuxi\u00e8me et troisi\u00e8me fen\u00eatres\n\n\u00a7 5 Introduction \u00e0 la deuxi\u00e8me partie de la branche 3 du 'grand incendie de londres'\n\n\u00a7 6 J'abandonne ainsi, sans aucun scrupule, une 'semi-branche' de prose\n\n\u00a7 7 D\u00e8s que la d\u00e9cision est prise que je viens de raconter\n\n\u00a7 8 Vous constatez que j'ai d\u00e9j\u00e0 d\u00e9crit les m\u00eames lieux, et d'une mani\u00e8re beaucoup plus succincte\n\n\u00a7 9 En continuant \u00e0 descendre la rue Notre-Dame-de-Lorette au-del\u00e0 de la brasserie Saint-Georges on rencontrait\n\n\u00a7 10 Le 'cochon de lait' (lech\u00f3n) m'autorise \u00e0 revenir pour quelques lignes \u00e0 l'appartement du 56\n\n\u00a7 11 Pour aller aux Buttes-Chaumont, du c\u00f4t\u00e9 o\u00f9 se trouve la rue Jean-M\u00e9nans, la station de m\u00e9tro la plus proche est Bolivar\n\n\u00a7 12 Je suis 'entr\u00e9 dans la carri\u00e8re'... universitaire \u00e0 l'automne de 1958, comme assistant d\u00e9l\u00e9gu\u00e9 de math\u00e9matiques aupr\u00e8s de la facult\u00e9 des sciences de l'universit\u00e9 de Rennes\n\n\u00a7 13 Mon s\u00e9jour \u00e0 Rennes, je le compte en ann\u00e9es universitaires\n\n\u00a7 14 Chaque semaine universitairement ouvrable, je prenais le train \u00e0 la gare Montparnasse\n\n\u00a7 15 En octobre 1958, et jusqu'en 64 ou 65 encore, \u00e0 sept heures du soir en semaine, Rennes \u00e9tait ville morte\n\n\u00a7 16 Je faisais quoi, en dehors des cours et s\u00e9ances d'exercices consacr\u00e9es aux \u00e9tudiants\n\n\u00a7 17 Interlude\n\n\u00a7 18 On ne peut plus naturellement, quand le premier fascicule des \u00c9-G-A, les '\u00e9g\u00e9as', \u00c9l\u00e9ments de g\u00e9om\u00e9trie alg\u00e9brique\n\n\u00a7 19 Je faisais l\u00e0 mes 'classes'. J'avais refus\u00e9 la PMS, la pr\u00e9paration militaire sup\u00e9rieure qui m'aurait permis d'\u00eatre officier\n\n\u00a7 20 Presque chacun avait un 'poste', un poste de radio. C'\u00e9tait l'\u00e9poque des 'transistors'\n\n\u00a7 21 Les 'classes' finirent. Mes compagnons d'infortune s'en all\u00e8rent faire les artilleurs je ne sais plus o\u00f9. Pas moi\n\n\u00a7 22 Qu'arriva-t-il ensuite ? Que m'arriverait-il ensuite ? me disais-je. Ma foi, je m'en inqui\u00e9tais pas mal\n\n\u00a7 23 La circonstance, dieu impr\u00e9visible, a jou\u00e9 l\u00e0 une partie serr\u00e9e\n\n\u00a7 24 Le matin du jour o\u00f9 je rencontrai le colonel et fus envoy\u00e9 par lui aupr\u00e8s de M. Hillion\n\n\u00a7 25 La destin\u00e9e de la '5e compagnie', qui n'a aucun rapport avec les films de Robert Lamoureux, \u00e9tait\n\n\u00a7 26 Je me livrerai \u00e0 cet exercice dans l'entre-deux-branches 3-6, o\u00f9 la relecture est naturelle selon la d\u00e9finition des entre-deux-branches\n\n\u00a7 27 Alors, je l'avoue, cyniquement, avec tranquillit\u00e9 et en toute ill\u00e9galit\u00e9 je sortais du camp\n\n\u00a7 28 Le camp militaire accaparait une assez grande \u00e9tendue de la for\u00eat de Paimpont\n\n\u00a7 29 Je r\u00eavassais\n\n\u00a7 30 Le premier signe de ma chute, de ma r\u00e9duction explicite \u00e0 l'\u00e9tat militaire dans le non-grade\n\n\u00a7 31 Mon odyss\u00e9e reprit le lendemain et se poursuivit avec une impressionnante lenteur\n\nB - Deuxi\u00e8me tiers de branche\n\n\u00a7 32 J'en ai connu, disciples qui ne se savaient pas disciples du 'soldat Br\u00fb'\n\n\u00a7 33 S. \u00e9tait mon voisin de sable. Il avait un m\u00e9tier dans le civil, dont il ne disait rien ou si peu que je l'ai oubli\u00e9\n\n\u00a7 34 Je n'ai rien dit de la chaleur. La chaleur incessante. L'uniforme lourd du bidasse. L'eau pour les ablutions rare, froide sans rafra\u00eechir\n\n\u00a7 35 Je n'avais rien a priori contre l'id\u00e9e d'une nuit '\u00e0 la belle \u00e9toile'\n\n\u00a7 36 Il me fallait rompre avec la routine d\u00e9sesp\u00e9rante dans laquelle je m'engluais\n\n\u00a7 37 S. m'avait bien recommand\u00e9 de passer le moins de temps possible dans la tente pendant les heures ouvrables\n\n\u00a7 38 Le lendemain je quittai Colomb-B\u00e9char en avion et en civi\u00e8re\n\n\u00a7 39 J'oscillais entre la somnolence, l'angoisse et une sorte d'euphorie optimiste\n\n\u00a7 40 Je sortis de l'h\u00f4pital, arm\u00e9 d'une permission de convalescence de deux mois\n\n\u00a7 41 En bas des Ramblas, le march\u00e9 aux poissons, avec ses violets, 'bugnols', tels des tubercules, ou des racines de gingembre, gorg\u00e9s d'iode\n\n\u00a7 42 Au retour du voyage, je m'\u00e9tais remis \u00e0 de la math\u00e9matique\n\n\u00a7 43 Ma permission de convalescence, presque imm\u00e9diatement, s'acheva\n\n\u00a7 44 Interlude 2\n\n\u00a7 45 Interlude 2, suite\n\n\u00a7 46 La nuit avant mon anniversaire, entre le 4 et le 5 d\u00e9cembre 1961, j'ai fait un r\u00eave\n\n\u00a7 47 Interlude 2 (suite de la suite)\n\n\u00a7 48 Interlude 2 (suite de la suite de la suite)\n\n\u00a7 49 Interlude 2 (suite de la suite de la suite de la suite)\n\n\u00a7 50 Interlude 2 (et fin)\n\n\u00a7 51 Interlude 3\n\n\u00a7 52 Dimanche, 21 novembre 2004, au d\u00e9but de l'apr\u00e8s-midi, nous prenons le m\u00e9tro place Clichy, ligne 2, direction Nation\n\n\u00a7 53 Je revois la photographie l\u00e9g\u00e8rement souriante de Jean-Ren\u00e9\n\n\u00a7 54 Au tournant de l'ann\u00e9e, alors que 1961 disparaissait pour \u00eatre remplac\u00e9 par l'ann\u00e9e des accords d'\u00c9vian\n\n\u00a7 55 Je reviens un momentprose sur la partie 'po\u00e9sie' de mon programme de d\u00e9cembre 61\n\n\u00a7 56 Le premier des survivants de ma longue et d\u00e9sastreuse histoire vers-libriste date de septembre, compos\u00e9 en nageant\n\n\u00a7 57 Le dernier de mes po\u00e8mes en vls est de novembre, apr\u00e8s mon retour\n\n\u00a7 58 Le boulevard de Latour-Maubourg prend sa source dans la Seine, comme il se doit, face au pont des Invalides\n\n\u00a7 59 L'appartement de Robert, boulevard de Latour-Maubourg, avait ainsi deux fonctions nettement ind\u00e9pendantes\n\n\u00a7 60 Au fort d'Aubervilliers, j'avais appris de Bernard l'existence d'une math\u00e9matisation possible de la syntaxe des langues\n\n\u00a7 61 J'eus quelque temps une tentation\n\n\u00a7 62 La guerre d'Alg\u00e9rie prit fin officiellement avec les accords d'\u00c9vian du 18 mars 1962\n\nC - Troisi\u00e8me tiers de branche\n\n\u00a7 63 L'origine de leurs ressources n'\u00e9tait pas toujours d'une clart\u00e9 aveuglante pour les chercheurs\n\n\u00a7 64 Il existait en ce temps-l\u00e0 un organisme, la DGRST, D\u00e9l\u00e9gation g\u00e9n\u00e9rale \u00e0 la recherche scientifique et technique\n\n\u00a7 65 Au mois de juillet de l'an 64 et pendant tout le second semestre de cette ann\u00e9e-l\u00e0, je fus envahi de math\u00e9matique\n\n\u00a7 66 De retour \u00e0 Paris nous \u00e9criv\u00eemes un rapport, qui doit dormir dans les archives de la DGRST. Nous constations\n\n\u00a7 67 Je ne me suis pas montr\u00e9 moins s\u00e9v\u00e8re, au moment de construire le 'livre dont le titre est le signe d'appartenance en th\u00e9orie des ensembles'\n\n\u00a7 68 En m\u00eame temps que je continue \u00e0 raconter mon parcours math\u00e9matique, avec pour horizon, dans cette demi-branche\n\n\u00a7 69 Il est temps de faire entrer en sc\u00e8ne le personnage principal de la pi\u00e8ce, madame CAT\u00c9GORIE\n\n\u00a7 70 \u00c0 la rentr\u00e9e de 1963 fut nomm\u00e9 au d\u00e9partement de math\u00e9matiques de Rennes, mon universit\u00e9, un nouveau charg\u00e9 d'enseignement\n\n\u00a7 71 Les math\u00e9maticiens sont tr\u00e8s avides de gloire\n\n\u00a7 72 Dans ce qui pr\u00e9c\u00e8de, quelque chose d'essentiel est absent, que vous n'avez pas manqu\u00e9, avec votre sagacit\u00e9 coutumi\u00e8re, de remarquer\n\n\u00a7 73 Rencontrer Jean B\u00e9nabou a eu pour moi des cons\u00e9quences multiples, dont plusieurs ont directement affaire avec l'\u00e9volution de mon projet\n\n\u00a7 74 Se d\u00e9tournant r\u00e9solument et d\u00e9finitivement de la conception ehresmannienne des cat\u00e9gories, ce qui n'arrangea pas leurs rapports\n\n\u00a7 75 J'ai eu le 'coup de foudre' pour madame CAT\u00c9GORIE\n\n\u00a7 76 La double r\u00e9ussite, partielle, que je viens d'\u00e9voquer, celle de ce que je d\u00e9cide alors, en d\u00e9cembre, de nommer d\u00e9sormais PROJET DE PO\u00c9SIE, et celle, parall\u00e8le\n\n\u00a7 77 L'ann\u00e9e universitaire 64-65 le professeur Chevalley consacre son s\u00e9minaire \u00e0 la question de la 'descente'\n\n\u00a7 78 L'ann\u00e9e universitaire 64-65, je le r\u00e9p\u00e8te, le professeur Chevalley consacrait son s\u00e9minaire \u00e0 la question de la 'descente'\n\n\u00a7 79 En 2001, dans une publication de l'Inalco, Forme & Mesure, constituant des m\u00e9langes qui m'\u00e9taient offerts \u00e0 l'occasion de mon d\u00e9part \u00e0 la retraite, Jean B\u00e9nabou\n\n\u00a7 80 La d\u00e9esse Fortune ne se montra pas envers moi avare de ses bienfaits\n\n\u00a7 81 Or qu'arriva-t-il ? Que Benz\u00e9cri fit un cours de linguistique. Je le suivis. Ses id\u00e9es \u00e9taient tr\u00e8s neuves, tr\u00e8s fortes\n\n\u00a7 82 Je ne m'int\u00e9resse gu\u00e8re qu'en amateur aux groupes formels\n\n\u00a7 83 La solution m'a \u00e9t\u00e9 fournie de mani\u00e8re assez d\u00e9tourn\u00e9e par un r\u00e9sultat annexe de la th\u00e8se de Jean B\u00e9nabou\n\n\u00a7 84 Je ne pensais pas en avoir termin\u00e9 avec mon travail\n\n\u00a7 85 Pendant la r\u00e9daction de ce qui n'\u00e9tait encore qu'une r\u00e9daction sans finalit\u00e9 claire, je fis une s\u00e9rie de six expos\u00e9s\n\n\u00a7 86 Ma th\u00e8se se pr\u00e9sente, dans sa premi\u00e8re version, avant sa publication, par les soins de mon 'patron', en juin 1968, oui, en juin 1968\n\n\u00a7 87 La c\u00e9r\u00e9moniale 'soutenance de th\u00e8se', et il faudrait dire 'soutenance de th\u00e8ses', 'soutenance' au singulier, mais 'th\u00e8ses' au pluriel\n\n\u00a7 88 Froid et tempestueux fut cet hiver-l\u00e0\n\nL'arpenteur \u00e9clair\u00e9 Par Lucie Clair - Le Matricule des Anges, no 90, f\u00e9vrier 2008\n\nLes mondes possibles de langues Propos recueillis par Lucie Clair\n\nBRANCHE 4 - PO\u00c9SIE\n\nPremi\u00e8re partie, premi\u00e8re sous-partie\n\nChapitre 1 - La forme d'une ville\n\n\u00a7 1 Un des premiers jours de d\u00e9cembre 1994, je marchais dans Paris\n\n\u00a7 2 J'ai de l'amiti\u00e9 pour les autobus, pas pour les automobiles\n\n\u00a7 3 Je ne pouvais penser produire ainsi que des po\u00e8mes\n\n\u00a7 4 Le ruminement de la po\u00e9sie en commencement\n\n\u00a7 5 Le titre de mon livre de po\u00e8mes sera, serait le suivant\n\n\u00a7 6 Je choisis parfois un but pour mes promenades\n\n\u00a7 7 Mais revenons \u00e0 nos moutons, ou renards\n\n\u00a7 8 Mon souvenir paraissait avoir, l\u00e0, d'excellentes justifications\n\n\u00a7 9 tr\u00e8s souvent, le 'je me souviens de garap' en est un exemple\n\n\u00a7 10 J'avais re\u00e7u, sur la place, face \u00e0 la Com\u00e9die-Fran\u00e7aise\n\n\u00a7 11 Un livre de sonnets\n\n\u00a7 12 La po\u00e9sie, autrefois, se passait toujours ainsi\n\n\u00a7 13 Nul n'ignore que dans la po\u00e9sie rim\u00e9e, la rime\n\n\u00a7 14 L'\u00e9querre\n\nChapitre 2 - An climat\u00e9rique\n\n\u00a7 15 Capfin\n\n\u00a7 16 La mani\u00e8re dont je viens de commencer le pr\u00e9sent chapitre\n\n\u00a7 17 Vous pensez : voil\u00e0 une ironie bien facile !\n\n\u00a7 18 Pour reprendre une m\u00e9taphore, autrefois employ\u00e9e par Jean-Pierre Faye\n\n\u00a7 19 Pendant la troisi\u00e8me semaine d'octobre\n\n\u00a7 20 Telle \u00e9tait la source de l'angoisse\n\n\u00a7 21 J'admire le sonnet de G\u00f3ngora immens\u00e9ment\n\n\u00a7 22 Le mot que j'avais trouv\u00e9 n'\u00e9tait pas climat\u00e9rique mais climat\u00e9rico\n\n\u00a7 23 Je l'avais su par c\u0153ur autrefois\n\n\u00a7 24 j'avais aussi, en exhumant le mot 'climat\u00e9rique'\n\n\u00a7 25 Avan\u00e7ant dans la s\u00e9quence de livres de l'esp\u00e8ce de celui-ci\n\n\u00a7 26 Dans ce moment de prose, parenth\u00e9tique mais fondamental, l'Auteur impose une th\u00e9orie rudimentaire et frivole du temps, \u00e0 des fins purement \u00e9go\u00efstes de prosateur non romancier, sans aucune responsabilit\u00e9 philosophique, ni autre\n\n\u00a7 27 Parenth\u00e8se sur les saisons ; & suite des \u00e9lucubrations g\u00e9om\u00e9triques de l'Auteur sur le temps\n\n\u00a7 28 Ainsi, le 5 d\u00e9cembre de chaque ann\u00e9e, mon anniversaire\n\nChapitre 3 - All\u00e9e des Marronniers aux fleurs doubles\n\n\u00a7 29 L'autour du r\u00eave se situe dans un mois de d\u00e9cembre, dans l'ann\u00e9e 1961, \u00e0 la date qui est ma date d'anniversaire, le cinqui\u00e8me jour du mois\n\n\u00a7 30 Un titre est le nom propre d'un livre\n\n\u00a7 31 du Projet je disais au moins ceci\n\n\u00a7 32 Il s'agit d'une croyance sans soubassement justifiable\n\n\u00a7 33 Je n'oublie pas que ce que j'ai annonc\u00e9 dans la branche 1 et rappel\u00e9 il y a peu est\n\n\u00a7 34 Dans la nuit, dans cette nuit \u00e9trange, la lumi\u00e8re du r\u00eave\n\n\u00a7 35 Dans la matin\u00e9e je suis all\u00e9 au cimeti\u00e8re de Pantin\n\n\u00a7 36 donner une r\u00e9ponse pas trop invraisemblable \u00e0 la question : qu'est-ce qui fait qu'on peut se dire math\u00e9maticien ? n'est pas impossible\n\n\u00a7 37 un des dix styles de po\u00e9sie dont il dresse la liste\n\n\u00a7 38 Les demeures des morts portent des noms\n\n\u00a7 39 La d\u00e9signation des noms par les \u00e9crits\n\n\u00a7 40 \u00c0 l'abri des cypr\u00e8s, des pins ont surgi et les vents qui attaquent la colline\n\n\u00a7 41 La lecture acharn\u00e9e du trait\u00e9 du math\u00e9maticien collectif Bourbaki avait constitu\u00e9 l'essentiel de mon absorption dans la math\u00e9matique pendant au moins sept ann\u00e9es ;\n\n\u00a7 42 D'une d\u00e9cision de rupture (suite) : commencer, c'est rompre ; pas pour faire table rase de la po\u00e9sie du pass\u00e9 (illusion avant-gardiste), mais pour un retour en arri\u00e8re, jusqu'au n\u0153ud de l'erreur, pour prendre un autre chemin\n\nChapitre 4 - Un livre ancien sous le bras\n\n\u00a7 43 Commencement de chapitre qui compl\u00e8te le pr\u00e9c\u00e9dent \u2013 S\u00e9v\u00e8res axiomes de comportement en po\u00e9sie (seconde suite, et presque fin)\n\n\u00a7 44 que le Projet de Po\u00e9sie soit un isolant contre les insinuations de la douleur\n\n\u00a7 45 le doute : j'y ai succomb\u00e9 pour la premi\u00e8re fois, apr\u00e8s plus de deux ans\n\n\u00a7 46 La po\u00e9sie suscite, apr\u00e8s coup, le sentiment tr\u00e8s fort d'une pr\u00e9existence\n\n\u00a7 47 \u00abUn des premiers jours de d\u00e9cembre 1994, je marchais dans Paris. \u00bb\n\n\u00a7 48 Je pr\u00e9f\u00e9rais certes les petits bistrots de petites rues indistinctes\n\n\u00a7 49 En remontant encore (pour une fois 'remonter' veut bien dire s'\u00e9lever, pas seulement sur le plan de ville) on traverse une r\u00e9gion jonch\u00e9e de bars\n\n\u00a7 50 (autres contraintes, suite) \u2013 La contrainte du passage par les passages\n\n\u00a7 51 Le centre, l'\u0153il, le moyeu de Paris-roue \u00e9tant le 56 de la rue Notre-Dame-de-Lorette\n\n\u00a7 52 La rue La Bruy\u00e8re a r\u00e9clam\u00e9 r\u00e9cemment \u00e0 nouveau mon attention po\u00e9tique\n\n\u00a7 53 La d\u00e9couverte de la Biblioth\u00e8que nationale a \u00e9t\u00e9 un des \u00e9v\u00e9nements les plus marquants de mon existence\n\n\u00a7 54 Et quoi donc voulais-je faire dans cette biblioth\u00e8que ?\n\n\u00a7 55 La t\u00eate pleine de po\u00e9sie\n\n\u00a7 56 Me stimulait aussi le sentiment de la pr\u00e9carit\u00e9 de ma possession de ces livres\n\nPremi\u00e8re partie, deuxi\u00e8me sous-partie\n\nChapitre 5 - La tabati\u00e8re du Notaro\n\n\u00a7 57 Au chant 24 du Purgatoire Dante, se surpassant dans la mauvaise foi\n\n\u00a7 58 Les paroles que lui pr\u00eate Dante placent Bonagiunta Orbicciani dans une ligne de po\u00e9sie\n\n\u00a7 59 C'est au titre d'inventeur du sonnet que le Notaro figure allusivement dans le titre de ce chapitre\n\n\u00a7 60 Je montre maintenant du doigt de la prose le responsable majeur de la prolif\u00e9ration de la forme-sonnet\n\n\u00a7 61 En 1961, je n'ignorais pas totalement la forme-sonnet\n\n\u00a7 62 Et la structure ? la structure serait celle de la forme-sonnet\n\n\u00a7 63 Je ne cacherai pas (le fait est un peu oubli\u00e9 mais il est ais\u00e9ment v\u00e9rifiable)\n\n\u00a7 64 Le sonnet n'\u00e9tait pas pour moi un moyen de manifester politiquement d'une mani\u00e8re quelconque un attachement quelconque\n\n\u00a7 65 Je proc\u00e9derais par \u00e9tapes\n\n\u00a7 66 J'ouvris donc un carnet, un 'carnet \u00e0 sonnets'\n\n\u00a7 67 Dans le m\u00eame temps j'ouvris un deuxi\u00e8me carnet destin\u00e9, lui, \u00e0 la composition\n\n\u00a7 68 Puis, page 3, vient la transcription des sonnets\n\n\u00a7 69 J'avais plus de trente ans et j'avais \u00e9crit un po\u00e8me\n\n\u00a7 70 J'avais, en inaugurant ce carnet bleu\n\nChapitre 6 - For\u00eat racine et labyrinthe\n\n\u00a7 71 D'une des deux fen\u00eatres de ma chambre je voyais, de l'autre c\u00f4t\u00e9 du chemin de terre \u00e9troit\n\n\u00a7 72 Le pourquoi de leur migration soudaine \u00e9tait la compulsion amoureuse\n\n\u00a7 73 J'ai, on le voit, une tendance accus\u00e9e \u00e0 l'anthropomorphisme g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9 ;\n\n\u00a7 74 Le vol des lucanes, abstraction faite de leurs appendices encombrants\n\n\u00a7 75 J'avais un peu plus de quinze ans\n\n\u00a7 76 Dans ce lieu sordide entre un matin, v\u00eatue de noir et le visage voil\u00e9 d'une voilette violette\n\n\u00a7 77 Un avantage non n\u00e9gligeable du d\u00e9m\u00e9nagement de notre famille\n\n\u00a7 78 En 1940 en effet ma tante Ren\u00e9e et mon oncle Walter \u00e9taient partis pour l'Am\u00e9rique\n\n\u00a7 79 Il \u00e9tait en fait extr\u00eamement doux et confiant en la bont\u00e9 de la nature humaine\n\n\u00a7 80 Quand nous sortions du jardin dans la rue par exemple\n\n\u00a7 81 Nous avions mis au point \u00e0 son intention un discours formula\u00efque affectueux\n\n\u00a7 82 Il aurait de beaucoup pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 dormir dans un lit\n\n\u00a7 83 Dans la for\u00eat, le travail des petits vers d\u00e9voreurs me fascinait\n\n\u00a7 84 J'absorbais et apprenais et me r\u00e9citais et copiais explicitement sur des pages, involontairement dans les vers que j'\u00e9crivais\n\nChapitre 7 - Concerto pour la main gauche\n\n\u00a7 85 \u00c0 la suite de cette rencontre changea du tout au tout le rapport que j'\u00e9tablissais entre la po\u00e9sie et le lyc\u00e9e\n\n\u00a7 86 Aragon avait rompu avec les surr\u00e9alistes\n\n\u00a7 87 \u00c0 l'\u00e9tage de ma chambre, au deuxi\u00e8me, il y avait quatre pi\u00e8ces\n\n\u00a7 88 Je me souviens d'\u00eatre mont\u00e9 en courant au deuxi\u00e8me \u00e9tage\n\n\u00a7 89 Ma s\u0153ur Denise et moi-m\u00eame avions pris, d\u00e8s notre plus jeune \u00e2ge, des le\u00e7ons de piano\n\n\u00a7 90 Apr\u00e8s la deuxi\u00e8me op\u00e9ration, tr\u00e8s longue, je suis rest\u00e9 \u00e0 l'h\u00f4pital plusieurs jours\n\n\u00a7 91 Comme, d\u00e8s le d\u00e9but, j'ai su que je ne pourrais dire ce que j'allais m'efforcer de dire de mani\u00e8re rapide (sinon instantan\u00e9e)\n\n\u00a7 92 Fracture\n\n\u00a7 93 J'ai entrepris mon Projet le 5 d\u00e9cembre 1961\n\n\u00a7 94 Il m'est difficile de m'en tenir \u00e0 la simple constatation\n\n\u00a7 95 J'ai pass\u00e9 trois jours \u00e0 diss\u00e9quer le m\u00e9canisme d'une certaine co\u00efncidence entre ma vie et ma narration\n\n\u00a7 96 Chaque unit\u00e9 g\u00e9n\u00e9rique de prose, transposition d'une page de vie, est donc un moment\n\n\u00a7 97 Je pourrais marquer effectivement un moment vide par un blanc, je devrais le marquer par un blanc\n\n\u00a7 98 la strat\u00e9gie g\u00e9n\u00e9rale de la branche pr\u00e9sente renforce encore la gravit\u00e9 du ph\u00e9nom\u00e8ne\n\nChapitre 8 - Fifty two \u2013 Station Road \u2013 Lochgelly \u2013 Fife\n\n\u00a7 99 Je m'efforce \u00e0 un recensement et \u00e0 un d\u00e9sencombrement\n\n\u00a7 100 Nous prenons soin de n'invoquer les moments r\u00e9volus qu'avec pr\u00e9caution\n\n\u00a7 101 j'ai voulu comme chaque matin ouvrir le dossier GRIL\n\n\u00a7 102 J'\u00e9tais en proie \u00e0 une angoisse totalement disproportionn\u00e9e \u00e0 l'\u00e9v\u00e9nement\n\n\u00a7 103 On \u00e9tait en plein milieu des vacances dites de P\u00e2ques dans l'acad\u00e9mie de Paris et il y avait peu de monde dans la salle de lecture\n\n\u00a7 104 \u00abMais ne pourriez-vous les noter manuellement sur un bout de papier ? \u00bb\n\n\u00a7 105 Les toutes petites \u00eeles du pass\u00e9 que tente de fixer ma m\u00e9moire, tous les 'Papa Westray' de mon souvenir\n\n\u00a7 106 mon p\u00e8re me fit observer que c'\u00e9tait \u00e0 peu de chose pr\u00e8s le m\u00eame son que celui du 'r' faubourien de Saint-Jean-du-Var\n\n\u00a7 107 Une visite au Science Museum de Kensington\n\n\u00a7 108 J'eus le coup de foudre pour les jellies\n\n\u00a7 109 On d\u00e9lavait beaucoup les viandes et les l\u00e9gumes, mais cela ne sera une r\u00e9v\u00e9lation pour personne\n\n\u00a7 110 L'arm\u00e9e, deux ans apr\u00e8s la fin de la Seconde Guerre mondiale\n\n\u00a7 111 un instant le soleil brille au-dessus du Scott Monument\n\n\u00a7 112 Au beau milieu de la ville on vous offre, tout simplement, une colline\n\nDeuxi\u00e8me partie, premi\u00e8re sous-partie\n\nChapitre 9 - Grande illusion\n\n\u00a7 113 M'\u00e9tant lib\u00e9r\u00e9 au chapitre 8 qui vient de s'achever, et de mani\u00e8re d\u00e9finitive, de tout guide scolaire et familial sur la voie de la po\u00e9sie\n\n\u00a7 114 la r\u00e9ponse que je donne, maintenant, \u00e0 l'interrogation ironique \u00ab et la politique, alors ? \u00bb\n\n\u00a7 115 Je ne fis qu'un bref s\u00e9jour dans une classe pr\u00e9paratoire au concours de l'\u00c9cole normale sup\u00e9rieure, section des Lettres\n\n\u00a7 116 Je n'ai pas su, et ne saurai jamais, quelle fut ma troisi\u00e8me note de th\u00e8me latin\n\n\u00a7 117 \u00c0 l'automne de 1951 je m'inscrivis en licence d'anglais \u00e0 la Sorbonne\n\n\u00a7 118 Tout en p\u00e9n\u00e9trant avec enthousiasme dans les d\u00e9dales de la palatalisation slave\n\n\u00a7 119 Je choisis de parler \u00e0 mes condisciples d'une sc\u00e8ne de Shakespeare\n\n\u00a7 120 Plus tard, alors que j'\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 engag\u00e9 dans les math\u00e9matiques\n\n\u00a7 121 Aussit\u00f4t on se r\u00e9unissait\n\n\u00a7 122 C'est le matin de la nouvelle de la mort du camarade Staline. L'Humanit\u00e9 est \u00e9norme, noire\n\n\u00a7 123 Je n'en ai connu qu'un pendant ma courte vie de militant\n\n\u00a7 124 D'o\u00f9 il r\u00e9sultait, de mani\u00e8re tout \u00e0 fait \u00e9vidente pour les auditeurs\n\n\u00a7 125 Je sus tr\u00e8s vite que, pas plus que je n'acc\u00e9derais \u00e0 l'\u00e9lite universitaire par la Voie acad\u00e9mique royale\n\n\u00a7 126 J'ai longuement h\u00e9sit\u00e9 \u00e0 me lancer dans la description condens\u00e9e d'un examen de ma conscience politique\n\nChapitre 10 - \u00ab On doit toujours penser \u00e0 Staline, m\u00eame quand on fait l'amour ! \u00bb\n\n\u00a7 127 Ma premi\u00e8re immersion militante, en fait, ne fut pas directement politique\n\n\u00a7 128 d\u00e9sireuse donc de mettre un terme \u00e0 une correspondance d\u00e9bordante, Elsa Triolet inventa\n\n\u00a7 129 Ils ne tard\u00e8rent pas \u00e0 se rendre compte que le champ po\u00e9tique\n\n\u00a7 130 Avenue Gabriel, on recevait des visites\n\n\u00a7 131 En tant que mouvement po\u00e9tique, le Groupe des Jeunes Po\u00e8tes du CNE n'a laiss\u00e9 aucune trace discernable \u00e0 la surface de la vie litt\u00e9raire fran\u00e7aise\n\n\u00a7 132 Je viens de dire que son influence po\u00e9tique fut nulle. En fait, je peux au moins en reconna\u00eetre une. N\u00e9gative\n\n\u00a7 133 Je m'\u00e9tais rendu \u00e0 la premi\u00e8re r\u00e9union, inaugurale, annonc\u00e9e, avec pompe, par Les Lettres fran\u00e7aises\n\n\u00a7 134 En attendant, il y avait une carte du Groupe, avec un num\u00e9ro d'adh\u00e9sion ; et une photographie\n\n\u00a7 135 Robert Desnos \u00e9tait mort au sortir de la d\u00e9portation\n\n\u00a7 136 Pour \u00eatre aragonien strictement, politiquement comme prosodiquement\n\n\u00a7 137 En 1954 Aragon \u00e9crivit une pr\u00e9face \u00e0 Une temp\u00eate d'espoir, livre que Charles Dobzynski avait d'abord publi\u00e9 sous un pseudonyme, Charles Marse, pendant son service militaire\n\n\u00a7 138 \u00abJe suis blanc je l\u00e2che des ballons\/ sur les toits de la ville des blancs \u00bb\n\n\u00a7 139 Charles Dobzynski, \u00e0 ses d\u00e9buts, avait puis\u00e9 son inspiration la plus \u00e9vidente dans l'Apollinaire octosyllabique 'Mal-aim\u00e9'\n\n\u00a7 140 Aux derni\u00e8res phrases du dernier moment de ce chapitre viendra l'explication de son titre\n\nChapitre 11 - LamourLapo\u00e9sieLamour\n\nPremi\u00e8re partie - Portrait photographique : la Jeune Fille \u00e0 l'Oursin\n\n\u00a7 141 L'\u00e9t\u00e9 de 1950 se tint \u00e0 Nice un Festival international de la jeunesse\n\n\u00a7 142 Il y a eu une photographie de prise, parmi d'autres, que j'ai gard\u00e9e longtemps\n\n\u00a7 143 M. Tchen, p\u00e8re de mon amoureuse (elle le devint d\u00e8s notre retour \u00e0 Paris), \u00e9tait un ouvrier\n\n\u00a7 144 \u00abLes belles de ce temps sont aujourd'hui grand-m\u00e8res \u00bb, \u00e9crivait \u00e0 peu pr\u00e8s Tzara dans un long po\u00e8me de la fin de sa vie\n\n\u00a7 145 Mais ce que je ne parviens pas \u00e0 r\u00e9habiter avec conviction\n\n\u00a7 146 Les pornographes hollywoodiens des ann\u00e9es r\u00e9centes ont parfois atteint leur but par un simple d\u00e9placement de contexte\n\nSeconde partie - \u00c9ros \u00e9nergum\u00e8ne\n\n\u00a7 147 Au m\u00e9tro Anvers se trouve le lyc\u00e9e Jacques-Decour, anciennement nomm\u00e9 coll\u00e8ge Rollin\n\n\u00a7 148 Je regardais souvent un chat, un gros chat pl\u00e9b\u00e9ien, pas beau, pas jeune, \u00e0 la fourrure d'un blanc pas propre\n\n\u00a7 149 j'\u00e9tais parfois, souvent, trop souvent tent\u00e9 d'entrer \u00e0 mon tour dans ce jeu\n\n\u00a7 150 J'ai connu une jeune Allemande des Sud\u00e8tes\n\n\u00a7 151 je m'\u00e9tais mis \u00e0 fr\u00e9quenter assid\u00fbment la Biblioth\u00e8que nationale\n\n\u00a7 152 elle s'appelait Agn\u00e8s X, n\u00e9e Y\n\n\u00a7 153 J'ai dit \u00e0 Agn\u00e8s que j'avais envie d'elle. Elle a dit qu'elle voulait. Mais o\u00f9 ?\n\n\u00a7 154 Ensuite nous avons voulu recommencer\n\nDeuxi\u00e8me partie, deuxi\u00e8me sous-partie\n\nChapitre 12 - La distorsion\n\n\u00a7 155 Publier une '\u0153uvre en sonnets' n'\u00e9tait pas, en 1967, une chose nouvelle\n\n\u00a7 156 \u00c9tant po\u00e8te, je suis in\u00e9vitablement un amateur\n\n\u00a7 157 Aucun des ensembles de sonnets que je lisais dans la po\u00e9sie du vingti\u00e8me si\u00e8cle n'\u00e9tait un v\u00e9ritable Livre de Sonnets\n\n\u00a7 158 En pr\u00e9sentant des po\u00e8mes d'un format si d\u00e9suet je ne pouvais \u00eatre accus\u00e9 de suivre une mode\n\n\u00a7 159 Reste \u00e0 dire le lieu o\u00f9 leur amour prit son commencement\n\n\u00a7 160 J'avan\u00e7ais soumis \u00e0 mon tour \u00e0 la fascination de la forme\n\n\u00a7 161 Merrill Moore est mort le 20 septembre 1957\n\n\u00a7 162 Parue peu apr\u00e8s la mort de Moore la notice de Stanley Kunitz\n\n\u00a7 163 J'ai \u00e9t\u00e9 sauv\u00e9 de la sonettomania\n\n\u00a7 164 Loin sur l'horizon brillait, diamantinement, le Livre de Mallarm\u00e9\n\n\u00a7 165 Du principe de variation : d\u00e9tail\n\n\u00a7 166 Du champ des rimes\n\n\u00a7 167 Je repose la question\n\n\u00a7 168 Dans ces conditions, moi, qu'ai-je fait ?\n\nChapitre 13 - Livre dont le titre est le signe d'appartenance\n\n\u00a7 169 Chaque sonnet est semblable \u00e0 une sph\u00e8re\n\n\u00a7 170 L'inspiration qui m'a inspir\u00e9 est on ne peut plus \u00e9vidente\n\n\u00a7 171 sous le nom de sonnet court\n\n\u00a7 172 Moins d'une semaine plus tard, j'ai inaugur\u00e9 une nouvelle vari\u00e9t\u00e9, extension de l'id\u00e9e de 'faire plus court'\n\n\u00a7 173 Il existe au moins un exemple ancien de la troncature du sonnet\n\n\u00a7 174 Le sonnet court \u00e9tant en un certain sens moins lourd \u00e0 manier que son fr\u00e8re standard\n\n\u00a7 175 Les sonnets 'caudato' ont eu tendance, avec les si\u00e8cles, \u00e0 devenir de plus en plus lourds\n\n\u00a7 176 J'\u00e9tendais donc, mais avec une certaine prudence, le champ de la forme-sonnet\n\n\u00a7 177 En ouvrant le livre de la version fran\u00e7aise des Sonnets de Shakespeare par Pierre Jean Jouve une nouvelle fois au d\u00e9but de 1964\n\n\u00a7 178 indication de la m\u00e9thode\n\n\u00a7 179 sonnets de sonnets\n\n\u00a7 180 Toute la d\u00e9marche est, en derni\u00e8re analyse, d'inspiration bourbakiste\n\n\u00a7 181 Pour effectuer toutes ces op\u00e9rations de construction et de groupements\n\n\u00a7 182 J'ai failli m'en tenir l\u00e0\n\nChapitre 14 - L'amiral Yamamoto a \u00e9t\u00e9 mis \u00e0 pied\n\n\u00a7 183 Ce n'est qu'\u00e0 plus de soixante ans que, franchissant l'\u00e9norme distance g\u00e9ographique et culturelle, je me suis trouv\u00e9, en mai de l'ann\u00e9e derni\u00e8re, au Japon\n\n\u00a7 184 Le paquebot\n\n\u00a7 185 Il se trouve que c'est \u00e0 la m\u00eame \u00e9poque (1939-45) que j'ai \u00e9t\u00e9 mis en pr\u00e9sence du ha\u00efku\n\n\u00a7 186 Pr\u00e8s de vingt ans apr\u00e8s la guerre j'ai rencontr\u00e9 de nouveau le Japon dans un contexte tout \u00e0 fait diff\u00e9rent du premier\n\n\u00a7 187 C'\u00e9tait un beau printemps que le printemps de 1965\n\n\u00a7 188 Le choix d'un mod\u00e8le qui est une partie d'un jeu, quel qu'il soit, est une id\u00e9e enfantine\n\n\u00a7 189 Parmi les jeux, le go avait \u00e0 mes yeux un avantage consid\u00e9rable\n\n\u00a7 190 Je venais de me plonger dans une construction nouvelle, l'architecture-go\n\n\u00a7 191 J'ai achev\u00e9 mon ann\u00e9e climat\u00e9rique sans catastrophes visibles\n\n\u00a7 192 Pendant presque une quinzaine, en d\u00e9cembre, alors que j'aurais eu grand besoin de son r\u00e9confort paradoxal\n\n\u00a7 193 j'ai beaucoup beaucoup march\u00e9 pendant les trois derniers mois de l'ann\u00e9e derni\u00e8re (autour de la fracture constitu\u00e9e par la fin (heureuse ?) de mon ann\u00e9e climat\u00e9rique)\n\n\u00a7 194 Vint 1966\n\n\u00a7 195 En finir, m'adresser \u00e0 quelque autorit\u00e9 \u00e9ditoriale, sans doute. Mais il faut pour cela pr\u00e9senter l'ensemble sous forme d'un livre ; il faut d\u00e9cider ce que sera mon livre\n\n\u00a7 196 \u00c0 qui allais-je envoyer cette concoction bizarre, cette confiture linguistique exotique ?\n\n\u00ab La chose la plus importante \u00e0 dire d'un po\u00e8me, c'est : apprenez-le \u00bb Propos recueillis pas Macha S\u00e9ry - Le Monde de l'\u00e9ducation, no 288, janvier 2001\n\nRoubaud sur la branche Par Patrick K\u00e9chichian - Le Monde des livres, 25 f\u00e9vrier 2000\n\nBRANCHE 5 - LA BIBLIOTH\u00c8QUE DE WARBURG\n\nChapitre 1 - Mississippi Haibun\n\n\u00a7 1 Sans doute aucun, c'\u00e9tait un grand lit. C'\u00e9tait une grande chambre\n\n\u00a7 2 Soit. Mais pourquoi ? pourquoi partir ? pourquoi ainsi, pourquoi l\u00e0 ?\n\n\u00a7 3 Sans trop avoir \u00e0 y r\u00e9fl\u00e9chir, j'avais senti qu'il me fallait un but d'une autre nature, pour occuper ma t\u00eate pendant les marches\n\n\u00a7 4 Soudain j'arrivai \u00e0 Grand Rapids (Minnesota) par un tout petit avion d'une toute petite compagnie\n\n\u00a7 5 Souvenirs, souvenirs : \u00c0 Quincey, dans l'Illinois, ville o\u00f9 Lincoln\n\n\u00a7 6 Sous Keokuk, ayant quitt\u00e9 l'Iowa et p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 dans le Missouri\n\n\u00a7 7 \u00c0 Memphis, j'ai cess\u00e9 pour un temps de marcher, afin de terminer mon parcours dans le delta\n\nIncises du chapitre 1\n\n14 Il s'agissait d'une rencontre. Cette rencontre serait br\u00e8ve et secr\u00e8te *\n\n20 \u2013 Suffit ? **\n\n34 La gare de Memphis, immense, o\u00f9 on aurait pu faire tenir sans peine toutes les gares parisiennes ensemble, \u00e9tait quasi d\u00e9serte. Il n'y passait qu'un unique train de voyageurs par jour. Quelle tristesse ! ***\n\n34 La gare de Memphis, immense, o\u00f9 on aurait pu faire tenir sans peine toutes les gares parisiennes ensemble, \u00e9tait quasi d\u00e9serte. Il n'y passait qu'un unique train de voyageurs par jour. Quelle tristesse ! ***bis (autre version)\n\nChapitre 2 - Mn\u00e9mosyne\n\n\u00a7 8 Apr\u00e8s un long moment, une jeune fille \u00e0 l'air rev\u00eache descendit des hauteurs de la biblioth\u00e8que\n\n\u00a7 9 Il reste que rien n'aurait d\u00fb m'emp\u00eacher d'aller voir d'un peu plus pr\u00e8s la fameuse biblioth\u00e8que de Warburg\n\n\u00a7 10 Je jetai en quelques bribes de cahier l'\u00e9bauche d'un Grand Incendie de Londres pythagorique\n\n\u00a7 11 La fiction pythagorique, en \u00e9tendant, potentiellement, aussi largement que je le voudrais\n\n\u00a7 12 De cette d\u00e9cision sont issues les r\u00e8gles de fonctionnement de la prose que j'ai suivies\n\n\u00a7 13 La seconde voie, qui n'exclut pas la premi\u00e8re, consiste \u00e0 changer radicalement le mode de pr\u00e9sentation des insertions\n\n\u00a7 14 Pour la composition de la version longue, j'ai d\u00e9cid\u00e9 de me laisser aller parenth\u00e9tiquement\n\n\u00a7 15 Trois mois ont pass\u00e9. Je recommence \u00e0 sortir de chez moi, \u00e0 marcher\n\nIncises du chapitre 2\n\n48 n'ayant re\u00e7u aucune r\u00e9ponse de l'institut \u00e0 ma lettre, respectueuse et d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e, de candidature \u00e0 son achat *\n\n48 dans ma chambre d'\u00e9t\u00e9 au Crescent Hotel, Cartwright Gardens, London **\n\n51 (le premier de tous les 'Pythagore' serait consid\u00e9r\u00e9 contemporain de l'apparition de l'homo sapiens sapiens) ***\n\n52 je me mis \u00e0 marcher sans y penser \u00e0 travers les rues londoniennes en direction de Kensington Gardens ****\n\n55 Une des raisons majeures de l'\u00e9chec de mon Projet, m'\u00e9tais-je dit, est \u00e9videmment que je l'avais con\u00e7u comme un Tout *****\n\n56 tout simplement, tout stupidement, un ersatz de Projet ******\n\n58 un besoin de vari\u00e9t\u00e9 m'a fait modifier le protocole pour la branche 4 *******\n\n67 la version br\u00e8ve devenait ensuite, avec quelques modifications la premi\u00e8re couche, noire, du texte de la version longue ********\n\nChapitre 3 - La baignoire\n\n\u00a7 16 \u00ab Moi, je suis un type dans le genre d'Archim\u00e8de\n\n\u00a7 17 Je d\u00e9cidai de traiter mon esp\u00e8ce de slogan comme un axiome\n\n\u00a7 18 J'ai donn\u00e9 tous les \u00e9l\u00e9ments mais je vais m'expliquer quand m\u00eame\n\n\u00a7 19 Un premier aspect du travail sur le LIVRE MANUSCRIT s'inscrivit dans le simple prolongement de la perspective ant\u00e9rieure\n\n\u00a7 20 Con\u00e7u fut ainsi en ce temps d'optimisme le LIVRE V\u00c9RITABLE\n\n\u00a7 21 \u00ab \u00c0 quoi bon ? \u00bb me r\u00e9p\u00e9tait sans cesse le d\u00e9mon du renoncement, un vieil ami\n\n\u00a7 22 G\u00e9n\u00e9ralisant d'une part l'id\u00e9e qui m'avait conduit \u00e0 la variante 'sonnet de sonnets'\n\nIncises du chapitre 3\n\n93 C'\u00e9tait le moment de bien-\u00eatre maximal du bain *\n\n94 Je n'exhumerais qu'un pot-pourri d'inventions ult\u00e9rieures **\n\n101 rev\u00eatu aussi du sigle nrf, pr\u00e9sent encore sur la 'quatri\u00e8me de couverture', sans autre indication ; ce que je ne trouvai pas mal ***\n\n105 dans sa maison de retraite de vieux papiers et de vieux souvenirs ****\n\n106 De la m\u00eame baignoire dont j'\u00e9tais sorti euphorique lors de ma d\u00e9couverte, je sortis \u00e0 nouveau *****\n\n108 Ou bien je vais au hasard dans les rues. Il m'accompagne ******\n\n110 Le d\u00e9mon du renoncement sait tr\u00e8s bien quand il lui faut renoncer, lui aussi *******\n\n110 Entre la matin\u00e9e prosa\u00efque pr\u00e9sente, matin formel de composition, et son pr\u00e9d\u00e9cesseur dans l'ordre s\u00e9quentiel des moments du chapitre qui le contient s'est pass\u00e9e plus d'une nuit r\u00e9elle ********\n\nChapitre 4 - Le sentiment des choses\n\n\u00a7 23 une pierre. une pierre lourde. une pierre \u00e0 demi enfouie \u00e9paisse. une pierre et un nuage. un nuage chose. choses-nuage\n\n\u00a7 24 Pour accueillir en mots le 'sentiment des choses', duquel je vais dire ensuite des choses, je me suis imagin\u00e9 une image\n\n\u00a7 25 La proc\u00e9dure que j'ai choisie pour p\u00e9n\u00e9trer puis avancer dans ce chapitre vise \u00e0 cr\u00e9er un climat de prose\n\n\u00a7 26 La qu\u00eate de l'\u00e9tranget\u00e9 que j'avais prise pour r\u00e8gle de conduite po\u00e9tique avait un autre aspect encore\n\n\u00a7 27 Le salut m'est \u00e0 nouveau venu de mani\u00e8re contingente\n\n\u00a7 28 j'\u00e9tais devant cette forme de po\u00e9sie dans l'ignorance ; j'abordais un territoire po\u00e9tique totalement inconnu\n\n\u00a7 29 Je n'ai pas eu besoin de franchir en vrai les milliers de kilom\u00e8tres de Paris \u00e0 Kyoto pour rejoindre le Japon de l'an mille\n\n\u00a7 30 Autant que la bri\u00e8vet\u00e9 stup\u00e9fiante de la forme, l'assimilation du 'mono no aware' nippon \u00e0 mon 'sentiment de la nature'\n\n\u00a7 31 Le Shinkokinsh\u00fb, SKKS ('nouveau kokinsh\u00fb') est un cas unique dans l'histoire de la po\u00e9sie\n\n\u00a7 32 Mon livre de voleur, achev\u00e9, selon l'indication qui appara\u00eet \u00e0 la derni\u00e8re page de l'impression\n\nIncises du chapitre 4\n\n142 une kyrielle d'images suscit\u00e9e par le fonctionnement rapide et automatique du souvenir, mais ralentie par la mise en langue not\u00e9e *\n\n58 Le texte romaji joue le r\u00f4le d'un accompagnement 'musical' visuel **\n\n163 le 'po\u00e8te' du SKKS a sacrifi\u00e9 des centaines de po\u00e8mes estimables pour introduire dans son \u0153uvre des moments morts, comme des syllabes muettes ***\n\n166 Je r\u00e9serve le nom de cette composition, et la mani\u00e8re dont je pr\u00e9vois sa constitution ****\n\n*****suite de **** Dans le GYS (Gyokuyosh\u00fb) comme dans le Fugash\u00fb (FGS), on constate, *****\n\n****** suite de la suite de **** Une nuit de premi\u00e8re lune de 1488, le po\u00e8te pr\u00eatre Sogi et deux de ses disciples, Shohaku et Socho, ******\n\n******* suite de la suite de la suite de ****; et fin \u2013 Vous imaginerez ais\u00e9ment, mon cher lecteur, si vous m'avez accompagn\u00e9 jusqu'ici, et plus encore si *******\n\nChapitre 5 - \u00c9crit sous la contrainte\n\nPremi\u00e8re partie - OULIPO, roman\n\n\u00a7 33 L'image premi\u00e8re qui invariablement se pr\u00e9sente \u00e0 mon souvenir quand je pense \u00e0 ma rencontre avec l'Oulipo, est celle du visage de Fran\u00e7ois Le Lionnais\n\n\u00a7 34 Vers une th\u00e9orie du Moment Oulipien\n\nDeuxi\u00e8me partie - La conf\u00e9rence de Reus (1991)\n\n\u00a7 35 \u00ab L'octubre del del propassat any 1991 el Centre de lectura de Reus va tenir la satisfacci'o d'accolir en les seves depend\u00e8ncies l'exposici'o Literatures submergides aix'i com tamb\u00e9 l'encontre de creadors Escriptura i combinat\u00f2ria \u00bb\n\nPremi\u00e8re partie, reprise apr\u00e8s incise\n\n\u00a7 36 Si la production de Moments Oulipiens continue comme je l'esp\u00e8re\n\nTroisi\u00e8me partie - OULIPO 2001\n\n\u00a7 37 La r\u00e9union de juin 2001 de l'Ouvroir de Litt\u00e9rature Potentielle se tient dans l'assez immense assez r\u00e9cent nouvel appartement d'Isabelle et Marcel B\u00e9nabou, rue de Rochechouart\n\n\u00a7 38 Je ne vous r\u00e9v\u00e9lerai rien du d\u00e9tail de la discussion\n\nQuatri\u00e8me partie - Le grand incendie de Londres ?\n\n\u00a7 39 Je rappelle (pour ceux qui l'ont lu) et rapporte maintenant, au commencement de la derni\u00e8re partie de mon chapitre\n\n\u00a7 40 (ou, si vous pr\u00e9ferez incise ****) \u2013 PYTHAGORE, feuilleton. Premier \u00e9pisode\n\n\u00c9pisode 1 - Messager du temps\n\nChapitre 6 - Pi(e) in the Sky(e)\n\n\u00a7 41 Je commence \u00e0 composer ce chapitre, sixi\u00e8me et avant-dernier de la version mixte* de la branche cinqui\u00e8me de ma s\u00e9quence de livres plac\u00e9s sous le titre g\u00e9n\u00e9ral de 'le grand incendie de londres', le lundi neuf juillet deux mille un \u00e0 neuf heures sept\n\n\u00a7 42 Vous vous souvenez sans doute qu'ayant \u00e9t\u00e9 pr\u00e9venu par le directeur de la collection 'Fiction & Cie'\n\n\u00a7 43 J'en suis venu \u00e0 trouver comment proc\u00e9der par un raisonnement\n\n\u00a7 44 \u00c0 la veille de l'\u00e9t\u00e9, le 20 juin, nous avons pris \u00e0 Charles-de-Gaulle 1, un avion de la compagnie British Airways en direction de Glasgow\n\n\u00a7 45 Au-dehors, les quelques rares maisons de Dunvegan, au bord de l'eau, pendant le tr\u00e8s peu de nuit\n\n\u00a7 46 Contrairement \u00e0 ce que pourrait laisser imaginer la photographie et le descriptif de l'h\u00f4tel dans le guide touristique, on ne voit pas la mer depuis l'Atholl\n\n\u00a7 47 La petite route jaune (un exemple) qui, apr\u00e8s Lonmore, Fairfield Cottage, quitte, juste apr\u00e8s Herbost, \u00e0 Roskhill la A863\n\n\u00a7 48 Nous sommes en train de descendre la pente en direction du bois d'Orbost, que nous avons en ligne de mire\n\nIncises du chapitre 6\n\n276 Au-dehors, les quelques rares maisons de Dunvegan *\n\n291 ce livre de po\u00e8mes intitul\u00e9 Autobiographie chapitre dix,... d'autre part se serait ins\u00e9r\u00e9 dans une autre cha\u00eene, celle des 'romans formels' **\n\n291 Revenons alors \u00e0 nos moutons (\u00e0 nos brebis) ***\n\n293 Nous avons suppos\u00e9 qu'il a besoin de se rassurer, et quoi de plus rassurant que de t\u00e9ter les t\u00e9tines de sa m\u00e8re ****\n\nChapitre 7 - TOUT : rien\n\n\u00a7 49 Lieu. Moment\n\n\u00a7 50 Projet de Math\u00e9matique, Projet de Po\u00e9sie\n\n\u00a7 51 Le Grand Incendie de Londres\n\n\u00a7 52 TOUT, puis rien\n\nLe paradoxe de Jacques Roubaud Par Alain Nicolas - L'Humanit\u00e9, 18 avril 2002\n\n\u00c9chec et maths Par Fabrice Gabriel - Les Inrockuptibles, 3 avril 2002\n\nPostface\n\n# 'LE GRAND INCENDIE DE LONDRES'\n\n# Pr\u00e9face\n\n* * *\n\n## 1 En ce temps-l\u00e0, j'habitais les pi\u00e8ces trop grandes d'un appartement devenu vide\n\nEn ce temps-l\u00e0, j'habitais les pi\u00e8ces trop grandes d'un appartement devenu vide, par un deuil. Je vivais depuis plus de deux ans dans cet espace qui flottait autour de moi, surtout la nuit.\n\nUn matin de mai j'ai ouvert un cahier neuf, aux pages enti\u00e8rement blanches, et j'ai \u00e9crit ce qui se trouve dans ce volume, imm\u00e9diatement \u00e0 la suite de la pr\u00e9face : _Avertissement_.\n\nIl s'y trouve l'annonce d'un commencement. J'avais d\u00e9cid\u00e9 de commencer \u00e0 remplir les pages de ce cahier ; et de beaucoup d'autres. J'ai l'habitude des commencements. Et des recommencements. Je commence sans cesse, je recommence sans cesse. Je poursuis rarement. Mais j'\u00e9tais fermement r\u00e9solu, cette fois, \u00e0 poursuivre, sans arr\u00eater jamais. Je commen\u00e7ais, et je n'aurais jamais \u00e0 recommencer. Jamais.\n\nToutes les nuits de tous ces mois, \u00e0 trois heures, quatre heures du matin, toutes ces nuits mauvaises, quand je m'\u00e9veillais, les fen\u00eatres de la maison de l'autre c\u00f4t\u00e9 de la rue \u00e9taient noires. Mais cette nuit-l\u00e0, la premi\u00e8re suivant ma d\u00e9cision, je m'aper\u00e7us que la fen\u00eatre qui faisait face \u00e0 celle de ma chambre s'\u00e9tait ouverte, et qu'une lumi\u00e8re s'\u00e9tait allum\u00e9e. Dans la pi\u00e8ce, debout, une femme se d\u00e9shabillait. Elle \u00e9tait jeune, \u00e0 ce qu'il me sembla. Et un instant, un instant d'une rare violence, j'ai cru revivre l'une de ces hallucinations r\u00e9p\u00e9t\u00e9es, qui, de jour comme de nuit, m'avaient tortur\u00e9 pendant les premiers mois de 1983. J'ai cru voir Alix, qui \u00e9tait morte.\n\nLa lumi\u00e8re, dans la pi\u00e8ce, venait d'une lampe sans doute assez faible, sans doute pos\u00e9e sur un meuble et situ\u00e9e tr\u00e8s en arri\u00e8re de la fen\u00eatre. La jeune femme, apr\u00e8s avoir enlev\u00e9 sa robe en la passant par-dessus sa t\u00eate, la laissa tomber sur le sol, d\u00e9fit un soutien-gorge noir qui rejoignit la robe, envoya promener ses chaussures. Restaient une culotte, petite, noire, des bas noirs, jarretelles, \u00e0 rubans rouges. Tout cela rejoignit la robe dans sa chute. Elle \u00e9tait nue. Elle avait fait ces gestes de d\u00e9shabillage avec une absence totale de retenue, comme si elle \u00e9tait s\u00fbre de n'\u00eatre vue de personne. Je reculai un peu en arri\u00e8re de la fen\u00eatre. Mais elle ne regardait pas au-dehors, et la pi\u00e8ce o\u00f9 je me trouvais \u00e9tant dans l'obscurit\u00e9, elle n'aurait de toute fa\u00e7on pas \u00e9t\u00e9 en mesure de m'apercevoir.\n\nLa pi\u00e8ce o\u00f9 elle se tenait devait \u00eatre une chambre. On distinguait vaguement un lit, ou un divan, dans la partie oppos\u00e9e \u00e0 la lampe. Je regardais la jeune femme nue. Je voyais une femme r\u00e9elle, pas un fant\u00f4me. Elle \u00e9tait grande, comme Alix, les jambes longues. Je la voyais de profil. Sa toison \u00e9tait sombre, comme sa chevelure. Elle resta un moment debout, regardant dans la direction o\u00f9 se trouvait la lampe. Elle avait pris ses deux seins dans ses mains et j'ai suppos\u00e9 qu'elle les regardait dans un miroir. Toujours face \u00e0 son miroir (?) elle d\u00e9tacha ses cheveux qui tomb\u00e8rent sur ses \u00e9paules. Elle y passa la main, par en dessous, entre la chevelure et son cr\u00e2ne, les agitant pour les d\u00e9m\u00ealer. Son expression n'\u00e9tait pas ais\u00e9ment d\u00e9chiffrable \u00e0 cette distance : s\u00e9rieuse, grave m\u00eame. Ensuite, tournant le dos \u00e0 la fen\u00eatre, elle se pencha en avant, ramassa ses v\u00eatements, s'en alla vers la droite et la lumi\u00e8re s'\u00e9teignit. La fen\u00eatre resta \u00e0 moiti\u00e9 ouverte mais on ne voyait plus rien dans la chambre.\n\nJe n'avais pas boug\u00e9 d'un centim\u00e8tre pendant tout ce temps ; et je respirais \u00e0 peine, comme si le bruit de ma respiration avait pu franchir la distance, attirer l'attention de la jeune femme et me r\u00e9v\u00e9ler dans ma position de voyeur. Mais je n'avais pas cess\u00e9 un instant de la regarder. J'\u00e9tais extr\u00eamement troubl\u00e9. Mes mains, mon front \u00e9taient moites.\n\nNi cette nuit-l\u00e0 ni les suivantes, je n'ai ouvert mon cahier.\n\nLa nuit du 10 au 11 juin la fen\u00eatre resta noire et la jeune femme ne parut pas. J'ai ferm\u00e9 les volets de la chambre et je ne les ai pas rouverts.\n\n## 2 Des fins provisoires, des fins possibles\n\n _La Destruction_ , premi\u00e8re partie, ou 'branche', de cette prose, continu\u00e9e pendant plus de vingt ann\u00e9es apr\u00e8s son commencement, a \u00e9t\u00e9 publi\u00e9e en 1989. Elle se place au d\u00e9but du pr\u00e9sent volume.\n\nLa branche 2, _La Boucle_ , est parue en 1993.\n\n _Math\u00e9matique :_ premi\u00e8re partie de la troisi\u00e8me branche, en 1997.\n\nCette branche avait \u00e9t\u00e9 interrompue, et je ne l'ai termin\u00e9e que beaucoup plus tard. Sa deuxi\u00e8me partie, _Imp\u00e9ratif cat\u00e9gorique_ , parue en 2008, vient ici \u00e0 la suite de la premi\u00e8re.\n\n _Po\u00e9sie :_ (2000), branche quatri\u00e8me, suit.\n\nLe livre se termine avec _La Biblioth\u00e8que de Warburg_ , publi\u00e9e en 2002. Il s'agit d'une version particuli\u00e8re de la branche cinqui\u00e8me, la 'version mixte'.\n\nQuand j'ai termin\u00e9 la premi\u00e8re branche, j'avais l'intention de poursuivre, mais je n'\u00e9tais pas assur\u00e9 d'y parvenir. Si je venais \u00e0 bout, jusqu'\u00e0 publication, d'une deuxi\u00e8me branche, la fin de la premi\u00e8re pourrait \u00eatre consid\u00e9r\u00e9e comme une fin provisoire de toute l'entreprise. Mais si je ne la poussais pas plus avant, il n'y aurait pas de mal. Ce serait une fin possible.\n\nIl en a \u00e9t\u00e9 de m\u00eame par la suite : la fin de chaque branche marque une fin provisoire, ou une fin possible de l'ensemble ordonn\u00e9 des branches.\n\nAinsi, la fin du pr\u00e9sent volume peut \u00eatre envisag\u00e9e de ces deux mani\u00e8res : provisoire ou possible. En tant que fin possible de mon r\u00e9cit, elle peut \u00eatre consid\u00e9r\u00e9e comme plus naturelle, conclusive qu'aucune des pr\u00e9c\u00e9dentes. C'est la raison pour laquelle les six volumes parus dans la collection \u00ab Fiction & Cie \u00bb, ont \u00e9t\u00e9 rassembl\u00e9s en un seul.\n\n**_Note 1_**\n\nLe texte reproduit de chaque branche est conforme \u00e0 celui de la premi\u00e8re \u00e9dition. Il n'a pas \u00e9t\u00e9 r\u00e9vis\u00e9 : ni corrig\u00e9, ni augment\u00e9, ni diminu\u00e9. Les seules modifications apport\u00e9es sont les suivantes :\n\n\u2013 Une pagination unique pour l'ensemble des branches remplace celle propre \u00e0 chacune dans l'\u00e9dition originale.\n\n\u2013 Le titre de la branche 1, en 1989, \u00e9tait _Le grand incendie de Londres_ , avec _Destruction_ en sous-titre.\n\n**_Note 2_**\n\n\u00c0 la suite de chaque branche, on trouvera un choix parmi les r\u00e9actions critiques qui ont accompagn\u00e9 la parution.\n\n**_Note 3_**\n\nLe lecteur qui choisira de lire la fin du pr\u00e9sent livre comme une fin provisoire d'une composition en prose plus vaste et inachev\u00e9e pourra consulter deux publications :\n\ni \u2013 _La Dissolution_ (\u00e9d. NOUS, 2008), premi\u00e8re partie d'une branche 6 du 'grand incendie de londres'.\n\nii \u2013 _Toky\u00f4 infra-ordinaire_ (\u00e9d. Inventaire\/Invention, 2003 ; \u00e9dition augment\u00e9e, 2005) : cette publication est un extrait d'un chapitre de la 'version tr\u00e8slongue' de la branche 5, in\u00e9dite.\n\n# BRANCHE 1\n\n# LA DESTRUCTION\n\n* * *\n\n* * *\n\n* * *\n\n# R\u00e9cits avec incises et bifurcations\n\n# Avertissement\n\n* * *\n\nEn tra\u00e7ant aujourd'hui sur le papier la premi\u00e8re de ces lignes de prose (je les imagine nombreuses), je suis parfaitement conscient du fait que je porte un coup mortel, d\u00e9finitif, \u00e0 ce qui, con\u00e7u au d\u00e9but de ma trenti\u00e8me ann\u00e9e comme alternative \u00e0 la disparition volontaire, a \u00e9t\u00e9 pendant plus de vingt ans le projet de mon existence.\n\nMon intention initiale \u00e9tait d'accompagner la r\u00e9alisation de ce _Projet_ d'un r\u00e9cit, un roman qui, sous le v\u00eatement d'une transposition dans l'imaginaire d'\u00e9v\u00e9nements inextricablement m\u00e9lang\u00e9s de r\u00e9el, en aurait marqu\u00e9 les \u00e9tapes, d\u00e9voil\u00e9 ou au besoin dissimul\u00e9 les \u00e9nigmes, \u00e9clair\u00e9 la signification.\n\n _Le Grand Incendie de Londres_ (tel \u00e9tait le titre qui s'\u00e9tait impos\u00e9 \u00e0 moi depuis un r\u00eave, peu de temps apr\u00e8s la d\u00e9cision vitale qui m'avait conduit \u00e0 concevoir le _Projet)_ aurait eu une place singuli\u00e8re dans la construction d'ensemble, distinct du _Projet_ quoique s'y ins\u00e9rant, racontant le _Projet_ , r\u00e9el, comme s'il \u00e9tait fictif, donnant enfin \u00e0 l'\u00e9difice du _Projet_ un toit qui, comme ceux des demeures japonaises d\u00e9bordant largement des fa\u00e7ades et s'incurvant presque jusqu'au sol, lui aurait assur\u00e9 l'ombre n\u00e9cessaire \u00e0 sa protection esth\u00e9tique.\n\nIl n'en a pas \u00e9t\u00e9 ainsi.\n\nSans doute quelques pans de mur (pour poursuivre cette m\u00e9taphore ma\u00e7onni\u00e8re) ont \u00e9t\u00e9 \u00e9lev\u00e9s ; des fragments provisoires du _Projet_ ont vu le jour \u00e7\u00e0 et l\u00e0, non sans d\u00e9formations, d\u00e9placements et excroissances dont la signification, s'il y en a une, m'\u00e9chappe. Ce qui fait, par exemple, que des textes publi\u00e9s existent, qui pourraient faire illusion. Mais _Le Grand Incendie de Londres_ , lui, n'a pas avanc\u00e9 d'un pouce pendant ce temps.\n\n\u00c0 plusieurs reprises, inquiet de ce qu'un tel retard faisait courir de dangers \u00e0 l'ensemble de l'entreprise, je me suis efforc\u00e9 d'y rem\u00e9dier : j'ai accumul\u00e9 des notes et des bribes ; j'ai assembl\u00e9 plans, \u00e9pures, squelettes ; j'ai dress\u00e9 des tables d'\u00e9v\u00e9nements ; collectionn\u00e9 mentalement lieux, moments, objets ; appel\u00e9 \u00e0 mon secours, lecture stimulante, les grands romans anglais ou autrichiens. J'ai tout essay\u00e9 en vain.\n\nAucune des grandes conceptions du roman, me disais-je, qu'elles soient traditionnelles ou modernes (et postmodernes encore moins), n'est ad\u00e9quate \u00e0 l'originalit\u00e9 irr\u00e9ductible de mon _Projet_. Il me faut chercher ailleurs mod\u00e8les, guides, impulsions. C'est dans ce but que j'ai d\u00e9vor\u00e9 les aventures de l'\u00e9blouissant prince Genji, mises en prose victorienne par Arthur Waley ; que je me suis perdu avec d\u00e9lices dans les entrelacements forestiers, les 'laisses' et les 'branches' du vieux _Lancelot en prose_. Ces diversions m'ont procur\u00e9 d'intenses joies de lecteur. Elles ont contribu\u00e9 efficacement \u00e0 l'emploi du temps de mes journ\u00e9es, ponctuation silencieuse de t\u00e2ches plus aust\u00e8res. Elles n'ont pas, h\u00e9las ! suscit\u00e9 en moi une seule phrase de r\u00e9cit.\n\nJe sais maintenant (et c'est \u00e0 partir de cette certitude, enfin parvenue \u00e0 l'explicite, que je vais tenter un nouveau, un ultime d\u00e9part) non seulement que je n'approcherai ni Sterne, ni Malory, ni Murasaki, ni Henry James, ni Trollope, ni Szentkuthy, ni Melville, ni Queneau, ni Nabokov ; qu'aucune prose sign\u00e9e de moi ne rivalisera jamais avec _L'Homme sans qualit\u00e9s, Mansfield Park, Un rude hiver, La Coupe d'or_ ou _La Conscience de Zeno_. Mais surtout que _Le Grand Incendie de Londres_ n'a pas \u00e9t\u00e9 \u00e9crit parce que le _Projet_ a \u00e9chou\u00e9, parce qu'il ne pouvait qu'\u00e9chouer.\n\nCe que je commence ici est plus modeste. Pour tenter d'expliquer (et simultan\u00e9ment de d\u00e9terminer pour moi-m\u00eame) ce que cela sera, il me faut d'abord dire ce qui aurait pu \u00eatre. Et il ne s'agit pas seulement d'un _Roman_ et d'un _Projet_.\n\n# BRANCHE UN\n\n# DESTRUCTION\n\n* * *\n\n* * *\n\n# R\u00c9CIT\n# CHAPITRE 1\n\n# La lampe\n\n* * *\n\n## 1 Ce matin du 11 juin 1985\n\nCe matin du 11 juin 1985 (il est cinq heures), pendant que j'\u00e9cris ceci sur le peu de place laiss\u00e9 libre par les papiers \u00e0 la surface de mon bureau, j'entends passer, dans la rue des Francs-Bourgeois, deux \u00e9tages plus bas \u00e0 ma gauche, une voiture de livraison qui s'arr\u00eate devant l'ex-Nicolas, sans doute, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de la boucherie Arnoult.\n\nLe moteur tourne, et, tandis que j'\u00e9coute le bruit des voix et des caisses, vient de s'\u00e9loigner invisiblement le moment intense d'angoisse et d'h\u00e9sitation \u00e0 commencer \u00e0 \u00e9crire ceci, en lignes qui seront noires et serr\u00e9es, aux lettres minuscules, sans ratures, sans repentirs, sans r\u00e9flexion, sans imagination, sans impatience, sans promesses sinon de leur existence assur\u00e9e ligne apr\u00e8s ligne sur la page de cahier o\u00f9 je les \u00e9cris.\n\nEt j'\u00e9cris seulement pour poursuivre, pour \u00e9chapper \u00e0 l'angoisse qui m'attend d\u00e8s que je m'interromps, d\u00e8s que je suspends leur progression incertaine et maladroite, pour que ce recommencement, apr\u00e8s tant d'inqui\u00e9tude et de paralysie, ne soit pas \u00e0 son tour un simple faux d\u00e9part de l'entreprise de prose \u00e0 laquelle je m'efforce, vainement, depuis tant d'ann\u00e9es.\n\nJ'\u00e9cris que l'\u00e9t\u00e9 a fait un brusque pas en avant, ou que peut-\u00eatre le ciel, qui ne m'appara\u00eet pas, est seulement pour un moment d\u00e9couvert, mais la nuit me semble moins enti\u00e8re derri\u00e8re les volets de ma fen\u00eatre.\n\nCela m'inqui\u00e8te, j'ai besoin d'\u00eatre dans la nuit finissante mais profonde pour trouver le courage minimal d'avancer, m\u00eame inutilement, ceci.\n\nMais il est vrai, et comment pourrait-il en \u00eatre autrement, que d\u00e9sormais tout m'inqui\u00e8te, me d\u00e9courage, pour ne pas employer de mots plus violents.\n\nPour ce matin de recommencement, je me suis pr\u00e9par\u00e9 \u00e0 l'obscurit\u00e9 finissante (trois heures du matin, solaires) : je me suis oblig\u00e9, depuis plusieurs matins semblables, \u00e0 m'accoutumer \u00e0 l'id\u00e9e de remplir r\u00e9guli\u00e8rement et lentement de lignes noires ces pages, sous le c\u00f4ne de la lampe noire qui serait, comme il va l'\u00eatre, comme il est en train de l'\u00eatre, lentement combattu, affaibli, brouill\u00e9, envahi par la clart\u00e9 insidieuse qui se d\u00e9verse lentement du ciel invisible dans la rue.\n\nEt, par l'accumulation de tels matins interchangeables, le cahier et la lampe toujours au m\u00eame endroit, le jour venant toujours semblablement diluer, troubler, emm\u00ealer, immerger le cercle d'isolement o\u00f9 je fais effort, un peu plus t\u00f4t seulement chaque journ\u00e9e vers l'\u00e9t\u00e9, un peu plus tard ensuite jusqu'\u00e0 l'automne, et l'hiver, et ainsi de suite, je conserverai aussi intacte et inchang\u00e9e que possible l'impulsion du moment initial que je rapporte ici pendant qu'il passe.\n\nDans cet intervalle, entre l'instant d'avant l'aube o\u00f9 je me mettrai \u00e0 bouger du noir sous la lampe et celui o\u00f9, malgr\u00e9 les volets, la lumi\u00e8re du jour emplissant le carrefour dissoudra finalement le jaune \u00e9lectrique sur le papier, dans cet intervalle quotidien de ma vie maintenant vide, j'\u00e9crirai.\n\n## 2 Je voudrais, en somme\n\nJe voudrais, en somme, conserver quasi immuables les conditions d'une exp\u00e9rience le plus possible quotidienne de prose ; que le lieu en soit presque invariable, le temps fixe ; que les signes que j'\u00e9cris, et qui s'ajoutent, se poussent l'un l'autre dans mon cahier, s'arr\u00eatent sur cette image de quasi-permanence, soient comme trac\u00e9s en elle, enferm\u00e9s entre ses bords.\n\nEt j'essaierai de le faire appara\u00eetre, chemin faisant, par la description.\n\nJe trouve bien \u00e9videmment une consolation, infime mais r\u00e9elle, \u00e0 raconter la mise en route de mon r\u00e9cit dans cette _circonstance_ qu'est le commencement, toujours renouvel\u00e9, du jour venant annuler (avec les bruits augmentants, avec la lumi\u00e8re) le jaune paisible et d\u00e9sol\u00e9 qui m'entoure en silence sur cette table : une, deux, trois heures muettes pendant lesquelles tout, dans cette maison, le square, les rues, tout, ou presque tout dort, voil\u00e0 ce que je m'impose pour la relation de ce qui, m\u00eame si je m'efforce de m'\u00e9loigner le moins possible du temps de la composition, sera avant tout une tentative de _m\u00e9moire_.\n\nEt chaque jour, si je parviens \u00e0 en saisir quelque reflet, si j'arrive, comme dit le vieil ermite irlandais, \u00e0 _mener l'obscur \u00e0 la lumi\u00e8re_ , ce sera, au fond, pour l'enchev\u00eatrer \u00e0 la banalit\u00e9 de ces lignes vacillantes, noires, pas tr\u00e8s droites sur le papier, dans l'ovale jaune qui coupe la table,\n\net o\u00f9 bient\u00f4t, le jour p\u00e9n\u00e9trant, ma main s'arr\u00eatant d'\u00e9crire, il s'\u00e9vanouira.\n\nAinsi, les conditions o\u00f9 je me place, cette contrainte que je me donne diront, m\u00eame si l'analogie est tr\u00e8s \u00e9l\u00e9mentaire, quelque chose de ce que j'aurais essay\u00e9 de faire.\n\nChaque paragraphe, chaque cha\u00eenon du r\u00e9cit de la m\u00e9moire, 'le grand incendie de londres', donc, devrait \u00eatre un recommencement, bient\u00f4t d\u00e9compos\u00e9 par le jour, oblique comme lui.\n\nDans le segment de nuit finissante, qui mord d'un c\u00f4t\u00e9 sur la boue de mon sommeil, de l'autre sur le d\u00e9roulement ordinaire d\u00e9sertique de mes journ\u00e9es, chaque _fragment de m\u00e9moire_ que j'extirperai du temps, aussit\u00f4t pos\u00e9 noir ici, s'\u00e9vaporera, comme la lumi\u00e8re pos\u00e9e jaune par la lampe devant la plus d\u00e9cid\u00e9e lumi\u00e8re qui est celle du jour.\n\nCe qui restera sera cette narration ; entrelac\u00e9e \u00e0 la nuit, \u00e0 son mauvais silence ; o\u00f9 j'esp\u00e8re, par l'accumulation et la pers\u00e9v\u00e9rance, parvenir, ne serait-ce qu'involontairement, \u00e0 ma fin.\n\n## 3 Hier au soir, avant de me coucher\n\nHier au soir, avant de me coucher, j'ai pos\u00e9 sur le bureau le cahier \u00e0 dessin \u00e0 couverture cartonn\u00e9e rouge achet\u00e9 rue Delambre, qui \u00e9tait comme notre journal photographique, et ce matin je l'ouvre sur cette image d'avril 1980 \u00e0 F\u00e8s, prise dans la chambre que nous avions \u00e0 l'h\u00f4tel Zalagh.\n\nLa photographie (c'est une photographie) se compose d'un rectangle qui se d\u00e9coupe dans le mur du fond de la chambre, face au lit, d'o\u00f9 l'\u0153il regarde, mais qu'on ne voit pas. La fen\u00eatre, invisible aussi, est \u00e0 gauche. Le mur est enti\u00e8rement une surface terne, vide, \u00e0 grumeaux, poussi\u00e8res et taches minuscules dues \u00e0 des in\u00e9galit\u00e9s de comportement devant les rayons lumineux.\n\nEt, dans l'image du mur, du rectangle pr\u00e9lev\u00e9 dans le mur par les acolytes m\u00e9caniques de l'\u0153il, il y a deux rectangles de proportions in\u00e9gales et d'inclinaisons l\u00e9g\u00e8rement dissonantes, la premi\u00e8re plut\u00f4t en haut \u00e0 gauche, la seconde plut\u00f4t en bas, au milieu, et un peu \u00e0 droite.\n\nLe premier rectangle int\u00e9rieur au rectangle tranch\u00e9 dans le mur par la g\u00e9om\u00e9trie arbitraire du n\u00e9gatif (on voit qu'il y fait ombre) inscrit le second rectangle d'une image (ici, donc, l'image d'une image) qui repr\u00e9sente F\u00e8s, la ville m\u00eame dans laquelle est cette chambre d'h\u00f4tel et o\u00f9 a \u00e9t\u00e9 saisie cette tranche rectangulaire de mur. F\u00e8s serait visible par la fen\u00eatre, qui est \u00e0 gauche dans l'espace d'o\u00f9 provient l'image que je d\u00e9cris, et se trouve figurer telle qu'on la verrait de cette fen\u00eatre, mais seulement \u00e0 travers l'image int\u00e9rieure au rectangle plus sombre inscrit, avec quelques maisons, un arri\u00e8re-plan de colline peupl\u00e9e, l'\u00e9pi d'un palmier en avant, sur la gauche, un arbre quelconque marocain debout \u00e0 droite, en haut de pente ; un ciel enfin, qui, sur la surface grise et noire du papier, semble \u00eatre de la m\u00eame substance que le mur, \u00eatre dans la m\u00eame \u00e9tendue que celle du rectangle le plus grand qui contient toute la photographie. Et ceci, que l'on voit, est ainsi \u00e0 peu pr\u00e8s ce qu'on verrait de F\u00e8s en sortant sur le balcon de la chambre.\n\nLe second rectangle int\u00e9rieur \u00e0 la photographie est lui presque un carr\u00e9. Sa dimension horizontale est \u00e0 peine plus grande que sa hauteur ; c'est la repr\u00e9sentation d'un miroir accroch\u00e9 au mur. Lui aussi, de m\u00eame que l'image qui contient l'image de F\u00e8s, fait une ombre, et cette ombre appara\u00eet sur les c\u00f4t\u00e9s de droite du rectangle, plus importante le long de la verticale, \u00e0 peine nette sous l'horizontale du bas ; une ombre volume, morceau d'angle solide pour la vision. Et dans le miroir repr\u00e9sent\u00e9 sur l'image on voit la surface d'un autre mur, celui qui fait face dans la chambre, celui contre lequel est le lit d'o\u00f9 cette image a \u00e9t\u00e9 prise et, en somme, est vue, n\u00e9cessairement, m\u00eame s'il l'ignore, par qui la voit.\n\nCelui qui voit l'image est allong\u00e9 sur le lit, mais il ne le sait pas, puisque le lit est absent de l'image. Dans le miroir est pris un rectangle de cet autre mur de la chambre, un peu plus sombre sur la photographie que celui dont la surface est montr\u00e9e en grand rectangle allong\u00e9 par la composition de l'image et, dans ce rectangle-l\u00e0 du mur, presque carr\u00e9, aper\u00e7u dans le miroir, appara\u00eet, en bas \u00e0 gauche, un morceau du c\u00f4ne de lumi\u00e8re d'une lampe, capt\u00e9e, apprivois\u00e9e et affaiblie par l'image. Une g\u00e9n\u00e9ratrice unique du c\u00f4ne laisse sa trace, une courbe visible, d\u00e9coupant comme une colline de gris plus sombre dans l'image, commen\u00e7ant au bord inf\u00e9rieur du miroir presque carr\u00e9, assez pr\u00e8s de son coin gauche, et s'\u00e9levant avec une pente de trente degr\u00e9s environ. Ce que le miroir emprisonne du c\u00f4ne de lumi\u00e8re est blanc. Telle est l'image que j'ai en ce moment devant moi.\n\nMais en r\u00e9alit\u00e9 j'ai de cette photographie, devant moi, se faisant face dans le cahier, deux versions assez diff\u00e9rentes : l'une est sombre, l'autre claire ou, plus exactement, p\u00e2le.\n\nLa premi\u00e8re, sombre, est plus large et un peu plus haute que la seconde, en apparence ; plus large surtout ; et les bandes de la premi\u00e8re image qui manquent, \u00e0 gauche et \u00e0 droite, dans la seconde, qui y manquent verticalement, sont beaucoup plus sombres que le reste, presque noires, ce qui fait que la tache de blancheur, la clart\u00e9 de la lampe qui appara\u00eet dans le miroir, est cette fois visible \u00e9galement \u00e0 la surface du mur, bien que tr\u00e8s att\u00e9nu\u00e9e. Dans l'autre version, qui est celle que j'ai d\u00e9crite en premier, le mur est p\u00e2le, presque uniment gris et p\u00e2le, et la lampe, dans le miroir gris et p\u00e2le, para\u00eet claire ; ce qui fait qu'on imagine assez in\u00e9vitablement que la diff\u00e9rence entre les deux versions provient du moment, que la _double_ image que constitue le couple, ordonn\u00e9, de la version sombre et de la version claire restitue l'intervalle d'une dur\u00e9e dont le d\u00e9but est nocturne, o\u00f9 la lampe br\u00fble seule et silencieuse au-dessus du lit, absorb\u00e9e par le miroir et inondant aussi le mur du fond, dont l'image montre \u00e0 ses bords l'\u00e9tat de t\u00e9n\u00e8bres des portions qui sont tout \u00e0 fait en dehors du c\u00f4ne lumineux. Et la fin de cet intervalle de temps est celle d'une aube d'avril o\u00f9 la lumi\u00e8re, diurne d\u00e9j\u00e0, d\u00e9coupe, en p\u00e9n\u00e9trant par la face verticale gauche du parall\u00e9l\u00e9pip\u00e8de qu'est la chambre, avec son unique grande fen\u00eatre nue ferm\u00e9e d'un rideau peu opaque, une g\u00e9om\u00e9trie plus h\u00e9sitante et plus floue, \u00e0 mesure qu'elle se r\u00e9pand dans la pi\u00e8ce, couvre le mur, et revient affaiblir, noyer, effacer et p\u00e2lir la lampe, qui est plac\u00e9e au-dessus du lit, et continue de br\u00fbler dans d\u00e9j\u00e0 le jour.\n\nAinsi, regardant longuement les deux volets de la double image, on peut penser voir photographi\u00e9e une dur\u00e9e, de nuit \u00e0 aube, dans cette chambre \u00e0 F\u00e8s, la remplissant d'un temps silencieusement paisible.\n\nL'image p\u00e2le est celle que je pr\u00e9f\u00e8re, et pas seulement, il me semble, parce que c'est une photographie qu'on dirait \u00ab meilleure \u00bb, mieux assembl\u00e9e, avec l'apparence d'une plus juste r\u00e9partition des rectangles (leurs proportions respectives, leurs dimensions), mais avant tout, je crois, \u00e0 cause du trouble paisible, de l'\u00e9motion de cette aube imaginaire et implicite envahissant la lampe au-dessus du lit : implicite de toute la nuit sous-entendue.\n\n## 4 Si j'ai d\u00e9crit les deux versions\n\nSi j'ai d\u00e9crit les deux versions, la double image, le _double photographique_ qu'elles constituent, alors qu'il me suffit, qu'il a toujours \u00e9t\u00e9 assez pour mes yeux de contempler la seconde seulement, la claire et tranquille, c'est que le _double_ , et l'imagination d'une dur\u00e9e qu'il suscite en moi, s'apparente \u00e9troitement \u00e0 ces sections r\u00e9p\u00e9t\u00e9es de nuit finissante \u00e0 l'int\u00e9rieur desquelles j'ai choisi de m'enfermer d\u00e9sormais pour \u00e9crire, comme je l'ai dit plus haut.\n\nAinsi, la double photographie de F\u00e8s me servira d'exemple et de mod\u00e8le, en m\u00eame temps que de souvenir et de soutien : mod\u00e8le de quelque chose qu'autant, au moins, que la _m\u00e9moire_ incertaine d'elle-m\u00eame, \u00e9vanouissante, je voudrais \u00ab prendre \u00bb en prose.\n\nCar, dans ces deux photographies, pour peu qu'on les regarde assez longuement, autrement que pour en recevoir l'impression instantan\u00e9e sur l'\u0153il, qui ne demande que le temps n\u00e9cessaire \u00e0 la reconnaissance de ce qui est montr\u00e9 \u2013 et c'est un pi\u00e8ge photographique par excellence, gr\u00e2ce auquel cette discipline manuelle dissimule qu'elle n'est pas moins mentale, de vous inviter pr\u00e9cis\u00e9ment \u00e0 ne pas regarder, \u00e0 ne faire que voir, vous d\u00e9tourne de l'attention \u2013, on d\u00e9couvre qu'il importe \u00e0 la compr\u00e9hension de leurs intentions comme de leurs effets, de leur proximit\u00e9 comme de leurs diff\u00e9rences (essentielles), beaucoup moins peut-\u00eatre d'\u00e9lucider quel est le point du _monde flottant_ (le r\u00e9el) qu'elles nous exhibent que de d\u00e9couvrir _d'o\u00f9_ , d'imaginer dans quelles circonstances et d'o\u00f9 un \u0153il les a con\u00e7ues. Je regarde les rectangles et les diff\u00e9rentes zones de clart\u00e9 de l'image, les diff\u00e9rents gris plus ou moins p\u00e2les, les ombres, et par le chemin inverse des lumi\u00e8res je remonte \u00e0 la source de la vision, \u00e0 la nuit finissante et implicite, au lit. Ainsi, de la prose, retourner \u00e0 la source _double_ de la _m\u00e9moire_ , implicite, finissante, et en all\u00e9e.\n\nMais _F\u00e8s_ , la double image, s'apparente encore (ainsi que plusieurs autres photographies dont j'aurai l'occasion de parler dans des chapitres ult\u00e9rieurs) \u00e0 la prose de la m\u00e9moire d'une autre mani\u00e8re, plus \u00e9vidente m\u00eame peut-\u00eatre : parce que F\u00e8s (la ville marocaine) est pr\u00e9sente sur l'image nomm\u00e9e de son nom, d\u00e9sign\u00e9e ainsi, titr\u00e9e, par un bout d'image int\u00e9rieure \u00e0 l'image (aux deux images), bout d'image contenant assez de d\u00e9tails qui permettraient de d\u00e9montrer facilement (si on le voulait !) qu'elle est bien une image de F\u00e8s, alors que la photographie elle-m\u00eame, dans laquelle l'image de F\u00e8s est prise, l'image rectangulaire d'un mur dans une chambre d'h\u00f4tel (et c'est le plus vraisemblablement du monde, si on y r\u00e9fl\u00e9chit, l'image d'un rectangle de mur dans une chambre d'h\u00f4tel qu'on y voit), pourrait avoir \u00e9t\u00e9 prise \u00e0 peu pr\u00e8s n'importe o\u00f9, dans le port de Concarneau, par exemple. Le caract\u00e8re ironique de cette constatation n'\u00e9chappera pas.\n\nOr, une ironie de m\u00eame nature est indiscutablement en mesure de s'exercer sur cette prose, o\u00f9 je dis de ce que je raconte : c'est ainsi, c'est vrai, c'est ainsi que cela est arriv\u00e9 ; ne disant, ne suscitant, en ces lignes noires sagement, contin\u00fbment pouss\u00e9es les unes derri\u00e8re les autres, qu'une image int\u00e9rieure \u00e0 l'image de m\u00e9moire, qui la nomme, qui la titre : _ce fut ainsi_.\n\nPour cette raison encore je me sens justifi\u00e9 de prendre ici cette photo comme _mod\u00e8le_ , et cela d'autant plus profond\u00e9ment que la conception ironique de l'image, pour des yeux qui la d\u00e9couvrent innocemment, ne s'impose absolument pas, m\u00eame r\u00e9v\u00e9l\u00e9e, au d\u00e9triment de l'image elle-m\u00eame ; qui avait pour moi (bien s\u00fbr, maintenant, son effet est autre) et, autant que je puisse en juger, g\u00e9n\u00e9ralement sur d'autres, comme un effet du style _y\u016bgen_ : grand calme un peu myst\u00e9rieux, tranquillit\u00e9, paix, apaisement, monde en arri\u00e8re-plan, \u00e9nigmatique. J'aimerais y parvenir un jour, en quelque page.\n\nCe n'est pas tout : je me suis servi, pour d\u00e9crire _F\u00e8s_ \u00e0 l'intention de mon lecteur hypoth\u00e9tique, de connaissances intrins\u00e8quement accessibles \u00e0 moi seul, qui ne sont pas d\u00e9ductibles des seules images, et qui tiennent au rapport privil\u00e9gi\u00e9 qui est le mien avec ces images, gouvernant en grande partie mes r\u00e9flexions devant elles : je sais comment cela s'est pass\u00e9, ce qu'il y avait dans les deux dimensions obliques absentes, la profondeur et le temps. _J'\u00e9tais l\u00e0_.\n\nPourtant, sans me replacer par la pens\u00e9e acrobatiquement dans un \u00e9tat d'ignorance hypoth\u00e9tique, m\u00eame partielle, des circonstances intransmissibles de la composition de l'image, ce que je n'ai ni l'envie ni les moyens de faire, j'imagine cependant que je pourrais sans mal voir autrement ce que je ne vois pas directement sur le papier, et qui l'environne : le mur pourrait \u00eatre face \u00e0 la fen\u00eatre de la chambre, le miroir emprisonner le ciel, et une aurore. Et il me semble que l'\u0153il qui regarde l'image peut y croire, m\u00eame si l'optique lui en d\u00e9montre l'impossibilit\u00e9 (ce que j'ignore).\n\nCar il ne s'agit pas l\u00e0 d'un paradoxe de perception, de ceux, qui, d\u00e9nonc\u00e9s, ne peuvent que s'\u00e9vanouir sans retour, mais d'une ambigu\u00eft\u00e9 plus profonde, qui est dans la r\u00eaverie de l'esprit se nourrissant d'images comme, allong\u00e9 sur le sol d'une colline, interminablement, les nuages en proposent. Les deux feuilles parall\u00e8les du _double_ , alors, celle de l'image claire et celle de l'image sombre, ne seraient s\u00e9par\u00e9es dans le temps que par un geste : celui de tirer le rideau plus largement sur la chambre o\u00f9 nous avions dormi.\n\n## 5 Sur le bureau, dans la lumi\u00e8re de la lampe\n\nSur le bureau, dans la lumi\u00e8re de la lampe qui est devant moi, \u00e0 ma droite, sont les instruments de mon activit\u00e9 matinale et obscure : mon cahier, qui est un cahier de quatre-vingts pages enti\u00e8rement blanches, sans lignes pr\u00e9trac\u00e9es ni carreaux, a une couverture d'un bleu plut\u00f4t sombre (le dessin de la couverture imite, ou photographie, une \u00e9toffe brune \u00e0 mailles serr\u00e9es, laissant des 'jours' minuscules qui apparaissent comme autant de points blancs).\n\nC'est un cahier de la marque la plus banale, Clairefontaine. Elle est indiqu\u00e9e, en bas et \u00e0 droite de la couverture, \u00e0 la base d'un triangle renvers\u00e9 dont la surface, sur un fond bleu (du m\u00eame bleu que le reste, mais uni), s'orne du dessin d'une divinit\u00e9 pseudo-grecque : la gr\u00e9cit\u00e9 du dessin, signe sans doute d'une activit\u00e9 intellectuelle intense, est manifest\u00e9e par une colonne de temple surmont\u00e9e d'une lune partielle, ensemble un peu obsc\u00e8nes mais surtout remarquablement laids. Un rectangle blanc, horizontalement allong\u00e9, est am\u00e9nag\u00e9, plut\u00f4t vers le haut, plut\u00f4t vers la droite, au c\u0153ur en quelque sorte de la couverture (si on s'identifie au cahier), et j'y ai \u00e9crit au feutre noir (celui que j'utilise pour les lignes du r\u00e9cit) les trois lettres _g, i, l_ (mises pour 'grand incendie de londres', \u00e9videmment).\n\nJ'\u00e9cris donc dans ce cahier, et chaque tranche autonome de prose y figure comme une sorte de bande de papier blanc ray\u00e9e r\u00e9guli\u00e8rement de lignes noires tr\u00e8s serr\u00e9es, d'une \u00e9criture minuscule et presque illisible (elle l'est parfois m\u00eame pour moi !), entre d'autres lignes, rouges ou vertes, o\u00f9 sont des indications de date (de composition), un num\u00e9ro d'ordre, des esp\u00e8ces de titres. Ces lignes rouges ou vertes s\u00e9parent les tranches noires, additionn\u00e9es chacune d'une ligne de blanc. Il y a, tr\u00e8s peu souvent, des ajouts ou des corrections. Rarement, et pour deux raisons : la premi\u00e8re, c'est que je ne reviens pour ainsi dire jamais en arri\u00e8re, n'h\u00e9site que mentalement ; la seconde, qu'il n'y a de toute fa\u00e7on pratiquement aucune place pour des corrections, parce que les lignes sont extr\u00eamement serr\u00e9es (une bonne centaine dans une seule page), pleines d'un bord \u00e0 l'autre de la page, et de haut en bas.\n\nLieu o\u00f9 se d\u00e9pose, \u00e0 l'\u00e9tat naissant et brut, cette prose, les lignes noires, puis les pages, avec leurs direction et disposition serr\u00e9es de lignes, les bandes horizontales surmont\u00e9es d'un peu de rouge et de vert soulign\u00e9s de blanc, en sont aussi le registre chronologique : j'y mesure la progression et, silencieusement, les arr\u00eats, interruptions marqu\u00e9es seulement du saut des dates. Une page pleine de ces brouillons, au moment o\u00f9 je m'appr\u00eate, l'achevant, \u00e0 choisir, avec des h\u00e9sitations particuli\u00e8res, le premier signe qui agressera la page suivante, le plus haut possible dans la page, presque exactement en d\u00e9but de ligne et contre le bord sup\u00e9rieur, me procure le seul soulagement sans m\u00e9lange que je peux attendre de ma t\u00e2che.\n\nIl est vrai qu'en aucun autre de mes cahiers (de po\u00e9tique, ou de calculs, par exemple) je n'atteins \u00e0 une telle r\u00e9gularit\u00e9, nettet\u00e9 ou uniformit\u00e9 dans le grignotage lent de l'espace des pages. Il est donc naturel que je ressente quelque apaisement artisanal \u00e0 m'arr\u00eater un moment devant la surface m\u00e9ticuleusement remplie d'une page achev\u00e9e. Certes ce n'est pas l\u00e0 ce qu'on appelle une vraie raison. Je peux dire seulement : cela me soulage, c'est ainsi.\n\nLa lecture, dans le cahier, est remarquablement impraticable, et, d'ailleurs, je ne relis jamais ces fragments, une fois leur contenu transf\u00e9r\u00e9 tant bien que mal dans des pages s\u00e9par\u00e9es, lisibles, couvertes au feutre noir fin, pages d'un beau papier l\u00e9g\u00e8rement cr\u00e9meux et \u00e9pais, achet\u00e9 au poids et \u00e0 prix d'or rue du Pont-Louis-Philippe, chez Papier-Plus, en lignes toujours noires mais moins serr\u00e9es, moins rapides (\u00e0 peine). Elles contiennent, apr\u00e8s modifications, additions, suppressions ou expansions (toutes minimes, toutes instantan\u00e9es, au moment de la copie ; et pour la plupart d'ailleurs dues \u00e0 une difficult\u00e9 ou une impossibilit\u00e9 m\u00eame de relecture de la version initiale du cahier) accompagnant le d\u00e9chiffrage des sections pos\u00e9es compactes, \u00e0 la suite, la version provisoirement d\u00e9finitive du r\u00e9cit, version premi\u00e8re (celle du cahier \u00e9tant donc la version z\u00e9ro).\n\nIl est clair que la mani\u00e8re mat\u00e9rielle d'existence de ces brouillons rend pratiquement impensable un travail \u00ab flaubertien \u00bb sur les phrases, puisque je ne pourrai jamais les relire \u00e0 haute voix pour les soupeser \u00e0 la bouche et \u00e0 l'oreille sans balbutier, sans buter \u00e0 tout moment sur des mots ind\u00e9chiffrables (qu'il me faut souvent, lors du transfert du cahier au papier, de longues minutes pour deviner et, quand je n'y parviens pas, r\u00e9inventer). Et je ne pourrai pas non plus effacer, remplacer, corriger sur place, sur les traces m\u00eames de la premi\u00e8re inspiration, le cahier, ce d\u00e9p\u00f4t initial de langue en longs blocs ray\u00e9s de noir. Il n'y a pas dans ces conditions de labeur d'\u00e9crivain possible comme, j'imagine, celui qui fait le romancier que je ne serai pas, mais seulement l'extr\u00eame concentration sans interstices des mots not\u00e9s \u00e0 mesure, favorisant ainsi, m\u00e9caniquement, mon effort d'\u00e9crire sans ratures, sans repentirs, sans impatience, aux m\u00eames heures toujours, le plus pr\u00e8s possible de la continuit\u00e9 myope du pr\u00e9sent irr\u00e9versible et d\u00e9test\u00e9.\n\nLa version 1, lisible, quoiqu'elle aussi assez serr\u00e9e et r\u00e9guli\u00e8re, annule, en fait, les lignes du cahier ou, du moins, ne les laisse subsister que comme traces, o\u00f9 il n'y a plus rien \u00e0 prendre ni \u00e0 lire. Elles demeurent uniquement comme mesure de mon avance, de l'envahissement du blanc des pages par l'encre, de l'\u00e9loignement de tout ce qui a pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 le signe noir initial : ce que je fuis. Elles sont les feuilles obscures du _double de la m\u00e9moire_ dans ma prose.\n\nLa transmission du brouillon \u00e0 la version lisible, que j'effectue avec retard mais parall\u00e8lement \u00e0 l'\u00e9criture quotidienne dans le premier cahier, au cours des m\u00eames heures pr\u00e9matinales (et c'est ainsi que maintenant, assez avant apr\u00e8s mon d\u00e9but, je commence, dans l'obscurit\u00e9 encore profonde, l'esprit encore proche de la boue de mon sommeil), m'oblige \u00e0 conserver \u00e9galement pr\u00e8s de moi une chemise (de couleur violette) qui contient elle-m\u00eame plusieurs sous-chemises (de m\u00eame couleur) : car, comme je l'expliquerai plus en d\u00e9tail en son lieu, je n'avance pas en ligne droite dans la narration, selon un axe qui pourrait \u00eatre, par exemple, celui du temps racont\u00e9, mais par _branches_ , entre lesquelles il me faut r\u00e9partir \u00e0 mesure (et pour l'instant plut\u00f4t grossi\u00e8rement) les choses \u00e9crites. J'ai aussi du papier ordinaire, des feutres, des crayons, une gomme, des quarts de feuille de format 21 \u00d7 29,7 destin\u00e9s \u00e0 des notes au crayon noir. Tout cela, et la _lampe_ dont la t\u00eate est noire et tronconique, est l\u00e0 en permanence, ne varie gu\u00e8re. Et, en ce moment pr\u00e9cis, il y a encore, sur le bureau, le cahier rouge cartonn\u00e9 contenant les photographies, ouvert aux pages de _F\u00e8s_ , sur les deux versions de l'image, du _double_ que j'ai pr\u00e9c\u00e9demment d\u00e9crit.\n\n## 6 D\u00e8s que je me l\u00e8ve\n\nD\u00e8s que je me l\u00e8ve, je prends mon bol sur la table de la cuisine. Je l'ai d\u00e9pos\u00e9 l\u00e0 la veille au soir, pour ne pas avoir trop \u00e0 remuer dans la cuisine, pour minimiser le bruit de mes d\u00e9placements. C'est quelque chose que je continue \u00e0 faire, jour apr\u00e8s jour, moins par habitude que par refus de la mort d'une habitude, et bien que cela (\u00eatre silencieux, ne pas risquer de r\u00e9veiller) n'aie plus d\u00e9sormais la moindre importance ; pas plus que de mettre le bol \u00e0 ma place \u00e0 cette table ; \u00e0 ce qui \u00e9tait ma place.\n\nJ'y ai vers\u00e9 un fond de caf\u00e9 en poudre, de la marque (parfaitement inconnue) Zama Filtre, que j'ach\u00e8te en grands verres de deux cents grammes au supermarch\u00e9 Franprix, en face du m\u00e9tro Saint-Paul. Pour le m\u00eame poids, cela co\u00fbte \u00e0 peu pr\u00e8s un tiers de moins que les marques plus fameuses, Nestl\u00e9 (Nescaf\u00e9) ou Maxwell. Le go\u00fbt lui-m\u00eame est largement un tiers pire que celui du Nescaf\u00e9 le plus grossier, non lyophilis\u00e9, qui est d\u00e9j\u00e0 pas mal en son genre.\n\nJe remplis mon bol au robinet d'eau chaude de l'\u00e9vier, h\u00e9sitant, pour cette op\u00e9ration, entre deux techniques :\n\n\u2013 ou bien faire couler l'eau doucement jusqu'\u00e0 ce que mon doigt, plac\u00e9 de mani\u00e8re \u00e0 appr\u00e9cier la temp\u00e9rature du jet, m'indique que l'eau est aussi chaude qu'elle peut l'\u00eatre ;\n\n\u2013 ou bien, au contraire, ouvrir tr\u00e8s fort, brusquement, le robinet, et l'eau est chaude beaucoup plus vite.\n\nDans les deux cas il y a bruit, bruit d'\u00e9coulement, et discours de la tuyauterie qui semble d'un sans-g\u00eane absolu dans le calme nocturne, rupture d\u00e9sagr\u00e9able du silence o\u00f9 je me d\u00e9place. Mais ce silence est-il plus gravement offens\u00e9 par le bruit, faible mais assez long, produit si j'applique la premi\u00e8re m\u00e9thode, ou par celui, plus intense mais plus bref, qui r\u00e9sulte de l'ouverture rapide du robinet, c'est ce que je ne suis jamais arriv\u00e9 \u00e0 d\u00e9cider.\n\n\u00c0 la surface du liquide, des archipels de poudre brune deviennent des \u00eeles noires bord\u00e9es d'une boue cr\u00e9meuse qui sombrent lentement, horribles.\n\nJe porte le bol lentement sur la table, le tenant entre mes deux mains qui tremblent le moins possible, et je m'assieds sur la chaise de cuisine, le dos \u00e0 la fen\u00eatre, face au frigidaire et \u00e0 la porte, face surtout au fauteuil, laid et vide, qui est de l'autre c\u00f4t\u00e9 de la table. Il y a trois ans, en automne, lors du dernier des recommencements inutiles de cet \u00e9crit, rue de la Harpe, \u00e0 une heure semblable, devant un bol semblable, je sortais de leur enveloppe de cellophane, successivement, quatre biscuits vietnamiens de la marque _Madame Sang, 75 rue du Javelot, Paris XIII e_, achet\u00e9s rue de la Parcheminerie, et je les trempais dans le bol jusqu'\u00e0 ce qu'ils soient tr\u00e8s pr\u00e8s de se d\u00e9faire, de se d\u00e9liter, de fondre (mais ils ne se d\u00e9faisaient jamais exactement, en morceaux persistants, pers\u00e9v\u00e9rant en leur \u00eatre, m\u00eame mouill\u00e9s ; ils se d\u00e9sagr\u00e9geaient plut\u00f4t comme s'ils \u00e9taient compos\u00e9s d'un conglom\u00e9rat de poussi\u00e8res biscuiti\u00e8res, \u00e0 la coh\u00e9rence fragile, obtenue par une non naturelle pression, ce qui avait conduit Alix, par analogie avec une friandise espagnole assez fameuse, \u00e0 leur donner le surnom m\u00e9rit\u00e9 de _Polvorones vietnamiens_ ).\n\nMais aujourd'hui et \u00e0 cette heure (il est quatre heures et demie ; il est cinq heures) je ne mange rien. Je bois seulement le grand bol d'eau \u00e0 peine plus que ti\u00e8de et caf\u00e9in\u00e9e, au sortir de nuits dont il vaut mieux ne pas parler. Le liquide est un peu amer, un peu caram\u00e9lis\u00e9, pas agr\u00e9able. Je l'avale et je reste un moment immobile \u00e0 regarder, au fond du bol, la tache noire d'un reste de poudre mal dissoute, dans la brusque angoisse r\u00e9currente de cet instant que nulle r\u00e9p\u00e9tition, nulle habitude ne supprimera ni m\u00eame n'apaisera vraiment et qui est et sera la mienne jusqu'\u00e0 l'ach\u00e8vement de cette prose, c'est-\u00e0-dire, peut-\u00eatre, pour moi, jamais. Puis je me l\u00e8ve et reviens dans ma chambre m'asseoir devant le cahier ouvert.\n\nAssis au bureau, je fais face au lit, et le cahier a \u00e9t\u00e9 ouvert la veille, quand je me suis couch\u00e9. Quand je m'\u00e9veille, dans l'obscurit\u00e9 jamais tout \u00e0 fait enti\u00e8re (il y a de la lumi\u00e8re : de la rue, du ciel, des maisons de l'autre c\u00f4t\u00e9 du carrefour, un peu de cette lumi\u00e8re entre par les volets), dans le silence pas tout \u00e0 fait profond (il y a de rares voitures, des voix parfois), je _vois_ le cahier ouvert et le c\u00f4ne lumineux de la lampe, et sur la page la ligne de d\u00e9marcation entre le noir vacillant des lignes et le blanc passif que tout \u00e0 l'heure je vais difficilement de nouveau affronter, afin de le r\u00e9duire.\n\nJe reste presque immobile sous les couvertures brunes, cherchant la protection des deux autres oreillers, moins pour la chaleur que pour leur poids, pour m'y enfouir un instant, en proie \u00e0 cette angoisse diffuse qui d\u00e9j\u00e0 me vient de la prose, sans doute, mais bien plus de ce qu'elle soul\u00e8ve, remue, et enterre, dans ce qu'est devenue ma vie.\n\n## 7 Assis \u00e0 ce bureau, ouvrant le cahier\n\nAssis \u00e0 ce bureau, ouvrant le cahier, j'aborde le travail matinal. Le c\u00f4ne lumineux de la lampe, d\u00e9bordant du bureau vers la droite, \u00e9claire la biblioth\u00e8que Lundia, pos\u00e9e contre le mur. Et, comme un \u00e9cho affaibli de sa lumi\u00e8re, il y a, sur le mur auquel le lit est appuy\u00e9, celle de l'applique blanche que j'ai allum\u00e9e en m'\u00e9veillant.\n\nJe vois l'applique elle-m\u00eame et son reflet dans l'armoire laqu\u00e9e brune et sombre, o\u00f9 se refl\u00e8tent le lit et les oreillers, en une image un peu trouble, comme dans une vitre d\u00e9lav\u00e9e par une pluie continue ; premi\u00e8re des trois \u00e9tapes lumineuses qui accompagnent la prose dans son trajet de m\u00e9moire :\n\n\u2013 celle du demi-sommeil contre les oreillers, la plus faible, qui est p\u00e2le et voil\u00e9e contre mes yeux ouverts ;\n\n\u2013 la lumi\u00e8re jaune de l'effort qui m'emprisonne \u00e0 la surface du papier ;\n\n\u2013 celle du jour enfin, o\u00f9 tout redevient pr\u00e9sent, largement incompr\u00e9hensible d\u00e9sormais.\n\nLe mur de droite, parall\u00e8le \u00e0 la fen\u00eatre, est celui de l'une des deux biblioth\u00e8ques Lundia de ma chambre (la seconde est dans mon dos). Au-del\u00e0 de la lumi\u00e8re de la lampe, dans la p\u00e9nombre, j'aper\u00e7ois sur ses rayons les rangs de la po\u00e9sie m\u00e9di\u00e9vale : troubadours, trouv\u00e8res, siciliens, po\u00e8tes du \u00ab dolce stil novo \u00bb, Minnes\u00e4ngers, lyriques portugais, et espagnols, catalans, latins, gallois... ; et la po\u00e9sie de la Renaissance, les mani\u00e9ristes, les baroques, les \u00ab m\u00e9taphysiques \u00bb anglais...\n\npetit tr\u00e9sor accumul\u00e9 au long des vingt derni\u00e8res ann\u00e9es (et plus), surtout depuis mon s\u00e9jour aux USA de 1970. Il n'y a rien de vraiment rare en ce \u00ab tr\u00e9sor \u00bb, ni de tr\u00e8s co\u00fbteux, mais cet ensemble de livres constitue, en ce qui concerne les troubadours principalement, un instrument de travail non n\u00e9gligeable (beaucoup de textes cependant sont des photocopies).\n\nIl m'arrivait autrefois d'en v\u00e9rifier mentalement le contenu (un r\u00e9flexe d'avare) et l'ordre, la disposition des volumes sur les rayons, les relations entre eux \u00e9tablies par la contigu\u00eft\u00e9, la familiarit\u00e9 des voisinages jouant un grand r\u00f4le dans la signification intime de leur pr\u00e9sence, dans leur accessibilit\u00e9 : pour les relire, les r\u00e9fl\u00e9chir, les faire servir \u00e0 cette branche de mon _Projet_ , la seule \u00e0 avoir surv\u00e9cu jusqu'\u00e0 aujourd'hui, comme une branche coup\u00e9e de son arbre, et que j'essaierai peut-\u00eatre un jour ou l'autre d'achever, avant d'avoir tout oubli\u00e9 (et particuli\u00e8rement le sens m\u00eame de cette proximit\u00e9, de cette intimit\u00e9 des livres) : une \u00e9tude sur la _forme sonnet_.\n\nLes troubadours (du moins ceux que je poss\u00e8de dans des livres) sont plac\u00e9s \u00e0 ma gauche, contre les radiateurs toujours ferm\u00e9s, le plus pr\u00e8s possible de la t\u00eate du lit.\n\nJ'entrevois ici les couvertures bleue, beige et rouge respectivement des trois volumes de la monumentale anthologie de Marti de Riquer, la reliure suisse du gros Giraut de Bornelh de Kolsen (un reprint), les deux tomes \u00e9normes et gris de la quatri\u00e8me et encore r\u00e9cente \u00e9dition d'Arnaut Daniel, ce chef-d'\u0153uvre de la machine philologique devenue folle, avec la dissertation minutieuse, obsc\u00e8ne, fascinante et presque touchante de son auteur, Maurizio Perugi, sur le verbe _cornar_ , qui faisait tant rire Alix.\n\nTout \u00e0 fait en haut des rayons, dans sa reliure blanche, d\u00e9passant la planche, l'\u00e9dition en fac-simil\u00e9 des _Th\u00e9or\u00e8mes_ de Jean de La Cepp\u00e8de, pas celui de _La Baleine franche_ qui a sa rue pr\u00e8s du Jardin des Plantes, mais celui qui fut au parlement d'Aix l'ami de Cesar de Nostredame, et de Louis de Gallaup de Chasteuil.\n\n## 8 Insensiblement, d'aube en aube\n\nInsensiblement, d'aube en aube, j'en suis venu \u00e0 ce commencement, beaucoup plus ardu encore que le recommencement quotidien de l'avance des lignes noires sur le papier parce qu'il s'agit d'un commencement irr\u00e9versible, sans r\u00e9p\u00e9tition possible, sans recours ; parce que c'est le _commencement absolu_ d'\u00e9crire ce que je me suis promis d'\u00e9crire \u00e0 la fin du premier fragment, l'\u00ab Avertissement \u00bb, plac\u00e9 au d\u00e9but de mon livre, et son d\u00e9but mat\u00e9riel pour un lecteur :\n\n\u00ab Tenter d'expliquer (et simultan\u00e9ment de m'expliquer \u00e0 moi-m\u00eame) ce que cela sera. \u00bb\n\n _Cela_ qui, sous le titre 'le grand incendie de londres', va remplacer le _double_ r\u00eav\u00e9, impossible, abandonn\u00e9, d'un autre _Grand Incendie de Londres_ , qui aurait \u00e9t\u00e9 un vrai roman, et du _Projet_.\n\nMais si j'\u00e9cris des mots comme _commencement d'\u00e9crire ce que cela sera_ , c'est bien \u00e9videmment que je ne vais pas imm\u00e9diatement \u00e9crire _ce que cela est_ , car si j'\u00e9crivais maintenant, par exemple, dans cette tranche horaire d'obscurit\u00e9 que je m'impose, aujourd'hui chaude, mouill\u00e9e, \u00e9puisante, ce que je pense que va \u00eatre ce que je continue \u00e0 d\u00e9signer sous le nom de 'grand incendie de londres', ma t\u00e2che serait d\u00e9j\u00e0 \u00e0 moiti\u00e9 achev\u00e9e, mais surtout _cela_ ne serait rien. Je veux dire par l\u00e0 que je pourrais d\u00e8s aujourd'hui \u00e9crire, en une phrase de dix mots exactement : \u00ab 'le grand incendie de londres' sera...................... \u00bb, mais en m\u00eame temps il est clair que 'le grand incendie de londres' ne sera ce qu'il sera qu'une fois achev\u00e9 (s'il l'est jamais : cette affirmation \u00e9tant tautologique, certes, mais pas seulement), c'est-\u00e0-dire s'il va assez loin pour pouvoir \u00eatre dit \u00eatre (auquel cas, \u00e9tant donn\u00e9 ce qu'il doit \u00eatre, il sera, je peux le dire, quoi qu'il arrive ensuite, n\u00e9cessairement achev\u00e9) ; il s'ensuit que je n'\u00e9crirai la fin de cette phrase programmatique, de cette d\u00e9finition (avec ses quatre mots ici manquants) qu'\u00e0 la presque fin du livre, en admettant que j'aie l'occasion de l'\u00e9crire du tout (et il se trouve que, m\u00eame dans l'hypoth\u00e8se d'existence atteinte, cela n'est pas certain).\n\nC'est pourquoi le commencement d'\u00e9crire ce que cela sera est le commencement de quelque chose qui n'est pas le r\u00e9cit lui-m\u00eame mais qui ne s'ach\u00e8vera qu'avec le r\u00e9cit tout entier, qui avancera \u00e0 mesure que je l'\u00e9cris. Le pr\u00e9sent de la composition l'accompagne.\n\nJ'essaie donc de me r\u00e9soudre \u00e0 dire ce que je fais, ce qui se dira et se racontera dans ce livre, dans les lieux et moments que j'ai un peu d\u00e9crits plus haut (et dans d'autres si je viens \u00e0 les quitter). Le plus difficile ici pour moi a \u00e9t\u00e9 de me rendre compte du fait que cela n'est possible que si je ne m'arr\u00eate plus une fois que j'ai commenc\u00e9 (du moins jamais longtemps), et, malheureusement et \u00e0 nouveau (ceci n'est pas ma premi\u00e8re tentative), aujourd'hui rien encore, int\u00e9rieurement, ne me l'assure.\n\nC'est pourquoi j'ai tant et si longtemps h\u00e9sit\u00e9 \u00e0 choisir l'instant de ce recommencement. Mais il faut \u00e9galement que je ne c\u00e8de jamais \u00e0 la tentation de dissimuler les variations, les faiblesses, les incoh\u00e9rences, les obscurit\u00e9s involontaires que la simple progression irr\u00e9versible de ces lignes trac\u00e9es au pr\u00e9sent (au pr\u00e9sent de leur trace) va n\u00e9cessairement faire appara\u00eetre si je ne reviens pas en arri\u00e8re, si je ne corrige pas, si je me refuse la distance protectrice d'une construction r\u00e9fl\u00e9chie, d'une organisation, d'une simulation, si je ne sors jamais du temps propre de ma tentative.\n\nCette _branche_ que vous lisez est la premi\u00e8re du livre ; c'est une branche du matin. Elle se compose (pour le moment dans le futur, surtout), se composera de paragraphes (presque) quotidiens de prose, plus exactement clos en une seule unit\u00e9 (deux au plus) de temps matinal, ne franchissant jamais les fronti\u00e8res d'un pr\u00e9matin nocturne (volets ferm\u00e9s, \u00e0 la lampe, avant la lumi\u00e8re solaire).\n\nLe pr\u00e9sent de ma vie les p\u00e9n\u00e8tre, les p\u00e9n\u00e9trera, comme la lumi\u00e8re du jour qui sans cesse entre combattre le cercle jaune qui entoure ma main.\n\nJe les date dans mon cahier (mais plus dans la version 1, lisible, qui les suit avec quelque retard), mais je les arr\u00eate toujours \u00e0 la fin d'une _matin\u00e9e_ (ainsi d\u00e9finie), quel que soit l'\u00e9tat d'ach\u00e8vement apparent de leur contenu ; et je les reproduis sans modification de l'ordre que leur impose la chronologie de leur composition, gouttes successives qui tombent sur les pages la nuit, sans autre relation de pr\u00e9s\u00e9ance que celle du temps o\u00f9 elles tombent, qui sert \u00e0 la d\u00e9finir. Cette contrainte n'a pas de vertus cach\u00e9es. Elle est semblable \u00e0 celle d'autres gestes quotidiens : se lever, s'habiller, se raser, se nourrir.\n\nTel est le commencement d'\u00e9crire ce que cela sera.\n\n## 9 Parall\u00e8lement \u00e0 la branche matinale\n\nParall\u00e8lement \u00e0 la branche matinale, quoique plus rarement parce que plus difficilement encore (et pour toutes ces raisons que je n'arrive m\u00eame pas \u00e0 commencer \u00e0 dire et bien s\u00fbr pas \u00e0 dire d'un seul coup), il y aurait une autre branche de r\u00e9cit que j'appellerai pour le moment _branche du soir_. Car j'essaie de m'\u00e9tablir aussi dans ces heures du d\u00e9but de la nuit, qui \u00e9taient proprement les n\u00f4tres, avant la pleine et totale nuit qui lui appartenait exclusivement (pour la maladie, la _m\u00e9lancolie_ , mais aussi pour la pens\u00e9e, pour la _photographie_ ) (et ces heures-l\u00e0, maintenant, il me faut les oblit\u00e9rer absolument, sous n'importe quel sommeil ; ne voir personne apr\u00e8s huit heures du soir ; ne pas r\u00e9pondre au t\u00e9l\u00e9phone ; ne pas \u00eatre l\u00e0).\n\nLes heures qui m'entourent, pr\u00e9c\u00e9dant ou suivant, selon la saison, la tomb\u00e9e du jour, la chute, puis le retrait de la lumi\u00e8re, ces heures \u00e9taient notre propri\u00e9t\u00e9 conjugale commune, indivise. Je m'efforcerai de les occuper aussi, comme les miennes, celles du matin, par la narration : narration d'un autre _Projet_ interrompu par la mort : le sien.\n\nDe ce _Projet_ , je connaissais l'existence, les contours, mais elle en parlait peu directement, moins par modestie, timidit\u00e9, superstition ou incertitude que, plus brutalement, parce qu'elle pensait ceci : _raconter un Projet l'annule_.\n\nMais elle en parlait cependant incessamment, en oblique, autour, buvant sa Guinness dans le laid fauteuil de cuisine face \u00e0 moi, dans ces moments intens\u00e9ment conjugaux du soir, entre les nourritures, les boissons, et le r\u00e9cit des journ\u00e9es.\n\nC'est pourquoi ces heures, aujourd'hui, me sont proprement insupportables (celles de la nuit, elles, sont simplement impossibles \u00e0 regarder). Et j'ai entrepris de les user ainsi, soir apr\u00e8s soir, certains soirs.\n\nJ'\u00e9cris les lignes du soir dans la grande pi\u00e8ce dont les deux fen\u00eatres donnent sur l'\u00e9glise et le square, pendant que la lumi\u00e8re variable se retire, et que la m\u00eame lumi\u00e8re, fixe, sort de cette image, la derni\u00e8re qu'elle ait achev\u00e9e, coll\u00e9e au mur entre les deux fen\u00eatres : qui montre ce que je vois de l'endroit m\u00eame o\u00f9 j'\u00e9cris le soir ; et o\u00f9 nous sommes, une derni\u00e8re fois au monde, pr\u00e9sents tous les deux.\n\nDe mes lignes matinales j'accroche la lumi\u00e8re montante, et les autres affrontent la lumi\u00e8re qui diminue. Moi, je me sens semblable \u00e0 l' _ermite_ de l'\u00e9nigme : imaginez, dit l'\u00e9nigme, un ermite. Il se l\u00e8ve \u00e0 l'aube, avec le soleil. Il monte sur le chemin poussi\u00e9reux jusqu'au sommet de la colline. Il arrive en haut au soleil couchant. Il passe la nuit en pri\u00e8res et le lendemain, avec le soleil nouveau, il redescend pour arriver le soir dans la plaine. Montrez (telle est l'injonction de l'\u00e9nigme) qu'il y a un endroit sur son chemin o\u00f9 il est pass\u00e9 \u00e0 la m\u00eame heure en montant et en descendant.\n\nLa solution, quand on y pense, est simple : inventez, nous dit-on, un ermite fant\u00f4me qui se l\u00e8ve \u00e0 l'aube du second jour, en bas, au moment o\u00f9 l'ermite (r\u00e9el) commence sa descente : supposez que l'ermite fant\u00f4me suit pas \u00e0 pas, \u00e0 la m\u00eame allure exactement, l'ermite montant, le premier jour, sur le chemin (c'est son _double_ ).\n\nC'est le m\u00eame chemin. L'ermite qui descend et l'ermite ombre qui monte ne vont-ils pas se croiser ? N'est-ce pas l\u00e0, en ce point de leur rencontre, le lieu de la solution ?\n\nPensez, _vous_ , que l'ermite fant\u00f4me de l'\u00e9nigme est un ermite de _m\u00e9moire_ : que dans la lumi\u00e8re du soir, la lumi\u00e8re descendante, elle, Alix, ma femme, accompagne ma prose lente sur son chemin de papier. Pensez, si vous lisez, peut-\u00eatre, longtemps apr\u00e8s la premi\u00e8re, la _derni\u00e8re branche_ de mon r\u00e9cit, que quelque part nos images co\u00efncident.\n\n## 10 En avan\u00e7ant dans la prose je rencontre\n\nEn avan\u00e7ant dans la prose je rencontre, presque \u00e0 chaque pas, l'impossibilit\u00e9 de la maintenir sur une ligne unique, de la diriger dans un seul sens. \u00c0 tout moment j'\u00e9prouve le besoin, comme quand on raconte, en vrai, pour quelqu'un, et d'autant plus si on raconte (comme c'est mon cas ici) \u00e0 quelqu'un d'\u00e9loign\u00e9, que beaucoup de noms ou de circonstances risquent de surprendre (et il est n\u00e9cessaire alors de les rapprocher de lui par une explication, sous peine de n'\u00eatre pas compris), j'ai besoin, donc, d'expliquer, de m'arr\u00eater pour accrocher, au fil t\u00e9nu de la narration, la lampe d'un \u00e9claircissement indispensable. Il suffit pour cela sans doute d'une _parenth\u00e8se_ , marque naturelle de ce qui, \u00e0 la voix, serait une interruption, dans le ton de l'incise digressive ; mais il arrive souvent que l'ampleur consid\u00e9rable du d\u00e9veloppement incident qu'elle contient rende extr\u00eamement p\u00e9rilleuse son introduction, au risque d'une rupture excessive de la continuit\u00e9.\n\nIl y a plus (et c'est une chose, encore, qui est au c\u0153ur de tout r\u00e9cit) : il n'y a aucune raison pour que, ayant ouvert une parenth\u00e8se, m'\u00e9tant engag\u00e9 dans cette parenth\u00e8se ouverte, je ne rencontre pas de nouveau, pendant que je suis en train de dire ce qui doit y \u00eatre dit, de nouveau la m\u00eame n\u00e9cessit\u00e9 d'une parenth\u00e8se, nouvelle parenth\u00e8se pr\u00e9sentant par rapport \u00e0 la premi\u00e8re la m\u00eame contradiction entre une obligation de clart\u00e9 et l'inconfort d'une rupture, que la premi\u00e8re parenth\u00e8se avait cr\u00e9\u00e9e dans le d\u00e9roulement principal du r\u00e9cit ; et ainsi de suite (potentiellement \u00e0 l'infini).\n\nMais ce n'est pas tout : l'incertitude dissip\u00e9e par l'ouverture d'une parenth\u00e8se, qui donne naissance \u00e0 des lignes explicatives, \u00e0 des pr\u00e9cisions, \u00e0 des rappels, des rectifications, des annonces, n'est pas la seule ni m\u00eame la principale cause d'une digression. Le r\u00e9cit peut devoir s'interrompre momentan\u00e9ment pour une tout autre raison, peut-\u00eatre plus fondamentale encore, sur le chemin forestier de la prose. Car on en vient, comme un chevalier du roi Arthur, \u00e0 une clairi\u00e8re. Et deux nouveaux chemins s'ouvrent dans les arbres, ou trois, ou plusieurs. Il faut choisir. Mais comment choisir ? La nature m\u00eame de ce que je raconte, autant que sa v\u00e9ridicit\u00e9, ant\u00e9rieure \u00e0 toute intention de raconter (\u00ab cela a \u00e9t\u00e9 \u00bb ; \u00ab cela est \u00bb ; \u00ab je vous l'ai dit, ce fut ainsi \u00bb) et, plus encore peut-\u00eatre, la nature m\u00eame de l'op\u00e9ration de r\u00e9cit rendent in\u00e9vitables en fait de tels carrefours, de tels embranchements multiples sur la carte, ces endroits de l'h\u00e9sitation, o\u00f9 il n'est peut-\u00eatre aucune \u00ab droite voie \u00bb.\n\nJe me suis trouv\u00e9 presque imm\u00e9diatement devant cette difficult\u00e9, aux toutes premi\u00e8res lignes \u00e9crites, qui sont maintenant reproduites dans l'\u00ab Avertissement \u00bb de l'ouvrage. J'avais \u00e9crit, je vous le rappelle :\n\n\u00ab _Le Grand Incendie de Londres..._ \u00bb ; et aussit\u00f4t il y avait deux suites possibles : ou bien :\n\n\u00ab aurait eu une place singuli\u00e8re dans la construction d'ensemble, distinct du _Projet_ quoique s'y ins\u00e9rant... \u00bb ; ou bien :\n\n\u00ab tel \u00e9tait le titre qui s'\u00e9tait impos\u00e9 \u00e0 moi depuis un r\u00eave, peu de temps apr\u00e8s la d\u00e9cision vitale qui m'avait conduit \u00e0 concevoir le _Projet... \u00bb_.\n\nEn choisissant la premi\u00e8re comme voie principale j'ai voulu, au moins, signaler la seconde ; je me suis engag\u00e9 un instant dans la seconde, c'est-\u00e0-dire que j'ai ouvert une parenth\u00e8se, d'intention explicative, et aussit\u00f4t je me suis arr\u00eat\u00e9. Car il s'agissait d'une v\u00e9ritable _bifurcation_ : sur la branche premi\u00e8re, je m'engageais dans ce en quoi je me suis engag\u00e9 : je racontais comment _Le Grand Incendie de Londres_ est devenu ce qu'il essaie d'\u00eatre maintenant, \u00e0 cause de l'\u00e9vidence du d\u00e9sastre du _Projet_.\n\nSur l'autre, tr\u00e8s diff\u00e9rente, je me replongeais dans les premi\u00e8res ann\u00e9es de l'imagination du Projet, de sa mise en place, et il me fallait dire ce r\u00eave, et aussi _quand_ et _o\u00f9_ je l'avais r\u00eav\u00e9. Les deux voies s'en allaient tr\u00e8s loin (c'est-\u00e0-dire dans beaucoup de lignes de prose) sans se rejoindre, et elles divergeaient si vite et si radicalement que je ne pouvais (ni ne voulais) penser \u00e0 les suivre simultan\u00e9ment, en sautant de temps en temps de l'une \u00e0 l'autre. L'\u0153il qui lit en est sans doute capable, n'a pas trop de difficult\u00e9 \u00e0 cette gymnastique (dans le meilleur des cas, qui n'est pas celui du lecteur habituel de romans, encore moins celui du lecteur que je recherche), mais pas le marcheur dans la for\u00eat, ni le livre qui, typographiquement, l'imite : du moins pas sans artifices.\n\n\u00c0 partir du moment o\u00f9 je me suis rendu compte du fait qu'il ne s'agissait pas d'un faux carrefour (je voulais que les deux voies soient, en fin de compte, parcourues ; j'avais \u00e0 dire les deux), d\u00e8s que je me suis repr\u00e9sent\u00e9 'le grand incendie de londres', comme le r\u00e9cit d'un parcours dans le syst\u00e8me des branches de l'arbre du _Projet_ , comme la lecture de la carte routi\u00e8re d'un pays o\u00f9 avait lieu le _Projet_ , du r\u00e9seau hydrographique des rivi\u00e8res au c\u0153ur du continent g\u00e9ologique, du squelette dans le corps, des nervures dans la feuille verte ; d\u00e8s que j'ai accept\u00e9 de consid\u00e9rer comme vain l'effort d'une repr\u00e9sentation topologique lin\u00e9aire (ou seulement semi-lin\u00e9aire : balayage de lignes sur une surface, des morceaux de surface plane, les pages) par quelques astuces d'encres de couleurs, de signes, de corps, de graphes... (que peut-\u00eatre les progr\u00e8s des machines \u00e0 traitement de texte rendront, un jour, possible (mais il s'agirait alors d'un autre livre, d'un autre objet plut\u00f4t, pas un livre : j'y pense)), j'ai d\u00e9cid\u00e9 que toutes ces branches, routes, rivi\u00e8res, sentiers d'os, nervures du r\u00e9cit, je les parcourrais, mais \u00e0 mon pas de prose narrative accompagnant le marcheur.\n\nIl y aurait un moment o\u00f9 je reviendrais \u00e0 ce r\u00eave, que la parenth\u00e8se ouvrante signalait. Pourtant, et c'est pourquoi je n'ai pas effac\u00e9 la parenth\u00e8se elle-m\u00eame, qui annonce la route alternative non suivie, je n'ai pas voulu dissimuler (comme on le fait d'habitude, spontan\u00e9ment, sans y penser) qu'il y a eu choix, entre deux parcours possibles (et une parenth\u00e8se, ordinairement, n'est qu'un cas particulier de cette situation, quelques pas sur un chemin qui s'\u00e9loigne, ou un chemin de traverse, qui suit parall\u00e8lement la route principale, et qui soudain diverge, ou se perd).\n\nC'est pourquoi tout chemin qui se pr\u00e9sente et n'est pas suivi imm\u00e9diatement, mais n'est pas non plus abandonn\u00e9 pour toujours, sera signal\u00e9 dans le texte, discr\u00e8tement, avec indication de l'endroit o\u00f9 il sera possible de le retrouver dans le livre, livre qui cependant sera un livre comme les autres, que l'on pourra lire \u00e0 la suite, sans se pr\u00e9occuper de ces digressions, ou en les lisant \u00e0 part, pour elles-m\u00eames. Le lecteur, arm\u00e9 de son \u0153il et de sa patience, s'il est un lecteur pour qui l'exploration \u00e0 peu pr\u00e8s simultan\u00e9e de branches divergentes n'est pas trop rebutante (simple extension d'ailleurs des bonds silencieux du regard qui va de la fin d'une ligne au d\u00e9but de la suivante, d'une page \u00e0 une autre (un mouvement remontant cette fois), et je n'invoquerai m\u00eame pas la lecture concomitante de plusieurs livres, ou celle de notes, de gloses...), pourra, en principe, prendre une mesure plus vari\u00e9e, moins \u00ab p\u00e9destre \u00bb, du paysage chaotique de ce roman.\n\n## 11 Dans l'\u00e9tat actuel de mon entreprise, encore balbutiante\n\nDans l'\u00e9tat actuel de mon entreprise, encore balbutiante, je pr\u00e9pare donc en pratique, chaque fois que je rencontre de telles voies divergentes, et une fois choisie la principale qui est, tout simplement, celle le long de laquelle je vous conduirai d'abord sans interruption, o\u00f9 je vais continuer \u00e0 la suite, des _insertions_ , auxquelles j'assigne, provisoirement et grossi\u00e8rement (c'est donc plut\u00f4t un tiroir de rangement qu'un plan d'architecte), une place dans une branche \u00e9ventuelle future o\u00f9 elles pourraient \u00eatre reprises, et absorb\u00e9es alors par le livre avan\u00e7ant.\n\nComme je n'ai aucun plan explicite pr\u00e9existant mais seulement une vision vague et g\u00e9n\u00e9rale des ensembles, comme l'organisation de ce que je m'obstine \u00e0 d\u00e9signer 'roman' sera celle qui se fera \u00e0 mesure que le livre se fera, ces assignations n'ont aucune valeur d\u00e9finitive. Je ne me sens aucunement tenu de les respecter ; et je les effacerai \u00e0 mesure. Bien s\u00fbr, si vous lisez ceci, c'est que tout cela aura coagul\u00e9 en pages imprim\u00e9es, sera devenu du pass\u00e9, et ces fragments de prose seront o\u00f9 vous lirez qu'ils sont.\n\nPour poursuivre l'exemple de la toute premi\u00e8re insertion, celle du r\u00eave o\u00f9 j'ai puis\u00e9 le nom et le titre du _Grand Incendie de Londres_ (il n'est pas indiff\u00e9rent que ce soit la premi\u00e8re), l'insertion proprement dite est introduite par les mots suivants :\n\n\u00ab peu de temps apr\u00e8s la d\u00e9cision vitale qui m'avait conduit \u00e0 concevoir le _Projet_ \u00bb.\n\nElle prendra place dans un autre chapitre de cette m\u00eame _branche_ , la branche initiale du livre (il s'agit l\u00e0 d'une d\u00e9cision _locale_ , pr\u00e9vision \u00e0 court terme, qui ne contredit nullement mon affirmation pr\u00e9c\u00e9dente de l'absence de tout plan global du r\u00e9cit). La voici :\n\nDans ce r\u00eave, je sortais du m\u00e9tro londonien. J'\u00e9tais extr\u00eamement press\u00e9, sous la pluie grise. Je me pr\u00e9parais \u00e0 une vie nouvelle, \u00e0 une libert\u00e9 joyeuse. Et je devais p\u00e9n\u00e9trer le myst\u00e8re, apr\u00e8s de longues recherches. Je me souviens d'un autobus \u00e0 deux \u00e9tages, et d'une demoiselle (rousse ?) sous un parapluie. En m'\u00e9veillant, j'ai pens\u00e9 que j'\u00e9crirais un roman, dont le titre serait _Le Grand Incendie de Londres_ , et que je conserverais ce r\u00eave, le plus longtemps possible, intact. Je le note ici pour la premi\u00e8re fois. C'\u00e9tait il y a dix-neuf ans.\n\nOr, dans cette _insertion_ m\u00eame, les mots \u00ab je conserverais ce r\u00eave, le plus longtemps possible, intact \u00bb constituent l'appel d'une nouvelle insertion, int\u00e9rieure \u00e0 la premi\u00e8re, indiquant un nouveau chemin divergent rencontr\u00e9 alors que je me suis d\u00e9j\u00e0 engag\u00e9 dans un chemin qui diverge lui-m\u00eame de la voie principale. Cette _insertion_ est de nature explicative, une sorte de glose. Pour servir d'illustration \u00e0 l'explication pr\u00e9sente, qui introduit les _insertions_ de mon livre, en tant qu'esp\u00e8ce, je l'ins\u00e8re \u00e0 son tour (et vous la lirez donc peut-\u00eatre, comme la pr\u00e9c\u00e9dente, deux fois (mais rassurez-vous, dans ce cas, ce ne sera pas dans le texte de la branche pr\u00e9sente)) :\n\nL'image du r\u00eave \u00e9tait la fin du r\u00eave, et la m\u00e9moire du r\u00eave. Elle r\u00e9sumait des poursuites, une qu\u00eate, quelque chose comme une intrigue polici\u00e8re, \u00e9tait \u00e0 la fois leur condensation commune et leur r\u00e9solution. En l'image du r\u00eave s'achevait mon r\u00eave. Mais elle conservait quelque chose de plus que ce n\u00e9gatif mental que je rangeai pr\u00e9cautionneusement dans un tiroir de souvenirs disponibles (\u00ab adressables \u00bb, pourrait-on dire), afin de l'exposer le moins possible avant qu'il ait donn\u00e9 tout ce que j'en esp\u00e9rais, l' _\u00e9lucidation_ de cette arri\u00e8re-ombre additionnelle, d'o\u00f9 avait surgi si \u00e9trangement la d\u00e9cision soudaine d'un roman \u00e0 \u00e9crire, avec son titre sorti ainsi tout arm\u00e9 de mon cerveau. Le Londres que je voyais dans le r\u00eave, en d\u00e9pit de l'autobus et du parapluie, anachroniques, \u00e9tait un Londres dickensien : celui que j'avais imagin\u00e9 longtemps auparavant en lisant, dans de gros volumes \u00e0 couverture cartonn\u00e9e violette, d'impression m\u00e9diocre, achet\u00e9s chez Gibert pendant l'hiver de 1951, _Little Dorrit, Bleak House_ et _Our Mutual Friend_.\n\nIl y a, au d\u00e9but de ce dernier roman, moins lu sans doute mais cher au c\u0153ur de tous les dickensiens fanatiques (dont je suis), une apparition \u00e0 la fois 'vivid' et 'gruesome' de la Tamise, dans sa travers\u00e9e de Londres : le personnage du p\u00e8re de Lizzie, fouillant de sa gaffe l'eau boueuse pr\u00e9matinale, dans l'espoir d'accrocher quelque cadavre dont la d\u00e9couverte assurerait, \u00e0 ce chiffonnier du fleuve, mieux qu'un simple gagne-pain, beaucoup d'or (ce qu'il appelle, en une de ces phrases r\u00e9currentes qui sont, chez Dickens, comme accroch\u00e9es au portemanteau des personnages, \u00ab gagner son pain \u00e0 la sueur de son front d'honn\u00eate homme \u00bb \u2013 \u00ab _an honest man's brow_ \u00bb).\n\nL'atmosph\u00e8re du r\u00eave \u00e9tait a\u00e9r\u00e9e, lib\u00e9ratoire, presque joyeuse, et pourtant je me sentais, fouillant l'arri\u00e8re-ombre arm\u00e9e du r\u00eave o\u00f9 m'attendait je ne sais quoi, comme le d\u00e9couvreur et d\u00e9trousseur de cadavre fouillant, lui, de son b\u00e2ton, de sa 'gaffe' l'eau vivante, molle, trouble, nocturne, brumeuse, pour surprendre et d\u00e9pouiller les noy\u00e9s, les arracher \u00e0 leur bien-\u00eatre irrespirable.\n\nL'image tendre du r\u00eave \u00e9tait comme pos\u00e9e en transparence sur ce quelque chose que je ne parvenais pas (et peut-\u00eatre ne le d\u00e9sirais-je pas vraiment) \u00e0 faire venir au jour.\n\nImage _double_ du r\u00eave, avec d'une part l'idylle, la qu\u00eate lib\u00e9ratrice, et d'autre part ces dessous d'opacit\u00e9 oppressive, qui n'\u00e9tait pas moins stevensonnienne que dickensienne, \u00e9voquant aussi bien le brouillard nocturne, la 'pur\u00e9e de pois' qui engloutit Mr. Hyde, que la porte ouverte dans la ruelle obscure, se refermant sur le myst\u00e8re de la demeure noire de nuit o\u00f9 se glisse, pour fuir ses ennemis, le jeune h\u00e9ros m\u00e9di\u00e9val de _The Sire of Malestroit's Door_ : la maison o\u00f9 il p\u00e9n\u00e8tre alors est plus sombre encore que la nuit de la rue, faiblement travers\u00e9e d'\u00e9toiles, dans la mince tranche de ciel entre les maisons opaques et serr\u00e9es.\n\nDans la ruelle, des \u00e9p\u00e9es le cherchent, mais la nuit seconde o\u00f9 il les fuit contient, elle aussi peut-\u00eatre, la mort, s'il ne choisit pas, romantiquement et en aveugle, d'\u00e9pouser la jeune fille. Mais si le visage, qu'il ne voit pas et o\u00f9 les larmes \u00e0 la fin le touchent, \u00e9tait celui de la _guivre_ , du monstre ? si le jour de mon r\u00eave, et la prose de ma m\u00e9moire, loin de dissoudre les monstres, leur donnait forme au contraire, et figure ?\n\nMa m\u00e9moire du r\u00eave a par ailleurs ceci de tout \u00e0 fait particulier que j'en ai diff\u00e9r\u00e9 extr\u00eamement longtemps la mise en mots, par une sorte de superstition dont je ne comprends pas l'origine et qui me faisait consid\u00e9rer \u00e0 la fois ce r\u00eave comme d\u00e9cisif et dangereux pour mon _Projet_ la pose de ces quelques lignes le racontant.\n\nJe ne lui ai jamais donn\u00e9 d'existence vocale, je ne l'ai jamais racont\u00e9 \u00e0 personne. Et pourtant je pense, plus, je suis fermement persuad\u00e9 de ne l'avoir ni oubli\u00e9 ni d\u00e9form\u00e9. Mais, \u00e9tant donn\u00e9 l'extr\u00eame fragilit\u00e9 g\u00e9n\u00e9rale des r\u00eaves, semblables dans leur \u00e9clat \u00e0 ces cailloux translucides que l'on sort brillants de la mer et que le soleil, presque instantan\u00e9ment, ternit de sel ; \u00e9tant donn\u00e9 aussi le peu d'habitude que j'ai de me souvenir des miens, je ne peux m'emp\u00eacher d'avoir des doutes sur la stabilit\u00e9 de celui-ci, au cours de tant d'ann\u00e9es.\n\nMais ces doutes sont sans importance r\u00e9elle pour le r\u00e9cit. Car, dans le r\u00e9cit, le r\u00eave est cela, et le r\u00e9cit en est n\u00e9. Il n'y a eu plus rien \u00e0 dire alors que ses \u00ab bords \u00bb, ses circonstances, dont je me suis souvenu assez exactement, je crois.\n\nIl viendra alors ici, sans doute, une nouvelle _insertion_ , et une suite peut-\u00eatre ; et ainsi, sans doute, deux nouveaux parcours, qu'il vous sera permis de suivre, si l'envie vous en prend. Mais je ne les suivrai pas maintenant plus avant.\n\nPour vous aider cependant \u00e0 vous repr\u00e9senter ce qui se passe, permettez-moi de vous proposer une image : je suppose (m'inspirant de l'aspect tr\u00e8s particulier d'une quelconque des pages de ce cahier o\u00f9 j'\u00e9cris) une grande, tr\u00e8s grande feuille de papier sur laquelle (je suppose encore que je ne suis aucunement limit\u00e9 par des consid\u00e9rations techniques, commerciales ou architecturales) chaque branche de mon roman sera soigneusement copi\u00e9e (par un scribe : moi, par exemple) : chaque chapitre _sur une seule ligne_ : une unique ligne noire, \u00e9crite petit, mais lisiblement ; les paragraphes dont se composent les chapitres s\u00e9par\u00e9s par des blancs visibles.\n\nChaque \u00ab branche \u00bb occupera alors une bande de papier de cette immense feuille fictive, annonc\u00e9e par des signes initiaux de couleur vive et s\u00e9par\u00e9e de la bande (branche) suivante par une ligne enti\u00e8re de blanc absolu. Chaque fois qu'une _insertion_ est annonc\u00e9e dans la prose, un fil de couleur partirait, qui rejoindrait (pas n\u00e9cessairement vers le bas d'ailleurs) le point du texte appel\u00e9 par l'insertion. Il y aurait des fils de couleurs diff\u00e9rentes indiquant une certaine classification des insertions, leur r\u00e9partition en esp\u00e8ces, selon leur nature, leur tonalit\u00e9 affective, narrative, formelle.\n\nJ'imagine un lecteur devant ce 'grand incendie de londres' mural. Je le vois choisir un itin\u00e9raire de lecture, s'approcher. J'aime penser \u00e0 une telle bande de papier \u00e9crit, tissu de prose, avec ses _figures_ de fils, les _insertions_ , sur un mur nu, blanc, et silencieux. Quoi qu'il en soit, le syst\u00e8me que j'ai pr\u00e9vu est suffisamment discret et praticable pour ne pas interdire _a priori_ que mon livre soit lu par plus de quelques dizaines de fous oulipiens. L'intervention de contraintes (il y en a), m\u00eame les plus extravagantes au regard des habitudes de la fiction, ne sera pas affich\u00e9e, afin de ne pas \u00e9carter de moi, d'avance, la quasi-totalit\u00e9 des lecteurs, allergiques, je le sais, \u00e0 ces frivolit\u00e9s. Si mon livre doit rester non lu, que ce ne soit pas pour cette raison-l\u00e0.\n\n## 12 Chaque jour, une fois achev\u00e9e une bande de prose\n\nChaque jour, une fois achev\u00e9e une bande de prose, devenue tranche noire \u00e9crite sur une page de mon cahier, et celle de la veille (ou de plus en arri\u00e8re dans le temps), page noire, plus lisible, sur la feuille de papier plus noble, je sors de l'obscurit\u00e9 trou\u00e9e de lampes et envahie de lente lumi\u00e8re diurne, en ouvrant les volets, en \u00e9teignant les lampes ; j'entre dans une autre journ\u00e9e.\n\nElle pr\u00e9sente de nombreux points communs avec la premi\u00e8re qui est celle, obscure et presque clandestine, de la prose parce que, dans un \u00e9tat de d\u00e9couragement continuel, j'essaie, ne serait-ce que pour franchir les heures qui ne sont pas an\u00e9anties par les parleries et les labeurs de ma vie dite sociale, ou la lecture des romans policiers anglais (et en anglais) (presque ma seule lecture depuis plus de trente mois), d'accompagner ceci, version sans ambition de mon roman abandonn\u00e9, de l'accomplissement d'au moins quelques fragments d'une version seconde, infiniment, caricaturalement, plus modeste du _Projet_ que je viens, simultan\u00e9ment, de d\u00e9finir.\n\nLes deux, donc, avancent, tr\u00e8s peu chaque jour, pas tous les jours, mais avancent cependant, m\u00eame si chaque jour, ou presque, je prends de nouveau du retard sur des plans pourtant peu ambitieux, si je les compare \u00e0 ceux qui furent autrefois les miens :\n\n'le grand incendie de londres', entre ' '\n\n'le projet', entre ' ' aussi (et en minuscules).\n\nIls s'enchev\u00eatrent, se m\u00ealent, mais d'une mani\u00e8re, h\u00e9las, plut\u00f4t d\u00e9sordonn\u00e9e, si je les compare aux entrelacements pr\u00e9vus pour leurs originaux d\u00e9laiss\u00e9s :\n\n _le Grand Incendie de Londres_ , roman\n\nle _Projet_ (en majuscules et en italiques)\n\ndont ils ne sont que des fant\u00f4mes.\n\nJe travaille mon 'projet' \u00e0 la machine \u00e0 \u00e9crire, dans la cuisine, une fois rang\u00e9s mon cahier et la chemise orange qui abrite ce qui existe d\u00e9j\u00e0, physiquement, du 'grand incendie de londres', en ce moment. Ma machine \u00e0 \u00e9crire s'appelle _Miss Bosanquet_. C'est une Brother \u00e9lectronique CE-50, noire de clavier et gris-beige de corps, qui corrige sans effort toute la derni\u00e8re ligne en cours et \u00e0 laquelle je suis maintenant habitu\u00e9, apr\u00e8s un long apprentissage, car je me suis longtemps m\u00e9fi\u00e9 de ces machines somptueuses, \u00e9lectriques ou \u00e9lectroniques, qui r\u00e9pondaient, me semblait-il, \u00e0 la moindre suggestion du doigt mais beaucoup trop vite, avant m\u00eame, pensais-je, d'\u00eatre effleur\u00e9es. Car je craignais de n'avoir aucune autorit\u00e9 sur elles, de ne parvenir \u00e0 en tirer aucune phrase satisfaisante.\n\nLa pr\u00e9sente _Miss Bosanquet_ (nom g\u00e9n\u00e9rique de toutes mes machines \u00e0 \u00e9crire) est en fait _Miss Bosanquet III_. La premi\u00e8re \u00e9tait une Silver Reed 280 de Luxe, _made in Japan_ pour Silver Reed Seiko Ltd., de couleur orange pour la carcasse et de machinerie noire. C'\u00e9tait une petite machine m\u00e9canique portative, gu\u00e8re perfectionn\u00e9e mais robuste, qui a longtemps convenu \u00e0 mes faibles capacit\u00e9s dactylographiques, puisque je tape lentement, maladroitement, avec deux doigts seulement et beaucoup de fautes, bien qu'avec patience et obstination. Bien s\u00fbr, l'actuelle _Miss Bosanquet_ se montre beaucoup plus indulgente pour mes fautes, puisque je peux en effacer beaucoup tout de suite, sans laisser de traces ou presque. (Encore faut-il que je les remarque.)\n\nJ'avais nomm\u00e9 ma machine m\u00e9canique _Miss Bosanquet_ au moment de son achat \u2013 et elle avait remplac\u00e9, elle, ma ur-machine, lourde et antique, conserv\u00e9e longtemps de mon s\u00e9jour \u00e0 l'universit\u00e9 de Rennes, qui \u00e9tait devenue si grincheuse et si poussive que j'avais pratiquement renonc\u00e9 \u00e0 m'en servir, de peur qu'elle ne me casse les doigts dans une crise de fureur (de plus son couvercle, qui avait beaucoup servi de refuge \u00e0 S\u00e9raphin, conservait une odeur de chat \u00e0 la fois nostalgique et peu agr\u00e9able) \u2013,\n\nachat qui a co\u00efncid\u00e9 avec la lecture que j'ai faite de la macrobiographie de Henry James par Leon Edel : _Miss Bosanquet_ (la vraie) fut la derni\u00e8re secr\u00e9taire de James, et c'est \u00e0 elle, \u00e0 sa machine, que furent dict\u00e9s (elle avait remplac\u00e9 l'\u00e9cossais McAlpine, au beau nom si picte) les derniers romans, les derni\u00e8res longues merveilleuses nouvelles, belles, sombres et compliqu\u00e9es, tout ce qui tomba de la bouche m\u00eame du Ma\u00eetre, en sa maison du Kent, en ces \u00e9tonnantes immenses phrases h\u00e9sitantes mais retrouvant toujours au dernier moment leur \u00e9quilibre miraculeux, leur 'balance'.\n\nCes phrases, telles que nous les lisons dans _La Coupe d'Or_ ou _The Jolly Corner_ , n'ont, en fait, jamais \u00e9t\u00e9 _\u00e9crites_ , au sens strict, par leur auteur, mais transmises au papier par des interm\u00e9diaires semi-humains, semi-m\u00e9caniques, comme la fid\u00e8le miss Bosanquet. Nommer _Miss Bosanquet_ une machine aussi ordinaire que la mienne (ma premi\u00e8re bosanquet-machine) \u00e9tait, pour moi, marquer mon humilit\u00e9 d\u00e9finitive, et le rappel incessant de mes ambitions anciennes.\n\n _Miss Bosanquet III_ (apr\u00e8s _Miss Bosanquet II_ , une IBM \u00e9lectrique) est install\u00e9e pratiquement \u00e0 demeure sur la table de la cuisine. La nuit, aux premi\u00e8res heures, je peux l'allumer sans craindre de r\u00e9veiller les voisins. Je ferme toutes les portes. Je passe de 'off' \u00e0 'on' ; le voyant rouge s'allume. Je me place devant le clavier.\n\n## 13 Je reprends, par les doigts, \u00e0 la machine\n\nJe reprends en ce moment, par les doigts, \u00e0 la machine \u00e0 \u00e9crire, un po\u00e8me, intitul\u00e9 \u00ab La lampe \u00bb, qui a pour point de d\u00e9part la photographie _F\u00e8s_ , que j'ai d\u00e9crite au paragraphe 3 de ce m\u00eame chapitre, (il s'agit, plus pr\u00e9cis\u00e9ment, de la moiti\u00e9 claire du _double_ ), parce qu'elle repr\u00e9sente quelque chose comme l'image de mes efforts matinaux vers la prose, encre et lumi\u00e8re venant brouiller la m\u00e9moire d\u00e8s qu'elle se d\u00e9pose en lignes noires sous l'\u00e9clat jaune de la lampe \u00e0 mon bureau d\u00e9fendu d'obscurit\u00e9, (cette \u00ab reprise \u00bb fait partie de mon 'projet', le minuscule 'projet' actuel, qui comporte une relecture de tout mon travail ancien (je serais bien incapable d'\u00e9crire quelque chose de nouveau aujourd'hui, en po\u00e9sie en tout cas)).\n\nLe _corps_ de la composition (qui est un exemple de ce que j'ai nomm\u00e9, au moment o\u00f9 je l'ai fait, _composition rythmique_ plut\u00f4t que po\u00e8me) est un paragraphe (strophe ? matrice, \u00e9pure d'une strophe ?) de quatre lignes pleines \u00e0 la machine \u00e0 \u00e9crire ; ainsi :\n\nla lampe s'\u00e9vapore dans le bas de rectangle de miroir\n\ns'emplissent de lumi\u00e8re d'ailleurs de gris et de blanc d'une lumi\u00e8re\n\nle rectangle de miroir d'une lumi\u00e8re de gris et de blanc et le mur\n\ns'emplissent de la lampe d'une lumi\u00e8re _lentement_ et d'ailleurs\n\ncette \u00ab strophe \u00bb, qui est la chambre ( _stanza_ ) verbale de \u00ab La lampe \u00bb, est r\u00e9p\u00e9t\u00e9e onze fois sur deux pages (cela fait douze \u00ab strophes \u00bb en tout : il y en a six sur chaque page) ; avec les m\u00eames mots, dans le m\u00eame ordre, dans le m\u00eame espace de chaque fois quatre lignes dans la page, avec les m\u00eames espacements entre les mots ; sauf que deux changements, principe rythmique tr\u00e8s \u00e9l\u00e9mentaire de la composition, sont impos\u00e9s : un mouvement de l'adverbe soulign\u00e9, _lentement_ (que la typographie indiquerait par de l'italique (il y a l\u00e0 un l\u00e9ger paradoxe, dans le cas d'une r\u00e9alisation effective du 'grand incendie de londres' en livre)) : il se d\u00e9place vers la gauche, pendant qu'un _blanc_ , situ\u00e9 ici, \u00e0 la premi\u00e8re strophe, entre _bas_ et _rectangle_ \u00e0 la premi\u00e8re ligne (blanc de dix signes dans le tapuscrit, alors que les autres groupes de mots ne sont s\u00e9par\u00e9s que de quatre signes), pendant qu'un blanc, donc, avance, lui, vers la droite (avec une \u00ab vitesse \u00bb variable de fragment \u00e0 fragment) jusqu'\u00e0 croiser l'adverbe (de mani\u00e8re virtuelle) entre les sixi\u00e8me et septi\u00e8me \u00ab strophes \u00bb, c'est-\u00e0-dire dans l'intervalle fictif qui s\u00e9pare la fin de la premi\u00e8re page du d\u00e9but de la seconde.\n\nLe mode d'existence de ce po\u00e8me devrait \u00eatre surtout _oral_ (les versions manuscrites, tapuscrites ou imprim\u00e9es ne sont que des _partitions_ ) et j'ai isol\u00e9 par un blanc de quatre signes les segments que la voix doit s\u00e9parer nettement (mais pas n\u00e9cessairement d'une dur\u00e9e de silence r\u00e9guli\u00e8re, m\u00e9tronomique : il faut interpr\u00e9ter ; tel est le sens de la d\u00e9signation : _partition d'une composition rythmique_ ) et fait se diriger l'un vers l'autre, se rencontrer, puis s'\u00e9loigner \u00e0 nouveau dans l'espace ponctu\u00e9 par les t\u00eates d'un \u00e9ventuel auditoire. Il faudrait peut-\u00eatre d'autres indications d'ex\u00e9cution (vitesses, hauteurs...) dont je me suis dispens\u00e9,\n\nayant \u00e9t\u00e9 jusqu'ici le seul \u00ab ex\u00e9cutant \u00bb de ce po\u00e8me, mais en fait rien ne doit \u00eatre trop contraignant pour la voix ; la seule exigence est que _lentement_ soit marqu\u00e9, par insistance, et le _blanc_ , par un silence distinctif.\n\nJ'ai dit que le po\u00e8me dont le titre est \u00ab La lampe \u00bb a pour point de d\u00e9part la photographie dont le titre est _F\u00e8s_ , et je veux dire par l\u00e0 que j'\u00e9tablis, au moins descriptivement, une concordance entre ce que je vois sur la photographie et la plage rythmique qui rend compte de quelque chose dans la vision que j'ai de cette photographie, de l'\u00e9motion de cette aube imaginaire et implicite envahissant la lampe au-dessus du lit, qu'on ne voit pas mais que restituent pour moi, comme je l'ai dit, la m\u00e9moire ainsi que d'autres photographies.\n\nJe dis _de gris et de blanc et le mur_ pour, ensuite, par la r\u00e9p\u00e9tition identique associ\u00e9e au d\u00e9placement simultan\u00e9 du blanc et de l'adverbe qui se rapprochent, se croisent, s'\u00e9loignent de nouveau (le sens de _lentement_ \u00e9tant, ainsi, double, puisqu'il est \u00e0 la fois mot du corps de la \u00ab strophe \u00bb et d\u00e9signateur du mode de mouvement de sa r\u00e9p\u00e9tition vari\u00e9e) pour accompagner le regard de l'image en mon \u0153il, et en mon \u0153il comme si j'\u00e9tais _double_ : regard suivant la lumi\u00e8re sur le mur, de gris et de blanc, de droite \u00e0 gauche tr\u00e8s _lentement_ , de gauche \u00e0 droite m'accordant au silence du _blanc_ dans la page,\n\npendant que, toujours au pr\u00e9sent, la lumi\u00e8re de la lampe s'\u00e9vapore dans la chambre de _F\u00e8s_ et la lumi\u00e8re du jour, de ce jour-l\u00e0, jamais oubli\u00e9, jamais oubliable, l'envahit, comme celle du jour qui maintenant envahit ma lampe de travail quotidiennement, quand s'\u00e9vapore en fum\u00e9e de lignes, en lignes, en lignes noires, en d\u00e9solation cette prose, ma _m\u00e9moire_.\n\nAinsi \u00ab La lampe \u00bb forme le dernier anneau d'une _cha\u00eene_ abstraite dont le d\u00e9but est dans ma nuit, dans le lit d'o\u00f9 je viens, quand je rejoins au c\u0153ur de l'avant-matin le lieu o\u00f9 j'\u00e9cris cela que j'ai commenc\u00e9, jusqu'\u00e0 ce que, le jour ayant gagn\u00e9 sur la nuit et les lampes, je laisse 'le grand incendie de londres' pour essayer de ressaisir le 'projet' (le 'projet' minuscule), dont \u00ab La lampe \u00bb (avec quelques autres compositions semblables) fait partie. Le geste de la main et de l'\u0153il et de la voix ferme la cha\u00eene d'un mouvement qui va de la nuit, priv\u00e9e, de la m\u00e9moire, \u00e0 sa trace inconnaissable : ici, dans le po\u00e8me, le blanc qui se d\u00e9place de bord \u00e0 bord, effa\u00e7ant tout. \u00ab La lampe \u00bb, comme la photographie _F\u00e8s_ , est un _double_ :\n\nCar le m\u00eame po\u00e8me doit se retourner, dans le temps comme sur la page : sur la page le titre en bas, la strophe alors comportant les m\u00eames mots mais en un pseudo-palindrome, un rebroussement par segments, comme font les vagues de la mer, c'est-\u00e0-dire en remontant, par fragments autonomes de voix :\n\net d'ailleurs d'une lumi\u00e8re dans le blanc de la lampe s'emplissent et le mur de gris et de blanc _lentement_ d'une lumi\u00e8re\n\nde miroir du rectangle d'une lumi\u00e8re de gris et de blanc d'ailleurs\n\ns'emplissent de lumi\u00e8re de miroir gauche de rectangle dans le bas la lumi\u00e8re s'\u00e9vapore\n\no\u00f9 le blanc et l'adverbe de la lenteur ont \u00e9chang\u00e9 leurs places, leurs r\u00f4les, le sens de leur mouvement. Et la lumi\u00e8re, \u00e0 la fin, s'\u00e9vapore.\n\n## 14 Les pages non \u00e9crites p\u00e8sent\n\nLes pages non \u00e9crites p\u00e8sent sur ces pages. Car je me repr\u00e9sente les lisant, en public, quand elles auront \u00e9t\u00e9 compos\u00e9es en nombre suffisant (j'ai une id\u00e9e un peu informe mais en fait assez stable de la masse d'\u00e9crit qui sera n\u00e9cessaire pour \u00eatre masse critique, pour que 'le grand incendie de londres' existe), et elles sont loin encore de commencer \u00e0 l'\u00eatre pendant que ceci, leur pr\u00e9sent, progresse, avec sa lenteur d'escargot ; mais en m\u00eame temps je me sens aussi comme si la totalit\u00e9 de l'hypoth\u00e9tique prose entreprise \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 derri\u00e8re, fix\u00e9e. Pourtant, ou bien un seuil quantitatif sera atteint, et la fin sera au-del\u00e0, certes, mais surtout il y aura une fin (longtemps apr\u00e8s ou non, peu importe (c'est-\u00e0-dire aussi longuement apr\u00e8s, si je m'en tiens suffisamment \u00e0 la r\u00e8gle de progression quasi quotidienne)) ; ou bien le livre ne sera pas.\n\nTout ceci (ce qui m'entoure) aura chang\u00e9 en des ann\u00e9es (des ann\u00e9es sans doute). Je ne peux gu\u00e8re imaginer comment, ni \u00e0 quel point. Et comment ces changements ne se marqueraient-ils pas dans ma m\u00e9moire, dans ma mani\u00e8re de faire les phrases (et c'est le seul aspect d\u00e9sormais de la _m\u00e9moire_ qui m'importe), de pousser les lignes noires serr\u00e9es sur le papier, de m'adresser \u00e0 vous, lecteurs fant\u00f4mes, lecteur g\u00e9n\u00e9rique. Le pr\u00e9sent de votre lecture se heurtera au pr\u00e9sent de mon r\u00e9cit qui n'est, en fait, d\u00e9j\u00e0 plus du tout le m\u00eame que celui qui s'affirme avec assurance (m\u00eame si c'est l'assurance d'un \u00e9v\u00e9nement d\u00e9sesp\u00e9rant) aux quelques lignes (d\u00e9j\u00e0 anciennes, elles) de mon \u00ab Avertissement \u00bb.\n\nIl y aura donc dans ce livre plusieurs pr\u00e9sents en lutte l'un contre l'autre, comme ceux dont le parfum ind\u00e9finissable monte \u00e0 chaque page d'un vieux journal ouvert, m\u00eal\u00e9 \u00e0 l'odeur de vieux papier : ainsi, au d\u00e9but du quatri\u00e8me carnet de mon grand-p\u00e8re intitul\u00e9 (par lui) _La Fuite utile de mes jours_ , \u00e0 la date du \u00ab Lundi 28 octobre 1958 \u00bb :\n\nJ'ai donc pass\u00e9 presque deux mois sans ouvrir ce journal et je me reproche ma n\u00e9gligence. Avec ma m\u00e9moire oublieuse, il est certainement utile, pour fixer les \u00e9v\u00e9nements essentiels de la famille et mes occupations. Je vais donc essayer de r\u00e9sumer ceux des 50 jours \u00e9coul\u00e9s.\n\nTout pr\u00e9sent parle (apr\u00e8s coup) avec \u00e9vidence, avec une assurance terrible. Un pr\u00e9sent qui parle est un temps violent. Mais il y aura encore dans cette prose d'autres pr\u00e9sents (plus insidieux, ceux qu'on s'efforce d'annuler, de dissimuler, de dissoudre, d\u00e8s qu'on r\u00e9crit, retravaille, repense ce qu'on a \u00e9crit ; et je me d\u00e9fends de le faire).\n\nCar le pr\u00e9sent de ces lignes (le moment o\u00f9 je les trace, dont je ne conserve pas le nom, qui est leur date) restera invisiblement r\u00e9pandu dans toutes les _insertions_ que je laisse pour le moment en attente dans leurs pages pour \u00eatre, peut-\u00eatre, absorb\u00e9es par le r\u00e9cit dans l'ordre qu'il vous proposera plus tard. Sur l'\u00e9toffe murale de papier \u00e9crit que j'ai imagin\u00e9e, je signalerai le d\u00e9placement presque continu du pr\u00e9sent de la composition par un glissement chromatique dans les encres choisies, \u00e0 tout petits sauts de fr\u00e9quences, mais je ne vois pas pour l'instant comment, sans charger immod\u00e9r\u00e9ment les marges, je pourrais en conserver une trace explicite dans le livre imprim\u00e9.\n\nPourtant ces bonds continuels dans mon livre que repr\u00e9sentent virtuellement les _bifurcations_ , les _incises_ , toutes les esp\u00e8ces du genre _insertion_ , sont l'\u00e9quivalent d'un des privil\u00e8ges absolus de la lecture : pouvoir, en ouvrant un livre, \u00eatre aussit\u00f4t n'importe o\u00f9 (privil\u00e8ge qui, dans la pratique, est surtout utilis\u00e9 par le lecteur de po\u00e9sie, beaucoup moins par le lecteur de romans). La coexistence de pr\u00e9sents aussi incompatibles que p\u00e9remptoires (tout pr\u00e9sent, je l'ai dit, est p\u00e9remptoire, c'est sa jeunesse) dans 'le grand incendie de londres' achev\u00e9 sera (serait), je crois, une diff\u00e9rence r\u00e9elle (sans valeur particuli\u00e8re mais r\u00e9elle) avec les principales vari\u00e9t\u00e9s de romans r\u00e9ellement existants, et donnera sans doute naissance \u00e0 quelques paradoxes narratifs que je voudrais apprendre \u00e0 faire jouer, contre la monotonie in\u00e9vitable de ma voix.\n\nIl en sera de m\u00eame des autres temps de la narration, plus habituels, en avant et en arri\u00e8re des pr\u00e9sents multiples, des irr\u00e9els \u00e0 la localisation incertaine. La possibilit\u00e9 de ce jeu, qui devrait avoir des effets sur la m\u00e9moire du lecteur, que je ne supposerai pas (\u00e0 la diff\u00e9rence de l'architecte du grand _Lancelot en prose_ ) absolue, n'est assur\u00e9e que si ceci, que je dis maintenant, vient _au d\u00e9but_ : et le jeu ne devrait pas, dans ces conditions, \u00eatre g\u00e9n\u00e9rateur de contradictions senties comme embarrassantes. Il faut que le pr\u00e9sent de ces pages, celui qui s'installe sous les lignes de ces premiers chapitres, puisse servir de r\u00e9f\u00e9rence, \u00eatre proprement le pr\u00e9sent vrai de la narration, celui pendant lequel la narration s'accomplit, tout en apparaissant pour ce qu'il est, c'est-\u00e0-dire mobile.\n\nLa strat\u00e9gie de la v\u00e9ridicit\u00e9 qui a \u00e9t\u00e9 initialement non pas la d\u00e9couverte, mais plus trivialement le choix d'un dispositif de protection, une condition de possibilit\u00e9 de ma prose, se redouble ici, s'\u00e9tend, d'une mani\u00e8re plus radicale encore : non seulement j'affirme maintenant que ce que je raconte est vrai, aussi vrai que je le peux, mais je vous dis aussi que dans cette _branche_ pr\u00e9sente les choses, vraies, sont racont\u00e9es \u00e0 la suite, mais pas \u00e0 la suite n\u00e9cessairement dans ce qui se passe : \u00e0 la suite dans le temps de leur d\u00e9voilement, c'est-\u00e0-dire \u00e0 mesure que je les raconte. Le temps de la narration, dans cette branche premi\u00e8re, est _vrai_. Je vous pr\u00e9sente, et vous lisez (selon votre propre pr\u00e9sent), en ce moment m\u00eame des pages qui sont dispos\u00e9es exactement selon la succession des instants de leur \u00e9criture, et j'y raconte aussi comment je raconte ce que vous lisez. Je n'accorde \u00e0 cette exigence \u00e0 laquelle je me soumets aucune vertu th\u00e9orique sp\u00e9ciale, pas plus d'ailleurs qu'\u00e0 la contrainte du v\u00e9ridique qui gouverne (ind\u00e9pendamment) la totalit\u00e9. Ce ne sont, en d\u00e9finitive, que des conditions personnelles de fonctionnement dans un _jeu de langage_ , auquel vous \u00eates convi\u00e9, et qui d\u00e9pendent en grande partie des circonstances m\u00eame de la mise en route du r\u00e9cit. Je me prot\u00e8ge de la coh\u00e9rence d'un _monde possible_.\n\nIl est vrai qu'en tout cela je ne suis pas certain d'\u00eatre cru. Les lecteurs sont m\u00e9fiants (l'histoire de la lecture leur donne amplement raison). Je pr\u00e9f\u00e9rerais l'\u00eatre. Je me permets n\u00e9anmoins de l'affirmer explicitement, et le plus nettement possible : ce que je vous dis est vrai, dans l'ordre m\u00eame o\u00f9 vous le d\u00e9couvrez. C'est ainsi, par cons\u00e9quent, que je vous invite \u00e0 me lire. Et, que vous le vouliez ou non, l'ombre de cette affirmation s'\u00e9tendra sur votre lecture.\n\nMaintenant, je me souviens : je sortais de la chambre. C'\u00e9tait encore la nuit, en automne. Je sortais le plus silencieusement possible dans le couloir sur lequel ouvrent toutes les pi\u00e8ces, en chaussettes. Je refermais la porte de la chambre. Dans la chambre le lit o\u00f9, m'\u00e9veillant, j'\u00e9tais rest\u00e9 un moment immobile, \u00e0 la place qui \u00e9tait la mienne, \u00e0 droite, du c\u00f4t\u00e9 de l'armoire laqu\u00e9e brun sombre et refl\u00e9tant, sur deux oreillers, sous l'entassement de couvertures, proche, cet autre sommeil, et chaleur \u00e0 la fois intense et troubl\u00e9e, celle de ma jeune femme endormie. Je restais assez longtemps immobile, les yeux ouverts, pour m'habituer au peu de lumi\u00e8re, \u00e0 l'\u00e9veil, pour examiner mentalement le trajet que j'allais suivre dans la quasi-obscurit\u00e9 et d\u00e9j\u00e0, vaguement, ce qui m'attendait dans la journ\u00e9e, le travail, la vie commune et parlante. Je me pr\u00e9parais aux heures de silence, sous la lampe de la cuisine. Je me tournais, j'embrassais ses cheveux, sa tempe, sa joue, je disais \u00ab bonjour \u00bb doucement, je r\u00e9pondais \u00e0 quelque r\u00e9ponse endormie, je disais \u00ab \u00e0 tout \u00e0 l'heure \u00bb, je sortais silencieusement du lit, j'avan\u00e7ais en aveugle, dans la tr\u00e8s faible lumi\u00e8re, vers la porte. Je sortais dans le couloir. Comme aujourd'hui encore je sors, mais derri\u00e8re moi la chambre est vide. Et mon silence est inutile, puisqu'elle est morte.\n\n# CHAPITRE 2\n\n# La cha\u00eene\n\n* * *\n\n## 15 Dans mon souvenir, le \u00ab Projet \u00bb\n\nDans mon souvenir, le _Projet_ suit une courbe ascendante, qui atteint son apog\u00e9e en un lieu et en un moment pr\u00e9cis. En ce lieu, \u00e0 ce moment, une sorte d'illumination me le fait appara\u00eetre soudain dans son articulation, qui devient \u00e9vidente : c'est-\u00e0-dire que ses parties, encore imaginaires et jusque-l\u00e0 autonomes, s'ajustent, s'encha\u00eenent, \u00e0 ce qu'il me semble alors, indissolublement. Je me dis alors que le temps d'incubation, de vision, de 'fantaisie', est pass\u00e9 ; qu'il faut, et qu'il est possible, d'accomplir. Une illumination d\u00e9cisive \u00e9claire l' _\u00e9tat du \u00ab Projet \u00bb_ et s'accompagne d'une illumination seconde, qui concerne le r\u00e9cit, _Le Grand Incendie de Londres_ , pour lequel tout aussi brusquement un _comment_ (qui lui-m\u00eame d'ailleurs commande un _quoi_ ) m'appara\u00eet, homomorphe sinon m\u00eame isomorphe au _Projet_.\n\nCe qui \u00e9tait depuis le d\u00e9but exhortation : \u00ab Cela sera un roman ! \u00bb, devient : \u00ab cela sera _ce_ roman \u00bb. \u00ab Ce roman dira _cela \u00bb_ (et je vois les grandes masses du r\u00e9cit, pas les d\u00e9tails, bien s\u00fbr : de tr\u00e8s haut !). Par ailleurs l'\u00e9clair qui illumine le _Projet_ autant que la r\u00e9solution romanesque n\u00e9cessitent, avec une \u00e9vidence aveuglante (en ce moment, en ce lieu dont je parle, l'\u00e9vidence de tout cela me transporte) une _d\u00e9cision_ , dont par miracle d'ailleurs j'ai pr\u00e9cis\u00e9ment les moyens, comme je l'expliquerai tout \u00e0 l'heure. Aujourd'hui (j'y pense en l'\u00e9crivant) je vois que la conjonction triple et nocturne (c'\u00e9tait la nuit) d'un d\u00e9part, au moins programmatique, du _Projet_ dans son ensemble, du roman et d'une d\u00e9cision pratique, impliquant un changement de vie, une _vita nova_ , r\u00e9p\u00e8te l'autre moment, ant\u00e9rieur de presque dix ans, o\u00f9 j'ai con\u00e7u le _Projet_ , et le roman, en m\u00eame temps que je prenais une d\u00e9cision vitale dont le _Projet_ et _Le Grand Incendie de Londres_ constituaient, en quelque sorte, la justification.\n\nLa diff\u00e9rence est peut-\u00eatre que, cette fois, je ne r\u00eave pas. Mais le r\u00eave, qui fut \u00e0 l'origine (au moins chronologique) du tout, se pr\u00e9sente \u00e0 mon souvenir, en cette nuit de juillet 1970, sur un balcon, \u00e0 Madrid. Je revois le r\u00eave ; le _r\u00eave_ , et la _d\u00e9cision_ initiale, et le _Projet_ m'apparaissent clairement li\u00e9s, et li\u00e9s au roman, qui en est un corollaire. Je mesure combien de temps a pass\u00e9 ; que si j'ai entre-temps \u00e9crit un peu de po\u00e9sie que je peux accepter de reconna\u00eetre comme telle, un peu de math\u00e9matique aussi, aucun commencement de r\u00e9cit ne s'est poursuivi au-del\u00e0 de quelques pages, jamais satisfaisantes ; que rien ne m'assure que cette po\u00e9sie, cette math\u00e9matique, con\u00e7ues, compos\u00e9es et assembl\u00e9es en vue du _Projet_ , pourront y trouver place ; enfin, que la contemplation r\u00eaveuse du projet futur, du roman futur, s'est continuellement substitu\u00e9e \u00e0 toute tentative de leur donner une consistance r\u00e9elle dont la math\u00e9matique, la po\u00e9sie, le r\u00e9cit m\u00eame (ou ses \u00e9bauches) pourraient \u00eatre consid\u00e9r\u00e9s comme des jalons. Bref, j'ai v\u00e9cu dans une illusion : que tout ce que j'accomplissais \u00e9tait accompli dans cet unique but.\n\nAu mieux, me dis-je, c'\u00e9tait une illusion n\u00e9cessaire, puisque la croyance en la r\u00e9alit\u00e9, en la possibilit\u00e9 du Projet m'a soutenu dans l'effort, simultan\u00e9 sur plus de cinq ans, d'une th\u00e8se de math\u00e9matique et d'un livre de po\u00e9sie en sonnets ; qu'il me faut donc, ou bien reconna\u00eetre que le _Projet_ , ou le _roman_ , ou les deux, sont des chim\u00e8res, ou commencer \u00e0 les faire descendre de leurs nuages et trouver un sol de papier ! Mais la formulation explicite de cette alternative (qui implique en particulier l'abandon de l'id\u00e9e de transposer au _Projet_ tout entier le mode d'organisation combinatoire, ludique, du livre de sonnets) n'est elle-m\u00eame qu'une illusion. Je n'ai nullement (je parle de cette nuit ancienne, \u00e0 Madrid) l'intention de renoncer au projet ni au roman, et si je me laisse un moment aller \u00e0 la contemplation morose de ce renoncement, c'est que, simultan\u00e9ment, je suis en train de reconna\u00eetre, dans toute son ampleur, l'esp\u00e8ce d'illumination g\u00e9n\u00e9rale qui m'a envahi, en ouvrant le livre que j'ai emport\u00e9 avec moi sur le balcon.\n\nLe bilan s\u00e9v\u00e8re du projet ne fait que faciliter la reconnaissance de la solution, qui m'aveugle, comme \u00e9tant l'unique possible, et me force \u00e0 en accepter les cons\u00e9quences pratiques, puisqu'il n'y a rien d'autre \u00e0 faire, puisque je ne peux pas continuer comme avant, attendre que tout se mette en place de soi-m\u00eame. Si je reviens, mentalement, en arri\u00e8re, si je me dis, dramatiquement : \u00ab Je n'ai rien fait ! \u00bb, c'est que je viens de d\u00e9couvrir ce qu'il faut faire pour faire, et ainsi je suis s\u00fbr de n'avoir pas d'autre choix, \u00e0 moins de renoncer. Et renoncer, c'est me retrouver au moment initial, d'avant le _Projet_ et le r\u00eave, devant un jugement de nullit\u00e9 de ma vie, de toute vie.\n\nJ'anime, en somme, devant mes propres yeux, le spectre de la _m\u00e9lancolie_. Ce qui est tout autre chose, je le sais d'exp\u00e9rience, qu'\u00e9prouver la m\u00e9lancolie elle-m\u00eame.\n\n## 16 Aujourd'hui, sans doute, o\u00f9 je raconte ceci\n\nAujourd'hui, sans doute, o\u00f9 je raconte ceci, j'ai devant moi, en mon souvenir, avec ironie, une autre illumination nocturne, r\u00e9ellement noire celle-l\u00e0, un peu plus de huit ans plus tard, apr\u00e8s un tr\u00e8s semblable bilan. Et cette fois le _Projet, Le Grand Incendie de Londres_ n'ont pas r\u00e9sist\u00e9. La r\u00e9currence a eu raison d'eux : car, trois fois, il s'est pass\u00e9 la m\u00eame chose : une sorte de r\u00eave (r\u00eave ou r\u00eaverie), une sorte de d\u00e9cision, une sorte de projet. Et ce n'est pas tellement un 'ce que je vous dis trois fois est vrai' qui a pr\u00e9valu mais le fait qu'une v\u00e9rit\u00e9, toute autre, sortie chaque fois du m\u00eame puits que le r\u00eave, accompagnait ce que je me disais \u00e0 moi-m\u00eame, et que je ne l'ai vue, ou plut\u00f4t que je n'ai commenc\u00e9 \u00e0 apercevoir sa nudit\u00e9, que la troisi\u00e8me fois. Chaque fois, quand l'heure du bilan se pr\u00e9sentait, dans sa r\u00e9it\u00e9ration, pr\u00e9c\u00e9d\u00e9e toujours des m\u00eames angoisses ; quand, face au 'je n'ai rien fait !', l'illumination d'un nouveau 'mais c'est cela qu'il faut faire !' m'aveuglait brusquement (et c'\u00e9tait proprement d'un aveuglement qu'il s'agissait) je l'accueillais, j'en avais de la joie, je m'abandonnais aux espoirs qu'elle suscitait ; je me livrais aussit\u00f4t \u00e0 un de mes passe-temps favoris : faire des plans. La troisi\u00e8me illumination vitale de cette esp\u00e8ce m'a conduit, elle, en 1978, aux quelques phrases de l' _avertissement_ qui se trouvent encore, sept ans apr\u00e8s, plac\u00e9es au d\u00e9but du 'grand incendie de londres' : la v\u00e9rit\u00e9, je la voyais enfin, c'\u00e9tait l'\u00e9chec du _Projet_ , et du _Roman_. Je la voyais nettement et humblement ; et j'entreprenais de le raconter (c'est cela que disait, alors, l'\u00ab Avertissement \u00bb, en sa derni\u00e8re phrase).\n\nMais l'ironie g\u00e9n\u00e9rale de mon existence redouble alors. Car, ayant imm\u00e9diatement entrepris le r\u00e9cit de mon \u00e9chec, fort de l'illumination (noire) et de la d\u00e9cision, j'ai \u00e9t\u00e9 incapable de continuer. Et cela s'est r\u00e9p\u00e9t\u00e9 une fois encore, ce qui fait que la tentative pr\u00e9sente est, \u00e0 nouveau, la troisi\u00e8me de son esp\u00e8ce (il n'y en aura pas d'autre).\n\nEn 1978, si je me suis interrompu, assez vite, c'est que ce que j'avais commenc\u00e9 d'\u00e9crire alors n'\u00e9tait, en fait, qu'une mani\u00e8re de ruser avec la d\u00e9cision de renoncer au _Projet_ en m\u00eame temps qu'au roman. Et d'ailleurs, quand je me suis arr\u00eat\u00e9, ce fut pour me consacrer \u00e0 une description purement utilitaire (en vue uniquement, me disais-je, de la prose) du _Projet_ , mais qui se transforma en fait bel et bien en un \u00ab projet \u00bb en bonne et due forme, que j'ai m\u00eame publi\u00e9 (confidentiellement, certes, mais publi\u00e9 tout de m\u00eame). Et, ce faisant, j'ai d\u00e9truit la raison m\u00eame d'\u00eatre du 'grand incendie de londres' dans sa troisi\u00e8me version.\n\nCar j'avais un besoin absolu de v\u00e9ridicit\u00e9. Quand j'ai recommenc\u00e9 deux ans plus tard, \u00e0 l'automne de mon mariage, j'\u00e9tais persuad\u00e9 d'avoir trouv\u00e9, enfin, des conditions satisfaisantes, un \u00e9quilibre raisonnable entre les t\u00e2ches, infiniment plus modestes, de la quotidiennet\u00e9 et une prose sans obligations. J'ai poursuivi assez longtemps. Mais tout ce que j'ai \u00e9crit alors, ou presque, est d\u00e9sormais caduc, et cette fois par un \u00e9v\u00e9nement sans ironie et irr\u00e9m\u00e9diable, une mort.\n\nEntre l'\u00ab Avertissement \u00bb et les lignes qui, maintenant, le suivent, il s'est donc pass\u00e9, invisiblement, plus de six ans. Et la possibilit\u00e9, aujourd'hui, de ce que j'appelle, avec une l\u00e9g\u00e8re diff\u00e9rence d'accent, 'le grand incendie de londres', que j'\u00e9cris, et dont j'ignore toujours si je l'am\u00e8nerai \u00e0 l'existence (puisque je m'impose pour ce but la contrainte d'un minimum, assez consid\u00e9rable, d'\u00e9tendue) est li\u00e9e \u00e0 la conqu\u00eate, incertaine, d'un \u00e9tat approchant le plus possible de l'indiff\u00e9rence, du renoncement, de l'absence d'espoir, de croyance, de passion, voisin de ce que j'imagine na\u00efvement \u00eatre l' _ataraxie_ , ch\u00e8re \u00e0 Sextus Empiricus.\n\nOr, ce qui est devenu nul, pour moi, depuis janvier de l'ann\u00e9e 1983, ce que je ne peux plus m\u00eame penser, c'est la _po\u00e9sie_. La prose, du moins une prose telle que celle \u00e0 laquelle je m'exerce ici, m'appara\u00eet, \u00e0 l'inverse, le lieu d'absolue neutralit\u00e9 qui n'a, et pour longtemps, besoin ni des yeux d'un lecteur ni des oreilles d'un auditoire. La po\u00e9sie, parce que j'avais pris l'habitude de la dire \u00e0 haute voix, de lire en public, et pour elle, avec qui je vivais, s'est arr\u00eat\u00e9e pour moi. J'ouvre les yeux dans le noir. Il est trois, ou quatre heures. Je m'installe sous la lampe noire, avec du papier, le cahier, les feutres de quatre couleurs. J'avance ligne apr\u00e8s ligne sans esp\u00e9rance et quand le jour, un peu plus en retard de nouveau chaque jour, m'en chasse, je retourne aux apparences de la vie.\n\n## 17 L'apr\u00e8s-midi, je sortais avec Laurence\n\nL'apr\u00e8s-midi, je sortais avec Laurence, et elle me conduisait dans quelque cin\u00e9ma connu d'elle, devant un western de s\u00e9rie C, o\u00f9 une doublure de Henry Fonda, par exemple, affectait (en espagnol) de ne pas voir les Indiens mass\u00e9s en haut du ca\u00f1on, alors qu'une centaine d'enfants vocif\u00e9rant dans la salle lui en signalaient la pr\u00e9sence. Laurence, tr\u00e8s nettement plus 'sophistiqu\u00e9e' que ces provinciaux madril\u00e8nes (nous avions vu ensemble, \u00e0 Paris, tant de westerns qu'elle savait d'exp\u00e9rience qu'il est vain de tenter de forcer le h\u00e9ros \u00e0 accomplir les actions de h\u00e9ros pr\u00e9vues par le sc\u00e9nario, de mani\u00e8re pr\u00e9matur\u00e9e), se contentait de me serrer assez violemment le poignet d'une main pendant que sur l'autre achevait de fondre le reste de _helado de coco_ ou de _turr\u00f3n_ qui, de l\u00e0, glissait, poissant sa robe de petite fille habill\u00e9e selon les normes d'hispanit\u00e9 absolue qu'elle adoptait r\u00e9solument d\u00e8s qu'elle franchissait les Pyr\u00e9n\u00e9es (en contraste avec l'espagnolisme mod\u00e9r\u00e9 de sa tenue parisienne, temp\u00e9r\u00e9 par les modes la\u00efques du neuvi\u00e8me arrondissement de Paris).\n\nElle n'abordait pas cependant les risques \u00e9prouvants du western sans munitions : outre la glace au turr\u00f3n elle faisait, avant d'entrer dans le cin\u00e9ma, provision de ces _illustr\u00e9s_ (on ne disait pas encore \u00ab BD \u00bb) traduits de l'am\u00e9ricain des ann\u00e9es quarante qui constituaient \u00e0 cette \u00e9poque une bonne partie du fonds culturel commun aux pays de l'Europe m\u00e9diterran\u00e9enne. Ils lui permettaient de franchir, dans un \u00e9tat de s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 relative, les moments les plus dangereux du film (la salle restant toujours suffisamment \u00e9clair\u00e9e pour lire, peut-\u00eatre par un dispositif anti-amoureux de pays prude), signal\u00e9s, pr\u00e9monitoirement, par des variations brusques de l'intensit\u00e9 musicale et les soupirs nerveux et rauques des petits spectateurs.\n\nSon premier western, \u00e0 cinq ans, avait \u00e9t\u00e9 _Three Ten to Yuma_ , et elle en avait v\u00e9cu les derni\u00e8res minutes _sous_ mon fauteuil, cependant que je lui transmettais, \u00e0 voix basse, les p\u00e9rip\u00e9ties de l'invraisemblable mais morale victoire de Van Heflin sur les m\u00e9chants, incarn\u00e9s (une fois n'est pas coutume, si mes souvenirs sont exacts) par Glenn Ford. Quand on a pass\u00e9 par l\u00e0, aucun faux Henry Fonda \u00e0 voix de torero pour feuilleton t\u00e9l\u00e9vis\u00e9 espagnol des ann\u00e9es soixante de ce si\u00e8cle ne saurait vous atteindre.\n\nLes westerns des cin\u00e9mas de Col\u00f3n, ou de Generalissimo, empruntaient les m\u00eames lieux, gares, cactus, ca\u00f1ons et bars que les autres, mais les noms de lieux du Nouveau-Mexique, restitu\u00e9s \u00e0 leur langue originelle, l'espagnol, par le doublage, sonnaient \u00e9trangement \u00e9trangers dans cette hispanit\u00e9 de cin\u00e9ma, comme si l'acteur choisi pour cet exercice ne les avait pas reconnus comme espagnols, et il semblait que les voix, dans ces films, \u00e9taient en fait soumises \u00e0 une logique de la traduction pour laquelle, comme en intuitionnisme, non-non-P peut s'\u00e9loigner, sensiblement, de P.\n\nAllant, revenant, par les rues chaudes, ou pendant les d\u00eeners que nous prenions, tr\u00e8s g\u00e9n\u00e9ralement, seuls, le r\u00e9cit continu du monde que me faisait Laurence, interrompu parfois d'un dialogue socratique o\u00f9 elle m'amenait, par questions au conditionnel et r\u00e9ponses (les miennes) quasi monosyllabiques, \u00e0 adopter de la mani\u00e8re la plus spontan\u00e9e le programme d'activit\u00e9s qu'elle avait pr\u00e9vu pour le lendemain, n'effleurait ce qui concernait Sylvia, sa vie, qu'avec une neutralit\u00e9 absolue : ses paroles disaient tr\u00e8s peu, ne dissimulaient rien, et n'impliquaient aucun jugement. Ce mode britannique de conversation, chez une petite fille de dix ans, aussi pimpante, enrubann\u00e9e et d\u00e9sordonn\u00e9e tout ensemble que les petites Espagnoles qu'elle fr\u00e9quentait, m'\u00e9tonnait un peu. Mais sans doute se bornait-elle \u00e0 me retourner, en \u00e9cho, mon propre silence.\n\nFranco n'avait plus que cinq ans \u00e0 vivre et Madrid, qui aujourd'hui, \u00e0 ce qu'on entend dire (peut-\u00eatre pas innocemment) est devenu presque aussi dangereux que Manhattan, respirait la paix et la s\u00e9curit\u00e9 civiles, ces charmes d\u00e9suets des dictatures s\u00fbres d'elles-m\u00eames, qui ont vers\u00e9 assez de sang assez longtemps (ce sang dont on s'efforcera, plus tard, pendant de longues semaines d'agonie, de prolonger la vie du dictateur) pour pouvoir dormir sur leurs deux oreilles ; et leurs sujets (du moins ceux qui ne risquent pas d'avoir affaire \u00e0 sa police) avec elles.\n\nDans la rue, au pied de l'immeuble, allait et venait le _sereno_. Tr\u00e8s tard, il bavardait avec les femmes, en noir sur leurs chaises, devant les portes, entre les collisions browniennes des enfants, leurs cris, leurs courses, leurs marelles. Les citoyens de Manhattan, comme j'ai pu m'en rendre compte il y a six ans (du moins ceux qui peuvent se payer ce luxe), ont r\u00e9invent\u00e9 le sereno. Mais, pour les tr\u00e8s nerveux serenos new-yorkais, au revolver bien visible \u00e0 la ceinture, sur leur embonpoint faussement bonhomme de sh\u00e9rifs d\u00e9sabus\u00e9s, la nuit est permanente, et leur regard n'a rien de paternel.\n\nCette nuit-l\u00e0, Sylvia \u00e9tait sortie, Laurence s'\u00e9tait endormie en lisant _Mafalda_. C'\u00e9tait presque la fin de mon s\u00e9jour. Je m'\u00e9tais allong\u00e9 sur le balcon de l'appartement, qui \u00e9tait tr\u00e8s haut sur la rue, et j'entendais, dans l'air encore bruyant et immobile, dans la chaleur sombre et pleine, la rumeur presque m\u00e9diterran\u00e9enne de cette rue de Madrid.\n\nJ'entendais cette rumeur nocturne qui monte des rues dans les villes du pourtour de la M\u00e9diterran\u00e9e et qui pour moi (comme je ne connais gu\u00e8re les autres pays proches de cette mer) est une voix me parlant en langue romane. J'avais sorti sur le balcon une lampe, et le premier volume du _Cancionero_ de Baena, alors tout r\u00e9cemment \u00e9dit\u00e9 par Jos\u00e9 Maria Azaceta et emprunt\u00e9 par Sylvia, \u00e0 ma demande, dans la biblioth\u00e8que de la Casa de Vel\u00e1squez (o\u00f9 elle \u00e9tait pensionnaire externe (\u00e0 cause de Laurence)) (c'est ce m\u00eame volume que je devais acheter l'ann\u00e9e suivante, calle Duque de Medinacelli, dans la librairie du Consejo Superior de Investigaciones Scientificas). J'essayais, dans la chaleur angoissante, par la scansion de quelques vers d'Arte Mayor, de trouver un peu de calme pour r\u00e9fl\u00e9chir (on se calme comme on peut). Et c'est pr\u00e9cis\u00e9ment l\u00e0, de ce livre, sur ce balcon, qu'a surgi l'illumination soudaine de mon _Projet_.\n\n## 18 Le vers d'Arte Mayor\n\nLe vers d'Arte Mayor, vers dans lequel est \u00e9crit le c\u00e9l\u00e8bre _Laberinto de Fortuna_ , de Juan de Mena, invention originale et \u00e9trange du moyen \u00e2ge espagnol, n'a pas \u00e9t\u00e9 jusqu'ici (en ce qui concerne sa m\u00e9trique, ce qui fait qu'une suite de syllabes peut \u00eatre dite en Arte Mayor, et une autre pas) expliqu\u00e9 de mani\u00e8re satisfaisante. Si je prends, par exemple, la composition 37 du _Cancionero_ de Juan Alonso de Baena, une \u0153uvre due au compilateur de l'anthologie lui-m\u00eame, qui est un _planctus_ , une plainte (les troubadours auraient dit un _planh_ ) en c\u00e9l\u00e9bration du roi Don Enrique, mort \u00e0 Tol\u00e8de, comme il l'explique en son titre :\n\n _Este desir_ (un \u00ab dire \u00bb, \u00e9crit comme un d\u00e9sir) _fizo Johan Alfonso de Baena componedor d'este libro al finamente del dicho senor Rey Don Enrryque en Toledo, el quel dezir es muy dolorido, bien quebrantado et planido, segunt lo rrequeria el acto del negocio, e otros u va por arte comun doblada et los consonantes van muy bien guardadas_.\n\nSi donc je prends comme exemple ce po\u00e8me, je vois qu'il est compos\u00e9 noblement de huit huitains d'Arte Mayor, lequel m\u00e8tre convient admirablement (et exclusivement, dans l'esprit de Juan Alfonso et de ses contemporains) \u00e0 une occasion aussi solennelle.\n\nChaque huitain est de deux quatrains ou plut\u00f4t d'un quatrain \u00ab commun redoubl\u00e9 \u00bb, c'est-\u00e0-dire selon la formule (disposition des rimes)\n\n _abbaabba_ ,\n\nformule \u00e0 la fois \u00e9lev\u00e9e et confortable, dont le _patron_ (pour emprunter un terme au tricot), le quatrain \u00e0 rimes embrass\u00e9es _abba_ , porte la marque antique des troubadours, ces excellents \u00ab facteurs \u00bb de po\u00e8mes, qui le pr\u00e9f\u00e9r\u00e8rent aux autres dispositions de quatrains. Le deuxi\u00e8me quatrain, la deuxi\u00e8me partie de la strophe, de l'autre c\u00f4t\u00e9 de l'invisible r\u00e9elle fracture m\u00e9diane, est de m\u00eame apparence, ayant le m\u00eame \u00e9lev\u00e9 sch\u00e9ma de rimes _abba_. L'ensemble de la strophe pourrait \u00eatre un d\u00e9but de sonnet, mais de sonnets il n'est pas encore en l'Espagne \u00e0 cette \u00e9poque.\n\nLe vers d'Arte Mayor, disais-je, convient admirablement \u00e0 une conception formelle et solennelle du po\u00e8me, \u00e0 ce _dire-d\u00e9sir_ tr\u00e8s 'douloureux'. Et d'ailleurs chaque vers y est en son essence redoublement, de par ses deux moiti\u00e9s bien plac\u00e9es, chacune sur un identique compas m\u00e9trique d'accents :\n\n _El sol innocente con mucho quebranto_\n\n _Dixo a la luna con sus dos estrellas_\n\n _A muchos senores duenas et donzellas_\n\n _Por ser falle\u00e7ido los puso en espanto._\n\n _Por ende senores faziendo grant llanto_\n\n _En altos clamores le demos querellas_\n\n _A Dios e a la virgen lanzando centellas_\n\n _Con grandes gemidos fazados su planto_.\n\n _El sol innocente_ , telle s'incarne l'honorable mesure de tout Arte Mayor. Car la voix monte et insiste noblement sur _sol_ et sur _cen_ , qui sont les deuxi\u00e8me et cinqui\u00e8me 'syllabes' respectivement de ce demi-vers. R\u00e9p\u00e9t\u00e9e sans cesse, cette mesure donne \u00e0 toute composition en ce m\u00e8tre son allure si caract\u00e9ristique de montagne russe dans un man\u00e8ge de foire. L'\u00e2me du roi Don Enrryque, si elle a surmont\u00e9 le mal de mer r\u00e9sultant, n'a pu que s'en sentir honor\u00e9e.\n\nOr, on reconna\u00eet aussit\u00f4t une des deux formes possibles du _taratantara_ tel que, avec une insuffisante r\u00e9v\u00e9rence, le baptisa autrefois Bonaventure Des P\u00e9riers. Il y a deux \u00ab taratantaras \u00bb : celui-l\u00e0, c'est le ta _ran_ tatara, ou taratantara grimpant : monotonie du 2 suivi du 3, ind\u00e9finiment se r\u00e9p\u00e9tant, et fascination du plus \u00e9l\u00e9mentaire h\u00e9miolisme. Pierre Lusson l'a bien exprim\u00e9 dans son\n\n _\u0153uvre po\u00e9tique compl\u00e8te_\n\nLa tendre assu\u00e9tude des crusiques h\u00e9mioles\n\nun monostiche qui est, en apparence, un alexandrin de treize pieds plats (comme disait autrefois Jean-Paul Sartre), (en fait, c'est un vieil alexandrin du temps des c\u00e9sures \u00e9piques) ; mais \u00e0 la voix il se prononce comme un taratantara mod\u00e8le, ta _ran_ tatara en premier, comme il se doit, comme l'exige la Th\u00e9orie du Rythme Abstrait de son auteur (TRA) qui insiste sur la pr\u00e9dominance du 2 sur le 3 ; et suivi d'un tata _ran_ tara :\n\nLa t _en_ dr'assw\u00e9 _tud'_ \/ des crous _ik_ 'z\u00e9m _iol'_\n\nTout cela est bel et bon. Mais l'Arte Mayor a son secret, l'Arte Mayor a son myst\u00e8re, comparable \u00e0 celui du pentam\u00e8tre iambique anglais dont sont \u00e9crits, entre autres, les _Sonnets_ de Shakespeare (mais encore _Paradise Lost_ ; et tant d'autres, et tant d'autres !). Si on reconna\u00eet ais\u00e9ment le _tarantatara_ comme motif m\u00e9trique indispensable \u00e0 la bonne tenue morale du vers d'Arte Mayor, en g\u00e9n\u00e9ral, on reste perplexe cependant devant un vers comme celui-ci :\n\n _Maestres de sala, aposentadores_\n\nPourquoi ? parce qu'on est un peu g\u00ean\u00e9, au sein du mot unique qui occupe la deuxi\u00e8me moiti\u00e9 du vers, de placer avec conviction un _ran_ sur la syllabe... _po..._ , comme on devrait, plut\u00f4t que sur la syllabe _... sen..._ , ou ailleurs, en dehors de l'accent de mot obligatoire de... _do_ , un indiscutable _ra_.\n\nOn n'est pas moins perplexe face \u00e0 :\n\n _A muchos senores, duenas et donzellas_\n\no\u00f9, dans le deuxi\u00e8me h\u00e9mistiche, c'est la premi\u00e8re syllabe, _due_ , et non la deuxi\u00e8me, qui est porteuse d'accent. Enfin, pour peu qu'on aie l'esprit m\u00e9tricien, on est franchement d\u00e9sarm\u00e9, je dirais m\u00eame offusqu\u00e9 par :\n\n _El Rey virtuoso, de muy alta guisa_\n\ndont le deuxi\u00e8me h\u00e9mistiche est un indiscutable tata _ran_ tara, un h\u00e9mistiche tombant et non montant, avec son accent int\u00e9rieur sur la premi\u00e8re syllabe du mot _alta_ , qui est la troisi\u00e8me du segment, et non la deuxi\u00e8me, comme il se devrait.\n\nSans doute pourrait-on, suivant une coutume ch\u00e8re aux th\u00e9oriciens de la versification, sous toutes les latitudes et en toutes \u00e9poques, dire que l'\u00e9l\u00e9vation \u00e9vidente de la figure du roi impose au vers de tomber, l\u00e0, au lieu de monter, et donc au deuxi\u00e8me h\u00e9mistiche d'\u00eatre un \u00ab tatarantara \u00bb, exceptionnellement, et non un banal \u00ab tarantatara \u00bb comme les autres. Mais cette explication, quoique s\u00e9mantique, ne me tente pas.\n\nJ'\u00e9tais plong\u00e9, au moment d'entreprendre son \u00e9tude, dans l'examen des diff\u00e9rentes th\u00e9ories qui ont \u00e9t\u00e9 avec exub\u00e9rance propos\u00e9es (les m\u00e9triciens espagnols, en particulier, sont toujours exub\u00e9rants) pour rendre compte des ph\u00e9nom\u00e8nes curieux de l'Arte Mayor. Elles oscillent entre l'escamotage pur et simple de toute difficult\u00e9 au nom et \u00e0 l'invocation du g\u00e9nie po\u00e9tique et de son irr\u00e9ductible libert\u00e9 (qui plie le vers \u00e0 une injonction de sens) et leur d\u00e9n\u00e9gation, par le recours \u00e0 des principes d'\u00e9quivalence qui visent \u00e0 rendre normaux, par affirmation pure, les contextes d\u00e9viants, du genre : \u00ab un dactyle vaut un spond\u00e9e \u00bb, ou : \u00ab une citadelle vaut deux villes \u00bb.\n\n## 19 Or, il se trouve, tout \u00e0 fait fortuitement\n\nOr, il se trouve, tout \u00e0 fait fortuitement, que l'instant d'illumination de mon _Projet_ est li\u00e9 \u00e0 mes efforts pour \u00e9lucider le myst\u00e8re de l' _Arte Mayor_ , qui eux-m\u00eames r\u00e9sultent, tout aussi fortuitement, de la d\u00e9couverte que j'avais faite, quelques mois auparavant, de la r\u00e9cente th\u00e9orie du vers iambique anglais, propos\u00e9e par Morris Halle et Samuel Jay Keyser dans leur m\u00e9morable article de la revue _College English :_ \u00ab Chaucer and the Study of Prosody \u00bb.\n\nLa rencontre, pour moi, de cet article fondateur de la m\u00e9trique contemporaine et du vers d'Arte Mayor repr\u00e9sente le d\u00e9clic initial d'un m\u00e9canisme dont la mise en fonctionnement m'a amen\u00e9 \u00e0 cette _illumination_ dont je parle (il s'agit \u00e0 proprement parler d'une \u00ab illumination \u00bb ; je ne me prononce pas sur sa valeur de v\u00e9rit\u00e9 ; ce n'est pas de cela qu'il s'agit ici). Le num\u00e9ro en question de _College English_ se trouvait, parmi de tr\u00e8s nombreux autres p\u00e9riodiques, au premier sous-sol de la biblioth\u00e8que de l'universit\u00e9 Johns Hopkins, \u00e0 Baltimore. Johns Hopkins, qui me nourrissait g\u00e9n\u00e9reusement, pendant quelques mois de 1970, en des temps o\u00f9, simultan\u00e9ment, les universit\u00e9s \u00e9taient riches, ouvertes, et le dollar \u00e9lev\u00e9 (le dollar a fait mieux encore depuis mais pas les universit\u00e9s ; et ces temps ne reviendront plus, sans doute, de mon vivant), me demandait, en \u00e9change, deux cours : l'un sur la grammaire g\u00e9n\u00e9rative et transformationnelle (dont Halle est un repr\u00e9sentant \u00e9minent) pour ses \u00e9tudiants de fran\u00e7ais, l'autre sur la po\u00e9sie des troubadours ; et, cherchant, pour ce second cours, des exemples de la post\u00e9rit\u00e9 du Grand Chant, je m'\u00e9tais pr\u00e9occup\u00e9 de son absence apparente en castillan, g\u00e9ographiquement insolite entre tant de splendeurs portugaises et catalanes ; et j'avais \u00e9t\u00e9 conduit \u00e0 explorer les _Cancioneros_ , dont le plus connu est pr\u00e9cis\u00e9ment le 'Baena'. Et l\u00e0, j'avais aper\u00e7u ce m\u00e8tre insolite, l'Arte Mayor.\n\nC'\u00e9tait le dernier vendredi avant les vacances de P\u00e2ques et je devais, tr\u00e8s t\u00f4t le lendemain matin, prendre l'avion en compagnie de Jean Paris pour une conf\u00e9rence de po\u00e9tique dans l'Iowa. J'\u00e9tais venu, selon mon habitude, d\u00e8s l'ouverture, dans la biblioth\u00e8que o\u00f9 j'avais, merveille des merveilles, un bureau isol\u00e9, souterrain, paisible, \u00e0 quelques m\u00e8tres \u00e0 peine d'une photocopieuse Xerox (d\u00e9couverte d'un luxe tout neuf \u00e0 l'\u00e9poque, comme il nous en vient r\u00e9guli\u00e8rement de ce grand pays), et acc\u00e8s \u00e0 un rayon m\u00e9di\u00e9val pratiquement inemploy\u00e9, h\u00e9rit\u00e9 par Johns Hopkins du grand Leo Spitzer. Dans ce tunnel de papier je passais le plus clair de mon temps libre (la biblioth\u00e8que \u00e9tait ouverte _tous les jours_ , de huit heures \u00e0 minuit !) (m\u00eame le dimanche !).\n\nCe matin-l\u00e0, je n'arrivais pas \u00e0 lire, rendu f\u00e9brile par la joie d'un voyage vers l'int\u00e9rieur des USA, dans un de ces dix \u00c9tats qui poss\u00e8dent un morceau de rive du Mississippi, et de ce fait associ\u00e9s dans mon imagination \u00e0 Tom Sawyer et Huckleberry Finn. Aussi, parce que, apr\u00e8s ces quelques jours en Iowa, j'allais rejoindre Louise \u00e0 Boston. C'\u00e9tait un moment presque neigeux, et la salle des p\u00e9riodiques de la biblioth\u00e8que, \u00e0 peu pr\u00e8s d\u00e9serte, regardait l'herbe \u00e0 niveau de ses fen\u00eatres, et le ciel gris blanc, attentif, h\u00e9sitant, comme compos\u00e9 d'un seul nuage aux fronti\u00e8res d\u00e9bordant l'horizon et le toit. Je voyais descendre un peu de neige, par secousses, par bouff\u00e9es, ce que la langue anglaise d\u00e9signe d'un mot irrempla\u00e7able, _flurries_. J'ai commenc\u00e9 \u00e0 lire \u00ab Chaucer and the Study of Prosody \u00bb, au hasard, par hasard, par nervosit\u00e9 ; et j'ai \u00e9t\u00e9 plong\u00e9 aussit\u00f4t dans un \u00e9tat d'exaltation intense. Il ne m'est gu\u00e8re possible d'attribuer \u00e0 la prose de Morris et Samuel Jay (d'une lourdeur proprement chomskyenne ; comment les linguistes d'aujourd'hui peuvent-ils se permettre d'\u00e9crire si mal !), pas plus qu'\u00e0 l'ampleur du sujet ni \u00e0 son importance, qui ne sont pas, \u00e0 proprement parler, vitales, la responsabilit\u00e9 majeure d'une r\u00e9action aussi vive. Il me semble plut\u00f4t que j'ai eu, \u00e0 la faveur de la neige, entre les _flurries_ de la neige sur le campus de Johns Hopkins et la r\u00eaverie \u00e9rotique r\u00e9currente de ma passion sentimentale pour Louise, le pressentiment, d\u00e8s les premi\u00e8res pages de cette lecture, d'une raison de gloire du _Projet_ , dont _Le Grand Incendie de Londres_ , dans sa version initiale, imaginaire, et pleine, devait faire son h\u00e9ros. Et cela bien avant que cette gloire m'apparaisse, comme un ciel de Tiepolo, sur un balcon de juillet \u00e0 Madrid.\n\nCar la th\u00e9orie du iambe anglais, telle que je la lisais l\u00e0, \u00e9tablissait, pour la premi\u00e8re fois pour moi, un lien formel, qui n'\u00e9tait pas uniquement descriptif, entre la po\u00e9sie et la langue. Le lien, certes, \u00e9tait t\u00e9nu : la langue n'intervenait que par un biais (une th\u00e9orie de la grammaire de la langue, la syntaxe g\u00e9n\u00e9rative), (et je ne voyais pas alors que l'intervention de cette version particuli\u00e8re de la linguistique n'est pas l'\u00e9l\u00e9ment le plus original de l'hypoth\u00e8se de Halle-Keyser, qu'elle n'est heureusement m\u00eame pas n\u00e9cessaire, sa d\u00e9rivation des bases transformationnelles \u00e9tant purement notationnelle, et _ad hoc_ ). La po\u00e9sie intervenait d'un autre c\u00f4t\u00e9, purement m\u00e9canique (la th\u00e9orie du vers). L'exemple \u00e9tait lointain dans le temps (Chaucer). La langue de ce vers n'\u00e9tait pas la mienne. Et pourtant, si t\u00e9nu qu'il f\u00fbt, le lien \u00e9tait l\u00e0.\n\nJe dirai m\u00eame que la modestie du lien, sa technicit\u00e9 \u00e9taient des raisons suppl\u00e9mentaires de mon enthousiasme. Car je ne me heurtais \u00e0 aucune explication g\u00e9n\u00e9rale de la po\u00e9sie, de ces explications envers lesquelles je ressentais une tr\u00e8s vive m\u00e9fiance (et je ne parle pas l\u00e0 des th\u00e9ories involontairement pataphysiques comme celles de Kristeva ; mais les tentatives, souvent ing\u00e9nieuses, fines, de Jakobson, qui oscillent entre la r\u00e9duction \u00e0 des constatations descriptives de linguiste et l'appel \u00e0 des principes de sym\u00e9trie si vastes qu'ils englobent aussi bien les lois po\u00e9tiques que celles du cosmos et de l'antimati\u00e8re, me laissaient incr\u00e9dule, insatisfait, et vaguement hostile) : des hypoth\u00e8ses claires, empiriquement v\u00e9rifiables, \u00e0 partir desquelles je pouvais r\u00eaver \u00e0 ma guise, explorer. J'interpr\u00e8te ainsi ma r\u00e9action du moment, pendant cette lecture de hasard. J'ai emprunt\u00e9 l'exemplaire de _College English_ , en m\u00eame temps que le premier volume du _Cancionero_ de Baena ; je les ai joints \u00e0 ma provision de livres, pour tous ces jours o\u00f9 je n'aurai pas acc\u00e8s aux rayons sauveurs de la biblioth\u00e8que Milton-Eisenhower. Je les ai pos\u00e9s c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te pr\u00e8s de moi dans l'avion, le lendemain.\n\n## 20 Le \u00ab Cancionero \u00bb de Baena (les volumes I et II seulement)\n\nLe _Cancionero_ de Baena (les volumes I et II seulement, car le troisi\u00e8me, d\u00e9j\u00e0, \u00e9tait \u00e9puis\u00e9 quand je suis all\u00e9 l'acheter calle Duque de Medinacelli) m'a accompagn\u00e9 dans deux d\u00e9m\u00e9nagements : de la rue d'Amsterdam \u00e0 la rue de la Harpe, puis de la rue de la Harpe ici, rue des Francs-Bourgeois. Rue de la Harpe il se trouvait, avec d'autres _Chansonniers_ espagnols, dans notre chambre, au sommet de la biblioth\u00e8que Lundia qui, d\u00e9mont\u00e9e, recompos\u00e9e, augment\u00e9e (un peu), est maintenant en partie \u00e0 ma droite dans la chambre.\n\nLa rang\u00e9e verticale des _Chansonniers_ s'appuyait alors, en l'absence de montants, sur une pile horizontale compos\u00e9e d'\u00e9ditions de trouv\u00e8res, provenant pour l'essentiel des machines Xerox du sous-sol de la biblioth\u00e8que Milton-Eisenhower de Johns Hopkins, pile que je n'avais pas trouv\u00e9 le temps de classer depuis, n'ayant jamais r\u00e9ussi \u00e0 entreprendre la 'branche' fran\u00e7aise du grand 'chansonnier' (au sens anthologique d\u00e9riv\u00e9) m\u00e9di\u00e9val qui devait constituer une partie du _Projet_ (et le classement n'a m\u00eame pas \u00e9t\u00e9 achev\u00e9 ! il ne le sera sans doute jamais). Elle a \u00e9t\u00e9 huit ans dans mon armoire rue d'Amsterdam et, jusqu'\u00e0 la construction de la biblioth\u00e8que Lundia en octobre 1980, derri\u00e8re mes v\u00eatements et souliers rue de la Harpe.\n\nAu moment d'achever un article sur le vers iambique abstrait, avec application aux iambes russes et surtout anglais, que m'avait demand\u00e9 Jackie pour une publication de l'universit\u00e9 ex-Vincennes, j'avais pris, afin de v\u00e9rifier la position interm\u00e9diaire singuli\u00e8re des _Cinquante Ballades_ de John Gower, qui sont en d\u00e9casyllabes fran\u00e7ais mais aussi, simultan\u00e9ment et parfois avec quelque tension, de v\u00e9ritables pentam\u00e8tres (c'est un beau 'bilinguisme m\u00e9trique'), quelques-unes de ces photocopies, encore agraf\u00e9es en liasses par des trombones et \u00e9tiquet\u00e9es de minces languettes de papier (un seizi\u00e8me de feuille de format fran\u00e7ais ancien, 21 \u00d7 27, en rectangles longs, indiquant la num\u00e9rotation des pages souhait\u00e9es pour reproduction Xerox dans le volume source (le Xerox 'libre-service' n'existait pas encore).\n\nJe cherchais des d\u00e9casyllabes. Mais le premier trouv\u00e8re que j'ai ainsi sorti de sa liasse poussi\u00e9reuse, Richart de Semilli, n'en a gu\u00e8re, dans son mince 'chansonnier' de dix pi\u00e8ces seulement (il s'y trouve surtout des pastourelles, qui n'aiment gu\u00e8re le d\u00e9casyllabe, et particuli\u00e8rement le d\u00e9casyllabe 'lyrique' qui est pour les dames, ni l'\u00e9pique qui est pour les messieurs tueurs de Sarrazins, parfois dits \u00ab chevaliers \u00bb) ; il a, en revanche, compos\u00e9 quelques-uns des premiers (et tr\u00e8s rares) alexandrins lyriques m\u00e9di\u00e9vaux (qui plus est, raret\u00e9 suppl\u00e9mentaire, en rimes plates), dans une 'chanson \u00e0 refrain' qui commence ainsi :\n\nJ'aim la plus sade riens qui soit de mere nee\n\nEn qui j'ai trestout mis cuer et cors et pensee\n\n'Li dous deus que ferai de s'amor qui me tue\n\nDame qui veut amer doit estre simple en rue\n\nEn chambre o son ami soit renvoisie et drue'\n\nElle a un chief blondet, euz vers bouche sadete\n\nUn cors pour enbracier une gorge blanchette\n\n'Li dous deus que ferai de s'amor qui me tue\n\nDame qui veut amer doit estre simple en rue\n\nEn chambre o son ami soit renvoisie et drue'\n\n............................................\n\nEn relisant ces vers (et mon arr\u00eat sur eux n'\u00e9tait pas ind\u00e9pendant de l'adjectif rime au vers 7), je me suis souvenu que ces alexandrins (ils sont si peu fr\u00e9quents, dans le registre lyrique, et pr\u00e9sents ici avec l''excuse' du ton 'bas', soulign\u00e9 par la disposition non enchev\u00eatr\u00e9e des rimes, et ce refrain plus long (trois vers !) que le corps de la strophe (qui n'en compte que deux), que tout d'abord j'avais cru, avant d'\u00e9tablir (t\u00e2che fort longue) pour moi-m\u00eame un r\u00e9pertoire m\u00e9trique (celui de M\u00f6lk-Wolfzettel n'existait pas encore) \u00e0 leur absence totale chez les trouv\u00e8res), je les avais d\u00e9couverts (et je les avais retenus, aussi, \u00e0 cause de la conjonction insolite de ces mots qui appartiennent au vocabulaire de la douceur, \u00e0 la 'convenance' du Grand Chant, dans sa branche en fran\u00e7ais, 'sade riens', mais que l'histoire de la langue et l'histoire de la litt\u00e9rature par hasard conjugu\u00e9es dotent \u00e0 nos yeux, aujourd'hui, d'une juxtaposition d'\u00e9vocations terme \u00e0 terme antonymes de leur signification premi\u00e8re : car 'riens' est pass\u00e9 \u00e0 'aucune chose', 'n\u00e9ant', partant de 'chose', et 'sade' n'a plus rien de doux) et je les avais lus en l'air alors que l'avion, franchissant l'Iowa et le Mississippi, survolait la campagne divis\u00e9e en carr\u00e9s de neige d'un mile de c\u00f4t\u00e9, bord\u00e9s de gris (les routes) : toute la lumi\u00e8re se r\u00e9fl\u00e9chissait dans la neige g\u00e9om\u00e9trique, dans le pavage en coussins de neige de l'Iowa, et, r\u00eavant vaguement \u00e0 la dame de Richart de Semilli, \u00e0 ce qu'il esp\u00e8re d'elle, annonc\u00e9 d\u00e9j\u00e0 par le fragment ci-dessus, d\u00e8s le mot 'drue' ('quant elle est en meson toute seule et sanz noise\/lors mande qui qu'el veut si se greve et envoise \/), je laissais lentement dans ma t\u00eate venir \u00e0 \u00e9bullition les imaginations m\u00e9triques suscit\u00e9es par une premi\u00e8re lecture rapide de l'article de Halle-Keyser pos\u00e9 ouvert sur mes genoux (alternant avec d'autres imaginations, moins m\u00e9triques et plus proches de l'esprit du po\u00e8me de Richart, de Louise).\n\nEt comme les d\u00e9casyllabes anciens et les vieux vers de l'Arte Mayor se trouvaient l\u00e0, tr\u00e8s mat\u00e9riellement, \u00e0 ma disposition, il est naturel que je me sois dit (je ne me souviens pas de me l'\u00eatre dit, mais ce genre de choses n'appartient pas au domaine du souvenir) que je pourrais y chercher la clef d'une interpr\u00e9tation nouvelle de ces m\u00e8tres (y compris l'alexandrin m\u00e9di\u00e9val), en _transportant_ les principes mis en \u0153uvre pour l'\u00e9lucidation des vers de Chaucer. Plus tard, quand j'\u00e9crivais l'article sur le vers iambique d\u00e9j\u00e0 mentionn\u00e9, la conjonction d'une relecture de \u00ab Chaucer and the Study of Prosody \u00bb et de la co-existence, en haut de la biblioth\u00e8que Lundia, du _Cancionero_ de Baena et des photocopies de trouv\u00e8res m'a restitu\u00e9 la neige oreiller de l'Iowa ; et d'ailleurs, je m'en souviens, il neigeait.\n\n## 21 L'apr\u00e8s-midi du lendemain\n\nL'apr\u00e8s-midi du lendemain j'\u00e9tais sorti, dans le froid ensoleill\u00e9, marcher en regardant mes premiers vers d'Arte Mayor, dont j'esp\u00e9rais \u00e9lucider le myst\u00e8re m\u00e9trique. Le soleil \u00e9tait \u00e9blouissant, sur la neige ; et le froid, froid. Si bien que j'avais le plus grand mal \u00e0 tenir le livre ouvert (les _Cancioneros_ font de gros volumes, celui-l\u00e0 ne faisait pas exception ; et il \u00e9tait lourd, en plus, avec son cartonnage de biblioth\u00e8que) en marchant, et \u00e0 lire, dans la lumi\u00e8re excessive r\u00e9fract\u00e9e.\n\nJe me suis r\u00e9fugi\u00e9 dans le mus\u00e9e. Dans cet endroit confortable, accueillant, spacieux, \u00e0 la lumi\u00e8re \u00e0 la fois reposante et efficace (comme dans la plupart des mus\u00e9es am\u00e9ricains), raisonnant paisiblement, sans regarder la peinture (certainement excellente), le livre ferm\u00e9, je me disais ceci (supposons que je me disais ceci) : si Halle et Keyser ont raison (je sens qu'ils ont raison), leur _principe du maximum_ est sinon universel, du moins g\u00e9n\u00e9ralisable. S'il est g\u00e9n\u00e9ralisable, il peut \u00eatre essay\u00e9, \u00e9prouv\u00e9, ailleurs que sur le VIAN ( _Vers Iambique Anglais_ ). Si je l'\u00e9prouve sur le vers d'Arte Mayor, s'il n'est pas absurde de le faire, je peux le savoir tr\u00e8s vite, puisque le principe pr\u00e9voit une cons\u00e9quence assez spectaculaire (spectaculaire, disons, pour les th\u00e9oriciens du vers) : la relative indiff\u00e9rence accentuelle des commencements dans les unit\u00e9s m\u00e9triques : les h\u00e9mistiches, les vers. Car, selon le principe de HK (pour Halle-Keyser), au d\u00e9but d'une unit\u00e9 ind\u00e9pendante, rien ne peut v\u00e9ritablement \u00eatre estim\u00e9 fort, ou accentu\u00e9, plus marqu\u00e9 que ce qui pr\u00e9c\u00e8de dans l'unit\u00e9, et pour cause, puisque avant il n'y a rien (rien c'est-\u00e0-dire une fronti\u00e8re infranchissable pour la comparaison) ; rien \u00e0 quoi on pourrait valablement ce d\u00e9but comparer. Si le principe de Halle-Keyser est valable pour les vers d'Arte Mayor, il doit y avoir des vers, et des demi-vers (c'est un vers \u00e0 demi-vers), o\u00f9 la premi\u00e8re syllabe, pr\u00e9vue faible par le mod\u00e8le, le _taratantara_ comme j'ai dit, est en fait forte, c'est-\u00e0-dire accentu\u00e9e. Je n'ai eu aucune peine \u00e0 trouver imm\u00e9diatement un premier h\u00e9mistiche commen\u00e7ant par une syllabe marqu\u00e9e, dans le po\u00e8me de Baena que j'ai cit\u00e9 il y a peu de temps :\n\n _Do\u00f1a Catalina_\n\n(il y a aussi des vers o\u00f9 la premi\u00e8re syllabe du deuxi\u00e8me h\u00e9mistiche est forte. Cependant ils sont plus rares, ce que ne pr\u00e9voit pas le principe du maximum, mais, dans mon enthousiasme du moment, je n'y pr\u00eatais pas attention. Ainsi celui-l\u00e0, d\u00fb \u00e0 Alfonso Alvarez de Villasandino :\n\n _Due\u00f1a et donzellas)_.\n\nQuand j'ai lu ce demi-vers, parfaitement honorable puisqu'une _dame_ en occupe le d\u00e9but, qui ne saurait \u00eatre que bien et haut plac\u00e9e, et pourtant est mise en position basse et humble selon le mod\u00e8le, je n'en ai pas \u00e9t\u00e9 surpris. Je dirais m\u00eame que je m'y attendais, que j'\u00e9tais presque s\u00fbr qu'il en serait ainsi et que, par cons\u00e9quent, tout le reste suivrait, que je parviendrais \u00e0 \u00e9lucider le principe de l'Arte Mayor (et cela a \u00e9t\u00e9 presque vrai ; presque seulement parce que, comme dans le cas du VIAN, il restait quelques ph\u00e9nom\u00e8nes obscurs, qu'il m'a fallu dix ans pour dissiper, apr\u00e8s la scansion de centaines de milliers de vers dans d'autres langues, et un changement complet de _point de vue_ ).\n\nCette certitude, que j'aurais tendance \u00e0 consid\u00e9rer _a posteriori_ comme beno\u00eete et b\u00e9ate, ne prouve nullement une prescience quelconque de la v\u00e9rit\u00e9 des choses (j'ai eu bien de telles certitudes, par exemple math\u00e9matiques, qui se sont r\u00e9v\u00e9l\u00e9es fausses trivialement), mais il me semble, alors qu'aujourd'hui je m'efforce de tirer le fil mental de l'encha\u00eenement d'\u00e9v\u00e9nements et de d\u00e9ductions dont mon illumination estivale, \u00e0 Madrid, a \u00e9t\u00e9 l'aboutissement, qu'elle t\u00e9moigne surtout d'un travail implicite de mon esprit pour \u00e9tablir les corr\u00e9lations n\u00e9cessaires \u00e0 l'\u00e9laboration de plans pour l'\u00e9difice du _Projet_. J'avais besoin moins certainement du _principe du maximum_ (qu'on ne peut gu\u00e8re 'extraire' du contexte de la th\u00e9orie du vers) que d'un \u00e9quivalent combinatoire plus universel (et il m'a fallu plusieurs ann\u00e9es pour le d\u00e9gager, \u00e0 l'aide de la Th\u00e9orie du Rythme Abstrait (TRA)). Et il \u00e9tait n\u00e9cessaire que son terrain d'application soit _dans la po\u00e9sie_.\n\nAinsi, au terme de cette br\u00e8ve enqu\u00eate introspective, j'aboutis, dans mon souvenir, au mus\u00e9e du campus de l'universit\u00e9 d'Iowa. Je tiens le premier indice concret d'une possibilit\u00e9, autre que r\u00eav\u00e9e ou affirm\u00e9e dogmatiquement, axiomatiquement, d'encha\u00eenement de deux anneaux en apparence ferm\u00e9s l'un \u00e0 l'autre du _Projet_ (vu comme cha\u00eene) : un _principe du maximum_ abstrait, d\u00e9j\u00e0 combinatoire, permet la 'traduction' d'un vers en une s\u00e9quence arithm\u00e9tique de z\u00e9ros et de uns. C'est un lien qui permet d'accrocher du _calcul_ \u00e0 la _versification_. La grande modestie initiale de ce lien, la premi\u00e8re faible 'vrille' alg\u00e9brique s'enroulant autour de son 'tuteur' de langue mesur\u00e9e, m'\u00e9tonne, mais je n'en vois pas d'autre dans mes souvenirs. Je crois que c'est bien \u00e0 partir de l\u00e0, de ce moment de paix neigeuse, ti\u00e8de, dans une des petites chambres \u00e0 peintures du mus\u00e9e (ce sont des peintures qui veulent, comme certaines musiques, des chambres, pas de grands salons d'apparat), que l'imagination des parties enchev\u00eatr\u00e9es du _Projet_ s'est fix\u00e9e sur son grandiose _programme_ , et celui-ci, apr\u00e8s quelques mois de travail souterrain dans mon esprit, s'est r\u00e9v\u00e9l\u00e9 brusquement tout arm\u00e9 sur le balcon dont je suis parti au d\u00e9but de ce chapitre.\n\nJe ne vais pas y revenir imm\u00e9diatement, car j'ai besoin de ramener au jour un autre fil, celui du _mode d'encha\u00eenement_ des diff\u00e9rentes parties du _Projet_ , qui m'appara\u00eet en m\u00eame temps, et en m\u00eame temps que je d\u00e9couvre et d\u00e9cide la fa\u00e7on dont _Le Grand Incendie de Londres_ sera \u00e9crit. Il se trouve d'ailleurs que je n'ai pas besoin de me d\u00e9placer beaucoup pour cela, que je peux rester encore un peu dans l'Iowa, devant la m\u00eame neige, nocturne cette fois. Mais je m'autoriserai auparavant une digression, impos\u00e9e par une juxtaposition d'images, conduisant \u00e0 autre chose, qui pourra venir plus tard ; images que j'ai exhum\u00e9es au moment de me souvenir.\n\n## 22 Il y avait en m\u00eame temps que moi dans le mus\u00e9e\n\nIl y avait en m\u00eame temps que moi dans le mus\u00e9e un petit monsieur \u00e2g\u00e9 d'origine lithuanienne, nomm\u00e9 Ratermanis, qui \u00e9tait professeur au d\u00e9partement de Langues romanes de l'universit\u00e9 de l'Iowa, qui avait connu autrefois Troubetsko\u00ef et Jakobson (je ne sais pourquoi, bien que ce soit sans doute chronologiquement impossible, je reste persuad\u00e9 qu'il avait aussi connu Baudoin de Courtenay), et qui approchait d'une retraite paisible dans cet \u00e9tat du Middle West, apr\u00e8s de nombreuses ann\u00e9es d'enseignement de la litt\u00e9rature fran\u00e7aise suivant de non moins longues ann\u00e9es d'errances dans l'Europe des orages, moins paisibles, comme on pense.\n\nJ'avais \u00e9chang\u00e9 quelques paroles courtoises avec lui, apr\u00e8s \u00eatre intervenu au colloque, et il \u00e9tait l\u00e0, dans le mus\u00e9e, depuis un moment, ne se hasardant pas \u00e0 interrompre ce qu'il supposait \u00eatre mon absorption dans la contemplation de quelque tr\u00e9sor pictural. Il sortit de sa serviette et me confia deux articles, son \u0153uvre, que j'ai encore quelque part ; o\u00f9 il propose, avec l'appui d'une phonologie modeste, d'\u00e9tendre notre regard sur la rime, dont la r\u00e9p\u00e9tition nous dit qu'un certain segment sonore qui est ici _a_ est encore _a_ plus loin, mais de ne pas nous en tenir \u00e0 cette constatation. Car si nous nous penchons sur les environs de la rime (que ce soit son contexte gauche, ce qui la pr\u00e9c\u00e8de dans le segment, ou son contexte \u00e0 distance, une _autre_ occurrence d'elle-m\u00eame, dans un autre segment), il nous est indiqu\u00e9 de diverses mani\u00e8res, pensait M. Ratermanis (et il esp\u00e9rait ainsi, quoiqu'il ne le dise gu\u00e8re, par prudence de savant et discr\u00e9tion personnelle, comprendre quelque chose de nouveau touchant l'essence du 'po\u00e9tique'), que si la rime nous dit que _a_ est _a_ (ce qu'elle fait, certes, ce qu'elle fait) elle nous dit aussi et avec autant d'insistance qu'elle n'est pas _b_ (d'ailleurs, si elle n'\u00e9tait pas _pas-b_ , tout serait _a_ et il n'y aurait pas rime du tout).\n\nPlus pr\u00e9cis\u00e9ment, si dans un po\u00e8me on rencontre, en deux vers cons\u00e9cutifs, une rime et une autre, d'esp\u00e8ce diff\u00e9rente, une figure de rimes _a-b_ , o\u00f9 _a_ et _b_ , rimes distinctes, sont pr\u00e9sentes en deux timbres diff\u00e9rents, la deuxi\u00e8me rime, _b_ , consid\u00e9r\u00e9e en son timbre, n'est pas seulement 'autre que _a_ ' mais, d'une certaine mani\u00e8re (que M. Ratermanis tentait de pr\u00e9ciser en ayant recours \u00e0 des matrices de traits distinctifs (bien s\u00fbr, Jakobson avait \u00e9t\u00e9 son ma\u00eetre)), un antonyme de _a_ , un _non-a_. Et par cons\u00e9quent la figure de rimes _a-b_ ne devrait pas s'interpr\u00e9ter uniquement, comme on le fait naturellement et implicitement, ' _b_ vient apr\u00e8s _a_ et n'est pas _a_ ' ; on devrait plut\u00f4t dire : ' _a_ , mais _b_ '. Et M. Ratermanis voyait ainsi pol\u00e9miquer entre eux les timbres des rimes baudelairiennes (combat satanique qu'il s'effor\u00e7ait, \u00e0 ce que je crus comprendre sans grand succ\u00e8s, de faire appr\u00e9cier des \u00e9tudiants de fran\u00e7ais de l'Iowa neigeux, avec une courtoise obstination lithuanienne (mais peut-\u00eatre \u00e9tait-il letton)) : ' _a_ , certes, messieurs, mesdemoiselles, mais _b_ !'.\n\nM. Ratermanis, ai-je dit, \u00e9tait un petit monsieur. Mais, en y repensant, je m'aper\u00e7ois qu'en fait, comme son nom, si lafontainien, l'indique, c'\u00e9tait un tout petit monsieur l\u00e9ger, l\u00e9g\u00e8rement pr\u00e9cieux, au fran\u00e7ais pr\u00e9cis et parfait, teint\u00e9 de nuances estudiantines du Quartier latin des ann\u00e9es vingt (si j'en crois le mod\u00e8le qui tra\u00eene dans mon oreille depuis l'enfance par confrontation des voix des amis de mes parents), rendu l\u00e9g\u00e8rement h\u00e9sitant sur quelques mots par l'\u00e9loignement, la nostalgie, et de tr\u00e8s nombreuses ann\u00e9es de Middle West. Il \u00e9tait fort modeste (il ne doutait pas de l'immense sup\u00e9riorit\u00e9 universelle de Jakobson (sauf peut-\u00eatre sur Baudoin de Courtenay, balte comme lui)) mais n'estimait pas n\u00e9cessaire de s'excuser de ne pas saisir les variantes les plus r\u00e9centes, barth\u00e9sienne, krist\u00e9vienne, greimassiennes ou autres, du structuralisme ; non qu'il juge\u00e2t ces entreprises _a priori_ m\u00e9prisables (ce que l'attitude matoise de Jakobson louvoyant entre les diff\u00e9rentes avant-gardes 'th\u00e9oriques' lui interdisait, et sa propre modestie), mais parce que tout simplement il pensait qu'il \u00e9tait trop tard pour lui d'essayer d'en apprendre assez pour confirmer le soup\u00e7on que ces mani\u00e8res d'aborder la litt\u00e9rature, et surtout la po\u00e9sie, ne lui seraient pas sympathiques.\n\nCe que j'avais dit du _vers libre_ , et du vers en g\u00e9n\u00e9ral, le matin, lui avait donn\u00e9 \u00e0 penser que, bien qu'entra\u00een\u00e9 apparemment par la m\u00eame vague avant-gardiste, j'\u00e9tais d'une esp\u00e8ce un peu diff\u00e9rente, peut-\u00eatre mieux \u00e0 m\u00eame d'appr\u00e9cier ses id\u00e9es sur la rime, et c'est pourquoi il est venu me parler, avait d\u00e9cid\u00e9 de m'envoyer ses articles, et il \u00e9tait heureux de ce hasard qui lui permettait de me les remettre en main propre. Ce qu'il fit. Je ne lui ai pas \u00e9crit le bien que j'en pensais, h\u00e9las ! je n'\u00e9cris jamais. J'ai lu les articles avec plaisir ; je les ai montr\u00e9s, \u00e0 mon retour, \u00e0 quelqu'un qui travailla un moment, en linguiste, sur le vers, et qui y fit une allusion rapide quelque part. Ensuite, j'ai oubli\u00e9. Il y a quatre ans, quand Alix, \u00e0 Rouen, pour l'hommage \u00e0 Queneau, a sugg\u00e9r\u00e9 que l'Oulipo s'occupe d'une vari\u00e9t\u00e9 nouvelle de rime dont le principe serait non plus ' _a_ , puis _b_ ', mais plus agressivement ' _a_ , mais _b_ ', j'ai repens\u00e9 \u00e0 la th\u00e9orie ratermanienne qui en repr\u00e9sentait, en somme, le 'plagiat par anticipation'. Et voil\u00e0 que je le revois : cher M. Ratermanis, je suis heureux de vous avoir ainsi retrouv\u00e9 sous l'ad\u00e9quate et silencieuse lumi\u00e8re du mus\u00e9e de l'Iowa.\n\nCependant, dans l'apr\u00e8s-midi finissant, et toujours la neige, mais de plus en plus obscure, et lourde, je fus conduit quelque part, o\u00f9 l'on se r\u00e9unissait. L'Iowa \u00e9tait (est encore ?) un \u00c9tat 'sec', dont le gouverneur (un d\u00e9mocrate nomm\u00e9 Hughes qui eut, un instant, des vell\u00e9it\u00e9s pr\u00e9sidentielles) \u00e9tait (avait \u00e9t\u00e9) un alcoolique repenti : c'est pourquoi, si on buvait particuli\u00e8rement sec dans l'Iowa, il fallait, pour s'approvisionner en boissons, atteindre un magasin f\u00e9d\u00e9ral en forme de hangar parqu\u00e9 \u00e0 bonne distance de la ville (Iowa City), comme un bordel. Ce soir-l\u00e0, un samedi, d'interminables files de voitures y amenaient des Iowiens qu'inqui\u00e9tait, subitement et tardivement, la perspective d'un week-end vou\u00e9 au seul root-beer (ma boisson am\u00e9ricaine favorite) ou au Seven-Up.\n\nL'Iowa (l'universit\u00e9 de l'\u00c9tat) se faisait une gloire de son _workshop_ (atelier) d'\u00e9crivains, pour lequel elle attirait (et l\u00e0 \u00e9tait son originalit\u00e9 diabolique) de malheureux jeunes po\u00e8tes et prosateurs d\u00e9sargent\u00e9s de tous les pays du monde, afin de les faire \u0153cum\u00e9niquement se rencontrer et se r\u00e9ciproquement traduire : triple enfer (l'Iowa, les autres \u00e9crivains, la traduction) qu'ils ne d\u00e9couvraient que beaucoup trop tard, quand ils \u00e9taient d\u00e9j\u00e0 entour\u00e9s de toutes parts de Middle West, de neige, de ma\u00efs, et de prohibition : un des plus malheureux de ces malheureux \u00e9tait un po\u00e8te fran\u00e7ais, Alain Delahaye (de qui j'ai appris, pour mon plus grand bien, qu'il y avait une po\u00e9sie am\u00e9ricaine r\u00e9ellement et pas seulement administrativement contemporaine, post\u00e9rieure donc \u00e0 Pound et Cummings, po\u00e9sie qu'il traduisait (il traduisait alors Merwin et Galway Kinnell), et qu'il y avait m\u00eame des po\u00e8tes fran\u00e7ais (pas seulement lui) qui connaissaient cette po\u00e9sie (c'est-\u00e0-dire connaissaient autre chose que Ferlinghetti, Olson, Ginsberg, ou le pauvre et stupide Gregory Corso) et la traduisaient ; et je d\u00e9couvris ainsi, gr\u00e2ce \u00e0 lui, la revue _Si\u00e8cle \u00e0 mains_ ). Et c'est chez lui, dans le logement iowien qu'il partageait avec un Japonais, que se tenait la s\u00e9ance alcoolique o\u00f9 me tra\u00eenait Jean Paris. Son visage, ordinairement ou, disons, matinalement aussi p\u00e2le que ses cheveux, prenait, \u00e0 la tomb\u00e9e de la nuit, une large ros\u00e9eur, \u00e0 la fois sombre et fixe, et, tout en buvant, il prof\u00e9rait \u00e0 l'\u00e9gard de l'Iowa, de ses coutumes, de son climat, de ses habitants, \u00e0 intervalles r\u00e9guliers et courts, des insultes r\u00e9p\u00e9titives, solipsistes, et extr\u00eamement anatomiques. Le Japonais jouait au go ; c'\u00e9tait un excellent joueur de go, qui n'eut aucun mal \u00e0 me battre, sur un coin de table, dans la cuisine.\n\nJ'ai oubli\u00e9 son nom, perdu son adresse. Il \u00e9tait venu (il parlait bien anglais) dans l'Iowa \u00e9crire des nouvelles sur le Japon de l'\u00e8re Kamakura, ce qui me parut, sans doute \u00e0 tort, l\u00e9g\u00e8rement paradoxal ; et, s'\u00e9tant montr\u00e9 poliment surpris du fait que je jouais (m\u00eame mal) au go, il ne refusa pas de parler quelque temps avec moi de la po\u00e9sie japonaise ancienne, qui m'avait passionn\u00e9 assez longtemps, avant ma venue aux USA ; du renku (renga), que je venais de composer avec Paz, Tomlinson, et Sanguineti (Edoardo).\n\nIl connaissait (mais il ne me livra pas son sentiment \u00e0 ce sujet) l'article du professeur Konichi sur les anthologies imp\u00e9riales japonaises qui m'avait enthousiasm\u00e9, et o\u00f9 j'avais trouv\u00e9 l'id\u00e9e (l'annexant imm\u00e9diatement) d'une construction po\u00e9tique dont les \u00e9l\u00e9ments seraient non les mots, les phrases ou les vers, mais les _po\u00e8mes_ eux-m\u00eames ; qui serait un _po\u00e8me de po\u00e8mes_ , donc, accompagn\u00e9 ou plut\u00f4t soutenu d'une esth\u00e9tique de la r\u00e9ticence, de l'inach\u00e8vement et l'imperfection. Rien de tout cela, sans doute, n'\u00e9tait nouveau pour lui. Ou peut-\u00eatre pensait-il que c'\u00e9tait faux ; ou encore la po\u00e9sie n'\u00e9tait nullement sa ' _cup of tea_ '. Je ne pouvais d\u00e9chiffrer son expression, pendant qu'il m'\u00e9coutait et me r\u00e9pondait, en un anglais lent et pr\u00e9cis, en buvant du ros\u00e9 de Californie.\n\nQuoi qu'il en soit il me dit, sur le ha\u00efku, quelque chose qui influa d\u00e9cisivement sur mon _Projet_ , et sur le r\u00eave de mon _roman :_\n\n\u2013 qu'un ha\u00efku \u00e9tait toujours (ce que je savais) ouvert, implicitement prolongeable en un long po\u00e8me par cha\u00eenons, un 'renku', mais que peut-\u00eatre, plus encore qu'un d\u00e9but de renga, un 'hokku', il \u00e9tait, virtuellement, infini vers le futur ; c'est-\u00e0-dire :\n\n\u2013 que le commencement d'un po\u00e8me infini \u00e9tait chaque ha\u00efku, infini dans les deux sens : prolongeant, en un nouveau d\u00e9but, tous les ha\u00efku ant\u00e9rieurs,\n\n\u2013 mais surtout, imaginairement et potentiellement infini, \u00e0 \u00e9crire ;\n\n\u2013 que le renku mimait cela, au moyen des conditions de changement que lui imposaient les r\u00e8gles traditionnelles, comme dans le temps potentiellement infini (infini pour toutes fins pratiques) changent \u00e0 l'infini les saisons, les fleurs, les pluies, les lunes ;\n\n\u2013 que les voix des po\u00e8tes qui se partagent la composition des strophes-cha\u00eenons d'un renku sont comme les g\u00e9n\u00e9rations ;\n\n\u2013 et c'est pourquoi (mais c'est l\u00e0, maintenant, ma propre interpr\u00e9tation) il faut \u00eatre au moins trois pour un renku, car la plus profonde ressemblance de l'homme n'est pas toujours avec ses parents mais avec ses grands-parents parfois, ou plus loin encore ;\n\n\u2013 il faut \u00eatre cinq au plus, car la m\u00e9moire transmissible par la voix ne couvre jamais plus de cinq g\u00e9n\u00e9rations ;\n\n\u2013 la fin d'un ha\u00efku, d'un renku, enfin, n'est qu'un arr\u00eat dans la forme perp\u00e9tuelle, une sorte de mort.\n\n## 23 J'essaie, non sans mal, de conserver une ligne \u00e0 ma prose\n\nJ'essaie, non sans mal, de conserver une ligne \u00e0 ma prose ; une direction \u00e0 mon r\u00e9cit. Non sans mal car, contrairement \u00e0 la pr\u00e9sentation sereine que j'en ai fait au premier chapitre, il ne s'agit pas toujours, il ne s'agit m\u00eame pas le plus souvent, de choisir une route principale quand sur mon chemin un carrefour se pr\u00e9sente, et d'abandonner provisoirement les autres, pour les reprendre en des _insertions_.\n\nIl se peut, d'abord, que le choix soit presque ind\u00e9cidable ; il se peut encore, et c'est plus certainement, quand une telle situation se pr\u00e9sente, le lieu d'une influence sur le r\u00e9sultat imm\u00e9diat, ce que vous lisez, il se peut donc qu'il n'y ait pas, en fait, un carrefour, mais devant moi la for\u00eat encore imp\u00e9n\u00e9tr\u00e9e des choses en m\u00e9moire, et qui attendent.\n\nLe r\u00e9cit, alors, doit \u00eatre un d\u00e9frichement. Mais tout d\u00e9frichement rencontre des obstacles : ce peut \u00eatre l'incertitude sur la direction \u00e0 prendre, mais aussi que je sais que des choses horribles, ou tristes, ou simplement oiseuses, indiff\u00e9rentes, inutiles, sont proches, que je voudrais contourner.\n\nMais surtout, et particuli\u00e8rement en ce moment, le d\u00e9but de mon entreprise encore si proche, la multiplicit\u00e9 des possibilit\u00e9s de dire qui s'offrent \u00e0 mesure que je dis, en une croissance encore exponentielle. Et c'est pourquoi je vais, en apparence, un peu dans tous les sens. Je n'ai pas voulu masquer cette difficult\u00e9, ce que j'aurais pu faire ais\u00e9ment, en choisissant \u00e0 l'avance l'ordre des \u00e9v\u00e9nements \u00e0 suivre, soutenu par exemple et prot\u00e9g\u00e9 par une chronologie.\n\nCar cette solution m'est en fait interdite, \u00e0 la fois par la nature m\u00eame de l'exp\u00e9rience de prose que je tente, puisqu'elle doit accueillir le plus possible les suggestions du pr\u00e9sent, du temps o\u00f9 je raconte, et les fondre \u00e0 mesure dans ce qui est racont\u00e9. Aussi \u00e0 cause du _Projet_ , puisque je le parle ; et \u00e0 cause de ce qu'il \u00e9tait, de ce que devait \u00eatre simultan\u00e9ment le _roman_ , leurs multiplicit\u00e9s parall\u00e8les.\n\nC'est pourquoi, ayant fait ce saut en arri\u00e8re, je ne continue pas la description du r\u00eave de solitude, tel qu'il me fut donn\u00e9 par les circonstances de le vivre, \u00e0 l'automne de l'ann\u00e9e 1970, cons\u00e9quence imm\u00e9diate de mes r\u00e9flexions, sur le balcon d'\u00e9t\u00e9, \u00e0 Madrid. De cette mani\u00e8re, qui peut para\u00eetre chaotique (je ne m'en excuse pas), j'approche, doublement, l'image du _Projet_ , autant que celle du _roman ;_ par la narration de leur histoire, et par les bizarreries propres \u00e0 cette narration.\n\nJe me l\u00e8ve, je prends mon bol sur la table de la cuisine. Je l'ai pos\u00e9 l\u00e0 hier au soir avant de me coucher, pour ne pas avoir \u00e0 ouvrir bruyamment le placard, pour minimiser le bruit de mes d\u00e9placements. Je continue, jour apr\u00e8s jour, \u00e0 me conformer \u00e0 ces habitudes sans importance : silence sans importance, mouvements sans importance.\n\nJe verse un fond de caf\u00e9 soluble Zama Filtre dans le bol, je le remplis d'eau chaude sur l'\u00e9vier, je le porte lentement sur la table, \u00e0 ma place, le dos \u00e0 la fen\u00eatre, face au frigidaire : je le pose lentement devant moi, \u00e9cartant l'assiette sale du d\u00eener, les peaux de banane, les sacs de papier brun vides, le d\u00e9sordre. Le liquide est toujours aussi peu agr\u00e9able. Je bois le grand bol d'eau ti\u00e8de et caf\u00e9in\u00e9e. Il est un peu moins de cinq heures, heure d'\u00e9t\u00e9, trois heures du matin au soleil ; la nuit, quoi.\n\nJe reviens dans la chambre, je m'assieds. Dans la biblioth\u00e8que, maintenant, le _Cancionero_ de Baena et les photocopies de chansons de trouv\u00e8res sont s\u00e9par\u00e9s. Je ne crois pas que je les rouvrirai de sit\u00f4t. Insensiblement, d'aube en aube, les lignes noires avancent dans mon cahier, pendant ces tranches horaires immobiles dont je sors \u00e9puis\u00e9 et indiff\u00e9rent pour des journ\u00e9es irr\u00e9elles. Le c\u00f4ne lumineux de ma lampe d\u00e9borde du bureau ; et, comme un \u00e9cho de sa lumi\u00e8re, affaibli, il y a, sur le mur blanc auquel mon lit est appuy\u00e9, draps verts aujourd'hui, celle de l'applique blanche que j'ai allum\u00e9e en m'\u00e9veillant. Je vois l'applique elle-m\u00eame et son reflet dans l'armoire o\u00f9 se lisent le lit et les oreillers, image trouble, comme dans une vitre lav\u00e9e de pluie. En m'\u00e9veillant, j'ai sorti le r\u00e9veil Kintzle du tiroir o\u00f9 je l'avais enferm\u00e9 parmi les chaussettes, pour ne pas entendre son faible bruit quand je ne parviens pas \u00e0 dormir.\n\n# CHAPITRE 3\n\n# \u00ab Prae \u00bb\n\n* * *\n\n## 24 J'\u00e9tais venu, il y a quatre ans\n\nJ'\u00e9tais venu, il y a quatre ans, avec un sentiment d'urgence n\u00e9 \u00e0 la fois de la mise en mouvement, une nouvelle fois (et une nouvelle fois en vain), de cet \u00e9crit et d'un d\u00e9sir, disparu aujourd'hui, de lui assurer quelque protection \u00ab documentaire \u00bb, interroger mon p\u00e8re et ma m\u00e8re sur le pass\u00e9, celui d'avant ma naissance ; le pass\u00e9 lointain, le plus loin possible aussi de ce qu'il ne fallait en aucun cas, devant eux, remuer. Je m'y pr\u00e9parais depuis longtemps, sans parvenir \u00e0 m'y r\u00e9soudre.\n\nJ'\u00e9tais arm\u00e9 d'un magn\u00e9tophone Uher, l'un des deux appareils achet\u00e9s \u00e0 l'origine pour ma m\u00e8re, dans les premiers temps de sa c\u00e9cit\u00e9, pour des cassettes de musique ou de textes, et abandonn\u00e9 par elle \u00e0 la suite de catastrophes r\u00e9p\u00e9t\u00e9es du dispositif dit \u00ab _reverse \u00bb_. Il \u00e9tait dans ma chambre, dans le tiroir, avec quelques cassettes vierges.\n\nC'\u00e9tait le d\u00e9but d'octobre, et les vendanges, tardives, commen\u00e7ant \u00e0 peine, je me proposais aussi, comme chaque ann\u00e9e alors, d'aller ramasser et cueillir les _azeroles_ (mais elles \u00e9taient rares), de retrouver la couleur du tapis d'azeroles tomb\u00e9es sous les arbres, de faire, antidote \u00e0 la prose angoissante, \u00e0 ses poisons, les gestes apaisants de la pr\u00e9paration des gel\u00e9es.\n\nRegardant devant moi pendant que j'\u00e9crivais \u00e0 la table (c'est en un lieu que je d\u00e9crirai plus loin) ma m\u00e8re pr\u00e9parer lentement, maladroitement, les accessoires divers n\u00e9cessaires \u00e0 son petit d\u00e9jeuner, je ressentais, plus violemment encore, avec le sentiment diffus de quelque catastrophe proche, cette urgence. Car la lenteur de ses mouvements, leur maladresse, me semblait-il, s'\u00e9taient aggrav\u00e9es depuis mon dernier s\u00e9jour. De plus en plus, elle se trompait sur la position des objets autour d'elle : les meubles, la table, les buffets, les chaises. Loin de faire, avec plus d'assurance, par familiarit\u00e9, les m\u00eames gestes quotidiens dans un environnement \u00e9troit et maintenu avec soin par mon p\u00e8re quasi immuable, de jour en jour elle paraissait au contraire plus h\u00e9sitante, plus lente, mais surtout elle s'\u00e9tait mise \u00e0 confondre la droite avec la gauche, sinon le haut avec le bas.\n\nElle avan\u00e7ait, devant mes yeux, \u00e0 la fois distraite et inqui\u00e8te dans l'obscurit\u00e9 (pour elle totale) des m\u00eames lieux, portant des piles excessives d'assiettes, de torchons, de verres, et rencontrait avec m\u00e9contentement des configurations d'objets apparemment toujours nouvelles pour elle, toujours plus surprenantes, qu'elle avait de plus en plus de mal \u00e0 reconna\u00eetre. Je ne pouvais m'emp\u00eacher d'imaginer quelque chute grave en la voyant sortir, poser le tapis de bain \u00e0 s\u00e9cher sur le ponceau, dont le rebord n'a pas cinquante centim\u00e8tres de haut (et qui n'\u00e9tait pas alors prot\u00e9g\u00e9 par le \u00ab sas \u00bb vitr\u00e9 de l'entr\u00e9e comme aujourd'hui), et revenir, courb\u00e9e, le long de ce rebord, en se guidant de la main (et en effet, quelques mois plus tard, elle est tomb\u00e9e, pas gravement, mais assez s\u00e9rieusement pour passer de cet \u00e9tat d'incertitude inqui\u00e8te \u00e0 une sorte de panique qui l'a men\u00e9e un moment pr\u00e8s de la prostration).\n\nDe plus en plus, quand elle se d\u00e9pla\u00e7ait, quelque chose la faisait se diriger dans une direction autre que la bonne, comme si sa protestation int\u00e9rieure de tous les instants contre l'\u00e9tat de non-voyante auquel elle s'\u00e9tait, en apparence, r\u00e9sign\u00e9e prenait sournoisement mais imp\u00e9rieusement cette voie pour se manifester.\n\nJ'avais quelque temps esp\u00e9r\u00e9 d'elle des pages \u00e0 la machine \u00e0 \u00e9crire (des sortes de lettres) o\u00f9 elle m'aurait donn\u00e9 les descriptions de lieux que je lui demandais, et l'\u00e9vocation de quelques moments dans la vie de ces \u00eatres du pass\u00e9 lointain, ces r\u00e9cits fix\u00e9s du fonds familial, tout cela qui parfois resurgissait dans les conversations, aux repas, pendant les visites. Avec beaucoup de r\u00e9ticences elle avait commenc\u00e9, avait rempli quelques feuilles (que j'ai encore), mais s'\u00e9tait interrompue tr\u00e8s vite, invoquant l'impossibilit\u00e9 de se relire, la d\u00e9t\u00e9rioration de sa m\u00e9moire, la confusion de ses pens\u00e9es, l'oubli de ce qu'il y avait \u00e0 dire de plus important, et aussi, curieusement, la crainte de se r\u00e9p\u00e9ter.\n\nJ'ignorais si j'aurais plus de succ\u00e8s avec mon oreille magn\u00e9tique. Et j'\u00e9tais plus incertain encore en ce qui concerne mon p\u00e8re. Non parce qu'il ne se souvenait pas volontiers de toutes ces choses, et surtout d'ailleurs des plus anciennes, mais sa r\u00e9ticence (une constante de toute sa vie) \u00e0 toute trace \u00e9crite de lui-m\u00eame, \u00e0 toute image, n'\u00e9tait gu\u00e8re encourageante. Et cela risquait d'accro\u00eetre encore la dissym\u00e9trie documentaire frappante existant dans les archives familiales, que j'avais rassembl\u00e9es (partiellement) l'\u00e9t\u00e9 pr\u00e9c\u00e9dent, entre les deux c\u00f4t\u00e9s de mon arbre g\u00e9n\u00e9alogique.\n\nJ'avais accumul\u00e9 dans ma chambre \u00e0 peu pr\u00e8s tout ce dont je pouvais esp\u00e9rer disposer : photographies et lettres, papiers d'\u00e9tat civil... ; et les pr\u00e9cieux carnets de mon grand-p\u00e8re maternel (les six carnets spirales \u00e0 couverture de couleur, intitul\u00e9s _La Fuite utile de mes jours_ ) ne couvrent, avec des lacunes, que les ann\u00e9es (1944-1965). En tout, c'\u00e9tait assez peu de chose, et j'\u00e9tais donc venu commencer \u00e0 ajouter \u00e0 ce peu, extraire des paroles, les enfermer, lutter contre l'\u00e9coulement acc\u00e9l\u00e9r\u00e9 du vieillissement, avec l'optimisme stupide dans lequel me plongeait mon \u00e9tat de bonheur amoureux. L'air \u00e9tait doux, le soleil. Je voyais la mousse, les tuiles, l'ombre des tuiles inclin\u00e9es sur le mur, par le fenestron. J'entrais dans les lignes d'une description, que j'ai conserv\u00e9e, parmi les bruits domestiques si paisibles : un ronronnement d'eau, des courgettes cuisant dans le grand faitout noir.\n\n## 25 Description d\u00e9finie\n\nMon regard, de gauche \u00e0 droite, d\u00e9couvre :\n\n\u2013 un bout de couloir barr\u00e9 d'un rideau rouge-orange \u00e0 motifs g\u00e9om\u00e9triques, autant qu'on puisse juger \u00e0 cette distance ;\n\n\u2013 un frigidaire surmont\u00e9 d'une batterie de casseroles et prolong\u00e9, jusqu'au bout de ce mur, de diff\u00e9rents \u00e9l\u00e9ments de cuisine, encastr\u00e9s (un \u00ab plan de travail \u00bb, en somme, comme on dit dans les catalogues de la CAMIF) ;\n\n\u2013 un placard m\u00e9tallique blanc, sur lequel est pos\u00e9 un _tian_ ;\n\n\u2013 une cuisini\u00e8re quatre feux : deux sont \u00e9lectriques, deux au gaz (butane) ;\n\n\u2013 un autre placard bas et blanc, du m\u00eame type que le premier (il contient de l'huile, je le sais) ;\n\n\u2013 un \u00e9vier o\u00f9 a s\u00e9ch\u00e9 la vaisselle de la veille.\n\nLe tout, \u00e0 partir de la cuisini\u00e8re, est coiff\u00e9 d'une sorte de hotte \u00e0 ma\u00e7onnerie descendant jusqu'\u00e0 deux m\u00e8tres environ du sol, \u00e0 partir des chevrons, et destin\u00e9e \u00e0 permettre une \u00e9l\u00e9vation satisfaisante des fum\u00e9es culinaires et des vapeurs, ainsi que leurs dispersion et dissipation dans l'un des vents qui soufflent \u00e0 l'ext\u00e9rieur ; ce qui a lieu, \u00e0 moins que quelque oiseau \u00e0 l'odorat indiff\u00e9rent n'ait bouch\u00e9 le tuyau d'a\u00e9ration en y installant sa nombreuse famille ; dans ce dernier cas (printanier), les fum\u00e9es et vapeurs redescendent (graisse de mouton m\u00eal\u00e9e d'asperges, par exemple), accompagn\u00e9es de commentaires aviaires qui se font entendre, je suppose, en guise de protestation contre les variations intempestives de temp\u00e9rature (jug\u00e9es d'un point de vue ornithologique, ou plut\u00f4t ornithocentriste, bien entendu).\n\nJ'aper\u00e7ois ensuite, sur le mur qui me fait face :\n\n\u2013 le supporte-torchons (il contient quatre torchons : deux sont rouges, deux sont bleus) ; au-dessus de lui le barom\u00e8tre, rond comme un gros r\u00e9veil, qui sert simultan\u00e9ment de thermom\u00e8tre pour cette r\u00e9gion (une moiti\u00e9) de la pi\u00e8ce : en ce moment, d'apr\u00e8s lui, la temp\u00e9rature est de 16,5\u00b0 ;\n\n\u2013 vient apr\u00e8s le _fenestron_ , engonc\u00e9 dans l'\u00e9paisseur consid\u00e9rable du mur, \u00e0 six carreaux, \u00e0 travers lequel je vois un bout de toit \u00e0 tuiles moussues rondes et un morceau de mur gris aveugle. Au bas du fenestron, dans le mur m\u00eame, un ancien \u00e9vier d\u00e9saffect\u00e9 avec des bouteilles et toutes sortes de d\u00e9bris inesth\u00e9tiques de nourriture (pain, viandes...) destin\u00e9s aux chiens d'Annie, La\u00efc et Gros de la Plaine. Au sol, les deux poubelles en plastique, dont les fonctions sont tr\u00e8s strictement diff\u00e9renci\u00e9es : dans l'une le v\u00e9g\u00e9tal avec l'animal, tout ce que la terre du jardin est susceptible d'accueillir favorablement, de dig\u00e9rer, de manduquer, de m\u00e9diter, de ressasser, enfin de transformer, ressusciter et restituer sous forme de tomates, aubergines, fraises, courges, melons ; les ingr\u00e9dients d'un _compost_ , en somme. L'autre poubelle contient tout ce qui est m\u00e9tallique, tout ce qui est verre, plastique, non naturel, \u00ab chimique \u00bb, en un mot, ou comme on dit aujourd'hui, non biod\u00e9gradable. Le destin de son contenu est fort diff\u00e9rent : \u00eatre emport\u00e9 une fois la semaine par les boueux cantonniers vers une destination inconnue de moi (la d\u00e9charge de Conques, peut-\u00eatre), mais vraisemblablement ignoble. Les papiers, eux, sont br\u00fbl\u00e9s dans la chemin\u00e9e, qui n'appartient pas au domaine de cette description, \u00e9tant situ\u00e9e derri\u00e8re celui qui est assis comme il faut l'\u00eatre pour d\u00e9crire ce que l'on voit et qui est en train d'\u00eatre \u00e9num\u00e9r\u00e9.\n\n\u00c0 hauteur des poutres et accroch\u00e9s aux chevrons, qui sont parall\u00e8les au premier mur, on identifie successivement :\n\n\u2013 un chaudron de cuivre ;\n\n\u2013 trois tresses d'oignons ;\n\n\u2013 deux tresses d'aulx ;\n\n\u2013 un bouquet de quatre grands saucissons ;\n\n\u2013 un sac de toile de jute sur lequel on d\u00e9chiffre\n\nDe l' guadel BP4 72 507 Le Mans\n\nIl dissimule en partie une po\u00eale attach\u00e9e au m\u00eame piton.\n\n\u2013 \u00c0 la verticale au-dessous des saucissons, le petit buffet (par opposition au Grand Bahut), couleur cr\u00e8me, dans lequel est enferm\u00e9e la vaisselle dite 'ordinaire' ; il contient aussi le sucre, le caf\u00e9, les confitures en voie d'extinction (ce n'est pas l'Armoire aux Confitures, qui est, elle, au grenier) ; son dessus est encombr\u00e9 d'une v\u00e9ritable arm\u00e9e de m\u00e9dicaments, ainsi que d'une cafeti\u00e8re et d'une essoreuse \u00e0 salade visiblement perfectionn\u00e9e \u00e0 l'extr\u00eame ;\n\n\u2013 une petite table roulante accueillant une corbeille de fruits (oranges et pommes, certaines au bord du pourrissement).\n\nOn passe alors et maintenant l\u00e9g\u00e8rement \u00e0 droite dans mon champ de vision. On voit :\n\n\u2013 un grand bahut (c'est le Grand Bahut) de ch\u00eane aux proportions majestueuses (il touche presque au plafond) et, dans le faible espace qui demeure entre les poutres et lui, on note des bougies et une autre grande bassine de cuivre, purement ornementale et m\u00e9moriale (la premi\u00e8re mentionn\u00e9e a la responsabilit\u00e9 effective des confitures destin\u00e9es \u00e0 l'Armoire aux Confitures). C'est l\u00e0 que Duduche, chatte de Denise, fille de Duchat, jadis chatte (je dis bien chatte) de Georges Perec, trouvait un refuge conforme \u00e0 sa dignit\u00e9, en cas d'envahissement des lieux par un nombre jug\u00e9, selon ses normes, excessif d'enfants ; prenant appui sur le dessus du petit buffet, entre sali\u00e8res et m\u00e9decines, et gagnant d'un bond impressionnant quoique toujours souple, \u00e9l\u00e9gant et esth\u00e9tique, silencieux, facile, ses hauteurs.\n\nLe Grand Bahut se compose de quatre compartiments ext\u00e9rieurement d\u00e9limit\u00e9s par deux partitions internes, l'une verticale (les portes), l'autre horizontale (les tiroirs). La moiti\u00e9 sup\u00e9rieure contient la vaisselle noble (\u00e0 distinguer de la vaisselle non noble, telle que nous l'avons vue dans le petit buffet), les alcools, ou liqueurs (ainsi que l'huilier-vinaigrier) ; la moiti\u00e9 inf\u00e9rieure, les biscuits et tablettes de chocolat. Des deux tiroirs m\u00e9dians, celui de gauche a l'argenterie, celui de droite, les serviettes de table et les dessous-de-bouteille (la table est celle des repas, et celle o\u00f9 s'\u00e9crivit cette description). Les portes du Grand Bahut s'ouvrent avec un bruit caract\u00e9ristique de bahut de bois que l'on ouvre (qui fait imm\u00e9diatement penser aux vers c\u00e9l\u00e8bres de Fr.nc.s J.mm.s : \u00ab Il y a une armoire \u00e0 peine luisante \/ qui a entendu les voix de mes grands-tantes \u00bb) ; l'oreille associe ce bruit \u00e0 celui de la t\u00e9l\u00e9vision : car les incursions fr\u00e9quentes et enfantines dans ses profondes biscuiti\u00e8res, bonbonni\u00e8res et chocolati\u00e8res connaissent g\u00e9n\u00e9ralement leur paroxysme pendant les instants les plus dramatiques des westerns (nourrissant ainsi les inqui\u00e9tudes di\u00e9t\u00e9tiques et odontologiques de ma m\u00e8re qui entend ces bruits de sa chambre).\n\nOn atteint alors, du regard, le mur de droite, o\u00f9 se rencontre, au-dessus d'un calendrier particuli\u00e8rement remarquable d\u00fb \u00e0 l'imagination d'un artiste sollicit\u00e9 par l'administration des PTT, le petit bureau de ma m\u00e8re, avec sa machine \u00e0 \u00e9crire, aux touches modifi\u00e9es pour identification au toucher par mon fr\u00e8re, couverte d'un tr\u00e8s vieux foulard de toile et de quelques livres d'exercices en braille ;\n\n\u2013 puis le grand radiateur \u00e9lectrique \u00e0 accumulation (il chauffe pendant la nuit et restitue peu \u00e0 peu sa chaleur le long du jour par toute sa surface m\u00e9tallique, laide, grise, polie et vernie), sur lequel se trouve la cloche de vache que l'on secoue pour pr\u00e9venir de l'heure des repas (ou d'un appel t\u00e9l\u00e9phonique), et un assortiment de casquettes et b\u00e9rets basques de mon p\u00e8re coiffant un pot de gr\u00e8s d'o\u00f9 \u00e9merge le manche, rouge, d'un s\u00e9cateur. Sur le mur m\u00eame, au-dessus du radiateur, une glace rectangulaire en bois, un extincteur \u00e0 neige carbonique ; un seau \u00e0 charbon, qui sert surtout \u00e0 \u00e9vacuer les cendres des feux de bois de la chemin\u00e9e, s'adosse au radiateur, sur la plus basse des deux marches conduisant \u00e0 la porte d'entr\u00e9e,\n\nqui elle-m\u00eame s'ouvre sur le ponceau. \u00c0 travers elle (sa moiti\u00e9 sup\u00e9rieure est vitr\u00e9e), on voit une plage de ciel blanc lumineux barr\u00e9 de deux fils \u00e9lectriques. Et, \u00e0 la droite extr\u00eame de mon champ de vision, un haut de cypr\u00e8s inclin\u00e9 sous le _cers ;_\n\n _\u2013_ et sur la table se trouvaient mes cahiers, aux lignes illisibles ou presque, brouillons en diverses couleurs, mes crayons, feutres, stylos, tout ce qui m'accompagne partout ; un couteau de cuisine et une des nombreuses radios portatives \u00e0 piles de ma m\u00e8re.\n\nJ'occupais la moiti\u00e9 de la table, assis devant sa largeur, tournant le dos au reste de la pi\u00e8ce (o\u00f9 se trouvent, par exemple, le t\u00e9l\u00e9phone, la t\u00e9l\u00e9vision, la chemin\u00e9e). Ce territoire a \u00e9t\u00e9 le mien des ann\u00e9es ; cette place \u00e9tait encore la mienne au moment des repas.\n\n## 26 Je m'en emparais le matin d\u00e8s six heures\n\nJe m'en emparais le matin d\u00e8s six heures, heure \u00e0 laquelle la pi\u00e8ce, en ce d\u00e9but d'octobre, \u00e9tait encore largement immerg\u00e9e dans l'obscurit\u00e9 nocturne. Je commen\u00e7ais par prendre connaissance de la temp\u00e9rature aupr\u00e8s des deux thermom\u00e8tres, situ\u00e9s sur des murs oppos\u00e9s mais surtout, ce qui est plus important, soumis diff\u00e9remment aux influences contraires des deux vents dominants, _cers_ et _marin_.\n\nIl y a le plus souvent une diff\u00e9rence d'un degr\u00e9 environ entre leurs indications, et je me demandais (sans aller jusqu'aux gestes n\u00e9cessaires \u00e0 une v\u00e9ritable exp\u00e9rimentation) s'il s'agissait l\u00e0 d'une diff\u00e9rence d'un degr\u00e9 r\u00e9elle, d'une perte de chaleur dans l'air de la pi\u00e8ce entre les deux murs, susceptible de cr\u00e9er, courant de convexion, une minuscule brise (qui de toute fa\u00e7on resterait pratiquement indiscernable, \u00e9tant donn\u00e9 les irruptions brusques et fr\u00e9quentes du vent, r\u00e9el, du dehors) ; mais c'est plus probablement une in\u00e9galit\u00e9 de leurs perceptions.\n\nJe me pr\u00e9parais ensuite un petit d\u00e9jeuner : je prenais dans le Grand Bahut un bol de fa\u00efence de taille respectable dont la p\u00e9riph\u00e9rie s'orne d'une bande de couleur (du bleu ou du vert), j'y versais une quantit\u00e9 moyenne de Nescaf\u00e9, \u00e0 partir d'un de ces grands bocaux \u00ab \u00e9conomiques \u00bb qui faisaient ensuite, une fois vid\u00e9s, lav\u00e9s, des r\u00e9cipients pr\u00e9cieux pour l'accueil des grandes masses de confitures, figues, m\u00fbres, ou _m\u00e9rinvilles :_ j'y ajoutais l'eau, toujours tr\u00e8s chaude le matin, du robinet de l'\u00e9vier, jusqu'\u00e0 remplir le bol.\n\nDans le bol presque plein que je portais avec pr\u00e9caution sur la table, le liquide brun-noir (\u00e0 peine plus sombre que du caf\u00e9 de restaurant new-yorkais) fumait en oscillant un peu, comme le miroir odorant d'une inhalation (moins balsamiquement toutefois).\n\nJ'avais d\u00e9j\u00e0 alors abandonn\u00e9 le lait matinal, par un de ces raisonnements di\u00e9t\u00e9tiques que j'affectionne, destin\u00e9s \u00e0 justifier des variations de go\u00fbt, comme l'abandon des tripes en bo\u00eete tremp\u00e9es de biscottes au d\u00eener ; je ne le d\u00e9velopperai pas ici. Le changement de r\u00e9gime avait au moins l'avantage de simplifier consid\u00e9rablement les op\u00e9rations physiques du petit d\u00e9jeuner : car il me fallait, ant\u00e9rieurement \u00e0 cette d\u00e9cision, sortir le lait du Frigidaire, dans son emballage de plastique, mou et froid, mouvant et impr\u00e9visible (tel le \u00ab berlingot \u00bb de l'archa\u00efque \u00ab shampooing Dop \u00bb de mes quinze ans), et le reverser dans le pot \u00e0 lait m\u00e9tallique bleu, apr\u00e8s lui avoir coup\u00e9 les oreilles avec des ciseaux ; op\u00e9ration que je n'aimais gu\u00e8re, craignant, de ma maladresse parfois accentu\u00e9e dans les minutes qui suivent le r\u00e9veil, quelque d\u00e9sastre laiteux sur la table de cuisine.\n\n(Le lait une fois introduit dans le pot bleu, je mesurais la quantit\u00e9 n\u00e9cessaire dans le bol, sans aller d'ailleurs aussi loin dans cette direction que mon grand-p\u00e8re, qui pr\u00e9parait d\u00e9j\u00e0 le m\u00e9lange d\u00e9finitif de lait et de caf\u00e9 ant\u00e9rieurement au passage sur le feu. Il est vrai que c'\u00e9tait en des temps d'avant le Nescaf\u00e9. Puis je le reversais dans une casserole que je disposais ensuite sur la couronne bleu et jaune du gaz.)\n\nLe renoncement au lait m'a fait gagner pas mal de temps. Dans le liquide noir et chaud du bol, je trempais des biscottes beurr\u00e9es avec de la confiture, ou bien encore des petits-beurre quasi carr\u00e9s que je pr\u00e9levais dans la grande bo\u00eete d'aluminium o\u00f9 ils s\u00e9journaient en rangs serr\u00e9s, sur deux hauteurs.\n\nEnsuite je rin\u00e7ais mon bol \u00e0 l'eau chaude, puis \u00e0 l'eau froide, sur l'\u00e9vier.\n\nJ'avais pris, il me semble, l'habitude de ce lieu de travail pendant les matin\u00e9es, en une ann\u00e9e de froid intense o\u00f9 il m'\u00e9tait devenu impossible de rester dans ma chambre pour autre chose que lire (couch\u00e9) ou dormir. On ne pourrait imaginer (sauf entre cinq et huit heures du matin) endroit moins propre \u00e0 l'isolement. J'y parvenais toutefois, trouvant m\u00eame charme et stimulation \u00e0 calculer, par exemple, dans un brouhaha de radios, de passages, de t\u00e9l\u00e9phone, entre l'appel de la voiture du boulanger, M. Landes, et celui du laitier (maintenant \u00e0 la retraite) M. Gros. Je ne bougeais pour ainsi dire pas de la table avant l'heure de la mise du couvert, midi.\n\n## 27 Le Grand Bahut qui me faisait face\n\nLe Grand Bahut qui me faisait face et que je viens de d\u00e9crire n'est pas en contact direct avec le mur de droite. Quelque exigence de sym\u00e9trie mobiliaire a m\u00e9nag\u00e9 entre le mur et lui un intervalle d'importance \u00e0 peu pr\u00e8s \u00e9gale \u00e0 celui qui le s\u00e9pare de la deuxi\u00e8me poutre soutenant le plancher du grenier. Cet intervalle est peupl\u00e9 de cabas, de paniers, de sacs en papier ou en plastique : un entassement plut\u00f4t agr\u00e9able \u00e0 la vue (j'aime les couleurs de l'osier) qui d\u00e9borde jusqu'au pied du petit bureau de ma m\u00e8re.\n\nUn de ces paniers, le plus grand et le plus sombre, \u00e9tait pos\u00e9, au moment de la description, sur la table de la cuisine. Il \u00e9tait rempli aux deux tiers de fruits, des _azeroles_ (3 000 fruits pr\u00e9cis\u00e9ment, r\u00e9colte moyenne faite la veille), que j'allais le jour m\u00eame tenter de transformer en gel\u00e9e.\n\nLa composition des gel\u00e9es, et sp\u00e9cialement de la plus rare de toutes, la _gel\u00e9e d'azeroles_ , \u00e9tait autrefois la responsabilit\u00e9 de ma m\u00e8re et je me contentais alors, ayant franchi la n\u00e9cessaire distance ferroviaire (les huit cent neuf kilom\u00e8tres de Paris-Carcassonne), apr\u00e8s m'\u00eatre assur\u00e9 par t\u00e9l\u00e9phone de leur degr\u00e9 convenable de maturit\u00e9, de les cueillir, comme celles qui attendent dans le panier, sur la table, aux basses branches des arbres, le long des vignes, dans la couleur d'automne qui est la leur, aux derniers jours de septembre ou aux premiers d'octobre, juste avant le d\u00e9but des vendanges.\n\n(D'ann\u00e9e en ann\u00e9e, sur le chemin de la garrigue, du haut de la petite colline des \u00ab ormeaux \u00bb, entre pins et cypr\u00e8s, apr\u00e8s le grand pin parasol aux \u00e9cureuils (aujourd'hui abattu), je revois la t\u00eate rouge, orange et vert des trois grands azeroliers, le cercle orange, jaune, rouge-roux des fruits d\u00e9j\u00e0 tomb\u00e9s \u00e0 terre, sorte d'ombre de fruits pour ces arbres, comme les amandiers en mars, apr\u00e8s grand vent, en ont parfois une de fleurs.)\n\nJ'ai assur\u00e9 ensuite moi-m\u00eame la totalit\u00e9 de la pr\u00e9paration : je commence par laver les azeroles \u00e0 grande eau, \u00e9liminant les feuilles, les herbes, les brindilles bien s\u00fbr, mais surtout la queue des fruits qui (un peu comme celle des cerises) risque de faire basculer la gel\u00e9e dans la cat\u00e9gorie gustativement peu glorieuse des tisanes ; c'est un des \u00e9cueils majeurs \u00e0 \u00e9viter. Je place ensuite les fruits dans la grande bassine \u00e0 confiture qui a d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9 ennoblie par les g\u00e9n\u00e9rations annuelles de m\u00fbres, figues, coings et m\u00e9rinvilles. Je couvre d'eau et j'allume le gaz.\n\nL'eau bout et une forte odeur herbag\u00e8re et feuillue se r\u00e9pand (toute la part proprement infusoire de l'azerole doit d'abord et absolument, ainsi, s'\u00e9vaporer). L'eau, la vapeur imbibent les azeroles, les gonflent (\u00e0 travers leur peau perm\u00e9able, rouge et cir\u00e9e, comme celle d'une pomme minuscule), transforment la chair vive, acidul\u00e9e et claire, vert clair, jaune-vert autour du double noyau irr\u00e9gulier et rugueux (h\u00e9misph\u00e8res de Magdebourg mal joints) en une pulpe p\u00e2le, \u00e9paisse, gris\u00e2tre et incroyablement fade (je l'ai go\u00fbt\u00e9e). La peau se d\u00e9colore, puis \u00e9clate.\n\nC'est l\u00e0 le stade ultime d'une cuisson prolong\u00e9e. Mais bien avant ce stade il faut avoir arr\u00eat\u00e9 la cuisson, les sucs essentiels des fruits (qui leur donnent leur saveur en bout de langue caract\u00e9ristique, l\u00e9g\u00e8rement piquante), \u00e2me de la gel\u00e9e, ayant pass\u00e9 dans le liquide. Je verse le jus dans des bouteilles de contenance connue (je dois d\u00e9terminer avec assez d'exactitude le volume total de jus obtenu) et je jette les fruits d\u00e9lav\u00e9s, \u00e9puis\u00e9s, essor\u00e9s et morts dans un seau d'o\u00f9 ils iront rejoindre, au jardin, pour l'enrichir noblement, le compost. La premi\u00e8re phase rituelle est termin\u00e9e. Je lave alors la bassine, je p\u00e8se le sucre, je verse le jus et le sucre ensemble dans la bassine, je remets la bassine sur le feu. Bient\u00f4t arrive le moment d\u00e9cisif, difficile.\n\nL' _azerole_ , comme la plupart des gel\u00e9es, mais certainement plus que n'importe laquelle d'entre elles, est impr\u00e9visible, capricieuse, difficile, impressionnable, \u00e9vasive, contrariante, secr\u00e8te. Le liquide rose-roux, charg\u00e9 de sucs et de sucres, qui tourne en rousoyant autour de la cuiller de bois dans la bassine, teint\u00e9 de cuivre en \u00e9paisseur, de rose th\u00e9 sur une assiette, d'une couleur entre la pomme (gel\u00e9e) et le coing, le pr\u00e9cieux liquide couvert d'\u00e9cume par \u00e9bullition lente, ne g\u00e8le qu'\u00e0 son heure.\n\nSi le moment id\u00e9al de la gel\u00e9e, celui o\u00f9 il faut absolument que s'arr\u00eate la cuisson, n'est pas atteint, il ne g\u00e8le pas. Et il est vain alors d'essayer encore de le recuire, pour tenter de rattraper l'occasion perdue. Il est vain de continuer ind\u00e9finiment \u00e0 le poursuivre, d\u00e8s qu'on l'a par malheur d\u00e9pass\u00e9. Le liquide s'\u00e9paissit, devient de plus en plus sombre rouge, r\u00e9duit, telle une \u00e9toile naine, jusqu'\u00e0 n'\u00eatre plus qu'un berlingot visqueux d'azerole (et c'est d'ailleurs ainsi qu'on le traite dans la r\u00e9gion). Il ne g\u00e8lera plus. Son moment machiavellien est pass\u00e9.\n\n## 28 Les gel\u00e9es ne g\u00e8lent que froides\n\nLes gel\u00e9es ne g\u00e8lent que froides. Mais l\u00e0 est bien la difficult\u00e9. Car comment d\u00e9terminer _quand_ il est indispensable d'\u00e9teindre le feu, de verser le liquide dans les pots, le fractionner, commencer l'attente fi\u00e9vreuse du verdict ? \u00c0 cette question il n'est pas de r\u00e9ponse certaine, constante, chiffrable. C'est pourquoi la fabrication des gel\u00e9es n'est pas une science, n'est pas une technique, mais un art.\n\nL'instant d\u00e9cisif d\u00e9pend de beaucoup de facteurs : de l'\u00e9tat des fruits, de leur degr\u00e9 de maturit\u00e9, de l'ensoleillement de la saison, de l'\u00e2ge des arbres, des vents, de la taille des fruits, de leur masse m\u00eame... Des azeroles jaunissantes, trop longtemps tomb\u00e9es \u00e0 terre, grasses et farineuses de pluie ou de ros\u00e9e, sont moins favorables que de petits fruits encore tout vifs et bien acides, juste d\u00e9croch\u00e9s par le vent ou la main. La cuisson est plus risqu\u00e9e par temps de _marin_ , dit-on, que de _cers_. Certes : le marin, qui rend les femmes acari\u00e2tres, les filles insaisissables, les gar\u00e7ons grognons, les chevaux fous, les mulots neurasth\u00e9niques et les mouches p\u00eagueuses, ne peut que jeter du trouble en l'azerole. Il vaut mieux pour tenter la gel\u00e9e un bon cers presque froid.\n\nOn pourrait imaginer qu'un savoir ancestral, d'innombrables g\u00e9n\u00e9rations de grands-m\u00e8res g\u00e9lifiantes auraient pu, pesant chaque cause, arriver \u00e0 quelque conclusion quantifi\u00e9e et normative : \u00ab Faire bouillir \u00e0 feu doux tant de minutes, \u00e9teindre, mettre dans tels pots... \u00bb Il n'en est rien. Aucune cause n'agit seule et de mani\u00e8re suffisamment constante ; et derri\u00e8re leur combinaison d\u00e9j\u00e0 impond\u00e9rable se dissimule, tel un param\u00e8tre cach\u00e9 plus fuyant qu'en physique des particules, ce qu'on pourrait appeler le libre arbitre (ou le \u00ab clinamen \u00bb) de la gel\u00e9e : un moment, o\u00f9 le liquide se tend imperceptiblement dans la bassine, se contracte autour de lui-m\u00eame, sous l'action de toutes ces raisons de geler ou de ne pas geler, on soup\u00e7onne que rien n'est d\u00e9cid\u00e9 encore, que tout va d\u00e9pendre de l'intensit\u00e9 de votre d\u00e9sir de la gel\u00e9e, de la gloire des gel\u00e9es, de la qualit\u00e9 de votre attention, de votre vigilance, de l'ordre des constellations au-dessus de votre t\u00eate dans le macrocosme, de l'intensit\u00e9 de la loi morale dans votre c\u0153ur.\n\nComme Isaac Newton soi-m\u00eame, en de tels instants, on est tent\u00e9 de croire immod\u00e9r\u00e9ment \u00e0 l'astrologie. Disons-le encore autrement : quand la gel\u00e9e rate, il se peut que ce soit parce qu'elle avait toujours \u00e9t\u00e9 destin\u00e9e, 'fa\u00e9e', \u00e0 rater, ou bien parce qu'elle a brusquement, sous l'action du d\u00e9mon de Maxwell des gel\u00e9es, d\u00e9cid\u00e9 de rater, ou bien encore qu'ayant voulu r\u00e9ussir vous ne l'avez pas comprise, et avez laiss\u00e9 s'\u00e9chapper votre chance, sans espoir de retour.\n\nOn ne dispose, pour surprendre l'azerole, pour lui arracher le secret de ses intentions (si l'on ne veut pas renoncer \u00e0 tout effort, pour s'en remettre au hasard) que d'une arme unique, qu'il faut manier d'ailleurs avec pr\u00e9caution. Je la nommerai le _test du frisson_. Debout devant la bassine, vous guettez la surface odorante et rousse (le parfum est maintenant devenu un vrai parfum de gel\u00e9e, ce n'est plus une odeur de tisane), le message d'un fr\u00e9missement infime, intimement perceptible, r\u00e9v\u00e9lateur de la mutation qui peut-\u00eatre se pr\u00e9pare dans le c\u0153ur de la masse translucide.\n\nDe la longue louche \u00e0 bec vous saisissez quelques gouttes br\u00fblantes que vous versez dans une soucoupe. Vous inclinez l\u00e9g\u00e8rement la soucoupe apr\u00e8s quelque refroidissement et vous regardez le liquide glisser vers le bas. Car tel est le test du frisson : si l'azerole n'est pas dans des dispositions g\u00e9lifiantes, elle coulera dans la soucoupe comme le ferait un liquide ordinaire, simplement sirupeux, charg\u00e9 de fruits et de sucres.\n\nMais si par miracle le germe secret du gel (presque aussi myst\u00e9rieux que celui qui germa un jour dans un tonneau de glyc\u00e9rine berc\u00e9 par les mouvements d'un navire en mer (et p\u00e8re de tous les cristaux de glyc\u00e9rine cr\u00e9\u00e9s depuis)) est l\u00e0, il _frissonne_ , comme la surface d'un lac ou d'une mer dont l'immobilit\u00e9 se trouble des pr\u00e9mices ondulatoires presque imperceptibles qui commencent \u00e0 froisser la surface plane ; ainsi, dans la soucoupe blanche, la nappe d'azerole se met \u00e0 frissonner.\n\nIl faut alors agir vite, tr\u00e8s vite ; car la possibilit\u00e9 de gel\u00e9e qui vous est consentie par l'azerole, ainsi surprise, et comme malgr\u00e9 elle, dans son intimit\u00e9, ne durera pas. Il s'agit d'une faiblesse br\u00e8ve, d'un abandon \u00e0 la volupt\u00e9 de quelques minutes. Si vous laissez passer ce moment, tout est perdu. D\u00e8s que la soucoupe a frissonn\u00e9, donc, j'arr\u00eate la cuisson et je verse dans les pots pr\u00e9par\u00e9s \u00e0 cet effet sur la table ; dans une premi\u00e8re tasse la premi\u00e8re louch\u00e9e, tremp\u00e9e \u00e0 l'eau froide, qui sera la toute premi\u00e8re gel\u00e9e nouvelle, o\u00f9 je pourrai inspecter sa qualit\u00e9 propre, son go\u00fbt, sa couleur, sa transparence, son toucher, sa consistance, son individualit\u00e9, deviner s'il s'agit d'une grande ann\u00e9e ou non.\n\nSur les flancs des pots, couverts d\u00e8s le lendemain (une goutte d'alcool en surface, un rond de papier transparent serr\u00e9 d'un \u00e9lastique), je collerai une \u00e9tiquette (autocollante) avec tous les renseignements n\u00e9cessaires : ann\u00e9e, nature, origine (les fruits de quels arbres) ; format du pot, num\u00e9ro d'ordre ; une cote, en somme, aux feutres de couleur, permettant de rep\u00e9rer convenablement les pots dans l'Armoire aux Confitures, au grenier, la Confituroth\u00e8que. J'emporterai quelques pots \u00e0 Paris, \u00e0 mon retour, comme cadeaux.\n\nSi par malheur le test du frisson a \u00e9chou\u00e9 (il reste malgr\u00e9 tout un faible espoir, la gel\u00e9e se d\u00e9cidant parfois brusquement beaucoup plus tard, dans le froid du grenier, en hiver, une nuit de gel), l'azerole liquide servira d'additif aux compotes, yaourts, petits-suisses ; fort appr\u00e9ci\u00e9e, semble-t-il, autrefois, de mes neveux et ni\u00e8ces.\n\n## 29 La cuiller, enfonc\u00e9e dans le pot d'azerole\n\nLa cuiller, enfonc\u00e9e dans le pot d'azerole, y d\u00e9coupe des blocs nets et fermes de gel\u00e9e. L'azerole n'est pas une gel\u00e9e tremblante, veule, incertaine. Elle se tient toute droite et autonome dans l'assiette, sans couler, se d\u00e9faire ou s'effondrer.\n\nJe regardais une coul\u00e9e en colline de gel\u00e9e dans une soucoupe brune. Elle apparaissait comme une falaise de cristal trouble, translucide, roux rouge orang\u00e9 et rose, refl\u00e9tant la lumi\u00e8re de la lampe matinale (il \u00e9tait six heures) comme en l'irr\u00e9gularit\u00e9 de minuscules \u00e9clats arrach\u00e9s par le ciseau du sculpteur. Mais elle n'avait rien de la duret\u00e9 de la pierre roul\u00e9e par les vagues m\u00e9diterran\u00e9ennes : d'un relief doux, en ses bords, sous moins d'\u00e9paisseur, elle semblait presque rose seulement.\n\nMon regard p\u00e9n\u00e9trait dans la masse, la traversait de part en part avec la lumi\u00e8re, les trajets de la lumi\u00e8re accusant les in\u00e9galit\u00e9s de la composition ; parfois claire, parfois sombre, avec les grains minuscules de quelques impuret\u00e9s ; et une poche blanche d'\u00e9cume \u00e0 l'int\u00e9rieur, de cette \u00e9cume qui, blanc cheveu, tra\u00eene \u00e0 la surface quand elle cuit, et que j'avais exp\u00e9rimentalement laiss\u00e9e s'enfermer en elle, dans le pot, en la refroidissant.\n\nJe l'ai mang\u00e9e, contemplant sur ma langue la saveur. Le go\u00fbt de la gel\u00e9e d'azerole est d'une originalit\u00e9 certaine : selon les axes principaux de l'hyperquadrique des gel\u00e9es (si on fait une analyse factorielle \u00ab \u00e0 la Benz\u00e9cri \u00bb), ce nuage de points un peu comme un zeppelin o\u00f9 chaque point scintillant repr\u00e9sente une gel\u00e9e, avec toutes ses caract\u00e9ristiques, et les ressemblances entre elles marqu\u00e9es par des proximit\u00e9s (mais il y a plus de trois dimensions, si on veut tenir compte de tous les facteurs qui contribuent \u00e0 ce qu'on nomme \u00ab go\u00fbt \u00bb, et c'est pourquoi il faut imaginer une hypersurface), elle se situerait plut\u00f4t dans la r\u00e9gion de la pomme que dans celle de la groseille, ou de la m\u00fbre. Je dis cela en simplifiant baucoup. Mais elle est donc non violente, discr\u00e8te, l\u00e9g\u00e8re, lente \u00e0 se d\u00e9velopper dans la bouche, modeste. Et elle ne se confond avec aucune : ni avec la pomme reinette ni avec le coing.\n\nSa singularit\u00e9 frappe : tr\u00e8s subtilement acidul\u00e9e, dans une tonalit\u00e9 \u00e9trangement assez \u00e9loign\u00e9e de celle du fruit, comme si une v\u00e9ritable mutation, une naissance, s'\u00e9tait produite dans le liquide en \u00e9bullition au moment privil\u00e9gi\u00e9 du gel (la gel\u00e9e d'un an est plus s\u00fbre d'elle-m\u00eame, d\u00e9cid\u00e9e, profonde). Son unicit\u00e9 de go\u00fbt, de parfum, de consistance s'accompagne d'une originalit\u00e9 d'un autre ordre, mais peut-\u00eatre plus frappante encore, qui est sa raret\u00e9.\n\nL'azerolier, p\u00e8re et m\u00e8re de l'azerole, autrefois pr\u00e9sent sur tout le pourtour de la M\u00e9diterran\u00e9e (au moins en Italie, en Provence, en Languedoc, en Catalogne, \u00e0 ma connaissance (dans les trois derniers cas ma connaissance est directe, dans le premier elle vient d'un po\u00e8me de Montale) ; et le nom semble arabe), a recul\u00e9 tellement en ce si\u00e8cle qu'il n'est plus pr\u00e9sent que dans les r\u00e9gions les plus tardivement touch\u00e9es par la modernisation (et encore pourrait-on douter qu'il s'y trouve un seul arbre plant\u00e9 depuis la Seconde Guerre mondiale !). C'est le cas, pr\u00e9cis\u00e9ment, du Minervois.\n\nOr, la tradition locale ignore, pour l'azerole, la gel\u00e9e, pr\u00e9f\u00e9rant le sirop \u00e9pais, lourd et dense, obtenu apr\u00e8s une tr\u00e8s longue r\u00e9duction. Ainsi la gel\u00e9e, r\u00e9invent\u00e9e par ma m\u00e8re sur le mod\u00e8le des autres gel\u00e9es proven\u00e7ales traditionnelles (coing, cassis, framboise, m\u00fbre, groseille...) a quelque chance d'\u00eatre un v\u00e9ritable _unicum_ confiturier, puisque par ailleurs l'azerolier a pratiquement disparu en Provence depuis la fin du si\u00e8cle dernier ( _Le Jardinier proven\u00e7al_ , d\u00e9j\u00e0, ne lui consacre que quelques lignes fort peu \u00e9clairantes).\n\nIci, de plus, les arbres, qui constituent un \u00e9l\u00e9ment archa\u00efsant encore assez pr\u00e9sent dans le paysage de vignes, de garrigues, de cypr\u00e8s, de pins, d'amandiers, d'oliviers et de ch\u00eanes verts (la zone est climatiquement fronti\u00e8re : la Montagne Noire, avec ses ch\u00e2taigniers, est proche), disparaissent les uns apr\u00e8s les autres, et ne sont pas remplac\u00e9s (ils meurent, on les abat pour \u00e9largir un chemin, agrandir une vigne). Et il se pourrait que mes gel\u00e9es soient les derni\u00e8res (je n'en ferai pas cette ann\u00e9e, je n'en ferai peut-\u00eatre plus jamais), comme une langue dont le parfum et la beaut\u00e9 redoublent avant de se perdre.\n\nJ'ai aim\u00e9, je l'avoue, cette singularit\u00e9 presque invisible, concentrant dans un orgueil de couleur et de saveur une m\u00e9moire \u00e0 la fois familiale et collective, silencieusement. Et je m'imagine un peu la pr\u00e9paration de la prose comme celle de la gel\u00e9e d'azerole : les fruits sont les instants ; la cuisson, la m\u00e9moire, et dans la voix qui incline le d\u00e9roulement des phrases je guette avec impatience, inqui\u00e9tude, incertitude, l'apparition, si hasardeuse, du _frisson_.\n\n## 30 J'ai commenc\u00e9 le plus indirectement possible\n\nJ'ai commenc\u00e9 le plus indirectement possible, le magn\u00e9tophone pos\u00e9 \u00e0 plat sur la table, parmi les accessoires divers, appareils et cassettes, de la \u00ab cassettoth\u00e8que \u00bb de ma m\u00e8re, dans sa chambre. Nous nous sommes assis c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te sur deux chaises basses, et la mince bande brune du magn\u00e9tophone s'enroulait, avalant le temps, et ensemble le bruit des voitures (un m\u00e9lange de passages de voitures, sur la route nationale proche, la route du Minervois qui va vers Saint-Pons), les sautes du vent, les grincements et criailleries des portes, des voix au-dehors.\n\nC'\u00e9tait la fin d'un apr\u00e8s-midi et, pour commencement, pas trop solennel, je me suis fait d\u00e9crire les trois esp\u00e8ces de biscuits, les biscuits de l'enfance, les lieux de leur enfermement, les strat\u00e9gies du grignotage, les petites oreilles pench\u00e9es aux coins des petits-beurre, ces bouch\u00e9es minuscules, aval\u00e9es au cours des premi\u00e8res ann\u00e9es d'une vie, au d\u00e9but du vingti\u00e8me si\u00e8cle, \u00ab avant quatorze \u00bb, humbles introducteurs au souvenir ; et les _Lu_ , les _biscuits Coste_ , la marque marseillaise disparue.\n\nPuis je suis pass\u00e9 \u00e0 une autre s\u00e9rie \u00e9motionnelle, sonore cette fois, le _piano :_ les pianos, leurs sons, les le\u00e7ons, les circonstances encore. Je ne disais moi-m\u00eame presque rien. Je cherchais \u00e0 progresser, \u00e0 m'enfoncer, non vers le centre de ces cercles de la m\u00e9moire, mais vers la simple r\u00e9surrection en paroles d'instants. Je ne m'y arr\u00eatais pas.\n\nJe ne m'attachais, loin de tout ce que je ne peux que taire et qui ne concerne pas la prose, qu'\u00e0 condenser en quelques heures magn\u00e9tiques des choses que la m\u00e9moire parentale a pu enregistrer et conserver spontan\u00e9ment pr\u00e9sent, accessible ainsi sans trop d'effort, en le parlant, de l'histoire familiale.\n\nAu d\u00e9but du premier des beaux livres qu'il a consacr\u00e9s \u00e0 la pr\u00e9histoire de sa famille, Jean Delay d\u00e9finit comme _avant-m\u00e9moire_ tout ce qui, dit-il en reprenant une expression de P\u00e9guy, se situe en dehors des murs des quatre grands-parents. Moi, en cette prose de m\u00e9moire, et \u00e0 ce moment dans cette prose, je ne voulais au contraire pas du tout aller au-del\u00e0 de ces murs. Je voulais, plus petitement, ne tenir compte que de ce qu'\u00e0 un moment ou \u00e0 un autre de leur vie mes parents avaient pu conna\u00eetre du pass\u00e9 de leur propre famille, qui est la mienne en quelque sorte au second degr\u00e9, seulement ce qu'ils avaient pu entendre, lire, surprendre, savoir quand ils ont su, ou cru savoir, et par qui.\n\nCes murs-l\u00e0 n'ont pas la nettet\u00e9 du donjon des deux g\u00e9n\u00e9rations dont parle P\u00e9guy. Le murmure du pass\u00e9 se fait entendre plus ou moins loin, selon la branche de l'arbre g\u00e9n\u00e9alogique : pour mon p\u00e8re, orphelin de p\u00e8re et de m\u00e8re avant l'\u00e2ge de cinq ans, il \u00e9tait tout proche. Et l'in\u00e9galit\u00e9 des \u00e9clairages tenait aussi aux silences (silence de mon arri\u00e8re-grand-p\u00e8re maternel, Paul Devaux, par exemple), aux incuriosit\u00e9s.\n\nJe n'envisageais pas d'essayer de rendre le paysage uniforme. Ce qui reste, dans la perspective o\u00f9 je suis ici, c'est ce qui, ordinairement, se transmet par la voie des r\u00e9cits ; et si une grande partie de ce que j'ai enregistr\u00e9 alors appartient \u00e0 ce que j'avais moi-m\u00eame d\u00e9j\u00e0 entendu dire, r\u00e9p\u00e9ter m\u00eame, c'est avec cette diff\u00e9rence que cette fois-l\u00e0, bien que racont\u00e9 pour moi, \u00e0 ma demande, c'est rest\u00e9 un t\u00e9moignage neutre, de la neutralit\u00e9 magn\u00e9tique, cela n'a pas \u00e9t\u00e9, traversant mes souvenirs, filtr\u00e9 par eux, chang\u00e9, magnifi\u00e9, tronqu\u00e9, ou d\u00e9form\u00e9.\n\nCela ressemble, avec le d\u00e9calage d'une g\u00e9n\u00e9ration bien s\u00fbr, \u00e0 ce que je pourrais transmettre, \u00e0 un \u00e2ge \u00e9quivalent, et mesure la tr\u00e8s courte transitivit\u00e9 des narrations qui, en un cha\u00eenon ou deux tout au plus, m\u00e8ne au silence. Le magn\u00e9tophone n'est qu'une ruse nouvelle contre l'effacement, tels autrefois les journaux intimes, les M\u00e9moires, les lettres posthumes \u00e0 un lecteur-descendant plus ou moins hypoth\u00e9tique (\u00ab quand vous lirez ceci... \u00bb, \u00ab \u00f4 lecteurs \u00e0 venir... \u00bb).\n\nAvec cette diff\u00e9rence cependant que le magn\u00e9tophone prend une parole imm\u00e9diate et sans contr\u00f4le, sans ratures, sans repentirs ou retours. D'ailleurs je n'ai pas expliqu\u00e9 mon intention, ne donnant en fait aucune raison pour mon acte que celle qui pourrait aller sans dire, une curiosit\u00e9 fort naturelle s'aidant des ressources nouvelles de la physique des sons. Et comme le magn\u00e9tophone \u00e9tait devenu, par force, une pr\u00e9sence constante, famili\u00e8re, dans la vie de mes parents, ma requ\u00eate n'a pas trop surpris, ni effray\u00e9. Les cassettes sont reproductibles et pourront \u00eatre entendues par des petits-enfants ou arri\u00e8re-neveux. J'ai pris soin de les dater, mais je ne sais pas encore si je m'en servirai dans ce livre.\n\n## 31 Je n'ai pas la curiosit\u00e9 g\u00e9n\u00e9alogique\n\nJe n'ai pas la curiosit\u00e9 g\u00e9n\u00e9alogique. Le court arbre dress\u00e9 par Paul Geniet, peu avant sa mort, et r\u00e9sumant, selon toutes les r\u00e8gles de cet art, les quelques indications fournies par mes parents pourrait \u00eatre compl\u00e9t\u00e9 (un peu) \u00e0 l'aide des rares papiers que j'ai sauv\u00e9s de la dispersion dans le grenier. Mais, pour remonter plus haut, il faudrait \u00e9crire aux mairies, aux paroisses (?), consulter les archives d\u00e9partementales, hanter les minutiers, et cette sorte de chasse au tr\u00e9sor est au-dessus de mes forces (et \u00e0 vrai dire ne m'attire gu\u00e8re).\n\nSi mon p\u00e8re l'avait fait, comme il en avait manifest\u00e9 \u00e0 plusieurs reprises l'intention (reflet d'une ancienne inqui\u00e9tude d'orphelin ?), (et il l'aurait peut-\u00eatre entrepris sans l'immobilisation impr\u00e9vue et d\u00e9finitive de ma m\u00e8re), je me serais fait raconter ces recherches, et leur r\u00e9sultat serait alors devenu partie du donn\u00e9 transmissible par la circulation des paroles, de tout ce que j'ai _gel\u00e9_ en quelques heures d'enregistrement (une faible partie seulement de ce que j'avais pr\u00e9vu) et plac\u00e9 \u00e0 c\u00f4t\u00e9 du r\u00e9sidu de photographies et \u00e9critures \u00e9chapp\u00e9 aux morts, aux n\u00e9gligences, aux destructions volontaires.\n\nMais, de toute fa\u00e7on, les branches remontantes de l'arbre g\u00e9n\u00e9alogique cessent tr\u00e8s vite d'appartenir \u00e0 la m\u00e9moire individuelle. Pour passer au-del\u00e0 d'un si\u00e8cle et \u00e0 travers plus de trois relais de bouche \u00e0 oreille, une parole doit int\u00e9resser plus d'une famille vivante, et son statut change du tout au tout. Mes anc\u00eatres, si j'en retrouvais d'autres, ne seraient plus que des traces archiviques. Je pr\u00e9f\u00e8re remonter, en imagination, jusqu'au troubadour Rubaut, qui tensona avec le G\u00e9nois Lanfranc Cigala, ou jusqu'\u00e0 ce Roubaud d'Arles qui fut, vers 1595, ami du sonnetiste proven\u00e7al Bellaud de La Bellaudi\u00e8re.\n\nIl n'est rien en ceux-l\u00e0 dont j'aurais pu entendre mon p\u00e8re ou ma m\u00e8re (ou mes grands-parents) dire : \u00ab ma m\u00e8re (ou mon grand-p\u00e8re) m'a racont\u00e9 que... \u00bb. Le peu qui demeure ainsi apr\u00e8s que cinquante, soixante ann\u00e9es ont pass\u00e9, ou plus, voil\u00e0 qu'il tient ais\u00e9ment dans une seule main : deux, trois cassettes d'une heure, et l'agitation de souvenirs provoqu\u00e9e par mes questions, si j'avais insist\u00e9, si j'\u00e9tais revenu plusieurs fois \u00e0 la charge, lors d'autres voyages, n'y aurait pas ajout\u00e9 \u00e9norm\u00e9ment, l'aurait multipli\u00e9 par quatre ou cinq tout au plus. En outre, je n'ai pas cherch\u00e9 \u00e0 rapprocher mes questions du temps pr\u00e9sent, \u00e0 extraire un r\u00e9cit de vie continu (qui engloberait certaines ann\u00e9es de la mienne), et je n'ai aucune intention de l'essayer maintenant.\n\nJ'ai senti, alors, que ma m\u00e8re ne s'y serait peut-\u00eatre pas oppos\u00e9e (\u00e0 mon p\u00e8re, il n'\u00e9tait m\u00eame pas la peine de poser la question), mais je n'en avais pas le d\u00e9sir. Aujourd'hui, c'est de toute fa\u00e7on devenu impossible. Je ne le d\u00e9sirais pas pour plusieurs raisons, dont je donnerai seulement celle-ci : ce que j'aurais pu obtenir ainsi ne serait pas vraiment venu de la m\u00e9moire familiale commune ; devant \u00eatre \u00e9vit\u00e9 par cons\u00e9quent, non parce que, comme dans le cas de la construction g\u00e9n\u00e9alogique, la r\u00e9alit\u00e9 atteinte aurait eu un contenu purement historique, archivique, non v\u00e9cu, qui concerne ma prose de m\u00e9moire beaucoup moins que les sp\u00e9cialistes de cette discipline (l'histoire), mais au contraire parce que j'aurais p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 ainsi, en suscitant des confidences, et plus encore peut-\u00eatre des r\u00e9ticences, des silences, dans d'autres m\u00e9moires, en ce qu'elles ont de personnel, de strictement priv\u00e9, qu'il est de beaucoup pr\u00e9f\u00e9rable (conform\u00e9ment \u00e0 la recommandation de Proust) de laisser sous-entendu.\n\nPresque tout ce que nos parents nous disent, nous ont dit d'eux-m\u00eames est, de mani\u00e8re non n\u00e9cessairement consciente, parabole, _exempla_. Ce sont des choses qui font partie du rapport d'instruction (autant dans le donn\u00e9 que dans le re\u00e7u), (rapport que Walter Benjamin nomme rapport didactique) qui gouverne, jusque dans et au-del\u00e0 de la mort, leurs relations avec leurs enfants. Ce rapport d'ailleurs, on l'oublie trop souvent, pour ne s'en souvenir que dans les cas exceptionnels, s'\u00e9tend au-del\u00e0 de la premi\u00e8re g\u00e9n\u00e9ration. Mais je ne voulais pas non plus y toucher. Mon but \u00e9tait plus contemplatif.\n\nIl y avait (et cela n'est nullement une contradiction avec ce que je viens d'\u00e9crire) tout un pan de la biographie de mon p\u00e8re (et, dans une moindre mesure, de ma m\u00e8re) pour lequel j'aurais aim\u00e9 moins de silence (et je ne d\u00e9sesp\u00e9rais pas, alors, d'y parvenir ; maintenant, c'est s\u00fbr, il n'y a plus rien \u00e0 faire), parce qu'il touche, m\u00eame si c'est modestement, \u00e0 l'Histoire d'une mani\u00e8re tr\u00e8s directe et, pour ma vie, d\u00e9cisive, c'est celui de la R\u00e9sistance. Cependant, je me suis attach\u00e9 \u00e0 tout autre chose.\n\nJ'ai essay\u00e9 de susciter des descriptions, des parcours, dans les villes de leur enfance (Toulon, Marseille, Digne...) afin de surprendre, entre les maisons, les jardins, les avenues, les promenades, les nourritures, les chambres, les nuits, les \u00e9coles, les saisons, les \u00e9toiles, les herbes, la mer, l'ombre, les jeux, les objets domestiques, quelque reflet pr\u00e9cieux (pour moi) du monde, en ses esp\u00e8ces naturelles.\n\nQu'y a-t-il de plus proche d'un monde possible qu'un monde qui a \u00e9t\u00e9 ? L\u00e0, n'est-ce pas, tous les noms, m\u00eame communs, sont des noms propres de choses, immobiles, et _d\u00e9sign\u00e9es rigidement_ , pour toujours. Voil\u00e0 ce que j'ai fait. J'ai suscit\u00e9, chemin faisant, bien s\u00fbr, quelques \u00e9chapp\u00e9es biographiques, mais avec suffisamment d'indirection pour ne pas entamer l'image immobile des vies face auxquelles j'ai \u00e9t\u00e9 pendant toute mon enfance. Cette image-l\u00e0 est bien celle qui appartient en propre \u00e0 ma m\u00e9moire. En m\u00eame temps que bruissait doucement la bande magn\u00e9tique, j'entendais, je m'en souviens, un grand remue-m\u00e9nage d'oiseaux inquiets, peut-\u00eatre chass\u00e9s des vignes par le commencement des vendanges.\n\n## 32 J'\u00e9cris, \u00e0 l'imitation d'un roman\n\nJ'\u00e9cris, au fond, \u00e0 l'imitation d'un roman, dont j'emprunte en partie la forme, un trait\u00e9 de m\u00e9moire ; mais avec cette particularit\u00e9 que c'est un trait\u00e9 r\u00e9duit au compte rendu d'une exp\u00e9rience unique, avec ses protocoles et son mode propre de restitution.\n\nCeci, que je place presque au d\u00e9but, en prologue \u00e9pist\u00e9mo-critique, si j'ose dire, \u00e0 mon r\u00e9cit (qui pourtant n'a aucune intention th\u00e9orique ni didactique), est de nature fondamentalement digressive (et il en sera de m\u00eame de la suite, je le crains). L'absence d'une construction d\u00e9cid\u00e9e, ininterrompue, est sa caract\u00e9ristique premi\u00e8re. Inlassablement, dans la pens\u00e9e de la m\u00e9moire, je m'abandonne \u00e0 de nouveaux commencements, retournant, par des chemins de traverse ( _incises_ et _bifurcations_ ) eux-m\u00eames multipli\u00e9s en un r\u00e9seau capillaire, en une chevelure de r\u00e9cits, \u00e0 mon but originel.\n\nLes pauses continuelles (ces paragraphes s\u00e9par\u00e9s les uns des autres par des blancs, une num\u00e9rotation et un titre) sont le mode le plus convenable \u00e0 la _contemplation_. C'est en elles que l'exercice spirituel trouve sa nourriture. En poursuivant diff\u00e9rentes couches de sens sous l'examen de chaque objet unique, la _contemplation_ \u00ab entre-les-proses \u00bb suscite tout \u00e0 la fois l'impulsion de nouveaux d\u00e9parts et la justification d'une course irr\u00e9guli\u00e8re. La valeur de ces d\u00e9cisions m'appara\u00eet d'autant plus grande (au moment m\u00eame o\u00f9 sa discontinuit\u00e9 me saisit le plus) que ses relations sont plus indirectes avec l'id\u00e9e directrice sous-jacente (celle que je ne dis pas ; celle qui tient en une phrase : \u00ab 'le grand incendie de londres' sera... \u00bb).\n\nL'\u00e9vidence alors de la transcription (m\u00eame si elle est destin\u00e9e \u00e0 s'\u00e9vaporer tr\u00e8s vite) est multipli\u00e9e par l'identification soudaine d'une pr\u00e9cision minutieuse dans la description des \u00e9v\u00e9nements et des rouages (au moins en intention) aux proportions plut\u00f4t vagues et intellectuelles des ensembles ; comme si la moindre v\u00e9rit\u00e9 du souvenir ne pouvait \u00eatre appr\u00e9hend\u00e9e, prosa\u00efquement, que par une immersion v\u00e9loce dans la vari\u00e9t\u00e9 totalement \u00e9parpill\u00e9e des d\u00e9tails.\n\nC'est pourquoi, alors que la prose v\u00e9ritable de roman additionne et s\u00e9lectionne (drastiquement) les voix, les anecdotes et les gestes pour soutenir la progression de ses phrases, de ses paragraphes, de ses chapitres, la _prose de la m\u00e9moire_ s'arr\u00eate et repart presque avec chacun d'eux (phrases, paragraphes, chapitres ; paragraphes surtout) dans la vie quotidienne, insulaire, de la composition. Cela est tout sp\u00e9cialement vrai ici, dans cette premi\u00e8re branche, qui est branche de contemplation. Car la contemplation ne peut viser \u00e0 convaincre le lecteur, ni \u00e0 l'entra\u00eener dans le labyrinthe du conte. Elle n'offre rien.\n\nL'ext\u00e9rieur de la m\u00e9moire, l'explication, bute sur la r\u00e9sistance \u00e0 la p\u00e9riode, la longue m\u00e9fiance un peu risible des modernes vis-\u00e0-vis de l'h\u00e9ritage rh\u00e9torique et scolaire. Les phrases de la m\u00e9moire, produites tout \u00e0 fait sans r\u00e9flexion ant\u00e9rieure, pr\u00e9m\u00e9dit\u00e9e, les unes apr\u00e8s les autres, se pr\u00eatent malais\u00e9ment \u00e0 des configurations de discours (ou de dialogue). La m\u00e9moire, dans cette prose, devra demeurer autant que possible explication int\u00e9rieure \u00e0 elle-m\u00eame, et en aucun cas int\u00e9rieur sortant de soi pour expliquer l'int\u00e9rieur \u00e0 l'ext\u00e9rieur. Car la prose de l'explication abolirait la fronti\u00e8re et membrane de silence nocturne o\u00f9 l'int\u00e9rieur rumine les bruits diurnes et quotidiens entendus en soi pendant que se passe (int\u00e9rieurement) ce dont la m\u00e9moire a \u00e0 se pr\u00e9occuper.\n\nIl n'y a pas de secret, parce qu'il n'y a pas de _sang sur le plancher de la salle \u00e0 manger_. Lentement et in\u00e9vitablement les p\u00e9riodes, comme les chevaux et les majuscules, disparaissent du paysage quotidien de cette prose. Ce qui reste est un mariage incertain de moments, de battements et de paysages. Peut-\u00eatre quelque chose de la r\u00e9alit\u00e9 de cette obsession demeure encore dans les cassettes que j'ai enregistr\u00e9es.\n\nContre l'effort spontan\u00e9 et r\u00e9surgent de contr\u00f4le, de coh\u00e9rence, d'exhaustivit\u00e9, la brusque \u00e9toile d'une contraction du r\u00e9el, feu d'artifice anciennement engramm\u00e9 en neurones, \u00e9clate, comme l'illumination soudaine de la massue, du \u00ab merlin \u00bb tombant dans la p\u00e9nombre des abattoirs de Digne, au beau milieu d'une \u00e9num\u00e9ration h\u00e9sitante (apr\u00e8s soixante-dix ann\u00e9es !) de noms de rues, de directions, de points cardinaux (c'est ma m\u00e8re, aveugle, qui parle).\n\nAinsi le v\u00e9ridique, incorpor\u00e9 \u00e0 la danse de la m\u00e9moire se repr\u00e9sentant (principalement si on mime la parole), r\u00e9siste \u00e0 toute projection, par quelque moyen que ce soit, dans le royaume de la connaissance. La connaissance est une possession. Son objet m\u00eame est d\u00e9termin\u00e9 par le fait qu'il doit \u00eatre constitu\u00e9 en possession, m\u00eame indirectement, par la conscience. Mais la possession par la m\u00e9moire est d'un ordre tout diff\u00e9rent. Elle n'a pas d'existence ant\u00e9rieure \u00e0 ce quelque chose surgi se repr\u00e9sentant soi-m\u00eame. Pour la connaissance, la m\u00e9thode fait partie de l'acquisition de son objet, jusqu'\u00e0 le cr\u00e9er parfois chemin faisant. Mais la _m\u00e9moire_ , elle, sait (peu importe pour le moment que ce soit \u00e0 tort). Elle n'a pas \u00e0 conna\u00eetre. Voil\u00e0, n'est-ce pas, pour mon entreprise, pour sa perception aussi, une source consid\u00e9rable de difficult\u00e9s.\n\n## 33 La m\u00e9ditation\n\n\u00ab La m\u00e9ditation a sa source dans la lecture, mais n'est contredite par aucune r\u00e8gle ni ordre. Elle a la joie de courir librement, sans entraves, dans un espace ouvert, o\u00f9 elle peut contempler la v\u00e9rit\u00e9, ou s'attacher \u00e0 un myst\u00e8re et l'examiner jusqu'\u00e0 ce qu'il ne demeure en lui rien d'incertain, ni d'obscur \u00bb (Hugues de Saint-Victor).\n\nDans la fin d'apr\u00e8s-midi, allong\u00e9 sur le lit de cuivre de ma chambre avec un roman anglais, devant l'entrecroisement de branches de c\u00e8dre, les approches et les \u00e9loignements de feuilles trou\u00e9es de lumi\u00e8re dans le vent, je me laissais reprendre, d\u00e9laissant mon livre, par la m\u00eame question, que je me suis pos\u00e9e souvent, et de mani\u00e8re r\u00e9currente, dans les m\u00eames circonstances :\n\nje voyais, dans le haut de la fen\u00eatre, dans un carreau de ciel, les passages souverains des nuages qui vont, de la droite vers la gauche ou de la gauche vers la droite, selon la nature du vent ; \u00e0 droite si c'est le _cers_ , le vent d'ouest, \u00e0 gauche si c'est le vent d'est, le _marin_. Un peu en dessous, dans le troisi\u00e8me carreau de la moiti\u00e9 gauche de la fen\u00eatre (le troisi\u00e8me \u00e0 partir du bas), les plus hautes branches du pin parasol bougeaient de vent. Le vent les inclinait ; elles remontaient, de par leur \u00e9lasticit\u00e9 de branches ; puis le vent les inclinait de nouveau. La souverainet\u00e9 des nuages, l'oscillation des branches courb\u00e9es du pin devant l'entrecroisement de verts, bleus, et lumi\u00e8res dans le c\u00e8dre, tel \u00e9tait le lieu de ma _contemplation_.\n\nEt de cette contemplation ma _m\u00e9ditation_ se fixait, chaque fois, sur ceci : s'il n'y avait pas les nuages, s'il n'y avait aucun bruit, comment saurais-je, seulement par le regard fix\u00e9 sur le centre de ma contemplation, sur l'inclinaison des branches du pin, comment saurais-je quel est le vent ? Sous le vent, les branches, les aiguilles du pin ne sont jamais immobiles ; elles ne prennent pas la position de repos verticale, par rapport \u00e0 laquelle il serait ais\u00e9 de conclure ; inclin\u00e9es, elles se rel\u00e8vent avec force et d\u00e9passent, dans l'autre sens, parfois, le point qui serait celui, hypoth\u00e9tique, de leur \u00e9tat de repos.\n\nSans doute remontent-elles contre le vent qui sans cesse les reprend et les ram\u00e8ne, elles vont donc moins loin au retour de leur oscillation qu'\u00e0 l'aller ; ce qui devrait, encore, suffire \u00e0 r\u00e9soudre le probl\u00e8me, s'il n'\u00e9tait vrai que les variations d'angle ne sont pas grandes, s'il n'\u00e9tait vrai \u00e9galement que toutes les branches ne bougent pas en m\u00eame temps, sont en des points diff\u00e9rents de leur course si on les fixe simultan\u00e9ment en un instant fig\u00e9 par le regard ; et que la position d'\u00e9quilibre, \u00e0 laquelle je n'avais pas acc\u00e8s pendant que le vent soufflait, n'est peut-\u00eatre pas verticale, puisque les vents, de force et de r\u00e9partition in\u00e9gales dans le temps (le cers domine, des deux points de vue), agissent certainement sur leur croissance (ainsi les cypr\u00e8s, l\u00e0-bas, sont de mani\u00e8re permanente l\u00e9g\u00e8rement inclin\u00e9s, comme sous un cers r\u00e9siduel).\n\nEnfin, comme je savais, par ailleurs, quel \u00e9tait le vent, puisque je ne pouvais \u00e9viter de voir, \u00e0 la limite de ma vision, les nuages avancer souverainement, ou bien la branche de grenadier venir gratter la vitre plus bas (cela, du moins, avant qu'elle ne s'effondre sous le poids de trop de neige, pendant l'hiver de 1981), ou telle porte battre, je doutais toujours de ma capacit\u00e9 \u00e0 obtenir une conclusion indiscutable sur le seul indice des trajectoires du pin. Ce qui fait que cette _m\u00e9ditation libre_ , paresseuse, demeurait perp\u00e9tuellement st\u00e9rile.\n\nIl suffisait pourtant que je m'allonge, dans la fin d'apr\u00e8s-midi, sur le lit de cuivre, par une heure de vent, pour que peu \u00e0 peu, abandonnant comme chaque fois mon livre, je me laisse reprendre par la m\u00eame interrogation oisive, \u00e0 laquelle avec le temps je n'ai gu\u00e8re ajout\u00e9 de variations significatives.\n\nJe ne suis pas dans une situation tr\u00e8s diff\u00e9rente en ce qui concerne les doutes du souvenir : les images qui me reviennent semblables, celles que j'imagine les plus anciennes, disons, comment les interroger sans tenir compte de tout ce que je sais, ai appris, par ailleurs, ext\u00e9rieurement \u00e0 elles, elles qui me viennent sans titre, sans commentaires, sans calendrier : les bruits et lumi\u00e8res et nuages de toute la fen\u00eatre de la _m\u00e9moire_ , dont ces carreaux particuliers peuvent avoir un sens autre, incoh\u00e9rent, ou aucun.\n\nLa branche du grenadier frottait la vitre, la grattait, et la pierre grise du linteau. C'\u00e9tait _cers_. Je me souviens (aujourd'hui) d'une pluie oblique, s'inclinant \u00e0 pi\/6 de la verticale ; pendant que la branche de grenadier grattait ainsi, le matin du quinze ao\u00fbt, il y a cinq ans exactement, avant que je parte pour l'h\u00f4pital de Carcassonne. Pierre Getzler m'a conduit sous la pluie. Nous sommes pass\u00e9s sur la route de Limoux ; le long de l'Aude, un lieu autrefois de promenades, pendant les ann\u00e9es de guerre, maintenant \u00e9ventr\u00e9 de supermarch\u00e9s, de rocades, de HLM. Alix n'\u00e9tait pas encore sortie de son sommeil.\n\n## 34 Ainsi, le soleil descendant, le grenadier frottant la vitre\n\nAinsi, le soleil descendant, le grenadier frottant la vitre de sa branche, et les branches les plus hautes du pin h\u00e9sitant, penchant, oscillant vers la gauche (c'\u00e9tait le _cers_ qui soufflait), je poursuivais ma _m\u00e9ditation vide_.\n\nJ'avais enregistr\u00e9 (sur une cassette d'une heure) ce qui \u00e9tait \u00e0 l'\u00e9poque le d\u00e9but de mon livre, les premiers paragraphes d'un hypoth\u00e9tique chapitre premier, et j'\u00e9tais arriv\u00e9 \u00e0 une description de po\u00e8mes dont certains, pr\u00e9cis\u00e9ment, avaient \u00e9t\u00e9 compos\u00e9s dans la chambre o\u00f9 je me trouvais, mais sept ans plus t\u00f4t.\n\nMa lecture \u00e9tait lente, sans conviction, j'avais du mal \u00e0 me relire, et, comme j'avais oubli\u00e9 \u00e0 Paris le micro du magn\u00e9tophone, il me fallait tenir l'appareil assez pr\u00e8s, tourner les pages d'une main, et ma voix r\u00e9apparaissait, assourdie, accompagn\u00e9e de la rumination int\u00e9rieure, comme intime, de l'appareil (qui s'enregistre lui-m\u00eame enregistrant, au micro int\u00e9rieur) et des innombrables commentaires que faisait le monde hors les murs : les secousses du vent abordant de front le mur du jardin, l'enchev\u00eatrement des c\u00e8dres, les branches trou\u00e9es de soleil frottant l'une sur l'autre, ces branches qui tout \u00e0 l'heure deviendraient noires.\n\nLe lit de cuivre grin\u00e7ait (il grince toujours) et le soir, comme toujours, m'\u00e9loignait de tout : semblable \u00e0 tant de soirs semblables, \u00e0 la m\u00eame place, lire, ou \u00e9crire, allong\u00e9, attendre que la lumi\u00e8re tombe, que les feuilles en soient noires. C'est ainsi que je mourrai, c'est ici que je mourrai, j'en suis certain. La chemin\u00e9e \u00e0 ma gauche \u00e9tait surmont\u00e9e d'une glace, et devant la glace est pos\u00e9e cette photographie d'Alix, compos\u00e9e dans le style y\u016bgen (enfin, ce que je d\u00e9cide \u00eatre le style y\u016bgen), \u00e0 la couleur s\u00e9pia sombre, presque rouge, intitul\u00e9e _La Sieste_ (elle est l\u00e0 toujours), o\u00f9 on voit ce qu'on voit dans la glace si on regarde, couch\u00e9 \u00e0 cette m\u00eame place, mais dans une autre lumi\u00e8re, celle du d\u00e9but d'apr\u00e8s-midi en ao\u00fbt, les rideaux presque enti\u00e8rement tir\u00e9s.\n\nDans la photographie comme dans la glace, la lumi\u00e8re, la fen\u00eatre p\u00e9n\u00e9tr\u00e8rent en oblique, dans la glace semblable, en cette position de l'\u0153il, \u00e0 une porte pench\u00e9e. La lumi\u00e8re, la couleur non-couleur appartiennent au _monde flottant_ de la chambre, o\u00f9 est l'\u0153il, comme dans _F\u00e8s_ , \u00e9nigme et offre d'une absence \u00e0 ce qu'on voit.\n\nL'image de style y\u016bgen, encore une fois, invite \u00e0 regarder, int\u00e9rieurement, en l'imaginant, ce lieu hors d'elle o\u00f9 fut la source du regard particulier, intense, qui lui donna naissance ; dont l'absence, indispensable \u00e0 l'image, la place ailleurs que parmi les \u00e9l\u00e9ments du donn\u00e9 du monde en ses esp\u00e8ces naturelles, qui n'ont pas besoin de d\u00e9signer le lieu d'o\u00f9 elles sont soumises aux regards ; comme l'\u0153il de la nuit est pr\u00e9sent dans chaque lueur crach\u00e9e et cach\u00e9e \u00e0 la fois par l'herbe cr\u00e9pusculaire.\n\nL'image y\u016bgen, _La Sieste_ , et le double, _F\u00e8s_ , invitent \u00e0 voir, vers quelque chose qui est une arri\u00e8re-image ; \u00e0 voir d'o\u00f9 l'on voit et, en ce sens, ne peuvent pas \u00eatre con\u00e7us comme seulement et simplement objet de vision, m\u00eame intellectuelle. Car m\u00eame dans sa p\u00e9riphrase la plus paradoxale, comme _intellectus archetypus_ , pourrait-on dire, la vision seule ne p\u00e9n\u00e8tre pas au fond du mode particulier d'existence de l'image y\u016bgen, dans sa v\u00e9ridicit\u00e9 vide de toute intention.\n\nElle demande une d\u00e9duction, ou un savoir ant\u00e9rieur, qui y suppl\u00e9e, mais ni d\u00e9duction ni savoir r\u00e9fl\u00e9chis, seulement immersion, immersion totale et absorption : l'\u0153il oblique, le lit, qui voit la porte pench\u00e9e du miroir o\u00f9 s'enfoncent le soleil, les rideaux, la fen\u00eatre, n'est pas une solution myst\u00e9rieuse d'un probl\u00e8me de signification en acte qui rev\u00eatirait la photographie comme d'une troisi\u00e8me dimension mixte d'espace et de temps, mais est sa nature m\u00eame, l'absence totale d'intention qui baigne dans la couleur non-couleur des objets.\n\nMais alors les rideaux \u00e9taient ouverts, car c'\u00e9tait octobre, dans la fen\u00eatre p\u00e9n\u00e9trant le miroir, \u00e0 la lumi\u00e8re d\u00e9j\u00e0 h\u00e9sitante, j'ai vu le carreau de ciel avec ses nuages souverains : ils entraient pench\u00e9s dans le miroir, \u00e0 la _Stieglitz_ , s'\u00e9coulaient, disparaissaient, pendant que se mettait \u00e0 baisser la lumi\u00e8re, que les c\u00e8dres noircissaient, que l'obscurit\u00e9 s'attachait aux angles, \u00e9teignait peu \u00e0 peu les formes, noyait la photographie. Je remettais le magn\u00e9tophone en marche. La lampe rendait la nuit soudain manifeste.\n\n## 35 Je rangeai le magn\u00e9tophone dans la commode\n\nJe rangeai le magn\u00e9tophone dans le premier tiroir de la commode, \u00e0 droite du lit, avec quelques vieux cahiers anthologiques (des po\u00e8mes choisis et recopi\u00e9s), des cassettes, et les carnets de mon grand-p\u00e8re. J'avais condens\u00e9, r\u00e9sum\u00e9, class\u00e9, th\u00e9sauris\u00e9 ce que j'avais pu retrouver de la m\u00e9moire familiale, et tout, aujourd'hui, se trouve dans cette chambre :\n\nLes _carnets_ , donc, de mon grand-p\u00e8re, dans le tiroir : \u00e0 droite de la commode, entre la commode et le mur, une caisse en carton contient les brevets d'invention de mon grand-p\u00e8re, ses autres carnets, ceux o\u00f9 il a not\u00e9 ses lectures, les films vus, ses r\u00e9flexions politiques (sur l'\u00e9cole, l'affaire de Hongrie en 1956...), et les papiers familiaux qu'il avait gard\u00e9s en sa possession : actes de naissance, de d\u00e9c\u00e8s (d\u00e9c\u00e8s de toutes ses s\u0153urs institutrices : leurs arr\u00eat\u00e9s de nomination, de mutation). Il y a bien des manques : les censures de la mort.\n\nJ'ai surmont\u00e9 le tout de deux volumes cartonn\u00e9s de _L'Illustration_ , contenant des pi\u00e8ces de th\u00e9\u00e2tre de 1900 et environs, qui exercent sur moi une fascination consid\u00e9rable et qui constituent l'inspiration la plus \u00e9vidente des propres \u0153uvres th\u00e9\u00e2trales de mon grand-p\u00e8re \u2013 _Le Secret du grand empereur_ , par exemple, que je me souviens avoir lu \u2013, malheureusement disparues \u00e0 l'initiative, je le crains, de sa fille a\u00een\u00e9e, ma m\u00e8re.\n\nL'essentiel des lettres et des photographies se trouve dans la penderie, sur l'\u00e9tag\u00e8re sup\u00e9rieure, dans de vieilles bo\u00eetes \u00e0 biscuits, ou dans des albums photos archa\u00efques o\u00f9 de nombreuses pages sont vides, vid\u00e9es plut\u00f4t, comme dans ces collections de timbres amass\u00e9es et ordonn\u00e9es avec infinie patience et brusquement saccag\u00e9es par une incons\u00e9quence de leur propri\u00e9taire ou une curiosit\u00e9 d'enfant. J'avais tent\u00e9, cet \u00e9t\u00e9-l\u00e0, un classement chronologique sommaire des photographies, rendu difficile par les m\u00e9langes, parfois incongrus, introduits dans les albums par les d\u00e9m\u00e9nagements et d\u00e9placements successifs (et par ces voyages particuliers des images que suscitent les morts), mais surtout \u00e0 cause de cette habitude si r\u00e9pandue, presque incorrigible et exasp\u00e9rante, de th\u00e9sauriser des photographies, parce qu'elles sont destin\u00e9es (en intention) bien au-del\u00e0 de leur instant (version d\u00e9mocratique de l' _aere perennius_ horatien), et au m\u00eame moment de ne pas indiquer quand elles ont \u00e9t\u00e9 prises, ni o\u00f9 ni, ce qui est pire, de quelles personnes il s'agit. Et pourtant, en peu d'ann\u00e9es, comme tout cela devient trouble, incertain, m\u00eame pour le propri\u00e9taire original de l'album.\n\nAutant que je pouvais juger (mais je n'ai finalement jamais entrepris la tache d'identification syst\u00e9matique et de r\u00e9pertoire, que j'aurais certainement essay\u00e9 de mener \u00e0 bien si les circonstances avaient \u00e9t\u00e9 autres), mon p\u00e8re est singuli\u00e8rement orphelin d'images, et pratiquement tout ce qui est ant\u00e9rieur \u00e0 1930 provient du c\u00f4t\u00e9 maternel.\n\nJ'ai h\u00e9rit\u00e9 d'une double tradition, de silence et de deuil, o\u00f9 les morts, apr\u00e8s vingt ans, trente, ou cinquante, omnipr\u00e9sents encore, n'apparaissent pourtant que dans les creux d'un mutisme, conservant une existence violente de trous noirs contourn\u00e9s par les paroles, mais s'y manifestant, soulign\u00e9s par quelque timbre, quelque vibration, quelque d\u00e9placement dans la trajectoire d'un r\u00e9cit : places absentes dans des pages d'albums, images perp\u00e9tuellement comme en train de br\u00fbler mais pas assez compl\u00e8tement pour que l'ombre, l'odeur ne se fassent encore sentir.\n\nCette tradition, adopt\u00e9e par ma m\u00e8re, \u00e9tait celle de sa m\u00e8re \u00e0 elle, qui en \u00e9tablit autrefois les r\u00e8gles, d\u00e8s avant ma naissance, et les rites, et le c\u00e9r\u00e9monial, au moment de la mort de son fils a\u00een\u00e9, mon oncle Maurice (je ne sais si elle l'avait, elle, invent\u00e9e). Mais le silence de mon p\u00e8re est beaucoup plus radical.\n\nEn me couchant dans le lit de cuivre j'avais donc, \u00e0 ma gauche et \u00e0 ma droite, cette collection disparate de vestiges, et j'avais eu le sentiment, en obtenant de mon p\u00e8re la garde du tout, d'en devenir le d\u00e9positaire, et d'avoir ainsi arr\u00eat\u00e9 un temps le cours de leur destruction. Certaines de ces destructions, en effet, \u00e9taient r\u00e9centes. Je me souviens avoir lu, au grenier, peu de temps avant l'op\u00e9ration de ma m\u00e8re et le d\u00e9part provisoire de mes parents pour Villejuif, les lettres re\u00e7ues en 1948 de leurs amis les Coriol, \u00e0 leur retour du Maroc o\u00f9 ils avaient pass\u00e9 la guerre, en cette p\u00e9riode du d\u00e9but de la guerre froide qui semble les avoir passionn\u00e9ment oppos\u00e9s. Ces lettres ont disparu, peut-\u00eatre sont-elles parmi les papiers que conserve encore mon p\u00e8re, mais j'en doute.\n\nEt je pense que l'initiative de cette destruction, qui n'est pas douleur dans ce cas, ni censure morale (comme dissimuler l'incompatibilit\u00e9 d'humeur de mes grands-parents, dont les \u00e9crits de mon grand-p\u00e8re t\u00e9moignaient) vient de lui. Ne pas \u00e9crire de lettres, n'en conserver aucune, ne garder du pass\u00e9 que son enseignement, c'est-\u00e0-dire quelque chose de transmissible oralement en quelques r\u00e9cits, \u00e0 travers quelques jugements nets, telle est sa tendance profonde, et ma m\u00e8re, en perdant la vue, a perdu aussi \u00e0 peu pr\u00e8s toute chance de s'opposer \u00e0 sa passion de l'effacement. Il n'y a, pour mon p\u00e8re, pour ainsi dire pas d'\u00e9tat interm\u00e9diaire (autre que dans le pr\u00e9sent, strictement clos, de la vie, et ce que l'on transporte du pass\u00e9, imp\u00e9n\u00e9trablement, avec soi) entre le politique et le priv\u00e9. Et le politique, pour lui, jug\u00e9 \u00e0 travers le prisme, d\u00e9cisif, de la R\u00e9sistance, n'est pas une affaire individuelle. Ce qui fait que, sans une certaine lassitude de sa part et, peut-\u00eatre maintenant, tout pr\u00e8s de la mort, indiff\u00e9rence, les destructions auraient \u00e9t\u00e9 plus radicales encore.\n\n## 36 L'exploration de ma \u00ab prae-m\u00e9moire \u00bb est d\u00e9finitivement arr\u00eat\u00e9e\n\nL'exploration de ma _prae-m\u00e9moire_ , maintenant, est d\u00e9finitivement arr\u00eat\u00e9e.\n\nIl est clair que, quelles que soient les raisons de prose (dilatoires ou d'exhortation) que je m'\u00e9tais donn\u00e9es pour l'entreprendre, son intention \u00e9tait avant tout amoureuse :\n\nrevenir jusqu'au plus lointain pass\u00e9, faire les voyages que nous avions projet\u00e9s, la Gr\u00e8ce, l'\u00c9gypte, le Portugal, le Canada bien s\u00fbr, l'Afrique du Sud (lieux d'Alix), Toulon, Lyon, Villa-nova d'Asti (les miens), mais aussi s'\u00e9couter, se raconter, c'\u00e9tait, comme le mariage, affirmer une dur\u00e9e commune, en esp\u00e9rance aussi \u00e9tendue vers le futur que l'\u00e9paisseur m\u00eame de la narration et de la monstration (papiers, livres, endroits, photographies de famille, lettres) nous amenait \u00e0 partager.\n\nTout ce que j'ai \u00e9crit du ' _grand incendie de londres_ ' en ces ann\u00e9es (et qui incorporait d\u00e9j\u00e0 en partie ce dont je viens de parler en ce chapitre) \u00e9tait cela, et la mort en signifie n\u00e9cessairement la _disparition_.\n\nPas tellement parce que le ton de ces pages ne m'est plus, \u00e0 l'\u00e9vidence, possible aujourd'hui, mais surtout parce que le dehors de la prose, comme ce qui est hors la photographie dans _F\u00e8s_ ou _La Sieste_ , le lieu ou l'\u00eatre d' _o\u00f9_ elle \u00e9tait \u00e0 ce moment-l\u00e0 \u00e9crite lui a \u00e9t\u00e9 enlev\u00e9, et du coup elle est devenue du pass\u00e9 irr\u00e9m\u00e9diable autant que les deux (ou trois) photographies que j'ai d\u00e9crites, qui elles-m\u00eames, et la prose avec elles (les suivant), d\u00e9signaient dans leur s\u00e9quence (s'ins\u00e9rant parmi beaucoup d'autres) le pr\u00e9sent de leur composition.\n\nLes _photographies d'Alix_ , avec son _Journal_ , sont ce qu'elle m'a laiss\u00e9, explicitement, pour \u00eatre montr\u00e9.\n\nMais les lignes et bandes de prose (bandes \u00e9troites sur mon cahier, noires) qui venaient d'elles, ou les suscitaient (\u00e0 la diff\u00e9rence des po\u00e8mes, c'est la situation de la prose), n'existent plus, en tout cas ne peuvent plus appartenir \u00e0 ceci, cette entreprise pour laquelle je suis absolument seul maintenant.\n\nPeu de temps avant sa mort, \u00e0 l'automne de 1982, Alix avait, \u00e0 son tour, apprivois\u00e9 le magn\u00e9tophone et de sa voix nocturne, de son souffle souvent si difficile dans l'int\u00e9rieur de la nuit (les vraies heures de la nuit absolue), enregistr\u00e9 des _moments of being_ , des moments de vie, sorte de parole sym\u00e9trique de la prose, comme la prose l'\u00e9tait dans le miroir de ses images. Je ne les ai pas encore r\u00e9\u00e9cout\u00e9s.\n\nPar ailleurs, il ne me serait plus possible aujourd'hui de poursuivre mon enqu\u00eate aupr\u00e8s de mes parents. Le grand \u00e2ge ne le permettrait plus.\n\n## 37 Je suis sorti dans la nuit\n\nJe suis sorti dans la nuit. Il \u00e9tait deux heures.\n\nJe suis sorti par la porte d'en bas, qui ouvre sur la terrasse, sous le grenadier et la treille de raisins sauvages ; et je suis all\u00e9 pisser un peu \u00e0 l'\u00e9cart, entre le romarin et le grand \u00ab pulumussier \u00bb (nom du laurier-rose dans une langue lointaine, archa\u00efque, d'enfance).\n\nLe vent du _cers_ \u00e9tait doux et presque ti\u00e8de, s'enveloppait dans la nuit autour de mes jambes et, comme chaque fois, les \u00e9toiles descendaient tr\u00e8s pr\u00e8s. La nuit contenait, comme les trajectoires des branches du pin dans les vitres contiennent les preuves d\u00e9chiffrables de la direction r\u00e9elle du vent, des indices de la saison : la ti\u00e9deur, l'\u00e9paisseur des sombres masses v\u00e9g\u00e9tales, les conciliabules d'insectes, toutes les voix instrumentales du monde disaient octobre, toutes les horloges du village sonnaient octobre, et les \u00e9toiles, en se penchant, en s'approchant si pr\u00e8s.\n\n(En hiver elles se s\u00e9parent ; en \u00e9t\u00e9 elles s'\u00e9loignent en foules ; elles se d\u00e9tachent dans le froid : chacune pure, indiff\u00e9rente ; 'aloof'.)\n\nLe pulumussier, qui grandit chaque ann\u00e9e sans abandonner sa forme, quasi h\u00e9misph\u00e9rique, est le domaine incontest\u00e9, l'avant-poste exploratoire du h\u00e9risson (il ne s'agit d'aucun h\u00e9risson nominatif mais du h\u00e9risson \u00ab g\u00e9n\u00e9rique \u00bb copropri\u00e9taire depuis toujours du lieu, chaque ann\u00e9e sans doute descendant de lui-m\u00eame, comme l'\u00e9cureuil dans les cypr\u00e8s au-dessous du potager). Je n'ai jamais eu la patience de l'apprivoiser (et d'ailleurs que faire ensuite, quand on repart) ; j'ai eu cependant l'honneur de pouvoir le pr\u00e9senter \u00e0 Alix, en ao\u00fbt, dans les m\u00eames circonstances nocturnes, \u00ab _pottering about \u00bb_ , avec importance et myopie, dans les buissons.\n\nEn octobre, l'eau du bassin-piscine est devenue trouble, verte, brune, envahie de feuilles, et aux grappes de la vigne suspendue qui le borde il ne reste que des grappillons, \u00e0 grains presque jaunes, tr\u00e8s sucr\u00e9s, toutes les grappes ou presque vid\u00e9es par les gu\u00eapes, les peaux oxyd\u00e9es brunes encore attach\u00e9es \u00e0 la grappe, recroquevill\u00e9es comme des mues de cigales.\n\nJe suis pass\u00e9 sous le ponceau, toujours \u00e9clair\u00e9 par les \u00e9toiles. Sur la colline, la clart\u00e9 \u00e9tait plus p\u00e9n\u00e9trante encore, sans obstacles d'arbres ou de b\u00e2timents, qui dans la nuit doublent de volume et se prot\u00e8gent d'un matelas d'obscurit\u00e9, d'une vie priv\u00e9e v\u00e9g\u00e9tale ou pierreuse d\u00e9fendue de silence.\n\nLes vignes avaient encore leurs feuilles, s'enfon\u00e7aient dans la terre argileuse, lourde. Je suis pass\u00e9 entre le tas de pierres bord\u00e9 de ronces et d'azeroliers, j'ai remont\u00e9 l'all\u00e9e de cypr\u00e8s presque jusqu'au bout, l\u00e0 o\u00f9 la restanque, ruin\u00e9e par les orages et la pression des terres, s'est effondr\u00e9e, et par o\u00f9 la colline perd peu \u00e0 peu sa substance. Je me suis assis sur la dalle de pierre plate, dans la nuit ti\u00e8de.\n\n## 38 Au loin passent des voitures\n\n\u00ab Au loin passent des voitures, de temps en temps, derri\u00e8re des volets de bois ferm\u00e9s. Les objets anciens sont silencieux, hormis quelques grincements d'anciennet\u00e9 dans la nuit. La maison est tranquille. La nuit \u00e9tait claire, \u00e9toil\u00e9e.\n\n\u00bb Table ronde. Table rectangulaire \u00e0 deux tiroirs, sur laquelle un sac de voyage, un tableau, repr\u00e9sentant un jardin de maison ancienne en contre-jour, une chemin\u00e9e, sur elle deux anciennes lampes, une glace en bois de rosier, un chapeau, une armoire \u00e0 battants transparents. Un lit, d\u00e9fait, une table de chevet, o\u00f9 comprim\u00e9s, verre d'eau, cruche, lunettes.\n\n\u00bb Une voiture passe derri\u00e8re les volets.\n\n\u00bb Il y a vingt ans, dans les r\u00e9dactions, en octobre, les longues marches sous un ciel orageux, marches sans but, \u00e9taient nombreuses ; les dessins de maisons isol\u00e9es, abandonn\u00e9es, sur des collines. Avant cela, comment savoir.\n\n\u00bb Derri\u00e8re la porte, un couloir, sur lequel donnent d'autres portes, on peut d'ailleurs commencer la description n'importe o\u00f9. La premi\u00e8re pi\u00e8ce ressemble assez aux autres, ou plus pr\u00e9cis\u00e9ment la description sera assez grossi\u00e8re pour ne pas saisir les diff\u00e9rences. On ne dira donc pas la disposition des quatre pi\u00e8ces, ni celle de la pi\u00e8ce suivante d\u00e9crite en rapport avec les autres ; il faudrait se dire que c'est n'importe laquelle, commencer n'importe o\u00f9.\n\n\u00bb Le couloir est vide en g\u00e9n\u00e9ral, mais parfois y passe quelqu'un, en g\u00e9n\u00e9ral une seule personne \u00e0 la fois.\n\n\u00bb Le reste de la maison surplombe tout cela, est disposable \u00e0 volont\u00e9. La seule n\u00e9cessit\u00e9 de l'imagination est de commencer par une pi\u00e8ce, un couloir, une maison, une musique, les disposer \u00e0 volont\u00e9, garder la m\u00eame disposition le temps du r\u00e9cit.\n\n\u00bb Cela est capital, m\u00eame si le d\u00e9tail du reste est sans la moindre importance. Si on se r\u00e9veillait chaque matin dans un lieu qu'on n'avait pas vu la veille, nul doute que l'exp\u00e9rience en serait d\u00e9plaisante. Mais que rien ne bouge, et tout le reste sera \u00e9gal et sans importance aucune.\n\nSt-F\u00e9lix. P\u00e2ques 1982. \u00bb\n\n(Journal d'Alix.)\n\n## 39 Pendant les repas\n\nPendant les repas, ma place \u00e9tait toujours la m\u00eame \u00e0 la table, celle o\u00f9 je restais assis pour travailler pendant les matin\u00e9es. \u00c0 cette \u00e9poque de l'ann\u00e9e, octobre, hors des vacances ordinaires des lyc\u00e9ens, j'y \u00e9tais seul avec mes parents. Je faisais face \u00e0 mon p\u00e8re, et ma m\u00e8re occupait le c\u00f4t\u00e9 droit, long, de la table rectangulaire (de mon point de vue), tournant le dos au petit bureau sur lequel se trouvait sa machine \u00e0 \u00e9crire, et au gros radiateur \u00e9lectrique nocturne et gris.\n\nC'\u00e9tait encore ma m\u00e8re, alors, qui mettait le couvert, prenant dans le petit buffet et le Grand Bahut des assiettes, couverts, verres, bols, les serviettes, et dans le panier (ou plut\u00f4t la poche) \u00e0 pain accroch\u00e9 au-dessus de la desserte o\u00f9 abondaient en permanence des fruits (quelques-uns parfois pourrissants), le pain sans sel (le pain ordinaire, qui nous \u00e9tait r\u00e9serv\u00e9, \u00e9tait au-dessus du frigidaire).\n\nLa g\u00e9ographie de la table, pour la conversation pratique, \u00e9tait conventionnellement rep\u00e9r\u00e9e par rapport \u00e0 elle, en prenant pour centre, pour position de r\u00e9f\u00e9rence, son assiette, d'o\u00f9 l'emploi de m\u00e9taphores mercatoriennes et cardinales comme : \u00ab le sel est \u00e0 l'est de ton assiette \u00bb, \u00ab l'orange est au nord-nord-ouest \u00bb, cela supposait une orientation de la table analogue \u00e0 celle d'une carte Michelin. Une variante \u00e9tait de nature horlog\u00e8re : \u00ab le sel est \u00e0 midi \u00bb, \u00ab le pain est \u00e0 neuf heures \u00bb, \u00ab il manque une fourchette \u00e0 huit-dix heures \u00bb (il \u00e9tait bien rare que ma m\u00e8re n'ait pas oubli\u00e9 quelque chose, sa distraction naturelle aviv\u00e9e de non-voyance, d'oublis, de lenteur, et d'anxi\u00e9t\u00e9).\n\nMon p\u00e8re disposait un assortiment compliqu\u00e9 de g\u00e9lules et pilules, de pastilles blanches et color\u00e9es, destin\u00e9es au soulagement de diff\u00e9rents maux (r\u00e9els ou imaginaires), mais bien incapables de gu\u00e9rir l'unique blessure r\u00e9elle et ingu\u00e9rissable, celle des yeux. Les repas \u00e9taient un combat, g\u00e9n\u00e9ralement perdant, que je livrais pour \u00e9viter (mais sans trop de conviction) de succomber aux incessantes incitations et offres culinaires de mon p\u00e8re : une variante, mais souriante et br\u00e8ve (je ne restais que quelques jours), de celui qui l'opposait de mani\u00e8re constante \u00e0 ma m\u00e8re, dont une crainte grandissante \u00e9tait de manger trop (et peu \u00e0 peu cette phobie s'est d'ailleurs d\u00e9clar\u00e9e pour ce qu'elle \u00e9tait : une asth\u00e9nie).\n\nAussi chaque portion \u00e9tait-elle l'objet de longues n\u00e9gociations : le degr\u00e9 de remplissage des cuillers, des louches, du bol, de l'assiette, par les potions, les soupes, les l\u00e9gumes, les compotes ; la dimension des biftecks, comme le reste, devant \u00eatre d\u00e9finie \u00e0 l'avance, par ajustement progressif, dans chaque cas, des \u00e9valuations antagonistes, selon les modalit\u00e9s du \u00ab trop \u00bb ou du \u00ab trop peu \u00bb. Mais, comme le mode de v\u00e9rification \u00e9tait n\u00e9cessairement divergent en ce qui concerne, d\u00e9j\u00e0, les instruments de l'exp\u00e9rimentation (mon p\u00e8re par les yeux, ma m\u00e8re par les doigts), (et c'\u00e9tait un des moments o\u00f9 transparaissait, irr\u00e9pressiblement, dans leur refus commun de tenir compte de cette divergence, leur commune horreur de l'invraisemblable c\u00e9cit\u00e9) ; comme par ailleurs les unit\u00e9s de mesure restaient remarquablement impr\u00e9cises (une cuiller\u00e9e : de quelle taille ? un bol : rempli jusqu'o\u00f9 ?...) il \u00e9tait impossible qu'un accord pr\u00e9alable ne donne pas, ensuite, lieu \u00e0 des contestations, protestations et pol\u00e9miques que ma pr\u00e9sence maintenait, mais tout juste, dans des limites am\u00e8nes.\n\nCe n'est pas du tout que mon p\u00e8re ait eu le moindre amour-propre de cuisinier, ce qu'il ne pr\u00e9tendait pas \u00eatre. Mais toute nourriture accept\u00e9e par ma m\u00e8re \u00e9tait pour lui une preuve de la possibilit\u00e9 d'accepter, en m\u00eame temps, la continuation in\u00e9vitable de la vie. En outre, mais sans doute largement ind\u00e9pendamment, il se trouvait sans cesse \u00e0 la t\u00eate de grandes quantit\u00e9s de nourritures, et, se les \u00e9tant procur\u00e9es, il lui fallait en assurer l'\u00e9coulement.\n\nCes nourritures provenaient de deux sources principales (je ne parle pas des boissons, dont il se chargeait seul en temps ordinaire, puisque ma m\u00e8re ne buvait que de l'eau municipale, qui descend de la Montagne Noire, et moi de l'eau min\u00e9rale du Boulou), et tout ce qui arrivait de chaque source demandait imp\u00e9rativement \u00e0 \u00eatre transform\u00e9 en enfants, en petits-enfants ou, plus rarement, en invit\u00e9s.\n\nIl y avait d'une part les produits de son jardin, seule passion v\u00e9ritable des quinze derni\u00e8res ann\u00e9es pour mon p\u00e8re. Le jardin d\u00e9finissait, je crois, pour lui, l'horizon de vieillesse irr\u00e9m\u00e9diable (qu'il a peut-\u00eatre, avec sa chute, atteint il y a deux ans) : le moment o\u00f9 il ne pourrait plus y travailler.\n\nLes produits du jardin se pr\u00e9sentaient selon deux modes : imm\u00e9diat et diff\u00e9r\u00e9. La variante imm\u00e9diate, saisonni\u00e8re, \u00e9tait repr\u00e9sent\u00e9e \u00e0 ce moment-l\u00e0 (celui de ce chapitre) par les derni\u00e8res tomates, les derni\u00e8res fraises, et la r\u00e9v\u00e9lation tardive des framboisiers puisque, et je m'en f\u00e9licitais, les courges n'\u00e9taient pas encore m\u00fbres. Mais je ne vais pas oublier les melons. Car le melon est le fruit pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 de mon p\u00e8re et par cons\u00e9quent celui qu'il pr\u00e9f\u00e8re offrir, partager et commenter. Au jardin, les melons recevaient un traitement de faveur. Leur \u00e9ducation \u00e9tait particuli\u00e8rement soign\u00e9e, une sorte de pr\u00e9ceptorat. Sans doute mon p\u00e8re n'avait pas de mal \u00e0 tenir ordinairement t\u00eate tout seul \u00e0 l'assaut brusque et tumultueux, si j'ose dire, de la r\u00e9colte des melons, mais c'\u00e9tait un grand r\u00e9confort pour lui de la partager avec quelqu'un qui saurait en appr\u00e9cier l'essence, qui n'est qu'en partie seulement r\u00e9v\u00e9l\u00e9e par l'existence, par l'individualit\u00e9 momentan\u00e9e du melon unique, avec ses qualit\u00e9s propres comme ses manques, mais qui s\u00e9journe plut\u00f4t dans un empyr\u00e9e situ\u00e9 au-dessus en quelque sorte d'un ensemble cons\u00e9quent de ces fruits et suppose, pour \u00eatre d\u00e9busqu\u00e9e, des comparaisons de nature historique (selon l'histoire du melon, j'entends) ; et pour ce r\u00f4le, il faut le dire, je n'\u00e9tais pas l'interlocuteur id\u00e9al.\n\n## 40 Les melons d\u00e9cevaient\n\nLes melons, cette ann\u00e9e-l\u00e0, d\u00e9cevaient. S\u00e9duit une fois de plus par le _d\u00e9mon des catalogues_ , mon p\u00e8re avait command\u00e9 des graines de melons isra\u00e9liens dont le portrait potentiel l'avait \u00e9mu, et il en v\u00e9rifiait jour apr\u00e8s jour la perfidie (comparable seulement \u00e0 celle de certaines semences de petits pois anglais, qui l'avaient plong\u00e9 dans un \u00e9tat de fureur tel qu'il en avait presque invoqu\u00e9 la \u00ab perfide Albion \u00bb) : ils arrivaient sur notre table rabougris, la chair tirant sur le vert : leur parfum, incompr\u00e9hensible, semblait n'avoir aucun rapport discernable avec leur fade go\u00fbt. Ils \u00e9taient veules, douce\u00e2tres, et nuls.\n\nMon p\u00e8re les mangeait n\u00e9anmoins consciencieusement les uns apr\u00e8s les autres (et plut\u00f4t deux par deux), tout en m\u00e9ditant sombrement sur son erreur, mais, injure supr\u00eame, il jetait leurs d\u00e9bris sans m\u00eame en recueillir les graines pour donner \u00e0 leur patrimoine g\u00e9n\u00e9tique la chance de s'am\u00e9liorer en se frottant aux idiosyncrasies rudes des sols et du climat du Minervois. Ce contretemps n'aurait pas \u00e9t\u00e9 bien grave si, par ailleurs, les semences de _vrais_ melons, les proven\u00e7aux (la Provence, on le sait, est la patrie \u00e9lective du melon ; aimer le melon, c'est d\u00e9j\u00e0 s'avouer proven\u00e7al), qui constituaient \u00e0 peu pr\u00e8s exclusivement le fonds de notre richesse meloni\u00e8re, n'\u00e9taient arriv\u00e9es \u00e0 \u00e9puisement ; et mon p\u00e8re souffrait du retard de ma m\u00e8re \u00e0 \u00e9crire \u00e0 Yvonne Geniet pour lui demander des graines des extraordinaires melons de Trets.\n\nJusqu'\u00e0 cette date, ou presque, le calendrier de la terre, irr\u00e9gulier, qui produit \u00e0 son heure plus qu'\u00e0 la n\u00f4tre, avait cr\u00e9\u00e9 des encombrements subits sur la table : des orages de laitues, des Nils de past\u00e8ques, des inondations de haricots barraqu\u00e9s ; et il ne se rencontrait pas n\u00e9cessairement au moment voulu \u00e0 Saint-F\u00e9lix les bouches susceptibles \u00e0 la fois de les appr\u00e9cier, de les juger, de les discuter, et enfin d'en venir \u00e0 bout par la manducation. Cette situation s'\u00e9tait s\u00e9rieusement modifi\u00e9e avec l'arriv\u00e9e du cong\u00e9lateur. Les crues avaient alors pu \u00eatre canalis\u00e9es, ma\u00eetris\u00e9es, les surabondances diff\u00e9r\u00e9es, ou \u00e9tal\u00e9es. Il \u00e9tait devenu possible de go\u00fbter les f\u00e8ves fra\u00eeches \u00e0 la croque au sel en novembre, les m\u00fbres \u00e0 la cr\u00e8me liquide par une soir\u00e9e glaciale de f\u00e9vrier.\n\nMais ce n'\u00e9tait l\u00e0, en fait, qu'un soulagement trompeur. Car la capacit\u00e9 du cong\u00e9lateur \u00e9tant limit\u00e9e, les places y \u00e9taient ch\u00e8res, et bien des l\u00e9gumes, dont le sacrifice aurait \u00e9t\u00e9 douloureux, certes, mais vite oubli\u00e9, n'y avaient trouv\u00e9 place qu'en sursis, ajoutant aux caprices et difficult\u00e9s de pr\u00e9vision des r\u00e9coltes ceux de la mise au point d'une strat\u00e9gie convenable d'occupation des compartiments frigorifiques.\n\nD'autant plus que la d\u00e9couverte du concept de cong\u00e9lateur avait rendu possible une extension impr\u00e9vue de celui de commande sur catalogue, autrefois confin\u00e9 aux achats de semences, d'outils, d'ustensiles de cuisine (essoreuses \u00e0 salade, friteuses perfectionn\u00e9es, par exemple) : les glaces, les p\u00e2t\u00e9s, les choucroutes \u00ab comme \u00e0 Colmar \u00bb et les cassoulets \u00ab de Castelnaudary \u00bb, les saumons fum\u00e9s, les lentilles \u00e0 la graisse d'oie, les fromages conserv\u00e9s dans l'huile d'olive et les herbes de Provence (d\u00e9cevants) exigeaient eux aussi leur place, d\u00e8s l'arriv\u00e9e de livraisons somme toute presque aussi impr\u00e9visiblement chronologiquement et conservatoirement imp\u00e9rieuses que celles des l\u00e9gumes issus de la terre. Et d'ailleurs les quantit\u00e9s de ces victuailles \u00e9taient gonfl\u00e9es immod\u00e9r\u00e9ment par les suggestions habiles des jeunes cravat\u00e9s repr\u00e9sentants qui se pr\u00e9sentaient de plus en plus fr\u00e9quemment dans ce lieu, devenu un nouveau havre de la vente par correspondance.\n\nUne fois l'id\u00e9e de commande de comestibles associ\u00e9e \u00e0 celle de cong\u00e9lateur install\u00e9e sur place, elle avait fait chez mon p\u00e8re des progr\u00e8s foudroyants, par une capacit\u00e9 de renouvellement et de variation beaucoup plus rapide que celle des ouvre-bo\u00eetes, friteuses ou moto-bineuses. Et de grandes bo\u00eetes de biscuits, m\u00e9talliques, rouge-orange, de la marque Fabis firent leur apparition (mon neveu Vincent ne faisait donc que son devoir en en vidant une quotidiennement lors de son s\u00e9jour pour regarder \u00e0 la t\u00e9l\u00e9 les Jeux olympiques de Moscou, et mon p\u00e8re ne manqua pas de le donner en exemple par la suite \u00e0 de plus m\u00e9diocres app\u00e9tits). Ma m\u00e8re ne mesurait pas exactement l'ampleur de ces arrivages, qui l'aurait effray\u00e9e, comme susceptible de contribuer \u00e0 ce qu'elle estimait \u00eatre le gigantisme coupable des quatre enfants de mon fr\u00e8re, en encourageant dangereusement leur app\u00e9tit. Une fois vid\u00e9es, les bo\u00eetes Fabis \u00e9taient converties en r\u00e9ceptacles de vieux clous r\u00e9cup\u00e9r\u00e9s.\n\nMon p\u00e8re en profitait. Il ne s'agissait nullement chez lui d'un d\u00e9sir d'accumulation, d'une avarice des provisions, ou d'une peur de manquer (sauf peut-\u00eatre de clous et de chicor\u00e9e), mais plut\u00f4t d'une forme d'extravagance de l'hospitalit\u00e9, un vif d\u00e9sir de partage, de dons familiaux ou amicaux. P\u00e9riodiquement, mes neveux et ni\u00e8ces (et Laurence parfois), accompagn\u00e9s ou non de copains ou copines, venaient pour quelques jours et repartaient gav\u00e9s, charg\u00e9s de provisions, avec la conscience de laisser le cong\u00e9lateur dans un \u00e9tat de l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 satisfaisante pour mon p\u00e8re ; d'ailleurs il \u00e9tait alors encore lui-m\u00eame un des plus gros consommateurs de ces produits, surtout en ce qui concerne les melons, les saucissons et les alcools.\n\nLes autres produits alimentaires \u00e9taient (sont toujours) amen\u00e9s \u00e0 domicile : les voitures de M. Landes (le boulanger), de M. Gros (le laitier, maintenant \u00e0 la retraite), de Mme Icher (la bouch\u00e8re ambulante de Caunes-Minervois) s'arr\u00eatent sur le chemin en face du ponceau et font entendre leur appel caract\u00e9ristique. M. Sanchez, l'\u00e9picier de Villegly, apporte, aid\u00e9 de ses filles, la commande du mardi (resp. du jeudi, du samedi), lue ant\u00e9rieurement par mon p\u00e8re au t\u00e9l\u00e9phone, selon une improvisation dont le canevas est fourni par une liste tap\u00e9e \u00e0 la machine par ma m\u00e8re (il y ajoute parfois (M. Sanchez) des produits tout nouveaux, afin de les roder sur mon p\u00e8re, avant de les risquer sur sa client\u00e8le du Minervois profond).\n\nLe jeudi matin, tr\u00e8s t\u00f4t, Mme Imbert, la poissonni\u00e8re, apporte des hu\u00eetres de Bouzigue, vastes et dodues et grasses, occasion de rieslings, de traminers, d'\u00e9merveillement. L'hu\u00eetre est pour mon p\u00e8re la perfection de la mer, de la mer poissonneuse, la mer des coquillages, des crustac\u00e9s, des poulpes, des rochers, des crabes, des criques, des oursins, des violets, la mer proven\u00e7ale d'avant, quoi ; pas celle des plages et des huiles solaires, des topless. La mer qu'il a quitt\u00e9e en 1926 pour ne plus la revoir que rarement. La question des nourritures (leur pass\u00e9, leur pr\u00e9sent, leur futur) \u00e9tait ainsi une base oblig\u00e9e de toute conversation ; la m\u00e9lodie en \u00e9tait la famille, le commentaire des nouvelles (recueillies au t\u00e9l\u00e9phone par ma m\u00e8re) ; puis c'\u00e9tait l'heure de la t\u00e9l\u00e9vision et de la radio.\n\n## 41 Je suis reparti avec mes livres\n\nJe suis reparti avec mes livres, quelques pots de gel\u00e9e d'azerole \u00e0 offrir en cadeau : pour Laurence, pour Florence, pour les Getzler, pour la famille Lusson ; un litre d'huile verte de Bize, une poign\u00e9e de figues, des noix encore vertes, des jujubes : un bouquet pour Alix.\n\nLe taxi de M. Raynaud est venu me chercher comme pr\u00e9vu \u00e0 sept heures et quart pour le train qui, venant de N\u00eemes, passe \u00e0 7 h 44 \u00e0 Carcassonne.\n\nSelon mon habitude, j'ai attendu une heure et demie \u00e0 Toulouse, montant, \u00e0 sa formation, dans le train rapide de 10 h 21 qui, selon l'horaire d'hiver r\u00e9cemment install\u00e9, arrivait alors \u00e0 la gare d'Austerlitz \u00e0 18 heures ; je m'\u00e9tais r\u00e9veill\u00e9 bien avant six heures, dans le lit de cuivre, sous la photographie du miroir, de la fen\u00eatre entrant dans le miroir, l'\u00e9t\u00e9 heureux.\n\nIl faisait nuit encore dans les c\u00e8dres, sur la colline nuageuse, et froide ; mes parents s'\u00e9taient r\u00e9veill\u00e9s.\n\nJ'ai apport\u00e9 ma valise dans la grande pi\u00e8ce, je me suis ras\u00e9. J'ai pr\u00e9par\u00e9 le sac de mon d\u00e9jeuner dans le train, entre l'arr\u00eat \u00e0 Cahors, et Brive : du jambon cru \u00e9pais de Mme Icher, des tomates, des biscottes, des biscuits dans leur bo\u00eete rouge-orange, une bo\u00eete Fabis.\n\nJ'ai bu mon bol de caf\u00e9 noir tr\u00e8s dilu\u00e9. Ma m\u00e8re a bu du th\u00e9 \u00e0 la table, essayant de me dire ce qu'elle n'avait pas dit, ou avait d\u00e9j\u00e0 dit, pendant mon s\u00e9jour. Mais que dire ?\n\nLe taxi est arriv\u00e9 \u00e0 l'heure exacte. Les vignes \u00e9taient brumeuses. On apercevait, parfois, des vendangeurs. M. Raynaud, dont le fr\u00e8re est garagiste \u00e0 Conques (il a, depuis, pris sa retraite), n'\u00e9tait pas bavard. On n'est pas souvent bavard ici. Il conduisait lentement.\n\nNous sommes pass\u00e9s \u00e0 Villalier au-dessus de l'Orbiel ; \u00e0 Villalier, o\u00f9 Jo\u00eb Bousquet est enterr\u00e9 ; au Pont-Rouge au-dessus du Fresquel, sur lequel passe aussi, en m\u00eame temps que la route, le canal du Midi, celui du grand Riquet, \u00ab le liquide chemin de Bordeaux \u00e0 Narbonne \/ qu'abreuvent tour \u00e0 tour et l'Aude et la Garonne \/ \u00bb, exploit qui m'impressionna \u00e9norm\u00e9ment quand je le d\u00e9couvris en 1941 (de l'eau coulant par-dessus de l'eau, au-dessus d'une rivi\u00e8re, avec des p\u00e9niches !). Et M. Raynaud a pris le raccourci de Grazailles qui rejoint directement la gare sur l'arri\u00e8re, descendant de ce plateau o\u00f9 il n'y avait autrefois que villas et \u00ab campagnes \u00bb (comme on dit en audois), de plus en plus envahi maintenant par la ville, qui s'\u00e9lance vers Villemoustaussou.\n\nMon p\u00e8re m'a accompagn\u00e9 sur le ponceau. Il a dit bonjour \u00e0 M. Raynaud. Nous n'avons parl\u00e9 ni de maladie ni de mort.\n\n# CHAPITRE 4\n\n# Portrait de l'artiste absent\n\n* * *\n\n## 42 Je suis de taille plut\u00f4t grande\n\nJe suis de taille plut\u00f4t grande, ayant culmin\u00e9 \u00e0 cent quatre-vingt-quatre centim\u00e8tres et demi autour de ma vingti\u00e8me ann\u00e9e. Je n'ai encore que l\u00e9g\u00e8rement diminu\u00e9, par tassement in\u00e9vitable et voussure ; un peu plus cependant, dans l'apparence, si je tiens compte de la disparition de mes cheveux (au moins dans la hauteur).\n\n\u00c0 l'\u00e9poque o\u00f9 j'ai commenc\u00e9 \u00e0 approcher de ma taille maximale, sinon d\u00e9finitive, les dimensions moyennes du Fran\u00e7ais de sexe masculin \u00e9taient nettement plus limit\u00e9es qu'aujourd'hui ; ce qui fait que j'\u00e9tais alors \u00e0 la fois dans l'absolu (un peu) et relativement (beaucoup) plus grand qu'aujourd'hui.\n\nJ'ai de ce fait une impression tr\u00e8s nette : dans les ann\u00e9es cinquante, en entrant dans un wagon de m\u00e9tro parisien, et en me pla\u00e7ant \u00e0 un bout, je pouvais voir jusqu'\u00e0 l'autre extr\u00e9mit\u00e9 pour ainsi dire sans obstacles, m\u00eame si le m\u00e9tro \u00e9tait bond\u00e9. Ce n'est plus du tout le cas aujourd'hui et c'est l\u00e0, curieusement, pour moi, un des signes les plus indiscutables de mon vieillissement.\n\nDans ma premi\u00e8re jeunesse, ma taille brusquement atteinte n'eut pas que des avantages : mes pieds se mirent \u00e0 d\u00e9passer des lits, sp\u00e9cialement dans les h\u00f4tels, encore mal adapt\u00e9s aux dimensions nouvelles de la population et \u00e0 l'arriv\u00e9e des touristes scandinaves. Je dus apprendre \u00e0 utiliser \u00e0 plein les qualit\u00e9s g\u00e9om\u00e9triques des diagonales. Le pire \u00e9taient les cin\u00e9mas, que je fr\u00e9quentais plus r\u00e9guli\u00e8rement que les amphith\u00e9\u00e2tres de la vieillissante Sorbonne, puis de l'institut Henri-Poincar\u00e9, qui abritait alors les math\u00e9maticiens. Au cin\u00e9ma Champollion, en particulier, une seule place m'\u00e9tait possible : en bout de rang\u00e9e, au bord de l'all\u00e9e centrale, o\u00f9 sans cesse les ouvreuses et les spectateurs tardifs butaient dans le noir sur mes orteils exag\u00e9r\u00e9s.\n\nD'\u00eatre ainsi, presque partout, presque toujours, parmi les plus grands (le plus grand) m'a donn\u00e9 cette sensation de g\u00eane que je ressens en pr\u00e9sence des quelques personnes de ma connaissance dont la taille est nettement sup\u00e9rieure \u00e0 la mienne : mon neveu Fran\u00e7ois, par exemple ou, \u00e0 l'Oulipo, Harry Mathews. Comme si m'\u00e9tait alors \u00f4t\u00e9 momentan\u00e9ment l'unique avantage physique que je me sois jamais reconnu. (La taille de mon neveu Fran\u00e7ois, presque deux m\u00e8tres, et plus encore les cent quatre-vingts centim\u00e8tres et plus de ses deux s\u0153urs, Marianne et Claire, cr\u00e9ent chez ma m\u00e8re, quand elle y pense, bien plus que de la g\u00eane : de l'inqui\u00e9tude et presque de l'horreur ; comme si elle voyait surgir dans sa famille la tendance au gigantisme dinosaurien qui menace, elle en est certaine, l'humanit\u00e9.)\n\nCette sensation est apparent\u00e9e dans mon esprit \u00e0 un sentiment d'\u00e9chec de mon adolescence, qui a contribu\u00e9 \u00e0 mon abandon de tout effort en vue de satisfaire des ambitions athl\u00e9tiques que mon p\u00e8re nourrissait pour moi (comme pour tous ses enfants et ensuite petit-enfants), particuli\u00e8rement au d\u00e9cathlon. Je me souviens clairement de l'exp\u00e9rience du saut en hauteur, que j'ai commenc\u00e9 \u00e0 pratiquer en arrivant au lyc\u00e9e de Carcassonne : j'avais donc un peu moins de neuf ans. J'y r\u00e9ussissais assez bien. La technique de l'\u00e9poque (dans l'enseignement d'\u00ab \u00e9ducation physique \u00bb des ann\u00e9es de guerre) \u00e9tait plut\u00f4t rudimentaire : le \u00ab ciseau \u00bb presque exclusivement, et beaucoup plus rarement le \u00ab rouleau californien \u00bb. Mais je parvenais sans peine \u00e0 franchir des hauteurs telles que l'\u00e9lastique, qui d\u00e9signait l'obstacle, \u00e9tait plac\u00e9 \u00e0 l'horizontale de mon regard.\n\nQuand j'ai commenc\u00e9 \u00e0 grandir rapidement, mes capacit\u00e9s athl\u00e9tiques ont tout d'abord fl\u00e9chi, et je me suis senti assez vite humili\u00e9 de ne pouvoir franchir que des hauteurs subjectivement de plus en plus basses, m\u00eames si elles continuaient \u00e0 augmenter petit \u00e0 petit en valeur absolue.\n\nSans doute aurais-je du attendre que mes muscles rejoignent mon squelette. Mais je crois que de toute fa\u00e7on la \u00ab barre \u00bb id\u00e9ale situ\u00e9e \u00e0 l'horizontale de mon regard s'\u00e9tait fix\u00e9e en moi comme une limite imaginairement infranchissable, et je sens que je n'aurais jamais pu m'\u00e9lever plus haut.\n\nAujourd'hui, la vue de ces lignes irr\u00e9elles traversant l'\u00e9cran de t\u00e9l\u00e9vision \u00e0 deux m\u00e8tres trente ou m\u00eame quarante au-dessus du sol, lors de la retransmission des grandes comp\u00e9titions internationales, c'est-\u00e0-dire nettement plus haut que le sommet de la t\u00eate des champions russes, am\u00e9ricains ou chinois (tous plus grands que mon neveu Fran\u00e7ois) qui se disputent la progression du record du monde, me donne la m\u00eame impression de vertige et de malaise l\u00e9ger que celle des personnes qui sont d'une taille plus grande que la mienne. Et c'est sans doute pourquoi je n'ai jamais saut\u00e9 plus d'un m\u00e8tre soixante. Aujourd'hui, j'en suis s\u00fbr, quatre-vingt-dix centim\u00e8tres me feraient peur, mais pour une tout autre raison : j'ai cinquante-deux ans.\n\n## 43 Je n'ai pas profit\u00e9 longtemps de ma taille maximale\n\nJe n'ai pas, \u00e0 vrai dire, profit\u00e9 longtemps de ma taille maximale (dans les deux sens, absolu et relatif) car j'ai commenc\u00e9 tr\u00e8s t\u00f4t \u00e0 perdre mes cheveux, suivant une tradition familiale malheureusement bien \u00e9tablie des deux c\u00f4t\u00e9s : je ne suis pas certain d'avoir un souvenir r\u00e9el de mon p\u00e8re quand il \u00e9tait abondamment chevelu, tel qu'il appara\u00eet sur les photographies des ann\u00e9es trente. En tout cas, \u00e0 la Lib\u00e9ration, \u00e9poque pour laquelle les images sont assez nombreuses et mes souvenirs plus fiables, la situation, en ce qui le concerne, \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 r\u00e9gl\u00e9e.\n\nMon fr\u00e8re m'a suivi sur le sentier capillaire familial, et on m'a dit r\u00e9cemment que mon neveu Fran\u00e7ois est pr\u00e9occup\u00e9 de la chute de ses cheveux, ce qui m'a paru une r\u00e9action exag\u00e9r\u00e9e, puisque la perte de ce matelas incommode le fera peut-\u00eatre repasser au-dessous de la limite des deux m\u00e8tres d'encombrement r\u00e9el de l'espace, ce que je ne trouverais pas \u00e0 regretter.\n\nJ'ai toujours connu mon grand-p\u00e8re chauve, comme je suis loin encore de l'\u00eatre et comme, je crois, mon p\u00e8re ne l'est pas aussi parfaitement. Lors d'un de ses tr\u00e8s rares conflits avec un artisan (il \u00e9tait g\u00e9n\u00e9ralement affable, et c'\u00e9tait une cat\u00e9gorie sociale pour laquelle il avait une vive sympathie, \u00e9tant lui-m\u00eame un excellent menuisier amateur), mon grand-p\u00e8re s'\u00e9tait f\u00e2ch\u00e9 pendant un moment avec son coiffeur parce qu'il avait brusquement r\u00e9clam\u00e9 de celui-ci une r\u00e9duction sur le prix de la coupe, trouvant que le travail que donnait son cr\u00e2ne \u00e0 des ciseaux \u00e9tait largement surpay\u00e9 par l'application du tarif ordinaire et plein. L'honorable commer\u00e7ant du Clos Bissardon, le quartier de Caluire qu'habitaient mes grands-parents, en avait, dit-on, \u00e9t\u00e9 indign\u00e9, et ils avaient \u00ab eu des mots \u00bb.\n\nMon grand-p\u00e8re \u00e9tait le plus souvent coiff\u00e9 d'un chapeau (il n'avait pas, en son temps, d\u00e9daign\u00e9 le canotier), (mon p\u00e8re, lui, a toujours favoris\u00e9 le b\u00e9ret basque des supporters de l'\u00e9quipe de Toulon (rugby) et je me suis moi-m\u00eame mis il y a plusieurs ann\u00e9es \u00e0 la casquette, anglaise de pr\u00e9f\u00e9rence (car il faut se rendre \u00e0 l'\u00e9vidence : apr\u00e8s quarante ans le vent, le froid, la pluie sont des d\u00e9sagr\u00e9ments certains pour un cr\u00e2ne non rev\u00eatu)). Mon grand-p\u00e8re portait son chapeau m\u00eame \u00e0 l'int\u00e9rieur des maisons. Quand il croisait quelqu'un de sa connaissance, ou quand il entrait dans un magasin, il le soulevait poliment, et la perfection absolue de sa calvitie apparaissait alors en pleine lumi\u00e8re.\n\nUne photographie de 1933 me repr\u00e9sente, si on peut dire, \u00e2g\u00e9 alors de quelques mois seulement, dans ses bras de grand-p\u00e8re d\u00e9butant (seul mon cousin Jean Molino m'avait alors pr\u00e9c\u00e9d\u00e9) ; mon grand-p\u00e8re, exceptionnellement (\u00e0 l'occasion de la 'prise de portrait' ?), ne porte pas de chapeau et je suis, moi, un b\u00e9b\u00e9 compl\u00e8tement chauve, ce qui accentue encore notre ind\u00e9niable parent\u00e9.\n\nMon p\u00e8re a souvent racont\u00e9 en famille que son beau-p\u00e8re, inquiet de mon absence prolong\u00e9e de chevelure, qu'il trouvait excessive, et craignant peut-\u00eatre que je ne d\u00e9cide de sauter toutes ces ann\u00e9es interm\u00e9diaires de la vie humaine, celle des chevelures violentes et d\u00e9sordonn\u00e9es, pour en venir tout de suite \u00e0 l'\u00e9tat ult\u00e9rieur fix\u00e9 par la longue tradition familiale et repr\u00e9sent\u00e9, exemplairement, par lui\n\n(la seule photographie de son p\u00e8re \u00e0 lui, mon arri\u00e8re-grand-p\u00e8re Molino, le chef de gare de Poli\u00e9na, dont je garde le souvenir, le montre \u00e9galement nu-t\u00eate, au sens strict (mais avec une barbe blanche : les chauves de cette \u00e9poque avaient d'imposantes compensations)),\n\navait un jour, un peu en cachette, offert \u00e0 sa fille a\u00een\u00e9e (ma m\u00e8re) un flacon d'un de ces produits destin\u00e9s \u00e0 favoriser la pousse des cheveux et lui avait recommand\u00e9 de l'appliquer vigoureusement sur mon cr\u00e2ne encore vierge de ces fils qui avaient d\u00e9sert\u00e9 le sien. Mes cheveux pouss\u00e8rent enfin, et furent blonds ; puis ils se banalis\u00e8rent avant de se mettre \u00e0 tomber, comme il \u00e9tait h\u00e9r\u00e9ditairement \u00e9crit qu'ils devaient le faire. Mon grand-p\u00e8re \u00e9tait encore vivant quand je ressentis les premi\u00e8res atteintes du mal des chauves. Je n'ai pas souvenir (mais peut-\u00eatre ai-je simplement oubli\u00e9) d'avoir particuli\u00e8rement souffert de la calvitie dans sa phase naissante, quand les cheveux, assez brusquement, se mettent \u00e0 rester entre les dents des peignes (il me semble que mon p\u00e8re en souffrait pour moi). Beaucoup moins en fait que de l'impossibilit\u00e9 o\u00f9 j'\u00e9tais, ant\u00e9rieurement \u00e0 la chute, de me coiffer (elle m'a 'poursuivi' toute mon enfance).\n\nJ'avais sur le sommet du cr\u00e2ne un \u00ab \u00e9pi \u00bb, comme disaient les coiffeurs avec r\u00e9signation, m\u00e9pris ou parfois admiration secr\u00e8te, un \u00ab \u00e9pi \u00bb totalement indisciplin\u00e9 et inordonnable, que ce soit avec le peigne, ou \u00e0 la brosse, ou sous l'action d'un quelconque \u00ab produit \u00bb (comme la belle et rouge \u00ab gomina argentine \u00bb). Il a lutt\u00e9 jusqu'au bout et n'a \u00e9t\u00e9 vaincu, telle la garde imp\u00e9riale \u00e0 Waterloo, que par la disparition \u00e0 peu pr\u00e8s totale de ses effectifs. De ce point de vue, la calvitie a \u00e9t\u00e9 pour moi un grand soulagement. Mon p\u00e8re a eu, je crois, une chevelure encore plus r\u00e9solue et sans concessions ; mais le probl\u00e8me de son absence semble avoir \u00e9t\u00e9 ressenti par lui, comme par mon grand-p\u00e8re, avec plus d'acuit\u00e9 que par moi. J'ai l'impression, peut-\u00eatre erron\u00e9e et due \u00e0 mon isolement, que l'imaginaire populaire \u00e9tait autrefois plus attentif \u00e0 ces questions de pilosit\u00e9. Il me semble ne pas avoir entendu depuis fort longtemps de plaisanteries sur les chauves (accompagn\u00e9es de commentaires sur l'hypertrophie suppos\u00e9e de leurs prouesses sexuelles : c'est ainsi du moins que la calvitie apparaissait comme th\u00e8me majeur dans les recueils dits de _cent blagues_ qui constituaient la lecture presque exclusive de mes camarades de r\u00e9giment, \u00e0 Montlu\u00e7on ou \u00e0 la Fert\u00e9-Hauterive (il est vrai qu'il s'agissait de simples soldats, pas de futurs officiers)).\n\n## 44 Mon nez est long\n\nMon nez est long, termin\u00e9 par ce que Alix, d'une expression conserv\u00e9e depuis ses ann\u00e9es d'enfance au Portugal, appelait une _'patata do nariz'_.\n\nEn traitant de mon nez apr\u00e8s mes cheveux, je vous fais donc un d\u00e9but de portrait descendant, conforme \u00e0 la tradition rh\u00e9torique en langue fran\u00e7aise depuis Brunet Latin et son c\u00e9l\u00e8bre portrait d'Iseut dans le _Livres dou Tr\u00e9sor :_\n\nSes cheviaus... resplendissent plus que fils d'or, son front sormonte la flour de list, ses noirs sourcis sont ploi\u00e9 comme de petis arconciaus, et une petite voie de let les desoive parmi la ligne du n\u00e9s et si par mesure k'il n'i a ne plus ne moins, ses oils ki sormontent toutes esmeraudes reluisent en son front comme .ii. estoiles ; sa face ensuit la biaut\u00e9 dou matinet...\n\nUn probl\u00e8me appara\u00eet cependant, j'y pense au moment de poser cette comparaison : le portrait d'Iseut, qu'il soit de Brunet Latin lui-m\u00eame ou de Tristan (\u00ab autresi fist Tristans quand il devisa la biaut\u00e9 dame Yseude \u00bb), est une \u00ab demonstrance \u00bb, un exemple de la \u00ab septime coulor... de rectorique \u00bb, une description d'une \u00ab monstration \u00bb : voil\u00e0 ce que vous (Tristan, Brunet Latin, vous, mon lecteur) voyez quand vous regardez Iseut. Mais le regard qui conduit \u00e0 la description descendante est ext\u00e9rieur \u00e0 son mod\u00e8le, ce qui ne peut \u00eatre le cas s'il s'agit d'un autoportrait, du moins pas directement\n\nCela m'am\u00e8ne \u00e0 me demander _qui_ ou _quoi_ je suis en train de d\u00e9crire et 'd\u00e9monstrer' en ce moment pour mon lecteur. Il y avait deux possibilit\u00e9s : ou bien prendre une photographie de moi-m\u00eame, et j'en poss\u00e8de plusieurs, prises par Alix, ou bien d\u00e9crire l'image, la seule \u00e0 laquelle je sois r\u00e9ellement et depuis longtemps habitu\u00e9, celle de celui que j'apparais dans un miroir, et que je vois \u00e0 peu pr\u00e8s tous les jours, chaque fois que je me rase (c'est d'ailleurs, et j'y reviendrai, l'occasion presque unique d'une telle rencontre entre mon reflet et moi). Cette image-l\u00e0, on en conviendra, est fort diff\u00e9rente de la premi\u00e8re, beaucoup plus m\u00eame qu'il n'y para\u00eet \u00e0 premi\u00e8re vue.\n\nJe n'y avais pas pens\u00e9 en commen\u00e7ant cet _autoportrait_ un peu paresseux, mais il m'appara\u00eet maintenant hors de doute que l'image que j'ai de moi-m\u00eame quand j'y pense, comme je le fais en ce moment pour les besoins de la prose, n'est en aucun cas la premi\u00e8re, celle de la photographie, dont je peux supposer cependant que ceux qui me connaissent, autant que mon lecteur (mon lecteur 'g\u00e9n\u00e9rique') si je venais \u00e0 le rencontrer, pourraient trouver ressemblante ; mais la seconde, celle du miroir, qui ne peut \u00eatre reconnue par quelqu'un d'autre que de mani\u00e8re non naturelle, par d\u00e9duction \u00e0 partir de la sym\u00e9trie.\n\nMon image photographique, m\u00eame apr\u00e8s des ann\u00e9es de photographies d'identit\u00e9 n\u00e9cessaires \u00e0 mon existence administrative, me reste, aujourd'hui encore, bizarre. Cet effet de bizarrerie aurait \u00e9t\u00e9 plus aigu encore avant l'invention de la photographie, quand la seule image de soi que l'on pouvait poss\u00e9der (si l'on n'\u00e9tait pas peintre de soi-m\u00eame) \u00e9tait le portrait, soumis lui aussi \u00e0 la singularit\u00e9 irr\u00e9ductible d'un regard commandant une main (on imagine volontiers, mais \u00e0 tort, que l'appareil photographique \u00e9chappe \u00e0 cette singularit\u00e9).\n\nPendant un court moment seulement, au dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle, avant l'invention du \u00ab positif \u00bb par Talbot, au temps du _daguerr\u00e9otype_ , le monde a pu appara\u00eetre tel qu'il se serait vu lui-m\u00eame s'il avait pu se voir ; mais, par une ironie \u00e9trange, le daguerr\u00e9otype \u00e9tait d\u00e9sarm\u00e9 devant les objets en mouvement, et le seul _portrait naturel_ d'un homme dans ce monde curieux d'au-del\u00e0 du miroir que je connaisse est ce daguerr\u00e9otype du boulevard parisien, dans une lumi\u00e8re d'apr\u00e8s-midi, vide de chiens, de chevaux, de voitures, de promeneurs, o\u00f9 seule s'est fix\u00e9e une silhouette parce que assez longtemps immobile, puisque c'est celle de quelqu'un en train de se faire cirer les souliers (on ne voit presque rien du cireur, parce qu'il bougeait, lui) : Paris, apr\u00e8s une bombe \u00e0 neutrons.\n\nDans de semblables images, les arbres, les rivi\u00e8res sont des reflets, et toutes les enseignes semblent \u00e9crites par L\u00e9onard de Vinci. Je n'ai, certes, rien dit de mon apparence qui ne soit vrai \u00e9galement de mon image \u00ab r\u00e9elle \u00bb autant que de mon image \u00ab en miroir \u00bb (que mon nez est long, que mes cheveux sont rares, que ma taille est grande, tout cela est indiff\u00e9rent \u00e0 une transformation par sym\u00e9trie), mais il n'en est pas moins certain que mon autoportrait (en tant qu'image) d\u00e9crit quelque chose qui n'est pas de ce monde ; et cela ne se limite peut-\u00eatre pas au seul sens de la vue.\n\n## 45 Le seul moment o\u00f9 je me vois\n\nLe seul moment o\u00f9 je me vois, de fa\u00e7on tr\u00e8s r\u00e9guli\u00e8re, est en fait celui o\u00f9 je me rase. Ce n'est donc pas vraiment un moment o\u00f9 je me regarde, les deux op\u00e9rations n'\u00e9tant pas possibles simultan\u00e9ment sans risques. Je vois cette partie n\u00e9cessaire de mon visage, je ne regarde pas un moi, ni Jacques Roubaud (c'est mon nom). J'aper\u00e7ois la diff\u00e9rence entre ces deux \u00e9tats comme proche d'une sc\u00e8ne de film, parmi celles que je pr\u00e9f\u00e8re : c'est dans un Laurel et Hardy dont j'ai oubli\u00e9 le titre : Oliver Hardy est en train de peindre le mur de leur appartement, il est sur une \u00e9chelle. Le facteur sonne, il apporte une lettre, urgente, pour Hardy. Hardy demande \u00e0 Laurel de lui lire la lettre : elle annonce une s\u00e9rie de catastrophes, incendie ou inondation dans la maison des parents, maladie grave, d\u00e9sastres financiers ou affectifs ; \u00e0 mesure que Laurel lit, Hardy est de plus en plus catastroph\u00e9. \u00ab Qu'est-ce que tu as ? \u00bb demande Laurel. Hardy s'\u00e9trangle. \u00ab Je ne savais pas, dit Laurel. _Je n'ai pas \u00e9cout\u00e9. \u00bb_\n\nJ'utilise pr\u00e9sentement une cr\u00e8me \u00e0 raser en \u00ab bombe \u00bb, sans blaireau, de la marque Williams, et je me suis converti r\u00e9cemment et en d\u00e9sespoir de cause aux rasoirs jetables, mono- ou bi-lames, qui progressivement et radicalement \u00e9liminent des supermarch\u00e9s comme des pharmacies les Gillette Stainless Steel longue dur\u00e9e blanches en \u00ab conteneurs \u00bb de cinq ou dix lames, qui elles-m\u00eames avaient supplant\u00e9 les Gillette bleues \u00e0 emballage individuel de papier de ma jeunesse, qu'on ne trouve plus que par hasard ou chez les antiquaires, parmi les disques 78 tours ou les appareils de radio Path\u00e9-Marconi.\n\nJe me trouve ainsi s\u00e9par\u00e9 par plusieurs r\u00e9volutions technologiques (en fait plusieurs phases, mineures, d'une m\u00eame r\u00e9volution) de l'art de raser de mon inaccessible mod\u00e8le, mon grand-p\u00e8re : il se rasait volontiers dans la cuisine (m\u00eame chez lui), avec un \u00ab sabre \u00bb qu'il aiguisait longuement le matin (t\u00f4t) sur du cuir noir ; pr\u00e9parant ensuite, encore plus longuement, une mousse \u00e9paisse, onctueuse, cr\u00e9meuse, dense, dont les petits tas piqu\u00e9s de poils s'alignaient ensuite (tout au long de l'op\u00e9ration) sur le pourtour d'une soucoupe. Je les revois avec fascination, apr\u00e8s trente, quarante ans. Un pot d'eau tr\u00e8s chaude, un miroir ovale \u00e0 pied, une chaise, une serviette, un peu d'alcool pour les coupures (plus nombreuses les derni\u00e8res ann\u00e9es de sa vie : sa main tremblait). Mon souvenir en conserve l'image, comme une sorte de sc\u00e8ne continue, ind\u00e9pendante des lieux et des ann\u00e9es.\n\nIl m'est arriv\u00e9 ici, pendant les vingt et un mois o\u00f9 j'y ai v\u00e9cu avec Alix vivante, de me retrouver un peu semblable \u00e0 lui (et, j'y pense, pour des raisons grossi\u00e8rement analogues, ma grand-m\u00e8re \u00e9tait presque continuellement malade), dans la cuisine, avec un couvercle de casserole pour miroir, en \u00e9quilibre au-dessus du robinet d'eau chaude, me rasant dans le silence de la nuit.\n\nJe fais couler l'eau chaude. Je me savonne le visage, les mains, le cou. Je me s\u00e8che. Je mouille de nouveau les parties rasables. Je prends un peu de mousse dans la paume de ma main droite ; je l'applique. Puis je me rase, de la main gauche (un des restes les plus \u00e9vidents de mon \u00ab gauchisme \u00bb), selon un ordre immuable :\n\n _a)_ la l\u00e8vre sup\u00e9rieure ;\n\n _b)_ la l\u00e8vre inf\u00e9rieure ;\n\n _c)_ le menton ;\n\n _d)_ la joue droite ;\n\n _e)_ la joue gauche ;\n\n _f)_ le cou.\n\n\u00c9crivant ceci, simple description de mon rasage de la veille, j'ai l'impression en effet qu'il s'agit d'un rituel immuable, d'une r\u00e9p\u00e9tition ind\u00e9finie des m\u00eames gestes, ind\u00e9pendants des lieux, des circonstances, o\u00f9 seuls varient de mani\u00e8re significative les supports techniques (mousses, lames) alors que l'essence m\u00eame de l'op\u00e9ration, son squelette rythmique, l'ordre de mes mouvements, se conserve invariant dans toutes les transformations annexes de mon existence. J'ai l'impression qu'il s'agit l\u00e0, comme la po\u00e9sie, d'un point fixe de ma vie, qui assure ma continuit\u00e9, et je suis heureux de l'identifier.\n\nMais apr\u00e8s avoir \u00e9crit ce passage, j'ai un doute : je me souviens d'avoir d\u00e9j\u00e0 d\u00e9crit mon rasage, il y a neuf ans, comme \u00ab moment de repos en prose \u00bb dans un livre de po\u00e8mes _Autobiographie, chapitre dix_. Dans ce livre, l'ordre est le suivant :\n\n\u00ab _a_ ) le menton ; _b_ ) la l\u00e8vre inf\u00e9rieure ; _c_ ) la joue droite ; _d_ ) la joue gauche ; _e_ ) la l\u00e8vre sup\u00e9rieure ; _f_ ) le cou. \u00bb\n\nJ'ai chang\u00e9.\n\nJ'ai chang\u00e9, mais quand ? J'ai pass\u00e9 une heure vaine \u00e0 tenter d'\u00e9voquer \u00e0 nouveau ces sc\u00e8nes : chaque fois que je me vois me rasant, je retrouve le mouvement que j'ai dit plus haut, celui qui est le mien en ce moment.\n\n## 46 Avec l'op\u00e9ration rythmique du rasage\n\nAvec l'op\u00e9ration rythmique du rasage (et l'importance qui lui est donn\u00e9e dans ce portrait t\u00e9moigne d'une variante paradoxale du 'stade du miroir'), je me suis au fond d\u00e9j\u00e0 d\u00e9tourn\u00e9 de la d\u00e9piction de soi traditionnelle, avec sa route toute trac\u00e9e de haut en bas et du \u00ab physique \u00bb au \u00ab moral \u00bb, non pour la supprimer \u00e0 jamais de mon r\u00e9cit, mais pour l'exclure presque enti\u00e8rement d'une position primordiale, initiale, dans ces \u00ab commencements \u00bb. Faisant donc nettement l'impasse sur les r\u00e9gions interm\u00e9diaires de mon corps (au-dessous du cou parcouru par le rasoir), je continuerai mon portrait par mes jambes, d'ailleurs non pour les d\u00e9crire, ne retenant que leurs dimensions (en fait leur hauteur : grandes, \u00e0 la fois relativement au reste, et relativement au reste des jambes, celles des autres), mais pour l'usage essentiel que j'en fais, la _marche_.\n\nJe suis un _marcheur_. Je marche tout le temps, longtemps, loin, par plaisir, par choix, par compulsion. Ce n'est pas ma seule activit\u00e9 physique, mais c'est la seule constante, qui n'a pas cess\u00e9 (comme la course) avec l'\u00e2ge, la seule dont je ressente le besoin quotidien absolu. Je n'entretiens pas mon corps par la gymnastique, je ne le discipline pas mystiquement par le yoga, je ne le confronte pas \u00e0 la bicyclette, \u00e0 la rame, je ne \u00ab jogge \u00bb pas. Je marche. Je m\u00e2che l'air avec mes pieds, je m\u00e9dite l'espace en arpentant la terre, ses routes, ses rues, ses sentiers, ses chemins. Je ne suis pas non plus un athl\u00e8te de la marche, ce sport bizarre o\u00f9 l'on va presque plus vite qu'un coureur, en oscillant sur ses talons.\n\nMon adoption du personnage du marcheur, qui est plus qu'une simple pratique poursuivie avec pers\u00e9v\u00e9rance, qui s'apparente presque \u00e0 une vocation, s'accompagne \u00e0 la fois du refus de l'effort de nature sportive, comp\u00e9titif (m\u00eame par rapport \u00e0 soi-m\u00eame), mais d'une revendication qui pourra para\u00eetre pass\u00e9iste : je suis non seulement marcheur, mais pi\u00e9ton. Ce qui veut dire que non seulement je ne poss\u00e8de pas d'automobile, mais que je serais incapable d'en conduire une, n'\u00e9tant pas possesseur d'un permis. J'ai m\u00eame v\u00e9cu six mois aux USA comme pi\u00e9ton, ce dont je ne suis pas peu fier.\n\nJ'atteins par la marche \u00e0 quelque chose comme une possession du temps ; la d\u00e9ambulation le convertit en espace, par l'interm\u00e9diaire des pas, d'une mani\u00e8re plus directe, plus sensible que par les instruments ordinaires de la mesure du temps, montres, r\u00e9veils, horloges des b\u00e2timents publics, des gares, des \u00e9glises. Par elle je peux ressentir parfois une satisfaction de la dur\u00e9e ; parfois encore, intens\u00e9ment autrefois, dans ma jeunesse. Plus prosa\u00efquement, comme j'ai une v\u00e9ritable d\u00e9testation d'\u00eatre en retard \u00e0 un rendez-vous, \u00e0 un cours (j'enseigne), \u00e0 un d\u00e9part de train ou d'avion, chaque fois qu'il est possible je m'approche de mes destinations par les pieds, \u00e9liminant ainsi les incertitudes m\u00e9caniques dans l'\u00e9valuation des trajets de m\u00e9tro ou d'autobus, avec toutes leurs causes de retard (ce qui fait que, si je ne marche pas, je risque d'\u00eatre consid\u00e9rablement en avance, tant je prends de marges pour chaque section du trajet). En marchant, je peux r\u00e9gler mon allure, ralentir ou acc\u00e9l\u00e9rer \u00e0 peu pr\u00e8s \u00e0 volont\u00e9, m'arr\u00eater sous un porche, dans un caf\u00e9, r\u00eaver un moment, si le temps le permet, sur un banc de jardin public. Autant dire que les d\u00e9placements prennent, dans une grande ville comme Paris, une partie consid\u00e9rable de mes journ\u00e9es.\n\nJ'aime les itin\u00e9raires familiers, les parcours accomplis une infinit\u00e9 de fois, vers des points invariables, les biblioth\u00e8ques par exemple, les endroits o\u00f9 habite celle que j'aime et avec laquelle je ne vis pas. La familiarit\u00e9 r\u00e9duit le temps, permet la contemplation oisive et r\u00eaveuse de ce qui se passe, comme la contemplation int\u00e9rieure (je travaille beaucoup ainsi) ; la dur\u00e9e s'all\u00e8ge, la fatigue (plus mena\u00e7ante pour moi quand j'avance en ann\u00e9es) s'\u00e9loigne, du plaisir de la reconnaissance, moins \u00e9puisant si moins exaltant que celui de la surprise, que peut donner un chemin inconnu.\n\nQuand je pars sans but, comme cela, pour marcher, je ne vais pas, je ne vais presque jamais, au hasard. Le hasard dans la marche m'est peu attirant, comme il ne l'\u00e9tait gu\u00e8re en litt\u00e9rature pour mon ma\u00eetre Raymond Queneau. M\u00eame si je ne sais pas o\u00f9 je vais, parce que c'est un endroit de la ville, ou de la garrigue, ou d'un pays \u00e9tranger o\u00f9 je ne suis jamais venu, je ne pars pas sans une appr\u00e9hension mentale minimale des lieux que je vais parcourir au moyen de la carte, du plan, des photographies m\u00eame parfois ; je ne m'int\u00e9resse pas aux terres vierges. Quelque chose, de pr\u00e9f\u00e9rence imagination abstraite du territoire \u00e0 explorer (et je pr\u00e9f\u00e8re donc les cartes, les plans, aux images), m'est indispensable pour que je m'aventure dans une r\u00e9gion nouvelle avec quelque tranquillit\u00e9.\n\nC'est pourquoi j'ai un go\u00fbt tr\u00e8s vif pour les _parcours oblig\u00e9s_ , o\u00f9 l'itin\u00e9raire, non pr\u00e9visible \u00e0 l'avance au sens o\u00f9 je ne le conna\u00eetrais, est n\u00e9anmoins n\u00e9cessaire, d\u00e8s lors que la ou les r\u00e8gles qui guideront mes pas auront \u00e9t\u00e9 par moi choisies. Ces r\u00e8gles peuvent \u00eatre tr\u00e8s contraignantes, absurdes, bizarres ; pour m'en tenir ici \u00e0 la ville, je peux d\u00e9cider de n'avancer qu'en empruntant des rues \u00e0 nom de lieu, par exemple (c'est particuli\u00e8rement facile dans le quartier de Saint-Lazare, le mien autrefois, o\u00f9 elles abondent), ce qui m'am\u00e8ne parfois \u00e0 des culs-de-sac (en ce sens) d'o\u00f9 je ne peux me sortir que par un coup de force, 'un clinamen'. Une autre famille d'exigences m'oblige, par exemple, \u00e9tant parti imm\u00e9diatement \u00e0 droite au bas de ma maison, \u00e0 traverser chaque fois que je rencontre un feu rouge favorable. Je peux enfin (r\u00e8gles du troisi\u00e8me type) d\u00e9cider de suivre la premi\u00e8re femme s\u00e9duisante que je rencontre (je ne les aborde jamais) pendant un nombre de pas fixe, puis d'attendre la suivante qui se pr\u00e9sentera (les villes sont pleines de jeunes femmes s\u00e9duisantes, particuli\u00e8rement aux approches du printemps), (cette r\u00e8gle, un peu diff\u00e9rente, m'a \u00e9t\u00e9 inspir\u00e9e par la lecture d' _Aur\u00e9lien_ , d'Aragon). Certains jours de pluie, quand j'habitais rue Notre-Dame-de-Lorette, j'ai invent\u00e9 un parcours (en direction de l'institut Henri-Poincar\u00e9 (lieu de math\u00e9matiques)) qui me faisait emprunter le plus de passages abrit\u00e9s : outre les passages parisiens proprement dits, comme les passages Jouffroy, V\u00e9ro-Dodat ou Choiseul, il comportait la travers\u00e9e des magasins du Louvre (encore ouverts) et de la Samaritaine, et l'utilisation des semi-toitures momentan\u00e9es qu'offrent les boutiques, dans certaines rues (rue de Rivoli). Cet itin\u00e9raire m'a plu, et il m'est devenu un temps familier, m\u00eame par temps de non-pluie.\n\nBien que (et j'y insiste \u00e0 nouveau) mon lien \u00e0 la marche ne soit pas de nature sportive (ni d'ailleurs non plus de nature hygi\u00e9nique), je ne peux cacher que j'ai \u00e9t\u00e9 tent\u00e9 par les grandes marches, dont l'accomplissement m\u00eame tient sinon du record, du moins de la 'performance'. Faire trente, quarante kilom\u00e8tres sur les routes de l'Aude, par exemple, rejoindre certains des lieux (ch\u00e2teaux) hant\u00e9s par le souvenir des troubadours, je l'ai fait. Mais j'ai toujours recul\u00e9 devant le voyage proprement dit qui demande un harnachement, des dispositions h\u00f4teli\u00e8res, ou pire le camping, que je d\u00e9teste. En outre, en France par exemple, il faut ou bien prendre les \u00ab chemins de grande randonn\u00e9e \u00bb, et je n'aime pas qu'on choisisse \u00e0 ma place, ou bien suivre les routes, et avec la multiplication effr\u00e9n\u00e9e des automobiles et l'instinct de chasseurs des automobilistes fran\u00e7ais, les marches sont devenues de plus en plus d\u00e9sagr\u00e9ables sur le r\u00e9seau routier.\n\nJ'ai pourtant, une fois, fait une tr\u00e8s longue marche, de deux mois, qui constitue sans aucun doute une sorte d'exploit bizarre : en 1976 j'ai descendu le Mississippi \u00e0 pied. Plus exactement j'ai march\u00e9, en hommage \u00e0 Mark Twain et aux \u00c9tats-Unis d'Am\u00e9rique pour leurs deux cents ans d'existence, mille miles le long de ce fleuve r\u00eav\u00e9 depuis mes dix ans et la lecture des _Aventures de Tom Sawyer_ et _de Huckleberry Finn_. Mais de ce voyage initiatique je parlerai en son temps.\n\n## 47 \u00ab Horizontal Man \u00bb\n\nSous ce titre, emprunt\u00e9 \u00e0 un classique un peu rare du roman policier, un roman de Helen Eustis, j'envisage une deuxi\u00e8me position favorite du sujet de cet autoportrait, qui n'est ni celle du tireur couch\u00e9 ni celle de l'\u00ab homme qui dort \u00bb, mais celle du _nageur_. Nageur je suis, comme je suis marcheur. Je passe mentalement de l'une \u00e0 l'autre activit\u00e9 par une simple rotation de pi\/2 dans le sens direct ou r\u00e9trograde, c'est-\u00e0-dire que la transformation est r\u00e9versible, au moins dans son essence mentale (bien s\u00fbr pas physiquement) ; je peux aussi bien m'imaginer marcheur en mer que nageur vertical. Nageant, je vois, comme Dryden dans son po\u00e8me sur le Jugement dernier, \u00ab _the Ocean leaning on the sky \u00bb_ , l'oc\u00e9an s'appuyer sur le ciel ; je vois le ciel mur et je \u00ab marche \u00bb l'eau, parall\u00e8le \u00e0 lui. Le docteur Johnson, dans sa _Vie des po\u00e8tes anglais_ , trouvait cette image de Dryden (et d'autres) d\u00e9pourvue de sens, mais il convenait aussit\u00f4t, avec l'honn\u00eatet\u00e9 bourrue qui le caract\u00e9rise, qu'elle \u00ab faisait presque sens \u00bb ; allong\u00e9 dans la mer, \u00e0 l'horizon le ciel s'incline et les vagues viennent s'y appuyer.\n\nJe dis la mer, pas l'oc\u00e9an. Pour nager, il me faut la mer ; et d'ailleurs pas n'importe quelle mer, la M\u00e9diterran\u00e9e. C'est d'abord \u00e9videmment, pragmatiquement, que, nageur long comme je suis long marcheur, j'ai besoin, pour le confort de la nage (je ne suis pas plus sportif dans l'eau qu'\u00e0 terre), de ce que peut seulement donner une mer chaude, tranquille, sans mar\u00e9es, assez souvent et longtemps sans courants, sans grandes vagues, porteuse par assez de sel. Mais c'est peut-\u00eatre plus profond\u00e9ment encore que, la mer pour le nageur \u00e9tant aussi la terre, je suis, nageant, dans le paysage terrestre qui est spontan\u00e9ment mien, et c'est le paysage m\u00e9diterran\u00e9en. J'ai besoin de sa couleur, tout ce territoire du bleu, du p\u00e2le au vin, comme la couleur terrestre a pour moi son centre en l'olivier, s'oriente autour de la feuille d'olivier, avec les amandes, les vignes, les pins, les poussi\u00e8res, les oreilles d'\u00e2ne, le thym et la lavande d\u00e9lav\u00e9s par l'\u00e9t\u00e9. Nager, comme marcher, c'est osciller dans cette double famille de couleurs.\n\nToujours, depuis toujours j'ai, comme dit le troubadour Giraut de Bornelh, \u00ab les yeux o\u00f9 bat la mer \u00bb. Cependant je n'ai nag\u00e9 en mer qu'assez tard, ayant appris en rivi\u00e8re, dans l'Aude qui passe \u00e0 Carcassonne. Mais aussit\u00f4t la conqu\u00eate faite de ce mode de locomotion, je n'ai plus pens\u00e9 que la mer, son horizontalit\u00e9 fiable, sa transparence. D'avance je l'ai reconnue comme mon \u00e9l\u00e9ment. Et, d'ailleurs, la mer m'est \u00ab paternelle \u00bb puisque mon p\u00e8re est de Toulon.\n\nJe pr\u00e9cise que la mer n'est pas la plage, n'est pas le sable, dont je n'ai aucun besoin, n'ai jamais eu besoin, avant m\u00eame qu'il soit envahi d'ambre solaire, de bouteilles vides et de corps nus (cet envahissement, malheureusement, au moins en la M\u00e9diterran\u00e9e fran\u00e7aise, s'est d\u00e9plac\u00e9 vers l'eau elle-m\u00eame, avec les bateaux innombrables, et j'ai pratiquement renonc\u00e9 \u00e0 nager depuis douze ans). Seulement l'eau, o\u00f9 entrer, \u00e0 partir de rochers pas trop abrupts (je d\u00e9teste plonger). L'arri\u00e8re-eau n'est pas plat, plus haut il s'\u00e9l\u00e8ve, mieux je me sens. J'entre dans l'eau lentement, difficilement, j'apprivoise sa fra\u00eecheur, toujours rude au d\u00e9but. Le soleil, c'est vrai, est n\u00e9cessaire, pour que l'eau soit chaude, et tranquille, et de toute fa\u00e7on il est pratiquement toujours l\u00e0. Mais je n'ai aucun go\u00fbt particulier pour lui, ni pour son regard, qui m'indiff\u00e8re, ni pour sa lumi\u00e8re, qui m'\u00e9blouit, ni pour sa chaleur rayonnante, qui me br\u00fble (je br\u00fble facilement). Le culte du soleil est une religion de Parisien, ou de Su\u00e9dois.\n\nMa seule nage est la brasse ; je peux crawler, quelques m\u00e8tres, ou dos-crawler, mais je n'ai aucun plaisir \u00e0 le faire. Je nage une brasse de promenade, la t\u00eate hors de l'eau, une brasse calme, longue (je parcours \u00e0 peu pr\u00e8s ma longueur), pas rapide, pratiquement sans fatigue. Nageant, je peux voir devant moi, sous moi, les environs de la surface, comme dans une marche face \u00e0 un vent ti\u00e8de, sans violence.\n\nJe pars vers l'horizon, vers sa distance, tout droit, loin du bord, vers l'angle de mer et de ciel, \u00e9troit, qui marque le bout de la vue. Je ne traverse pas d'un rocher \u00e0 un autre dans une crique, je ne clapote pas parall\u00e8lement au rivage. Je vais vers le loin (parfois tr\u00e8s loin), ensuite je me retourne, pour revenir.\n\nPendant que je nage, je compte ; je compte les brasses effectu\u00e9es, par centaines, je d\u00e9passe souvent le millier. Le sens de ce d\u00e9nombrement, si je suis amen\u00e9, cela m'arrive, \u00e0 le justifier (quand je dis, par exemple, que j'ai nag\u00e9 \u00e0 peu pr\u00e8s telle distance), est le suivant : j'aime savoir o\u00f9 je suis (c'est vrai aussi pour la marche). De plus, dans les cas o\u00f9 il y a mouvement dans la mer, de surface ou de dessous, mouvement qui m'entra\u00eene ou me repousse, j'aime savoir son intensit\u00e9 et sa direction (c'est pourquoi aussi je pr\u00e9f\u00e8re les c\u00f4tes en relief, avec des sommets, qui me servent de rep\u00e8re). Je me sens arm\u00e9 ainsi contre des d\u00e9rives intempestives, je peux \u00e9valuer avec suffisamment de pr\u00e9cision ce que sera l'effort total de ma nage (je dois pr\u00e9voir mon retour) et sa dur\u00e9e.\n\nAu plus loin de mon parcours, je m'arr\u00eate. Je m'arr\u00eate un long moment, pas allong\u00e9 dans l'eau (je ne m'int\u00e9resse pas au ciel) mais debout en elle, tourn\u00e9 vers le rivage, vers la terre assez lointaine, puisque je nage volontiers \u00e0 un, deux, trois kilom\u00e8tres m\u00eame du bord ; je la regarde, avec ses rochers, ses collines, ses arbres, ses maisons ; j'entends la rumeur de la terre, comme jamais on ne peut l'entendre ailleurs qu'en la mer, \u00e0 de telles distances, dans le murmure proche et distinct de la mer paisible, debout en elle, la t\u00eate seule hors de l'eau. Il n'y a personne ; l'air lumineux chuchote, \u00e0 _double_ voix, de terre et eau. De tels moments, peut-\u00eatre, donnent le sens de ma nage.\n\nIl y a risque, je le sais. Je ne suis pas imprudent (je ne nage pas trop longtemps, ni par mauvais temps, ni dans des endroits remuants, comme entre les \u00eeles d'Hy\u00e8res), mais bien s\u00fbr quand on est loin, et seul, \u00e0 de telles distances, il y a risque. Cependant le risque (peut-\u00eatre seulement imaginaire) majeur est autre : de partir trop loin, d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment, de c\u00e9der \u00e0 la tentation de ne pas revenir. Sous mes pieds, je regarde l'\u00e9paisseur longtemps transparente, la masse famili\u00e8re de la M\u00e9diterran\u00e9e qui me porte, m'accueille, me re\u00e7oit. Je pense \u00e0 la sc\u00e8ne finale de _Martin Eden_ , la seule vision de suicide qui m'ait jamais troubl\u00e9, attir\u00e9, s\u00e9duit.\n\n## 48 Compteur\n\nQue je nage, que je marche, donc, je compte : je suis un compteur. \u00catre compteur fait partie de mon autoportrait, dans sa partie _physique_ (\u00ab au physique \u00bb par opposition \u00e0 \u00ab au moral \u00bb). Compter est le m\u00e8tre de ma vie, comme l'alexandrin compte la po\u00e9sie traditionnelle. C'est ma v\u00e9rit\u00e9 m\u00e9tronomique. La manie du comptage s'apparente \u00e0 d'autres : se ronger les ongles, boire (ce n'est pas mon cas), fumer (ce n'est pas mon cas non plus). Si je suis seul, je compte bien volontiers vocalement, ce qui justifie encore plus la classification de ce trait parmi les \u00ab physiques \u00bb.\n\nPlus g\u00e9n\u00e9ralement, je passe une grande partie de mon temps \u00e9veill\u00e9 \u00e0 compter (je suppose, sans preuve, que je dois compter aussi en dormant ; mais je ne compte pas du tout pour m'endormir ; compter ne m'endort pas, au contraire). Un peu plus d\u00e9velopp\u00e9 que l'ex-pr\u00e9sident Ford, je peux faire deux choses en m\u00eame temps, pourvu que l'une des deux soit compter : non seulement marcher, ou nager, mais m\u00eame lire, ou soutenir une conversation. Je compte toutes sortes d'objets : les fruits que je cueille, les poissons que je p\u00eache (\u00e0 la main ; mais je devrais plut\u00f4t dire : p\u00eachais), les livres dans une biblioth\u00e8que quand je suis en visite. Compter peut \u00eatre un dispositif de protection : contre l'ennui, contre l'angoisse, contre l'attente.\n\nLe souvenir du nombre est un de mes plus anciens ; je me vois comptant des mouches, couch\u00e9, sans doute malade. C'est un souvenir qui me para\u00eet possible, dans la mesure pr\u00e9cis\u00e9ment o\u00f9 l'action de comptage est pour moi physique (il me semble, au contraire, qu'on ne peut pas se souvenir avoir pens\u00e9). Quoi qu'il en soit, je sais que j'ai toujours compt\u00e9.\n\nJe sais (de profession) qu'il y a bien autre chose dans la notion de nombre que ce qui est mis en jeu dans l'action du compteur, je sais qu'il y a d'autres notions de nombre que celle de nombres entiers, qui interviennent pratiquement seuls dans mes exp\u00e9riences. Toutes ces choses nombres m'int\u00e9ressent, mais le nombre entier dans son r\u00f4le de d\u00e9nombrement reste ma passion premi\u00e8re. (Je n'\u00e9chappe pas \u00e0 sa cousine, la passion num\u00e9rologique.)\n\nC'est pourquoi, sans doute, quand j'ai \u00e9t\u00e9 saisi, beaucoup plus tard, d'une passion secondaire et volontaire pour les math\u00e9matiques, mon go\u00fbt des nombres entiers dans leur puret\u00e9 na\u00efve a fortement influenc\u00e9 mes choix : \u00e0 la fois en ce que j'ai ressenti toujours une grande col\u00e8re et m\u00e9fiance devant l'approche \u00ab externe \u00bb de l'arithm\u00e9tique, devant toutes ces m\u00e9thodes modernes irr\u00e9v\u00e9rencieuses qui pr\u00e9tendent d\u00e9duire des propri\u00e9t\u00e9s des nombres de secteurs fort diff\u00e9rents de la discipline comme l'analyse complexe ou les probabilit\u00e9s (et le scandale le plus grand est qu'elles y arrivent), et en ce que je n'ai pas cherch\u00e9 \u00e0 faire de l'arithm\u00e9tique mon terrain de (modestes) recherches, me r\u00e9fugiant dans l'alg\u00e8bre, afin de ne pas brouiller un fort ancien sentiment du nombre, qui exc\u00e8de largement les math\u00e9matiques.\n\nSans doute la pratique des math\u00e9matiques a, en retour, beaucoup influenc\u00e9 mon activit\u00e9 de compteur ; j'y ai incorpor\u00e9 bien des aspects enchanteurs de la notion d'entier, tels que ceux qui s'associent aux nombres premiers, ou parfaits, \u00e0 leurs combinaisons, \u00e0 leurs s\u00e9quences, et qui sont sources de grands myst\u00e8res ; j'en ai d\u00e9duit des variations fort efficaces. Il est bon, quand on compte, que le plus grand nombre possible de nombres ait un visage propre, aux traits bien accus\u00e9s, que l'on a alors le plaisir de reconna\u00eetre quand ils se rencontrent sur votre route. Une anecdote de l'histoire des math\u00e9matiques, que j'ai lue autrefois dans un livre de Polya et retrouv\u00e9e il y a peu dans les souvenirs de Hardy, m'a beaucoup impressionn\u00e9 : il s'agit du math\u00e9maticien indien Ramanujan qui, mourant (jeune) et recevant sur son lit d'h\u00f4pital la visite de son ami Hardy (un \u00e9minent arithm\u00e9ticien comme lui), lui dit, quand celui-ci lui donna le num\u00e9ro du taxi qui l'avait amen\u00e9, ajoutant, un peu en excuse : \u00ab ce n'est pas un nombre bien int\u00e9ressant ! \u00bb : \u00ab mais non ! c'est le plus petit nombre qui peut s'\u00e9crire de deux mani\u00e8res diff\u00e9rentes comme somme de deux cubes ! \u00bb. Et Hardy montrait ainsi ce que Ramanujan voulait dire quand il d\u00e9clarait : \u00ab tout nombre (entier) est mon ami personnel \u00bb. Plus humblement, car il ne s'agit nullement de p\u00e9n\u00e9tration arithm\u00e9tique, je fais mienne la parole de Ramanujan, avec cette diff\u00e9rence que je n'aime pas tous les nombres, il y en a m\u00eame que je d\u00e9teste franchement.\n\nSi les nombres m'occupent et me pr\u00e9occupent, intervenant non seulement dans mes comptages mais par le biais d'innombrables \u00ab raisonnements \u00bb num\u00e9rologiques dans les \u00e9v\u00e9nements de ma vie (et donc en particulier dans la po\u00e9sie ; et ici, dans ce livre), si je me soumets \u00e0 ma passion du nombre, il s'agit toutefois d'une soumission sans croyance ; je n'en ai aucune mystique, je suis agnostique des nombres malgr\u00e9 tout.\n\nCela n'enl\u00e8ve rien \u00e0 leur importance. Je pourrais dire : l'accumulation des nombres est ma vie.\n\nEt les nombres ne cessent pas de p\u00e9n\u00e9trer cette prose.\n\n## 49 Liseur\n\nQuatri\u00e8me terme de cette s\u00e9quence autodescriptive, apr\u00e8s marcheur, nageur, compteur : liseur. J'ai la passion de la lecture.\n\nJe suis un liseur ; un liseur de livres surtout, d'ailleurs. Ni les lettres (et je n'ai pas de correspondance qui puisse justifier la lecture des lettres que je re\u00e7ois comme une vraie lecture), ni les revues, ni les journaux n'entrent en compte dans l'\u00e9conomie de ma passion : leur lecture est utilitaire, ou distrayante, ou pesante, ce que l'immersion dans un livre n'est jamais, jamais quelque chose d'aussi ti\u00e8de que l'utilit\u00e9, la distraction ou l'ennui. Il y a une exception : le TLS _(Times Literary Supplement)_ , que j'ach\u00e8te le samedi dans un kiosque ou une des trois librairies de langue anglaise des environs des Tuileries (Smith and Sons, Galignani, Brentano's), (les semaines o\u00f9 il est retard\u00e9 inexplicablement jusqu'au lundi, mon dimanche est difficile) et que je lis, lentement, de la premi\u00e8re \u00e0 la derni\u00e8re ligne (jusqu'\u00e0 la liste des signataires des articles). La raison en est claire : c'est un journal sur les livres, le seul journal s\u00e9rieux du monde \u00e0 s'occuper de livres, et, comme tel, il est pour moi prop\u00e9deutique \u00e0 la lecture, m'introduit \u00e0 de nouveaux livres, me rappelle ceux, d\u00e9j\u00e0 anciens, que je ne connaissais pas, me donne le regret de ceux que je ne lirai sans doute pas (ceux qui sont trop chers, absents des biblioth\u00e8ques, ou non traduits). Je suis un liseur, mais un _liseur de livres_ , comme je suis nageur de M\u00e9diterran\u00e9e.\n\nMa passion est aussi ancienne que moi : c'est-\u00e0-dire que moi comptant, marchant, me souvenant. Toutes ces choses sont \u00e0 peu pr\u00e8s contemporaines dans mon existence (\u00e0 la distance de temps o\u00f9 je suis aujourd'hui). \u00c0 tout moment du pass\u00e9 je vois des livres : des livres retourn\u00e9s ouverts dans l'herbe, des livres en tas pr\u00e8s d'un lit ; des livres sur une table, sur des \u00e9tag\u00e8res, dans des cartables, des sacs plastique, des valises ; livres dans l'autobus, le train, le m\u00e9tro, l'avion. Toute image du monde autour de moi contient au moins un livre. Le monde est peupl\u00e9 d'une pluralit\u00e9 de livres, de livres en train d'\u00eatre lus.\n\nJe lis chaque jour ; je lis le jour, je lis la nuit ; je lis plus que je ne devrais, j'y passe plus de mon temps peut-\u00eatre qu'\u00e0 toute autre activit\u00e9. Si tr\u00e8s rares sont les jours de ma vie o\u00f9 j'ai \u00e9t\u00e9 sans lire (et ils comptent certainement parmi les plus sinistres), pas rares sont ceux o\u00f9 je n'ai fait que cela. Je peux lire n'importe quand, n'importe o\u00f9. Mais (et c'est pour cela que j'ai la passion de la lecture, pas de la vue prolong\u00e9e et s\u00e9quentielle de lignes imprim\u00e9es) je ne peux pas lire n'importe quoi.\n\nAux d\u00e9finitions, nombreuses, de l'homme, en tant qu'esp\u00e8ce, qui ont \u00e9t\u00e9 propos\u00e9es, et qui se r\u00e9sument g\u00e9n\u00e9ralement en une formule condens\u00e9e de deux mots dont le premier est _Homo_ , comme _Homo faber_ , _Homo sapiens_ (d\u00e9finition d'anthropologues-biologistes : l'homme-outil, l'homme-pens\u00e9e) ou encore _Homo ludens_ (la d\u00e9finition de Huizinga), j'ajouterais volontiers celle de la sous-vari\u00e9t\u00e9 \u00e0 laquelle j'ai le sentiment d'appartenir, _Homo lisens_ (si j'ose ce barbarisme franco-latin). En d\u00e9couvrant le _lire_ , et son incarnation dans cette forme privil\u00e9gi\u00e9e qu'est le _livre_ , je suis entr\u00e9 (sans doute vers l'\u00e2ge de six ou sept ans) dans les rangs de cette humanit\u00e9-l\u00e0. C'est de l'intensit\u00e9 de ce sentiment d'appartenance que m'est venue autrefois l'\u00e9motion ressentie \u00e0 la lecture d'un fragment de prose m\u00e9di\u00e9vale japonaise (d'un de ces ermites-po\u00e8tes comme Kam\u014d no Chomei ou Urabe Kenko). Je pourrais le retrouver dans ma biblioth\u00e8que mais je pr\u00e9f\u00e8re le dire tel qu'il est rest\u00e9 dans mon souvenir : il s'agit d'une vision. Se promenant dans une avenue de la capitale (Ky\u014dto, Ky\u014dto l'imp\u00e9riale, celle du Genji, celle de Sei Shonagon), celui qui parle dans le r\u00e9cit (Chomei, donc, ou Kenko) aper\u00e7oit, dans les interstices d'une palissade entourant une demeure priv\u00e9e, sur une pelouse (je britannise, dans mon souvenir), un jeune homme, seul, tranquille (c'est le printemps, une matin\u00e9e ensoleill\u00e9e), en train de lire ; et il ressent aussit\u00f4t une envie immense de savoir quel est ce livre, et de conna\u00eetre qui le lit.\n\nLa distance dans le temps, la distance kilom\u00e9trique ajoutent pour moi une intensit\u00e9 particuli\u00e8re \u00e0 la reconnaissance d'une parent\u00e9 : je comprends ce regard ; je comprends cette curiosit\u00e9, cette nostalgie. Avec l'\u00eatre humain je peux partager les livres. Je peux m'imaginer aussi lisant, dans le soleil, sur une pelouse printani\u00e8re, seul, dans l'absorption de la lecture, vivant. (Mais l'herbe serait plut\u00f4t anglaise, comme le livre.)\n\nDe tant d'heures, jour sur jour, pass\u00e9es en livres, en tant d'ann\u00e9es, il r\u00e9sulte que j'ai lu \u00e9norm\u00e9ment, mais, contrairement \u00e0 l'adage lafontainien, je ne suis pas s\u00fbr d'avoir beaucoup retenu. Tr\u00e8s longtemps mes lectures furent de la d\u00e9voration. Qui dit d\u00e9voration dit voracit\u00e9, donc vitesse. Je lis vite. Et je m'aper\u00e7ois que, pensant \u00e0 la lecture, je pense, avant tout, \u00e0 la lecture des romans. Je suis, depuis mes d\u00e9buts, un lecteur de romans. Comme je lis aussi de la po\u00e9sie, parfois des math\u00e9matiques (il y eut m\u00eame des ann\u00e9es o\u00f9 j'en lisais beaucoup) et accessoirement de l'histoire et autres choses qui sont objets de livres, la diff\u00e9rence tient \u00e0 ceci : la lecture de ce qui n'est pas roman est une lecture de travail, ins\u00e9parable d'une activit\u00e9 d'\u00e9criture, et seul le livre de fiction (roman ou nouvelle, sous toutes ses formes : policier comme science-fiction ne sont pas exclus) est ce que je peux lire d'une mani\u00e8re enti\u00e8rement d\u00e9sint\u00e9ress\u00e9e, ne m'impliquant que comme _liseur_.\n\nLa comparaison, extr\u00eamement d\u00e9courageante, entre le temps d'\u00e9criture d'un livre qui serait un roman (avec tout ce que cela suppose de concentration, d'obstination et de continuit\u00e9) et le temps de lecture me semble un obstacle, difficilement franchissable, \u00e0 toute vocation de romancier, du moins de romancier-lecteur. Il y a beaucoup moins de distance entre dire et lire, entre faire et recevoir dans le cas de la po\u00e9sie ; parce que dans cette discipline la lecture peut \u00eatre longue, reprise, m\u00e9dit\u00e9e ; ou bien dans le cas de la musique, o\u00f9 l'on peut fort bien concevoir une \u0153uvre compos\u00e9e dans la dur\u00e9e m\u00eame, ou presque, de son audition, comme le montre l'exemple de Mozart ou de Purcell.\n\nJ'ai lu d'innombrables livres, mais je n'en poss\u00e8de pas beaucoup. La lecture ne suppose pas n\u00e9cessairement la possession. Il y a l'achat, l'emprunt, la possession momentan\u00e9e, la lecture en biblioth\u00e8que. Je pratique tous ces modes ; et j'ignore l'envers de la lecture, la bibliophilie. Il me semble m\u00eame qu'un v\u00e9ritable amateur de livres, en ce dernier sens, _ne doit jamais les lire_. La plus grande partie des livres de ma biblioth\u00e8que sont des livres qui ne sont pas dans l'univers de la lecture uniquement pour cela : \u00eatre lus. Ce n'est pas l'objet-livre qui m'int\u00e9resse, c'est ce que je peux voir en lui, en saisir mentalement. En m\u00eame temps j'ai besoin aussi de la forme-livre, de la typographie, des pages, des lignes, du poids de papier qui le fait tenir et reposer en la main. De tout livre nouveau que j'aborde j'\u00e9value d'abord la quantit\u00e9 de lecture qu'il repr\u00e9sente, le nombre de pages, de signes, le tr\u00e9sor de temps qu'il me promet. J'ai sans cesse devant moi des \u00ab provisions \u00bb de livres, je ne pars pas en voyage sans m'assurer d'une r\u00e9serve suffisante de pages de lecture, j'ai peur d'en manquer, comme l'ivrogne d'alcool, l'insomniaque de somnif\u00e8res, et l'amoureux de nouvelles. R\u00e9guli\u00e8rement, un long p\u00e9riple dans Paris me fait faire le tour des librairies qui vendent des livres en anglais, langue de l'immense majorit\u00e9 de mes lectures. Je connais les rayons, je regarde les figures neuves des romans arriv\u00e9s depuis mon dernier passage, je ressors ceux que j'ai h\u00e9sit\u00e9 \u00e0 prendre et qui, le temps aidant, ou quelque article dans le _TLS_ , me sont devenus possibles, souhaitables m\u00eame. La voracit\u00e9 de mes lectures m'oblige \u00e0 d'incessantes et dangereuses explorations. Car les romanciers (les romanci\u00e8res anglaises surtout) que j'aime lire n'ont \u00e9crit qu'un nombre fini, limit\u00e9, de romans (six, h\u00e9las, pour Jane Austen), et, m\u00eame en \u00e9conomisant les pages, on en vient n\u00e9cessairement \u00e0 bout. Ce qui fait qu'il me faut sans cesse l'effort de p\u00e9n\u00e9trer dans de nouvelles mani\u00e8res de raconter, qui trop souvent d\u00e9\u00e7oivent. Sans oublier la recherche f\u00e9brile des livres indisponibles ou \u00ab \u00e9puis\u00e9s \u00bb. Souvent, il me faut partir pour Londres.\n\n## 50 Mon portrait pourrait finir l\u00e0\n\nMon portrait, en un sens, pourrait finir l\u00e0. Et il finira maintenant, au moins pour cette partie. Mais je n'ai pas justifi\u00e9 encore le titre sous lequel il est annonc\u00e9 en ce chapitre : \u00ab Portrait de l'artiste absent \u00bb. Pourquoi \u00ab absent \u00bb ?\n\nLa r\u00e9ponse tient en un trait unificateur des quatre passions auxquelles je viens de consacrer, respectivement, les quatre derniers paragraphes ; et c'est une cinqui\u00e8me passion, situ\u00e9e comme en arri\u00e8re des quatre autres, comme le signe, la figure de leur parent\u00e9 : _la passion de la solitude_.\n\nIl est vrai que la marche, la nage, la lecture, les d\u00e9nombrements sont des choses que je peux faire seul. Mais je vais bien au-del\u00e0 du simple usage de cette possibilit\u00e9 : c'est par leur exercice solitaire qu'ils deviennent, v\u00e9ritablement, des passions. La solitude, toujours, accompagne mon immersion dans un immense roman de Christina Stead ou P.D. James, seul je me h\u00e2te pour la cueillette de 1 178 m\u00fbres rouges de m\u00fbrier.\n\nL'effort vers la solitude (comme toute passion, la solitude aussi me repousse, pr\u00e9sente sa face angoiss\u00e9e, et mortelle) est aussi ancien en moi que les quatre autres points cardinaux de mon univers physique et mental ; peut-\u00eatre m\u00eame est-il leur axiome, leur centre invisible. Je me souviens d'avoir toujours ressenti son attraction (la r\u00e9pulsion est venue bien plus tard, avec ses terreurs).\n\nDeux images de mes premi\u00e8res ann\u00e9es (ann\u00e9es d'\u00e9cole certainement) \u00e9clairent pour moi la nature de mon go\u00fbt de solitude : je vois la couverture cartonn\u00e9e verte de l'\u00e9dition fran\u00e7aise des _Just-so Stories_ de Rudyard Kipling, les _Histoires comme \u00e7a_ , et je me r\u00e9p\u00e8te l'une de ses phrases les plus fascinantes : \u00ab Je suis le chat qui s'en va tout seul, et tous les chemins se valent pour moi. \u00bb C'est dire que ma solitude est plus une autonomie, un d\u00e9sir d'ind\u00e9pendance, qu'une sauvagerie. Je ne me suis jamais interdit pour elle, alors, ce qui peut se faire seul mais se fait mieux \u00e0 plusieurs, c'est-\u00e0-dire le jeu. C'est pourquoi la deuxi\u00e8me image que j'ai retenue est une image qui m'appara\u00eet comique, pas seulement parce qu'elle est, effectivement, ridicule, mais aussi parce qu'elle pr\u00e9sente de l'isolement un visage que je n'ai jamais reconnu comme le mien. C'est dans un livre d'histoire pour classes \u00e9l\u00e9mentaires, compos\u00e9 d'images colori\u00e9es avec des l\u00e9gendes. La sc\u00e8ne repr\u00e9sente une cour d'\u00e9cole avec des enfants qui jouent \u00e0 un jeu ind\u00e9fini (dans mon souvenir), balle ou \u00ab barres \u00bb. Dans le coin bas \u00e0 droite, un coin de la cour d'\u00e9cole donc, un enfant est seul. Il a le visage fort reconnaissable de celui qu'il sera plus tard. Et la l\u00e9gende dit : \u00ab Cet enfant ne joue pas avec ses camarades ; il sera empereur. \u00bb\n\nD'un go\u00fbt tr\u00e8s pr\u00e9coce je suis peu \u00e0 peu pass\u00e9 \u00e0 un id\u00e9al de solitude, qui a trouv\u00e9 son expression interne dans la pens\u00e9e que pour \u00e9crire je devais tendre \u00e0 un isolement partiel certain. Plus tard encore, devant les difficult\u00e9s que je rencontrais dans l'accomplissement de mes projets, j'ai eu la tentation, le d\u00e9sir, le vertige de la solitude absolue. J'en ai \u00e9t\u00e9 proche, et alors je l'ai ressentie comme une mal\u00e9diction. Mais ces oscillations m'\u00e9garent.\n\nJ'insisterai sur le fait que ma passion n'a pas eu pour cause une impossibilit\u00e9 d'\u00eatre avec mes semblables (quoique je sois quand m\u00eame mieux \u00e0 l'aise avec ceux qui sont de la m\u00eame esp\u00e8ce que moi, celle de l' _Homo lisens_ , qu'avec les amateurs exclusifs d'images, t\u00e9l\u00e9vis\u00e9es ou autres). Je n'ai aucune d\u00e9testation, aucun m\u00e9pris pour l'homme (ni admiration g\u00e9n\u00e9rale et exag\u00e9r\u00e9e non plus), je ne suis pas misanthrope. La solitude n'est pas mon malheur, quelque chose qu' _on_ m'a impos\u00e9. Le malheur qui est le mien aujourd'hui et depuis pr\u00e8s de trois ans n'a pas pour cause la solitude, la solitude dure est son effet.\n\nComme une large dose de non-pr\u00e9sence \u00e9tait une condition \u00e9vidente du _Projet_ autant que du _Grand Incendie de Londres_ , ce r\u00e9cit qui parle d'eux devait in\u00e9vitablement privil\u00e9gier dans mon autoportrait les traits qui rendaient possible non seulement de les envisager mais encore de faire comprendre leur nature, leur particularit\u00e9.\n\nIl se passe seulement ceci, un renversement peut-\u00eatre : 'le grand incendie de londres' devient indispensable \u00e0 ma survie de solitaire.\n\n# CHAPITRE 5\n\n# R\u00eave, d\u00e9cision, \u00ab Projet \u00bb\n\n* * *\n\n## 51 Ce chapitre est un peu difficile\n\nCe chapitre, autant pr\u00e9venir tout de suite, est difficile ; d'une difficult\u00e9 certainement moins de compr\u00e9hension imm\u00e9diate, phrase \u00e0 phrase plut\u00f4t mince, qu'\u00e0 cause de son ambition bizarre, qui est de parvenir \u00e0 une esp\u00e8ce de d\u00e9duction \u00e0 ellipses, prenant pour point de d\u00e9part le r\u00eave qui marque les commencements de ma double tentative ( _Roman et Projet_ ), cause lointaine de ce que vous lisez ici.\n\nDans les livres de math\u00e9matique de ma seconde jeunesse (entre ma vingti\u00e8me et ma trenti\u00e8me ann\u00e9e environ), celle o\u00f9 j'ai forg\u00e9 mon rapport \u00e0 cette discipline, comme outil futur de po\u00e9sie, un avertissement initial disait quelque chose comme : \u00ab Ce chapitre peut \u00eatre omis en premi\u00e8re lecture. \u00bb On indiquait par l\u00e0 que certains d\u00e9veloppements \u00e9taient d'une difficult\u00e9 sup\u00e9rieure aux autres, ou bien qu'il s'agissait de digressions, de r\u00e9sultats secondaires, et qu'un lecteur un peu press\u00e9, ou insuffisamment s\u00fbr de lui, pouvait sans trop de dommages s'en tenir \u00e0 ce qui lui \u00e9tait d\u00e9sign\u00e9 comme essentiel. Mon id\u00e9e de la prose a beaucoup \u00e9t\u00e9 influenc\u00e9e par de tels ouvrages, dont le mod\u00e8le est le c\u00e9l\u00e8bre trait\u00e9 de Bourbaki, sur lequel, en ces ann\u00e9es dont je parle, j'ai pass\u00e9 d'innombrables heures. Dans ma repr\u00e9sentation mentale du \u00ab Grand Incendie de Londres \u00bb, la prose math\u00e9matique, et ses idiosyncrasies \u00ab modernistes \u00bb (Bourbaki, bien \u00e9videmment), constituait un des horizons de mes ambitions stylistiques (il en reste un \u00e9cho, affaibli, ici, dans l'id\u00e9e _d'insertion_ ). Mais je ne peux gu\u00e8re avoir recours, maintenant, \u00e0 cette disposition de pr\u00e9sentation car, en un sens, tout ce que j'\u00e9cris peut \u00eatre omis (presque paragraphe par paragraphe), le facile comme le difficile. Le chapitre devra donc demeurer sans excuse.\n\nAvant de m'y engager toutefois, je voudrais donner une description pr\u00e9paratoire de son \u00e9conomie, afin d'att\u00e9nuer quelque peu le caract\u00e8re abrupt et opaque de son d\u00e9roulement. Sa singularit\u00e9, par rapport aux quatre chapitres qui le pr\u00e9c\u00e8dent dans le _r\u00e9cit_ de cette _branche_ , par rapport aussi au chapitre 6, qui le suivra, et sera le dernier, est d'\u00eatre le seul \u00e0 \u00eatre con\u00e7u \u00e0 l'avance comme un tout r\u00e9fl\u00e9chi, ce qui impose \u00e0 la prose progressant, toujours, de ligne en ligne noires sans retours ni r\u00e9fractions, \u00e0 la prose \u00ab pr\u00e9sente \u00bb, des points de passage oblig\u00e9s, comme des _stations_ dans la marche d'une m\u00e9ditation.\n\nApr\u00e8s ce paragraphe liminaire, ce _moment_ liminaire (c'est ainsi que je d\u00e9signerai d\u00e9sormais les fragments unitaires num\u00e9rot\u00e9s et titr\u00e9s dont se compose 'le grand incendie de londres'), viendra la pr\u00e9sentation du r\u00eave, qui sera le second _moment_ (num\u00e9rot\u00e9 52 dans le _r\u00e9cit_ ). La _d\u00e9duction_ proprement dite, le corps du chapitre, occupera les trente et un moments suivants. Elle sera suivie, en six derniers moments (le chapitre en d\u00e9nombrant donc 39) d'une _\u00e9lucidation_ strat\u00e9gique, commentaire de quelques termes utilis\u00e9s sans excuse (ce sont des mots du langage courant) dans la d\u00e9duction.\n\nLa d\u00e9duction comporte (ce sont les \u00ab points de passage oblig\u00e9s \u00bb mentionn\u00e9s plus haut) ce que j'appellerai des _maximes_ (ce mot ne me satisfait pas tout \u00e0 fait, mais je n'ai pas encore mieux). Les _maximes_ sont pourvues d'une num\u00e9rotation propre (de 1 \u00e0 99), d'une disposition propre dans la page (il s'agit de la version 1, lisible), traduisible num\u00e9\u00adriquement au tapuscrit par un retrait de six caract\u00e8res dans une ligne ordinaire de soixante ; et d'une couleur propre, du bleu au lieu du noir (la \u00ab traduction \u00bb tapuscrite \u00e9tant cette fois un recours \u00e0 l'espacement minimal, qui fait des lignes de cent signes au lieu de soixante, sur ma machine \u00e0 \u00e9crire, _Miss Bosanquet III_ ).\n\nLe texte de mes _maximes_ ainsi que leur r\u00e9partition entre les trente et un _moments_ propres \u00e0 la _d\u00e9duction_ font partie des \u00e9l\u00e9ments oblig\u00e9s de la r\u00e9daction. Ils repr\u00e9sentent la partie pr\u00e9liminaire de la composition du chapitre (et ils lui sont bien ant\u00e9rieurs).\n\nLa prose avancera entre les maximes, les saisissant dans l'ordre de leur num\u00e9rotation ; s'interposant entre elles, pour les \u00e9clairer, les commenter, les dissoudre en elle.\n\nMais il pourrait y avoir, si n\u00e9cessaire, des retours, des r\u00e9it\u00e9rations. Et comme le texte des maximes, et leur succession, pr\u00e9sente \u00e0 lui tout seul une certaine coh\u00e9rence illuminative, je compte, \u00e0 la fin, les redonner toutes, \u00e0 la suite sans discontinuit\u00e9s, en une r\u00e9capitulation qui, bien s\u00fbr, les \u00e9clairera d'une nouvelle mani\u00e8re, o\u00f9 entrera le temps (du temps s'est \u00e9coul\u00e9 depuis que je les ai \u00e9crites).\n\nC'est l'automne.\n\n## 52 R\u00eave\n\nAu d\u00e9but, qui m'appara\u00eet maintenant si lointain, il y a un r\u00eave :\n\nDans ce r\u00eave, je sortais du m\u00e9tro londonien. J'\u00e9tais extr\u00eamement press\u00e9, dans la rue grise. Je me pr\u00e9parais \u00e0 une vie nouvelle, \u00e0 une libert\u00e9 joyeuse. Et je devais \u00e9lucider le myst\u00e8re, apr\u00e8s de longues recherches. Je me souviens d'un autobus \u00e0 deux \u00e9tages, et d'une demoiselle (rousse ?) sous un parapluie. En m'\u00e9veillant, j'ai su que j'\u00e9crirais un roman, dont le titre serait _Le Grand Incendie de Londres_ , et que je conserverais ce r\u00eave, le plus longtemps possible, intact. Je le note ici pour la premi\u00e8re fois. C'\u00e9tait il y a dix-neuf ans.\n\nTel est le _texte_ du r\u00eave. Il comporte, en fait, deux parties. La premi\u00e8re seule concerne le r\u00eave proprement dit, sa description. Le reste du texte du r\u00eave est lui-m\u00eame en deux parties : l'effet du r\u00eave (au r\u00e9veil du r\u00eave), d'une part ; la dur\u00e9e du maintien de l'ensemble (r\u00eave et r\u00e9veil, avec ses implications) dans l'implicite, non \u00e9crit, du souvenir, d'autre part.\n\nLa seconde partie de la seconde partie (\u00ab Je le note ici pour la premi\u00e8re fois. C'\u00e9tait il y a dix-neuf ans \u00bb) est, dans la version actuelle du 'grand incendie de londres', agr\u00e9g\u00e9e au reste. La raison en est que ce qu'elle dit est d\u00e9j\u00e0 ancien. Le _texte_ du r\u00eave a cinq ans. En 1980, \u00e0 l'automne, j'ai \u00e9crit cela : le r\u00eave, le r\u00e9veil, l'annonce, et ce nombre : 19. _Alors_ , il y avait dix-neuf ans que le r\u00eave avait \u00e9t\u00e9 r\u00eav\u00e9. Je l'avais \u00e9crit pour une version du 'grand incendie de londres' qui est aujourd'hui d\u00e9truite, rendue caduque par la mort. Le _moment_ de la _mise en papier_ du r\u00eave a eu lieu. Je ne peux pas faire qu'il n'ait pas eu lieu. Je dois en tenir compte. Le texte du r\u00eave a \u00e9t\u00e9 fig\u00e9. La _d\u00e9duction_ s'est faite sur ce texte. L'id\u00e9e m\u00eame de mon livre actuel impose de le prendre comme un tout. Dans ce chapitre, je vais poursuivre \u00e0 partir de ce fragment-l\u00e0.\n\nLe d\u00e9but, qui m'appara\u00eet maintenant si lointain, est donc \u00e0 l'automne (d\u00e9cembre) de 1961. Autour du r\u00eave il y a l'an 1961. Et quelque chose que je ne vais pas dire, que je n'en finirai peut-\u00eatre pas de dire, de ne pas dire, je ne sais pas.\n\nMais ce que je _vois_ , et peux dire, c'est un \u00ab pourtour \u00bb du r\u00eave. C'est la nuit. Je m'\u00e9veille, donc, dans la nuit. Il est trois heures. Je suis couch\u00e9, je suis seul. J'ouvre les yeux dans le noir. Je n'allume pas.\n\nIl y a un peu de lumi\u00e8re, qui vient de la rue, par la porte ouverte, \u00e0 ma gauche ; la porte du minuscule cabinet de toilette qui s\u00e9pare, en ce lieu, la chambre de la grande pi\u00e8ce sur la rue, mon bureau, au deuxi\u00e8me \u00e9tage du 56, rue Notre-Dame-de-Lorette, maison natale de Gauguin.\n\nJe conserve ce \u00ab pourtour \u00bb du r\u00eave, avec le r\u00eave, dans ma t\u00eate. C'est presque le seul souvenir que j'ai non de cette chambre, mais d'y _\u00eatre_ , seul, seul pr\u00e9sent dans le lieu entier.\n\nJe n'ai rien gard\u00e9 dans le texte du r\u00eave de ce \u00ab pourtour \u00bb. J'ai besoin de l'indistinction. Peut-\u00eatre aurait-il fallu au moins dire la nuit : \u00ab en m'\u00e9veillant, dans la nuit... \u00bb. Mais il est trop tard. Quand j'ai \u00e9crit le r\u00eave, cette nuit \u00e9tait encore si pr\u00e9sente au souvenir du r\u00eave qu'elle s'est trouv\u00e9e omise, comme par trop d'\u00e9vidence. Je ne prends aujourd'hui le fragment du r\u00eave que comme le _texte_ de ce r\u00eave, je ne peux plus rien y ajouter. Ce n'est pas tant par un scrupule d'exactitude que parce que la d\u00e9duction initiale \u00e0 partir du r\u00eave, en \u00ab maximes \u00bb num\u00e9rot\u00e9es, s'est faite sur ce texte-l\u00e0, et je ne veux pas faire un effort tout \u00e0 fait artificiel de \u00ab mise \u00e0 jour \u00bb des \u00ab maximes \u00bb. J'ai besoin de les utiliser dans ce chapitre, je les prends comme elles ont \u00e9t\u00e9 \u00e9crites, comme elles sont. Mais il est vrai que le texte du r\u00eave n'est pas tout ce dont je me souvenais \u00e0 l'instant o\u00f9 j'ai \u00e9crit le r\u00eave ; et aujourd'hui, ne l'ayant pas \u00e9crite, je me souviens de cette nuit dont est venu le r\u00eave, il y a vingt-quatre ans.\n\nRien, pour moi, n'est plus noir que la nuit du r\u00eave. Cette nuit-l\u00e0, je m'en souviens, \u00e9tait tr\u00e8s noire ; apr\u00e8s de tr\u00e8s longues et tr\u00e8s noires autres nuits. Mais cette nuit appartient \u00e0 l'an 1961 et \u00e0 ce qui, en cette ann\u00e9e, sera ou ne sera pas dit par le r\u00e9cit que je construis, ligne \u00e0 ligne.\n\nAu d\u00e9but, qui m'appara\u00eet maintenant si lointain, il y a ce r\u00eave. C'est l'automne.\n\n## 53 La premi\u00e8re assertion\n\nDans l'intervalle (trois jours) qui s\u00e9pare ce moment du pr\u00e9c\u00e9dent, je me suis d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 abandonner le mot \u00ab maxime \u00bb pour d\u00e9signer les \u00e9tapes de la \u00ab d\u00e9duction \u00bb du r\u00eave. Car la maxime a trop d'autonomie, d'ind\u00e9pendance m\u00eame, et ne rentre pas volontiers dans une succession d\u00e9ductive, m\u00eame aussi peu orthodoxe que celle que j'envisage. Le \u00ab back-ground \u00bb moral m'en d\u00e9tourne aussi. Le d\u00e9roulement du chapitre para\u00eetrait exag\u00e9r\u00e9ment forc\u00e9, et ses intentions fauss\u00e9es. Je me tourne vers un autre mot : _assertion_. Sa neutralit\u00e9 \u00e9thique me pla\u00eet. Par ailleurs, par ce mot, je copie la logique, la math\u00e9matique, je soutiens le mim\u00e9tisme d\u00e9j\u00e0 impliqu\u00e9 par l'id\u00e9e de d\u00e9duction, je reste fid\u00e8le \u00e0 mon id\u00e9e ancienne et premi\u00e8re de la prose. Une _assertion_ a un effet d'\u00e9vidence, est une tentative d'imposer la n\u00e9cessit\u00e9 de ce qui est dit par la forme de ce dire. _Assertions_ par cons\u00e9quent. Et de quatre-vingt-dix-neuf assertions, la premi\u00e8re :\n\n(1) Il y a trois choses claires : _un r\u00eave ; une d\u00e9cision ;_ et _un Projet_. Ces trois choses s'enchev\u00eatrent : le r\u00eave suppose que la d\u00e9cision est prise, car ce qu'il annonce est contradictoire avec son contraire. La d\u00e9cision implique le _Projet_. Car elle ne peut prendre effet que si le _Projet_ est d\u00e9cid\u00e9.\n\nLa notation du r\u00eave, m\u00eame si on y joint ses prolongements (qui font le _texte_ du r\u00eave), ne justifie apparemment pas l'irruption des deux autres termes pr\u00e9sents dans cette _assertion_ initiale et d\u00e9j\u00e0 annonc\u00e9s par le titre du chapitre : _d\u00e9cision_ , _Projet_. Car du r\u00eave, au moment du r\u00eave, n'est venu, semble-t-il, que le roman : j'\u00e9crirais un roman.\n\nAvant le r\u00eave, dans les environs du r\u00eave, que je ne vais pas \u00e9clairer, sinon minimalement, et pour les donn\u00e9es seulement de cette \u00e9lucidation, d\u00e9cision et projet sont d\u00e9j\u00e0 l\u00e0.\n\nLa d\u00e9cision existe en creux, envers, antonyme, de l'imagination sans cesse agit\u00e9e dans ces mois de l'automne 1961, de la contemplation comme possible, souhaitable, in\u00e9vitable, de son contraire. Si le r\u00eave tranche en sa faveur, c'est indirectement, par l'annonce du roman qui sera \u00e9crit. Un roman sera \u00e9crit ; donc il y aura un futur, occup\u00e9 par ce roman.\n\nMais du coup le _Projet_ devient n\u00e9cessaire, va devoir devenir un v\u00e9ritable projet (passer de la minuscule \u00e0 la majuscule) : ant\u00e9rieurement au r\u00eave, il y a une alternative : ou la marche vers l'antonyme de la d\u00e9cision, \u00e0 partir d'un \u00ab \u00e0-quoi-bon ? \u00bb (c'est une maxime), amplifi\u00e9 en \u00ab \u00e0-quoi-bon ? \u00bb g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9, ou bien l'id\u00e9e de quelque chose qui serait un projet (un futur), un projet d'existence. Pour l'existence, une r\u00e9ponse \u00e0 l'\u00ab \u00e0-quoi-bon ? \u00bb. Ce n'est pas cela le _Projet_. Le _Projet_ ne peut avoir qu'une _forme formelle_ , seconde, impliqu\u00e9e (dans sa n\u00e9cessit\u00e9) par la d\u00e9cision (et mise en \u00ab bonne et due forme \u00bb !). La d\u00e9cision, en retour, n'est vraiment _d\u00e9cision_ qu'une fois le _Projet_ con\u00e7u.\n\nIl y a dans tout cela une certaine indirection, \u00e0 premi\u00e8re vue ; un enchev\u00eatrement. Je vois aussi un certain carambolage de billard : du r\u00eave, en apparence, ne surgit que le roman ; mais en m\u00eame temps, _ipso facto_ , le couple, le double _d\u00e9cision-Projet_.\n\nEn posant le r\u00eave sur le papier, une aveuglante clart\u00e9 r\u00e9trospective se fait. Cette clart\u00e9 est projet\u00e9e sur le pass\u00e9, sur le moment du r\u00eave, quoique la formulation demeure ambigu\u00eb : un pr\u00e9sent impersonnel.\n\nEn posant le r\u00eave, je le fais s'\u00e9vanouir, comme tout r\u00eave : mais d'un \u00e9vanouissement particulier, puisque le r\u00eave est d\u00e9j\u00e0 \u00e9vanoui, comme tout r\u00eave, et depuis longtemps (dix-neuf ans). Ce qui s'\u00e9vanouit maintenant (je parle du \u00ab maintenant \u00bb qu'est la d\u00e9position du r\u00eave sur le papier) n'est pas le r\u00eave, mais son souvenir. Car le souvenir, lui aussi, une fois pos\u00e9, s'\u00e9vanouit. Il s'\u00e9vanouit, sans doute, parce que souvenir du r\u00eave. Mais il s'\u00e9vanouit aussi parce que, je le crois, tout souvenir racont\u00e9 ou \u00e9crit s'\u00e9vanouit. Il ne peut plus demeurer que le souvenir de sa d\u00e9position, de sa trace devenue noire. (Mais peut-\u00eatre n'est-ce l\u00e0 qu'une id\u00e9e de sceptique sur la nature du souvenir, sur la _m\u00e9moire_.)\n\nAu moment o\u00f9 j'\u00e9cris le r\u00eave, j'\u00e9cris aussi, \u00e0 la suite, les _assertions_. Je les \u00e9cris toutes, en une seule fois, tr\u00e8s vite.\n\nCela a lieu pendant que le r\u00eave, qui s'\u00e9vapore, rayonne encore en moi, comme foyer sombre.\n\n## 54 Supposition du \u00ab Projet \u00bb\n\n(2) Le r\u00eave, enfin, suppose le _Projet :_ pas seulement parce qu'il suppose la d\u00e9cision prise qu'implique le _Projet,_ mais parce qu'il annonce quelque chose qui est au _Projet_ comme l'ombre est au mur.\n\nJe vois ces trois choses clairement. Presque tout le reste est obscur.\n\nIl y a une double supposition : la _d\u00e9cision_ , qui d\u00e9pend du _r\u00eave_ , implique le _Projet_. Le projet permet alors \u00e0 la d\u00e9cision de prendre effet. Mais ce que dit la deuxi\u00e8me assertion, c'est que le r\u00eave suppose aussi le _Projet_ , pour son propre compte.\n\nDisons un peu plus : le r\u00eave d\u00e9sire le _Projet_. Si on admet une telle articulation (elliptique) du r\u00eave et du d\u00e9sir, on peut penser que le Projet a \u00e9t\u00e9 suscit\u00e9 par le r\u00eave. Le projet serait la beaut\u00e9 du d\u00e9sir effectu\u00e9 du r\u00eave.\n\nCependant, dans le r\u00eave, ce qui appara\u00eet en premier n'est pas le projet, mais le roman.\n\nJe ne m'\u00e9tais empar\u00e9, au d\u00e9but de la s\u00e9quence des assertions (en 1980, je les voyais comme des maximes ; la coloration \u00e9tait autre ; je n'avais pas, \u00e0 ce d\u00e9but, la vis\u00e9e d'une s\u00e9quence d\u00e9ductive, je voulais simplement faire une \u00e9lucidation, pas n\u00e9cessairement ordonn\u00e9e selon une coh\u00e9sion inf\u00e9rentielle) que de ce que le r\u00e9veil faisait surgir du r\u00eave (s'\u00e9veiller, c'est r\u00e9veiller, apr\u00e8s r\u00eaver), quelque chose que je m'\u00e9tais mis, brusquement, \u00e0 _savoir_.\n\nC'est pourquoi le r\u00eave lui-m\u00eame, ses images, son creux du monde, n'appara\u00eet pas vraiment, au d\u00e9but, dans la mise en marche de mon \u00e9lucidation.\n\nLe roman est l\u00e0. Il n'est pas une des \u00ab trois choses \u00bb vues \u00ab clairement \u00bb. Il appartient au \u00ab tout le reste \u00bb, au \u00ab presque tout le reste, obscur \u00bb.\n\nEt la deuxi\u00e8me assertion, qui est aussi le deuxi\u00e8me moment, maintenant, de la d\u00e9duction (le d\u00e9coupage en moments de la s\u00e9quence de ce qui \u00e9tait maximes fait partie de sa transformation en une d\u00e9duction), fait un pas suppl\u00e9mentaire : le roman est ombre ; il est l'ombre du _Projet_. (Sous quelle lumi\u00e8re ?)\n\nSi, depuis le r\u00eave, appara\u00eet l'id\u00e9e, imm\u00e9diatement transform\u00e9e en certitude, du roman, cela qui s'y affirme est aussi le _Projet :_ le d\u00e9sir du projet, qui cr\u00e9e le r\u00eave, d\u00e9place l'image du r\u00eave vers une ombre.\n\nJ'ai su que j'\u00e9crirais un roman, mais ce savoir figure dans ce qui demeure, essentiellement, obscur \u00e0 l'\u00e9lucidation commen\u00e7ante (est destin\u00e9, d'ailleurs, en grande partie \u00e0 le rester). Ce n'est pas cela seulement qui est obscur. (Par exemple : comment le roman pouvait-il na\u00eetre du r\u00eave ?) Mais je voyais _clairement_ le r\u00eave, la d\u00e9cision, et le projet : il s'agissait de trois choses claires, distinctes quoique enchev\u00eatr\u00e9es.\n\nLa maxime de la supposition du projet obliquait vers une affirmation d'obscurit\u00e9, par le d\u00e9tour de l'ombre, le roman d\u00e9pos\u00e9 au pied du mur du projet. Peut-\u00eatre parce que le r\u00eave, alors s'\u00e9vanouissant (la certitude de cet \u00e9vanouissement donnait aux maximes un caract\u00e8re d'urgence, justifiait \u00e0 mes yeux toutes les brusqueries, tous les sauts), se devait, comme tout r\u00eave, de dissimuler le r\u00e9el de son d\u00e9sir sous quelque d\u00e9tournement, ici l'infl\u00e9chissement de la r\u00e9v\u00e9lation vers le roman. Le roman, dans ce cas, n'\u00e9tait ombre que parce que le projet \u00e9tait mis dans l'ombre par le r\u00e9veil du r\u00eave. La supposition du projet passait, en somme, par cette d\u00e9possession apparente du sens du r\u00eave, comme d\u00e9sir. Il appara\u00eetra plus loin que ce n'est l\u00e0 qu'un des aspects du lien initial du roman au projet. \u00c9crivant le r\u00eave, je vis trois choses clairement ; le roman n'\u00e9tait pas l'une d'elles. Le roman \u00e9tait dans le \u00ab presque tout le reste \u00bb, dans l'obscur. D'o\u00f9 il r\u00e9sultait que le roman \u00e9tait ombre. Ombre port\u00e9e par l'objet du d\u00e9sir, tel que le r\u00eave le signifiait. La maxime, ainsi, dit dans l'ordre inverse de la d\u00e9duction. Pour la d\u00e9duction, je dois remettre les assertions en ordre, je dois retrouver l'ordre d\u00e9ductif \u00e0 l'int\u00e9rieur m\u00eame des assertions, quand je les fais \u00eatre assertions depuis leur \u00e9tat premier, ancien, de maximes, logiquement irresponsables. L'irresponsabilit\u00e9 logique (en partie due \u00e0 la vitesse) introduit une dose nouvelle, seconde, d'obscurit\u00e9. Je ne suis pas certain que la d\u00e9duction pr\u00e9sente sera s\u00e9rieusement en mesure de la diminuer. Mais je ferais au mieux. J'ai pr\u00e9venu.\n\n## 55 Les assertions, qui autrefois \u00e9taient seules\n\nLes assertions, qui autrefois (dans la version d\u00e9truite de 1980) \u00e9taient seules (et se nommaient maximes), avaient pour intention (en m\u00eame temps qu'elles apparaissaient dans le rayonnement du r\u00eave disparaissant) d'introduire, non ce qu'\u00e9tait effectivement le _Projet_ , puisqu'il n'a jamais \u00e9t\u00e9 effectif, ni le roman, qui ne l'a pas \u00e9t\u00e9 non plus, mais ce qui, accompagnant de loin en loin mon ressassement du r\u00eave en r\u00eaveries, en constituait la figuration imaginaire : ce que cela devrait \u00eatre, ce que cela serait (conditionnel).\n\nL'ambigu\u00eft\u00e9 entre futur ant\u00e9rieur et conditionnel (et dans ces r\u00e9gions de l'esprit o\u00f9 pass\u00e9 et pr\u00e9sent co\u00efncident, ils s'efforcent de se confondre), l'impossibilit\u00e9 de restituer de mani\u00e8re satisfaisante des conditions initiales, autre chose que le r\u00eave, dont j'\u00e9tais et demeure \u00e0 la fois intimement persuad\u00e9 qu'il n'a pas \u00e9t\u00e9 alt\u00e9r\u00e9 en moi par le temps jusqu'\u00e0 ce que je l'\u00e9crive et \u00e0 peu pr\u00e8s certain, d\u00e8s que je raisonne, que cette conviction interne est fausse,\n\nfont que, s'il y a un parti pris d'\u00e9vidence sensible au ton des propositions que j'\u00e9non\u00e7ai et reprends, cela n'emp\u00eache nullement que certaines d'entre elles se soient pr\u00e9sent\u00e9es \u00e0 moi, dans la succession, comme r\u00e9it\u00e9rations vari\u00e9es de propositions ant\u00e9rieures, parfois m\u00eame comme \u00e9nonc\u00e9s comportant des contradictions avec quelque chose des \u00e9nonc\u00e9s ant\u00e9rieurs.\n\nL'alignement des sorites dans l'esp\u00e8ce de d\u00e9duction qui n'est que le reflet tardif de ma tentative de dire plus du r\u00eave (plus que ce que le r\u00eave, initialement, dit) se heurte \u00e0 un adversaire autrement redoutable que la \u00ab Nature \u00bb qui s'oppose au logicien de Hintikka : l'oubli.\n\nMais j'ai pr\u00e9f\u00e9r\u00e9, conform\u00e9ment \u00e0 l'unique r\u00e8gle de coh\u00e9rence de mon livre, celle de la coh\u00e9rence chronologique (j'entends, toujours, par chronologie, celle du d\u00e9p\u00f4t des moments de prose sur le papier), les accueillir toutes, plut\u00f4t que d'essayer maintenant (automne 1985) de leur donner une rigueur qui ne pourrait \u00eatre qu'illusoire.\n\n(3) Il y a trois choses claires : _le r\u00eave ; la d\u00e9cision ;_ et _le Projet_. Ces trois choses s'entrelacent. Si le r\u00eave ne ment pas, la d\u00e9cision sera prise, car si la d\u00e9cision contraire est encore possible, le r\u00eave ne peut dire vrai. Si la d\u00e9cision est prise, il y aura le _Projet ;_ car une sorte de projet, d\u00e8s avant le r\u00eave, \u00e9tait une condition explicite de la d\u00e9cision. S'il y a eu le r\u00eave, il y aura le _Projet :_ le r\u00eave annonce _Le Grand Incendie de Londres_ , qui ne sera pas sans le _Projet_.\n\nIl y a trois choses claires ; et tout le reste, obscur.\n\nLa troisi\u00e8me assertion constitue une r\u00e9it\u00e9ration modifi\u00e9e des deux premi\u00e8res. Selon la premi\u00e8re, si je m'en tiens au squelette appauvri (de son v\u00eatement de mots) de l'inf\u00e9rence, le r\u00eave implique la d\u00e9cision ; la d\u00e9cision implique le projet. Selon la deuxi\u00e8me, le r\u00eave implique le Projet. Selon la deuxi\u00e8me encore, le r\u00eave implique le projet parce qu'il annonce le roman. Dans la troisi\u00e8me, il est dit, et c'est nouveau (quoique implicite dans l'affirmation de la deuxi\u00e8me) que le projet implique le roman. (Plus exactement, le non-roman implique le non-Projet.) Ce ne sont pas des variations significatives.\n\nS'il y a progression dans la s\u00e9quence assertive, elle est ailleurs. Il y a deux modifications d'importance qui la marquent : dans la premi\u00e8re assertion, trois choses claires sont annonc\u00e9es : _un_ r\u00eave, _une_ d\u00e9cision, _un_ projet. Dans la troisi\u00e8me, selon la troisi\u00e8me, trois choses claires sont _le_ r\u00eave _, la_ d\u00e9cision et _le_ projet. Dans la premi\u00e8re assertion, le r\u00eave qui suppose que la d\u00e9cision est prise est un r\u00eave, la d\u00e9cision qui implique le projet est une d\u00e9cision qui implique un projet. Pour la troisi\u00e8me assertion, et pour la suite, un r\u00eave est le r\u00eave, _ce_ r\u00eave (respectivement _cette_ d\u00e9cision, _ce_ projet).\n\nLa deuxi\u00e8me modification d'importance est la plus importante, et elle implique la premi\u00e8re. Le r\u00eave, la d\u00e9cision, le projet ind\u00e9finis ne s'assemblent que d'une mani\u00e8re non n\u00e9cessaire, m\u00eame s'il y a entre eux des liens d'implication. Dans la progression de l'\u00e9lucidation, il devient clair que ces liens sont des liens d'implication _n\u00e9cessaire_ , le r\u00eave _implique n\u00e9cessairement_ la d\u00e9cision, etc. Il s'ensuit que r\u00eave, d\u00e9cision, projet sont _d\u00e9finis_ , rigides pour le reste de la d\u00e9duction. Mais cela tient \u00e0 ce que _l'enchev\u00eatrement_ des trois termes ind\u00e9finis est remplac\u00e9 par _l'entrelacement_ des m\u00eames termes d\u00e9finis.\n\n## 56 Triple temps, obscur\n\nTriple temps, obscur, du r\u00eave. Du r\u00eave et de son effort d'\u00e9lucidation : ce sont trois automnes obscurs. 1961 (le r\u00eave) ; 1980 (l'\u00e9criture du r\u00eave, les maximes de l'\u00e9lucidation) ; 1985 (aujourd'hui, les assertions). Les heures \u00e9paisses de la fin de la nuit, l'effort de sortir de la nuit pour quelque chose, la prose maintenant : en octobre apr\u00e8s les vendanges, la gel\u00e9e d'azerole de la prose, l'angoisse de son \u00e9chec, le ressassement.\n\nDans le noir, la lumi\u00e8re de ma lampe est seule pos\u00e9e, calme. C'est la m\u00eame lampe qu'il y a cinq ans. L'obscur m'entoure. Au tout d\u00e9but, la premi\u00e8re fois, ayant r\u00e9veill\u00e9 un roman \u00e0 faire hors du r\u00eave, j'ai pens\u00e9 \u00e0 la d\u00e9cision, au _Projet_. La deuxi\u00e8me fois, ayant \u00e9crit le r\u00eave, je m'avan\u00e7ais en h\u00e2te dans l'\u00e9lucidation. Cette h\u00e2te \u00e9tait plut\u00f4t joyeuse, malgr\u00e9 la difficult\u00e9. (J'\u00e9tais heureux.) Aujourd'hui je r\u00e9fl\u00e9chis des illuminations ant\u00e9rieures, pour lesquelles ma vie ne joue pas, n'agit pas (du moins je n'ai rien \u00e0 en dire) ; il n'y a aucune exaltation en moi, mais peut-\u00eatre ai-je plus de chance d'aboutir, puisque mon ambition, cette fois, est minimale.\n\n(4) le commencement est un r\u00eave, qui implique une d\u00e9cision et un _Projet_. Dans le r\u00eave s'annonce un roman, dont le titre sera _Le Grand Incendie de Londres_. Comme je venais de r\u00eaver le r\u00eave, m'en \u00e9tant souvenu, au point qu'il restait sans cesse pr\u00e9sent \u00e0 ma m\u00e9moire ; ayant r\u00eav\u00e9 ce r\u00eave, je vis alors distinctement la d\u00e9cision, le roman et le projet.\n\n(5) Il s'ensuivit une interruption dans la m\u00e9moire, et une s\u00e9paration d'avec elle se fit, qui fut, longtemps, remplac\u00e9e par l'alg\u00e8bre, la combinatoire, les contraintes, les r\u00e8gles de vie, parenth\u00e8ses ouvrantes. Sinon, rien n'aurait \u00e9t\u00e9 possible.\n\nLe r\u00eave \u00e9tait demeur\u00e9 pr\u00e9sent. Apr\u00e8s quelque temps (un, deux mois de 1961) \u00e9tait venue la reconnaissance, l'\u00e9vidence de ce que le r\u00eave impliquait.\n\nLes ann\u00e9es qui suivirent, le r\u00eave demeurait en moi, immobile. Je ne l'\u00e9voquais jamais, mais je l'effleurais souvent par la pens\u00e9e, v\u00e9rifiant sa pr\u00e9sence, comme une garantie de mes efforts, dans le lieu myst\u00e9rieux de soi o\u00f9 sont les souvenirs (s'il est vrai qu'ils ont un lieu). Cependant, quelque chose s'\u00e9tait non pas perdu, mais att\u00e9nu\u00e9 : le lien, le n\u0153ud, l'enchev\u00eatrement puis enlacement du tout du r\u00eave, de la d\u00e9cision et du projet, avec le roman, cela avait cess\u00e9 d'\u00eatre pr\u00e9sent, \u00e9tait presque oubli\u00e9, presque dissous.\n\nSans doute ce d\u00e9tachement des cha\u00eenons dans la cha\u00eene du projet \u00e9tait une cons\u00e9quence indirecte mais indispensable de la deuxi\u00e8me certitude acquise au r\u00e9veil du r\u00eave : \u00ab je le conserverais intact \u00bb. Pour cette conservation, puisque le r\u00eave devait faire partie du roman et du Projet (je ne savais pas vraiment comment mais je savais que), puisque ni le roman ni le projet n'\u00e9taient vraiment commenc\u00e9s, je devais garder le silence int\u00e9rieur sur le r\u00eave, un silence _conservatoire_.\n\nJe devais poursuivre ailleurs ma pr\u00e9paration au projet : dans la math\u00e9matique, dans la po\u00e9sie, dans une grande s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 d'existence. L'aust\u00e9rit\u00e9 parfois \u00e9r\u00e9mitique qui se montrait n\u00e9cessaire \u00e9tait comme fonctionnellement impos\u00e9e par une recherche simultan\u00e9e de voies dans les deux directions, duales et antagonistes en apparence, de la math\u00e9matique et de la po\u00e9sie. En ces ann\u00e9es, je vivais sous la _contrainte :_ contrainte d'apprentissage du calcul, des formes po\u00e9tiques, de leur mise en pratique simultan\u00e9e. Mais aussi contraintes de la vie m\u00eame : la r\u00e8gle de Paul Klee, \u00ab _nulla dies sine linea_ \u00bb, pas de jour sans avancer d'une ligne, suscitait simultan\u00e9ment de s\u00e9v\u00e8res exigences d'horaires, o\u00f9 se jouait sans cesse ma passion du d\u00e9nombrement. La souplesse mentale indispensable pour les sauts perp\u00e9tuels de la lecture \u00e0 l'absorption des concepts de la th\u00e9orie des cat\u00e9gories ou de l'alg\u00e8bre commutative, l'effort d'immersion dans les langues lointaines des traditions po\u00e9tiques _voulues_ par le projet, n'\u00e9taient pas imaginables sans une rigidit\u00e9 concomitante de l'emploi de mon temps. Je me suis fait un devoir de solitude. De loin en loin je revenais \u00e0 l'imagination du projet.\n\nJe vivais dans un syst\u00e8me de r\u00e8gles. Les r\u00e8gles de l'\u00e9criture po\u00e9tique, les r\u00e8gles de la d\u00e9monstration math\u00e9matique, les r\u00e8gles de vie constituaient trois syst\u00e8mes qui se ressemblaient pour moi, qui avaient des chemins parall\u00e8les. Chaque r\u00e8gle, chaque acte selon les r\u00e8gles, \u00e9tait pens\u00e9 comme pr\u00e9paratoire.\n\n## 57 Or, pendant ces ann\u00e9es\n\n(6) Or, pendant ces ann\u00e9es, je n'ai pas remis en cause ma d\u00e9cision. Et j'ai v\u00e9cu comme si ce quelque chose qu'avait annonc\u00e9 le r\u00eave, _Le Grand Incendie de Londres_ , allait \u00eatre \u00e9crit r\u00e9ellement, comme si le _Projet_ allait \u00eatre men\u00e9 jusqu'\u00e0 son terme.\n\nUne certitude \u00e0 la fois distante, vague, mais intime et forte, donne une unit\u00e9 \u00e0 un labeur continu, s'oublie dans l'enthousiasme local des d\u00e9couvertes, mais revient \u00e0 point nomm\u00e9 d\u00e8s que les obstacles, les \u00e9checs, les d\u00e9couragements s'accumulent.\n\nIl \u00e9tait entendu, c'est-\u00e0-dire que je m'\u00e9tais entendu avec moi-m\u00eame pour reconna\u00eetre que rien ne pouvait \u00eatre pr\u00e9texte \u00e0 cesser. \u00ab \u00c0 quoi bon ? \u00bb, me disait le d\u00e9mon nocturne, ou son double fraternel et sournois, le d\u00e9mon m\u00e9ridien : \u00ab _\u00c0 cela_ \u00bb, r\u00e9pondais-je ; _cela_ , le _double futur_ du roman et du projet, qui est beaucoup plus que la th\u00e8se de math\u00e9matique (quand elle n'avance pas), (et plus tard quand elle est achev\u00e9e, ce qui n'est pas mieux), beaucoup plus que le livre de po\u00e8mes (un \u00e9chafaudage de sonnets).\n\nCar _cela_ , ma r\u00e9ponse aux d\u00e9mons, mon _style pour les dompter_ (le \u00ab style \u00bb, dit rakki tai), est plus, plus ambitieux, plus immense ; et surtout, toujours futur, toujours \u00e0 faire. De la m\u00eame \u00e9toffe (c'est le m\u00eame tour de passe-passe) est ce qui est nomm\u00e9 \u00ab instinct de vie \u00bb.\n\nPendant les neuf premi\u00e8res ann\u00e9es (comme il est dit au chapitre 2, \u00ab La cha\u00eene \u00bb), je n'ai pas remis en cause la d\u00e9cision. Je n'\u00e9tais pas oublieux de son contraire (car le d\u00e9mon nocturne et son fr\u00e8re de midi, le soleil double et noir au m\u00e9ridien de midi, emplissant le ciel vide de la perte de temps, me le pr\u00e9sentaient \u00e0 l'occasion), mais j'avais ma r\u00e9ponse toute pr\u00eate : j'ai cela \u00e0 faire, qui conduira au roman, au projet, qui en fera plus tard partie. J'en \u00e9tais s\u00fbr.\n\nDe quoi pouvait bien me venir une telle certitude, qui n'\u00e9tait gu\u00e8re appuy\u00e9e sur un avancement effectif de l'un ou de l'autre ? (Et il a suffi de regarder enfin cette v\u00e9rit\u00e9 en face pour que tout s'\u00e9croule, un instant, avant de se reb\u00e2tir encore, mais autre, pour encore neuf ann\u00e9es.)\n\nDu r\u00eave. Il n'y a pas d'autre possibilit\u00e9.\n\nLa pr\u00e9sence du r\u00eave, en arri\u00e8re-plan de ma vie, s'apparentait \u00e0 une sorte d'\u00e9dredon, ou d'oreiller de plume (un entassement d'oreillers plut\u00f4t, car il y avait plusieurs couches superpos\u00e9es de certitudes apaisantes), sur, ou sous lequel (lesquels) on voit, s'\u00e9veillant avec un inattendu sentiment de vacance, s'\u00e9tendre devant soi une interminable journ\u00e9e lumineuse, faite de jardins, de promenade, d'amour, de lecture, de d\u00e9couverte. Sans bouger encore, on s'imagine. Il y aura du ciel, un ciel de bleu l\u00e9ger, des nuages tendres, une lune de jour peut-\u00eatre, petite, pr\u00eate \u00e0 fondre, nuage elle-m\u00eame. Il y aura une eau bougeante, entre des herbes.\n\nDe loin en loin, pourtant, j'entrevoyais un fond noir.\n\nComme parfois on s'imagine, en telle r\u00eaverie oiseuse, l'au-del\u00e0 du visible du ciel, le fond de ciel comme on dit un \u00ab fond d'\u0153il \u00bb, le dessus-dessous de ce bleu qui vous trouble quand on y laisse s'immobiliser son regard ; plus loin que le ciel, on voit noir. L'entre-les-\u00e9toiles, le vide interstellaire des \u00ab _space-operas_ \u00bb, on le sent noir. Peut-\u00eatre faut-il regretter l'imagerie encore si vivace \u00e0 la Renaissance, l'embo\u00eetement de sph\u00e8res jusqu'\u00e0 l'ultime, l'englobante du tout, la Sph\u00e8re C\u00e9leste, ce grand et scintillant compotier d'astres, sans au-del\u00e0, ou un au-del\u00e0 qui n'\u00e9tait que l'habitacle vaporeux, un rien-tout, demeure d'une pas trop pensable divinit\u00e9 (je parle d'une vision na\u00efve, semi-cultiv\u00e9e, comme aurait pu \u00eatre la mienne, disons, vers 1600).\n\nPoursuivant cette comparaison (\u00ab j'aime cette comparaison \u00bb), je dirais que ces premi\u00e8res ann\u00e9es apr\u00e8s le r\u00eave \u00e9tait dans ma vie une Renaissance sous le signe d'une cosmologie lumineuse et peupl\u00e9e d'innombrables correspondances entre macrocosme et microcosme. Quelque effervescence de \u00ab poursuites \u00bb intellectuelles se manifestait sous la couverture des astres : la math\u00e9matique, la po\u00e9sie, le sol solide, solidaires. Ce qui veut dire que tout cela \u00e9tait d'une fragilit\u00e9 absolue. J'\u00e9tais porteur d'une certitude \u00e0 l'avance ruin\u00e9e, mais je ne le savais pas. Je ne le savais pas et de ne pas le savoir je pouvais avancer vers la r\u00e9v\u00e9lation de la ruine en m'imaginant me rapprocher du commencement de la connaissance, ins\u00e9parable du d\u00e9but de l'accomplissement. On a dit que toute vie bonne est une pr\u00e9paration \u00e0 mourir. Cette partie de ma vie, ces neuf ann\u00e9es, \u00e9tait plut\u00f4t une pr\u00e9paration \u00e0 vivre : vivre serait le _Projet_.\n\n## 58 Effacement du r\u00eave\n\n(7) C'est pourquoi et apr\u00e8s coup, apr\u00e8s le renoncement au _Projet_ , apr\u00e8s l'abandon du _Grand Incendie de Londres_ , l'effacement du r\u00eave me les montre solidaires, et m'affirme leur entrelacement.\n\nL'effacement du r\u00eave \u00e9tait in\u00e9vitable, d\u00e8s l'instant o\u00f9 il \u00e9tait pos\u00e9, \u00e9crit, d\u00e9crit.\n\nMais en fait l'action de le noter peut \u00eatre consid\u00e9r\u00e9e non comme la cause mais comme la cons\u00e9quence ou mieux la confirmation de son effacement. Quelle est dans ce cas la cause ?\n\nLe renoncement. La mise en mots, ou l'effacement devient effectif, en prend acte.\n\nPourquoi, en effet, noter le r\u00eave ? Parce que cela est indispensable au bon d\u00e9roulement du 'grand incendie de londres', autant dans sa premi\u00e8re version, celle de 1980, que dans celle qui s'avance aujourd'hui. 'Le grand incendie de londres' lui-m\u00eame n'existe que parce que _Le Grand Incendie de Londres_ n'a jamais \u00e9t\u00e9 r\u00e9ellement, n'est pas et ne sera pas \u00e9crit. Ensuite parce que le _Projet_ a \u00e9chou\u00e9. Poser le r\u00eave sur le papier, c'\u00e9tait l'effacer (c'est fait). Mais il n'a \u00e9t\u00e9 pos\u00e9 que parce que l'\u00e9chec \u00e9tait reconnu, parce que le renoncement avait eu lieu.\n\nAu moment de poser le r\u00eave, o\u00f9 s'engage, rapide (une lutte de vitesse avec la disparition), l' _\u00e9lucidation en maximes_ (transform\u00e9e maintenant en _d\u00e9duction par assertions_ ), le renoncement vient de se produire. Le Tout du roman, et du projet, n'agit plus. D'ailleurs la d\u00e9cision de 1961, elle-m\u00eame, est caduque (sa chute, cependant, n'implique pas son contraire). L' _entrelacement_ du Tout, qui \u00e9tait la forme prise, au-del\u00e0 de l'enchev\u00eatrement de d\u00e9but, par leur solidarit\u00e9, peut appara\u00eetre. Il appara\u00eet.\n\n(8) Il y a trois choses claires, mais je ne peux pas en parler clairement.\n\n(9) Peut-\u00eatre ne pourrai-je m\u00eame pas les dire ? Le r\u00eave, pourtant, est clair.\n\nLa parole claire, si elle n'est pas toujours \u00ab aristocratique \u00bb, est en tout cas une parole de ma\u00eetrise, parfois m\u00eame d'indiff\u00e9rence, ou de d\u00e9dain.\n\nMais une fois priv\u00e9 de sa r\u00e9alit\u00e9, de sa luminosit\u00e9 secr\u00e8tement agissante, le r\u00eave laisse de l'obscur. J'avan\u00e7ais, je m'en souviens, dans l' _\u00e9lucidation_ avec le sentiment d'une \u00ab obscurisation \u00bb rapide, une \u00ab lunarisation \u00bb saturnienne, contraire d'une solarisation photographique. D'o\u00f9 la sensation contradictoire de voir tout d'un coup des choses claires (qui ne l'avaient pas \u00e9t\u00e9 ant\u00e9rieurement \u00e0 la clart\u00e9 bienveillante mais aveuglante ensemble du r\u00eave) et de les voir perdant de plus en plus vite leur \u00e9clat. Cela fait que je comprenais qu'il m'\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 impossible de parler clairement de leur nature, autant que de leurs liens. Je ne les ma\u00eetrisais pas du tout.\n\nD'o\u00f9 encore, je percevais que peut-\u00eatre je n'arriverais jamais \u00e0 les dire, mais seulement \u00e0 les nommer, comme on nomme des \u00e9toiles dont on ne sait rien, que leur nom, et leur place, sur une carte du ciel. J'enregistrerais leurs disjonctions, leurs disparitions, mais je n'atteindrais pas \u00e0 leur nature, ni m\u00eame au spectre de leur composition.\n\nDes trois, le r\u00eave, une fois pos\u00e9, semblait le plus sp\u00e9cialement quelque chose de clair, \u00e0 la diff\u00e9rence des deux autres. Car je n'en avais plus que cela, les lignes de la description du r\u00eave. Je n'avais qu'\u00e0 les affronter pour en dire. Le r\u00eave pos\u00e9 dans ses quelques lignes avait l'immobilit\u00e9 d'une lumi\u00e8re \u00e9crite, qui fait perp\u00e9tuellement le m\u00eame trajet d'une image \u00e0 un \u0153il, sans changer, sans ajouter quoi que ce soit \u00e0 ce qu'elle a d\u00e9j\u00e0 montr\u00e9. La clart\u00e9, l\u00e0, \u00e9tait parfaite, et partant l'obscurit\u00e9 de ma parole \u00e0 ce sujet, parfaitement absolue.\n\nCe n'\u00e9tait le cas ni de la d\u00e9cision ni du projet. C'est pourquoi je pouvais conserver l'illusion d'arriver \u00e0 les dire. D'une clart\u00e9 moins absolue, une clart\u00e9 de parole, un d\u00e9but de clart\u00e9 de parole semblait possible. L'intention de dire, qui avait \u00e9t\u00e9 l'origine et l'amorce de l'\u00e9lucidation, demeurait en suspension, demeurait interrogative. Mais il est toujours difficile (je parle pour moi, form\u00e9 ou contraint par la math\u00e9matique) de se r\u00e9signer d'avance, tel Merlin, \u00e0 parler obscur\u00e9ment.\n\n## 59 S'il y a trois choses claires, elles sont quatre\n\n(10) Le r\u00eave a pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 la d\u00e9cision. Apr\u00e8s la d\u00e9cision, le _Projet_ a \u00e9t\u00e9 con\u00e7u. _Alors, Le Grand Incendie de Londres_ , annonc\u00e9 par le r\u00eave, est apparu comme devant \u00eatre le roman dont le myst\u00e8re serait le _Projet_.\n\n(11) Car il est clair que, s'il y a trois choses claires, elles sont quatre. Mais que celle-l\u00e0 (qu'il y a trois choses claires) reste obscure.\n\nJe m'\u00e9tais plac\u00e9, pour r\u00e9fl\u00e9chir sur le r\u00eave, apr\u00e8s coup, dans le mois qui l'a suivi. Et si on se place apr\u00e8s coup, il appara\u00eet qu'il y a non seulement corr\u00e9lation, mais cons\u00e9cution, et la s\u00e9quence de quatre termes se dispose comme il est dit.\n\nMais en r\u00e9alit\u00e9 (je le vois maintenant) la cons\u00e9cution est circulaire ; elle se referme \u00e0 nouveau sur le r\u00eave, qui devait appara\u00eetre dans _Le Grand Incendie de Londres_ , constituer son d\u00e9but.\n\n_Le Grand Incendie de Londres_ devait commencer par le r\u00e9cit du r\u00eave ; le r\u00e9cit seul. C'est \u00e0 peu pr\u00e8s tout ce qu'il y avait de s\u00fbr dans le roman. Et cela seul est rest\u00e9 s\u00fbr pendant toute son existence (programmatique) : dix-neuf ans. Pendant dix-neuf ans, _Le Grand Incendie de Londres_ a appartenu \u00e0 une esp\u00e8ce fort int\u00e9ressante de romans, les romans futurs. Il commencerait par un r\u00eave, qui n'\u00e9tait pas encore \u00e9crit.\n\nMais en r\u00e9alit\u00e9 (je le vois mieux encore) la s\u00e9quence des quatre termes : R\u00eave (1)... D\u00e9cision (2)... _Projet_ (3)... Roman (4)... est un d\u00e9but (une vrille) de spirale (comme la s\u00e9quence des quatre saisons), car ce qui devait figurer dans _Le Grand Incendie de Londres_ n'\u00e9tait pas _Le R\u00eave_ (1) mais le _r\u00e9cit du r\u00eave_ (1') et la spirale se poursuivrait dans le roman lui-m\u00eame (R\u00e9cit de la d\u00e9cision, r\u00e9cit du Projet...), (je peux au moins dire cela).\n\nC'est pourquoi le r\u00eave devait rester non \u00e9crit tant que le roman ne commencerait pas. (Cela implique d'ailleurs que dans le r\u00e9cit du r\u00eave la phrase \u00ab je conserverais ce r\u00eave, le plus longtemps possible \u00bb indiquait que le roman ne commencerait pas de sit\u00f4t. La fuite devant la mise en route du roman y est virtuellement pr\u00e9dite au moment m\u00eame o\u00f9 il s'annonce.)\n\nQuand j'ai \u00e9crit, enfin, le r\u00eave, le roman n'existait plus et seuls apparurent le r\u00eave et le roman (qui s'\u00e9tait trouv\u00e9, d\u00e9j\u00e0, annonc\u00e9 au r\u00e9veil du r\u00eave).\n\nSi le r\u00eave n'annon\u00e7ait que le roman, c'est que la d\u00e9cision et le projet lui \u00e9taient, si j'ose dire, contemporains. Ils \u00e9taient copr\u00e9sents en lui.\n\nCe fait donnait sa place, dans la s\u00e9quence, au roman.\n\nDans une certaine mesure, cela d\u00e9cidait de ce qu'il serait.\n\n\u00c0 la r\u00e9flexion il semble bien que c'est la clart\u00e9 du r\u00eave qui faisait, de la d\u00e9cision et du projet, copr\u00e9sents en lui, des \u00ab choses claires \u00bb. Ce n'est aucune clart\u00e9 intrins\u00e8que de ces deux \u00ab choses \u00bb.\n\nPar cons\u00e9quent, si l'on veut, cela d\u00e9cide de la clart\u00e9 du roman, quatri\u00e8me mousquetaire.\n\nL'obscurit\u00e9 se trouvait d\u00e9plac\u00e9e vers le myst\u00e8re de l'illumination.\n\nCette obscurit\u00e9 est celle des origines et du comment de l'illumination. L'illumination elle-m\u00eame, \u00ab il y a trois choses claires \u00bb, est claire. Il est clair, en ce sens, qu'il y a trois choses claires. \u00ab Qu'il y a trois choses claires \u00bb n'est obscur, ne \u00ab reste \u00bb obscur que si je demande d'o\u00f9 vient qu'il y ait ces choses claires. D'o\u00f9 vient que ces choses claires sont celles-l\u00e0, simultan\u00e9ment, indissolublement non seulement m\u00e9lang\u00e9es, enchev\u00eatr\u00e9es, mais entrelac\u00e9es. D'o\u00f9 vient que la clart\u00e9 na\u00eet de l'\u00e9criture du r\u00eave, qui le fait, \u00e0 cet instant, dispara\u00eetre. Tout cela, en avan\u00e7ant dans l'\u00e9lucidation, reste obscur. En avan\u00e7ant dans la d\u00e9duction (aujourd'hui, je m\u00e9lange deux pr\u00e9sents), cela ne l'est pas moins. Tout au plus puis-je voir plus clairement ce qui \u00ab reste obscur \u00bb.\n\nL'\u00e9lucidation, pourtant, d\u00e9couvre clair le fait que l'existence de trois choses claires implique la quatri\u00e8me, l'existence du roman. Le saut en apparence radical du r\u00eave au roman se r\u00e9v\u00e8le une cons\u00e9quence de ce que le r\u00eave am\u00e8ne avec lui au jour. M\u00eame si l'obscur entoure le r\u00eave et l'avant du r\u00eave, il y a dans cet avant assez de clart\u00e9 pour que la pr\u00e9sence en le r\u00eave, implicite, de la d\u00e9cision et du projet permette la certitude de la spirale infinie qui commence.\n\n## 60 Clair\n\n(12) Dans le r\u00eave clair, obscur\u00e9ment, est n\u00e9 le projet de ce roman, \u00ab Le Grand Incendie de Londres \u00bb. J'ai su que je l'\u00e9crirais.\n\n(13) Que le r\u00eave soit 'clair' ne d\u00e9signe ni sa couleur ni son sens, mais son style.\n\n(14) Il y a, dans le r\u00eave, du 'style clair'.\n\nSi du r\u00eave est n\u00e9e l'id\u00e9e du roman, ce ne peut \u00eatre que dans le travail, obscur, du r\u00eave. Dans la \u00ab boutique obscure \u00bb du r\u00eave a eu lieu une transaction sans m\u00e9moire, dont la promesse s'est inscrite sous ce terme : roman. Mais il n'y a aucune cons\u00e9cution imm\u00e9diate, vraisemblable, entre la clart\u00e9 affich\u00e9e et la conclusion.\n\nJe savais que je l'\u00e9crirais, et ce savoir faisait partie des choses tenues obscures par le sommeil, enfouies dans l'eau boueuse sous le r\u00eave (c'est ainsi que je me l'imaginais). \u00c0 la clart\u00e9 \u00e9vanouissante du r\u00eave, _cela_ apparaissait. L'apparition de ce quelque chose d'obscur n'\u00e9tait possible que parce que, pr\u00e9cis\u00e9ment, la clart\u00e9 du r\u00eave \u00e9tait en train de s'\u00e9vanouir. Le savoir du r\u00eave \u00e9tait comme eau et savon dans le lavoir bleuissant.\n\nLe r\u00eave, son image cin\u00e9matique, charg\u00e9e d'une brillance mentale, morale aussi : il contenait une h\u00e2te, une id\u00e9e de futur, la joie, joie d'une autre vie, d'une ' _vita nova_ '. Il y avait, d\u00e9j\u00e0, de la clart\u00e9, 'dans la rue grise'. Et cette clart\u00e9 transportait, informant l'image, un monde tranquille, en arri\u00e8re-plan, \u00e9nigmatique, s'emplissant lentement de lumi\u00e8re. Le r\u00eave me r\u00e9v\u00e9lait \u00e0 moi-m\u00eame clairvoyant.\n\nLa clart\u00e9 dont il est question depuis le d\u00e9but de cette d\u00e9duction ne peut donc pas \u00eatre seulement une qualit\u00e9 physique des images qui composaient le r\u00eave. Ce n'\u00e9tait pas une couleur, et de toute fa\u00e7on le r\u00eave \u00e9tait sans couleur ou, si l'on veut, uniquement en \u00ab couleurs noir et blanc \u00bb (que la demoiselle f\u00fbt rousse, ce dont je n'avais jamais \u00e9t\u00e9 certain, \u00e9tait plus une hypoth\u00e8se mentale qu'une image color\u00e9e) : pas de couleur claire, m\u00eame restitu\u00e9e dans la luminosit\u00e9 par les sels photographiques, les bu\u00e9es de la vision. La clart\u00e9 \u00e9tait avant tout l'idiome du r\u00eave, un ingr\u00e9dient majeur de sa diction.\n\nAinsi le 'style clair' de l'image du r\u00eave gouvernait \u00e0 la fois la disposition de pens\u00e9e selon laquelle, \u00e0 l'\u00e9veil, le r\u00eave s'\u00e9tait r\u00e9v\u00e9l\u00e9, mais aussi, beaucoup plus tard, maintenue \u00e0 travers dix-neuf ann\u00e9es, la tonalit\u00e9 de sa restitution. Il r\u00e9gnait \u00e0 la fois sur le voir et sur le dire du r\u00eave. Il \u00e9tait le voir-dit du r\u00eave.\n\nLe r\u00eave montre, montre ce qui est montr\u00e9 comme clair, et avant tout parce qu'il le montre clairement. C'est l'affaire d'un 'style' que de montrer le clair.\n\n## 61 Au d\u00e9but\n\n(15) Au d\u00e9but, je sors de ce r\u00eave, m'annon\u00e7ant une double langue, comme dans un palindrome o\u00f9 l'envers dit pareil que l'endroit mais dans un idiome diff\u00e9rent.\n\n(16) Cependant, dans un palindrome, aucune ligne n'est le vrai miroir d'une autre ; les lettres dans le miroir sont des signes qui n'existent pas en dehors.\n\n(17) De ces deux langues, chacune est \u00e9tablie \u00e0 partir de l'autre, c'est-\u00e0-dire \u00e0 partir de son image palindromique, illisible sauf en retraversant la vitre par la pens\u00e9e ; et c'est pourquoi, en fait, je ne suis dans aucune langue, toujours traduisant.\n\n(18) Cela, certainement, intervient dans le nom de cette chose de prose dont le r\u00eave m'a donn\u00e9 l'image, _Le Grand Incendie de Londres_.\n\nJ'\u00e9tais sorti du r\u00eave, au d\u00e9but, cela veut dire la premi\u00e8re fois, quand je venais de le r\u00eaver, et quelle annonce \u00e9tait-ce l\u00e0 ?\n\nLa langue du r\u00eave est solipsiste. Si de ce r\u00eave il venait, comme il \u00e9tait annonc\u00e9, bien autre chose, et si cet 'autre chose' \u00e9tait un roman, il s'agissait du passage \u00e0 une autre langue (je prends 'langue' en un sens purement m\u00e9taphorique).\n\nLes deux langues qu'annonce le r\u00eave ne sont pas la langue de la prose et la langue du r\u00eave, mais la langue de la prose et la langue du _Projet_.\n\nOu plut\u00f4t, comme la langue effective de la prose aussi bien que la langue effective du projet sont une seule langue, la langue de tous les jours, mais employ\u00e9e diff\u00e9remment (je ne veux donc aucunement affirmer l'existence d'autres langues ineffables et r\u00e9elles que celle dont je fais usage), s'il y a langue du _Grand Incendie de Londres_ et langue du _Projet_ , distinctes et distinctes de la langue du r\u00eave, c'est qu'il s'agit de langues imaginaires, suppos\u00e9es situ\u00e9es \u00ab derri\u00e8re \u00bb la langue, la suivant invisiblement.\n\nEt il s'agissait de dire le r\u00eave, dans ces deux langues : l'obscur du r\u00eave sous le r\u00eave clair (en son style), dans deux idiomes diff\u00e9rents, dont l'un serait r\u00e9serv\u00e9 au projet, l'autre au roman.\n\n\u00c0 ce moment il m'apparut non seulement que le roman (seul annonc\u00e9 explicitement) et le projet (annonc\u00e9 aussi, j'en avais fait l''\u00e9lucidation') devaient dire une _m\u00eame_ chose (qui sans aucun doute avait \u00e0 voir avec la _d\u00e9cision_ ), mais que le tout surgirait d'un imaginaire palindrome bilingue, pourvu d'un seul sens (une impossibilit\u00e9 physique).\n\nCette v\u00e9rit\u00e9 de l'assertion (15) est claire (et demeure claire dans mon souvenir), mais elle l'exc\u00e8de en un sens ; et cela tient \u00e0 une acc\u00e9l\u00e9ration de la pens\u00e9e du r\u00eave et de ses cons\u00e9quences, dans ces heures rapides de la nuit o\u00f9 m'apparaissait l'urgence de la transcription, puisque je commen\u00e7ais d\u00e9j\u00e0 \u00e0 perdre ma possession du r\u00eave (elle-m\u00eame peut-\u00eatre ayant toujours \u00e9t\u00e9 imaginaire, mais dont j'avais senti la v\u00e9rit\u00e9 avec une absolue conviction).\n\nIl y avait (16) une dissym\u00e9trie entre les deux idiomes : je voyais l'un (l'idiome du r\u00e9cit) miroir de l'autre, avec un 'moins de r\u00e9alit\u00e9' donc, mais ce n'\u00e9tait pas une vraie image en miroir non plus : le palindrome n'est pas cela.\n\nLe palindrome 'classique' ne l'est pas beaucoup, puisque dans chaque sens les lettres, les signes composants sont identiques, alors qu'ils ne sont pas naturellement invariants (tous) par une telle sym\u00e9trie. Il n'y a sym\u00e9trie r\u00e9elle que de la s\u00e9quence ; les \u00e9l\u00e9ments de la s\u00e9quence, eux, ne sont pas p\u00e9n\u00e9tr\u00e9s par la transformation du miroir.\n\nOn pouvait alors penser \u00e0 un palindrome de langue plus proche d'une sym\u00e9trie totale, visuelle, les lettres r\u00e9fl\u00e9chies par rapport \u00e0 des surfaces planes horizontales ou verticales jouant leur r\u00f4le, diff\u00e9rent, dans chaque lecture (quelque miroir horizontal de ce genre est \u00e0 supposer, centralement, dans le passage, vital, chez Georges Perec, du \u00ab W \u00bb au \u00ab M \u00bb de _La Vie mode d'emploi_ ). Les langues imaginaires surgies du r\u00eave et se parlant dans le _double_ , dissym\u00e9trique, du _Projet_ ('r\u00e9el') et du roman ('en miroir') pouvaient se permettre cette propri\u00e9t\u00e9 contraignante.\n\nJe supposais plus encore (17) : que la relation d'image palindromique est r\u00e9versible est une \u00e9vidence ; mais que chaque langue puisse \u00eatre cr\u00e9\u00e9e comme image de l'autre ne l'est pas. Je me voyais 'dans' le projet, par exemple, regardant le roman \u00e9crit, dans la langue miroir, dans sa langue comme image miroir ; et r\u00e9ciproquement. Je voyais la 'parlance' de chacun comme une traduction venue de l'autre langue ; et donc ne parlant jamais aucune de ces deux langues comme une langue naturelle, mais comme toujours vue d'ailleurs, dans le miroir, obscur\u00e9ment.\n\nJe serais un traducteur, doublement. J'irais, comme tout traducteur, dans l'au-del\u00e0 du miroir de ma propre langue, vers l'autre, qui n'en est que l'image.\n\nLes deux langues suppos\u00e9es avaient une m\u00eame source, une m\u00eame origine ; elles provenaient d'une m\u00eame langue 'adamique', celle du r\u00eave, situ\u00e9e par rapport \u00e0 chacune identiquement. Cette hypoth\u00e8se impliquait ceci : la langue du r\u00eave \u00e9tait l'argent, le tain du miroir. Le Miroir \u00e9tait \u00e0 double face, et la surface r\u00e9fl\u00e9chissante une, d'une seule orientation.\n\nLe monde d'au-del\u00e0 du miroir, d'\u00e0 travers le miroir, n'est que pour la commodit\u00e9 de l'expression dit \u00ab au-del\u00e0 \u00bb, ou \u00ab \u00e0 travers \u00bb, \u00ab derri\u00e8re \u00bb. N'est-il pas aussi, bien mieux peut-\u00eatre, \u00ab au-devant \u00bb du miroir, \u00e0 la place du monde, tenant lieu de monde.\n\nEt si l'image, \u00e0 son tour, s'y regarde, que voit-elle ?\n\n## 62 R\u00eave\n\nR\u00e9fl\u00e9chissant sur les premiers \u00ab moments \u00bb du 'grand incendie de londres' avec Alix, en ces jours o\u00f9 commen\u00e7ait ma tentative, \u00e0 l'automne de 1980, et discutant aussi l' _\u00e9lucidation_ , telle que je venais de la disposer, phrase apr\u00e8s phrase, dans sa succession non concert\u00e9e, et sans \u00e9claircissements, il \u00e9tait apparu quelque chose comme :\n\nIl y a le _Projet_ , et sa m\u00e9taphore architecturale : plans, maisons, murs, chambres... (l''appartement de Coxeter', nom g\u00e9n\u00e9rique) ; et sous la vision de l'\u00e9difice imagin\u00e9, dans son ombre (se dessinant), les ombres remuantes des r\u00e9cits. Le _Projet_ est alors l'\u00e9loge inverse de l'ombre (dans la m\u00e9taphore du palindrome).\n\nCette double langue : les fronti\u00e8res de chaque langue sont les fronti\u00e8res d'un monde : monde du projet, monde du r\u00e9cit. Mais on ne peut parler que comme si on n'\u00e9tait dans aucune : \u00ab toujours, traduisant \u00bb, _Le Grand Incendie de Londres_. Voil\u00e0 pourquoi il y a Londres. Londres, disait Alix, et cette langue (r\u00e9elle) o\u00f9 ni vous ni moi ne sommes, \u00ab toujours, traduisant \u00bb.\n\n(19) Ceci dans le r\u00eave est clair : pour cesser de commencer \u00e0 \u00e9crire, j'ai \u00e9crit le r\u00eave :\n\n\u00ab Dans ce r\u00eave, je sortais du m\u00e9tro londonien. J'\u00e9tais extr\u00eamement press\u00e9, dans la rue grise. Je me pr\u00e9parais \u00e0 une vie nouvelle, \u00e0 une libert\u00e9 joyeuse. Et je devais \u00e9lucider le myst\u00e8re, apr\u00e8s de longues recherches. Je me souviens d'un autobus \u00e0 deux \u00e9tages, et d'une demoiselle (rousse ?) sous un parapluie. En m'\u00e9veillant, j'ai su que j'\u00e9crirais un roman, dont le titre serait _Le Grand Incendie de Londres_ , et que je conserverais ce r\u00eave, le plus longtemps possible, intact. Je le note ici pour la premi\u00e8re fois. C'\u00e9tait il y a dix-neuf ans. \u00bb\n\n(20) Mais en fait, la premi\u00e8re fois que j'ai \u00e9crit ce r\u00eave, j'ai \u00e9crit ceci :\n\n\u00ab Dans ce r\u00eave, je sortais du m\u00e9tro londonien. J'\u00e9tais extr\u00eamement press\u00e9, dans la rue grise. Je me pr\u00e9parais \u00e0 une vie nouvelle, \u00e0 une libert\u00e9 joyeuse. Et je devais \u00e9claircir le myst\u00e8re, apr\u00e8s de longues recherches. Je me souviens d'un autobus (\u00e0 deux \u00e9tages) et d'une demoiselle rousse sous son parapluie. En m'\u00e9veillant, dans cette maison, j'ai su que ce serait un roman, dont le titre serait \"Le Grand Incendie de Londres\", et que je conserverais ce r\u00eave, le plus longtemps possible, intact. Je le note ici pour la premi\u00e8re fois. C'\u00e9tait il y a dix-neuf ans. \u00bb\n\nLes deux relations diff\u00e8rent un peu : \u00ab _en m'\u00e9veillant, dans cette maison, j'ai su que ce serait un roman... \u00bb_ ; le reste pratiquement pareil.\n\n(21) Dans le r\u00eave, il y a un titre, qui est le nom d'un \u00e9v\u00e9nement.\n\n(22) L'accent de l'int\u00e9rieur du r\u00eave est le titre.\n\n(23) Le r\u00eave a produit non un roman mais un titre.\n\nLes deux relations du r\u00eave (20) sont s\u00e9par\u00e9es, dans le temps, par un intervalle minime : le passage d'une version, celle de mon cahier, avec ses bandeaux de lignes noires couronn\u00e9s de couleurs, \u00e0 l'autre version, celle du papier (alors le papier \u00e9tait achet\u00e9 rue Vavin, chez \u00ab Marie-Papier \u00bb ; j'ai repris les m\u00eames gestes, les m\u00eames supports, aujourd'hui). Il y a cependant une divergence, quantitativement minime, mais d'une importance certaine : l'omission, \u00e0 la r\u00e9flexion instantan\u00e9e de la copie (pour faire ce que les Anglais appellent \u00ab _a fair copy \u00bb_ ), _du lieu du r\u00e9veil du r\u00eave ;_ et cette omission accompagne un changement de pr\u00e9sentation : \u00ab j'ai su que j'\u00e9crirais \/ j'ai su que ce serait \u00bb. L'importance de cette omission pour la d\u00e9duction tient \u00e0 ce qu'elle suscite, par r\u00e9fractions successives, au long de l'\u00e9lucidation. Ne pas d\u00e9signer le lieu qui \u00e9tait, dans le \u00ab pourtour \u00bb du r\u00eave que j'ai dit, le 56 de la rue Notre-Dame-de-Lorette, cr\u00e9e une ind\u00e9termination et am\u00e8ne \u00e0 rechercher, dans ma pens\u00e9e me souvenant, le _lieu du r\u00eave_ qui est \u00e0 la fois diff\u00e9rent du _lieu dans le r\u00eave_ et du _lieu du r\u00e9veil du r\u00eave ;_ qui n'est pas le lieu du r\u00e9veil du r\u00eave parce que le r\u00e9veil, dans la nuit, l'esprit encore dans le r\u00eave (le lieu dans le r\u00eave est Londres), laisse en fait une possibilit\u00e9 de brouillage : je r\u00eavais, et je m'\u00e9veille dans un lieu que d'abord je n'identifie pas (je suis dans mon lit mais je suis, en m\u00eame temps encore pour un temps, dans le survivant r\u00eave). Le lieu qui m'appara\u00eet alors, la premi\u00e8re hypoth\u00e8se de r\u00e9ponse \u00e0 la question \u2013 o\u00f9 suis-je ? \u2013 est le _lieu du r\u00eave_. Il m'appara\u00eet quand je revois pour la derni\u00e8re fois le r\u00eave (le matin du 24 octobre 1980), (c'est la derni\u00e8re fois : puisque je vais \u00e9crire le r\u00eave, il va dispara\u00eetre) ; ce lieu est dicible, traduit de la langue du r\u00eave (\u00e0 laquelle je ne tiens pas \u00e0 donner un autre nom).\n\nCette op\u00e9ration de l'esprit passe (21) par le titre du roman qui sera \u00e9crit ; qui est su.\n\nDans ce titre, \u00e0 l'aide de et \u00e0 travers ce titre, le r\u00eave \u00e9nonce quelque chose qui a \u00e0 voir avec son lieu.\n\nIl y a une insistance de ce lieu, comme une cellule rythmique.\n\nCar si le r\u00eave annonce le roman, il lui attribue, surtout, un titre. Il donne un nom. Mais le titre, dit Gertrude Stein, est le nom propre du livre.\n\nC'est \u00e0 partir de son titre que le roman regarde vers l'int\u00e9rieur du r\u00eave, traduit du silence de la langue du r\u00eave.\n\nC'est qu'il est touch\u00e9 l\u00e0 \u00e0 la duplicit\u00e9 du r\u00eave, \u00e0 la double langue qui l'entra\u00eene.\n\n## 63 Flammes\n\n(24) Le _Heiji Monogatari_ est un grand _emaki_ de flammes. Les flammes peintes, toits enlev\u00e9s, d\u00e9vorent la ville. Ces flammes, je les vois, sont de grandes feuilles nerveuses, _origami_ froiss\u00e9s. Ce sont aussi des vagues de flammes et je me souvenais des vagues de mer, qui sont des feuilles de figuier retrouss\u00e9es. Les vagues, feuilles de figuiers retrouss\u00e9es, montraient leurs dessous, l'\u00e9cume, s'abattaient sur l'\u00eele o\u00f9 \u00e9choue Robinson Cruso\u00e9. Or, j'avais toujours cru que Daniel De Foe a \u00e9crit un \u00ab grand incendie de Londres \u00bb.\n\n(25) Sur la vitre du pub londonien, couverte de bu\u00e9e, Charles Dickens lisait : \u00ab _moor eeffoc_ \u00bb, un palindrome traduit d'une langue-miroir : \u00ab _coffee room_ \u00bb.\n\n(26) Il y a un 'style pour dompter les d\u00e9mons', le _rakki tai :_ odeur du figuier, sombre, le figuier disjoint les carreaux de la cuisine, sur l'arri\u00e8re de la maison.\n\nCes _assertions_ contiennent les images centrales du roman, _Le Grand Incendie de Londres_. Elles sont quatre, points cardinaux d'un cadran solaire, d'une carte dans le miroir, d'un univers d'images dites (non peintes (mais peindre, c'est aussi dire)) ; et, comme elles sont quatre, elles sont cinq : l'image la plus centrale, image \u00e9crite, le titre nom propre du r\u00e9cit.\n\nComme si, au moment de sa disparition ultime (poser le r\u00eave), le roman r\u00e9v\u00e9lait ce autour de quoi il aurait \u00e9t\u00e9 b\u00e2ti : quatre images en spirale autour d'une cinqui\u00e8me, son nom propre.\n\nFlamme | Vague\n\n---|---\n\nVitre | Figuier\n\nFlamme-feuille vague-feuille figuier-feuille vitre-miroir \u00ab monogatari \u00bb, r\u00e9cit de flammesRobinson Cruso\u00e9, r\u00e9cit de vagues dans la maison, le figuiermots \u00e9crits \u00ab \u00e0 travers le miroir \u00bb\n\nIl y avait l\u00e0 \u00ab tout \u00bb le roman.\n\nDu mot _incendie_ avait surgi l'image japonaise, Ky\u014dto mang\u00e9e de flammes. Des flammes-feuilles surgissaient les vagues-feuilles. Je voyais (c'\u00e9tait une vision de lecture dans l'enfance, dans un livre \u00ab illustr\u00e9 \u00bb) Robinson jet\u00e9 \u00e0 la mer par la temp\u00eate, sous la vague. D'o\u00f9, par erreur (je le sais maintenant) ce livre que je croyais \u00e9crit par De Foe, dont le titre est proche d'un autre, qui est bien de lui : _Journal of the Plague Year_ (\u00ab peste \u00bb, sixi\u00e8me image ?). Dans Londres je d\u00e9couvrais alors le palindrome o\u00f9 Chesterton (une lecture d'\u00e9tudiant) d\u00e9celait l'embl\u00e8me du monde romanesque dickensien. La cha\u00eene de ces images, construite comme un \u00ab renga \u00bb, par associations, o\u00f9 les d\u00e9placements successifs r\u00e9v\u00e8lent une autre image, sous-jacente, commune, qui n'est pas visible dans le titre, que le titre recouvre, comme le nom couvre le corps, sert de \u00ab lien \u00bb, pour l' _entrelacement_ , d' _incendie_ \u00e0 _Londres_. L'image du figuier noue la flamme \u00e0 la vague, le \u00ab _Heiji Monogatari_ \u00bb \u00e0 Robinson, le \u00ab Robinson \u00bb illustr\u00e9 d'autrefois (enfances de la prose). Au figuier (dans l'image de Robinson arrach\u00e9 \u00e0 la temp\u00eate, la grande vague vert sombre est comme l'envers d'une feuille de figuier immense), \u00e0 son odeur, s'attache l'angoisse et attirance qui donne au titre le pouvoir de susciter un autre 'style' du r\u00eave, qui n'est pas le 'style clair' de son r\u00e9cit, mais le 'style des d\u00e9mons'. Ce style est obscur. Il dit le montrer, le montrer du non-dicible. _Dans cette maison_.\n\nLe palindrome (25) traduit par \u00ab lande \u00bb (\u00ab _moor_ \u00bb) la chambre (\u00ab _room_ \u00bb), moi-m\u00eame, l\u00e0, traduisant de mon imaginaire langue maternelle, l'anglais.\n\nJe vois le d\u00e9sert, le vent, la d\u00e9solation, la \u00ab terre gaste \u00bb, dans le palindrome qui met au jour l'envers du refuge, de la \u00ab chambre \u00bb \u00ab dans cette maison \u00bb. J'entends \u00ab _fog_ \u00bb dans \u00ab _eeffoc \u00bb_ ; j'entends \u00ab brouillard \u00bb (\u00ab _fog_ \u00bb) prononc\u00e9 par une corne de brume. J'entends une aube boueuse sur la Tamise.\n\nLa condensation du r\u00eave en quatre images entoure la cinqui\u00e8me, le roman.\n\n## 64 Parfois, en ces ann\u00e9es\n\n(27) D\u00e8s que j'ai \u00e9crit le r\u00eave, j'ai cess\u00e9 de m'en souvenir.\n\n(28) Quand j'ai r\u00eav\u00e9 le r\u00eave, quand je me suis r\u00e9veill\u00e9 d'avoir r\u00eav\u00e9 ce r\u00eave, m'en souvenant, et d\u00e9couvrant ce qu'il annon\u00e7ait, le roman que j'allais \u00e9crire, j'ai aussi pens\u00e9 que je ne l'oublierais pas ; il en a \u00e9t\u00e9 ainsi, du moins c'est ce dont je me souviens ; et de cela seulement, puisque j'ai maintenant oubli\u00e9 le r\u00eave.\n\n(29) Parfois, en ces ann\u00e9es, j'ai revu le r\u00eave.\n\n\u00ab Il en a \u00e9t\u00e9 ainsi. \u00bb C'est-\u00e0-dire : en ces ann\u00e9es, pas souvent, j'ai revu le r\u00eave, je m'en souviens. Je me souviens, me r\u00e9veillant, d'avoir retenu le r\u00eave ; et avoir pens\u00e9 que je ne l'oublierais pas. Je me souviens d'avoir retenu le r\u00eave ; en ces ann\u00e9es, le revoyant parfois. Je l'ai \u00e9crit et alors je l'ai oubli\u00e9.\n\nIl y a dans ces affirmations quelques impossibilit\u00e9s, ou quelques d\u00e9placements. Il n'est pas possible que, _en v\u00e9rit\u00e9_ , je me sois souvenu d'un r\u00eave. Un r\u00eave s'\u00e9vapore d\u00e8s qu'on se souvient de lui (il s'\u00e9vapore g\u00e9n\u00e9ralement _avant_ , ce qui peut nourrir (c'est mon cas) quelque scepticisme \u00e0 l'\u00e9gard de l'universalit\u00e9 de la fonction onirique, sommeil paradoxal ou pas (je ne parle m\u00eame pas des autres mammif\u00e8res)). Un souvenir amen\u00e9 \u00e0 l'explicite ne se conserve pas indemne. Un souvenir dit, ou \u00e9crit, perd de sa \u00ab r\u00e9alit\u00e9 \u00bb, devient \u00ab souvenir du r\u00e9cit du souvenir \u00bb. \u00c9crivant le souvenir du r\u00eave, ce que j'ai \u00ab oubli\u00e9 \u00bb, plut\u00f4t que le r\u00eave, quand j'ai \u00e9crit le r\u00eave, est ce souvenir. Etc.\n\nPourtant, je maintiens ces assertions, qui ne contiennent qu'une prudence assez ti\u00e8de :... du moins, c'est ce dont je me souviens...\n\nJe les maintiens, et ce maintien fait partie de la sp\u00e9cification du 'grand incendie de londres' comme livre.\n\nDans ce livre que je suis en train d'\u00e9crire, je ne tends pas \u00e0 acqu\u00e9rir (par introspection ou recoupements) une certitude de la v\u00e9rit\u00e9 de ce que j'\u00e9nonce vrai au souvenir. Il me suffit de me souvenir, au moment o\u00f9, me souvenant, j'\u00e9cris ce dont je me souviens. L'exigence d'\u00e9crire au pr\u00e9sent de la narration (sans anticipation ni r\u00e9vision) fait ici para\u00eetre un de ses effets majeurs. Quand je dis (c'est bien ce que je dis) : \u00ab Lecteur, fais comme si ce que tu lis est _cela \u00bb_ (reformulation de la maxime de Coleridge : \u00ab _willing suspension of disbelief_ \u00bb), je ne place mon livre, \u00e0 cause de la _contrainte d'imm\u00e9diatet\u00e9 du dire_ , ni tout \u00e0 fait dans la fiction romanesque (au sens habituel) ni tout \u00e0 fait dans la fiction autobiographique (au sens habituel).\n\nEn ce sens, 'le grand incendie de londres' appara\u00eet comme une _chute_ , un affaissement de son pr\u00e9d\u00e9cesseur imaginaire, _Le Grand Incendie de Londres_. Cependant ce n'est pas l\u00e0 sa _d\u00e9finition_.\n\n'Le grand incendie de londres' est, si l'on veut, un roman avec d\u00e9finition. _Le Grand Incendie de Londres_ aurait \u00e9t\u00e9 un roman ; il aurait racont\u00e9 quelque chose, explicitement associ\u00e9 \u00e0 lui, d\u00e8s son d\u00e9but : le _Projet_ , et tout ce qui unissait le projet, le r\u00eave, la d\u00e9cision, et l'annonce, dans le r\u00eave, du r\u00e9cit qui allait appara\u00eetre. Sa nature involutive (contenir le r\u00e9cit de l'annonce de son apparition) n'en faisait aucunement l'originalit\u00e9. Ni le fait de raconter le projet. Il n'avait pas en lui cette intention.\n\nMais 'le grand incendie de londres', de par sa nature et ses circonstances, ne peut pas se permettre d'affronter le genre roman sans d\u00e9tour. Outre le d\u00e9tour de l'\u00e9criture \u00ab en temps r\u00e9el \u00bb, qui est affich\u00e9, il y a dissimulation de sa \u00ab th\u00e8se \u00bb (c'est, en somme, un roman \u00e0 th\u00e8se, si on prend th\u00e8se au sens d'assertion factuelle, dont aucune \u00ab d\u00e9monstration \u00bb pr\u00e9alable ou post\u00e9rieure n'est exig\u00e9e), (c'est une ruse indispensable avec le \u00ab genre \u00bb (comme dans certains romans policiers o\u00f9 on ignore _quel est le crime_ )), et son d\u00e9voilement (promis, promesse confirm\u00e9e (si vous lisez ceci la promesse est tenue)), (si vous lisez _ce qu'est_ 'le grand incendie de londres' avant l'heure, tant pis), obligatoirement renvoy\u00e9 \u00e0 la fin. Si ce roman est la chute de l'autre, ce n'est qu'un \u00e9tat de fait circonstanciel qui ne dit rien de _ce qu'il est_ se conformant \u00e0 sa d\u00e9finition. Voil\u00e0 pourquoi je n'ai pas, ici, r\u00e9v\u00e9l\u00e9 sa d\u00e9finition.\n\n## 65 Comment, d'une image \u00e9merg\u00e9e du sommeil\n\n(30) Parfois, en ces ann\u00e9es, j'ai cru voir clairement comment, d'une image \u00e9merg\u00e9e du sommeil, avec le secours de la math\u00e9matique, faire na\u00eetre le principe d'une composition qui, par ailleurs, serait non une image mais l'ombre d'une construction po\u00e9tique, le _Projet_ , dont le principe serait \u00e9nigme et la strat\u00e9gie l'entrelacement ; \u00e9nigme qu'\u00e0 l'ombre du projet, rampante, l'encha\u00eenement dans _Le Grand Incendie de Londres_ de myst\u00e8res narratifs manifesterait en lui donnant assez d'\u00e9cart.\n\nParfois, en ces ann\u00e9es, je revoyais le r\u00eave. Alors, \u00e0 mesure, le travail du r\u00eave, qui \u00e9tait en m\u00eame temps le travail du deuil qui avait suscit\u00e9 le r\u00eave, amenait au jour, toujours programmatiquement, une d\u00e9lin\u00e9ation sans cesse plus pr\u00e9cise de ce que seraient le projet et le roman.\n\nCertes ; mais dans cette assertion se trouve un silence : silence sur le fait qu'une formulation dense et assez pr\u00e9cise pr\u00e9sente comme stable et claire une conception d'ensemble dont les outils (non moins que les termes m\u00eames employ\u00e9s pour les d\u00e9signer) n'ont \u00e9t\u00e9 v\u00e9ritablement en ma possession qu'au moment o\u00f9 l'ensemble de l'entreprise a sombr\u00e9.\n\nJe veux dire que, pensant sans cesse \u00e0 ce qui devait \u00eatre, travaillant (en math\u00e9matique et en po\u00e9sie simultan\u00e9ment) sans cesse dans ce but, je ne disposais pas des moyens conceptuels n\u00e9cessaires :\n\n\u2013 ni en math\u00e9matique o\u00f9 la question \u00e9tait : quelle math\u00e9matique ?\n\n\u2013 ni en po\u00e9sie o\u00f9 la question \u00e9tait celle de la contrainte (des contraintes).\n\nEt je disposais encore moins d'outils pour penser le rapport entre les deux, math\u00e9matique et po\u00e9sie ; et le rapport entre le \u00ab b\u00e2timent \u00bb du Projet et son ombre port\u00e9e.\n\nLes r\u00e9ponses \u00e0 toutes ces questions ont pris tout le temps de survie du r\u00eave (dans le souvenir), et, parce qu'elles \u00e9taient un pr\u00e9alable, j'ai \u00e9chou\u00e9. Je n'ai pas \u00e9chou\u00e9 parce que je n'ai pas r\u00e9ussi \u00e0 trouver les r\u00e9ponses \u00e0 ces questions. En fait, je ne sais pas si j'ai trouv\u00e9 les r\u00e9ponses. Je crois les avoir trouv\u00e9es ; mais la v\u00e9rification est impossible, puisque je n'ai pas r\u00e9ussi.\n\nSi je disposais d'une autre vie, cela pourrait \u00eatre une le\u00e7on (du genre de celle du \u00ab joueur de bilboquet \u00bb de Charles Cros : \u00ab je ne sais rien, rien, rien ! je suis nul, nul, nul ! \u00bb). (Si on disposait d'une autre vie, la \u00ab vie \u00bb pourrait offrir des le\u00e7ons.)\n\nJe ne dispose pas d'une autre vie. Je ne tire aucune le\u00e7on. Je constate ; et raconte.\n\nLes dix-neuf ann\u00e9es dont je parle se divisent en deux parties : 9 + 9, en ann\u00e9es enti\u00e8res. Elles sont scind\u00e9es en deux par une _illumination_. Je l'ai pr\u00e9sent\u00e9e au chapitre 2. La seconde moiti\u00e9, sur l'autre versant de l'illumination, est elle-m\u00eame double (6 + 3). Cela montre que ce n'est pas \u00e0 cause d'une immobilit\u00e9 de paresse r\u00eaveuse uniquement que j'ai \u00e9t\u00e9 conduit \u00e0 l'\u00e9chec. Car, indiscutablement, il y avait, chaque fois, progr\u00e8s. Je m'approchais d'une d\u00e9finition op\u00e9ratoire, m\u00eame s'il ne s'agissait que d'une insuffisante approximation.\n\nOr, tout ce qui est formul\u00e9 dans la pr\u00e9sente assertion, trenti\u00e8me du nom, et affirm\u00e9 comme toujours pr\u00e9sent d\u00e8s le r\u00eave et son r\u00e9veil, ne peut l'\u00eatre, en ces termes, qu'au moment o\u00f9 la maxime est pos\u00e9e. Tout ce qui est dit en elle est n\u00e9cessaire (le caract\u00e8re suffisant, je viens de le mentionner, demeure inv\u00e9rifiable), mais alors _il est trop tard_.\n\nIl est vrai que l'assertion, malgr\u00e9 ce tour de passe-passe (involontaire), n'est pas mensong\u00e8re : il est vrai que les deux (Projet, roman), tels que je les imagine en ces ann\u00e9es, d\u00e8s le commencement de ces ann\u00e9es, s'ils doivent \u00eatre, doivent \u00eatre ainsi. Il est vrai, aussi, comme je l'ai d\u00e9j\u00e0 affirm\u00e9, que tout est en germe dans le r\u00eave.\n\nMais la distance au r\u00e9el (le r\u00e9el du papier rempli) n'a jamais \u00e9t\u00e9 r\u00e9duite.\n\n## 66 Je croyais mettre au jour ce que le r\u00eave disait\n\n(31) Sans cesse, je croyais pouvoir mettre au jour ce que le r\u00eave avait dit, selon toute apparence. L'image en resterait myst\u00e8res. \u00c0 ce moment, en ces ann\u00e9es, je revoyais le r\u00eave.\n\nToutes mes tentatives : plans, \u00e9bauche, fragments... partaient de l\u00e0 : par le projet et le roman, mettre \u00e0 la lumi\u00e8re l'obscur, \u00e9clair\u00e9 de po\u00e9sie, d\u00e9pli\u00e9 de math\u00e9matique.\n\nL'image du r\u00eave serait pos\u00e9e au d\u00e9but, mais ne serait \u00e9lucid\u00e9e qu'\u00e0 la fin compl\u00e8tement, dans et par l'aboutissement du tout. Elle demeurerait, pendant le temps de l'accomplissement, somme imp\u00e9n\u00e9tr\u00e9e de ses myst\u00e8res.\n\n(32) _Le Grand Incendie de Londres_ , depuis le r\u00eave, \u00e9tait un nom. Il \u00e9tait donc aussi autre chose que lui-m\u00eame : _Le Grand Incendie de Londres_.\n\n(33) Il y faudrait m\u00eame un double trait ; et ainsi de suite, jusqu'\u00e0 une infinit\u00e9 de traits.\n\nJe veux dire qu'il m'apparaissait implicite dans le r\u00eave que nommer le roman que j'allais \u00e9crire \u00e9tait nommer quelque chose qui devrait, en particulier, dire _ce par quoi c'\u00e9tait cela_ , donc en particulier se dire soi-m\u00eame, avec son titre, puisque le titre \u00e9tait alors le tout de cette chose, qui n'\u00e9tait alors rien, m\u00eame pas son commencement. (Spirale du r\u00eave, de la d\u00e9cision du projet, du roman, du r\u00eave... poursuivie dans le roman m\u00eame (\u00a7 59).)\n\nIl y avait donc, id\u00e9alement, une image du roman incluse dans le roman. Le titre du roman est toujours cela, image du roman (bonne ou mauvaise, peu importe), mais dans un roman ordinaire cette inclusion a lieu de la mani\u00e8re la plus \u00e9l\u00e9mentaire, par la place du titre au d\u00e9but et au-dessus du tout.\n\nDans mon roman quand il \u00e9tait encore futur (et pas encore pass\u00e9 \u00e0 l'\u00e9tat pass\u00e9 sans avoir jamais \u00e9t\u00e9 pr\u00e9sent), le titre existant d\u00e9j\u00e0, la s\u00e9paration, qui \u00e9tait au moins chronologique, entre le r\u00e9cit et son nom ne pouvait \u00eatre r\u00e9duite que par l'inclusion effective, et future, du roman muni de son titre dans le roman m\u00eame, ce que, d'une mani\u00e8re ressemblant \u00e0 une \u00ab quinification \u00bb, je pensais signaler par l'usage d'une notation discriminante, marquant ce deuxi\u00e8me \u00e9tat du roman, un trait sous les mots de son titre.\n\nAlors (33), il \u00e9tait clair qu'une telle action de soulignage ne pouvait en rester l\u00e0 ; ne pouvait \u00eatre arr\u00eat\u00e9e. _Le Grand Incendie de Londres_ soulign\u00e9, _Le Grand Incendie de Londres_ , contenait implicitement lui aussi une copie de lui-m\u00eame ; d'o\u00f9 un deuxi\u00e8me trait : _Le Grand Incendie de Londres_ ; et, par succession inarr\u00eatable, une infinit\u00e9 de traits :\n\n_Le Grand Incendie de Londres_\n\n............................................\n\nJe ne me poserai pas le probl\u00e8me de savoir si une infinit\u00e9 d\u00e9nombrable suffit. (Cf. deuxi\u00e8me partie, _Insertions_ , premi\u00e8re incise, qui tranche certainement par la n\u00e9gative.)\n\nL'image du roman, son titre, se contenait elle-m\u00eame, mais en miroir, c'est-\u00e0-dire que _Le Grand Incendie de Londres_ \u00e9tait une version miroir (en langue palindromique (\u00a7 61)) du _Grand Incendie de Londres_ premier, et ainsi le soulignement aurait d\u00fb \u00eatre not\u00e9 par un symbole distinct dans le deuxi\u00e8me cas, _Le Grand Incendie de Londres_ , par exemple. \u00c0 l'\u00e9tape suivante, on pouvait revenir au soulignement premier (par abus de notation, car l'image de l'image miroir ne ram\u00e8ne pas vraiment dans le monde d'origine). L'infinit\u00e9 incluse aurait eu pour titre :\n\n_Le Grand Incendie de Londres_\n\n...........................................\n\n____________________________\n\n............................................\n\n............................................\n\nMais je ne pouvais malheureusement pas prendre ce titre-l\u00e0 pour titre (il me plaisait assez).\n\nCela pose un autre probl\u00e8me. Pourquoi pas \u00ab Le Grand Incendie de Londres \u00bb, sans soulignement, pour d\u00e9signer le roman, le premier roman qui contient tous les autres ?\n\nParce que pr\u00e9cis\u00e9ment, _Le Grand Incendie de Londres_ devait \u00eatre la premi\u00e8re de cette infinit\u00e9 d'images, l'image donc d'un Ur-Grand Incendie de Londres, le roman non \u00e9crit avec lequel je vivais, et dont l'\u00e9criture aurait constitu\u00e9 (en ce qui concerne le titre) le soulignement (et aussit\u00f4t la totalit\u00e9 de la sous-scription alternante). Le Ur-roman se confondait dans le r\u00eave avec la d\u00e9cision et le projet.\n\n## 67 La premi\u00e8re chose est dite\n\n(34) La premi\u00e8re de trois choses claires, le r\u00eave, est dite. La deuxi\u00e8me, la d\u00e9cision, ne le sera pas.\n\nSur les oreillers, contre la premi\u00e8re lumi\u00e8re de mon r\u00e9veil, celle de l'applique blanche au-dessus de la pile sans cesse croissante des TLS (elle p\u00e8se contre mes yeux ferm\u00e9s), je r\u00e9fracte mentalement ces phrases qui r\u00e9sument ce que j'ai su, sans l'\u00e9crire jamais, du roman et du projet tant que je les ai gard\u00e9s vivants, c'est-\u00e0-dire toujours \u00ab \u00e0 faire \u00bb.\n\nJe tourne et retourne chaque facette de ce _triple_ : r\u00eave, d\u00e9cision, projet. (C'est plus un solide qu'une liste ; une architecture de doubles hi\u00e9rarchis\u00e9s : r\u00eave... d\u00e9cision ; r\u00eave... projet ; d\u00e9cision... projet.)\n\nAujourd'hui, je n'ai pas r\u00eav\u00e9. Je n'ai aucune d\u00e9cision \u00e0 prendre. Je ne suis pas entre r\u00eave et n\u00e9ant, seulement devant quelques ruines.\n\n\u00c0 la fin de 1961, l'ann\u00e9e du r\u00eave, j'ai eu vingt-neuf ans ; le bout m'apparaissait comme devant \u00eatre ou brusque, ou extr\u00eamement lointain. Aujourd'hui, \u00e0 plus de cinquante ans, ce que j'ai \u00e0 faire est tout \u00e0 fait sans myst\u00e8re aussi bien que sans \u00e9nigme. Il est sans int\u00e9r\u00eat particulier que je le fasse. Il n'est pas important que je ne le fasse pas. De toute fa\u00e7on, c'est un tombeau.\n\nCe que j'\u00e9cris, ce pr\u00e9sent, entoure mes nuits : ici la branche matinale du pr\u00e9sent ; et la branche du soir, qui sera la derni\u00e8re. Entre les deux je jette, un \u00e0 un, des moments, les _insertions_. Je les jette dans un trou qui ne se remplira pas, jusqu'\u00e0 la fin.\n\nDire que \u00ab la d\u00e9cision ne sera pas dite \u00bb est moins un myst\u00e8re (ce serait un pauvre myst\u00e8re) qu'une n\u00e9cessit\u00e9 romanesque (au sens o\u00f9 'le grand incendie de londres' est un roman, pr\u00e9tend \u00eatre un roman). Tout ce qui est inclus dans ce quart de si\u00e8cle, ou presque, et se trouve en train d'\u00eatre racont\u00e9 est pris entre deux bords de mort. La d\u00e9cision, la premi\u00e8re d\u00e9cision, aurait maintenant affaire \u00e0 une mort double, mais cette duplication m\u00eame demande \u00e0 \u00eatre d\u00e9chiffr\u00e9e, et je recule.\n\nPlus exactement, je fais, d'une impossibilit\u00e9 \u00e0 dire cela, une n\u00e9cessit\u00e9 de report vers d'autres branches du livre, que je laisse indistinctes, me refusant \u00e0 pr\u00e9dire ce qu'il sera plus loin, presque le jour de mon prochain \u00ab moment de prose \u00bb.\n\nC'est pourquoi le silence sur la _d\u00e9cision_ (soulign\u00e9e, comme _Le Grand Incendie de Londres_ l'est, et dans les m\u00eames conditions, avec la m\u00eame infinit\u00e9 potentielle de cons\u00e9quences) n'est pas opaque au point de ne pas la laisser deviner. Mais je ne l'explique pas ; je ne l'ai pas \u00ab \u00e9lucid\u00e9e \u00bb il y a quatre ans, et je ne la \u00ab d\u00e9duis \u00bb pas aujourd'hui. Je construis \u00e0 partir d'elle un axiome explicite.\n\n(35) Reste la troisi\u00e8me, le _Projet_ , dont _Le Grand Incendie de Londres_ devait \u00eatre l'ombre romanesque.\n\nAvec l'ach\u00e8vement, maintenant plus proche et presque certain (les deux tiers de quatre-vingt-dix-huit paragraphes achev\u00e9s), de la premi\u00e8re partie _(r\u00e9cit)_ de cette branche, je suis arriv\u00e9 tout pr\u00e8s d'un acte de vie, implicite dans la d\u00e9marche m\u00eame du 'grand incendie de londres' (et de l'\u00e9criture d'un livre de po\u00e8mes qui s'est poursuivie simultan\u00e9ment) : je vais quitter ce lieu.\n\nJ'y ai \u00e9t\u00e9 seul, seul d'une mani\u00e8re absolue, pendant presque trois ans. Le simple fait d'\u00e9crire ce que j'\u00e9cris (accompagn\u00e9 de la possibilit\u00e9 morale de le faire, qui appartient \u00e0 la \u00ab branche \u00bb, priv\u00e9e, des sentiments) me restitue au mouvement du temps annul\u00e9 depuis janvier 1983. Et si je bouge ainsi des lignes noires sans remords, je ne peux plus rester dans l'immobilit\u00e9 de cet espace enti\u00e8rement vide.\n\n## 68 Maintenant, \u00e0 sept heures, quand, la lampe \u00e9teinte\n\nMaintenant, \u00e0 sept heures, quand, la lampe \u00e9teinte dans ma chambre et les quelques lignes noires d'un _moment de prose_ pos\u00e9es sur le papier, je sors dans la rue des Francs-Bourgeois en contournant le square des Blancs-Manteaux, l'automne ayant mordu un peu plus encore les jours, la nuit est pr\u00e9sente, s\u00e9v\u00e8re, et les r\u00e9verb\u00e8res sont allum\u00e9s.\n\nJe sors du square par la minuscule rue de l'Abb\u00e9-Migne, qui n'a qu'un seul num\u00e9ro (et encore, un num\u00e9ro d'excuse, puisqu'une plaque dit 'anciennement 11, rue des Guillemites'), celui de l'\u00e9glise des Blancs-Manteaux qui la mange enti\u00e8rement d'un c\u00f4t\u00e9 (de l'autre, le mur sans porte appartient au 51 de la rue des Francs-Bourgeois), en quelques m\u00e8tres de fa\u00e7ade, o\u00f9 on ferait \u00e0 peine tenir _La Patrologie_.\n\nAlix avait sugg\u00e9r\u00e9 que la municipalit\u00e9 du quatri\u00e8me arrondissement inaugure, pr\u00e9cis\u00e9ment, une biblioth\u00e8que 'locale' sur ce mur, biblioth\u00e8que dont le contenu aurait \u00e9t\u00e9 limit\u00e9 \u00e0 _La Patrologie_ (\u0153uvre, comme on le sait, de l'abb\u00e9 Migne). Chaque volume, reli\u00e9 richement, aurait \u00e9t\u00e9 visible dans une petite case individuelle \u00e9clair\u00e9e de cierges, une \u00ab vitrine-vitrail \u00bb illuminative, accessible au moyen d'une petite cl\u00e9 dor\u00e9e ; et les lecteurs se seraient assis \u00e0 des places r\u00e9serv\u00e9es sur les bancs du square pour lire. Ils auraient ensuite rendu les volumes \u00e0 un gardien sp\u00e9cial, charg\u00e9 de _La Patrologie_ et du classement de vieilles feuilles de marronniers.\n\nDans ce m\u00eame \u00ab jeu de langage \u00bb (un jeu strictement ludique), j'aurais \u00e9t\u00e9 \u00ab po\u00e8te en r\u00e9sidence dans le quatri\u00e8me arrondissement \u00bb, avec des coquets \u00e9moluments. Je serais apparu une fois par mois, \u00e0 nos fen\u00eatres sur le square, et j'aurais d\u00e9clam\u00e9, devant la foule municipale admirative et rassembl\u00e9e (un dimanche), ma composition r\u00e9glementaire nouvelle du mois, une \u00ab Ode \u00e0 l'abb\u00e9 Migne \u00bb, par exemple, ou une s\u00e9quence intitul\u00e9e \u00ab Sonnets des Guillemites \u00bb, puisque la rue du m\u00eame nom avait perdu un bout de son corps pour satisfaire la m\u00e9moire de l'abb\u00e9. Je n'aurais plus \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9 d'aller \u00e0 Nanterre infliger des math\u00e9matiques \u00e0 des oreilles estudiantines r\u00e9ticentes, et nous serions rest\u00e9s principalement au lit ensemble, entre deux voyages \u00e0 Londres et \u00e0 Cambridge, \u00e0 la librairie Heffer's, notamment, pour refaire provision p\u00e9riodique de livres recommand\u00e9s par le _Times Literary Supplement_ ( _TLS_ pour ses intimes, d\u00e9j\u00e0 mentionn\u00e9 (\u00a7 67)).\n\nJe vais jusqu'au bout du morceau de la rue Rambuteau qui commence en face du centre Pompidou acheter deux croissants au beurre pour mon petit d\u00e9jeuner.\n\nLa rue est \u00e0 peu pr\u00e8s d\u00e9serte, et, depuis quelques jours, il fait froid.\n\nCe parcours, invariable, est comme une extension des quelques pas silencieux que je fais, en me levant, hors de ma chambre : une habitude, de m\u00eame nature, qui survit \u00e0 sa n\u00e9cessit\u00e9. En revenant, comme autrefois, je l\u00e8ve les yeux jusqu'au deuxi\u00e8me \u00e9tage. L'appartement a trois fen\u00eatres et l'une d'elles, celle de gauche, a gard\u00e9 ses volets ferm\u00e9s trente mois, sur une chambre vide.\n\n(36) Le r\u00eave est une \u00e9nigme : tout y est, quoique sous d\u00e9guisement. Tout : le roman, la d\u00e9cision, le projet.\n\n(37) Je ne dis pas que tout peut \u00eatre reconstitu\u00e9 \u00e0 partir du r\u00eave. Le r\u00eave n'est pas aussi puissant que la carte d'identit\u00e9 pour l'\u00ab Homme sans qualit\u00e9s \u00bb. Je ne dirais pas non plus : \u00ab O Corneille Agrippa, l'odeur d'un petit chien m'eut suffi \/ pour d\u00e9crire exactement tes concitoyens de Cologne. \u00bb\n\n(38) Je dis que le r\u00eave tient tout en germe ; d\u00e9tient du tout la v\u00e9rit\u00e9 ; si bien que je ne peux pas lui poser de question.\n\n(39) _Graal-fiction_\n\nQuand Perceval le Gallois revient enfin au ch\u00e2teau du Graal, la bouche pleine de paroles, il ouvre une \u00e0 une les portes, ferm\u00e9es depuis des si\u00e8cles. Il gu\u00e9rit les Rois du Graal, les Rois P\u00eacheurs, les Rois Bless\u00e9s. Il ouvre les portes de la derni\u00e8re chambre. Dans l'obscurit\u00e9, il reconna\u00eet le Sphinx. Et le Sphinx lui dit : \u00ab Quelle est la r\u00e9ponse ? \u2013 Non, dit Perceval, quelle est la question ? \u00bb\n\n## 69 Quand ce qui se passe a eu lieu\n\n(40) Quand ce qui se passe a eu lieu, le r\u00eave a lieu.\n\n(41) Au d\u00e9but, je sortais de ce r\u00eave, o\u00f9 s'annon\u00e7ait en une double langue, comme en un immense palindrome o\u00f9 l'envers dit pareil dans un idiome diff\u00e9rent de l'endroit, ce qui allait avoir lieu. Aussi le nom de cette chose de prose, dont le r\u00eave m'avait donn\u00e9 l'image, et l'image seulement, est _Le Grand Incendie de Londres_.\n\nUne tradition, peut-\u00eatre apocryphe (les \u00ab derni\u00e8res paroles \u00bb sont un domaine de pr\u00e9dilection des apocryphes) veut qu'Alice Toklas, rendant visite \u00e0 Gertrude Stein \u00e0 l'H\u00f4pital am\u00e9ricain de Neuilly, juste avant l'op\u00e9ration dont elle ne devait pas se r\u00e9veiller, se soit entendu demander : \u00ab _What is the answer ? \u00bb_ ; puis, apr\u00e8s un silence : \u00ab _Then, what is the question ?_ \u00bb\n\nIl est vrai que vivre nous pr\u00e9sente les r\u00e9ponses longtemps avant les questions.\n\nLe monde est devant nous, charg\u00e9 de r\u00e9ponses, et nous restons muets. Dans la \u00ab lande \u00bb ou \u00ab chambre \u00bb du temps d\u00e9vast\u00e9 nous errons, non \u00e0 la recherche des r\u00e9ponses, mais dans la qu\u00eate des questions. Mais \u00e0 la diff\u00e9rence de Perceval le Gallois, si jamais nous les trouvons, il est trop tard pour restituer \u00e0 la prosp\u00e9rit\u00e9 la \u00ab Terre Gaste \u00bb, la \u00ab _Waste Land_ \u00bb de nos vies. Je ne crois m\u00eame pas que le n\u0153ud se tranche au moment dernier, celui de notre mort. L'\u00e9nigme reste \u00e9nigme, jusque dans les yeux trou\u00e9s du cadavre. Qui r\u00e9soud les \u00e9nigmes perd la lumi\u00e8re du jour. La v\u00e9rit\u00e9 creuse les orbites du vivant.\n\nMon r\u00eave \u00e9tait une question, muette, sur \u00ab _cela_ qui avait eu lieu \u00bb. Pendant dix-neuf ans, _Le Grand Incendie de Londres_ , le Projet ont \u00e9t\u00e9 \u00ab _cela_ qui allait avoir lieu \u00bb. La question \u00e9tait sans cesse diff\u00e9r\u00e9e, et le but de la qu\u00eate.\n\nPour ne pas refuser l'analogie implicite, disons que le r\u00e9cit, qui n'\u00e9tait que _nom_ , parce qu'il n'\u00e9tait que nom, \u00e9tait le Graal de cette qu\u00eate.\n\nLa question non pos\u00e9e, au d\u00e9but, la non-question du r\u00eave, en lan\u00e7ant cette qu\u00eate, lui donnait au m\u00eame instant son nom.\n\nEt les quatre images centrales qui s'y cachaient sont les \u00ab muances \u00bb de cet objet-nom, pour toute sa vie en moi, depuis son n\u00e9ant d'avant la nomination jusqu'au n\u00e9ant, final, de n'avoir \u00e9t\u00e9 jamais qu'un nom.\n\n## 70 Projet de po\u00e9sie\n\n(42) Par quelle ruse la d\u00e9cision, bien que entrelac\u00e9e au projet, au roman, a \u00e9chapp\u00e9 \u00e0 leur destruction, je ne le dirai pas explicitement.\n\n(43) La d\u00e9cision appartenait au style du 'rakki tai' : odeur du figuier sombre ; le figuier qui disjoint les carreaux de la cuisine, \u00e0 l'arri\u00e8re de la maison.\n\n(44) La d\u00e9cision autant que son envers imposent le 'style des d\u00e9mons' : dans le r\u00eave du _Grand Incendie de Londres_ , avant effacement, 'cette maison' ?\n\n(45) Sur la vitre enfum\u00e9e du pub ' _moor eeffoc_ ' ombre, \u00e9loge inverse.\n\nombre qui serait le palindrome de la lumi\u00e8re. Regardant la lumi\u00e8re, dans le miroir, devenir ombre.\n\nincendie | fum\u00e9e\n\n---|---\n\nvague | \u00e9cume\n\n(46) Le projet, lui non plus, ne peut pas vraiment se dire.\n\n(47) Premi\u00e8rement, il a \u00e9chou\u00e9.\n\n(48) Deuxi\u00e8mement, il ne devait pas, s'il \u00e9tait accompli, appara\u00eetre, sinon comme \u00e9nigme.\n\n(49) L'\u00e9nigme aurait \u00e9t\u00e9 chiffr\u00e9e. Quelque chose, son ombre, aurait \u00e9t\u00e9 d\u00e9chiffrable, par la comparaison de tous les livres, de tous les po\u00e8mes, de tous les th\u00e9or\u00e8mes b\u00e2tis, compos\u00e9s, d\u00e9duits selon le projet,\n\nce qui aurait assur\u00e9 \u00e0 l'ensemble son imp\u00e9n\u00e9trabilit\u00e9 pragmatique, l'attention r\u00e9clam\u00e9e pour le d\u00e9chiffrement \u00e9tant proprement invraisemblable.\n\n## (50) Le Projet \u00e9tait un projet de po\u00e9sie.\n\nJe risque ici non un paradoxe, que je ne refuserais gu\u00e8re, mais une incoh\u00e9rence, une inconsistance, ce qui est plus grave : j'ai toujours eu comme de la haine, une haine de po\u00e8te artisan de po\u00e9sie, pour l'extension inconsid\u00e9r\u00e9e de la notion de 'po\u00e9tique' en des r\u00e9gions o\u00f9 je sens qu'elle n'a rien \u00e0 faire.\n\nLa po\u00e9sie est pour moi une activit\u00e9 formelle, tout autant qu'une forme de vie, et mon mod\u00e8le est celui qu'ont inaugur\u00e9 pour nous les troubadours (et toute po\u00e9sie de l'avant et de l'ailleurs n'est reconnaissable pour moi qu'\u00e0 partir de ce mod\u00e8le). Le recul philologique, qui utilise l'histoire du mot pour donner \u00e0 'po\u00e9tique' une signification tr\u00e8s \u00e9tendue, n'\u00e9claire en rien, telle est ma position. La d\u00e9finition 's\u00e9mantique' de la po\u00e9sie qui reconna\u00eet comme 'po\u00e9tique' le coucher du soleil me donne la naus\u00e9e.\n\nQue veut dire, alors, que le _Projet_ dont je parle est un projet de po\u00e9sie ? Je ne dis pas seulement qu'il devait inclure de la po\u00e9sie, et je ne dis pas qu'il devait parler sur la, s'occuper de, po\u00e9sie. C'\u00e9tait _un projet de po\u00e9sie_.\n\nM\u00eame si je ne l'ai pas concr\u00e8tement d\u00e9crit, j'en ai assez dit pour qu'il apparaisse \u00e9vident qu'il faut une extension consid\u00e9rable du sens du mot 'po\u00e9sie' pour que je puisse formuler une telle assertion.\n\nL\u00e0 encore, j'ai proc\u00e9d\u00e9 par approximations successives. L'extension, puisqu'il devait y avoir extension (car d\u00e8s que j'ai con\u00e7u le projet je l'ai con\u00e7u comme 'projet de po\u00e9sie', donc j'ai su que je devais \u00e9tendre mon id\u00e9e de po\u00e9sie dans des limites tr\u00e8s larges), serait une _extension formelle_. Tel en \u00e9tait le principe cardinal.\n\nMa premi\u00e8re tentative s'est faite \u00e0 l'int\u00e9rieur du champ ordinaire de la po\u00e9sie, et \u00e0 l'int\u00e9rieur m\u00eame d'une forme po\u00e9tique pr\u00e9cise, le _sonnet_. Dans le livre de sonnets qui a occup\u00e9 la meilleure partie des premi\u00e8res ann\u00e9es du _Projet_ , j'ai introduit d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment des sonnets paradoxaux, comme des \u00ab sonnets en prose \u00bb ; puis, plus paradoxalement encore parce que moins visiblement, des _non-sonnets_. Et cependant le livre \u00e9tait con\u00e7u comme compos\u00e9 d'\u00e9v\u00e9nements sonnets ; ce qui fait que les non-sonnets devenaient, dans ce livre, \u00ab sonnets \u00bb, par contigu\u00eft\u00e9 et d\u00e9cision, par \u00ab naturalisation \u00bb en quelque sorte, ils \u00e9taient annex\u00e9s \u00e0 la forme, participaient d'elle.\n\nJ'ai fait un pas de plus en un autre temps, dans un autre livre : _Autobiographie, chapitre dix_ (1977). L\u00e0, j'ai confront\u00e9 les po\u00e8mes \u00e0 de la prose, des _moments de repos en prose_. L\u00e0, ce n'\u00e9taient pas des po\u00e8mes non-sonnets qui devenaient sonnets par un coup de force, mais d\u00e9j\u00e0 de la non-po\u00e9sie, marqu\u00e9e explicitement comme telle (ce n'\u00e9taient pas des \u00ab po\u00e8mes en prose \u00bb qui subissaient le m\u00eame sort, devenaient \u00ab po\u00e9sie rompue \u00bb, signifiant comme telle).\n\nReste qu'une \u00e9norme extension nouvelle \u00e9tait n\u00e9cessaire si je devais faire entrer dans mon projet de la math\u00e9matique, par exemple, sous le titre 'po\u00e9sie'. Pendant longtemps, pendant presque toute la \u00ab vie \u00bb du projet, j'ai su qu'il me fallait r\u00e9soudre ce probl\u00e8me, mais je n'en approchais qu'en intention.\n\nEt bien entendu je ne suis arriv\u00e9 \u00e0 une solution (car je suis arriv\u00e9 \u00e0 une solution), appuy\u00e9e d'une imagination de la strat\u00e9gie de 'contrainte de contraintes', que peu avant le renoncement d\u00e9finitif au projet. Aussi la viabilit\u00e9 de la mise en \u0153uvre de l'assertion (50) est-elle destin\u00e9e \u00e0 demeurer \u00e0 jamais fantomatique, improuvable.\n\n## 71 Un projet de math\u00e9matique\n\n(51) Le _Projet_ \u00e9tait un projet de math\u00e9matique.\n\nLa difficult\u00e9 semble plus grande encore. Que de la po\u00e9sie soit math\u00e9matique !\n\nEn r\u00e9alit\u00e9 il n'y a gu\u00e8re de difficult\u00e9, et il n'est pas demand\u00e9 \u00e0 la po\u00e9sie d'\u00eatre math\u00e9matique. La math\u00e9matique, dans le projet, n'est pas le _tout_ ; seule la po\u00e9sie l'est. La math\u00e9matique est subordonn\u00e9e \u00e0 la po\u00e9sie.\n\nSi donc de la math\u00e9matique devait \u00eatre _partout_ pr\u00e9sente, elle ne l'\u00e9tait pas au m\u00eame degr\u00e9 que la po\u00e9sie. Dans le Projet, chaque instant, chaque partie devait \u00eatre po\u00e9sie (au sens formel g\u00e9n\u00e9ral que j'ai \u00e9voqu\u00e9, sans le dire, au paragraphe pr\u00e9c\u00e9dent) ; mais pas, en m\u00eame temps, math\u00e9matique.\n\nLa math\u00e9matique \u00e9tait seconde, comme elle l'avait \u00e9t\u00e9, toujours, pour moi, dans la vis\u00e9e de mon existence. Le _Projet_ enfermait cette hi\u00e9rarchie.\n\nIl n'en restait pas moins vrai qu'une difficult\u00e9 pratique aussi \u00e9norme se pr\u00e9sentait sur mon chemin : quelle math\u00e9matique pour le Projet ? Et ce probl\u00e8me ne pouvait pas \u00eatre r\u00e9solu ind\u00e9pendamment et apr\u00e8s la solution de celui de la d\u00e9finition de \u00ab po\u00e9sie pour le projet \u00bb car, pour ne m'en tenir qu'\u00e0 l'intervention des contraintes, les contraintes impliquaient le recours \u00e0 une math\u00e9matisation.\n\nEt il s'agissait bien de math\u00e9matique au sens contemporain de ce terme. Je ne me permettais pas (me conformant en cela \u00e0 l'id\u00e9e de subordination \u00e0 la po\u00e9sie, o\u00f9 mon intervention \u00e9tait d\u00e9sinvolte) la moindre extension de la notion.\n\nL'exploration math\u00e9matique en vue du projet que j'ai men\u00e9e parall\u00e8lement \u00e0 celle de la po\u00e9sie a pass\u00e9 par une s\u00e9rie d'\u00e9tapes dont je me contenterai maintenant d'\u00e9num\u00e9rer quelques-unes (je n'entre dans ce chapitre dans aucun d\u00e9tail concret des op\u00e9rations du projet) : groupes formels, groupes simples, changements de parenth\u00e8ses n-aires, d\u00e9monstration automatique de th\u00e9or\u00e8mes, th\u00e9orie des cat\u00e9gories, biographie des demoiselles ad\u00e8le, id\u00e8le (leurs corps \u00ab de classe \u00bb). La solution, faite de math\u00e9matique \u00e0 la fois pauvre (relativement) et sobre, li\u00e9e au _nombre_ , est venue aussi, est venue trop tard.\n\nLa voie de po\u00e9sie et la voie math\u00e9matique convergeaient. Leur unit\u00e9 conflictuelle intrins\u00e8que (dans et pour le Projet, j'entends ; je ne produis pas ici la moindre th\u00e8se sur l'essence et le rapport de ces deux formes) s'est coagul\u00e9e dans un couple, le _double_ de deux maximes. Maxime de la m\u00e9moire pour la po\u00e9sie :\n\n(M) La po\u00e9sie est la m\u00e9moire de la langue\n\n(j'\u00e9cris ici _la_ m\u00e9moire de la langue, \u00e0 la diff\u00e9rence de l'affirmation plus prudente de l'assertion (63), encore \u00e0 venir (voir au \u00a7 73). Cela tient \u00e0 la port\u00e9e illimit\u00e9e de \u00ab po\u00e9sie \u00bb dans le contexte du projet, puisqu'il s'agit de \u00ab po\u00e9sie pour le projet \u00bb. La formulation ult\u00e9rieure est de port\u00e9e plus g\u00e9n\u00e9rale, et sert d'axiome pour le _Projet_ m\u00eame, n'est pas int\u00e9rieure au projet. La m\u00eame remarque vaut pour la maxime de la math\u00e9matique).\n\nMaxime du rythme pour la math\u00e9matique :\n\n(R) La math\u00e9matique est le rythme du monde.\n\n## 72 L'illumination du \u00ab Projet \u00bb, un instant\n\nUne nuit \u00e0 Madrid, me penchant sur le puits de nuit chaude et odorante de la rue, d'o\u00f9 montaient les cris d'enfants, j'ai revu le r\u00eave. L'illumination du _Projet_ , un instant, s'est faite, accompagn\u00e9e d'une forme nouvelle de la d\u00e9cision. \u00c0 ce moment, les parties du _Projet_ , jusque-l\u00e0 \u00e0 la fois imaginaires et autonomes, s'encha\u00een\u00e8rent brusquement. Je voyais ce qu'il fallait faire.\n\nDans cette esp\u00e8ce de lueur intellectuelle g\u00e9n\u00e9rale qui m'avait envahi, en ouvrant le livre que j'avais emport\u00e9 avec moi sur le balcon, un peu plus de huit ann\u00e9es, intenses, de math\u00e9matique, autant, et dans une direction qui semblait _a priori_ tout \u00e0 fait ind\u00e9pendante, de po\u00e9sie : l'exploration de deux traditions po\u00e9tiques anciennes, archa\u00efsme strat\u00e9gique de po\u00e8te dans la ruine de la modernit\u00e9, une conversation dans l'Iowa, la d\u00e9couverte d'un lien, d'une convergence possible de tous ces chemins (le _Cancionero_ de Baena, que je tenais entre mes mains, restituait ces circonstances \u00e0 mon souvenir), tout cela se disposa ensemble, et je reconnus _quel_ \u00e9tait mon _Projet_.\n\nL'appartenance au projet de tout ce que j'avais accompli, appris ou pressenti dans ces directions multiples ne me surprenait pas outre mesure ; cela n'appartenait pas \u00e0 la r\u00e9v\u00e9lation dont j'\u00e9tais saisi : \u00eatre pour le _Projet_ , apr\u00e8s tout, avait toujours fait partie de leur intention. J'avais agi pour cela. Il m'importait beaucoup plus d'imaginer la suite.\n\nLa coagulation en sch\u00e8mes pr\u00e9cis du projet, \u00e0 ce moment, rendait plus vraisemblable la seconde partie du plan (bien que rien de clair ne se soit r\u00e9v\u00e9l\u00e9 \u00e0 moi en cette circonstance) : le roman. Car :\n\n(52) En s'accomplissant, le _Projet_ aurait entra\u00een\u00e9 _Le Grand Incendie de Londres_. Si le _Projet_ \u00e9tait possible, il \u00e9tait possible de raconter son accomplissement.\n\nTout \u00e0 l'illumination du projet, en ces heures de nuit lumineuse (int\u00e9rieurement), je ne voyais encore nullement comment l'architecture maintenant visible du _Projet_ allait d\u00e9terminer, par contrecoup, celle du r\u00e9cit. La possibilit\u00e9 seule m'importait, que la solution apport\u00e9e au probl\u00e8me de l'organisation du projet rendait alors pour moi certaine. J'\u00e9tais s\u00fbr du roman, parce que le projet \u00e9tait certain. Voir le projet, c'\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 l'avoir accompli.\n\nOr, la vision du projet avait des cons\u00e9quences sur sa mise en marche. J'\u00e9tais trop p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 encore de math\u00e9matique bourbakiste (cette conception de la math\u00e9matique qui avait \u00e9t\u00e9 la mienne dans mes ann\u00e9es d'\u00e9tude (j'\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 \u00e9loign\u00e9 d'elle dans la pratique (math\u00e9matique))), de m\u00e9thode axiomatique, telle que me la pr\u00e9sentait l'ouvrage de ce monstre moderne, pour ne pas avoir cherch\u00e9 aussit\u00f4t \u00e0 traduire ma vision du projet en un dispositif con\u00e7u analogiquement.\n\nLa premi\u00e8re exigence serait une exigence de fondements. Ces fondements auraient une vis\u00e9e strat\u00e9gique : ils mettraient en jeu les acteurs essentiels du _Projet ;_ ils poseraient des principes de forme, mais ne diraient rien de l'int\u00e9rieur du projet. Leur visage, avant tout, serait celui d'axiomes. Le premier axiome serait cet \u00ab axiome z\u00e9ro \u00bb :\n\n(53) Le _Projet_ serait un projet avec axiomes.\n\nComme le projet devait \u00eatre projet de po\u00e9sie, cela avait pour cons\u00e9quence une extension de la d\u00e9signation de po\u00e9sie \u00e0 des \u00e9crits \u00ab avec axiomes \u00bb. Le r\u00f4le des contraintes \u00e9tait ainsi d\u00e9j\u00e0 implicite dans l'assertion (53), si j'y avais pens\u00e9. J'avais pourtant d\u00e9j\u00e0 essay\u00e9 la transposition en po\u00e9sie de la m\u00e9thode axiomatique, dans le livre de sonnets dont j'ai d\u00e9j\u00e0 parl\u00e9 plusieurs fois. Je concevais sans peine l'extension \u00e0 l'ensemble du projet. Mais il \u00e9tait plus simple de traiter axiomatiquement la forme sonnet qu'une forme po\u00e9tique (celle du projet) que je devais inventer pour pouvoir la traiter de cette mani\u00e8re. Il s'agissait de \u00ab monter au ciel en tirant sur ses lacets de chaussures \u00bb, comme on disait parfois de ces situations inconfortables o\u00f9 tout semble devoir \u00eatre invent\u00e9 en m\u00eame temps, les th\u00e9or\u00e8mes comme les hypoth\u00e8ses qui vont servir \u00e0 les d\u00e9montrer, dans les ann\u00e9es soixante, en alg\u00e8bre homologique.\n\nLes axiomes que je posai n'avaient rien de formellement op\u00e9ratoire.\n\n## 73 Axiomes du \u00ab Projet \u00bb\n\n(54) Axiome (pI) | Rien dans le projet n'est pr\u00e9sent.\n\n---|---\n\n(55) Axiome (pII) | Chaque cha\u00eenon dans la cha\u00eene du projet a un sens.\n\n(56) Axiome (pIII) | Chaque couple encha\u00een\u00e9 de cha\u00eenons dans la cha\u00eene du projet a un sens.\n\n(57) Axiome (pIV) | Chaque segment de la cha\u00eene du projet a un sens.\n\n(58) Axiome (pV) | Les \u00ab sens \u00bb impliqu\u00e9s par les axiomes (pIII), (pII), (pIV) ne se r\u00e9duisent \u00e0 aucun d'entre eux.\n\n(59) Axiome (pVI) | La math\u00e9matique est \u00e0 un bout de la cha\u00eene du projet.\n\n(60) Axiome (pVII) | La po\u00e9sie est partout dans le projet. La po\u00e9sie est aussi \u00e0 un bout de la cha\u00eene du projet.\n\n(61) Axiome (pVIII) | Le projet contient une \u00e9nigme. Cette \u00e9nigme est l'\u00e9nigme du projet.\n\n(62) Axiome (pIX) | Il n'y a pas d'explication du projet, mais une narration et une description.\n\nLes mots clefs de ces axiomes, tels que je les d\u00e9couvrais, dans l'illumination, comme indispensables \u00e0 la construction du projet, \u00e9taient :\n\nCha\u00eene math\u00e9matique po\u00e9sie \u00e9nigme explication\n\n(n\u00e9gativement) narration description\n\nLes axiomes (pVII) et (pVIII) assuraient la pr\u00e9dominance de la po\u00e9sie sur la math\u00e9matique. La po\u00e9sie \u00e9tait en droit comme en fait aux commandes.\n\nL'axiome (pIX) pr\u00e9voyait la place du roman dans l'\u00e9conomie du projet. (Il en ferait partie.)\n\nIl fallait un axiome strat\u00e9gique d'ensemble, une direction unificatrice. Je le formulais plut\u00f4t comme un axiome ext\u00e9rieur (\u00e9chappant donc \u00e0 la num\u00e9rotation pr\u00e9c\u00e9dente) :\n\n(63) Tout le _Projet_ serait sous la maxime de la m\u00e9moire.\n\n(M') La po\u00e9sie est m\u00e9moire de la langue.\n\n_Le Grand Incendie de Londres_ , alors, pourrait \u00eatre \u00ab d\u00e9duit \u00bb.\n\nCette d\u00e9duction tiendrait compte des axiomes du projet (elle en ferait donc partie) et, en m\u00eame temps, de ce que la triple injonction initiale du r\u00eave de la d\u00e9cision et du projet (mais je ne voyais, alors, que leur juxtaposition) semblait dire : un roman dissimul\u00e9 dans son titre.\n\n(64) Le _Projet_ devait \u00eatre racont\u00e9.\n\nCeci (une partie de l'\u00e9lucidation de l'existence du roman) distinguait le roman dans le projet, le s\u00e9parait du projet m\u00eame, priv\u00e9 d'explication (axiome (pVIII)), confiait le r\u00f4le de narration, sinon de description (axiome (pIX)), \u00e0 ce quelque chose que le r\u00eave avait nomm\u00e9 seul, et que apr\u00e8s coup seulement je m'\u00e9tais dispos\u00e9 \u00e0 lier de mani\u00e8re intrins\u00e8que au projet.\n\nLe point par o\u00f9 _Le Grand Incendie de Londres_ se s\u00e9parait du _Projet_ de mani\u00e8re radicale ne pouvait \u00eatre, cependant, ni la narration (l'acte de narration) ni la description (que de toute fa\u00e7on il ne devait que tr\u00e8s obliquement aborder). C'est du projet comme \u00e9nigme que naissait, proprement, la \u00ab raison \u00bb du roman.\n\n(65) _Le Grand Incendie de Londres_ , fiction du _Projet_ , aurait \u00e9t\u00e9 l'affrontement \u00e0 l'\u00e9nigme.\n\nC'est en ce point que se cr\u00e9ait la distance de la _fiction_ \u00e0 la _narration_. L'\u00e9nigme du projet, constitutive, rendait la fiction n\u00e9cessaire, ne permettait pas qu'il n'y ait que le projet seul. Un _double_ n'\u00e9tait pas \u00e9vitable. Alors seulement il y aurait juste place pour le r\u00eave, comme pour les quatre images irr\u00e9ductibles qui entouraient le titre du roman (\u00a7 63).\n\n## 74 Chute de l'\u00e9nigme\n\n(66) Le roman aurait racont\u00e9 le _Projet_ , mais avec myst\u00e8re ; puisque le projet contenait une \u00e9nigme, le roman racontait le projet, donc son \u00e9nigme ; mais avec myst\u00e8re.\n\nLe roman racontait l'\u00e9nigme que contenait le projet ; cette \u00e9nigme \u00e9tait l'\u00e9nigme de ce qu'\u00e9tait le projet ; c'\u00e9tait une esp\u00e8ce toute sp\u00e9ciale d'\u00e9nigme : l'auto-\u00e9nigme. La question du Sphinx-Projet n'\u00e9tait pas : \u00ab Qu'est-ce ? \u00bb, mais : \u00ab Que suis-je ? \u00bb Les myst\u00e8res du roman s'en trouvaient affect\u00e9s ; non dans leur narration, mais dans leur 'style'. Le roman raconterait 'avec myst\u00e8re'.\n\n(67) Ce serait un roman, malgr\u00e9 des apparences parfois contraires.\n\nLe roman contiendrait des myst\u00e8res, pendant qu'il serait racont\u00e9 avec myst\u00e8re. Ce n'est pas la m\u00eame chose. Dans les apparences du myst\u00e8re, il y aurait le myst\u00e8re de sa forme. Le myst\u00e8re de la forme aurait une relation de substance \u00e0 l'\u00e9nigme du _Projet_. Tout particuli\u00e8rement \u00e0 cet aspect de l'\u00e9nigme qu'\u00e9tait la r\u00e9flexivit\u00e9 : le _Projet_ , en soi, \u00e9nigmatique. Le myst\u00e8re de la manifestation romanesque de l'\u00e9nigme du projet prendrait la forme ostensive. Ce serait une \u00ab monstration \u00bb. La fiction passerait par les \u00ab muances \u00bb n\u00e9cessaires de la narration et de la description. Le myst\u00e8re de l'\u00ab avec myst\u00e8re \u00bb impliquait le chiffre et des \u00ab nombrements \u00bb.\n\n(68) Le myst\u00e8re du _Grand Incendie de Londres_ proposerait un d\u00e9chiffrement de l'image de l'\u00e9nigme du _Projet_.\n\nCela supposait une certaine disposition de lieux, au moins autant que les modalit\u00e9s de l'encha\u00eenement des r\u00e9cits.\n\nOr, le myst\u00e8re du roman, c'est-\u00e0-dire avant tout son 'avec myst\u00e8re', passerait, puisque \u00ab monstration \u00bb, par une image. L'image de l'\u00e9nigme du projet aurait son lieu, qui serait une \u00ab chambre \u00bb (l'envers d'un d\u00e9sert, d'une \u00ab lande \u00bb). (Et je vis enfin que la cl\u00e9 \u00e9tait photographique, \u00ab \u00e9criture de la lumi\u00e8re \u00bb ; je le vis \u00e0 la fin, trop tard.) Le roman nommerait et d\u00e9crirait ce lieu : \u00ab L'appartement de Coxeter \u00bb (un lieu de myst\u00e8res topologiques, combinatoires, alg\u00e9briques ; un lieu aussi de la fiction 'avec myst\u00e8re').\n\n(69) L'\u00e9nigme, dans le roman, chute en myst\u00e8re.\n\nUne hi\u00e9rarchie (esth\u00e9tique, \u00e9thique, math\u00e9matique (difficult\u00e9, complexit\u00e9 et profondeur)), entre \u00e9nigme et myst\u00e8re, est implicite dans la relation du projet au roman. Le roman, avant toute chose, est chute de la maison-\u00e9nigme. Le lieu de l'\u00e9nigme devient le lieu du r\u00e9cit (d'o\u00f9 sa topologie bizarre), le r\u00e9cit celui d'une chute. Il n'y a pas, directement, d'implication religieuse dans l'emploi de ce terme. Mais il y a une \u00ab _intimation of mortality_ \u00bb, of course. Une certaine modernit\u00e9 t\u00e9nue, r\u00e9siduelle, de la notion de roman intervient.\n\n(Sans trop plonger dans une _digression_ (bien que cet \u00e9crit soit de nature digressive, il y a une forme d\u00e9finie pour cela dans mon '\u00e9conomie', l' _insertion_ ), je ne peux m'emp\u00eacher de me demander si cette situation est propre seulement au roman qu'aurait \u00e9t\u00e9 \u00ab Le Grand Incendie de Londres \u00bb. Autrement dit, est-ce que tout roman est, par ailleurs (ailleurs que son r\u00e9cit), chute d'\u00e9nigme en myst\u00e8re ? Je ne crois pas. Ce serait donner une d\u00e9finition trop restrictive du genre roman (ce n'est pas une forme, l\u00e0 est sans doute la raison de l'impossibilit\u00e9 d'affirmer cette maxime d\u00e9finitoire). Cependant il y a certainement toute une branche de la production romanesque qui est cela, et \u00ab Le Grand Incendie de Londres \u00bb se serait inscrit dans cette tradition. L'exemple le plus parfait qui vient \u00e0 l'esprit est _La Coupe d'or_ de Henry James. C'est pourquoi il figure dans l'\u00e9num\u00e9ration d\u00e9sol\u00e9e de mon \u00ab Avertissement \u00bb. Les romans du Graal, en un sens, sont un autre exemple ; l\u00e0, la signification religieuse du mot \u00ab chute \u00bb ne doit pas \u00eatre rejet\u00e9e. Les myst\u00e8res du Graal m'apparaissent tout \u00e0 fait comme des reflets d'une \u00e9nigme centrale, et, dans cette vision, la chute est li\u00e9e \u00e0 la faute originelle, et \u00e0 certaines cons\u00e9quences logiques de la faute (le paradoxe de la logique dans la filiation biblique). Ce \u00ab mod\u00e8le \u00bb est le plus proche de ce que l'image de l'\u00e9nigme dans le projet pouvait \u00eatre.)\n\nDans 'le grand incendie de londres', la chute est ruine. Et il n'y a plus d'\u00e9nigme. Il n'y a que sa m\u00e9moire.\n\n## 75 Roman\n\n(70) Un roman est la transformation d'une \u00e9nigme en myst\u00e8re.\n\nJe dois nuancer cette assertion. _Un_ roman, c'est certainement trop affirmer ; _ce_ roman plut\u00f4t. Ce roman comme fiction ; comme dans le projet. Je proposerai d'abord plut\u00f4t la maxime suivante :\n\n(ROM) Ce roman \u00e9tait la mise en fiction de la po\u00e9sie.\n\nIl y a d'autres fictions : rh\u00e9toriques, th\u00e9oriques... Elles devaient \u00eatre englob\u00e9es. Dans la fiction proprement dite, il y a plusieurs \u00ab formats \u00bb : la nouvelle, le _cuento_ (Borges, Cortazar...). Il y a des d\u00e9placements de forme : la fiction en sonnets ( _L'Austria_ , de Ferrante Caraffa, dans la Naples encore aragonaise de 1560). Elles devaient \u00eatre \u00e9galement mises \u00e0 contribution.\n\nDire \u00ab transformation \u00bb semble anodin quand l'assertion (69) disait \u00ab chute \u00bb. Mais en fait les deux affirmations ne se recouvrent pas exactement. Il s'agit ici d'un rapport formel, qui est proprement transformation, \u00e0 travers l'image, de l'\u00e9nigme inabordable directement du projet. \u00c0 la fois chute en myst\u00e8re et transform\u00e9, le roman, \u00e0 partir de l\u00e0, pourrait \u00eatre d\u00e9fini :\n\n_Le Grand Incendie de Londres_ \u00e9tait la manifestation romanesque du _Projet_.\n\nC'est dire que le projet \u00e9tait d\u00e9couverte de po\u00e9sie ; d'une variation nouvelle sur le sens de \u00ab po\u00e9sie \u00bb. Accomplir le projet, c'\u00e9tait _trouver_ la po\u00e9sie. Le _Projet_ \u00e9tait un _Troba_ ; une version contemporaine et solipsiste du \u00ab trobar \u00bb des troubadours.\n\nPlus g\u00e9n\u00e9ralement, la po\u00e9sie \u00e9tant entendue et \u00e9tendue comme ce en quoi \u00e9tait fait le projet,\n\nLa po\u00e9sie est \u00e9nigme.\n\nLa po\u00e9sie est \u00e9nigme et le roman est chute de po\u00e9sie.\n\n(71) _Le Grand Incendie de Londres_ , un roman ; donc un myst\u00e8re. _Ce_ roman, donc _avec_ myst\u00e8re. La tonalit\u00e9 particuli\u00e8re de ce roman, le myst\u00e8re.\n\nLe myst\u00e8re, en lequel le roman traduisait l'\u00e9nigme, se manifestait par des encha\u00eenements de myst\u00e8res localis\u00e9s, limit\u00e9s et narratifs ; mais, en m\u00eame temps, il devait \u00eatre compos\u00e9 dans un 'style du myst\u00e8re', r\u00e9sultant d'une composition, comme chimique, de plusieurs styles, dont le y\u016bgen (voir chapitre 1).\n\nIl restait enfin, tout ce qui pr\u00e9c\u00e8de ne r\u00e9sultant que de la nature et de la forme du projet, et une fois la forme pos\u00e9e par ses axiomes, sa t\u00e2che propre attribu\u00e9e au roman, il restait que ce que le r\u00eave imposait, avant m\u00eame le roman, \u00e9tait son titre.\n\n(72) Je devais p\u00e9n\u00e9trer le myst\u00e8re, apr\u00e8s de longues recherches.\n\nLes myst\u00e8res sont tout sauf imp\u00e9n\u00e9trables (\u00e0 la diff\u00e9rence de l'\u00e9nigme).\n\n(73) Le roman \u00e9tait _sous_ son titre.\n\n(74) Le roman, qui est pr\u00e9sent dans le r\u00eave, y est nomm\u00e9 ; y est parce que nomm\u00e9 ; donc, en un sens, devrait \u00eatre une prose infinie.\n\nC'\u00e9tait l\u00e0 un \u00e9l\u00e9mentaire germe d'impossibilit\u00e9 propre, frappant le roman. D'\u00eatre \u00ab sous \u00bb le titre signifiait que le roman \u00e9tait aussi la fiction du roman soulign\u00e9 impliqu\u00e9 par la nature du rapport entre roman et projet ; donc aussi du m\u00eame soulign\u00e9 deux fois ; et ainsi de suite. Une prose potentiellement infinie en est la suite. M\u00eame si on \u00e9carte tout de suite l'id\u00e9e d'un infini actuel, il reste une certaine dose d'impossibilit\u00e9 \u00e0 supposer une prose \u00ab potentiellement infinie \u00bb. Du moins est-ce ainsi que cela m'apparaissait. En fait, il est possible de l'envisager, ce qui est une autre \u00ab d\u00e9couverte \u00bb trop tardive de cette histoire.\n\n## 76 Axiomes du \u00ab Grand Incendie de Londres \u00bb\n\n(75) En \u00e9chouant, le projet a entra\u00een\u00e9 l'\u00e9chec du _Grand Incendie de Londres_. Le _Projet_ \u00e9tait impossible ; impossible par cons\u00e9quent de raconter son accomplissement. Mais le roman \u00e9tait vou\u00e9 \u00e0 l'\u00e9chec pour son propre compte, puisqu'il devait raconter quelque chose qui n'\u00e9tait pas dicible.\n\n(76) _Le Grand Incendie de Londres_ \u00e9tait un roman avec axiomes.\n\nCes axiomes sont beaucoup plus tardifs que les autres, ceux du projet (\u00a7 73).\n\nIl leur a fallu, pour appara\u00eetre, un autre moment d'illumination, six ans plus tard (1976), \u00e0 Memphis cette fois, dans l'\u00c9tat du Missouri. Il a fallu la conjonction, une fois encore, de plusieurs le\u00e7ons abstraites, venues comme les pr\u00e9c\u00e9dentes de r\u00e9gions en apparence peu compatibles entre elles de l'activit\u00e9 litt\u00e9raire :\n\nLes romans du GraalL'\u00e9criture sous contraintes selon l'Oulipo La prose de Gertrude Stein (\u00ab _How to write_ \u00bb, surtout)(Et bien d'autres).\n\nLa distance dans le temps, consid\u00e9rable, entre les deux groupes d'axiomes, est une raison secondaire de l'\u00e9chec.\n\nLa reconnaissance de l'\u00e9chec n'\u00e9tait plus tr\u00e8s \u00e9loign\u00e9e (quatre ans).\n\n_Les axiomes Gil_\n\n(77) (Gil I) Un r\u00e9cit est ce qui remplit l'espace, blanc, entre deux paragraphes.\n\n(78) (Gil II) Une contrainte est racont\u00e9e par le r\u00e9cit qu'elle engendre.\n\n(79) (Gil III) Si une contrainte, si de la math\u00e9matique est derri\u00e8re cette contrainte, une cons\u00e9quence math\u00e9matique non imm\u00e9diate joue \u00e0 son tour dans le r\u00e9cit.\n\n(80) (Gil IV) Si une contrainte, si cette contrainte est cach\u00e9e, une autre contrainte, la m\u00eame peut-\u00eatre, la raconte.\n\n(81) (Gil V) \u00c0 la m\u00e9moire tout est pr\u00e9sent, tout est distant : c'est _l'axiome d'entrelacement_.\n\nLes cinq \u00ab axiomes Gil \u00bb font intervenir, eux aussi, mais explicitement, de la math\u00e9matique. La math\u00e9matique du projet devait \u00eatre d\u00e9finie pour les rendre op\u00e9ratoire. Les familiers de l'Oulipo reconna\u00eetront dans les axiomes (Gil II) \u00e0 (Gil IV) des cas particuliers de quelques \u00ab principes parfois respect\u00e9s dans les travaux oulipiens \u00bb. Ce n'est pas par hasard, \u00e9tant donn\u00e9 le r\u00f4le essentiel des contraintes, donc en particulier des contraintes oulipiennes, dans l'\u00e9conomie du projet comme du roman.\n\nLa math\u00e9matique est sans doute moins directivement visible dans l'axiome (Gil V), l'axiome d'entrelacement. Sa pr\u00e9sence est li\u00e9e \u00e0 la double maxime (M), (R) (maxime de la m\u00e9moire et maxime du rythme). La math\u00e9matique du rapport de la m\u00e9moire (au sens formel) et du rythme (au sens formel aussi) est une math\u00e9matique de l' _entrelacement_ (elle ne touche pas directement \u00e0 l'entrelacement lui-m\u00eame, qui est une strat\u00e9gie narrative, mais \u00e0 sa traduction et chute en math\u00e9matique, la math\u00e9matique des _intrications_ ).\n\nS'il avait satisfait aux axiomes Gil le roman aurait donc \u00e9t\u00e9 comme un croisement de _Lancelot en prose_ (le mod\u00e8le m\u00e9di\u00e9val d'une prose de l'entrelacement) et de roman oulipien. Son ambition \u00e9tait plus vaste encore, puisque la nature de ce qui \u00e9tait racont\u00e9, le projet, lui-m\u00eame g\u00e9n\u00e9rateur d'\u00e9nigme, l'exigence du style (le style 'avec myst\u00e8re'), ajoutait \u00e0 cette figure des comparaisons \u00e0 la fois le trait\u00e9 th\u00e9orique et le roman policier. Je pr\u00e9f\u00e8re ne pas allonger exag\u00e9r\u00e9ment ces r\u00e9f\u00e9rences qui rendent plus \u00e9vidente la m\u00e9galomanie d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e qui r\u00e9gnait en moi quand j'\u00e9chafaudais de tels plans. S'il y a eu chute, elle a d'abord \u00e9t\u00e9 celle de mon retour \u00e0 l'acceptation du principe de r\u00e9alit\u00e9 dans le domaine intellectuel. Cette histoire est celle d'une longue folie. Pourquoi ne pas le taire ? L\u00e0 est le myst\u00e8re de ceci, 'le grand incendie de londres'. Je sais ce que veut \u00eatre ce livre, ce qu'il sera, une fois men\u00e9 \u00e0 son terme (et un ach\u00e8vement est maintenant probable). Mais je ne sais pas vraiment pourquoi je l'ai entrepris, pourquoi je n'ai pas laiss\u00e9 dans le silence l'aveu de mes divagations.\n\n## 77 Du heurt des contraintes\n\n(82) Les r\u00e9cits s'\u00e9lucident du heurt des contraintes.\n\nLes myst\u00e8res dans le r\u00e9cit (je ne parle pas l\u00e0 du style 'avec myst\u00e8re') n\u00e9cessitaient, je l'ai dit, un chiffre. Ce chiffre s'appuyait sur des nombres, et surtout sur une s\u00e9quence tr\u00e8s particuli\u00e8re de nombres, \u00e0 signification num\u00e9rologique, les \u00ab nombres de Queneau \u00bb, qui est li\u00e9e pour moi \u00e0 ma rencontre avec l'Oulipo.\n\nDans la strat\u00e9gie de composition du roman cette s\u00e9quence devait organiser l'emploi des contraintes. Comme la s\u00e9quence des contraintes (nomm\u00e9es par les nombres de la s\u00e9quence mod\u00e8le) \u00e9tait elle-m\u00eame soumise \u00e0 d'autres contraintes (situ\u00e9es \u00e0 un \u00ab \u00e9tage \u00bb sup\u00e9rieur dans une hi\u00e9rarchie rythmique), (et \u00ab potentiellement \u00bb, si le r\u00e9cit avait pu prendre, dans un r\u00e9el, quelque ampleur, il y aurait eu d'autres tels \u00e9tages, avec des contraintes particuli\u00e8res sur l'organisation \u00ab verticale \u00bb de leurs rapports). Quelle que soit la nature de deux contraintes op\u00e9rant \u00ab en proximit\u00e9 \u00bb ou \u00ab en chevauchement \u00bb dans le r\u00e9cit, il y aurait eu heurt.\n\nJe ne voulais pas interdire \u00e0 des heurts de contraintes de se produire, au nom d'une recherche d'harmonie, de l'\u00ab \u00e2me du monde \u00bb de mon projet, \u00e9tendant sa bienfaisante influence, son ombre infuse sur le roman : \u00ab Harmonie \u00bb, me disais-je \u00ab apr\u00e8s Tzara \u00bb, \u00ab que ton nom soit banni du monde fi\u00e9vreux que je visite. \u00bb\n\nEt je voulais au contraire faire servir les heurts in\u00e9vitables des pages sous contraintes \u00e0 l'\u00e9lucidation des myst\u00e8res du roman.\n\nAinsi, tout le myst\u00e9rieux du livre aurait \u00e9t\u00e9 chiffr\u00e9 dans les f\u00ealures du chiffre.\n\nIl y a, dans ces heurts et f\u00ealures, dans les failles de la contrainte, autre chose qu'une strat\u00e9gie de narration. Car la chute de l'\u00e9nigme se manifeste l\u00e0. La chute de l'\u00e9nigme en myst\u00e8re, un des liens g\u00e9n\u00e9tiques du projet au roman, se d\u00e9couvrait dans les images centrales de la fiction, transposition et d\u00e9gradation de l'image m\u00eame du projet. Or,\n\n(83) L'image contredisait toujours la m\u00e9moire.\n\nLa prose de m\u00e9moire, con\u00e7ue selon l'axiome d'entrelacement, avait ainsi sa difficult\u00e9 propre : l'image surgie de l'\u00e9nigme, chute de l'\u00e9nigme \u00e0 laquelle la prose s'affrontait, de contraintes et de chiffres, lui pr\u00e9sentait un visage ferm\u00e9, une opacit\u00e9 irr\u00e9ductible. Car une image n'est jamais pass\u00e9e. Elle demeure, jusqu'\u00e0 effacement, _universellement pr\u00e9sente_.\n\n## 78 Les branches silencieuses des chemins\n\n(84) Le myst\u00e8re est le st\u00e8re des portes sur les fourmis.\n\n(85) Aux carrefours se pr\u00e9sentent les branches silencieuses des chemins.\n\n(86) La main \u00e9crirait, d\u00e9chiffrant par le feu.\n\n__________________________________________________________________________\n\n## 79 Dualit\u00e9\n\n(87) _Le Grand Incendie de Londres_ se serait \u00e9crit dans la prose de la m\u00e9moire.\n\n(88) La prose de la m\u00e9moire \u00e9tait duale de la po\u00e9sie.\n\nLa prose de la m\u00e9moire devait \u00eatre celle qui, dans la transformation de l'\u00e9nigme du projet en myst\u00e8re romanesque, traduisait la po\u00e9sie du projet, m\u00e9moire de la langue. C'\u00e9tait donc, plus exactement, une prose de traduction de la m\u00e9moire. Son axiome essentiel \u00e9tait l'axiome d'entrelacement (Gil V).\n\nLa prose de la m\u00e9moire devait \u00eatre inharmonieuse, \u00ab po\u00e9sie rompue \u00bb, chute de la po\u00e9sie. La po\u00e9sie, celle du projet, \u00e9tait la m\u00e9moire de la langue pendant que la math\u00e9matique du projet \u00e9tait rythme du monde. Ce monde \u00e9tait le monde du projet. Or, po\u00e9sie et math\u00e9matique se trouvaient, dans le projet, dans un rapport de dualit\u00e9. C'est ce rapport qui trouvait son interpr\u00e9tation dans une dualit\u00e9 du rythme et de la m\u00e9moire.\n\nJe me repr\u00e9sentais le rythme comme combinatoire en mouvement s\u00e9quentiel (mais dans une infinit\u00e9 de dimensions), irr\u00e9versible (un mouvement en direction), d'\u00e9v\u00e9nements diff\u00e9renci\u00e9s, instants de gouttes-microcosmes d'insistance, de lourdeur variable, construisant leurs figures, les _formes rythmiques_ , dans une reconstitution permanente de dispositions changeantes mais toujours se r\u00e9p\u00e9tant.\n\nLa m\u00e9moire parcourait les m\u00eames lignes (dont les lignes noires avan\u00e7antes du cahier sont comme une pauvre all\u00e9gorie) en sens inverse, figure d'ombres, corythme (le pr\u00e9fixe de la dualit\u00e9).\n\nLa po\u00e9sie \u00e9tait \u00e9nigme dans la m\u00e9moire.\n\nLe roman \u00e9tait la chute de la po\u00e9sie. La forme rompue de la po\u00e9sie, la prose de r\u00e9cit, \u00e9tait ainsi prose de m\u00e9moire.\n\nLa dualit\u00e9 pr\u00e9sente dans le projet, entre m\u00e9moire et rythme, se retrouvait inscrite dans le r\u00e9cit. La manifestation romanesque de la dualit\u00e9 avait sa propre figure :\n\n(89) La po\u00e9sie, tomb\u00e9e du _Projet_ , \u00e9tait \u00e0 la prose, dans _Le Grand Incendie de Londres_ , comme _blancs, ponctuations, silences_.\n\nLa figure des blancs, des ponctuations, des silences apparaissait aux lieux du heurt des contraintes, comme la po\u00e9sie de l'\u00e9lucidation.\n\nLa math\u00e9matique, apr\u00e8s la chute dans le roman, revenait aussi, mais \u00ab derri\u00e8re le miroir \u00bb des contraintes, donc \u00ab du c\u00f4t\u00e9 de la m\u00e9moire \u00bb.\n\nLa po\u00e9sie, dans la chute, revenait, elle, \u00ab du c\u00f4t\u00e9 du rythme \u00bb.\n\nAinsi, math\u00e9matique et po\u00e9sie \u00e9taient encore pr\u00e9sentes dans la prose, mais crois\u00e9es.\n\nLa figure principale de la po\u00e9sie dans la prose de la m\u00e9moire \u00e9tait le silence.\n\n## 80 Le silence de la math\u00e9matique jusqu'au fond de la langue virgule\n\nJ'\u00e9crirais, me disais-je, le monde du _Projet_ en langue math\u00e9matique. La math\u00e9matique serait mon rep\u00e8re galil\u00e9en.\n\nLe r\u00e9cit donnant, de loin en loin, des nouvelles du pass\u00e9 du projet, \u00e0 sa mani\u00e8re, la prose, la prose de la m\u00e9moire, le salmigondis, le _dit de Babel_ (Babel monogatari) de la prose, le pluriel de dispersion des r\u00e9cits 'dans les dix styles', les contraintes, avec leurs accidents corpusculaires dans l'onde de l'encre noire, noircissante, aux lignes noires d\u00e9chiffrant, d\u00e9frichant par le feu, la main.\n\nLe r\u00e9cit suscit\u00e9 par la chute de l'\u00e9nigme, et son image, et son ombre.\n\nLe r\u00e9cit form\u00e9, comme un corps diaphane l'est de lumi\u00e8re, lui, d'obscurit\u00e9. Prenant son impulsion en ce lieu o\u00f9 se tenait la m\u00e9moire, o\u00f9 elle prenait demeure, 'dans cette maison', avec le figuier disjoignant les pierres de la cuisine.\n\nLa po\u00e9sie, dans le roman, manquerait et marquerait. C'est par le manque qu'elle prendrait sa place, sa place rythmique, n\u00e9cessit\u00e9e par le croisement des r\u00f4les qui donnait, pour cause de chute, le r\u00f4le de m\u00e9moire \u00e0 la prose.\n\nLa prose de la m\u00e9moire \u00e9tait prose de l'entrelacement, selon les mod\u00e8les des romans du Graal et les modalit\u00e9s des contraintes ; versions ombreuses des intrications rythmiques :\n\n\u2013 successions, sans repentirs ni retours, des gouttes d'\u00e9v\u00e9nements, les pages.\n\n\u2013 ench\u00e2ssements, intercalation des nouveaux r\u00e9cits, mille et une nuits de la m\u00e9moire,\n\n\u2013 empi\u00e9tements, chevauchements simultan\u00e9s \u00e0 une fin. La fin d'une histoire sera le d\u00e9but d'une autre. Boucles ; spirales ;\n\n\u2013 effacements et leurs doubles, les substitutions ; r\u00e9cits abandonn\u00e9s ; r\u00e9cits venant \u00ab \u00e0 la place \u00bb d'une phrase, d'une proposition, d'un mot, d'une lettre, du miroir d'une lettre. R\u00e9cits ray\u00e9s ;\n\n\u2013 et bien d'autres.\n\nSi la po\u00e9sie, dans le projet, \u00e9tait m\u00e9moire, elle s'\u00e9crivait en le rythme, par la math\u00e9matique, langue du monde du projet. La po\u00e9sie dans le roman prenait le statut rythmique, mais la prose, en lui enlevant la math\u00e9matique des contraintes, la poussait vers un tout autre mode, celui de l'absence.\n\n(90) Le silence de la math\u00e9matique jusqu'au fond de la langue, po\u00e9sie.\n\n## 81 Je suis, aujourd'hui, dans un autre silence\n\nJe suis, aujourd'hui, dans un autre silence, qui n'est ni celui de la math\u00e9matique ni la parole-silence de la po\u00e9sie. Je suis dans la destruction.\n\nUn certain effort de concentration continue m'am\u00e8ne ici, \u00e0 la presque fin de cette \u00ab d\u00e9duction \u00bb fant\u00f4me, glose et paraphrase d'une s\u00e9quence, num\u00e9rologiquement dessin\u00e9e, ces _assertions_.\n\nJ'ai choisi une date pour une fin de ce moment : le 7 novembre ; ce qui m'a oblig\u00e9 \u00e0 quelques marches forc\u00e9es de lignes et de r\u00e9flexion.\n\nIl y a une raison \u00e0 ce choix, un _double_ encore : le 7 novembre est le jour anniversaire de ma rencontre avec Alix Cl\u00e9o Blanchette, qui devait devenir ma femme. Et le 7 novembre de l'ann\u00e9e suivante, 1980, j'avais entrepris ce qui devait \u00eatre 'le grand incendie de londres' dont la version actuelle constitue, en m\u00eame temps qu'elle se b\u00e2tit elle-m\u00eame, la destruction.\n\n'Le grand incendie de londres', dans cette version d\u00e9truite, devait \u00eatre la destruction du roman dont il porte le nom, mais en citation en son titre ; il devait aussi d\u00e9truire le _Projet_.\n\n(L\u00e0 n'est pas le but du 'grand incendie de londres' que vous lisez, donc vous n'avez l\u00e0 aucune cl\u00e9 pour d\u00e9chiffrer la d\u00e9finition incompl\u00e8te donn\u00e9e au chapitre 1 ; je le pr\u00e9cise pour \u00e9viter toute confusion, ainsi que le sentiment que vous pourriez avoir d'une r\u00e9v\u00e9lation pr\u00e9matur\u00e9e et subreptice de ce que j'ai annonc\u00e9 ne pas vouloir dire avant la fin.)\n\nIl s'agit donc maintenant d'une _double_ destruction. Le pr\u00e9sent de la prose rejoint la circonstance qui le d\u00e9signe.\n\nIl est clair en outre que la destruction n'\u00e9tait pas absente de la d\u00e9marche initiale : la chute de l'\u00e9nigme du projet \u00e9tait bien une d\u00e9marche destructrice, un monde \u00e9tait mis \u00e0 bas ; mais il s'agissait alors de b\u00e2tir \u00e0 nouveau.\n\n(91) Montrer en disant appartient \u00e0 l'art de d\u00e9truire.\n\n(92) La destruction \u00e9tait ma B\u00e9atrice.\n\n(93) 'Dans cette maison', le silence ; et son nom : _l'appartement de Coxeter_.\n\nAu d\u00e9but, j'ai \u00e9crit un po\u00e8me pour le jeu du silence. Il naissait d'une cellule, la cellule d'une composition rythmique abstraite n\u00e9e d'une photographie :\n\n(94) La lampe s'\u00e9vapore dans le bas de rectangle gauche de miroir s'emplissent de lumi\u00e8re d'ailleurs de gris et de blanc d'une lumi\u00e8re le rectangle de miroir d'une lumi\u00e8re de gris et de blanc et le mur s'emplissent de la lampe d'une lumi\u00e8re _lentement_ , et d'ailleurs.\n\n(95) Lignes noires aujourd'hui, traces du _Grand Incendie de Londres :_ au bord du papier calcin\u00e9 doux, avec la cendre des images, l'\u00e9loge inverse de l'ombre.\n\n## 82 Qu'est-ce qui est clair, aujourd'hui ?\n\n(96) Qu'est-ce qui est clair, aujourd'hui ? Ceci : en \u00e9crivant 'le grand incendie de londres', je mets fin au _Projet_. Le _Projet_ , il est vrai, \u00e9tait impossible. Mais je ne l'ai annul\u00e9 v\u00e9ritablement, et comme futur ant\u00e9rieur m\u00eame, qu'en posant sur la page la premi\u00e8re ligne du pr\u00e9sent r\u00e9cit.\n\n(97) Au pied du b\u00e2timent du projet, qu'on se repr\u00e9sente, les paysans ont construit de petites maisons, avec les d\u00e9bris. Il y a les arbres, des horizons, de petits bonshommes l\u00e0 pos\u00e9s. Les ruines : 'le grand incendie de londres', entre '\n\n(98) 'Le grand incendie de londres' avait \u00e9t\u00e9 commenc\u00e9 dans un \u00e9tat de biipsisme ; maintenant et \u00e0 d\u00e9faut, son tombeau.\n\nUne logique pour laquelle elle avait construit le sens, moi la syntaxe, les mod\u00e8les, un calcul.\n\nLe monde d'une seul, mais qui aurait \u00e9t\u00e9 deux, un double : pas un solipsisme, un _biipsisme_.\n\nLe nombre _un_ , mais comme boug\u00e9 dans le miroir, dans deux miroirs se faisant face : son palindrome, d\u00e9but d'une double langue, _nu_.\n\nL'ordre dans le monde, mais avec deux commencements.\n\nDiff\u00e9rents, ins\u00e9parables.\n\nLa distance n'aurait pas pu \u00eatre morcel\u00e9e par un regard int\u00e9rieur ; une mesure pour cette distance, mais qui n'aurait pas pu \u00eatre prise sans fausser le syst\u00e8me du _double_ ; son principe d'incertitude.\n\nDans ce monde, s'il avait pu \u00eatre pens\u00e9, la pens\u00e9e de l'autre, toujours, aurait \u00e9t\u00e9 la pens\u00e9e de l'\u00ab autre de deux \u00bb.\n\nLa pens\u00e9e de l'ext\u00e9rieur, dans ce monde, le n\u00f4tre alors, aurait \u00e9t\u00e9 celle de choses apparaissant \u00e0 une conscience alternante, dont seules auraient exist\u00e9 r\u00e9ellement, ou plut\u00f4t de mani\u00e8re signifiante, les perceptions, utopiquement unies, \u00e0 l'int\u00e9rieur de l'\u00eele du deux.\n\nLe Frigidaire, le four, les lumi\u00e8res faiblissantes, les cris et les bruits, enfants dans le square, sans hostilit\u00e9, rumeurs, entre nous la table,pens\u00e9e,de la cuisine.\n\nDans ce monde la double langue, palindrome de la pens\u00e9e et du miroir, la m\u00eame langue comprise doublement, et nous, toujours, traduisant,\n\nDans ce monde ses images ;mes mots. Le biipsisme des images et de la langue.Montrer, dire.\n\n'Le grand incendie de londres' commence l\u00e0. Au d\u00e9but non de son d\u00e9roulement lin\u00e9aire, mais de sa construction, la d\u00e9finition, pos\u00e9e ici inachev\u00e9e (au prochain moment de prose, comme la derni\u00e8re assertion, num\u00e9rot\u00e9e (99), dont l'ach\u00e8vement actuel est indispensable \u00e0 la poursuite).\n\nLe chemin inverse des assertions ram\u00e8ne \u00e0 son d\u00e9but.\n\n## 83 'Le grand incendie de londres'\n\n(99) 'Le grand incendie de londres' est...\n\n_\u00c9valuation et r\u00e9pulsion palindromique des assertions_\n\n(99) 'Le grand incendie de londres' est...\n\n(98) 'Le grand incendie de londres' voulait un biipsisme ; maintenant, \u00e0 d\u00e9faut son tombeau.\n\n(97) Au pied du b\u00e2timent du _Projet_ , qu'on se repr\u00e9sente, les paysans ont construit de petites maisons, avec les d\u00e9bris. Il y a des arbres, des horizons, de petits bonshommes l\u00e0 pos\u00e9s. Les ruines : 'le grand incendie de londres', entre ' '.\n\n(96) Qu'est-ce qui est clair, aujourd'hui ? ceci : en \u00e9crivant 'le grand incendie de londres', je mets fin au _Projet_. Le _Projet_ , sans doute, \u00e9tait impossible. Mais je ne l'ai annul\u00e9 v\u00e9ritablement, et comme futur ant\u00e9rieur m\u00eame, qu'en posant sur la page la premi\u00e8re ligne du pr\u00e9sent r\u00e9cit.\n\n(95) Lignes noires aujourd'hui, traces du _Grand Incendie de Londres :_ au bord du papier calcin\u00e9 doux, avec la cendre des images, l'\u00e9loge inverse de l'ombre.\n\n(94) La lampe s'\u00e9vapore dans le bas de rectangle gauche de miroir s'emplissent de lumi\u00e8re d'ailleurs de gris et de blanc d'une lumi\u00e8re le rectangle de miroir d'une lumi\u00e8re de gris et de blanc et le mur s'emplissent de la lampe d'une lumi\u00e8re _lentement_ , et d'ailleurs.\n\n(93) 'Dans cette maison', le silence ; et son nom : _l'appartement de Coxeter_.\n\n(92) La destruction \u00e9tait ma B\u00e9atrice.\n\n(91) Montrer en disant appartient \u00e0 l'art de d\u00e9truire.\n\n(90) Le silence de la math\u00e9matique jusqu'au fond de la langue, po\u00e9sie.\n\n(89) La po\u00e9sie dans le _Projet_ \u00e9tait \u00e0 la prose du _Grand Incendie de Londres_ comme _blancs_ , _ponctuations_ , _silences_.\n\n(88) La prose de la m\u00e9moire est duale de la po\u00e9sie.\n\n(87) _Le Grand Incendie de Londres_ s'\u00e9crirait dans la prose de la m\u00e9moire.\n\n(86) La main \u00e9crirait, d\u00e9chiffrant par le feu.\n\n(85) Aux carrefours se pr\u00e9sentent les branches silencieuses des chemins.\n\n(84) Le myst\u00e8re est le st\u00e8re des portes sur les fourmis.\n\n(83) L'image contredit toujours la m\u00e9moire.\n\n(82) Les r\u00e9cits s'\u00e9lucident du heurt des contraintes.\n\n(81) \u00c0 la m\u00e9moire tout est pr\u00e9sent, tout est distant : c'est l' _axiome d'entrelacement_.\n\n(80) Si une contrainte, si cette contrainte est cach\u00e9e, une autre contrainte, peut-\u00eatre la m\u00eame, raconte.\n\n(79) Si une contrainte, si de la math\u00e9matique est derri\u00e8re cette contrainte, une cons\u00e9quence math\u00e9matique non imm\u00e9diate joue \u00e0 son tour dans le r\u00e9cit.\n\n(78) Une contrainte est racont\u00e9e dans le r\u00e9cit qu'elle suscite.\n\n(77) Un r\u00e9cit est ce qui emplit l'espace, blanc abstrait, entre deux paragraphes.\n\n(76) _Le Grand Incendie de Londres_ aurait eu des axiomes.\n\n(75) En \u00e9chouant, le _Projet_ a entra\u00een\u00e9 l'\u00e9chec du _Grand Incendie de Londres_. Le _Projet_ \u00e9tait impossible ; impossible de raconter son accomplissement. Mais _Le Grand Incendie de Londres_ \u00e9tait vou\u00e9 \u00e0 l'\u00e9chec pour son propre compte, puisqu'il devait raconter quelque chose qui n'\u00e9tait pas dicible.\n\n(74) _Le Grand Incendie de Londres_ est dans le r\u00eave ; y est parce que nomm\u00e9 ; donc, en un sens, devrait \u00eatre une prose infinie.\n\n(73) Le roman \u00e9tait _sous_ son titre.\n\n(72) Je devais p\u00e9n\u00e9trer le myst\u00e8re, apr\u00e8s de longues recherches.\n\n(71) _Le Grand Incendie de Londres :_ un roman, donc un myst\u00e8re. _Ce_ roman, donc _avec_ myst\u00e8re.\n\n(70) Un roman est la transformation d'une \u00e9nigme en myst\u00e8re.\n\n(69) L'\u00e9nigme, dans le roman, chute en myst\u00e8re.\n\n(68) Le myst\u00e8re du _Grand Incendie de Londres_ proposerait un d\u00e9chiffrement d'une image de l'\u00e9nigme du _Projet_. Cela supposerait une certaine disposition de lieux, au moins autant qu'un encha\u00eenement de r\u00e9cits.\n\n(67) Ce serait un roman malgr\u00e9 les apparences parfois contraires.\n\n(66) Le roman aurait racont\u00e9 le _Projet_ , mais avec myst\u00e8re ; puisque le projet contenait une \u00e9nigme, le roman racontait le projet, donc son \u00e9nigme ; mais avec myst\u00e8re.\n\n(65) _Le Grand Incendie de Londres_ , fiction du _Projet_ , aurait \u00e9t\u00e9 affront\u00e9 \u00e0 son \u00e9nigme.\n\n(64) Le _Projet_ devait \u00eatre racont\u00e9.\n\n(63) Le _Projet_ \u00e9tait plac\u00e9 sous la maxime de la m\u00e9moire : (M') La po\u00e9sie est m\u00e9moire de la langue.\n\n(62) Les axiomes du _Projet_ sont d\u00e9ductibles.\n\n(61) Il n'y a pas d'explication du _Projet_ , mais une narration et une description.\n\n(60) Le _Projet_ contient son \u00e9nigme.\n\n(59) La po\u00e9sie est \u00e0 un bout.\n\n(58) La math\u00e9matique est \u00e0 un bout.\n\n(57) Chaque segment de la cha\u00eene du projet a un sens.\n\n(56) Chaque couple entra\u00een\u00e9 de cha\u00eenons de la cha\u00eene du projet a un sens.\n\n(55) Chaque cha\u00eenon de la cha\u00eene a un sens.\n\n(54) Rien dans le projet n'est pr\u00e9sent.\n\n(53) Il y avait des axiomes du _Projet_.\n\n(52) En s'accomplissant, le _Projet_ entra\u00eenerait _Le Grand Incendie de Londres_. Si le projet \u00e9tait possible, il serait possible de raconter son accomplissement.\n\n(51) Le _Projet_ \u00e9tait un projet de math\u00e9matique.\n\n(50) Le _Projet_ \u00e9tait un projet de po\u00e9sie.\n\n(49) L'\u00e9nigme aurait \u00e9t\u00e9 chiffr\u00e9e. Quelque chose, son ombre, aurait \u00e9t\u00e9 chiffrable ; par la comparaison de tous les livres, de tous les po\u00e8mes, de tous les th\u00e9or\u00e8mes, \u00e9chafaud\u00e9s, compos\u00e9s, \u00e9nonc\u00e9s et d\u00e9duits selon le _Projet_.\n\n(48) Le projet ne devait pas, s'il \u00e9tait accompli, appara\u00eetre, sinon comme \u00e9nigme.\n\n(47) Le Projet ne peut pas se dire, parce qu'il a \u00e9chou\u00e9.\n\n(46) Le roman ne peut pas se dire, car il a \u00e9chou\u00e9.\n\n(45) Sur la vitre enfum\u00e9e : ' _moor eeffoc_ '. Ombre : \u00e9loge inverse.\n\n(44) La d\u00e9cision autant que son envers supposent le 'style des d\u00e9mons' : dans le r\u00eave du _Grand Incendie de Londres_ , 'cette maison'.\n\n(43) La d\u00e9cision supposait le 'rakki tai' : odeur du figuier sombre : le figuier qui disjoint les carreaux de la cuisine, \u00e0 l'arri\u00e8re de la maison.\n\n(42) Par quelle ruse la d\u00e9cision, bien qu'enchev\u00eatr\u00e9e au Projet, au r\u00eave, au roman, a \u00e9chapp\u00e9 \u00e0 leur destruction, je ne le dirai pas explicitement.\n\n(41) Au d\u00e9but, je sortais de ce r\u00eave, o\u00f9 s'annon\u00e7ait une double langue, comme en un grand palindrome o\u00f9 l'envers dit pareil dans un idiome diff\u00e9rent de l'endroit, ce qui allait avoir lieu. Aussi le nom de cette chose de prose, dont le r\u00eave m'avait donn\u00e9 l'image, l'image seulement, est-il _Le Grand Incendie de Londres_.\n\n(40) Quand ce qui se passait a eu lieu, le r\u00eave a eu lieu.\n\n(39) _What is the question ? Then, what is the answer ?_\n\n(38) Ce que je dis : le r\u00eave tient tout en germe ; d\u00e9tient du tout la v\u00e9rit\u00e9 ; si bien que je ne peux pas lui poser de questions.\n\n(37) Je ne dis pas : tout peut \u00eatre reconstitu\u00e9 \u00e0 partir du r\u00eave. Le r\u00eave n'est pas aussi puissant que la carte d'identit\u00e9 dans _l'Homme sans qualit\u00e9s_.\n\n(36) Le r\u00eave est \u00e9nigme : tout y est, quoique sous d\u00e9guisement. Tout : le roman, la d\u00e9cision, le projet.\n\n(35) La troisi\u00e8me chose est dite : le _Projet_.\n\n(34) La premi\u00e8re de trois choses claires est le r\u00eave. La deuxi\u00e8me, la d\u00e9cision, ne sera pas dite.\n\n(33) Il faut, sous le Grand Incendie de Londres, sous son _titre_ , une infinit\u00e9 de traits.\n\n(32) _Le Grand Incendie de Londres_ , depuis le r\u00eave, est un nom. Il est donc aussi autre chose que lui-m\u00eame. Son titre devrait \u00eatre soulign\u00e9.\n\n(30) Parfois, en ces ann\u00e9es, j'ai cru voir clairement comment, d'une image \u00e9merg\u00e9e du sommeil, avec le secours de la math\u00e9matique, faire na\u00eetre une composition qui, par ailleurs, serait non l'image mais l'ombre d'une construction po\u00e9tique, le _Projet_ , dont le principe serait \u00e9nigme, et la strat\u00e9gie l'entrelacement ; \u00e9nigme qu'\u00e0 l'ombre du _Projet_ , rampante, l'encha\u00eenement dans _Le Grand Incendie de Londres_ de myst\u00e8res narratifs manifesterait en lui donnant assez d'\u00e9cart.\n\n(29) Parfois, en ces ann\u00e9es, j'ai revu le r\u00eave.\n\n(28) Quand j'ai r\u00eav\u00e9 le r\u00eave, quand je me suis r\u00e9veill\u00e9 d'avoir r\u00eav\u00e9 ce r\u00eave, m'en \u00e9tant souvenu, et d\u00e9couvrant ce qu'il annon\u00e7ait, le roman que j'allais \u00e9crire, j'ai aussi pens\u00e9 que je ne l'oublierais pas ; il en a \u00e9t\u00e9 ainsi : du moins c'est ce dont je me souviens ; et de cela seulement, puisque j'ai maintenant oubli\u00e9 le r\u00eave.\n\n(27) Car, d\u00e8s que j'ai \u00e9crit le r\u00eave, j'ai cess\u00e9 de m'en souvenir.\n\n(26) Odeur du figuier, sombre. Le figuier disjoint les carreaux de la cuisine, sur l'arri\u00e8re de la maison.\n\n(25) Sur la vitre du pub londonien, couverte de fum\u00e9e : ' _moor eeffoc_ '.\n\n(24) Les flammes peintes, toits enlev\u00e9s, d\u00e9vorent la ville. Les flammes sont de grandes feuilles nerveuses, papiers froiss\u00e9s. Les vagues sont des feuilles de figuier trouss\u00e9es, montrant leurs dessous d'\u00e9cume.\n\n(23) Le r\u00eave a produit non un roman mais un titre.\n\n(22) L'accent de l'int\u00e9rieur du r\u00eave est le titre.\n\n(21) Dans le r\u00eave il y a un titre, qui est le nom d'un \u00e9v\u00e9nement.\n\n(20) La premi\u00e8re fois que j'ai \u00e9crit le r\u00eave, j'ai \u00e9crit ceci :... en m'\u00e9veillant, _dans cette maison_ , j'ai su que ce serait un roman...\n\n(19) Ceci est clair dans le r\u00eave : il y a cinq ans, essayant de commencer \u00e0 \u00e9crire, j'ai \u00e9crit le r\u00eave.\n\n(18) Cela, certainement, intervient dans le choix du nom de cette chose de prose dont le r\u00eave m'a donn\u00e9 l'image.\n\n(17) Il y a deux langues, palindromiques ; et je ne suis dans aucune, toujours : traduisant.\n\n(16) Comme dans un palindrome ou nulle ligne n'est vrai miroir d'une autre.\n\n(15) Au d\u00e9but, je sors du r\u00eave, m'annon\u00e7ant une double langue, comme un palindrome o\u00f9 l'envers dit pareil, mais diff\u00e9remment, que l'endroit.\n\n(14) Le r\u00eave est en 'style clair'.\n\n(13) Le r\u00eave est une chose claire ; cela ne d\u00e9signe pas son sens mais son style.\n\n(12) Dans le r\u00eave clair, obscur\u00e9ment, est n\u00e9 le projet de ce roman. J'ai su que je l'\u00e9crirais.\n\n(11) Il est clair que, s'il y a trois choses claires, elles sont quatre. Celle-l\u00e0, qu'il y a trois choses claires, reste obscure.\n\n(10) Le r\u00eave a pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 la d\u00e9cision. Apr\u00e8s la d\u00e9cision le _Projet_ a \u00e9t\u00e9 con\u00e7u. _Alors, Le Grand Incendie de Londres_ est apparu comme devant \u00eatre le roman dont le myst\u00e8re serait le _Projet_.\n\n(9) Je ne pourrai peut-\u00eatre pas le dire. Le r\u00eave, pourtant, est clair.\n\n(8) Il y a trois choses claires, dont je n'ai pu parler clairement.\n\n(7) Apr\u00e8s le renoncement au projet, apr\u00e8s l'abandon du roman, l'effacement du r\u00eave me montre ces trois choses solidaires, me persuade de leur entrelacement.\n\n(6) Pendant ces ann\u00e9es, je n'ai pas remis en cause ma d\u00e9cision. J'ai v\u00e9cu comme si le roman et le projet allaient \u00eatre accomplis.\n\n(5) Apr\u00e8s le r\u00eave, la m\u00e9moire s'interrompit, remplac\u00e9e par l'alg\u00e8bre, les contraintes, une r\u00e8gle de vie.\n\n(4) Ayant r\u00eav\u00e9 le r\u00eave, je vis distinctement ce qu'il fallait faire. Mais je n'ai jamais pu y parvenir.\n\n(3) Il y a trois choses claires : le r\u00eave, la d\u00e9cision et le projet. Ces trois choses s'entrelacent.\n\n(2) Je vois ces trois choses clairement. Presque tout le reste est obscur.\n\n(1) Il y a trois choses claires.\n\n## 84 R\u00e9cit dans les dix styles\n\nAu fragment 252 d'un livre, _Autobiographie, chapitre dix_ , j'\u00e9crivais ce qui suit :\n\nAinsi, \u00e0 l'approche de la quarantaine, \u00e0 cet \u00e2ge o\u00f9 la vie devient aussi fragile que la ros\u00e9e, je me suis construit, comme le chasseur qui se b\u00e2tit une cabane de branchages pour la nuit, comme le ver \u00e0 soie vieillissant qui fabrique son cocon, un dernier abri pour mon corps. Si je compare cette demeure \u00e0 celle qui \u00e9tait la mienne autrefois, c'est v\u00e9ritablement une toute petite bicoque. \u00c0 mesure que ma vie d\u00e9cline, ma demeure se r\u00e9tr\u00e9cit.\n\nMa maison actuelle a trente et un pieds carr\u00e9s de surface et six pieds de haut. Comme je n'ai plus besoin d'un domicile stable, sa base est simplement pos\u00e9e \u00e0 m\u00eame le sol. Ainsi pourrais-je facilement d\u00e9m\u00e9nager ailleurs si quelque \u00e9v\u00e9nement d\u00e9sagr\u00e9able survenait. En ce moment je suis arr\u00eat\u00e9 dans la garrigue, pr\u00e8s de Villerouge-la-Cr\u00e9made ; j'ai construit au midi un auvent, ajout\u00e9 une petite terrasse de roseaux et \u00e0 l'int\u00e9rieur, contre le mur de l'ouest, j'ai mis dans une niche le portrait de _Kam\u014d no Chomei_ , que je d\u00e9place chaque jour un peu, de fa\u00e7on que son front s'\u00e9claire aux rayons du soleil couchant. Au-dessus de la porte coulissante, j'ai install\u00e9 une petite \u00e9tag\u00e8re o\u00f9 j'ai rang\u00e9 trois livres de po\u00e9sie, mes cahiers et un pot de basilic.\n\nDans le livre, la description de la retraite de l'ermite est prot\u00e9g\u00e9e par deux autres fragments (des \u00ab pages \u00bb de cahier, les num\u00e9ros 253 et 254) qui sont des \u00ab pages de silence \u00bb, respectivement :\n\npage de silence, prose\n\net\n\npage de silence, po\u00e9sie\n\nErmite, je me place sous l'autorit\u00e9 et l'exemple de Kam\u014d no Chomei, l'ermite po\u00e8te du XIIIe si\u00e8cle japonais. La cabane contient son portrait et la description elle-m\u00eame est transpos\u00e9e de celle de la propre cabane de Chomei, celle o\u00f9 il se retira, apr\u00e8s le grand incendie de Ky\u014dto.\n\nCe fragment est \u00e9crit dans un style particulier, le 'style' invent\u00e9 par Chomei, qu'il appelle : 'vieilles paroles en des temps nouveaux'.\n\nCar Chomei, comme d'autres po\u00e8tes du Japon m\u00e9di\u00e9val, a laiss\u00e9 sa liste de _styles_ , et c'est celle que j'avais choisie pour guider mes pas dans la prose de roman.\n\nLe choix de Chomei n'\u00e9tait pas indiff\u00e9rent. Il fut, avant sa grande d\u00e9cision stylistique (celle du retrait du monde), li\u00e9 intimement \u00e0 une \u00e9trange entreprise de po\u00e9sie : secr\u00e9taire du \u00ab bureau de la po\u00e9sie \u00bb de l'empereur Go-Toba il fut l'un des principaux compilateurs du _Shinkokinsh\u016b_ , huiti\u00e8me Anthologie imp\u00e9riale, grand \u00ab po\u00e8me de po\u00e8mes \u00bb o\u00f9 j'ai puis\u00e9 l'une des \u00ab visions \u00bb les plus contraignantes de mon _Projet_.\n\nC'est pourquoi, comme _Le Grand Incendie de Londres_ devait \u00eatre _r\u00e9cit du Projet_ , je d\u00e9cidai qu'il serait compos\u00e9 _r\u00e9cit dans les dix styles_ , en son honneur.\n\n_Les dix styles_\n\n(I) | Le _choku tai_ , style des 'choses comme elles sont'.\n\n---|---\n\n(II) | Rakki tai, le style 'pour ma\u00eetriser les d\u00e9mons'.\n\n(III) | Le ' _style de Kamo no Chomei_ ' : les 'vieilles paroles en des temps nouveaux'.\n\n(IV) | Le _yugen_ , 'style des r\u00e9sonances cr\u00e9pusculaires'.\n\n(V) | Le _yoen_ , 'style du charme \u00e9th\u00e9r\u00e9'.\n\n(VI) | Le sentiment des choses, le ' _mono no aware_ '.\n\n(VII) | _Sabi :_ rouille ; solitude.\n\n(VIII) | Le _ryoho tai_ , 'style du double'.\n\n(IX) | _Ushin_ , 'le sentiment profond'.\n\n(X) | _Koto shirarubeki yo,_ 'cela devrait \u00eatre', 'muss es sein'.\n\nJ'ai d\u00e9j\u00e0, au cours des pr\u00e9c\u00e9dents chapitres (et dans celui-l\u00e0 m\u00eame), \u00e9voqu\u00e9 certains de ces styles, le y\u016bgen, le rakki tai, le 'style du double' (celui-l\u00e0 indirectement, par l'accent mis sur le 'double' de photographies intitul\u00e9 _F\u00e8s_ , et ailleurs ; par _double_ , j'entends \u00e0 la fois un objet de pens\u00e9e, ou de prose, ou de po\u00e9sie, ou d'images, mais aussi son 'style', en ce sens ; c'est un _double_ dans le 'style du double'). Mon roman devait en faire un usage constant et il en demeure quelque chose dans ma pr\u00e9sente tentative.\n\nL'interpr\u00e9tation donn\u00e9e \u00e0 ces _styles_ , transpos\u00e9s sans trop de pr\u00e9cautions du Japon m\u00e9di\u00e9val dans une chambre nocturne de faux ermite au XXe si\u00e8cle finissant, devait \u00eatre, bien \u00e9videmment, une _invention_. J'ai bien essay\u00e9 de me p\u00e9n\u00e9trer de ce que je comprenais (dans les limites \u00e9troites de la po\u00e9sie, laissant de c\u00f4t\u00e9 la dimension religieuse) de ces styles. J'ai fait un effort particulier pour le style (VI), celui du _mono no aware_ , rassemblant sous ce titre une recr\u00e9ation fran\u00e7aise de cent quarante-trois po\u00e8mes pris aux Anthologies imp\u00e9riales (ce livre contient aussi une section intitul\u00e9e _sabi_ (style (VII))) ; mais je sais bien que je n'en p\u00e9n\u00e8tre pas, loin de l\u00e0, le sens originel (qui d'ailleurs semble assez difficile \u00e0 saisir aujourd'hui au Japon m\u00eame, si j'en juge par les divergences entre commentateurs. De plus, chaque po\u00e8te semble avoir eu sa propre interpr\u00e9tation des styles, et m\u00eame sa propre liste : celle de Chomei n'est pas celle de Teika...). C'est donc avec une d\u00e9sinvolture assez grande que je m'\u00e9tais appropri\u00e9 ce d\u00e9coupage tr\u00e8s suggestif des mani\u00e8res d'aborder le r\u00e9el \u00e9crit dans la prose (en po\u00e9sie \u00e9galement, dans la po\u00e9sie selon le projet).\n\n\u00c0 chaque branche du _Grand Incendie de Londres_ devait correspondre non pas son style, mais plut\u00f4t une sorte de 'cocktail' caract\u00e9ristique de styles, constituant une figure stylistique complexe, gouvern\u00e9e par contraintes. Je m'\u00e9tais forg\u00e9 dans ce but une vision de chacun des styles, \u00e0 partir des exemples originaux que j'avais pu recueillir mais surtout, d\u00e9laissant ce point de d\u00e9part rapidement, \u00e0 partir d'une m\u00e9ditation portant principalement sur leur _nom_. Libre de mes choix, je pouvais essayer l'invention d'une chose, en la 'd\u00e9duisant' presque enti\u00e8rement de son nom (et de quelques \u00e9l\u00e9ments de 'description d\u00e9finie', comme dans le cas, d\u00e9j\u00e0 \u00e9voqu\u00e9, du y\u016bgen). La totalit\u00e9 d'un monde de prose narrative se trouverait ainsi d\u00e9coup\u00e9e en r\u00e9gions domin\u00e9es par un style, ou une combinaison de styles, comme des couleurs.\n\n## 85 \u00c9nigme et myst\u00e8re\n\nLe roman, s'il devait exister 'avec myst\u00e8re', ne le pourrait qu'\u00e0 l'int\u00e9rieur d'un style propre, que j'inventerais pour lui, le 'style avec myst\u00e8re'. Ce style serait une certaine combinaison signifiante (signifiante du myst\u00e8re bien s\u00fbr) des dix styles qui se partageraient le territoire du roman. Quelque chose de l'obscurit\u00e9 de l'\u00e9nigme s'y lirait.\n\nCe n'est pourtant qu'en ayant renonc\u00e9 au projet, et en \u00e9crivant sous la dict\u00e9e de l'urgence, \u00e0 la lueur \u00e9vanouissante du r\u00eave une fois not\u00e9, la s\u00e9quence des assertions, que j'ai associ\u00e9 au double de l'\u00e9nigme et du myst\u00e8re la diff\u00e9rence entre le roman et le projet. C'est une distinction, en quelque sorte, posthume.\n\nMais, en fait, j'en avais d\u00e9j\u00e0, ailleurs, la possession. Dans mes recherches en vue du projet, j'avais essay\u00e9 de comprendre les _enfances de la prose_ fran\u00e7aise, le vaste monument entrelac\u00e9 consacr\u00e9 au royaume arthurien. Or, on peut dire, _d'une certaine fa\u00e7on_ , que ce roman multiple (et le mien lui aurait ressembl\u00e9 en cela) tient son caract\u00e8re myst\u00e9rieux d'une \u00e9nigme qui le pr\u00e9c\u00e8de et largement le suscite, qui est l' _\u00e9nigme du Graal_ , telle que nous la pr\u00e9sente Chr\u00e9tien de Troyes dans son _Perceval_. M'\u00e9tant livr\u00e9 longuement, pour mon propre compte, \u00e0 une \u00e9lucidation de ces rapports (et de ceux qui lient le roman en prose \u00e0 la th\u00e9orie de l'amour des troubadours), je n'ai eu qu'\u00e0 en abstraire les ingr\u00e9dients utiles pour le projet.\n\nLe mot myst\u00e8re ainsi nommait la forme roman, o\u00f9 s'effectue la conversion d'une \u00e9nigme en r\u00e9cit. Et en m\u00eame temps son esp\u00e8ce, \u00e0 l'int\u00e9rieur du genre roman : roman avec myst\u00e8re. Dans le Projet s'enfouissait l'\u00e9nigme.\n\n_Axiomes de l'\u00e9nigme et du myst\u00e8re_ (axiomes EM)\n\n(EMI) | L'\u00e9nigme _est_ le _Projet_.\n\n---|---\n\n(EMII) | Le myst\u00e8re du _Grand Incendie de Londres_ \u00e9tait la destruction de l'image du _Projet_.\n\n(EMIII) | L'\u00e9nigme, dans sa chute, assombrirait de myst\u00e8re le roman.\n\n(EMIV) | _Dans_ , et _par_ le roman.\n\n(EMV) | Ce qui a lieu sans trace visible entre dans le myst\u00e8re du r\u00e9cit de l'\u00e9nigme.\n\n(EMVI) | Chaque myst\u00e8re approche l'\u00e9nigme.\n\n(EMVII) | Le syst\u00e8me des myst\u00e8res a pour limite l'\u00e9nigme.\n\n(EMVIII) | La table des contraintes constitue la grille de l'\u00e9lucidation du myst\u00e8re.\n\n(EMIX) | L'\u00e9nigme \u00e9puise les myst\u00e8res.\n\n(EMX) | L'\u00e9nigme est hors r\u00e9ponse. L'\u00e9nigme est hors question.\n\n(EMXI) | \u00c0 l'\u00e9nigme il n'est pas de _dedans_.\n\nSe soumettre aux axiomes EM revenait \u00e0 adopter une attitude programmatique : par approximations successives de myst\u00e8res, tendre, dans et par le roman, vers l'\u00e9nigme.\n\nL'\u00e9nigme ne peut \u00eatre atteinte ; pour deux raisons :\n\n\u2013 parce qu'elle n'est pas atteignable, en d\u00e9finition, en tant qu'\u00e9nigme ;\n\n\u2013 parce que les myst\u00e8res sont inad\u00e9quats.\n\nLes axiomes du myst\u00e8re et l'intention de d\u00e9chiffrement originaire du roman sont contradictoires. Mais l'effet de la contradiction demeure cach\u00e9 ; \u00e0 cause d'une tierce raison d'impossibilit\u00e9 qui annule la solution possible au paradoxe des deux autres, et qui est de fait : il faudrait, pour que le roman saisisse l'\u00e9nigme, une infinit\u00e9 de myst\u00e8res. L'inad\u00e9quation de chaque myst\u00e8re pourrait recevoir son rem\u00e8de par l'infinit\u00e9. L'\u00e9nigme serait une limite (une m\u00e9taphore math\u00e9matique me donnait l'image d'une \u00ab limite inductive \u00bb). Mais il faudrait alors un impossible, un roman infini.\n\nJe raconterai ailleurs comment j'avais imagin\u00e9 un processus permettant d'amadouer quelque peu cette impossibilit\u00e9-l\u00e0, par la simulation d'une infinit\u00e9 en prose.\n\nEn ce qui concerne le projet, l'\u00e9nigme qu'il constituait en m\u00eame temps _le_ constituait, cr\u00e9ant en lui une autre infinit\u00e9, une infinit\u00e9 interne, comme les murs miroirs d'une chambre feraient d'un livre ouvert en son centre. Le Projet \u00e9tait un monde possible o\u00f9 le barbier de Russell se rasait lui-m\u00eame enfin sans paradoxe, lui qui ne rase que ceux qui ne se rasent pas eux-m\u00eames, appliquant l'image du rasoir \u00e0 la mousse image de sa r\u00e9flexion, qui n'est pas lui, mais un simple contrefactum coh\u00e9rent.\n\nSeul le lecteur restait incoh\u00e9rent et paradoxal. Car l'\u00e9criture renvers\u00e9e sur le tain qui la renvoie avec la lumi\u00e8re troubl\u00e9e et l\u00e9g\u00e8rement infl\u00e9chie d'imperfections semblait illisible ; \u00e0 moins d'inclure dans le monde du projet la langue du palindrome optique avec ses signes bizarrement orientaux ; ou sa traduction, tel dans le Londres dickensien le message laiss\u00e9 par la prose sur la vitre du pub : _moor eeffoc_. Le son de ' _moor_ ' est proche du palindrome sonore de ' _room_ ' ; mais il n'en est pas ainsi du ' _ee_ de \u00ab _eeffoc \u00bb_ (car j'entends ce ' _ee_ ', comme dans le mot \u00ab _see \u00bb_ , et pas comme dans \u00ab _coffee_ \u00bb ; l'accent, naturellement, dans le miroir, s'est d\u00e9plac\u00e9). Dans le projet, rien ne passait derri\u00e8re le miroir. Tout restait int\u00e9rieur.\n\n## 86 Entrelacement. \u00c9lucidation\n\nHors le projet, dans la prose, l'entrelacement des myst\u00e8res \u00e9tait la voie pour atteindre la limite, l'\u00e9nigme, dans sa repr\u00e9sentation, une image, l'image tenant du projet tout entier. Ce n'\u00e9tait pas bien s\u00fbr la voie pour atteindre ce r\u00e9sultat effectivement, puisqu'il \u00e9tait par nature inatteignable, et aussi par dur\u00e9e, mais plut\u00f4t la voie par laquelle le r\u00e9sultat m'\u00e9chappait : l'entrelacement a la couleur de l'ironie.\n\nLa prose de la m\u00e9moire, cette \u00ab sparterie \u00bb (comme l'a \u00e9crit autrefois Ferdinand Lot dans son _\u00c9tude sur le_ \u00ab _Lancelot en prose_ \u00bb) tiendrait chacun de ses fils copr\u00e9sents d'une mani\u00e8re absolue, par l'entrelacement, qui est nomm\u00e9 _entrebescar_ par les troubadours.\n\nJ'entrelacerais l'obscur \u00e0 la lumi\u00e8re dans la prose, 'pensif-pensant'.\n\nDe l'entrelacement \u00e0 l'\u00e9lucidation, le rapport \u00e9tait un rapport de silence et de lumi\u00e8re. La totalit\u00e9 du projet racont\u00e9e dans le roman \u00e9tait maintenue obscure par l'entrelacement ; elle ne disait rien. Mais en chaque partie, serr\u00e9e par les contraintes, une lumi\u00e8re se laissait saisir, comme d'un \u00ab corps diaphane \u00bb, lumi\u00e8re de r\u00e9flexion, o\u00f9 les myst\u00e8res pouvaient (virtuellement, au foyer des rayons) \u00eatre dits. Cette dualit\u00e9 antagoniste avait pour traduction une maxime :\n\n(EN EL) Entrelacement du tout, \u00e9lucidation des parties.\n\nL'illumination cependant n'aurait pas \u00e9t\u00e9 telle qu'elle puisse dispenser d'un effort, d'une qu\u00eate, \u00e0 la lecture, de _signifiance_. Aussi l'\u00e9lucidation aurait pu \u00eatre, lisant, invisible au premier coup ; partant, omise. Mais, d\u00e9couverte, elle pouvait avec autant de pertinence \u00eatre oubli\u00e9e. Enfin, et sinon, ni oubli\u00e9e ni omise, il \u00e9tait loisible de ne pas en tenir compte.\n\nPuisque l'\u00e9lucidation naissait de l'entrelacement m\u00eame, elle touchait au plus obscur : obscurit\u00e9 des distances, obscurit\u00e9 de ne pas dire, de ne pas avoir dit, obscurit\u00e9 de la mise en succession : r\u00e9it\u00e9rer, retarder, insister, imbriquer, ench\u00e2sser, empi\u00e9ter, ponctuer, tracer, tels \u00e9taient ses moyens. L'int\u00e9rieur de chaque moment de prose adh\u00e9rait \u00e0 sa fronti\u00e8re. Mais chaque fois, sortant des pages, des lignes, de l'encre m\u00eame, l'\u00e9lucidation \u00e9tait destin\u00e9e \u00e0 s'effacer rapidement : obscure de l\u00e0 o\u00f9 tout se m\u00eale.\n\nDans l'\u00e9chec g\u00e9n\u00e9ral de mon entreprise, ce n'est pas tellement l'imperfection strat\u00e9gique de mon recours au couple antinomique entrelacement-\u00e9lucidation qui est en jeu. C'est que quelque chose me manquait, ext\u00e9rieur au projet, ext\u00e9rieur \u00e0 la prose ; quelque chose noir et clair \u00e0 la fois, capable de donner l'impulsion premi\u00e8re, et de la soutenir, de la faire rena\u00eetre de moment \u00e0 moment : si le roman, si le projet devaient \u00eatre formes, et formes de vie par cons\u00e9quent, une certaine r\u00e9sonance de la vie (la vie comme on l'entend) \u00e9tait indispensable : l'entrelacement, vital, et l'\u00e9lucidation des moments du monde ont pour moi un nom, qui d\u00e9signe une logique d'un univers vital possible, le _biipsisme_ (\u00a7 82).\n\nLa relation biipsiste est clairement de l'ordre de l'amour.\n\nSon id\u00e9e, la relation d'appartenance \u00e0 un _double_ , un signe si l'on veut, l'\u00eatre-deux au monde, je l'avais emprunt\u00e9e aux troubadours, \u00e0 la th\u00e9orie de l' _amors_ dans le \u00ab grand chant \u00bb des troubadours. \u00ab Emprunt\u00e9e \u00bb est le mot qui convient \u00e0 un d\u00e9tournement aux fins propres de mon projet.\n\nJe voulais vivre un projet de po\u00e9sie, et sa fiction ; et ils devaient r\u00e9pondre \u00e0 l'id\u00e9e d'une vie qui en serait enti\u00e8rement saisie. Mais un \u00e9tat d'amour n'avait pas \u00e9t\u00e9 durablement possible.\n\nEt sans amour, sans l'amour ainsi pens\u00e9, homme approximatif, solitaire, je n'avais pas la moindre chance.\n\n## 87 Strat\u00e9gie du montrer\n\n\u00c0 Memphis, l'\u00e9t\u00e9 de 1976, celui du deux-centi\u00e8me anniversaire des \u00c9tats-Unis d'Am\u00e9rique, j'\u00e9tais parvenu, presque au bout d'une marche longue de mille miles, \u00e0 l'Holliday Inn d'o\u00f9 Martin Luther King fut persuad\u00e9 de partir pour rejoindre le motel o\u00f9 son assassin le trouva avec plus de commodit\u00e9 au bout de son fusil \u00e0 lunettes.\n\nLe Mississippi \u00e9tait l\u00e0, \u00e0 quelques m\u00e8tres seulement. Le soir, je me suis assis pour le regarder couler, bien grandi depuis sa naissance, presque deux mois auparavant sous mes yeux, \u00e0 Grand Rapids, Minnesota. Il faut suivre les fleuves comme des vies, pour les comprendre.\n\nC'\u00e9tait une des derni\u00e8res _stations_ de mon chemin, avant le saut vers le delta, Baton Rouge, Thibodeaux, et La Nouvelle-Orl\u00e9ans. J'\u00e9tais venu, une nouvelle fois, mettre un _moment_ de la marche, un moment du fleuve, en une page, quelques lignes d'un journal de voyage, accompagnant-accompagn\u00e9es d'autres lignes, in\u00e9gales, un po\u00e8me, comme tous les soirs : germes d'un futur Mississippi Haibun, \u00e0 l'imitation des \u00ab journaux de voyage \u00bb de Bash\u014d.\n\nUn peu plus bas, sur la rive terreuse, nue, lourde, assez en pente, un vieux gentleman de cette vari\u00e9t\u00e9 de l'esp\u00e8ce humaine qu'on dit \u00ab noire \u00bb, \u00e0 cheveux blancs, s'\u00e9tait assis sous son chapeau, un petit gar\u00e7on de sept ans, son petit-fils, immobile et intense \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de lui. Il p\u00eachait. L'eau \u00e9tait vaste et d\u00e9serte, la lumi\u00e8re insistante, presque \u00e9paisse. Je regardais le vieil homme sortir de l'eau un _catfish_ (poisson-chat). Il m'expliqua que \u00e7a se mangeait avec du riz (il me prenait pour un Canadien, comme d'habitude, \u00e0 cause de mon accent anglais). Je ne trouvai pas cela invraisemblable.\n\nMais sur cette berge un peu indistincte, mordue d'eau boueuse, paresseuse, m\u00e2chonnante, devant cette \u00e9tendue du fleuve en train d'engloutir la lumi\u00e8re \u00e9paisse du soir, je me sentis, \u00e0 la vue de ce poisson ou plut\u00f4t d\u00e8s qu'il me fut nomm\u00e9, transport\u00e9 \u00e0 une grande distance en imagination. Cette distance \u00e9tait plus que g\u00e9ographique : le fleuve \u00e9tait devenu soudain la Volga, telle que je me la repr\u00e9sente \u00e0 travers mes souvenirs de _L'Enfance de Gorki_ , de Donsko\u00ef ; et le poisson \u00e9tait un _silure_.\n\nJe sais qu'il n'y a rien de plus incertain que l'onomastique des poissons et je ne suis pas le moins du monde persuad\u00e9 de l'\u00e9quivalence r\u00e9elle d'un _catfish_ de 1976 au bord du Mississippi avec un _silure_ 1900 de la Volga (j'ignore d'ailleurs le nom russe autant que celui des naturalistes), qui \u00e9tait lui un _silure_ de roman. Elle n'en apparut pas moins dans ma t\u00eate, in\u00e9vitablement saisie par l'attrait de l'eau infinie, par la tranquillit\u00e9 engourdie o\u00f9 je me trouvais apr\u00e8s mes heures quotidiennes de marche, suivies d'autres heures de torpeur t\u00e9l\u00e9vis\u00e9e dans la chambre, une pi\u00e8ce \u00e0 temp\u00e9rature basse plut\u00f4t qu'une chambre fra\u00eeche (car seules les maisons m\u00e9diterran\u00e9ennes, l'\u00e9t\u00e9, ont des chambres fra\u00eeches, dans le territoire peupl\u00e9 de cruches et gargoulettes de ma langue), de l'Holliday Inn, et par la surimposition imm\u00e9diate sous mon cr\u00e2ne du mot _silure_ sur le mot _catfish_. Et de l\u00e0, par un chemin de pens\u00e9e plusieurs fois fray\u00e9 non vers Stalingrad, qui est dans un coude de la Volga, ce que l'association lexicale (le ridicule khrouchtch\u00e9vien \u00ab volgograd \u00bb) la plus \u00e9vidente aurait pu amener, mais vers une image, retenue de la lecture ancienne d'un roman, le _Klim Samguine_ de Gorki : le fleuve gel\u00e9, un trou dans la glace o\u00f9 vient battre le visage d'une eau sombre, presque violette, et la question (qui est r\u00e9p\u00e9t\u00e9e \u00e0 plusieurs endroits du r\u00e9cit) : \u00ab Est-ce qu'il y avait un petit gar\u00e7on ? \u00bb\n\nIl se trouve que le m\u00eame soir je d\u00e9couvris et \u00e9crivis les axiomes du _Grand Incendie de Londres_ , qui furent un prolongement r\u00e9fl\u00e9chi de la masse de pens\u00e9es d\u00e9clench\u00e9es par ma r\u00eaverie de fleuves et de poissons ; ce faisant, et heureusement pour mon propos actuel, j'ai aussi not\u00e9 l'encha\u00eenement initial d'images que je viens de dire, et ses circonstances.\n\nPlus tard, relisant et repensant \u00e0 ce qui devait servir au \u00ab haibun \u00bb, \u00e0 ces stations de po\u00e8mes-moments \u00e9clair\u00e9s de prose dont je le composerais (j'\u00e9tais parti marcher le long du Mississippi dans ce but, mais ce livre, je ne l'ai pas, lui non plus, achev\u00e9), il m'a sembl\u00e9 qu'il y avait l\u00e0 autre chose que le simple d\u00e9clic d'une batterie d'assertions destin\u00e9es \u00e0 diriger la composition, que, au bout d'une succession de pens\u00e9es oubli\u00e9es, et apr\u00e8s rumination, je m'\u00e9tais invent\u00e9es pour justifier une prose destin\u00e9e \u00e0 ne pas \u00eatre (le Journal avec po\u00e8mes), mais un mod\u00e8le des rapports entre myst\u00e8re et \u00e9nigme, tels qu'ils devaient \u00eatre mis en lumi\u00e8re dans le roman et le projet (respectivement et distinctement). Ce que j'identifiai \u00e0 une _strat\u00e9gie du montrer_. (Je la retrouve, elle aussi, dans le roman m\u00e9di\u00e9val.)\n\n_montrer_\n\n(MN I) | Cela devra se voir.\n\n---|---\n\n(MN II) | Cela se verra si je le montre. Je ne peux pas montrer en disant.\n\n(MN III) | Montrer efface.\n\n(MN IV) | Disant, je montrerais _presque_.\n\n(MN V) | Il faut, disait Goethe, rester obscur \u00e0 soi-m\u00eame.\n\n(MN VI) | Odeur du figuier sombre. Si le figuier disjoint les carreaux de la cuisine, sur l'arri\u00e8re de la maison, o\u00f9 ?\n\n(MN VII) | Montrer comment la d\u00e9cision rejetait dans l'obscur, qu'en m\u00eame temps le r\u00eave offrait \u00e0 une autre lumi\u00e8re, romanesque, oblique, apr\u00e8s myst\u00e8re, avec myst\u00e8re, tout ce qui se note implicitement dans l'emploi de la fonction _successeur_ (les traits sous le titre du roman).\n\n(MN VIII) | Montrer par addition d'objets inaccessibles.\n\n(MN IX) | Mais il n'y a vraiment qu'un axiome :\n\n_cela voit_.\n\n## 88 Finir. Partir\n\nJe m'\u00e9veille, encore. Devant chaque moment de ce livre je me vois, toujours, m'\u00e9veillant. Je m'\u00e9veille et je pense, ce matin, deux choses :\n\n\u2013 premi\u00e8rement, je suis arriv\u00e9 au bout r\u00e9el de cette r\u00e9gion aride de mon r\u00e9cit, cette \u00ab _Waste Land_ \u00bb de d\u00e9ductions \u00e0 partir du r\u00eave, de la d\u00e9cision, du Projet. Il est temps de finir.\n\n\u2013 deuxi\u00e8mement, je vais quitter ce lieu. Ici, je ne vis pas, je suis dans le temps suspendu.\n\n(J'ai d\u00e9j\u00e0 \u00e9crit cela, \u00ab je vais quitter ce lieu \u00bb, il y a une vingtaine de \u00ab moments \u00bb, mais ce n'\u00e9tait alors qu'un performatif exhortatoire, annon\u00e7ant un acte encore futur. Ce matin je ressens une exigence, imp\u00e9rative, d'en finir, d'en finir au pr\u00e9sent ; c'est-\u00e0-dire : chercher o\u00f9 j'irai en quittant ce lieu.)\n\nPeut-\u00eatre le premi\u00e8rement, la fin visible et certaine de ce chapitre (il ne me reste plus, dans la partie \u00ab r\u00e9cit \u00bb, que le chapitre 6, dont j'ai d\u00e9j\u00e0 l'id\u00e9e, et la dimension (num\u00e9rologiquement obligatoire), et le titre, ce qui n'est pas peu), force imm\u00e9diatement le deuxi\u00e8mement ou, si l'on veut, le force n\u00e9gativement : je ne pouvais pas partir sans terminer ce chapitre ; parce que je ne pouvais pas le terminer une fois parti.\n\nEn fait je n'ach\u00e8ve pas seulement ce chapitre. Je termine aussi la mise au net (la version tapuscrite) de mon livre _Quelque chose noir_ , commenc\u00e9 au printemps presque en m\u00eame temps que 'le grand incendie de londres'. J'ai tenu compte des observations qui m'ont \u00e9t\u00e9 faites apr\u00e8s lecture (Claude Roy, Florence, Paul Fournel, M.), d\u00e9cid\u00e9 de l'\u00e9tat provisoirement d\u00e9finitif du texte, celui que je vais remettre au comit\u00e9 de lecture de Gallimard en vue de publication. Il s'ensuivra un long moment d'incertitude et je ne pourrais pas continuer la prose dans ces conditions.\n\nMais il y a sans doute plus que de telles consid\u00e9rations pratiques enjeu : si aujourd'hui seulement je peux m'envisager r\u00e9ellement dormant et respirant ailleurs qu'ici, c'est bien parce que le r\u00eave, la d\u00e9cision, le projet sont dits, que je n'ai plus \u00e0 y revenir. Il y a cinq ans, je commen\u00e7ais \u00e0 les dire. Les lignes noires d\u00e9truites, le temps br\u00fbl\u00e9, noir, silencieux et vide de mon deuil dans cet endroit o\u00f9 rien n'a boug\u00e9 depuis trente-trois mois m'attachent, me lient, annulent tout mouvement. Dans ce chapitre, \u00e0 la diff\u00e9rence des autres, je me suis heurt\u00e9 directement \u00e0 elles, aux d\u00e9bris, ruines de ce que j'avais \u00e9crit au cours de ces autres matins nocturnes, vivants. L\u00e0 est la force n\u00e9gative de cet \u00e9crit sur mon existence : je ne _pouvais_ pas partir sans en venir o\u00f9 je suis maintenant.\n\nJe m'\u00e9veille et je vois, pour la premi\u00e8re fois, que bient\u00f4t je ne m'\u00e9veillerai plus ici, que le d\u00e9cor paralytique de mes nuits va changer, qu'il n'en restera rien. Il n'en restera rien parce que je le verrai. J'ai une solution, une solution de vie, au probl\u00e8me de mon d\u00e9part, qui est de ne pas d\u00e9sassembler l'ordre de ces choses qui m'entourent, o\u00f9 j'\u00e9tais et ne suis plus qu'en immobilit\u00e9 de souvenirs, sans m'assurer de ce qu'elles seront _apr\u00e8s_ , afin de ne pas emporter le lieu avec moi, o\u00f9 j'irai. Les images photographiques que j'en garde, et les images de m\u00e9moire, qui ne s'effaceront sans doute pas si j'abandonne le lieu sans d'aucune mani\u00e8re pouvoir conna\u00eetre ce qu'il deviendra, ces images prendront une force hallucinatoire, comme si elles rendaient compte d'une pr\u00e9sence r\u00e9elle, dont je me serai exil\u00e9, n'\u00e9tant plus d\u00e9sormais nulle part. Heureusement, cela ne se passera pas ainsi.\n\nC'est pourquoi si je me dis \u00ab je vais quitter ce lieu \u00bb, il s'agit d'un vrai d\u00e9part. Je vais quitter le lieu, et le chapitre que j'ach\u00e8ve, sur une vraie fin. Je ne vais ni le r\u00e9crire ni l'annuler. Ce qui veut dire que ce matin se trouve aussi r\u00e9pondu \u00e0 la question suspensive qui m'accompagne depuis le d\u00e9but : _ceci_ sera achev\u00e9. \u00c0 cet instant, je rejette d\u00e9j\u00e0 dans un pass\u00e9 narratif propre le pr\u00e9sent de la composition qui m'a impos\u00e9 jusqu'ici son allure, comme une pluie incessante de bruits, de gestes, de pens\u00e9es. Cela veut dire aussi que en ce qui concerne la prose qui se prolonge dans ces lignes, je ne suis plus d\u00e9j\u00e0 dans ma chambre au 51 de la rue des Francs-Bourgeois. Le pr\u00e9sent des voitures que j'entends passer, rares \u00e0 cette heure (il est cinq heures), deux \u00e9tages plus bas, dans la rue, au carrefour, est devenu implausible.\n\nIl y a \u00e0 cela un corollaire : le dernier chapitre de mon \u00ab r\u00e9cit \u00bb ne peut pas \u00eatre \u00e9crit ici.\n\nMais j'avais d\u00e9j\u00e0 pr\u00e9vu de l'\u00e9crire ailleurs.\n\n## 89 Jour\n\nCe sera le seul _moment_ \u00e9crit au jour ; dans la tranquillit\u00e9 du jour de novembre, un peu ensoleill\u00e9, un peu froid, un peu nuageux. Le papier o\u00f9 avancent les lignes noires semble plus p\u00e2le, les lignes plus noires, la lumi\u00e8re inhabituelle.\n\nUne sorte de silence du c\u0153ur, de tranquillit\u00e9 p\u00e2le me guide. Ni le d\u00e9sespoir, ni l'indiff\u00e9rence, ni le sentiment de l'infortune n'ont disparu, mais existent dans des r\u00e9gions moyennes, sans couleurs, sans violences, plates.\n\nJe vois les derni\u00e8res feuilles brunes sur les arbres du square, les nuages venus de l'ouest qui p\u00e9n\u00e8trent, par le golfe de toits, entre la rue et l'\u00e9glise des Blancs-Manteaux. Ils ont la couleur, les formes vagues, l'impr\u00e9cision de leurs pr\u00e9d\u00e9cesseurs, des centaines de jours dans le m\u00eame estuaire de maisons, jetant du gris, ou de la pluie, de la lumi\u00e8re parsem\u00e9e de bleu. Pendant des mois, ils \u00e9taient signes du _rien_ , je les regardais avec haine, je les renvoyais en larmes, je leur commandais d'arr\u00eater. Aujourd'hui, c'est eux qui ne sont rien. Bient\u00f4t, je n'aurai plus l'obligation de les voir.\n\nJe comble une page : de silence.\n\n____________________________________________________\n\n# CHAPITRE 6\n\n# \u00ab Nothing doing in London \u00bb\n\n* * *\n\n## 90 \u00c9crit en 1984\n\nLa partie f\u00e9minine du couple de touristes plus que japonais assis \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de moi au petit d\u00e9jeuner m'a dit avec quelques h\u00e9sitations et un sourire : \u00ab _It ------rains_. \u00bb C'est vrai. Ce n'est pas moi qui m'en plaindrai. Il pleut on ne peut plus naturellement sur Londres. Les tables de _breakfast_ dans le _basement_ du Crescent Hotel sont propres mais \u00e9troites. Les dames du lieu et la serveuse en minijupe ant\u00e9diluvienne sur grosses cuisses \u00e0 chair de poule rose ne laissent pas une assiette en place une minute de trop. J'ai droit comme tout le monde \u00e0 un verre _d'orange juice, tea, two slices of bacon, one egg (fried), baked beans, four slices of toast, butter and jam (orange marmalade)_. Je bois deux tasses de th\u00e9 avec un nuage de lait, repousse ma chaise perpendiculairement et pond\u00e9r\u00e9ment par rapport \u00e0 la table (mais sans atteindre le dos de la chaise situ\u00e9e derri\u00e8re moi) et murmure perspicacement \u00e0 l'intention du couple japonais : \u00ab _Rain today, I'm afraid !_ \u00bb Mon ton refl\u00e8te un contentement certain, comme si j'\u00e9tais propri\u00e9taire du temps londonien qui, d'une s\u00e9cheresse excessive, risquerait de d\u00e9cevoir ses admirateurs. Une \u00ab party \u00bb de six Italiennes descend l'escalier \u00e9troit (le petit d\u00e9jeuner dans ce _basement_ s'ach\u00e8ve comme dans quelques milliers d'h\u00f4tels ou de \u00ab Bed and breakfast \u00bb au m\u00eame moment). Je les croise en montant et dit \u00ab _Good morning_ \u00bb \u00e0 chacune d'elles. Elles ne font aucune attention. Je n'en suis pas d\u00e9\u00e7u, je n'ai fait que mon devoir. Je pars pour le British Museum (pour la British Library, plus exactement, que le British Museum abrite).\n\nSi on me demandait ce que je suis venu faire ici la premi\u00e8re semaine d'ao\u00fbt de l'an 1984, seul, je ne saurais trop quoi r\u00e9pondre. Je pense, j'esp\u00e8re ici passer plut\u00f4t inaper\u00e7u : je ne suis gu\u00e8re \u00ab _conspicuous_ \u00bb dans ces rues mouill\u00e9es avec ma taille, ma casquette et mon Burberrys', surtout quand, comme aujourd'hui, il pleut. Je ne connais personne et je dispose devant moi des heures les plus vacantes, parenth\u00e8ses et paisibles dont on puisse r\u00eaver.\n\nJ'atteins la British Library en un quart d'heure, par Herbrand Street, Russell Square et Montague Place (un itin\u00e9raire pour logiciens), ma serviette noire sous le bras, le long des rues o\u00f9 passent lentement les longs museaux noirs des taxis. Le Crescent Hotel, d'une centralit\u00e9 convenable, est dans un _crescent ;_ les Cartwright Gardens, et toutes les maisons de ce demi-cercle (ou ovale doux) sont des h\u00f4tels ou des \u00ab pensions \u00bb : Mentone, Avonmore, Jenkins... ; sauf une, qui abrite le staff de la Westminster Bank. Ce sont sans doute ces honorables banquiers qui jouent au tennis sous ma fen\u00eatre dans le soir o\u00f9 je m'endors sans aucune peine ni aide (Londres m'endort doucement) sur le lit \u00e9troit d'une chambre \u00e9troite et immense de plafond.\n\nMontague Place, que j'emprunte juste avant de tourner \u00e0 droite vers l'entr\u00e9e du British Museum, est \u00e9galement une rue d'h\u00f4tels et de pensions mais du c\u00f4t\u00e9 droit il y a aussi des appartements avec des _basements :_ des demi-\u00e9tages sous le niveau de la rue, avec des pots de g\u00e9ranium aux fen\u00eatres, des rideaux de couleur ou bien des plaques \u00ab professionnelles \u00bb. J'aime particuli\u00e8rement revoir, \u00e0 chaque voyage, cette recommandation affich\u00e9e au fond d'une de ces fosses : \u00ab _Do not feed the architects !_ \u00bb\n\nIl pleut doucement, avec gentillesse, avec une oisivet\u00e9 tenace. Des acc\u00e8s de pluie br\u00e8ve, coup\u00e9e de ciel bleu tendre, comme on l\u00e2che des poign\u00e9es d'eau depuis le ciel, \u00e0 la vol\u00e9e.\n\nAvant Montague Place, je traverse en diagonale Russell Square. Si je suis en avance et s'il ne pleut pas, je m'assieds un moment sur un de ces bancs personnalis\u00e9s, offerts par quelque vieux colonel en retraite ainsi immortalis\u00e9, et je lis le _Times :_ les notices n\u00e9crologiques, les nouvelles de la Cour (\u00ab _Court Circular \u00bb_ ), les taux de pollinisation dans les \u00eeles Britanniques...\n\nComme toujours, j'arrive devant la porte de la biblioth\u00e8que longtemps avant l'heure. Quelques vieux gentlemen-lecteurs me regardent avec une m\u00e9fiance courtoise ; ils craignent que, plus ingambe qu'eux, je ne parvienne \u00e0 m'approprier la place qu'ils convoitent et \u00e0 laquelle ils sont habitu\u00e9s depuis des ann\u00e9es. C'est mal me conna\u00eetre. Je continue la lecture du _Times_ , je prends connaissance des temp\u00e9ratures dans les principales villes du monde, du r\u00e9sultat des ouvertures de testaments de la veille. Sur un signe du chef gardien, les portes s'ouvrent et je me dirige vers ma place habituelle, la m\u00eame de voyage en voyage : R14 (R pour mon nom, Roubaud, et 14 en l'honneur de la forme sonnet, qui comporte g\u00e9n\u00e9ralement (g\u00e9n\u00e9ralement seulement) quatorze vers).\n\n## 91 Londres n'est pas qu'un lieu irr\u00e9el\n\nLondres n'est pas que ce lieu, irr\u00e9el, cette ville d\u00e9plac\u00e9e, ces limbes d'une prose ; ou si irr\u00e9el, imaginaire, pas seulement de cette fa\u00e7on. C'est aussi une ville o\u00f9 je vais souvent, o\u00f9 j'ai de temps en temps besoin d'\u00eatre. Je n'y ai aucune attache, je n'y connais personne. Et pourtant, tous les deux, trois mois, depuis des ann\u00e9es, je prends l'avion, ou le train, et j'arrive ; \u00e0 Heathrow, Charing Cross, ou Victoria.\n\nCette attraction irr\u00e9sistible, cette habitude compulsive n'ont pas cess\u00e9 avec le deuil. Alix vivante, Londres n'\u00e9tait pour nous que passage, nous allions \u00e0 Cambridge, la ville de notre mariage, la ville de Wittgenstein et de Bertrand Russell. \u00c0 Londres, les souvenirs ne sont pas pour moi omnipr\u00e9sents. C'est une ville que je n'ai jamais encore longuement partag\u00e9e, elle m'appartient en propre, de la mani\u00e8re la plus gratuite, la plus d\u00e9sint\u00e9ress\u00e9e qui soit.\n\nD\u00e8s le mois de juin 1983, il y a deux ans, alors que depuis des mois je ne sortais pas, ne voyais ni n'entendais rien que la machine des jours et nuits tournant \u00e0 vide, j'y suis revenu. J'ai renou\u00e9 avec l'habitude ancienne de ces s\u00e9jours sans but (sinon l'achat de quelques livres), sans pr\u00e9textes de musiques, de th\u00e9\u00e2tres ou d'expositions ; dont la fr\u00e9quence n'est limit\u00e9e que par l'emploi du temps (ma vie professionnelle) et l'argent (comme je ne connais personne, je vais \u00e0 l'h\u00f4tel, qui, m\u00eame modeste, est co\u00fbteux), (sans parler du co\u00fbt des livres).\n\nJe viens l\u00e0, et j'y viens, en quelque sorte, pour rien. Avant toute description de mon usage de Londres, c'est cela qu'il me faut dire, ce vide tranquille, cette vacuit\u00e9. Je dispose du temps entier, du lieu entier, nul ne me parle qu'au hasard, nul n'a rien \u00e0 me demander, \u00e0 me dire. Je suis dans une solitude volontaire, provisoire, absolue, absolument sans angoisse. Je passe des heures insipides, pas heureuses mais enti\u00e8rement non malheureuses, des heures de couleur vague, ti\u00e8de, _ternes_ (le mot anglais qui convient est \u00ab _drab_ \u00bb ; je suis \u00e0 l'apog\u00e9e, dans la sublimit\u00e9 de la _drabness_ ).\n\nJe dors. Je ne me r\u00e9veille pas face au n\u00e9ant de trois heures. Je me r\u00e9veille (t\u00f4t toujours, \u00e0 Londres comme ailleurs) dans un lit g\u00e9n\u00e9ralement \u00e9troit, pas tr\u00e8s confortable, j'allume une plut\u00f4t mauvaise lumi\u00e8re de chambre d'h\u00f4tel \u00e9conome, et je lis. Je lis en anglais.\n\nTout le jour, toutes les soir\u00e9es, je lis et j'entends de l'anglais. Dans mon \u00e9tat de \u00ab suspension ind\u00e9finie \u00bb non du jugement, mais des \u00e9motions, j'entends autour de moi, j'entends, en lisant, dans ma t\u00eate, un murmure continu de voix anglaises, ces voix mod\u00e9r\u00e9es g\u00e9n\u00e9ralement en volume, en intensit\u00e9, en intonation. Je les entends et peux \u00e0 volont\u00e9 comprendre ou ne pas comprendre, elles ne s'imposent pas \u00e0 moi avec l'agressivit\u00e9 rarement oubliable de la rue parisienne, des caf\u00e9s, ou des m\u00e9tros. Les voix anglaises font une averse douce sur mes oreilles. La nuit, le silence est sans ab\u00eemes.\n\nJe viens, sans doute, entendre ici de l'anglais, la langue anglaise, ma pseudo-langue maternelle (comme le proven\u00e7al est ma pseudo-langue paternelle) que mon enfance dans la guerre m'a appris \u00e0 conna\u00eetre comme la langue de la libert\u00e9 (toutes les variations, aberrations et ironies de l'histoire de ce si\u00e8cle ne m'ont jamais enlev\u00e9 cette conviction enfantine), (les USA, par contraste, ne me semblent absolument pas \u00ab anglais \u00bb ; et l'\u00ab _american english_ \u00bb n'est pas une langue qui m'\u00e9meut).\n\nPour l'approche de Londres, je pr\u00e9f\u00e8re la lenteur du train, les compartiments inconfortables du train paresseux depuis Douvres, toujours en retard, les noms de gares inaudibles, l'interminable avanc\u00e9e dans les grandes banlieues sans lignes, ind\u00e9cises, interchangeables. Je suis parti par le premier train du matin, j'ai travers\u00e9 la Manche en glissant sur un coussin d'air, au sommet d'une grosse bou\u00e9e souffl\u00e9e \u00e0 travers l'\u00e9cume, je suis sorti par la sortie \u00ab verte \u00bb des \u00ab _customs_ \u00bb, je suis mont\u00e9 dans l'un quelconque de ces trains qui se pr\u00e9sentent au hasard, et maintenant je franchis Waterloo Bridge. Dans ma poche, je v\u00e9rifie une poign\u00e9e de pi\u00e8ces anglaises pour l'autobus, ou le m\u00e9tro.\n\nIl pleut. Je mets mon imperm\u00e9able et ma casquette.\n\n## 92 British Library\n\nVenir \u00e0 Londres seul, m'isoler dans Londres, et, d\u00e8s que j'y suis parvenu, m'isoler dans un lieu clos de Londres, un lieu de livre, la British Library, voil\u00e0 un des paradoxes de mon existence. Je n'en per\u00e7ois pas la raison, je ne peux que le constater. Sans doute suis-je ici en accord parfait avec la destination premi\u00e8re de l'endroit : je suis un de ces amateurs, curieux, d\u00e9sint\u00e9ress\u00e9s, d\u00e9sirant seulement lire, que les p\u00e8res fondateurs voulaient accueillir et qui exasp\u00e8rent de plus en plus les conservateurs modernes et les gouvernements. Je sens que la gratuit\u00e9 absolue de ma pr\u00e9sence est une offense constante aux id\u00e9aux de rentabilit\u00e9, et je n'en suis pas m\u00e9content. Un tel plaisir, tout indirect et abstrait, n'est cependant aucunement une raison suffisante.\n\nJe pose mon Burberrys' et ma casquette (oxonienne) sur le dossier de mon fauteuil. Je prends possession de la place qui, \u00e0 la diff\u00e9rence tr\u00e8s explicite des places de lecteurs dans les biblioth\u00e8ques fran\u00e7aises (que je fr\u00e9quente aussi beaucoup, j'ai une passion universelle pour les biblioth\u00e8ques publiques), est une place _priv\u00e9e_ (car je n'ai aucun visage en face de moi ; en me tournant l\u00e9g\u00e8rement je peux ignorer mon voisinage de gauche (s'il en est un ou une)) ; la place R14 est en bordure d'all\u00e9e, je n'ai personne \u00e0 ma droite. D\u00e8s que je suis assis avec une poign\u00e9e de bulletins de demandes de livres, je suis dans mon domaine, mon royaume, mon silence, mon \u00eele.\n\nLes voix anglaises, ici, sont particuli\u00e8rement apaisantes, sans heurts ni \u00e9clats. Par rapport au murmure londonien moyen, leur volume est d'un degr\u00e9 en dessous encore. Je peux m'absorber enti\u00e8rement dans le spacieux espace biblioth\u00e9caire, charg\u00e9 du bourdonnement implicite \u00e0 mes oreilles de la quasi-infinit\u00e9 potentielle des livres confortablement imaginables \u00e0 ma disposition dans leurs magasins. La haute forme arrondie de la salle de lecture, sa couleur bienveillante (proche de celle que l'on dit favorable \u00e0 la ponte dans les poulaillers) ont indiscutablement un effet tellement apaisant qu'il en devient souvent soporifique sur bon nombre de ses habitants momentan\u00e9s (m\u00eame jeunes !), mais je m'y sens moi-m\u00eame plut\u00f4t \u00e9veill\u00e9, vif, presque all\u00e8gre.\n\nCertes, la presque totale absence d'intentionnalit\u00e9 de mes lectures et recherches contribue sans aucun doute \u00e0 ma bonne humeur et \u00e9quanimit\u00e9. Il n'est pas, en effet, facile d'obtenir ici (\u00e0 la diff\u00e9rence de la BN parisienne) des renseignements de nature un peu complexe. L'\u00e9vasivit\u00e9 courtoise des biblioth\u00e9caires qu'il m'arrive parfois d'interroger, leurs disparitions rapides et sans rem\u00e8de apr\u00e8s une absence de r\u00e9ponse pr\u00e9cise, avec au mieux un geste vague dans une direction quelconque offrant \u00e0 ma soif de renseignements un introuvable livre de r\u00e9f\u00e9rence bibliographique, font mon admiration. Il est vrai aussi que de plus en plus de livres y sont inaccessibles, surtout parmi les plus r\u00e9cents, ou envoy\u00e9s dans des purgatoires lointains dont ils ne peuvent \u00eatre rapatri\u00e9s sur demande qu'avec des d\u00e9lais qui exc\u00e8dent mes r\u00e9serves de patience, ou la dur\u00e9e de mes s\u00e9jours. Mais je renonce vite, n'\u00e9tant pouss\u00e9 par aucune urgence acad\u00e9mique.\n\nLa British Library traite ses livres avec une n\u00e9gligence \u00e9tudi\u00e9e, ses lecteurs avec une bienveillance n\u00e9gligente. Les livres anciens en mauvais \u00e9tat sont plac\u00e9s dans des enveloppes ou maintenus entiers par des ficelles et exp\u00e9di\u00e9s, pour consultation, \u00e0 la North Library Gallery : je re\u00e7ois mon bulletin de demande, avec une aimable invitation \u00e0 m'y rendre, un tampon vert. La North Library proprement dite contient les livres de l'\u00e9quivalent londonien de la \u00ab r\u00e9serve \u00bb fran\u00e7aise (mais on n'emploie pas, ici, de mot aussi explicite et intimidant). Ils sont signal\u00e9s, eux, sur le bulletin de demande par un tampon rouge. Je rassemble mes bulletins marqu\u00e9s de vert, mes bulletins marqu\u00e9s de rouge et je me rends, par des couloirs labyrinthiques, vers ces r\u00e9gions encore plus profondes, murmurantes, priv\u00e9es, o\u00f9 le crayon seul (murmure de la notation) est autoris\u00e9. Et j'ouvre, par exemple :\n\nFinances et thresor de la plume fran\u00e7oise de Estienne du Tronchet, secr\u00e9taire de la Royne\n\nParis, Nicolas du Chemin 1572cote Britlibc 109 ff 25\n\nou encore :\n\nAlphabet anatomic, auquel est contenue l'explication exacte des parties du corps humain, et r\u00e9duite en tables selon l'ordre de dissection ordinaire par Barthelemy Cabrol, anatomiste de l'universit\u00e9 de Montpellier\n\nTournon, Claude Michel et Guillaume Linocier cote Britlib 548 h 1\n\nCe sont deux livres passionnants qui contiennent quelques sonnets liminaires dont je note la description et (parfois) le texte.\n\nMes lectures sont de deux ordres :\n\n\u2013 des livres anciens, fran\u00e7ais, anglais, espagnols, italiens... des si\u00e8cles XVIe et du XVIIe (toujours la qu\u00eate du sonnet), qui ne se trouvent pas dans les biblioth\u00e8ques parisiennes ;\n\n\u2013 des romans anglais introuvables en librairie.\n\nJe reste parfois \u00e0 ma place la journ\u00e9e enti\u00e8re : certains jours de la semaine, la British Library est ouverte jusqu'\u00e0 neuf heures du soir ; ce sont des jours d'un luxe inou\u00ef. \u00c0 midi, je sors un moment pour une _Cambridge sausage and beans_ dans un pub proche ; ou bien pour un _Big Mac with root-beer_ (large) au McDonald's de Tottenham Court Road.\n\nPuis, l\u00e9g\u00e8rement ivre de lecture, je rentre \u00e0 l'h\u00f4tel me coucher.\n\n## 93 \u00ab Books \u00bb\n\nJe viens aussi pour d'autres livres que ceux de la biblioth\u00e8que : ceux que j'ach\u00e8te. En prenant comme point de r\u00e9f\u00e9rence la place R14 de la British Library, je peux me diriger soit vers Dillon's (du c\u00f4t\u00e9 Warburg, Courtault, universit\u00e9 de Londres), soit (du c\u00f4t\u00e9 Tottenham Court Road) vers le triangle Foyle's, Waterstone's, Books, etc. Ce sont des librairies.\n\nJe ne recherche pas un de ces titres indispensables dont un compte rendu du _TLS_ m'a donn\u00e9 soudain l'envie : le _Livre d\u00e9finitif sur le h\u00e9risson britannique_ , par exemple \u2013 une r\u00e9futation du scepticisme hum\u00e9en \u2013, un _compendium_ de _Vies br\u00e8ves_ d'une centaine de \u00ab Clergymen of the Church of England \u00bb. La modernisation irr\u00e9m\u00e9diable de la librairie anglaise rend extr\u00eamement peu vraisemblable leur pr\u00e9sence dans les rayons. Si j'y tiens vraiment, je peux toujours les commander chez Blackwell, \u00e0 Oxford, ou chez Heffer's, \u00e0 Cambridge. (Mais dans ce cas c'est la modernisation irr\u00e9m\u00e9diable des prix des livres qui g\u00e9n\u00e9ralement m'en dissuade.)\n\nMon ambition est plus vague, plus modeste : faire quelques provisions de romans, policiers et non policiers, que je ram\u00e8nerai \u00e0 Paris et qui m'aideront \u00e0 franchir une quantit\u00e9 respectable d'heures difficiles.\n\nLes policiers (plut\u00f4t anglais qu'am\u00e9ricains, dont la violence bizarre, pr\u00e9tentieuse, m\u00e9prisante pour les facult\u00e9s intellectuelles des lecteurs, m'exc\u00e8de) sont destin\u00e9s, apr\u00e8s le filtre de ma propre lecture, \u00e0 mon p\u00e8re, qui ne lit plus beaucoup autre chose. Les romans proprement dits (comme une bonne partie des policiers, ceux de Phyllis D. James, par exemple) appartiennent \u00e0 une cat\u00e9gorie particuli\u00e8rement insulaire de la prose, inaugur\u00e9e autrefois, apr\u00e8s les fr\u00e9missements annonciateurs du XVIIIe si\u00e8cle, Aphra Benn ou Fanny Burney, par Jane Austen : c'est ce que je d\u00e9signe sous le nom g\u00e9n\u00e9rique de \u00ab prose des Anglaises \u00bb. (J'y place, par faveur sp\u00e9ciale, aussi quelques Anglais : Henry James et Trollope.)\n\nLe domaine est vaste. M\u00eame si j'\u00e9limine de mon champ d'investigation, donc de lecture, les romanci\u00e8res que je n'aime pas, que je ne suis jamais arriv\u00e9 \u00e0 lire (ce n'est pas l\u00e0 un jugement de valeur motiv\u00e9, je le pr\u00e9cise), comme Iris Murdoch ou Doris Lessing (ou, pour les plus contemporaines, Angela Carter ou Beryl Bainbridge), il y a \u00e0 faire !\n\nJe proc\u00e8de d'une mani\u00e8re un peu saccad\u00e9e, mais au fond assez naturelle : il est difficile, en effet, de p\u00e9n\u00e9trer dans un monde romanesque nouveau, quel qu'il soit. Il faut s'y plonger, comme dans une mer dont l'eau para\u00eet froide aux doigts de pied. Je passe donc des heures longues devant les livres, dans une des librairies de mon parcours, essayant de d\u00e9duire, de la lecture des quatri\u00e8mes de couverture, des notices bio-bibliographiques s'il y en a, des titres et des premi\u00e8res phrases, si je peux me risquer \u00e0 \u00ab investir \u00bb dans une nouvelle romanci\u00e8re (il s'agit d'un investissement \u00e9motionnel de lecteur, le co\u00fbt financier \u00e9tant mod\u00e9r\u00e9, puisque je n'ach\u00e8te, d'inconnues, que des \u00ab _paperbacks_ \u00bb). Si le test ult\u00e9rieur de la premi\u00e8re lecture est favorable (ce n'est pas souvent le cas), cette \u00ab nouvelle acquisition \u00bb viendra compenser l'\u00e9puisement, h\u00e9las in\u00e9vitable ! de Barbara Pym ou de Stevie Smith. Une fois lu, en effet, avec approbation, un roman d'une Anglaise nouvelle (nouvelle pour moi), je vais g\u00e9n\u00e9ralement jusqu'au bout de ses livres disponibles. C'est dire l'importance du contact initial.\n\nJ'erre ainsi dans les rayons de Foyle's ou de Waterstone's, cherchant \u00e0 identifier les titres des auteurs de mon univers de lecture que je ne poss\u00e8de pas encore. Il y a les nouveaut\u00e9s absolues d'auteurs vivants, en \u00e9tat de produire : un nouveau P.D. James, un nouveau Van de Wettering, un nouveau \u00ab Kramer et Sondi \u00bb de James McClure (dans certains cas, pr\u00e9textant l'envoi ult\u00e9rieur comme cadeau \u00e0 mon p\u00e8re, je me permets l'achat de l'\u00e9dition \u00ab _hardback_ \u00bb). Mais il y a aussi les r\u00e9\u00e9ditions capricieuses, trop lentes, des romanci\u00e8res oubli\u00e9es et peu \u00e0 peu red\u00e9couvertes : Sylvia Townsend Warner, Christina Stead (une Australienne), Elizabeth Taylor..., \u00e0 partir des introductions succinctes aux livres que j'ai d\u00e9j\u00e0 lus d'elles, je me suis fait une liste de ceux qui me manquent encore, et mon \u0153il les guette, comme il guette aussi l'apparition \u00e9ventuelle d'un des derniers romans de Trollope qui \u00e9chappent \u00e0 ma collection.\n\nChaque soir, dans ma chambre \u00e0 l'h\u00f4tel, je sors les livres de leurs sacs caract\u00e9ristiques (Hatchard's, Foyle's, le papier plastique pourpre de Waterstone's...). Je les d\u00e9nombre, je calcule le nombre de pages de lecture ainsi ajout\u00e9 \u00e0 mes r\u00e9serves, je lis de nouveau toutes les notices, les pr\u00e9faces, pour ajouter \u00e0 ma connaissance des titres, pour rep\u00e9rer les allusions \u00e0 d'autres livres, les jugements, les parent\u00e9s. Je d\u00e9pouille toutes les listes d'\u00e9diteurs, les catalogues, les annonces de parutions prochaines.\n\nPuis je m'allonge sur le lit, dans la mauvaise lumi\u00e8re. Je lis.\n\n## 94 Trajectoires\n\nDu Crescent Hotel \u00e0 la British Library, de la British Library chez Dillon's, ou Foyle's, de Foyle's \u00e0 Hatchard's (qui est sur Picadilly), Londres pr\u00e9sente ainsi des trajectoires quasi oblig\u00e9es, des parcours que je pourrais presque faire les yeux ferm\u00e9s, que j'ai fait d'innombrables fois, sans r\u00e9fl\u00e9chir. C'est une sorte de \u00ab noyau dur \u00bb de la ville qui s'\u00e9tablit, autour des endroits \u00e0 livres.\n\nIl en est d'ailleurs un peu de m\u00eame \u00e0 Paris, entre les biblioth\u00e8ques (BN, Arsenal, Sorbonne, Mazarine) et les librairies fournisseuses de livres anglais (entre deux \u00ab p\u00f4les \u00bb \u00e0 livres : le \u00ab triangle \u00bb des Tuileries, \u00ab Bermudes \u00bb des grandes librairies traditionnelles anglo-saxonnes : Brentano's, Galignani, Smith and Sons ; le \u00ab quadrilat\u00e8re \u00bb du Luxembourg : Shakespeare and Co, Attica (rue des \u00c9coles), Gibert, le Nouveau Quartier Latin, en haut du boulevard Saint-Michel. (Je les dispose, constellations d'un ciel de lecture, autour de deux jardins, puisque c'est l\u00e0 que, bien souvent, je fais le point de mes achats)).\n\nToute ville pour moi est, d'abord, livres, et lecture. Je ne marche, _Homo lisens_ , comme j'ai dit, je ne prends les m\u00e9tros, les trains, les autobus pour ainsi dire jamais sans un livre, des livres : ils m'accompagnent, dans mes poches, dans des sacs plastique de librairies ou d'\u00e9diteurs. Londres offre aussi, au hasard des rues, d'innombrables petites librairies, des \u00ab _antiquarian bookshops_ \u00bb, sans compter les \u00ab _book fairs_ \u00bb, les \u00ab foires \u00e0 livres \u00bb qui fleurissent parfois dans les halls d'h\u00f4tels, les march\u00e9s, les jardins de presbyt\u00e8res. Je m'y arr\u00eate toujours, m\u00eame quand je n'ach\u00e8te rien. Tout pratiquant des villes a sa topographie personnelle, orient\u00e9e autour des architectures, des mus\u00e9es, des v\u00eatements, des nourritures. La mienne est livres.\n\nIl n'est sans doute pas indiff\u00e9rent que ce soit dans cette pseudo-langue maternelle, l'anglais, que je cherche de plus en plus \u00e0 m'enfouir (direction d\u00e9j\u00e0 ancienne de ma vie, bien avant ma rencontre avec Alix (qu'elle a sans doute favoris\u00e9e), bien avant le deuil (qui ne l'a pas affaiblie, bien s\u00fbr)). Je marche et je lis dans Londres, au hasard, pour m'oublier, pour m'assourdir, aujourd'hui pour user le vide, la douleur. Je marche dans la vacuit\u00e9 absolue de projets et de pens\u00e9es. Je lis de la prose anglaise, de l'insulaire prose des Anglaises, pour rien, contre le rien, pour effacer, m'effacer. Je pratique une version toute particuli\u00e8re de l'exploration d'une m\u00e9taphore : la ville-livre, la ville-livres ; la ville b\u00e2tie autour et pour ses librairies et biblioth\u00e8ques, la ville imprim\u00e9e dont je suis le r\u00e9current, provisoire et gratuit habitant-lecteur.\n\nLondres est cette m\u00e9taphore de la mani\u00e8re la plus pure, la plus radicale ; puisque je n'ai rien \u00e0 y faire, ce qui ne peut jamais \u00eatre le cas \u00e0 Paris (o\u00f9 d'ailleurs je me suis fait aussi, avec les librairies anglaises, une g\u00e9ographie inspir\u00e9e de la g\u00e9ographie londonienne, mim\u00e9tique). Londres est ma ville-langue, \u00e0 laquelle je suis ouvert de la fa\u00e7on la plus passionn\u00e9e, qui est en m\u00eame temps (en accord avec un r\u00e9sidu \u00e9tymologique) la plus passive. Car je n'y parle pas, ou presque : je ne suis qu'un \u0153il-oreille. J'entends la voix de la rue, j'entends les voix int\u00e9rieures de la prose que je lis.\n\nDans ma _passion_ de Londres (et il y a, aussi, en elle, maintenant, toujours, de la souffrance, puisque l'anglais \u00e9tait ma langue pseudo-maternelle et la langue paternelle d'Alix : et l'Angleterre, celle des philosophes, celle des po\u00e8tes, mon r\u00eave (et le sien)) je renverse, en ma d\u00e9termination livresque, la m\u00e9taphore wittgensteinienne de la langue-ville :\n\n_Our language can be seen as an ancient city : a maze of little streets and squares, of old and new houses, and of houses with additions from various periods ; and this surrounded by a multitude of new boroughs with straight regular streets and uniform houses_.\n\n(Je lis ceci au \u00a7 18 des _Investigations philosophiques._ ) La langue est ville : la langue, pour moi, est livres, d'abord et avant tout livres : ceux que je lis, ceux que j'ai lus, ceux que j'aurais voulu \u00e9crire. Et je me suis trouv\u00e9 cette ville-livre, Londres, ville-livres donc _ville-langue_.\n\nMais dans ce double \u00e9cart \u00e0 la langue : de la langue \u00e0 la ville, de la ville \u00e0 la langue (\u00e0 travers le miroir des livres), je ne reviens pas tout \u00e0 fait \u00e0 mon point de d\u00e9part. Je suis dans une autre langue, l'anglais ; toujours, traduisant.\n\nLes dimanches, ou s'il pleut, je monte dans les autobus. Les grands autobus rouges de mon r\u00eave initial tournent r\u00e9ellement et avec majest\u00e9 le coin des _squares_ , des _crescents_ , des _streets_ , _places_ ou _avenues_. Je monte au deuxi\u00e8me \u00e9tage d'un 11, je m'assieds en une des places les plus avant, dans la hauteur confortable. L'immensit\u00e9 de Londres se d\u00e9roule. Parfois je vais jusqu'au bout d'une ligne, au hasard, \u00ab _for sheer pleasure_ \u00bb. Des pages et des pages aux lignes presque identiques ou presque de maisons, jardins devant la maison, maisons, jardins devant la maison tournent devant mes yeux. L'autobus s'arr\u00eate. Je descends pr\u00e9cautionneusement l'\u00e9troit escalier tournant du navire autobus. Je sors. Je fais quelques pas dans une rue suburbaine. Je vois des pelouses mouill\u00e9es, des chiens dominicaux. Je croise quelques parapluies.\n\nLa nuit approche. Je remonte dans l'autobus, relis le m\u00eame paysage qu'\u00e0 l'aller, palindromiquement.\n\n## 95 \u00ab Three minutes to opening time ! \u00bb\n\nJe me souviens du premier livre anglais que j'ai lu, et en anglais ; il s'agit plus exactement du premier livre qui n'\u00e9tait pas un \u00ab livre pour enfants \u00bb ; donc ni _Alice in Wonderland_ , ni _Winnie the Pooh_ , _The Wind in the Willows ;_ ni _Huckleberry Finn_ , _The Just-so Stories_ de Kipling ; ou _Three Men in a Boat_ de Jerome K. Jerome (pour ne citer que les livres formateurs, le \u00ab sextuor \u00bb majeur de mes souvenirs).\n\nC'\u00e9tait en 1947, apr\u00e8s ou avant (sans doute apr\u00e8s) mon premier s\u00e9jour dans les \u00eeles Britanniques (en \u00c9cosse) : un roman policier de 1929, achet\u00e9 alors par mes parents, et qui me para\u00eet compl\u00e8tement oubli\u00e9 aujourd'hui. Je n'en ai pas vu de r\u00e9\u00e9dition, je ne l'ai vu mentionn\u00e9 nulle part. Pourtant, je l'ai relu r\u00e9cemment et je le trouve fort original. L'\u00e9dition que je poss\u00e8de n'est pas la premi\u00e8re ; c'est une \u00e9dition Penguin de 1937 qui fait \u00e9tat de sept \u00ab printings \u00bb successifs de 1929 \u00e0 1937, ce qui prouve qu'il n'\u00e9tait pas pass\u00e9 enti\u00e8rement inaper\u00e7u \u00e0 l'\u00e9poque.\n\nL'auteur s'appelle John Ferguson et le titre est _The Man in the Dark_. C'est un roman policier classique dont la particularit\u00e9, qui en fait l'originalit\u00e9 et le charme, est la donn\u00e9e suivante de d\u00e9part : le h\u00e9ros, t\u00e9moin principal du crime, est aveugle. C'est lui l'homme du titre, le \u00ab _Man in the dark_ \u00bb. Cette lecture \u00e9tait ma premi\u00e8re _vraie_ lecture (non enfantine : je parle de ce que je ressentais alors) dans cette langue que je n'ai jamais cess\u00e9 d'aimer, et l'impression que j'en ai gard\u00e9 \u00e9tait tr\u00e8s vive (je l'ai retrouv\u00e9e en le relisant, beaucoup plus tard). Le narrateur s'appelle _Chance_ , ce qui veut dire \u00ab chance \u00bb, ou \u00ab hasard \u00bb.\n\nLe meurtre est un meurtre londonien, et l'\u00e9nigme est avant tout une \u00e9nigme urbaine (je prends \u00ab Londres \u00bb au sens large, le crime a lieu \u00e0 Ealing) : la recherche du lieu du meurtre, de la maison du crime o\u00f9 le h\u00e9ros s'est trouv\u00e9 entra\u00een\u00e9 par hasard. Et c'est gr\u00e2ce \u00e0 sa connaissance instinctive de Londres, par une conjonction caract\u00e9ristique de bruits, de textures, d'odeurs, par la saveur non visible de la ville qu'il parvient, un jour, \u00e0 se retrouver. (Et de l\u00e0 \u00e0 retrouver la vue et \u00e0 trouver l'amour ; car ce roman est aussi un conte.)\n\nPour moi, aveugle \u00e0 ce qui est la vie r\u00e9elle de Londres, \u00e0 ses \u00e9v\u00e9nements comme \u00e0 ses habitants, je me sens toujours, chaque fois que j'y reviens, \u00e0 la fois familier du lieu et perdu, un \u00ab _Man in the dark_ \u00bb.\n\nLa texture caract\u00e9ristique des bruits londoniens comporte encore, en dehors des biblioth\u00e8ques, des rues, des librairies, des m\u00e9tros, des autobus (et des jardins dont je parlerai au \u00ab moment \u00bb suivant de ce r\u00e9cit), un type de lieu \u00e0 la fois public et priv\u00e9 tout idiosyncratique (et o\u00f9 je ne peux pas ais\u00e9ment \u00eatre seul) : c'est le _pub_.\n\nSur le mur de sa chambre, autrefois, Alix avait \u00e9pingl\u00e9 une carte : la carte des pubs de Cambridge, qu'elle projetait de visiter tous. C'\u00e9tait presque le seul lieu public o\u00f9 la foule, pourtant parfois intense, ne l'\u00e9touffait jamais. Malgr\u00e9 sa myopie, elle \u00ab sentait \u00bb les pubs \u00e0 distance, bien avant moi, dont pourtant la vue \u00e9tait meilleure. Elle aimait leur convivialit\u00e9 impersonnelle, le vacarme le plus souvent non agressif, non malveillant, nerveux. En outre, on y trouve assez souvent de la Guinness \u00e0 la pression (et \u00e0 une temp\u00e9rature convenable). Une de ses citations favorites, adapt\u00e9e d'un propos du docteur Johnson rapport\u00e9 par Boswell, \u00e9tait : \u00ab Il n'y a pas d'invention qui ait apport\u00e9 plus de bonheur \u00e0 l'humanit\u00e9 que le pub. \u00bb Un de ses h\u00e9ros favoris \u00e9tait ce personnage d'une prose orale de Dylan Thomas (nous l'avions en disque, dans l'ex\u00e9cution inimitable de l'auteur) qui ponctuait une promenade galloise en autobus d'un refrain magique : \u00ab _four minutes to opening time !_ \u00bb \u00ab _three minutes to opening time !_ \u00bb. L'invention po\u00e9tique g\u00e9niale de l'\u00e9pisode \u00e9tait que Dylan Thomas maintenait avec f\u00e9rocit\u00e9 que cette exactitude \u00e9tait purement magique, que le personnage en question ne poss\u00e9dait pas de montre et se dirigeait seulement par instinct.\n\nJe sais que l'Angleterre aspire \u00e0 des heures d'ouverture des pubs moins arbitraires et que sans doute c'est une chose qui finira par se produire, comme la disparition des shillings, des Fahrenheit et des inches (l'absorption g\u00e9n\u00e9rale de la britannicit\u00e9 dans le d\u00e9cimal universel, dont r\u00eavait le personnage de Trollope, Plantagenet Palliser). Mais le petit gentleman gallois de Dylan Thomas exprime \u00e0 la perfection, all\u00e9goriquement, un des traits les plus originaux de la tradition du \u00ab pub \u00bb : l'intensit\u00e9 atmosph\u00e9rique qui r\u00e8gne \u00e0 l'approche du \u00ab _closing time_ \u00bb, juste avant que retentisse la cloche annonciatrice du moment fatidique, la fr\u00e9n\u00e9sie d'avant fermeture qui s'empare des hommes les plus pond\u00e9r\u00e9s et pousse des jeunes filles sages vers une ultime pinte de stout.\n\nPour des \u00e9trangers pas vraiment touristes comme nous \u00e9tions, le pub \u00e9tait le lieu par excellence de la parole et du regard. Les heures s'\u00e9tendaient sans lassitude.\n\n## 96 \u00ab Parks \u00bb\n\nQuand il fait beau, et souvent m\u00eame sans qu'il fasse beau, je vais dans un parc (un parc quelconque, aussi bien un modeste jardin public de _square_ qu'un des jardins somptueux et magnifiques que compte Londres), je vais lire dans un parc : Kensington Gardens, Kew Gardens, St James' Park). J'occupe un banc, je lis avec la pens\u00e9e subliminale toujours pr\u00e9sente de l'herbe, dans l'odeur d'herbe, face \u00e0 l'arrangement pentu des pelouses, l'ordonnance \u00e9vidente des choses vertes sous le ciel. Les nuages passent visiblement. En \u00e9t\u00e9, les insectes, \u00ab _The plumed insects swift and free \/ Like golden boats on a sunny sea \/ Laden with sound and odour which pass \/ Over the gleam of the living grass_ \u00bb (je ne manque pas de me r\u00e9p\u00e9ter ces quatre vers de Shelley) ; le vert et l'or de la lumi\u00e8re sur l'herbe.\n\nJe pr\u00e9f\u00e8re les jardins \u00e0 eau, ou animaux (ou non exclusif : s'il y a eau et animaux, il y a peut-\u00eatre animaux aquatiques). J'aime la britannicit\u00e9 absolue des jardins de Londres, des berges hautes de la Tamise \u00e0 Putney, la britannicit\u00e9 des plans d'eau, et surtout la britannicit\u00e9 des animaux. Les animaux domestiques anglais sont remarquablement \u00ab _unobstrusive_ \u00bb. (\u00c0 la diff\u00e9rence de leurs homologues parisiens (et ce n'est pas la faute des animaux).) \u00c0 Winchester, devant la cath\u00e9drale, sur la large pelouse, je me souviens d'avoir lu cet \u00e9criteau : \u00ab _Well-behaved dogs are authorized._ \u00bb Cela me parut presque redondant, pl\u00e9onastique. Peut-\u00eatre \u00e9tait-ce un avertissement discret, timide, anglican, aux touristes fran\u00e7ais \u00e0 chiens.\n\nLa qualit\u00e9 d'herbe des parcs m'\u00e9merveille toujours ; pas seulement parce qu'elle est bien nourrie, \u00ab _sleek_ \u00bb comme une fourrure de chat en forme, mais parce qu'elle n'est pas d\u00e9truite syst\u00e9matiquement par des hordes de pieds. J'ai eu une discussion r\u00e9currente \u00e0 ce sujet avec mon vieil ami Pierre Lusson, l'inventeur de la (Th\u00e9orie du Rythme ) : tout \u00e9criteau, toute pancarte du genre \u00ab _Keep off the grass_ \u00bb ou \u00ab Interdit aux chiens et aux Maliens m\u00eame tenus en laisse \u00bb l'\u00e9nerve (\u00e0 juste titre ; ce n'est pas l\u00e0 que nous divergeons) ; mais il commente invariablement en disant : \u00ab 'Si tout le monde faisait comme vous !' est un raisonnement priv\u00e9 de sens. \u00bb Peut-\u00eatre : mais j'ai remarqu\u00e9 qu'en l'absence de signes quelconques d'interdictions quelconques \u00e0 Kew Gardens (sauf peut-\u00eatre autour de quelques tulipes adolescentes, parfois) les pelouses de ce tr\u00e9sor botanique universel sont toujours en parfait \u00e9tat ; et je sais bien que, transport\u00e9es \u00e0 Paris, elles seraient transform\u00e9es en un d\u00e9sert jaune et pel\u00e9 en moins de trois semaines.\n\nSur le banc, \u00e0 peu de distance de l'eau, un livre ouvert sur les genoux, j'ouvre un sac de biscuits dont je vais nourrir les canards de St James'. Les canards seulement, je d\u00e9teste les cygnes. J'ai une affection particuli\u00e8re pour les canards, surtout ceux qui se r\u00e9unissent avec dignit\u00e9 sur les pelouses des _colleges_ de Cambridge, en bord de Cam. Je les imagine volontiers _fellows_ de ces _colleges_ , puisque les pelouses ne sont accessibles qu'aux \u00ab fellows \u00bb. J'envie leur imperm\u00e9abilit\u00e9 confortable, leur avance imperturbable en surface, caresse silencieuse. Ils plongent, et sortent humides mais non mouill\u00e9s.\n\nJe ne suis jamais tout \u00e0 fait sorti du r\u00eave enfantin d'identification anthropomorphique aux animaux, qui me semble parfaitement r\u00e9ussie dans quelques grands livres anglais : le blaireau de Kenneth Graham ( _The Wind in the Willows_ ) ; Pooh et Piglet dans les livres de A.A. Milne. Je n'y projette pas un r\u00eave d'innocence, ni de d\u00e9shumanisation \u00ab naturelle \u00bb ; au contraire. Humaniser un blaireau, un loir, un h\u00e9risson, un canard, un \u00e9cureuil, les imaginer pensant-parlant (mais d'une mani\u00e8re invisible, en leur for int\u00e9rieur, ce qui est ma r\u00eaverie la plus r\u00e9currente), c'est en fait en faire des \u00ab originaux \u00bb, des excentriques, des personnes singuli\u00e8res, priv\u00e9es, inoffensives, joueuses. J'aime offrir un _Scottish short-bread_ \u00e0 un canard en lui disant : \u00ab sir \u00bb.\n\nJe nourris encore les \u00e9cureuils dans les fourr\u00e9s en bord de la Serpentine, r\u00eavant des r\u00eaves de \u00ab baron perch\u00e9 \u00bb. Au printemps, allong\u00e9, parall\u00e8le au ciel, je regarde monter les cerfs-volants admirables de Kensington Gardens.\n\n## 97 \u00ab The bench of desolation \u00bb\n\nL'\u00e9t\u00e9 dernier (l'\u00e9t\u00e9 de 1984), en ao\u00fbt, marchant dans une rue derri\u00e8re le Crescent Hotel, je suis tomb\u00e9 par le plus grand des hasards, dans une petite librairie d\u00e9sordonn\u00e9e tenue par un Australien, sur un des romans de Trollope qui me manquait encore et qui se trouve \u00eatre son dernier (du moins son dernier achev\u00e9 ; et il a paru de mani\u00e8re posthume) : _An Old Man's Love_.\n\nC'\u00e9tait la petite \u00e9dition cartonn\u00e9e bleue des Oxford Classics des ann\u00e9es vingt, et le co\u00fbt en \u00e9tait exceptionnellement mod\u00e9r\u00e9, surtout pour Londres : quatre pounds. (Les \u00e9ditions originales sont devenues inabordables. Je n'en poss\u00e8de qu'une, en copropri\u00e9t\u00e9 avec ma s\u0153ur Denise.) Je n'avais pas _An Old Man's Love_ et je ne l'avais pas lu.\n\nJ'ins\u00e8re ici deux anecdotes trollopiennes, ou plut\u00f4t de ma qu\u00eate trollopienne. Au temps de mon premier enthousiasme pour cet auteur, j'avais form\u00e9 le projet, presque accompli aujourd'hui, d'acqu\u00e9rir _tous_ ses romans : il y en a quarante-sept. J'avais, \u00e0 cette fin, pris l'habitude d'entrer syst\u00e9matiquement chez tous les _antiquarian bookshops_ que je rencontrais dans Londres ou d'autres villes d'Angleterre. Je n'avais pour ainsi dire jamais de succ\u00e8s. Je laissais mon nom et mon adresse. Je re\u00e7us un jour un paquet de la ville de Bath, un paquet d'ext\u00e9rieur modeste, \u00e0 papier d'emballage brun. Il contenait la carte d'un bouquiniste de cette ville o\u00f9 j'\u00e9tais pass\u00e9 l'\u00e9t\u00e9 pr\u00e9c\u00e9dent, et un roman de Trollope, l'un de ses plus beaux, _Orley Farm_ (dans l'\u00e9dition Oxford Classics, encore). J'en fus transport\u00e9 de joie. Mais quand je voulus envoyer le r\u00e8glement de cet achat \u00e0 mon bienfaiteur je m'aper\u00e7us qu'il n'y avait pas de facture. Et c'est seulement en examinant attentivement l'exemplaire du livre que je d\u00e9couvris, modestement trac\u00e9 au crayon dans le coin sup\u00e9rieur gauche d'une page blanche finale, la somme due : trois pounds. Je trouvai ce proc\u00e9d\u00e9 d'une \u00e9l\u00e9gance supr\u00eame.\n\n\u00c0 quelque temps de l\u00e0 (c'est ma seconde anecdote), je d\u00e9couvris (tout simplement en consultant \u00e0 la Biblioth\u00e8que nationale la bibliographie des _Books in Print_ (USA) \u00e0 l'article \u00ab Trollope, Anthony \u00bb) qu'un \u00e9diteur de _Racine_ , _Wisconsin_ , venait de r\u00e9\u00e9diter des nouvelles, parues autrefois en revue. J'\u00e9crivis aussit\u00f4t pour m'enqu\u00e9rir de leur disponibilit\u00e9 et du mode de paiement. Je re\u00e7us en retour une lettre enthousiaste qui commen\u00e7ait ainsi : \u00ab _Dear Mr. Roubaud, you are my first continental customer. God bless you !_ \u00bb Ces deux anecdotes sont \u00e9minemment trollopiennes.\n\nJ'ai commenc\u00e9 ma lecture du roman \u00e0 la British Library. C'est un livre triste, \u00e0 la fois parce que son sujet, l'amour d'un homme \u00e2g\u00e9 (il a presque cinquante ans !) pour une jeune fille, qui est sa pupille, qui ne l'aime pas et qui aime un jeune homme (pauvre), est un sujet triste ; mais aussi parce que dans le livre m\u00eame, dans une certaine fatigue et lourdeur de la prose, g\u00e9n\u00e9ralement si lucide et si d\u00e9cid\u00e9e, on sent le pessimisme de Trollope vieillissant sur le monde et sur l'art du roman. C'est un roman de la vieillesse et de la vieillesse de la prose (la prose victorienne finissante).\n\nJ'en suis venu au moment d\u00e9cisif du roman : le h\u00e9ros, ce vieil homme, doit \u00e9pouser la jeune fille. Mais voil\u00e0 qu'on annonce le retour de l'autre, le jeune homme, qui \u00e9tait parti en Afrique du Sud. Il en revient charg\u00e9 d'amour et de diamants. Sans doute la jeune fille a-t-elle promis au vieil homme, qu'elle aime tendrement, qui \u00e9tait un ami de toujours de son p\u00e8re, qui l'a recueillie orpheline, etc. Sans doute a-t-elle donn\u00e9 sa promesse, et elle se ferait couper en quatre et d\u00e9vorer par les cannibales plut\u00f4t que de revenir sur sa parole. Mais enfin cet amour qu'elle a pour lui n'est pas l'amour qu'elle pourrait avoir pour l'autre si elle se laissait aller \u00e0 l'\u00e9prouver. Et lui, que doit-il faire ?\n\nEn ce moment difficile le h\u00e9ros, apr\u00e8s avoir tourn\u00e9 tout le jour (un jour d'\u00e9t\u00e9) dans son club, sort dans le cr\u00e9puscule et va s'asseoir sur un banc pour m\u00e9diter. Et, moi aussi, je suis sorti de la biblioth\u00e8que (mon club \u00e0 moi) dans le cr\u00e9puscule et j'ai emport\u00e9 _An Old Man's Love_ sur un banc de _Green Park_ , le banc m\u00eame o\u00f9 (j'imagine) s'est assis Trollope pour concevoir cette sc\u00e8ne et o\u00f9 il place son h\u00e9ros.\n\nJe me sentais vieux, moi aussi, et d\u00e9sol\u00e9. Ce banc \u00e9tait, comme dans la nouvelle de James, le banc de la d\u00e9solation, \u00ab _the bench of desolation_ \u00bb.\n\n## 98 R\u00eave sans Projet\n\nJe fais parfois le r\u00eave \u00e9veill\u00e9 de venir vivre \u00e0 Londres. Ce n'est pas un r\u00eave, puisque je suis \u00e9veill\u00e9 ; ce n'est pas un Projet r\u00e9el, il n'implique aucune d\u00e9cision : vivre \u00e0 Londres ne m'est pas possible, pour de simples raisons professionnelles et financi\u00e8res (li\u00e9es, bien s\u00fbr).\n\nMais, contre toute \u00e9vidence d'immat\u00e9rialit\u00e9, je m'abandonne souvent \u00e0 cette r\u00eaverie. J'imagine toute difficult\u00e9 abolie : je vivrais dans un _mews_ , \u00e0 Chelsea. J'occuperais le _basement_ , comme dans un _sett_ de blaireau. Le reste de la maison, \u00e9troite, avec un petit jardin sur l'arri\u00e8re, serait partag\u00e9 (je ne serais pas seul).\n\nComment vivrais-je ? Le silence, les jardins, la lecture, la \u00ab suspension du jugement \u00bb, les marches, les pubs, la biblioth\u00e8que ; ce que je vis parfois dans Londres devenu permanent.\n\nJ'atteindrais \u00e0 l'absence de d\u00e9sir, \u00e0 l'endormissement de mes facult\u00e9s, \u00e0 la non-souffrance, au non-espoir non-d\u00e9sespoir.\n\nCe serait la chute d\u00e9finitive : du _Projet_ en ce projet ; du _Grand Incendie de Londres_ en Londres, en lecture quotidienne de Londres, ma ville-r\u00eave, ma ville-langue. Ma ville priv\u00e9e.\n\nPeut-\u00eatre rien.\n\nDemain Londres, vol AF 812.\n\nParis, 11 juin - 7 novembre 1985\n\n# INSERTIONS\n\n* * *\n\n* * *\n\n# INCISES\n# (DU CHAPITRE 1)\n\n## 99 _(avertissement)_ Distinct du \u00ab Projet \u00bb quoique s'y ins\u00e9rant...\n\nIl m'arrivait m\u00eame parfois, saisi d'une vision moins sage encore, par une matin\u00e9e d'exaltation, de d\u00e9cider que _Le Grand Incendie de Londres_ , loin de ne constituer qu'une partie singuli\u00e8re, marqu\u00e9e, du _Projet_ , l'engloberait tout entier au contraire ; que le _Projet_ , devenu chapitre du r\u00e9cit, en appara\u00eetrait alors comme la v\u00e9ritable cr\u00e9ation.\n\nEt, d\u00e9tournant \u00e0 mon profit une image de la ' _mock-theology_ ' de mon ma\u00eetre J.-P. Benz\u00e9cri (en sa jeunesse au centre Richelieu), image qui a sa source (ou son 'plagiat par anticipation') dans les affirmations lapidaires et p\u00e9remptoires du docteur Faustroll, je me repr\u00e9sentais alors mon _Projet_ comme un univers, _Le Grand Incendie de Londres_ comme sa cause premi\u00e8re, une sorte de petit Dieu ; et tels qu'ils satisfassent, comme couple, \u00e0 l'axiome : '\u00ab _Le Grand Incendie de Londres \u00bb sera le compactifi\u00e9 d'Alexandrov du_ \u00ab _Projet_ \u00bb _._ ' Ce qui veut dire (en termes un peu moins \u00e9tranges pour le non-math\u00e9maticien) que le roman ajouterait, simplement, un point \u00e0 l'infini au _Projet_ , corrigeant en lui ce d\u00e9faut de compacit\u00e9 globale qui est celui, par exemple, de la droite r\u00e9elle, de la droite non born\u00e9e.\n\nC'\u00e9tait certes un Dieu abstrait, logiquement d\u00e9duit pseudo-intuitionnistement, proche du \u00ab _Nil non aliud \u00bb_ de Nicolas de Cuse. Dieu du Projet, le roman que je me promettais alors d'\u00e9crire lui donnerait une existence, puisqu'il y serait d\u00e9crit et surtout nomm\u00e9. Car cette cr\u00e9ation serait (\u00e9tait en imagination) surtout, il faut bien le dire, une nomination. L'existence du _Grand Incendie de Londres_ serait la condition de celle du _Projet_ , assur\u00e9e en retour par lui, et prouv\u00e9e. Mais cela impliquait qu'elle n'aurait pas alors besoin d'\u00eatre autre chose que la facult\u00e9, conf\u00e9r\u00e9e par moi, par d\u00e9cision, de nommer le _Projet_.\n\nJe me souvenais de cette preuve de l'existence de Dieu, telle que la chantait autrefois mon p\u00e8re, sur un nostalgique air de cor de chasse :\n\nS'il n'y avait pas de Dieu, pas de Dieu, pas de Dieu... eu\n\nS'il n'y avait pas de Dieu\n\nIl n'y aurait pas de \u00ab Nom de Dieu ! \u00bb.\n\nUne conception semblable du _Projet_ (qui n'\u00e9tait alors qu'un pur nuage, puisque de ses branches innombrables n'existait que le r\u00eave ; et du r\u00e9cit, pas la moindre ligne), cette conception me donnait, infiniment mieux que celle, plus sobre, de deux entreprises distinctes quoique imbriqu\u00e9es \u00e0 laquelle je me r\u00e9signais g\u00e9n\u00e9ralement, le sentiment de toute-puissance future qui s'accommode ais\u00e9ment de l'abstention (\u00ab \u00c0 quoi bon r\u00e9aliser nos r\u00eaves, dit, je crois, Villiers de L'Isle-Adam, ils sont si beaux ! \u00bb).\n\nCar, en donnant au r\u00e9cit tout pouvoir sur l'existence m\u00eame du _Projet_ , je me r\u00e9servais la possibilit\u00e9, peut-\u00eatre la plus exaltante (comme \u00ab Bartlebooth \u00bb dans _La Vie mode d'emploi_ de Georges Perec), celle de l'effacement : \u00e9crire _Le Grand Incendie de Londres_ , par exemple, puis le d\u00e9truire, ne conservant que le _Projet_ , tel qu'il _aurait fait partie_ du r\u00e9cit qui l'aurait cr\u00e9\u00e9. Le _Projet_ , seul, morceaux \u00e9pars, disjoints, dont l'inach\u00e8vement \u00e0 peine perceptible aurait laiss\u00e9 deviner \u00e0 quelques-uns, peut-\u00eatre (ah ! ces _happy few_ si semblables \u00e0 soi !), le manque de quelque chose de grandiose et de volontairement saccag\u00e9 : Dieu absent, par la d\u00e9cision d'une d\u00e9lectation morose, quelle merveille ! Et voil\u00e0 o\u00f9 je m'aventurais parfois, en des r\u00eaveries solitaires nocturnes, en des marches, comme si le labeur de vingt ann\u00e9es \u00e9tait derri\u00e8re moi d\u00e9j\u00e0. Et, cependant, je n'avais toujours pas pos\u00e9 une seule ligne sur le papier, encore moins le plan d'un quelconque livre, l'id\u00e9e du moindre th\u00e9or\u00e8me. Je n'\u00e9mergeais pas sans dommage de ces orgies quasi m\u00e9lancoliques.\n\n## 100 (\u00a7 1) La clart\u00e9 insidieuse qui se d\u00e9verse lentement du ciel invisible dans la rue\n\nLe jour p\u00e9n\u00e8tre en oblique dans la pi\u00e8ce. Quand le soleil s'est hiss\u00e9 au-dessus de la maison qui me fait face, au coin des rues Vieille-du-Temple et des Francs-Bourgeois, si les volets sont encore ferm\u00e9s, les lignes bris\u00e9es, brillantes, chaudes, jaunes, iris\u00e9es, se d\u00e9placent lentement sur le mur et le plafond \u00e0 ma gauche, avec le cin\u00e9ma d'ombres, voitures et passants, que je regarde parfois s'animer, de mon lit.\n\nLa rue des Francs-Bourgeois est en sens unique ouest-est, la rue Vieille-du-Temple l'est nord-sud, et les voitures, s\u00fbres de leur bon droit dans ces rues \u00e9troites, arrivent au carrefour dans des dispositions souvent belliqueuses. Une maison, dent d\u00e9chauss\u00e9e, a \u00e9t\u00e9 enlev\u00e9e juste en face, laissant une fa\u00e7ade aveugle et un espace o\u00f9 la municipalit\u00e9, dans une crise de verdure, a plant\u00e9 deux infimes faux acacias qui brouillent juste assez la vue pour ne pas r\u00e9v\u00e9ler \u00e0 l'avance qu'ils le font. Comme il n'y a pas de feux rouges (r\u00e9clam\u00e9s depuis longtemps et depuis longtemps promis pour bient\u00f4t), les conditions id\u00e9ales sont r\u00e9unies pour des rencontres de s\u00e9ries automobiles ind\u00e9pendantes, comme on les aimait autrefois dans les discussions sur d\u00e9terminisme et hasard, dont les manifestations ext\u00e9rieures vont du coup de frein violent au froissement de t\u00f4les avec, heureusement tr\u00e8s rarement, l'affairement des pi\u00e9tons autour du SAMU ou de Police-Secours.\n\nDe mon c\u00f4t\u00e9, l'immeuble que j'habite et qui occupe deux des angles du carrefour est un peu en retrait ; la fen\u00eatre de ma chambre est sur la rue des Francs-Bourgeois, celle de la cuisine donne sur la rue Vieille-du-Temple. Diagonalement, par-dessus les faux acacias, je peux voir les fen\u00eatres de l'atelier d'architecte du 64 de la rue Vieille-du-Temple.\n\nSouvent, le soir, ou la nuit, je regardais, depuis cette fen\u00eatre, Alix aller \u00e0, ou revenir de son atelier. \u00c0 l'aller, elle apparaissait sur la droite, ayant d\u00e9pass\u00e9 la boucherie, apr\u00e8s ce qui \u00e9tait alors un Nicolas ; elle traversait dans le passage indiqu\u00e9 pour les pi\u00e9tons, devant l'arr\u00eat de l'autobus 29, traversait encore en diagonale le territoire des arbres, puis la rue Vieille-du-Temple, avant de dispara\u00eetre au coin du magasin d'appareils \u00e9lectriques, l'entr\u00e9e du 64 n'\u00e9tant pas visible d'ici. Apr\u00e8s avoir franchi la rue des Francs-Bourgeois, sur le trottoir, elle se retournait pour me faire signe, et moi je la suivais des yeux jusqu'\u00e0 ce qu'elle disparaisse, avant de revenir me coucher.\n\nAu retour, je la voyais arriver par le m\u00eame chemin, lever les yeux vers la fen\u00eatre et me regarder, du m\u00eame endroit : c'\u00e9tait la nuit, presque le matin m\u00eame parfois, apr\u00e8s des heures pass\u00e9es (pour elle) dans la chambre noire. Elle m'appelait au t\u00e9l\u00e9phone en arrivant, juste avant de commencer son travail ; ensuite, et quelle que soit l'heure, quand elle se pr\u00e9parait \u00e0 revenir. \u00c0 cette \u00e9poque de l'ann\u00e9e (celle o\u00f9 j'\u00e9cris), l'air du soir chaud encore, elle aurait mis son blue-jean plein de peinture et ses tennis achet\u00e9es \u00e0 La Bourboule et devenues roses apr\u00e8s un passage imprudent dans la machine \u00e0 laver. Elle aurait travers\u00e9 les mains dans les poches, et son grand sac noir sans forme \u00e0 l'\u00e9paule.\n\nJe l'apercevais g\u00e9n\u00e9ralement avant qu'elle me voie. Elle marchait non pas vo\u00fbt\u00e9e mais un peu en dedans autour de ses poumons, dans l'attitude que j'ai appris \u00e0 reconna\u00eetre comme \u00e9tant celle des asthmatiques, \u00e0 peu pr\u00e8s inconsciente en apparence de tout ce qui l'entourait ; absorb\u00e9e, et sombre. Le trajet \u00e9tait suffisamment court pour elle, et nous avions choisi l'appartement en grande partie pour cela, la proximit\u00e9 de l'atelier, de la chambre noire. Entr\u00e9e sous le porche du 64 de la rue Vieille-du-Temple, elle n'avait plus qu'\u00e0 traverser la cour, monter les trois \u00e9tages et demi ; obstacle surmontable. Mais il y avait aussi les nuits, les nuits sans nom. En ce moment encore, apr\u00e8s presque trente et un mois, brusquement, vers trois heures du matin, il m'arrive de regarder par la fen\u00eatre, le carrefour, la rue, les deux arbres. Tout est vide, comme le reste.\n\n## 101 (\u00a7 2) Chaque fragment de m\u00e9moire que j'extirperai du temps... aussit\u00f4t s'\u00e9vaporera...\n\nUne fois pos\u00e9 sur le papier, chaque _fragment de m\u00e9moire_ , c'est-\u00e0-dire une s\u00e9quence de souvenirs articul\u00e9s en une le\u00e7on, _une \u00e9lucidation_ pour mon livre (un souvenir moralis\u00e9 en prose), me devient, de fait, inaccessible. Non sans doute que la trace m\u00e9morielle, o\u00f9 qu'elle se situe sous le cr\u00e2ne, dans les neurones, ait disparu, mais tout se passe comme si un transfert s'\u00e9tait effectu\u00e9, quelque chose comme une translation ; et qui fait que d\u00e8s lors les mots composant les lignes noires de ma transcription s'interposent entre elle (la trace) et moi, finissant par se substituer enti\u00e8rement \u00e0 elle.\n\nEn m\u00eame temps l'\u00e9clat du, des souvenirs ternit. J'utilise pour penser ce fait l'image de l'\u00e9vaporation, de l'ass\u00e8chement de l'encre ; ou bien de l'eau sur le galet sorti de la mer, le soleil laissant sa trace ternissante, le film de sel. L'\u00e9motion du souvenir a disparu. Parfois, si ce que j'ai \u00e9crit pour le dire me satisfait (plus tard, relisant), une \u00e9motion seconde, induite, venue des lignes m\u00eames dans leur succession infime, noire, leur minceur visible, me procure comme un simulacre de l'\u00e9motion premi\u00e8re, mais celle-ci est devenue lointaine, inabordable. Elle ne se r\u00e9p\u00e8te pas, m\u00eame affaiblie.\n\nIl s'agit bien en fait, pour toutes fins pratiques, d'une destruction. Je me suis plong\u00e9 dans l'entreprise de destruction de ma _m\u00e9moire_ (attention, ce n'est pas cela qu'est 'le grand incendie de londres', et que je ne peux pas dire). Je l'incendie, et de ses d\u00e9bris je charbonne le papier (autre image). Non que le souvenir ait, lui, disparu ; puisqu'il y a trace, puisque les lignes qui le rapportent, le commentent, en le disant, l'ont fix\u00e9 : il y a eu acte de m\u00e9moire, et cela est le compte rendu. Je ne doute pas de sa v\u00e9rit\u00e9 (quoique \u00e0 vrai dire cette certitude repose sur un pur et simple acte de foi : que le fragment de mon r\u00e9cit o\u00f9 tel souvenir est pris \u00e9tait non seulement v\u00e9ridique, mais exact, fid\u00e8le).\n\nMais le souvenir, si je l'interroge maintenant, \u00e0 l'occasion de sa description, ou simplement en y pensant, est d\u00e9sormais immobile ; et c'est lui maintenant qui est second, qui est le fant\u00f4me, le simulacre. Je l'ai perdu, et perdu sans l'avoir m\u00eame oubli\u00e9. Car, bien s\u00fbr, il est en m\u00eame temps devenu inoubliable, puisque je peux y avoir acc\u00e8s \u00e0 tout instant, si je le veux, comme un savoir que je commande. Il est l\u00e0, quelque part dans la prose. Il est l\u00e0, il est ; et il est mort.\n\nJe pense \u00e0 ces documents secrets du roman d'espionnage, que le viol du regard am\u00e8ne \u00e0 s'enflammer, qui se d\u00e9truisent eux-m\u00eames, programm\u00e9s pour une autocombustion. Le souvenir, pour survivre, ne doit pas franchir une certaine limite, corporelle, une fronti\u00e8re entre moi et le monde. Il ne doit pas tomber, hors moi, sous un regard ; pas m\u00eame le mien.\n\nEnfin, il n'y a pas que l'ext\u00e9riorit\u00e9 qui soit destructrice. Il y a aussi l'accessibilit\u00e9 : pour \u00eatre rendu pr\u00e9sent par la m\u00e9moire, un souvenir doit demeurer dans une certaine mesure impr\u00e9visible, non localisable imm\u00e9diatement. Or, l'acte de la prosification le rend certain. Je relis ces phrases, j'y suis. Pourtant, alors, en un sens il n'y a plus rien. Car ce qui reste, il reste quelque chose, c'est un souvenir induit. Si je relis, plus tard, assez longtemps plus tard, je me souviens des circonstances de la d\u00e9couverte par la m\u00e9moire de ce fragment, du moment de son entr\u00e9e dans le r\u00e9cit, du contexte de cette entr\u00e9e dans la continuit\u00e9 du r\u00e9cit, ou de l' _insertion. Cela_ devient le souvenir, tra\u00eenant l'image affaiblie du souvenir premier, devenu seulement lignes. La prose, _cette_ prose, devient la source de mes souvenirs. Un \u00e0 un elle les remplace. Elle tend \u00e0 \u00eatre la seule m\u00e9moire. Sa fin est d'\u00eatre la seule m\u00e9moire. Pour cette raison aussi j'ai longtemps \u00e9chou\u00e9 \u00e0 \u00e9crire _Le Grand Incendie de Londres_ , et ensuite m\u00eame son substitut, 'le grand incendie de londres' ; reculant sans m'en rendre bien compte devant un pouvoir de destruction plus radical que l'oubli.\n\n## 102 (\u00a7 4) Cette prose, o\u00f9 je dis de ce que je raconte : c'est ainsi\n\nIl n'en est pas moins essentiel \u00e0 la poursuite de cette entreprise de fiction que je suis en train d'inaugurer que l'affirmation du _vrai_ y soit, d\u00e8s le d\u00e9but, pos\u00e9e.\n\nJ'avais \u00e9t\u00e9, au d\u00e9but de mon exploration de la vieille prose fran\u00e7aise, au moment o\u00f9 j'essayais de comprendre l'architecture des grands romans du Graal, le _Lancelot_ et le _Tristan en prose_ , le _Guiron..._ , frapp\u00e9 par une affirmation pol\u00e9mique, due au premier traducteur en fran\u00e7ais de la _Chronique du Pseudo-Turpin_ (c'est une d\u00e9signation, comme la suite le montre, toute moderne), faite d'apr\u00e8s un manuscrit latin en la possession de Yolande et Hugues de Saint-Pol, vers 1195, et reproduite par Brian Woledge dans l'introduction de son _R\u00e9pertoire des plus anciens textes en prose fran\u00e7aise depuis 842 jusqu'aux premi\u00e8res ann\u00e9es du XIIe si\u00e8cle :_\n\nEn l'enor nostre Seignor... voil comencier l'estoire si cum li bons emperaires Karlemines en ala en Espagnie por la terre conquerre sor Sarrazins. Maintes gens en ont o\u00ef conter et chanter, m'est n'est si mensongie non \u00e7o qu'il en dient e chantent cil jogleor ne cil conteor. Nus contes rimes n'est verais.\n\n _Nul conte rim\u00e9 n'est vrai :_ la prose d'art fran\u00e7aise (et j'extrapole au-del\u00e0 de ce que permet Woledge, mais je me le permettrai ici, sans scrupule, en ce lieu qui est, aussi, fiction) na\u00eet d'une traduction suscit\u00e9e dans une intention affich\u00e9e de v\u00e9rit\u00e9 dont le vers et, partant, la po\u00e9sie seraient incapables, de nature. Je tirais, de cette m\u00e9fiance lourde de post\u00e9rit\u00e9 \u00e0 l'\u00e9gard de la po\u00e9sie, quelques cons\u00e9quences pour moi-m\u00eame : en premier lieu que, puisque le roman en prose que j'allais entreprendre devait \u00eatre avant tout de la non-po\u00e9sie, antonyme et compl\u00e9mentaire \u00e0 la fois d'un _Projet de po\u00e9sie_ , il me serait certainement avantageux de faire mien ce crit\u00e8re, et de lui donner comme moteur, comme impulsion, une contrainte de v\u00e9rit\u00e9 ;\n\n\u00e0 l'aide de laquelle je le nouerais, au moins fictivement, aux _enfances de la prose_ ; et je rechercherais comment fonctionne, avance, s'entrecroise, la prose de roman qui se pr\u00e9tend v\u00e9rit\u00e9, afin de donner \u00e0 un r\u00e9cit banalement et simplement v\u00e9ridique les prestiges du v\u00eatement romanesque.\n\nEn second lieu, que je m'assurerais ainsi une relative originalit\u00e9, ma tentative s'\u00e9loignant de la plupart des romans, mais s'effor\u00e7ant \u00e9galement, comme la _nouvelle_ , comme le _cuento_ , de retrouver le rapport si \u00e9trange, si paradoxal, du conte universel avec la v\u00e9rit\u00e9. Car le _conte_ est vrai par \u00e9vidence et affirmation. Et, pour mimer cette \u00e9vidence, pour recr\u00e9er l'atmosph\u00e8re de certitude ind\u00e9niable dans laquelle il baigne, les auteurs de nouvelles ont eu recours \u00e0 l'emprunt, r\u00e9el ou invent\u00e9, de \u00ab M\u00e9moires \u00bb, de \u00ab Lettres particuli\u00e8res \u00bb, de \u00ab Rapports \u00bb... Ainsi font _La Fille du capitaine_ , de Pouchkine, _Une descente dans le Maelstr\u00f6m, La Marquise d'O_. Et l'exemple le plus parfait \u00e0 mes yeux, \u00e9tant donn\u00e9 son caract\u00e8re tardif, et pr\u00e9cis\u00e9ment parce que la narration biographique servant de point de d\u00e9part existe, est _Une aventure arriv\u00e9e au mar\u00e9chal de Bassompierre_ , de Hugo von Hofmannsthal.\n\n## 103 (\u00a7 6) Quatre biscuits vietnamiens \u00ab Madame Sang \u00bb\n\nContrairement \u00e0 ce qu'on pourrait d\u00e9duire de ma description extr\u00eamement _perfective_ (au sens des verbes russes), un petit d\u00e9jeuner de biscuits (qui pouvaient \u00eatre aussi bien des galettes chinoises friables ou de simples biscottes Cl\u00e9ment immerg\u00e9es dans de la confiture (exceptionnellement, apr\u00e8s une excursion au supermarch\u00e9 d'Al\u00e9sia, pendant quelques matins, des _Scottish short-cakes_ (d'inspiration (celte) proche des _Traou-Mad_ , mais de forme et de consistance plus compactes (diff\u00e9rence, o\u00f9 je pressens quelque influence picte, plus sensible encore sans doute dans les _baps_ , expressions de la pictitude-en-soi, chers \u00e0 la tante de Saki, et que je n'ai encore jamais go\u00fbt\u00e9s)))) et de caf\u00e9 soluble n'\u00e9tait alors qu'une pratique tr\u00e8s r\u00e9cente, rendue n\u00e9cessaire par la mise en chantier de la prose, et ses horaires, alors comme aujourd'hui, \u00e9tranges. En m'installant rue de la Harpe, plus d'un an auparavant (au d\u00e9but de 1979), je cherchai d'abord dans les alentours un caf\u00e9 accueillant pour y prendre le matin, une heure ou plus apr\u00e8s mon r\u00e9veil, un _Grand Cr\u00e8me_ , accompagn\u00e9 de _Deux Beurr\u00e9es_ (ou de _Deux Croissants_ ) et de la lecture d'un chapitre de roman anglais, selon des habitudes d\u00e9j\u00e0 anciennes. Je dus y renoncer rapidement.\n\nCar, plus encore que dans le quartier de la place Clichy, d'o\u00f9 j'arrivais, les heures sans cesse plus tardives d'ouverture des caf\u00e9s m'auraient oblig\u00e9 \u00e0 diff\u00e9rer jusqu'\u00e0 presque huit heures mon r\u00e9veil (ce qui m'est impossible) ou \u00e0 attendre, ce que je n'aime pas. Aussi m'\u00e9tais-je r\u00e9sign\u00e9 \u00e0 l'achat des croissants \u00e0 la boulangerie (passant, \u00e0 titre de compensation, de r\u00e9paration d\u00e9cid\u00e9e de mani\u00e8re unilat\u00e9rale, du croissant ordinaire au croissant au beurre). Cette boulangerie, situ\u00e9e boulevard Saint-Germain, je l'atteignais par la rue de la Parcheminerie, suivie de la rue Boutebrie. L'id\u00e9al du _Croissant_ (et il s'agit, bien entendu, du croissant parisien, le croissant provincial, dans toutes les villes o\u00f9 je l'ai essay\u00e9, est un d\u00e9sastre), le croissant qu'on pourrait d\u00e9signer comme _Croissant au Beurre Arch\u00e9typal_ , pr\u00e9sente les caract\u00e9ristiques suivantes : losange tr\u00e8s allong\u00e9, arrondi aux bouts mais de corps \u00e0 peu pr\u00e8s droit (le _Croissant Ordinaire_ , et lui seul, a l'allure ottomane, lunaire) \u2013 dor\u00e9 \u2013 dodu \u2013 pas trop cuit \u2013 pas trop blanc et farineux \u2013 tachant les doigts \u00e0 travers le papier pelure qui l'enveloppe, ou plut\u00f4t le soutient \u2013 de chaleur r\u00e9cente (il est sorti du four il y a peu ; il n'est pas encore refroidi), (r\u00e9chauff\u00e9, ce qui est bon peut-\u00eatre pour les \u00ab quiches \u00bb, ou pour les volailles, ou pour ces disco\u00efdes innommables que les Fran\u00e7ais appellent \u00ab pizzas \u00bb, il croustille, ce qui est horrible, et il rancit, \u00e0 cause du beurre).\n\nIl se compose de trois membres principaux, de trois compartiments de chair articul\u00e9s l'un \u00e0 l'autre, recouverts d'une carapace tendre, qui l'apparente au jeune homard. La partie centrale est, dans cet homomorphisme croissant-homard, le corps du crustac\u00e9, les parties extr\u00eames sont des pattes sans pinces. C'est un homard extr\u00eamement stylis\u00e9, un _Homard Formel_ , en somme. Pour que le croissant soit parfait, il faut qu'en tirant sur les \u00ab pattes \u00bb elles se d\u00e9tachent du \u00ab corps \u00bb avec facilit\u00e9, entra\u00eenant, chacune, avec elle une excroissance oblique et effil\u00e9e de chair int\u00e9rieure de croissant, soustraite \u00e0 la partie centrale, extraite en quelque sorte sans effort de l'intimit\u00e9 m\u00eame encore chaude du croissant, sans miettes, sans bruit, sans d\u00e9chirements. Je revendique hautement la d\u00e9couverte de cette correspondance, morphisme structural (du moins je n'ai pas encore trouv\u00e9 de \u00ab plagiaire par anticipation \u00bb) que je propose de baptiser _loi de Roubaud du Croissant au Beurre_.\n\nIl est, bien s\u00fbr, \u00e0 peu pr\u00e8s impossible de trouver de nos jours un croissant concret constitu\u00e9 en conformit\u00e9 \u00e0 cet axiome et tel que je le r\u00eave. Peut-\u00eatre le croissant id\u00e9al n'a-t-il jamais exist\u00e9 que comme cas limite, comme essence formelle dont on ne pourrait que s'approcher, et de loin, dans les croissants r\u00e9ellement existants. Ceux de la boulangerie du boulevard, qui \u00e9taient pourtant les meilleurs de ce quartier, n'atteignaient qu'\u00e0 une approximation modeste de l'id\u00e9al. Mais je me r\u00e9jouissais pourtant de les avoir trouv\u00e9s, tant la nullit\u00e9 g\u00e9n\u00e9rale du croissant moderne me faisait fr\u00e9mir. Il y a des boulangeries aujourd'hui (je pourrais citer des noms !) o\u00f9 en vous sert subrepticement les croissants de l'avant-veille (pourtant r\u00e9serv\u00e9s tacitement et traditionnellement aux h\u00f4tels de troisi\u00e8me cat\u00e9gorie et aux plus m\u00e9diocres et pingres des caf\u00e9s). Ils sont ternes, avachis, d\u00e9fra\u00eechis, malodorants, semblables \u00e0 des poissons pas frais de l'Oc\u00e9an \u00e0 l'\u00e9ventaire d'une poissonnerie jurassienne, vers le quinze ao\u00fbt, avant l'invention du cong\u00e9lateur. Il y a les croissants minuscules et simultan\u00e9ment carbonis\u00e9s ; ceux qui n'ont pas de forme discernable, \u00e0 la p\u00e2te mal cuite ; ceux, particuli\u00e8rement d\u00e9plaisants, dont la cro\u00fbte a \u00e9t\u00e9 l\u00e9g\u00e8rement caram\u00e9lis\u00e9e par adjonction de sucre pour faire bien (ce sont les plus tra\u00eetres car un coup d'\u0153il trop rapide ne suffit pas, g\u00e9n\u00e9ralement, pour les identifier, et il faut les recracher \u00e0 la premi\u00e8re bouch\u00e9e) ; ceux dont les extr\u00e9mit\u00e9s honteuses se rel\u00e8vent comme des mentons en galoche. Et j'en passe. Il me faut le plus souvent un dixi\u00e8me de seconde pour juger une boulangerie, en d\u00e9visageant son compartiment croissants, et je dois, h\u00e9las ! \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9 de dire que Paris, de ce point de vue, se transforme de plus en plus en mus\u00e9e des horreurs (parall\u00e8lement \u00e0 la d\u00e9cadence, que je crains irr\u00e9m\u00e9diable, de la baguette).\n\nMa boulangerie de l'\u00e9poque (comme, ant\u00e9rieurement, rue de Clichy, la boulangerie Tranchant) semblait une survivance ; conservant \u00e9galement l'ancienne tradition d'une serveuse de croissants blonde, laitue laiteuse (de la vari\u00e9t\u00e9 \u00ab grosse blonde paresseuse \u00bb), molle, bovine, inanim\u00e9e, dont la chair paraissait \u00eatre le r\u00e9sultat d'une assimilation partielle, h\u00e2tive et clandestine d'une quantit\u00e9 \u00e9norme de croissants subrepticement d\u00e9rob\u00e9s \u00e0 la sortie du four ; son visage ne s'animait que pour me faire un signe de reconnaissance, d\u00e8s qu'elle eut identifi\u00e9 en moi l'\u00e2me s\u0153ur, l'amateur de croissants ; elle en fut m\u00eame tellement stimul\u00e9e intellectuellement qu'elle r\u00e9pondit un jour, \u00e0 mon indication invariable (de pur principe, car je prends ce qu'on me donne) \u00ab deux croissants au beurre, pas trop cuits, s'il vous pla\u00eet \u00bb par un \u00ab quatre croissants ce matin ? \u00bb ; et la cro\u00fbte pas encore prise de la p\u00e2te de son visage trembla un instant, avant de retomber \u00e0 plat dans le moule. Mais malgr\u00e9 mes exhortations silencieuses elle ne parvint jamais jusqu'\u00e0 la variante du double antonyme : \u00ab quatre croissants, bien cuits ? \u00bb. Mes croissants chauds dans la main, entour\u00e9s de leur papier, je revenais assez vite, car il faut qu'ils soient encore ti\u00e8des \u00e0 la dent au moment voulu. Il y a un moment optimal pour la consommation du croissant, un \u00ab moment machiav\u00e9lien \u00bb du croissant (selon l'acception pocockienne) ; un rituel de gestes et une pr\u00e9paration int\u00e9rieure accompagnent cette op\u00e9ration.\n\nPar ailleurs, deux partis s'affrontent chez les mangeurs de croissants (de croissants en g\u00e9n\u00e9ral, aussi bien ordinaires qu'au beurre) : le parti sec et le parti humide. En ce qui me concerne, j'appartiens \u00e0 la tendance s\u00e8che du parti humide. Cela veut dire : apr\u00e8s avoir pr\u00e9par\u00e9 un bol de caf\u00e9 au lait (je n'avais pas encore abandonn\u00e9 le lait) chaud, mais non br\u00fblant, je trempais l'aile (la patte plut\u00f4t) du croissant (conservons une coh\u00e9rence m\u00e9taphorique) d\u00e9tach\u00e9e (supposons le croissant parfait, satisfaisant \u00e0 la loi de Roubaud pour les besoins de la description) de fa\u00e7on qu'elle se mouille, s'imbibe, s'adoucisse, mais sans fondre, _sans se d\u00e9faire_. J'agissais de m\u00eame avec l'autre patte ; puis avec la partie centrale du corps ainsi d\u00e9sassembl\u00e9 (commencer par la patte _gauche_ !). Si le croissant \u00e9tait parfait (et c'est l\u00e0, sans conteste, un test, une mesure de son degr\u00e9 de perfection), (\u00e9chelle de Roubaud du croissant), pourvu que les gestes corrects aient \u00e9t\u00e9 accomplis, il ne devrait rester au fond du bol aucune trace de sa disparition. _Un vrai croissant ne s'effrite jamais_. Un croissant trop mouill\u00e9, au point de s'effondrer, de se transformer en carton victime d'une pluie dans un terrain vague de banlieue, me fait autant reculer, ou presque, qu'un autre, dont le contact \u00e0 la bouche, trop sec, me blesse : comme d'un mince jet d'eau en \u00e9t\u00e9, le soir, au bord de la mer, dans la forte chaleur, on arrose la poussi\u00e8re \u00e0 la terrasse d'un caf\u00e9, fixant la s\u00e9cheresse, et l'odeur brusque de terre, de fleurs et d'ombre et de platanes vous serre le c\u0153ur de nostalgie, ainsi la juste humidit\u00e9 caf\u00e9in\u00e9e donnant le juste ar\u00f4me, la juste consistance du croissant vous fait croire, ne serait-ce qu'un instant pr\u00e9caire, \u00e0 la possibilit\u00e9 d'une bonne journ\u00e9e. En renon\u00e7ant au croissant j'avais fait, on le voit, un sacrifice s\u00e9rieux \u00e0 la prose ; mais je n'en attendais pas de r\u00e9compense.\n\n## 104 (\u00a7 8) En admettant que j'aie le temps de l'\u00e9crire du tout\n\nLe seul myst\u00e8re de ce livre est l\u00e0 (parmi quelques \u00e9nigmes, dont certaines, sans doute, m'\u00e9chappent) : les quatre mots manquants dans la phrase de sa d\u00e9finition diront, quand ils seront \u00e9crits, quelque chose qui sera alors, je le pense, si je vais jusque-l\u00e0, d'une certaine \u00e9vidence pour le lecteur. L\u00e0 n'est pas vraiment le myst\u00e8re : il n'y a rien \u00e0 chercher, puisque ce qui serait \u00e0 chercher et que dissimulent les mots manquants dans la phrase n'est pas encore, et, quand cela sera, ces mots n'auront plus rien de myst\u00e9rieux.\n\nLe myst\u00e8re est donc ailleurs : il est dans ce qui, de l'intention de ce r\u00e9cit en train de commencer, n\u00e9cessite une parenth\u00e8se comme celle que j'ai introduite juste apr\u00e8s :\n\n... il est clair que 'le grand incendie de londres' ne sera ce qu'il est qu'une fois achev\u00e9, s'il l'est jamais, c'est-\u00e0-dire s'il va assez loin pour \u00eatre _(auquel cas il sera alors, quoi qu'il arrive, n\u00e9cessairement achev\u00e9)_ ,\n\net a trait \u00e0 la forme de l'\u00e9crit, \u00e0 ce qui le constituera, \u00e9ventuellement, comme un tout. J'y insiste, dans cette _incise_ , encore tr\u00e8s pr\u00e8s du d\u00e9but de ma tentative, \u00e0 un moment pr\u00e9cis\u00e9ment o\u00f9 j'ignore encore si elle aboutira (un minimum, une quantit\u00e9 minimale de prose est pos\u00e9e comme indispensable pour cela), et il m'importe assez peu que cette insistance conduise quelque lecteur ing\u00e9nieux \u00e0 un d\u00e9chiffrement anticip\u00e9 ; car il s'agit d'un myst\u00e8re, non d'une \u00e9nigme, qu'il importe de ne pas d\u00e9chiffrer.\n\nLa distinction entre myst\u00e8re et \u00e9nigme, que j'invente pour les besoins de mon r\u00e9cit, vous sera pr\u00e9sent\u00e9e plus loin (elle est d\u00e9j\u00e0 \u00e9crite, mais sans doute vous ne l'avez pas encore lue, du moins si vous lisez les _insertions_ au moment o\u00f9 elles apparaissent dans la continuit\u00e9 du texte). Le myst\u00e8re touche \u00e0 l'intention de forme du r\u00e9cit, si on peut dire : les mots absents dans la phrase que je commente d\u00e9signant, eux, une intention de contenu.\n\nJe l'ai d\u00e9j\u00e0, dans un paragraphe ant\u00e9rieur, _dite_ implicitement. Si je dis qu'il s'agit d'une intention formelle, c'est, je le crois, que cette intention, une fois atteinte (et accept\u00e9e) par l'ach\u00e8vement, donnera, au moins autant que l'ad\u00e9quation \u00e0 la d\u00e9finition, absente maintenant, mais qui sera tr\u00e8s visible quand le livre sera \u00e9crit, et d\u00e8s qu'il sera certain qu'il le sera, un sens au r\u00e9cit, que je d\u00e9signerai comme \u00e9tant son _sens formel_. Et mon id\u00e9e, qui me fait ainsi insister au-del\u00e0 du strict n\u00e9cessaire narratif sur le myst\u00e8re de sa forme (id\u00e9e qui est d'ailleurs aussi applicable, pour moi, \u00e0 la po\u00e9sie), est qu'il y a _pr\u00e9dominance_ du sens formel sur toute autre modalit\u00e9 de sens, en particulier sur ce qu'on d\u00e9signe ordinairement sous ce mot.\n\nLa non-r\u00e9v\u00e9lation de la phrase d\u00e9finitoire est une tentative pour rapprocher l'intention d'un sens (dans l'acception ordinaire) d'une intention formelle (intention de _sens formel_ , par cons\u00e9quent, si on me suit bien), en lui donnant quelque chose comme un autre sens formel comparable (les deux ne sont pas ind\u00e9pendants). Ce qui fait qu'en somme le myst\u00e8re est double ; son second visage \u00e9tant, une fois le premier, le myst\u00e8re formel proprement dit, aper\u00e7u et \u00e9cart\u00e9, celui qui pourrait surgir.\n\nLa pr\u00e9sente _incise_ n'a pas de r\u00f4le dans le r\u00e9cit. Je m'aper\u00e7ois que sans doute, dans l'ignorance o\u00f9 je suis de l'ach\u00e8vement \u00e9ventuel de mon \u00e9crit, j'ai voulu, en cas d'interruption involontaire avant que cet ach\u00e8vement soit possible (donc certain), et en supposant que malgr\u00e9 tout l'\u00e9tat fragmentaire o\u00f9 en resterait dans ce cas ' _le grand incendie de londres_ ' n'emp\u00eache pas une mise au jour, laisser une possibilit\u00e9 de d\u00e9chiffrement de ce qui serait alors un irr\u00e9el du pass\u00e9. Ce qui semble vouloir dire que m\u00eame affaiblie, ab\u00e2tardie, ridiculis\u00e9e et combattue consciemment, la m\u00eame impulsion, commune \u00e0 toutes les versions m\u00e9galomanes ant\u00e9rieures du _Projet_ et du _Grand Incendie de Londres_ (les deux en intention), demeure en moi et ruse avec l'aveu d'\u00e9chec ; essayant malgr\u00e9 tout de survivre, ne serait-ce que par ces moyens d\u00e9tourn\u00e9s. Elle m'accompagnera vraisemblablement, de plus en plus d\u00e9risoire, jusqu'\u00e0 la mort. Il reste que l'intention de sens existe, que tout ce que j'ai \u00e9crit, ou presque, s'y conforme ; et l'intention formelle est toujours pr\u00e9sente, d'une mani\u00e8re plus essentielle encore, dans la mesure o\u00f9 sa nature m\u00eame lui fait porter ombre sur chaque ligne avan\u00e7ante (ou presque). Il n'est pas impossible que, la prose bougeant avec ses lignes, j'y distribue plus tard de nouveaux indices, plus pr\u00e9cis, rendant plus commode le d\u00e9chiffrement, encore peu envisageable \u00e0 ce stade.\n\n# (DU CHAPITRE 2)\n\n## 105 (\u00a7 16) Un \u00ab projet \u00bb en bonne et due forme... que j'ai m\u00eame publi\u00e9\n\nPubli\u00e9 est beaucoup dire : le caract\u00e8re \u00e9minemment confidentiel du lieu de publication, la \u00ab deuxi\u00e8me s\u00e9rie \u00bb, dite \u00ab documents de travail \u00bb des _Cahiers de po\u00e9tique compar\u00e9e_ (eux-m\u00eames tout \u00e0 fait confidentiels), sous le titre _Mezura_ , emprunt\u00e9 aux troubadours, le tirage insignifiant (cent cinquante exemplaires dont il ne s'est pas trouv\u00e9 circuler beaucoup plus de la moiti\u00e9) donnent \u00e0 cette \u00ab rechute \u00bb dans la m\u00e9galomanie des \u00ab plans de vie et de travail \u00bb une nocivit\u00e9 heureusement fort relative.\n\nEn outre, j'avais \u00e9t\u00e9, au milieu de ma folie r\u00e9currente, un peu plus prudent cette fois. (Un certain go\u00fbt du secret a toujours, heureusement, \u00e9t\u00e9 associ\u00e9 en moi \u00e0 l'ambition d\u00e9mesur\u00e9e.) Le titre, \u00ab Description du projet \u00bb, de ce _Mezura_ , no 9, \u00e9tait certes dangereux puisque le _Projet_ , s'il avait \u00e9t\u00e9 accompli, ne devait pas appara\u00eetre comme existant, ant\u00e9rieurement \u00e0 son ach\u00e8vement effectif ; et il ne devait pas appara\u00eetre non plus comme \u00ab ayant pu avoir \u00e9t\u00e9 \u00bb, d\u00e8s le moment o\u00f9 il avait \u00e9t\u00e9 abandonn\u00e9 et 'le grand incendie de londres' entrepris.\n\nCertes encore, la _section I_ de ce texte, son \u00ab expos\u00e9 des motifs \u00bb, s'approchait en quelques endroits excessivement de ce qui appartenait r\u00e9ellement au _Projet_ (et m\u00eame au _roman_ ). Ainsi :\n\n5. Cette intention (une intention unifiante, d'apr\u00e8s le no 4) est _intention de po\u00e9sie_.\n\n6. Consid\u00e9r\u00e9 dans son ensemble, le projet, dont ceci n'est que tentative de description, est un _projet de po\u00e9sie_.\n\n...\n\n8. Je peux envisager aussi un autre mode de description, cette fois _trame_ d'un _bref_ de narration.\n\n(La distinction, emprunt\u00e9e au vocabulaire du tissage, entre \u00ab trame \u00bb et \u00ab bref \u00bb, touchait m\u00eame l\u00e0 \u00e0 une m\u00e9taphore strat\u00e9gique des rapports entre le _Projet et Le Grand Incendie de Londres_ , que je n'ai pas encore abord\u00e9e dans ce texte-ci.)\n\nMais je n'allais pas malgr\u00e9 tout au-del\u00e0 de ces vell\u00e9it\u00e9s de d\u00e9voilement : le \u00ab projet \u00bb de la \u00ab description du projet \u00bb restait \u00e9loign\u00e9 du v\u00e9ritable _Projet_ sur quelques points essentiels. Il n'en \u00e9tait m\u00eame pas le r\u00e9sum\u00e9, ni le \u00ab squelette \u00bb. Et, surtout, une multiplicit\u00e9 de parapluies \u00e9taient ouverts dans le texte, o\u00f9 je laissais dans le vague, et les d\u00e9lais et le fait m\u00eame de l'ach\u00e8vement des nombreuses t\u00e2ches \u00e9num\u00e9r\u00e9es d'ailleurs plut\u00f4t que d\u00e9crites. Dans la partie la plus pr\u00e9cise du texte, je dressais un bilan de \u00ab travail accompli \u00bb. M\u00eame si l'encha\u00eenement conceptuel des r\u00e9gions en apparence les plus \u00e9loign\u00e9es de ce travail (la \u00ab th\u00e9orie des cat\u00e9gories \u00bb (de la math\u00e9matique) \u00e0 un bout de la cha\u00eene, la pratique du sonnet \u00e0 l'autre, pour ne prendre que les cas extr\u00eames) empruntait \u00e9videmment \u00e0 tout mon pass\u00e9 de r\u00eaveur du _Projet_ , l'extravagance restait mod\u00e9r\u00e9e, et ne devait pas \u00e9veiller le soup\u00e7on d'\u00ab autre chose \u00bb :\n\n1. L'objet de ces quelques pages est d'\u00e9tablir un bilan de dix-sept ann\u00e9es d'activit\u00e9 (1962-1979),\n\n2. et de pr\u00e9senter un programme de travail pour d'autres ann\u00e9es.\n\n...\n\n12. Gertrude Stein a \u00e9crit : \u00ab _I write for myself and strangers. \u00bb_ J'\u00e9cris ceci pour mes amis : c'est une mani\u00e8re de signe. Pour moi-m\u00eame, aussi : afin, peut-\u00eatre, de discerner o\u00f9 j'en suis ; peut-\u00eatre pour ne pas cesser de continuer.\n\nJ'\u00e9cris ceci pour ceux que je tra\u00eene, sans les pr\u00e9venir, dans ces pages. Et pour quelques autres, que cela pourrait int\u00e9resser.\n\n\u00c0 la Section VII, \u00ab Le projet deux : quelques livres pr\u00e9par\u00e9s ou pr\u00e9vus \u00bb, je terminais par cet avertissement :\n\n369\\.... Certains de ces livres existeront. Les autres auront pu avoir \u00e9t\u00e9.\n\nEn effet.\n\nIl reste que j'\u00e9tais pass\u00e9 fort pr\u00e8s d'une imprudence plus grande encore qui aurait rendu 'le grand incendie de londres' strictement impossible.\n\nCela m'a servi de le\u00e7on. D'abord, j'ai compris \u00e0 ce moment qu'il me fallait _renoncer r\u00e9ellement_ , et au _Projet_ et au _Grand Incendie de Londres_ , ne pas chercher \u00e0 les sauver sous une forme hybride ou d\u00e9grad\u00e9e.\n\nJ'ai compris en m\u00eame temps que 'le grand incendie de londres', pour \u00eatre, devait se maintenir dans un \u00e9tat \u00ab priv\u00e9 \u00bb, dans une confidentialit\u00e9 encore beaucoup plus radicale que celle de la \u00ab Description du projet \u00bb de 1979 ; au moins pendant le temps n\u00e9cessaire \u00e0 l'avancement minimal qui assurerait qu'il aboutirait quelque part.\n\nEnfin, il devrait inscrire en lui-m\u00eame, dans son propre mode de composition, la \u00ab clandestinit\u00e9 programmatique \u00bb qui \u00e9tait sa protection, la condition m\u00eame de sa survie. \u00c0 cela je me tiens.\n\n## 106 (\u00a7 17) Les citoyens de Manhattan... ont r\u00e9invent\u00e9 le \u00ab sereno \u00bb\n\nIl y a sept ans (en septembre de 1979), pour en finir avec une passion sentimentale \u00e9puisante et tournant \u00e0 la d\u00e9rision, j'avais pris l'avion pour New York (un des rares moments de ma vie o\u00f9 j'ai pu faire cela : partir en avion pour New York). J'ai habit\u00e9 quinze jours chez Louise, dans son appartement de \u00ab Lower Manhattan \u00bb.\n\nElle vivait alors dans une rue calme, proche de la Troisi\u00e8me Avenue, un petit appartement d'\u00e9tage \u00e9lev\u00e9, infiniment confortable et infiniment cher. Elle y vivait seule. Elle avait un ami, mais lui \u00e9tait dans le New Jersey. Ils se rencontraient aux week-ends (ils travaillaient tous les deux). Tant\u00f4t elle allait chez lui, tant\u00f4t il allait chez elle ; c'\u00e9tait un scientifique appliqu\u00e9, un chimiste des parfums. Il \u00e9tait tr\u00e8s ordonn\u00e9.\n\nLe lit de Louise, o\u00f9 je passai beaucoup de mon temps \u00e0 New York, \u00e9tait immense, clair, bas, tr\u00e8s bas, presque au sol. Les couleurs intenses, criardes, brouill\u00e9es, empi\u00e9tant l'une sur l'autre, perp\u00e9tuelles, de la t\u00e9l\u00e9vision, la pendule lumineuse \u00e9lectrique et silencieuse ponctuaient l'obscurit\u00e9 ; avec, parfois, dans la nuit tardive, le noir et blanc de vieux films, des vieilles s\u00e9ries reprises par les cha\u00eenes \u00ab intelligentes \u00bb (les _Munsters_ , par exemple).\n\nLouise partait t\u00f4t et rentrait tard. Nous allions d\u00eener le soir dans un des innombrables restaurants de nationalit\u00e9s invraisemblables (mais dont les nourritures, aussi diff\u00e9rentes qu'elles aient pu s'annoncer, avaient toujours un air de famille (dans la tonalit\u00e9 fade)) qui jonchent ces r\u00e9gions de New York. Louise les connaissait tous. Elle fron\u00e7ait les sourcils sur ses beaux yeux rentrants et h\u00e9sitait, mais pas longtemps. J'\u00e9tais un peu absent, triste, mais soulag\u00e9 ; elle me trouvait plus vivable qu'autrefois ; \u00ab _mellowed_ \u00bb, disait-elle.\n\nApr\u00e8s son d\u00e9part, je regardais _Good Morning America_. Puis je sortais, parcourant Manhattan en tous sens, de librairie en librairie. J'entassais des masses de livres que je m'exp\u00e9diais \u00e0 mesure \u00e0 moi-m\u00eame dans d'immenses et s\u00e9duisantes enveloppes s\u00e9lectionn\u00e9es par Louise qui travaillait alors dans une maison d'\u00e9dition sp\u00e9cialis\u00e9e en westerns (conversion bien am\u00e9ricaine d'une proven\u00e7aliste de formation) : je passais des heures parmi les centaines de milliers de livres de la librairie Strand, toute proche.\n\nIl faisait chaud encore, et les nuits, ti\u00e8de. En revenant du restaurant Louise se livrait \u00e0 un slalom compliqu\u00e9 entre les rues r\u00e9put\u00e9es dangereuses et d'autres o\u00f9, pensait-elle, on pouvait circuler \u00e0 pied sans crainte. Je ne saisissais, et pour cause, pas tr\u00e8s clairement le sens et la pertinence de ces distinctions. Ces rues me paraissaient toutes semblables ; et tranquilles. Le seul crit\u00e8re que je parvins \u00e0 identifier avec certitude \u00e9tait celui-ci : certaines rues \u00e9taient trop tranquilles ; dans celles o\u00f9 nous marchions les trottoirs n'\u00e9taient jamais vides.\n\nJ'ai alors compris le sens \u00ab s\u00e9curitaire \u00bb de l'institution du \u00ab sereno \u00bb, r\u00e9invent\u00e9e dans le Manhattan d'aujourd'hui (au moins celui de 1979, je n'y suis pas revenu depuis) ; en arrivant \u00e0 l'adresse de Louise, en d\u00e9barquant de l'avion, j'avais \u00e9t\u00e9 accueilli \u00e0 l'entr\u00e9e par un gardien arm\u00e9, aimable (il \u00e9tait pr\u00e9venu de la venue d'un \u00ab _gentleman from France \u00bb_ ), mais malgr\u00e9 tout sur ses gardes ; et arm\u00e9. L'immeuble \u00e9tait en effet gard\u00e9 jour et nuit et le co\u00fbt de cette surveillance entrait pour une part non n\u00e9gligeable dans le loyer.\n\nD\u00e8s que Louise m'a donn\u00e9 l'explication de cet accueil surprenant pour un Parisien, j'ai pens\u00e9 \u00e0 Madrid. En cette m\u00eame ann\u00e9e 1970, j'avais rencontr\u00e9 Louise.\n\nLouise connaissait et traitait avec d\u00e9f\u00e9rence chacun des deux gardiens : celui de jour et celui de nuit. Elle me pr\u00e9senta, afin que je ne me heurte pas \u00e0 une impossibilit\u00e9 de rentrer dans la maison en son absence. J'eus le sentiment de l'\u00e9vidente pertinence de l'expression \u00ab chien de garde \u00bb. L'identification \u00e9tait visuelle, non olfactive ; mais je fus tent\u00e9 de tendre la paume de ma main vers le museau du revolver, pour l'amadouer.\n\n## 107 (\u00a7 20) Un seizi\u00e8me de feuille de format fran\u00e7ais ancien, 21 \u00d7 27\n\nLes pages manuscrites de mes notes d'alors, de mes copies de textes proven\u00e7aux que j'ai conserv\u00e9es sont sur des pages du format alors courant en France ; elles m'apparaissent aujourd'hui courtes, \u00e9paisses, maladroites. Mon impression, quand j'ai \u00e9t\u00e9 confront\u00e9 pour la premi\u00e8re fois au format \u00ab am\u00e9ricain \u00bb de 21 \u00d7 29,7 qui s'est impos\u00e9 depuis partout, en une d\u00e9marche \u00ab normalisante \u00bb du papier, fut exactement inverse : je trouvais ces pages in\u00e9l\u00e9gamment longues et \u00e9troites.\n\nCette impression demeure nette dans mon souvenir ; et, pour une fois, je dispose quasiment d'une corroboration objective, ind\u00e9pendante de ma m\u00e9moire : car toutes ces notes d'alors sont sur des feuilles \u00ab fran\u00e7aises \u00bb, ou des \u00ab quarts de feuille \u00bb, \u00e0 petite \u00e9criture quadricolore accueillant les \u00ab coblas \u00bb de chansons de troubadours (unit\u00e9 dont j'avais pris l'habitude pendant les longues ann\u00e9es de ma composition de sonnets), donc sur du papier que j'avais apport\u00e9, d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment avec moi en franchissant l'Atlantique, de fa\u00e7on \u00e0 ne pas d\u00e9pendre du papier \u00ab am\u00e9ricain \u00bb.\n\nPlus tard, pas tr\u00e8s longtemps plus tard, quand ma r\u00e9sistance g\u00e9om\u00e9trique s'est trouv\u00e9e, en quelque sorte, tourn\u00e9e par une trahison de l'int\u00e9rieur, l'adoption par la papeterie fran\u00e7aise des normes anglo-saxonnes, j'ai m\u00eame envisag\u00e9 un instant de faire des provisions de papier 21 \u00d7 27 suffisantes pour toutes les ann\u00e9es de mon \u00e9criture, mais ma paresse naturelle en pr\u00e9sence de telles t\u00e2ches (jointe au probl\u00e8me, fort peu ais\u00e9ment soluble, du stockage) m'y a fait renoncer rapidement. Je me suis adapt\u00e9. Et je ne vois pas sans une certaine g\u00eane l'\u00e9vidence, patente au moment de reprendre des manuscrits de ces ann\u00e9es d'avant le papier imp\u00e9rialiste yankee (si j'ose dire), de mon habituation, de mon int\u00e9riorisation de cette contrainte \u00ab multinationale \u00bb qui me fut impos\u00e9e contre mon choix.\n\nC'est une question, en ce qui me concerne, moins minuscule qu'il peut y para\u00eetre au premier abord. Les premi\u00e8res ann\u00e9es de mon 'Projet', je l'ai dit, ont \u00e9t\u00e9 largement occup\u00e9es, du c\u00f4t\u00e9 de la po\u00e9sie, par un travail sur le sonnet. \u00c0 chaque sonnet que je composais, dans chacun de ses \u00e9tats successifs, je donnais une existence quadricolore de papier autonome, un \u00ab quart de feuille \u00bb de papier machine ordinaire, quatre-vingts grammes : un microcosme de surface blanche de papier, habit\u00e9 des mots et des lignes du po\u00e8me. L'\u00ab existence-seul \u00bb de chacun de ces sonnets, ainsi, avait sa confirmation mat\u00e9rielle dans la notation.\n\nDe plus, comme la fabrication du livre qui devait les contenir et les agencer \u00e9tait ce qui m'importait alors le plus, tout autre rapport au papier, m\u00eame math\u00e9matique, passait par les m\u00eames dispositions : pas d'autres types de feuilles, pas de feuilles de papier ray\u00e9, pas d'autres papiers que le papier machine (alors m\u00eame que je ne me servais pas encore, ou tr\u00e8s peu, d'une machine \u00e0 \u00e9crire). Le format de la feuille, et ses diviseurs (de la moiti\u00e9 au seizi\u00e8me), \u00e9tait devenu le mode m\u00eame de l'existence de toute langue \u00e9crite par moi, dans quelque ordre d'activit\u00e9 que ce soit (c'est sans doute une des raisons pour lesquelles, quand ces \u00ab sonnets \u00bb se sont trouv\u00e9s devenir _livre_ , je veux dire livre imprim\u00e9 et publi\u00e9 par un \u00e9diteur, au moment m\u00eame de la joie et exaltation na\u00efve que me procurait ce fait, une sorte de tristesse me faisait mesurer la distance qui s'\u00e9tait \u00e9tablie entre ma \u00ab conception \u00bb, appuy\u00e9e sur la page manuscrite, et _cela_ , o\u00f9 je ne me reconnaissais pas vraiment).\n\n\u00c9tant donn\u00e9 tout cela, le lien de la pens\u00e9e, de la vie dans la langue particuli\u00e8re qui est celle de celui qui compose de la po\u00e9sie comme de celui qui cherche de la math\u00e9matique (et j'\u00e9tais alors, de mani\u00e8re tr\u00e8s imbriqu\u00e9e, les deux, en ces ann\u00e9es-l\u00e0) au _format_ des lieux g\u00e9om\u00e9triques des \u00ab d\u00e9p\u00f4ts de langue \u00bb qui en r\u00e9sultaient, \u00e9tait fortement contraignant. Et cela d'autant plus que la version de la forme sonnet que j'avais adopt\u00e9e, \u00e0 la suite des sonnettistes des si\u00e8cles pass\u00e9s, interpr\u00e9t\u00e9e graphiquement par la typographie moderne, disposait la division majeure du po\u00e8me, le huitain s'opposant au sizain en une r\u00e9partition qui donnait neuf lignes au premier et sept au second. Or, le rapport de neuf \u00e0 sept est, num\u00e9riquement, le m\u00eame que celui de la dimension longue, vingt-sept centim\u00e8tres, \u00e0 la dimension courte, vingt et un centim\u00e8tres, des pages que j'utilisais. Le confort d'une telle harmonie de proportions se trouvait d\u00e9truit par le format de la feuille \u00ab am\u00e9ricaine \u00bb.\n\nJ'ai mis tr\u00e8s longtemps \u00e0 retrouver le sonnet.\n\n## 108 (\u00a7 21) Il \u00e9tait n\u00e9cessaire que son terrain d'application soit \u00ab dans la po\u00e9sie \u00bb.\n\nCette n\u00e9cessit\u00e9 ne se comprend ici qu'\u00e0 la suite, dans le chapitre 5 du r\u00e9cit de cette branche : puisque le _Projet_ devait \u00eatre, \u00e0 _la fois_ , un projet de po\u00e9sie et un projet de math\u00e9matique. Les r\u00e9flexions que le r\u00eave, la d\u00e9cision et le Projet, qui constituent ce chapitre, inspirent et qui sont d\u00e9j\u00e0 \u00e9crites au moment o\u00f9 je m'engage dans cette incise, \u00e9clairent suffisamment cet aspect.\n\nMais il m'appara\u00eet autre chose, li\u00e9 \u00e0 une contradiction inh\u00e9rente au _Projet_ (et, \u00e0 sa suite, au roman) : ce _moment_ de la d\u00e9couverte d'un mode d'acc\u00e8s de l'alg\u00e8bre \u00e0 la po\u00e9sie, que je crois reconstituer et qui joue un r\u00f4le d\u00e9cisif dans mon _illumination_ et le nouveau d\u00e9part du _Projet_ qui en r\u00e9sulte, est un moment de hasard. Je suis \u00e0 peu pr\u00e8s certain cependant qu'il se serait n\u00e9cessairement produit, puisque, par exemple, je m'int\u00e9ressais beaucoup, \u00e0 l'\u00e9poque, \u00e0 la linguistique g\u00e9n\u00e9rative ; puisque je m'\u00e9tais lanc\u00e9, \u00e0 la suite de ma th\u00e8se de math\u00e9matique et dans le sillage de mon ma\u00eetre J.-P. Benz\u00e9cri, dans l'exploration d'un mod\u00e8le concurrent de la syntaxe des langues naturelles ; quelqu'un, moi-m\u00eame encore peut-\u00eatre, aurait d\u00e9couvert, ailleurs, plus tard, les travaux de M\u00e9trique G\u00e9n\u00e9rative de Halle-Keyser. _Cela_ aurait eu lieu.\n\nPour prendre un autre exemple, le principe combinatoire auquel je fais allusion dans les lignes du r\u00e9cit qui suivent, celles qui ont appel\u00e9 cette _incise_ , un principe g\u00e9n\u00e9ral d'une th\u00e9orie du rythme, _cela_ aussi \u00e9tait \u00ab en route \u00bb \u00e0 ce moment, et finirait de toute fa\u00e7on par \u00ab rencontrer \u00bb le _principe du maximum_ , pour mettre l'alg\u00e8bre rythmique sur une voie v\u00e9ritablement utile \u00e0 mon _Projet_.\n\nCeci veut dire que le principe de dispersion boulimique qui caract\u00e9rise ma trajectoire dans ces ann\u00e9es effervescentes du d\u00e9but du _Projet_ travaillait secr\u00e8tement en faveur de son contraire, la strat\u00e9gie unifiante qui \u00e9tait indispensable \u00e0 la r\u00e9alisation.\n\nMais il \u00e9tait impossible que tout ait lieu en m\u00eame temps. En avan\u00e7ant dans chaque \u00ab branche \u00bb de recherche ou d'\u00e9criture, je me rapprochais de la solution du probl\u00e8me du \u00ab comment \u00bb du Projet ; et pendant ce temps s'\u00e9puisaient les ann\u00e9es qui m'\u00e9taient donn\u00e9es pour le mettre en \u0153uvre.\n\nVoil\u00e0, en effet, de quoi rire.\n\nRions.\n\nCette \u00ab _discrepance \u00bb_ fatale touche toutes mes entreprises : le travail sur la forme sonnet, cet \u00eelot survivant du naufrage du Projet, se heurte \u00e0 une difficult\u00e9 du m\u00eame ordre ; comme l'ambition est moins vaste, et que je peux supporter l'id\u00e9e d'un accomplissement imparfait, je parviendrai malgr\u00e9 tout \u00e0 quelque chose. Mais c'est seulement aujourd'hui que je sais ce qu'il aurait fallu faire pour le faire de mani\u00e8re satisfaisante.\n\nChez certains (je pense en particulier, selon des modalit\u00e9s tr\u00e8s diff\u00e9rentes mais avec des r\u00e9sultats assez semblables, \u00e0 mes amis Pierre Lusson (le fondateur de la Th\u00e9orie du Rythme) et Jean B\u00e9nabou (le Ma\u00eetre de la Th\u00e9orie des Cat\u00e9gories)), le syndrome que je d\u00e9cris conduit \u00e0 un inach\u00e8vement quasi parfait. La diff\u00e9rence est que leurs intentions ont \u00e9t\u00e9 affich\u00e9es ; les miennes sont rest\u00e9es, dans une large mesure, secr\u00e8tes. Mais j'ignore quelle est la situation la moins d\u00e9sesp\u00e9rante.\n\n## 109 (\u00a7 23) La for\u00eat encore imp\u00e9n\u00e9tr\u00e9e des choses en m\u00e9moire, et qui attendent\n\nJe ne me repr\u00e9sente pas ces \u00ab choses en m\u00e9moire \u00bb comme des chaises dans un salon vide, ou des malles dans un grenier. Les images que garde la m\u00e9moire, je ne les vois pas comme des photographies, ou des peintures, ces biens immobiliers du souvenir, ces repr\u00e9sentations \u00ab oisives \u00bb, comme dit \u00e0 peu pr\u00e8s Wittgenstein. S'il est vrai (comme je le dis dans la suite, plus loin dans le d\u00e9roulement des chapitres, et aussi plus avant, puisque les insertions viennent lin\u00e9airement apr\u00e8s le \u00ab r\u00e9cit \u00bb) que 'le grand incendie de londres' est quelque chose (secondairement \u00e0 son intention et d\u00e9finition principale, non dite) comme un \u00ab trait\u00e9 de m\u00e9moire \u00bb, cela suppose une certaine r\u00e9flexion sur la m\u00e9moire elle-m\u00eame, que je n'ai pas vraiment commenc\u00e9 de mettre en lignes, \u00e0 ce _moment_ de ma narration. Les \u00ab choses en m\u00e9moire \u00bb ne sont donc, pour l'instant, que des \u00ab souvenirs \u00bb, au sens ordinaire.\n\nPourtant, dans cette \u0153uvre \u00e0 dessein de fiction, je d\u00e9sire \u00e9viter la pente des \u00ab m\u00e9moires \u00bb, le d\u00e9roulement paresseux des \u00ab sorites \u00bb, des \u00ab gloses \u00bb de souvenirs comment\u00e9s et align\u00e9s les uns apr\u00e8s les autres. Il ne me faut donc solliciter l'activit\u00e9 de m\u00e9moire que secondairement \u00e0 l'autre, la principale, celle de la prose racontant ce qu'elle a pour t\u00e2che (obscure) de raconter. Je me heurte \u00e0 deux difficult\u00e9s.\n\nTout d'abord, le mouvement d'un souvenir, une fois mis en route, est difficilement arr\u00eatable, et m'entra\u00eene \u00e0 tout moment dans des directions que je ne veux pas prendre, sous peine de voir le chemin de l'\u00e9crit enti\u00e8rement soumis au hasard des embrayages dans les 'traces mn\u00e9siques \u00bb, si j'ose m'exprimer ainsi. Une chose est de ne pas avoir de plan pr\u00e9\u00e9tabli, une autre de me soumettre enti\u00e8rement au hasard (aussi s\u00e9mantiquement pr\u00e9d\u00e9termin\u00e9 qu'il puisse \u00eatre). Je ne con\u00e7ois pas mon entreprise ainsi. Il s'ensuit que je consid\u00e8re les souvenirs avec m\u00e9fiance, que je suis \u00e0 tout instant tent\u00e9 de les interrompre, de refuser leurs sollicitations.\n\nPas tout \u00e0 fait ind\u00e9pendamment, le souvenir pr\u00e9sente un autre risque, au moins aussi grave. Amen\u00e9 au pr\u00e9sent, un souvenir (et ceci encore plus spectaculairement si je l'\u00e9cris) s'affaiblit, se d\u00e9nature, s'\u00e9puise. Une irruption accidentelle d'un souvenir profond est donc, si elle se produit contre la n\u00e9cessit\u00e9 propre de la prose, une v\u00e9ritable catastrophe. Se souvenir d'un souvenir conduit \u00e0 sa rapide d\u00e9valuation.\n\nC'est pourquoi je tourne autour de ces \u00ab choses en m\u00e9moire, qui attendent \u00bb, avec d'infinies pr\u00e9cautions. Je ruse. J'exp\u00e9rimente des tactiques de diversion, Le pr\u00e9sent et son silence nocturne m'enveloppent. Je me l\u00e8ve pour boire, je prends un livre, je ferme les yeux, je me concentre sur le silence, le vide, je dirige ma pens\u00e9e vers des souvenirs d\u00e9j\u00e0 perdus, vers des instants \u00e0 venir, m\u00eame s'ils ne m'offrent plus gu\u00e8re de joies possibles (joie, assurance d'oubli).\n\nPar la m\u00e9moire j'assure, parall\u00e8lement au temps qui me vieillit comme corps, comme pens\u00e9e, ma destruction. Je m'efforce de mettre de l'ordre dans cette destruction, de la construire.\n\n# (DU CHAPITRE 3)\n\n## 110 (\u00a7 25) Tournant le dos au reste de la pi\u00e8ce\n\nLe reste de la pi\u00e8ce, ce qui se trouve en arri\u00e8re de ma t\u00eate, inaccessible \u00e0 mon regard au moment de la description, y \u00e9chappant, sera \u00e0 jamais vide, puisque je ne me suis pas alors retourn\u00e9. J'ai not\u00e9 qu'il y avait \u00ab par exemple \u00bb, le t\u00e9l\u00e9phone, la t\u00e9l\u00e9vision, la chemin\u00e9e. C'est encore vrai, m\u00eame si le poste de t\u00e9l\u00e9vision aujourd'hui est plus grand, plus moderne, \u00e9quip\u00e9 du \u00ab d\u00e9codeur \u00bb qui permet \u00e0 mon p\u00e8re de capter \u00ab Canal Plus \u00bb et ses nombreux films. Mais le d\u00e9s\u00e9quilibre descriptif est d\u00e9finitif. Je pourrais, me souvenant, ayant devant les yeux la pi\u00e8ce dans son \u00e9tat actuel (actuel au moment o\u00f9 j'\u00e9cris ceci, qui est donc, selon les termes m\u00eames que j'emploie, s\u00e9par\u00e9 d'au moins trois ans de celui de la \u00ab description d\u00e9finie \u00bb arr\u00eat\u00e9e \u00e0 mon champ visuel), me livrer \u00e0 un autre exercice d'alignement de lignes \u00e9num\u00e9ratives qui restitueraient, au mieux que je pourrais, l'image (la topologie d'images superpos\u00e9es) de cette seconde moiti\u00e9. Je pr\u00e9vois de le faire, mais plus tard encore, apr\u00e8s des changements beaucoup plus graves.\n\nIl y aura, alors, quatre \u00ab \u00e9tats \u00bb de description :\n\n\u2013 celui qui constitue le \u00a7 25 de la pr\u00e9sente branche (r\u00e9cit), la moiti\u00e9 visible de mes yeux \u00e0 la table ;\n\n\u2013 le m\u00eame territoire revu et balay\u00e9 selon le m\u00eame mouvement du regard \u00e0 l'instant (futur) o\u00f9, dans la prose, je reviendrai sur les lieux ;\n\n\u2013 \u00e0 cet instant, j'ach\u00e8verai le mouvement circulaire, je montrerai la pi\u00e8ce dans son entier ;\n\n\u2013 je m'efforcerai, enfin, de retrouver en souvenir la moiti\u00e9 rest\u00e9e vide telle qu'elle \u00e9tait quand je la regardais pour en \u00e9crire ce que j'en ai \u00e9crit.\n\nIl s'agit d'une exp\u00e9rience t\u00e9moin, pouvant servir d' _embl\u00e8me_ \u00e0 ma tentative de prose. Sa \u00ab constitution \u00bb abstraite est un _triple :_\n\n\u2013 les deux moiti\u00e9s sans suture de temps de la pi\u00e8ce dans son \u00e9tat futur (pr\u00e9sent encore inactuel de la description circulaire encore non \u00e9crite) ;\n\n\u2013 le _double_ antagoniste de la description pass\u00e9e faite au pr\u00e9sent du regard et de son sym\u00e9trique (l'autre moiti\u00e9 alors rest\u00e9e non dite) imagin\u00e9e au souvenir.\n\nDe ce \u00ab triple \u00bb (m\u00eame dans son \u00e9tat actuel d'inach\u00e8vement, de non-compl\u00e9tion, puisque la description ultime n'est pas faite, ne le sera peut-\u00eatre pas), je peux (en n'examinant que les conditions de sa \u00ab conception \u00bb) mettre en \u00e9vidence la pluralit\u00e9 irr\u00e9pressible de mondes dans laquelle mon lecteur, lecteur g\u00e9n\u00e9rique du 'grand incendie de londres', est plac\u00e9 par la _condition du pr\u00e9sent_ que j'impose \u00e0 son appr\u00e9hension de mon texte (tout ce qui est \u00e9crit dans cette _branche_ garde la trace du pr\u00e9sent de sa composition).\n\nCe n'est pas tant vers un futur \u00e0 la fois informe et informul\u00e9 que les mondes divergent (du moins divergent d\u00e9montrablement ; vers le futur ils ne se multiplient que \u00ab possiblement \u00bb) que vers le pass\u00e9. Si j'admets, provisoirement, que la description enti\u00e8re de la pi\u00e8ce (suppos\u00e9e faite) et la description d\u00e9j\u00e0 pos\u00e9e ici de la moiti\u00e9 vue t\u00e9moignent d'un m\u00eame monde, c'est \u00e0 deux mondes diff\u00e9rents qu'appartiennent d'une part ces deux descriptions et d'autre part celle de la moiti\u00e9 aujourd'hui encore laiss\u00e9e vide, faite \u00e0 partir de mon souvenir. Je ne chercherai pas \u00e0 \u00e9lucider les rapports de non-ind\u00e9pendance de ces mondes (ils sont li\u00e9s, bien \u00e9videmment, mais la \u00ab logique \u00bb de leur concordance n'est certainement pas simple).\n\nAinsi, la condition de pr\u00e9sent jointe \u00e0 la _condition de v\u00e9ridicit\u00e9_ (que vous \u00eates pratiquement oblig\u00e9 d'admettre) font que mon livre se situe n\u00e9cessairement dans une pluralit\u00e9 de mondes : leurs multiplications, leurs heurts autant que leurs convergences constituent un mode particulier de fiction arborescente ; la progression, incis\u00e9e et bifurquante, des lignes que j'ai choisie en constitue, abstraitement (ind\u00e9pendamment des justifications pragmatiques que j'ai fournies plus haut), une figuration.\n\n\u00c0 partir de cet exemple encore, une autre source de la prolif\u00e9ration des mondes peut appara\u00eetre : ma \u00ab description d\u00e9finie \u00bb de la pi\u00e8ce n' _est_ pas la pi\u00e8ce, mais un pr\u00e9l\u00e8vement en mots de fragments vus ; quelque chose de plus proche de _ce monde-l\u00e0_ , que j'ai regard\u00e9, pourrait \u00eatre, par exemple, une photographie, prise du m\u00eame endroit que le regard (l'exp\u00e9rience \u00ab mod\u00e8le \u00bb peut aussi supposer cela : l'existence de deux photographies des lieux, aux moments concern\u00e9s).\n\nMa description, \u00ab lacunaire \u00bb, est compatible avec d'autres mondes photographiables, o\u00f9 les endroits blancs seraient remplis autrement, par d'autres objets, ceux que j'ai \u00ab oubli\u00e9 \u00bb de dire, ou d'autres qui n'ont pas \u00e9t\u00e9 l\u00e0, dans le monde de r\u00e9f\u00e9rence de mon souvenir. Entre la description et la ou les photographies possibles non contradictoires avec elle, consid\u00e9r\u00e9e(s) comme image(s) stable(s) et pleine(s) du (des) morceaux de monde(s) d\u00e9crit(s), il y a place pour des modifications, des ajouts, des corrections, des repentirs. Dans 'le grand incendie de londres', ce r\u00f4le est jou\u00e9 (selon l'analogie abstraite) par les _incises_.\n\n## 111 (\u00a7 32) Ces paragraphes s\u00e9par\u00e9s les uns des autres par des blancs, une num\u00e9rotation et un titre\n\nLe mode de pr\u00e9sentation en blocs autonomes (une cuiller\u00e9e de \u00ab gel\u00e9e \u00bb de prose) accentue l'ind\u00e9pendance apparente premi\u00e8re des fragments qui constituent 'le grand incendie de londres'. La discontinuit\u00e9 de leur mode de composition (blocs isol\u00e9s de temps pr\u00e9matinal) trouve l\u00e0 une _signature formelle_.\n\nS\u00e9par\u00e9s dans le temps par le blanc des journ\u00e9es incolores, ils se s\u00e9parent aussi mat\u00e9riellement sur le papier. Quand, une fois allum\u00e9e ma lampe et ouvert mon cahier \u00e0 l'endroit o\u00f9 je l'ai referm\u00e9 la veille, j'affronte, toujours aussi difficilement (et cela ne cesse pas, de moment en moment, malgr\u00e9 mes espoirs), l'angoisse r\u00e9currente et souvent infranchissable du \u00ab recommencement \u00bb (et si rien n'avance le jour est un jour totalement blanc, annul\u00e9 et nul) entour\u00e9 de noir \u00e9pais, la t\u00eate dans la lumi\u00e8re \u00e9lectrique tronconique, je me retrouve en fait dans les dispositions mentales d'un d\u00e9but absolu.\n\nContre toute habitude et sagesse romanesque, je n'efface pas ces ruptures. Je les affiche au contraire.\n\nLa ligne de blanc (dans mon cahier ce n'est qu'une ligne mince de blanc, mais dans la version tapuscrite (que suivra ou non la traduction imprim\u00e9e, si jamais je m'y hasarde, je ne sais) je change en m\u00eame temps de page), la num\u00e9rotation sont les proc\u00e9d\u00e9s tout \u00e0 fait ordinaires de fragmentation d'un texte (ils se renforcent), il n'y a rien \u00e0 en dire de particulier.\n\nLa d\u00e9signation en revanche, le _titre_ du fragment, du _moment_ de la prose, a une intention propre.\n\nComme vous n'avez sans doute pas pu \u00e9viter de le remarquer je reprends, pour ce titre, assez long et soulign\u00e9 (\u00e0 la couleur rouge dans mon cahier), tout ou partie de la premi\u00e8re phrase du paragraphe qu'il d\u00e9signe (et, dans le cas d'une _incise_ , comme celle-ci m\u00eame, le _segment_ du texte o\u00f9 a lieu l' _insertion_ ), et le d\u00e9but de la lecture du fragment est donc une r\u00e9p\u00e9tition \u00e0 peu pr\u00e8s exacte des mots qui viennent d'\u00eatre lus dans le r\u00e9cit. Le _moment_ est donc presque enti\u00e8rement dirig\u00e9 vers sa suite ; la r\u00e9p\u00e9tition initiale _marque_ un d\u00e9but, une attaque, l'existence d'un silence ant\u00e9rieur (c'est un v\u00e9ritable _marquage_ , au sens de la th\u00e9orie lussonienne du Rythme).\n\nJe prends le mot _titre_ dans l'acception suivante (emprunt\u00e9e plus ou moins exactement \u00e0 Gertrude Stein) :\n\n _Un titre est le nom propre de son texte_.\n\nSi le titre d'un _moment de prose_ est la reprise de son commencement, le moment lui-m\u00eame, dans cette interpr\u00e9tation, n'est pas soumis \u00e0 une vision unifiante qui le d\u00e9passe et le coiffe, qui peut \u00eatre nomm\u00e9e ext\u00e9rieurement \u00e0 lui ; il est seulement le prolongement d'un germe, sa phrase initiale.\n\nMais ce \u00ab titre \u00bb long, plut\u00f4t inusuel en tant que titre, s'inspire aussi d'un vieux souvenir de lecture : dans des \u00e9ditions \u00ab illustr\u00e9es \u00bb de mes premi\u00e8res lectures (Jules Verne, Erckmann-Chatrian ou Boussenard), des gravures ou photographies pleines pages se situant parfois dans le livre \u00e0 quelque distance des passages qu'elles devaient \u00e9voquer \u00e9taient ainsi _titr\u00e9es_ par fragments de texte, suivis parfois d'une indication de page.\n\nChaque _moment de prose_ est aussi \u00ab moment \u00bb en cela ; il a l'immobilit\u00e9 concentr\u00e9e et \u00ab oisive \u00bb (comme dit Wittgenstein) d'une _piction_ (ce mot-valise, fait de l'anglais \u00ab picture \u00bb et de \u00ab fiction \u00bb, s'oppose \u00e0 _image_ ). Il ne bouge pas.\n\n## 112 (\u00a7 40) Des m\u00fbres \u00e0 la cr\u00e8me liquide par une soir\u00e9e de f\u00e9vrier\n\nAlors qu'au cong\u00e9lateur presque tous les fruits domestiqu\u00e9s s'effondrent, deviennent mous et flasques une fois priv\u00e9s du soutien des minuscules cristaux qui les ont soutenus pendant leur hibernation, la m\u00fbre, avec ses gros (ou petits) grains noirs, en sort intacte, presque plus nette, fra\u00eeche et consistante. C'est l\u00e0 une revanche du \u00ab naturel \u00bb sur le \u00ab culturel \u00bb qui me r\u00e9jouissait.\n\nMes cueillettes pr\u00e9f\u00e9r\u00e9es ont toujours \u00e9t\u00e9 ces deux-l\u00e0 : l'azerole et la m\u00fbre. L'azerole repr\u00e9sente la raret\u00e9, l'originalit\u00e9 extr\u00eame d'une survivance g\u00e9ographique et, par la pr\u00e9paration de la gel\u00e9e, l'originalit\u00e9 seconde, redoubl\u00e9e d'une \u00ab mise en m\u00e9moire \u00bb, comme celle qui transforme en prose les souvenirs.\n\nMais la m\u00fbre, elle, est partout : en Provence comme dans les Alpes, en Californie comme en \u00c9cosse ; au bord des routes, entre deux vignes, dans les flaques de terre et de ruines des villes, apr\u00e8s la chute d'une vieille maison. Ses buissons d\u00e9chirants partout fleurissent, rougissent, s'emplissent de grappes noires ; en hiver, squelettes bruns, sombres, avec accompagnement de corneilles, d'\u00e9tourneaux. Partout, les cultures peign\u00e9es, les routes nettes s'acharnent \u00e0 les d\u00e9truire, \u00e0 les \u00e9radiquer ; partout ils renaissent, de toute n\u00e9gligence, de tout d\u00e9couragement paysan ou cantonnier, de tout retour en friche. Il y a en la m\u00fbre de la t\u00e9nacit\u00e9 sans emphase de la po\u00e9sie.\n\nLa m\u00fbre est ma seconde cueillette. \u00c0 sa recherche, je croise et recroise les sentiers qui innervent la garrigue, je marche dans les thyms et les lavandes, j'escalade les tas de vieilles pierres grises, les murs effondr\u00e9s, les restanques ; il y a des massifs inentam\u00e9s depuis presque un demi-si\u00e8cle, sur la pente de colline qui regarde vers l'est, au-dessus du village de Bagnoles. Les m\u00fbres, l\u00e0, deviennent plus grosses, plus nombreuses ; la ronce in\u00e9puisable s'\u00e9paissit, devient presque imp\u00e9n\u00e9trable, offre des grappes \u00e9normes au sang noir, qu'on ne peut atteindre sans verser, \u00e0 son tour, le sien, en d\u00e9chirant ses jambes et ses bras, o\u00f9 la ronce laisse sa trace pointill\u00e9e, sa signature.\n\nPersonne ne me dispute ces r\u00e9coltes, la ronce n'appartient \u00e0 personne, est \u00e0 tous. Les m\u00fbres impeccables qu'on voit de nos jours sur les march\u00e9s, en \u00ab barquettes \u00bb aussi ch\u00e8res que les framboises, et comme elles, sont des m\u00fbres d'\u00ab \u00e9levage \u00bb, aussi fades que les truites de m\u00eame d\u00e9nomination. Et ces m\u00fbres rentabilis\u00e9es poussent bien entendu sur des ronces sans \u00e9pines ; leur go\u00fbt aussi est devenu sans \u00e9pines, ne d\u00e9chire pas la langue ; il est doux et mou comme ces faux fromages infiniment pasteuris\u00e9s, aux noms all\u00e9chants : \u00ab Chaumes \u00bb, \u00ab St-Moret \u00bb, \u00ab Coulommiers \u00bb, en bo\u00eetes industrielles, destin\u00e9s \u00e0 la r\u00e9duction des d\u00e9ficits du commerce ext\u00e9rieur. Ce sont des m\u00fbres \u00e0 grand tirage.\n\nLa pr\u00e9paration de la gel\u00e9e de m\u00fbres ne m'attire pas : il faut presser la masse des fruits longuement \u00e0 travers un linge sacrifi\u00e9 pour obtenir un jus sans aucune de ces graines int\u00e9rieures qui constituent la charpente intime du fruit, et j'ai toujours recul\u00e9 devant l'id\u00e9e de ce \u00ab pressoir \u00bb manuel : je ne bois pas de vin. Je pr\u00e9f\u00e8re la confiture, dense, avec des fruits entiers. Une r\u00e9colte, moyenne, trois mille m\u00fbres (un peu plus de trois kilos de fruits), grande colline noire tach\u00e9e de rouge (il faut laisser un dixi\u00e8me environ de m\u00fbres rouges pour que la confiture ne soit pas trop visqueuse, ni trop sucr\u00e9e) s'\u00e9rode lentement et se fond avec le blanc du sucre, dans la bassine, sur le feu. Ce sont les plus belles de ces m\u00fbres qui, \u00e9chappant \u00e0 la cuisson, seront dignes du cong\u00e9lateur. Mais on peut aussi les manger le jour m\u00eame, avec de la cr\u00e8me, du yoghourt ou du lait caill\u00e9 ; de belles assiett\u00e9es fra\u00eeches, en blanc et noir.\n\n# (DU CHAPITRE 4)\n\n## 113 (\u00a7 42) Le gigantisme dinosaurien qui menace, elle en est certaine, l'humanit\u00e9\n\nPour mon p\u00e8re il ne s'agit pas, bien entendu, de gigantisme, mais d'un progr\u00e8s, conduisant \u00e0 une plus grande harmonie physique de l'esp\u00e8ce. Plus les gar\u00e7ons et les filles seront grands, plus ils seront, g\u00e9n\u00e9ralement parlant, beaux et harmonieux, ce qui sera tout \u00e0 l'avantage des \u00e9quipes de rugby, son sport pr\u00e9f\u00e9r\u00e9. (Il restera toujours assez de jeunes gens suffisamment petits pour les postes de talonneurs.)\n\nMon p\u00e8re attribue ce progr\u00e8s (l'augmentation de la taille moyenne, dont il suit attentivement les indices visuels et statistiques) \u00e0 deux causes principales (non ind\u00e9pendantes toutefois).\n\nLa premi\u00e8re est de nature scientifique, \u00ab hygi\u00e9nique \u00bb : une alimentation plus rationnelle, plus r\u00e9guli\u00e8re, abondante, stimulante des papilles gustatives, et incitant \u00e0 la recherche d'une d\u00e9pense physique par enthousiasme des \u00ab esprits animaux \u00bb de la jeunesse : le lait, les fromages, les diff\u00e9rentes vari\u00e9t\u00e9s de yaourts y jouent un r\u00f4le essentiel. L'exemple d\u00e9cisif \u00e0 ce sujet est celui des \u00c9cossais, Su\u00e9dois et Hollandais qui, dans les ann\u00e9es trente, \u00e9taient en moyenne d'une taille largement sup\u00e9rieure \u00e0 celle des Fran\u00e7ais et plus g\u00e9n\u00e9ralement des M\u00e9diterran\u00e9ens gr\u00e2ce \u00e0 une alimentation fortement lact\u00e9e (pour les \u00c9cossais \u00e0 base de porridge) et, simultan\u00e9ment, peu alcoolis\u00e9e (il fait exception pour le vin qui, pourvu qu'il soit bu mod\u00e9r\u00e9ment et ne soit pas \u00ab trafiqu\u00e9 \u00bb, ne peut qu'ajouter ses vertus \u00e0 celles du lait).\n\nLa seconde est de nature \u00ab sociale \u00bb : les pauvres sont petits, les riches sont grands. Quand la pauvret\u00e9 diminue, l'alimentation devient meilleure, plus vari\u00e9e ; les loisirs sont possibles, le sport s'impose, les enfants sont plus grands que les parents, la population dans son ensemble progresse, les records d'athl\u00e9tisme tombent.\n\nL'exemple familial confirme son diagnostic : chaque g\u00e9n\u00e9ration d\u00e9passe la pr\u00e9c\u00e9dente (tout en maintenant par ailleurs une certaine avance sur la moyenne g\u00e9n\u00e9rale : avec un m\u00e8tre soixante-dix-sept il \u00e9tait \u00ab grand \u00bb en son temps ; ses fils l'ont d\u00e9pass\u00e9 et les fils de ses fils d\u00e9passent \u00e0 leur tour leurs p\u00e8res. Cela vaut aussi pour les filles). Il voit \u00e9galement avec plaisir que, si la population fran\u00e7aise dans son ensemble grandit, les femmes grandissent plus vite que les hommes, et cela lui semble aller aussi dans le sens du progr\u00e8s.\n\nPour ma m\u00e8re, bien au contraire, chaque centim\u00e8tre gagn\u00e9 par l'humanit\u00e9 la rapproche de la catastrophe finale. L'homme n'est pas pr\u00e9par\u00e9 \u00e0 des changements aussi brusques. Apr\u00e8s avoir v\u00e9cu des milliers de si\u00e8cles dans des v\u00eatements de chair d'un m\u00e8tre cinquante \u00e0 soixante-dix tout au plus, il ne pourra pas sans dommage se faire des ourlets aussi importants ; pour commencer, son squelette ne tiendra pas. Ensuite, l'augmentation en centim\u00e8tres, s'ajoutant \u00e0 l'augmentation en nombre des populations, cr\u00e9era des probl\u00e8mes insolubles d'alimentation : qu'il y ait trop de bouches \u00e0 nourrir est d\u00e9j\u00e0 grave ; mais qu'en plus ces bouches soient \u00e9normes ! L'app\u00e9tit de mes neveux lui semble proprement monstrueux.\n\nEn m\u00eame temps, et peut-\u00eatre plus profond\u00e9ment encore, elle oppose au grandissement incontr\u00f4l\u00e9 de la jeunesse des objections de nature esth\u00e9tique. Il est impossible, pense-t-elle, que cette transformation brusque, chaotique, anarchique dans les tailles ne s'accompagne pas d'un d\u00e9s\u00e9quilibre dans les proportions. L'exemple des dinosaures, des ogres, de certains piliers toulousains ou l\u00e9zignanais dans les \u00e9quipes de rugby d'avant la Seconde Guerre mondiale lui revient en m\u00e9moire, et elle frissonne \u00e0 l'id\u00e9e que ses enfants et surtout ses petits-enfants vont leur ressembler.\n\nEt elle est particuli\u00e8rement inqui\u00e8te pour les filles : ce qui est \u00e0 la rigueur acceptable pour un a\u00een\u00e9, comme Fran\u00e7ois, est franchement dangereux pour ses s\u0153urs. L'argument de mon p\u00e8re, soulignant que Marianne, par exemple, est parfaitement \u00e0 sa place dans une \u00e9quipe de volley-ball, ne la convainc pas du tout. Ils, elles se penchent pour l'embrasser et elle les imagine, l\u00e0-haut, dans sa nuit, \u00e0 d\u00e9couvert dans leur gigantisme, soumis plus que d'autres aux coups impr\u00e9visibles mais n\u00e9cessairement catastrophiques de l'existence.\n\n## 114 (\u00a7 42) La vue de ces lignes irr\u00e9elles traversant l'\u00e9cran deux m\u00e8tres trente ou quarante au-dessus du sol\n\nJe ne regarde la t\u00e9l\u00e9vision (sportive) que chez mes parents, dans la pi\u00e8ce minervoise dont j'ai d\u00e9crit, au chapitre 3, une moiti\u00e9 ; dans l'autre moiti\u00e9 (je lui tourne le dos pendant ma description du \u00a7 25), qui est proprement le territoire de mon p\u00e8re, se trouve le poste de t\u00e9l\u00e9vision. D\u00e8s que j'aper\u00e7ois, sur l'\u00e9cran, un sauteur kilom\u00e9trique (des jambes surtout) en train de se concentrer pour franchir une de ces barres presque immat\u00e9rielles, fragiles, pr\u00eates \u00e0 chuter au moindre fr\u00f4lement, souffle m\u00eame, mon regard se porte imm\u00e9diatement sur la poutre qui soutient le plafond de la pi\u00e8ce : en me tenant debout et en tendant la main je peux la toucher, ce qui veut dire que franchir la barre, pour le sauteur en hauteur, est franchir un obstacle situ\u00e9 \u00e0 la m\u00eame distance du sol du stade que cette poutre l'est du plancher ; je le crois parce que je le vois, mais cette croyance ne p\u00e9n\u00e8tre pas mes muscles de spectateur, reste totalement froide, irr\u00e9elle, comme abstraite (l'illusion est plus concevable dans les courses, m\u00eame si la vitesse du coureur de cent m\u00e8tres, ou du mile, m'est tout aussi inaccessible que le saut ; je n'en _vois_ pas l'impossibilit\u00e9 cin\u00e9tique d'une mani\u00e8re aussi massive que pour la poutre).\n\nAu m\u00eame moment o\u00f9 mon regard, malgr\u00e9 moi, se porte vers la poutre, j'ai devant les yeux l'image, souvent r\u00e9it\u00e9r\u00e9e et donc brouill\u00e9e, d\u00e9lav\u00e9e, mais encore sensible (plus une sc\u00e8ne d'ailleurs qu'une image, puisque j'y suis en mouvement), de la cour du lyc\u00e9e de Carcassonne, vers 1942 (c'est une image composite, o\u00f9 se confondent plusieurs sc\u00e8nes semblables, sur deux ou trois ann\u00e9es). Il y a deux poteaux m\u00e9talliques maigres enfonc\u00e9s dans le sol de ciment, et entre les deux un \u00e9lastique (pas une \u00ab barre \u00bb, mat\u00e9riel luxueux inaccessible \u00e0 cette \u00e9poque aux cours de gymnastique des \u00e9coles), plac\u00e9 \u00e0 la hauteur de mes yeux. Je _vois_ l'obstacle, je sens dans mes jambes la tension pr\u00e9paratoire, la course, qui, au dernier moment, celui du saut, place la ligne \u00e0 franchir \u00e0 ma droite. Je m'\u00e9l\u00e8ve, retombe sur le sol dur. Inimaginable est pour moi un franchissement de l'\u00e9lastique \u00e0 l'horizontale, comme dans le \u00ab rouleau \u00bb, encore moins un saut t\u00eate en avant, comme dans le _fosbury flop_ (technique non encore invent\u00e9e d'ailleurs en ces temps-l\u00e0 et position interdite par les r\u00e8glements qui la consid\u00e9raient comme \u00ab acrobatique \u00bb, r\u00e9sidu d'une croyance proprement \u00ab magique \u00bb en des exploits tordus et d\u00e9loyaux de saltimbanques), car l'atterrissage, dans ces techniques, suppose un accueil plut\u00f4t bienveillant du sol (les champions aujourd'hui ont droit \u00e0 de douillets matelas) et je ne me serais jamais ainsi jet\u00e9 de bon c\u0153ur sur la surface impitoyable de la cour de r\u00e9cr\u00e9ation. J'ai saut\u00e9, plus tard, quelques fois, sur des stades o\u00f9 du sable attendait de l'autre c\u00f4t\u00e9 de la fronti\u00e8re du saut, mais je n'ai jamais r\u00e9ussi \u00e0 oublier le ciment et pour cette raison mes membres ont toujours refus\u00e9 le rouleau, californien ou \u00ab ventral \u00bb.\n\n## 115 (\u00a7 46) Je ne me confronte pas \u00e0 la bicyclette\n\nJe devrais dire : je ne me confronte _plus_ \u00e0 la bicyclette. L'abandon du v\u00e9lo (aux environs de ma vingti\u00e8me ann\u00e9e) fut un choix occamien : ni roues, ni courses, un bip\u00e9disme pur.\n\nEn fait, j'ai \u00e9t\u00e9 presque contin\u00fbment cycliste jusqu'\u00e0 ma venue \u00e0 Paris (1950) ; d'abord \u00e0 Carcassonne pendant les ann\u00e9es de guerre, puis \u00e0 Saint-Germain-en-Laye. Les routes, alors (les routes de l'Aude, puis les chemins de for\u00eat \u00e0 Saint-Germain), \u00e9taient presque uniform\u00e9ment vides de voitures ; en renon\u00e7ant au v\u00e9lo, je n'ai fait que reconna\u00eetre l'impossibilit\u00e9 d'une lutte individuelle contre l'automobile, pour laquelle je n'ai gu\u00e8re de sympathie ; pendant des ann\u00e9es, j'ai \u00e9t\u00e9 habitu\u00e9 \u00e0 la plus grande libert\u00e9 de mouvement sur les routes, et je n'ai pas pu me faire \u00e0 la vigilance inqui\u00e8te qui est devenue n\u00e9cessaire, au perp\u00e9tuel qui-vive du cycliste qui se sait gibier au m\u00eame titre que le lapin, le h\u00e9risson ou le daim.\n\nLa notion de piste cyclable, de couloir r\u00e9serv\u00e9 aux esp\u00e8ces en danger (\u00e0 peine moins m\u00e9prisables que les handicap\u00e9s moteur) me fait frissonner de d\u00e9go\u00fbt : en 1943, sur les routes des Corbi\u00e8res, on pouvait entendre un bon quart d'heure \u00e0 l'avance le moteur rechignant d'un \u00ab gazog\u00e8ne \u00bb se tra\u00eenant dans les c\u00f4tes, et se pousser sur le bas-c\u00f4t\u00e9 pour le laisser passer, avec quelque commis\u00e9ration. Les autos, alors, n'\u00e9taient gu\u00e8re plus inqui\u00e9tantes que les bourdons ou les hannetons (qui eux, h\u00e9las ! ont presque disparu).\n\nUn peu comme le cheval, qu'on croisait encore dans les vignes \u00e0 cette \u00e9poque, le v\u00e9lo est devenu un animal sportif, un animal de loisirs (plus ou moins luxueux) ou d'exploits. Mais pendant les ann\u00e9es sans combustible, les ann\u00e9es des cartes de rationnement, il fut par excellence le v\u00e9hicule du d\u00e9placement individuel, du ravitaillement, des vacances, des visites. Au sommet sans ombres d'une mont\u00e9e, en plein juillet de chaleur dans les Corbi\u00e8res, quelque part entre Saint-Andr\u00e9-de-Roquelongue et Villerouge-la-Cr\u00e9made (la \u00ab Br\u00fbl\u00e9e \u00bb), nous nous arr\u00eations, mes fr\u00e8re-et-s\u0153ur et moi, sur le gravier au bord du goudron presque fondant, parmi les innombrables sauterelles au corps comme couvert d'un pollen brun, proche de l'argile brune et rouge des collines par la couleur ; tout mouvement, tout pas les faisait par dizaines plonger dans l'air, ailes bleues, ailes rouges, bruissements, pour retomber parmi la poussi\u00e8re, les cailloux. Dans nos poings, elles s'effor\u00e7aient de toute l'\u00e9nergie de leurs cuisses longues de soulever les doigts qui les retenaient. Je ressens encore dans la paume de la main la minuscule griffure \u00e0 l'instant de leur d\u00e9tente, quand je les laissais repartir. Ensuite venait le bruit de l'air br\u00fblant contre les oreilles, dans la descente.\n\nEn abandonnant le v\u00e9lo, on livre toutes sortes de muscles \u00e0 l'inactivit\u00e9, qui jusqu'alors avaient prosp\u00e9r\u00e9, dans les jambes tout sp\u00e9cialement. Si par hasard aujourd'hui il m'arrive de remonter sur une bicyclette (cela m'arrive de plus en plus rarement), je me r\u00e9veille le lendemain infiniment courbatu et dolent de partout. Sur la selle, le sol me para\u00eet terriblement lointain et mena\u00e7ant, et c'est d'une mani\u00e8re purement abstraite, sans aucun \u00e9cho cin\u00e9tique dans mes membres et ma vision, que je me souviens avoir fait des kilom\u00e8tres \u00ab sans les mains \u00bb, avoir descendu des pentes les pieds sur le guidon, ou autres plaisanteries. Le simple fait de ne pas mesurer la terre de la plante du pied m'inqui\u00e8te.\n\nSi donc je me d\u00e9clare _marcheur_ , il s'agit maintenant d'un choix _diff\u00e9rentiel_ , autant que d'une simplification dans mon \u00eatre physique. En m\u00eame temps que le v\u00e9lo, j'ai aussi abandonn\u00e9 la course (la derni\u00e8re forme de course dont je me sois d\u00e9barrass\u00e9, par prudence cardiaque, et assez r\u00e9cemment, a \u00e9t\u00e9 celle de la mont\u00e9e des escaliers, deux par deux et m\u00eame trois par trois : survivance d'un temps, infiniment \u00e9loign\u00e9, o\u00f9 je courais ainsi, partout, tout le temps).\n\n## 116 (\u00a7 46) J'atteins par la marche \u00e0 quelque chose comme une possession du temps\n\nDans l'immobilit\u00e9, je ne poss\u00e8de pas le temps, c'est le temps qui me poss\u00e8de. Il en est ainsi dans tout d\u00e9placement par transports (trains, avions, automobiles) ; ne pas bouger, \u00eatre boug\u00e9 soi-m\u00eame devant le paysage, c'est appartenir \u00e0 chacune des minutes qui me d\u00e9placent ; je n'ai pas la ma\u00eetrise du mouvement, ni du temps qui se coule en lui. Assis \u00e0 ma table, ou couch\u00e9, je me sens encore objet de transport : je suis transport\u00e9 par la terre ; la terre est du temps qui m'emporte.\n\nMais la marche est du temps physiquement compt\u00e9 par mon corps ; mes jambes mesurent ce temps avec domination, le convertissant en espace de parcours ; la marche est une conversation avec le temps, comme la photographie, selon Denis Roche, est une \u00ab conversation avec la lumi\u00e8re \u00bb. Par la marche, j'imprime ma trace de temps sur cette terre, je marque le temps de mon attention, je le touche. Car mon calcul du temps en pas (qui accompagne presque toutes mes marches) s'apparente plus aux anciennes mani\u00e8res de compter, d'origine cosmique, lunes, jours et nuits, ou religieuse (cosmique encore, mais indirectement) comme les moments de la pri\u00e8re, v\u00eapres, matines (moments de tension particuli\u00e8re, r\u00e9gl\u00e9e, avec le temps), qu'aux divisions de plus en plus nombreuses, rapides, exactes et m\u00e9caniques qui se sont peu \u00e0 peu substitu\u00e9es \u00e0 elles, tuant jusqu'\u00e0 la participation intime au temps qui donnait le sentiment du r\u00e9el de la vie (et les montres m\u00eame aujourd'hui sont de plus en plus des organes de substitution, \u00e0 la place du temps : montres-calendriers, bient\u00f4t sans doute montres-agendas, secr\u00e9taires et r\u00e9pondeurs t\u00e9l\u00e9phoniques).\n\nJ'ai pour la marche un assez grand choix de vitesses et de modes de d\u00e9placement, dont chacun correspond \u00e0 un choix de temps : les marches lentes, dans des espaces visibles pas ou peu familiers, qui demandent le regard, sont du temps lent, plein, \u00e9pais, \u00e0 l'\u00e9coulement ralenti ; ce sont des tranches de temps gratuites, sans but, sans exigences horaires, aux trajectoires hasardeuses. \u00c0 l'extr\u00eame oppos\u00e9, la marche la plus proche de l'annulation du temps est une marche rapide sur un parcours parfaitement connu, divis\u00e9 par cette connaissance en sections de visible num\u00e9rique attendues et par cela m\u00eame d\u00e9j\u00e0 aval\u00e9es ou presque par la pr\u00e9vision du mouvement \u00e0 venir. Toute marche se situe entre ces deux limites, l'une du temps sans bornes presque infini, l'autre du temps divis\u00e9, r\u00e9duit, presque nul.\n\nLa carte d'une ville, si c'est une ville o\u00f9 j'ai pu passer ne serait-ce que quelques jours (et j'ai absolument besoin d'une carte de cette ville, pour mes parcours, pour mes calculs), devient tr\u00e8s vite une carte de temps au moins autant que d'espaces : et chaque lieu dans le temps devient multiple, puisqu'il change selon mon mode d'approche, selon l'itin\u00e9raire que je choisirai pour l'atteindre et le type de marche qu'un tel choix suppose. J'ai ainsi, de villes o\u00f9 je reviens \u00e0 de longs intervalles de temps, un souvenir qui est moins visuel que cin\u00e9tique ; j'ai une vision d'avenues, de rues, de monuments faite de pas, d'itin\u00e9raires, et de dur\u00e9es.\n\nMais je peux d\u00e9cider aussi de grandes marches d'espace, sur une route pas trop encombr\u00e9e (comme les routes secondaires du Minervois). Le paysage alors s'enroule autour des bornes : les bornes blanches hectom\u00e9triques, les bornes kilom\u00e9triques blanc et rouge (ou blanc et jaune des d\u00e9partementales), s\u00e9par\u00e9es d'intervalles voisins : un peu moins d'une minute pour les unes, autour de neuf minutes pour les autres (les _highways_ am\u00e9ricains, o\u00f9 n'apparaissent, en vert, que les miles, n'encouragent gu\u00e8re un effort soutenu de vitesse). Je \u00ab mange \u00bb, ainsi, vingt kilom\u00e8tres en trois heures ; c'est ma ration, depuis des ann\u00e9es.\n\n## 117 (\u00a7 46) La contemplation oisive et r\u00eaveuse\n\nCe qui m'attire particuli\u00e8rement dans la marche, dans l'id\u00e9e de marche comme moyen de locomotion privil\u00e9gi\u00e9 (de me pr\u00e9senter, donc, comme pi\u00e9ton dans un monde d'automobilistes), c'est son _luxe_.\n\n\u00catre un marcheur, aujourd'hui, est une activit\u00e9 luxueuse ; ce sont, comme l'avait pr\u00e9vu Ricardo, les choses les plus ordinaires, les denr\u00e9es les plus banales du monde, l'air, l'eau, le silence, les fruits \u00e0 l'\u00e9tat de nature, qui sont maintenant, et deviendront plus encore, _rares_ et _ch\u00e8res_ ; le syllogisme des \u00e9coliers : tout ce qui est rare est cher \u2013 une chose bon march\u00e9 est rare \u2013, donc une chose bon march\u00e9 est ch\u00e8re, est devenu, avec le temps, v\u00e9rit\u00e9 ; est v\u00e9rit\u00e9 si on le modifie en y introduisant la dur\u00e9e : tant de choses et de mots qui furent pauvres, humbles, m\u00e9pris\u00e9s sont devenus des signes d\u00e9sirables d'\u00e9tats pass\u00e9s et inaccessibles : chaumes, sauvage, cru, simples.\n\nMon luxe \u00e0 moi, c'est la marche : pour l'homme des si\u00e8cles pass\u00e9s, n'avoir que ses pieds pour monture \u00e9tait un signe de d\u00e9nuement, ou de saintet\u00e9 ; mais choisir, aujourd'hui, d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment, de ne poss\u00e9der aucun de ces chevaux modernes que sont les voitures, pouvoir se le permettre sans dommage, c'est d\u00e9j\u00e0 (et cela le deviendra de plus en plus) un privil\u00e8ge. Cela signifie avoir assez de temps \u00e0 soi, devant soi, pour traverser Paris en marchant jusqu'\u00e0 un rendez-vous, disposer largement de ses horaires de travail pour que les moments des parcours puissent \u00eatre d\u00e9cid\u00e9s librement. Je marche avec d'autant plus de libert\u00e9, de passion, d'insistance que rien ne m'y oblige.\n\nJe n'ai que peu \u00e0 peu pris conscience de ce corollaire inattendu de mon choix de profession (l'enseignement universitaire en math\u00e9matique), mais je tiens maintenant mon \u00e9tat de marcheur comme un bien pr\u00e9cieux.\n\nLe regard ext\u00e9rieur pos\u00e9 sur mon choix ne le saisit que rarement. Au d\u00e9but, quand tout autour de moi les pi\u00e9tons disparaissaient et devenaient, avec plus ou moins d'enthousiasme et de conviction, automobilistes (je n'appartiens pas \u00e0 la vari\u00e9t\u00e9 de marcheurs qui sont des marcheurs du dimanche, ou de vacances, ou de clubs de randonn\u00e9es, et qui sont conducteurs dans la vie courante), quand, de plus en plus, mon retard \u00e0 suivre l'exemple g\u00e9n\u00e9ral (c'\u00e9taient, en France, les ann\u00e9es de l'apr\u00e8s-guerre, qui furent celles de l'\u00ab automobilisation \u00bb) devenait visible, et attirant les commentaires, je fus jug\u00e9 excentrique. Ma vocation, fermement affirm\u00e9e, et sans cesse plus fermement \u00e0 mesure qu'elle devenait plus remarquable par sa raret\u00e9 (sans atteindre cependant en France le degr\u00e9 d'\u00e9tonnement parfois incr\u00e9dule qu'elle causait aux USA), sembla un trait d' _original_ (et ceux qui me connaissaient assez n'avaient aucun mal \u00e0 rapprocher ce trait d'originalit\u00e9 de bien d'autres), ce qui d'ailleurs ne me d\u00e9plaisait nullement.\n\nPlus tard, et d'une mani\u00e8re sans doute plus erron\u00e9e, au moment o\u00f9 certains traits antimodernistes et quelque disposition pour ce qu'on appelle aujourd'hui \u00ab \u00e9cologie \u00bb commenc\u00e8rent \u00e0 \u00e9merger (particuli\u00e8rement chez les universitaires), ma particularit\u00e9 non de pi\u00e9ton mais de non-automobiliste apparut moins \u00e9tonnante, j'eus moins \u00e0 la justifier, et je n'essayai pas de le faire, m\u00eame au prix d'un contre-sens sur mes motifs. Les difficult\u00e9s, croissantes et destin\u00e9es \u00e0 s'aggraver beaucoup encore, de la circulation dans Paris et sur les routes n'ont pas encore rendu \u00e9vident le caract\u00e8re luxueux (sur ce point) de mon mode de vie ; mais je ne m'en plains pas. Ce luxe qui est le mien, et dont je profite avec d\u00e9lectation, n'est pas de ceux qui demandent l'ostentation. Il me suffit d'en \u00eatre possesseur, et de le savoir.\n\n## 118 (\u00a7 46) Une revendication pass\u00e9iste\n\n\u00catre non seulement marcheur mais pi\u00e9ton, autrement dit, refuser tout contact, autre qu'occasionnel, avec l'automobile, ne s'explique pas seulement par la triple conjonction de traits que j'ai \u00e9voqu\u00e9s dans les trois incises pr\u00e9c\u00e9dentes (\u00a7 115, 116 et 117) : choix d'un bip\u00e9disme non m\u00e9canique ; choix d'une gamme de vitesses favorisant une possession id\u00e9ale du temps ; choix d'une activit\u00e9 devenue luxueuse par l'\u00e9volution de la soci\u00e9t\u00e9.\n\nL'insistance int\u00e9rieure sur le personnage du marcheur, cette _persona_ poundienne dans laquelle je me reconnais, l'accomplissement, par la marche, d'une sorte d'exploit, embl\u00e9matique de la \u00ab cause \u00bb (ma descente pi\u00e9tonne du Mississippi, au c\u0153ur m\u00eame du pays de l'automobile), ont une signification suppl\u00e9mentaire autre : je suis marcheur par _choix moral_.\n\nLe marcheur (comme le nageur, le compteur et le liseur, je suis simultan\u00e9ment chacun d'eux) est un personnage moral. Comme l'ermite de Chomei, il revendique le plus haut degr\u00e9 possible d'autonomie physique :\n\npour l'ex\u00e9cution des t\u00e2ches quotidiennes, j'ai divis\u00e9 mon corps en trois : mes mains sont mes domestiques, mes pieds mon v\u00e9hicule ; mes yeux me servent \u00e0 la lecture et \u00e0 la contemplation.\n\nIl en est de m\u00eame pour moi : mes jambes pour la marche ; mes jambes et bras pour la nage ; mes yeux pour la lecture ; et les nombres, dans la t\u00eate.\n\nC'est une position \u00e9thique \u00e9minemment individuelle, qui ne cherche aucune influence, ne prononce aucune condamnation de choix diff\u00e9rents. Je marque, pour moi, mon d\u00e9saccord avec la peut-\u00eatre irr\u00e9parable atteinte par l'automobile :\n\n\u2013 aux paysages ;\n\n\u2013 \u00e0 l'air respirable ;\n\n\u2013 aux villes ;\n\n\u2013 aux rapports humains.\n\nJe signale, d'une mani\u00e8re quasi clandestine, sans ostentation, presque ind\u00e9chiffrable et sans danger, mon opposition.\n\nMais ce n'est pas, je dois y insister, une affirmation pass\u00e9iste. Je ne crois pas v\u00e9ritablement \u00e0 la sup\u00e9riorit\u00e9 intrins\u00e8que des modes de vie anciens, \u00e0 l'excellence du pass\u00e9 en soi : j'ai de l'admiration pour les gratte-ciel, les disques compacts, les lasers (dans leurs utilisations m\u00e9dicales et pacifiques), j'approuve l'op\u00e9ration de l'appendicite sous anesth\u00e9sie, je ne d\u00e9sire pas particuli\u00e8rement lire \u00e0 la bougie devant un feu de bois. Je d\u00e9sapprouve simplement l'envahissement du monde par l'automobile individuelle. Certains jours de grands encombrements rageurs, guett\u00e9 \u00e0 un feu rouge par une meute de conducteurs parisiens aigres et agressifs, je me laisse aller, en marchant, \u00e0 la pens\u00e9e d'une ville interdite aux voitures ; pas \u00e0 toutes les voitures, seulement aux voitures priv\u00e9es utilis\u00e9es \u00e0 des fins priv\u00e9es ; j'autorise, par la pens\u00e9e, des autobus (de pr\u00e9f\u00e9rence \u00e0 la londonienne, \u00e0 deux \u00e9tages), des taxis, des ambulances, des voitures de police ou de pompiers, quelques livraisons. Je sens alors l'air soulag\u00e9, les feuilles des arbres respirantes, les citoyens am\u00e8nes. C'est une vision, en somme, assez r\u00e9publicaine et presque hugol\u00e2tre. J'\u00e9tends, toujours marchant et en pens\u00e9e, ma r\u00e9forme \u00e0 la totalit\u00e9 du monde habit\u00e9. J'autorise les avions des lignes r\u00e9guli\u00e8res, les autobus, les trains, je r\u00e9tablis les lignes transatlantiques. Je vois, avec les yeux du r\u00e9formateur, la rue de Rivoli sem\u00e9e de pi\u00e9tons et de bicyclettes, avec \u00e7\u00e0 et l\u00e0 un autobus tranquille, quelque taxi calme ; mais je me garde de songer aux moyens \u00e9conomiques et politiques de mes r\u00e9formes. En attendant, je vis selon cette id\u00e9e ; je n'y ai aucun m\u00e9rite (je ne cherche aucune esp\u00e8ce de salut) puisque, comme je l'ai d\u00e9j\u00e0 dit, je peux me le permettre, \u00e9motionnellement, physiquement, esth\u00e9tiquement et socialement.\n\n## 119 (\u00a7 47) Je dis la mer, pas l'oc\u00e9an\n\nPas la rivi\u00e8re non plus ; ni la piscine ; ni l'eau douce ni l'eau javellis\u00e9e. La mer ; la mer surtout ; et, entre toutes les mers, une. Pour le marcheur horizontal comme pour le marcheur ordinaire que je suis, cette pr\u00e9f\u00e9rence (non fanatique, il m'arrive de nager ailleurs) est un choix, d'abord, diff\u00e9rentiel. Ce n'est pas seulement l'action physique de nager qui m'importe, mais celle de nager quelque part o\u00f9 cet acte s'accorde avec une disposition int\u00e9rieure.\n\nJ'ai appris \u00e0 nager en rivi\u00e8re, dans l'Aude, pendant la Seconde Guerre mondiale ; je n'en conserve pas un mauvais souvenir ; mais la rivi\u00e8re (m\u00eame si elle n'est pas rendue imp\u00e9n\u00e9trable par la pollution domestique ou industrielle, comme c'est le cas aujourd'hui presque partout), et surtout celle de mes d\u00e9buts (je n'ai pas connu la Volga, par exemple), est une \u00e9tendue d'eau trop limit\u00e9e pour le d\u00e9ploiement calme d'une longue immersion m\u00e9ditative, telle que je la d\u00e9cris (au \u00a7 47) ; de plus, elle est g\u00e9n\u00e9ralement en mouvement, et ce mouvement, qu'on se place dans ou contre le courant, ou en oblique par rapport \u00e0 lui, d\u00e9range obligatoirement (il faut en tenir compte) la s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 indispensable de la nage (dans ma conception) ; de plus, il est pratiquement impossible, sauf exception (les torrents, g\u00e9n\u00e9ralement glac\u00e9s si limpides, et ne permettant que des brasses de quelques m\u00e8tres, et dangereuses), de voir le fond, de sentir sous soi une masse \u00e9paisse et p\u00e9n\u00e9trable d'eau (p\u00e9n\u00e9trable par le regard), une chair d'eau offerte, livr\u00e9e, accueillante, prot\u00e9geante ; la rivi\u00e8re \u00ab porte \u00bb moins, certes, mais surtout elle emporte plus qu'elle ne porte, elle est trop semblable \u00e0 soi (au moi qui s'y baigne), fugitive, passante, momentan\u00e9e.\n\nLa piscine, elle, est trop marqu\u00e9e par sa finalit\u00e9 didactique, hygi\u00e9nique et sportive. Sans oublier le risque d'encombrement, qu'on ne peut \u00e9viter qu'en se soumettant \u00e0 des horaires invraisemblables avec des r\u00e9sultats incertains. Bien s\u00fbr, au temps de la jeunesse, c'est un irrempla\u00e7able lieu de d\u00e9couvertes et de rencontres, mais il y a bien longtemps que mes entretiens avec l'eau natatoire \u00e9chappent \u00e0 ses consid\u00e9rations.\n\nComme le marcheur, le nageur a aussi son double m\u00e9canique qui est, cette fois, le rameur. Inutile de dire que je ne pratique pas plus l'aviron que la bicyclette. Et, si j'ai autrefois pass\u00e9 de nombreuses heures sur un v\u00e9lo, franchi d'innombrables (quoique modestes) cols, descendu d'interminables descentes, je n'ai, en revanche, jamais, ou presque, tenu une rame, une pagaie ou m\u00eame une perche de \u00ab punt \u00bb entre mes mains. Parmi les r\u00eaves sportifs de mon p\u00e8re, c'est le seul pour lequel je n'ai pas \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9 au moindre renoncement int\u00e9rieur, n'ayant jamais commenc\u00e9 m\u00eame \u00e0 y penser. Sans doute, si j'avais \u00e9t\u00e9 (mon r\u00eave \u00e0 moi, mais r\u00eav\u00e9 trop tard, bien trop tard) \u00e9tudiant \u00e0 Oxford ou \u00e0 Cambridge j'aurais, tr\u00e8s naturellement, avironn\u00e9, mais tel que je suis depuis toujours, j'ai une impossibilit\u00e9 quasi vertigineuse \u00e0 affronter l'eau de pr\u00e8s sans y \u00eatre plong\u00e9 (je n'aime pas non plus beaucoup \u00eatre dessous, sous la surface) ; poser le pied sur une barque, grimper et m'asseoir dans un canot sont des aventures d'\u00e9quilibriste pratiquement au-dessus de mes forces ; les mouvements erratiques de ces morceaux de bois creux flottants me donnent presque le mal de mer (que je n'ai pas dans les \u00ab vrais \u00bb bateaux), j'ai toujours peur de tomber, trempant mes v\u00eatements, ce qui fait que je serais presque tent\u00e9 de le faire, comme Gribouille, afin d'aller tout de suite au pire (l'eau d\u00e9goulinant des manches, des jambes de pantalon, emplissant les poches) et me d\u00e9barrasser de cette obsession.\n\nMon aversion s'\u00e9tend aux hors-bords, voiliers, planches \u00e0 voile et \u00e0 surf, p\u00e9dalos et autres catamarans. Parmi les choses creuses inertes et flottantes qui sillonnent les eaux, je ne fais exception (en dehors des ferrys, paquebots, hovercrafts et autres autobus des flots) que pour les p\u00e9niches ; j'ai longtemps r\u00eav\u00e9 d'une descente du Rhin en p\u00e9niche ou d'un voyage le long du grand canal des Deux-Mers, chef-d'\u0153uvre de Riquet et chant\u00e9 par Charles Cros.\n\n## 120 (\u00a7 47) Les bateaux innombrables en M\u00e9diterran\u00e9e\n\nLe refus du bateau (\u00e0 l'exception de ceux qui servent de moyen de transport public, que j'aime et estime), le choix d'un d\u00e9placement dans l'eau sans aide, par le seul exercice de mes jambes et de mes bras, est, comme le choix de la marche par opposition \u00e0 l'automobile, un choix \u00e9thique.\n\nLa mer, avec quelque retard sur la terre, est \u00e0 son tour envahie par l'\u00e9quivalent et prolongement de la voiture individuelle, le bateau \u00e0 moteur et \u00e0 possession priv\u00e9e, pour ne pas entrer dans trop de d\u00e9tails de nomenclature (j'exempte le voilier, pour les besoins de la d\u00e9monstration). De plus en plus les ports, s'ils n'abritent pas les p\u00e9troliers ou les navires de guerre, deviennent des parkings \u00e0 yachts et autres autos aquatiques du m\u00eame acabit ; de plus en plus les nageurs et les p\u00eacheurs disparaissent, chass\u00e9s par les mar\u00e9es noires, les h\u00e9lices, et les usines \u00e0 poissons (les poissons eux-m\u00eames ont de s\u00e9rieux probl\u00e8mes de survie).\n\nEn ce qui concerne les nageurs, dont je suis, la quasi-totalit\u00e9 des eaux leur est, de plus en plus, interdite, comme la quasi-totalit\u00e9 des routes et des chauss\u00e9es urbaines aux pi\u00e9tons. On leur accorde, au mieux, ces \u00e9quivalences de trottoirs que sont les \u00ab baignades autoris\u00e9es \u00bb, plus encombr\u00e9es en \u00e9t\u00e9 que les piscines. C'est dire que la nage en mer, comme je la d\u00e9cris ici, ma conception personnelle de la nage en mer, est devenue presque impossible. Les \u00ab dents de la mer \u00bb ne sont pas les requins des films horrifiques ( _Jaws_ , I, II, ou _n_ ), mais les dents m\u00e9caniques des conducteurs sur autoroutes maritimes, avec leurs rotors, palettes et autres broyeurs \u00e9blouissants.\n\nMa position morale de nageur, \u00e0 la diff\u00e9rence de ma prise de parti pi\u00e9tonne, devient donc de plus en plus quelque chose de th\u00e9orique, dont l'effet de r\u00e9el est repouss\u00e9 vers le souvenir. Et il est de fait que je ne nage plus gu\u00e8re dans les conditions indispensables que j'ai d\u00e9finies. Retrouver l'eau m\u00e9diterran\u00e9enne supposerait un effort de recherche des quelques endroits o\u00f9 il est encore possible de le faire (la Yougoslavie, par exemple, \u00e0 ce qu'on me dit) ; mais je n'y parviendrai d\u00e9sormais que rarement.\n\nJe n'en demeure pas moins ferme dans ma d\u00e9finition de moi-m\u00eame comme nageur ; \u00e0 cette nage impossible, embrassant la mer vastement et seul, mon souvenir brass\u00e9 et rebrass\u00e9, recompos\u00e9 par le ressassement, donne une vertu plus grande encore qu'aux temps de son exp\u00e9rience v\u00e9cue. Elle s'ajoute \u00e0 la marche, elle donne aux marches longues de garrigues qui me sont, toujours, permises une sensation suppl\u00e9mentaire : nageur de l'air, dans le vent, le cers violent qui descend de la Montagne Noire en automne et aborde les jet\u00e9es d'argile des garrigues finissantes, je m'imagine port\u00e9 par les nappes sans cesse froiss\u00e9es du vent comme en des vagues venues de l'horizon profond, bleu. Je deviens ainsi, parfois, marcheur-nageur.\n\nDans ma reconstitution utopique et impr\u00e9cise du monde, quand je r\u00e9tablis, par la pens\u00e9e, un am\u00e9nagement du territoire favorable aux pi\u00e9tons (voir \u00a7 118), je ne manque pas, aussi, de nettoyer la mer, de la rendre de nouveau propre \u00e0 la nage ; j'acc\u00e9l\u00e8re l'obsolescence des p\u00e9troliers, je fais rena\u00eetre les troupeaux poissonneux, je repeuple les roches, les crevasses de crustac\u00e9s, de mur\u00e8nes et de poulpes ; les grands paquebots aux rang\u00e9es d'yeux hublots rayonnant dans la nuit passent de nouveau sur l'horizon ; l'eau est claire, le sable propre. De nouveau, j'avance doucement vers le large, brasse \u00e0 brasse, compt\u00e9es, dans la main chaude.\n\nEn marchant j'imagine ce futur impr\u00e9gn\u00e9 de pass\u00e9 (mais pas seulement retour au pass\u00e9, j'insiste) ; je l'imagine altruistement, bien \u00e9videmment, puisque, quoi qu'il arrive, je n'en verrai rien. Mais j'aurais \u00e9t\u00e9 fid\u00e8le \u00e0 cette vision.\n\n## 121 (\u00a7 47) Une brasse calme, longue, pas rapide, je bouge d'\u00e0 peu pr\u00e8s ma longueur\n\nDans la nage, mon arc de vitesses possibles est encore beaucoup plus limit\u00e9 que dans la marche (\u00a7 116) : d'une brasse paresseuse, presque immobile, je peux passer \u00e0 une allure nettement plus rapide par brasses plus courtes, attentif \u00e0 la co\u00efncidence des \u00e9lans et des respirations, le menton au bord extr\u00eame de l'eau (je n'aime pas m'y enfoncer), mais de toute fa\u00e7on je reste loin des huit ou neuf kilom\u00e8tres\/heure que je peux esp\u00e9rer en marchant ; et ce n'est pas un effort que j'aime soutenir tr\u00e8s longtemps.\n\nN\u00e9anmoins, ma nage a la m\u00eame finalit\u00e9 plus conceptuelle que pratique que la marche : la possession contemplative du temps. La nage est, aussi, du temps physiquement compt\u00e9 au moyen du corps ; selon une modalit\u00e9 propre au d\u00e9placement horizontal en surface sal\u00e9e, qui est li\u00e9e \u00e0 l'unit\u00e9 de mesure : la brasse effectuant dans l'eau une avanc\u00e9e, un glissement que j'imagine, que je sens \u00eatre _de toute ma longueur_ ; quand je compte une brasse, au moment o\u00f9 mes mains, rejointes \u00e0 l'extr\u00e9mit\u00e9 du temps de la coul\u00e9e, vont s'ouvrir pour une nouvelle impulsion (accompagnant celle des jambes), je compte un intervalle de temps dont l'\u00e9quivalent d'espace est ma taille, le m\u00e8tre quatre-vingt-cinq de ma hauteur ; je grimpe d'un m\u00e8tre quatre-vingt-cinq sur le mur chaud, souple, horizontal et bleu sombre de la mer.\n\nAinsi, par la nage, j'imprime ma trace de temps sur l'eau, aussi peu durable que du temps, mais un instant visible, en creux, dans les feuilles d'eau que je s\u00e9pare de mes bras. Plus encore que le pas, sur la terre, mon pas de mer, la brasse, est v\u00e9ritablement un \u00ab compas \u00bb de temps, une mani\u00e8re microcosmique de d\u00e9nombrer le temps par l'instrument que je poss\u00e8de en propre, mon corps ; d'ailleurs, cet intervalle et sa distance parcourue s'associent encore \u00e0 un \u00e9tat physique d'une autre mani\u00e8re, puisque chaque brasse ainsi achev\u00e9e, et compt\u00e9e, l'est dans le temps d'une respiration (ce qui ne se produit pas dans la marche, o\u00f9 il n'y a aucun lien n\u00e9cessaire entre le cycle des pas et celui de l'air). Dans la nage, la participation intime au temps (avec le ralentissement du pouls qui en r\u00e9sulte, son harmonisation avec le pouls, avec la respiration propre de l'eau) est en somme encore plus parfaite ; ses moments sont des moments o\u00f9 j'existe, des \u00ab _moments of being_ \u00bb, qui ont l'\u00e9vidence du r\u00e9el de la vie,\n\nIl se trouve aussi, \u00e0 la diff\u00e9rence de la marche, que la nage n'a jamais de variante utilitaire, elle est enti\u00e8rement et uniquement un exercice de contemplation du temps : je ne vais \u00e0 aucun rendez-vous, je n'ai des bornes horaires que tr\u00e8s larges, rien ne m'oblige, rien ne m'attend. Ma nage n'annule jamais le temps, il est toujours plein et pleinement absorb\u00e9 : par ma pens\u00e9e, par ma vue, par mon esprit qui compte, par mon c\u0153ur.\n\nMes nages ont toujours \u00e9t\u00e9 des nages dans un creux de terre, un arc de cercle d'eau ample, spacieuse, mais la terre toujours visible, assez proche. Je me dessine une carte de mer comme d'une ville, sans immeubles et sans habitants, avec des rues arbitraires et changeantes, mes parcours. Distance et temps y ont le m\u00eame nombre, celui des brasses n\u00e9cessaires pour arriver \u00e0 tel endroit de l'eau, pour s'y tenir immobile, dans un temps nul parce que sans mouvements. Dans le soir, quand le soleil d\u00e9cline sur le paysage terrestre de collines, de vignes, de terrasses, de villas, la terre peu \u00e0 peu p\u00e9n\u00e8tre l'eau, s'avance, et vient sombrement \u00e0 ma rencontre. Le bord est de sable, rarement, plut\u00f4t de galets, ou de roches. Quand je me mets debout, sorti de l'eau, apr\u00e8s ces heures intenses de l'eau, je sens encore le poids de la mer sur mes bras, sur mes cuisses ; longtemps j'avance comme si encore je nageais.\n\n## 122 (\u00a7 47) Je peux crawler, quelques m\u00e8tres, ou dos-crawler, mais sans plaisir\n\nPas seulement sans plaisir ; le choix de la brasse, et, dans la brasse, pas la brasse de comp\u00e9tition, o\u00f9 on avale l'eau sans cesse, sortant puis rentrant la t\u00eate en imitant, sans espoir de r\u00e9ussite, le cachalot, est un choix d\u00e9lib\u00e9r\u00e9, qui correspond \u00e0 la nature de mes nages, \u00e0 leur esth\u00e9tique autant qu'\u00e0 leur \u00e9thique.\n\nDes quatre nages reconnues par les comit\u00e9s olympiques (qu'on retrouve dans les \u00e9preuves du genre \u00ab quatre fois cent, quatre nages \u00bb), \u00e0 savoir le crawl, le dos (crawl\u00e9) la brasse (coul\u00e9e) et le papillon, seul le crawl peut pr\u00e9tendre \u00e0 quelque utilit\u00e9 en dehors des piscines, et, dans les piscines, en dehors des couloirs de comp\u00e9tition ; il peut servir \u00e0 se d\u00e9placer assez vite pour franchir une distance, \u00e0 gagner le plus rapidement possible le lieu d'une noyade, par exemple. Mais je doute qu'on puisse profiter du paysage marin en se d\u00e9pla\u00e7ant d'une telle fa\u00e7on.\n\nC'est pourquoi mon choix de nage signifie \u00e0 la fois une d\u00e9cision sur la nature de mon emploi de ce mode de locomotion (un confort de visiteur, en quelque sorte), mais en m\u00eame temps un refus, celui de l'effort de nature sportive ; ce refus s'apparente \u00e0 d'autres, d\u00e9j\u00e0 signal\u00e9s : refus de la course, abandon de la bicyclette (moins net toutefois, dans ce cas, car le v\u00e9lo peut servir \u00e0 des fins touristiques, quand on est bien entra\u00een\u00e9 ; il est, disons, un ustensile semi-sportif). Je ne nage pas le crawl (ni les autres) non parce que je ne sais pas, mais parce que je ne veux pas le faire.\n\nIl y a, il est vrai, une autre nage de nature, je dirais, naturelle et de maniement agr\u00e9able ; elle est \u00e0 peu pr\u00e8s abandonn\u00e9e aujourd'hui, o\u00f9 la nage est devenue une affaire purement p\u00e9dagogique pr\u00e9sportive, parce qu'elle n'a aucune variante noble (c'est-\u00e0-dire donnant lieu \u00e0 distributions de m\u00e9dailles et \u00e9tablissements de records d\u00e9partementaux, nationaux, europ\u00e9ens, olympiques ou mondiaux) : c'est l' _indienne_ , que j'ai vue autrefois nager par de jolies jeunes filles, mais il y a bien quarante ans de cela. Je ne l'emploie gu\u00e8re moi-m\u00eame, non par m\u00e9pris, mais parce que ma conception de la nage suppose un regard le plus d\u00e9gag\u00e9 possible, et que l'indienne, de toute fa\u00e7on, supprime une bonne moiti\u00e9 du d\u00e9cor.\n\nCe r\u00f4le _diff\u00e9rentiel_ de la brasse parmi les nages m'oppose, cette fois, non pas au monde comme il tend \u00e0 aller, mais \u00e0 une partie de ma famille : la tentation sportive, encourag\u00e9e de toujours par mon p\u00e8re, qui fut un rugbyman et qui admirait aussi les grands sports individuels, athl\u00e9tisme et natation, suscita tr\u00e8s vite en moi (en d\u00e9pit de mon int\u00e9r\u00eat tr\u00e8s vif pour ces sports, mais comme spectateur et, en ce qui concerne les deux derniers, comme me fournissant des quantit\u00e9s appr\u00e9ciables de nombres \u00e0 m\u00e9moriser, les records) une r\u00e9action de rejet, une r\u00e9sistance passive \u00e0 la suggestion de l'entra\u00eenement et de l'effort de comp\u00e9tition. Mon fr\u00e8re Pierre, lui, y succomba un temps, et fut un champion universitaire de natation tout \u00e0 fait prometteur ; quand il s'interrompit pour passer plus de temps \u00e0 la biologie qu'\u00e0 la fr\u00e9quentation des piscines, les espoirs de mon p\u00e8re se report\u00e8rent sur la g\u00e9n\u00e9ration suivante, celle de ses petits-enfants. Et parmi eux, effectivement, l'a\u00een\u00e9, mon neveu Fran\u00e7ois, apparut remarquablement dou\u00e9. Il commen\u00e7a, lui aussi, une carri\u00e8re de nageur, qu'il finit par interrompre, pour les m\u00eames raisons que son p\u00e8re (renforc\u00e9es d'une certaine aversion pour l'exasp\u00e9ration croissante, d'une g\u00e9n\u00e9ration \u00e0 l'autre devenue tr\u00e8s sensible, des aspects les plus repoussants de l'\u00ab esprit de comp\u00e9tition \u00bb dans la t\u00eate et les mani\u00e8res des apprentis champions (certains athl\u00e8tes am\u00e9ricains en donnent, bien souvent, le triste spectacle)). J'ai compris, bien s\u00fbr, ses raisons ; mais je n'ai pu m'emp\u00eacher de ressentir quelque sentiment de regret ; car j'aurais bien aim\u00e9 l'accompagner aux Jeux olympiques ; j'aurais eu un excellent pr\u00e9texte pour un tel voyage, que je ne ferais tr\u00e8s certainement jamais.\n\n## 123 (\u00a7 48) Je n'ai pas cherch\u00e9 \u00e0 faire de l'Arithm\u00e9tique un terrain de recherches, me r\u00e9fugiant dans l'alg\u00e8bre\n\nFaire de l'Alg\u00e8bre \u00e9tait prot\u00e9ger l'ancien sentiment pur du Nombre, musical, rythmique, esth\u00e9tique autant que philosophique de la tradition antique en lui r\u00e9servant dans ma vie une place ludique, sentimentale, obsessionnelle et surtout non professionnelle, cela est vrai.\n\nMais il est vrai \u00e9galement que l'alg\u00e8bre, particuli\u00e8rement dans ses excroissances modernes, est une mani\u00e8re g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9e, imp\u00e9rialiste, boulimique de \u00ab s'occuper \u00bb des nombres, en ce qu'elle a \u00e9tendu consid\u00e9rablement le champ des objets de pens\u00e9e que l'on peut raisonnablement d\u00e9signer ainsi. \u00ab Faire de l'Alg\u00e8bre \u00bb, dit \u00e0 peu pr\u00e8s Bourbaki dans l'Introduction du Livre de son Trait\u00e9 consacr\u00e9 \u00e0 cette branche de la Math\u00e9matique, \u00ab c'est essentiellement _calculer_ (c'est moi qui souligne) \u00bb, autrement dit (c'est toujours la pens\u00e9e bourbakiste qui s'exprime) effectuer des op\u00e9rations dont le mod\u00e8le est celui des quatre op\u00e9rations de l'arithm\u00e9tique \u00e9l\u00e9mentaire.\n\nEn refusant l'Arithm\u00e9tique comme domaine de recherche, mais en \u00ab restant \u00bb, en somme, dans son voisinage alg\u00e9briste (je ne pr\u00e9tends nullement ici \u00e0 une analyse \u00ab fine \u00bb des parent\u00e9s de \u00ab structures \u00bb math\u00e9matiques ; je m'en tiens \u00e0 l'intuition \u00ab \u00e9coli\u00e8re \u00bb des choses), je ne la fuyais pas tout \u00e0 fait, je ne perdais pas les nombres de vue. Par ailleurs, l'Alg\u00e8bre, par son histoire et l'origine m\u00eame de son nom, peut \u00eatre consid\u00e9r\u00e9e comme plus \u00ab tardive \u00bb que l'arithm\u00e9tique, pierre pr\u00e9cieuse de la math\u00e9matique grecque. Il existe une parent\u00e9 ind\u00e9niable entre l'opposition temporelle entre Alg\u00e8bre et Arithm\u00e9tique dans l'histoire des Math\u00e9matiques et celle qui, dans l'histoire de la po\u00e9sie, diff\u00e9rencie radicalement la m\u00e9trique des langues romanes de celle des Anciens (grecs ou latins). Alg\u00e9briste (m\u00eame modeste) et continuateur (en intention) des troubadours, je maintiens une distance r\u00e9v\u00e9rencieuse vis-\u00e0-vis des lumi\u00e8res, pour moi trop \u00e9blouissantes, de l'Antiquit\u00e9 (j'ai la m\u00eame admiration un peu froide \u00e0 l'\u00e9gard des Classiques).\n\nRestant ainsi, m\u00eame de mani\u00e8re furtive, d\u00e9rivative, p\u00e9riph\u00e9rique, \u00ab dans les nombres \u00bb au cours de mes \u00e9tudes, puis de ma recherche en vue du doctorat, j'\u00e9vitais, assez syst\u00e9matiquement, de franchir la fronti\u00e8re de ce que, pour simplifier, j'appellerais le monde g\u00e9om\u00e9trique. L\u00e0 encore, je le r\u00e9p\u00e8te, il s'agit d'une image \u00e9l\u00e9mentaire, d'une distinction presque scolaire, assez enfantine au fond ; mais elle a beaucoup jou\u00e9 : ma pens\u00e9e, ma figuration des objets math\u00e9matiques est, indiscutablement, uni-dimensionnelle, s\u00e9quentielle, discontinue. Je n'ai pas la moindre imagination des \u00ab figures \u00bb, dans l'espace (de quelque esp\u00e8ce qu'il soit, et Dieu sait si la vari\u00e9t\u00e9 est grande) ni m\u00eame dans le plan (qui est par ailleurs le _lieu_ o\u00f9 j'\u00e9cris). Je n'ai, v\u00e9ritablement, \u00ab saisi \u00bb le sens des grands th\u00e9or\u00e8mes de la g\u00e9om\u00e9trie ordinaire, euclidienne, que du jour o\u00f9 j'ai lu, avec \u00e9blouissement (la math\u00e9matique, en effet, peut procurer des \u00e9blouissements), le petit livre merveilleux de l'alg\u00e9briste Emil Artin (un des \u00ab p\u00e8res \u00bb de l'alg\u00e8bre moderne) intitul\u00e9 _Alg\u00e8bre g\u00e9om\u00e9trique_ , qui offre une \u00ab clef \u00bb alg\u00e9brique, une \u00ab clef \u00bb de nombres, donc, aux myst\u00e8res de la g\u00e9om\u00e9trie. J'ai \u00e9t\u00e9, alors, \u00ab enchant\u00e9 \u00bb par le \u00ab th\u00e9or\u00e8me de Pappus \u00bb, ce r\u00e9sultat, dit \u00ab difficile \u00bb, cette merveille de l'ing\u00e9niosit\u00e9 raisonnante de l'Antiquit\u00e9 tardive, et je m'en souviens avec une jubilation qui d\u00e9passe, largement, l'int\u00e9r\u00eat (math\u00e9matique) somme toute assez limit\u00e9 de ce r\u00e9sultat.\n\nCette \u00ab joie secr\u00e8te \u00bb, en effet, venait du plus lointain de mon amour des nombres, me justifiait \u00e0 mes propres yeux de m'obstiner dans cet amour. Je pourrais trouver d'autres exemples, qui mettent en jeu des r\u00e9gions beaucoup plus \u00ab difficiles \u00bb de la math\u00e9matique, mais ce n'est pas du tout la \u00ab profondeur \u00bb math\u00e9matique qui m'int\u00e9resse ici ; ce qui compte, c'est le lien int\u00e9rieur ainsi r\u00e9v\u00e9l\u00e9 entre eux : la math\u00e9matique, pour moi, est d'abord nombre, ne m'est vitale que comme nombre ; et il en est de m\u00eame de la po\u00e9sie.\n\n## 124 (\u00a7 48) Je n'aime pas tous les nombres, il y en a m\u00eame que je d\u00e9teste franchement\n\nSi je fais mienne la parole de Ramanujan c'est bien s\u00fbr, \u00e0 ma mani\u00e8re, pas vraiment math\u00e9matique, et je la restreins beaucoup ; modifi\u00e9e, l'affirmation devient : \u00ab Certains nombres entiers sont mes amis. \u00bb Cela implique que d'autres me soient indiff\u00e9rents (la plupart des tr\u00e8s grands nombres, par exemple, sur l'existence desquels j'ai toujours eu des doutes, que l'arithm\u00e9tique pr\u00e9dicative d'Edward Nelson (un chef-d'\u0153uvre de scepticisme en math\u00e9matique) a r\u00e9cemment renforc\u00e9s, en leur donnant comme une justification technique, s\u00e9rieuse) et que j'ai m\u00eame une liste de nombres que je consid\u00e8re comme des ennemis.\n\nMon paysage des nombres diff\u00e8re assez fortement de celui de Fran\u00e7ois Le Lionnais, le pr\u00e9sident-fondateur de l'Oulipo, tel qu'il appara\u00eet dans son livre le _Dictionnaire de nombres remarquables_. Dans cet ouvrage, les raisons d'int\u00e9r\u00eat d'un nombre (et ces nombres ne sont pas tous entiers) sont essentiellement d'ordre math\u00e9matique : de la vaste armoire \u00e0 lectures du pr\u00e9sident furent ainsi extraits, pris dans des ouvrages courants aussi bien que dans des articles rares, des th\u00e9or\u00e8mes, anecdotes ou r\u00e9flexions de math\u00e9maticiens fort divers des propri\u00e9t\u00e9s de certains nombres qui sont, dans l'esprit du compilateur, l'\u00e9num\u00e9ration de leurs \u00ab titres de noblesse \u00bb, justifiant leur apparition dans ce _Debrett_ du nombre (cela tient, d'une fa\u00e7on assez disparate, bien dans l'esprit et la m\u00e9thode g\u00e9n\u00e9rale de l'auteur, \u00e0 la fois du r\u00e9cit g\u00e9n\u00e9alogique, du pedigree, de la \u00ab vie br\u00e8ve \u00bb et de la chanson de geste (les exploits, les \u00ab res gestae \u00bb \u00e9tant les th\u00e9or\u00e8mes o\u00f9 le nombre en question intervient comme personnage)).\n\nSi, \u00e0 mon tour, je me lan\u00e7ais dans une entreprise du m\u00eame ordre, les \u00ab raisons \u00bb math\u00e9matiques seraient pr\u00e9sentes, mais pas exclusivement ; et, surtout, elles seraient tr\u00e8s largement soumises \u00e0 une autre \u00ab logique \u00bb, \u00e0 une strat\u00e9gie de choix plus d\u00e9cisivement esth\u00e9tique (l'aspect esth\u00e9tique n'est pas absent de l'entreprise de Le Lionnais). Il est clair, par exemple, que le 12 a un sens dans mon grand registre de nombres, qui lui vient de l'alexandrin ; que le 6 a sa place parce que c'est le nombre de la sextine.\n\nMais la p\u00e9n\u00e9tration de mon lieu de nombres par la po\u00e9sie va beaucoup plus loin que la d\u00e9signation. Je ne m'imagine pas, je ne r\u00eave pas les nombres dans l'isolement ; je les saisis (comme Queneau d'ailleurs) en suites, en s\u00e9quences. Ils constituent des familles qui ont leurs airs de ressemblance, une histoire ou une partie d'histoire commune. Ce serait, banalement, le cas des nombres pairs, ou encore celui des nombres premiers. Un nombre quelconque, 17 par exemple, re\u00e7oit avant tout un \u00e9clairage de nature familiale (il est de la famille des nombres premiers, o\u00f9 il \u00ab na\u00eet \u00bb apr\u00e8s 13 et avant 19) ; mais il a dans sa \u00ab g\u00e9n\u00e9alogie \u00bb d'autres anc\u00eatres que les nombres premiers : nombre des syllabes d'un haiku, il _suit_ , dans une autre descendance, 3 et 5 (nombres respectifs de vers du haiku et du tanka) et pr\u00e9c\u00e8de 31 (nombre des syllabes du tanka), (c'est, dans son d\u00e9but tout au moins, une sous-s\u00e9quence de celle des nombres premiers, mais sa signification est tout autre) ; par ailleurs, sa propre biographie (dans ma m\u00e9moire) contient des \u00e9v\u00e9nements qui n'appartiennent qu'\u00e0 lui (dans ce cas pr\u00e9cis, celui de l'entier 17, il s'agit avant tout d' _un_ \u00e9v\u00e9nement du pass\u00e9, de mon pass\u00e9, dont je ne parlerai pas maintenant) et colorent ma r\u00e9action \u00e9motionnelle \u00e0 son \u00e9gard.\n\nAinsi, mon rapport aux nombres ne reste pas immobile ; \u00e9tant un rapport \u00e0 la fois sentimental et esth\u00e9tique, o\u00f9 se m\u00ealent les \u00e9lucubrations combinatoires et les circonstances de la vie priv\u00e9e, il peut passer de la fascination \u00e0 l'ex\u00e9cration ou au m\u00e9pris, jusqu'\u00e0 l'oubli m\u00eame ; il y a des nombres qui sont devenus vides, comme des visages qu'on ne reconna\u00eet plus.\n\n## 125 (\u00a7 48) Je passe une grande partie de mon temps \u00e0 compter\n\nUne des notions du nombre (il s'agit toujours des anc\u00eatres de tous les nombres, de l'aristocratie des nombres, les entiers) fait des entiers les _noms_ de collections d'objets, consid\u00e9r\u00e9es du seul point de vue de leur gr\u00e9garit\u00e9, de leur masse : des noms de troupeaux d'objets. Ou plus exactement de familles de tels troupeaux, qui pour \u00eatre affubl\u00e9s du m\u00eame nom doivent pouvoir \u00e9changer entre eux leurs membres, sans r\u00e9p\u00e9tition ni omission : si _neuf_ d\u00e9signe neuf moutons, il d\u00e9signe aussi neuf pommes, ou neuf anges. Cette conception, \u00e9minemment bizarre, qui nous vient de Cantor, et \u00e0 laquelle certains historiens des Math\u00e9matiques, tournant les Grecs par l'avant, par l'ant\u00e9rieur, ont voulu donner des origines extr\u00eamement recul\u00e9es, faisant de nos anc\u00eatres des cavernes des arithm\u00e9ticiens (comme M. Jourdain \u00e9tait prosateur) plus modernes que Pythagore, ou Euclide.\n\nJ'ai la plus extr\u00eame m\u00e9fiance pour ces entiers-l\u00e0 : les nombres, dans mon \u0153il int\u00e9rieur, sont plut\u00f4t des personnages debout sur une ligne noire et ind\u00e9finiment \u00e9tendue \u00e0 partir de son origine, le Humpty Dumpty des nombres, 0. Mais ces personnages ne sont pas seulement des \u00e9tiquettes, des titres, des noms de tribus, de clans \u00e9cossais (Mac-un, Mac-huit, Mac-mille), ils ont un corps, une architecture, des capacit\u00e9s \u00e9tendues de transformation, un visage et des membres, leurs propri\u00e9t\u00e9s ; ils ont une histoire, il leur est arriv\u00e9 plein de choses, il leur en arrivera d'autres (la d\u00e9monstration du Grand Th\u00e9or\u00e8me de Fermat, par exemple, ou de l'Hypoth\u00e8se de Goldbach, am\u00e8nerait, dans la vie des nombres, de s\u00e9rieux bouleversements ; il y a des choses, des accouplements qu'ils ne pourraient plus, comme aujourd'hui, laisser entendre qu'ils peuvent se les permettre : ainsi, en admettant que \u00ab Goldbach \u00bb soit \u00e9tabli, il deviendrait impossible d'imaginer un grand gros nombre pair, dissimul\u00e9 dans les brumes de la distance et refusant d'\u00eatre somme de deux nombres premiers, alors qu'il est en ce moment envisageable, monstre pr\u00e9tentieux, que peut-\u00eatre nous allons d\u00e9busquer dans le sentier d'un impr\u00e9visible calcul). Quand je _vois_ un nombre, et quand je le sollicite pour un de mes innombrables d\u00e9nombrements, ou jeux mentaux de distrait et de solitaire, il m'appara\u00eet avec toutes ses idiosyncrasies (dont certaines sont math\u00e9matiques, d'autres esth\u00e9tiques, d'autres encore proviennent de nos rapports personnels, de nos aventures communes) ; si donc je lui confie, provisoirement, une collection d'objets compt\u00e9s de ma vie (des pas entre deux stations d'un parcours dans un paysage, les briques dans une portion de mur ensoleill\u00e9, les jeunes filles agr\u00e9ables aper\u00e7ues entre deux arr\u00eats \u00e9loign\u00e9s d'une ligne d'autobus), c'est pour donner \u00e0 cet assemblage en soi informe de \u00ab choses \u00bb toute la richesse de divisions, recompositions, dispositions ou partitions que _ce_ nombre est en mesure de leur conf\u00e9rer, momentan\u00e9ment, et pour la satisfaction de mon esprit.\n\nLes organisations et parent\u00e9s ainsi \u00e9tablies dans mes collections de vie (celles que j'assemble \u00e0 mesure que je bouge, pense et respire), dans les s\u00e9quences que je cr\u00e9e ou r\u00e9v\u00e8le dans le monde des \u00e9v\u00e9nements et des apparences, leur donnent une vivacit\u00e9 bien sup\u00e9rieure \u00e0 la monotone op\u00e9ration obsessionnelle du comptage, de l'\u00e9num\u00e9ration et de la v\u00e9rification de bi-univocit\u00e9 (sept cailloux, sept nains : premier nain ici, premier caillou l\u00e0 ; deuxi\u00e8me nain ici, deuxi\u00e8me caillou l\u00e0... ne bougez pas s'il vous pla\u00eet). Pour prendre un bref exemple : quand je monte un escalier, je compte les marches, c'est une chose que je fais. Il y a des correspondances infinies d'escaliers entre les \u00e9tages de maisons diff\u00e9rentes, qui se pr\u00eatent \u00e0 bien des interpr\u00e9tations fictionnelles. Les trois \u00e9tages du 16, rue Dauphine qui s\u00e9parent le sol de la cour de l'appartement de Claude Roy comptent ainsi, respectivement, 23 marches pour le premier, 25 pour le deuxi\u00e8me, 28 pour le troisi\u00e8me : si on enl\u00e8ve le 20 commun aux trois \u00e9tages, il nous reste la suite 3, 5, 8, o\u00f9 on remarque que 8 = 3 + 5. On se souvient alors que ce d\u00e9compte est fait en n\u00e9gligeant deux nombres de pr\u00e9\u00e9tages, ceux des marches qui conduisent au d\u00e9but v\u00e9ritable de l'escalier : une pour franchir la porte, deux ensuite pour p\u00e9n\u00e9trer v\u00e9ritablement dans la maison. Bien s\u00fbr, 1 + 2 = 3 et 2 + 3 = 5. On voit alors appara\u00eetre le d\u00e9but d'une c\u00e9l\u00e8bre s\u00e9quence, celle de la suite dite de Fibonacci, g\u00e9n\u00e9ratrice du _nombre d'or_. Vous imaginerez ais\u00e9ment tout le parti qu'on peut en tirer en ce qui concerne l'histoire de cette maison, de son architecte, et de ses habitants.\n\n## 126 (\u00a7 49) Je lis chaque jour, je lis le jour, je lis la nuit\n\nLire est un luxe, mon plus grand luxe peut-\u00eatre.\n\nPourquoi peut-\u00eatre ? Parce que marcher, nager en mer (autrefois), compter, sont aussi des luxes et je ne sais pas trop au fond s'il en est un plus luxueux que les autres, plus important, en tant qu'activit\u00e9 luxueuse que les autres.\n\nEn \u00e9crivant _luxe_ , je ne veux pas trop marquer l'aspect \u00e9conomique du probl\u00e8me ; en ce qui concerne les livres, il est en fait assez secondaire : je n'ach\u00e8te presque jamais des livres chers, je ne suis pas bibliophile ni amateur de premi\u00e8res \u00e9ditions des auteurs que j'aime, je ne poss\u00e8de pas de biblioth\u00e8que (voir plus loin, dans le \u00a7 49, \u00e0 ce sujet).\n\nMon luxe, dans la lecture comme dans les autres activit\u00e9s similaires (\u00e0 la parent\u00e9 soulign\u00e9e ici, en cet autoportrait, volontairement, \u00e9pingl\u00e9e en somme, et revendiqu\u00e9e), est d'abord un luxe du temps : je choisis de d\u00e9penser ainsi une portion \u00e9norme du temps qui m'est donn\u00e9 sur terre, et je fais tout ce qu'il m'est possible de faire pour m'autoriser cette d\u00e9pense, sur mon budget de minutes.\n\nLuxe aussi, et corollairement, en ce sens que c'est une activit\u00e9 largement inutile, socialement parlant (je ne lis pas seulement par finalit\u00e9 professionnelle, ni m\u00eame professionnelle au sens large, en y incluant l'activit\u00e9 de po\u00e9sie, que je ne consid\u00e8re pas comme telle (mais pas non plus comme une activit\u00e9 de luxe)) ; c'est une activit\u00e9 inutile, d\u00e9pass\u00e9e m\u00eame pour beaucoup (donc, pour les m\u00eames, preuve d'un choix archa\u00efsant, pass\u00e9iste), (comme d'ailleurs la marche au temps de l'automobile, la nage au temps des bateaux \u00e0 moteur, compter au temps des calculatrices) ; une activit\u00e9 ostentatoirement contraire \u00e0 l'esprit de l'\u00e9poque.\n\nSi le luxe, pour \u00eatre luxe, doit \u00eatre montr\u00e9 (c'est une condition, il me semble, du luxe des bijoux, par exemple), je me rends compte que, bien que mon activit\u00e9 de lecture soit avant tout affaire entre moi et moi, j'ai une certaine difficult\u00e9 \u00e0 ne pas \u00eatre vu, quand je le suis, comme, pr\u00e9cis\u00e9ment, _Homo lisens_ , homme de lecture, et de lecture en livres : je ne me d\u00e9place pour ainsi dire jamais sans au moins un livre, que je tiens \u00e0 la main ou, \u00e0 d\u00e9faut, dans un sac plastique (g\u00e9n\u00e9ralement d'\u00e9diteur ou de librairie). Le livre, mon luxe, fait donc partie de mes v\u00eatements, au m\u00eame titre que la casquette et les souliers.\n\nSi luxe de temps, c'est aussi, dans ma repr\u00e9sentation de la lecture, que c'est une dur\u00e9e brillante, passionnante, excitante, ch\u00e8re, que celle de la prise de possession d'un livre par les yeux ; le temps de lire est un temps choisi, un temps qui a de l'\u00e9clat, de la couleur, ce n'est jamais un temps ordinaire ; il m'est offert enviable \u00e0 la vitrine de mes jours, et je n'y r\u00e9siste gu\u00e8re ; je me pr\u00e9cipite avec f\u00e9brilit\u00e9 vers l'achat de ce temps (l'acquisition du livre) et sa d\u00e9pense, bien entendu, comme toutes d\u00e9penses de ce type, aux _d\u00e9pens_ g\u00e9n\u00e9ralement d'autres activit\u00e9s (travail, r\u00e9ponse aux lettres, \u00e9changes avec mes semblables), je pr\u00e9vois ce temps, j'am\u00e9nage la possibilit\u00e9 de sa dilapidation, je me le refuse dans une crise de remords vertueux (je ne peux pas me le permettre, me dis-je, car j'ai ceci \u00e0 faire, car j'ai promis cela avant la fin de la semaine ; et pourtant me voil\u00e0, dans cette librairie, devant ces rayons, je vais succomber encore) ; c'est dire la grande parent\u00e9 qui existe entre cette passion luxueuse (toutes les passions ne le sont pas) et d'autres, qui supposent aussi d\u00e9pense, gaspillage m\u00eame de d\u00e9sirs, d'anticipations (associ\u00e9s ou non \u00e0 la d\u00e9pense proprement dite, celle de l'argent) : la passion des v\u00eatements, des voyages, certaines passions \u00e9rotiques de luxe (en ce sens, qui est celui du temps, du moment, de la f\u00e9brilit\u00e9 du moment plongeant aussit\u00f4t dans le r\u00e9volu).\n\n## 127 (\u00a7 49) \u00ab Homo lisens \u00bb\n\nPour entrer plus avant dans cette cat\u00e9gorie anthropologique, il faudrait dire : _Homo lisens_ ; homme qui lit (il y a, parall\u00e8lement dans la phonie, l' _homme qui rit_ , l' _Homo ridens_ , \u00ab parce que rire est le propre de l'homme \u00bb (\u00e0 l'exception du Cheshire Cat, qui est plut\u00f4t _catus surrisens_ ), (le h\u00e9ros de Hugo, ainsi, a ce trait humano\u00efde perp\u00e9tuellement impos\u00e9 \u00e0 ses traits, ce qui le rend monstrueux aux yeux de tous, difforme, mais au contraire _formosus_ , de forme belle, int\u00e9rieurement)) ; homme en tant qu'il est liseur, de m\u00eame que l' _Homo faber_ est homme en tant qu'il fabrique les outils qui, faisant fonction d'organes ext\u00e9rieurs au corps, non li\u00e9s n\u00e9cessairement \u00e0 lui, lui donnent une appr\u00e9hension accrue du monde mat\u00e9riel ; et, pareillement, l' _Homo lisens_ est homme en tant qu'il fabrique cet outil qu'est le livre, organe ext\u00e9rieur au corps de la pens\u00e9e, donnant \u00e0 la pens\u00e9e une prise accrue sur le monde.\n\nCette d\u00e9finition de l'homme s'ajouterait aux autres, non exclusivement, celles qui impliquent la vie en soci\u00e9t\u00e9, le langage articul\u00e9, la division du travail ou la prohibition de l'inceste ; il faudrait se demander quels liens peuvent exister entre les diff\u00e9rents traits caract\u00e9ristiques, universels m\u00eame si on en croit certains, s'il en est qui conditionnent les autres. En ce qui concerne le caract\u00e8re de liseur, on discuterait la question de savoir si tous les hommes sont liseurs ; l'\u00e9vidence va dans le sens du non, mais on pourrait dire aussi qu'il s'agit d'une potentialit\u00e9, que tous les hommes ont en eux de lire, comme ils ont en eux la possibilit\u00e9 de la pens\u00e9e conceptuelle, de la vie sociale, de la parole, m\u00eame s'il est des muets, des idiots et des ermites. Et il y aurait m\u00eame de bons esprits pour argumenter contre l'ant\u00e9riorit\u00e9 du langage par rapport \u00e0 la lecture, en attirant notre attention sur la lecture des traces laiss\u00e9es au sol par les b\u00eates que suivent les chasseurs, qui lisent les indices, tels Zadig ou Shingakook dans _Le Dernier des Mohicans_ , d\u00e9chiffrant le passage du Huron ravisseur dans la page de sable du cours d'eau. Et Robinson lui-m\u00eame ne se livre-t-il pas \u00e0 une \u00ab lecture \u00bb du pied de Vendredi ?\n\nQuoi qu'il en soit, si je me reconnais _Homo lisens_ , c'est comme _Homo lisens_ de _livres_. Il y a l\u00e0 une sous-vari\u00e9t\u00e9, relativement r\u00e9cente, de cette esp\u00e8ce, sous-esp\u00e8ce pleine ou non de l'esp\u00e8ce humaine. Car jadis on lisait le manuscrit, demain, nous dit-on, on lira l'\u00e9cran de l'ordinateur (curieusement, dans l'\u00e9tat actuel des techniques pr\u00e9visibles, c'est \u00e0 une lecture immobile que l'on reviendrait, c'est-\u00e0-dire \u00e0 une r\u00e9gression, sur ce point, au stade du manuscrit m\u00e9di\u00e9val ou de l'incunable dont la masse et l'encombrement ne permettaient gu\u00e8re le d\u00e9placement, avant l'invention du \u00ab livre de poche \u00bb par Aldo Manuzio dans la Venise de 1500). Et aujourd'hui m\u00eame il y a le Journal, qui est un anti-livre.\n\nSi donc je me d\u00e9finis comme homme lecteur de livres, il y a l\u00e0 non seulement une constatation existentielle, mais une revendication diff\u00e9rentielle : je mets le livre au-dessus des autres formes d'\u00e9crit, et je le mets au-dessus des images de toutes sortes. Cette position, il n'est gu\u00e8re besoin d'y insister (je l'ai d\u00e9j\u00e0 fait longuement pour la marche, et les d\u00e9veloppements peuvent se transcrire ais\u00e9ment), est de nature \u00e0 la fois esth\u00e9tique et \u00e9thique ; je suis lecteur de livres, d'abord de livres, par morale. Et je suis aussi, pas ind\u00e9pendamment, avec mes propres moyens, fabricant de livres : j'en \u00e9cris.\n\nUne situation un peu paradoxale de ce livre-ci, 'le grand incendie de londres', m'appara\u00eet alors : c'est que je l'\u00e9cris, l'effectue, l'imagine (dans les imaginations murales que j'ai \u00e9voqu\u00e9es au chapitre 1) comme _manuscrit_ avant tout, plus que comme livre imprim\u00e9. Et c'est pourquoi sans doute, alors que son existence est maintenant assur\u00e9e par le franchissement de l'\u00e9tape minimale que je m'\u00e9tais fix\u00e9e, j'ai une telle difficult\u00e9 \u00e0 envisager les modalit\u00e9s d'une publication. Je me dis qu'il est trop difficile, qu'il est trop massif pour trop peu de lecteurs (je me mets \u00e0 la place d'un \u00e9diteur), je me dis qu'il faut que j'attende d'avoir achev\u00e9 d'autres branches, qu'il n\u00e9cessite une mise en livre sp\u00e9ciale, peut-\u00eatre priv\u00e9e, \u00e0 nombre d'exemplaires limit\u00e9, d\u00e9cid\u00e9 par des consid\u00e9rations num\u00e9rologiques ; je me dis tout cela, et peut-\u00eatre ai-je seulement du mal \u00e0 le voir _livre_ , tout simplement.\n\n## 128 (\u00a7 49) Je lis vite\n\nLa question de l'allure, de la vitesse, est importante : en fait elle est relative ; si je lis vite, c'est par rapport aux normes habituelles de la lecture silencieuse humaine : une lecture m\u00e9canique \u00e9lectronique, aujourd'hui, est infiniment plus rapide ; de la m\u00eame mani\u00e8re, marcheur ou compteur je suis rapide, m\u00eame si ma marche est escargoti\u00e8re par rapport \u00e0 l'allure d'une Mercedes et mes d\u00e9nombrements ridiculement lents par rapport aux machines \u00e0 calculer. Disons qu'ayant fait le choix d'un registre lent (la lecture, comme la marche, la nage ou le calcul mental), lent en soi, je me situe dans la rapidit\u00e9 \u00e0 l'int\u00e9rieur de ce registre.\n\nPendant tr\u00e8s longtemps, je ne lisais lentement que la po\u00e9sie ; que je ne lisais d'ailleurs qu'en l'apprenant par c\u0153ur, ce qui \u00e9tait \u00e0 la fois une multiplicit\u00e9 de lectures des m\u00eames mots et une lenteur extr\u00eame (m\u00eame si j'apprenais, alors, rapidement). Ce n'est donc pas uniquement parce que les autres lectures que celle des romans sont des lectures de travail (au sens large) que l'allure en est diff\u00e9rente : c'est que, au fond, elles ne sont pas vraiment lectures : la po\u00e9sie, je l'absorbe plut\u00f4t que je ne la lis (si je ne peux l'absorber passionn\u00e9ment, je ne peux presque pas la lire, c'est pourquoi je suis un mauvais lecteur en vue de jugement), je l'absorbe pour la transformer en la mienne propre. Les math\u00e9matiques, la philosophie, les livres de pens\u00e9e sont plus d\u00e9part de r\u00e9flexion, intervalles de compr\u00e9hension, pr\u00e9paration de d\u00e9ductions, d'analyses, que lectures. Et j'ai eu un mal extr\u00eame, puisque la lecture (comme je le dis, de romans) \u00e9tait une habitude d'enfance tr\u00e8s ancienne et tr\u00e8s ancr\u00e9e, avec ses modes de d\u00e9roulement et surtout sa vitesse, \u00e0 me mettre \u00e0 lire, quand j'ai commenc\u00e9 \u00e0 avoir besoin de le faire, ayant d\u00e9cid\u00e9 de devenir math\u00e9maticien, le trait\u00e9 de Bourbaki.\n\nJe lisais, comme toujours, une page rapidement, je comprenais, mot apr\u00e8s mot, chacun des mots, mais je ne saisissais litt\u00e9ralement aucun sens dans ce que je lisais ainsi. Et il m'\u00e9tait impossible de ralentir. Pendant un long moment, me r\u00e9fugiant dans mon autre mode d'appr\u00e9hension du livre, celui de la po\u00e9sie, je m'\u00e9tais mis \u00e0 apprendre le texte par c\u0153ur (je sais encore, aujourd'hui, certains passages du _Livre de topologie g\u00e9n\u00e9rale_ , chapitre premier, premi\u00e8re \u00e9dition (la seule belle, le texte ayant \u00e9t\u00e9 ensuite d\u00e9truit par exc\u00e8s de p\u00e9dantisme estoufo-gari)) ; je ne comprenais pas mieux, mais au moins je pouvais \u00e9voquer les lignes du texte pour les r\u00e9fl\u00e9chir ; tr\u00e8s longtemps, j'ai travaill\u00e9 ainsi, ce qui n'a pas assur\u00e9 des progr\u00e8s rapides dans ma carri\u00e8re de chercheur.\n\nJ'ai fait parfois, depuis, l'exp\u00e9rience d'une lecture lente de roman. Le r\u00e9sultat est le m\u00eame, je n'y comprends rien.\n\n## 129 (\u00a7 50) Une cinqui\u00e8me passion, comme en arri\u00e8re des quatre autres, comme signe, figure de leur parent\u00e9 : la passion de la solitude\n\nUne autre image, moins abstraite bien que lointaine, s'incise ici : aux quatre coins du monde, de la page du monde selon les Navahos, quatre couleurs, pour les quatre points du ciel et les quatre \u00e2ges :\n\nEST | noir | enfance\n\n---|---|---\n\nSUD | bleu | \u00e2ge adulte\n\nOUEST | jaune | mort\n\nNORD | blanc | r\u00e9surrection\n\nRempla\u00e7ant, \u00e0 mon usage, la colonne des \u00e2ges par une colonne de passions, je disposerais le noir pour la lecture, le bleu pour la nage, le jaune pour la marche et le blanc pour les nombres ; la passion de la solitude au centre, mais sans couleur.\n\nLes traits caract\u00e9ristiques de mes autres passions (luxe, morale, vitesse, diff\u00e9rence) trouvent leur origine en elle, et elle les offre de mani\u00e8re paroxystique.\n\nCe que je m'efforce d\u00e9sormais de faire, c'est d'occuper enti\u00e8rement la solitude, le temps de la solitude, dans la prose, et de convertir en lignes sa passion incolore et sans patrie.\n\nJe cherche \u00e0 donner \u00e0 mes lignes noires les quatre axes de mes passions ; l'axe de luxe qui est la gratuit\u00e9 absolue de la narration, la situation diff\u00e9rentielle de n'\u00eatre ni po\u00e9sie, ni roman, ni autobiographie, l'allure forc\u00e9e par la menace, par l'approche de la lumi\u00e8re du jour qui met fin \u00e0 chacun de mes _moments_ , et la vertu morale qu'est l'obstination (ne pas cesser, ne pas renoncer ; s'obstiner).\n\nComme tout proc\u00e8de de l' _axiome de solitude_ , tout en ce chapitre a tendu vers son passage \u00e0 l'explicite, qui est l\u00e0.\n\nIl s'ensuit, c'est une cons\u00e9quence formelle, que les incises, d\u00e9crochant du texte du r\u00e9cit en leurs points, ne se suivent pas ind\u00e9pendamment, mais poursuivent une voie parall\u00e8le, qui accompagne les quatre passions et donne leurs quatre humeurs respectives.\n\nLe portrait s'en colore diversement.\n\nDans la _Nuit des Chants_ navaho, je retiens le moment, qui est pour moi celui du centre de solitude, atteint sur le sol d'une peinture de sable, peinte par le chaman. Je me la repr\u00e9sente dans la couleur, le jaune qui est pour moi celle de la marche (et non celle de la mort), un peu (dans ma vision) comme les petites collines de pollen que Wolfgang Laib dispose sur le sol de ses \u00ab peintures \u00bb de poudre :\n\nsur la piste marqu\u00e9e de pollen fasse que je marche\n\navec des sauterelles \u00e0 mes pieds fasse que je marche\n\navec la ros\u00e9e \u00e0 mes pieds fasse que je marche\n\navec la beaut\u00e9 fasse que je marche\n\nla beaut\u00e9 devant moi fasse que je marche\n\nla beaut\u00e9 au-dessus de moi fasse que je marche\n\nla beaut\u00e9 au-dessous de moi fasse que je marche\n\nla beaut\u00e9 tout autour de moi fasse que je marche\n\ndans le vieil \u00e2ge errant fasse que je marche\n\ndans le vieil \u00e2ge errant sur la piste de la beaut\u00e9\n\n## 130 (\u00a7 50) Je ne suis pas misanthrope\n\nJe diff\u00e8re vivement sur ce point de mon ma\u00eetre, l'auteur de _Pierrot mon ami :_ relisant il y a peu ce roman dans la lenteur, sous la pression de la n\u00e9cessit\u00e9 (le mot \u00ab pression \u00bb vise la n\u00e9cessit\u00e9, non la lecture ; mais si j'ai lu plusieurs fois _Pierrot_ , je l'ai toujours lu \u00e0 ma mani\u00e8re, c'est-\u00e0-dire rapidement), (un \u00ab commentaire m'\u00e9tait demand\u00e9, de \u00ab lecteur \u00bb oulipien, pour une visite t\u00e9l\u00e9vis\u00e9e du livre), cette divergence m'a frapp\u00e9 ; et je ne l'ai vraiment per\u00e7ue l\u00e0, dans ce roman de bout en bout pourtant vif, enchanteur, qu'\u00e0 cause de la lenteur oblig\u00e9e de ma lecture, de l'attention critique qu'elle me demandait. La misanthropie est l\u00e0, en dessous, comme masqu\u00e9e par l'enchantement ; et le ralentissement de la vision la fait ressortir, comme une image dans le tapis. Je me demande pourtant si le regard lent, le regard critique, le regard arm\u00e9 de grossissements, d'agrandissements, de plans fixes sur la page, ne vient pas faire oublier une v\u00e9rit\u00e9 du livre, qui est que le livre est d'abord ce qu'il appara\u00eet dans le d\u00e9roulement rapide, sans outils d'excavation, de la lecture de lecteur gratuit.\n\nQuoi qu'il en soit, la misanthropie de Queneau \u00e9clate si l'on fait un parall\u00e8le (comme la construction romanesque y oblige, quand on la regarde de pr\u00e8s) entre deux \u00ab sc\u00e8nes de repas \u00bb : l'une entre humains, l'autre entre animaux (Pierrot appartient aux deux, mais il n'est ni homme ni b\u00eate, plut\u00f4t ange) ; c'est peu dire que les deux sc\u00e8nes se ressemblent ; elles sont calqu\u00e9es l'une sur l'autre et de leur confrontation na\u00eet cette \u00e9vidence, signe de misanthropie : que les animaux sont nobles et naturels, les humains vulgaires et ignobles (et donc naturels).\n\nMoi, je serais plut\u00f4t du c\u00f4t\u00e9 de Pierrot : sans jugement, sensible \u00e0 l'excellence animale et indiff\u00e9rent \u00e0 la vulgarit\u00e9 humaine.\n\nJe n'ai pas non plus le moindre optimisme philanthropique ; je n'ai pas d'opinion ni d'int\u00e9r\u00eat pour la nature humaine, je ne suis pas moraliste. Je suis incapable de penser \u00ab la nature humaine est ceci cela \u00bb ; ni que \u00ab moi-m\u00eame, appartenant \u00e0 l'esp\u00e8ce humaine, suis ceci cela \u00bb.\n\nAutrement dit, mon autoportrait commenc\u00e9 ici, dans ce chapitre, n'est qu'un autoportrait au sens strict, n'est pas le portrait d\u00e9guis\u00e9 de \u00ab tout le monde \u00bb, ou all\u00e9gorique d'un type, d'un sous-genre, d'une sous-esp\u00e8ce. Ce que 'le grand incendie de londres' est (ind\u00e9pendamment de ce qu'il est se conformant \u00e0 sa d\u00e9finition programmatique non dite), autobiographie de pens\u00e9e, par exemple, n'est absolument pas revendiqu\u00e9 par moi comme \u00e9clairage sur le genre humain.\n\nCelui qui est d\u00e9crit, l'\u00ab artiste absent \u00bb, dans le titre du chapitre, est un individu totalement particulier, ne signifiant que lui-m\u00eame, ne \u00ab faisant fonction \u00bb de personne. Aucune le\u00e7on d'ordre g\u00e9n\u00e9ral ne peut en \u00eatre extraite, aucune le\u00e7on d'aucun ordre ne peut en \u00eatre extraite ; il n'y a pas de le\u00e7on, mais une description d\u00e9finie. Je me livre \u00e0 une enqu\u00eate de nature historique sur moi-m\u00eame, sans t\u00e9l\u00e9ologie, en m'appuyant \u00e0 peu pr\u00e8s exclusivement sur un \u00e9tat, changeant et momentan\u00e9, du souvenir, qui est document d'un pass\u00e9 r\u00e9volu en vestiges ayant surv\u00e9cu d'une mani\u00e8re contingente ; il n'y a pas de sens de l'histoire individuelle (sinon ext\u00e9rieurement et apr\u00e8s coup, quand une vie est prise comme exemplum, symbole, all\u00e9gorie), (dans bien des autobiographies, l'enqu\u00eate historique sur les \u00e9v\u00e9nements historiques du souvenir est abandonn\u00e9e pour le deuxi\u00e8me mode de relation au pass\u00e9, celui de l'all\u00e9gorie : ce sont des \u00ab vies de saint \u00bb de soi-m\u00eame (m\u00eame s'il s'agit de \u00ab p\u00e9cheurs \u00bb)), et le pass\u00e9 que j'\u00e9voque, que je \u00ab cr\u00e9e \u00bb (non au sens que je l'invente, mais au sens de la constitution d'un _plasma de choses ayant eu lieu et r\u00e9agissant ensemble, en suspension dans le temps, maintenu par la coh\u00e9rence de la description, contigu \u00e0 un pass\u00e9 de m\u00eame nature, et venu de lui par un faisceau de changements)_ , est sans le\u00e7ons pour le futur.\n\nDans \u00ab artiste absent \u00bb, l'absence est donc aussi absence de tout jugement.\n\n## 131 (\u00a7 50) 'Le grand incendie de londres' devient indispensable \u00e0 ma survie de solitaire\n\nIl s'agit bien d'un renversement : l'entreprise du 'grand incendie de londres' m'a tout d'abord permis simplement de passer la solitude, de convertir le passif de cette passion (souffrance) de solitude impos\u00e9e en actes passants ; plus \u00e9l\u00e9mentairement, de passer le temps, de l'employer aux heures les moins effa\u00e7ables, puisque celles du r\u00e9veil ; alors, quand le jour s'approche, une t\u00e2che pr\u00e9cise, entre des limites de temps nettes (du r\u00e9veil \u00e0 la p\u00e9n\u00e9tration du jour, d\u00e9fini par un certain \u00e9tat des lumi\u00e8res sur mon bureau) simplifiait le temps.\n\nEt dans la mesure o\u00f9 ce temps-l\u00e0, cessant de br\u00fbler d'angoisse, de d\u00e9sespoir, tenant l'angoisse, le d\u00e9sespoir, \u00e0 distance de lignes noires avan\u00e7ant sans esp\u00e9rance, par pure obstination, devenait _plein_ , il d\u00e9cidait du reste des journ\u00e9es. La t\u00e2che du 'grand incendie de londres' permettait, ensuite dans les jours, d'avancer un peu de bribes de travaux (le 'projet' minuscule dont j'ai parl\u00e9), donnait comme une impulsion de mouvement aux heures qui suivaient son interruption (pas n\u00e9cessairement par d'autres formes de \u00ab travail \u00bb, mais aussi pour marches, lectures, nombres, mes habitudes vitales qui s'\u00e9taient, avant ce recommencement par la prose, presque trouv\u00e9es d\u00e9truites (je ne bougeais presque plus)).\n\nEt dans la mesure o\u00f9, ainsi, un peu, peu \u00e0 peu, je me retrouvais approchant de la fin des jours, de chaque jour, je pouvais nourrir l'espoir d'avaler aussi les heures les plus difficiles, celles des soirs ; de les investir et passer dans une autre passivit\u00e9 de lignes, celles de ce que j'ai nomm\u00e9 \u00ab branche du soir \u00bb (je n'y suis pas encore r\u00e9ellement parvenu, sinon sporadiquement ; l'obstacle du soir est le plus lourd sur le chemin d'indiff\u00e9rence active ; peut-\u00eatre cela me restera, jusqu'\u00e0 la fin, impossible, ou seulement pr\u00e9sent comme devant \u00eatre atteint, sans jamais l'\u00eatre, une limite proche mais interdite).\n\nDans l'imagination d'une pluralit\u00e9 de mondes possibles, dont Lewis s'est fait une sp\u00e9cialit\u00e9 philosophique, je puise cet exemple, qui \u00e9claire ma situation devant cette \u00ab branche \u00bb de mon livre, voulue pour les heures du soir, et si \u00e9loign\u00e9e toujours : on se repr\u00e9sentera la r\u00e9p\u00e9tition de notre monde, \u00e0 la suite, dans l'identit\u00e9 translat\u00e9e des lieux et des temps, non pas comme dans l'hypoth\u00e8se du retour \u00e9ternel, recommencement au bout d'un temps fini, mais r\u00e9apparition \u00e0 ses d\u00e9buts de notre monde, apr\u00e8s son \u00e9puisement, son ach\u00e8vement dans une dur\u00e9e infinie ; si on se repr\u00e9sente l'\u00e9chelle de temps de notre monde comme lin\u00e9aire, instant apr\u00e8s instant sur une droite orient\u00e9e, le \u00ab nouveau \u00bb monde, le m\u00eame, recommencerait apr\u00e8s la fin du premier, \u00e0 l'infini du temps. Je vois ma \u00ab branche du soir \u00bb, celle o\u00f9 je rejoins Alix dans le futur ant\u00e9rieur de son Projet, notre pass\u00e9 annul\u00e9 et r\u00e9volu, comme situ\u00e9e dans ce monde apr\u00e8s l'infini du temps termin\u00e9 ; et c'est _l\u00e0_ qu'il me faudrait aller pour l'\u00e9crire.\n\nIl est arriv\u00e9 ensuite que la pl\u00e9nitude du travail de la prose, obligeant \u00e0 la solitude, et dans la mesure o\u00f9 aucune vie nouvelle partag\u00e9e ne m'\u00e9tait possible, est devenue synonyme de solitude, d\u00e9finition et d\u00e9termination d'une forme de solitude.\n\nRendant le temps plus \u00ab \u00e9troit \u00bb (une sorte de probl\u00e8me policier de \u00ab chambre close \u00bb, dont la solution id\u00e9ale est l'\u00ab homme \u00e0 deux dimensions \u00bb que je me sens devenir en ces heures (je pense au roman de John Dickson Carr que Jean-Claude Milner nous fit lire plut\u00f4t qu'au \u00ab _Thin man_ \u00bb de Dashiell Hammett)), la prose me pousse \u00e0 me conformer \u00e0 ma d\u00e9finition restreinte, \u00e9crivant ces lignes, pas plus \u00e9pais qu'elles.\n\nAinsi, p\u00e9n\u00e9trant par arborescences, par fourches acides, dans les couches de neige, de feuilles d'encre des r\u00e9miniscences pour les d\u00e9truire (destruction par le souvenir not\u00e9), j'avance \u00e0 rebours vers les temps o\u00f9 il ne restera rien : la v\u00e9ritable solitude.\n\n# (DU CHAPITRE 5)\n\n## 132 (\u00a7 51) Mon id\u00e9e de la prose a beaucoup \u00e9t\u00e9 influenc\u00e9e par... le c\u00e9l\u00e8bre trait\u00e9 de Bourbaki\n\nPour m'en tenir ici au probl\u00e8me de la digression, de l'impossibilit\u00e9 de me limiter \u00e0 un r\u00e9cit lin\u00e9aire, qui est \u00e0 l'origine de la _strat\u00e9gie des insertions_ \u00e0 laquelle je m'exerce, je me suis tourn\u00e9 spontan\u00e9ment vers les _\u00c9l\u00e9ments de math\u00e9matiques_ de Nicolas Bourbaki, \u00e0 la fois parce que c'est, de ce genre d'ouvrages, celui que je (ou plut\u00f4t que j'ai) ma\u00eetrise (ma\u00eetris\u00e9) le mieux (quand la math\u00e9matique \u00e9tait ma pr\u00e9occupation dominante), et parce que son ampleur, l'immensit\u00e9 de son ambition (il a \u00e9chou\u00e9) (il ne pouvait qu'\u00e9chouer) pr\u00e9sente des analogies assez claires avec la vastitude de mon propre _Projet_ (que je voulais, seul, amener aux dimensions de cette cath\u00e9drale collective et anonyme).\n\nLe \u00ab trait\u00e9 \u00bb, en effet, annonce un plan d'ensemble, et, pour la mise en \u0153uvre de ce plan, tient ferme (ou s'efforce de tenir ferme, ou affecte de tenir ferme) un fil conducteur, qui est la mise en place en des \u00ab livres \u00bb parall\u00e8les et successifs (une succession autant ou plus chronologique (\u00e9tat des r\u00e9dactions) que logique) des \u00ab structures fondamentales \u00bb, sur laquelle s'appuie (s'appuiera, s'appuierait) la suite, une mythique \u00ab deuxi\u00e8me partie \u00bb o\u00f9 les Math\u00e9matiques v\u00e9ritables, celles o\u00f9 interviennent simultan\u00e9ment toutes ou partie des \u00ab structures \u00bb, celles o\u00f9 ce qui se passe de profond dans la Math\u00e9matique, ses \u00ab r\u00e9sultats \u00bb, doivent enfin se r\u00e9v\u00e9ler dans leur splendeur illumin\u00e9e par l'intention initiale (le \u00ab projet \u00bb bourbakiste).\n\nOr, si on le regarde apr\u00e8s coup, comme cath\u00e9drale \u00e0 la fois engloutie, en ruine et inachev\u00e9e, on se rend compte que le pr\u00e9sent bougeant de son \u00ab histoire \u00bb, l'ordre de mise en route et d'aboutissement des fragments r\u00e9ellement entrepris de l'\u0153uvre, d\u00e9borde, \u00e9clate de partout dans le \u00ab trait\u00e9 \u00bb et r\u00e9siste \u00e0 toutes les tentatives, comiques presque de dissimulation, sous les esp\u00e8ces de la r\u00e9fection, de la r\u00e9\u00e9criture perp\u00e9tuelle, des remises en chantier incessantes des chapitres achev\u00e9s (l'exemple le plus \u00e9clairant \u00e0 ce sujet \u00e9tant le chapitre premier du livre de _Topologie g\u00e9n\u00e9rale_ , o\u00f9 la splendeur et limpidit\u00e9 de la version initiale a disparu peu \u00e0 peu, masqu\u00e9e et \u00e9touff\u00e9e par une mauvaise graisse d'\u00ab additions \u00bb).\n\nJ'ai d\u00e9cid\u00e9, en commen\u00e7ant 'le grand incendie de londres', de me d\u00e9fendre autant que possible contre ce d\u00e9sastre-l\u00e0, en acceptant d'avance la pr\u00e9sence du pr\u00e9sent dans ce qui est le r\u00e9cit d'une \u00ab logique \u00bb propre \u00e0 cette prose, son intention, laiss\u00e9e non dite : \u00ab Le 'grand incendie de londres' est... \u00bb Une fois la partie \u00ab lin\u00e9aire \u00bb du livre, dans chacune de ses \u00ab branches \u00bb, \u00e9crite, je n'y toucherais plus.\n\nIl s'ensuivait que tout le d\u00e9roulement extra-lin\u00e9aire, tout le d\u00e9bordement bifurquant de mon \u00ab sujet \u00bb, devait recevoir, en chaque lieu du \u00ab r\u00e9cit \u00bb, une solution \u00ab locale \u00bb.\n\nJ'ai r\u00e9fl\u00e9chi, dans ce cas encore, \u00e0 l'exemple de Bourbaki : le poids essentiel de ce qui, dans mon ouvrage \u00e0 moi, est confi\u00e9 aux \u00ab insertions \u00bb repose dans les \u00ab \u00e9l\u00e9ments de math\u00e9matique \u00bb du vieux ma\u00eetre sur les \u00ab exercices \u00bb. Certains de ces _exercices_ , qui sont des r\u00e9sultats annexes exc\u00e9dant ou d\u00e9tournant le raisonnement principal, se suffisent \u00e0 eux-m\u00eames : exemples, contre-exemples, th\u00e9or\u00e8mes particuliers. Dans la \u00ab transposition \u00bb dont je parle (qui n'est pas beaucoup plus qu'une image et une suggestion), ils correspondent aux \u00ab incises \u00bb. Certains autres, que l'on retrouve de paragraphe en paragraphe, de chapitre en chapitre, composent, eux, un d\u00e9veloppement parall\u00e8le parfois assez \u00e9tendu ; c'est l\u00e0 que j'ai puis\u00e9 le mod\u00e8le des \u00ab bifurcations \u00bb.\n\nIl y a, malgr\u00e9 tout, une diff\u00e9rence assez grosse entre les exercices bourbakistes et mes insertions : les exercices, contrairement aux \u00e9nonc\u00e9s des propositions et th\u00e9or\u00e8mes du texte, ne sont pas pourvus d'une solution. Le lecteur doit trouver lui-m\u00eame les d\u00e9monstrations ; il peut ainsi, dit Bourbaki avec son caract\u00e9ristique sadisme d'ancien \u00e9l\u00e8ve des classes pr\u00e9paratoires aux grandes \u00e9coles, \u00ab v\u00e9rifier qu'il a bien compris le texte \u00bb.\n\nMais en fait la diff\u00e9rence est moins radicale qu'il pourrait y para\u00eetre \u00e0 premi\u00e8re vue : car dans mes insertions aussi il y a pour le lecteur, s'il le d\u00e9sire, quelque chose de l' _exercice_ : le silence est laiss\u00e9 sur le \u00ab pourquoi \u00bb de l'incise, ou de la bifurcation ; un \u00ab pourquoi \u00bb dont la r\u00e9ponse tend \u00e0 \u00e9clairer ce vers quoi tend le _r\u00e9cit_ : son ach\u00e8vement et le d\u00e9voilement de ce qu'il est.\n\n## 133 (\u00a7 51) C'est ainsi que je d\u00e9signerai d\u00e9sormais les fragments unitaires num\u00e9rot\u00e9s\n\nChaque _moment_ qui a son unit\u00e9 de lieu et de temps (lieu immobile et temps non discontinu), je le con\u00e7ois (c'est une vis\u00e9e \u00e0 la fois esth\u00e9tique et \u00e9thique) comme une _station_ de temps m\u00e9ditatif.\n\nLa pr\u00e9sence du lieu joue (c'est un des liens essentiels que je tenterai d'\u00e9tablir entre _m\u00e9ditation_ et _m\u00e9moire_ ) son r\u00f4le de \u00ab lieu de m\u00e9moire \u00bb, \u00e0 partir duquel (tel \u00ab beau d\u00e9tail \u00bb) la restitution du parcours est facilit\u00e9e.\n\nIl s'ensuit une concentration de pr\u00e9sent en ces fragments : les \u00ab moments \u00bb de prose ont un _accent_ de pr\u00e9sent (ont en intention pour le moins), un accent int\u00e9rieur, un \u00ab _instress_ \u00bb (Hopkins). L' _instress_ du pr\u00e9sent de leur \u00e9criture constitue une condition de leur unit\u00e9 ; le passage d'un moment \u00e0 un autre est discontinu en ce sens, contre la continuit\u00e9 en m\u00eame temps voulue du _r\u00e9cit_.\n\nLe \u00ab concentr\u00e9 \u00bb du pr\u00e9sent et de ma pr\u00e9sence \u00e0 ce que je suis en train de d\u00e9couvrir \u00e0 dire a des implications de dur\u00e9e : dur\u00e9e m\u00e9ditative (qui ne peut \u00eatre tr\u00e8s longue) ; dur\u00e9e de prose (assez courte, m\u00eame dans la vitesse parfois).\n\nJe les ai voulues dans la nuit pr\u00e9matinale ; cela me conduit parfois \u00e0 des tricheries comme un arr\u00eat d'horloge dans une assembl\u00e9e d\u00e9lib\u00e9rative (imitation collective de jeux enfantins) : volets ferm\u00e9s, je r\u00e9siste au jour, \u00e0 la lumi\u00e8re insinuante ; le non-temps journalier, je l'ignore.\n\nCes moments sont des moments de m\u00e9ditation, donc de m\u00e9moire, o\u00f9 tout exercice de la r\u00e9flexion, de l'intelligence, de l'imagination est subordonn\u00e9e \u00e0 la m\u00e9moire ; ils sont des moments de \u00ab _non-being_ \u00bb de 'non-vie' ; ou 'non-\u00eatre'. Ce n'est pas tout \u00e0 fait \u00e7a, dans la version fran\u00e7aise ; traduisant plus litt\u00e9ralement, je trouve \u00ab non-\u00e9tant \u00bb ; mon \u00e9tat en ces moments est un \u00e9tat de \u00ab non-\u00e9tant \u00bb. Je pr\u00e9f\u00e8re \u00e0 la fois cette traduction du terme \u00ab _non-being_ \u00bb, comme traduction, et aussi comme terme, pour d\u00e9signer ce que je suis en la succession concentr\u00e9e des instants qui tendent au \u00ab moment de prose \u00bb. Car le bi-mot anglais, qui vient de Virginia Woolf, ne r\u00e9v\u00e8le pas enti\u00e8rement, \u00e0 cause de la plasticit\u00e9 naturalisante de l'anglais-langue, l'\u00e9tat philosophiquement paradoxal auquel je m'assimile.\n\nLes \u00ab moments \u00bb sont enti\u00e8rement retranch\u00e9s \u00e0 ma vie, si ma vie est celle qui est la mienne en dehors d'eux. Ils sont pourtant autre chose qu'une alt\u00e9rit\u00e9 absolue, je n'ai pas chang\u00e9, je ne suis pas un autre ; seulement, autrement moi, autrement le m\u00eame ; \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de moi-m\u00eame. Dans la m\u00e9moire, m\u00eame si pas toujours au sens strict, dans le souvenir.\n\nL'effort de la m\u00e9ditation qui conduit au moment dans la prose n'est pas cependant un effort de restitution morale de soi \u00e0 soi comme est la m\u00e9ditation de la tradition ; la dimension \u00e9thique n'est pas absente ; mais \u00e0 la fois profane, vernaculaire et uniquement orient\u00e9e vers ce \u00ab non-\u00e9tant \u00bb qui est \u00ab non-moi \u00bb.\n\nLa r\u00e9flexivit\u00e9 elle-m\u00eame (ce \u00ab moment \u00bb sur les \u00ab moments \u00bb) ne les change pas. La lampe br\u00fble et s'affaiblit. Le t\u00e9l\u00e9phone sonne, je ne r\u00e9ponds pas.\n\n## 134 (\u00a7 52) 1961, et quelque chose que je dirai peut-\u00eatre ; et peut-\u00eatre pas\n\nIl y a l\u00e0 un appel non \u00e0 une insertion de l'un ou l'autre type, mais \u00e0 une _branche_ future possible, pas vraiment pr\u00e9vue (je me d\u00e9fends de pr\u00e9voir jusque-l\u00e0) mais envisageable ; dont le centre, l'unit\u00e9, serait en partie \u00e9v\u00e9nementielle, et li\u00e9e \u00e0 l'ann\u00e9e 1961.\n\nSur cette \u00ab branche \u00bb p\u00e8se une incertitude double : incertitude sur sa n\u00e9cessit\u00e9 m\u00eame ; incertitude sur ce qui y serait racont\u00e9, sur le \u00ab quelque chose \u00bb, li\u00e9 au r\u00eave, qui y est pr\u00e9sent.\n\n\u00c0 mesure que j'avance, et ici, au \u00ab moment \u00bb de cette incise, j'ai d\u00e9j\u00e0 derri\u00e8re moi non seulement tout le \u00ab r\u00e9cit \u00bb, mais une bonne partie des incises et des bifurcations de cette branche (du moins jusqu'\u00e0 la profondeur 2 (le r\u00e9cit et la premi\u00e8re insertion en lieu du r\u00e9cit) la possibilit\u00e9 des branches futures prend de la consistance, m\u00eame si l'ordre et le contenu de ces branches demeure flou).\n\nDans le remplissage de la grande feuille mentale que j'ai toujours devant moi en composant mon livre, je proc\u00e8de de la mani\u00e8re suivante : la feuille imaginaire est sur le mur d'une grande pi\u00e8ce circulaire. Chaque _moment_ occupe une portion du pourtour sur une seule ligne, de mani\u00e8re que, les moments \u00e9tant s\u00e9par\u00e9s par des points suivis d'un blanc, et les chapitres signal\u00e9s par des interruptions plus substantielles de la ligne noire, le dernier moment, le 98, se trouve situ\u00e9 (dans le sens de parcours de la lecture de la feuille) _\u00e0 gauche_ de l'\u00ab Avertissement \u00bb (\u00e9crit d'une autre \u00e9criture ou dans une autre couleur), le moment num\u00e9rot\u00e9 1 \u00e9tant, lui, \u00e0 sa droite (on a donc effectu\u00e9 un tour complet). Tout le _r\u00e9cit_ de la _branche 1_ tient donc sur une ligne unique, d\u00e9finissant la _profondeur 1_.\n\nViennent ensuite, sur la deuxi\u00e8me ligne, et donc \u00e0 la _profondeur 2_ , une couche initiale d' _insertions_ , num\u00e9rot\u00e9es (comme vous voyez si vous lisez en cet instant) de 99 \u00e0 196, compos\u00e9e de soixante-cinq _incises_ et de trente-trois moments en _bifurcations_ , dans cet ordre, avec une certaine r\u00e9partition calcul\u00e9e des incises entre les chapitres du r\u00e9cit, des longueurs en ce qui concerne les bifurcations. Sur la _Feuille Mentale_ (ou _Mod\u00e8le :_ FM), deux couleurs distinctes, et distinctes du noir de la ligne de r\u00e9cit, sont utilis\u00e9es, et des fils partent des lieux de d\u00e9part de chaque insertion ; les fils des incises ne se croisent pas.\n\n\u00c0 la _profondeur 3_ , qu'y aura-t-il ? Voil\u00e0 qui n'est pas tout \u00e0 fait clair encore.\n\nQuelles donn\u00e9es doivent \u00eatre accommod\u00e9es pour la repr\u00e9sentation sur la FM (Feuille Mentale ou Mod\u00e8le) ? (Le probl\u00e8me de la r\u00e9alisation livresque est autre encore.)\n\n\u2013 La deuxi\u00e8me ligne noire, celle du r\u00e9cit de la deuxi\u00e8me branche, que je me propose d'\u00e9crire, comme la branche 1 (r\u00e9cit), en chapitres successions de moments, de m\u00eame nombre total et num\u00e9rot\u00e9s, eux, de 197 \u00e0 294 ; au-dessous de cette ligne de la branche 2 viendrait, \u00e0 nouveau, une \u00ab couche \u00bb d'insertions, avec les num\u00e9ros d'ordre 295 \u00e0 392.\n\n\u2013 Les autres insertions de la premi\u00e8re ligne noire du r\u00e9cit qui n'ont pas trouv\u00e9 place dans la couche de profondeur 1. Les insertions de cette couche ne sont pas, en effet, les seules possibles ; je peux presque imaginer qu'une possibilit\u00e9 ou n\u00e9cessit\u00e9 m\u00eame d'insertions nouvelles existera jusqu'\u00e0 la fin de la composition du livre, en chacun des moments d\u00e9j\u00e0 pourtant \u00ab ins\u00e9r\u00e9s \u00bb.\n\n\u2013 Les insertions nouvelles naissant dans les insertions d\u00e9j\u00e0 \u00e9crites.\n\nJ'envisage de limiter \u00e0 six la profondeur entre deux lignes successives de r\u00e9cit ; et d'imposer un nombre maximum de moments \u00e0 chaque \u00ab couche \u00bb, celui (98) qui est pr\u00e9cis\u00e9ment n\u00e9cessaire pour les \u00ab r\u00e9cits \u00bb. Les couches 3 \u00e0 6 seraient, ainsi, lacunaires. Quant aux fils de liaison, ils pourraient franchir des distances importantes.\n\nJ'imagine, alternativement, la \u00ab pi\u00e8ce \u00bb contenant l'imagination visuelle de mon \u00ab livre \u00bb comme un \u00e9cran g\u00e9ant d'ordinateur, une \u00e9criture lumineuse avec des fl\u00e8ches, et des possibilit\u00e9s, alors de d\u00e9placements.\n\nJ'en suis bien loin.\n\n## 135 (\u00a7 53) Je reste fid\u00e8le \u00e0 mon id\u00e9e ancienne et premi\u00e8re de la prose\n\nIl y a comme une fascination asc\u00e9tique (toujours le d\u00e9sir \u00e9r\u00e9mitique) dans la prose de la math\u00e9matique ; et, bien s\u00fbr, \u00e9tant donn\u00e9 le moment de mon contact avec la math\u00e9matique, le trait\u00e9 de Bourbaki en repr\u00e9sente le mod\u00e8le (d\u00e9j\u00e0 maintenant \u00ab historique \u00bb). Il s'agit tout autant d'une \u00e9thique que d'une stylistique de la prose ; car le style de Bourbaki, son pseudo-classicisme appliqu\u00e9 de bon \u00e9l\u00e8ve des classes de pr\u00e9paration \u00e0 Polytechnique, a des racines essentiellement scolaires : il s'agit d'une id\u00e9e du bien-\u00e9crire appuy\u00e9e \u00e0 la fois sur les grands auteurs litt\u00e9raires et sur Descartes ; il faut \u00e9crire ainsi si l'on veut s'opposer aux risques de confusion et aux d\u00e9bordements de l'imagination romantique (je me limite volontairement \u00e0 cette opposition des classes de premi\u00e8re des lyc\u00e9es d'autrefois, car je doute qu'aucun des math\u00e9maticiens de cette g\u00e9n\u00e9ration ait jamais lu un surr\u00e9aliste).\n\nLa mani\u00e8re bourbakiste de faire les phrases s'attache, assez consciemment je crois, \u00e0 un tel id\u00e9al de clart\u00e9 boileauesque : \u00e9noncer clairement ce que l'on con\u00e7oit bien (assez vite d'ailleurs, la masse des \u00ab mati\u00e8res \u00bb \u00e0 traiter aidant, l'intime conviction d'avoir, une fois pour toutes, \u00ab bien con\u00e7u \u00bb fut consid\u00e9r\u00e9e comme suffisante pour la luminosit\u00e9 de l'\u00e9nonciation ; bien \u00e0 tort, h\u00e9las !). Dans mes d\u00e9buts (du Projet et de la prose), je ne commen\u00e7ais qu'avec peine \u00e0 me d\u00e9tourner (math\u00e9matiquement, j'entends) de mon \u00ab bourbakisme \u00bb de jeunesse (comme j'avais abandonn\u00e9, au profit de Bourbaki pr\u00e9cis\u00e9ment, mon surr\u00e9alisme adolescent), et certains passages du \u00ab trait\u00e9 \u00bb, que je connaissais par c\u0153ur (le \u00ab mode d'emploi \u00bb, ou l'introduction au livre de _Topologie g\u00e9n\u00e9rale_ ), jou\u00e8rent pour moi le r\u00f4le que (d'apr\u00e8s mes souvenirs scolaires) Stendhal attribuait au Code civil et Claudel \u00e0 la phrase : \u00ab Tout condamn\u00e9 \u00e0 mort aura la t\u00eate tranch\u00e9e. \u00bb\n\nEn m\u00eame temps, et c'est l\u00e0 une disposition d'esprit dont je n'ai jamais r\u00e9ussi \u00e0 me d\u00e9barrasser (peut-\u00eatre une pente naturelle vers le scepticisme), j'\u00e9tais sensible au comique involontaire de cette immense pr\u00e9tention. Parler des Structures Fondamentales de l'Analyse (n'en jetez plus, la bouche est pleine) sur un ton voisin de celui des Oraisons fun\u00e8bres de Jacques B\u00e9nigne Bossuet (ton qui, curieusement, comme l'a remarqu\u00e9 David Antin, est aussi celui d'Andr\u00e9 Breton) (et plus tard celui de Philippe Sollers) ne peut, \u00e0 la longue, et pour peu que la fascination s'affaiblisse, que conduire au fou rire. Dans le m\u00eame ordre d'id\u00e9es, la parent\u00e9 \u00e9vidente entre les stances corn\u00e9liennes et le c\u00e9l\u00e8bre distique des wagons de m\u00e9tro (\u00ab Le train ne peut partir que les portes ferm\u00e9es\/Ne pas g\u00eaner leur fermeture \u00bb) suscite quelque distance par rapport \u00e0 la prosodie classique consid\u00e9r\u00e9e comme absolu.\n\nJe dis \u00ab distance \u00bb, je ne dis pas \u00ab rejet \u00bb : un contre-amiral est encore un amiral (et il est m\u00eame subordonn\u00e9 au premier, en plus). J'ai con\u00e7u principalement une certaine m\u00e9fiance amus\u00e9e envers les \u00e9blouissements caus\u00e9s par cette prose s\u00e9v\u00e8re et pure, mais je ne l'ai pas pour autant enti\u00e8rement abandonn\u00e9e comme source d'inspiration, au moins gymnastique.\n\nEn somme, je m'en sers comme d'une esp\u00e8ce de \u00ab Langage Cuit \u00bb. Les patrons m\u00e9triques des vers s\u00e9culaires, les dictons, les proverbes, les comptines, les formes simples ou \u00e9labor\u00e9es, anciennes ou modernes, les po\u00e8mes m\u00eames que l'on admire peuvent servir \u00e0 des \u00e9tats de po\u00e9sie en apparence totalement sans lien avec eux. Il en est de m\u00eame pour la prose, surtout la prose de fiction.\n\nMais le choix ici de _ce_ mod\u00e8le, de _cette_ prose, qui n'est ni celle de Victor Hugo, ni celle de Proust, ni celle de Henry James (pour me limiter \u00e0 trois exemples pas invraisemblables en ce qui me concerne), est tr\u00e8s clairement d\u00e9termin\u00e9 par ces instants actuels de narration : ceux o\u00f9 il se trouve que la prose de math\u00e9matique est celle qui m'occupe absolument (je ne m'exerce qu'\u00e0 elle) \u00e0 la fois comme lecteur et comme imitateur (le math\u00e9maticien que je m'efforce de devenir) quand vient le r\u00eave d'o\u00f9 surgit le roman (et la d\u00e9cision, et le projet).\n\nIl signifie aussi que, puisqu'un tel support m'appara\u00eet comme n\u00e9cessaire, je n'ai pas un acc\u00e8s direct \u00e0 ce que je dois dire ; il ne me suffit pas de le penser ; je suis fort \u00e9loign\u00e9 de l'id\u00e9al \u00ab objectiviste \u00bb ; je me place dans le souvenir des gestes prosa\u00efques de la \u00ab d\u00e9duction \u00bb, tels que j'ai appris autrefois, plus ou moins efficacement, \u00e0 les faire, quand je suis devenu math\u00e9maticien. Un m\u00e9canisme me soutient.\n\n## 136 (\u00a7 53) Quelque chose qui serait un projet (un futur), un projet d'existence\n\nDans un projet d'existence, n'importe quel projet d'existence, il n'y a pas, en fait, de r\u00e9ponse autre que pragmatique \u00e0 l'\u00ab \u00e0-quoi-bon g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9 \u00bb : du temps passe. Tout projet, particuli\u00e8rement un projet formel d'\u00e9critures, comme le mien aujourd'hui, qui a surv\u00e9cu \u00e0 toute valeur (au Projet, je donnais de la valeur, et il s'opposait, alors, \u00e0 l' _\u00e0-quoi-bon_ ), occupe le temps, l'ordonne, gomme ses vides. Chaque heure en d\u00e9termine une autre, la pousse, l'avale, l'annule.\n\nSi je me cherche (et je ne me cherche pas vraiment) quelque r\u00e9ponse organis\u00e9e \u00e0 l' _\u00e0-quoi-bon g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9_ aujourd'hui, je ne trouve que le scepticisme ; je me d\u00e9clare sceptique, \u00e0 la mani\u00e8re antique, celle de Sextus Empiricus ; je recherche le calme ataraxique dans la lecture et la \u00ab suspension du jugement \u00bb.\n\nMon scepticisme est essentiellement peu profond philosophiquement, je ne cherche pas la possibilit\u00e9 philosophique de le vivre, simplement (couvercle sur la bouilloire des pens\u00e9es d\u00e9sesp\u00e9rantes) la protection d'une affirmation pour moi-m\u00eame : ne croire \u00e0 rien, pour ne pas croire que la mort.\n\nC'est une attitude volontariste, qui a pour corollaire une strat\u00e9gie de vie que j'ai longtemps pratiqu\u00e9e de mani\u00e8re spontan\u00e9e, non r\u00e9fl\u00e9chie et non syst\u00e9matique : je l'appellerai l' _\u00e9vitisme_. J'\u00e9vite le temps par des t\u00e2ches, calcul, description et recherche de sonnets dans les biblioth\u00e8ques, ceci, ces lignes noires que je pousse, puis recopie ; j'\u00e9vite le monde et ses restes : je ne r\u00e9ponds pas aux lettres, je ne r\u00e9ponds pas au t\u00e9l\u00e9phone, je marche, je reste seul, j'agis minimalement.\n\nIl est vrai qu'en tout cela je ne suis ni r\u00e9ellement \u00ab consistant \u00bb ni absolu. Peut-\u00eatre n'est-il pas possible de l'\u00eatre, sans tomber rapidement dans les conclusions m\u00eames de l' _\u00e0-quoi-bon total_ , mais par un autre chemin, par inanition en quelque sorte. Mais dans cette incoh\u00e9rence probable (je ne l'interroge pas vraiment) est la possibilit\u00e9 pr\u00e9cis\u00e9ment de mon existence sceptique actuelle. Je vis un scepticisme modeste, je ne me laisse pas entra\u00eener dans le pi\u00e8ge de la d\u00e9n\u00e9gation passionn\u00e9e de mes contradictions.\n\nLa version \u00ab \u00e9vitiste \u00bb du scepticisme (qui ne peut, j'en conviens, que provoquer le haussement d'\u00e9paules \u00e9nerv\u00e9 du philosophe (je pense \u00e0 l'agacement des gardiens du temple wittgensteinien, les Tweedledum et Tweedledee de l'\u00e9rudition wittgensteinienne, Hacker and Baker, devant l'interpr\u00e9tation kripk\u00e9enne comme \u00ab puzzle sceptique \u00bb d'un passage d\u00e9cisif des _Investigations_ (je ne vise par l\u00e0 que la r\u00e9action spontan\u00e9e, \u00e9pidermique, pas l'argumentation de ces \u00e9minents adversaires philosophiques ; loin de moi l'id\u00e9e de me comparer \u00e0 eux, en tant qu'\u00eatre r\u00e9fl\u00e9chissant et pensant ; je le r\u00e9p\u00e8te, mon scepticisme n'est que tr\u00e8s paresseusement \u00ab pens\u00e9 \u00bb))), ma version propre du scepticisme est, en fait, finalement assez proche de celle que recommande, en une c\u00e9l\u00e8bre formule, Coleridge au lecteur de fiction : \u00ab _willing suspension of disbelief_ \u00bb, cessation volontaire de la non-croyance. Je trouve cette position \u00e9minemment sceptique : entrer dans le roman (et plus g\u00e9n\u00e9ralement se placer devant le po\u00e8me, et l'\u0153uvre d'art) dans ces dispositions, c'est (et l'emploi du mot \u00ab suspension \u00bb comme dans le principe sceptique de la \u00ab suspension du jugement \u00bb me semble caract\u00e9ristique) exactement en vivre la lecture comme je vis ma vie quotidienne : en cessant volontairement de ne pas croire, en d\u00e9cidant momentan\u00e9ment, et pour un temps limit\u00e9, de croire le rien. Le monde sceptique est un monde de l'incroyable, on ne peut y entrer que par fragments courts de temps d\u00e9limit\u00e9 o\u00f9 cette impossibilit\u00e9 \u00e0 accepter que les choses, que les mondes sont, sera mise entre parenth\u00e8ses. Et c'est ainsi qu'on p\u00e9n\u00e8tre dans un monde romanesque, que le monde romanesque des grands romans impose sa force de conviction, non en ce qu'il est copie exacte ou r\u00e9v\u00e9lation d'un monde qui serait le r\u00e9el n\u00f4tre, mais parce que en y plongeant on se laisse aller \u00e0 consentir, avec le sentiment intime d'\u00eatre ma\u00eetre de ce choix, \u00e0 l'invraisemblance g\u00e9n\u00e9rale de toute vie.\n\n## 137 (\u00a7 53) Tout souvenir \u00e9crit s'\u00e9vanouit. Il ne reste que sa trace devenue noire\n\nParmi les images que proposent les biologistes pour l'explication des ph\u00e9nom\u00e8nes de m\u00e9moire, j'ai retenu celle-ci, qui me pla\u00eet bien : chaque souvenir, ou s\u00e9quence de souvenirs, comme une trace dans le cerveau, est semblable \u00e0 un arrangement de cristaux de neige sur un sol. Les souvenirs sont des poign\u00e9es de neige qui sans cesse tombent dans le cerveau, s'entassent. Il y aurait une certaine orientation \u00e0 ces entassements, et les souvenirs les plus anciens seraient les plus profond\u00e9ment enfouis.\n\nSe souvenir serait creuser dans cette neige, d\u00e9ranger l'ordre, fouiller, et les couches de m\u00e9moire ne se reformeraient jamais exactement, il se cr\u00e9erait d'autres arrangements, et les seuls souvenirs intacts seraient ceux auxquels on ne demande jamais rien.\n\nIl y a dans cette m\u00e9taphore neigeuse quelque chose qui me g\u00eane, c'est l'\u00e9paisseur, la tridimensionnalit\u00e9 obligatoire, le poids m\u00eame de ces couches que l'intuition saisit cependant comme infiniment l\u00e9g\u00e8res, plumes infimes, copeaux minuscules. Et je verrais plus volontiers quelque chose comme un palimpseste, une encre de souvenirs sans cesse raturant et ajoutant, suscrivant sur la m\u00eame page ; et, cette fois, l'acc\u00e8s \u00e0 un souvenir appara\u00eet comme un coup de gomme, une lecture-effacement. (Et il s'y ajoute le sentiment irr\u00e9pressible pour moi qu'un souvenir ramen\u00e9 au jour en efface d'autres, \u00e9crits en quelque sorte au m\u00eame endroit sur le m\u00eame coin minuscule de papier.)\n\nDans l'une ou l'autre de ces repr\u00e9sentations, se souvenir tend \u00e0 d\u00e9truire le souvenir ; et cela d'une mani\u00e8re beaucoup plus rapide et radicale chaque fois que le souvenir franchit les fronti\u00e8res du corps, pour \u00eatre amen\u00e9 au jour de la parole ou de l'\u00e9criture (plus nettement encore dans le cas de l'\u00e9criture, qui tend \u00e0 substituer une trace autre, durable diff\u00e9remment, \u00e0 la premi\u00e8re). Se souvenir \u00e0 l'int\u00e9rieur de soi, en pens\u00e9e, en r\u00eaverie, m\u00eame si c'est une action qui \u00e9rode, corrode, trouble, d\u00e9place, affaiblit l'objet sur lequel elle s'exerce, en m\u00eame temps le pr\u00e9serve (plus p\u00e2le, plus trouble, contamin\u00e9 d'autres souvenirs, et du souvenir de lui-m\u00eame, mais cependant pr\u00e9serv\u00e9) d'une autre destruction, qui est destruction \u00ab pour toutes fins pratiques \u00bb, celle de l'inaccessibilit\u00e9. Le souvenir souvenu redevient accessible, du moins plus accessible. Je peux plus ais\u00e9ment le rejoindre, m\u00eame si, ce faisant, je ne cesse de l'alt\u00e9rer.\n\nMais l'accessibilit\u00e9 du souvenir racont\u00e9, ou d\u00e9crit, est d'un tout autre ordre. Plus certaine, elle s'accompagne pour moi d'une conviction absolue : le souvenir propre n'existe plus ; il est sorti de son lieu d'origine ; si je l'\u00e9voque, ce que j'\u00e9voque c'est sa trace externe, les sons de son r\u00e9cit constituant une trace nouvelle dans ma pens\u00e9e, qui se substitue compl\u00e8tement au souvenir-trace originel ; ou encore les signes \u00e9crits qui le notent. La d\u00e9naturation est alors d'un tout autre ordre.\n\nEt dans ce cas, dans ce cas seulement, le souvenir devient vraiment quelque chose du pass\u00e9, un objet reconnu comme une survivance, un vestige, un reste, un fragment d'un pass\u00e9 conserv\u00e9. Alors que tout souvenir que je garde en moi est toujours virtuellement pr\u00e9sent, ne peut \u00eatre saisi comme pass\u00e9 que par un acte de pens\u00e9e, une r\u00e9flexion.\n\nLe r\u00eave alors serait un souvenir sans trace, qui ne peut \u00eatre per\u00e7u, pens\u00e9, dans l'\u00e9tat de veille qu'une unique fois, mais \u00e0 cause de cela m\u00eame non m\u00e9morisable, s'\u00e9vanouissant ainsi irr\u00e9m\u00e9diablement d'un seul coup ; ou bien racont\u00e9, transcrit, et de ce r\u00e9cit de cette transcription devenant semblable \u00e0 un souvenir sorti de soi, aussi \u00e9loign\u00e9 d'un v\u00e9ritable souvenir que les autres. L'unique r\u00eave que j'ai conserv\u00e9 dans mon souvenir, celui dont je parle ici, est donc dans une situation paradoxale.\n\n## 138 (\u00a7 55) La Nature qui s'oppose au logicien de Hintikka\n\nPrenant volontairement _\u00e0 la lettre_ la m\u00e9taphore wittgensteinienne de \u00ab jeu de langage \u00bb, Jaakko Hintikka, \u00e9toile de la seconde g\u00e9n\u00e9ration des disciples finlandais de l'auteur du _Tractatus_ , a propos\u00e9 d'interpr\u00e9ter \u00ab jeu \u00bb selon la th\u00e9orie math\u00e9matique des jeux pr\u00e9cis\u00e9ment, telle qu'elle fut d\u00e9finie par le grand von Neumann, inventeur des ordinateurs. Dans cette conception, \u00e9noncer des propositions sur le monde, c'est faire un \u00ab coup \u00bb dans un \u00ab jeu s\u00e9mantique \u00bb, et la valeur de v\u00e9rit\u00e9 de ces propositions sera calcul\u00e9e dans ce jeu. Comme l'\u00e9crit Hintikka : \u00ab toute tentative de v\u00e9rification d'une proposition P se heurte \u00e0 la r\u00e9sistance d'un adversaire subtil, malveillant et acharn\u00e9, qui peut \u00eatre identifi\u00e9 \u00e0 la Nature \u00bb.\n\nJ'ai d\u00e9couvert par hasard ce texte de Hintikka dans un fort volume cartonn\u00e9, \u00ab _Contemporary Philosophy, a New Survey_ , edited by G. Flistad, volume 1, _Philosophy of Language Philosophical Logic_ \u00bb, qui vieillissait doucement dans une armoire du Centre national des lettres o\u00f9 je me trouvais, pour une r\u00e9union de la commission de Po\u00e9sie. Je m'en emparai r\u00e9solument.\n\nL'id\u00e9e d'affronter l'ennemi polymorphe, le R\u00e9el, en y mettant les formes, en l'obligeant au respect de certaines r\u00e8gles ludiques, n'est pas neuve, et la proposition de Hintikka n'en est qu'une variante insolente et sophistiqu\u00e9e. Chevalier moderne, au lieu d'affronter la Mort en combat singulier dans une partie d'\u00e9chec, Hintikka d\u00e9fie la Nature avec les armes de la Logique des pr\u00e9dicats ; la d\u00e9marche est la m\u00eame.\n\nIl s'agit chaque fois d'imposer un ordre imaginaire au sale m\u00e9lange de l'inerte, de l'informe, \u00e0 l'enchev\u00eatrement mena\u00e7ant du R\u00e9el. La Danse macabre, la Danse m\u00e9di\u00e9vale des morts en offre un autre visage, un jeu g\u00e9om\u00e9trique cette fois. Les squelettes dansants des morts, entra\u00een\u00e9s le long des trajectoires entrelac\u00e9es de lignes, tout effrayants qu'ils soient, ne sont qu'horreur enjou\u00e9e face \u00e0 la masse inimaginable, irrepr\u00e9sentable, des cadavres vrais dissous par la mort vraie ; si la mort dessine une courbe, c'est plut\u00f4t celle qu'imagina Peano, courbe continue dont la repr\u00e9sentation graphique remplit point par point la surface enti\u00e8re d'un carr\u00e9. Le dessin m\u00eame de cette courbe, tel que l'imagina Sterne dans _Tristram Shandy_ , emplit de noir la page o\u00f9 s'engloutit le \u00ab pauvre Yorick \u00bb ; c'est ainsi que j'imagine le chemin de toute descente aux Enfers, dont aucune bobine de fil ne permettra de remonter. L'invention d'un Enfer mino\u00e9n labyrinthique est une des variantes les plus anciennes du Chevalier Logicien de Hintikka.\n\nOn avait offert autrefois \u00e0 Alix l'enregistrement sur bande magn\u00e9tique d'une danse, due pr\u00e9cis\u00e9ment \u00e0 quelques joyeux wittgensteiniens finlandais, la Wittgensteiner Polka. La musique est une musique de polka, et les paroles sont les c\u00e9l\u00e8bres paroles finales du _Tractatus_ , \u00ab _Wovon man nicht sprechen kann, dar\u00fcber musz man schweigen_ \u00bb : ce dont on ne peut parler, il faut le taire ; une parfaite Danse de Mort contre le Silence.\n\nMon ennemi \u00e0 moi dans cette d\u00e9duction poursuivie au moment de l'\u00e9vanouissement du r\u00eave, c'est l'oubli. C'est bien en fait, comme la Nature de Hintikka, un adversaire \u00ab subtil, malveillant et acharn\u00e9 \u00bb ; et je doute fort qu'il accepte de jouer selon les r\u00e8gles du jeu formel que je lui propose, 'le grand incendie de londres'. \u00c0 tout moment, l'oubli r\u00e9el, pervers et polymorphe s'oppose \u00e0 ma tentative de destruction raisonnable, d'effacement ordonn\u00e9.\n\n## 139 (\u00a7 55) L'enchev\u00eatrement des trois termes ind\u00e9finis est remplac\u00e9 par l'entrelacement des m\u00eames termes d\u00e9finis\n\nCette _incise_ est de nature nouvelle : elle fait un lien (d'entrelacement) entre le _moment_ qui la suscite et un moment ult\u00e9rieur, le moment 86, intitul\u00e9 \u00ab Entrelacement, \u00c9lucidation \u00bb. Par le \u00ab chemin \u00bb divergent de l'incise, on peut, comme dans un jeu de l'oie ou un Monopoly, changer de \u00ab case \u00bb, court-circuiter tout un long parcours de lecture. Et on peut m\u00eame revenir en arri\u00e8re (ainsi, dans l'incise suivante, accroch\u00e9e au \u00a7 56, un retour est possible vers le chapitre 3, et la pr\u00e9paration de la gel\u00e9e d'azerole).\n\n _Enchev\u00eatrement_ comme _entrelacement_ sont, dans cette prose, deux figures de lignes, qui se ressemblent en cela, emm\u00ealement de lignes narratives, mais diff\u00e8rent dans leurs moyens : l' _entrelacement_ des lignes _dessine_ une figure, sa figure propre, identifiable, qui permet de suivre chacun des fils qui la compose. Dans l' _enchev\u00eatrement_ , au contraire, chaque fil, chaque trajet est inextricablement m\u00eal\u00e9 \u00e0 chaque autre ; l'image d\u00e9finitoire peut \u00eatre celle de la pelote de fil qui s'oppose au tissu ou encore (\u00a7 138) celle de la courbe de Peano, qui est fil unique en un sens mais dont l'enchev\u00eatrement est tel que sa repr\u00e9sentation noircit enti\u00e8rement un carr\u00e9. Si on s'int\u00e9resse \u00e0 la topologie de la chose, les courbes enchev\u00eatr\u00e9es sont inclassables, irreconnaissables en types, \u00e0 la diff\u00e9rence des courbes entrelac\u00e9es, dont la description en types des _n\u0153uds_ (cordes) donne un exemple (qui a eu son heure de gloire en sciences humaines, pour avoir passionn\u00e9 le docteur Lacan).\n\nDans ma \u00ab d\u00e9duction \u00bb, le passage de l'enchev\u00eatrement initial \u00e0 l'entrelacement a sa marque, qui provient du glissement d'articles de l'ind\u00e9fini au d\u00e9fini : _un_ projet, _une_ d\u00e9cision, _un_ r\u00eave s'enchev\u00eatrent ; _le_ Projet, _la_ d\u00e9cision. _le_ r\u00eave s'entrelacent. L'entrelacement r\u00e9sulte de la rigidit\u00e9 de la d\u00e9signation. Dans la progression de la s\u00e9quence assertive, les deux modifications d'importance ne sont pas ind\u00e9pendantes : la premi\u00e8re implique la seconde, et le mode de cette implication est celui de l'\u00e9mergence des figures de lignes sortant du chaos de l'emm\u00ealement sans ordre.\n\nL'entrelacement, cependant, est aussi une abstraction de l'enchev\u00ea\u00adtrement, et en ce sens il y a appauvrissement (dans l'image de la courbe opaque de Peano s'opposant, par exemple, au n\u0153ud borrom\u00e9en, l'appauvrissement \u00ab quantitatif \u00bb apparent est illusoire, on le sait, puisqu'il y a toujours \u00ab autant \u00bb de points, une infinit\u00e9 \u00ab \u00e9gale \u00bb de points dans les deux cas, mais la \u00ab perte \u00bb est ailleurs) : l'entrelacement, m\u00eame complexe (et il peut \u00eatre d'une extr\u00eame complexit\u00e9, donnant l'illusion imm\u00e9diate d'un enchev\u00eatrement), est, en un sens, \u00ab bien peign\u00e9 \u00bb, apprivois\u00e9, tranquille ; l'enchev\u00eatrement est \u00ab hirsute \u00bb, pour employer la distinction dantesque ; plus difficilement p\u00e9n\u00e9trable il peut, dans son obscurit\u00e9 m\u00eame, saisir plus intens\u00e9ment l'attention (la broussaille d'un buisson f\u00e9minin \u00ab hirsute \u00bb peut, ainsi, \u00eatre plus violemment \u00e9rotique qu'une brosse douce, qu'une main herbeuse bien rang\u00e9e).\n\nC'est pourquoi, dans la strat\u00e9gie esth\u00e9tique du roman, qui devait dire le r\u00eave, la d\u00e9cision, le projet, il ne devait pas \u00eatre oubli\u00e9 qu'il s'agissait d'abord d' _un_ r\u00eave, d' _une_ d\u00e9cision, d' _un_ projet, donc que, avant de se trouver li\u00e9s par entrelacement aux origines de la narration, ces trois termes avaient \u00e9t\u00e9 enchev\u00eatr\u00e9s. Dans chaque blanc des figures de l'entrelacement devaient luire sombrement ces chevelures basses sur des grottes hirsutes qui habitent les silences.\n\nBien s\u00fbr, le passage aux entrelacements \u00e9tait aussi rendu n\u00e9cessaire par la vis\u00e9e de math\u00e9matisation, qui s'en accommode mieux que du magma des fils d\u00e9sordonn\u00e9s.\n\n## 140 (\u00a7 56) Une aust\u00e9rit\u00e9 parfois \u00e9r\u00e9mitique\n\nLa s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 d'existence n\u00e9cessaire pour la pr\u00e9paration au Projet impliquait, en somme, le devoir de solitude. C'est dire que la tentation \u00e9r\u00e9mitique qui a toujours \u00e9t\u00e9 la mienne trouvait l\u00e0 une sorte de justification. Je pouvais m'abandonner \u00e0 son d\u00e9sir sans le penser seulement comme une aspiration priv\u00e9e de principes ou une fascination dangereuse : ne plus regarder au fond du puits de solitude mon propre visage d\u00e9j\u00e0 retranch\u00e9 du temps, mais au contraire cr\u00e9er ma r\u00e8gle de vie, ses exigences, librement contraint, faire effort seul.\n\n\u00catre un ermite occup\u00e9 (pas seulement contemplatif ou jardinier ou marcheur) avait en outre une n\u00e9cessit\u00e9 pragmatique. C'est que la mise en \u0153uvre du Projet et du roman repr\u00e9sentait une somme consid\u00e9rable d'efforts : des lectures, de la compr\u00e9hension de raisonnements difficiles, des recherches en biblioth\u00e8ques, \u00e9crire, beaucoup \u00e9crire. Or, je n'ai jamais travaill\u00e9 naturellement, je n'ai jamais \u00e9crit joyeusement, facilement.\n\n\u00c0 tout instant je suis pr\u00eat \u00e0 me laisser aller \u00e0 la distraction : de la lecture, de la r\u00eaverie, des pens\u00e9es amoureuses. Pour le moindre travail, pour la moindre ligne, il me faut franchir une fronti\u00e8re invisible de refus en moi, de d\u00e9go\u00fbt, de d\u00e9sir de fuir, de remettre, \u00e0 plus tard, \u00e0 demain, \u00e0 toujours. Commencer me demande des d\u00e9penses \u00e9puisantes d'\u00e9nergie, d'exhortations, de reproches \u00e0 moi-m\u00eame. Les conditions favorables d'une mise au travail sont si rares que je me demande parfois comment j'ai pu, parfois, y parvenir.\n\nC'est une constante de ma vie, \u00e0 laquelle je ne chercherai pas d'explication. C'est une constante assez d\u00e9sesp\u00e9rante parfois car les ann\u00e9es qui passent n'am\u00e8nent aucune am\u00e9lioration, ne rendent pas mes t\u00e2ches plus faciles, au contraire : je me suis souvent imagin\u00e9 qu'une certaine r\u00e9gularit\u00e9 de mobilisation int\u00e9rieure, qu'une accumulation de moments, de journ\u00e9es victorieuses amenant une sorte de r\u00e9flexe, un entra\u00eenement, des habitudes, j'en viendrais, avec l'\u00e2ge, \u00e0 un affaiblissement simultan\u00e9 des attraits de la distraction, \u00e0 quelques ann\u00e9es lumineuses, o\u00f9 je ferais tout ce que j'avais d\u00e9cid\u00e9, pr\u00e9vu de faire, dans le temps que j'ai pr\u00e9vu de consacrer \u00e0 ce que je devais faire. Cela ne s'est pas produit, cela ne m'arrivera jamais, je le sais bien.\n\nIl y a une exception, partielle et apparente, \u00e0 cette situation g\u00e9n\u00e9rale de difficult\u00e9 : la po\u00e9sie. Souvent j'ai pu, je ne dis pas \u00e9crire ou travailler de la po\u00e9sie, mais tout simplement assembler de la po\u00e9sie dans ma t\u00eate, je ne dis pas sans effort, mais du moins sans l'effort suppl\u00e9mentaire, d\u00e9courageant, d'avoir \u00e0 faire effort pour commencer cet effort. J'ai \u00e9t\u00e9, je suis encore parfois capable de concentration intense et br\u00e8ve, purement int\u00e9rieure, mentale, pour un instant de po\u00e9sie. Je n'\u00e9cris pas de la po\u00e9sie ; quand je l'\u00e9cris elle est d\u00e9j\u00e0 enti\u00e8rement d\u00e9cid\u00e9e par la voix int\u00e9rieure lisant ce qu'elle sera sur une page pens\u00e9e.\n\nMais les conditions m\u00eames, l'intensit\u00e9, la bri\u00e8vet\u00e9, la discontinuit\u00e9 de ce travail de po\u00e9sie constituent un obstacle suppl\u00e9mentaire sur la voie de toute autre forme d'activit\u00e9 ; car il est \u00e9vident que je ne peux concevoir la prose, ou la math\u00e9matique, sans un support de papier, et je ne peux pas avoir recours au papier _apr\u00e8s_ la composition du moment de r\u00e9cit ou la section calculatoire ou d\u00e9monstrative (le cas de la math\u00e9matique est interm\u00e9diaire : je peux _voir_ le calcul, imaginer int\u00e9rieurement la d\u00e9monstration, mais pas les termes de leur \u00e9criture ; dans le cas de la prose, elle n' _existe_ qu'\u00e0 l'instant de devenir ligne noire sur ma feuille, il n'y a pour ainsi dire rien avant). Et c'est pourquoi j'ai extr\u00eamement longtemps, et avec d\u00e9sespoir, v\u00e9rifi\u00e9 pour moi-m\u00eame la maxime ovidienne : \u00ab _quisquis tentabam scribere versus erat_ \u00bb ; d\u00e8s que j'essayais d'\u00e9crire, j'arrivais \u00e0 de la po\u00e9sie.\n\n## 141 (\u00a7 58) Il est difficile, form\u00e9 par la math\u00e9matique, de se r\u00e9signer, tel Merlin, \u00e0 parler obscur\u00e9ment\n\nIl y a, dans le personnage de Merlin, moteur de la vieille prose du _Lancelot_ , un paradoxe, qui est un des paradoxes possibles de la pr\u00e9diction. Merlin, nous dit-on, parle \u00ab par obscures paroles \u00bb, dont on ne peut comprendre le sens que lorsque les \u00e9v\u00e9nements qu'elles annoncent sont \u00ab advenus \u00bb. Mais, alors, pourquoi pr\u00e9dire ?\n\nCet \u00e9tat paradoxal de Merlin est, au fond, celui d'un \u00e9v\u00e9nement, d'une situation historique. Si une situation historique a quelque chose \u00e0 dire du futur, c'est obscur\u00e9ment, pour n'\u00eatre saisie que par le futur, \u00e0 un moment o\u00f9, la pr\u00e9diction implicite contenue dans l'\u00e9v\u00e9nement pass\u00e9 s'\u00e9tant accomplie, elle n'a plus la moindre importance.\n\nPourquoi, dans ce cas, Merlin se laisse-t-il aller \u00e0 parler, et \u00e0 parler obscur\u00e9ment. La r\u00e9ponse peut \u00eatre morale : \u00ab Mon savoir de l'avenir ne peut rester innocent que si je ne joue pas avec lui pour agir sur le monde. Si j'agis comme je n'ai pas vu dans le temps que je devais agir je perdrai mon honneur et, ce qui est pire, la certitude. \u00bb\n\nLe paradoxe de Merlin est un paradoxe temporel inverse, dual, de celui qui agite la science-fiction depuis les origines, celui des voyages temporels (que la science-fiction examine presque toujours \u00ab du point de vue du retour \u00bb, vers le pass\u00e9, mais qui ne sont pas moins \u00e9tranges en ce qui concerne la pr\u00e9diction). Mais c'est aussi je crois une des conditions de la narration : la narration, il me semble, doit contenir des \u00ab Obscures paroles \u00bb qui sont des pr\u00e9dictions du sens qu'y trouvera le lecteur. Mais elle ne doit pas dire le tout de ce futur en clair. C'est l\u00e0 une exigence morale autant que strat\u00e9gique.\n\nUn math\u00e9maticien \u00e9crivant les th\u00e9or\u00e8mes nouveaux d'une th\u00e9orie est dans une situation purement merlinesque. Car le sens de ce qu'il dit, il ne peut le dire au pr\u00e9sent, s'il n'est pas vide. Il doit avancer, dans le plus de clart\u00e9 possible, tra\u00eenant avec lui l'obscur du sens profond de ce qu'il \u00e9nonce et d\u00e9montre, qui ne se r\u00e9v\u00e9lera peut-\u00eatre (et certainement s'il s'agit d'un r\u00e9sultat \u00ab profond \u00bb) que longtemps apr\u00e8s que son texte sera lu et admis par ses lecteurs.\n\nMath\u00e9maticien travaillant sur le formel po\u00e9tique je suis, moi, dans une contradiction redoubl\u00e9e : ceux qui peuvent comprendre ce qui est dit n'ont aucun int\u00e9r\u00eat pour ce qui est dit, ne lisant pas la po\u00e9sie, ou, \u00e0 l'extr\u00eame, lisant la po\u00e9sie (ou toute autre \u0153uvre d'art) pr\u00e9cis\u00e9ment pour ce qu'il y a en elle de non formel, de non calculable (et sont donc tent\u00e9s non seulement de n\u00e9gliger de telles recherches, mais de les r\u00e9cuser). Et ceux qui pourraient, devraient, voudraient s'y int\u00e9resser ne poss\u00e8dent pas les outils n\u00e9cessaires \u00e0 la compr\u00e9hension. Les choses formellement et math\u00e9matiquement les plus simples leur semblent invraisemblablement myst\u00e9rieuses, difficiles. Les plus bienveillants, qui me lisent comme po\u00e8te, vont jusqu'\u00e0 admettre ce que je dis par confiance, me croient sur ma bonne mine, mais admettraient n'importe quel raisonnement faux du m\u00eame genre (et cela s'est vu, du temps de la pataphysique krist\u00e9vienne).\n\nIl s'y ajoute encore une difficult\u00e9 autre : que la lecture formelle ne r\u00e9pond pas \u00e0 la question dite essentielle de la po\u00e9sie, \u00e0 laquelle la po\u00e9sie r\u00e9pond en elle-m\u00eame, \u00e0 laquelle il ne peut pas \u00eatre vraiment r\u00e9pondu en se pla\u00e7ant \u00ab en dehors \u00bb. Cette question n'est pas : \u00ab Qu'est-ce que la po\u00e9sie ? \u00bb, mais plut\u00f4t : \u00ab Pourquoi la po\u00e9sie ? \u00bb La math\u00e9matique n'y r\u00e9pond pas. Et si la po\u00e9sie r\u00e9pond (je pense que la r\u00e9ponse de la po\u00e9sie \u00e0 cette question est dans la po\u00e9sie elle-m\u00eame), elle r\u00e9pond comme Merlin ; obscur\u00e9ment, et au futur.\n\n## 142 (\u00a7 60) Le savoir du r\u00eave \u00e9tait comme eau et savon dans le lavoir bleuissant\n\nVoil\u00e0 une phrase embl\u00e9matique d'un certain mode de \u00ab d\u00e9duction \u00bb \u00e0 l'\u0153uvre dans cette s\u00e9quence.\n\nJe vois, et je vois bleu. Je pense \u00e0 Desnos :\n\n\u00ab Jamais l'aube \u00e0 grands cris bleuissant les lavoirs \/ L'aube savon perdu dans l'eau des fleuves noirs \/ L'aube ne blanchira sur cette nuit livide \/ Ni sur nos doigts tremblants (ou \"sanglants\" ; je cite de m\u00e9moire ; je cite ce dont je me souviens \u00e0 cet instant d'\u00e9crire) ni sur nos verres vides. \u00bb\n\nJe vois bleu, et savon, je vois l'eau bleuissant, de savon et d'aube (c'est ce que voit Desnos) ; je le vois pour mon propre compte \u00e0 partir de ces alexandrins, parce que je vois aube et savon bleus dans le jardin de la maison o\u00f9 j'habitais, enfant, pendant la guerre, \u00e0 Carcassonne. Les vers de Desnos sont \u00ab effecteurs \u00bb de ce souvenir, et ce souvenir est support\u00e9 par eux. (Les vers, comme les musiques, sont des effecteurs privil\u00e9gi\u00e9s de la m\u00e9moire.)\n\nJe vois ce jardin et le lavoir sous un arbre de Jud\u00e9e. Je le vois sortant de la nuit. Je vois l'aube de la nuit d'o\u00f9 sort, chaque matin pour moi, la prose.\n\nLe savoir du r\u00eave aurait \u00e9t\u00e9 la prose du roman.\n\nIl ne s'agit, bien s\u00fbr, pas d'une d\u00e9duction math\u00e9matique ou logique. Mais ces cheminements ont une grande coh\u00e9rence formelle, ils se ressemblent, on peut extraire de leurs exemples des r\u00e8gles explicites de fonctionnement.\n\nPar ailleurs, ce n'est pas un mode d'encha\u00eenement qui m'est purement personnel. J'ai retrouv\u00e9 de tels encha\u00eenements, extr\u00eamement serr\u00e9s, dans la po\u00e9sie des troubadours. Des axiomes d'amour, des \u00ab d\u00e9ductions \u00bb de l' _Amors_ , ne sont pas obtenues simplement par des cheminements de pens\u00e9e ; la \u00ab pens\u00e9e \u00bb de ces dires de l'amour doit s'appuyer sur des vers, sur des patrons, sur des ressemblances rythmiques intervenant dans la po\u00e9sie. Ce sont, souvent, des \u00ab syllogismes m\u00e9triques \u00bb.\n\nLa pens\u00e9e ordinaire, orale, courante, fonctionnait autrefois beaucoup ainsi : les adages, les dictons, les proverbes jouaient le r\u00f4le des vers dans le Grand Chant des troubadours. \u00c0 l'extr\u00eame, on a la \u00ab pens\u00e9e-kyrielle \u00bb : \u00ab petit poisson deviendra grand-p\u00e8re-Lachaise-Pers\u00e9e-et-Androm\u00e8de-... \u00bb.\n\nAilleurs (chez Bergamin, par exemple, sous une forme extr\u00eame, tr\u00e8s m\u00e9di\u00e9vale), c'est la \u00ab citation \u00bb qui joue le r\u00f4le de \u00ab propositions auxiliaires \u00bb, interm\u00e9diaires, ancillaires, dans la prose se d\u00e9roulant.\n\nLa d\u00e9composition lexicale, l'\u00e9tymologie, le raisonnement par vocables-valises, qui occupent une place si voyante dans de nombreux textes philosophiques, appartiennent \u00e0 la m\u00eame famille de \u00ab d\u00e9monstrations \u00bb.\n\nOn peut y joindre de nombreuses vari\u00e9t\u00e9s de gloses, de scholies, de commentaires.\n\nBien s\u00fbr, le mod\u00e8le math\u00e9maticologique, soutenu par de nombreux si\u00e8cles d'exp\u00e9riences et de raffinements, occupe une place privil\u00e9gi\u00e9e dans ces jeux plus ou moins formalis\u00e9s de langage. Mais la po\u00e9sie (et une partie de la prose, au moins) ne peut gu\u00e8re se dispenser des autres modes, dont je viens d'\u00e9voquer quelques-uns.\n\n## 143 (\u00a7 61) Le passage du W au M de \u00ab La Vie mode d'emploi \u00bb\n\nW\n\n\u2013\n\nM\n\nW se refl\u00e8te en M dans la page, de part et d'autre de la ligne les deux lettres se font face.\n\nDans _La Vie mode d'emploi_ , le W, signature du \u00ab souvenir d'enfance \u00bb, \u00e0 travers un nom, _Gaspard Winckler_ , se retrouve comme signe de l'\u00e9chec d'un projet, celui du h\u00e9ros, Bartlebooth (principalement \u00ab sous l'attaque r\u00e9solue... secr\u00e8te et subtile, de Gaspard Winckler \u00bb, pr\u00e9cis\u00e9ment).\n\n... il va \u00eatre huit heures du soir, assis devant son puzzle, Bartlebooth vient de mourir.... quelque part dans le ciel cr\u00e9pusculaire du... puzzle, le trou noir de la seule pi\u00e8ce non encore pos\u00e9e dessine la silhouette presque parfaite d'un X. Mais la pi\u00e8ce que le mort tient entre ses doigts a la forme, depuis longtemps pr\u00e9visible dans son ironie m\u00eame, d'un W.\n\nCe que le W annule, le projet bartleboothien, peut, dans son expos\u00e9 des motifs, abstrait, appara\u00eetre comme un projet de prose avec contraintes :\n\ntrois principes directeurs : le premier... d'ordre moral :... ce serait... un projet, difficile, mais non irr\u00e9alisable, ma\u00eetris\u00e9 d'un bout \u00e0 l'autre et qui en retour gouvernerait, dans tous ses d\u00e9tails, la vie de celui qui s'y consacrerait. Le second... d'ordre logique :... excluant tout recours au hasard, l'entreprise ferait fonctionner le temps et l'espace comme des coordonn\u00e9es abstraites... le troisi\u00e8me... d'ordre esth\u00e9tique : inutile... sa perfection serait circulaire :... parti de rien, Bartlebooth reviendrait au rien, \u00e0 travers des transformations pr\u00e9cises d'objets finis.\n\n _Image dans le tapis_ , figure, le projet, qui \u00e9crit Bartlebooth en lui-m\u00eame comme all\u00e9gorie du projet, \u00ab choisit chaque mot, place chaque virgule, met le point sur chacun des _i_ \u00bb du roman.\n\nIl s'agit l\u00e0, sans aucun doute, d'une m\u00e9taphore de l'Oulipo, de toute \u00e9criture sous contrainte ; mais il s'agit aussi d'un constat d'\u00e9chec (au moins pour le personnage du r\u00e9cit) du projet de la contrainte, impossibilit\u00e9 de son ach\u00e8vement.\n\nLa _figure_ de cette impossibilit\u00e9, dans _La Vie mode d'emploi_ , est le M\u00e9andre : \u00ab un petit port des Dardanelles pr\u00e8s de l'embouchure de ce fleuve que les Anciens appelaient Maiandros \u00bb. On nous dit que le fleuve M\u00e9andre fut le fils d'Oc\u00e9an et de sa s\u0153ur Thetys, d\u00e9esse de la f\u00e9condit\u00e9 de la mer ; il fut le fr\u00e8re des trois mille fleuves du monde ; parmi eux tous, M\u00e9andre est celui qui h\u00e9site, qui tarde devant sa fin in\u00e9vitable : rejoindre son p\u00e8re Oc\u00e9an et sa m\u00e8re la mer, pour se m\u00ealer \u00e0 eux, dans l'air \u00ab charg\u00e9 de cr\u00e9puscule \u00bb ( _into the dusk-charged air_ ).\n\nLe M, le M de M\u00e9andre, le M de Mort, miroir du W, laisse dans le puzzle de Bartlebooth le \u00ab trou noir \u00bb de sa signature, ce que la contrainte, ce que toute contrainte essaie \u00e0 la fois de dire et de taire, en disparaissant.\n\nC'est cet ensemble d'images et de d\u00e9ductions d'images que j'\u00e9voque, pensant les langues imaginaires surgies du r\u00eave, de la langue 'adamique' du r\u00eave.\n\n## 144 (\u00a7 61) Je serais un traducteur, doublement\n\nConcevoir ma t\u00e2che de cr\u00e9ateur du Projet, d'\u00e9crivain du roman comme une t\u00e2che de traducteur suppose une conception particuli\u00e8re, \u00e9tendue, de la traduction.\n\nLa langue dans laquelle on traduit, selon cette conception, n'est pas la langue d'arriv\u00e9e, elle-m\u00eame, la propre langue du traducteur, mais cette langue r\u00e9fl\u00e9chie dans le miroir de la langue autre, celle de l'original ; la langue originelle transmettant au texte traduit non ses mots, objets irr\u00e9ductibles, mais ses ordres, ses constructions, ses arrangements. Il en r\u00e9sulte dans la langue d'arriv\u00e9e quelque \u00e9tranget\u00e9, quelque bizarrerie, quelque trouble ; mais c'est pr\u00e9cis\u00e9ment cela qui, par son irruption dans la langue du traducteur, la force \u00e0 regarder au-del\u00e0 d'elle-m\u00eame, \u00e0 reconna\u00eetre et admettre l' _\u00e9tranger_.\n\nJ'envisageais l'immigration du _Projet_ dans _Le Grand Incendie de Londres ;_ et r\u00e9ciproquement.\n\nL'histoire ancienne de la traduction compte d'innombrables exemples de ces naturalisations sans assimilation mim\u00e9tique et r\u00e9ductrice, enrichissant les langues d'accueil de leurs singularit\u00e9s (la Bible, par exemple).\n\nLe traducteur lui-m\u00eame se regarde dans l'autre langue, se voit autre, n'en retourne pas le m\u00eame ; les autres langues vous changent, comme aimer dans un idiome \u00e9tranger.\n\nUn tel mode est celui qui donne le plus intens\u00e9ment l'id\u00e9e de lointain. L'acclimatation parfaite du r\u00e9cit \u00e9tranger, du vers \u00e9tranger, \u00e0 l'habituel contemporain dans la langue traduisante cr\u00e9e une d\u00e9perdition \u00e9vidente, non de ce qui peut se trouver dans le r\u00e9cit originel lu dans sa propre langue, dans le po\u00e8me originel lu dans ses propres sons, qui sont d'une certaine mani\u00e8re de l'habituel contemporain au d\u00e9part du texte, mais de ce parfum particulier des \u0153uvres traduites, parce qu'elles sont traduites, qui est en lui-m\u00eame voyage, exotisme, \u00e9tranget\u00e9. Mon roman aurait eu une \u00e9tranget\u00e9 de Projet, mon Projet, une \u00e9tranget\u00e9 de roman. Je ne voulais pas abolir ces distances, au contraire y insister, leur laisser quelque chose d'irr\u00e9ductible, leur identit\u00e9.\n\nDans le mode de traduire dont je parle, le r\u00e9sultat, le livre ou le po\u00e8me traduit, n'est ainsi pas tout \u00e0 fait seulement un r\u00e9cit, un po\u00e8me de la langue d'arriv\u00e9e, mais une chim\u00e8re. Toute grande traduction est une b\u00eate fabuleuse, qui dit : \u00ab Je vous \u00e9cris d'un pays lointain. \u00bb\n\nJ'opposerais \u00e0 l'injonction poundienne, \u00ab _Make it new !_ \u00bb, qui d\u00e9finit une classe indispensable de traductions (je ne suis pas en train de les r\u00e9cuser), cette autre, d'essence fort diff\u00e9rente : \u00ab _Make it strange ! make it alien !_ \u00bb ; traduis \u00e9tranger ! traduis autre !\n\nJ'\u00e9clairerai encore cette id\u00e9e de traduction d'un autre exemple, qui ne concerne plus la distance de langues contemporaines diff\u00e9rentes (la traduction d'anglais en fran\u00e7ais, aujourd'hui) mais la distance d'une langue \u00e0 elle-m\u00eame dans le temps. Traduire Chr\u00e9tien de Troyes, Thibaut de Champagne ou Guillaume de Machault ; traduire le _Lancelot en prose_ ou Marie de France en prose, en po\u00e9sie purement contemporaine, selon les habitudes de vers ou de r\u00e9cit qui sont les n\u00f4tres, voil\u00e0 une mani\u00e8re de faire qui me laisse de l'insatisfaction. Bien s\u00fbr, cette insatisfaction est moins grande que s'il s'agit d'une de ses traductions innombrables, \u00e9crites non dans un \u00e9tat ancien de langue, ni dans un \u00e9tat contemporain, mais dans une des versions les plus d\u00e9su\u00e8tes de la prose ou de la po\u00e9sie d'il y a cinquante, ou cent ans. Mais je r\u00eave cependant d'autre chose : la coexistence, dans le texte, qu'il soit vers ou narration non versifi\u00e9e, d'un \u00e9tat extr\u00eame contemporain de langue (ce qui pourrait \u00eatre \u00e9crit aujourd'hui par quelqu'un \u00e9crivant) et de marques pas moins extr\u00eames d'archa\u00efsme, laissant la fracture des si\u00e8cles visible, audible, dans une imm\u00e9diatet\u00e9 sans excuses.\n\n## 145 (\u00a7 62) Le \u00ab Projet \u00bb est alors l'\u00e9loge inverse de l'ombre (dans la m\u00e9taphore du palindrome)\n\nLa m\u00e9taphore du palindrome, appliqu\u00e9e \u00e0 l'ombre, lui donne la lumi\u00e8re. Il y a _l'\u00e9loge de l'ombre_ (un essai, japonais, sur l'esth\u00e9tique, sur une version japonaise de l'esth\u00e9tique, intervenant dans la discussion de la photographie, poursuivie entre Alix et moi), et l'\u00e9loge de la lumi\u00e8re appara\u00eet, de par la m\u00e9taphore, \u00e9loge inverse.\n\nMais il y a, aussi, une circonstance de la discussion de l' _\u00e9lucidation_ , avec Alix toujours (\u00e0 un retour de Londres, des photographies de Londres tir\u00e9es, \u00e9merg\u00e9es, recompos\u00e9es) (mon portrait en \u00ab \u00e9minent victorien \u00bb, la parent\u00e9 de l'esth\u00e9tique victorienne et de l'\u00e9loge de l'ombre), une composition po\u00e9tique sous ce titre, _Ombre, \u00e9loge inverse_ , n\u00e9e de ces photographies, de cette discussion, et de la lecture du _Prototractatus_ , de Wittgenstein. Donnant \u00e0 certains passages du _Prototractatus_ une \u00ab traduction \u00bb en \u00ab lumi\u00e8re \u00bb, en vision de la lumi\u00e8re, je m'effor\u00e7ais \u00e0 la compr\u00e9hension de cette image, liant m\u00e9taphoriquement le Projet et le roman palindromiquement, ombre et lumi\u00e8re, la lumi\u00e8re effacement palindromique de l'ombre, l'ombre trace palindromique de la lumi\u00e8re (il y a un sens au parcours) :\n\nI,4 c'\u00e9tait une sorte d'accident, et il se trouvait\n\nque la lumi\u00e8re, s'accordant \u00e0 cette chose\n\nd\u00e9j\u00e0, qui existait, existait, d\u00e9j\u00e0, enti\u00e8rement, elle-m\u00eame\n\nI,6 de la lumi\u00e8re, ou non-lumi\u00e8re, des uns\n\nil n'est pas possible de d\u00e9duire\n\nlumi\u00e8re, ou non-lumi\u00e8re, les autres\n\nII,7 Si toute chose se comporte comme si la lumi\u00e8re avait un sens\n\nalors la lumi\u00e8re avait un sens\n\nIII,1 les trajectoires, fray\u00e9es, dans le noir, de la lumi\u00e8re\n\ncela va sans dire d\u00e8s que nous savons\n\nque chaque lumi\u00e8re va, frayant, dans le noir\n\nIII,3 Deux images, quand elles se contredisent, le disent.\n\nsemblablement, d'une image, si elle est d\u00e9duite d'une autre.\n\nil est clair qu'elle le montre\n\nIII,5 toute lumi\u00e8re, si elle en contredit une autre, s'annule.\n\nParfois s'approchant l'id\u00e9e que la non-lumi\u00e8re n'est pas l'ombre (le double mouvement palindromique).\n\nIl y a, enfin, la proposition photographique d'Alix, dans son _Journal_\n\n\u00ab viens de d\u00e9velopper une bobine de photographies des 'protoha\u00efku' de Jacques ; que j'ai dactylographi\u00e9s ; qui me semblaient prendre sens \u00e0 \u00eatre photographi\u00e9 dans une blancheur quasi japonaise.\n\n\u00bb Je suis all\u00e9e voir des choses japonaises (des illustrations pour le Genji) ; je suis revenue en tra\u00eenant le long de la rue des Francs-Bourgeois, r\u00eavant des protoha\u00efku sur du tr\u00e8s beau papier monochrome avec cependant des ombres luisantes ou sombres... la courbure du papier d\u00e9licat comme l'aile d'un insecte : choses pr\u00e9cieuses ; choses naturelles ;... les photographies comme laqu\u00e9es dans leurs plis \u00e9galement de chaque c\u00f4t\u00e9 ; \u00e9loge de la lumi\u00e8re ; ombre ; \u00e9loge inverse. \u00bb\n\n## 146 (\u00a7 62) Toujours, traduisant\n\nSous l'image de la double langue, math\u00e9matique et po\u00e9sie, me partageant (ce n'est qu'une image ; math\u00e9matique, po\u00e9sie ne sont pas des langues), s'est toujours jou\u00e9e pour moi l'analogie avec une difficult\u00e9 linguistique r\u00e9elle, qui est d'ordre familial : la langue de mon p\u00e8re, le proven\u00e7al, abandonn\u00e9e et presque oubli\u00e9e au long de sa vie, le choix de l'anglais par ma m\u00e8re comme langue d'\u00e9lection et de profession (avec l'immense \u00e9tranget\u00e9 attractive que lui donna la guerre).\n\nMais ce qui pour moi \u00e9tait parfois g\u00eane, interrogation, incertitude, bizarrerie (qu'est-ce que le fran\u00e7ais, pour moi, _au fond_ ? je ne l'ai pas _choisi_ ; si j'avais pu choisir, j'aurais choisi autrement peut-\u00eatre : le proven\u00e7al ? l'anglais ?), \u00e9tait pour Alix une v\u00e9ritable angoisse, \u00e0 couper le souffle : n'\u00eatre dans aucune langue, jamais.\n\nQuelle \u00e9tait sa langue maternelle ? le fran\u00e7ais, sans doute ; mais quel fran\u00e7ais ? le fran\u00e7ais de l'Ontario, minorit\u00e9 entre toutes minoritaire, m\u00eame pas fran\u00e7ais du Qu\u00e9bec.\n\nEt sa langue paternelle ? l'anglais ? oui, mais l'anglais d'un homme d'origine canadienne fran\u00e7aise, n\u00e9 et \u00e9lev\u00e9 aux \u00c9tats-Unis, ayant, par choix, retravers\u00e9 la fronti\u00e8re pour devenir canadien, apprendre le fran\u00e7ais (une sorte de rejet, donc, de sa langue maternelle \u00e0 lui) ; et, de plus, sourd.\n\nEn outre, la profession diplomatique choisie par Arthur Blanchette avait fait d'Alix, enfant, boug\u00e9e du Mexique \u00e0 l'\u00c9gypte, de l'\u00c9gypte \u00e0 l'Afrique du Sud, puis \u00e0 la Gr\u00e8ce, puis seulement enfin au Canada, une personne sans cesse d\u00e9plac\u00e9e du monde anglophone, avec les heurts d'accents que cela suppose. Elle avait, en anglais, un accent tr\u00e8s particulier, pas \u00e9tranger, pas localement identifiable, que quelqu'un, un jour, d\u00e9crivit comme la voix, devenue adulte, d'un _kindergarten_ de l'Empire britannique d'autrefois. J'\u00e9tais, moi, infiniment sensible \u00e0 sa voix, \u00e0 cet accent unique, mais c'\u00e9tait pour elle une souffrance constante ; elle se sentait \u00ab sans origine \u00bb. Curieusement, son accent fran\u00e7ais, un accent de lyc\u00e9e fran\u00e7ais \u00e0 l'\u00e9tranger, \u00e9tais moins insolite ; mais elle ne s'entendait pas dans cette langue. Elle aspirait \u00e0 l'anglais, \u00e0 l'anglais de Londres, de Cambridge.\n\nD'origine divergente, nos r\u00eaves linguistiques, ainsi, convergeaient vers l'Angleterre. \u00c0 Cambridge, la ville philosophique, nous approchions ensemble de cette langue r\u00e9elle, aim\u00e9e (et pour Alix ha\u00efe autant qu'aim\u00e9e), o\u00f9 nous \u00e9tions, toujours, en \u00e9tat de traduction. L'anglais \u00e9tait la langue de notre rencontre, de notre \u00e9change, de notre jouissance, de notre mariage (dire qu'il y aurait du temps ensemble, tout le temps d'avant la mort, et le dire en anglais). Mais elle restait, toujours, une langue non enti\u00e8rement n\u00f4tre, dans la distance, dans l'\u00e9tranget\u00e9, irr\u00e9ductible.\n\nToujours, nous traduisions.\n\n## 147 (\u00a7 63) La pr\u00e9paration du titre\n\nQuel est le titre de cette incise ? _La pr\u00e9paration du titre_. (Il y a un livre de logique, de Raymond Smullyan, dont le titre, en traduction fran\u00e7aise, est : _Quel est le titre de ce livre ?_ Question : \u00ab Quel est le titre de ce livre ? \u00bb R\u00e9ponse : _Quel est le titre de ce livre ?_ On peut penser \u00e0 une maison d'\u00e9dition dont le nom serait \u00ab La Maison d'\u00e9dition \u00bb. Dialogue : \u00ab Je viens de publier un livre \u2013 Quelle est la maison d'\u00e9dition ? \u2013 La Maison d'\u00e9dition \u00bb (il existe une maison au nom presque identique au Danemark, Husets Vorlag). La boucle logique est plus trouble, mais plus perverse, il me semble, car la r\u00e9ponse semble non impossible comme dans le cas standard (la r\u00e9ponse \u00e0 la question est une question qui r\u00e9p\u00e8te la question elle-m\u00eame), mais \u00e0 c\u00f4t\u00e9, irr\u00e9m\u00e9diablement une non-r\u00e9ponse, tout \u00e0 fait \u00e0 c\u00f4t\u00e9. Le titre de l'incise pr\u00e9sente est, lui, \u00e0 c\u00f4t\u00e9, mais de biais ; c'est-\u00e0-dire qu'il ne s'agit pas de la pr\u00e9paration du titre de l'incise (objet de l'incise), qui fournirait son titre \u00e0 l'incise, mais de la pr\u00e9paration du titre du roman, _Le Grand Incendie de Londres_ , sur laquelle l'incise apporte des \u00e9claircissements suppl\u00e9mentaires. Voil\u00e0 une parenth\u00e8se explicative assez longue, qui aurait presque pu faire une incise.)\n\nJe suis rest\u00e9 persuad\u00e9, pendant toutes ces ann\u00e9es (assertion 28) que De Foe avait \u00e9crit un livre intitul\u00e9, en anglais, _The Great Fire of London_. C'\u00e9tait faux ; en cherchant vainement ce livre dans les \u0153uvres de De Foe, et pour cause, je m'en suis d'abord arr\u00eat\u00e9 \u00e0 la perplexit\u00e9 de mon faux souvenir : o\u00f9 avais-je bien pu prendre l'id\u00e9e que De Foe avait \u00e9crit un \u00ab grand incendie de Londres \u00bb ? Et j'ai trouv\u00e9 une r\u00e9ponse partielle : les notions et descriptions de l'incendie comme \u00ab grand incendie de Londres \u00bb se trouvent, bien entendu, dans le Journal de Samuel Pepys, arch\u00e9type du \u00ab Journal \u00bb au sens moderne. J'aurais pris le titre l\u00e0, et, on ne sait trop pourquoi ni comment, j'aurais op\u00e9r\u00e9 une conflagration mentale qui aurait d\u00e9poss\u00e9d\u00e9 Pepys au profit d'un De Foe, auteur, publi\u00e9, d'un autre \u00ab Journal \u00bb, celui de la \u00ab peste \u00bb.\n\nPlus r\u00e9cemment, travaillant, \u00e0 Londres, sur mon chapitre 6 (le suivant dans ce r\u00e9cit) \u00ab situ\u00e9 \u00bb dans Londres (et il est naturel que Londres ach\u00e8ve cette branche de mon livre), j'ai d\u00e9couvert qu'il y avait bien un r\u00e9cit, intitul\u00e9 _The Great Fire of London_ , un temps attribu\u00e9 \u00e0 De Foe, mais d\u00fb en fait \u00e0 quelqu'un d'autre (et il figure, par erreur, dans une \u00e9dition des \u0153uvres de l'auteur du _Crusoe_ , datant du d\u00e9but du dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle (je ne l'ai pas encore lue, et ma connaissance de l'\u00e9v\u00e9nement historique me vient de Pepys)).\n\nEn m\u00eame temps que cette r\u00e9v\u00e9lation de la British Library (qui laisse cependant bien de l'obscur sur la pr\u00e9paration du titre), j'ai fait une constatation extr\u00eamement troublante qui m'a d\u00e9sar\u00e7onn\u00e9, donn\u00e9 une angoisse irraisonn\u00e9e, momentan\u00e9e et absurde : quelqu'un, un Anglais contemporain, a \u00e9crit un roman dont le titre est _Le Grand Incendie de Londres_ (ou plut\u00f4t, _The Great Fire of London_ ; le Grand Incendie de Londres n'est qu'une traduction vraisemblable du titre anglais). Aussit\u00f4t, je me suis vu d\u00e9poss\u00e9d\u00e9 de mon titre par la publication, que j'imaginai imm\u00e9diatement comme imm\u00e9diate, de la traduction fran\u00e7aise du roman de cet usurpateur, qui m'emp\u00eacherait de m'en servir moi-m\u00eame (alors que je n'avais pas alors, que je n'ai toujours pas d\u00e9cid\u00e9 de la publication du mien). Rien n'est venu et mon angoisse s'est apais\u00e9e (mais je n'ai rien fait de ce qu'on peut faire pour \u00ab prot\u00e9ger \u00bb le titre et, au moment de la tapuscrisation de mon texte manuscrit de cette incise, mon angoisse r\u00e9appara\u00eet, car il me semble que l'auteur de ce \u00ab great fire of London \u00bb mena\u00e7ant est ce m\u00eame Peter Ackroyd dont je viens de voir le dernier roman pr\u00e9sent\u00e9 dans le _Sunday Times_ comme faisant partie de la _Shortlist_ pour le Booker Prize de 1987, ce qui ravive mon inqui\u00e9tude quant \u00e0 l'\u00e9ventualit\u00e9 d'une traduction de son \u0153uvre pr\u00e9c\u00e9dente) ; sa soudainet\u00e9 et son absurdit\u00e9 me rappellent des circonstances semblables, dans un domaine tout diff\u00e9rent : au moment de porter chez l'\u00e9diteur Gauthier-Villars le texte de ma premi\u00e8re \u00ab Note aux comptes rendus de l'acad\u00e9mie des Sciences \u00bb, je fus frapp\u00e9 d'une \u00e9vidence, dans la nuit qui pr\u00e9c\u00e9dait ce jour marquant mon entr\u00e9e dans la communaut\u00e9 math\u00e9matique (je me le repr\u00e9sentais ainsi) : les r\u00e9sultats que j'\u00e9non\u00e7ais avaient d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9 trouv\u00e9s et publi\u00e9s quelque part ; je n'\u00e9tais qu'un plagiaire et j'\u00e9tais perdu. Dans le cas du 'grand incendie de londres', au fond, ma \u00ab d\u00e9couverte \u00bb (l'analogue en prose du \u00ab th\u00e9or\u00e8me \u00bb de th\u00e9orie des cat\u00e9gories qui figurait dans ma _note_ ) \u00e9tait, avant tout texte, le _titre_. De ce titre je m'\u00e9tais fait, je me sentais, apr\u00e8s toutes ces ann\u00e9es, propri\u00e9taire.\n\n## 148 (\u00a7 64) Ce qu'il est se conformant \u00e0 sa d\u00e9finition\n\nJe cherche \u00e0 pr\u00e9ciser l'\u00e9nonc\u00e9 d'une sorte de th\u00e9or\u00e8me d'existence : l'existence du 'grand incendie de londres' r\u00e9sultant, impliqu\u00e9e strictement (aussi strictement qu'il est admissible en ce domaine) par une d\u00e9finition laiss\u00e9e implicite, mais prescriptive pour moi \u00e9crivant, imp\u00e9rative : 'le grand incendie de londres' est ce qu'il est s'il se conforme \u00e0 sa d\u00e9finition et si cette d\u00e9finition n'est pas dite avant qu'il soit achev\u00e9.\n\nS'il est donc, comme je le pr\u00e9tends aussi, chute du _Grand Incendie de Londres_ , c'est d'une autre fa\u00e7on : quelle est la diff\u00e9rence entre ces deux modes d'existence ? Le premier est axiomatique, au sens oulipien : une contrainte, sa d\u00e9finition non dite, d\u00e9termine formellement le livre, en cr\u00e9e \u00e0 mesure l'architecture, l'encha\u00eenement des sections (branches, chapitres, moments, r\u00e9cits, incises, bifurcations), leurs dispositions et contraintes propres (la famille des sous-contraintes, qui est le \u00ab d\u00e9ploiement \u00bb de la contrainte initiale, du \u00ab premier axiome \u00bb).\n\nLe second mode d'existence, explicite, est subordonn\u00e9 au premier : il est un des r\u00e9sultats de la contrainte cach\u00e9e mise au d\u00e9but du tout ; la d\u00e9finition du livre comme \u00ab chute \u00bb du roman est donc \u00e0 la fois partielle (ce n'est qu'une existence seconde qui est dite) mais obscure, puisqu'il y manque au moins ses \u00ab raisons \u00bb ; et il en est de m\u00eame pour la _condition d'\u00e9criture au pr\u00e9sent_ , dans cette branche, \u00e9galement d\u00e9termin\u00e9e par la d\u00e9finition, et sans elle et l'explication de sa d\u00e9termination, apparaissant comme ind\u00e9pendante du reste.\n\nDe la d\u00e9finition-axiome, enfin, r\u00e9sulte imm\u00e9diatement une _th\u00e8se_ , qui n'est pas une th\u00e8se sur le monde mais sur ce livre, sur l'entreprise de narration et de fiction qu'est ce livre. Et cette th\u00e8se est une th\u00e8se n\u00e9cessairement invisible, si la d\u00e9finition elle-m\u00eame l'est.\n\nIl y a bien ant\u00e9riorit\u00e9 de la d\u00e9finition, et non \u00e9quivalence : la d\u00e9finition ne r\u00e9sulte pas du fait que le livre _est_ chute du roman, ni de ce qu'il est (au moins partiellement) au pr\u00e9sent. La th\u00e8se, elle, permettrait de dire la d\u00e9finition, mais ce serait une d\u00e9duction vide : la d\u00e9finition r\u00e9sulterait de la th\u00e8se comme en \u00e9tant un cas particulier ; mais cas particulier d'un cas g\u00e9n\u00e9ral en lui-m\u00eame laiss\u00e9 sans illustration autre, d'assez faible valeur donc en sa g\u00e9n\u00e9ralit\u00e9. C'est pourquoi je n'ai pas en fait dit : ce livre est l'illustration d'une th\u00e8se, que voici (laissant la d\u00e9finition de la th\u00e8se, comme la d\u00e9finition retenue, inexpliqu\u00e9e). La n\u00e9cessit\u00e9 des contraintes d\u00e9ductibles de la d\u00e9finition, en particulier celles qui am\u00e8nent \u00e0 la chute du roman ant\u00e9rieur et au mode d'\u00e9criture, s'en serait trouv\u00e9e gravement affaiblie.\n\nEt la th\u00e8se m\u00eame, en fait, dans sa g\u00e9n\u00e9ralit\u00e9, si elle \u00e9tait \u00e9nonc\u00e9e seule et d'abord, et la d\u00e9finition pr\u00e9sent\u00e9e comme le r\u00e9sultat d'une particularisation, serait insuffisante. Mais l\u00e0 je m'arr\u00eate, il ne m'est gu\u00e8re possible de dire en quoi.\n\n## 149 (\u00a7 66) L'image d'un Ur-roman\n\nLe Grand Incendie de Londres \u00e9tait une image : image de quelque chose qui n'\u00e9tait pas roman au sens ordinaire (d'une mani\u00e8re fort diff\u00e9rente, 'le grand incendie de londres' n'est pas non plus un roman, au sens ordinaire, mais un _r\u00e9cit_ avec _insertions_ ), mais un pr\u00e9d\u00e9cesseur, une origine, aussi obscur que le r\u00eave et la d\u00e9cision, _cela_ qui s'ajoutait au r\u00eave, \u00e0 la d\u00e9cision et \u00e0 ce dont le _Projet_ lui aussi \u00e9tait image (il y avait donc, au m\u00eame 'endroit', un Ur-Projet) pour annoncer le roman.\n\nIl s'ensuit que le Grand Incendie de Londres sans soulignement _n'est pas_ un certain nombre de choses :\n\n * \u2013 il n'est pas un pr\u00e9lude, un porche, un portique au roman ; il n'est pas, comme le roman de Szentkuthy mentionn\u00e9 dans l'\u00ab Avertissement \u00bb, \u00ab prae \u00bb, _ce qui est avant_ et serait \u00e9crit comme tel ; il n'est pas avant le roman par une ant\u00e9riorit\u00e9 de r\u00e9cit, par une explication de buts et de circonstances ;\n\n * \u2013 il n'est pas une premi\u00e8re \u00e9bauche, un \u00e9tat pr\u00e9liminaire boulevers\u00e9, amplifi\u00e9 ou concentr\u00e9 par une r\u00e9daction ult\u00e9rieure, d\u00e9finitive ;\n\n * \u2013 il n'est pas un ensemble de plans, d'esquisses, de brouillons, de mat\u00e9riaux pr\u00e9\u00e9crits ;\n\n * \u2013 il n'est pas intention de sens ou de r\u00e9cit int\u00e9rieurement conserv\u00e9e et r\u00e9fl\u00e9chie avant l'acte m\u00eame du roman.\n\nComme le r\u00eave est \u00e9nigme (\u00a7 68, assertion (24)), le ur-roman est \u00e9nigme, et le Ur-projet. Le roman, avant tout, est chute de l'\u00e9nigme (\u00a7 74, assertion (69)) ; avant tout chute de l'\u00e9nigme qu'est le Ur-roman. Pour que le roman soit chute d'\u00e9nigme en myst\u00e8res (assertion (70)), il est n\u00e9cessaire qu'il y ait cela que je nomme ur-roman. Ni l'\u00e9nigme du r\u00eave ni l'\u00e9nigme du Projet ne chutent directement dans la narration, dans les myst\u00e8res de la narration. Et comme le myst\u00e8re du roman propose un 'd\u00e9chiffrement' non de l'\u00e9nigme du _Projet_ , mais d'une image de cette \u00e9nigme (assertion (68)), il est n\u00e9cessaire que le rapport du ur-roman au roman soit celui d'objet \u00e0 image.\n\nLe ur-roman (comme le ur-projet) est un objet mental, objet mental d'une collection d'objets, collectivisation de ces objets, qui ont un statut d'objets formels.\n\n# (DU CHAPITRE 6)\n\n## 150 (\u00a7 91) Dans la sublimit\u00e9 de la 'drabness'\n\nEn employant les mots ' _drab_ ', ' _drabness_ ', j'\u00e9voque plus que les simples 'entr\u00e9es lexicales' :\n\n * \u2013 _drab :_ terne, fade\n\n * \u2013 _drabness :_ caract\u00e8re ou aspect terne ou morne ; fadeur.\n\nDans une histoire de la litt\u00e9rature anglaise que j'ai lue autrefois, C.S. Lewis d\u00e9signe du nom de _drab poets_ ces po\u00e8tes qui sont venus juste avant l'\u00e2ge d'or \u00e9lisab\u00e9thain, avant Sidney, Marlowe, Shakespeare, dans ces ann\u00e9es difficiles (pour la po\u00e9sie) qui s\u00e9parent Wyatt et Surrey de leurs grands successeurs. Dans la succession traditionnelle des \u00e2ges, h\u00e9rit\u00e9e des Anciens, l'\u00e2ge d'or, l'\u00e2ge d'argent, l'\u00e2ge de fer, il faudrait placer, au d\u00e9but, un \u00e2ge bon \u00e0 oublier, ni splendide ni terrible : l'\u00e2ge du ' _drab_ '.\n\nDans un po\u00e8me d'un de ces po\u00e8tes, le prolifique George Gascoigne, une comparaison banale, de la po\u00e9sie au chant et de l'instrument po\u00e9tique au luth, prend brusquement un tour inattendu : car George Gascoigne demande \u00e0 la dame \u00e0 laquelle il adresse son po\u00e8me, amoureux selon toutes les conventions d'\u00e9poque, de prendre son luth avec elle sous son \u00e9dredon, dans son lit, afin de le r\u00e9chauffer. Certes on pourra voir l\u00e0 une \u00e9vocation, \u00e0 son tour banale, de quelque imagination \u00e9rotique. Mais l'\u00e9diteur du po\u00e8me (moderne) fait remarquer que les chambres, dans ces ann\u00e9es 1550, \u00e9taient en hiver si froides que les instruments risquaient de se d\u00e9saccorder et qu'en cons\u00e9quence les dames, habituellement et r\u00e9ellement, couchaient avec leur luth pour le prot\u00e9ger ; ce qui fait que la comparaison, quelle que soit son intention seconde, est d'abord clairement r\u00e9aliste :\n\n _But thou my lute, be still, now take thy rest_\n\n _Repose thy bones upon this bed of downe_\n\n _Thou hast_ _discharged some burden from my brest_\n\n _Wherefore take thou my place, here lie thee downe._\n\nDans les chambres glaciales d'une \u00e9poque, d'une langue saisie par la ' _drabness_ ', l'instrument po\u00e9tique, faible, monocorde, monotone et m\u00e9trique, risque \u00e0 tout instant de se d\u00e9saccorder.\n\nIl y a cependant un sublime propre \u00e0 la _drabness_. Chez les grands rh\u00e9toriqueurs et leurs disciples anglais pr\u00e9\u00e9lisab\u00e9thains (les po\u00e8tes qualifi\u00e9s de ' _drab_ ' par C.S. Lewis sont des 'rh\u00e9toriqueurs'), le bourdonnement m\u00e9trique, bien souvent, domine ; mais il arrive que le m\u00e8tre les emporte au-del\u00e0 : \u00ab La voix, dit Louis Zukofsky, n'est pas un m\u00e8tre \/ Mais quelquefois un m\u00e8tre est une voix. \u00bb\n\nAu milieu m\u00eame de la splendeur dor\u00e9e \u00e9lisab\u00e9thaine, l'ami de sir Philip Sidney, Fulke Greville, est souvent _drab_ dans sa po\u00e9sie comme il semble l'avoir \u00e9t\u00e9 dans sa vie, mais il est pour moi un tr\u00e8s grand po\u00e8te. Il y a tout un courant 'drab' dans la po\u00e9sie anglaise qui peut inspirer (comme on le voit tristement aujourd'hui chez les _tls-eliot poets_ lointainement encourag\u00e9s par le plus m\u00e9diocre Wordsworth) les pires moments d'une po\u00e9sie de \u00ab pelouses et chou bouilli \u00bb, mais qui, en se naturalisant dans la prose, ne cesse pas de susciter de l'excellence, en Barbara Pym, par exemple.\n\n## 151 (\u00a7 91) Les voix anglaises font une averse douce sur mes oreilles\n\nLa douceur r\u00e9sulte aussi, tout simplement, du niveau moyen des sons \u00e9mis : il est bas. Pour prendre un exemple \u00e0 l'extr\u00eame oppos\u00e9, je me souviens d'une r\u00e9flexion entendue un jour \u00e0 Rome. C'\u00e9tait il y a quinze ans peut-\u00eatre ; j'\u00e9tais \u00e0 Rome avec Florence et nous devions d\u00e9jeuner avec nos amis Giorgio et Ginevra. Il \u00e9tait toujours tr\u00e8s difficile d'arriver \u00e0 une d\u00e9cision ferme de cet ordre (un rendez-vous pour d\u00e9jeuner) avec Giorgio et Ginevra, et la chose qui aurait certainement pu se r\u00e9gler la veille (nous nous \u00e9tions vus la veille) n\u00e9cessitait apparemment un coup de t\u00e9l\u00e9phone (un au moins) matinal ; Ginevra appela donc, et je r\u00e9pondis ; elle proposa plusieurs solutions (en fait elle se les proposa \u00e0 elle-m\u00eame et \u00e0 Giorgio puisque ni Florence ni moi ne connaissions aucun des restaurants envisag\u00e9s) et elle me dit ceci, que j'ai retenu (c'est tout ce que j'ai retenu) : Est-ce qu'on parlera ? J'ai retenu la question, sans doute, parce que sur le moment je ne la compris pas. Mais le sens de la question \u00e9tait : si on veut, au d\u00e9jeuner, \u00e0 la fois manger et parler, soutenir une conversation alors il faut choisir le restaurant en cons\u00e9quence ; car dans la plupart des restaurants romains, le volume sonore est si \u00e9lev\u00e9 qu'on ne s'entend pas d'un c\u00f4t\u00e9 \u00e0 l'autre d'une table.\n\nL'averse douce des voix n'est pas, non plus, le silence ; le silence obtus et hostile de certains caf\u00e9s de Normandie ou de la Bretagne profonde, int\u00e9rieure ; plut\u00f4t un certain \u00e9quilibre contenu, contr\u00f4l\u00e9 et modul\u00e9 des voix qui, m\u00eame dans les pubs aux moments inquiets de la fermeture proche, ne franchissent pas avec agression les fronti\u00e8res de votre espace mental, se font entendre mais se laissent ignorer si on y tient.\n\nDe plus, comme je ne suis pas anglais, comme l'anglais, qui est ma langue d'\u00e9lection, n'est pas ma langue ordinaire de communication, je ne suis pas oblig\u00e9 d'entendre, en prenant 'entendre' au sens, pass\u00e9, de comprendre. Je peux entendre (au sens pr\u00e9sent) et ne pas entendre (au sens ancien) ; c'est comme je veux ; ma compr\u00e9hension des voix est s\u00e9lective. Les conversations de bistrot ou de restaurant en France me sont plus difficiles \u00e0 \u00e9carter, \u00e0 la fois parce qu'elles sont plus bruyantes (sans atteindre, et de loin, l'\u00e9normit\u00e9 romaine, o\u00f9 le bruit, le bruit seul, assourdit) et parce que, d\u00e8s qu'une certaine intensit\u00e9 et proximit\u00e9 des sons est atteinte, il n'est pas en mon pouvoir (sans effort s\u00e9rieux d'isolement int\u00e9rieur) de ne pas savoir ce qui est dit.\n\nOr (et l\u00e0 est le confort de la situation), quand je le veux, je le peux, sans trop d'efforts ; il y a l\u00e0 une diff\u00e9rence essentielle, pour moi, entre l'anglais et l'am\u00e9ricain, l'\u00ab _american-english_ \u00bb, comme de plus en plus disent les linguistes : l'anglais ordinaire, moyen, sans trop de marques provinciales ou sociales (aussi bien du \u00ab c\u00f4t\u00e9 populaire \u00bb que du c\u00f4t\u00e9 \u00ab aristocratique \u00bb), m'est g\u00e9n\u00e9ralement compr\u00e9hensible sans variation particuli\u00e8re d'attention ; apr\u00e8s quelques heures \u00e0 Londres, quand j'y reviens, je me prom\u00e8ne dans les voix anglaises aussi ais\u00e9ment que dans la rue parisienne : que l'anglais n'est pas ma langue se marque pour moi de mani\u00e8re purement n\u00e9gative : pour le fran\u00e7ais, je n'ai pas besoin d'une intention de comprendre. Mais pour comprendre l'am\u00e9ricain, j'ai besoin de faire effort.\n\nIl y a donc aussi dans la douceur distante de l'anglais entendu cet \u00e9l\u00e9ment diff\u00e9rentiel : je suis bien en Angleterre, pas aux USA. Cela fait partie de mon impression de luxe : j'entends parler anglais, je suis en Angleterre (j'ai une impression du m\u00eame ordre quand, dans une gare, je reconnais \u00e0 la voix des haut-parleurs que je suis entr\u00e9 dans les territoires influenc\u00e9s par la M\u00e9diterran\u00e9e romane). Et j'en suis moralement satisfait, en plus, ayant irraisonnablement mais fermement un pr\u00e9jug\u00e9 d'ordre \u00e9thique en faveur de la discr\u00e9tion vocale (l'une de ces qualit\u00e9s \u00ab moyennes \u00bb que revendiquait Gertrude Stein).\n\n## 152 (\u00a7 91) Une poign\u00e9e de pi\u00e8ces anglaises\n\nJ'aurais certainement, si je l'avais os\u00e9, au moment du passage des monnaies anglaises \u00e0 la norme d\u00e9cimale, joint, par une lettre au _Times_ , ma voix au concert des gentlemen grincheux et school-masters pass\u00e9istes, pour d\u00e9plorer cette triste \u00e9volution ; non comme signe du d\u00e9clin de l'Empire britannique et du Commonwealth, ou comme menace aux valeurs irrempla\u00e7ables de l'insularit\u00e9 et de la britannicit\u00e9 mais, d'une mani\u00e8re beaucoup plus \u00e9go\u00efste, parce que je perdais, par cette r\u00e9forme, une source in\u00e9puisable de calculs mentaux : le maniement des farthings, halfpennies, pence, shillings, florins, half-crowns, crowns, pounds et bien entendu guineas (ce shilling additionnel dans la livre qui faisait du _customer_ , du client, un _guinea-pig_ (les cochons d'Inde, qui \u00e9taient les animaux favoris des exp\u00e9riences de laboratoire) pour les boutiquiers, payant cinq pour cent de taxe de snobisme), (l'absence, vicieuse, dans le syst\u00e8me de pi\u00e8ce de dix shillings accroissait l'int\u00e9r\u00eat arithm\u00e9tique) permettait de jongler avec des congruences encore plus agr\u00e9ables que celles du calendrier (o\u00f9 l'ann\u00e9e bissextile joue le r\u00f4le de la guin\u00e9e).\n\nJ'ai subi de plein fouet la douleur de la d\u00e9cimalisation, dont je vois le germe dans le d\u00e9clin de l'Angleterre commer\u00e7ante au cours de l'\u00e8re Victoria, au profit du capital financier de la City insensible aux beaut\u00e9s et vertus des livres de compte en livres shillings et pence chez les marchands de drap. Ce n'est pas par hasard que le Premier ministre de fiction qui pr\u00e9side \u00e0 cette \u00e9poque est le h\u00e9ros de Trollope, Plantagen\u00eat Palliser, dont le r\u00eave est pr\u00e9cis\u00e9ment celui de cette \u00ab taylorisation \u00bb mon\u00e9taire que je d\u00e9plore vivement.\n\nIl en reste encore un petit peu ; il y a quelque charme r\u00e9siduel aux pi\u00e8ces heptagonales actuelles, la 50 pence et surtout la 20 pence, qui a une vague allure d'\u00e9l\u00e9gance \u00e0 l'ancienne ; il y a surtout ces pi\u00e8ces d'avant la r\u00e9forme encore en circulation, les shillings et florins survivants, ayant certes perdu presque toute leur valeur, non seulement \u00e0 cause de la d\u00e9valuation g\u00e9n\u00e9rale de la livre par l'inflation mais par d\u00e9gradation suppl\u00e9mentaire tomb\u00e9s \u00e0 seulement 5 et 10 nouvelles pence respectivement au lieu de leur statut noble ancien 2,4 fois plus \u00e9lev\u00e9. Il leur reste une derni\u00e8re consolation, bien mince, celle de ne cesser de d\u00e9sar\u00e7onner les \u00e9trangers qui tentent de d\u00e9couvrir leur valeur par lecture ; on les voit ainsi, sortis de l'avion \u00e0 Heathrow et s'effor\u00e7ant d'acqu\u00e9rir un billet de m\u00e9tro pour la Picadilly Line, les soupeser et scruter vainement sans parvenir \u00e0 d\u00e9chiffrer leur secret. Mais je regrette que la Monnaie britannique n'ait pas eu le courage de conserver aussi les half-crowns anciennes, en leur donnant comme nouvelle valeur, proportionnelle, douze pence et demi.\n\n## 153 (\u00a7 92) La haute forme arrondie de la salle de lecture\n\nC'est un g\u00e2teau c\u00e9r\u00e9monieux, une sorte de _wedding cake_ creux, d\u00e9vor\u00e9 subrepticement par une Alice arriv\u00e9e en avance au go\u00fbter de la Reine avec le Lapin ; nous, les lecteurs minuscules, sommes pos\u00e9s sur l'assiette qui soutient la cro\u00fbte encore intacte du g\u00e2teau, et parlons par murmures pour ne pas r\u00e9veiller les personnages endormis du conte.\n\nChaque tranche du _wedding cake_ a une \u00e9paisseur angulaire de pi sur dix-huit ; il y a donc vingt tranches, autant que de shillings dans une pound d'autrefois. Le _glass dome_ , la coupole de verre, est le _topping_ de cr\u00e8me du g\u00e2teau ; et l\u00e0 chaque section est divis\u00e9e en trois parties in\u00e9gales, de valeur angulaire respectives un, deux et un (l'unit\u00e9 \u00e9tant donc de pi sur soixante-douze, soit cinq degr\u00e9s d'arc) ; ceci repr\u00e9sente en fait la division en carreaux de la couche la plus ext\u00e9rieure de la tranche, car il y en a trois, concentriques, (la plus centrale n'a qu'un seul ' _pane_ ' ; la deuxi\u00e8me deux, et la derni\u00e8re, dont j'ai parl\u00e9 en premier, trois).\n\nLa couleur est un bleu assez p\u00e2le avec quelque propension au vert. Les tranches sont marqu\u00e9es d'une ligne dor\u00e9e. \u00c0 mi-hauteur du corps de la p\u00e2tisserie, en dessous d'une autre ligne bleu et or horizontale, on lit :\n\nMDCCCLVII\n\n1857, date de la confection.\n\nEn dessous de cette ligne, la cro\u00fbte de la salle, vue de l'int\u00e9rieur, est faite de trois hauteurs de livres marqu\u00e9es par deux balcons, couleur pudding au gingembre et chocolat. Il y eut un temps sans doute o\u00f9 la _reading room_ se suffisait de ces trois \u00e9tages denses de livres et o\u00f9 les gentlemen amateurs et curieux de lecture pour laquelle la biblioth\u00e8que avait \u00e9t\u00e9 _established_ au si\u00e8cle pr\u00e9c\u00e9dent grimpaient all\u00e9grement aux \u00e9chelles semblables \u00e0 celles des navires de la marine de Sa Majest\u00e9 pour atteindre les reliures brunes convoit\u00e9es, malgr\u00e9 leurs gouttes, leurs _whiskers_ , leur \u00ab _portly_ \u00bb _countenances_ et leur _florid complexions_ , dues \u00e0 d'abondantes libations de port et de stout (il y a encore, Dieu merci, de tels gentlemen \u00e0 la British Library, mais ils doivent attendre les livres \u00e0 leur place sagement, sans jurer).\n\nIl y a du silence ici, il y a de la _privacy_ ; la salle ne semble jamais excessivement encombr\u00e9e de lecteurs et de mouvements. Aucune impatience n'est apparente ; aucun sentiment d'urgence, aucune fr\u00e9n\u00e9sie de recherche. On lit paisiblement, avec dilettantisme, en amateur.\n\nIl est vrai, h\u00e9las ! il est vrai qu'\u00e0 chacun de mes voyages je constate que les livres mettent de plus en plus de temps \u00e0 me parvenir, que de plus en plus de livres n'arrivent pas, avec des excuses exquises et \u00ab _reasons for non-delivery_ \u00bb ; des grands pans du savoir, des collections enti\u00e8res sont exil\u00e9s dans de lointains magasins et mettent vingt-quatre, quarante-huit heures ou plus \u00e0 vous atteindre. Et dans les couloirs qui m\u00e8nent \u00e0 la North Library je vois avec une inqui\u00e9tude croissante les progr\u00e8s, fix\u00e9s photographiquement, de la construction de la nouvelle salle de lecture de St. Pancrace ; je vois se rapprocher le moment o\u00f9 nous, lecteurs, seront \u00e0 notre tour exil\u00e9s comme les livres. Le \u00ab _wedding cake_ \u00bb se verra envahi par le mus\u00e9e, d\u00e9mantel\u00e9 peut-\u00eatre. La biblioth\u00e8que s'en ira sans espoir de retour et ce sera la fin de \u00ab mon \u00bb Londres.\n\n## 154 (\u00a7 93) Ce que je d\u00e9signe sous le nom g\u00e9n\u00e9rique de \u00ab prose des Anglaises \u00bb\n\nJe me suis constitu\u00e9, sans la moindre intention critique (ni comme \u00ab th\u00e8se \u00bb d'histoire litt\u00e9raire ni comme clef de d\u00e9chiffrement th\u00e9orique), une \u00ab g\u00e9n\u00e9alogie \u00bb de cette prose qui repr\u00e9sente la contribution la plus originale de l'Angleterre \u00e0 la fiction romanesque, la moins universelle en apparence, la plus insulaire, la moins transmissible \u00e0 d'autres langues.\n\nSans distinguer ici entre les diff\u00e9rentes \u00ab lignes \u00bb de cette prose \u00e9crite par des Anglaises (et qui n'est qu'une partie de la \u00ab prose des Anglaises \u00bb, puisque, comme je l'ai dit, on peut \u00e9crire cette prose sans \u00eatre soi-m\u00eame anglaise (il y a m\u00eame, en dehors de Henry James (qu'une telle d\u00e9signation aurait rendu pour le moins \u00ab _uncomfortable_ \u00bb) et Trollope, des non-Anglais dans cette \u00ab famille \u00bb)), (sans m'occuper, donc, de la \u00ab double ligne \u00bb principale reconnue par John Bayley (avec pertinence, il me semble) que, pour simplifier, on peut \u00e9tiqueter \u00ab ligne Jane Austen \u00e0 gauche \u00bb, et \u00ab ligne Emily Bront\u00eb \u00e0 droite \u00bb), sans distinction donc entre ses diff\u00e9rentes sous-esp\u00e8ces, je leur donnerais comme \u00ab p\u00e8re \u00bb, \u00e0 la fois moral et stylistique, le docteur Johnson, \u00e0 la fois le Samuel Johnson du Dictionnaire et le docteur Johnson semi-mythique de Boswell.\n\nUne des premi\u00e8res Anglaises (en mon sens), Fanny Burney, a \u00e9crit du vivant m\u00eame du docteur et j'ai retenu (du \u00ab _common reader_ \u00bb de Virginia Woolf, il me semble (je r\u00e9it\u00e8re ici mon avertissement ant\u00e9rieur : je ne v\u00e9rifie pas ces assertions ; j'\u00e9cris au pr\u00e9sent, selon mon souvenir, et mon souvenir est ce qu'il est)) l'anecdote embl\u00e9matique de cette filiation : ayant publi\u00e9, anonymement, son roman _Evangelina_ , encore jeune fille, elle eut la surprise d'entendre un jour \u00e0 la table de son p\u00e8re, le docteur Burney, l'\u00e9loge de son livre par Johnson lui-m\u00eame ; et elle en fut si surprise et heureuse qu'elle s'enfuit dans le jardin et se mit \u00e0 danser autour du m\u00fbrier.\n\nIl y a dans la \u00ab le\u00e7on \u00bb du docteur Johnson quelques \u00ab ingr\u00e9dients \u00bb qui, m\u00e9lang\u00e9s en proportions variables, constituent les fort diff\u00e9rentes \u00ab potions \u00bb romanesques de ses \u00ab filles \u00bb proches ou lointaines : pr\u00e9cision, exactitude, position morale, ind\u00e9pendance de ton et de jugement, mesure, esprit (\u00ab _wit \u00bb_ ), absence d'h\u00e9sitations, d' _acedia_ , curiosit\u00e9, lectures.\n\nSi je dis que les proportions d'emploi sont variables, on comprendra qu'un spectre assez large de confitures prosa\u00efques, de \u00ab _prose preserves_ \u00bb (comme on dit \u00ab _strawberry preserves_ \u00bb), puisse en r\u00e9sulter. L'in\u00e9vitable intervention morale dans le c\u0153ur des personnages peut \u00eatre celle de l'aiguille (Jane) ou de la tisane (Maria Edgeworth).\n\n(Je ne saurais mieux d\u00e9crire la position edgeworthienne, sans doute moins connue de mes lecteurs que celle de Jane Austen, sa contemporaine, que par un passage d'une lettre de Sylvia Townsend Warner : engag\u00e9e dans son deuxi\u00e8me roman, _Mr. Fortune's Maggot_ , un chef-d'\u0153uvre, elle \u00e9crit (son premier roman, _Lolly Willowes_ , avait eu un certain succ\u00e8s) :\n\n\u00ab J'aurais presque pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 ne pas avoir de chance la premi\u00e8re fois. Peut-\u00eatre ce sentiment me vient-il de mon \u00e9ducation, nourrie par les _Contes moraux_ de Miss Edgeworth :\n\n\u00bb \u2013 'Non, Henry, r\u00e9pondit son papa, l'air triste. Je ne te jetterai pas de bou\u00e9e. Tu as d\u00e9j\u00e0 eu un cerceau, un filet \u00e0 papillons et une orange ; l'indulgence d'un p\u00e8re te les a accord\u00e9s. Mais maintenant, \u00f4 imprudent gar\u00e7on, c'est fini. Adieu.'\n\n\u00bb Henry disparut sous les flots. Et ceci termine le conte intitul\u00e9\n\n\u00bb LES TROIS SOUHAITS \u00bb.)\n\nLa diff\u00e9rence, parfois extr\u00eame, entre les r\u00e9sultats de l'enseignement johnsonien (et elles le subissent toutes, \u00e9tant presque toujours filles de clergyman ou assimil\u00e9s) est d'ordre familial : il y a des filles sages, ob\u00e9issantes, et sans esprit critique ; et il y a des filles moqueuses, insolentes, sensibles au charme paradoxal de la pomposit\u00e9 grognon du vieux Doctor. Les voies narratives dans lesquelles elles s'engagent sont n\u00e9cessairement contrast\u00e9es.\n\n## 155 (\u00a7 93) \u00ab Clergymen of the Church of England \u00bb\n\nC'est le titre d'un petit livre de Trollope, rassemblant quelques articles publi\u00e9s dans la _Pall Mall Gazette_ \u00e0 la fin de sa s\u00e9rie des six \u00ab Suites pour violoncelle \u00bb romanesques que sont ses romans \u00ab religieux \u00bb, les Barchester Novels. (Le livre est fort d\u00e9cevant, car il s'agit non de r\u00e9cits-portraits mais de portraits abstraits politico-th\u00e9ologiques, et la pens\u00e9e abstraite n'est pas son fort ; je les ai lus cependant avec plaisir dans l'\u00e9dition originale (en fort mauvais \u00e9tat) \u00e0 la place Z16 de la North Library Gallery.)\n\nL'\u00c9glise anglicane est un r\u00e9servoir in\u00e9puisable :\n\n\u2013 de romanci\u00e8res par ses filles (qui, ne pouvant \u00eatre elles-m\u00eames clergymen, devaient se r\u00e9fugier dans le mariage avec des \u00ab _curates_ \u00bb ou des \u00ab _rectors_ \u00bb et parfois, heureusement, dans le roman) ;\n\n\u2013 d'excentriques, \u00e0 cause du caract\u00e8re in\u00e9vitablement ennuyeux, isol\u00e9, d\u00e9cevant, d\u00e9courageant, invraisemblable, et en m\u00eame temps prot\u00e9g\u00e9, de cette \u00ab profession \u00bb, si on peut dire. Une incroyable vari\u00e9t\u00e9 de \u00ab hobbies \u00bb se r\u00e9v\u00e8le \u00e0 quiconque \u00e9tudie les biographies des clergymen de l'\u00e9poque victorienne (et plus tard !) : botanistes, chasseurs de papillons, missionnaires-explorateurs, th\u00e9ologiens minutieux et grognons, photographes (combien de photographes ! la photographie semble avoir \u00e9t\u00e9 un refuge b\u00e9ni face \u00e0 la vague ' _drabness_ ' de la divinit\u00e9 anglicane). Les neuf dixi\u00e8mes des English Eccentrics furent des clergymen.\n\nJ'ai une tendresse toute particuli\u00e8re pour le grand-p\u00e8re maternel de mon romancier de pr\u00e9dilection, Anthony Trollope. C'\u00e9tait, bien s\u00fbr, un clergyman, le r\u00e9v\u00e9rend Milton ; et cet homme doux et paisible, dont la fille fut l'intr\u00e9pide et remuante Frances Trollope, avait un hobby-passion : il avait con\u00e7u la haute ambition de construire, \u00e0 l'usage et avantage des g\u00e9n\u00e9rations futures, la diligence de l'avenir, la _diligence inrenversable_. Il y passa le plus clair de ses jours, exp\u00e9diant le plus rapidement possible les t\u00e2ches annexes, fabrication des sermons et \u00e9ducation des enfants. Il concevait, dessinait sans cesse de nouveaux prototypes, qu'il faisait ex\u00e9cuter par quelque artisan de ses connaissances et qui, apr\u00e8s un essai infructueux et un retour inglorieux de la boue d'un chemin de campagne, rejoignaient leurs pr\u00e9d\u00e9cesseurs abandonn\u00e9s dans le jardin du presbyt\u00e8re.\n\nIl est \u00e9vident que le th\u00e9 ti\u00e8de des convictions th\u00e9ologiques anglicanes ne pouvait que pousser les serviteurs appoint\u00e9s (souvent fort modestement) de cette \u00c9glise (du moins ceux qui \u00e9vitaient le double \u00e9cueil du glissement h\u00e9t\u00e9rodoxe, soit vers le luxe liturgique catholique soit vers l'\u00e9vang\u00e9lisme grognon, f\u00e9roce ou hypocrite de la \u00ab _low church_ \u00bb) vers les arcadies simultan\u00e9es de l'excentricit\u00e9 et du scepticisme.\n\nCe scepticisme sous-jacent et omnipr\u00e9sent est ce qui me les fait consid\u00e9rer avec tendresse. Peu de fanatisme politique ou religieux chez ces excentriques ; leur fanatisme du hobby est le plus souvent inoffensif ; de la bont\u00e9 parfois, de l'indiff\u00e9rence parfois, de la bont\u00e9 indiff\u00e9rente la plupart du temps. Le scepticisme g\u00e9n\u00e9ral, dissimul\u00e9 au monde par prudence, par indiff\u00e9rence m\u00eame, n'en \u00e9tait pas moins d\u00e9chiffrable au regard aigu des petites filles anglaises lettr\u00e9es qui se tenaient l\u00e0, \u00e0 hauteur de leurs coudes, pendant qu'ils pr\u00e9paraient leurs inventions inimaginables dans le calme de leur \u00ab _study_ \u00bb, futures romanci\u00e8res.\n\nEt c'est l\u00e0, je crois, que la \u00ab prose des Anglaises \u00bb a pris son g\u00e9nie de la \u00ab _drabness_ \u00bb, quintessence des dimanches anglicans et pluvieux.\n\n## 156 (\u00a7 94) Ma passion de Londres\n\nIl n'y a pas si loin de la passion \u00e0 la manie. Mon amour de Londres et des choses anglaises, livres et paysages, n'est gu\u00e8re autre chose qu'une _anglomanie_ ; et mon autoportrait pourrait bien devenir un _autoportrait en anglomane_.\n\nMa premi\u00e8re crise d'anglomanie est maintenant plut\u00f4t distante dans le temps et la g\u00e9ographie car elle se produisit, selon mes souvenirs, pendant le printemps de 1941. J'avais un peu plus de huit ans \u00e0 l'\u00e9poque et je jouais, avec quelques camarades de mon \u00e9cole, dans un bois isol\u00e9 et frais des environs de Carcassonne, nomm\u00e9 _Gaja_. Ce souvenir est \u00e0 la fois distinct et agr\u00e9able (il n'y en a pas tellement dans une vie, avec ces deux caract\u00e8res simultan\u00e9ment), et c'est pourquoi j'aime \u00e0 y repenser.\n\nC'\u00e9tait le printemps, mais assez tard dans le printemps ; le bois \u00e9tait un bois de pins et nous jouiions \u00e0 un jeu de notre invention : une discussion politique anim\u00e9e entre dirigeants des puissances mondiales en guerre (m\u00e9lang\u00e9s de quelques g\u00e9n\u00e9raux) ; cette discussion devait pr\u00e9c\u00e9der une passionnante bataille entre les arm\u00e9es.\n\nJ'avais choisi de jouer, verbalement, le r\u00f4le de Winston Churchill. Personne n'avait mis en doute mon droit \u00e0 ce r\u00f4le, parce que ma m\u00e8re enseignait l'anglais au lyc\u00e9e. Personne ne voulait jouer le r\u00f4le de Hitler ou de Mussolini (il fallut d\u00e9signer des volontaires).\n\nJ'ai fait quelques discours v\u00e9h\u00e9ments dans ce bois et, bien que je sois assez loin d'approuver ce que mon h\u00e9ros d'alors a fait avant 1940 et apr\u00e8s 1941, je suis encore aujourd'hui fier de mon choix.\n\nCe fut le d\u00e9but de mon anglomanie.\n\n(Mais certainement pas le dernier mot de mon portrait en anglomane.)\n\n## 157 (\u00a7 94) Je monte au deuxi\u00e8me \u00e9tage d'un 11\n\nJ'ai d\u00e9couvert avec plaisir, r\u00e9cemment, l'antiquit\u00e9 relative respectable de cette ligne d'autobus, qui est au moins aussi vieille que moi, puisqu'elle appara\u00eet dans un roman d'Elizabeth Bowen, _To the North_ , qui a paru l'ann\u00e9e de ma naissance, 1932.\n\nDans ce roman, une orpheline, Pauline, rend visite \u00e0 son oncle de Londres, Julian. C'est une \u00e9coli\u00e8re adolescente et inconfortable, que l'oncle ne sait pas trop comment occuper ; il la laisse volontiers seule avec sa _housekeeper_.\n\n\u00ab Pauline \u00e9tait rest\u00e9e seule dans l'appartement, attendant le retour de Julian. La vie ne lui semblait pas tr\u00e8s amusante ; l'apr\u00e8s-midi, ponctu\u00e9e par les voix des petits r\u00e9veils et horloges un peu partout, avait \u00e9t\u00e9 plus que longue. Il est vrai qu'elle \u00e9tait sortie un moment avant l'heure du th\u00e9 ; elle avait demand\u00e9 \u00e0 Mme Patrick, la gouvernante, s'il lui paraissait convenable, pour une jeune fille de son \u00e2ge, de prendre le bus. (Elle savait ce qui pouvait arriver \u00e0 Londres et on l'avait pr\u00e9venue de se m\u00e9fier particuli\u00e8rement des infirmi\u00e8res.) Mme Patrick, pensant \u00e9galement aux infirmi\u00e8res, r\u00e9pondit que cela d\u00e9pendait essentiellement de la ligne d'autobus. Apr\u00e8s r\u00e9flexion, elle recommanda le 11.\n\n\u00bb Le 11 est un autobus enti\u00e8rement moral. Bondissant de Shepherd's Bush, dont personne n'a jamais entendu dire quoi que ce soit de mal, il traverse une phase de boh\u00e8me innocente dans Chelsea, ramasse quelques clients des magasins Peter Jones, tourne dans Pimlico Road (trop occup\u00e9e pour la moindre lascivit\u00e9), s'approche des \u00e9curies royales, fait un signe de reconnaissance \u00e0 Victoria Station, Westminster Abbey, le Parlement, bourdonne avec r\u00e9v\u00e9rence devant Whitehall et, apr\u00e8s son unique contact (effleurement \u00e0 peine) avec le vice, sur le Strand, plonge vers Liverpool Street \u00e0 travers la noble et s\u00e9rieuse architecture de la City. \u00c0 l'exception d'un bout de Strand, le trajet du 11, estima Mme Patrick, \u00e9tait aussi moral qu'un dimanche apr\u00e8s-midi. Comme une jeune personne ne peut pas \u00eatre trop prudente, elle n'aurait pas approuv\u00e9 le 24, qui descend Charing Cross Road. Pauline rougit, elle avait entendu parler de Charing Cross Road. \u00bb\n\n## 158 (\u00a7 96) Kew Gardens\n\nCe n'est pas faire preuve d'originalit\u00e9 bouleversante que d'admirer _Kew Gardens_. J'aime en premier lieu leur accessibilit\u00e9 multiple \u2013, par le m\u00e9tro, par le bus, par la Tamise ; \u00e0 pied m\u00eame, dans une longue marche depuis Chelsea, par Putney ; je les incorpore ainsi ais\u00e9ment \u00e0 Londres, \u00e0 ma g\u00e9ographie propre de Londres, \u00e0 cette partie de la ville que j'ai reconnue moi-m\u00eame par trajets, par mouvement, que je sais situer non seulement sur la carte mais dans un ensemble de souvenirs circulatoires, de traces cin\u00e9tiques, de visions bougeantes. Je me vois sortir de la station de m\u00e9tro, descendre du bus sur le pont, d\u00e9barquer de l'avant du bateau qui remonte la Tamise.\n\nEn arrivant par l'eau je sens le mieux la plage d'herbe et d'arbres embrass\u00e9e par un coude de fleuve, p\u00e9n\u00e9tr\u00e9e de mouettes autant que des nombreuses vari\u00e9t\u00e9s de canards luxueux, aux couleurs inhabituelles, aux d\u00e9marches in\u00e9dites, qui y habitent, gav\u00e9s d'admiration et de biscuits ; je les ai presque toujours travers\u00e9 par beau temps, par presque beau temps (ce que je pr\u00e9f\u00e8re de loin), avec des nuages venus de loin et d\u00e9couvrant Londres devant eux pour la premi\u00e8re fois, h\u00e9sitant \u00e0 quelques virgules de pluie, et une lumi\u00e8re patiente, sans \u00e9clat, sans brillance, respectant les distances et les non exub\u00e9rantes couleurs.\n\nTout y est confortable : le confort des plantes dans les serres, de chaleur, de vapeur, d'humidit\u00e9, mais aussi des toilettes familiales des visiteurs, s'accordant sans peine, par un si\u00e8cle d'habitudes devenues comme h\u00e9r\u00e9ditaires, aux arabesques de fer forg\u00e9 blanc des passerelles et aux grands draps de verre qui s'\u00e9lancent, entourent, divisent, prot\u00e8gent.\n\nEt surtout le confort des arbres, des innombrables arbres, d'innombrables et infiniment diverses et rares essences, les pieds dans l'herbe, tranquilles, chacun avec son exact espace n\u00e9cessaire, ou seulement pour son hygi\u00e8ne propre de vie, mais pour son bien-\u00eatre d'individu priv\u00e9, distinct, son bien-\u00eatre moral, en somme.\n\n\u00c0 vrai dire, \u00e0 peu pr\u00e8s (et honteusement) ignorant en botanique, je ne sais quels sont, parmi ces arbres, ceux qui peuvent \u00eatre consid\u00e9r\u00e9s comme des princes dans leur royaume, par leur raret\u00e9, par exemple ; je les regarde d'un \u0153il \u00e9gal, chacun pour soi, apr\u00e8s avoir pris connaissance de leur nom, qu'ils portent sans dissimulation, sur une carte de visite noire (il y a leur nom et leur nationalit\u00e9). Je ne connais pas non plus le principe d'organisation de l'espace des jardins, sinon que les membres d'une m\u00eame famille y sont souvent proches ; mais cela ne nuit pas \u00e0 mon plaisir, au charme de leur compagnie. Je ne suis pas h\u00e9riss\u00e9 par le didactisme b\u00e9b\u00eate qui pr\u00e9vaut dans bien d'autres endroits, dans le riche arboretum de San Francisco, par exemple, au milieu du Golden Gate Park. On peut traverser Kew Gardens sans savoir ce que \u00e7a co\u00fbte, en quoi la richesse v\u00e9g\u00e9tale y est incomparable et exceptionnelle ; cela se voit, se sent, d'une \u00e9vidence qui peut parfaitement demeurer en arri\u00e8re-plan.\n\nJ'aime par-dessus tout cela : la libert\u00e9 de d\u00e9placement entre les \u00eatres vivants que sont ces arbres, les conversations de silence \u00e0 leur ombre, avec leurs branches basses, avec leurs mouvements de feuilles hautes dans le vent, avec toutes leurs configurations de variables verts ; parce que le s\u00e9jour se fait dans la confiance des jardins, sans injonctions, dans le respect r\u00e9ciproque consenti d'hommes et d'arbres (voil\u00e0 bien, n'est-ce pas, une vision idyllique d'anglomanie galopante).\n\nJ'ai alors, quand je suis l\u00e0, quand j'y repense, une id\u00e9e mim\u00e9tique de la prose comme un vaste jardin de _moments_ bien distincts, bien s\u00e9par\u00e9s, mais cr\u00e9ant une harmonie implicite sous l'apparence disparate.\n\n## 159 (\u00a7 96) Pooh et Piglet\n\nJ'ai un faible pour ce couple d'animaux fictionnels, l'ours Pooh et son ami, le petit cochon Piglet.\n\nLa le\u00e7on de po\u00e9sie et de m\u00e9trico-rythmique que Pooh donne \u00e0 Piglet un jour de neige devrait \u00eatre rendue obligatoire pour tous les \u00e9tudiants de litt\u00e9rature (curieusement, c'est dans ces po\u00e8mes invent\u00e9s par Pooh, qu'il appelle des \u00ab bourdons \u00bb, des \u00ab _hums_ \u00bb, que Milne s'est le mieux approch\u00e9 de la po\u00e9sie ; beaucoup plus que dans ses po\u00e9sies 's\u00e9rieuses' pour enfants, \u00ab When We Were Very Young \u00bb (qui contient un texte qui \u00e9tait autrefois connu de tous les \u00e9l\u00e8ves d'anglais des classes de sixi\u00e8me des lyc\u00e9es : \u00ab _Timothy Tim has ten pink toes \/ and ten pink toes has Timothy Tim \/ They go with him wherever he goes \/ and wherever he goes they go with him_ \u00bb, fascinant par son truisme m\u00e9trique parfaitement ad\u00e9quat \u00e0 son sens) et \u00ab Now We Are Six \u00bb, o\u00f9 l'acad\u00e9misme sentimental de la versification reprend le dessus (comme il arrive, bien souvent, au r\u00e9v\u00e9rend Dodgson lui-m\u00eame).\n\n _The more it_\n\n _SNOWS-tiddely-pom_ ,\n\n _The more it_\n\n _GOES-tiddely-pom_\n\n _On_\n\n _Snowing_.\n\n _And nobody_\n\n _KNOWS-tiddely-pom,_\n\n _How cold my_\n\n _TOES-tiddely-pom_\n\n _How cold my_\n\n _TOES-tiddely-pom_\n\n _Are_\n\n _Growing_.\n\nApr\u00e8s longue r\u00e9flexion, le commentaire de Piglet est :\n\n\u00ab _Pooh, he said solemnly, it isn't the_ toes _so much as the_ ears. \u00bb\n\nCe ne sont pas tant les doigts de pied, que les oreilles.\n\nSi Piglet se permet cette r\u00e9flexion plus s\u00e9mantique que formelle sur le grand \u00ab Outdoor Hum for Snowy Weather \u00bb de son ami Pooh, c'est que leur confiance r\u00e9ciproque est absolue. L'amiti\u00e9 animale parfaite qu'ils illustrent, si elle a son r\u00e9pondant dans la r\u00e9f\u00e9rence enfantine, touche \u00e0 quelque chose qu'on ne retrouve, apr\u00e8s l'enfance, que dans le relation amoureuse parfois : une confiance irr\u00e9fl\u00e9chie et irraisonn\u00e9e, au moins autant physique, silencieuse, que d\u00e9clarative, exprim\u00e9e selon la parole de l'amour. Et cette confiance, tant qu'elle dure, est absolue.\n\n## 160 (\u00a7 97) Deux anecdotes \u00e9minemment trollopiennes\n\nUne troisi\u00e8me (plut\u00f4t de mon trollopisme d'ailleurs, que trollopienne en soi).\n\nIl y a quelques ann\u00e9es, au temps de mon premier s\u00e9jour dans le lieu que de nouveau j'habite depuis ce printemps de 1986, rue d'Amsterdam, je descendais le matin vers sept heures, dans la ville encore silencieuse, prendre un petit d\u00e9jeuner de grand cr\u00e8me et croissants dans un caf\u00e9 de la place Clichy, qui n'est qu'\u00e0 deux minutes de chez moi ; c'\u00e9tait un endroit paisible, et j'accordais \u00e0 cette c\u00e9r\u00e9monie matinale assez de temps pour me permettre de lire, plut\u00f4t qu'un journal du matin, deux ou trois chapitres (pas plus, je me rationnais s\u00e9v\u00e8rement) d'un roman, soit de la s\u00e9rie des _Barchester_ (six livres), soit de la s\u00e9rie des _Palliser_ (six autres livres ; Trollope composait ses romans s\u00e9riels par six, comme un Corelli ses _concerti grossi_ ) ; je lisais un \u00e0 un ces romans, dans leur ordre, chapitre par chapitre, par petites rations matinales, ainsi, trempant mes croissants d\u00e9litables dans le blanc brun\u00e2tre du \u00ab cr\u00e8me \u00bb de caf\u00e9, avant de rentrer chez moi retrouver la monotonie morne ( _drabness_ v\u00e9cue) des journ\u00e9es. Je les lisais, en outre, dans la confortable petite \u00e9dition reli\u00e9e des Oxford Classics qui n'\u00e9taient point encore convertis \u00e0 la modernit\u00e9 regrettable du _paperback_. J'avais fait de ce caf\u00e9, en somme, pour l'heure du \u00ab breakfast \u00bb, mon club. Et, comme un personnage de Trollope dans son club \u00e0 lui (et sans doute Trollope lui-m\u00eame, quand il fut \u00e9lu au Garrick, apr\u00e8s son travail de l'avant-matin (il \u00e9crivait, comme moi, aux heures de la fin de la nuit), y venait-il ainsi), je m'y rendais machinalement, m'asseyant toujours \u00e0 la m\u00eame table, pronon\u00e7ant les m\u00eames phrases de salut au gar\u00e7on et au patron (un supporter de l'\u00e9quipe de rugby de Dax), laissant sur la table la m\u00eame somme toujours exactement calcul\u00e9e, et me replongeant le plus vite possible dans mon livre, les presque vingt-quatre heures \u00e9coul\u00e9es depuis la veille instantan\u00e9ment abolies dans ma pens\u00e9e. Mais, en vrai trollopien, je ne m'aper\u00e7us pas que le changement des habitudes urbaines, le temps passant (et beaucoup de temps passait, car les romans de Trollope sont longs, et nombreux), allait peu \u00e0 peu rendre anachronique mon innocente habitude. Car, un \u00e0 un, les caf\u00e9s de la place d\u00e9pla\u00e7aient vers l'avant du jour leur heure d'ouverture. Et, un matin, le patron de celui qui m'avait pour client vint avec beaucoup de circonlocutions et de g\u00eane m'expliquer que depuis un mois j'\u00e9tais leur seul client, qu'ils n'avaient pas os\u00e9 me le dire, mais que vraiment il ne pouvait plus, je devais l'excuser. J'\u00e9tais arriv\u00e9 \u00e0 la fin de _Orley Farm_ , je ne m'\u00e9tais rendu compte de rien. Tous les trollopiens me comprendront.\n\n## 161 (\u00a7 97) La prose victorienne finissante\n\nOn raconte (j'ai lu racont\u00e9) que quelque temps avant sa mort, d\u00e9j\u00e0 lourd, malade et pouvant \u00e0 peine se d\u00e9placer, Charles Dickens re\u00e7ut une invitation \u00e0 se rendre \u00e0 une rencontre avec la reine Victoria qui d\u00e9sirait s'entretenir avec lui. Avant sa visite, \u00e0 laquelle il ne pensa pas une seconde \u00e0 se soustraire, Dickens fit porter \u00e0 la reine la collection compl\u00e8te de ses \u0153uvres. La reine Victoria, pour lui faire honneur, le re\u00e7ut debout et, comme il ne pouvait d\u00e9cemment s'asseoir devant elle, c'est debout qu'ils bavard\u00e8rent et qu'il re\u00e7ut des mains m\u00eames de l'auteur royal son r\u00e9cit de voyage dans les Highlands.\n\nLa rencontre de la d\u00e9j\u00e0 vieille reine et du presque mort \u00e9minent victorien est moins paradoxale qu'il n'y para\u00eet ; le reine Victoria est elle-m\u00eame un auteur victorien. Le peu que l'on peut savoir de sa vie priv\u00e9e, et de son amour, extr\u00eamement charnel pour son \u00ab consort \u00bb, le prince Albert, confirme que l'id\u00e9e, re\u00e7ue, d'une \u00e8re victorienne enti\u00e8rement indiscernable de son couvercle de conventions, sinon dans son envers sordide ou licencieux (tel que nous le montre le livre de Marcus, _The Other Victorians_ , autrefois pill\u00e9 sans vergogne par Foucault), n'est bien que cela, une id\u00e9e re\u00e7ue. Les rapports victoriens du public et du priv\u00e9 sont beaucoup plus riches que ce que l'\u00e9poque post\u00e9rieure, affectant de s'en lib\u00e9rer, en a retenu. Aujourd'hui, c'est l'\u00e9tonnement de Sylvia Townsend Warner, dans sa lettre \u00e0 Llewelyn Powys (le fr\u00e8re de T. F. et de John Cowper), en 1933, qui para\u00eet surprenant :\n\n\u00ab Je viens de relire le _Diary of Our Life in the Highlands_ de cette femme extraordinaire. Vraiment, Llewelyn, elle et son Albert faisaient une paire incroyable. Ils partaient, sur des routes inconnues d'\u00c9cosse, dans une voiture \u00e0 poneys, tout seuls, passaient les torrents \u00e0 gu\u00e9, escaladaient des montagnes, ramassaient des foug\u00e8res et du quartz fum\u00e9, et, selon toute probabilit\u00e9, je pense, inauguraient quelque nouvel h\u00e9ritier pour le tr\u00f4ne dans un bois de pins ou au bord d'un pr\u00e9cipice, sans souci ni scrupule. Et puis, la t\u00eate encore pleine de poussi\u00e8re, des brins de bruy\u00e8re encore accroch\u00e9s \u00e0 leurs v\u00eatements, la moins convenable expression de libert\u00e9 gitanisant leur expression, ils revenaient servir d'exemple de d\u00e9corum parfait dans le mariage, pour toutes les Cours et familles d'Europe. \u00bb\n\nDans son palais d\u00e9sormais \u00e9motionnellement d\u00e9sert, les hurlements de Victoria \u00e0 la mort du prince Albert me paraissent aussi \u00ab victoriens \u00bb que son image officielle. Mais la fronti\u00e8re entre \u00ab ce dont on parle \u00bb et \u00ab ce dont on ne parle pas \u00bb est simplement plus rigide, plus absolue, plus secr\u00e8te. C'est le monde du \u00ab Genji \u00bb beaucoup plus que celui de la presse et t\u00e9l\u00e9vision \u00e0 l'am\u00e9ricaine. Le toit de la vie priv\u00e9e s'incurve presque jusqu'au sol.\n\nLa prose, du moins celle qui va de Jane Austen \u00e0 James, se place \u00e0 la surface de cette s\u00e9paration, de ce mur, de ce sol, du c\u00f4t\u00e9 ext\u00e9rieur, mais regardant ce qui ruine, ce qui fissure, ce qui menace : la profondeur remue, et la terre tremble comme le couvercle de la bouilloire \u00e0 l'heure du th\u00e9.\n\n## 162 (\u00a7 98) La biblioth\u00e8que\n\nDevrais-je dire \u00ab les biblioth\u00e8ques \u00bb ? il y a d'autres biblioth\u00e8ques \u00e0 Londres que la British Library. Il y a celle de l'institut Warburg, dont j'aurai, je crois, \u00e0 dire plus tard la d\u00e9couverte et ce qu'elle repr\u00e9senta.\n\nMais la British Library, surtout depuis que cette prose s'est \u00e9tendue au-del\u00e0 de sa taille \u00ab critique \u00bb, depuis que je suis certain de l'amener \u00e0 son terme, quel qu'il soit, est une biblioth\u00e8que diff\u00e9rente de toutes les autres. Elle est mon th\u00e9\u00e2tre de m\u00e9moire, o\u00f9 je ne vais pas pour d\u00e9couvrir mais pour \u00eatre avec ce qui me dirige dans mon programme de destruction.\n\n## 163 (\u00a7 98) La chute du \u00ab Grand Incendie de Londres \u00bb en Londres. Et peut-\u00eatre rien\n\n(Extrait de _An Historical Narrative of the Great and Terrible Fire of London, Spt. 2nd 1666 \u2013 taken from The City Remembrancer_ , 1769 :)\n\n\u00ab Cette nuit-l\u00e0 les Londoniens pass\u00e8rent leur derni\u00e8re nuit dans le confort de leurs propres maisons ; ils ne pensaient gu\u00e8re \u00e0 une telle \u00e9ventualit\u00e9 au moment o\u00f9 ils se couch\u00e8rent dans leurs lits. Ils ne s'attendaient pas le moins du monde \u00e0 ce que, quand la clef eut tourn\u00e9 dans les serrures de leurs oreilles, quand les crois\u00e9es de leurs yeux se furent ouvertes au matin, ils seraient amen\u00e9s \u00e0 entendre que l'ennemi avait envahi la ville, et qu'ils le verraient avec fureur entrer dans leurs maisons, forcer les portes de leurs chambres et se montrer \u00e0 leurs fen\u00eatres avec un visage si mena\u00e7ant. \u00bb\n\n(Extrait du _Journal de sir John Evelyn_ \u2013 3 septembre 1666 :)\n\n\u00ab Ils \u00e9taient frapp\u00e9s de consternation et le feu br\u00fblait en long et en large, les \u00e9glises, les b\u00e2timents publics, les h\u00f4pitaux, les monuments ; avec des bonds prodigieux sautant d'une maison \u00e0 l'autre, de rue en rue, \u00e0 travers d'\u00e9normes distances. La chaleur, avec le temps chaud et beau, avait m\u00eame enflamm\u00e9 l'air, et pr\u00e9par\u00e9 les mat\u00e9riaux pour la conception du feu en eux, et le feu d\u00e9vorait tout, maisons, meubles, et le reste. J'ai vu la Tamise couverte de d\u00e9bris, et toutes les barques, tous les bateaux charg\u00e9s de ce qui avait pu \u00eatre rassembl\u00e9 pour la fuite. Oh, le malheureux et calamiteux spectacle ! comme peut-\u00eatre le monde n'en a pas contempl\u00e9 depuis sa cr\u00e9ation, comme il ne s'en verra pas de pire jusqu'\u00e0 son incendie final. Le ciel tout entier \u00e9tait d'aspect terrifiant, comme la surface d'un four embras\u00e9, et la lueur \u00e9tait visible \u00e0 plus de quarante miles. \u00bb\n\n# BIFURCATIONS\n# I\n\n# Ermite ornemental\n\n* * *\n\n## 164 (\u00a7 26) Je ne bougeais pas de la table avant l'heure de la mise du couvert, midi\n\nMon intention, en me soumettant (et en vous soumettant par la m\u00eame occasion) \u00e0 des intervalles assez rapproch\u00e9s, \u00e0 de tels exercices de description, est d'\u00e9tablir le plus rapidement possible notre lien imaginaire d'auteur \u00e0 lecteur, mais d'une mani\u00e8re un peu diff\u00e9rente de celle qui est traditionnellement de mise dans les ouvrages de fiction ; diff\u00e9rente aussi de celle, \u00e0 la fois beaucoup plus ancienne et beaucoup plus r\u00e9cente, qui en est le renversement.\n\nJe voudrais, en quelque sorte, introduire dans le d\u00e9roulement de ces phrases, de ces r\u00e9cits, l'environnement propre, pass\u00e9 ou pr\u00e9sent, de leur composition ; dire comment cela se passe, s'est pass\u00e9, c'est-\u00e0-dire \u00e0 la fois _o\u00f9_ et _quand_ (un 'quand' et un 'o\u00f9' qui peuvent donc \u00eatre doubles) ; ajouter au pr\u00e9sent de la composition du r\u00e9cit, d\u00e9j\u00e0 affirm\u00e9, la pr\u00e9sence du lieu, qui le confirme. J'esp\u00e8re, je ne le cacherai pas, parvenir ainsi \u00e0 rendre manifeste la s\u00e9paration qui existe, et que je d\u00e9sire aussi sensible, aussi \u00e9vidente que possible, entre celui (moi) qui vous raconte ce que je raconte, et ceux (parmi lesquels moi encore, tr\u00e8s souvent) de qui ces choses sont racont\u00e9es. Je me situe, de ce point de vue, dans une position interm\u00e9diaire entre le roman de transposition et l'autobiographie, qui ne transpose, n'invente, n'imagine qu'involontairement (et je tiens compte aussi de tous les 'faux' possibles : l'insinc\u00e9rit\u00e9 d'un c\u00f4t\u00e9 et le d\u00e9guisement de l'autre). Sans doute, on l'a dit, la r\u00e9alit\u00e9 de cette s\u00e9paration est g\u00e9n\u00e9ralement soit tout simplement pass\u00e9e sous silence, soit dissimul\u00e9e sous des masques, dont le principal est celui du Narrateur, personnage qui ne peut (s'il doit pr\u00e9tendre \u00e0 quelque efficace) manquer d'\u00eatre absorb\u00e9 imm\u00e9diatement dans l'ensemble des choses narr\u00e9es, et le silence sur qui, r\u00e9ellement, parle en est d'autant plus \u00e9pais. D'o\u00f9 il est r\u00e9sult\u00e9 en notre si\u00e8cle bien des m\u00e9fiances, que je ne trouve pour ma part gu\u00e8re int\u00e9ressantes, m\u00eame et surtout quand elles ne sont pas feintes (et dans ce cas elles ne sont gu\u00e8re mieux que l'exclamation na\u00efve : \u00ab Il a trich\u00e9 ! \u00bb) \u00e0 l'\u00e9gard de la _forme roman_.\n\nOr, si j'\u00e9cris, comme affich\u00e9, un roman (ce qui n'est pas du tout certain, comme il n'est pas du tout certain que j'aille au bout de mon entreprise (d'ailleurs ce n'est pas moi qui d\u00e9ciderai de la r\u00e9ponse)), je dois parvenir \u00e0 rendre clair qu'il ne s'agit pas de la variante pu\u00e9rile, celle du roman au stade du miroir, la peinture ineffablement ennuyeuse du romancier en train d'\u00e9crire le roman (si stade du miroir il y a, il s'agirait plut\u00f4t ici du 'stade du miroir retourn\u00e9 contre le mur').\n\nIl y a un dehors du roman, affirm\u00e9 comme un r\u00e9el : un monde possible o\u00f9 se passe autre chose que la mise en lignes noires de la _m\u00e9moire_.\n\nJe trouve d'ailleurs un autre avantage, plus imm\u00e9diatement pratique, \u00e0 la dichotomie, \u00e0 ma ' _split personnality_ ' de narrateur et de narr\u00e9 : comme, en l'\u00e9tat pr\u00e9sent du r\u00e9cit (m\u00eame s'il a beaucoup avanc\u00e9 depuis la derni\u00e8re mise en garde de ce genre), l'id\u00e9e m\u00eame de 'lecteur' est fictive \u00e0 l'extr\u00eame ; comme j'avance sans plan pr\u00e9\u00e9tabli, la seule r\u00e9alit\u00e9 \u00e0 travers laquelle je reconnais, de moment \u00e0 moment, de ligne \u00e0 ligne, mon 'roman' (comme roman et comme prose destin\u00e9e \u00e0 \u00eatre lue) est celle des fragments d\u00e9j\u00e0 accomplis et recopi\u00e9s.\n\nIl est clair alors que les donn\u00e9es descriptives me fournissent \u00e0 la fois une assez grande r\u00e9serve d'\u00e9l\u00e9ments concrets susceptibles d'\u00e9vocations et d'encha\u00eenements (pr\u00e9textes \u00e0 _insertions_ , par exemple) et la stabilit\u00e9 infiniment rassurante d'une familiarit\u00e9.\n\nReprenant mon cahier apr\u00e8s m'\u00eatre interrompu, je peux presque croire, gr\u00e2ce \u00e0 de tels d\u00e9tails, annul\u00e9 le temps o\u00f9 je ne me suis pas adress\u00e9 \u00e0 vous (celui o\u00f9 j'ai dormi, ou essay\u00e9 de dormir, mang\u00e9, err\u00e9, gagn\u00e9 ma vie... o\u00f9 je me suis d\u00e9battu avec l'\u00e9normit\u00e9 du deuil ; ce temps compos\u00e9 presque exclusivement de _moments of non-being_ ), et recommencer \u00e0 partir d'eux, comme si ma vie n'\u00e9tait que l\u00e0, ce qui d'ailleurs n'est pas sans rapport avec cette entreprise romanesque elle-m\u00eame.\n\nL'efficacit\u00e9 de l'activit\u00e9 descriptive est d'autant plus certaine que, si son pouvoir venait \u00e0 s'affaiblir (dans cette perspective 'th\u00e9rapeutique', et th\u00e9rapeutique surtout pour la prose, pour les sutures des interruptions), il me sera toujours possible de le faire rena\u00eetre par la variation, la compl\u00e9tion ou la modification (que les lieux et objets d\u00e9crits soient, entre-temps, demeur\u00e9s ou non semblables), puisque je n'ai fait que puiser un peu dans une r\u00e9serve, pour toutes fins pratiques, infinie.\n\nJ'ajouterai comme une incitation suppl\u00e9mentaire l'attraction d'une discipline mentale, d'une r\u00e8gle asc\u00e9tique \u00e0 laquelle je m'abandonne, soulagement pour l'ermite involontaire que je suis devenu, styliste dans la pentapole d\u00e9sertique d'un monde vou\u00e9 \u00e0 la prose ; parmi tant de d\u00e9mons, qui ne tentent la chair que vers la mort.\n\n## 165 Sans cesse, je m'imagine dans l'immobilit\u00e9\n\nSans cesse, je m'imagine dans l'immobilit\u00e9, projet impossible : \u00e9crire dans le m\u00eame intervalle de temps, qui devient aussi semblable \u00e0 un point ; \u00e9crire dans les m\u00eames lieux r\u00e9currents, toujours, jusqu'\u00e0 la fin. Mais le temps me d\u00e9borde, m'exc\u00e8de de partout. Au moment m\u00eame (les lignes du pr\u00e9c\u00e9dent paragraphe-moment) o\u00f9 je me sentais d\u00e9pos\u00e9, fix\u00e9 dans mon entreprise, le germe du mouvement, d\u00e9j\u00e0, se r\u00e9veillait.\n\nAu d\u00e9but du deuxi\u00e8me _moment_ de cette premi\u00e8re _bifurcation_ dans 'le grand incendie de londres' (bifurcation particuli\u00e8re, parce qu'elle est la premi\u00e8re, sans doute, mais aussi parce qu'elle doit \u00eatre dite telle, en elle-m\u00eame), je suis dans un autre temps, un autre lieu.\n\nJ'ai choisi le temps avec soin, si on peut appeler soin ce qui n'est peut-\u00eatre qu'une manifestation nouvelle de mon obsession num\u00e9rologique, d\u00e9j\u00e0 signal\u00e9e.\n\nCe matin du _21 avril 1986_ (il est cinq heures), pendant que j'\u00e9cris ceci sur le peu de place laiss\u00e9 libre par les papiers \u00e0 la surface de ma table de travail, j'entends passer, dans la rue d'Amsterdam, \u00e0 ma droite, vaguement (le bruit est \u00e9touff\u00e9 par la maison sur la rue, par le porche, par la cour qui me s\u00e9pare de la rue), une voiture matinale qui descend vers Saint-Lazare, sans doute, venant de la place Clichy. Le bruit s'\u00e9loigne, et, tandis que je l'accompagne en pens\u00e9e, vient de passer invisiblement un nouveau moment d'angoisse et d'h\u00e9sitation \u00e0 recommencer \u00e0 \u00e9crire, \u00e0 \u00e9crire encore, en lignes toujours aussi noires, aussi serr\u00e9es, aux lettres minuscules (je ne peux plus les d\u00e9chiffrer sans lunettes) toujours sans ratures, sans repentirs, r\u00e9flexion, imagination et impatience (car telle reste, toujours, la charte de cette prose), sans promesse que celle de leur existence s'assurant elle-m\u00eame par la pure progression de l'encre sur la page blanche du cahier o\u00f9 j'\u00e9cris.\n\nLa raison num\u00e9rologique est la suivante, son chiffre : 1 178. _1 178 jours_. J'ai connu Alix 1 178 jours, et le moment de ce recommencement (car des mois entre le premier et le deuxi\u00e8me fragment de cette bifurcation se sont \u00e9coul\u00e9s, se sont perdus) est le premier qui passe, 1 178 jours apr\u00e8s le jour de sa mort. \u00c0 tout jour de l'amour, la raison obsessionnelle num\u00e9risante en moi associe un jour de deuil. Et, nuit pour nuit, l'\u00e9loignement palindromique du temps (palindromique par rapport au souvenir) me ram\u00e8ne au moment de notre rencontre, puis au moment d'avant notre rencontre, o\u00f9, m'extirpant de la toute petite auto de Mitsou, je me suis trouv\u00e9 sur le lieu d'une co\u00efncidence \u00e0 na\u00eetre, exactement au bas de la fen\u00eatre o\u00f9 monterait le bruit de voiture de livraison que j'ai _dit_ au d\u00e9but du tout premier fragment de ce r\u00e9cit. On \u00e9tait en novembre, le 7 novembre 1979 ; je ne savais pas o\u00f9 j'allais, chez qui.\n\nMa raison num\u00e9rologique, comme une machine int\u00e9rieure presque autonome, presque indiff\u00e9rente au reste de mes facult\u00e9s, ne cesse jamais (et souvent \u00e0 mon insu) de recueillir des nombres, des chiffres, sans cesse compte, additionne, soustrait, multiplie, divise (avec quelques autres op\u00e9rations l\u00e9g\u00e8rement plus complexes, comme la manipulation de groupements parenth\u00e9s\u00e9s, manipulation qui, dans ma math\u00e9matique personnelle, est encore arithm\u00e9tique, puisque se ramenant \u00e0 des calculs sur des suites d'entiers, et non sur des entiers isol\u00e9s, simples, ce qui ajoute au visage des nombres les possibilit\u00e9s nombreuses de leurs rencontres dans ces suites) ; et elle d\u00e9compose en facteurs premiers, en dispositions additives, en nombres de Queneau (les nombres de Queneau, dont j'aurai \u00e0 parler longuement, jouent beaucoup dans la construction de mon r\u00e9cit).\n\nMais je ne m'int\u00e9resse pas seulement \u00e0 l'existence du nombre (des suites de nombres) dans le monde, comme marque d'un \u00e9v\u00e9nement (d'une s\u00e9quence), d'une distance, comme date.\n\nPour mon malheur, ma m\u00e9moire arithm\u00e9tique, exerc\u00e9e d\u00e8s l'enfance, et tout \u00e0 fait ind\u00e9pendamment de ma vocation tardive, volontariste, de math\u00e9maticien, retient des batteries de nombres, les manipule, les confronte, les dispose en \u00e9chafaudages, en architectures mentales. Deux s\u00e9ries d'\u00e9motions num\u00e9riques se rencontrent : celle des nombres associ\u00e9s aux points d'espace temps qui marquent ma vie, avec leur hi\u00e9rarchie sans cesse changeante d'horreur et de nostalgie ; et celle, provenant de cette arithm\u00e9tique tout idiosyncratique que je mentionnais plus haut (en parenth\u00e8ses), o\u00f9 les ruines de ma carri\u00e8re d'alg\u00e9briste se m\u00ealent \u00e0 l'histoire de l'Oulipo dont je suis membre.\n\nDans la seconde s\u00e9rie, les nombres premiers et les nombres que j'ai nomm\u00e9s \u00ab de Queneau \u00bb jouent le r\u00f4le essentiel. C'est relativement \u00e0 eux que les nombres de la premi\u00e8re s\u00e9rie s'\u00e9clairent, que la g\u00e9ographie et la chronologie de mon histoire trouvent leur \u00ab sens \u00bb (que j'imagine le \u00ab sens \u00bb que je leur trouve) et, in\u00e9vitablement, que ma prose de pseudo-roman, de roman futur, imaginaire, potentiel, se dessine ; que ses paragraphes, ses chapitres, ses branches se comptent ; que ses _insertions_ ( _incises_ ou _bifurcations_ ) trouvent sinon leur n\u00e9cessit\u00e9 (de nature, malgr\u00e9 tout, moins purement formelle, du moins en intention), en tout cas leur place, leur figure, leur \u00e9tendue m\u00eame.\n\n## 166 Tout est l\u00e0, en ce nombre m\u00eame\n\nJe pourrais presque dire : tout est l\u00e0, en ce nombre m\u00eame, _1 178_. La passion num\u00e9rologique fait du nombre un nom propre, le nom d'un \u00eatre invisible derri\u00e8re toutes les choses, personnes, \u00e9v\u00e9nements qui ont en commun ce nombre, qui le partagent : une divinit\u00e9 arithm\u00e9tique (de nombreuses variantes, au cours du temps, ont fait des nombres des signes, des noms, des visages, de _La_ divinit\u00e9 ; je n'appartiens pas \u00e0 cette g\u00e9n\u00e9alogie).\n\nLe temps boucle, et comme la masse noire et blanche des lignes du _r\u00e9cit_ de ma premi\u00e8re _branche_ de prose, enti\u00e8rement enclose dans l'intervalle du deuil, commence au lieu initial de mon amour pour Alix, dont le moment maintenant est s\u00e9par\u00e9 de moi par d\u00e9j\u00e0 plus de _2 376_ jours (1 178 deux fois ; 1 178 plus et 1 178 moins, ce qui fait un z\u00e9ro pur), la _bifurcation_ , ici, qui essaie de cr\u00e9er comme un deuxi\u00e8me \u0153il pour l'\u00e9tablissement d'une image, d'un _double_ , est \u00e9crite (continue \u00e0 s'\u00e9crire) en un lieu o\u00f9 j'ai d\u00e9j\u00e0 v\u00e9cu ;\n\navant le temps, \u00e0 la fois plein et nul que je viens, au cours de cette nuit (celle qui s'ach\u00e8ve pendant que j'\u00e9cris), que _quelque chose noir_ en cette nuit (blanche ou presque), vient d'effacer, plus exactement d'enfermer en moi alors que je me mettais \u00e0 \u00e9crire ceci : un autre enfermement, un double de l'enfermement des 2 376 jours (qui sont aussi z\u00e9ro) de ma vie avec Alix Cl\u00e9o, ma femme.\n\nDans ce lieu o\u00f9 je suis aujourd'hui, de 1970 \u00e0 1979, j'ai d\u00e9j\u00e0 habit\u00e9 ; plus de huit ans.\n\nJ'y suis revenu depuis peu, moins d'un mois \u00e0 peine, et la parenth\u00e8se de mon absence de ses murs couvre, englobe enti\u00e8rement le temps compact de ma vie avec Alix (j'y d\u00e9nombre aussi les 1 178 premiers jours de sa mort).\n\nElle n'est jamais venue ici.\n\nOr, pour franchir l'intervalle qui s\u00e9pare le premier du second fragment de cette _bifurcation_ initiale, il m'a fallu de nombreux mois ; il m'a fallu renoncer \u00e0 continuer \u00e0 habiter sans vivre le lieu o\u00f9 j'avais commenc\u00e9 \u00e0 \u00e9crire, et franchir l'obstacle d'un silence pour moi mortel, celui du silence \u00e0 la po\u00e9sie, par l'\u00e9criture d'un livre de po\u00e8mes, dont le titre a \u00e9t\u00e9 _Quelque chose noir_.\n\nEt pour recommencer \u00e0 \u00e9crire, en ce lieu, doubler les mots initiaux du r\u00e9cit, par un mouvement de prose parall\u00e9listique, irr\u00e9sistible, irr\u00e9fl\u00e9chi.\n\n\u00ab Ce matin du 21 avril 1986 (il est cinq heures) pendant que j'\u00e9cris ceci... \u00bb\n\n\u00ab Ce matin du 11 juin 1985 (il est cinq heures) pendant que j'\u00e9cris ceci... \u00bb\n\nL'impulsion de ce parall\u00e9lisme, dans l'angoisse et la l\u00e9g\u00e8re ivresse du recommencement, a \u00e9t\u00e9 la tentative d'annuler l'intervalle de plusieurs mois de silence, de faire comme s'il n'avait pas \u00e9t\u00e9, et comme si n'avait pas \u00e9t\u00e9 non plus le saut d'espace qui m'a amen\u00e9 de la rue des Francs-Bourgeois \u00e0 la rue d'Amsterdam.\n\n## 167 Revenir\n\nRevenir ici peut appara\u00eetre comme une d\u00e9faite. C'en est une. L'\u00e9troitesse du lieu, le silence, l'isolement presque abstrait, absolu, tout ce qui m'en avait chass\u00e9 il y a sept ans, voil\u00e0 pr\u00e9cis\u00e9ment ce qui m'y ram\u00e8ne, ce qui a fait que je n'ai pas h\u00e9sit\u00e9 un instant \u00e0 y revenir, quand le d\u00e9part de mon locataire (l'endroit m'appartient), en f\u00e9vrier 1986, l'a inopin\u00e9ment rendu possible. Je l'ai vu comme un refuge, et le seul refuge possible ; le mouvement qui m'avait pouss\u00e9 hors des images de ma vie avec Alix (je les ai regard\u00e9es trois ans jusqu'\u00e0 l'h\u00e9b\u00e9tude, jusqu'\u00e0 l'anesth\u00e9sie) m'ayant conduit d'abord \u00e0 prendre brusquement le premier appartement libre venu (et Dieu sait s'ils sont rares et moches et chers), et je ne suis pas parvenu \u00e0 me r\u00e9soudre \u00e0 m'y installer vraiment.\n\nPendant des mois, je n'ai \u00e9t\u00e9 _nulle part_. Je ne suis pas certain d'\u00eatre ici, au 82 de la rue d'Amsterdam, v\u00e9ritablement quelque part. Mais, du moins, parce que cet espace est \u00e0 moi, parce qu'il m'est familier, parce que je n'ai pas \u00e0 faire l'effort de me reconna\u00eetre dans de nouvelles rues, pi\u00e8ces, dans de nouveaux bruits (rien, ou presque, ici, n'a chang\u00e9), j'ai l'espoir sinon de recommencer \u00e0 vivre comme on dit en une phrase qui a fort peu de sens, mais de m'\u00eatre mis dans de meilleures conditions pour continuer ceci, le seul labeur qui me paraisse, parce que je n'en attends rien (rien d'autre que son ach\u00e8vement), de quelque n\u00e9cessit\u00e9.\n\nAu moment o\u00f9 je l'ai interrompu (au d\u00e9but de novembre de l'ann\u00e9e derni\u00e8re), au retour d'un voyage \u00e0 Londres, j'avais d\u00e9cid\u00e9 de quitter la rue des Francs-Bourgeois, et les difficult\u00e9s \u00e0 la fois mat\u00e9rielles et internes de cette d\u00e9cision ont fait que j'ai d\u00e9laiss\u00e9 la prose en m\u00eame temps que je me dessaisissais du lieu o\u00f9 je l'\u00e9crivais.\n\nJe ne me dissimule pas le fait que cette interruption s'est produite au moment o\u00f9, avec une certaine imprudente satisfaction, je venais (en achevant la partie \u00ab r\u00e9cit \u00bb de cette branche) de d\u00e9cider que la \u00ab quantit\u00e9 \u00bb de prose \u00e9crite dans 'le grand incendie de londres', en m\u00eame temps que la coh\u00e9rence du parcours effectu\u00e9, \u00e9tait suffisante pour affirmer que le roman serait \u00e9crit, serait de toute mani\u00e8re achev\u00e9 (en tenant compte de la seconde particularit\u00e9, secr\u00e8te, de sa conception (la premi\u00e8re \u00e9tant sa \u00ab d\u00e9finition \u00bb)). La _fin_ du roman \u00e9tait ainsi certaine, mais, bien entendu, j'esp\u00e9rais le pousser beaucoup plus loin encore. Or, je me suis alors, avec les meilleures raisons du monde sans doute, mais \u00e0 ce moment pr\u00e9cis\u00e9ment, arr\u00eat\u00e9. Je suis parti, j'ai d\u00e9m\u00e9nag\u00e9, et j'ai \u00e9t\u00e9, en ce lieu que je veux oublier absolument, tellement mal qu'il n'\u00e9tait pas question une seconde de reprendre le fil de la prose interrompue.\n\nMais, aujourd'hui, c'est diff\u00e9rent. Outre l'instant dat\u00e9, la raison num\u00e9rique (1 178) et le fait que l'endroit o\u00f9 je suis a ceci de favorable qu'il est confortable, tranquille et familier, une raison troisi\u00e8me m'a permis de me remettre en marche : en quittant la rue des Francs-Bourgeois, \u00e9tape n\u00e9cessaire d'un travail de deuil, je ne l'ai pas laiss\u00e9e comme le dessous d'une pierre tombale, o\u00f9 mon souvenir retrouverait toujours l'inchangement du lieu, et mon imagination l'horreur d'une profanation inconcevable (la pr\u00e9sence d'autres, d'inconnus, vers du cadavre d'un lieu qui fut vivant) : je l'ai confi\u00e9e \u00e0 une pr\u00e9sence amoureuse, compr\u00e9hensive, non hostile.\n\nCela veut dire que les changements qui se produisent dans la disposition des pi\u00e8ces sont graduels ; que, pouvant y revenir (y revenant effectivement), je peux y assister sans d\u00e9sespoir (la seule pi\u00e8ce qui a chang\u00e9 radicalement tout de suite est ma chambre, comme il est naturel) ; que, ainsi, le d\u00e9doublement du lieu de m\u00e9moire et du lieu de vie s'effectue sans trop de violence.\n\nL'effet de d\u00e9faite de mon retour ici, qui est r\u00e9el (mais il en aurait \u00e9t\u00e9 de m\u00eame partout), est aussi att\u00e9nu\u00e9 par sa remise \u00e0 neuf, apr\u00e8s la quasi-destruction op\u00e9r\u00e9e par mes derniers locataires, v\u00e9ritables Attila (\u00ab Les Turcs sont pass\u00e9s l\u00e0, tout est ruine et deuil \u00bb, pourrais-je dire, en un sens quasi litt\u00e9ral).\n\nJe suis dans le jaune et le blanc : le linol\u00e9um jaune au sol ; le blanc sur tous les murs.\n\nAilleurs, papiers et livres. Je couche \u00e0 m\u00eame le sol, sur un matelas. Ma table fait face aux livres, au lit, \u00e0 quelques images, \u00e0 la lampe encore allum\u00e9e sur la caisse de bois \u00e0 tiroirs qui est \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de mes oreillers. Une familiarit\u00e9 profonde de ce d\u00e9cor avec celui qui \u00e9tait le mien ant\u00e9rieurement (et qui \u00e9tait, topologiquement, impossible, dans l'endroit de transition o\u00f9 j'ai \u00e9t\u00e9 si mal, ce qui n'a pas peu contribu\u00e9 \u00e0 mon nouveau d\u00e9part) aide enfin \u00e0 franchir la c\u00e9sure de presque six mois et de quelques arrondissements qui s'est produite dans 'le grand incendie de londres'.\n\n## 168 Un lieu \u00e9r\u00e9mitique\n\nC'est un lieu essentiellement \u00e9r\u00e9mitique. Or, l'\u00e9r\u00e9mitisme (si j'ose employer ce mot pour d\u00e9signer ce qui en est une variante fondamentalement profane) a toujours exerc\u00e9 sur moi, aussi loin que je me souvienne, une attraction vertigineuse, une fascination : attirance et crainte, go\u00fbt de et abandon \u00e0 la solitude, soif de la solitude, de sa tranquillit\u00e9, de ce qu'elle permet en apparence l'effort intense, la concentration, pour un _travail de po\u00e9sie_ ; mais en m\u00eame temps l'inqui\u00e9tude et la joie noire de la d\u00e9lectation morose, la dilapidation du temps en alternance de lecture et de d\u00e9sespoir paralys\u00e9, un mime de la _m\u00e9lancolie_ (je ne crois pas \u00eatre m\u00e9lancolique). J'ai d\u00e9j\u00e0 connu cela ici, j'y ai d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9 seul. Il y a sept ans, pour ces raisons (la balance penchait dangereusement du c\u00f4t\u00e9 insupportable), j'ai fui. Mais aujourd'hui j'y retourne pour cela m\u00eame, la solitude, comme d'ailleurs quand j'y suis venu pour la premi\u00e8re fois, quand je suis entr\u00e9 dans cette pi\u00e8ce unique, \u00e0 l'automne de 1970.\n\nL'alternance de l'enfermement et de la fuite vers des lieux plus vastes, et partag\u00e9s, cette oscillation perp\u00e9tuelle de mon univers, s'accompagne, comme pour certains objets cosmogoniques auxquels, reprenant la vieille id\u00e9e m\u00e9di\u00e9vale et Renaissance des correspondances secr\u00e8tes, signifiantes, entre microcosme et macrocosme, je pourrais \u00eatre tent\u00e9 sinon de m'identifier, du moins de me comparer d\u00e9risoirement, d'une pulsation de l'espace qui m'entoure, d'un va-et-vient entre l'\u00e9tendu et l'\u00e9troit. En bref, la solitude implique pour moi une contraction.\n\nJe pourrais, banalement, expliquer la contraction en volume de mon espace de vie par des raisons \u00e9conomiques : le lieu que j'ai quitt\u00e9 en 1970 pour celui-ci \u00e9tait immense (en proportion), mais je n'y \u00e9tais pas seul (et je voulais \u00eatre seul, telle \u00e9tait la d\u00e9cision n\u00e9cessaire \u00e0 mon _Projet_ \u00e0 laquelle j'\u00e9tais parvenu, sur un balcon, \u00e0 Madrid) ; or, l'argent (en dollars) dont je disposais ne me permettrait pas d'acqu\u00e9rir quelque chose de plus grand. C'est vrai. Et il me fallait compter avec l'investissement cons\u00e9quent que repr\u00e9sentait la construction d'un environnement sonore (je revenais \u00e0 la musique, je me pr\u00e9parais \u00e0 une solitude dans la musique).\n\nMais, d'une part, j'aurais pu m'endetter plus (mes dollars ne permettaient qu'un \u00ab apport personnel \u00bb) ; d'autre part, l'appartement de la rue des Francs-Bourgeois, o\u00f9 j'ai \u00e9crit le _r\u00e9cit_ de la premi\u00e8re _branche_ du pr\u00e9sent livre, \u00e9tait de taille respectable, selon les normes d'aujourd'hui, et j'y \u00e9tais (m\u00eame si douloureusement) parfaitement seul. Sans doute encore, je l'ai quitt\u00e9 dans des conditions financi\u00e8res (qui importent peu directement \u00e0 cette histoire) telle que \u00e0 nouveau, comme en 1970, rien ne m'\u00e9tait possible que du presque minuscule ; \u00e0 nouveau ma solitude ne pouvait qu'\u00eatre petite, l'espace ferm\u00e9 proche autour de moi. Mais n'\u00e9tait-ce pas cela que je recherchais ? que j'avais voulu, chaque fois ?\n\nEntre le monde et moi, toujours, il y a des livres. Si je suis un ermite, je suis un ermite avec des livres. Je l'ai dit en mon \u00ab autoportrait \u00bb, je suis un \u00ab _homo lisens_ \u00bb, un lecteur. Certes, comme les vieux ermites (au sens historique), mes amis les saints de la celtitude, saint Munnu ou saint Columcille, je me repr\u00e9sente souvent entour\u00e9 du livre de la nature, une nature de pr\u00e9f\u00e9rence am\u00e8ne, m\u00e9diterran\u00e9enne. Mais, d'une part, cette nature-l\u00e0 a disparu. D'autre part, en fait, ma solitude, depuis ma douzi\u00e8me ann\u00e9e et sauf de courtes p\u00e9riodes, a toujours \u00e9t\u00e9 urbaine, et adoss\u00e9e \u00e0 du papier imprim\u00e9.\n\nOr, la contraction d'espace de ma vie, qui n'est pas seulement physique puisqu'elle s'accompagne d'une rar\u00e9faction de mes \u00e9changes avec le monde ext\u00e9rieur, en paroles, en rencontres, en curiosit\u00e9s, en efforts d'appartenance \u00e0 des \u00ab milieux \u00bb (le \u00ab milieu \u00bb litt\u00e9raire, ou acad\u00e9mique), m'a oblig\u00e9 \u00e0 me s\u00e9parer de plus de la moiti\u00e9 des livres qui s'\u00e9taient peu \u00e0 peu entass\u00e9s dans ma biblioth\u00e8que, dans les temps de mon expansion. Dans le premier lieu o\u00f9 je me suis retrouv\u00e9, l'erreur de mon hiver, j'ai d\u00fb d'abord les r\u00e9duire de cent \u00e0 cinquante m\u00e8tres lin\u00e9aires environ. J'en ai \u00e0 peine trente aujourd'hui. C'est dire l'importance de mon appauvrissement.\n\nAu moment du tri n\u00e9cessaire, au moment de remplir les cartons dont la seule pr\u00e9sence (par leurs destinations divergentes) sanctionnait cette amputation visible de mes membres de papier (les livres sont mes outils, ils font partie de mon corps), il m'a sembl\u00e9 (la premi\u00e8re fois) presque impossible de la faire autrement qu'au hasard, tant il m'apparaissait au d\u00e9but invraisemblable de me d\u00e9faire du moindre d'entre eux. Mais en fait, apr\u00e8s un moment de presque panique, j'ai d\u00e9couvert (aid\u00e9 certes par le sentiment que rien ne comptait plus gu\u00e8re) que c'\u00e9tait la chose la plus facile du monde, au contraire, d\u00e8s l'instant o\u00f9 je cessais de m'imaginer comme quelqu'un qui est ma\u00eetre et possesseur d'une _biblioth\u00e8que_.\n\nJ'ai vu, alors, que je n'ai jamais \u00e9t\u00e9 un homme de biblioth\u00e8que (j'emploie le singulier \u00e0 dessein : je suis un homme de biblioth\u00e8que _s_ ). Je suis aujourd'hui, comme je l'ai toujours r\u00e9ellement \u00e9t\u00e9, entour\u00e9 de quelques livres.\n\nJ'en avais beaucoup moins encore quand je suis entr\u00e9 ici en 1970. Et il y avait alors aussi avec moi des disques (que je venais d'acheter en m\u00eame temps que l'endroit), que je n'ai pas ramen\u00e9s, car je suis, depuis trois ans, entr\u00e9 dans un silence sans musique.\n\n## 169 Une biblioth\u00e8que est toujours en expansion\n\nC'est qu'une biblioth\u00e8que, en effet, est toujours en expansion ; \u00e0 partir du \u00ab big-bang \u00bb de son premier livre, et jusqu'\u00e0 la mort de son possesseur. Une biblioth\u00e8que ne peut pas vraiment diminuer, se vider d'une partie de sa substance, puis recommencer \u00e0 cro\u00eetre. Du moins, pas sans danger mortel. Chacun des livres qu'elle s'incorpore \u00e0 un moment ou une autre de son existence lui devient indispensable, m\u00eame s'il ne doit jamais plus \u00eatre lu. Un \u00e9mondage minimal, peut-\u00eatre, est parfois n\u00e9cessaire. Mais il n'est concevable qu'\u00e0 l'int\u00e9rieur d'une strat\u00e9gie g\u00e9n\u00e9rale de croissance. Si je garde l'image du corps, les livres dont la biblioth\u00e8que se s\u00e9pare sont des rognures d'ongle, des cheveux qui tombent. Mais je comparerai plus volontiers encore la biblioth\u00e8que \u00e0 un v\u00e9g\u00e9tal : \u00e0 une for\u00eat, si l'on veut, ou \u00e0 un jardin. On a un \u00eatre vivant autour de soi. On fait partie soi-m\u00eame de cet \u00eatre.\n\nLes possesseurs et constructeurs de biblioth\u00e8ques (personnelles), comme les possesseurs et b\u00e2tisseurs de jardins, ne bougent gu\u00e8re. Ils sont attach\u00e9s \u00e0 leur sol de livres, \u00e0 leur terroir d'imprim\u00e9s. Vivre et mourir dans la m\u00eame biblioth\u00e8que, comme dirait Sainte-Beuve, voil\u00e0 leur destin id\u00e9al. La transplantation d'une biblioth\u00e8que tient du miracle ; elle s'apparente \u00e0 la greffe d'organe, au d\u00e9placement d'une for\u00eat. On pense aux efforts co\u00fbteux et inutiles pour transporter un ch\u00e2teaux \u00e9cossais pierre \u00e0 pierre et le reb\u00e2tir en Californie.\n\nEn tout cas, cela suppose un nouvel espace au moins de taille comparable \u00e0 l'ancien ; et susceptible d'\u00e9largissement ult\u00e9rieur. L'\u00e9num\u00e9ration de Georges Perec, dans ses \u00ab Notes br\u00e8ves sur l'art et la mani\u00e8re de ranger ses livres \u00bb,\n\ndans l'entr\u00e9e dans la salle de s\u00e9jour dans la ou les chambres dans les chiottes... dans la cuisine... sur les tablettes des chemin\u00e9es ou des radiateurs... entre deux fen\u00eatres dans l'embrasure d'une porte condamn\u00e9e sur les marches d'un escabeau de biblioth\u00e8que, rendant celui-ci impraticable...\n\nle montre clairement : il faut supposer que plusieurs de ces lieux existent, et, dans l'espace minimal o\u00f9 je vis, cela n'a litt\u00e9ralement aucun sens.\n\nAvant d'en venir \u00e0 cette r\u00e9flexion, j'avais pens\u00e9 \u00e0 certains moyens de pr\u00e9server la notion de biblioth\u00e8que en d\u00e9finissant tr\u00e8s pr\u00e9cis\u00e9ment des contraintes de limitation. C'est \u00e0 cela que fait allusion Georges Perec dans le m\u00eame texte :\n\nUn de mes amis con\u00e7ut un jour le projet d'arr\u00eater sa biblioth\u00e8que \u00e0 361 ouvrages [cette conversation, contemporaine de notre ouvrage commun sur le jeu de go, d\u00e9signe l'interlocuteur, puisque 361 est le nombre d'intersections d'un go-ban]. L'id\u00e9e \u00e9tait la suivante : ayant, \u00e0 partir d'un nombre _n_ d'ouvrages, atteint, par addition ou soustraction, le nombre K = 361, r\u00e9put\u00e9 correspondre \u00e0 une biblioth\u00e8que, sinon id\u00e9ale, du moins suffisante, s'imposer de n'acqu\u00e9rir [implicitement, un livre entr\u00e9 dans une biblioth\u00e8que est suppos\u00e9 y rester] un ouvrage nouveau X qu'apr\u00e8s avoir \u00e9limin\u00e9 (par don, jet, vente ou tout autre moyen ad\u00e9quat) un ouvrage ancien Z de fa\u00e7on \u00e0 ce que le nombre total K d'ouvrages reste constant et \u00e9gal \u00e0 361...\n\nIl proc\u00e8de ensuite par r\u00e9duction \u00e0 l'absurde, en montrant qu'il est impossible de r\u00e9soudre les probl\u00e8mes inextricables que pose une telle tentative d'arr\u00eat de la croissance d'une biblioth\u00e8que.\n\nJ'avais rencontr\u00e9 ce probl\u00e8me en m'installant rue d'Amsterdam, sous une forme \u00e0 la fois plus simple et plus compliqu\u00e9e qu'aujourd'hui : plus simple, parce que la question de la quantit\u00e9 ne se posait pas vraiment, j'avais la place pour le peu de livres que j'emportais (essentiellement de la math\u00e9matique et de la po\u00e9sie) ; plus compliqu\u00e9 en ce sens qu'il y avait partage, puisque je venais d'un endroit o\u00f9 les livres \u00e9taient en commun.\n\nPetit \u00e0 petit j'en suis venu \u00e0 cette id\u00e9e que je ne suis pas quelqu'un qui a une biblioth\u00e8que.\n\nC'est pour cela peut-\u00eatre que je suis un tel amateur des biblioth\u00e8ques publiques : BN, British Library, Arsenal, Mazarine, biblioth\u00e8que du Congr\u00e8s \u00e0 Washington ; biblioth\u00e8ques municipales de province : je les aime toutes. Et j'aime aussi les biblioth\u00e8ques publiques (en fait, pour moi, une seule) o\u00f9 je peux emprunter des livres pour une dur\u00e9e limit\u00e9e. La possession des livres n'est pas le seul aspect de mon amour des livres ; et c'est pourquoi sans doute je ne suis pas non plus bibliophile.\n\nMa r\u00e9action est en fait la m\u00eame que celle que j'ai pour les moyens de transport. J'aime et utilise les transports publics. Je n'aime gu\u00e8re l'automobile, et je n'en poss\u00e8de pas (je n'en poss\u00e9derai sans doute jamais).\n\n## 170 Ermite litt\u00e9ral\n\nErmite litt\u00e9ral, ou lettr\u00e9, j'imagine de temps en temps une conjonction de ma vocation de solitaire avec l'amour de la nature : vivre seul avec les livres, mais aussi dans un jardin.\n\nLa tradition anglaise (\u00e0 laquelle je me r\u00e9f\u00e8re presque toujours, par priorit\u00e9, \u00e0 cause de mon anglomanie) offre un mod\u00e8le historique \u00e0 cette repr\u00e9sentation id\u00e9ale d'un impossible lieu de vie. C'est la tradition de l' _ermite ornemental_ , dont j'ai lu autrefois une description dans un chapitre du livre consacr\u00e9 par Edith Sitwell aux \u00ab excentriques anglais \u00bb.\n\nAu d\u00e9but du dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle, on pouvait s'engager comme \u00ab ermite ornemental \u00bb chez un lord ou un gentleman possesseur d'un jardin : on devenait \u00e9l\u00e9ment original du d\u00e9cor naturel, sorte d'arbre d'\u00e9corce mobile, ou statue anim\u00e9e. V\u00e9g\u00e9tal impermanent, musicien de gestes, l'ermite ornemental, engag\u00e9 par contrat en bonne et due forme, assur\u00e9 du g\u00eete, du couvert et de quelques \u00e9moluments (\u00e0 d\u00e9battre) par son employeur, vivait sa vie d'ermite comme il la concevait. Ses seules obligations contractuelles \u00e9taient d'\u00eatre l\u00e0, dans le jardin dont il devenait une essence rare et \u00ab pittoresque \u00bb. Il n'\u00e9tait pas toujours n\u00e9cessaire qu'il soit visible : certains ermites aimaient le regard d'autrui sur leur ermiticit\u00e9, d'autres pas ; mais leur pr\u00e9sence, visible ou invisible, devait faire partie du paysage, leurs faits et gestes, observ\u00e9s ou non (l'absence de faits et gestes pouvait \u00eatre aussi ornementale que la bizarrerie d'un discours r\u00e9current ou d'une posture en accoutrement), \u00eatre rapport\u00e9s \u00e0 table ou dans les journaux, donnant ainsi \u00e0 leur possession le lustre d'une rumeur.\n\nJe m'y vois tr\u00e8s bien. Ce serait un immense jardin d'une demeure \u00ab palladienne \u00bb. J'aurais, dans un coin recul\u00e9, un petit cottage avec des livres. Je m\u00e8nerais ma vie de lecteur dans la plus totale autonomie, n'accordant aucune attention ni aucun regard \u00e0 quiconque, remplissant avec le plus parfait scrupule mon contrat. Les jours de beau temps, j'irais lire sur les pelouses.\n\nMoins ornementale certes, mais d'inspiration proche, est mon installation minervoise, et celle que ici, rue d'Amsterdam, je reconstitue peu \u00e0 peu fort semblable dans l'agencement de peu d'accessoires \u00e0 toutes mes pr\u00e9c\u00e9dentes \u00ab retraites \u00bb. Livres, papiers, machine \u00e0 \u00e9crire ; volets ferm\u00e9s le plus souvent ; \u00e9crire dans la nuit du c\u00f4t\u00e9 du matin, \u00e0 la lampe de bureau, aux lampes (j'en laisse une autre allum\u00e9e, distante).\n\nLe monde ext\u00e9rieur, o\u00f9 sont le jour, la nuit, la pluie, ou le soleil, n'est qu'une sorte de miroir trouble, embrum\u00e9, enfum\u00e9 ; ne renvoie que le rien.\n\nCette vie parall\u00e9l\u00e9pip\u00e9dique, de plus en plus majoritaire, en heures, dans mon emploi du temps, aurait \u00e9t\u00e9 bien \u00e9videmment la _forme_ parfaite, le volume id\u00e9al pour la mise en \u0153uvre du roman et du _Projet_. Elle fera tr\u00e8s bien l'affaire de mon 'projet de remplacement'.\n\n## 171 \u00c0 moins\n\n\u00c0 moins que le silence ne l'emporte.\n\nJe suis baign\u00e9 de silence. Si, le jour, il s'insinue avec l'obscurit\u00e9, dans la nuit, le jour l'apporte. Je veux dire que chaque changement, m\u00eame att\u00e9nu\u00e9 par mes dispositifs de protection et d'isolement, m'est rendu perceptible sous ce v\u00eatement, le silence, son redoublement.\n\nOr, sans cesse, je suis guett\u00e9 par la torpeur du silence. Le caract\u00e8re radicalement solitaire, priv\u00e9, de mon lieu de vie en est arriv\u00e9 \u00e0 un point de perfection peu d\u00e9passable, puisque je continue, simultan\u00e9ment, une vie en surface normale. Je ne suis pas dans la solitude absolue. Je ne pourrais pas me le permettre (et continuer \u00e0 avoir de quoi manger, par exemple), et je ne le souhaite probablement pas (il s'agit d'un irr\u00e9el, donc je ne me pose pas la question). Je peux, si et quand je veux, comme le blaireau dans son _sett_ , selon la belle expression de l' _Encyclopaedia Britannica,_ \u00ab _ignore all human presence_ \u00bb.\n\n'Le grand incendie de londres', qui occupe le plus mon \u00e9nergie, est, de par sa nature m\u00eame, autant affich\u00e9e que secr\u00e8te, une entreprise tellement longue qu'elle en devient aussi, m\u00eame si, dans son d\u00e9roulement, \u00e0 intervalles plus ou moins r\u00e9guliers, elle 's'adresse' \u00e0 quelque entit\u00e9 lectrice, presque absolument solitaire, et priv\u00e9e.\n\nMais, de la co\u00efncidence d'heures sans \u00e9changes et d'une activit\u00e9 sans finalit\u00e9 imm\u00e9diate, il peut na\u00eetre, et il na\u00eet effectivement avec la plus grande facilit\u00e9, une grande propension au renoncement : renoncement \u00e0 l'effort de varier les nourritures, de passer l'aspirateur, de me raser ; renoncement parall\u00e8le \u00e0 poursuivre un paragraphe dont une phrase m'\u00e9chappe, ne veut pas se finir ; difficult\u00e9 de plus en plus proche d'une impossibilit\u00e9 \u00e0 r\u00e9pondre \u00e0 une lettre, \u00e0 d\u00e9crocher le t\u00e9l\u00e9phone, \u00e0 payer une note urgente, \u00e0 rassembler du linge sale pour le donner \u00e0 nettoyer.\n\nUne menace asth\u00e9nique, ainsi, me guette. Elle a le visage du silence, de l'abandon au passage du temps en silence, \u00e0 la conscience du temps passant dans le silence. J'ai suspendu le jugement, l'incr\u00e9dulit\u00e9 devant le n\u00e9ant, j'ai ralenti les \u00e9changes, j'ai fait une sorte de vide autour, et je ne trouve pas le bonheur d'indiff\u00e9rence ni l'all\u00e9gresse d'une absence active que j'esp\u00e9rais.\n\nDevant chaque difficult\u00e9, de prose ou de r\u00e9flexion, mon premier r\u00e9flexe est de me lever de ma table, de m'allonger sur mon matelas. Je ferme les yeux, je m'endors parfois m\u00eame. Ou bien je prends un des livres \u00e0 lire que j'ai toujours pr\u00e8s de mon lit en pile, comme j'ai des provisions de biscuits, de confitures, de soupes en sachet. La lecture est mon recours, ma drogue, ma pente.\n\nMais il arrive m\u00eame, il arrive de plus en plus, que le pouvoir des livres, lui aussi, s'\u00e9puise. La page que je parcours des yeux m'arr\u00eate, comme un moment auparavant celle que j'essayais de remplir s'\u00e9tait trouv\u00e9e infranchissable. Je repose le livre, je referme les yeux.\n\nJe sens chaque piq\u00fbre dans le silence.\n\nJe _vois_ ces choses de la m\u00e9moire que je dois fuir.\n\n## 172 Impasse\n\nLe bout de cette _bifurcation_ est visible : une impasse.\n\nL'\u00ab avant \u00bb vers lequel se dirigent ses lignes n'est pas l'avant d'une m\u00e9moire personnelle, familiale, comme le suppose une premi\u00e8re interpr\u00e9tation du titre du chapitre que les moments de la bifurcation sont cens\u00e9s prolong\u00e9s, \u00ab Prae \u00bb, puisque cette voie est suivie dans le corps m\u00eame du chapitre.\n\nIl y avait une autre interpr\u00e9tation possible, qui \u00e9tait plus ou moins dans mon esprit comme but quand je me suis engag\u00e9 dans ces lignes : le titre du chapitre \u00ab prae \u00bb provient d'un autre titre, \u00ab prae \u00bb encore, le m\u00eame donc, mais qui _est_ tout autre chose, puisqu'il s'agit d'un roman du Hongrois Szentkuthy, roman (pour ce que j'en connais) qui raconte les pr\u00e9liminaires au roman qu'il ne sera pas, \u00ab avant-roman \u00bb d'un roman non \u00e9crit. Je dis \u00ab pour ce que j'en connais \u00bb car je ne l'ai pas lu, pour la bonne raison qu'il est en hongrois, que je ne connais pas le hongrois et qu'il n'est pas traduit. Mais, alors, que puis-je en dire ? Seulement ce que je dis car j'en connais deux fragments : les premi\u00e8res pages, autrefois publi\u00e9es par Tibor Papp et Paul Nagy dans leur revue d'\u00ab atelier \u00bb ; et la \u00ab table des mati\u00e8res \u00bb qui fut offerte par le Nouveau Commerce. Je poss\u00e8de aussi quelques indications g\u00e9n\u00e9rales descriptives, une tradition orale venue de Tibor.\n\n\u00ab Prae \u00bb, dans l'interpr\u00e9tation d\u00e9riv\u00e9e de l'exemple, aurait \u00e9t\u00e9 l'exploration des pr\u00e9liminaires au 'grand incendie de londres', c'est-\u00e0-dire l'explication (si tant est qu'il y a explication concevable) de quelque chose laiss\u00e9 sous silence par mon \u00ab Avertissement \u00bb : non pas \u00ab ce que sera \u00bb ce texte, ni \u00ab ce qu'aurait pu \u00eatre \u00bb ce \u00e0 quoi ce texte se substitue (c'est l'objet de la partie \u00ab r\u00e9cit \u00bb de cette _branche_ ), mais \u00ab pourquoi \u00bb ; pourquoi 'le grand incendie de londres'.\n\nJ'ai commenc\u00e9 dans cette intention, g\u00e9n\u00e9rale et assez vague, sur le \u00ab comment \u00bb (comment y parvenir) et j'ai essay\u00e9 de la maintenir malgr\u00e9 la fracture de l'interruption qui, apr\u00e8s plusieurs mois, rend plus vague encore ce que je pouvais avoir en t\u00eate au moment de commencer.\n\nMais ce vers quoi je me suis trouv\u00e9 entra\u00een\u00e9 par la prose est tout diff\u00e9rent : l' _avant_ de la prose m\u00eame, c'est-\u00e0-dire ce qui s'est pass\u00e9 avant que je me mette (remette) \u00e0 l'\u00e9crire. En d\u00e9crivant l'\u00e9tat de silence o\u00f9 je tombe, en ce moment, involontairement et irr\u00e9pressiblement si souvent, je ne fais que me replonger dans celui encore plus radicalement vide o\u00f9 j'ai pass\u00e9 presque trente mois.\n\nJe ne sais si la prose suscite l'\u00e9tat ou l'\u00e9tat la direction de la prose, mais je ne _veux_ pas cela.\n\nIl s'ensuit que la _bifurcation_ pr\u00e9sente, la premi\u00e8re, et qui devait, parce que premi\u00e8re, \u00eatre mod\u00e8le du genre des bifurcations dans mon ouvrage, n'est pas cela, et que la bifurcation prototype reste \u00e0 faire.\n\nPeut-\u00eatre n'aurais-je pas d\u00fb tenter de lui donner un caract\u00e8re trop consciemment hybride (avec une intention de dire, accompagnant l'intention de dire ce qu'elle \u00e9tait), suscitant ainsi dans ma nature excentrique d'ermite ornemental la tentation constante de _parler d'autre chose_. Mais je me demande si ce n'est pas tout ce que je suis capable de faire.\n\n# II\n\n# \u00ab A Boston romance \u00bb\n\n* * *\n\n## 173 (\u00a7 19) La r\u00eaverie \u00e9rotique de ma passion sentimentale\n\nJ'avais pris l'habitude, presque d\u00e9j\u00e0 aussi ancienne que mon s\u00e9jour aux USA, une fois mon cours du vendredi apr\u00e8s-midi termin\u00e9 (vers trois heures : un cours sur le \u00ab trobar \u00bb : l'amour le chant la po\u00e9sie), de me rendre directement en taxi \u00e0 l'a\u00e9roport de Baltimore et de monter dans le premier avion possible pour Boston. C'\u00e9tait une chose parfaitement naturelle, qui ne demandait aucune pr\u00e9paration particuli\u00e8re, aucune r\u00e9servation, enqu\u00eate par t\u00e9l\u00e9phone sur les horaires, les disponibilit\u00e9s en places. J'arrivais, je me pr\u00e9sentais au comptoir de l'American Airlines, par exemple, je sortais mon carnet de ch\u00e8ques \u00e0 couverture imitation crocodile de la First National Bank of Maryland (j'ai gard\u00e9 le carnet, et le compte, avec cinquante dollars, pendant des ann\u00e9es), et je prenais un aller-retour pour Boston (un _return ticket_ ).\n\nChaque moment de ce voyage \u00e9tait pour moi d'un luxe inou\u00ef : monter dans un avion comme dans un autobus, ou presque, prendre un taxi pour un a\u00e9roport sans h\u00e9siter, bavardant avec le chauffeur ou \u00e9coutant le dernier _weather report_ de la journ\u00e9e (c'\u00e9tait l'hiver et les variations climatiques jouaient un r\u00f4le essentiel dans les pr\u00e9occupations quotidiennes de la population) ; sortir ma \u00ab _faculty card_ \u00bb de l'universit\u00e9 Johns Hopkins qui faisait accepter mon ch\u00e8que au comptoir sans h\u00e9sitation, avec amabilit\u00e9 m\u00eame (situation fort inhabituelle pour un universitaire fran\u00e7ais !), (\u00ab _thank you, Doctor Roubaud, have a good trip !_ \u00bb), retrouver comme familier l'envol de l'avion, boire un Coca-Cola dans un verre en plastique, chaque minute me mettait en joie. Il est vrai que Louise m'attendait \u00e0 Boston. Mais je crois que j'aurais ressenti presque le m\u00eame plaisir \u00e0 partir pour rien, tant tout cela \u00e9tait nouveau pour moi. Je n'avais pas \u00e0 compter mes d\u00e9penses, j'\u00e9tais dans un \u00e9tat d'irresponsabilit\u00e9 absolue, je n'avais jamais connu cela.\n\nIl faisait toujours plus froid \u00e0 Boston, plus gris, plus neigeux. Souvent je sortais de Logan Airport dans la neige tombant sur de la neige ancienne tenace, \u00e9paisse d\u00e9j\u00e0, crissante, soyeuse, \u00e9blouissante. J'ai continu\u00e9 ces voyages jusqu'\u00e0 mon retour, en juin, mais la premi\u00e8re image qui me vient est toujours celle de la neige, du ciel gris lourd, du taxi avan\u00e7ant lentement et majestueusement dans la neige omnipr\u00e9sente, ubiquiste, dense, dangereuse, et excitante. Le souvenir de ma r\u00eaverie \u00e9rotique dans la biblioth\u00e8que de Johns Hopkins qui m'a lanc\u00e9 dans cette _bifurcation_ s'est certainement fray\u00e9 un chemin dans la neige, derri\u00e8re les tourbillons de neige qui commen\u00e7aient \u00e0 tomber le matin de mon d\u00e9part pour l'Iowa.\n\nJ'arrivais. Comme du fond d'une imagination pornographique adolescente, Louise m'ouvrait nue, et je la suivais \u00e0 travers l'encombrement de son appartement minuscule d'\u00e9tudiante tardive et pas trop riche, obscur, extr\u00eamement chauff\u00e9 et merveilleusement d\u00e9sordonn\u00e9 de livres et de v\u00eatements.\n\nCe que je vois le plus distinctement d'ici, dans mon unique pi\u00e8ce jaune et blanc et d\u00e9sordonn\u00e9e de livres de la rue d'Amsterdam, seize ans apr\u00e8s, c'est le lit : il \u00e9tait \u00e9troit, un lit d'\u00e0 peine plus d'une personne, enferm\u00e9 sans presque de distance aux fen\u00eatres ferm\u00e9es sur la neige et les nuages du dehors, et adoss\u00e9 \u00e0 une biblioth\u00e8que basse (un m\u00e8tre) surmont\u00e9e d'innombrables livres, cahiers, verres, mouchoirs, photographies... et d'un r\u00e9veil (un r\u00e9veil \u00e9lectrique, lumineux, silencieux, informatif de l'heure et des jours qu'il ne cessait d'\u00e9crire dans le temps s'\u00e9coulant, un r\u00e9veil comme Louise en a toujours eu un tout pr\u00e8s de sa t\u00eate la nuit, dans tous les lieux o\u00f9 je l'ai connue).\n\nL'appartement refl\u00e9tait une Louise indolente, pas vraiment paresseuse, mais d\u00e9courag\u00e9e souvent par les t\u00e2ches m\u00e9nag\u00e8res du rangement, ind\u00e9cise, irr\u00e9solue, remettant sans cesse \u00e0 plus tard, h\u00e9sitant \u00e0 bouger, \u00e0 sortir, \u00e0 \u00ab faire \u00bb. Mais ce n'\u00e9tait pas la seule version d'elle-m\u00eame qu'elle pr\u00e9sentait ; car il y avait aussi une Louise tendue, active, but\u00e9e presque, d\u00e9cid\u00e9e, qui se manifestait brusquement et l'emportait dans un changement de vie, vers des cours de fran\u00e7ais, un _ph. d_ , et plus tard vers l'\u00e9dition new-yorkaise, dans ce Manhattan qui n'a gu\u00e8re de lenteur. Cette Louise dichotomique \u00e9tait infiniment s\u00e9duisante : car si son indolence d\u00e9courag\u00e9e un peu la laissait terriblement h\u00e9sitante sur l'emploi que nous aurions pu faire de nos samedis-dimanches en mati\u00e8re de mus\u00e9es ou de promenades, elle tranchait volontiers en faveur d'un s\u00e9jour prolong\u00e9 au lit, diurne comme nocturne, o\u00f9 elle retrouvait alors, dans son soulagement de ne pas avoir \u00e0 se lever, s'habiller, sortir des plans de rues et d\u00e9cider d'itin\u00e9raires, sa seconde nature enthousiaste et concentr\u00e9e, quoique dans de tout autres directions.\n\n## 174 Tarde et lente\n\nL\u00e0 encore (son lit), la face \u00ab tarde et lente \u00bb de sa disposition ou, comme on aurait dit autrefois, de son \u00ab humeur \u00bb se manifestait. Elle aimait tr\u00e8s pornographiquement, avec une imagination et un acharnement de solitaire, dans la dur\u00e9e, le retard ind\u00e9fini, l'offre et l'\u00e9coute de la parole, et elle rencontrait en cela tout \u00e0 fait mon d\u00e9sir.\n\nLe temps nocturne et le temps diurne se confondaient dans une grande similitude de lumi\u00e8res ; les rideaux toujours tir\u00e9s, la lueur du jour, hivernal et court, ne p\u00e9n\u00e9trait gu\u00e8re ; mais dans la nuit les grands \u00e9clairages perp\u00e9tuels de l'Am\u00e9rique, les lumi\u00e8res fixes ou mobiles traversant la pi\u00e8ce ne permettaient pas beaucoup de r\u00e9elle obscurit\u00e9. J'aimais cela. J'aimais voir Louise. J'ai toujours aim\u00e9 voir.\n\nTout tendait pour moi vers la plus intense participation heureuse ; le luxe du temps \u00e9rotique vol\u00e9 au temps ordinaire s'augmentait des circonstances irresponsables de la satisfaction des d\u00e9sirs : la distance franchie, l'ivresse du vol a\u00e9rien, l'id\u00e9e m\u00eame d'Am\u00e9rique, sa voix philadelphienne disant \u00ab fous-moi \u00bb, avec un minuscule, un ineffable accent d'\u00e9tranget\u00e9, d'\u00e9trang\u00e8re.\n\nQue sa voix fut \u00e0 la fois \u00e9trang\u00e8re et parfaitement compr\u00e9hensible (en anglais comme en fran\u00e7ais) me troublait violemment. Et c'\u00e9tait une situation sym\u00e9trique : car j'\u00e9tais fran\u00e7ais parlant anglais et, plus que fran\u00e7ais, mieux que fran\u00e7ais encore, pour une raison que je n'ai pas encore dite, proven\u00e7al. La relation des corps est didactique, il faut apprendre, il faut s'apprendre, et cela passe, aussi, je dirais m\u00eame indissolublement aussi, par la voix.\n\nOn a dit, mais ce ne peut \u00eatre que sur un fond d'immense indiff\u00e9rence, que tous les corps que l'on p\u00e9n\u00e8tre, dont on jouit, deviennent au souvenir indiff\u00e9renci\u00e9s, aveugles, interchangeables (sauf celui de la \u00ab premi\u00e8re fois \u00bb, peut-\u00eatre, si on en croit la chanson de Brassens). C'est pour moi, au contraire, le lieu m\u00eame de la distinction, d'une diff\u00e9rence d'\u00eatre \u00e0 \u00eatre irr\u00e9ductible. Je _vois_ toujours Louise, je la _vois-entends_ , en images mouvantes de ces jours-nuits, pr\u00e9sentes, in\u00e9puis\u00e9es.\n\nL'embl\u00e8me parfait de cette passion, son chemin certain vers la m\u00e9moire, son _titre_ en quelque sorte, c'est son nom, Louise : certainement par la vertu sensuelle qu'il a sonorement pour moi, avec le \u00ab oui \u00bb int\u00e9rieur du consentement entre deux glissements consonantiques, le _l_ et le _z_ mouill\u00e9s de _e muet_ ; certainement aussi par la distance, si minime mais si \u00e9mouvante, entre le son fran\u00e7ais extr\u00eamement du pr\u00e9nom et sa prononciation \u00ab nouvelle-angleterre \u00bb, qui \u00e9tait celle de Louise elle-m\u00eame, et je ne cessais pas de le lui faire dire et de le r\u00e9p\u00e9ter, toujours l\u00e9g\u00e8rement imparfaitement, tant les sons les plus difficiles sont ceux qui entrent dans la relation d'homonymie-synonymie particuli\u00e8re d'un visage commun de lettres avec un usage sonore diff\u00e9rent de langue \u00e0 langue.\n\nCette raison, une tr\u00e8s sp\u00e9ciale raison de langue, fait de son nom, aujourd'hui encore, un efficace effecteur de m\u00e9moire. Il m'immerge, imm\u00e9diatement \u00e0 nouveau, dans ce lit de Boston o\u00f9 j'ai pass\u00e9 ces nuits de peu de sommeil, presque indistinguables de leurs jours.\n\nEndormis, je me r\u00e9veillais, moi, plus souvent, car le lit \u00e9tait \u00e9troit mais surtout ce n'\u00e9tait pas le mien ; et j'entendais, dans la nuit \u00e9trang\u00e8re, le cri inoubliable et traumatisant des voitures de police. Je l'entends encore en cet instant dans ma t\u00eate. Je me serrais contre le dos nu de Louise, je passais ma main sur ces seins, j'enfouissais ma main entre ses cuisses, dans la chaleur accueillante, humide, serr\u00e9e.\n\n## 175 \u00ab Change \u00bb in Connecticut\n\nTr\u00e8s pr\u00e8s, une ou deux semaines \u00e0 peine, du d\u00e9but de mon s\u00e9jour \u00e0 Johns Hopkins, j'ai \u00e9t\u00e9 invit\u00e9, en compagnie de Jean Paris, \u00e0 un colloque dans le Connecticut ; je ne me souviens pas de l'endroit, une universit\u00e9 certainement, un \u00ab d\u00e9partement de fran\u00e7ais \u00bb sans doute, mais c'est sans grande importance. C'\u00e9tait un de ces innombrables colloques de cette \u00e9poque o\u00f9 il devait \u00eatre question de la situation de la litt\u00e9rature, et de ses rapports avec les derniers d\u00e9veloppements, th\u00e9oriques et autres, dont la France \u00e9tait, depuis quelques ann\u00e9es, le th\u00e9\u00e2tre. Th\u00e9\u00e2tre est une expression banale dans ce contexte, mais sans doute pour une fois appropri\u00e9e ; c'\u00e9tait bien d'une sc\u00e8ne th\u00e9\u00e2trale qu'il s'agissait. Je suivais Jean Paris, comme un peu plus tard dans l'Iowa, et nous allions y rencontrer...\n\nAu moment d'\u00e9crire ce nom je me rends compte que je vais franchir une ligne de d\u00e9marcation, imaginaire certes, mais de quelque importance dans mon texte, que curieusement j'avais jusque-l\u00e0 inconsciemment \u00e9vit\u00e9 de rencontrer : la fronti\u00e8re entre le public et priv\u00e9. Le roman, en principe, ne s'y heurte pas, puisque tout ce qu'il raconte est officiellement imaginaire. Mais la contrainte de v\u00e9ridicit\u00e9 que je m'impose m'oblige ou bien \u00e0 taire toute une partie de ce que j'aurais \u00e0 dire, sous peine de mettre irr\u00e9m\u00e9diablement en danger la possibilit\u00e9 du fictif n\u00e9cessaire \u00e0 l'appellation de 'roman' que je pr\u00e9tends imposer au 'grand incendie de londres' ; ou bien \u00e0 ruser, par des dissimulations partielles sym\u00e9triques de celles employ\u00e9es \u00e0 certains moments de son histoire par la fiction : \u00ab en l'an 18..., dans le gouvernement de XXXX, \u00e0 quelques verstes du village de... \u00bb.\n\nOu bien enfin \u00e0 repousser la mise au jour de mon livre \u00e0 un futur assez \u00e9loign\u00e9 o\u00f9 le \u00ab vrai \u00bb de ce que je dis et les personnes qui s'y trouvent prises auront pris suffisamment d'impr\u00e9cision pour que la question n'ait plus gu\u00e8re d'importance.\n\nNous allions rencontrer Jean Pierre Faye et pr\u00e9senter, en un trio constitutif et en apparence solidaire, les premi\u00e8res activit\u00e9s et les intentions d'une revue dite d'avant-garde nomm\u00e9e _Change_. Je m'\u00e9tais en effet, avec une na\u00efvet\u00e9 m\u00eal\u00e9e de pr\u00e9somption dont je rougis encore (et qui a eu sur ma vie bien des cons\u00e9quences que je juge, apr\u00e8s coup, catastrophiques), engag\u00e9 dans une entreprise, inspir\u00e9e par Jean Pierre Faye, qui devait \u00eatre une machine de guerre et un produit de substitution pour une machine rivale et ant\u00e9rieure (\u00e0 laquelle Faye avait contribu\u00e9 avant de se brouiller avec son fondateur) dont le titre \u00e9tait _Tel Quel_.\n\nL'effervescence qui r\u00e9gnait alors dans le monde universitaire un peu partout avait cr\u00e9\u00e9, ici et l\u00e0, un certain courant d'int\u00e9r\u00eat, marginal certes, mais r\u00e9el, pour les d\u00e9bats de l'\u00ab avant-garde \u00bb et ses rapports avec le structuralisme, le marxisme, le psychanalisme, et autres ismes dont le linguisticisme n'\u00e9tait pas le moins criard. Dans la ligne strat\u00e9gique poursuivie par Faye, les USA, les universit\u00e9s des USA jouaient un r\u00f4le important ; il y voyait un terrain \u00e0 conqu\u00e9rir pour _Change_ ou plut\u00f4t \u00e0 ne pas laisser aux mains de l'adversaire ; sans se rendre compte que, s'il y avait bataille (pour un enjeu aussi d\u00e9risoire), elle \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 perdue avant d'\u00eatre livr\u00e9e, comme la suite le d\u00e9montra amplement.\n\nMais en ces premiers mois de 1970, tr\u00e8s t\u00f4t apr\u00e8s les d\u00e9buts de la revue, qui avait commenc\u00e9 de belle fa\u00e7on, il faut le reconna\u00eetre, tous les espoirs semblaient permis, et le Connecticut \u00e9tait un excellent endroit pour engager le combat, n'est-ce pas ?\n\nJ'\u00e9tais donc l\u00e0, nous \u00e9tions donc l\u00e0. Nous parl\u00e2mes, je ne me souviens pas trop de quoi. Nous ne f\u00fbmes gu\u00e8re entendus. Peut-\u00eatre n'y avait-il pas grand-chose \u00e0 entendre, en tout cas pas grand-chose qui put int\u00e9resser l'institution acad\u00e9mique (et d'autres surent trouver les instruments indispensables de cette communication-p\u00e9n\u00e9tration, en passant par les canaux m\u00e9diatiques et institutionnels n\u00e9cessaires. La v\u00e9rit\u00e9 des th\u00e8ses, la pertinence des concepts, la f\u00e9condit\u00e9 des hypoth\u00e8ses n'y avaient que tr\u00e8s peu \u00e0 faire).\n\nIl y avait dans l'assistance une belle jeune femme, qui \u00e9tait venue de Boston pour entendre Jean Pierre Faye. Elle avait un visage long et d\u00e9cid\u00e9, une grande chevelure. Elle \u00e9tait la petite-fille de Husserl, ce qui ne g\u00e2tait rien en la circonstance.\n\nElle vint, ils se virent ; je ne sais qui s\u00e9duisit qui ; mais enfin cela se fit et dans le Connecticut ils furent ensemble.\n\n## 176 Un d\u00e9jeuner avec Jakobson\n\nIls se mirent ensemble dans le Connecticut et en partirent ensemble pour Boston. Nous suiv\u00eemes. Le trio de _Change_ avait rendez-vous avec Jakobson qui cultivait assid\u00fbment, le vieux bandit, les diff\u00e9rentes versions de la \u00ab French Connection \u00bb th\u00e9orique et rh\u00e9torique qui constituaient les troupes versatiles de sa tardive et universelle renomm\u00e9e.\n\nJean Paris, mis en jalousie par le succ\u00e8s de Jean Pierre aupr\u00e8s de Suzan (c'\u00e9tait son nom), d\u00e9sirait retrouver une certaine Tracy, une belle rousse, disait-il. Suzan voulait nous pr\u00e9senter \u00e0 une de ses amies. C'\u00e9tait Louise.\n\nJean Paris ne trouvait pas Tracy. Louise, tir\u00e9e d'une de ses p\u00e9riodes de torpeur au lit (seule), boudait. C'\u00e9tait une r\u00e9ception quelconque dans un endroit quelconque. Encourag\u00e9 par ce que je pensais \u00eatre de la timidit\u00e9, ce qui rendait la mienne dans les situations de foule sans finalit\u00e9, o\u00f9 il faut parler brusquement \u00e0 qui on ne sait pas si on a quelque chose \u00e0 dire, ce qui g\u00e9n\u00e9ralement me rend compl\u00e8tement absent, j'entrepris d'interroger Louise.\n\nOr, ce fut facile. Louise achevait alors, ou tra\u00eenait plut\u00f4t de mani\u00e8re h\u00e9sitante et ind\u00e9finie \u00e0 achever une th\u00e8se de doctorat ( _ph. d_ , pour les intimes) aupr\u00e8s de la prestigieuse universit\u00e9 Harvard. S'\u00e9tant sp\u00e9cialis\u00e9e en fran\u00e7ais, qu'elle parlait bien mais n'aimait gu\u00e8re (et sa litt\u00e9rature encore moins, surtout comme objet d'\u00e9tude), elle s'\u00e9tait prise de passion brusque et t\u00eatue pour le proven\u00e7al, et avait \u00ab switch\u00e9 \u00bb dans cette direction, ce qui fait qu'elle avait maintenant, apr\u00e8s des d\u00e9buts forts brillants, une sorte de retard dans le \u00ab _struggle for life_ \u00bb acad\u00e9mique, puisqu'il lui avait fallu partir pratiquement \u00e0 z\u00e9ro. En plus elle avait choisi le proven\u00e7al ancien.\n\nElle avait vingt-huit ans et donnait indolemment quelques cours de fran\u00e7ais en attendant de chercher s\u00e9rieusement pour une rentr\u00e9e proche de quoi se nourrir r\u00e9ellement dans un genre d'activit\u00e9, l'enseignement du fran\u00e7ais en \u00ab _college_ \u00bb, qui ne lui procurait aucune joie. Comme la n\u00e9cessit\u00e9 d'achever une th\u00e8se semblait devoir avoir des implications \u00e9conomiques, elle avan\u00e7ait de moins en moins vite vers son ach\u00e8vement. Elle \u00e9tait dans un moment de vie incertain, sans amour, un peu ennuy\u00e9e amoureusement aupr\u00e8s de quelque occasionnel harvardien (un \u00e9tudiant en th\u00e9ologie !), h\u00e9sitant perp\u00e9tuellement \u00e0 se lever, \u00e0 se nourrir, \u00e0 \u00e9crire et envoyer son _curriculum vitae_ en vue d'interviews pour un job qu'elle devait rechercher mais qu'elle n'arrivait pas \u00e0 vouloir. Elle avait des yeux proches, rentr\u00e9s, intenses, rarement autrement qu'ailleurs, mais alors imp\u00e9rieux, un dos splendide. Elle \u00e9tait surtout \u00e0 l'aise couch\u00e9e, et nue. Elle n'\u00e9tait pas belle imm\u00e9diatement.\n\nNous \u00e9tions dans un coin d'une pi\u00e8ce, immobiles, une pi\u00e8ce avec beaucoup de gens. (J'avance dans ce r\u00e9cit, mais je n'arrive toujours pas \u00e0 me souvenir o\u00f9, et pourquoi, je ne me souviens que de Louise, que d'ailleurs je ne peux pas revoir ant\u00e9rieurement au moment o\u00f9 j'ai vu et connu son corps dans sa totalit\u00e9, ce qui n'\u00e9tait bien s\u00fbr pas le cas \u00e0 ce moment.) Elle ne r\u00e9pondait pas ou peu \u00e0 mes questions, m'interrogeait sur Jean Pierre (elle avait re\u00e7u des confidences de son amie Suzan) ; cela jusqu'au moment o\u00f9, expliquant quel \u00e9tait mon rapport avec eux (Jean Paris, qu'elle n'aimait pas \u00e9norm\u00e9ment et dont elle avait suivi un cours d'\u00e9t\u00e9 ; Jean Pierre Faye), je dis que j'enseignais \u00e0 Johns Hopkins pour un semestre et que je parlais des troubadours. \u00ab Pourquoi les troubadours ? \u2013 Parce que je suis proven\u00e7al. \u00bb\n\nEnsuite le temps passa. Je devais, je crois, aller quelque part pour un th\u00e9 ; mais, quand je m'en souvins, tout le monde \u00e9tait parti. Louise avait les bras nus. J'ai mis ma main sur son bras, j'ai pris sa main. Nous sommes sortis dans le froid, nous avons march\u00e9 au bord de la rivi\u00e8re. Je l'ai et elle m'a embrass\u00e9. Je l'ai invit\u00e9 le lendemain au d\u00e9jeuner chez Jakobson.\n\nJe suis rentr\u00e9 en marchant \u00e0 mon h\u00f4tel.\n\nJ'\u00e9tais comme \u00e9mu.\n\n## 177 Un d\u00e9jeuner avec Jakobson (suite)\n\nLa s\u00e9duction qu'exer\u00e7a presque tout de suite Louise sur moi (elle dure encore aujourd'hui o\u00f9 je l'\u00e9cris, o\u00f9, pour la premi\u00e8re fois dans cette prose, je m'\u00e9carte de la chastet\u00e9 absolue que j'ai maintenue dans toute la partie \u00ab r\u00e9cit \u00bb de cette \u00ab branche \u00bb) tenait certainement en premier \u00e0 une grande analogie dans nos mani\u00e8res d'\u00eatre dans les temps du d\u00e9sir (parent\u00e9 qui \u00e9tait plus profonde encore que je ne peux dire), mais autant \u00e0 la singularit\u00e9 de sa r\u00e9ticence, une r\u00e9ticence presque palpable quoique sans protestations virulentes ni r\u00e9volte, \u00e0 \u00ab \u00eatre au monde \u00bb en suivant les chemins qui lui avaient \u00e9t\u00e9 d\u00e9sign\u00e9s : les \u00e9tudes et, maintenant, l'enseignement. Elle n'\u00e9tait pas une r\u00e9volutionnaire (ni une militante du f\u00e9minisme, que son amie Suzan est devenue), elle ne th\u00e9orisait ni n'explicitait ses refus ; elle \u00e9tait plut\u00f4t une originale, mais une originale sans signes ext\u00e9rieurs d'originalit\u00e9, une excentrique invisible, si cet accouplement substantif-adjectif n'est pas trop contradictoire dans les termes. Elle m'\u00e9tait reconnaissable en cela, un peu comme plus avanc\u00e9e dans une voie qui a toujours \u00e9t\u00e9 la mienne ; plus avanc\u00e9e en ce sens que mon excentricit\u00e9 \u00e0 moi est plus visible.\n\nSon d\u00e9sir de moi (comme le mien d'elle) \u00e9tait venu sans doute d'une curiosit\u00e9 de l'ailleurs, d'un \u00ab autre \u00bb g\u00e9ographique et linguistique. Je l'aimais de me d\u00e9sirer proven\u00e7al, d'avoir la passion des fromages ; elle riait de mon enthousiasme pour le root-beer et pour Philadelphie.\n\nMais, plus profond\u00e9ment, il y avait un sentiment de reconnaissance : la reconnaissance du solitaire par le solitaire, la surprise de d\u00e9couvrir une parent\u00e9, animale, dans certaines mani\u00e8res d'\u00eatre seul (il y en a de fort diverses, et elles ne se supportent pas souvent les unes les autres). Une telle intuition pr\u00e9liminaire peut engendrer le recul, l'horreur, la g\u00eane, la fuite. Je ne crois pas que nous aurions pu longtemps vivre ensemble. Mais dans l'intervalle plein de ces jours-en-nuits de l'hiver et du printemps, suspendus pour elle comme pour moi, en dehors du temps habituel, et, plus tard, pendant ses quelques voyages \u00e0 Paris, l'\u00e9lan \u00e9tait irr\u00e9sistible.\n\nJakobson commanda (c'\u00e9tait un ordre) un toast \u00e0 la vodka. Je bus de l'eau (je ne bois jamais). Pendant tout le d\u00e9jeuner, il essaya de me faire capituler sur cette importante question th\u00e9orique. Je restai intraitable. Il existe un type de description d\u00e9finie d'individus, qui se r\u00e9sume en une phrase : \u00ab X, l'homme qui a Y. \u00bb Par exemple : \u00ab Napol\u00e9on, l'homme qui est mort \u00e0 Sainte-H\u00e9l\u00e8ne \u00bb ; ou : \u00ab Archim\u00e8de, l'homme qui travaillait dans sa baignoire. \u00bb Je me sentais de minute en minute devenir : \u00ab Jacques Roubaud, l'homme qui n'a pas bu de vodka avec Jakobson. \u00bb\n\nLouise se tenait tr\u00e8s sage \u00e0 ma gauche pendant que j'affrontais les attaques r\u00e9p\u00e9t\u00e9es du Ma\u00eetre. Il faut dire que sa sagesse et son immobilit\u00e9 \u00e9taient dues en grande partie au fait que j'avais pass\u00e9 ma main gauche sous la table et, de l\u00e0, sous sa robe, entre ses cuisses ; \u00e0 mesure que le d\u00e9jeuner avan\u00e7ait et que Jakobson multipliait (en vain en ce qui me concerne) les toasts (il but tr\u00e8s probablement une bouteille de vodka \u00e0 lui tout seul ; il semble que c'\u00e9tait son habitude quotidienne depuis une cinquantaine d'ann\u00e9es), je progressais lentement dans mon exploration, jusqu'\u00e0 franchir la fronti\u00e8re d'\u00e9toffe douce la plus imm\u00e9diate \u00e0 elle, et \u00e0 v\u00e9rifier, toujours dans l'immobilit\u00e9, son assentiment.\n\nLe soir, Jean Pierre Faye s'en alla se coucher avec Suzan. Jean Paris n'avait toujours pas retrouv\u00e9 Tracy. Nous sommes all\u00e9s un moment chez Louise. Jean Paris s'est lev\u00e9 pour partir. Il m'a dit : \u00ab Tu viens ? \u00bb J'ai dit : \u00ab Non. \u00bb\n\n## 178 \u00ab Ronsasvals \u00bb\n\nLouise, je l'ai dit, proven\u00e7alisait. D\u00e9laissant le d\u00e9partement de Fran\u00e7ais de Harvard, son lieu d'origine acad\u00e9mique (dirig\u00e9, alors, prestigieusement, par Paul Benichou, mon beau-p\u00e8re), elle s'\u00e9tait r\u00e9fugi\u00e9e dans l'obscurit\u00e9 des \u00e9tudes proven\u00e7ales m\u00e9di\u00e9vales, plus ou moins n\u00e9glig\u00e9es dans cette universit\u00e9 ; en outre, loin de se tourner vers la lyrique (les troubadours) ou l'\u00e9tude de la langue, seuls secteurs \u00e0 peu pr\u00e8s dignes de cette sp\u00e9cialit\u00e9, elle avait choisi un texte obscur, l'une des deux survivances occitanes de la \u00ab mati\u00e8re de France \u00bb (les aventures de Charlemagne et de ses chevaliers, dont l'exemple le plus connu est la _Chanson de Roland_ ) : le po\u00e8me intitul\u00e9 \u00ab Ronsasvals \u00bb, dont l'unique manuscrit connu a \u00e9t\u00e9 retrouv\u00e9 au dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle chez un notaire d'Apt, en Provence, dont l'\u00e9tude datait du moyen \u00e2ge et dont un tr\u00e8s ancien pr\u00e9d\u00e9cesseur en avait copi\u00e9 une version, sans doute pour passer un temps rendu fastidieux par l'enregistrement des testaments. Une copie et une \u00e9dition en avaient \u00e9t\u00e9 faites par Mario Roques.\n\nC'est un po\u00e8me, d\u00e9casyllabique, d'environ deux mille vers. Louise s'en \u00e9tait empar\u00e9, l'avait copi\u00e9, h\u00e9mistiche par h\u00e9mistiche, sur de grandes feuilles de papier Harvard-Coop (dans ce format 21 \u00d7 29,7 alors tout nouveau pour moi, et qui me paraissait exotiquement oblong) et elle faisait effort, avec des alternances climatiques d'\u00e9nergie et de n\u00e9gligence, d'enthousiasme et de d\u00e9couragement (pas absolument corr\u00e9l\u00e9es car elle pouvait parfois \u00eatre convaincue de la justesse de ses hypoth\u00e8ses tout en n'ouvrant pas le po\u00e8me pendant un mois ; ou au contraire parcourir des dizaines de pages pour rechercher les similitudes distinctives, tout en affichant le plus absolu scepticisme sur l'issue et l'utilit\u00e9 de la recherche).\n\nJe crois que le sujet l'int\u00e9ressait intrins\u00e8quement ; et que, \u00e0 l'envers de la quasi-totalit\u00e9 de ses coll\u00e8gues qui ne se passionnent pour leur _ph. d_ que dans la mesure o\u00f9 ils pourront \u00ab d\u00e9crocher \u00bb un \u00ab job \u00bb (ce qui explique en partie la m\u00e9diocrit\u00e9 terrifiante de la plupart des r\u00e9sultats), c'est pr\u00e9cis\u00e9ment le lien entre th\u00e8se et travail ult\u00e9rieur qui nourrissait, profond\u00e9ment, sa grandissante d\u00e9saffection. Son affection pour moi lui redonna, un instant, de l'acharnement ; mais pas longtemps ; et je crois qu'elle n'a jamais termin\u00e9 son _ph. d_.\n\nSon ambition \u00e9tait de v\u00e9rifier sur cet exemple les hypoth\u00e8ses de Parry-Lord (\u00e9nonc\u00e9es \u00e0 propos d'Hom\u00e8re et v\u00e9rifi\u00e9es sur la po\u00e9sie de tradition orale dans les \u00e9pop\u00e9es yougoslaves entre les deux guerres) et de d\u00e9montrer ainsi \u00e0 la fois leur validit\u00e9 universelle (du moins de contribuer \u00e0 cette d\u00e9monstration, d\u00e9j\u00e0 entreprise par d'autres sur la _Chanson de Roland_ ) et leur pertinence pour l'\u00e9tude de la \u00ab chanson de geste \u00bb m\u00e9di\u00e9vale dans son ensemble.\n\nL'id\u00e9e g\u00e9n\u00e9rale de la th\u00e9orie est que la po\u00e9sie \u00e9pique compos\u00e9e et transmise oralement a des caract\u00e8res communs un peu ind\u00e9pendants des langues et des \u00e9poques ; qu'elle est en grande partie improvis\u00e9e et fix\u00e9e des improvisations les plus heureuses conserv\u00e9es dans la m\u00e9moire des \u00ab chanteurs \u00bb. La technique repose sur le vers, qui comporte deux parties, deux h\u00e9mistiches (c'est vrai aussi bien du vers hom\u00e9rique que du vers slave impliqu\u00e9 dans les \u00e9pop\u00e9es entendues par Parry et Lord, ou du d\u00e9casyllabe de la _Chanson de Roland_ comme du \u00ab Ronsasvals \u00bb (sans oublier le vers myst\u00e9rieux du \u00ab Cantar del mio Cid \u00bb pas vraiment \u00e9lucid\u00e9 par Don Menendez Pidal)) ; dans le premier, tr\u00e8s souvent, le barde se repose ; il va chercher dans sa m\u00e9moire des morceaux tout faits, qui ont la bonne mesure de sons, la bonne longueur, bien rod\u00e9s par la tradition et l'exp\u00e9rience. Il les lance en l'air et pendant ce temps il pr\u00e9pare dans sa t\u00eate la seconde moiti\u00e9 du vers, qui va prolonger la premi\u00e8re et faire avancer l'action du po\u00e8me. Ces morceaux tout faits, ce langage m\u00e9trique \u00ab pr\u00e9cuit \u00bb de la tradition orale, Parry et Lord les appelaient des _formules_. \u00c0 l'aide des parall\u00e9lismes syntaxiques, des substitutions de noms ou de verbes ou d'adjectifs, remplac\u00e9s terme \u00e0 terme par des mots, verbes, adjectifs de m\u00eame \u00ab mesure \u00bb, le po\u00e8te oral pouvait aussi enrichir tr\u00e8s naturellement son stock, cr\u00e9ant les \u00ab \u00e9l\u00e9ments formula\u00efques \u00bb qui s'ajoutaient aux \u00ab formules \u00bb pour former une partie importante du mat\u00e9riel po\u00e9tique de l'\u00e9pop\u00e9e.\n\nLa t\u00e2che de Louise, dans son principe, \u00e9tait simple : rep\u00e9rer les formules (par leur r\u00e9p\u00e9tition attest\u00e9e), identifier la classe des proc\u00e9d\u00e9s formula\u00efques \u00e0 partir des formules \u00e9tablies formules, et \u00e9tendre ainsi la portion du po\u00e8me \u00ab oralement produite \u00bb jusqu'\u00e0 ce que, un certain seuil d'occupation du texte (en encres de couleur) atteint, la \u00ab th\u00e8se \u00bb puisse \u00eatre consid\u00e9r\u00e9e comme d\u00e9montr\u00e9e.\n\nLa difficult\u00e9 \u00e9tait double : d'une part la th\u00e8se est moins vraisemblable : il s'agit d'un texte not\u00e9, \u00e9crit, o\u00f9 une intervention \u00e9vidente de composition r\u00e9fl\u00e9chie est claire, et les traces de composition orale, m\u00eame si elle a exist\u00e9 \u00e0 l'origine, ont pu \u00eatre effac\u00e9es. D'autre part, c'est un travail fastidieux, qui demande de la patience et une certaine inventivit\u00e9 combinatoire (dans l'identification des variations formula\u00efques, leur recherche et leur discussion) dont Louise n'\u00e9tait pas vraiment pourvue (elle \u00e9tait patiente mais volontiers d\u00e9courag\u00e9e).\n\nJ'arrivais de Baltimore. Le samedi, dans une accalmie de caresses, elle me montrait parfois son travail. Il n'avan\u00e7a gu\u00e8re.\n\n## 179 \u00ab Joy of Cooking \u00bb\n\nMajoritairement, en dur\u00e9e comme en conviction, \u00ab _horizontal woman_ \u00bb spontan\u00e9e, acharn\u00e9e et naturelle, Louise accordait \u00e0 son lit le r\u00f4le central dans son existence ; elle y dormait, r\u00eavait, lisait, corrigeait des copies, \u00e9crivait des lettres \u00e0 sa famille, \u00e0 Suzan, \u00e9coutait la radio ou de la musique, parlait et agissait en prolongements ind\u00e9finis, jusqu'\u00e0 l'\u00e9blouissement, au vertige, la jouissance.\n\nElle n'en sortait volontiers que pour cuisiner. Arm\u00e9e d'un petit ou d'un gros livre, le c\u00e9l\u00e8bre _Joy of Cooking_ surtout, qui fut (et est peut-\u00eatre encore) le compagnon ins\u00e9parable de millions de jeunes femmes anglo-saxonnes du Nouveau Monde, elle s'attaquait sans cesse \u00e0 de nouvelles variations avec une grande habilet\u00e9 et, je dois le dire, un certain bonheur (mais mon compliment n'a pas grande valeur, car je ne suis pas tr\u00e8s sensible \u00e0 la cuisine).\n\nL\u00e0 encore la dualit\u00e9 secr\u00e8te de sa nature apparaissait lumineusement : acharn\u00e9e, t\u00eatue, appliqu\u00e9e dans l'action, elle avait sa plus grande spontan\u00e9it\u00e9 heureuse \u00e0 \u00eatre agie ; ce qui signifie, dans le domaine des nourritures, que malgr\u00e9 toute son obstination de cuisini\u00e8re elle n'\u00e9tait jamais aussi d\u00e9tendue, lisse, enjou\u00e9e et pas trop absente que dans un bon restaurant.\n\nComme la g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 inesp\u00e9r\u00e9e de l'universit\u00e9 Johns Hopkins me donnait une facilit\u00e9 particuli\u00e8re dans ce domaine, nous allions tr\u00e8s souvent d\u00eener dans Boston, passant des hu\u00eetres au suki-yaki en interrogeant la choucroute, en un \u0153cum\u00e9nisme multinational curieusement \u00e9rod\u00e9 par le caract\u00e8re peu sapide des ingr\u00e9dients am\u00e9ricains et les influences radicales du \u00ab melting pot \u00bb qui, en peu de temps, rapprochent dangereusement un cuisinier Chinois d'un fabricant irlandais de \u00ab hot dogs \u00bb ou de \u00ab frankfurters \u00bb.\n\nPlus tard, \u00e0 Paris, un de mes amis d'alors, qui partageait sa passion de la cuisine, sous des formes tant\u00f4t raffin\u00e9es, tant\u00f4t bizarres, lui fit conna\u00eetre quelques excellents restaurants parisiens, mais je ne suis pas certain (si j'en juge par le caract\u00e8re inchang\u00e9 de nos p\u00e9riples dans New York le soir en 1979) qu'elle y ait admis une r\u00e9elle diff\u00e9rence de nature.\n\nHeureusement pour moi, sa passion du lit, qui \u00e9tait la plus forte de toutes, l'amenait \u00e0 ne pas n\u00e9gliger les nourritures pas ou peu tritur\u00e9es que l'on peut avaler dans ces circonstances, et en particulier les \u00ab breakfasts \u00bb (contrairement \u00e0 certains passionn\u00e9s du \u00ab cuit \u00bb qui m\u00e9prisent le \u00ab cru \u00bb).\n\nJe me souviens tout particuli\u00e8rement des \u00ab blueberry muffins \u00bb achet\u00e9s dans un grand magasin, Filene's, dont des miettes nous poursuivaient jusque dans les nuits et dont il me fallait d\u00e9livrer ses seins, ses aisselles, ou sa toison.\n\nDirectement du m\u00e9tro on p\u00e9n\u00e9trait dans le sous-sol de Filene's, et c'\u00e9tait \u00ab Filene's basement \u00bb, o\u00f9 avait lieu cette esp\u00e8ce de soldes-ench\u00e8res impersonnels, originaux, et d\u00e9croissants que je n'ai jamais vus ailleurs : dans des bacs nombreux se trouvaient \u00e9tal\u00e9es des hordes de denr\u00e9es vestimentaires g\u00e9n\u00e9ralement f\u00e9minines en des \u00e9tats variables de \u00ab liquidation \u00bb. Le principe, un peu voisin de celui des lots de poissons dans les ports de Catalogne, \u00e9tait celui des baisses progressives de prix jusqu'\u00e0 la disparition compl\u00e8te : chaque jour, le contenu de chaque \u00ab bac \u00bb \u00e9tait offert \u00e0 un prix plus faible que celui de la veille. L'excitation, les h\u00e9sitations, exclamations de joie ou de d\u00e9ception des belles jeunes (et les moins belles, et moins jeunes) Bostoniennes en fourrures d'hiver (c'\u00e9tait le froid de mars) qui se pressaient dans ce \u00ab basement \u00bb \u00e9taient un spectacle d\u00e9licieux.\n\nUn jour, Louise s'est ainsi habill\u00e9e depuis nue, dans ces bacs. Le lendemain soir, je montais l'escalier vers sa porte, derri\u00e8re elle, j'ai pass\u00e9 ma main dans sa culotte, une culotte de soie rouge, conquise de \u00ab _Filene's basement_ \u00bb.\n\n## 180 Neige\n\nR\u00e9currente, la neige s'immisce dans mon souvenir, se m\u00eale, avec ses \u00ab _flurries_ \u00bb, \u00e0 mes imaginations r\u00e9trospectives de Louise, \u00e0 l'amande mouill\u00e9e de son nom dans ma bouche, mon oreille.\n\nJ'ai une m\u00e9fiance m\u00e9diterran\u00e9enne pour la neige ; travers\u00e9e de fascination. Je ne l'aime vraiment que rare, pr\u00e9caire, surprenante, dans les paysages qui sont les miens et qu'elle n'affecte que le temps d'une matin\u00e9e d'hiver. Ces neiges seules (celles de l'enfance) sont encore capables d'un creux dans la m\u00e9moire, d'une ti\u00e9deur de m\u00e9moire, transperc\u00e9e d'une lumi\u00e8re \u00e9blouissante : des voitures exceptionnelles, prudentes, avan\u00e7ant silencieusement, allumant de grands yeux ouat\u00e9s dans l'obscurcissement ; d'\u00e9blouissantes foug\u00e8res fra\u00eeches sur une vitre, \u00e0 l'aube, dans la chambre, couverte de bu\u00e9e.\n\nMais je hais les champs de neige profonds, la neige des skis, des montagnes, la neige canadienne permanente, l'\u00e9ternit\u00e9 convaincue de la neige dans les pays o\u00f9 elle r\u00e8gne.\n\nCelle qui s'enlace \u00e0 Louise dans ma vision n'est pas la neige effective de Boston sous la neige, des bords blancs puis gris de la Charles River, mais l'id\u00e9e de neige, de froid lumineux floconneux oppos\u00e9 au corps nu et p\u00e9n\u00e9trable de Louise, sa chaleur prot\u00e9g\u00e9e contre le silence du dehors. Arnaut Daniel regarde le corps nu et d\u00e9sir\u00e9 contre la lumi\u00e8re de la lampe ; moi, comme Bernart de Ventadour, j'entrela\u00e7ais la luminosit\u00e9 de la neige \u00e0 l'\u00e9vidence des seins, des fesses de Louise devant mes yeux ; elle n'\u00e9tait pas blanche, lumineuse, neigeuse elle-m\u00eame ; mais elle s'appropriait la clart\u00e9 de la neige ; et la neige, dehors, devenait obscure.\n\nLouise lisait le proven\u00e7al avec une voix anglo-saxonne un peu, certes, mais surtout attentive aux consonnes finales, presque catalane. Un matin, la fen\u00eatre ouverte sur de l'air un moment, j'ai pris une poign\u00e9e de neige r\u00e9cente \u00e0 la fen\u00eatre et je l'ai pos\u00e9e sur la table \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d'un grand bol br\u00fblant de caf\u00e9 am\u00e9ricain, peu opaque.\n\nJe vois les \u00ab blueberry muffins \u00bb et j'entends Jordi de Sant Jordi :\n\n _Jus lo front port vostra belle semblan\u00e7a_\n\n _De que mon cors nit e jorn fa gran festa_\n\n _Que remiran la molt bella figura_\n\n _De vostra ffa\u00e7 m'es romassa l'emprenta_\n\n _que ja per mort no se-n partra la forma_\n\n _.........................................._\n\n## 181 La tentation de l'exil\n\nPlusieurs nuits, ce printemps-l\u00e0, j'ai imagin\u00e9 vivre avec Louise.\n\nC'\u00e9tait, en fait, une tentation de l'exil, plus qu'une v\u00e9ritable attirance pour le mode d'existence universitaire am\u00e9ricain. C'\u00e9tait une forme d\u00e9tourn\u00e9e, pas franche, du d\u00e9sir d'\u00e9r\u00e9mitisme qui m'a submerg\u00e9 quelques mois plus tard, apr\u00e8s ma m\u00e9ditation sombre et exaltante \u00e0 la fois de Madrid.\n\nIl n'\u00e9tait pas question d'importer Louise en France ; je ne pense pas qu'une telle vie lui aurait convenu. Et, pour moi, la coupure avec mon \u00e9tat ant\u00e9rieur aurait \u00e9t\u00e9 insuffisante.\n\nMais venir aux USA supposait que je puisse y trouver du travail. Mon invitation permanente, \u00e0 Johns Hopkins m\u00eame ou dans l'Iowa, sembla un instant possible. Mais rien ne vint.\n\nJe ne crois pas que j'aurais franchi ce pas, m\u00eame si la possibilit\u00e9 r\u00e9elle m'en avait \u00e9t\u00e9 donn\u00e9e.\n\nLa raison la plus claire en est la po\u00e9sie. Plus encore que le peu de go\u00fbt que j'ai pour la soci\u00e9t\u00e9 et la politique am\u00e9ricaines en g\u00e9n\u00e9ral, c'\u00e9tait la raison de langue qui aurait \u00e9t\u00e9, qui fut (j'aurais peut-\u00eatre pu susciter une invitation en montrant plus d'empressement moi-m\u00eame) d\u00e9terminante : j'\u00e9tais trop d\u00e9pendant du contemporain po\u00e9tique fran\u00e7ais, de ce qui bougeait et se pr\u00e9cipitait alors en po\u00e9sie fran\u00e7aise (en \u00e9tant partie moi-m\u00eame) pour ne pas avoir ressenti tr\u00e8s distinctement que partir alors aurait \u00e9t\u00e9 une erreur, une d\u00e9faite, un renoncement.\n\nJe n'avais pas abandonn\u00e9 mon _Projet_.\n\nEt mon _Projet_ \u00e9tait un projet de po\u00e9sie.\n\nLouise est venue trois fois me retrouver \u00e0 Paris. Elle a pass\u00e9 un mois rue d'Amsterdam l'\u00e9t\u00e9 de 1974. Je lui ai dit adieu \u00e0 l'a\u00e9roport et je l'ai vu se diriger vers l'avion, une baguette \u00e0 la main, et un sac de fromages.\n\n# III\n\n# Quinze minutes la nuit\n\n* * *\n\n## 182 (\u00a7 37) Je me suis assis sur la dalle de pierre plate, dans la nuit ti\u00e8de\n\nDans les soirs de juillet, d'ao\u00fbt, les plus br\u00fblants, cette m\u00eame dalle de pierre, grise et plate, conserve longuement la chaleur. Comme la colline regarde vers l'ouest, une plaine de vignes, de garrigues, les soleils, soir apr\u00e8s soir, composent leurs cartes postales de couchants, \u00e0 la splendeur modeste. Apr\u00e8s trente ans, et peut-\u00eatre plus d'un millier de ces minutes (l'instant avant la rencontre g\u00e9om\u00e9trique du disque rougeoyant avec la droite de l'horizon), chaque nouvelle contemplation chaude et muette, l'absence totale de surprise de ces engloutissements immuables derri\u00e8re une terre vague et distante offrent la presque certitude d'une reconnaissance, l'assurance d'une continuit\u00e9. Mais l'effet en est ambigu : parfois un engourdissement paisible, une angoisse sourde plus souvent. La plupart du temps je m'y abandonne \u00e0 une d\u00e9rive sans pens\u00e9e, sans \u00e9motion : j'absorbe le rouge, la rumeur oscillante des vignes, de la route, des insectes, les grands pr\u00e9paratifs d'ombres qui ont, chaque fois, un air de finalit\u00e9.\n\nImm\u00e9diatement au-dessous de moi, sur la pente proprement dite, jusqu'\u00e0 la restanque du bas qui marque le pied de la colline (c'est une colline assez modeste, gu\u00e8re plus d'une dizaine de m\u00e8tres de hauteur), et le sentier maintenant envahi presque imp\u00e9n\u00e9trablement de gen\u00eats, de ronces et de romarins, sont les oliviers. La lumi\u00e8re derni\u00e8re, insistante, du jour donne \u00e0 leurs feuilles, \u00e0 l'envers de leurs feuilles surtout, la juste quantit\u00e9 de gris et d'argent sourd (c'est ainsi que je les vois, \u00e9liminant presque tout le vert de mon souvenir) qui repr\u00e9sente pour moi la _mesure_ m\u00eame de tout paysage, le centre de tous les assemblages de couleurs.\n\nLe gris de l'envers \u00e9troit d'une feuille d'olivier a, dans l'ordre du visible, une importance au moins autant \u00e9thique qu'esth\u00e9tique. Il corrige, d'avance, tous les d\u00e9bordements, toute la profusion excessive des rouges du soleil cr\u00e9pusculaire, insiste sur la r\u00e9ticence, la sobri\u00e9t\u00e9, la pauvret\u00e9 m\u00eame de moyens de toute beaut\u00e9. Une pente d'oliviers est sans luxe, sans effets. Dans ce gris je situe la \u00ab moyenne dor\u00e9e \u00bb, la proportion mod\u00e8le du monde, la constante essentielle \u00e0 l'\u00e9quilibre de tout paysage : loin de la mer (qui est \u00e0 soixante, soixante-dix kilom\u00e8tres, vers Narbonne), ces oliviers marquent le lieu comme m\u00e9diterran\u00e9en. Et d'autant plus qu'ici, en ce bord du Minervois, ils sont parmi les derniers d'une zone fronti\u00e8re, puisque \u00e0 quelques kilom\u00e8tres seulement de l\u00e0 ils disparaissent, et c'est la Montagne Noire, avec ses ch\u00e2taigniers.\n\nLa couleur olivier, ainsi, a une fonction harmonique : \u00e9tablir une continuit\u00e9 (en apparence n\u00e9cessaire) entre l'ordre des verts : verts des figuiers, des pins, des vignes, des cypr\u00e8s d'une part ; et celui des gris d'autre part : les gris presque \u00e9teints, presque cendreux des thyms, des lavandes dess\u00e9ch\u00e9s par l'\u00e9t\u00e9 avan\u00e7ant, presque poussi\u00e9reux. L'harmonie est atteinte le plus parfaitement dans les grandes chaleurs, quand l'herbe a \u00e0 peu pr\u00e8s disparu, et les fleurs, quelque part entre le quatorze juillet et les derniers jours d'ao\u00fbt. \u00c9cras\u00e9es, confondues par la toute lumi\u00e8re de l'apr\u00e8s-midi, les composantes du gris et du vert v\u00e9g\u00e9tal se r\u00e9assemblent, \u00e0 l'heure finale, avant de dispara\u00eetre \u00e0 nouveau, sur l'autre versant, qui n'est plus celui du blanc mais celui du noir, le noir de l'assombrissement nocturne.\n\nCette tension du vert et du gris, que la feuille d'olivier porte en elle, comme son signe \u00e0 double face, la dur\u00e9e la donne \u00e0 l'amandier, par son fruit. La fourrure verte de l'amande perdant son humidit\u00e9 printani\u00e8re arrive, dans ces m\u00eames semaines du c\u0153ur de l'\u00e9t\u00e9, avant de mourir, cassante et noire en d\u00e9cembre, \u00e0 un gris pelucheux et doux, sec, mais vivant encore, vivace. La parent\u00e9 avec l'olivier alors s'affirme. Ils appartiennent \u00e0 ce moment \u00e0 la m\u00eame r\u00e9gion privil\u00e9gi\u00e9e du territoire des couleurs. Et moi j'ai besoin de cet \u00e9quilibre de gris et de verts multiples pour supporter ce qui, sans leur affirmation d'aust\u00e9rit\u00e9, ne serait qu'un banal exc\u00e8s de rouge au soleil couchant.\n\nLa pierre elle-m\u00eame, cette pierre n'est pas autre, pas irr\u00e9ductiblement autre : large et grise, plate, d'un gris lui aussi v\u00e9g\u00e9tal par proximit\u00e9, par ressemblance, par assimilation ; imaginairement recouverte d'olivier, de thym gris, de lavande grise ; adoucie et comme v\u00eatue d'un gris d'amande. Chaude.\n\n## 183 La dalle de pierre plate sur laquelle je m'assieds\n\nLa dalle de pierre plate sur laquelle je m'assieds, les jambes pendantes contre la paroi de la restanque, au-dessus des oliviers, au-dessus et \u00e0 c\u00f4t\u00e9 des pins, est dans une trou\u00e9e, comme un col en formation : trou\u00e9e dans la masse v\u00e9g\u00e9tale qui couvre les pentes et le dos de la colline, trou\u00e9e dans la terre aussi puisque, \u00e0 cet endroit m\u00eame, la colline, sans protection, se ruine et se creuse.\n\nL'all\u00e9e des cypr\u00e8s \u00e9choue l\u00e0, ne parvenant pas \u00e0 prendre pied dans le peu de terre qui couvre \u00e0 peine le roc, sinon par deux ou trois individus isol\u00e9s, minuscules, _bonza\u00ef_ naturels.\n\nLes premiers cypr\u00e8s sont d\u00e9j\u00e0 vieux, ils \u00e9taient l\u00e0 avant nous, il y a plus de trente ans, ils formaient une all\u00e9e montante ; rude en bord de pente, qui s'arr\u00eatait brusquement \u00e0 mi-hauteur, comme si celui qui les avait plant\u00e9s, qui avait con\u00e7u cette architecture v\u00e9g\u00e9tale, parmi les plus belles qu'on puisse imaginer, une all\u00e9e de hauts cypr\u00e8s sombres, grimpante, abrupte, faisant irruption sur le ciel \u00e9blouissant d'une colline, loin, dans le haut (il y a bien une intention de b\u00e2tisseur dans la constitution d'une all\u00e9e ; la haie de cypr\u00e8s, utilitaire, pour la protection des maisons, des vignes, des vergers, est g\u00e9n\u00e9ralement consid\u00e9r\u00e9e comme suffisante, est rarement redoubl\u00e9e), s'\u00e9tait interrompu brusquement dans son effort, avait renonc\u00e9. L'all\u00e9e \u00e9tait aussit\u00f4t apparue \u00e0 mon p\u00e8re comme trop courte, comme inachev\u00e9e, et il entreprit de la prolonger jusqu'au sommet.\n\nUne autre raison de l'inach\u00e8vement apparut alors : car les nouveaux cypr\u00e8s ainsi plant\u00e9s ne poussaient pas, paralys\u00e9s par l'absence de terre et la terreur du vent : le vent (le cers violent venu de l'ouest et du nord) sans cesse heurte la colline, ayant pris de la vitesse dans le creux habit\u00e9 de vignes, l\u00e0-bas, vers Conques, dans ces lointains o\u00f9 s'enfoncent les soleils cr\u00e9pusculaires.\n\nTr\u00e8s longtemps l'all\u00e9e resta ainsi, ridiculement, affubl\u00e9e de cet appendice malheureux de cypr\u00e8s nains, qui ne disparaissaient pas, qui survivaient tenacement mais n'arrivaient pas \u00e0 rompre l'\u00e9quilibre impos\u00e9 par la s\u00e9cheresse et le vent, pour parvenir \u00e0 leur taille naturelle de grande flamme et bougie verte.\n\nEt puis brusquement, un printemps de cl\u00e9mence exceptionnelle, ils se mirent enfin \u00e0 grandir, et derri\u00e8re eux, sauf \u00e0 l'extr\u00eame bout du chemin, \u00e0 deux ou trois m\u00e8tres de la dalle de pierre, les pins maintenant abrit\u00e9s se mirent \u00e0 grandir aussi, couvrant la colline jusqu'au bord de la vigne.\n\nAujourd'hui la haie double, l'all\u00e9e, est achev\u00e9e, enti\u00e8re, harmonieusement projet\u00e9e jusqu'\u00e0 sa fin naturelle. Dans la nuit deux lignes noires, p\u00e9n\u00e9tr\u00e9es s\u00e9par\u00e9es d'un peu de lumi\u00e8re, de blancheur d'\u00e9toiles, de lune, comme deux lignes de prose, \u00e0 l'encre.\n\n## 184 Quinze minutes la nuit au rythme de la respiration\n\nUne photographie sur ma table, \u00e0 la gauche de la machine \u00e0 \u00e9crire, dans les marges de la lumi\u00e8re de la lampe, qui projette l'ombre du bord gauche de la machine sur sa marge droite et baigne le reste de l'image, immobile entre la gomme, le taille-crayon, deux Kleenex, des bouts de papier chiffonn\u00e9s couverts au crayon, une panoplie de feutres des quatre couleurs, le tapuscrit du 'grand incendie de londres' dans ses chemises jaune-orange ; image-page allong\u00e9e, \u00e0 l'italienne, d'un format l\u00e9g\u00e8rement plus grand que le _journal_ , le livre extrait des m\u00e9ditations manuscrites d'Alix, o\u00f9 elle figure, en r\u00e9duction, p. 78 :\n\nPhotographier le familier \u2013... \u2013 le merveilleux, l'\u00e9trange \u2013 et plus encore la conjonction des deux.\n\nLa photographie noir et blanc, la seule pour moi, mime la page, l'encre de ses signes emprunt\u00e9s \u00e0 la lumi\u00e8re. Ma lampe aujourd'hui la place dans une marge d'obscurit\u00e9 o\u00f9 elle rayonne de tout son noir, du noir dominant qui l'habite. Une grande masse noire la couvre plus qu'\u00e0 moiti\u00e9, au premier regard homog\u00e8ne (au regard pris dans les fronti\u00e8res de la lampe et de l'obscurit\u00e9) mais qui ensuite s\u00e9pare en deux plages, toutes deux noires, mais l'une, celle du dessous, au bord inf\u00e9rieur de l'image moins \u00e9paisse, moins absolue ; la s\u00e9paration de ces deux intensit\u00e9s de noir cr\u00e9e un angle, la plage inf\u00e9rieure appara\u00eet horizontale, la plage sup\u00e9rieure verticale, mur d'obscurit\u00e9 dress\u00e9 \u00e0 la surface d'un sol lui-m\u00eame obscur et noir, mais un peu moins.\n\nVers le haut, la masse des noirs verticaux se s\u00e9pare \u00e0 son tour, cette fois distinctement, se d\u00e9coupe m\u00eame, se d\u00e9chiquette en pics creus\u00e9s de golfes lumineux : montagnes tr\u00e8s abruptes, plusieurs plans de montagnes s'enfon\u00e7ant vers un arri\u00e8re de l'image, relief imagin\u00e9 par le devenir gris des noirs ; montagnes regard\u00e9es du plancher d'une vall\u00e9e sombre, sombre de la muraille de noirs qui se dresse verticalement devant elle ; vall\u00e9e sombre et sans d\u00e9tails, \u00e0 peine touch\u00e9e, minimalement, de quelques photons tomb\u00e9s du ciel sans couleur ; montagnes s'enfon\u00e7ant dans d'autres montagnes, grises et \u00e9clair\u00e9es de tr\u00e8s loin.\n\nCe seraient montagnes sauf que les airs, au-dessus, sont envahis aussi de noir : du noir cette fois comme une fum\u00e9e ; les montagnes ne sont pas solides, profondes, mais de fum\u00e9e \u00e9paisse, noire de fum\u00e9e dont on ne voit pas les flammes, ou plut\u00f4t dont les flammes sont noires elles-m\u00eames, sont la fum\u00e9e m\u00eame ; un feu noir ; un feu-fum\u00e9e d'une seule noire couleur ; un feu sombre qui renvoie la lumi\u00e8re qui l'exhibe, qui le dessine, qui le p\u00e9n\u00e8tre de gris en arri\u00e8re et le dissipe en fum\u00e9es.\n\nCe ne sont pas des montagnes, ce sont des flammes inclin\u00e9es vers la gauche ; des flammes obscures qui ne poussent pas toutes droites vers le ciel, mais s'inclinent sous la lumi\u00e8re visible \u00e0 droite, la lumi\u00e8re lointaine qui les enveloppe de sa clart\u00e9, les d\u00e9finit comme flammes ; les flammes s'inclinent sous la lumi\u00e8re, et sous le vent invisible aussi, venu du coin lumineux, \u00e0 droite, o\u00f9 le golfe de lumi\u00e8re est le plus profond ; le vent et la lumi\u00e8re viennent de l\u00e0, comme la photographie le r\u00e9v\u00e8le, dans sa na\u00efvet\u00e9 irr\u00e9ductible (ce n'est pas de la na\u00efvet\u00e9 du photographe qu'il s'agit mais de la simplicit\u00e9 apparente native de cet art, qui joue \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9) : \u00ab le familier, l'\u00e9trange, la conjonction des deux \u00bb.\n\nChaque m\u00e8che, plumeau, de flamme apparente est double ; chaque bougie de flamme a son double gris en arri\u00e8re ; son halo de gris, son portrait gris par la lumi\u00e8re, qui appara\u00eet s'y \u00eatre prise \u00e0 plusieurs fois, avoir marqu\u00e9 une h\u00e9sitation.\n\n## 185 Une nuit sans lune, des \u00e9toiles\n\nUne nuit sans lune, des \u00e9toiles : les \u00e9toiles donnent leur lumi\u00e8re, mais pour les sels photographiques comme lentement, comme si la distance extr\u00eame se marquait moins par la faiblesse de la trace que par sa lenteur, son h\u00e9sitation \u00e0 impressionner la surface d'infime \u00e9paisseur.\n\nLa photographie n'est pas de flammes, m\u00eame noires, pas de montagnes aval\u00e9es par l'obscurit\u00e9 de nuit, mais de cypr\u00e8s ; les cypr\u00e8s dans la nuit bougies noires boug\u00e9es de vent, flammes-fum\u00e9es. M'asseoir sur la dalle ti\u00e8de, dans le vent nocturne d'octobre, les jambes contre la paroi de la restanque, c'est retrouver la chaleur d\u00e9j\u00e0 de la m\u00eame pierre, en ao\u00fbt, le d\u00e9but d'ao\u00fbt luxueux de 1980 : l'air empli d'\u00e9toiles, les vignes, les oliviers trac\u00e9s au noir, au blanc poussi\u00e9reux, la nuit respirante \u00e0 la chaleur, aromatique. Dans la nuit sans lune, mais avec \u00e9toiles, sur la dalle chaude, l'id\u00e9e vint \u00e0 Alix de photographier la nuit, de tenir sur la page noir et blanc le poids de cette lenteur, de cette lumi\u00e8re archa\u00efque venue de confins extr\u00eames ; c'est une photographie de la nuit nue, et une photographie faite nue dans la nuit, l'appareil photographique tenu contre la poitrine sans \u00e9toffe, contre la poitrine m\u00eame, nue.\n\nIl est naturel de se tourner vers ces arbres, les absorbant, plut\u00f4t que vers les distances, Conques, la Montagne Noire, la pente des oliviers, les azeroliers, les pins enchev\u00eatr\u00e9s de gen\u00eats.\n\nL'all\u00e9e des cypr\u00e8s vient jusque-l\u00e0, jusqu'aux grandes pierres plates, et dans la nuit, cette nuit de chaleur dont je parle, en ao\u00fbt, les deux lignes montantes \u00e9taient noires avec insistance, recevant le regard des \u00e9toiles comme d'infimes piq\u00fbres, sans se laisser en aucune fa\u00e7on toucher, insinuer, p\u00e9n\u00e9trer.\n\nChaque cypr\u00e8s a forme de flamme, est un corps noir m\u00eame dans le jour, \u00e0 la lumi\u00e8re du jour m\u00eame rayonne vers l'int\u00e9rieur de soi, comme la flamme, elle aussi absorb\u00e9e en soi, vers la d\u00e9voration interne de l'air. Les cypr\u00e8s montent vers le ciel comme colonnes d'air br\u00fblant et noir. Les cypr\u00e8s de l'all\u00e9e demeuraient visibles chacun dans la procession grimpante jusqu'\u00e0 nous sur la colline, visibles d\u00e9tach\u00e9s par leur obscurit\u00e9 excessive m\u00eame, un d\u00e9fi \u00e0 toute appr\u00e9hension par le regard fix\u00e9. Ils semblaient, vus du lieu le plus haut et le plus clair de la colline, ne pas pouvoir \u00eatre montr\u00e9s. Ils n'\u00e9taient nullement hostiles, ni \u00e9loign\u00e9s par solitude et silence, insaississables par indistinction. Mais la file double de leur succession nombrable r\u00e9cusait toute mesure par une _d\u00e9piction_.\n\nEt le d\u00e9sir aussit\u00f4t, le d\u00e9sir sans r\u00e9flexion, comme tout d\u00e9sir, est venu de cette r\u00e9sistance oppos\u00e9e non \u00e0 la vue, mais au dessein d'offrir \u00e0 la vue voyante cette m\u00e9moire plate et reproductible \u00e0 l'identique, une photographie. Cela signifiait en m\u00eame temps un \u00e9lan, d'identification dans l'autonomie, une sympathie avec la forme, avec son ascension droite et obstin\u00e9e.\n\n## 186 Les cypr\u00e8s ne bougeaient pas\n\nMais les cypr\u00e8s, alors, ne bougeaient pas : au moment dont je me souviens, le moment que j'\u00e9cris, octobre, il y a du cers ti\u00e8de qui s'enveloppe autour de mes jambes, qui vient battre obstin\u00e9ment la colline en haut de la restanque, et les cypr\u00e8s s'inclinent, non vers la gauche dans un souffle venu de l'autre direction mais vers l'avant ; ils s'inclinent de la t\u00eate comme ils le font toujours, comme des flammes, comme des bougies nocturnes dans une chambre fen\u00eatre ouverte, comme des montagnes charg\u00e9es de nuit quand on les contemple fixement.\n\nEn octobre de cette ann\u00e9e ant\u00e9rieure, dans le cers ti\u00e8de de deux heures du matin, je me souviens, comme je me souviens maintenant, de la photographie intitul\u00e9e _Quinze Minutes la nuit au rythme de la respiration_ (les deux souvenirs se superposent, deviennent indistincts ; je me souviens maintenant, devant l'image, et je me souviens m'\u00eatre souvenu), du moment d'ao\u00fbt, nocturne aussi ; \u00e0 ce moment les cypr\u00e8s ne bougeaient pas. Et, Alix se levant, regardant l'all\u00e9e des cypr\u00e8s, l'air \u00e9tait chaud, immobile, en repos dans la nuit, il n'y avait pas de vent.\n\nSi, sur la photographie, les flammes des cypr\u00e8s noirs comme des fum\u00e9es s'inclinent vers la gauche, ce n'est pas un vent r\u00e9volu d'ao\u00fbt pesant sur les arbres dont l'image, fix\u00e9e interrompant la vue et la lumi\u00e8re, signale les effets, mais le mouvement de l'appareil qu'Alix avait pos\u00e9 contre ses seins, \u00e0 nu, contre la chaleur ; l'inclinaison est cellle de la direction du regard, m\u00e9canique, de l'appareil.\n\nPris la nuit avec ouverture de 10-15 minutes. L\u00e9g\u00e8re oscillation de bas en haut due \u00e0 ma respiration.\n\nL'oscillation, due au souffle, projette l'\u00eatre des cypr\u00e8s en fum\u00e9e vers le haut ; vers le haut et de c\u00f4t\u00e9. Les cypr\u00e8s, sur la gauche de l'image, s'envolent dans une fum\u00e9e noire et grise vers le ciel, non sous l'effet \u00ab pneumatique \u00bb du cers mais sous l'effet du souffle, qui soul\u00e8ve les seins et l'appareil photographique. L'image h\u00e9rite du souffle.\n\nC'est pourquoi cette photographie est autant photographie du souffle que les cypr\u00e8s : attention au souffle, au rythme et mouvement de la respiration envahissant, indirectement, par ses effets de dur\u00e9e captant la lumi\u00e8re minuscule des \u00e9toiles, l'inerte et immobile image de l'all\u00e9e de cypr\u00e8s.\n\nCette photographie est un hommage malheureux et passionn\u00e9 \u00e0 la respiration, au souffle, que son auteur, asthmatique depuis l'enfance (elle allait en mourir), trouvait ainsi \u00e0 signer dans l'image, \u00e0 tracer \u00e0 l'encre de ces bougies noires dont les formes, si nettes, si autonomes dans la nuit du monde, se dissipaient en l'air sur la vitre de l'image, comme si une bu\u00e9e l'avait couverte. L'effet indirect, \u00e0 distance, du souffle, dessaisissait les formes-cypr\u00e8s de leur nettet\u00e9, de leur identit\u00e9 m\u00eame.\n\nUne image de l'amour et du malheur de l'air, de la passion impossible du malade de l'air pour le souffle ; et l'all\u00e9e de cypr\u00e8s, avec sa tranquillit\u00e9, sa mont\u00e9e sombre, et son histoire, \u00e9tait m\u00e9tonymie parfaite de ces lieux familiaux o\u00f9 pr\u00e9cis\u00e9ment l'asthmatique ne peut \u00eatre sans souffrir, sans \u00e9touffer.\n\n## 187 L'all\u00e9e de cypr\u00e8s n'est pas montr\u00e9e directement\n\nL'all\u00e9e de cypr\u00e8s n'est pas montr\u00e9e directement sur l'image, mais de c\u00f4t\u00e9 ; le d\u00e9tail des raisons techniques (la quantit\u00e9 de lumi\u00e8re, sa direction, certainement) m'\u00e9chappe, n'a pas d'importance ; l'image est image nocturne de l'all\u00e9e de cypr\u00e8s, c'est ainsi, parce que je le sais et le dis. Pendant la prise, et ses quinze minutes d'immobilit\u00e9, je m'\u00e9tais assis sur un petit mur bas de pierre s\u00e8che qui est au pied du pigeonnier ; un mur bord\u00e9 de figuiers, comme souvent, selon l'organisation ancienne des paysages m\u00e9diterran\u00e9ens : les murs accompagnent les figuiers, ou les figuiers les murs ; les figuiers embrassent les murs et parfois les p\u00e9n\u00e8trent, les disloquent, de l'embrassement de leurs racines qui disjoignent les pierres.\n\nLe pigeonnier s'\u00e9l\u00e8ve dans les vignes, sur la colline, seul. Il y a trente ans, en prenant possession de cet endroit, moins confortable alors qu'aujourd'hui (il n'y avait pas l'eau courante, ni l'\u00e9lectricit\u00e9 partout), j'avais d\u00e9cid\u00e9 de vivre l\u00e0 (la vie provisoire des mois d'\u00e9t\u00e9, des vacances) et je m'\u00e9tais empar\u00e9 de ce b\u00e2timent \u00e9troit, \u00e0 quatre hauteurs \u2013 plut\u00f4t qu'\u00e9tages ; il n'\u00e9tait pas con\u00e7u pour une habitation humaine, mais pour celle des pigeons, qui avaient droit \u00e0 des niches individuelles de briques dans les murs.\n\nComme le sol \u00e9tait en pente, on y p\u00e9n\u00e9trait \u00e0 deux niveaux : celui du bas avait une porte, ouvrant sur le petit mur bas et les figuiers vers l'ext\u00e9rieur, vers l'int\u00e9rieur sur une minuscule pi\u00e8ce, \u00e0 outils sans doute, sans fen\u00eatres. Celui du haut, sur l'arri\u00e8re, avait une fen\u00eatre, ferm\u00e9e d'un volet, s'ouvrant \u00e0 cinquante centim\u00e8tres du sol (d\u00e9j\u00e0 donc beaucoup plus haut que le premier niveau) et qui avait ma pr\u00e9f\u00e9rence pour l'entr\u00e9e \u00ab chez moi \u00bb (j'avais vingt ans, ou presque, les escalades ne m'effrayaient pas). Ici encore, sur le plancher de cette deuxi\u00e8me \u00ab pi\u00e8ce \u00bb, je pouvais me tenir debout. L'\u00e9tage sup\u00e9rieur, interm\u00e9diaire et troisi\u00e8me, celui des chambres \u00e0 coucher des pigeons (qui l'avaient depuis longtemps abandonn\u00e9, la \u00ab campagne \u00bb de Saint-F\u00e9lix, dans les derni\u00e8res ann\u00e9es du pr\u00e9c\u00e9dent propri\u00e9taire, n'\u00e9tait plus gu\u00e8re entretenue (circonstance regrettable en soi mais heureuse pour mes parents qui avaient pu ainsi l'acqu\u00e9rir sans trop de difficult\u00e9s financi\u00e8res)), \u00e9tait, lui, de \u00ab plafond \u00bb tr\u00e8s bas et je ne pouvais pas m'y tenir debout. Pas plus d'ailleurs au dernier \u00e9tage, qui \u00e9tait celui que j'avais adopt\u00e9 comme chambre, sous le toit.\n\nJ'avais hiss\u00e9 l\u00e0, non sans mal, un sac de couchage et quelques couvertures (gu\u00e8re n\u00e9cessaires pendant juillet et ao\u00fbt mais plus utiles en automne, ou en hiver). La \u00ab chambre \u00bb \u00e9tait largement ouverte \u00e0 l'air et au vent, par deux demi-cercles \u00e0 hauteur du plancher, sans aucun rebord. Allong\u00e9 sur mon sac de couchage (je ne pouvais qu'\u00eatre couch\u00e9, ou assis), parall\u00e8lement aux ouvertures du mur, j'apercevais, loin dans la nuit, les lumi\u00e8res du village de Villalier, plus loin encore celles de Carcassonne et parfois, les matins de vent \u00ab marin \u00bb qui rendaient l'air transparent dans cette direction, les Pyr\u00e9n\u00e9es, tempes minces et blanches, proches.\n\n## 188 La buse\n\nQuand j'ai d\u00e9cid\u00e9 de m'emparer du pigeonnier, montant avec pr\u00e9cautions d'\u00e9tage en \u00e9tage pour v\u00e9rifier la viabilit\u00e9 de mon installation (les planchers \u00e9taient en bon \u00e9tat, le toit ne fuyait pas, les marches ne c\u00e9daient pas sous mon poids, les murs avaient besoin de cr\u00e9pi mais \u00e9taient sains, larges, sans crevasses (les b\u00e2tisseurs n'avaient pas m\u00e9pris\u00e9 le confort des pigeons)), j'ai d\u00e9couvert que l'endroit \u00e9tait habit\u00e9 ; pour m'y loger, je devais en chasser un squatter : c'\u00e9tait un squatter animal et aviaire, qui avait marqu\u00e9 le territoire (la partie sup\u00e9rieure o\u00f9 je voulais mettre mon \u00ab lit \u00bb) de mani\u00e8re odorante et indiscutable, par des plumes et des excr\u00e9ments. Une buse.\n\nElle n'abandonna pas sans lutte les lieux. Mon irruption soudaine et inattendue (c'\u00e9tait le plein jour, un apr\u00e8s-midi d'\u00e9t\u00e9, elle dormait sans doute) lui causa vraisemblablement une grande frayeur, et elle s'enfuit avec un fracas affol\u00e9 d'ailes et de cris (je ne sais comment la langue d\u00e9signe le cri des buses, dont je me souviens seulement qu'il est plut\u00f4t inharmonieux). Mais plusieurs nuits de suite, peu apr\u00e8s l'\u00e9tablissement de l'obscurit\u00e9 nocturne (j'\u00e9tais dans la nuit, sans lumi\u00e8re que d'une lampe \u00e9lectrique), par obstination, incr\u00e9dulit\u00e9 ou intimidation, j'ouvris les yeux (je dormais) et je la vis pos\u00e9e sur le bord dans l'ouverture sans vitres, immobile et me regardant ; je bougeai, j'allumai la lampe, et elle s'enfuit. Son attitude n'\u00e9tait pas agressive, mais je l'interpr\u00e9tais plut\u00f4t comme charg\u00e9e de reproches, une indignation de gros oiseau un peu b\u00eate, de volatile demeur\u00e9, incapable de s'habituer rapidement \u00e0 cette nouvelle situation (pens\u00e9e indiscutablement color\u00e9e par la r\u00e9putation de la buse, \u00e0 laquelle il n'est pas attribu\u00e9 un QI extr\u00eamement \u00e9lev\u00e9, je ne sais pour quelle raison (la chouette, au contraite, passe pour sage, sa propagande ayant \u00e9t\u00e9 remarquablement conduite par les Anciens, qui en font quelque chose comme un Platon des Oiseaux, et elle la conservera sans doute encore longtemps, malgr\u00e9 les efforts m\u00e9ritoires de A. A. Milne dans les livres de Pooh)).\n\nQuelles qu'aient \u00e9t\u00e9 ses raisons r\u00e9elles, la buse revint ainsi chaque nuit pendant une dizaine de jours ; puis ses visites s'espac\u00e8rent et elle ne r\u00e9apparut pas les autres ann\u00e9es.\n\nVu du bas, du bas de la vigne qui s'\u00e9l\u00e8ve vers lui, le pigeonnier lui-m\u00eame (que j'ai abandonn\u00e9 aussi, plus tard, comme trop inconfortable, mais que j'ai longtemps r\u00eav\u00e9, sans aller au-del\u00e0 de l'intention, d'am\u00e9nager en demeure viable (l'eau, la lumi\u00e8re sont proches et les alv\u00e9oles \u00e0 pigeons auraient fait d'excellentes niches \u00e0 livres)) appara\u00eet comme un grand oiseau pos\u00e9 sur le sol, avec deux grands yeux en demi-cercle, regardant les lointains du fond de ses orbites sombres, d'un regard contemplatif d'une infinie sagesse, une chouette, en somme ; une Minerve du Minervois.\n\n## 189 Le noir m\u00eame\n\nChaque cypr\u00e8s dans l'obscurit\u00e9 est plus obscur encore, redouble d'obscurit\u00e9 contre l'obscurit\u00e9, scelle le noir dans sa forme, devient par exellence l'\u00e9tat du noir.\n\nAu mouvement de l'appareil photographique l'unit\u00e9 de la chose cypr\u00e8s, chose noire, s'alt\u00e8re, les minutes qui passent l'\u00e9parpillent, la d\u00e9font.\n\nLa fronti\u00e8re du corps de l'arbre se dissout, la forme de l'arbre, ce stylite de flamme sombre, s'\u00e9rode : forme-corps, elle perd la substance, l'obscurit\u00e9, qu'elle enferme : l'image, la succession d'images qui se constitue \u00ab piction \u00bb sur le n\u00e9gatif, r\u00e9pand du cypr\u00e8s en l'air de la nuit \u00e9toil\u00e9e : une illusion de fum\u00e9e charbonneuse, aspir\u00e9e vers le ciel en oblique, vers la hauteur claire, au rythme de la respiration.\n\nMais tout se passe \u00e0 la vue future comme une apparition ; comme si nous \u00e9tait rendue visible une r\u00e9elle d\u00e9perdition de substance, comme si \u00e9tait dissimul\u00e9e aux yeux qui ne voient pas, qui sont incapables de voir dans la dur\u00e9e, cette perte. Nos yeux ne voient pas contin\u00fbment, mais instant apr\u00e8s instant, images form\u00e9es les unes apr\u00e8s les autres autonomes ; notre regard en fait cligne comme une cam\u00e9ra, toute continuit\u00e9 de la vision est illusoire. Il y a un temps d'impr\u00e9gnation des cellules corporelles par la lumi\u00e8re, d'o\u00f9 les intermittences de la vision que combat la reproduction photographique. \u00c0 nos yeux, les cypr\u00e8s successifs \u00e9mis par le cypr\u00e8s m\u00eame s'interp\u00e9n\u00e8trent, empi\u00e8tent les uns sur les autres. Du noir tombe, ou s'\u00e9l\u00e8ve, \u00e9chappe.\n\nLa poitrine bougeait, et dans l'appareil une accumulation de messages sombres venus de chaque cypr\u00e8s de l'all\u00e9e d\u00e9bordait, avec projection d'encres, taches solaires.\n\nLa dur\u00e9e de pose a produit encore un second effet, plus \u00e9trange, plus r\u00e9v\u00e9lateur peut-\u00eatre : chaque cypr\u00e8s semble d\u00e9doubl\u00e9. Ce qui apparaissait d'abord au regard comme un arri\u00e8re-plan de montagnes, une autre montagne semblable derri\u00e8re chaque montagne, devient visible comme un _autre_ cypr\u00e8s derri\u00e8re chaque cypr\u00e8s, gris. Chaque cypr\u00e8s est accompagn\u00e9 d'un double gris, tr\u00e8s proche ; mais il n'y a pas entre eux de miroir, de surface r\u00e9fl\u00e9chissante ; le double gris de chaque cypr\u00e8s noir est bien un double, diaphane.\n\nL'\u00eatre-noir du cypr\u00e8s, sa forme noire, porte ainsi, invisiblement dans le jour, ainsi surgissant dans la r\u00e9v\u00e9lation de la dur\u00e9e par un regard (l'appareil) indiff\u00e9rent (donc sans aveuglement), son double, son \u00e9manation diaphane. \u00c9chappant \u00e0 toute lumi\u00e8re du jour, ce n'est pas l'intervention de la lumi\u00e8re qui le d\u00e9busque mais au contraire la faiblesse de la lumi\u00e8re insistant longuement dans le temps. Il faut \u00e9clairer longuement et l\u00e9g\u00e8rement pr\u00e8s du visage du cypr\u00e8s, contre sa face, pour que se laisse voir l'ange de la forme, l'ange formel, ce \u00ab colporteur du silence \u00bb (Pseudo-Denys) que toute chose a contre soi.\n\nUne photographie du noir, du noir m\u00eame.\n\n## 190 La grande chaleur\n\nLa grande chaleur d'ao\u00fbt, la nuit pass\u00e9e \u00e0 l'encre du repos, du retrait solaire, les formes des cypr\u00e8s, des oliviers, des pins, sur une colline gris et blanc aux \u00e9toiles, trac\u00e9e de vignes, remu\u00e9e d'insectes, de rumeurs, tout cela \u00e9tait une profusion de signes ; signes qui annon\u00e7aient tous, qui tous disaient ensemble : M\u00e9diterran\u00e9e.\n\nPour Alix, le pigeonnier aux yeux de chouette sur la pente, le soleil omnipr\u00e9sent m\u00eame dans l'obscurit\u00e9, les cypr\u00e8s enfin qu'elle avait choisis pour photographier selon la respiration, pour prendre image du souffle, \u00e9voquaient un autre paysage m\u00e9diterran\u00e9en, qui est le paysage m\u00e9diterran\u00e9en par excellence, par anciennet\u00e9, par tradition : la Gr\u00e8ce.\n\nCar les trois ann\u00e9es qu'elle avait v\u00e9cues en Gr\u00e8ce (dans la Gr\u00e8ce des \u00ab colonels \u00bb pourtant, la stupide et mesquine dictature) au temps de sa pr\u00e9-adolescence, avaient \u00e9t\u00e9 les seules ann\u00e9es de sa vie qu'elle pouvait dire heureuses ; parce que paisibles dans l'oubli de la maladie, dans une p\u00e9riode de latence, sans crises d'asthme, avant le retour au Canada. Et ici, dans cette version modeste des splendeurs m\u00e9diterran\u00e9ennes, \u00e0 l'autre bout, ou presque, de cette mer, elle se retrouvait un moment dans l'illusion d'une renaissance, d'un nouvel apaisement. La capture des cypr\u00e8s en masse dans le noir repr\u00e9sentait cet espoir, ce mirage.\n\nUn m\u00eame mirage l'avait conduite, huit ans auparavant, en 1972, \u00e0 quitter le Canada des neiges, du froid, de l'air gel\u00e9, irrespirable (l'air de l'hiver, le froid, l'humidit\u00e9 trop constante lui faisaient peur et, l'effrayant, pr\u00e9cipitaient les crises, le d\u00e9sespoir), et, se penchant sur la carte de France, elle avait d\u00e9couvert une ville et son nom : Aix-en-Provence. Elle y avait vu la promesse d'une sant\u00e9 de nouveau possible, d'une solitude et autonomie studieuse dans la conqu\u00eate de cette discipline grecque entre toutes selon notre imagination : la philosophie.\n\nElle n'avait pas trouv\u00e9 la gu\u00e9rison mais une passion double, celle de dire et de montrer : Wittgenstein et la photographie.\n\n## 191 Beaut\u00e9 du noir\n\nJe voyais Alix devant l'all\u00e9e de cypr\u00e8s noire, dans la nuit, nue, sa nudit\u00e9 noire elle-m\u00eame, sa chevelure, le noir \u00e0 ses bras, \u00e0 son ventre, s'essayant \u00e0 un \u00e9loge inverse de la lumi\u00e8re, s'effor\u00e7ant de capturer l'ange du noir, l'infime \u00e9cart de la forme des cypr\u00e8s \u00e0 elle-m\u00eame, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d'elle-m\u00eame.\n\nJe voyais et pensais \u00e0 son rayonnement m\u00e9lancolique, beaut\u00e9 du noir.\n\nNuit, c'est cela\n\nchevelure\n\nde noir r\u00e9v\u00e9rend la lumi\u00e8re n'est que pour le d\u00e9finir ainsi\n\nla nuit premi\u00e8re pr\u00e9c\u00e9da le jour\n\nles yeux\n\nnoirs\n\ns'ils semblent obscurs c'est qu'ils rayonnent\n\ndans la profondeur affectant l'esprit derri\u00e8re les sens\n\nils sont moins\n\nle travail de la lumi\u00e8re que son influx\n\nNoir Nuit Chevelure \u0152il\n\n\u00e0 travers toi _cela_ d\u00e9clare comment _lui_\n\nd'abord cach\u00e9dans la nuit de toujours\n\nassembla pour nous cette lumi\u00e8re seconde, noire,\n\nqu'ensuite il nous donna ordinaire au regard\n\nSon Image, donc toi.\n\nQui pourrait mettre en doute que telle\n\nest la force qui regarde au-dehors\n\n\u00e0 travers cela, le noir\n\nde tes yeux ?\n\nsupposons\n\nune vitre grise ou noisette\n\nla vue et l'\u00e2me brillent l\u00e0 aussi\n\nmais quels rayons alors sont ceux qui\n\npasseront\n\nla vitre noire ?\n\nEt pourtant, nous fuyons, sans comprendre\n\naveugles\n\n\u00e0 la gloire qui \u00e9claire toutes r\u00e9gions\n\nde l'int\u00e9rieur de toi la vue\n\ns'arr\u00eate \u00e0 l'enveloppe et retourne\n\nvainement s'\u00e9tant tendue vers toi\n\nest-ce\n\nparce que au-del\u00e0 du noir il n'y a pas\n\nune borne fixe horizontale\n\net que ainsi comme il ach\u00e8ve le blanc\n\non peut dire qu'il enveloppe toutes couleurs\n\net en cons\u00e9quence retient\n\nquelque chose de l'infini ?\n\nou est-ce\n\nque le centre de notre vue\n\nvoil\u00e9 en sa nuit propre\n\ndiscerne ta noirceur par un autre sens\n\nque celui qui nous donne les couleurs,\n\ndiverses \u00e0 la vue\n\net en cons\u00e9quence connues\n\nseulement par leurs diff\u00e9rences\n\ndis-nous\n\nquand\n\nsous ta chevelure noire en ton \u0153il noir\n\ns'agitent les formes que nous pourrions conna\u00eetre\n\nsi nous ne voyons pas la lumi\u00e8re clairvoyante\n\nn'est-ce pas\n\nque nous sommes aveugles \u00e0 ce qui vient d'en haut\n\n\u00e0 cause des soleils bas ?\n\n(D'apr\u00e8s Edward Herbert, \nlord of Cherbury.)\n\n## 192 \u00ab Of black itself \u00bb\n\n(Deux sonnets de Cherbury :)\n\nBeaut\u00e9 du noir\n\nBeaut\u00e9 du noir, qui, plus que la lumi\u00e8re commune,\n\nDont la force ne peut renouveler les couleurs\n\nSinon celles que la noirceur de nouveau r\u00e9duit,\n\nDemeure toujours invariable \u00e0 la vue,\n\nEt tel l'objet \u00e9gal sous le regard,\n\nToi que ne change pas le jour ni cache la nuit,\n\nQuand toutes les couleurs que le monde dit brillantes,\n\nEt que poursuivait tant la vieille po\u00e9sie,\n\nAvec la nuit sont disparues et p\u00e9ries\n\nQuand de leur \u00eatre-l\u00e0 il ne reste aucune trace\n\nTu r\u00e9sistes encore, si enti\u00e8rement une,\n\nQue nous comprenons que ta noirceur est l'\u00e9tincelle\n\nD'une lumi\u00e8re inaccessible et que seule\n\nNotre noirceur peut nous la faire croire noire.\n\nAutre sonnet, au noir lui-m\u00eame\n\nNoir, toi en qui toutes couleurs se composent,\n\nEt vers qui toutes retournent \u00e0 la fin\n\nCouleur, toi, du soleil, l\u00e0 o\u00f9 il br\u00fble,\n\nOmbre o\u00f9 il devient froid ; en toi s'enferme\n\nTout ce que la Nature pose, ou disposa\n\nEn autres couleurs : de toi s'\u00e9l\u00e8vent\n\nCes humeurs et complexions qui, r\u00e9v\u00e9l\u00e9es\n\nParties de toi, agissent comme myst\u00e8res\n\nDe cela, cach\u00e9, ton pouvoir ; quand tu r\u00e8gnes,\n\nLes caract\u00e8res du destin brillent dans le ciel,\n\nPour nous dire ce que les Cieux ont voulu :\n\nMais quand la lueur commune de la terre \u00e9clate \u00e0 nos yeux,\n\nTu te retires tant toi-m\u00eame que ton d\u00e9dain\n\nToute r\u00e9v\u00e9lation \u00e0 l'homme d\u00e9nie.\n\n# IV\n\n# Nuit\n\n* * *\n\n## 193 (\u00a7 88) Nuit, tu viendrais\n\nAilleurs, ce pourrait \u00eatre ailleurs, dans le temps ; la nuit, pas la nuit qui va finir, qui va dispara\u00eetre au jour, mais l'autre nuit, celle qui vient :\n\nnuit\n\ntu viendrais\n\nles lumi\u00e8res\n\npousseraient\n\nsur les pentes\n\nvid\u00e9es de jour\n\nje verrais sur\n\nle mur la boue\n\njaune de la\n\nlampe\n\nvenue du\n\ndedans\n\nnuit tu\n\nviendrais\n\nce serait\n\nnuit je verrais\n\ndans le noir le\n\nnoir le\n\nnoir plus \u00e9pais\n\nque tu caches\n\nnuit\n\ntu\n\nviendrais\n\netc.\n\n# V\n\n# \u00ab The great fire of London \u00bb\n\n* * *\n\n## 194 (\u00a7 98) Une fin\n\nCette bifurcation, la cinqui\u00e8me et derni\u00e8re, vient \u00e0 la fin : apr\u00e8s le dernier _moment_ du _r\u00e9cit_ , et la derni\u00e8re _incise_.\n\nSi cette _branche_ de mon livre en cours devient livre, seule cette fin, bien que provisoire en intention, n'en sera pas moins une fin mat\u00e9rielle de livre, une fin pour un lecteur, et la continuit\u00e9 que j'ai choisie, apr\u00e8s quelque h\u00e9sitation, disposant les _bifurcations_ \u00e0 la suite des _incises_ , elles-m\u00eames suivant la totalit\u00e9 du _r\u00e9cit_ , qui forme un tout autonome, lui donne un \u00e9clairage particulier, lui conf\u00e8re une sorte de responsabilit\u00e9 : celle de conclure, ici et maintenant.\n\nCe que je vais faire, par les deux derniers moments (qu'une d\u00e9cision num\u00e9rologique m'impose), mais de la mani\u00e8re la plus neutre possible.\n\nUne fin donc, mais de quoi ?\n\nUne fin possible d'un tout, 'le grand incendie de londres', qui ne sera pas termin\u00e9, tel que je le con\u00e7ois \u00e0 l'instant m\u00eame d'\u00e9crire ces mots, mais qui sera sa fin effective, s'il s'arr\u00eate l\u00e0 ; cette fin est par cons\u00e9quent n\u00e9cessairement d\u00e9cevante, au regard de ce qu'on peut attendre d'un fin romanesque (y compris celles qui utilisent la strat\u00e9gie de la brusquerie, de l'ellipse, de l'inach\u00e8vement apparent) : mais j'ai dit que, pass\u00e9 un certain seuil (et j'ai dit aussi, d\u00e9j\u00e0, que ce seuil \u00e9tait pass\u00e9), 'le grand incendie de londres' sera achev\u00e9 ; il finira, d'o\u00f9 il s'ensuit que peut-\u00eatre il finit ici, en cette bifurcation.\n\nS'il finit ici, je n'aurais pas dit 'en clair' sa d\u00e9finition. Pourtant, il se sera conform\u00e9 \u00e0 sa d\u00e9finition non dite et, puisqu'il en est ainsi, sa d\u00e9finition pouvait \u00eatre omise. Mais s'il se poursuit au-del\u00e0, en d'autres _branches_ (j'en imagine plusieurs), je pr\u00e9vois toujours de dire les mots manquants dans la proposition existentielle devant lui servir de d\u00e9finition, et, s'il se trouve que j'y parviens (ce sera, alors, que l'ach\u00e8vement pr\u00e9vu et l'ach\u00e8vement r\u00e9el seront tr\u00e8s proches, ce qui est loin d'\u00eatre le cas maintenant, o\u00f9 j'envisage une continuation \u00e9tendue), il sera possible pour le lecteur d'\u00e9valuer la pertinence de mon affirmation : \u00ab 'le grand incendie de londres' est............................... \u00bb.\n\nMais alors, cette branche 1, _Destruction_ , consid\u00e9r\u00e9e seule, quelle est-elle ?\n\nDestruction, mais de quoi ?\n\n## 195 Je ne r\u00e9pondrai pas ici\n\nJe ne r\u00e9pondrai pas ici, compl\u00e8tement et distinctement, \u00e0 cette question.\n\nBien \u00e9videmment d'abord parce que cette branche, en intention, est une branche premi\u00e8re, doit \u00eatre suivie d'autres, et le sens de l'ensemble d\u00e9terminera, en grande partie, le sens de chacune de ses parties ; si elle reste seule \u00e9crite, son sens propre s'en trouvera alt\u00e9r\u00e9, mais, bien \u00e9videmment aussi, je ne peux pas me placer dans cette hypoth\u00e8se.\n\nSi r\u00e9duit \u00e0 sa branche _Destruction_ , 'le grand incendie de londres' est, il me semble, mise en mouvement de la destruction, de l'effacement de ma m\u00e9moire, de ce qui dans ma m\u00e9moire l'oriente et l'organise autour du double r\u00eave de ma vie, un Projet et un roman, tous deux maintenant d\u00e9truits.\n\nS'il en est ainsi, 'le grand incendie de londres' actuel, cette branche unique, est quelque chose comme _The Great Fire of London_ : Londres \u00e9tant le lieu de ma m\u00e9moire, en ses souvenirs ; ses maisons, mes souvenirs ; et le feu, ma m\u00e9moire qui les d\u00e9truit.\n\nCar je ne recherche pas les traces du temps pour, les rejouant devant mes propres yeux, rentrer, au moins le temps d'un r\u00e9cit, dans la jouissance d'une possession perdue, je les atteins pour les d\u00e9truire, pour les abolir.\n\nEt c'est pourquoi les r\u00e9cits du \u00ab great fire of London \u00bb de 1666 ach\u00e8veront 'le grand incendie de londres', branche 1.\n\n## 196 Du feu\n\n(Pris dans _An Historical Narrative of the Great and Terrible Fire of London_ :)\n\n\u00ab _Now the fire gets into Blackfriars, and so continues its course by the water, and makes up towards Saint Paul's church on that side, and Cheapside fire besets the great building on this side ; and the church, though all of stone outward, though naked of houses about it, and though so high above all buildings in the city, yet within awhile doth yield to the violent assaults of the allconquering flames, and strangely takes fire at the top : now the lead melts and runs down, as if it had been snow before the sun. And the great beams and massy stones, with a hideous noise, fall on the pavement and break through into Faith church underneath ; and great flakes of stone scale and peel off strangely from the side of the walls._ \u00bb\n\n(Pris dans _The Diary of sir John Evelyn_ :)\n\n\u00ab _I went this morning on foot, as far as London Bridge, with extraordinary difficulty, clambering over heaps of yet smouldering rubbish, and frequently mistaking where I was ; the ground under my feet so hot, that it even burnt the soles of my shoes. I was infinitely concerned to find that goodly church, St. Paul's now a sad ruin, and that beautiful portico now rent in pieces, and nothing remaining entire but the inscription in the architrave, showing by whom it was built, which had not one letter of it defaced ! it was astonishing to see what immense stones the heat had in a manner calcined, so that all the ornaments, columns, friezes, and projections of massy Portland stone, flew off, even to the very roof._ \u00bb\n\n# Jacques Roubaud en six stations \nPar Raymond Bellour\n\n* * *\n\n# Le Magazine litt\u00e9raire, avril 1989\n\nQu'est-ce qu'un \u00e9crivain ? Loin des vertiges sarcastiques de Flaubert et des id\u00e9alismes romantiques, Michaux toujours modeste dit : \u00ab Un homme qui sait garder le contact, qui reste joint \u00e0 son trouble, \u00e0 sa r\u00e9gion vicieuse jamais apais\u00e9e. \u00bb La \u00ab r\u00e9gion vicieuse \u00bb de Jacques Roubaud a ceci de particulier qu'elle se trouve d\u00e9finie, par celui m\u00eame qu'elle porte, selon une s\u00e9rie de strates qui paraissent aujourd'hui li\u00e9es en un seul livre, comparable \u00e0 aucun de ses livres ant\u00e9rieurs (comme du reste \u00e0 nul autre). Un livre qui devient ainsi, litt\u00e9ralement, son chef-d'\u0153uvre, ne serait-ce que parce qu'il assigne \u00e0 son auteur la forme d'un destin. Tenter de d\u00e9plier ce livre, construit comme une machine infernale, revient d'autant plus \u00e0 tracer un portrait \u00ab complet \u00bb de Roubaud, qu'il le donne lui-m\u00eame nettement pour ce qu'il est : un autoportrait.\n\n1. Roubaud est d'abord math\u00e9maticien. Disons d'abord, parce qu'il faut bien choisir un point pour entrer dans le cercle, et que Roubaud fait remonter \u00e0 la lointaine enfance une passion du compte, du nombre et du d\u00e9nombrement, une passion num\u00e9rologique qui l'a accompagn\u00e9 toute sa vie : \u00ab Le souvenir du nombre est un de mes plus anciens : je me vois comptant des mouches, couch\u00e9, sans doute malade \u00bb ; \u00ab Compter est le m\u00e8tre de ma vie, comme l'alexandrin compte la po\u00e9sie traditionnelle \u00bb ; \u00ab Je peux faire deux choses en m\u00eame temps, pourvu que l'une des deux soit compter \u00bb ; \u00ab Je passe une grande partie de mon temps \u00e9veill\u00e9 \u00e0 compter \u00bb ; \u00ab Je suppose, sans preuve, que je dois compter aussi en dormant \u00bb. Sa passion beaucoup plus tardive, \u00ab secondaire et volontaire \u00bb pour les math\u00e9matiques, d\u00e9veloppe cette passion premi\u00e8re ; elle le dote d'un m\u00e9tier (Roubaud enseigne les math\u00e9matiques \u00e0 l'Universit\u00e9 de Saint-Denis) ; elle influence, enrichit son activit\u00e9 de compteur et de num\u00e9rologue ; ensemble elles s'\u00e9panouissent au sein de l'Oulipo (l'Ouvroir de Litt\u00e9rature Potentielle, fond\u00e9 par Fran\u00e7ois Le Lionnais et son \u00ab ma\u00eetre \u00bb Raymond Queneau). Ainsi Roubaud, sans foi particuli\u00e8re, mais avec ferveur, accumule des nombres dans sa vie, \u00ab donc en particulier dans la po\u00e9sie, et ici, dans ce livre \u00bb. Ce livre o\u00f9 on voit que la passion du compte se confond avec une passion du conte, avec ce que cela fait surgir.\n\n2. Mais Roubaud est surtout et avant tout po\u00e8te. D\u00e8s son premier recueil, _E_ (1967), et jusqu'au si beau _Quelque chose noir_ (1966), Roubaud est apparu comme un po\u00e8te d\u00e9cisif. Et cela en trois sens. D'abord par une rare qualit\u00e9 de langue, une vaste capacit\u00e9 cr\u00e9atrice d'images et de rythmes. Ensuite \u00e0 cause de la d\u00e9cision singuli\u00e8re mais consubstantielle qui lie sa po\u00e9sie au nombre, \u00e0 tous les jeux du chiffre et de la raison num\u00e9rologique. Enfin gr\u00e2ce \u00e0 la force d'une r\u00e9f\u00e9rence inactuelle qui le soutient pour d\u00e9finir la po\u00e9sie comme \u00ab le _tout \u00bb_. \u00ab La po\u00e9sie est pour moi une activit\u00e9 formelle, tout autant qu'une forme de vie, et mon mod\u00e8le est celui qu'ont inaugur\u00e9 les troubadours (et toute po\u00e9sie de l'avant et de l'apr\u00e8s n'est reconnaissable pour moi qu'\u00e0 partir de ce mod\u00e8le). \u00bb\n\nTout cela implique que la po\u00e9sie doit proc\u00e9der selon des r\u00e8gles, et que ces r\u00e8gles sont autant des r\u00e8gles de vie que de composition. Cela implique aussi une \u00ab extension formelle \u00bb de l'id\u00e9e de po\u00e9sie : la po\u00e9sie s'affronte ainsi \u00e0 ce qui n'est pas elle, la prose, la non-po\u00e9sie dans laquelle la po\u00e9sie reste pr\u00e9sente. Perspective mallarm\u00e9enne, en somme, telle qu'elle s'\u00e9nonce \u00e0 partir de la crise du vers : \u00ab en v\u00e9rit\u00e9, il n'y a pas de prose : il y a l'alphabet, et puis des vers plus ou moins diffus, plus ou moins serr\u00e9s \u00bb. Roubaud la d\u00e9ploie et l'\u00e9tend en posant la maxime : \u00ab La po\u00e9sie est la m\u00e9moire de la langue. \u00bb C'est-\u00e0-dire ce qui vit (ou survit) de la langue, transmet la langue comme vie et forme de vie. Mais il complique aussit\u00f4t cette premi\u00e8re maxime par l'adjonction d'une seconde : \u00ab La math\u00e9matique est le rythme du monde. \u00bb\n\nC'est l\u00e0, \u00e0 la crois\u00e9e de ces deux maximes, dont le recouvrement soutient virtuellement toute la tentative de Roubaud, que le lecteur est saisi de vertige. Comme Roubaud a pu l'\u00eatre lui-m\u00eame, effray\u00e9 par sa propre exigence (\u00ab Il est difficile, form\u00e9 par la math\u00e9matique, de se r\u00e9signer, tel Merlin, \u00e0 parler obscur\u00e9ment \u00bb). Mais le lecteur, surtout (ou le critique), ne sait comment \u00e9valuer exactement l'enjeu de ce vertige. \u00ab Ceux qui peuvent comprendre ce qui est dit n'ont aucun int\u00e9r\u00eat pour ce qui est dit, ne lisant pas la po\u00e9sie, ou, \u00e0 l'extr\u00eame, lisant la po\u00e9sie pour ce qu'il y a en elle de non formel, de non calculable [...]. Et ceux qui pourraient, devraient, voudraient s'y int\u00e9resser ne poss\u00e8dent pas les outils n\u00e9cessaires \u00e0 la compr\u00e9hension. Les choses formellement et math\u00e9matiquement les plus simples leur semblent invraisemblablement myst\u00e9rieuses, difficiles. \u00bb On entrevoit pourtant que l'impulsion math\u00e9matique donn\u00e9e par Roubaud \u00e0 la po\u00e9sie est fondamentalement diff\u00e9rente des approches structuralistes ou m\u00eame g\u00e9n\u00e9rativistes qui ont cherch\u00e9 dans la formalisation linguistique une explication \u00ab scientifique \u00bb du ph\u00e9nom\u00e8ne po\u00e9tique. Il s'agit beaucoup plus, pour lui, d'instaurer des correspondances susceptibles de permettre des proc\u00e9dures de description et d'\u00e9valuation ; et surtout d'ouvrir la voie \u00e0 une th\u00e9orisation en acte qui, par-del\u00e0 les clivages entre critique et production, science et cr\u00e9ation, viserait une po\u00e9tique formalis\u00e9e de la vie. \u00ab Jacques Roubaud ou le pouvoir comme math\u00e9sis universalis. \u00bb En somme, par des moyens nouveaux, plus radicaux encore, et ouvrant sur des mises en fiction insoup\u00e7onn\u00e9es, une vision tr\u00e8s proche de ce que Mallarm\u00e9 nommait si bien \u00ab l'explication orphique de la Terre \u00bb. Voil\u00e0 ce qui s'est nou\u00e9 un jour pour Roubaud en un \u00ab Projet \u00bb qu'il n'h\u00e9site pas aujourd'hui \u00e0 qualifier d'insens\u00e9, mais qui, dit-il, con\u00e7u au d\u00e9but de sa trenti\u00e8me ann\u00e9e \u00ab comme alternative \u00e0 la disparition volontaire \u00bb, a d\u00e9termin\u00e9 pendant plus de vingt ans son existence, et dont le pr\u00e9sent livre appara\u00eet comme la chute, la destruction et le deuil.\n\n3. Ainsi prend forme une histoire, double et une, de vie et de travail, qui a \u00e9t\u00e9, est et devient celle de ce livre, fait pour en retracer la gen\u00e8se et en transmettre la m\u00e9moire. Si, au fil de la reconstruction circulaire, minutieuse, maniaque et tourment\u00e9e qu'en pr\u00e9sente Roubaud (en particulier dans le chapitre V qu'il qualifie de \u00ab difficile \u00bb), on cherche \u00e0 op\u00e9rer une mise \u00e0 plat de cette histoire, on la voit se d\u00e9composer en sept moments : trois illuminations et quatre \u00e9v\u00e9nements (que Roubaud me pardonne, et pour les approximations et pour le prosa\u00efsme).\n\n1961. La premi\u00e8re illumination touche l'existence m\u00eame d'un projet, virtuel, m\u00ealant po\u00e9sie et math\u00e9matique, subordonnant celle-ci \u00e0 celle-l\u00e0.\n\nD\u00e9cembre 1961. Un r\u00eave annonce un roman \u00e0 \u00e9crire, intitul\u00e9 _Le Grand Incendie de Londres._\n\nUne nuit de juillet 1970. Seconde illumination, \u00e0 Madrid, sur un balcon (pr\u00e9c\u00e9d\u00e9e par la d\u00e9couverte d'un article fondateur sur le vers iambique anglais, \u00ab Chaucer and the Study of Prosody \u00bb, et ses propres recherches sur la m\u00e9trique du vers de l' _Arte Mayor,_ po\u00e8me du Moyen \u00c2ge espagnol). Roubaud revoit le R\u00eave, con\u00e7oit comme un tout indissoluble le Roman et le Projet, et prend la d\u00e9cision qui leur est li\u00e9e : _Vita Nova_ de solitude vou\u00e9e \u00e0 leur accomplissement.\n\n1976. Troisi\u00e8me illumination : \u00e9chec du Projet, impossible \u00e0 mener, r\u00e9daction des premi\u00e8res phrases de l'Avertissement qui figure en t\u00eate de ce livre (suivie de la publication confidentielle de la \u00ab Description du Projet \u00bb).\n\n7 novembre 1980. Un an jour pour jour apr\u00e8s son mariage avec Alix Cl\u00e9o Blanchette, Roubaud r\u00e9dige le texte du R\u00eave et entreprend _Le Grand Incendie de Londres,_ pr\u00e9sent\u00e9 comme destruction du Projet et du Roman. \u00ab Mais il s'agissait alors de b\u00e2tir \u00e0 nouveau. \u00bb\n\n28 janvier 1983. Alix Cl\u00e9o Roubaud meurt d'une embolie pulmonaire, \u00e0 l'\u00e2ge de trente et un ans.\n\n\u00ab Ce matin, du 11 juin 1985 (il est cinq heures), pendant que j'\u00e9cris ceci sur le peu de place laiss\u00e9e par les papiers \u00e0 la surface de mon bureau... \u00bb La troisi\u00e8me (et derni\u00e8re) tentative commence, et avec elle la destruction redoubl\u00e9e du Roman et du Projet. \u00ab Parfois, en ces ann\u00e9es, j'ai cru voir clairement comment, d'une image \u00e9merg\u00e9e du sommeil, avec le concours de la math\u00e9matique, faire na\u00eetre le principe d'une composition qui, par ailleurs, serait non une image mais l'ombre d'une construction po\u00e9tique, le _Projet,_ dont le principe serait \u00e9nigme et la strat\u00e9gie l'entrelacement ; \u00e9nigme qu'\u00e0 l'ombre du projet, rampante, l'encha\u00eenement dans _Le Grand Incendie de Londres_ de myst\u00e8res narratifs manifesterait en lui donnant assez d'\u00e9cart. \u00bb\n\n4. Il est temps de dire ce que dit d'autre ce livre admirable et comment il est fait. Car si la destruction devient sa r\u00e9f\u00e9rence, ce n'est qu'\u00e0 proportion de ce qu'\u00e0 partir d'elle, et comme malgr\u00e9 lui, il construit.\n\nIl t\u00e9moigne d'abord de fa\u00e7on rigoureuse du pr\u00e9sent qui le voit s'\u00e9crire, non pas pour capter l'image trop simple de l'\u00e9crivain au miroir, mais pour souligner le rapport entre une r\u00e8gle d'\u00e9criture \u00e9rig\u00e9e en mode de vie et de survie (une section de 1 \u00e0 4 pages par matin d'\u00e9criture) et le travail de la m\u00e9moire qui reconstruit toute l'histoire, dans ses d\u00e9tours et ses retours, sa logique affective et intellectuelle.\n\nIl se construit ensuite comme un autoportrait, \u00e9tonnamment conforme \u00e0 la d\u00e9finition qu'en a donn\u00e9e Michel Beaujour (dans son beau livre _Miroirs d'encre_ ) _,_ quand il constate l'existence de ce genre transhistorique, n\u00e9 \u00e0 la Renaissance sur les ruines de la rh\u00e9torique classique dont il pervertit les mod\u00e8les en soumettant son h\u00e9ritage \u00e0 l'inqui\u00e9tude d'un Moi qui se cherche, sur un mode associatif, analogique et encyclop\u00e9dique, en vain et comme \u00e0 l'infini, de Montaigne \u00e0 Barthes, de Rousseau \u00e0 Leiris : \u00ab D\u00e9ambulation imaginaire au long d'un syst\u00e8me de lieux, d\u00e9positaires d'images-souvenirs. \u00bb Ni po\u00e9sie, ni roman, ni autobiographie, dit Roubaud, mais \u00ab enqu\u00eate d'ordre historique sur moi-m\u00eame \u00bb, compos\u00e9e d'autant de \u00ab stations de temps m\u00e9ditatif \u00bb. Il ajoute : \u00ab exercice spirituel \u00bb ; \u00ab tombeau \u00bb ; \u00ab question du Sphinx-Projet : [...] Que suis-je ? \u00bb. Une part de la singularit\u00e9 de l'entreprise tient \u00e0 la fa\u00e7on dont son auteur entend se limiter strictement \u00e0 lui-m\u00eame, sans tendre son image au genre humain, comme pour mieux marquer le caract\u00e8re extraordinaire et l'effet de choc en retour du r\u00eave absolu dont le Projet ancien \u00e9tait porteur. On rencontre ainsi, dans une sorte d'individualit\u00e9 enti\u00e8re, t\u00e9moignant malgr\u00e9 elle pour l'esp\u00e8ce, Roubaud compteur, marcheur, nageur, liseur, fou de livres et de Londres, de croissants et de prose des Anglaises, de troubadours et d'Oulipo, rong\u00e9 de po\u00e9sie et hant\u00e9 par Alix.\n\nLa force de son livre, \u00e9videmment, tient \u00e0 sa forme, le jeu (modeste) de contraintes qu'il s'invente pour parfaire cette construction-diss\u00e9mination de soi : un livre partag\u00e9 entre un r\u00e9cit central et des insertions, incises et bifurcations qui s'y greffent, ouvrant comme \u00e0 l'infini le champ de digression possible, mais progressant aussi, implacablement, des sections 1 \u00e0 196. (\u00ab Le syst\u00e8me que j'ai pr\u00e9vu est suffisamment discret et praticable pour ne pas interdire _a priori_ que mon livre soit lu par plus de quelques dizaines de fous oulipiens. \u00bb) Un livre innerv\u00e9 par les 99 assertions dont le commentaire r\u00e8gle le fameux chapitre V, amenant le raisonnement au bord du vertige, l\u00e0 o\u00f9 les mots de la d\u00e9monstration butent sur la violence de condensations nocturnes, de phrases elliptiques qu'il faut sans cesse d\u00e9plier, mais dont on ne vient pas \u00e0 bout, comme dans le mouvement brut de la pens\u00e9e. Un livre, ainsi d'une \u00e9criture magnifique, et surtout finement probl\u00e9matique : m\u00e9ticuleuse et souple, obsessionnelle et habit\u00e9e par une sorte d'ironie interne due \u00e0 la distance maintenue gr\u00e2ce au rythme (parfois franchement dr\u00f4le : voir l'\u00e9nonc\u00e9 de \u00ab la loi de Roubaud du croissant au beurre \u00bb), elle permet de toucher du doigt la po\u00e9sie se continuant dans la prose. \u00ab La vieillesse d'Alexandre \u00bb continue \u00e0 nourrir la chute qui s'est pr\u00e9cipit\u00e9e de la po\u00e9sie vers le roman pour s'achever dans la cl\u00f4ture solipsiste de l'autoportrait. \u00c9coutez : 8 + 6 + 6 (= 12, alexandrin cach\u00e9), c'est une des p\u00e9riodes latentes qui rythment si souvent _'le grand incendie de londres'_ \u00ab Le second rectangle int\u00e9rieur \u00e0 la photographie est lui presqu'un carr\u00e9. \u00bb\n\n5. Il reste \u00e0 dire enfin pourquoi cette \u00ab chute de po\u00e9sie \u00bb dans le roman, et leur chute commune dans l'autoportrait, \u00e0 partir du Projet-Roman impossible, est devenue si d\u00e9chirante et si absolue.\n\nIl y a deux fa\u00e7ons d'exprimer cela (on trouve l'une et l'autre dans le livre). La premi\u00e8re est de dire qu'\u00e0 partir de la mort d'Alix, Roubaud est entr\u00e9 dans un deuil radical dont son entreprise porte la marque ind\u00e9l\u00e9bile. La seconde est d'y lire jusqu'o\u00f9 et sous quelle forme cela peut \u00eatre vrai.\n\n\u00ab Le roman, avant toute chose, est chute de la maison-\u00e9nigme [...]. L'image de l'\u00e9nigme du projet aurait son lieu, qui serait une \"chambre\" (l'envers d'un \"d\u00e9sert\", d'une \"lande\"). (Et je vis enfin que la clef \u00e9tait photographique, \"\u00e9criture de la lumi\u00e8re\" ; je le vis \u00e0 la fin, trop tard) \u00bb. Ces mots \u00e9tranges sugg\u00e8rent, dans le contexte que leur cr\u00e9e Roubaud, l'existence d'une sorte d'\u00ab image dans le tapis \u00bb, \u00e0 la James, qui servirait de garant \u00e0 l'\u00e9criture, si on pouvait la suivre : mais on ne peut pas plus \u00e9crire \u00e0 nouveau _La Coupe d'or_ (cit\u00e9 comme l'un des mod\u00e8les irreproductibles) que les romans du Graal. Et cette image n'est pas simplement une image, elle est une photographie (\u00ab Dans cette maison, le silence ; [...] j'ai \u00e9crit un po\u00e8me pour le jeu du silence. Il naissait d'une cellule, la cellule d'une composition rythmique abstraite n\u00e9e d'une photographie \u00bb). Ainsi l'\u00e9criture, roman chute du po\u00e8me, po\u00e8me en d\u00e9faut du roman, s'\u00e9difie \u00e0 l'ombre de la photographie, de sa pr\u00e9carit\u00e9 extr\u00eame. Petite image dispers\u00e9e, fugitive, al\u00e9atoire. Par l\u00e0, Roubaud rejoint tout un mouvement de la fiction contemporaine (ceux qu'on appelle d\u00e9j\u00e0 les nouveaux romanciers, par exemple) qui reconna\u00eet dans la photographie la marque d'une relativit\u00e9 d'un nouveau genre. Mais dans son exp\u00e9rience propre, la photo poss\u00e8de une valeur personnelle absolue. Car toute photo y devient photo d'Alix (au double sens du mot). Par exemple celle qu'elle prend une nuit, l'appareil photo maintenu \u00e0 m\u00eame la peau nue contre sa poitrine, photographie noir et blanc de la nuit qui \u00ab mime la page, l'encre de ses signes emprunt\u00e9s \u00e0 la lumi\u00e8re \u00bb, et qui est maintenant sur sa table, \u00ab \u00e0 la gauche de la machine \u00e0 \u00e9crire \u00bb.\n\nS'il y a une folie, dans ce livre, plus vive encore que le Roman et le Projet et leur rencontre destin\u00e9e une fois de plus \u00e0 tenter d'exprimer comme un tout le tout du monde et de la langue, c'est bien ce qui ressort de l'image d'Alix, de leur vie et de leur rapport tel que Roubaud le restitue (il demande \u00e0 \u00eatre cru, sans \u00eatre s\u00fbr de l'\u00eatre : \u00ab Ce que je vous dis est vrai \u00bb). Tout dans ce livre est double, se double de son autre ou de son ombre : le Roman et le Projet, la math\u00e9matique et la po\u00e9sie, les mots \u00ab room \u00bb (chambre) et \u00ab moor \u00bb (lande), le R\u00eave et son r\u00e9cit, le nombre de jours de sa vie avec Alix et le nombre de jours destin\u00e9s apr\u00e8s sa mort \u00e0 achever le livre. Tout est double, car Alix elle-m\u00eame est le double, le principe et la r\u00e9alit\u00e9 du double. \u00ab Pas un solipsisme, un _biipsisme_. _\u00bb_ \u00ab Le nombre _un,_ mais comme boug\u00e9 dans le miroir, dans deux miroirs se faisant face : son palindrome, d\u00e9but d'une double langue, _nu \u00bb_. \u00ab... les perceptions, utopiquement unie, \u00e0 l'ext\u00e9rieur de l'\u00eele du deux \u00bb. \u00ab Dans ce monde ses images ; mes mots. Le biipsisme des images et de la langue. Montrer ; dire. \u00bb\n\nUne projection telle de l'amour, m\u00eame vraie, a un nom : romantisme. En un sens _'le grand incendie de londres'_ est un tombeau de l'amour romantique, au sens litt\u00e9raire du terme : l'image d'Alix en surgit comme autrefois celle de Diotima et de Sophie chez H\u00f6lderlin et Novalis. Mieux encore, on songe, comment faire autrement, aux rapports d'id\u00e9al du troubadour et de sa Dame, dans cette ancienne po\u00e9sie dont Roubaud a fait son mod\u00e8le. Si ce n'est que dans le monde ordonn\u00e9 de la vraie po\u00e9sie, le po\u00e8te pouvait \u00e9crire d'autant plus purement qu'il vivait dans \u00ab l'amour de loin \u00bb. Alors que cette vie avec Alix dont Roubaud nous tend l'image, et que la mort a convertie en cet amour de loin, se voulait un amour du pr\u00e9sent et du temps r\u00e9ellement partag\u00e9, dans sa contingence vou\u00e9e \u00e0 l'absolu, illumin\u00e9e par deux grands flashes : \u00ab Nous serions rest\u00e9s principalement au lit ensemble \u00bb ; accomplir ensemble, chacun, son Projet.\n\nVoil\u00e0 pourquoi _'le grand incendie de londres'_ se veut l'effacement et la destruction radicale de ce qui, sans la mort, aurait d\u00fb \u00eatre seulement la destruction d'une immense utopie d'\u00e9criture. On ne peut s'emp\u00eacher de penser \u2013 pens\u00e9e atroce \u2013 que la mort, sous la forme pr\u00e9sente du livre qui en na\u00eet, lui ait finalement donn\u00e9 sa chance. \u00ab... Alix, ma femme, accompagne ma prose lente sur son chemin de papier. Pensez [...] que quelque part nos deux images co\u00efncident. \u00bb La litt\u00e9rature, la grande (voyez Proust, et H\u00f6lderlin, et Novalis et jusqu'aux troubadours), la litt\u00e9rature s'est longtemps \u00e9difi\u00e9e sur des folies telles.\n\n6. Pour en gu\u00e9rir, sous cette forme propre \u00e0 l'Occident, il faut s'enfoncer plus avant, ou plus ailleurs, dans l'exp\u00e9rience du po\u00e8me, ou du chant, ou du conte, ou du mythe, l\u00e0 o\u00f9 pr\u00e9cis\u00e9ment la diff\u00e9rence entre ces mots n'a plus d'importance. Ou il n'y a de n\u00e9cessaire ni Projet ni Roman, ni math\u00e9matique pour les parler. Chez les Indiens d'Am\u00e9rique du Nord, par exemple, comme vient de le faire Roubaud avec sa complice Florence Delay.\n\n _Partition rouge_ est un livre \u00e9mouvant, au sens fort du mot. Il serait trop long de d\u00e9tailler ce qu'il contient, ces po\u00e8mes et chants venus de tant de tribus dont les noms reviennent en \u00e9cho (pour moi) de L\u00e9vi-Strauss et des westerns de Ford, mais dont j'ai aussi travers\u00e9 les paysages (Taho, Nouveau Mexique, village ouvert contre le ciel) : Pawnees, Navahos, Nez-Perc\u00e9s, Kiowas, Crees, Sioux, Cheyennes, etc. Deux choses seulement. Ces textes de tradition orale sont anciens, mais ils cherchent aussi \u00e0 se transmettre et \u00e0 se transformer pour survivre, comme les Indiens eux-m\u00eames. Et ils ne sont de la po\u00e9sie, pour nous, que parce qu'ils touchent l\u00e0-bas \u00e0 l'essence des choses, parce qu'ils sont une m\u00e9decine, aidant \u00e0 soigner la vie m\u00eame. Regardez le Walam Olum (\u00ab partition rouge \u00bb) des Lenapes : les mots, au d\u00e9but, parce qu'ils racontent l'origine du monde, de la terre, du ciel, des dieux, des hommes et des animaux, les mots vont ensemble avec des images, grav\u00e9es en rouge sur du bois. Des mots-images qui se chantent.\n\n _Partition rouge_ devient ainsi un livre \u2013 plus \u00e9mouvant encore, si on le lit, comme il peut \u00eatre lu, au moins en pens\u00e9e, en alternance avec _'le grand incendie de londres'._\n\n* * *\n\n.\n\nC'est le titre de l'essai de Robert Davreu dans son excellent _Jacques Roubaud_ , \u00ab Po\u00e8tes d'aujourd'hui \u00bb, Seghers, 1985.\n\n# Roubaud. L'appel de Londres. \nPar Jean-Didier Wagneur\n\n* * *\n\n# Lib\u00e9ration sp\u00e9cial livres, 22 mars 1990\n\nPo\u00e8te, math\u00e9maticien, oulipien, proven\u00e7al, anglophile, amateur de rousses, amoureux des vieilles narratrices victoriennes et des romans japonais, familier de toutes les biblioth\u00e8ques, troubadour et lecteur de Wittgenstein, Jacques Roubaud, avec _'le grand incendie de londres' ,_ publie, tel un jardin proven\u00e7al aux sentiers qui bifurquent, Sa _Chasse au Snark,_ sa _Qu\u00eate du Graal,_ son trait\u00e9 de po\u00e9tique, ses investigations narratives, son autobiographie.\n\nLe lecteur peut se pr\u00e9parer \u00e0 une aventure dans un texte satur\u00e9 de chemins qui m\u00e8nent tous quelque part \u2013 \u00e0 parcourir une for\u00eat de Broc\u00e9liande chiffr\u00e9e qui joue avec les \u00ab hyperespaces \u00bb \u2013 et multiplient les rencontres. Un certain talent de tisserand lui sera aussi demand\u00e9 pour d\u00e9couvrir les images dans le tapis, ainsi qu'un minimum de logique verlane et palindromique pour en p\u00e9n\u00e9trer les \u00e9nigmes.\n\nQuant \u00e0 ceux qui divisent les livres en \u00ab faciles \u00bb et \u00ab difficiles \u00bb, point n'est besoin d'aller plus avant. Ils ne conna\u00eetront jamais la recette de la gel\u00e9e d'azerole, ni m\u00eame le croustillant th\u00e9or\u00e8me du croissant qui a plong\u00e9 plus d'une boulang\u00e8re dans le p\u00e9trin.\n\n\u00ab En tra\u00e7ant aujourd'hui sur le papier la premi\u00e8re de ces lignes de prose (je les imagine nombreuses), je suis parfaitement conscient du fait que je porte un coup mortel, d\u00e9finitif \u00e0 ce qui, con\u00e7u au d\u00e9but de ma trenti\u00e8me ann\u00e9e comme alternative \u00e0 la disparition volontaire, a \u00e9t\u00e9 pendant plus de vingt ans le projet de mon existence. \u00bb La premi\u00e8re phrase de l'\u00ab Avertissement \u00bb qui ouvre _'le grand incendie de londres'_ pourrait faire croire que ce n'est que le r\u00e9cit d'un \u00e9chec. Car ce livre rapporte l'impossibilit\u00e9 du narrateur \u00e0 avoir \u00e9crit en son temps un roman portant d\u00e9j\u00e0 ce titre, con\u00e7u parall\u00e8lement la r\u00e9alisation d'un \u00ab projet \u00bb de po\u00e9sie et de math\u00e9matiques. En fait, _'le grand incendie de londres'_ rompt totalement avec l'esth\u00e9tique du livre \u00e9crit sur l'impossibilit\u00e9 d'\u00e9crire, du roman sur le roman.\n\n _'Le grand incendie de londres'_ constitue la \u00ab branche un \u00bb d'une \u0153uvre qui comme l'oulipienne s\u00e9rie des _Hortense_ doit se d\u00e9velopper sur plusieurs volumes. Jacques Roubaud, reprenant le principe de division et de composition du _Lancelot en prose,_ inaugure cette exp\u00e9rience par une \u00ab destruction \u00bb. \u00c0 la fois du _Grand Incendie de Londres_ originel et jamais \u00e9crit, et du \u00ab Projet \u00bb qui l'accompagne, ainsi que du r\u00eave \u00e9nigmatique qui les hante. \u00ab Dans ce r\u00eave, je sortais du m\u00e9tro londonien. J'\u00e9tais extr\u00eamement press\u00e9, sous la pluie grise. Je me pr\u00e9parais \u00e0 une vie nouvelle, \u00e0 une libert\u00e9 joyeuse. Et je devais p\u00e9n\u00e9trer le myst\u00e8re, apr\u00e8s de longues recherches. Je me souviens d'un autobus \u00e0 deux \u00e9tages et d'une demoiselle (rousse ?) sous un parapluie. En m'\u00e9veillant, j'ai pens\u00e9 que j'\u00e9crirai un roman, dont le titre serait _Le Grand Incendie de Londres_ , et que je conserverai ce r\u00eave le plus longtemps possible intact. Je le note ici pour la premi\u00e8re fois. C'\u00e9tait il y a dix-neuf ans. \u00bb\n\nDans sa chambre d'ermite (la _stanza_ m\u00e9di\u00e9vale), le narrateur \u00e9crit contre l'angoisse et le n\u00e9ant, contre ce \u00ab quelque chose noir \u00bb qui a suivi la disparition de sa femme Alix Cl\u00e9o Roubaud. Par une exp\u00e9rience quotidienne d'\u00e9criture qu'il abandonne \u00e0 la nuit qui l'environne, il conjure son \u00c9ros m\u00e9lancolique en consignant convulsivement tout ce qui lui revient p\u00eale-m\u00eale. De la relecture et de la transcription de ce buisson de mots et de phrases \u00e0 la limite de la lisibilit\u00e9, qui m\u00eale temps, lieux et \u00e9v\u00e9nements, des universit\u00e9s am\u00e9ricaines \u00e0 la Provence en passant par la British Library, la prose pourra ensuite na\u00eetre. Il s'agit alors pour le narrateur de d\u00e9m\u00ealer le tout et de tendre les fils de cha\u00eene d'un r\u00e9cit, de substituer \u00e0 la confusion nocturne la lumineuse composition de l' _entrebescar,_ principe po\u00e9tique de l'entrelacement chez les troubadours : l' _amors_ contre la mort, le po\u00e8me contre l' _ac\u00e9dia._ Car, comme dans _Graal Fiction_ o\u00f9, \u00e0 travers \u00ab la mati\u00e8re de Bretagne \u00bb, Jacques Roubaud s'interrogeait sur les \u00ab enfances de la prose \u00bb, _'le grand incendie de londres'_ est en lui-m\u00eame un retour aux origines du r\u00e9cit.\n\nOn y trouve le \u00ab r\u00eave \u00bb et ses nombreuses variations, le \u00ab projet _\u00bb_ de po\u00e9sie et de math\u00e9matiques que Jacques Roubaud voulait \u00eatre un \u00e9quivalent des _\u00c9l\u00e9ments de math\u00e9matiques_ de Nicolas Bourbaki, et _Le Grand Incendie de Londres_ qui devait en \u00eatre la d\u00e9monstration. Les textes pr\u00e9c\u00e9demment publi\u00e9s par Jacques Roubaud viennent se nouer \u00e0 son autobiographie, et tout d\u00e8s lors se comporte comme si, \u00e0 la suite d'un big bang, tout cet amas d'\u00e9crits, ayant atteint sa masse critique, avait explos\u00e9, s'\u00e9tait atomis\u00e9, et se r\u00e9organisait ici, aimant\u00e9 par de nouveaux magn\u00e9tismes.\n\nMais cette \u00ab tentative de m\u00e9moire \u00bb n'en est pas pour autant une _Recherche du temps perdu._ Les photographies prises par Alix, qui ponctuent ce r\u00e9cit et auxquelles le narrateur \u2013 pris par le travail du deuil \u2013 consacre de longues investigations, donnent une clef possible du fonctionnement de la m\u00e9moire dans le livre de Jacques Roubaud. \u00ab Chaque fragment de m\u00e9moire que j'extirperai du temps... aussit\u00f4t s'\u00e9vaporera. \u00bb Saisir ce pass\u00e9, le \u00ab prendre en prose \u00bb, le condamne \u00e0 la destruction, \u00e0 l'effacement. Le souvenir se fait texte et souvenir du texte. _Le Grand Incendie de Londres_ est une enqu\u00eate qui se lit dans les deux sens : vers ce que n'a pas pu \u00eatre le \u00ab _Grand Incendie de Londres_ \u00bb et vers ce que sera ce \u00ab r\u00e9cit avec incises et bifurcations \u00bb.\n\nEn fait, tout cela est aussi simple que la gel\u00e9e d'azerole, ce fruit pratiquement disparu que l'on peut encore trouver, notamment dans le jardin de Roubaud \u00e0 Carcassonne : \u00ab Je m'imagine un peu la pr\u00e9paration de la prose comme celle de la gel\u00e9e d'azerole : les fruits sont les instants ; la cuisson la m\u00e9moire, et dans la voix qui incline le d\u00e9roulement des phrases, je guette avec impatience, inqui\u00e9tude, incertitude, l'apparition si hasardeuse du \"frisson\". \u00bb\n\n# BRANCHE 2\n\n# LA BOUCLE\n\n* * *\n\n* * *\n\n* * *\n\n _\u00ab Il serait difficile, m\u00eame pour un saint, de r\u00eaver d'avant sa naissance. \u00bb_\n\n# R\u00c9CIT\n\n* * *\n\n* * *\n\n# CHAPITRE 1\n\n# Fleur inverse\n\n* * *\n\n## 1 Pendant la nuit, sur les vitres,\n\nPendant la nuit, sur les vitres, le gel avait saisi la bu\u00e9e. **Je vois qu'il faisait nuit encore, six heures et demie, sept heures ; en hiver donc, dehors noir ; sans d\u00e9tails, noir ; la vitre couverte des dessins du gel \u00e0 la bu\u00e9e ; sur la vitre la plus basse, \u00e0 la gauche de la fen\u00eatre, \u00e0 hauteur du regard, dans la lumi\u00e8re ; d'une ampoule \u00e9lectrique, de l'ampoule jaune ; jaune contre le noir intense, opaque, hivernal, la bu\u00e9e s'interposant ; pas une bu\u00e9e uniforme, comme \u00e0 la pluie, mais une gel\u00e9e presque transparente au contraire, dessinant ; un lacis de dessins translucides, ayant de l'\u00e9paisseur, une petite \u00e9paisseur de gel, variable, et parce que d'\u00e9paisseur variable dessinant sur la vitre, par ces variations minuscules, comme un r\u00e9seau v\u00e9g\u00e9tal, tout en nervures, une v\u00e9g\u00e9tation de surface, une poign\u00e9e de foug\u00e8res plates ; ou une fleur.**\n\n**De l'ongle, je grattais cette neige, cette fausse neige : ni blanche ni cotonneuse ; pas la neige fondante non plus, mais la neige \u00e9vanouissante, printani\u00e8re et sale, qui persiste sur les trottoirs, sous les buis ; de la glace pil\u00e9e plut\u00f4t, r\u00e2p\u00e9e, poudreuse, incolore, \u00e9ph\u00e9m\u00e8re ; l'ongle tra\u00e7ait un chemin sur la vitre, et le pr\u00e9cipit\u00e9 de bu\u00e9e s'amassait en arri\u00e8re, contre le doigt, devenant eau \u00e0 la chaleur du doigt, disparaissant tr\u00e8s vite en ruisseaux infimes, s'\u00e9vaporant en froideur humide, sur le doigt gourd ; ou bien, la paume \u00e0 plat sur le verre, et \u00e0 sa pression le grumeau de gel devenait une plaque de glace vitreuse, laissant apercevoir soudain la nuit presque attentive, proche ; toute la v\u00e9g\u00e9tation de traces froides effac\u00e9e, avec ses imaginaires p\u00e9tales, \u00e9tamines et corolles ; comme vitre sur vitre, lisse : car la carte, le r\u00e9seau sensible des lignes de la main ne s'y imprimait pas.**\n\n**De l'ongle encore, pr\u00e9cautionneusement, je pouvais faire glisser** **ces lames de glace sur la surface du verre, vers le bas, les disposant l'une \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de l'autre, en figures polygonales, en rectangles fractur\u00e9s ; la moiti\u00e9 sup\u00e9rieure de la vitre apparaissait alors un moment nue, imm\u00e9diatement adjacente \u00e0 la nuit, contigu\u00eb \u00e0 cette masse toujours imp\u00e9n\u00e9trable et bleue, sombre ; un moment seulement, car la bu\u00e9e aussit\u00f4t la couvrait : une bu\u00e9e fine, impartiale, isolante ; cette bu\u00e9e m\u00eame qui flottait dans l'air en nuage, n\u00e9e de la respiration ; le souffle fait bu\u00e9e repoussait le dehors nocturne, toujours ; aussit\u00f4t reform\u00e9 si je le frottais du coude, de la manche du pyjama.** De tout ce buisson d'images, on pourrait d\u00e9duire qu'il faisait, aussi, froid dans la chambre, peut-\u00eatre un peu moins froid qu'au-dehors, pour que la bu\u00e9e colle \u00e0 la vitre, mais assez pour qu'en l'air se condensent **(je les vois),** comme tomb\u00e9s d'une parole silencieuse, ces vocables gel\u00e9s.\n\nMais ce serait se livrer \u00e0 un exercice de d\u00e9duction superflu, puisque, au moment m\u00eame de le dire, avant de le dire, je le sais ; mon souvenir le sait, et il ne ment pas. Je ne veux pas dire qu'un souvenir est, ou n'est pas, sinc\u00e8re, seulement que, tel un chien, il ne peut pas mentir (sans doute le mensonge n'est-il qu'un dire, une parole tourn\u00e9e vers l'ext\u00e9rieur). Il appara\u00eet tel vraiment, en cette image ; et toute image est ind\u00e9niable. Le souvenir, mon souvenir, sait qu'il en \u00e9tait ainsi : **Il faisait nuit, et c'\u00e9tait l'hiver ; il faisait froid ; froid dehors, froid dans la chambre ; je grattais de l'ongle, je laissais s'accumuler contre mon ongle le _granito_ des cristaux en brouillard de la bu\u00e9e, j'appuyais ma main sur la vitre, je la pressais de mon visage, de mon souffle.** Pourtant, la moindre ligne du r\u00e9cit de ce souvenir contient une \u00e9norme quantit\u00e9 de conclusions implicites. Et c'est l\u00e0 que l'erreur, s'il y a erreur, partout me guette. Car dans le souvenir, dans mon souvenir (je ne parle que pour moi) il n'y a que du voir. M\u00eame le toucher est \u00ab incolore \u00bb, anesth\u00e9si\u00e9. Je n'ai pas d'autres adjectifs pour identifier cette appr\u00e9hension des choses mat\u00e9rielles par la pens\u00e9e seule, sans forme ni qualit\u00e9s sensuelles, comme elles surgissent, grises, faites d'une p\u00e2te \u00e0 modeler conceptuelle, selon certaines des premi\u00e8res th\u00e9ories de l'Antiquit\u00e9. Je ne sens pas, m'en souvenant, que mon doigt est froid, ni l'asp\u00e9rit\u00e9 douce, \u00e9vanouissante, de la poussi\u00e8re racl\u00e9e gel\u00e9e. Je sais, parce que c'est un savoir commun, et universel, qu'il y a le gel, que ce mode d'existence physique de l'eau est froid, qu'il fait froid donc, et tout ce qui s'ensuit. Et je me rappelle le savoir d'exp\u00e9rience, comme on dit. Mais l'image que je restitue en ce moment est insensible \u00e0 ce savoir, indiff\u00e9rente.\n\n\u00c9crire sur le verre est comme \u00e9crire sur l'eau : quoi que l'on tente d'y inscrire, c'est aussi une m\u00e9taphore de l'\u00e9ph\u00e9m\u00e8re nature de tout, qu'une fiction mythifiante a pu parfois changer en son contraire ; inventant un message grav\u00e9 sur des glaciers \u00e9ternels, dans les neiges, uniform\u00e9ment d\u00e9fendues par leur blancheur, du p\u00f4le, un graffiti immense (de pr\u00e9f\u00e9rence, oui, de dimensions colossales), dans une langue pr\u00e9f\u00e9rablement incompr\u00e9hensible, donc immortelle, offrant une v\u00e9rit\u00e9 \u00e0 la fois capitale et ind\u00e9chiffrable. D\u00e8s qu'on ma\u00eetrise les gestes d'\u00e9crire, et pour certains, vraisemblablement, jusqu'\u00e0 ce que la main cesse, vient le d\u00e9sir, m\u00e9lang\u00e9 d'angoisse, d'\u00e9crire des mots, des signes, imm\u00e9diatement effa\u00e7ables : par la vague, dans le sable, par les pas, dans la poussi\u00e8re, au crayon, sous la gomme, l'eau, les pluies, les heures ou les larmes brouillant l'encre.\n\nC'\u00e9tait l'hiver, un hiver de guerre, vraisemblablement : 1938-1939, au plus t\u00f4t, 1944-1945, au plus tard. Avant, comme apr\u00e8s, je n'aurais pas pu \u00eatre dans cette chambre. C'\u00e9tait la fin d'une nuit, puisque la bu\u00e9e avait gel\u00e9. Une nuit tr\u00e8s froide, esp\u00e8ce rare. Il ne g\u00e8le pas souvent dans l'Aude. Je cherche un hiver tr\u00e8s froid : 1940 ? 1942 ? Il y a eu au moins un hiver tr\u00e8s froid, pendant cette guerre-l\u00e0. Il demeura longtemps dans toutes les m\u00e9moires, dans la mienne, d'autant plus m\u00e9morable qu'on ne chauffait pas, en tout cas pas chez nous. Notre chambre n'\u00e9tait pas chauff\u00e9e. Si cette image est juste, et pure, si elle n'est pas troubl\u00e9e, m\u00e9lang\u00e9e d'autres, par ressemblance, confusion, par simple r\u00e9p\u00e9tition, si c'est bien le carreau inf\u00e9rieur de la fen\u00eatre que je vois, ce devait \u00eatre le plus ancien, le premier hiver possible. Mais toutes les images, tous les souvenirs, d\u00e8s qu'on souffle dessus, se couvrent de telles bu\u00e9es, se r\u00e9v\u00e8lent p\u00e9n\u00e9tr\u00e9s partout d'impr\u00e9cision. Autour est le pass\u00e9 qui est, comme la nuit de cet hiver-l\u00e0, imp\u00e9n\u00e9trable.\n\n**\u00c0 gauche de la fen\u00eatre, je vois mon lit :** c'est une autre image, un autre moment, ou le m\u00eame ? Je ne sais pas. **Je ressens le cube de la chambre autour de moi, le lit en angle contre deux murs, le long de moi, derri\u00e8re ma t\u00eate ; plus loin, la porte s'ouvre, est ouverte** (cet \u00ab autour \u00bb appartient \u00e0 la vision qui, comme la lumi\u00e8re, est parfois capable de \u00ab tourner les coins \u00bb). De certaines chambres, lits, je ne peux \u00e9voquer qu'une seule image qui demeure toujours la m\u00eame, et tout ce qui ne s'y trouve pas me reste herm\u00e9tiquement ferm\u00e9. Mais j'ai de cette chambre ancienne une vision multiple quoique unifi\u00e9e, faite d'un collage, de la superposition puis de la fusion de tr\u00e8s nombreuses visions s\u00e9par\u00e9es, devenues alors indiscernables, \u00e0 partir d'un point, celui d'o\u00f9 \u00ab cela \u00bb se regarde, un point central, en haut du lit, presque en coin. Il y a un \u00ab haut \u00bb et un \u00ab bas \u00bb du lit, comme si, couch\u00e9, on s'imaginait encore vertical, le \u00ab point \u00bb de la vision en haut de \u00ab page \u00bb. C'est l\u00e0 que, dans une lettre, on met l'adresse de l'exp\u00e9diteur. Pas de couleurs, non, pas de couleurs. Voir ainsi ensemble toutes les autres images surgies de ce m\u00eame lieu, l'ongle sur la vitre gel\u00e9e, les carreaux de nuit, ce que le jour dans les vitres fera para\u00eetre, suppose des yeux multiples, des mains innombrables, \u00ab pleines de doigts \u00bb. Qui se souvient est \u00e0 la fois un Argus, un \u00eatre \u00e0 cent yeux, et une pieuvre, \u00eatre \u00e0 cent bras.\n\n**Dans le froid, mon lit avait des r\u00e9gions, chaudes ou froides ; le froid y voisinait intens\u00e9ment avec le chaud ; pin\u00e7ait les oreilles, le nez.** Voil\u00e0, n'est-ce pas, le vrai \u00ab incontournable \u00bb, la banalit\u00e9 m\u00eame de la temp\u00e9rature. On conquiert, le soir, autant de territoires qu'il est possible sur le froid, livrant l'analogue des batailles d'une campagne de Russie, qui proposait un mod\u00e8le strat\u00e9gique au jeu de cette conqu\u00eate, nuit apr\u00e8s nuit renouvel\u00e9e (je ne parle pas de l'historique, la d\u00e9sastreuse, la napol\u00e9onienne, mais de celle qui se d\u00e9roulait alors dans les lits immenses de l'Ukraine, contemporainement, et qui nous \u00e9tait d\u00e9voil\u00e9e chaque soir \u00e0 la radio de Londres, les victoires \u00ab alli\u00e9es \u00bb confirm\u00e9es, avec retard, par l'annonce de nouveaux \u00ab replis \u00e9lastiques \u00bb allemands, \u00e0 celle de Paris occup\u00e9). **Restaient r\u00e9fractaires \u00e0 la douceur, toujours, les sib\u00e9riennes r\u00e9gions des trois bords, entre les parois verticales du matelas et les couvertures, qui s'enfoncent loin sous lui ; au matin, la chaleur diffuse du corps dormant avait r\u00e9duit les poches de r\u00e9sistance, Stalingrad des arm\u00e9es du gel.**\n\n**Il y avait, je les vois, deux autres lits, dans la chambre ; de l'autre c\u00f4t\u00e9 de la fen\u00eatre, celui de ma s\u0153ur Denise ; au fond (si je regarde encore du m\u00eame point) celui de mon fr\u00e8re Pierre, \u00e0 la gauche de la porte ; vue depuis la porte, au contraire, cette disposition d'origine parentale (je veux dire d\u00e9finie par les parents) organisait l'espace de la chambre suivant l'\u00e2ge de ses occupants (** si on saisit cet espace dans le mouvement de la vue, comme j'ai l'habitude de le faire, et comme si la surface plane du monde, et pas seulement celle du lit, \u00e9tait devenue verticale, telle, aussi, une page : de gauche \u00e0 droite, et de haut en bas). **Il me semble que la lumi\u00e8re, spartiate, venait bien d'une ampoule nue, au plafond ; \u00e0 peu pr\u00e8s tout le reste a disparu.**\n\n## 2 Comme le monde du sceptique\n\nComme le monde du sceptique de Russell, l'univers qui contient une image du pass\u00e9 vient juste de na\u00eetre, et il cessera avec elle, c'est-\u00e0-dire presque instantan\u00e9ment. L'image du pass\u00e9 (et, en fait, toute image est du pass\u00e9), dite souvenir, n'a pas de dur\u00e9e. Elle vient au monde, elle devient monde, sans l\u00e9gende, sans mode d'emploi, sans explications. Elle implique beaucoup, mais n'offre aucune garantie, aucune justification de son existence. D\u00e8s qu'on s'arr\u00eate un peu sur elle, au lieu de l'accueillir sans h\u00e9sitation, comme disant le vrai du pass\u00e9, comme nous apportant un savoir sur le pass\u00e9 qui commanderait une croyance raisonnable en lui, et qu'on s'interroge sur cette non-dur\u00e9e du souvenir, on ne peut qu'\u00eatre saisi de doute.\n\nEt pourtant la certitude (dont je ne pr\u00e9tends donc pas qu'elle est raisonnablement fond\u00e9e) est toujours l\u00e0 : dans cette chambre je p\u00e9n\u00e8tre, au pr\u00e9sent, apr\u00e8s presque un demi-si\u00e8cle d'\u00e9loignement, et je m'habille, face \u00e0 la fen\u00eatre, face \u00e0 la nuit gel\u00e9e, de ce regard. **Je vois, intens\u00e9ment je vois, le chemin de vitre appara\u00eetre crissant sous mon ongle, et les copeaux de glace sans couleur s'accumuler sur la phalange de mon doigt.** L'intensit\u00e9, la proximit\u00e9 physique du monde sont deux des traits essentiels de ce souvenir : cette nuit est si proche au regard qu'elle ne peut qu'\u00eatre r\u00e9elle, que montrer du r\u00e9el, qu'avoir \u00e9t\u00e9.\n\nMais comment se fait-il que je m'habille aujourd'hui de ce regard, projetant un morceau de monde sur une ancienne \u00e9chelle de vision, o\u00f9 la fen\u00eatre est haute, le lit vaste ? C'est un miracle qui me laisserait incr\u00e9dule, si je n'avais pas l'habitude de le constater, comme chacun sans doute, sans discussion. J'investis \u2013 et si je dis \u00ab **je** \u00bb il s'agit de \u00ab moi, ici et maintenant \u00bb, de \u00ab moi pr\u00e9sent \u00bb \u2013 j'envahis le centre de la vue, le lieu int\u00e9rieur \u00e0 un corps o\u00f9 se forment les images (le \u00ab centre imaginaire de soi \u00bb, le point par rapport auquel celui qui voit situe le monde, et sa vision : je n'affirme rien de plus ; rien en particulier sur un quelconque support physique des images et leur localisation \u00e9ventuelle dans le cerveau ; je laisse ces suppositions aux p\u00e9remptoires \u00ab cogniticiens \u00bb). Et ce corps est celui d'un \u00eatre depuis un demi-si\u00e8cle disparu. On ne peut pas, dit le sens commun, se voir soi-m\u00eame. Non seulement on ne peut pas, dirais-je, se voir soi hors de soi, maintenant. Mais on ne peut pas non plus se voir soi-m\u00eame au pass\u00e9. On ne peut pas, dit-on encore, \u00ab \u00eatre et avoir \u00e9t\u00e9 \u00bb. On ne peut pas, dirais-je, en aucun moment ne pas \u00eatre, c'est-\u00e0-dire qu'on ne peut jamais avoir la preuve, int\u00e9rieure, \u00ab d'avoir \u00e9t\u00e9 \u00bb. Ce qui continue jusqu'\u00e0 aujourd'hui, de cette chambre, de cette nuit n'est pas \u00ab moi \u00bb, mais un monde.\n\nDe ces r\u00e9flexions, expression d'un scepticisme, somme toute, mod\u00e9r\u00e9 (quoique orient\u00e9 dans une direction peut-\u00eatre inhabituelle), je tire l'explication du sentiment de g\u00eane qui m'a toujours saisi \u00e0 la lecture des \u00ab souvenirs d'enfance \u00bb, ind\u00e9pendamment de leur efficacit\u00e9 de r\u00e9cits, de descriptions, de conviction politique ou morale, particuli\u00e8rement de ceux qui tentent, na\u00efvement (je crois), et sinc\u00e8rement (j'esp\u00e8re), de r\u00e9duire, d'effacer m\u00eame, d'annuler la distance entre le \u00ab moi \u00bb pr\u00e9sent du narrateur et son hypoth\u00e9tique \u00ab moi \u00bb ancien, sa \u00ab personne \u00bb enfantine. Des phrases comme \u00ab je pensais que... \u00bb, \u00ab je croyais que... \u00bb, si elles se pr\u00e9sentent comme imm\u00e9diates, et non comme indirectement d\u00e9duites d'autres consid\u00e9rations (des documents \u00e9crits, des lettres, un \u00ab journal \u00bb par exemple, qui sont des \u00e9vidences physiques constatables au pr\u00e9sent), me repoussent. Certes, plus on se rapproche, \u00e0 reculons dans le temps, de l'instant de notre naissance (et certainement si on recule jusqu'\u00e0 la fin de notre deuxi\u00e8me ann\u00e9e, fin de la v\u00e9ritable \u00ab \u00e9cole maternelle \u00bb de chacun), ces tentatives de reconstruction sont, le plus souvent, invraisemblables (m'apparaissent telles). (La plupart d'entre nous, pourtant, aspirant \u00e0 l'immortalit\u00e9 dans les deux sens, s'efforcent, avec une touchante obstination, de placer le plus pr\u00e8s possible de leur naissance l'instant de leur \u00ab premier souvenir \u00bb.)\n\nMais mon incr\u00e9dulit\u00e9 est beaucoup plus \u00e9tendue, et beaucoup plus radicale. La c\u00e9l\u00e8bre \u00ab _willing suspension of disbelief_ \u00bb de Coleridge r\u00e9clame du lecteur (je me limite ici au lecteur) l'interruption momentan\u00e9e et volontaire d'un scepticisme tout naturel face \u00e0 l'impossibilit\u00e9 de croire vrai ce qui est racont\u00e9 dans la fiction. J'interpr\u00e8te ainsi la formule : comme un d\u00e9tournement et une particularisation implicite de l'axiome mill\u00e9naire, sceptique lui aussi, de \u00ab suspension du jugement \u00bb, donc comme r\u00e9clamant la \u00ab suspension d'un jugement, pourtant in\u00e9vitable, d'impossibilit\u00e9 \u00bb. On l'applique g\u00e9n\u00e9ralement au roman seul : mais elle me semble, en fait, devoir \u00eatre invoqu\u00e9e avec beaucoup plus de force encore dans le contexte du r\u00e9cit autobiographique ; que je placerai donc, sur une \u00e9chelle d'invraisemblance, \u00e0 la m\u00eame hauteur que le roman historique, et presque aussi haut que la \u00ab science-fiction \u00bb. Quant \u00e0 moi, il m'est pratiquement impossible d'y parvenir.\n\nJ'insiste encore : ce que je viens d'\u00e9crire n'aspire \u00e0 aucune pertinence physiologique, neurologique, psychologique, cognitive, ou philosophique. Pourquoi ? parce que ceci, offert \u00e0 votre lecture, n'est rien d'autre qu'un r\u00e9cit : le commencement de ce que je nomme une branche (c'est la deuxi\u00e8me) d'une prose (c'est la deuxi\u00e8me, elle en suit donc une autre, comme elle d'une certaine \u00e9tendue (mais il n'est pas n\u00e9cessaire cependant d'avoir lu la premi\u00e8re pour aborder la seconde, ni les suivantes, s'il en vient d'autres)), prose que je qualifie, faute d'avoir trouv\u00e9 un terme g\u00e9n\u00e9rique plus particulier, et plus proche de mon intention, de r\u00e9cit. Les choses qui s'y disent sont dites au pr\u00e9sent du r\u00e9cit, \u00e0 mesure que le r\u00e9cit avance, et telles qu'elles se pr\u00e9sentent pour \u00eatre racont\u00e9es par moi, \u00e0 chaque ligne s'inscrivant en \u00ab New York 12 points \u00bb, sur mon \u00e9cran. Elles n'en sont pas d\u00e9tachables, elles ne peuvent en aucune fa\u00e7on pr\u00e9tendre au statut de v\u00e9rit\u00e9s, pas m\u00eame \u00e0 celui de \u00ab possibilit\u00e9s de monades \u00e0 poser sur les \u00e9tag\u00e8res de l'essence \u00bb.\n\nJ'ai \u00e9tendu sur l'immobilit\u00e9 (d'un \u00e9cran, puis d'un papier) une image : une image de mon pass\u00e9, qui m'appara\u00eet \u00eatre l'une des plus anciennes (j'ai la conviction de son anciennet\u00e9). La difficult\u00e9 de la description ne me vient pas seulement du fait de toutes les conclusions implicites que je tire (et \u00ab force \u00bb, en quelque sorte, \u00e0 p\u00e9n\u00e9trer l'image elle-m\u00eame) de ce que je sais, ou m'imagine savoir, des circonstances de la cr\u00e9ation de l'image, ni d'ailleurs du fait qu'elle n'est, dans ce cas pr\u00e9cis, vraisemblablement pas unique, mais r\u00e9it\u00e9r\u00e9e, mais compos\u00e9e, composite. La difficult\u00e9 tient \u00e0 son instantan\u00e9it\u00e9. Aussit\u00f4t apparue, l'image dispara\u00eet : pour la d\u00e9crire, je dois la r\u00e9p\u00e9ter, l'invoquer, l'appeler, selon les modes exp\u00e9rimentaux, que chacun construit pour lui-m\u00eame, du souvenir volontaire. En la faisant de nouveau appara\u00eetre, je l'affaiblis. M\u00eame cette image-l\u00e0, premi\u00e8re du r\u00e9cit, si intense, si \u00ab premi\u00e8re \u00bb que je la sente (et intense parce que \u00ab premi\u00e8re \u00bb) s'affaiblit en ce moment o\u00f9 je la sollicite pour la description. En la r\u00e9p\u00e9tant je la brouille, je la d\u00e9forme, je la d\u00e9colore.\n\nBref, je la d\u00e9truis. Peut-\u00eatre pas tout de suite, mais \u00e0 terme. Je la d\u00e9truis en ce sens que, devenant plus faible, et plus p\u00e2le, elle tend moins \u00e0 dispara\u00eetre qu'\u00e0 n'\u00eatre plus \u00e9voquable, \u00e0 n'\u00eatre plus r\u00e9surgente que comme souvenir second, souvenir d'elle-m\u00eame, et de tous les moments de mon insistance \u00e0 la contempler pendant le temps consacr\u00e9 \u00e0 sa **description** , sous l'effet des mots, des pens\u00e9es suscit\u00e9es par la **description.** (Ce sont surtout les mots de la description qui produisent cette **destruction** , qui en viennent \u00e0 substituer \u00e0 elle une autre image, une image n\u00e9e, elle, de mots. Ce sont les mots qui la rendent irr\u00e9m\u00e9diablement ce qu'elle devient : un souvenir devenu ext\u00e9rieur.) Mais aussi parce que l'arr\u00eat sur l'image lui donne un statut autre, qui est tr\u00e8s semblable \u00e0 celui d'une photographie. La photographie a chang\u00e9 profond\u00e9ment la perception du souvenir d'enfance (de tous les souvenirs, mais surtout du souvenir d'enfance : l'enfance et la photographie ont maintenant un lien presque consubstantiel : \u00ab Toutes les photographies, a-t-on pu \u00e9crire, sont des photographies d'enfance. \u00bb J'ajouterai : et tous les souvenirs d'enfance sont vus comme des photographies (ou plus contemporainement encore : des \u00ab images-vid\u00e9o \u00bb)). Elle l'a fait prolif\u00e9rer dans le monde, comme \u00ab album de moments anciens \u00bb. Mais elle lui a aussi donn\u00e9 un mod\u00e8le, auquel toutes les images du souvenir tentent d\u00e9sormais de se conformer : et ce mod\u00e8le, tout d'immobilit\u00e9, d'\u00ab oisivet\u00e9 \u00bb, d'unicit\u00e9, de fixit\u00e9, est \u00e0 c\u00f4t\u00e9, est faux.\n\nCe n'est pas tout : dans ce cas pr\u00e9cis (qui n'est pas celui de toutes les images), l'image ne reste pas isol\u00e9e, m\u00eame br\u00e8ve, m\u00eame mouvement\u00e9e. Elle ne s'\u00e9l\u00e8ve pas comme un monument dans un paysage polaire. Je ne peux pas lui imposer de limites, un cadre. Quand l'image cesse, la vitre gel\u00e9e ne sort pas du champ de ma vision, telle une B\u00e9r\u00e9nice d'alexandrins quittant un racinien Titus sur la sc\u00e8ne du Th\u00e9\u00e2tre-Fran\u00e7ais. Quand une image cesse, elle cesse le plus souvent en d'autres, elle change. Elle va ailleurs, tr\u00e8s vite, tr\u00e8s loin (en temps et lieux), et n'importe o\u00f9 (\u00e0 ce que, parfois, il semble). Regarder une image du pass\u00e9, c'est \u00eatre Argus, disais-je. Certes, mais c'est \u00eatre Argus s'effor\u00e7ant \u00e0 la capture de Prot\u00e9e.\n\n## 3 Ma fr\u00e9quentation de cette image\n\nMa fr\u00e9quentation de cette image est, elle-m\u00eame, d\u00e9j\u00e0 ancienne : quand je pense le pass\u00e9, le pass\u00e9 le plus \u00e9loign\u00e9 (selon les rep\u00e8res chronologiques dont je dispose), elle m'appara\u00eet parmi les premi\u00e8res : par le moment, hypoth\u00e9tique, de sa trace, tout autant que par sa rapidit\u00e9 \u00e0 m'appara\u00eetre. Elle est une des visions les plus significatives de l'enfance. Elle est intense, importante, charg\u00e9e d'\u00e9motion. C'est une image des d\u00e9buts du temps. J'ai l'habitude de voir sa vitre nocturne, couverte des fleurs du gel. Elle m'est famili\u00e8re. Et elle m'appara\u00eet aussi parfois d'elle-m\u00eame, sans l'introduction de la pens\u00e9e du souvenir, au hasard, absente de son cadre naturel. Mais je la reconnais aussit\u00f4t, elle ne peut m'\u00e9chapper, car elle se ressemble. C'est l\u00e0, \u00e9galement, une caract\u00e9ristique \u00ab photographique \u00bb des souvenirs d\u00e9j\u00e0 surgis, et r\u00e9currents. En fait, il y a plus qu'un air de famille entre les images de deux moments o\u00f9 je rappelle ce souvenir. La conviction d'une r\u00e9p\u00e9tition identique est irr\u00e9sistible.\n\nMais un jour (que je ne peux dater avec pr\u00e9cision, sinon qu'il remonte \u00e0 plus de vingt ans sans doute, et en tout cas ne peut qu'\u00eatre post\u00e9rieur au r\u00eave qui fut la cause lointaine de toute cette \u00e9criture, de cette entreprise qui, depuis maintenant quatre ans, d\u00e9vore les premi\u00e8res heures, nocturnes, de mes journ\u00e9e), un jour j'ai associ\u00e9 cette image \u00e0 une parole, une parole de po\u00e9sie (si j'admets pour un moment que la po\u00e9sie est parole, une \u00ab musique de bouche prof\u00e9rant paroles m\u00e9trifi\u00e9es \u00bb, comme disait Eustache Deschamps), une parole donc, d\u00e9pos\u00e9e sur un papier il y a des si\u00e8cles, et prise, sur ce papier, entre les blancs, les \u00ab bords \u00bb qui d\u00e9finissent un vers :\n\n_Er resplan la flors enversa_\n\nCes mots emplissent, sans fractures, le premier vers d'une _canso_ (une \u00ab chanson \u00bb, un po\u00e8me-musique) du troubadour Raimbaut d'Orange, compos\u00e9e il y a plus de huit si\u00e8cles, dans une langue aujourd'hui quasi morte mais qui est pour moi la langue-origine de la po\u00e9sie, le \u00ab proven\u00e7al \u00bb : \u00ab Maintenant brille (resplendit) la fleur inverse. \u00bb Je la nomme dans ce r\u00e9cit \u00ab proven\u00e7al \u00bb, plut\u00f4t qu'occitan ou _lemozi_ comme la d\u00e9signaient jadis les Catalans : ces autres d\u00e9signations ouvrent \u00e0 des imaginations diff\u00e9rentes, et pour moi moins \u00e9mouvantes, de cette po\u00e9sie. Pour choisir la premi\u00e8re, j'ai mes raisons. Raimbaut d'Orange ne laisse pas longtemps ignorer le sens premier de ce groupement \u00e9trange : \u00ab **quals flors** \u00bb dit-il (\u00ab quelle fleur ? \u00bb). Et il se r\u00e9pond \u00e0 lui-m\u00eame, rench\u00e9rissant sur le solipsisme spontan\u00e9, absolu, de tout vers : **\u00ab neus gels e conglapis \u00bb** (neige, gel et \u00ab conglapi \u00bb), pr\u00e9sentant en ce dernier vocable, si rare qu'il n'appara\u00eet que l\u00e0, on ne sait exactement quoi de gel\u00e9, mais que je d\u00e9cide de comprendre, pour les besoins de ma composition, pr\u00e9cis\u00e9ment comme la conjonction vitrifi\u00e9e de _neus_ (neige) et de _gels_ , comme la condensation d'un bruit-bu\u00e9e et d'une froide substance, embl\u00e9matique du froid m\u00eame, entendant en lui tout un \u00ab glapissement \u00bb, et le crissement des copeaux du froid, transparents, glissant et criant sous l'ongle :\n\n_Er resplan la flors enversa_\n\n_Pels trencans rancx e pels tertres._\n\n_Quals flors neus gels e conglapis_\n\n_Que cotz e destrenh e trenca._\n\n(Alors brille la fleur inverse\n\nentre falaises tranchantes et collines.\n\nquelle fleur ? neige gel et glace\n\nqui coupe et tourmente et tranche.)\n\nOr toute aube est un printemps, m\u00eame une aube de gel. Et dans ce d\u00e9but paradoxal d'une _canso_ amoureuse Raimbaut d'Orange, au lieu de laisser retentir, comme le veut la tradition, les chants doux et didactiques d'amour des instituteurs-oiseaux, les _essenhadors del chan_ , fait parler des rossignols abstraits (l'expression \u00ab enseignants du chant \u00bb est d'un autre troubadour, Jaufre Rudel : les oiseaux sont ceux qui \u00ab enseignent le chant \u00bb dans la \u00ab douce saison suave \u00bb, \u00ab enseigner \u00bb devant \u00eatre compris ici \u00e0 la mani\u00e8re languedocienne d'aujourd'hui, comme \u00ab apprendre \u00e0 trouver \u00bb : **\u00ab je t'enseignerai la li\u00e8vre \u00bb disait, et je l'entends dans mon oreille apr\u00e8s cinquante ann\u00e9es, un chasseur \u00e0 un chasseur)**. Il met des gla\u00e7ons \u00e0 la place des gorges rouges-absentes, des gosiers transis de loriots ou d'alouettes, de leur chant mort de froid :\n\n_Vey mortz quils critz brays siscles_\n\n(je vois morts appels, cris, bruits, sifflets)\n\nInvoquer le grand froid aviaire des collines saisies de gel (le froid semble plus absolu dans les paysages qui n'en ont pas l'habitude), c'est pour Raimbaut donner plus d'\u00e9clat encore \u00e0 la fleur triple-une du chant, de la po\u00e9sie et de l'amour, la fleur inverse, absente de tous bouquets (ici d'une double absence). Quand j'ai lu cette image, quand je me suis trouv\u00e9 saisi, transi de ces mots-l\u00e0, **flors enversa,** je les ai reconnus comme miens (c'\u00e9tait presque au d\u00e9but de ma lecture des Troubadours, je ne savais pour ainsi dire rien d'eux encore), et je me suis sentimentalement et spontan\u00e9ment plac\u00e9, sans m'en rendre d'abord compte, implicitement dans le camp de ceux qui suivent l'une des deux voies \u00e0 la fois antagonistes et inextricablement entrelac\u00e9es de l'art des Troubadours, le **trobar**. Raimbaut d'Orange est sans doute le premier repr\u00e9sentant accompli, sinon l'inventeur, le \u00ab trouveur \u00bb de l'une de ces voies, ant\u00e9rieurement et plus parfaitement que son disciple le plus connu, choisi, destin\u00e9 par Dante \u00e0 repr\u00e9senter cette mani\u00e8re et id\u00e9e de la po\u00e9sie, Arnaut Daniel.\n\nCar il ne s'agit pas l\u00e0 simplement d'une m\u00e9tamorphose insolente de la m\u00e9taphore \u00ab printani\u00e8re \u00bb de la tradition (les commencements du chant de po\u00e9sie, au printemps, identifi\u00e9s au chant amoureux des oiseaux), mais aussi de l'affirmation d'une fa\u00e7on de dire en po\u00e9sie, qui se prolonge bien au-del\u00e0 du moment privil\u00e9gi\u00e9 de la d\u00e9couverte des fleurs chantantes du gel. On pourrait la d\u00e9finir comme \u00e9tant la **Voie de la double n\u00e9gation** (qui a ses versions parentes et parall\u00e8les, philosophiques, th\u00e9ologiques, et m\u00eame logiques) : le gel nie la fleur et le chant. Mais dans le d\u00e9sert du gel fleurit une fleur paradoxale, dans son silence r\u00e9sonne une insistante disharmonie, et de cette floraison \u00ab hirsute \u00bb, comme de cette atonalit\u00e9 polaire, renaissent, \u00e0 l'\u00e9vocation vibratoire du vers, simultan\u00e9ment la musique heureuse et sa disparition d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e.\n\nJ'ai reconnu, dis-je, tout de suite cette voie, cette _via negativa_ comme la mienne. Mais reconnu aussi qu'il ne s'agissait pas seulement de po\u00e9sie : ce que je voyais, sentais et entendais en \u00ab neige, gel et \"conglapi\" \u00bb c'\u00e9tait, d\u00e9sormais ins\u00e9parablement, l'image d'enfance de la vitre recouverte de sa gel\u00e9e hivernale, et le parcours crissant de l'ongle devenant accompagnement int\u00e9rieur, cach\u00e9 sous la vision, du d\u00e9roulement, fractur\u00e9 d'obstacles consonantiques, des vers de la _canso_ , cette marque caract\u00e9ristique de la \u00ab po\u00e9tique n\u00e9gative \u00bb de Raimbaut. Sous la voix, comme sous le gel de la vitre, il y a le n\u00e9ant nocturne des choses p\u00e9rissables et disparues. La voie, dite \u00ab obscure \u00bb et \u00ab ferm\u00e9e \u00bb, de la po\u00e9sie selon Raimbaut d'Orange et Arnaut Daniel n'oublie jamais que, sous la plus grande \u00ab joie \u00bb d'amour, le \u00ab joi \u00bb, guette le gel de l'accomplissement, la f\u00e9rocit\u00e9 du r\u00e9el m\u00e9lang\u00e9 de mort. Il y a l'envers de la fleur d'amour, mais aussi celui des enfances : enfances de la chair mortelle, de la prose, le \u00ab roman \u00bb. Ou des langues.\n\nC'est pourquoi, m\u00eame s'il n'\u00e9tait pas en mon pouvoir de rompre cette association d'une image d'enfance \u00e0 un fragment de po\u00e9sie, je ne l'ai \u00e0 aucun moment refus\u00e9e. \u00c0 mesure que je progressais (un peu) dans la connaissance du _trobar_ , que je m'en faisais une id\u00e9e plus claire, peut-\u00eatre inexacte, mais conforme aux exigences de mon **Projet,** que les Troubadours, et Raimbaut sans doute plus que tout autre, ont influenc\u00e9 d\u00e9cisivement, elle devenait plus profonde et plus n\u00e9cessaire encore, perdant le caract\u00e8re soudain, fortuit et arbitraire de ses d\u00e9buts. L'image en souvenir du carreau enfum\u00e9 de gel, la nuit qu'elle cache et qui se r\u00e9v\u00e8le, la chambre, en ont acquis une plus grande force de conviction (la conviction d'\u00eatre une r\u00e9v\u00e9lation authentique et signifiante du pass\u00e9) et une plus grande l\u00e9gitimit\u00e9, en devenant le lieu o\u00f9, \u00e0 l'\u00e9vidence, je devais commencer de rechercher les parcours \u00ab ant\u00e9rieurs \u00bb de mon **Projet** , tout ce qui a rendu possible sa conception (c'est \u00e0 cela, l' **Avant-Projet** , que je vais m'attacher en cette branche). Lieu et parcours qui contiennent en m\u00eame temps, comme un germe second, comme une autre \u00ab fleur inverse \u00bb, son \u00e9chec.\n\n## 4 Le bleu-noir de la nuit\n\n**Le bleu-noir profond de la nuit \u00e9tait derri\u00e8re la vitre, il n'\u00e9tait pas r\u00e9pandu sur elle.** Or en ces temps-l\u00e0, on avait ordonn\u00e9 de couvrir les fen\u00eatres d'une nuit peinte. Ainsi, esp\u00e9rait-on, des maisons de la ville aucune lumi\u00e8re ne s'\u00e9chappant, elles, et la ville avec elles demeureraient invisibles, soustraites simplement d'elles-m\u00eames, par ce peu de couleur (mais r\u00e9solue), comme celles de la _Phyllide_ de Calvino, aux regards hostiles venus des hauteurs de l'air. Ainsi, avait-on d\u00e9cid\u00e9, le grondement des avions, le sifflement des bombes les \u00e9pargneraient. On avait appel\u00e9 cela D\u00e9fense passive. Quels avions, descendus comme des nuages de la Montagne Noire un jour de _cers_ , le mistral de ces r\u00e9gions, craignait-on ici ? J'en suis aujourd'hui perplexe.\n\nEn fait, la France enti\u00e8re, qui aurait d\u00fb, par la simple vertu de ce stratag\u00e8me pictural (nouvelle version du \u00ab camouflage \u00bb que Picasso, selon Gertrude Stein, pr\u00e9tendait inspir\u00e9 du cubisme) se fermer, imp\u00e9n\u00e9trable, sous les couches dissimulantes de peinture couleur de nuit, n'ayant plus dans la nuit qu'un manteau teint de murailles, s'arr\u00eatant m\u00eame de respirer, de produire du bruit apr\u00e8s les sir\u00e8nes des alertes, s'\u00e9tait r\u00e9v\u00e9l\u00e9e brusquement \u00e9trangement visible au contraire, s'\u00e9tait mu\u00e9e en quelques semaines \u00e0 peine au printemps de 1940 (ce \u00ab mai qui fut sans nuage \u00bb) en une immense ville ouverte, et parfaitement passive (la D\u00e9fense passive n'ayant ainsi \u00e9t\u00e9 qu'une pr\u00e9figuration de la passivit\u00e9 nationale). Et les peintures des carreaux \u00e9taient rapidement devenues encore plus ridicules, dans ce d\u00e9partement si \u00e9loign\u00e9 du front, comme des t\u00e9moignages d'un \u00e9tat illusoire, d'espoirs que la D\u00e9faite, cet \u00e9v\u00e9nement que l'emploi de la majuscule d\u00e9signait comme \u00e9v\u00e9nement plus moral encore que militaire, avait tristement d\u00e9mentis. On les avait alors le plus souvent gratt\u00e9es pour rendre les vitres \u00e0 leur transparence premi\u00e8re. Plus tard, apr\u00e8s El Alamein et Stalingrad, les pinceaux auraient d\u00fb reprendre du service, contre la menace d'autres avions (et j'imagine qu'il en fut ainsi ailleurs, au Havre par exemple). Mais notre ville ne se redonna pas cette peine, par lassitude, je pense, plus que par insubordination. Peut-\u00eatre tout simplement n'y avait-il plus de peinture, parce qu'elle avait \u00e9t\u00e9 \u00ab r\u00e9quisitionn\u00e9e \u00bb pour recouvrir les vitres autrement pr\u00e9caires de la Ruhr, ou de Dresde. Chez nous, dans notre maison, il n'en restait, ici ou l\u00e0, que des traces o\u00f9 j'exer\u00e7ais aussi, comme sur la bu\u00e9e du gel, mais diff\u00e9remment, mes ongles. Et le seul lieu ainsi durablement \u00ab prot\u00e9g\u00e9 \u00bb des regards ext\u00e9rieurs \u00e9tait celui qu'on appelait, en ce temps, \u00ab les cabinets \u00bb. \u00c9tant donn\u00e9 son insertion tr\u00e8s particuli\u00e8re dans la \u00ab topologie \u00bb de la maison, le maintien de la peinture passive avait peut-\u00eatre r\u00e9pondu l\u00e0 \u00e0 de tout autres exigences que celle de la D\u00e9fense.\n\n(Il y a une autre mani\u00e8re pour les maisons, dans la nuit noire, de garder leur silence visuel, leur incognito. Pour ne pas laisser \u00e9chapper de lueur r\u00e9v\u00e9latrice, on peut imaginer de n'en produire aucune. Les fen\u00eatres, alors, sont des yeux aveugles de chouette, les maisons sont comme abandonn\u00e9es \u00e0 la nuit. La ville ne se cache pas, elle retourne \u00e0 l'\u00e9tat de ces huttes de pierre pr\u00e9historiques adopt\u00e9es par les bergers, les \u00ab bories \u00bb, qui datent peut-\u00eatre d'avant l'invention du feu. Je n'ai pas souvenir de telles obscurit\u00e9s, sinon pendant des orages, des \u00ab pannes \u00bb ou des coupures d'\u00e9lectricit\u00e9 (celles de l'hiver 1944-1945 firent merveille : _je me souviens_ d'un dessin de \u00ab jean effel \u00bb, et de sa l\u00e9gende : \u00ab elle appara\u00eet, elle dispara\u00eet, c'est la f\u00e9e \u00c9lectricit\u00e9 \u00bb. Mais je n'\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 plus dans la m\u00eame maison, ni dans la m\u00eame ville). Il est vrai que le plus souvent, les nuits, mes fr\u00e8res-et-s\u0153ur et moi, nous dormions.)\n\nJ'ai choisi de suivre, \u00e0 la poursuite des m\u00e9tamorphoses de l'image du miroir gel\u00e9 sur le tain de nuit que l'\u00e9criture de l'ongle r\u00e9v\u00e8le, un parcours parmi beaucoup. Je n'ai pas adopt\u00e9, pour ce faire (mais le fallait-il ?), un principe g\u00e9n\u00e9ral, contraignant, perceptible, d'organisation. Et quel aurait-il \u00e9t\u00e9 ? La chronologie, la succession marqu\u00e9e, mesur\u00e9e, conventionnelle, des moments ? Le temps int\u00e9rieur, s'il est un tel autre temps, un temps qui ne serait pas le support d'une chronologie, parce qu'alors d\u00e9sordonn\u00e9, lacunaire, variable dans la vitesse de son \u00e9puisement ? Les images-souvenirs s'y soumettent assez mal, en admettant m\u00eame qu'on puisse jamais les situer pr\u00e9cis\u00e9ment sur de tels axes. Il y a presque toujours, il me semble, dans le pr\u00e9sent perp\u00e9tuel du souvenir, lieu de la trinit\u00e9 augustinienne \u00ab pr\u00e9sent du pass\u00e9, pr\u00e9sent du pr\u00e9sent, pr\u00e9sent du futur \u00bb (le futur est avant tout une r\u00e9miniscence, ou m\u00eame simplement un souvenir), une incertitude irr\u00e9ductible sur les positions respectives de l'\u00ab avant \u00bb et de l'\u00ab apr\u00e8s \u00bb. Et m\u00eame si cela m'avait \u00e9t\u00e9 possible, ce n'est pas ainsi que j'ai con\u00e7u, d\u00e8s son origine, mon r\u00e9cit, d\u00e8s le moment, proche de son d\u00e9but, mais nullement ant\u00e9rieur \u00e0 lui, o\u00f9 j'ai enfin su de mani\u00e8re claire ce qu'il serait. En suivant le temps, le temps physique (m\u00eame int\u00e9rioris\u00e9), je serais pass\u00e9 \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de ce que je cherche, toujours.\n\nC'est que les s\u00e9quences significatives pour la m\u00e9moire ne se d\u00e9couvrent pas de cette fa\u00e7on. Il y a, pour commencer, au souvenir, autant d'anticipations que de d\u00e9rivations. Non seulement les notions de l'\u00ab avant \u00bb et de l'\u00ab apr\u00e8s \u00bb ne sont pas nettes, mais elles sont obligatoirement contradictoires. Je ne veux pas dire qu'un temps externe, in\u00e9vitablement, ne les entra\u00eene, unidimensionnel et irr\u00e9versible (un peu comme un support vide, ou un \u00e9ther de temps, associ\u00e9 \u00e0 un espace abstrait, vide lui-m\u00eame). Mais le temps qui m'occupe, celui de la **m\u00e9moire** , que je traque, est n\u00e9cessairement, lui, \u00e0 deux directions, et \u00e0 deux directions au moins. Chaque souvenir, m\u00eame plac\u00e9 pr\u00e9cis\u00e9ment dans l'espace et dans le temps, regarde vers l'autrefois autant que vers le futur (et le futur est, lui, futur ant\u00e9rieur, sans cesse). Si je gratte le gel sur la vitre, c'est peut-\u00eatre parce que j'ai, auparavant, bleui mes ongles \u00e0 la peinture de nuit, ou le contraire. Mais c'est, surtout, le d\u00e9clic indispensable \u00e0 l'ouverture d'une porte dans la m\u00e9moire, vers d'autres fen\u00eatres (une surtout, _before, behind, between, above, below_ ) (en avant, en arri\u00e8re, entre, dessus, dessous).\n\nJ'ai toujours, aussi loin que je remonte dans cette perception des choses, \u00e9t\u00e9 attir\u00e9 par la nuit pr\u00e9matinale : je n'aime pas m'\u00e9veiller dans le jour. Il y a des nuits buissonnantes, travers\u00e9es de lueurs, de lune, de lampes, d'\u00e9toiles, d'\u00ab obscure clart\u00e9 \u00bb, comme on lit dans un alexandrin aussi c\u00e9l\u00e8bre que banal, rendu banal, sinon ridicule, de toute l'admiration scolaire autrefois d\u00e9vers\u00e9e sur lui. Il y a des nuits noires et blanches, noires et grises. Mais surtout il y a des nuits enti\u00e8res, compactes, imp\u00e9n\u00e9trables, opposant au jaune des lampes quelque chose comme leur propre rayonnement noir. Cette \u00ab beaut\u00e9 du noir \u00bb, qui rend le monde incompr\u00e9hensible et inexplicable, qui m'assure que le monde est et restera incompr\u00e9hensible et inexplicable, cette \u00ab noirceur invariable \u00e0 la vue \u00bb (c'est le monde, le monde qui se retire en soi-m\u00eame avec d\u00e9dain) m'attire, me tient serr\u00e9 contre les vitres, sans bouger, regardant.\n\nMais je ne veux pas regarder en aveugle. Et le noir, ce noir-l\u00e0, ext\u00e9rieur, a besoin de la lumi\u00e8re pour \u00eatre, absolu comme je le d\u00e9sire, proche, touchant mes yeux, mais ne les recouvrant pas. Si la chambre est \u00e9teinte, elle est plus noire que la nuit du dehors, la nuit en devient claire, pleine de formes vagues, se pr\u00e9parant \u00e0 \u00eatre d\u00e9finies par le jour. De faibles lueurs y tra\u00eenent. Heureusement ma lampe, en br\u00fblant, ne leur permet pas d'approcher. Elle prot\u00e8ge ma fen\u00eatre du jour, le jour du pr\u00e9sent froid, du futur gel\u00e9. Et la fen\u00eatre, en ses carreaux rigides, est comme peinte, peinte au noir.\n\nJe me suis habitu\u00e9 ainsi \u00e0 la nuit, \u00e0 sa mani\u00e8re noire, mais pas pour y vivre. La nuit, quand je le peux, je dors. J'ai besoin seulement de la nuit finissante, pr\u00e9caire, celle qui n'est \u00e0 personne (car la fin de nuit, dans le monde urbain des ann\u00e9es quatre-vingt-dix du XXe si\u00e8cle, est de plus en plus vide : la vie \u00e9veill\u00e9e des villes occupe de plus en plus profond\u00e9ment la nuit, mais en l'envahissant par l'autre c\u00f4t\u00e9). Je recherche cette forme de la nuit qui, puisque j'y suis seul, m'appartient en propre. Dans la maison o\u00f9 j'\u00e9cris ces lignes, grises plus que noires, aucune fen\u00eatre en ce moment ne brille. J'appuie sur les signes du clavier qui composent les mots \u00ab j'\u00e9cris \u00bb, mais en fait ils ne font qu'appara\u00eetre sur l'\u00e9cran vertical qui me fait face, \u00ab \u00e9criture \u00bb \u00e9lectronique d'aujourd'hui, encore plus pr\u00e9caire que celle du crayon ou de l'encre sur des papiers, d'une pr\u00e9carit\u00e9 fascinante, qui provoque une ivresse d''\u00e9crire', que la commande \u00ab _couper_ \u00bb peut (ivresse suppl\u00e9mentaire qui transcende celle de la gomme) \u00e0 tout moment condamner \u00e0 l'an\u00e9antissement. Dehors (la cour de l'immeuble) est noir, aussi noir qu'il peut l'\u00eatre dans cette ville mang\u00e9e de lumi\u00e8res : Paris.\n\nAinsi, au d\u00e9but d'un parcours multiple de m\u00e9moire, ce livre, mon souvenir a fait appara\u00eetre une nuit pleine, rendue plus imp\u00e9n\u00e9trablement noire par la distance, par les ann\u00e9es, par l'hiver, par la guerre. Mon souvenir s'est dirig\u00e9 (je pourrais croire infailliblement, sans t\u00e2tonnements comme sans volont\u00e9) vers une sorte de maximum de nuit, comme si quelque chose de la nuit-en-soi avait \u00e9t\u00e9 l\u00e0, \u00e0 m'attendre, comme si l'ongle enfantin n'avait entam\u00e9, gratt\u00e9 le gel que pour cette restitution.\n\n## 5 Les parcours de m\u00e9moire sont r\u00e9versibles.\n\nLes parcours de m\u00e9moire ont une \u00e9trange r\u00e9versibilit\u00e9 (au sein m\u00eame de leur indirection g\u00e9n\u00e9rale). Ayant commenc\u00e9 celui-ci en un endroit impr\u00e9cis du temps, sur une image qui est pour ainsi dire de nul moment, parce qu'elle pourrait venir d'une multitude d'entre eux, je lui fais succ\u00e9der une autre qu'elle appelle en apparence spontan\u00e9ment, comme venant apr\u00e8s, celle des carreaux peints non de nuit mais d' _ersatz_ -nuit, la peinture sombre de la guerre. Mais si, au contraire, j'\u00e9voque d'abord ces fen\u00eatres peintes, je vais, tout aussi spontan\u00e9ment, par le chemin du souvenir d\u00e9j\u00e0 tant de fois fray\u00e9, partir dans l'autre sens, vers le carreau gel\u00e9 de ma chambre enfantine. La position respective, chronologiquement, des deux images m'\u00e9chappe. Mais m\u00eame si je parvenais \u00e0 les dater exactement je pourrais facilement suivre la piste dans les deux sens.\n\nIl en est ainsi dans les **Arts de la M\u00e9moire :** d\u00e8s le r\u00e9cit de leur fondation, imm\u00e9diatement apr\u00e8s celui du **Conte** qui leur sert de porche, de pr\u00e9ambule, l'aventure arriv\u00e9e \u00e0 leur inventeur, leur \u00ab trouveur \u00bb, le po\u00e8te Simonide de C\u00e9os, \u00ab inspir\u00e9 \u00bb par les deux jumeaux c\u00e9lestes, Castor ou Pollux (par l'un, ou les deux ? si l'un, je ne sais lequel, et il m'importerait assez de le savoir, puisque l'un est divin \u00e0 l'origine, l'autre terrestre, avant leur union \u00e9ternelle et sid\u00e9rale en une unique constellation, et, selon qu'on choisit l'un ou l'autre ou les deux comme \u00ab saint(s) patron(s) \u00bb de la m\u00e9moire, on a affaire \u00e0 des th\u00e9ories fort divergentes de cette facult\u00e9), on nous raconte l'exploit de cet autre po\u00e8te de l'Antiquit\u00e9 qui pouvait, arm\u00e9 de son entra\u00eenement \u00e0 cet art, r\u00e9citer l' _Odyss\u00e9e_ enti\u00e8re \u00e0 l'endroit et \u00e0 l'envers (exploit qui dans mon esprit s'apparente irr\u00e9sistiblement \u00e0 celui du saut \u00e0 la corde des petites filles ou encore \u00e0 des prodiges de tricot). (Je n'ignore pas que les textes disent qu'il s'agit de l' _Iliade_ , mais je pr\u00e9f\u00e8re de beaucoup, je trouve plus satisfaisant, et plus conforme, qu'il s'agisse des errances de l'artificieux Ulysse. Et je peux me permettre un tel glissement, sans rompre un engagement unilat\u00e9ral de v\u00e9ridicit\u00e9 pris autrefois, dans la premi\u00e8re branche de mon livre, puisque je le fais sans omettre cet aveu qui signale que je ne d\u00e9sire pas tromper mon lecteur, et puisque je compose ici un r\u00e9cit, non un \u00ab m\u00e9moire \u00bb acad\u00e9mique.)\n\nAssocier, de la mani\u00e8re la plus frappante et la plus contraignante possible ce dont on veut se souvenir, discours, arguments, vers d'un po\u00e8me, \u00e0 un parcours arbitrairement choisi (le conte des _Arts de la M\u00e9moire_ insiste sur cet arbitraire du signe m\u00e9moriel), dans un lieu familier au souvenir (et c'est bien en un lieu familier qu'ici moi aussi je commence, dans une chambre o\u00f9 j'ai dormi, d'une maison qui fut sept ans la mienne, de ma cinqui\u00e8me \u00e0 ma douzi\u00e8me ann\u00e9e), cela n'est en fait que mimer, et rendre volontaire, r\u00e9gl\u00e9, le fonctionnement spontan\u00e9 et universel des souvenirs. Les m\u00e9thodes, les recettes, qu'\u00e0 partir des indications \u00e9nigmatiques, fragmentaires, \u00e9nervantes dans leur impr\u00e9cision, de Cic\u00e9ron ou de Quintilien, le Moyen \u00c2ge, puis la Renaissance invent\u00e8rent, je les d\u00e9tourne \u00e0 mes propres fins, pour imiter, r\u00e9gler et rendre descriptibles les choses qu'il faut que j'apprenne \u00e0 disposer dans mon souvenir, puisque ce sont celles dont, chaotiquement, je me souviens \u00e0 l'occasion de la composition de cette branche. (L'intention de ma narration, non dite, les suscite, toujours sous-jacente, m\u00eame si elle ne les pr\u00e9d\u00e9termine pas.)\n\nC'est, l\u00e0 encore, en ce renversement, une mise en \u0153uvre de la po\u00e9tique n\u00e9gative, avec sa strat\u00e9gie de Double N\u00e9gation, dont j'ai parl\u00e9 \u00e0 propos de Raimbaut d'Orange. Revivre, au moins sur des \u00ab \u00e9pisodes \u00bb, des segments limit\u00e9s du pass\u00e9 (et peut-\u00eatre aussi \u00e0 une plus grande \u00e9chelle), r\u00e9versiblement, l'odyss\u00e9e (sans majuscule) qu'est une vie (n'importe quelle vie, la mienne, qui est aussi, comme celle d'Ulysse, la vie de \u00ab personne \u00bb), c'est ce que nous faisons quotidiennement dans le sommeil (r\u00eavant), ou dans l'\u00e9tat de veille (nous souvenant). Le sens de ces parcours de m\u00e9moire ne peut \u00eatre appr\u00e9hend\u00e9 que par le recours au double sens, dont les _Arts de la M\u00e9moire_ fournissent quelques figures r\u00e9gl\u00e9es.\n\n\u00c0 la diff\u00e9rence des d\u00e9monstrations de la math\u00e9matique, strictement orient\u00e9es (bien que, remarquons-le, la v\u00e9rit\u00e9 d'une proposition ne se comprenne qu'\u00e0 rebours, en remontant aux pr\u00e9misses), les d\u00e9ductions de la m\u00e9moire diff\u00e8rent sensiblement selon la direction choisie pour les exhiber. Et la compr\u00e9hension du moindre souvenir est \u00e0 ce prix. Ainsi, tout simplement, dans un voyage, le paysage du retour n'est pas, pour celui qui l'accomplit, identique \u00e0 celui de l'aller. Ce qui demeure invariant n'est pas le paysage mais le lieu, l'espace, fait & tissu, pour qui ne le p\u00e9n\u00e8tre pas, d'une ind\u00e9termination fort peu discernable du vide.\n\nUne des raisons principales de cette non-\u00e9quivalence en m\u00eame temps que non-indiff\u00e9rence des sens de parcours est que ce qui va appara\u00eetre apr\u00e8s n'est, et ne reste jamais semblable \u00e0 soi-m\u00eame, d\u00e8s que l'on change de direction. (Et on n'y rencontre pas, non plus, l'impossibilit\u00e9 g\u00e9n\u00e9rale du palindrome en temps r\u00e9el (en temps v\u00e9cu) si difficile, si \u00ab \u00e9tranger \u00bb dans la langue, particuli\u00e8rement dans la cha\u00eene parl\u00e9e.) Cela se passe \u00e0 chaque instant. \u00c0 chaque instant, quelque chose surgit qui est au-del\u00e0 de ce qui vient d'\u00eatre vu, et ce quelque chose diff\u00e8re n\u00e9cessairement en \u00ab allant \u00bb et en \u00ab revenant \u00bb. Dans tout parcours, l'instant ne prend son sens que de ce qu'il anticipe. Car un instant n'est pas un \u00ab maintenant \u00bb mais, selon une th\u00e9orie du temps que j'affectionne, \u00ab ce qui aura \u00e9t\u00e9 un \"maintenant\" \u00bb. **Grattant le gel sur la vitre, je vois bleuir mes ongles de la peinture,** et j'entre dans les ann\u00e9es de guerre **; puis, derri\u00e8re la peinture qui me dissimule l'ext\u00e9rieur de la fen\u00eatre, je vois la nuit audoise qui p\u00e8se contre la vitre gel\u00e9e.**\n\nLe parcours inverse suit le parcours direct comme son ombre, son fant\u00f4me. Ainsi, regardant, par la fen\u00eatre d'un train \u00e0 grande vitesse, on voit bouger les tranches fuyantes, fondantes, du paysage, fuir vers l'arri\u00e8re les maisons, les arbres, les personnages muets des rues, les champs de colza, les rivi\u00e8res, et derri\u00e8re, des collines ocre, ou vert sombre, des automobiles sur des routes, des trains de nuages qui de nouveau vont dans le m\u00eame sens que nous, plus lents seulement, comme s'ils \u00e9taient retenus, coll\u00e9s, alourdis par la terre, saisis d'une h\u00e9sitation \u00e0 rester l\u00e0, puis \u00e0 dispara\u00eetre. Et ainsi de suite : les tranches successives, de plus en plus physiquement \u00e9loign\u00e9es, \u00e9changent les directions de leur mouvement apparent, avec de plus en plus de vague, de lourdeur, et de lenteur.\n\nChaque image du pass\u00e9 est donc un double, r\u00e9v\u00e9l\u00e9 par le mouvement qui l'entra\u00eene, qui sera seulement arbitrairement arr\u00eat\u00e9 par la mise en mots. La seule restitution (partielle) possible est alors de d\u00e9placer la vision successivement dans les deux sens. D'ailleurs la progression n'est jamais selon une ligne, comme dans la lecture ordinaire d'un livre, mais elle est \u00e0 la fois buissonnante et discontinue, donnant la conviction int\u00e9rieure de l'existence d'atomes, ins\u00e9cables et non mesurables, de temps, puisque selon chaque d\u00e9placement, sans cesse, les possibilit\u00e9s divergentes de l'apr\u00e8s m'apparaissent. Une m\u00e9taphore simplifi\u00e9e l\u00e9g\u00e8rement de cette situation m'est venue, une nuit, en Am\u00e9rique (comme on dit chez nous, pour d\u00e9signer les USA) :\n\nJe m'approchais, en voiture, d'une ville (Seattle, sur la c\u00f4te du Pacifique), venant de l'a\u00e9roport. La route de l'a\u00e9roport s'approchait, lentement, d'une autoroute situ\u00e9e en contrebas, une \u00ab voie express \u00bb le long de laquelle on devait passer, pour atteindre le centre, visible assez longtemps, de loin. C'\u00e9tait une heure d\u00e9j\u00e0 nocturne, mais la circulation \u00e9tait encore intense (c'\u00e9tait octobre, le bel octobre, plus rouge que roux, du Nouveau Monde), et les deux files de voitures, dans les deux sens, coulaient contin\u00fbment, rivi\u00e8res lumineuses. En outre, il y avait des \u00ab sorties \u00bb, d'o\u00f9 s'\u00e9chappaient des ruisseaux de chacune des deux rivi\u00e8res de v\u00e9hicules, et ce n'\u00e9taient \u00e9videmment pas les m\u00eames dans les deux sens : ces \u00ab ruisseaux \u00bb ruisselaient \u00e0 sens unique. Ainsi font les chemins d'eau. C'\u00e9tait la nuit, et les feux de toutes les voitures \u00e9taient allum\u00e9s. Mais des voitures qui s'\u00e9loignaient de moi je ne voyais que les feux arri\u00e8re, rouges, et des voitures qui venaient vers moi les phares, jaunes. Des ruisseaux rouges fuyaient vers la droite et vers l'avant, des ruisseaux jaunes parall\u00e8les vers la gauche, et vers l'arri\u00e8re. La hauteur, la distance, donnaient au champ de cette vision s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 et ampleur, et permettaient de saisir simultan\u00e9ment par la pens\u00e9e comme continus les deux rubans, les deux fleuves de couleur mouvante.\n\n## 6 \u00c0 l'air froid, le nuage n\u00e9 du souffle,\n\n**Dans l'air froid, le nuage de bu\u00e9e n\u00e9 du souffle rencontrait la vitre, s'y posait.** Souffler de la bu\u00e9e sur le verre fait de la surface transparente une page encore, inscriptible en signes, en mots qui restituent localement la transparence. Puis le souffle, la bu\u00e9e, de nouveau servent de gomme. Cette \u00e9criture est sans taches, elle n'a pas l'irr\u00e9versibilit\u00e9 de l'encre, elle s'apparente plut\u00f4t \u00e0 d'autres traces enfantines, comme l'encre de sureau (encre \u00ab sympathique \u00bb, encre d'espion ?). Elle est \u00e9ph\u00e9m\u00e8re, ce qui n'est pas n\u00e9cessairement un manque ni un d\u00e9faut. Je me retrouve (au pass\u00e9) sans cesse \u00e9crivant sur le verre des carreaux, pas toujours \u00e0 la bu\u00e9e, qui exige le froid, trop exceptionnel, ou la pluie ext\u00e9rieure (rare aussi). Mais on peut compter sur la poussi\u00e8re qui neige dans les greniers, les mansardes, les remises, sur les vitraux de cette \u00e9trange fleur lexicale, la \u00ab buanderie \u00bb (ses carreaux poussi\u00e9reux sont des vitraux la\u00efques), sur la poussi\u00e8re et la fum\u00e9e.\n\nEn ces ann\u00e9es, **des locomotives, une \u00e9paisse fum\u00e9e charbonneuse, grise, sale, s'\u00e9levait lourdement dans les gares, au long des voies, s'attardait, couvrait inexorablement d'une suie, grasse, irr\u00e9sistible, les fen\u00eatres des compartiments.** Les trains \u00e9taient lents, tra\u00eenards, s'arr\u00eataient inexplicablement sur des voies de garage, attendaient, repartaient en silence, sans pr\u00e9venir. **Mon regard cherche, encore une fois, la nuit ext\u00e9rieure, comme dans la chambre hivernale, et comme dans la chambre, ne distingue rien, ou presque ; dans ce souvenir je vois** (dans cette famille de souvenirs composites, empi\u00e9tant les uns sur les autres, se confondant) **le coin de la fen\u00eatre d'un compartiment** (c'est le nom, aussi, de la place : \u00ab coin fen\u00eatre \u00bb), **\u00e0 hauteur de mon doigt, le m\u00eame doigt qui grattait la glace, qui se couvre maintenant de la suie salissante, tenace, crayonneuse, de la fum\u00e9e des locomotives** (tel le charbon d'une mine de crayon, telle l'encre \u00e9paisse qui recouvrait jadis les plombs d'imprimerie).\n\nNous allions, une fois par mois, \u00e0 Toulouse par le train. C'\u00e9tait le dimanche, car l'\u00e9cole absorbait les six autres jours de la semaine, et pleinement. Ma m\u00e8re nous emmenait, ma s\u0153ur et moi, v\u00e9rifier nos progr\u00e8s pianistiques aupr\u00e8s de Mme Vidal, qui tenait l'\u00e9cole patronn\u00e9e par Marguerite Long (la \u00ab grande pianiste \u00bb m'inspecta un jour, haute figure s\u00e9v\u00e8re, anguleuse, imposante, peu complimenteuse, aux doigts immenses et immens\u00e9ment rapides, pour les d\u00e9monstrations, les corrections de doigt\u00e9 **(un grand nez oblique ; une main \u00e0 bagues, sur la mienne, quelques secondes)** ). Nous partions le matin, tr\u00e8s t\u00f4t (je ne vois que de la nuit). On s'arr\u00eatait \u00e0 Bram, \u00e0 Castelnaudary, \u00e0 Villefranche-de-Lauragais ; on arrivait \u00e0 la gare Matabiau. Nous pr\u00e9sentions nos \u00ab morceaux \u00bb : des Clementi, des K\u00fchlau surtout, un peu de Mozart. Vers la fin j'ai jou\u00e9 aussi des mazurkas, des polonaises de Chopin, extravagantes aux doigts. Nous revenions la nuit tomb\u00e9e.\n\nMon p\u00e8re nous accompagnait, retrouver et bavarder avec Canguilhem, son vieil ami d'\u00c9cole (l'\u00c9cole normale sup\u00e9rieure), passer le moment de notre le\u00e7on \u00e0 la librairie Trentin (nous allions le rechercher l\u00e0, parfois), pour d'autres retrouvailles, et conversations d'un autre type dont je n'ai saisi que plus tard (apr\u00e8s 1944) la v\u00e9ritable signification. Nous d\u00e9jeunions chez les Canguilhem dont les deux a\u00een\u00e9s, Bernard et Francette (\u00ab C\u00e9cette \u00bb) avaient \u00e0 peu pr\u00e8s nos \u00e2ges. La c\u00e9r\u00e9monie du d\u00e9jeuner \u00e9tait impressionnante, les mani\u00e8res de table s\u00e9v\u00e8res (tout \u00e0 fait inhabituelles pour nous). Car les enfants n'y parlaient pas entre eux, ne se m\u00ealaient pas de la conversation des adultes, gardaient leurs deux mains sur la table, tenaient leurs ustensiles de la main qu'il fallait. L'axiome anglican _(\u00ab children should be seen, not heard \u00bb)_ leur \u00e9tait appliqu\u00e9 avec une rigueur toute calviniste.\n\nMais ils se rattrapaient d\u00e8s la disparition des parents dans d'autres r\u00e9gions de l'appartement sombre ( **je le vois sombre** ) : je n'ai jamais entendu en si peu de temps autant de mots \u00ab interdits \u00bb (d'inspiration essentiellement scatologique. Il me semble que nous ignorions enti\u00e8rement le registre sexuel (ou bien, c'est fort possible, la censure adulte s'est impos\u00e9e \u00e0 ma m\u00e9moire, je ne sais)) que dans la bouche de ces deux enfants si bien \u00e9lev\u00e9s d'un d\u00e9j\u00e0 \u00e9minent philosophe aux cheveux tr\u00e8s noirs et aux sourcils tr\u00e8s noirs aussi, tr\u00e8s \u00e9pais.\n\n(Ma s\u0153ur Denise, g\u00e9n\u00e9ralement farouche, avait fait sensation, lors de la premi\u00e8re visite de Georges Canguilhem dans notre jardin, en montant spontan\u00e9ment sur ses genoux : j'ignore si c'\u00e9tait de sa part exorcisme ou intuition de la nature r\u00e9ellement essentiellement indulgente et bonne de cet \u00e9pist\u00e9mologue s\u00e9v\u00e8re pour les concepts (et les enseignants de philosophie qu'il inspecta longtemps) et bourru. Il ne devait pas non plus impressionner exag\u00e9r\u00e9ment mes cousins, mes fr\u00e8res et moi-m\u00eame puisque nous avions l'habitude de saluer son arriv\u00e9e par un chant de guerre \u00e0 rythme ascendant, sp\u00e9cialement compos\u00e9 \u00e0 son intention : \u00ab M\u00e9chant Can ! m\u00e9chant Cangui ! m\u00e9chant Canguilhem ! \u00bb J'\u00e9prouve quelque satisfaction tardivement enfantine (il y a presque un demi-si\u00e8cle de cela !), pendant que je me pr\u00e9pare, ces temps-ci, avec une institution pour laquelle je travaille, le Coll\u00e8ge international de philosophie, \u00e0 lui rendre hommage, \u00e0 me souvenir de la d\u00e9sinvolture avec laquelle nous traitions alors l'\u00e9minent auteur de l' _Essai sur quelques probl\u00e8mes concernant la fronti\u00e8re entre le normal et le pathologique_ , qui a \u00e9t\u00e9 (est encore) d'une importance consid\u00e9rable pour la philosophie fran\u00e7aise, et dont un exemplaire d\u00e9dicac\u00e9 se trouvait dans la biblioth\u00e8que de mes parents. Il est vrai que la philosophie, occupation professionnelle paternelle, n'a jamais cess\u00e9 de m'impressionner.)\n\nNous revenions dans la nuit. Tr\u00e8s t\u00f4t nous colonisions un compartiment du train attendant, obscur, sur un quai de la gare Matabiau. Le train restait non \u00e9clair\u00e9 pratiquement jusqu'au d\u00e9part, et pendant sa course inverse vers Villefranche-de-Lauragais, Castelnaudary, Bram, Carcassonne enfin. La tr\u00e8s faible lumi\u00e8re (d'une veilleuse : D\u00e9fense passive ?) donnait au voyage un caract\u00e8re vesp\u00e9ral alternativement, pour moi, soporifique et exaltant. Une heure de coucher plus tardive que d'habitude, la tension surmont\u00e9e de l'\u00e9preuve du piano (bien que Mme Vidal ait \u00e9t\u00e9 calme, maternelle, peu s\u00e9v\u00e8re) donnait aux retours de ces dimanches leur couleur aventureuse, dont l'attraction la plus grande \u00e9tait le train. J'avais, d\u00e9j\u00e0, h\u00e9rit\u00e9 (de mon grand-p\u00e8re sans doute) une grande passion ferroviaire.\n\n**Mon occupation pr\u00e9f\u00e9r\u00e9e** (quand l'\u00e9criture \u00e0 la suie sur les fen\u00eatres, d\u00e9couverte, m'\u00e9tait inexorablement interdite) **\u00e9tait, je m'y vois, de me suspendre, dans le couloir du wagon, \u00e0 la barre transversale de cuivre qui tranchait horizontalement la vitre \u00e0 sa mi-hauteur** (c'est une mesure de la taille qui devait \u00eatre la mienne, alors, que la simple possibilit\u00e9 d'une telle position). **Escaladant le rebord, me tenant par les mains, et accroch\u00e9 \u00e9galement \u00e0 la barre des deux pieds, j'imitais** (je me repr\u00e9sentais vraisemblablement \u00e9tant) **l'animal qu'on nomme paresseux** (c'est un animal de la famille du tatou, comme l'indique le dicton mn\u00e9motechnique des naturalistes (un cadeau de mon fr\u00e8re) : T'as tout l'air d'un pangolin paresseux). **Je m'essayais \u00e0 l'immobilit\u00e9 r\u00eaveuse de cet animal, ne pouvant, malheureusement pas cependant, me gaver comme lui d'un \u00ab m\u00e2chon \u00bb de feuilles d'eucalyptus** (qui sont, il me semble, le r\u00e9gime exclusif des \u00ab paresseux \u00bb ; \u00e0 moins que je ne les confonde avec les koalas).\n\n**Ensuite nous rentrions, soudain pleins d'une immense fatigue, par la nuit claire ou voil\u00e9e, sous les \u00e9toiles poignantes de l'hiver, d'abord traversant le canal, puis par les \u00ab all\u00e9es \u00bb, et la place Davila, la rue Dugommier, notre rue enfin, la rue d'Assas, le long du haut mur** **de la caserne, jusqu'au plus grand pin, la porte d'entr\u00e9e, la maison obscure, endormie ; et le silence, ce sommeil.**\n\n## 7 Dans cette poign\u00e9e d'images d'enfance\n\nDans toute cette poign\u00e9e d'images d'enfance je d\u00e9couvre un trait commun : la raret\u00e9 des ph\u00e9nom\u00e8nes naturels (ou non) qui les suscitent. Je veux dire raret\u00e9 en ce qui concerne le lieu de leur production, mais raret\u00e9 aussi pour le regard qui les absorbe. Plus pr\u00e9cis\u00e9ment : le froid de l'hiver, le gel sont rares dans le d\u00e9partement de l'Aude. La peinture bleue, camouflage des vitres pendant la guerre est un ph\u00e9nom\u00e8ne exceptionnel. La nuit enfin, pour un \u00e9colier de 1940, n'\u00e9tait pas la condition habituelle de sa vie. La nuit, alors, enfant, on \u00e9tait dans son lit et le plus souvent endormi. (Les enfants avaient leur vie ainsi strictement r\u00e9gl\u00e9e, \u00e9tant les derniers survivants (involontaires) des anc\u00eatres paysans de chacun. Il y a une dualit\u00e9 entre philogen\u00e8se et ontogen\u00e8se dans les m\u0153urs comme dans la physiologie des esp\u00e8ces.) (Mais c'\u00e9tait l\u00e0 peut-\u00eatre seulement, si j'en juge par la Catalogne, ou l'Italie, une habitude familiale, plus dauphinoise ou pi\u00e9montaise que m\u00e9diterran\u00e9enne ; renforc\u00e9e par les convictions \u00ab hygi\u00e9niques \u00bb des instituteurs de la Troisi\u00e8me R\u00e9publique (dont mes grands-parents maternels \u00e9taient des repr\u00e9sentants typiques, et d'in\u00e9branlables convaincus), et les horaires scolaires, qui ouvraient les classes tous les matins, en toutes saisons, en tous lieux, par tous les temps et en toutes circonstances, \u00e0 huit heures, depuis Jules Ferry. Tous ces facteurs se conjuguaient pour faire de la lumi\u00e8re solaire la constante la plus assur\u00e9e d'une vie enfantine ; et son absence, l'obscurit\u00e9, l'exception.)\n\nCe n'est pas que ces images soient les seules qui me restent. Mais ma m\u00e9moire, spontan\u00e9ment, les cherche, et les suscite avant toutes les autres. Leur irruption est la preuve d'une insistance n\u00e9gative, en des temps \u00ab historiques \u00bb eux-m\u00eames exceptionnels (o\u00f9 la vertu, la _virt\u00f9_ machiavellienne dont firent preuve Canguilhem, et mon p\u00e8re, et leurs myst\u00e9rieux amis, \u00e9tait d'\u00eatre de ceux, longtemps plut\u00f4t rares en ce pays, qui disaient non), d'une attraction ancienne, esth\u00e9tique au premier degr\u00e9, mais secondairement et ins\u00e9parablement en m\u00eame temps \u00e9thique, et longtemps en moi non d\u00e9mentie, pour ce qui n'est pas habituel, conforme, ordinaire (plus justement d'ailleurs sur ce qu'il n'est pas habituel, ordinaire, de traiter de mani\u00e8re conforme). La bu\u00e9e gel\u00e9e sur la vitre, la lumi\u00e8re \u00e9lectrique gel\u00e9e par la peinture bleu nuit, le train attendant obscur\u00e9ment sur la voie, sont des visions, et des circonstances certainement \u00ab originales \u00bb pendant les douze premi\u00e8res ann\u00e9es de ma vie. Et quand ma m\u00e9moire les retrouve, quelque chose d'une exaltation \u00ab originelle \u00bb demeure, les accompagnant.\n\nElles s'entourent d'une sorte d'aur\u00e9ole de bonheur s\u00e9v\u00e8re, qui ne provient pas d'un bien-\u00eatre, mais d'une joie-lumi\u00e8re concentr\u00e9e, absorb\u00e9e. Comme si, au lieu de me placer d'en bas pour regarder un souvenir, d'en bas o\u00f9 la lumi\u00e8re la plus manifeste serait la plus particularis\u00e9e, la plus affaiblie, la plus obscure, je me situais au contraire, dans la position s\u00e9raphinique du contemplateur, o\u00f9 la lumi\u00e8re, donc, est contract\u00e9e, simple, universelle, garde le mieux l'unit\u00e9, la vigueur et l'\u00e9clat de la source. Le climat de ces images est alors celui de la contemplation. Elles sont des images contemplatives. Leur insistance, leur persistance les apparentent, en d\u00e9pit du statut essentiellement non photographique de tout ce que j'appelle ici **image** , aux photographies souvent interrog\u00e9es des moments pour nous signifiants du pass\u00e9. Elles sont comme des images suscit\u00e9es autant que restitu\u00e9es par la contemplation \u00e9mue de photographies. Et elles d\u00e9tiennent de la lumi\u00e8re, car elles ne poss\u00e8dent pas de couleur (seule la photographie en \u00ab couleurs noir et blanc \u00bb poss\u00e8de, et offre, la lumi\u00e8re). Une fois pos\u00e9es \u00e0 mon regard, elles le retiennent. Je vais de l'une \u00e0 l'autre, je tourne dans le cercle o\u00f9 s'inscrit leur triangle, sans d\u00e9sir d'en sortir.\n\nElles ont, pourtant, particuli\u00e8rement la premi\u00e8re, celle de la fleur inverse du gel, un dehors, un \u00ab **hors-l\u00e0** \u00bb. Curieusement, je peux venir assez ais\u00e9ment \u00e0 ce dehors, mais en quelque sorte \u00e0 reculons : c'est-\u00e0-dire venir du dehors pour me retrouver, \u00e0 nouveau, dans l'int\u00e9rieur hivernal de la chambre, devant la vitre, par une succession rapide d'images qui implique bien une sortie au jour (ou \u00e0 la nuit) et un retour, mais dont pr\u00e9cis\u00e9ment le moment initial me manque, comme s'il s'\u00e9tait infiniment \u00e9cart\u00e9 \u00e0 cause de l'\u00e9loignement, ou d'un exc\u00e8s de transitions (tel le li\u00e8vre du paradoxe, mon regard oblig\u00e9 de passer l\u00e0, puis encore l\u00e0, qui est \u00e0 peine plus loin que l\u00e0, et ainsi de suite, est d\u00e9bord\u00e9 par une in\u00e9puisable et simple \u00ab \u00e9num\u00e9ration \u00bb de points).\n\nUne des propri\u00e9t\u00e9s les plus \u00e9vanouissantes des souvenirs, peut-\u00eatre origine de quelques-unes des \u00ab solutions \u00bb les plus \u00e9tranges \u00e0 la question du temps, aussi ancienne que la pens\u00e9e m\u00eame, est en effet la vitesse. Au paradoxe premier de la course dans l'espace, celle de l'obligation de franchir une infinit\u00e9 au moins de points \u00e9pelables (potentiellement), on est tent\u00e9 de \u00ab r\u00e9pondre \u00bb en ajoutant un second paradoxe, celui non seulement d'une infinit\u00e9 aval\u00e9e d'instants (qui ne r\u00e9soudrait rien (on ne r\u00e9sout rien non plus en fait par le second paradoxe, mais on peut en avoir au moins l'illusion)) mais celle d'une domination des franchissements temporels sur les distances spatiales, plus mat\u00e9riellement inertes, en un mot, par une suffisante vitesse : le souvenir absorbe l'infinit\u00e9 des points visibles en se donnant (en disposant de) une infinit\u00e9 plus grande, multiplicativement plus grande pourrait-on dire, d'instants infiniment courts.\n\nIl s'ensuit que le r\u00e9cit du souvenir, pour \u00eatre fid\u00e8le, aurait un besoin in\u00e9puisable des ressources d'une rh\u00e9torique hermog\u00e9nienne, puisque la vitesse est un concept, je dirai m\u00eame le concept central du trait\u00e9 hell\u00e9nistique d\u00fb \u00e0 cet auteur. Il s'ensuit encore qu'il n'en est nullement ainsi dans la r\u00e9alit\u00e9 des r\u00e9cits existants, et que ce fait contribue aussi, pour moi, au sentiment de \u00ab trahison \u00bb du r\u00e9el qu'ils me donnent. Il est vrai qu'il n'y a pas de solution vraiment satisfaisante \u00e0 ce probl\u00e8me, l'\u00e9crit ne pouvant mettre en application l'arithm\u00e9tique infinitiste et contradictoire (vraisemblablement) dont je viens de parler, et qu'on ne peut imaginer que des strat\u00e9gies analogiques, la plus naturelle \u00e9tant celle de la discontinuit\u00e9 (appuy\u00e9e, en somme, sur l'hypoth\u00e8se de _quanta_ de temps, d\u00e9j\u00e0 envisag\u00e9s par la philosophie antique). Il ne m'appara\u00eet pas qu'elle ait jamais \u00e9t\u00e9 tent\u00e9e.\n\n(Une autre serait de montrer la vitesse par contraste : une tentative de description exhaustive des parcours fournirait la d\u00e9monstration indirecte de l'exc\u00e8s jamais r\u00e9ductible de l'accomplissement sur la prof\u00e9ration. (La naissance de Tristram Shandy, en somme, interpr\u00e9t\u00e9e comme m\u00e9taphore de la \u00ab conception \u00bb de l'\u00e9crit autobiographique.) L'accumulation scrupuleuse des d\u00e9tails montrerait son impuissance \u00e0 rendre compte de la simultan\u00e9it\u00e9 de leur surgissement \u00e0 la vue.)\n\nQuoi qu'il en soit, la vitesse de d\u00e9placement de la m\u00e9moire se saisissant des souvenirs un \u00e0 un est un fait, et il n'est nullement \u00e9vident que l'organisation que nous choisissons le plus souvent pour raconter ne la trahisse que par sa lenteur. Sa rapidit\u00e9 est celle d'une illumination. Dans les territoires fractur\u00e9s du pass\u00e9, dans ses milieux inhomog\u00e8nes, par r\u00e9flexions et r\u00e9fractions elle va, fouillant du bout de son b\u00e2ton \u00e0 la fois rigide et bris\u00e9 (perceptuellement bris\u00e9).\n\n(Mais les modes habituels de la narration du pass\u00e9 s'apparentent plus \u00e0 l'imposition d'un ordre artificiel, provenant d'id\u00e9es ext\u00e9rieures au fait brut du souvenir : ils offrent leur reconstitution \u00e0 partir de _snapshots_ immobiles.)\n\n## 8 Chaque fois que je sors, au pr\u00e9sent, de la chambre du gel,\n\n**Chaque fois que je sors, dans l'hiver du souvenir, de la chambre du gel aux fleurs inverses sur la vitre ; chaque fois que je sors, au pr\u00e9sent, au pr\u00e9sent du pass\u00e9** (puisque le pr\u00e9sent est le mode essentiel de la po\u00e9sie, le mien, puisque de tout po\u00e8me il faut dire : il est de \u00ab maintenant \u00bb), **je trouve et vois la neige ; dehors est blanc ; dehors est un jardin recouvert de neige, d\u00e9couvert \u00e0 la neige, une neige fra\u00eechement tomb\u00e9e, dans le silence de la nuit, comme une surprise de la nuit, que rien encore, aucun pas, n'a pu brouiller, d\u00e9fricher, vieillir ; dehors dort sous un blanc manteau, sous de grands \u00e9dredons ; blanc ; blanc d'un blanc qui n'est que cela : \u00e0 ce blanc ne s'associe aucune id\u00e9e de froid, aucune rigueur : tout le gel est dedans, dans la chambre, sur la vitre ; mais le blanc du dehors est un blanc d'une douceur substantielle, calme ; blanc pur.**\n\nDu blanc de la neige sort la lumi\u00e8re. La lumi\u00e8re sort pr\u00e9sente, c'est-\u00e0-dire venue \u00e0 moi apr\u00e8s les ann\u00e9es-lumi\u00e8re quasi infinies du pass\u00e9. Mais, \u00e0 la diff\u00e9rence des lumi\u00e8res d'\u00e9toiles venues de leurs propres distances quasi infinies (paroles d'astres t\u00e9moins de leur pass\u00e9 singulier d'astres, \u00e0 leur vitesse constante ind\u00e9passable, ind\u00e9passable aussi en la monotonie des constantes universelles, vitesse \u00e9norme mais malgr\u00e9 tout minuscule pour de tels \u00e9loignements), la lumi\u00e8re de neige de cette image, dehors, est pr\u00e9sente, se r\u00e9it\u00e8re sans cesse, sans cesse sort des coussins de la neige, des formes de la neige couvrant les formes des sols, des arbres, des murs. C'est une lumi\u00e8re neige, o\u00f9 je sors (mais qui sort ?), o\u00f9 je me trouve un voyant, voyant non \u00e9bloui, non aveugle par \u00e9blouissement.\n\nEt si la neige est lumi\u00e8re-substance, sans cesse pr\u00e9sente, et sans cesse d'elle-m\u00eame redite, r\u00e9p\u00e9t\u00e9e, quelque chose comme le paradoxe d'Olbers est en acte dans ce souvenir : comme l'infini suppos\u00e9 du temps, de l'\u00e9tendue et des \u00e9toiles peuplant l'infini espace avec constance, homog\u00e9n\u00e9it\u00e9 et immobilit\u00e9 (avant l'invention de leur mouvement de fuite par Hubble) devrait faire du ciel de nuit une sph\u00e8re autour de nous enti\u00e8rement gonfl\u00e9e d'une lumi\u00e8re d'intensit\u00e9 infinie, rendant le noir de la nuit impossible, ainsi la blancheur lumi\u00e8re de cette neige d'autrefois, du dehors d'autrefois, emplit la vitre, la fen\u00eatre, le dehors jardin de la fen\u00eatre, et mes yeux, de son jour omnipr\u00e9sent. **Cette neige est enti\u00e8rement densit\u00e9 lumineuse, enti\u00e8rement pr\u00e9sente, dans une blancheur douce, pleine et sans aucune nuit.**\n\nChaque fois que je sors de la chambre nocturne du souvenir premier, je trouve la neige. Je passe du noir au blanc. Tout ceci est sans couleur. Ce n'est pas seulement qu'il n'y a pas de couleur dans ce souvenir (les couleurs de mes souvenirs ne sont, sauf sans doute le noir et le blanc, que des couleurs nomm\u00e9es, des couleurs de langue), mais plus intrins\u00e8quement que le moment du monde que je restitue met la couleur au second plan, pour ne garder que la lumi\u00e8re, et la non-lumi\u00e8re de la nuit. Ou c'est, si l'on veut, qu'il s'agit d'un temps-souvenir en un lexique de couleurs qui ne poss\u00e9derait (comme il arrive dans certaines langues) que le \u00ab noir \u00bb et le \u00ab blanc \u00bb. Tout ce qui se passe, tout ce qui est d\u00e9ductible de ce qui se passe est d\u00e9fini par la lumi\u00e8re, ou par son absence : de la lumi\u00e8re, ou non-lumi\u00e8re de ceci on peut d\u00e9duire, lumi\u00e8re ou non-lumi\u00e8re, cela. Le total de la lumi\u00e8re est **ce** monde.\n\nJe sors toujours, \u00e0 mon souvenir, vers de la neige. Aussi bien d'ailleurs si je retrouve le souvenir de la fleur de gel sur la vitre, que si je restitue celui de la vitre peinte au bleu-noir de nuit : **je gratte dans l'ombre l'incolore foug\u00e8re du gel, ou bien le bleu de la sombre peinture de la D\u00e9fense passive, et dehors est la neige sur le jardin ; la neige tomb\u00e9e pendant la nuit, toute p\u00e9n\u00e9tr\u00e9e de silence, de tranquille silence et d'une absence totale des qualit\u00e9s premi\u00e8res des substances, \u00e0 l'exception de la luminosit\u00e9 qui sort d'elle, et des formes, elles aussi lumineusement d\u00e9finies ; ce sont les formes du jardin, le jardin de la maison o\u00f9 je suis, o\u00f9 j'ai habit\u00e9 en ces ann\u00e9es, rue d'Assas, \u00e0 Carcassonne, dans l'Aude ; il y a de hauts murs contre la rue, une ruelle, une autre maison, d'autres jardins qui descendent, jardins et jardins, vers la rivi\u00e8re.**\n\n**La lumi\u00e8re sort de la neige, s'\u00e9l\u00e8ve de la neige, plut\u00f4t qu'elle ne tombe du soleil pourtant pr\u00e9sent dans le ciel : un soleil blanc.** J'aime ce paradoxe ultime du blanc et du noir : je ne vois pas le Soleil Noir, cachant la lumi\u00e8re, la retenant en son sein par d\u00e9dain, par \u00e9nigme, ou jetant \u00e0 profusion la lumi\u00e8re noire de la nuit, de la nuit noire de l'\u00e2me (le Soleil Noir est la nuit noire de l'\u00c2me du Monde, le signe d'une m\u00e9lancolie d'astre, du macrocosme d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 de d\u00e9couvrir la privation du Dieu). Je vois un **soleil blanc** (sans la majuscule du nom propre et sans article d\u00e9fini) ; lumineux sans lumi\u00e8re, la recevant au lieu de la donner, figure d'un autre mode de la Double N\u00e9gation constitutrice de ma m\u00e9moire d'enfance. Je passe du blanc au noir, puis de nouveau au blanc, mais \u00e0 un blanc qui a les propri\u00e9t\u00e9s d'une chute, d'une privation : **je vois un soleil neige**.\n\nTout se passe comme si le d\u00e9placement d'int\u00e9rieur \u00e0 ext\u00e9rieur, le franchissement de l'espace transparent de la vitre par la vision, s'accompagnait d'une r\u00e9fraction temporelle : **l'instant o\u00f9 je vois dans la chambre, contre le gel, est un instant nuit ; il fait nuit dehors, nuit tr\u00e8s noire, sans lumi\u00e8re de lune, ou d'\u00e9toiles (les \u00e9toiles se sont interrompues)** , mais l'instant suivant du souvenir est **dans le plein jour neigeux, le soleil pr\u00e9sent ; un soleil d'hiver certes, mais d\u00e9j\u00e0 haut, dans le ciel blanc lui-m\u00eame, d'un blanc moins intense que celui du sol livr\u00e9 \u00e0 la neige, un blanc second ; la trajectoire du temps s'est bris\u00e9e, et le passage lent de la nuit au jour, l'aube hivernale, l'\u00e9mergence du soleil en sa paresse, a \u00e9t\u00e9 gomm\u00e9 ; d'ailleurs le soleil lui-m\u00eame est l\u00e0, mais comme absent de son r\u00f4le d'astre p\u00e8re des jours.**\n\n**Le soleil s'est lev\u00e9 et a disparu, non dans la nuit mais dans le blanc lumineux de la neige ; c'est un soleil vide**. La blancheur de page de la neige est, elle, au contraire, pleine. Elle est pleine de lumi\u00e8re comme le serait une peinture blanc sur blanc (mais comme une peinture blanc sur blanc qui ne serait pas suscit\u00e9e, \u00e0 la Lars Fredrikson, par l'immensit\u00e9 des r\u00e9gions neigeuses o\u00f9 la neige est la r\u00e8gle, o\u00f9 elle dit le droit du paysage : cette neige-l\u00e0 me repousse, m'inqui\u00e8te, m'indispose. C'est une neige \u00e0 la Jack London, ou bien faite pour des r\u00e9cits de conqu\u00eate de l'Himalaya, une neige de \u00ab y\u00e9ti \u00bb. Elle n'est pour moi que de la neige de fiction). La neige pleine du souvenir, dehors, restitue une lumi\u00e8re qui lui appartient en propre, qui est mue, inspir\u00e9e par la blancheur, sa consistance, son \u00e9paisseur, son souffle.\n\nDe plus cette vision n'a rien de nostalgique. Cette neige n'est pas mortelle (comme elle l'est dans les nouvelles de Jack London), cette lumi\u00e8re n'est pas non plus indiff\u00e9rente, neutre. Elle repr\u00e9sente une v\u00e9ritable sortie au jour, un \u00e9merveillement. La v\u00e9rit\u00e9 du jardin s'y r\u00e9v\u00e8le, sa nature, d\u00e9gag\u00e9e de la valeur d'usage comme de la valeur \u00ab austenienne \u00bb ou \u00ab reptonienne \u00bb du jardin moralis\u00e9, au profit d'une nettet\u00e9 axiomatique : la pr\u00e9cision du bois, la g\u00e9om\u00e9trie sentimentale des all\u00e9es, des buis, des carr\u00e9s de dahlias et tomates (mais sans tomates ni fleurs r\u00e9elles : c'est l'hiver). **Je vois des mouvements de pies (noires et blanches), de corneilles (noires et noires) ;** les corneilles sont le prolongement de la chambre, de la nuit, par d'autres moyens (aviaires) ; **je ne les entends pas (je n'entends rien), mais elles criaillent, je le sais.**\n\n## 9 Ce souvenir est sans tristesse,\n\nCe souvenir, donc, est sans tristesse, ce jardin d'hiver sans d\u00e9solation. Le climat mental dans lequel je plonge est celui d'une illumination. Mais il n'y a pas non plus en lui de joie : \u00e9merveillement plut\u00f4t, \u00e0 peine surprise. L'image produit \u00e0 profusion de la lumi\u00e8re de neige, une nu\u00e9e envahit le ciel, fait reculer le soleil blanc. **De loin en loin** (dans les instants s\u00e9par\u00e9s du souvenir r\u00e9it\u00e9rant l'image) **viennent les corneilles, les mouvements noirs des corneilles avec leurs cris inaudibles, tournoyant sur la neige, puis disparaissant en s\u00e9quences, en messages morses par-dessus le mur du jardin, plus loin encore, par-dessus le mur de la caserne qui borde l'autre c\u00f4t\u00e9 de la rue d'Assas ; elles vont vers la Cit\u00e9, pour des congr\u00e8s perp\u00e9tuels, des colloques th\u00e9ologiques f\u00e9roces ; oiseaux de prose m\u00e9di\u00e9vale, d'annonces myst\u00e9rieuses ; les pies, elles, restent dans les grands pins.**\n\nLa s\u00e9lection par la m\u00e9moire d'un paysage d'hiver, et dans l'hiver, d'un moment de neige, pour d\u00e9signer par la m\u00e9tonymie de la r\u00e9flexion en \u00e9tendue (la neige est une partie de la lumi\u00e8re) la lumi\u00e8re la plus ancienne, celle qui contient le tout de l'enfance, s'inscrit encore dans le m\u00eame paradoxe que je poursuis depuis le commencement de cette **branche** seconde de mon r\u00e9cit (scell\u00e9e dans le titre de son premier chapitre, non encore enti\u00e8rement expliqu\u00e9) : ce n'est pas la lumi\u00e8re profuse, incessante, in\u00e9vitable, de la quasi-totalit\u00e9 des jours, dans cette ville m\u00e9diterran\u00e9enne, qui est, sans que je puisse en d\u00e9cider, choisie. Car la lumi\u00e8re qui me saisit n'est pas celle qui inspire touristes et vacanciers venus du nord, mais au contraire celle qui souligne la tristesse, le sentiment de l'irr\u00e9m\u00e9diable, du r\u00e9volu, du d\u00e9sol\u00e9. La lumi\u00e8re habituelle d'un climat presque sans nuages, sans pluies, pendant des semaines, des mois d'\u00e9t\u00e9, la lumi\u00e8re abusive du soleil ostensible est enti\u00e8rement pour moi sans attirance (je ne suis pas un Franc, je ne suis pas un Helv\u00e8te, ni un Viking, ni un Teuton). Le souvenir ici l'\u00e9carte sans h\u00e9siter, pour faire revenir la lumi\u00e8re plus rare, rare comme la denr\u00e9e \u00e0 laquelle elle s'identifie, la douce, la souple, l'inhabituelle, la surprenante neige du jardin.\n\nIl me semble avoir retenu tous les moments de neige de ces ann\u00e9es, tant ils \u00e9taient exceptionnels, m\u00e9morables. Un jour, lisant pour la premi\u00e8re fois les po\u00e8mes de Guido Cavalcanti, j'ai \u00e9t\u00e9 \u00ab transperc\u00e9 \u00bb (tel un saint S\u00e9bastien dans le jardin des d\u00e9lices de la po\u00e9sie (d\u00e9lices et supplices : \u00ab exquis \u00bb, au sens anglais d' _exquisite_ que l'on trouve dans l'expression _exquisite pain_ ) par deux vers (ils seront suivis de deux autres, qu'un paysage d\u00e9ductif lie pour moi) :\n\n_aria serena quand'apar l'albore_\n\n_e bianca neve scender senza venti_\n\nLa tranquillit\u00e9 soudaine, la \u00ab s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 \u00bb de l'air quand vient l'aube, la \u00ab neige blanche descendue sans vent \u00bb : dans ces vers, v\u00eatus de lumi\u00e8re en hend\u00e9casyllabes italiens du XIIIe si\u00e8cle, avec toute l'\u00e9vidence et la soudaine nouveaut\u00e9 d'une v\u00e9rit\u00e9 du monde en ses esp\u00e8ces naturelles apparaissant \u00e0 l'aube (m\u00e9taphorique) du lyrisme occidental en langue vernaculaire, je vois se lever l'explication de la neige de mon souvenir, de son \u00ab aura \u00bb, de son non-non-froid \u00e9blouissant, puisque c'est la neige qui, en tombant, adoucit le grand froid nocturne, abat le vent, se fait protection du sol, de l'air, des \u00eatres vivants, de la **m\u00e9moire.**\n\nDe tels moments sont infiniment rares dans la po\u00e9sie, dans toute po\u00e9sie : en \u00e9quilibre miraculeux entre le d\u00e9tail aigu des notations particuli\u00e8res (o\u00f9 se manifeste l'\u00eatre m\u00eame, en tant que singulier et se r\u00e9v\u00e9lant lui-m\u00eame en son _haecceitas_ , que Hopkins appelle l' _inscape_ d'une, de chaque chose), et le vague g\u00e9n\u00e9ralisant de la plupart des propositions descriptives (\u00ab il a neig\u00e9 \u00bb ; \u00ab le vent tombe \u00bb), il semble qu'ils ne peuvent gu\u00e8re \u00eatre dits qu'une seule fois. Et les po\u00e8mes o\u00f9 ils viennent occupent alors une place dans la po\u00e9sie d'une langue (ou m\u00eame d'une famille de langues) dont il n'est plus possible de les d\u00e9loger.\n\nDans mon oreille, j'entendis aussi la fusion dans la langue de deux antonymes, aube et cr\u00e9puscule : l'aube y \u00e9tait repr\u00e9sent\u00e9e par son nom propre, _albore_ , proche de l' _alba_ proven\u00e7ale, qui d\u00e9signe une variante du chant d'amour, celui de la s\u00e9paration des amants \u00e0 l'aube (qui est de toutes les po\u00e9sies). Et le cr\u00e9puscule faisait ombre \u00e0 travers le mot _serena_ , qui m'\u00e9voque le personnage espagnol m\u00e9di\u00e9val du _sereno_ , le guetteur et protecteur des nuits urbaines.\n\nLa neige cavalcantienne ne tombe pas, elle descend, avec une lenteur infinie, blancheur sans air, sans vent. Traduisant le deuxi\u00e8me vers, celui de la neige (ou plut\u00f4t me l'appropriant, pour un po\u00e8me), dans l'atmosph\u00e8re de l'image \u00e9voqu\u00e9e, celle du jardin d'aube hivernale pris de neige, j'en fis ceci : _\u00ab La neige blanche descendue sans vent. \u00bb_ Je voyais, autant que le mouvement de la neige s'\u00e9tablissant avec la lenteur d'un long d\u00e9casyllabe (pour lequel il m'avait paru n\u00e9cessaire, afin d'en marquer l'origine linguistique, de me servir de ce que la terminologie des manuels de versification, la \u00ab seconde rh\u00e9torique \u00bb, appelle \u00ab c\u00e9sure italienne \u00bb, tr\u00e8s peu repr\u00e9sent\u00e9e dans la po\u00e9sie en langue fran\u00e7aise), **la blancheur atteinte du sol, son repos silencieux et sourd ; il y a de la lumi\u00e8re \u00e0 l'int\u00e9rieur de cette neige, et elle illumine le vers entier ; neige et lumi\u00e8re viennent ensemble.**\n\n_Chi \u00e8 questa che v\u00e8n, ch'ogn'om la mira,_\n\n_e fa tremar di claritate l'\u00e2re_\n\ndit le deuxi\u00e8me couple de vers cavalcantiens que j'associe, en une fl\u00e8che unique, dans ma \u00ab conception \u00bb (\u00ab quelle est celle qui vient, que tous regardent\/qui fait trembler l'air de clart\u00e9 \u00bb).\n\nLe deuxi\u00e8me de ces vers faisait trembler Ezra Pound. Dans le sonnet (c'est un sonnet) la r\u00e9ponse \u00e0 la question est \u00e9vidente : celle qui vient est la \u00ab dame \u00bb, la _donna_. Mais la fl\u00e8che que j'en re\u00e7us, po\u00e9tiquement (on dit, dans le discours math\u00e9matique dont j'ai l'habitude, la \u00ab source \u00bb d'une fl\u00e8che, et son \u00ab but \u00bb) avait aussi sa source dans la neige d'aube, au c\u0153ur de la neige blanche descendue sans vent sur le jardin, en cette neige.\n\nLa clart\u00e9 vibrante qu'elle portait \u00e9tait son nom : la **M\u00e9moire.**\n\n# CHAPITRE 2\n\n# Le Figuier\n\n* * *\n\n## 10 \u00c0 la No\u00ebl de 1942 mon p\u00e8re m'emmena \u00e0 Toulon, chez son oncle Roubaud.\n\n\u00c0 la No\u00ebl de 1942 mon p\u00e8re m'emmena \u00e0 Toulon, chez son oncle Roubaud. C'\u00e9tait \u00e0 Saint-Jean-du-Var, alors faubourg vivant sur la route d'Hy\u00e8res, enti\u00e8rement absorb\u00e9 par la ville maintenant, au 7 impasse des M\u00fbriers, o\u00f9 habitaient les trois seuls survivants de sa famille : un oncle, une tante, et une cousine (la cousine Laure). La maison est aujourd'hui encore en sa possession (pour peu de temps sans doute). J'\u00e9cris **\u00ab Saint-Jean-du-Var \u00bb, \u00ab impasse des M\u00fbriers \u00bb, et il se produit devant mes yeux une fuite de plumages gris tach\u00e9s de blanc, un mouvement de pintades ; en un m\u00eame instant s'\u00e9l\u00e8ve leur cri mouvement de pintades ; en un m\u00eame instant s'\u00e9l\u00e8ve leur cri mouvement\u00e9, semblable \u00e0 une cha\u00eene de puits rouill\u00e9e ; l'\u00e9parpillement confus, affol\u00e9, des volailles grises, leurs cris rouille, distants d'un demi-si\u00e8cle se r\u00e9pandent, ins\u00e9parablement cousus \u00e0 ces mots, lib\u00e9r\u00e9s par eux : \u00ab Saint-Jean-du-Var ; 7 impasse des M\u00fbriers \u00bb ; je vois aussi un poulailler, des lauriers, une all\u00e9e \u00e9troite.**\n\n **murmurants vers \u00e0 soie, \u00e0 fruits blancs ; et d'autres m\u00fbriers, aux fruits rouges explos\u00e9s sur le sol, comme de vin, comme de sang.** Mais je sais qu'ils n'ont rien \u00e0 faire l\u00e0. Je ne les refuse pas, cela m'est impossible, je ne peux pas les exciser de l'image pour les \u00ab adresser \u00bb ailleurs, dans le \u00ab fichier \u00bb mental auquel ils appartiennent raisonnablement, le fichier \u00ab Orangerie \u00bb (pour les m\u00fbriers blancs), le fichier \u00ab Delphes \u00bb (pour les rouges), par l'op\u00e9ration d'un _couper-coller_ de \u00ab traitement de texte \u00bb, pas plus que je ne peux retenir, immobiliser son mouvement-cri, infiniment plus rapide que l'\u00e9chapp\u00e9e originale des pintades dans l'all\u00e9e. **Elles jaillissent, se d\u00e9sordonnent, disparaissent ; et jaillissent, et crient, et disparaissent,** du puits de dix mille jours, de mon temps rouill\u00e9.\n\nL'oncle Roubaud, mon grand-oncle, avait un menton tr\u00e8s pointu, des poils de barbe blancs, piquants ; il s'appelait Denis. Denis est mon deuxi\u00e8me pr\u00e9nom. J'ai oubli\u00e9 celui de ma grand-tante. Je l'ai su, mais je l'ai oubli\u00e9. Les choses qui nous sont dites mais qui ne font pas partie de nous sont plus vite que les autres oubli\u00e9es. Il faudrait en garder une trace documentaire. En outre, depuis que j'ai commenc\u00e9 \u00e0 \u00e9roder mes souvenirs en les interrogeant pour les faire servir \u00e0 ce r\u00e9cit, il me semble que ma m\u00e9moire s'en trouve affect\u00e9e plus loin, plus profond\u00e9ment que je ne l'avais pr\u00e9vu. La mise en mots, m\u00eame rare, m\u00eame prudente et avare, de moments du pass\u00e9, qui les trouble, les d\u00e9forme, les gomme, agit aussi sur d'autres qui leur \u00e9taient, sans qu'on s'en rende compte, solidaires. J'aimais beaucoup la tante de Toulon, mais j'ai oubli\u00e9 son pr\u00e9nom.\n\nMon p\u00e8re fut, tr\u00e8s jeune, orphelin. Voil\u00e0 un mot qu'on n'emploie pour ainsi dire plus, un mot de \u00ab roman de gare \u00bb aux temps de Gambetta, de Clemenceau : orphelin de p\u00e8re et de m\u00e8re. Son p\u00e8re mourut quand il avait deux semaines. Il ne s'en souvient \u00e9videmment pas. Son p\u00e8re \u00e9tait postier & courait beaucoup. Les deux choses semblent li\u00e9es, et li\u00e9es, pas tout \u00e0 fait causalement, mais presque, au fait primordial, celui de la mort de son p\u00e8re, dans les r\u00e9cits du mien. Sa m\u00e8re \u00e9tait institutrice. Elle \u00e9tait n\u00e9e Garnier et mourut quand il avait cinq ans. Il vivait alors avec elle et avec sa grand-m\u00e8re Ciamponcin ; ou Chiamponcin, on ne sait. L'incertitude des noms a toujours \u00e9t\u00e9 pour mon p\u00e8re embl\u00e9matique de son \u00e9tat d'orphelin. Il revenait sans cesse en nous parlant sur ces figures devenues purement nominales, et m\u00eame pour la nomination, incertaines. Elles disparues, il alla vivre chez son grand-p\u00e8re Auguste ou Gustave Roubaud, le fr\u00e8re a\u00een\u00e9 de l'oncle, \u00e0 Saint-Jean-du-Var d\u00e9j\u00e0, sur la route de La Farl\u00e8de.\n\nL'incertitude onomastique, dans ce cas, se r\u00e9sout d'une mani\u00e8re tr\u00e8s particuli\u00e8re, qui est comme la signature de ce personnage original, mon arri\u00e8re-grand-p\u00e8re Roubaud : par un pr\u00e9nom-valise. Selon mon p\u00e8re, en effet, le p\u00e8re de son grand-p\u00e8re (il s'agit donc de la droite ligne paternelle), allant d\u00e9clarer la naissance de son fils \u00e0 l'\u00e9tat civil de Soli\u00e8s (Soli\u00e8s, le vrai village des cerises et des hauteurs, pas le plat Soli\u00e8s-ville, ni le Soli\u00e8s-pont de la vall\u00e9e) et se rendant compte brusquement qu'il avait omis de r\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 la question du pr\u00e9nom, aurait r\u00e9pondu \u00e0 l'interrogation de l'employ\u00e9, apr\u00e8s s'\u00eatre gratt\u00e9 la t\u00eate : \u00ab Oh, Gustave ! \u00bb, ce que l'\u00e9criture administratrice et monumentaire aurait interpr\u00e9t\u00e9, \u00ab \u00e0 la lettre \u00bb de l'oralit\u00e9, en Augustave. Mon arri\u00e8re-grand-p\u00e8re ne s'appelait donc ni Auguste ni Gustave mais Augustave Roubaud.\n\nMa g\u00e9n\u00e9alogie directement transmise ne remonte pas plus loin, de ce c\u00f4t\u00e9-l\u00e0. Et de ce vigneron distrait et non conformiste des collines proven\u00e7ales, je \u00ab sais \u00bb seulement aussi qu'il avait \u00e9t\u00e9 le seul de son village, en 1852, \u00e0 voter contre les ambitions imp\u00e9riales du prince Louis-Napol\u00e9on, inaugurant ainsi une lign\u00e9e, qui est maintenant la mienne, r\u00e9publicaine avec une certaine propension aux positions minoritaires. Que mon p\u00e8re ait re\u00e7u, et s\u00e9lectionn\u00e9 pour nous \u00eatre dits ces deux \u00ab faits \u00bb, et ces deux faits seulement (et que je les aie retenus, moi, au d\u00e9triment de tant d'autres choses) pour en \u00e9laborer une \u00ab vie br\u00e8ve \u00bb de son arri\u00e8re-grand-p\u00e8re \u00e0 lui, pos\u00e9 \u00e0 l'origine t\u00eatue de sa branche familiale propre, pr\u00e9sente en raccourci une illustration mod\u00e8le de \u00ab rapport didactique \u00bb entre g\u00e9n\u00e9rations. D'une influence au moins \u00e9gale \u00e0 celle du patrimoine g\u00e9n\u00e9tique, ces r\u00e9cits d\u00e9terminent d\u00e9cisivement notre vision morale, et si j'en juge par mon exp\u00e9rience propre, ils influencent aussi notre parole, \u00e0 son tour transmise (et devenant une composante, par exemple, de l'\u00e9thos du **'grand incendie de londres'** ).\n\nD'une naissance aussi d\u00e9sinvolte et d'une h\u00e9r\u00e9dit\u00e9 morale aussi peu inclin\u00e9e \u00e0 l'ob\u00e9issance, Augustave Roubaud s'\u00e9tait construit une vie rude : il \u00e9tait entr\u00e9 dans la marine de guerre et avait servi comme quartier-ma\u00eetre m\u00e9canicien sous l'amiral Courbet. Il \u00e9tait titulaire d'un exploit h\u00e9ro\u00efque, \u00e9tant rest\u00e9 seul et obstin\u00e9 avec ses machines dans son navire coul\u00e9 au canon, pr\u00eat \u00e0 exploser, dans l'eau jusqu'\u00e0 la poitrine, l'ayant ramen\u00e9, \u00e0 l'\u00e9tonnement g\u00e9n\u00e9ral, au port. Cela avait \u00e9t\u00e9 le moment \u00e0 la fois le plus glorieux et le plus amer de sa vie : f\u00e9licit\u00e9 et m\u00e9daill\u00e9 pour son courage, bl\u00e2m\u00e9 pour sa d\u00e9sob\u00e9issance (son refus d'ob\u00e9ir \u00e0 l'ordre d'\u00e9vacuation), son m\u00e9pris pour la hi\u00e9rarchie militaire en \u00e9tait rest\u00e9 absolu. Il n'a pas manqu\u00e9 de le transmettre \u00e0 sa descendance, avec d'innombrables ramifications et extensions.\n\nMon p\u00e8re passa en sa compagnie les ann\u00e9es de la Premi\u00e8re Guerre mondiale. Ce fut alors la seule pr\u00e9sence adulte dans sa vie : ses autres compagnons \u00e9taient les \u00e9coliers de sa bande, sa \u00ab raille \u00bb, comme on disait (le sens du mot \u00ab raille \u00bb \u00e9clair\u00e9 par la comptine : \u00ab cent dix-huit, cent dix-neuf\/la raille, la raille, la raille\/cent dix-huit, cent dix-neuf\/la raille du cul du b\u0153uf \u00bb). Et Saint-Jean-du-Var n'\u00e9tait pas, mais pas du tout, un faubourg de bonne compagnie. Le grand-p\u00e8re \u00e9tait retrait\u00e9. Ses \u00e9conomies fondaient dans les achats gouvernementaux de canons pour combattre le \u00ab boche \u00bb. Sa retraite aussi se d\u00e9pr\u00e9ciait \u00e0 mesure que les tranch\u00e9es se creusaient dans le sol crayeux de la Champagne pouilleuse. Il allumait sa pipe avec de l'Emprunt russe et des bons Panama, tout en jardinant ses melons et ses tomates. Il ne discutait gu\u00e8re, n'intervenait pas beaucoup, brandissait parfois sa canne avec col\u00e8re en pr\u00e9sence de quelque insolence \u00e9norme de son petit-fils. Mais mon p\u00e8re courait vite. Il v\u00e9cut des ann\u00e9es de libert\u00e9 absolue, anarchique. Peu de v\u00eatements, peu de livres, peu de nourritures, peu d'affection, mais la mer.\n\nDe la rade au Mont-Faron s'\u00e9tendait un espace de rochers, d'\u00e9boulis, de sables, de rochers, de sentiers de douanier, de crevasses, de barques, d'\u00e9cume. On ne peut s'en faire aujourd'hui la moindre id\u00e9e, tant il \u00e9touffe d'autoroutes et de r\u00e9sidences secondaires. Pas \u00e0 pas, pendant ces jours d'avant le d\u00e9but de l'an 1943, j'ai parcouru ces traces, j'ai vu, entendu, ou r\u00eav\u00e9 le conte des moules, des filets de p\u00eacheurs, des poulpes, des crabes, des \u00ab arap\u00e8des \u00bb. J'ai entendu la l\u00e9gende des congres, des mur\u00e8nes, des loups, des m\u00e9duses, des dorades, des anchois, des sardines, des hu\u00eetres. Et surtout j'ai go\u00fbt\u00e9, mordu au diamant des coquillages, au concentr\u00e9 de l'\u00e2me d'iode des mers, l'invraisemblable, tourment\u00e9 et biscornu violet, dont la chair est de couleur jaune \u00e0 peu pr\u00e8s tendre mais dont la saveur m'appara\u00eet bleue, violente, celui que personne ou presque ne mange tant son go\u00fbt est \u00e9trange, le pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 de mon p\u00e8re (les Catalans l'appellent bugnols, le \u00ab beignet \u00bb). Avec la guerre, la seconde, la pauvret\u00e9 de famine et de silence induite par la guerre, le paysage proven\u00e7al avait r\u00e9gress\u00e9 de trente ans en arri\u00e8re, et je voyais, pour une le\u00e7on parfaite, ces lieux presque semblables \u00e0 ce qu'ils avaient, pour lui, \u00e9t\u00e9.\n\n## 11 Je ne connaissais pas la mer.\n\nJe ne connaissais pas la mer. Je sais que je l'avais d\u00e9j\u00e0 vue, quatre ans plus t\u00f4t, mais je l'avais presque oubli\u00e9e. **Il faisait soleil, assez froid ; jours de l'hiver proven\u00e7al, ciel bleu tendre, pas trop de mistral, un tout petit nuage blanc, parfois, se penchant \u00e0 la gauche du mont Faron, timide, vite disparu ; la mer \u00e9tait plate ; c'\u00e9tait elle, c'\u00e9tait la mer ; je ne l'ai pas touch\u00e9e, pas vraiment ; de la main seulement, du pied ; froide.** En \u00ab excursion \u00bb, aux \u00ab Sablettes \u00bb, avec l'oncle, la tante, & cousine Laure, **un long moment je fus, je suis, allong\u00e9 sur le c\u00f4t\u00e9, une main entre joue et pierre froide (une jet\u00e9e ?), parall\u00e8lement \u00e0 l'eau, yeux ferm\u00e9s sous le poids du soleil doux dominical d'hiver, yeux ouverts, voyant ;** **\u00e0 la jointure de l'air et de la mer je vois la lumi\u00e8re bondissante de l'eau \u00e0 peine boug\u00e9e, de plus en plus loin l'eau toujours lumineuse, seulement lumineuse, saupoudr\u00e9e d'\u00e9tincelles, rien que surface \u00e9blouissante, r\u00e9it\u00e9r\u00e9e comme spontan\u00e9ment sous les paupi\u00e8res de nouveau ferm\u00e9es.** (\u00ab Le Soleil \u2013 a-t-on \u00e9crit il y a vingt-cinq si\u00e8cles : un feu intelligent qui s'allume de la mer. \u00bb)\n\nDu haut du mont Faron, la mer \u00e9tait immens\u00e9ment plate, joyeusement, somptueusement r\u00e9fl\u00e9chissante. J'ai eu plus tard, en Catalogne, \u00e0 Roda de Barra, en Italie, \u00e0 Ponza, de semblables visions de M\u00e9diterran\u00e9e quasi immobile, comme \u00e9mettant de la lumi\u00e8re vers un soleil ind\u00e9pendant de sa lueur, r\u00e9duit \u00e0 n'\u00eatre qu'une source seconde de rayons, moins universelle, moins exub\u00e9rante. Je n'ai pas conserv\u00e9 d'alors, de Toulon, de ce moment-l\u00e0, une \u00e9pure certaine de sa platitude incandescente. Mais l'image fut l\u00e0, sans doute. Avec elle chaque fois j'ai ressenti le d\u00e9sir intense d'une r\u00e9ciprocit\u00e9, d'effectuer le parcours inverse de la lumi\u00e8re et de voir, \u00e0 mon tour, depuis la mer r\u00e9fl\u00e9chissante, les plages, le mont, les collines : \u00eatre \u00e0 plat dans la mer, h\u00e9berg\u00e9 dans la distance.\n\nCette connaissance-l\u00e0 de la mer, qui na\u00eet de la nage loin, au large, m'appartient en propre. Je l'ai acquise bien plus tard, et je ne la dois \u00e0 personne. Mais l' **id\u00e9e de mer** , la nostalgie de la mer, m'est venue de mon p\u00e8re. Il l'a quitt\u00e9e \u00e0 vingt ans, quand il est arriv\u00e9 \u00e0 Paris, \u00e0 l'\u00c9cole normale sup\u00e9rieure, rue d'Ulm. Il n'y est presque jamais retourn\u00e9. Et, de toute fa\u00e7on, c'est pr\u00e9f\u00e9rable, si on pense \u00e0 ce que Toulon est devenu. La valorisation de la mer, et hi\u00e9rarchiquement de la M\u00e9diterran\u00e9e avant toute autre mer, avant les oc\u00e9ans, est en moi un de ces chromosomes \u00e9thiques h\u00e9rit\u00e9 de la branche g\u00e9n\u00e9alogique strictement paternelle, son \u00ab caract\u00e8re acquis \u00bb fix\u00e9 par l'arri\u00e8re-grand-p\u00e8re Augustave, puisque c'est lui qui descendit des collines, quittant le Soli\u00e8s des hauteurs, non pour s'\u00e9tablir dans une m\u00e9diocre petite plaine (Soli\u00e8s-pont !), mais pour conqu\u00e9rir l'unique plaine vraiment \u00ab pontique \u00bb, La Farl\u00e8de au nom de d\u00e9ferlement \u2013 la Mer. On dit la \u00ab Mar \u00bb. La voix toulonnaise prononce \u00ab **Marrr \u00bb** avec un \u00ab r \u00bb multiple projet\u00e9 sur la caverne d'ombres de la gorge, et la dire ainsi semble in\u00e9vitable, tant la c\u00f4te des Maures est rocheuse.\n\nDans son \u00e9chelle des valeurs culinaires, les \u00ab biens de la mer \u00bb l'emportent, et de tr\u00e8s loin. S'il appr\u00e9cia presque toutes les nourritures, \u00e9tendant, quand il en eut l'occasion, ses connaissances et ses app\u00e9tits dans le domaine des vins et fromages (surtout), s'il adopta r\u00e9solument la viande rouge, et m\u00eame la crue (effort indiscutable pour un M\u00e9diterran\u00e9en), s'il montra constamment de la curiosit\u00e9 pour les saveurs \u00e9tranges et \u00e9trang\u00e8res, ce fut, comme pour la philosophie et la litt\u00e9rature, une conqu\u00eate intellectuelle et culturelle, et aussi un effet de ses amiti\u00e9s normaliennes (son meilleur ami d'\u00c9cole \u00e9tait normand, dont la femme fut mon agnostique marraine). Mais la trinit\u00e9 supr\u00eame des poissons, des crustac\u00e9s et des coquillages resta souveraine pour lui. Et parmi eux on pourrait encore isoler et dessiner un blason en forme d'hexagramme, compos\u00e9 des tout premiers \u00eatres comestibles marins (premiers dans le temps des d\u00e9couvertes de l'enfance, aux ann\u00e9es quatorze), de ceux qu'il avait appris \u00e0 capturer ou pr\u00e9parer lui-m\u00eame, \u00e0 la main, au couteau, au feu : l'hu\u00eetre, la moule et le violet, le poulpe, l'anchois et la sardine.\n\nToutes ces nourritures \u00e9taient \u00ab peuple \u00bb, aux temps o\u00f9 cette distinction \u00e9tait nette (\u00ab peuple \u00bb ou aristocratiques : c'est un domaine o\u00f9, assez souvent, les go\u00fbts des extr\u00eames sociaux pouvaient se rejoindre). L'oncle, la tante et la cousine n'avaient gu\u00e8re de sympathie pour la sardine, dont l'imp\u00e9rialisme olfactif est insupportable \u00e0 toute m\u00e9nag\u00e8re bien ordonn\u00e9e. Ils \u00e9taient, de mani\u00e8res comme d'habitudes et de convictions, des petits bourgeois toulonnais assez pauvres et immobiles, mais infiniment g\u00e9n\u00e9reux et sympathiques, en contradiction perp\u00e9tuelle avec leurs modes de vie et de pens\u00e9e. Ils adoraient et admiraient mon p\u00e8re ; et je les aimais. Mais en ce qui concerne la sardine et le poulpe (dont les mouvements les terrorisaient), ils rest\u00e8rent intransigeants.\n\nEn p\u00e9n\u00e9trant dans la famille de ma m\u00e8re (ce fut bien plus tard, et il \u00e9tait encore le quasi-voyou de Saint-Jean-du-Var, toujours assez impr\u00e9sentable : mais il \u00e9tait l'ami de Frantz, le fils, ce qui leva bien des obstacles), mon p\u00e8re dut livrer, au moins verbalement, une nouvelle fois la \u00ab lutte de classe culinaire \u00bb commenc\u00e9e avec sa tante, cette fois avec ses beaux-parents. On ne connaissait gu\u00e8re, dans la famille Molino, les nourritures marines que sous les esp\u00e8ces de la limande et du colin, qui plus est trait\u00e9es par long et consciencieux affadissement dans la casserole, \u00e0 l'eau bouillante. Ce sont des poissons, certes, qui peuvent \u00eatre gustativement estimables, mais arrang\u00e9s de cette fa\u00e7on, ils atteignent au comble de la fadeur et sont \u00e0 la sardine ce que l'endive est \u00e0 la salade, du point de vue du teint. Les coquillages \u00e9taient totalement inconnus ou bannis, les crustac\u00e9s hors de port\u00e9e des bourses d'instituteurs, les crabes innommables.\n\nDeux s\u00e9ries de causes se conjuguaient donc pour un refus bien \u00e9tabli :\n\n\u2013 la modestie des ressources financi\u00e8res familiales par rapport au co\u00fbt de la nourriture (il y a eu, on le sait, un changement consid\u00e9rable dans la r\u00e9partition des d\u00e9penses des m\u00e9nages en France, comme on dit sociologiquement : mes grands-parents n'auraient certes pas pu, sans de grands sacrifices, se payer, m\u00eame rarement, du homard ; en revanche, personne aujourd'hui dans la fonction publique, m\u00eame au plus haut de l'\u00e9chelle, ne pourrait se permettre le loyer actuel d'une maison telle que celle qu'ils habitaient) ;\n\n\u2013 l'id\u00e9ologie de l'hygi\u00e8ne et ses \u00ab raisonnements \u00bb di\u00e9t\u00e9tiques : toutes les denr\u00e9es maritimes (\u00e0 l'exception du colin et de la limande, d\u00e9j\u00e0 nomm\u00e9s (et de la sole, un luxe)) \u00e9taient, pour mes grands-parents, dangereuses. Ils n'avaient pas, \u00e0 vrai dire, enti\u00e8rement tort. En l'absence de moyens de r\u00e9frig\u00e9ration efficaces, les poissons circulaient encore assez mal, et la famille habitait \u00e0 Lyon. (En partie pour une raison semblable, la Provence ne connaissait alors que la viande tr\u00e8s cuite.) Il reste que la phobie de la moule, par exemple, dont le toucher, \u00e0 lui seul presque semblait-il, pouvait provoquer la typho\u00efde, allait bien au-del\u00e0 de ces simples consid\u00e9rations s\u00e9curitaires.\n\nLa moule, la sardine \u00e9taient des nourritures excessives, impudentes & impolies. C'est face \u00e0 elles que se manifestait un vestige d\u00e9tourn\u00e9 de la peur dix-neuvi\u00e9miste des \u00ab classes dangereuses \u00bb, peur que, par ailleurs, mes grands-parents, aux id\u00e9es \u00ab avanc\u00e9es \u00bb, r\u00e9cusaient avec sinc\u00e9rit\u00e9 et \u00e9nergie, sans avoir pour autant des positions politiques r\u00e9volutionnaires. Et la sardine, au fond, peut \u00eatre consid\u00e9r\u00e9e comme l'extr\u00eame gauche des poissons. Pour justifier leur d\u00e9go\u00fbt ils ne s'abritaient que derri\u00e8re la pure raison hygi\u00e9nique. D'ailleurs, dans le cas de la sardine, la friture, tradition culinaire proven\u00e7ale, faisait intervenir l'huile, l'huile d'olive. Or l'huile d'olive \u00e9tait class\u00e9e par Raspail, un ma\u00eetre \u00e0 penser de mon grand-p\u00e8re, dans la cat\u00e9gorie des nourritures \u00ab lourdes \u00bb, s'opposant en cela strictement au beurre, dont la \u00ab l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 \u00bb avait une saintet\u00e9 presque m\u00e9dicale. C'\u00e9tait une raison suppl\u00e9mentaire d'abstention. \u00c0 ces deux raisons universelles et anonymes s'ajoutaient en outre :\n\n\u2013 pour ma grand-m\u00e8re les ordres imp\u00e9rieux de son \u00ab foie \u00bb (organe d'invention fran\u00e7aise) ;\n\n\u2013 pour mon grand-p\u00e8re les imp\u00e9ratifs d'une \u00e9ducation maternelle savoyarde qui avait d\u00e9finitivement orient\u00e9 ses pr\u00e9f\u00e9rences vers \u00ab le \u00bb plat supr\u00eame : le gratin dauphinois.\n\nMon p\u00e8re a r\u00e9ussi presque enti\u00e8rement la conversion de ma m\u00e8re, sans toutefois obtenir d'elle une adh\u00e9sion vraiment franche \u00e0 la moule et \u00e0 la sardine. C'est cependant l\u00e0 un r\u00e9sultat remarquable si l'on songe \u00e0 quel point les go\u00fbts culinaires sont difficiles \u00e0 bouger apr\u00e8s l'enfance, particuli\u00e8rement les d\u00e9go\u00fbts qui reposent sur la peur. Je crois bien qu'\u00e0 vingt ans ma m\u00e8re n'avait jamais m\u00eame aper\u00e7u une hu\u00eetre ouverte dans une assiette.\n\n## 12 Il n'avait pas, en tout cas, converti sa propre famille.\n\nIl n'avait pas, en tout cas, converti sa propre famille. Il la traitait avec une affection un peu ironique, la trace de forts d\u00e9saccords anciens visible sous la pol\u00e9mique enjou\u00e9e concernant les dangereux \u00ab fruits de mer \u00bb. Cela n'avait sans aucun doute pas \u00e9t\u00e9 de tout repos pour eux d'accueillir, \u00e0 la mort du grand-p\u00e8re Roubaud, ce gar\u00e7on violent, habitu\u00e9 \u00e0 n'en faire qu'\u00e0 sa t\u00eate, \u00e0 tirer les sonnettes, \u00e0 mettre des anguilles, des grenouilles ou m\u00eame des crabes dans les bo\u00eetes aux lettres des bonnes dames d\u00e9votes de Saint-Jean-du-Var (il avait douze ans), presque un \u00ab voyou \u00bb en somme, pour employer le vocabulaire de l'\u00e9poque. Et l'irruption de cet \u00e9l\u00e9ment perturbateur dans leur vie bien r\u00e9gl\u00e9e avait d\u00fb leur para\u00eetre d'autant plus inqui\u00e9tante qu'il y avait la cousine Laure, qui \u00e9tait \u00e9lev\u00e9e, elle, selon les meilleurs pr\u00e9ceptes, et pour laquelle on pouvait craindre la contagion.\n\nLe hasard, selon lui, a seul fait que mon p\u00e8re n'a pas opt\u00e9 pour l'autre voie qui se pr\u00e9sentait, et que choisirent les plus vifs, les plus d\u00e9lur\u00e9s de ses camarades d'\u00e9cole ou de jeu : celle de la d\u00e9linquance (une troisi\u00e8me \u00e9tant celle de la marine militaire : un de ses camarades de lyc\u00e9e \u00ab finit \u00bb amiral). Ce n'est pas la peur qui aurait pu le retenir, ni une soumission apprise aux r\u00e8gles de la soci\u00e9t\u00e9. Mais l'exemple autant que les discours sarcastiques de son grand-p\u00e8re s'unirent \u00e0 l'influence d'un instituteur qui d\u00e9cida de le pr\u00e9senter au concours des \u00ab Bourses \u00bb, qui lui permettait de faire des \u00e9tudes secondaires sans co\u00fbter excessivement d'argent \u00e0 une famille qui n'en avait pas beaucoup. C'\u00e9tait un bon calcul. D'ailleurs mon p\u00e8re n'aimait pas perdre. Il fut re\u00e7u, et alla au lyc\u00e9e.\n\nCousine Laure ne r\u00e9pondait pas aux attentes (d'inspiration po\u00e9tique) qu'aurait pu susciter son pr\u00e9nom. Elle \u00e9tait, quand je la connus, plus tr\u00e8s jeune, un peu d\u00e9\u00e7ue et r\u00e9sign\u00e9e, un peu moustachue aussi (elle ne fut jamais tr\u00e8s belle). Elle ne d\u00e9passa pas le \u00ab certificat d'\u00e9tudes \u00bb, n'alla jamais au lyc\u00e9e (o\u00f9 les filles n'imaginaient m\u00eame pas pouvoir se rendre), n'apprit aucun m\u00e9tier. Elle eut en revanche une s\u00e9rieuse \u00e9ducation en couture et en cuisine proven\u00e7ale par sa m\u00e8re (selon les pr\u00e9ceptes du grand Reboul). Et son p\u00e8re, mon grand-oncle, lui paya d'indispensables le\u00e7ons de piano. Puis elle grandit et attendit, vivant toujours chez ses parents, sortant peu, sans grandes vell\u00e9it\u00e9s d'ind\u00e9pendance. Elle lut les romans de Georges Ohnet, & _La Petite Illustration_. Le temps passa.\n\nLe temps passa mais l'unique issue, le mariage, ne vint point. Ses parents vieillirent, puis moururent. Leurs \u00e9conomies s'\u00e9taient d\u00e9valu\u00e9es. Elle dut chercher du travail. Elle le trouva dans une garderie d'enfants. Elle y fut, somme toute, assez heureuse : les petits l'aimaient, car elle \u00e9tait douce, calme, et les aimait en retour. Elle loua les \u00e9tages sup\u00e9rieurs de la maison du 7 impasse des M\u00fbriers \u00e0 des demoiselles d'\u00e2ge moyen, des coll\u00e8gues c\u00e9libataires comme elle, prit sa retraite dans la m\u00eame maison, acquit une t\u00e9l\u00e9vision. Ses anciennes locataires y sont encore (elle est morte \u00e0 son tour), et payent aujourd'hui \u00e0 mon p\u00e8re un loyer \u00e0 peu pr\u00e8s inchang\u00e9 depuis 1960.\n\n\u00c0 la mort de cousine Laure, mon p\u00e8re a retrouv\u00e9 les quelques \u00ab effets \u00bb survivants de son grand-p\u00e8re, son h\u00e9ritage, en somme : il y a quelques papiers, qu'il m'a remis l'ann\u00e9e derni\u00e8re : le \u00ab livret militaire \u00bb avec toutes les \u00ab campagnes \u00bb du vieux marin Augustave, principalement (c'est bien ainsi qu'on l'appelait, je l'ai lu !) et les volumes de l' _Histoire socialiste_ de Jean Jaur\u00e8s. C'\u00e9tait un \u00ab rouge \u00bb, comme son p\u00e8re \u00e0 lui. J'ai beaucoup aim\u00e9 cousine Laure, et la Tante, et l'Oncle, m\u00eame si je n'ai pas \u00e9t\u00e9 souvent les voir \u00e0 Toulon : je les ai aim\u00e9s moins que mon grand-p\u00e8re maternel sans doute, mais plus que ma grand-m\u00e8re, certainement. \u00c0 la No\u00ebl de 1942, j'\u00e9tais heureux et curieux de les rencontrer. La maison m'enchanta, **l'\u00e9parpillement enrou\u00e9 des pintades, le mont Faron, les rochers, le scintillement lointain du soleil au large, et partout la mer, ses eaux immenses, lumineuses, et vertes ; bleues, vertes.**\n\nLa suite de l'histoire de mon p\u00e8re me semble comporter une large dose d'in\u00e9vitabilit\u00e9. Une fois engag\u00e9 dans la voie des \u00e9tudes la seule v\u00e9ritable issue \u00e9tait, cette fois, de les poursuivre. Le m\u00eame hasard providentiel et r\u00e9publicain se reproduisit apr\u00e8s le baccalaur\u00e9at. Pr\u00eat \u00e0 entrer dans la vie active sur les traces de son propre p\u00e8re, par le \u00ab concours des Postes \u00bb, il obtint, comme la premi\u00e8re fois, une bourse : elle l'envoya \u00e0 Marseille, dans une classe dite de \u00ab premi\u00e8re sup\u00e9rieure \u00bb, ou encore, plus famili\u00e8rement, \u00ab hypokh\u00e2gne \u00bb. Il entra trois ans plus tard, en 1927, apr\u00e8s un premier \u00e9chec, \u00e0 l'\u00c9cole normale sup\u00e9rieure, rue d'Ulm. Ma m\u00e8re, venue de la m\u00eame \u00ab hypokhagne \u00bb marseillaise (elle alla en \u00ab kh\u00e2gne \u00bb \u00e0 Lyon, au lyc\u00e9e du Parc), fut re\u00e7ue au m\u00eame concours que lui. (Il y eut, ph\u00e9nom\u00e8ne exceptionnel pour l'\u00e9poque, trois demoiselles rue d'Ulm cette ann\u00e9e-l\u00e0.)\n\nS'il avait, depuis la mort de son grand-p\u00e8re, beaucoup progress\u00e9 dans les \u00e9tudes, appris du latin, des math\u00e9matiques, de la philosophie m\u00eame, il ne devait pas avoir \u00e9norm\u00e9ment vari\u00e9 dans son caract\u00e8re. Et tel il a \u00e9t\u00e9 toute sa vie : violent, ind\u00e9pendant, difficile, audacieux, intransigeant, ironique, obstin\u00e9, raisonneur, supportant difficilement la contradiction, peu influen\u00e7able, ne reconnaissant aucune autorit\u00e9 autre qu'intellectuelle. D\u00e9barquant du train gare de Lyon pour passer l'oral du concours d'entr\u00e9e \u00e0 \u00ab l'\u00c9cole \u00bb, il fut dans l'impossibilit\u00e9 de se faire comprendre des autochtones auxquels il demanda son chemin, tant son accent, l'accent faubourien du Toulon des ann\u00e9es quinze, aussi rude, \u00ab hirsute \u00bb et d'arri\u00e8re-gorge que le pur accent proven\u00e7al d'Arles (qui \u00e9tait celui de son ami Paul Geniet, par exemple) est, au contraire, clair, \u00ab peign\u00e9 \u00bb. Et il dit avoir adopt\u00e9 alors, pour toutes les interrogations du concours, une tactique presque d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e : l'imitation de la voix d'un camarade lyonnais de sa classe qui lui avait sembl\u00e9 pendant l'ann\u00e9e scolaire ridicule et \u00ab pointue \u00bb au possible, mais mieux accessible sans doute aux barbares parisiens.\n\nS'il transigea ainsi, peu \u00e0 peu, sur la violence de son accent (il lui revenait toujours, plus tard, quand il \u00e9tait en col\u00e8re), il n'abandonna aucune autre de ses caract\u00e9ristiques. Et les autorit\u00e9s de l'\u00c9cole normale sup\u00e9rieure, puis les autorit\u00e9s militaires et les jurys d'agr\u00e9gation entr\u00e8rent en conflit avec lui \u00e0 peu pr\u00e8s aussi souvent, je pense, que les professeurs, censeurs ou surveillants d'\u00e9tude du lyc\u00e9e de Toulon puis de celui de Marseille. La lutte contre les Allemands travestis en nazis fut, en un sens, simplement la forme la plus pouss\u00e9e de cet esprit de contradiction. L'enjeu \u00e9tait plus \u00e9lev\u00e9, moins strictement personnel sans doute, mais la disposition d'esprit \u00e9tait la m\u00eame.\n\nIl n'\u00e9tait pourtant pas un r\u00e9volt\u00e9 solitaire. Il fut, d\u00e8s son plus jeune \u00e2ge, un supporter assidu de l'\u00e9quipe de rugby de Toulon (il l'est encore). Ce fut pour lui le jeu par excellence, qu'il pratiqua avec constance, m\u00eame dans un environnement aussi peu favorable que la rue d'Ulm (il y jouait encore pendant la guerre avec ses \u00e9l\u00e8ves du lyc\u00e9e de Carcassonne). Il avait r\u00e9ussi \u00e0 susciter la cr\u00e9ation d'une \u00e9quipe de l'\u00c9cole, qu'il anima plusieurs ann\u00e9es, b\u00e2tissant parfois ses m\u00eal\u00e9es pour la satisfaction de contraintes d'une nature que je qualifierai de pr\u00e9oulipienne : un jour il disposait une troisi\u00e8me ligne compos\u00e9e uniquement de chauves, par exemple, ou bien il choisissait deux \u00ab piliers \u00bb nomm\u00e9s respectivement B\u00e9lier et Taureau. Son estime pour Samuel Beckett n'attendit pas la gloire de l'auteur de _En attendant Godot_ , mais eut pour origine les remarquables qualit\u00e9s de demi de m\u00eal\u00e9e dont celui-ci fit preuve, \u00ab lecteur \u00bb irlandais \u00e0 l'ENS, enr\u00f4l\u00e9 par mon p\u00e8re dans l'\u00e9quipe normalienne, lors d'un match difficile contre l'AS Police de Paris. Ce match fut si terrible (les policiers \u00e9taient \u00e0 la fois plus entra\u00een\u00e9s et s\u00e9rieusement brutaux) que S.B. sortit du terrain boueux l\u00e9g\u00e8rement \u00ab sonn\u00e9 \u00bb, secouant la t\u00eate et disant avec conviction : \u00ab _Never again ! never again !_ \u00bb \u00ab Quel dommage ! \u00bb ajouta mon p\u00e8re quand il nous fit le r\u00e9cit de ce match : \u00ab Il avait la _vista_ ! \u00bb (Je suis tr\u00e8s heureux de pouvoir, par ce r\u00e9cit, ajouter ma pierre (une v\u00e9ritable pierre d'angle selon moi) \u00e0 l'\u00e9difice majestueux de la critique beckettienne.)\n\n## 13 Sur l'arri\u00e8re de la maison, le figuier.\n\n **Sur l'arri\u00e8re de la maison, il y avait une courette, minuscule, o\u00f9 je n'aper\u00e7ois rien que le ciel tr\u00e8s bleu (il m'appara\u00eet noir), et un figuier ; la courette regardant l'int\u00e9rieur de la maison par une fen\u00eatre basse** (tr\u00e8s basse sans doute, puisque je la vois telle) **\u00e9clairait la cuisine, et sur le sol, les tomettes octogonales, leur pavage irr\u00e9gulier, et surtout fractur\u00e9, rompu ; car le figuier, qui \u00e9tait comme adoss\u00e9 au mur, l'embrassait avec une fougue telle qu'il en** **disjoignait** **les pierres du mur et que ses racines s'\u00e9taient fray\u00e9 un chemin jusqu'au v\u00eatement color\u00e9 du sol ; une atmosph\u00e8re particuli\u00e8re entoure cette image : fascination, incr\u00e9dulit\u00e9, presque peur ; qu'un arbre ait une telle force, une telle obstination, un tel pouvoir de destruction de ce qui est le plus solide, le mur d'une maison, son sol couvert de la belle g\u00e9om\u00e9trie ordonn\u00e9e, vernie, rouge, des tomettes.**\n\n **Ce figuier \u00e9tait un beau figuier ; je vois ses larges feuilles \u00e9paisses, leur vert sombre, mat, nervures vein\u00e9es.** Car le figuier est un bel arbre. Je l'aime. Bien souvent ainsi en Provence, dans l'Aude, on le plante adoss\u00e9 aux murs, tout pr\u00e8s (\u00e0 la Tuilerie, chez mes parents, un figuier \u00e9tait \u00e9tabli \u00e0 droite de la porte d'entr\u00e9e, celle qui donnait sur la route, que l'explosion de la circulation automobile sur la Route minervoise a condamn\u00e9e, et du m\u00eame coup l'arbre, qui en est mort). **J'ai en moi l'id\u00e9e de son odeur, l'odeur de ses larges feuilles : ni agr\u00e9able (parfum), ni d\u00e9sagr\u00e9able, en aucune fa\u00e7on repoussante ; mais une odeur cependant \u00e9vidente, tenace, corporelle.** Le figuier est un corps vivant. Le mouvement invisible qui le faisait forcer son entr\u00e9e dans la cuisine, de dessous la terre, lui donnait \u00e0 mes yeux une animation vitale, une v\u00e9ritable \u00e2me animale. C'est d'elle qu'il tenait son pouvoir de disjonction.\n\nCar la place qu'il occupe ainsi (qu'on lui choisit) est presque une place d'animal familier : de chien ou de chat, proche des nourritures, de la cuisine, du foyer, proche du puits aussi, autrefois : entre le feu et l'eau. Familier, il prot\u00e8ge, mais en m\u00eame temps menace : le mur de destruction, de l\u00e9zardes (il y a des l\u00e9zards aussi dans ces murs), le sol d'effondrement, de d\u00e9sordre (les fourmis avancent en \u00ab cinqui\u00e8me colonne \u00bb dans les sillons des tomettes fractur\u00e9es). Ses intentions sont incertaines : tant\u00f4t b\u00e9n\u00e9fiques, tant\u00f4t, les apr\u00e8s-midi d'orage par exemple, sinistres, pr\u00e9monitoires : d'une ambigu\u00eft\u00e9 divine, en somme. D'o\u00f9 lui vient cette force, cet _impetus_ ligneux, la pression comme consciente, irr\u00e9sistible, qu'il exerce sur les pierres, sur leur coh\u00e9sion, sur le liant de la ma\u00e7onnerie ? Quel est le sens de cette impulsion d\u00e9rangeante et pourquoi, dans ces conditions, l'avait-on mis pr\u00e9cis\u00e9ment l\u00e0 ? Quel d\u00e9mon l'habitait, d\u00e9guis\u00e9 en Dieu lare ?\n\nEntre le feu (le soleil, le ciel) et l'eau (le puits, la mer), entre la flamme et la vague, par la vitre (de la fen\u00eatre, basse, sur l'arri\u00e8re de la cuisine), l'image-odeur-menace du figuier est entr\u00e9e, alors, brusquement, dans ma \u00ab d\u00e9duction \u00bb \u00e0 partir du r\u00eave, angoisseuse et attirante, caract\u00e9ristique d'un des dix styles qui partagent mes mots, le \u00ab style pour dompter les d\u00e9mons \u00bb, le _rakki tai_. Le **figuier** montrait, dans ce style, une maison, la maison de l'impasse des M\u00fbriers, la maison qui \u00e9tait ma maison paternelle (et qui, cependant, ne lui appartenait pas). (Elle est \u00e0 lui aujourd'hui, par l'h\u00e9ritage de cousine Laure. Et c'est pourquoi, peut-\u00eatre, je ne peux me r\u00e9soudre \u00e0 mettre en \u0153uvre la d\u00e9cision de la vendre, rendue n\u00e9cessaire par la menace de ruine des b\u00e2timents inoccup\u00e9s qui p\u00e8se sur la Tuilerie.)\n\nLe figuier (image) s'entrelace \u00e0 l'image du **r\u00eave** dans la d\u00e9duction fictive qui organise toute ma narration. Le figuier (r\u00e9el, r\u00e9volu) s'enchev\u00eatrait, lui, au mur de la cuisine. L'image d'enfance de ce figuier en suscite plusieurs autres, rejoint, par une cha\u00eene que je d\u00e9fais ici en moments distincts, l'image nodale qui donne sens et nom \u00e0 une **image-foyer** de la branche pr\u00e9sente : une nomination, l'invention, ancienne, enfantine, d'un mot, **\u00ab oranjeaunie \u00bb** , qui n'est pas dans la langue, que j'impose \u00e0 la langue, que je lui ai impos\u00e9 : elle est contemporaine de la cha\u00eene des souvenirs. Dans la d\u00e9duction, elle appara\u00eet, une autre fois, explicitement, \u00e0 la suite d'un progr\u00e8s de la d\u00e9duction dans son sens direct, li\u00e9e \u00e0 ce qui en est un des trois **n\u0153uds** , une d\u00e9cision, la d\u00e9cision (les deux autres \u00e9tant le r\u00eave, et le **Projet** ). Parce que la d\u00e9cision elle-m\u00eame est dans le \u00ab style du _rakki tai_ \u00bb, est destin\u00e9e \u00e0 la lutte contre les d\u00e9mons. Mais je ne peux pas encore ici d\u00e9senchev\u00eatrer cette image plus avant.\n\nLa part b\u00e9n\u00e9fique, ordinaire et rassurante, du figuier est aussi celle du fruit. En des temps vou\u00e9s \u00e0 la faim, la figue, qui \u00e9chappait au registre sinistre des \u00ab cartes de rationnement \u00bb, \u00e9tait une source merveilleuse de sucre, comme un condens\u00e9 d'une qualit\u00e9 alors essentielle au prestige du sucre : sa raret\u00e9, qu'il partageait avec les \u00ab mati\u00e8res grasses \u00bb ; l'indication accompagnant les bo\u00eetes de fromage ou de petits suisses : _20 %, 40 % de mati\u00e8res grasses_ , qui aujourd'hui est destin\u00e9e \u00e0 valoriser les petits chiffres (arguments de vente en faveur des \u00ab r\u00e9gimes \u00bb, le chiffre supr\u00eame \u00e9tant 0 %) n'est apparue qu'\u00e0 la sortie de la guerre et, les premi\u00e8res ann\u00e9es, avant le retour \u00e0 l'abondance, donnait l'avantage commercial au contraire \u00e0 la quantit\u00e9. Les r\u00e9cits parentaux de \u00ab l'avant-guerre \u00bb, dont nous \u00e9tions si avides, comportaient la description r\u00e9clam\u00e9e et r\u00e9p\u00e9t\u00e9e des nourritures qui avaient disparu de l'horizon de la France urbaine, d\u00e8s l'hiver 40. Particuli\u00e8rement favoris \u00e9taient le beurre et les desserts. Or les figuiers promettaient, comme tous les fruits, du sucre, du sucre savoureux.\n\nEt, \u00e0 la diff\u00e9rence de fruits alors strictement mythiques comme l'orange, ou la banane, ou d'autres quasiment absents des r\u00e9gions audoises, comme la pomme ou la framboise (les myrtilles si sombres des Pyr\u00e9n\u00e9es, si bleues, comme couvertes d'une bu\u00e9e de bleu, avaient aussi cette qualit\u00e9-l\u00e0 : \u00eatre fruits exotiques, \u00eatre sucre), le figuier, comme la vigne, \u00e9tait sucre \u00e0 l'\u00e9tat libre, sans contraintes administratives, sans intervention aucune des \u00ab Autorit\u00e9s d'occupation \u00bb. De plus la figue, dont la p\u00e9riode ordinaire est de quelques semaines ant\u00e9rieure aux vendanges, se prolonge \u00e0 d'autres moments de l'ann\u00e9e, soit par la figue de grenier, qui s\u00e8che sur des \u00ab claies \u00bb, sur la paille, soit, plus attrayante encore, sur l'arbre m\u00eame, par cette invention de la part bienveillante dans la nature figui\u00e8re, la figue-fleur. Comme le figuier est un arbre pauvre, sans distinction, poussant sur les _restanques_ , au bord des chemins, les figues noires, les figues vertes, n'\u00e9taient pas aussi surveill\u00e9es que les cerises et \u00e9taient assez accessibles \u00e0 des enfants un peu d\u00e9gourdis.\n\nOn aurait pu penser aussi aux confitures. Pendant les premi\u00e8res ann\u00e9es de notre installation dans le Minervois, quand le \u00ab pur sucre \u00bb comme le \u00ab 100 % de mati\u00e8res grasses \u00bb restait l'id\u00e9al culinaire de notre g\u00e9n\u00e9ration, nous nous sommes livr\u00e9s \u00e0 de v\u00e9ritables orgies de confiture. Et parmi elles, pour des raisons \u00e0 la fois intrins\u00e8ques (j'aime ce go\u00fbt) et externes, obliques, pour tout ce que l'id\u00e9e de figuier implique, que je dis pr\u00e9sentement, r\u00e9gnait la confiture de figues enti\u00e8res. Chaque fruit y \u00e9tait transform\u00e9 en un cristal de confiture, et il se d\u00e9vorait entier (propri\u00e9t\u00e9 partag\u00e9e par sa rivale, la confiture de tomates vertes qui avait, elle, l'originalit\u00e9 de n'\u00eatre pas redondance, insistance sur la nature sucr\u00e9e du fruit, mais paradoxe, puisque la tomate vivante ne se mange pas ainsi). H\u00e9las, la confiture de figues n'\u00e9tait pas possible alors : car pour la confiture, il faut du sucre. Et les essais de substitution, au sucre de raisin, ne r\u00e9ussirent jamais.\n\nMais je ne connaissais pas encore, il me semble, la version maximale de l'excellence de la figue, qui \u00e9tait pr\u00e9cis\u00e9ment une caract\u00e9ristique mille fois d\u00e9crite des merveilles de l'enfance de mon p\u00e8re, sur les pentes rocheuses du Faron (figues de maraude, bien \u00e9videmment, le plus souvent, mais pr\u00e9sente aussi au \u00ab jardin \u00bb du grand-p\u00e8re, \u00e0 La Farl\u00e8de, don de la terre familiale perdue) : j'ai nomm\u00e9 (je vais nommer, en fait : cette expression, qui anticipe la nomination, est bizarre), j'ai nomm\u00e9 la **figue penn\u00e8que**. Elle qui, confite sur l'arbre m\u00eame, dans la chaleur de fin ao\u00fbt ou du d\u00e9but de septembre, pr\u00e9sentant \u00e0 la fois la saveur vivante du fruit et l'extr\u00eame concentration de douceur de la confiture, est la figue m\u00eame, sa figure ang\u00e9lique, sa saintet\u00e9 gustative. Quand j'ai connu la figue penn\u00e8que, dans les Corbi\u00e8res, \u00e0 l'automne de 1943, je n'ai pas \u00e9t\u00e9 d\u00e9\u00e7u.\n\n## 14 Un jour des ann\u00e9es cinquante, au repas du soir,\n\nUn jour des ann\u00e9es cinquante, au repas du soir, mon p\u00e8re nous fit le r\u00e9cit d'une rencontre surprenante, dont voici \u00e0 peu pr\u00e8s la teneur : son amour non d\u00e9menti des choses de la mer donnait \u00e0 sa fr\u00e9quentation du march\u00e9 Secr\u00e9tan, dans le XIXe arrondissement de Paris (le plus proche de la rue Jean-Menans, o\u00f9 nous habitions) un point d'ancrage (si j'ose m'exprimer ainsi) privil\u00e9gi\u00e9 : la poissonnerie. Sa poissonnerie pr\u00e9f\u00e9r\u00e9e \u00e9tait tenue par un couple de Bretons et mon p\u00e8re \u00e9tait g\u00e9n\u00e9ralement servi par l'\u00e9pouse, Mme La Ba\u00efs (je ne vous garantis pas l'orthographe du nom), qui \u00e9tait une encore assez jeune, forte (mais mince), blonde et vive femme, assez r\u00e9serv\u00e9e et surtout pr\u00e9cise dans son vocabulaire, et qui avait de l'estime pour mon p\u00e8re, \u00e0 la fois pour la fr\u00e9quence, l'abondance et la vari\u00e9t\u00e9 de ses achats sous les trois esp\u00e8ces (poissons, coquillages, crustac\u00e9s), mais aussi, d'une mani\u00e8re moins mercantile, pour sa comp\u00e9tence g\u00e9n\u00e9rale en ce qui concerne la mer. Ils avaient d'int\u00e9ressants \u00e9changes sur l'onomastique, sans oublier, bien s\u00fbr, les digressions sur la cuisine. (Les noms des esp\u00e8ces marines varient beaucoup, presque \u00e0 chaque tournant de cap oc\u00e9anique : mon p\u00e8re tenait fermement \u00e0 donner \u00e0 chaque poisson son nom v\u00e9ritable, presque un nom propre, c'est-\u00e0-dire celui qu'il portait dans ses eaux d'origine. Il se renseignait sur l'onomastique bretonne, et, l'ayant \u00e9claircie \u00e0 sa satisfaction, lui opposait celle, jamais oubli\u00e9e, de Toulon.)\n\nMme La Ba\u00efs avait une autre cliente, d'une large cinquantaine, qui se trouvait parfois devant l'\u00e9tal en m\u00eame temps que mon p\u00e8re et que celui-ci avait identifi\u00e9e comme Toulonnaise par son accent et son mode d'adresse \u00e0 la poissonni\u00e8re, qu'elle appelait \u00ab MaBelle \u00bb. Et c'est le surnom qui lui fut donn\u00e9 en retour, dans ma famille, \u00e0 la suite du m\u00e9morable incident que je vais, \u00e0 la suite de mon p\u00e8re, rapporter. \u00ab MaBelle \u00bb \u00e9tait unijambiste. Elle s'appuyait fortement sur sa jambe de bois pour soupeser longuement les dorades, en femme qui a depuis longtemps appris \u00e0 vivre avec son infirmit\u00e9, et qui a gard\u00e9, en d\u00e9pit d'elle, une robuste vision de l'existence. Ce jour-l\u00e0, il pleuvait tenacement, et \u00ab MaBelle \u00bb tint \u00e0 signaler l'effet qui en r\u00e9sultait pour elle dans la r\u00e9gion fronti\u00e8re entre sa chair propre et celle du bois, ce qu'elle confirma par une \u00ab monstration \u00bb \u00e0 l'intention de mon p\u00e8re, de Mme La Ba\u00efs et des autres clients momentan\u00e9ment pr\u00e9sents, en soulevant une robe noire jusqu'\u00e0 la hauteur de sa cuisse, sectionn\u00e9e un peu au-dessus du genou.\n\n\u00c0 ce moment il se fit dans l'esprit de mon p\u00e8re, c'est ainsi qu'il nous le pr\u00e9senta, une sorte d'illumination. Sans m\u00eame y r\u00e9fl\u00e9chir il dit \u00e0 \u00ab MaBelle \u00bb : \u00ab C'est en 1918, en essayant d'attraper le tramway, \u00e0 Toulon, que vous avez eu votre accident. \u00bb C'\u00e9tait exact. Il avait **vu** , \u00e0 cet instant, tr\u00e8s pr\u00e9cis\u00e9ment la sc\u00e8ne, comment la jolie jeune fille d'alors \u00e9tait devenue toute rouge, mais n'avait pas dit un mot, pas pouss\u00e9 un cri, pendant qu'on se pr\u00e9cipitait autour d'elle, pour arr\u00eater le sang qui jaillissait. Par un cheminement obscur du souvenir, \u00e0 plus de trente ans de distance, l'identification invraisemblablement s'\u00e9tait faite : que ce f\u00fbt \u00e0 ce moment-l\u00e0 pr\u00e9cis\u00e9ment, voil\u00e0 ce qui nous stup\u00e9fia tous (il est vrai que, s'il s'\u00e9tait tromp\u00e9, rien de tout cela n'aurait \u00e9t\u00e9 surprenant, et il ne nous en aurait peut-\u00eatre m\u00eame pas parl\u00e9. Tel est le paradoxe des co\u00efncidences).\n\nCe qui l'avait \u00e9tonn\u00e9 peut-\u00eatre plus encore, c'est la mani\u00e8re dont MaBelle avait accueilli cette identification surprenante, version non orthodoxe de ce que le roman populaire d'autrefois appelait \u00ab la voix du sang \u00bb : par une absence totale de surprise. Elle s'\u00e9tait comport\u00e9e comme si rien n'\u00e9tait plus naturel, comme s'il \u00e9tait in\u00e9vitable que ce monsieur, qu'elle ne connaissait pas, ait eu un souvenir aussi net de cet \u00e9pisode de sa vie. Le moment de l'accident, qui avait \u00e9t\u00e9 sans aucun doute un moment essentiel, tragique, bouleversant et inoubliable de son existence, faisait tellement partie d'elle-m\u00eame qu'il en excluait toute curiosit\u00e9 externe. Telle fut une des hypoth\u00e8ses que nous agit\u00e2mes pour nous expliquer son comportement, forme apr\u00e8s tout seulement extr\u00eame d'une disposition mentale assez r\u00e9pandue : il y a des gens, nous en connaissons tous, qui transportent d'une mani\u00e8re tellement solipsiste leur monde avec eux, qui sont si intimement et inconsciemment convaincus qu'il est le seul \u00ab monde possible \u00bb, qu'ils vous parlent, la premi\u00e8re fois qu'ils vous voient, alors que vous venez juste d'entrer dans leur champ de vision, comme si vous \u00e9tiez vous-m\u00eames inclus dans celui de toute leur vie, _ipso facto_ , en devenant objet proche, et par cons\u00e9quent devez conna\u00eetre dans tous leurs d\u00e9tails les circonstances des \u00e9v\u00e9nements dont ils vous parlent, les noms des personnages qui y sont mentionn\u00e9s, avec toutes leurs g\u00e9n\u00e9alogies. C'est ce que je proposerai d'appeler \u00ab l'esprit de clocher de soi-m\u00eame \u00bb.\n\nIl ne fut pas n\u00e9cessaire de rappeler, dans la discussion qui suivit, puisque nous le savions tous, que l'intensit\u00e9 du souvenir de l'accident dont mon p\u00e8re avait fait preuve, lui permettant de \u00ab reconna\u00eetre \u00bb instantan\u00e9ment, stimul\u00e9 par la vision de la cicatrice, en la truculente et presque sexag\u00e9naire MaBelle la jeune, jolie et courageuse Toulonnaise d'autrefois, n'\u00e9tait pas due seulement au fait que la sc\u00e8ne initiale s'\u00e9tait produite sous les yeux d'un enfant de onze ans, mais \u00e0 cet autre fait qu'il avait lui aussi, \u00e0 cette \u00e9poque, \u00e9t\u00e9 victime d'un accident, moins grave certes, mais dont le r\u00e9sultat avait \u00e9t\u00e9 \u00e9galement une amputation. Il est \u00e0 vrai dire presque miraculeux, \u00e9tant donn\u00e9 la vie \u00e0 peu pr\u00e8s enti\u00e8rement autonome qu'il avait men\u00e9e en compagnie de son grand-p\u00e8re, que cet accident-l\u00e0 ait \u00e9t\u00e9 le seul :\n\nIl avait voulu fouiller sous une lourde pierre. La pierre \u00e9tait retomb\u00e9e et l'index de sa main droite avait \u00e9t\u00e9 \u00e9cras\u00e9 : il y manque depuis deux phalanges. **Je vois ce qui reste du doigt, court, arrondi et lisse ;** c'est une image certainement tr\u00e8s ancienne, et tr\u00e8s persistante dans son \u00e9tat d'origine, car j'ai toujours une l\u00e9g\u00e8re surprise de le revoir, en vrai, contemporainement, de dimensions r\u00e9elles beaucoup plus petites que je ne pensais, quand je le regarde aujourd'hui. (Je parlerai ailleurs de mon propre accident \u00e0 la main, \u00e0 la main droite \u00e9galement.) Quant \u00e0 la pierre coupable, c'est une pierre terrestre, j'en suis s\u00fbr. Je l'imagine \u00e9norme, en d\u00e9s\u00e9quilibre trompeur sur les pentes du Faron, cette montagne qui est une divinit\u00e9 toulonnaise \u00e0 la fois tut\u00e9laire et mal\u00e9fique, comme le figuier divin, comme toutes les divinit\u00e9s : capable de l\u00e9zards, de couleuvres, de p\u00eaches de vigne et de cerises, mais aussi de pi\u00e8ges, comme celui qui s'\u00e9tait referm\u00e9 sur le doigt de mon p\u00e8re.\n\nOn aurait pu s'attendre plut\u00f4t \u00e0 un accident maritime. Les criques rocheuses \u00e9taient habit\u00e9es d'une vie redoutable (elle m'apparaissait telle, \u00e0 moi qui ne connaissais des dessous de l'eau que ceux d'une rivi\u00e8re, l'Aude) : congres, mur\u00e8nes, crabes, poulpes (aux dimensions magnifi\u00e9es dans mon imagination par la lecture des _Travailleurs de la mer_ de Victor Hugo, o\u00f9 figure, sorte de _remake_ du po\u00e8me anglo-saxon, \u00ab _Beowulf_ \u00bb, une bataille \u00e9pique du h\u00e9ros avec un d\u00e9mon-pieuvre), ou encore l'embrassement urticant de la m\u00e9duse, son glissement sournois, iris\u00e9 comme un film d'essence \u00e0 la surface d'une eau dormante, sans omettre les risques des plong\u00e9es, de la perfide \u00ab ivresse des profondeurs \u00bb, ou ceux de la vague subite que la temp\u00eate lance dans la grotte o\u00f9 le nageur inconscient s'est aventur\u00e9. La chute de la pierre ne fut-elle pas la revanche in\u00e9luctable de la montagne ancestrale (Soli\u00e8s) pour son abandon par la tribu ?\n\nJe ne sais plus ce qu'il esp\u00e9rait trouver sous cette pierre (des crabes peut-\u00eatre) si m\u00eame il s'en souvenait. Les effets de l'accident en tout cas ne se limit\u00e8rent pas \u00e0 la perte du doigt, en tout cas pas dans le r\u00e9cit qui l'accompagne. Pour mon p\u00e8re ce fut la cause indiscutable d'une allergie qui se manifesta, disait-il, peu de temps apr\u00e8s : il devint incapable de supporter le miel. La manifestation de cette intol\u00e9rance punitive n'\u00e9tait pas une phobie, un d\u00e9go\u00fbt insurmontable. Mais toute tentative de passer outre \u00e0 l'injonction \u00ab tu ne mangeras plus de miel ! \u00bb \u00e9tait accompagn\u00e9e presque instantan\u00e9ment de terribles br\u00fblures d'estomac ; comme si sous la pierre s'\u00e9tait trouv\u00e9 l'enfer, et que l'enfer \u00e9tait pav\u00e9 de miel.\n\nApr\u00e8s la guerre, je l'ai entendu plaisanter avec son ami Albert Piccolo, revenu de Buchenwald. Albert Piccolo \u00e9tait affect\u00e9, depuis toujours, d'une phobie alimentaire, d'une esp\u00e8ce autrefois assez r\u00e9pandue : il ne supportait pas le fromage. Le fromage le d\u00e9go\u00fbtait, et sa vue le mettait presque en fureur. \u00ab Qu'aurais-tu fait, lui disait mon p\u00e8re, si les nazis, au camp, t'avaient forc\u00e9 \u00e0 manger un camembert, ou un brie bien leste ? \u00bb Ils riaient tous deux.\n\n## 15 La chute du mur de Berlin m'a pr\u00e9cipit\u00e9 dans ce chapitre\n\nC'est la chute du mur de Berlin qui m'a pr\u00e9cipit\u00e9 dans ce chapitre, qui lui a donn\u00e9 son urgence \u00e0 s'\u00e9crire, \u00e0 cette place, et selon ces modalit\u00e9s : quand la Maison des \u00e9crivains, ayant d\u00e9cid\u00e9 d'envoyer, pour qu'ils regardent et racontent, une douzaine d'\u00e9crivains dans les pays o\u00f9 s'effondrait le socialisme dit jadis \u00ab r\u00e9ellement existant \u00bb (comme c'est d\u00e9j\u00e0 loin, tout \u00e7a !), me proposa d'en faire partie, je dis oui et mon choix, sans m\u00eame y r\u00e9fl\u00e9chir, se porta sur ce semi-pays qu'on appelait la RDA. Je m'en allai donc \u00e0 Berlin-Est. C'\u00e9tait aux derniers jours de f\u00e9vrier 1990, il faisait froid, gris, neigeux. J'avais fui tr\u00e8s vite la salle du petit d\u00e9jeuner de l'h\u00f4tel M\u00e9tropole, envahie d\u00e8s sept heures par d'impatients hommes d'affaires Kohlo-nippons, soucieux de ne pas perdre une seconde des journ\u00e9es, tant ils avaient faim : de terres, d'usines, de main-d'\u0153uvre reconnaissante, pauvre, modeste, germanophone et qualifi\u00e9e.\n\nLa Spree, en cet endroit o\u00f9 je marchais, avait b\u00e2ti une \u00eele. J'en faisais le tour, pour voir. Car j'\u00e9tais venu pour cela : voir. Il faisait d\u00e9j\u00e0 jour. \u00c0 l'extr\u00eame-orient du m\u00eame fuseau horaire que Paris, il fait jour beaucoup plus t\u00f4t. Des Berlinois de l'Est (il en existait encore, contrairement \u00e0 ce que j'avais cru comprendre \u00e0 la lecture des journaux parisiens, ils ne s'\u00e9taient pas tous pr\u00e9cipit\u00e9s dans les ambassades, ou de l'autre c\u00f4t\u00e9 du Mur) promenaient leurs chiens dans un jardin d'enfants hideux, \u00ab \u00e0 la Chirac \u00bb. Le ciel s'emplissait de nuages virulents, pouss\u00e9s par la temp\u00eate en un _Drang nach Osten_ (une ru\u00e9e vers l'est) tumultueux et noir : eux aussi, me disais-je.\n\nUn vent violent rendait les mouettes silencieuses, les canards noirs au bec blanc timides sous les ponts, \u00e0 moins que la censure n'e\u00fbt pas encore \u00e9t\u00e9 abolie dans le r\u00e8gne animal. Je marchais librement dans le matin gris le long de la Spree. Comme autrefois, au d\u00e9but des ann\u00e9es soixante, j'avais march\u00e9 le long du canal de l'Ourcq, avant que les exigences de la modernisation ne rendent cette activit\u00e9 priv\u00e9e-l\u00e0 impossible (\u00e0 Toulon, aujourd'hui, comme \u00e0 peu pr\u00e8s partout au bord de la M\u00e9diterran\u00e9e, c'est pire : la libert\u00e9 de construire priv\u00e9ment, comme la libert\u00e9 des automobiles, rend la libert\u00e9 de marcher si pr\u00e9caire qu'il n'est plus possible de l'exercer). \u00c0 quai, s'allongeait un train de p\u00e9niches, charg\u00e9es jusqu'au bord de charbon : de la lignite brune.\n\nEt je lisais sur toutes les fa\u00e7ades les traces de la guerre ancienne, des \u00e9claboussures de balles : ce sont les cartes parlantes de l'histoire des murs. Sur les b\u00e2timents officiels on avait ravaud\u00e9 l'\u00e9toffe de pierre avec des pi\u00e8ces bien propres, en reprises correctement rectangulaires. Sur quelques fa\u00e7ades un peu plus modestes, les trous avaient \u00e9t\u00e9 bouch\u00e9s au mortier, par de simples pellet\u00e9es de ciment gris qui d\u00e9bordaient de la surface, telles des d\u00e9jections grumeleuses de pigeons \u00e9normes. Mais presque partout ailleurs les trous \u00e9taient rest\u00e9s tels qu'au moment de l'impact, et dans une des maisons de l'\u00eele les moineaux s'enfon\u00e7aient par dizaines, comme les rafales d'une mitrailleuse aviaire. Chacun de ces trous sans doute, en avril-mai 45, avait ainsi d\u00e9sign\u00e9, sans fleurs, son mort nazi, son mort sovi\u00e9tique.\n\nC'est \u00e0 ce moment que s'est projet\u00e9e, dans mon souvenir, une image brusque, brusquement renaissante d'un oubli de quarante-cinq ann\u00e9es. **J'ai vu** , se superposant \u00e0 la fa\u00e7ade trou\u00e9e dans l'\u00eele berlinoise, **le mur cribl\u00e9 de trous** semblables **du palais du Luxembourg, un jour extr\u00eamement froid de janvier 1945 (m\u00eame les fontaines du jardin avaient gel\u00e9). J'accompagnais mon p\u00e8re** , qui se rendait au S\u00e9nat, o\u00f9 logeait alors la premi\u00e8re assembl\u00e9e de l'apr\u00e8s-guerre, l'Assembl\u00e9e consultative r\u00e9unie par le g\u00e9n\u00e9ral de Gaulle pour pr\u00e9parer le retour de la France \u00e0 la normalit\u00e9 r\u00e9publicaine. **Je peux situer assez exactement cette fa\u00e7ade et le geste, dans mon image, de mon p\u00e8re d\u00e9signant le mur trou\u00e9, comme de nids d'oiseaux noirs sinistres, \u00e0 la M\u00e9ryon : face aux arcades, qui \u00e0 la droite du haut de la rue Garanci\u00e8re abritent encore, sous les arcades elles-m\u00eames, cette personnalit\u00e9 parisienne peu connue, une copie horizontale de monsieur le M\u00e8tre \u00e9talon** , celui dont les \u00e9coliers autrefois (avant sa d\u00e9ch\u00e9ance au profit d'une simple et immat\u00e9rielle longueur d'onde) apprenaient \u00e0 r\u00e9v\u00e9rer l'adresse prestigieuse, le \u00ab Pavillon de Breteuil \u00bb.\n\nTelles sont les circonstances. Mais il est clair qu'il n'y a pas, dans ce retour d'image enfouie, qu'une simple superposition suscit\u00e9e par la ressemblance. Ces blessures des murs sont parentes : elles r\u00e9sultent de la m\u00eame guerre, et c'est de cette guerre que le geste de mon p\u00e8re vers la fa\u00e7ade me parle, m'invite \u00e0 me souvenir. J'ai pass\u00e9 depuis d'innombrables fois devant elles, dans la rue de Vaugirard. Leur trace, longtemps, n'\u00e9tait pas invisible, o\u00f9 les pansements de la pierre, soign\u00e9s, \u00e9taient encore identifiables pour ce qu'ils \u00e9taient (il n'en est pas de m\u00eame aujourd'hui, \u00e0 l'endroit de mon image int\u00e9rieure : le \u00ab ravalement \u00bb auquel se sont livr\u00e9s les s\u00e9nateurs le camoufle, comme d'un _lifting_ , embl\u00e8me des efforts de rajeunissement de cette \u00ab chambre vieillarde \u00bb, au peu reluisant visage de d\u00e9mocratie limit\u00e9e). Mais la vue de la semi-ruine est-berlinoise a comme annul\u00e9 d'un coup ces parcours adoucissants, m'a restitu\u00e9 toute la violence de la vision initiale (\u00e0 moi qui n'avais pas connu directement, de la guerre, la langue de balles et d'explosions). On s'\u00e9tait battu dans l'\u00eele de la Spree, on s'\u00e9tait battu \u00e0 Paris quelques mois plus t\u00f4t, devant les jardins du Luxembourg. Les mitrailleuses avaient \u00ab arros\u00e9 \u00bb les maisons, trou\u00e9 les fen\u00eatres, tu\u00e9. \u00c0 Paris, dans ces m\u00eames rues, les bouquets de fleurs \u00e9taient encore vivaces en 1945, l\u00e0 o\u00f9 quelqu'un \u00e9tait tomb\u00e9.\n\nTout se passait comme si \u00ab l'erreur archa\u00efsante \u00bb, le \u00ab socialisme \u00bb stalinien d'Ulbricht et Honecker, en disparaissant brusquement, avait restitu\u00e9 le paysage allemand, et partant le paysage fran\u00e7ais, en l'\u00e9tat o\u00f9 il se trouvait le 8 mai 1945, quand les armes s'\u00e9taient tues : ainsi, sous les couches aveugles des s\u00e9diments g\u00e9ologiques, on retrouve, soudain, apr\u00e8s quelque catastrophe sismique, l'empreinte laiss\u00e9e dans la vase fluviale par un animal pr\u00e9historique dont l'esp\u00e8ce m\u00eame s'est \u00e9vanouie \u00e0 jamais. Or, si cette image s'\u00e9tait repr\u00e9sent\u00e9e \u00e0 moi avec cette force, c'est qu'elle touchait de tr\u00e8s pr\u00e8s \u00e0 mon enfance politique.\n\nPlus pr\u00e9cis\u00e9ment encore : l'impulsion imm\u00e9diate qui m'avait faire dire oui sans r\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 la proposition de Martine Segonds-Bauer transmise par Mich\u00e8le Ignazi, et aussi imm\u00e9diatement choisir de venir ici, \u00e0 Berlin, o\u00f9 avaient eu lieu les derniers sauvages combats de la guerre, ne venait pas que du d\u00e9sir, sans doute inconsciemment profond, de repenser ce temps qui fut pour moi d\u00e9cisif, mais certainement aussi du besoin, moins conscient encore et se saisissant d'une indirecte justification, pour ma\u00eetriser la s\u00e9quence d'images d'enfance que j'avais entrepris d'\u00e9lucider (toujours sous la vision de la grande \u00ab feuille \u00bb de prose que je noircis ligne \u00e0 ligne), \u00e0 parler de mon p\u00e8re.\n\nEt c'\u00e9tait un moment unique : une sorte de _no man's land_ historique, le r\u00e8gne des vaincus ayant cess\u00e9, celui des vainqueurs, dont je voyais les avant-gardes se presser, fr\u00e9n\u00e9tiquement, avidement, dans le hall de l'h\u00f4tel, pas encore \u00e9tabli. C'\u00e9tait un moment de suspension, presque de futur ant\u00e9rieur. Illumin\u00e9 de cette compr\u00e9hension, il m'\u00e9tait possible, seulement alors possible, de remonter \u00e0 l'image, jamais perdue elle, et ant\u00e9rieure de deux ans \u00e0 celle des murs cribl\u00e9s, celle vers laquelle je me dirige depuis les premi\u00e8res lignes de ce chapitre. La filiation est assez \u00e9vidente, comme on verra. J'ai compris cela, et je suis revenu \u00e0 l'h\u00f4tel par la Planckstrasse, fier d'honorer, par ce geste nominatif, en l'inventeur de la th\u00e9orie des quanta, une moins inqui\u00e9tante Allemagne.\n\n## 16 Le jour de No\u00ebl nous avons travers\u00e9 le port sur le petit bateau des promenades.\n\nLe jour de No\u00ebl nous sommes mont\u00e9s sur le petit bateau des promenades qui emmenait encore, comme avant 1940, dans un effort m\u00e9ritoire d'imitation de la normalit\u00e9, amoureux et enfants pour l'excursion traditionnelle des Toulonnais, aux \u00ab Sablettes \u00bb. Mais il fallait traverser le port, sortir de la rade. **Le bateau \u00e9tait \u00e0 peu pr\u00e8s vide, nous y \u00e9tions presque seuls ; c'\u00e9tait une matin\u00e9e claire, silencieuse (je la vois telle, pleine d'une clart\u00e9 un peu solennelle, sans bruits autres que du glissement sur l'eau) ; l'eau \u00e9tait partout verte sous le soleil ; le petit bateau avan\u00e7ait le long des grands navires abattus, renvers\u00e9s, inclin\u00e9s, avachis dans la rade ; ils d\u00e9passaient \u00e0 peine de la surface de l'eau, certains enti\u00e8rement recouverts, les plus grands pench\u00e9s sur le c\u00f4t\u00e9, vides : une escadre de vaisseaux fant\u00f4mes.**\n\nLa plus grande partie des b\u00e2timents de la marine de guerre fran\u00e7aise \u00e9taient l\u00e0. C'\u00e9tait peu apr\u00e8s le \u00ab sabordage \u00bb de la flotte de guerre, qui ne sut se r\u00e9soudre ni \u00e0 se livrer aux Allemands, ni \u00e0 rejoindre, de l'autre c\u00f4t\u00e9 de la M\u00e9diterran\u00e9e, les FFL, les Forces fran\u00e7aises libres du g\u00e9n\u00e9ral de Gaulle. **Le visage de mon p\u00e8re \u00e9tait tendu, s\u00e9v\u00e8re, plein de cette fureur silencieuse que je lui connaissais bien.** Je ne crois pas qu'il ait prononc\u00e9 un seul mot. Non par prudence, ni pour me tenir \u00e0 l'\u00e9cart de ses pens\u00e9es, car nos parents ne se cachaient pas devant nous de souhaiter (pour paraphraser et renverser une phrase terrible de Pierre Laval) la victoire de l'Angleterre (et plus r\u00e9cemment de l'Union sovi\u00e9tique et des USA : il y avait eu Pearl Harbor, c'\u00e9tait l'hiver apr\u00e8s celui de Stalingrad), mais parce qu'il n'y avait, en effet, rien \u00e0 dire.\n\nJe comprends tr\u00e8s clairement aujourd'hui que la visite que nous avons alors rendue \u00e0 l'impasse des M\u00fbriers n'\u00e9tait pas destin\u00e9e seulement \u00e0 la rencontre de son reste de famille avec l'a\u00een\u00e9 de ses enfants, moi, mais au moins autant \u00e0 cette constatation silencieuse, une v\u00e9rification du d\u00e9sastre de ces grands navires impeccablement neufs, m\u00eame pas engloutis mais affaiss\u00e9s \u00e7\u00e0 et l\u00e0 dans la magnifique rade, sans dignit\u00e9 aucune, sans avoir m\u00eame un instant combattu. Il renouait, au moins mentalement avec son grand-p\u00e8re, rest\u00e9 autrefois seul dans la salle des machines de son navire atteint et abandonn\u00e9, et son jugement int\u00e9rieurement prononc\u00e9 \u00e9tait certainement le m\u00eame : une condamnation sans appel, pour l\u00e2chet\u00e9.\n\nMon p\u00e8re, ce jour de No\u00ebl, \u00e9tait \u00e0 deux jours de son trente-sixi\u00e8me anniversaire. Il avait donc l'\u00e2ge qui \u00e9tait le mien au moment des \u00ab \u00e9v\u00e9nements \u00bb de 1968 (je me livre souvent \u00e0 de telles comparaisons num\u00e9riques). Il n'\u00e9tait pas encore, il me semble, \u00ab entr\u00e9 \u00bb dans la R\u00e9sistance active (l'occasion, un appel de Londres, devait lui faire franchir ce pas peu de temps apr\u00e8s). J'en conclus que notre voyage \u00e9tait, aussi, l'occasion de v\u00e9rifier la n\u00e9cessit\u00e9 d'une d\u00e9cision grave, et proche. S'il m'avait amen\u00e9 avec lui, et je suis certain que certaines des cons\u00e9quences possibles de la d\u00e9cision \u00e9taient parfaitement pr\u00e9sentes \u00e0 son esprit (il m'a confi\u00e9 plus tard qu'il en avait longuement parl\u00e9 avec ma m\u00e8re. Il est clair qu'elles nous engageaient implicitement aussi, mes fr\u00e8res, ma s\u0153ur et moi-m\u00eame, mais il \u00e9tait impossible d'en parler de mani\u00e8re ouverte), c'\u00e9tait, en pr\u00e9vision d'un avenir peut-\u00eatre tragique (o\u00f9 nous nous serions, par exemple, retrouv\u00e9s dans la situation d'orphelin qui avait \u00e9t\u00e9 la sienne), pour une le\u00e7on de nature politique.\n\nJe ne suis pas nationaliste. Mais j'ai appris alors, de mon p\u00e8re, ce que je nommerai de ce mot peu appr\u00e9ci\u00e9 aujourd'hui, le patriotisme. Et je suis rest\u00e9, dans une certaine mesure, patriote, je dirai de mani\u00e8re latente : mon d\u00e9go\u00fbt profond du racisme, de la x\u00e9nophobie, du \u00ab lep\u00e9nisme \u00bb, ma honte d'un certain \u00e9tat actuel de la France a certainement au moins en partie cette raison-l\u00e0. J'entends cette distinction-opposition comme une transposition de celle propos\u00e9e par Sloterdijk dans son _Trait\u00e9 de la raison cynique_ entre le cynisme proprement dit et ce qu'il appelle le \u00ab kunisme \u00bb, c'est-\u00e0-dire, au plus court, entre ce qui s'exerce de haut en bas et ce qui, au contraire, regarde de bas en haut. Je tiens le patriotisme n\u00e9cessaire dans une nation quand elle est opprim\u00e9e par une autre. Et telle \u00e9tait bien alors, avec une \u00e9vidence assez aveuglante, pour mon p\u00e8re et ses amis, comme pour le g\u00e9n\u00e9ral de Gaulle (mais les officiers de marine \u00e0 Toulon ne l'avaient pas vu clairement ainsi), la situation de la France qui venait d'\u00eatre enti\u00e8rement occup\u00e9e. Mais je tiens le nationalisme pour insupportable quand il s'exerce dans l'autre sens. Et les nations moyennes ou petites, h\u00e9las, sont souvent, au regard de leurs propres minorit\u00e9s, et sans m\u00eame s'en rendre compte, simultan\u00e9ment dans ces deux dispositions d'esprit.\n\nAvant toute autre consid\u00e9ration (l'antifascisme, l'antiracisme par exemple) mon p\u00e8re s'est engag\u00e9 par patriotisme. Et il ne l'a pas fait \u00e0 moiti\u00e9. Le disciple d'Alain, l'\u00e9tudiant pacifiste, antimilitariste des ann\u00e9es vingt, qui avait refus\u00e9 (comme ses amis d'alors) la Pr\u00e9paration militaire sup\u00e9rieure et avait fait son service militaire, volontairement, comme simple soldat, se mit, en 43, au service d'un g\u00e9n\u00e9ral dont il ne partageait gu\u00e8re les convictions politiques ou religieuses (et il se s\u00e9para de lui la guerre finie, pr\u00e9cis\u00e9ment pour cette raison-l\u00e0 : leur unique point commun fut de ne pas accepter l'avilissement national que repr\u00e9sentaient l'armistice, le r\u00e8gne des Allemands et de leurs disciples fran\u00e7ais, les \u00ab collaborateurs \u00bb).\n\nLe fait politique d\u00e9cisif de sa vie a \u00e9t\u00e9 le 10 mai 1940. Dans les mois qui suivirent la d\u00e9faite (je conserve ici volontairement la d\u00e9signation, une expression \u00ab dat\u00e9e \u00bb, de l'effondrement militaire de la lamentable arm\u00e9e fran\u00e7aise devant l'offensive nazie, l'aboutissement de ces ann\u00e9es trente que le po\u00e8te anglais Auden a appel\u00e9, dans son po\u00e8me sur la mort de Freud \u00ab _a low, dishonest decade_ \u00bb, la d\u00e9cennie de l' _appeasement_ , de la \u00ab non-intervention \u00bb, de Munich), au hasard des rencontres, des visites ou des correspondances, il fit le tour et la r\u00e9vision de ses amiti\u00e9s. Et le clivage fut d\u00e9finitif. Il ne r\u00e9visa jamais le jugement qu'il dut, de ce point de vue, porter sur certains de ceux qui lui avaient \u00e9t\u00e9 proches.\n\nIl ne revit Guy Harnois, son meilleur ami, qu'apr\u00e8s la Lib\u00e9ration. Harnois avait \u00e9t\u00e9 r\u00e9sistant. Mon p\u00e8re n'en avait jamais dout\u00e9. Il a souvent racont\u00e9 comment, retrouvant sur un quai de gare Paul Geniet, qui avait \u00e9t\u00e9 les m\u00eames ann\u00e9es que lui au lyc\u00e9e de Marseille (mon p\u00e8re en \u00ab kh\u00e2gne \u00bb et Geniet en \u00ab taupe \u00bb, avant d'entrer \u00e0 l'\u00e9cole des Ponts et Chauss\u00e9es. Ils ne se connaissaient pas beaucoup alors), ils s'\u00e9taient reconnus en quelques phrases, comme \u00ab du m\u00eame c\u00f4t\u00e9 \u00bb. Et ils sont rest\u00e9s li\u00e9s toujours. \u00c0 l'int\u00e9rieur du m\u00eame camp, il s'op\u00e9ra pour lui un second partage, moins grave mais pas moins net : entre ceux qui furent favorables, mais sans agir selon cette conviction, aux Alli\u00e9s, et ceux qui prirent le risque de la lutte.\n\nLa R\u00e9sistance fut le moment de sa libert\u00e9. Tout ce qui se produisit ensuite fut non seulement d\u00e9ception mais, plus d\u00e9cisivement encore, un \u00ab anticlimax \u00bb (Paul B\u00e9nichou, mon premier beau-p\u00e8re, dont le destin politique propre et l'\u00e9volution furent fort divergents, m'a dit un jour, et cela m'a frapp\u00e9, que mon p\u00e8re, au fond, \u00e9tait ce qu'on appelait jadis un \u00ab homme d'action \u00bb \u00e9gar\u00e9 dans la philosophie et que c'\u00e9tait un vrai malheur historique (dont il bl\u00e2mait d'ailleurs essentiellement Staline (je ne le suivrai pas enti\u00e8rement sur ce terrain)) d'avoir rendu, pour des gens comme lui, apr\u00e8s la Seconde Guerre mondiale, la pratique politique impossible. C'est de cela dans sa vie, il est vrai, que moi, son fils, suis le plus fier. Mais je n'ai jamais eu le moindre de ces r\u00eaves de rivalit\u00e9 ou d'\u00e9mulation qui, en de tr\u00e8s diff\u00e9rentes circonstances historiques, inspir\u00e8rent (et parfois tragiquement) d'autres fils (plus jeunes de quelques ann\u00e9es) de la g\u00e9n\u00e9ration \u00ab r\u00e9sistante \u00bb.\n\n## 17 Pour un enfant, le cercle familial est un syst\u00e8me plan\u00e9taire d'avant la r\u00e9volution copernicienne\n\nPour un enfant, le cercle familial est un syst\u00e8me plan\u00e9taire d'avant la r\u00e9volution copernicienne, r\u00e9volution dont le r\u00e9sultat, chez l'adulte m\u00e9lancolique, est souvent de laisser au centre du monde un soleil absent, qui est la mort. C'est tout particuli\u00e8rement le cas dans les familles, comme \u00e9tait la n\u00f4tre, dites \u00ab nombreuses \u00bb (la construction de cette expression langagi\u00e8re, quand j'eus \u00e9tudi\u00e9 la \u00ab grammaire \u00bb, me laissa un moment stup\u00e9fait). Inutile de pr\u00e9ciser les r\u00f4les relatifs de chacun dans cette repr\u00e9sentation. Ce ciel-l\u00e0 s'emplit de toutes sortes d'objets \u00ab c\u00e9lestes \u00bb, les amis et connaissances des parents, dont les relations r\u00e9ciproques demeurent longtemps obscures. (L'identification des liens respectifs entre les deux \u00ab c\u00f4t\u00e9s \u00bb de son microcosme, dans l'\u0153uvre du m\u00e9morialiste Marcel Proust, s'apparente \u00e0 celle des rapports entre l'indistinction cosmologique et la s\u00e9paration nominale des deux \u00e9toiles, Hesperus et Phosphorus, dont la distinction apparente et l'indistinction r\u00e9elle fascin\u00e8rent les astronomes et les philosophes de l'Antiquit\u00e9 et agitent encore tant depuis le d\u00e9but du si\u00e8cle les logiciens.) Les positions respectives de ces \u00e9toiles fixes, l'anciennet\u00e9 relative de leurs lumi\u00e8res, exigent des hypoth\u00e8ses cosmogoniques, qui peut-\u00eatre ne seront jamais, dans la suite de l'existence, soumises \u00e0 v\u00e9rification.\n\nJ'en suis venu, avec les ann\u00e9es, \u00e0 reconna\u00eetre, dans le ciel paternel, plusieurs telles configurations. Canguilhem (on m'excusera cette nomination courte qui peut para\u00eetre, ne d\u00e9signant pas le savant mais l'homme, excessivement famili\u00e8re, mais il m'est difficile, sans hypocrisie, de faire comme si telle n'\u00e9tait pas la mani\u00e8re dont j'entendis, dans mon enfance, parler de lui. Et j'ai d\u00e9j\u00e0 dit qu'il nous arrivait de lui donner un nom plus familier encore), Canguilhem appartenait \u00e0 un premier cercle, le plus ancien, constitu\u00e9 de ceux des camarades de l'\u00c9cole normale avec lesquels mes parents \u00e9taient rest\u00e9s en relation, cercle qui est all\u00e9, comme il est in\u00e9vitable, s'amenuisant avec le passage du temps (mais, ce qui est sans doute remarquable, au contraire, c'est qu'aujourd'hui, \u00e0 plus de quatre-vingts ans, mon p\u00e8re est encore tr\u00e8s proche d'au moins deux ou trois d'entre eux).\n\nLa mort a \u00e9cart\u00e9 le premier mon oncle Frantz, en 1938. Ce geste de la mort a eu, sur notre famille, des cons\u00e9quences \u00e9normes, que je n'affronterai pas directement dans ces pages. Je ne dirai qu'une autre mort encore, celle de Simone Weil, \u00e0 Londres, pendant l'Occupation. Un peu avant de quitter la France pour l'Angleterre, par l'Espagne, elle nous rendit visite \u00e0 Carcassonne. Je m'en souviens : elle m'a offert un jeu de quilles. Si je cherche \u00e0 identifier ce qui unissait, en ce qui semble bien avoir constitu\u00e9 une sorte de groupe, ou de bande, et en dehors de l'appartenance commune, et contemporaine \u00e0 la \u00ab Rue d'Ulm \u00bb, ou des effets impond\u00e9rables et ind\u00e9chiffrables de la dilection (les \u00e9l\u00e9ments communs que je vais dire, qui sont de nature intellectuelle, \u00e9thique et politique, se retrouvaient plus ou moins associ\u00e9s aussi chez d'autres, qui n'\u00e9taient pas de leurs amis), je trouve ceci : ils \u00e9taient tous des \u00ab litt\u00e9raires \u00bb (ce qui veut simplement dire \u00ab \u00c9l\u00e8ves de l'\u00c9cole normale sup\u00e9rieure, section des Lettres \u00bb). Ils \u00e9taient tous pacifistes, antimilitaristes ; et, plus ou moins directement (indirectement dans le cas de mon p\u00e8re, qui n'a jamais \u00e9t\u00e9 \u00ab disciple \u00bb de personne) des \u00e9l\u00e8ves du \u00ab philosophe \u00bb Alain.\n\nLe pacifisme antimilitariste \u00ab alainiste \u00bb, par exemple, a laiss\u00e9 quelques traces \u00e9crites qui ont trouv\u00e9 place dans un livre (sur lequel ma s\u0153ur et moi nous sommes pr\u00e9cipit\u00e9s d\u00e8s sa parution : _G\u00e9n\u00e9ration intellectuelle_ , de Jean-Fran\u00e7ois Sirinelli). D'une p\u00e9tition de 1928 en faveur du philosophe Alain attaqu\u00e9 par la future droite collaboratrice, je recopie ces phrases : \u00ab Jugeant que la pens\u00e9e se trahit lorsqu'elle accepte une autre loi que celle de l'objet m\u00eame qu'elle s'est donn\u00e9 ; approuvent ceux qui recherchent selon la bonne foi les causes de la Grande Guerre ; bl\u00e2ment ceux qui voudraient \u00e9touffer et m\u00eame \"d\u00e9shonorer\" le libre examen \u00e0 ce sujet, \u00e0 seule fin de conserver des id\u00e9es qui n'ont \u00e9t\u00e9 admises que pour leur utilit\u00e9, d'ailleurs locale et provisoire. \u00bb Et dans la liste des signataires qui suit, je retrouve la plupart des noms qui constituent le \u00ab cercle \u00bb premier que j'\u00e9voque.\n\nLes d\u00e9m\u00eal\u00e9s des normaliens pacifistes avec la direction de l'\u00c9cole et les autorit\u00e9s militaires \u00e0 l'occasion de la PMS (Pr\u00e9paration militaire sup\u00e9rieure) sont longuement d\u00e9crits dans le livre de Sirinelli. Mon p\u00e8re a souvent \u00e9voqu\u00e9 la r\u00e9ussite de Canguilhem, renversant comme sans le faire expr\u00e8s, lors d'une inspection, une lourde mitrailleuse sur les pieds d'un colonel. Je ne r\u00e9siste pas au plaisir de citer ici un incident caract\u00e9ristique de l'insolence du \u00ab style \u00bb de mon p\u00e8re, qu'il n'abandonna jamais, parce qu'elle n'\u00e9tait que la continuation, affin\u00e9e par les \u00e9tudes, de celle de l'enfant faubourien de Saint-Jean-du-Var : \u00ab Citons (\u00e9crit Sirinelli) [...] Frantz Molino (1904-1938), fils d'un inspecteur primaire, ancien kh\u00e2gneux du lyc\u00e9e du Parc, normalien en 1926, agr\u00e9g\u00e9 des lettres en 1930, ou son futur beau-fr\u00e8re, Lucien Roubaud, de la promotion suivante, qui sera, comme Camille Marcoux, d\u00e9f\u00e9r\u00e9 devant le conseil de discipline en juillet 1929.\n\nSi Frantz Molino, exempt\u00e9 du service militaire, n'a pas \u00e9t\u00e9 concern\u00e9 par le probl\u00e8me de la pr\u00e9paration militaire, Lucien Roubaud [...] se montra fort peu assidu aux s\u00e9ances de la PMS : en 1928-1929, par exemple, il est [...] douze fois absent et, somm\u00e9 de s'expliquer par le directeur de l'\u00c9cole normale sup\u00e9rieure, il se justifiera en ces termes :\n\n\"Monsieur,\n\nJ'ai estim\u00e9 qu'il \u00e9tait vraiment trop inutile pour moi, et pour les autres, de m'adonner \u00e0 la pr\u00e9paration intensive d'un examen dont le r\u00e9sultat, en ce qui me concerne, est d\u00e9j\u00e0 d\u00e9cid\u00e9. J'ajoute que je n'ai \u00e9t\u00e9 emp\u00each\u00e9 de prendre part aux s\u00e9ances de Romainville, o\u00f9 j'avais cependant l'intention d'aller, que par la pens\u00e9e des _perturbations que mon inexp\u00e9rience ne pourrait manquer de jeter dans les man\u0153uvres_. Veuillez croire, Monsieur, \u00e0 ma consid\u00e9ration.\" (J.-F. S. ajoute en note : \u00ab Arch. Nat. 61 AJ 198 \u00bb. Le passage en italique \u00e9tait soulign\u00e9 par le destinataire, avec, en marge, cette appr\u00e9ciation : \u00ab raison inadmissible \u00bb.)\n\nLe resserrement progressif de son cercle (je veux marquer l'affaiblissement des liens n'ayant pas pour cause l'intervention accidentelle, directe ou indirecte, mais toujours radicale, de la mort) a eu pour origine essentielle l'Histoire (et c'est, je crois, un trait de ce terrible \u00ab premier XXe si\u00e8cle \u00bb, qui va d'ao\u00fbt 14 jusqu'\u00e0 la mort de Joseph Staline en 1953, qu'il en soit ainsi). Car les \u00e9vidences partag\u00e9es par tous autour de 1930 se sont heurt\u00e9es \u00e0 deux traumatismes successifs que je nommerai, comme tout le monde, l'un Occupation et l'autre guerre froide. Je dois constater, et je ne porte pas l\u00e0 un jugement de valeur, que mon p\u00e8re n'a gard\u00e9 de relations enti\u00e8rement confiantes et \u00e9troites qu'avec ceux qui ont pris, dans le premier cas le m\u00eame parti que lui, dans le second cas un parti non antagoniste au sien.\n\nMais peut-\u00eatre, sans faire une \u00ab lecture \u00bb surtout politique de son itin\u00e9raire aurais-je d\u00fb, tout simplement, ajouter une particularisation suppl\u00e9mentaire, un param\u00e8tre cach\u00e9, l'amour du rugby ? Dans les derni\u00e8res ann\u00e9es de sa vie de professeur de philosophie, au lyc\u00e9e Voltaire, attendant impatiemment la retraite pour pouvoir se livrer enfin \u00e0 sa passion du jardinage et \u00e0 ses exp\u00e9riences sur les melons, les tomates et les fraises, mon p\u00e8re r\u00e9unissait autour de son poste de t\u00e9l\u00e9vision, \u00e0 l'occasion des matchs du Tournoi des Cinq Nations, trois des amis de ce temps, Marcoux (le \u00ab Camille Marcoux \u00bb que mentionne Sirinelli), Rolland et Harnois en un quatuor de _old boys_ (comme les d\u00e9signait ma s\u0153ur), dont la passion experte et la haute technicit\u00e9 m'impressionnaient grandement, quand par hasard il m'arrivait de regarder une mi-temps d'un \u00ab France-Galles \u00bb en leur compagnie.\n\nIl y avait, en tout cas, dans l'enseignement \u00ab alainiste \u00bb un ingr\u00e9dient qui se retrouve chez tous ceux qui n'ont pas cess\u00e9 d'\u00eatre de ses amis : le d\u00e9dain de l'argent, des honneurs, des carri\u00e8res. L'\u00c9cole, par le concours d'agr\u00e9gation, conduisait \u00e0 l'enseignement ; et il ne s'agissait pas alors de l'Enseignement sup\u00e9rieur, mais de celui des classes de lyc\u00e9e. Et ce n'\u00e9tait pas pour eux un pis-aller que de se trouver devant une classe, dans l'attente d'autre chose de plus noble (intellectuellement) et de plus r\u00e9mun\u00e9rateur. C'\u00e9tait un choix d\u00e9lib\u00e9r\u00e9, marque d'une vocation r\u00e9elle. Mon p\u00e8re fut, jusqu'\u00e0 son entr\u00e9e dans la clandestinit\u00e9, un enseignant convaincu et passionn\u00e9 (ma m\u00e8re l'est rest\u00e9e toute sa vie). La coupure de la guerre, prolong\u00e9e par son s\u00e9jour \u00e0 l'Assembl\u00e9e consultative gaullienne, puis par de nombreuses et de plus en plus d\u00e9cevantes ann\u00e9es \u00e0 l'Inspection g\u00e9n\u00e9rale des sports o\u00f9 l'avait entra\u00een\u00e9, dans l'euphorie r\u00e9formatrice de l'apr\u00e8s-Lib\u00e9ration, le recteur Sarrailh (cependant que Georges Canguilhem devenait un inspecteur g\u00e9n\u00e9ral, aim\u00e9 et redout\u00e9 \u00e0 la fois, des enseignants de philosophie), fit qu'il retrouva sans aucun plaisir le lyc\u00e9e, quand l'\u00e9volution politique l'y ramena.\n\nLe refus patriotique qui fut le sien en 1940 se transforma, apr\u00e8s la chute de l'hitl\u00e9risme, en un autre refus : celui de l'affairisme politicien qu'il vit na\u00eetre, d\u00e8s les premiers jours de l'\u00e8re nouvelle, et bient\u00f4t triompher des espoirs (qu'il est de bon ton de qualifier d'utopistes) de la g\u00e9n\u00e9ration r\u00e9sistante, la sienne. Mais il n'y avait pas d'autre voie possible que ce refus, en tout cas pour lui.\n\n## 18 Parmi quelques rares papiers surnag\u00e9s des d\u00e9sordres et des d\u00e9sastres\n\nParmi quelques rares papiers familiaux surnag\u00e9s des d\u00e9sordres et des d\u00e9sastres de dizaines d'ann\u00e9es, un nom un jour le frappa : Catherine Argentin. Il ne retrouvait pas ce nom dans sa m\u00e9moire g\u00e9n\u00e9alogique directe. Et cette tache aveugle de ses souvenirs \u00e9tait comme la marque d'une amputation sans rem\u00e8de : la mort pr\u00e9matur\u00e9e de ses parents. Ce nom f\u00e9minin inconnu occupa d'autant plus ais\u00e9ment une telle place qu'il lui \u00e9tait (et est encore en 1990) constamment rappel\u00e9 par une homonymie : son int\u00e9r\u00eat pour les sports l'amenant \u00e0 suivre \u00e0 la t\u00e9l\u00e9vision et dans les rubriques sportives des journaux la carri\u00e8re d'un coureur cycliste italien nomm\u00e9, aussi, Argentin.\n\nJ'entends cette insistance. Je la retrouve, en y r\u00e9fl\u00e9chissant, tr\u00e8s loin en arri\u00e8re dans mes ann\u00e9es. Elle marque, \u00e0 sa mani\u00e8re, une essentielle dissym\u00e9trie parentale : car ma famille maternelle (les \u00ab Molino \u00bb) \u00e9tait omnipr\u00e9sente dans notre vie (et les deuils, qui l'ont durement affront\u00e9e, proches, avant de devenir contemporains). Mais de l'autre \u00ab c\u00f4t\u00e9 \u00bb il n'y avait que des absences, \u00e9num\u00e9r\u00e9es, comme autant de pierres tombales, par des noms.\n\nJe n'ai pas de curiosit\u00e9 g\u00e9n\u00e9alogique. Une vogue r\u00e9cente a jet\u00e9 ces derniers temps des centaines de chefs de famille sur les traces plus ou moins bien enfouies de leurs anc\u00eatres. Les mairies sont inond\u00e9es de demandes d'extraits de naissance, les \u00e9glises de certificats de bapt\u00eame. On publie m\u00eame des guides pour ce nouveau type de chercheurs d'or. Certains se lancent dans la qu\u00eate dans l'espoir de d\u00e9couvrir parmi leurs ascendants quelque nom fameux, ou simplement notoire du pass\u00e9 (peu importe la raison, m\u00eame inf\u00e2me, de cette survie dans les corridors de la post\u00e9rit\u00e9), leur permettant de partager, ne serait-ce que dans le cercle de leurs connaissances, quelque apparence de ressemblance avec les vraies gloires modernes, les vedettes de la t\u00e9l\u00e9vision.\n\nD'autres encore esp\u00e8rent (stimul\u00e9s par quelque histoire de ce genre parue dans les journaux) identifier un grand-grand-oncle d'Am\u00e9rique dont le fabuleux h\u00e9ritage, laiss\u00e9 en jach\u00e8re (le grand-grand-oncle n'ayant jamais pu, pressentant ce qui se passerait, se r\u00e9soudre \u00e0 \u00e9pouser une \u00e9trang\u00e8re et \u00e9tant mort \u00ab intestat \u00bb, comme disent les notaires de romans policiers), se trouverait ainsi en mesure de tomber, enfin, dans leurs mains l\u00e9gitimes. La plupart, bien s\u00fbr, le font par simple curiosit\u00e9 moutonni\u00e8re (c'est une \u00ab chose qui se fait \u00bb, comme dit Fran\u00e7oise Rosay \u00e0 Michel Simon dans _Dr\u00f4le de drame_ ).\n\nJ'ai ainsi re\u00e7u, il y a peu, une lettre d'un Roubaud de Nice, qui avait vu mon nom dans _T\u00e9l\u00e9rama_ (pas parce que je suis une vedette de la t\u00e9l\u00e9vision, mais \u00e0 l'occasion d'une \u00e9mission sur Raymond Queneau, mon ma\u00eetre v\u00e9n\u00e9r\u00e9), et qui m'envoyait son \u00ab arbre \u00bb, pour savoir si, par hasard, nous n'\u00e9tions pas \u00ab cousins \u00bb quelque part. Si j'avais r\u00e9pondu, j'aurais r\u00e9pondu que non, pas \u00e0 ma connaissance. J'aurais ajout\u00e9 que Roubaud n'est pas un nom bien rare en Provence. Il y en a trente-trois dans l'\u00e9dition 1987 de l'annuaire t\u00e9l\u00e9phonique de Paris. Il y a m\u00eame un vin du Gard qui s'appelle le ch\u00e2teau-roubaud qui fait de temps \u00e0 autre des efforts m\u00e9ritoires de publicit\u00e9, mais n'a pas encore r\u00e9ussi \u00e0 se hisser \u00e0 un tr\u00e8s haut niveau dans la hi\u00e9rarchie vinicole. Et il y a, surtout, entre la c\u00f4te et Porquerolles, parmi les \u00eeles d'Hy\u00e8res, deux \u00eelots assez dangereux nomm\u00e9s \u00eele du Grand (resp. Petit) Roubaud (que les cartes s'obstinent \u00e0 appeler \u00ab Ribaud \u00bb, comme me le fait remarquer Pierre Oster). J'abandonnerai volontiers le vin \u00e0 mon \u00ab coll\u00e8gue \u00bb ni\u00e7ois, s'il consent \u00e0 me laisser ces r\u00e9cifs comme cousins. Je les trouve d'excellents candidats au r\u00f4le d'anc\u00eatres \u00e9ponymes de mon p\u00e8re.\n\nIl me semble que cette brusque flamb\u00e9e d'int\u00e9r\u00eat pour les anc\u00eatres est en fait un signe, entre autres, d'un inint\u00e9r\u00eat g\u00e9n\u00e9ral pour le pass\u00e9 vivant, celui qui est tiss\u00e9 par la transmission directe, de g\u00e9n\u00e9ration \u00e0 g\u00e9n\u00e9ration, des gestes, des souvenirs, des r\u00e9cits. La g\u00e9n\u00e9alogie de papier, de nature essentiellement archivale, conduit uniquement \u00e0 imiter, \u00e0 l'\u00e9chelle individuelle, la repr\u00e9sentation de l'histoire que donnent les revues et livres \u00e0 grand tirage, et qui se substitue au \u00ab savoir \u00bb scolaire unanimement m\u00e9pris\u00e9 (de m\u00eame que la participation, active ou passive (devant l'\u00e9cran) aux \u00ab championnats de France d'orthographe \u00bb, dispense de conna\u00eetre la langue, de la parler autrement que comme les pr\u00e9sentateurs du \u00ab journal de vingt heures \u00bb, de lire ses litt\u00e9ratures en reconnaissant la diff\u00e9rence entre celle qui l'\u00e9l\u00e8ve et celle qui l'avilit).\n\nMais, dans le m\u00eame moment, la m\u00e9moire individuelle est devenue infiniment sourde et courte. Les souvenirs et les curiosit\u00e9s sont frapp\u00e9s d'une obsolescence de plus en plus rapide, d'une \u00ab rotation des stocks \u00bb qui n'affecte pas que les livres dans les librairies, les films dans les salles obscures et les musiques dans les \u00ab Walkmans \u00bb, mais au moins aussi rapidement les marques de yaourts, les id\u00e9es, opinions et convictions, les th\u00e9ories scientifiques, les esp\u00e8ces animales, les amiti\u00e9s, les amours. La plupart de ces arbres g\u00e9n\u00e9alogiques rejoindront dans les poubelles surcharg\u00e9es des villes les t\u00e9moins d'autres vogues aussi passag\u00e8res quand ceux qui les avaient \u00e9tablis (presque tous gens du \u00ab troisi\u00e8me \u00e2ge \u00bb plus ou moins confus\u00e9ment sensibles aux effets peu exaltants de l'acc\u00e9l\u00e9ration des \u00ab mouvements de soci\u00e9t\u00e9 \u00bb) auront perdu de leur ardeur (en passant au \u00ab quatri\u00e8me \u00e2ge \u00bb, puis au cinqui\u00e8me et dernier, celui du tombeau). Il y a vingt-cinq ans ainsi, on d\u00e9couvrit la disparition proche des langues minoritaires, notablement l'occitan (qui est toujours pour moi le proven\u00e7al). Il s'ensuivit une sorte de floraison tardive, bien vite, h\u00e9las, pass\u00e9e.\n\nC'est pourquoi, ne voulant en aucune mani\u00e8re me laisser aller \u00e0 cette pente g\u00e9n\u00e9rale, je m'inqui\u00e8te de l'incertitude que je d\u00e9couvre en moi, en faisant surgir (et en d\u00e9truisant, en br\u00fblant) l'image centrale du figuier de Toulon, qui a suscit\u00e9 cette \u00ab esquisse d'un portrait de mon p\u00e8re \u00bb, sur tous ces noms qu'il a voulu pr\u00e9server de l'oubli, et transmettre. D'autant plus que je m'aper\u00e7ois qu'en fait ma s\u0153ur et mon fr\u00e8re en ont retenu encore moins que moi, comme si c'\u00e9tait implicitement moi qui \u00e9tais charg\u00e9 de la transmission, et que je m'en montrais peu digne. Il n'est peut-\u00eatre pas trop tard.\n\nLe **Projet** qui \u00e9tait le mien, et son double, **Le Grand Incendie de Londres** (pas celui que je pousse maintenant, ligne \u00e0 ligne et jour apr\u00e8s jour, mais un ambitieux roman abandonn\u00e9), en rencontrant, doublement donc, \u00e0 la fois m\u00e9taphoriquement et directement, et narrativement, autant que rythmiquement abstrait et transform\u00e9, le figuier-image, en lui faisant subir une mutation formelle qui le dispersait puis l'entrela\u00e7ait \u00e0 leurs architectures propres, \u00e9taient d\u00e9termin\u00e9s aussi, sans que j'en reconnaisse, comme aujourd'hui, l'\u00e9vidence (mais il a fallu, sans doute, qu'ils s'effondrent pour que je le comprenne), par l'obscure, l'odorante, la b\u00e9n\u00e9fique-mal\u00e9fique ombre du **figuier** o\u00f9 bougeait, enferm\u00e9e, mon avant-vie.\n\n# CHAPITRE 3\n\n# Rue d'Assas\n\n* * *\n\n## 19 Le jardin \u00e9tait ferm\u00e9 de murs.\n\n **Le jardin \u00e9tait ferm\u00e9 de murs. En chaque endroit de ce lieu,** de ce territoire, de cette possession, **presque en chacun de ses points** , pendant plus de six ann\u00e9es, plus de deux mille jours, **j'ai \u00e9t\u00e9** : de ciel \u00e0 terre, de soleil \u00e0 pluie, de jour \u00e0 nuit, d'hiver \u00e0 automne, dans son plein espace, dans son volume clos, crois\u00e9 et recrois\u00e9 par les mouvements du corps, par le regard, le regard sans cesse boug\u00e9, d\u00e9plac\u00e9, mouvant ou immobile, attentif ou distrait. Atomes du regard, en son mouvement brownien, en son agitation thermique, heurtant les murs, parois de cet espace : un monde dans le monde. Petit monde. **Vers lui je vais, d'une chambre nocturne \u00e0 un jardin ; jardin ensoleill\u00e9, mais jardin ferm\u00e9, _hortus conclusus_ , selon un parcours de m\u00e9moire \u00e0 partir d'un centre ; parcours, mais parcours labyrinthique.** Je tire le fil, mais le fil **est** le labyrinthe.\n\nComment atteindre ce lieu, depuis la vitre froide abandonn\u00e9e aux derni\u00e8res lignes de mon chapitre premier ? d'o\u00f9 s'immerger pour le dire ? Or il y a deux voies :\n\n\u2013 La premi\u00e8re : passer le carreau de la fen\u00eatre, sortir de la chambre, au deuxi\u00e8me \u00e9tage de la maison : c'est un jour ordinaire, dans le soleil ordinaire. D\u00e9crire ? Mais de l\u00e0-haut on ne voyait pas tout le jardin ; et on voyait plus que le jardin. **Je voyais bien au-del\u00e0, par-dessus les murs, vers d'autres jardins, une pente, qui bient\u00f4t s'accentuait, jusqu'\u00e0 l'Aude.** Descendre, alors, en l'air jusqu'au sol, par les airs, et changeant de direction, pour tourner le mur, regardant autour de soi ; parcours impossible, d'un \u00eatre impossible ? J'ai le souvenir, en v\u00e9rit\u00e9, d'une telle l\u00e9vitation, souvenir de ces miracles imaginaires et r\u00e9p\u00e9t\u00e9s : multiplication des points de regard, nage dans l'air brusquement porteur, maritime.\n\n\u2013 Ou bien tourner le dos \u00e0 la fen\u00eatre (seconde voie), sortir de la chambre, descendre les escaliers. Voil\u00e0 ce qui est pour mon r\u00e9cit l'endroit embl\u00e9matique d'une h\u00e9sitation, par cons\u00e9quent d'un choix. Car je peux \u00ab me \u00bb suivre, selon un chemin, ou l'autre. Or je veux suivre les deux. J'ai choisi de commencer ce chapitre selon la premi\u00e8re voie ; mais je suivrai \u00e9galement l'autre, et je l'offrirai, dans ce livre \u00e9galement, comme un parcours de lecture alternatif, comme une insertion dans le r\u00e9cit, pas une insertion br\u00e8ve, momentan\u00e9e, une incise mais une seconde esp\u00e8ce d'insertion, que je nomme bifurcations. Les deux chemins diff\u00e8rent radicalement : car le premier, celui que je choisis ici, est non seulement imaginaire mais quasi instantan\u00e9 : je sortirais de la vitre, je bondirais en l'air, je flotterais, je tournerais le coin de la fa\u00e7ade, je me poserais, je me pose. Dans le second parcours, j'ouvrais la porte au fond de la chambre, je sortais, je descendais l'escalier, je traversais la maison, de haut en bas. J'\u00e9tais inclus dans le temps, je prenais le temps n\u00e9cessaire. J'ouvrais les portes de chaque pi\u00e8ce, une \u00e0 une, j'entrais : **j'ai \u00e9t\u00e9 l\u00e0.**\n\nUne fois dans le jardin, comment me d\u00e9placer ? Suivre les limites, de l'int\u00e9rieur du territoire (les murs, la maison, le portail), les toucher, v\u00e9rifier le r\u00e9el de mon enfermement dans le lieu, le r\u00e9el des pierres, r\u00e9el parce que solide, de la persistance protonique de la mati\u00e8re, aussi durable que l'univers : avancer d'un mouvement circulaire, dans un sens, ou l'autre, faire le tour, revenir vers le centre, mais quel centre ? Or il y avait un centre ; je m'en souviens maintenant. Je peux partir de l\u00e0. Parce que je m'identifie comme situ\u00e9 en ce centre, spontan\u00e9ment, au moment m\u00eame o\u00f9 je me demande d'o\u00f9 partir, pour d\u00e9crire le jardin, c'est-\u00e0-dire au moment o\u00f9 je fais appara\u00eetre sur l'\u00e9cran les lignes de cette interrogation, contemporaines de l'interrogation m\u00eame. (Et j'agis selon une r\u00e8gle explicite de la composition de mon r\u00e9cit, respect\u00e9e d\u00e8s son premier moment : inclure les circonstances de sa composition.)\n\n **Ce centre \u00e9tait un lieu d'espace r\u00e9volu occup\u00e9 par le corps immobile ; la position du corps (le mien) y \u00e9tait la suivante : genoux contre le sol, o\u00f9 s'incrustaient les petits cailloux du sol, m\u00eal\u00e9s \u00e0 la rugueuse poussi\u00e8re ; coudes sur la surface horizontale du banc, mains sur les yeux ; et les mains appuyaient sur les yeux ; de la paume de chaque main j'appuyais sur mes yeux qui s'emplissaient de lumi\u00e8re, d'une sorte de _piezo_ -lumi\u00e8re travers\u00e9e d'\u00e9clairs et de couleurs au sein d'une obscurit\u00e9 momentan\u00e9e et voulue.** Centre donc, mais centre aveugle. Pour voir, il fallait retirer les mains de devant les yeux, apr\u00e8s un intervalle de temps r\u00e9gl\u00e9 par un compte, un compte \u00e0 haute voix. (C'est la r\u00e8gle d'un jeu. C'\u00e9tait le centre d'un jeu.) (Mais maintenant je n'entends rien : la voix, ma voix s'en est \u00e9vapor\u00e9e.)\n\nR\u00e8gles simples de ce jeu : le guetteur \u00e9tait dans la position que j'ai d\u00e9crite (le guetteur \u00e9tait moi, moi ou un autre : un de mes fr\u00e8res, ou ma s\u0153ur, un de mes cousins, ou ma cousine, des camarades de nos classes respectives, un des enfants Picolo, des visiteurs...). Pendant le temps du compte, o\u00f9 les yeux du guetteur restaient voil\u00e9s par ses mains et ferm\u00e9s (s'il ne trichait pas), les autres joueurs se pla\u00e7aient en un endroit de leur choix, dissimul\u00e9 et plus ou moins lointain : \u00eatre proche \u00e9tait avantageux, comme la suite de la r\u00e8gle le montre, mais plein de dangers. On peut \u00eatre invisible loin. Mais on est loin. Tel \u00e9tait le dilemme du joueur. Le nom de ce jeu (que serait-il sans une nomination ?) \u00e9tait, est :\n\n **S'avancer-en-rampant.**\n\nR\u00e8gle (suite). Au bout du compte (disons 33, par exemple), le guetteur enlevait sa ou ses mains de devant ses yeux, les ouvrait, et s'effor\u00e7ait d'apercevoir les joueurs : ou ils se cachaient, ou ils bougeaient. Les joueurs bougeaient : ils pouvaient rester cach\u00e9s, invisibles. Mais alors, s'ils ne pouvaient perdre, ils ne pouvaient gagner. Il s'ensuit qu'ils perdaient. Le guetteur devait **voir** les joueurs, ses adversaires, et le dire. Ce **dire** \u00e9tait rituel, faisait partie de la r\u00e8gle. On disait : \u00ab X \u00e0 tel endroit \u00bb : \u00ab derri\u00e8re le pin ! \u00bb, \u00ab dans le lavoir ! \u00bb, \u00ab derri\u00e8re l'abricotier ! \u00bb.... Si la d\u00e9claration \u00e9tait exacte, le joueur d\u00e9sign\u00e9 \u00e9tait aussit\u00f4t **hors-jeu** , avait perdu. Les autres continuaient.\n\nLe guetteur pouvait se tromper de deux mani\u00e8res :\n\n\u2013 Il n'y avait personne \u00e0 l'endroit d\u00e9sign\u00e9, qu'une ombre, qu'une branche boug\u00e9e par le vent. Personne alors ne sortait de la cachette.\n\n\u2013 Ou bien celui qui s'y cachait n'\u00e9tait pas X, mais Y. Y ne bougeait pas. Et le guetteur, m\u00eame s'il comprenait alors qu'il s'agissait d'Y, ne pouvait r\u00e9p\u00e9ter son annonce en changeant de nom. \u00c9num\u00e9rer simplement les joueurs aurait rendu le jeu impossible. (Il \u00e9tait s\u00fbr pourtant qu'il y avait bien l\u00e0 quelqu'un.)\n\nR\u00e8gle (fin). D'ailleurs il n'en avait gu\u00e8re le temps : le but du jeu \u00e9tait d'atteindre le banc sans avoir \u00e9t\u00e9 vu, mais surtout sans avoir \u00e9t\u00e9 d\u00e9nonc\u00e9 vu. Aussi tous avan\u00e7aient, tentaient d'avancer, en \u00e9chappant au regard. Ils rampaient sur les cailloux, sur les aiguilles de pin, ils bondissaient, couraient d'un couvert \u00e0 un autre, par les buissons, les arbres. Ils franchissaient les distances. Et parfois le guetteur n'avait m\u00eame pas \u00e0 dire o\u00f9 se trouvait X, qu'il d\u00e9signait, car X \u00e9tait surpris en mouvement, \u00e0 d\u00e9couvert, sans que nul obstacle ne s'oppose au regard du guetteur, et la rencontre ind\u00e9niable des regards, la loi du \u00ab retour inverse des regards \u00bb \u00e9tait, d'un accord commun, preuve de son exactitude : le guetteur et X se voyaient. Donc X \u00e9tait vu. Mais m\u00eame si X \u00e9tait vu et le savait, s'il \u00e9tait vu voyant et courant vers le banc, d'une proche cachette, cela ne suffisait pas cependant pour le renvoyer parmi les vaincus. Car le guetteur devait dire non seulement qu'il voyait, mais qui il voyait. Et s'il apercevait X se pr\u00e9cipitant vers lui, il pouvait en \u00eatre surpris (il s'\u00e9tait attendu \u00e0 voir Y, et non X, il avait, par d\u00e9duction ou intuition, devin\u00e9 Y derri\u00e8re les buis, le lavoir), h\u00e9siter, h\u00e9siter trop. Et X alors avait le temps d'atteindre le banc, de le toucher. Et s'il touchait le banc, il \u00e9tait trop tard pour le guetteur. C'est lui qui avait perdu, et devait c\u00e9der la place. (L'instant de ce toucher, de la main sur le bois du banc, son ant\u00e9riorit\u00e9 par rapport \u00e0 la nomination, voil\u00e0 des sources nombreuses de contestation, de disputes. Et pourtant le jeu r\u00e9ussissait \u00e0 surmonter ces obstacles.)\n\nLes autres joueurs alors sortaient de leur derni\u00e8re cachette : ils \u00e9taient donc l\u00e0 ! Le guetteur avait bien vu bouger \u00e0 gauche, mais il ne pensait pas que c'\u00e9tait... il croyait plut\u00f4t que c'\u00e9tait... Chaque joueur avait ses itin\u00e9raires. Mais il lui fallait les varier, et dissimuler les particularit\u00e9s r\u00e9v\u00e9latrices de ses v\u00eatements, changer sans cesse d'habitudes. Les coalitions n'\u00e9taient pas encourag\u00e9es par la r\u00e8gle. Cependant elles n'\u00e9taient gu\u00e8re prouvables. Mais peu importe, car elles n'\u00e9taient pas utiles, puisqu'il n'y avait qu'un vainqueur. On pouvait, par exemple (et cela se produisait de toute fa\u00e7on tr\u00e8s naturellement, sans desseins pr\u00e9alables, sans alliances) parvenir \u00e0 deux ou trois assez pr\u00e8s pour bondir, se pr\u00e9cipiter ensemble, submerger le guetteur qui ne pouvait pas r\u00e9pondre assez vite, d\u00e9signer chacun. Et que faire si deux joueurs touchaient le banc au m\u00eame instant ? Qui gagnait alors ? Je ne sais plus. Mais cela a d\u00fb arriver, sans doute.\n\n## 20 Si je me place, mentalement, en situation de souvenir volontaire\n\nSi je me place, mentalement, en situation de regard volontaire, et si je me pense existant en ce jardin, **je me retrouve \u00e0 peu pr\u00e8s invariablement en ce m\u00eame point : \u00e0 genoux sur le sol caillouteux,** **au milieu du banc, les coudes appuy\u00e9s sur le banc, les yeux ferm\u00e9s, dans la position de guetteur du jeu ; entre toutes les localisations possibles de mon corps jouant, mon souvenir choisit de pr\u00e9f\u00e9rence \u00e0 toute autre celle-l\u00e0 (je sais que je ne peux me trouver l\u00e0 que pour cela : jouer \u00e0 \u00ab S'avancer-en-rampant \u00bb) ; je n'atteins, spontan\u00e9ment, aucune des cachettes ordinaires d'un joueur en mouvement** (qui furent pourtant souvent les miennes) ; une sorte de pilote automatique de la vision se met en marche, qui me dirige vers le banc.\n\nOr je ressens, et je d\u00e9cris ceci comme une **image,** image rendue interne de ce que je vois quand mes yeux sont ouverts (mais ils sont ferm\u00e9s), image donc d'une sc\u00e8ne que je ne vois pas, de quelque chose que le joueur que j'ai \u00e9t\u00e9 ne voyait pas, ne devait pas voir, sinon int\u00e9rieurement, se concentrant sur l'anticipation de l'instant qui allait suivre la fin du compte, et int\u00e9rieurement voyant parfaitement le sol et le banc, de les avoir tant de fois vus, en des circonstances identiques. (Elles ont favoris\u00e9, sans doute, la nettet\u00e9, et l'insistance de mon image actuelle. Cette nettet\u00e9, cette intensit\u00e9 de l'image est indiscutable puisque, selon la hi\u00e9rarchie, conforme \u00e0 mon exp\u00e9rience, d'une **m\u00e9ditation des cinq sens,** elle va jusqu'\u00e0 me restituer aussi quelque impression du toucher : la rugosit\u00e9 de la terre s\u00e8che.)\n\nJe suis devant le banc en aveugle, et cependant **je vois ; je vois et sens le sol sur mes genoux, le bois du banc sous mes coudes, et la pression de ma main sur mes yeux ; je vois** , si je le veux, **en m\u00eame temps les lieux focaux du jeu, les cachettes possibles des joueurs, leurs itin\u00e9raires, leurs visages (je les reconnais toutes, et tous).** Si voir est toujours un savoir imm\u00e9diat de la m\u00e9moire, si le souvenir me restitue toujours en position de voir me souvenant, ici simultan\u00e9ment je suis en mesure de voir avant de revoir, de voir ce qui allait \u00eatre vu. Je ne suis pas pr\u00e9cis\u00e9ment surpris d'un tel d\u00e9doublement du voyeur (paradoxal seulement pour la conception \u00ab naturaliste \u00bb du souvenir), mais plus de ce que la r\u00e9flexion alors appelle.\n\n **Car l'image initiale du r\u00e9cit de cette branche** pr\u00e9sente une analogie substantielle avec la situation du guetteur dans le jeu : je suis, alors, face \u00e0 la vitre couverte de la respiration du gel, \u00e0 la nuit, aveugle \u00e0 ce qui se trouve de l'autre c\u00f4t\u00e9 de la vitre, que pourtant je peux voir, dehors dans la hauteur, dans l'air hivernal, au-dessus du jardin neigeux. L'image du jeu n'est cependant pas une **image premi\u00e8re.** L'image premi\u00e8re est celle de la vitre, pas seulement parce que je l'ai pos\u00e9e telle dans le r\u00e9cit. M\u00eame si elle ne se situe pas n\u00e9cessairement avant les autres (l'image de la vitre peinte de la D\u00e9fense passive, par exemple, ou l'image de la vitre de train couverte d'un noir de fum\u00e9e (et ces images elles-m\u00eames pr\u00e9sentent \u00e9galement ce caract\u00e8re de \u00ab vue aveugl\u00e9e \u00bb)), m\u00eame si je peux aller vers elle \u00e0 partir d'autres visions, dans un parcours de m\u00e9moire indiff\u00e9rent en fait \u00e0 la chronologie, elle est celle qui surgit premi\u00e8rement quand je pense ce pass\u00e9, celle qui a surgi, effectivement premi\u00e8re, quand j'ai commenc\u00e9 \u00e0 l'\u00e9crire, **pour** que je commence \u00e0 \u00e9crire.\n\nMettant en relation, en une certaine abstraction, tous ces exemples (il s'agit d'une mise en relation, par ressemblance, non des choses vues, mais de quelques \u00e9l\u00e9ments significatifs dans les situations respectives du voyeur), je ne manque pas d'y discerner une ressemblance plus vaste : car chaque fois que je m'efforce de faire avancer ce \u00ab trait\u00e9 de m\u00e9moire \u00bb (comme j'ai, ailleurs, d\u00e9sign\u00e9 **'le grand incendie de londres'** , et il est cela, au moins en partie), il m'est pratiquement impossible de le faire en dehors de conditions mat\u00e9rielles pr\u00e9cis\u00e9ment \u00e9trangement semblables (du point de vue de la m\u00eame abstraction) \u00e0 celles qui accompagnent toutes les images en question : il faut que je me trouve, physiquement, dans une avant-nuit, l'obscurit\u00e9 r\u00e9gnant au-del\u00e0 des vitres (en ce moment, au pr\u00e9sent qui entoure ces mots, il fait nuit \u00e0 ma droite. Les seules lumi\u00e8res qui m'atteignent sont celles de la lueur minimale de la lampe pr\u00e8s du lit (elle a deux intensit\u00e9s possibles, et j'ai laiss\u00e9 se r\u00e9pandre celle de la veilleuse, la plus faible), et celle de l'\u00e9cran du Macintosh Plus o\u00f9 je fais surgir ma narration).\n\nCe n'est pas l'obscurit\u00e9 totale, r\u00e9ellement effective (ce serait stupide) mais une obscurit\u00e9 aussi profonde que possible et surtout m\u00e9taphorique, all\u00e9gorique peut-\u00eatre m\u00eame de l'ensemble de mon entreprise (dans cet aspect-l\u00e0 tout au moins). Ce qui fait d'ailleurs que, r\u00e9versiblement, le noir pr\u00e9matinal o\u00f9 je m'exerce \u00e0 la prose a peut-\u00eatre produit, en une sorte de r\u00e9verb\u00e9ration, la s\u00e9lection narrative de ces images-l\u00e0 avant toutes les autres (contemporaines d'un r\u00eave et de la s\u00e9quence pseudo-axiomatique qui suit sa d\u00e9position en prose : les fragments singularis\u00e9s dans l'\u00e9criture macintoshienne **\u00ab en gras \u00bb** sont des descriptions d' **images pures,** ou de courtes s\u00e9quences d'images, dont le d\u00e9p\u00f4t est contemporain de la cha\u00eene de d\u00e9ductions fictives pos\u00e9es en \u00e9lucidation du r\u00eave de la branche un, chapitre 5).\n\nComme j'avance tr\u00e8s difficilement, d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9ment lentement dans ce chapitre, en ces premiers jours de juillet 1990, rue d'Amsterdam, j'ai essay\u00e9 de me persuader que la raison, toute simple, de mon quasi-surplace \u00e9tait, plus que la fatigue et saturation d'une ann\u00e9e universitaire finissante et l\u00e9g\u00e8rement dispers\u00e9e par toutes sortes de labeurs, une difficult\u00e9 d'ordre climatique, qu'il faisait jour trop t\u00f4t, tout bonnement, et qu'ainsi l'irruption intempestive du jour dans la pi\u00e8ce (je ne dis pas la chambre, puisque je vis maintenant dans une pi\u00e8ce unique, o\u00f9 je ne fais pas que dormir), et plus encore la certitude de cette irruption ne me laissant que peu d'heures apr\u00e8s mon r\u00e9veil, constituait \u00e0 elle seule une excellente cause de mes h\u00e9sitations, une justification, donc, de mon \u00ab retard \u00bb.\n\nMais la situation analogique que je viens de d\u00e9couvrir conduit \u00e0 une hypoth\u00e8se narrativement plus satisfaisante (sinon plus vraisemblable) : qu'il s'agit d'une r\u00e9sistance profonde au d\u00e9voilement (par la mise en rapport avec les images-souvenirs) d'un fonctionnement plus profond, plus g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9 de ce qui ne m'apparaissait pr\u00e9c\u00e9demment que comme une pr\u00e9f\u00e9rence contingente absolument pour certaines bizarres conditions de travail. (En t\u00e9moigne, au chapitre 1, pour rappeler cette particularit\u00e9 de la composition de mon livre, le vocabulaire de la dilection (en des mots qui eux-m\u00eames r\u00e9p\u00e8tent \u00e0 peu pr\u00e8s des mots semblables de la branche un) : \u00ab je n'aime pas... m'\u00e9veiller dans le jour \u00bb, \u00ab j'ai besoin de la nuit finissante, pr\u00e9caire, celle qui n'est \u00e0 personne... \u00bb)\n\nIl s'agirait, dans ce cas, d'une r\u00e9p\u00e9tition oblig\u00e9e. Je n'aurais pas, en somme, choisi ces dispositions ; elles ne me seraient pas apparues comme convenables par fantaisie, elles n'auraient pas \u00e9t\u00e9 renforc\u00e9es, elles ne seraient pas devenues indispensables par une tr\u00e8s longue pratique, par habitude. Elles \u00e9taient n\u00e9cessaires. Elles faisaient partie des conditions initiales de ma m\u00e9moire, depuis son origine. L'hypoth\u00e8se englobe alors un autre \u00e9l\u00e9ment circonstanciel, que je retrouve aussi dans les alentours de chacune des images concern\u00e9es : le sentiment de protection. (Branche un, chapitre 1, \u00a7 1 : \u00ab j'ai besoin d'\u00eatre dans la nuit finissante mais profonde pour trouver le courage minimal d'avancer, m\u00eame inutilement, ceci \u00bb.) L'obscurit\u00e9 externe me garantit d'une menace impr\u00e9cise, ind\u00e9chiffrable. Telle l'autruche de la \u00ab sagesse des nations \u00bb, je plonge la t\u00eate dans le sable de la nuit, r\u00e9elle ou invent\u00e9e (je trouve un mot entre tous les mots, je le choisis et l'exhibe : _sable_ , parce que le mot \u00ab sable \u00bb tel qu'on l'emploie dans les blasons d\u00e9signe la couleur des nuits). Je m'enferme dans la nuit (Emp\u00e9docle prudent : une l\u00e9gende, qui fait de lui, plut\u00f4t que Simonide de C\u00e9os, l'inventeur des Arts de la M\u00e9moire, pr\u00e9tend qu'il s'\u00e9tait crev\u00e9 les yeux, pour ne pas \u00eatre aveugl\u00e9 par les images du pr\u00e9sent). Je m'enferme dans la nuit : pour **voir.**\n\n## 21 La difficult\u00e9 principale pour le guetteur\n\nLa difficult\u00e9 principale pour le guetteur du jeu \u00e9tait que le lieu du guet, le banc, le centre du jeu, \u00e9tait un centre : ce qui veut dire qu'il y avait de l'espace, une aire de jardin, autour, tout autour. Il fallait surveiller un horizon entier, en tous ses 360 degr\u00e9s. Mais voir partout \u00e0 la fois est impossible : il faudrait non seulement avoir cent yeux, comme Argus, mais il faudrait avoir des yeux derri\u00e8re la t\u00eate (propri\u00e9t\u00e9 cependant accept\u00e9e comme toute naturelle par les \u00ab guetteurs des souvenirs \u00bb). Je sens en ce moment m\u00eame derri\u00e8re ma t\u00eate (en ce moment de \u00ab diction \u00bb), inconfortablement, la menace d'une brusque \u00ab attaque \u00bb impr\u00e9vue d'un joueur enfantin, j'anticipe le sursaut d\u00e9sagr\u00e9able au contact d'une main pos\u00e9e brusquement sur mon \u00e9paule.\n\nUne telle \u00e9ventualit\u00e9, pourtant, dans les conditions r\u00e9elles du jeu, \u00e9tait peu vraisemblable. Car le banc, parall\u00e8le \u00e0 la fa\u00e7ade principale de la maison, \u00e9tait s\u00e9par\u00e9 d'elle par une terrasse en contrebas (d'une soixantaine de centim\u00e8tres, en trois marches, il me semble). Et la bordure de brique (?) (de faux marbre ? de ciment ?) de cette terrasse, rev\u00eatue de carreaux rouges (?) et surmont\u00e9e de pots de fleurs, laissait entre elle et lui une petite all\u00e9e. \u00c0 moins de se glisser sans \u00eatre vu au moment d'y p\u00e9n\u00e9trer, ou de s'y \u00eatre install\u00e9 pendant les secondes aveugles du guetteur, ce qui pouvait \u00eatre per\u00e7u au son des pas ne s'\u00e9loignant que peu, descendant, il \u00e9tait pratiquement impossible d'arriver, de l\u00e0, au banc, en escaladant le rebord entre les pots de fleurs, et m\u00eame dans ce cas l'assaut ne pouvait \u00eatre directement vers l'arri\u00e8re de la t\u00eate veilleuse, puisqu'il y avait l\u00e0 le **puits**. Il aurait donc fallu monter au pas de course les quelques marches en l'un des deux acc\u00e8s, \u00e0 droite et \u00e0 gauche du banc ; et dans ce cas on n'y serait pas parvenu par l'arri\u00e8re, mais par un c\u00f4t\u00e9, dans le plein champ d'une vision non paradoxale du guetteur, comme dans la plupart des cas ordinaires.\n\nEn outre, cette issue, arri\u00e8re gauche par rapport au banc, \u00e9tait la plus distante, et tr\u00e8s \u00e0 d\u00e9couvert. Quant \u00e0 l'acc\u00e8s \u00e0 la terrasse sur le flanc droit du banc, il se faisait par un troisi\u00e8me syst\u00e8me de marches descendantes aboutissant, lui, depuis la partie \u00ab potager \u00bb et \u00ab agr\u00e9mentale \u00bb du jardin (celle que dominait la chambre d'o\u00f9 je me suis, fictivement, \u00e9lanc\u00e9, pour une l\u00e9vitation tournante, au d\u00e9but de ce chapitre). Elle \u00e9tait v\u00e9ritablement peu propice \u00e0 la dissimulation. Le guetteur pouvait donc \u00eatre \u00e0 peu pr\u00e8s certain de n'avoir rien \u00e0 craindre d'une attaque surprise \u00e0 partir de ces r\u00e9gions. Pourtant, je viens de l'\u00e9prouver, l'appr\u00e9hension demeure, apr\u00e8s tant d'ann\u00e9es. Peut-\u00eatre est-ce de la maison, obscure et silencieuse, que me vient la vague menace, une superstition d'ombres ? ou bien du puits, s\u00e9jour mythique de la v\u00e9rit\u00e9 ? ombre, mais de quelle v\u00e9rit\u00e9 ?\n\nAyant choisi le banc comme centre (ou ayant \u00e9t\u00e9 plac\u00e9, sans l'avoir r\u00e9ellement choisi, en ce centre de la m\u00e9moire), je vois le jardin. **Je vois le jardin** d'une mani\u00e8re plus enti\u00e8re que, je le sais, je ne pouvais le voir effectivement : un rayon visuel multiple \u00ab tourne le coin \u00bb des arbres, des murs, des feuillages (\u00ab passe \u00bb les feuillages comme s'ils \u00e9taient transparents. Et ils l'\u00e9taient, en effet, par absence, en hiver). Mais cette vision est plus encore diff\u00e9rente de la vision r\u00e9elle, possible selon l'optique et le raisonnement. Car selon elle le jardin n'est pas ce morceau d'espace euclidien amorphe, immobile, peupl\u00e9 d'objets eux-m\u00eames stables, tranquilles, tel qu'une (ou une famille de) **\u00ab piction(s) \u00bb** exacte(s) (aquarelle(s), photographie(s)) le \u00ab pr\u00e9senterai(en)t \u00bb au regard d'aujourd'hui, et tel qu'on se persuaderait volontiers alors, devant l'\u00e9vidence, le revoir, le reconna\u00eetre, falsifiant en fait paresseusement le surgissement bien plus \u00e9trange, bien plus \u00ab tordu \u00bb, des souvenirs.\n\nDans l'\u0153il du jeu les **points vifs** du paysage \u00e9taient tr\u00e8s diff\u00e9rents : c'\u00e9taient ceux o\u00f9 il se passait, o\u00f9 il pouvait se passer, s'\u00eatre pass\u00e9, quelque chose de significatif, ludiquement parlant. Ces points marqu\u00e9s, au sens d'une Th\u00e9orie du Rythme \u00ab \u00e9tendue \u00bb, imaginairement, \u00e0 l'espace, aux espaces (cachettes, \u00e9lans surprise grav\u00e9s en images, d\u00e9couvertes soudain), semblables \u00e0 des \u00e9toiles de magnitude \u00e9lev\u00e9e et variable dans un ciel d'observatoire nocturne, \u00e9taient ceux qui se trouvaient \u00e0 la fois plus vraisemblablement et plus rapidement rejoints par le regard que les autres (il y a m\u00eame des zones v\u00e9ritablement quasi d\u00e9sertes dans cette \u00ab carte \u00bb du jardin, partant presque infiniment \u00e9loign\u00e9es (\u00e9loign\u00e9es, on peut le dire, comme \u00e0 l'infini d\u00e8s lors que le retour au pass\u00e9 ne les retrouve pas, \u00ab puits \u00bb contenant de l'inconnu, dont la lumi\u00e8re-souvenir ne peut pas sortir)).\n\nD'o\u00f9 il r\u00e9sulte que les trajets du regard pour les atteindre \u00e9taient mentalement plus courts que ceux qui le conduisaient \u00e0 des points indiff\u00e9rents, \u00e0 des points de moindre poids ludique pourtant beaucoup plus proches, selon la conception physique ordinaire des distances. D'une mani\u00e8re l\u00e9g\u00e8rement p\u00e9dante je dirais que la m\u00e9trique du jardin, vu selon le jeu, n'\u00e9tait pas la m\u00e9trique habituelle, qu'on appelle euclidienne ; et qu'une carte du jardin \u00e9tablie selon cette neuve m\u00e9trique appara\u00eetrait tr\u00e8s d\u00e9form\u00e9e, confront\u00e9e \u00e0 celle d'un relev\u00e9 topographique. (Mais, j'y songe, les principes de ces m\u00e9triques-l\u00e0 ne sont, au fond, peut-\u00eatre pas si \u00e9sot\u00e9riques.\n\nUn journal du matin a, en effet, r\u00e9cemment publi\u00e9 une carte d'Europe selon un principe voisin (quoique d'inspiration apparemment moins subjective) : les grandes villes de cette entit\u00e9 g\u00e9ographique \u00e9taient repr\u00e9sent\u00e9es de mani\u00e8re \u00e0 ce que leurs distances respectives sur le papier ne soient pas les bonnes vieilles distances kilom\u00e9triques d'atlas fournies par le sol, celles qui nous viennent des approximations de la g\u00e9ologie, mais celles qui r\u00e9sultent de leur \u00ab temps d'acc\u00e8s \u00bb depuis un centre, en l'occurrence Paris, par les Trains \u00e0 Grande Vitesse, tels qu'ils existeront sans doute \u00e0 l'aube du troisi\u00e8me mill\u00e9naire (si les mill\u00e9naires ont des aubes). On obtenait ainsi la \u00ab vision \u00bb assez \u00e9trange d'un continent reconnaissable selon nos habitudes des cartes, mais d\u00e9form\u00e9, comme si on nous invitait \u00e0 une plong\u00e9e dans un \u00e2ge r\u00e9volu de la Terre (dans ce cas, au contraire, futur), avant ou apr\u00e8s forte d\u00e9rive de plaques tectoniques, ou, plus ressemblante encore, d'une de ces cartes m\u00e9di\u00e9vales construites peut-\u00eatre implicitement selon des contraintes topologiques semblables (les distances associ\u00e9es aux dur\u00e9es des voyages). (Si on avait tenu compte des autres villes, celles absentes du r\u00e9seau, o\u00f9 ne s'arr\u00eateraient pas les Trains \u00e0 Grande Vitesse, la \u00ab figure \u00bb de l'Europe ainsi construite aurait \u00e9t\u00e9 plus \u00e9trange encore, irrepr\u00e9sentable en fait dans un plan, et plus proche de celle qui est la mienne dans le jardin.))\n\nMais la distance \u00e0 l'\u0153il n'est pas le seul param\u00e8tre affect\u00e9 dans la vision du jardin (ce que je dis l\u00e0, bien s\u00fbr, est en fait largement g\u00e9n\u00e9ralisable. Je prends cet exemple parce qu'il est non seulement tr\u00e8s net, mais aussi parce que le jeu et le lieu dont je parle ont un r\u00f4le m\u00e9taphorique-all\u00e9gorique dans mon pseudo-roman, que vous lisez, **'le grand incendie de londres'** ). Une sorte de renversement des zones lumineuses et sombres se produit (ce que mon manuel \u00ab Macintosh \u00bb appellerait un passage vid\u00e9o-inverse) : car les endroits marqu\u00e9s pour le jeu sont surtout ceux qui \u00e9taient cach\u00e9s au regard, qui dissimulaient les joueurs. Et les endroits ensoleill\u00e9s au contraire \u00e9taient presque sans importance. Le regard du guetteur ne les percevait pour ainsi dire pas.\n\nIl y a ainsi des r\u00e9gions \u00ab blanches \u00bb de la carte (r\u00e9gions de t\u00e9n\u00e8bres au souvenir), de celles qu'autrefois, dans les atlas Vidal-Lablache, on signalait comme inexplor\u00e9es, _terra incognita_. Et il y a, plus exceptionnels encore (et la comparaison, l\u00e0, doit de nouveau recourir aux cartes du ciel), de v\u00e9ritables \u00ab trous noirs \u00bb. Un troisi\u00e8me param\u00e8tre, pr\u00e9sent au jeu, mais le d\u00e9bordant largement, et venu du \u00ab jeu \u00bb central de la vie, un param\u00e8tre \u00e9motionnel, rend quelques-uns de ces lieux comme \u00ab interdits \u00bb \u00e0 la contemplation. Il en est un particuli\u00e8rement, un lieu occup\u00e9 d'une lumi\u00e8re intense d'\u00e9t\u00e9, mais devenu de \u00ab lumi\u00e8re noire \u00bb \u00e0 ma m\u00e9moire. Il se situe \u00e0 gauche, \u00e0 quelques pas et un peu en arri\u00e8re du banc. Je ne l'affronterai pas maintenant du regard (et en tout cas pas dans cette branche-ci).\n\n## 22 \u00c0 genoux devant le banc vert, les genoux nus\n\n **\u00c0 genoux devant le banc vert** (je ne le vois pas vert, je ne vois pas de couleur, mais je le sais (?) vert, et ainsi le d\u00e9signe vert), les genoux nus (puisque je sens le sol, sol de terre et de cailloux), **entre les lattes de bois du banc je voyais les feuilles vertes, plus vertes, plus sombres que le bois peint griff\u00e9, \u00e9caill\u00e9, du banc, les feuilles en coquilles des buis, les feuilles vernies des fusains, du haut massif de fusains dress\u00e9 devant le banc parall\u00e8lement \u00e0 la terrasse, parall\u00e8lement \u00e9lev\u00e9 tout contre le banc, entre les deux all\u00e9es.** (J'\u00e9cris \u00ab haut \u00bb mais tout cela \u00e9tait de dimensions r\u00e9elles n\u00e9cessairement beaucoup plus modestes que celles d'une vision rest\u00e9e fig\u00e9e dans un corps enfantin. De plus, je ne vois pas \u00e0 proprement parler le banc, je ne parviens pas \u00e0 me reculer suffisamment pour le voir entier. Le moment g\u00e9n\u00e9rique du guet, concentr\u00e9 d'innombrables moments effectifs en cette position, attire et absorbe la vue. Et comme la couleur physique \u00e9chappe \u00e0 l'image, le mot \u00ab vert \u00bb ajout\u00e9 \u00e0 \u00ab banc \u00bb me para\u00eet coll\u00e9 sur lui, tel une \u00e9tiquette.)\n\nPendant le jeu, la masse serr\u00e9e des fusains faisait obstacle \u00e0 la vue du guetteur : un mur trou\u00e9, peu opaque, insuffisamment opaque pour dissimuler les mouvements, assez pour ralentir l'identification des contours, des silhouettes, des visages, fait pour le jeu. \u00c0 l'exception des territoires l\u00e9gumiers, fruitiers, floraux ou animaux (lapins, cochon) de la moiti\u00e9 droite du jardin strictement interdits (en principe), ou (partie gauche) de la terrasse, du lavoir ou du \u00ab garage \u00bb (sans voiture) en partie partag\u00e9s avec des adultes (aux conceptions plus limit\u00e9es, plus utilitaires, de l'emploi des lieux), le territoire entier, entre les murs (tout \u00e9tait entre murs), du sol aux derni\u00e8res branches accessibles des pins, \u00e9tait **en jeu**. Le, les jeux d\u00e9cident des chemins de ma reconnaissance, aujourd'hui.\n\nDans le temps du jeu, spontan\u00e9ment, **je regardais d'abord \u00e0 gauche ; j'enlevais les mains de devant mes yeux, j'ouvrais les yeux depuis le** **banc, je parcourais l'espace circulaire d'un regard, rapide mais continu,** en un mouvement que je dirai \u00ab temporel \u00bb (au rebours du sens dit \u00ab trigonom\u00e9trique \u00bb qui me para\u00eet cependant, par longue habitude math\u00e9matique, plus \u00ab naturel \u00bb. Je comprends bien que les exigences m\u00e9caniques aient jadis \u00ab forc\u00e9 \u00bb la traduction spatiale du temps mesur\u00e9 dans les horloges par un mouvement circulaire de balayage, d'avalement-effacement sans cesse recommenc\u00e9 des minutes et des heures, et que le mod\u00e8le du mouvement choisi ait \u00e9t\u00e9 celui, apparent, de l'ombre sur les cadrans solaires, mais je me serais, je crois, tr\u00e8s bien converti \u00e0 un alignement du mouvement des aiguilles sur celui d'un vecteur tournant dans le sens math\u00e9matiquement dit \u00ab positif \u00bb).\n\n **\u00c0 gauche, une all\u00e9e ; de l'autre c\u00f4t\u00e9 de l'all\u00e9e, un autre massif v\u00e9g\u00e9tal ; comme le massif \u00e0 bordure de fusains qui faisait face au banc** (mais le banc, en fait, lui tournait le dos, c'est dans le jeu seulement que les fusains et le banc se faisaient face), **il ne venait pas, il ne descendait pas jusqu'\u00e0 la terrasse (toutes les r\u00e9gions plant\u00e9es de buissons et d'arbres \u00e9taient des collines (modestes)) ; \u00e0 son bord inf\u00e9rieur gauche** (pensez-le dessin\u00e9 sur un plan) **, \u00e0 la limite du mur, contre lequel \u00e9taient les arbres les plus hauts, plus hauts que le mur, il parvenait jusqu'au figuier (le figuier, gr\u00e2ce auquel on sortait de la maison sans passer par la porte, n'en fait pas partie) ; son bord est (l'all\u00e9e centrale) \u00e9tait marqu\u00e9 par des _pulumussiers_** (\u00eatres v\u00e9g\u00e9taux en buissons semi-sph\u00e9riques d'une esp\u00e8ce v\u00e9g\u00e9tale d'importance suffisante pour avoir m\u00e9rit\u00e9 un nom autre que leur nom commun dans la langue, que d'ailleurs je ne parviens pas \u00e0 retenir).\n\nL'all\u00e9e centrale le contournait, \u00e0 sa limite \u00ab nord \u00bb le s\u00e9parant de l'autre \u00ab colline \u00bb, \u00e0 la latitude du rond-point central. Il y avait quelques marches, pour s'\u00e9lever jusqu'\u00e0 une premi\u00e8re \u00ab station \u00bb du regard : le bassin adoss\u00e9 au mur, ferm\u00e9 d'une paroi mince, en forme d'om\u00e9ga adouci. (On y parvenait, alternativement, \u00e0 travers la jungle v\u00e9g\u00e9tale, **sombre des arbres et du mur, sombre de feuilles vernies au vert tach\u00e9 de blanc, comme marbr\u00e9, sombre surtout du noyer dont l'ombre \u00e9tait humide, et noire, et am\u00e8re,** par un sentier certainement non pr\u00e9vu \u00e0 l'origine (il fallait s'y baisser)) **; le fond du bassin \u00e9tait habill\u00e9 de feuilles mortes ; je peux y faire jaillir de l'eau, depuis le mur, \u00e9claboussant les feuilles.**\n\nSi, du banc, mon regard va d'un seul coup jusqu'\u00e0 ce bassin (par l'un, ou l'autre des chemins : contournant le massif, ou le traversant, inclin\u00e9 sous les branches des grands arbres) c'est, bien s\u00fbr, que le souvenir du jeu favorise un endroit o\u00f9 on pouvait, ais\u00e9ment, se dissimuler (mon regard, aujourd'hui, accompagne volontiers ce d\u00e9placement imagin\u00e9, **voit le bassin, voit le fond du bassin, tremp\u00e9 et ocre de feuilles mortes, d'aiguilles de pin).** C'est un point fixe, un point vivant sur la carte du jardin, selon le jeu. Mais il y a d'autres jeux, qui animent d'autres points, ou les m\u00eames, diff\u00e9remment. Et ce point-l\u00e0 est le lieu unique d'un autre jeu, un jeu de point fixe, un jeu de l'immobilit\u00e9.\n\n **Le bord du bassin \u00e9tait tr\u00e8s \u00e9troit mais on pouvait, avec une adresse minimale, l'escalader, et s'y tenir debout ; j'avais invent\u00e9 de m'y tenir ainsi : debout, et immobile, d'une immobilit\u00e9 absolue, comme si j'\u00e9tais devenu une pierre, une statue, semblable \u00e0 une de ces statues qui ornent les fontaines des jardins ornementaux, leurs bassins ; je me tenais sur le bord \u00e9troit de la pierre, et je m'effor\u00e7ais d'atteindre \u00e0 la rectitude interne du non-vivant, \u00e0 la fixit\u00e9 sectaire des figures min\u00e9rales ; je me livrais avec fanatisme \u00e0 cette immobilit\u00e9.** On plonge bient\u00f4t (je m'en souviens) dans une ivresse vide, dans une exaltation d\u00e9sertique, une catatonie jubilatoire.\n\nMa premi\u00e8re exp\u00e9rience de statue, certainement celle qui signa l'invention de ce jeu (je ne la retrouve pas telle, mais je la d\u00e9duis de ses cons\u00e9quences) produisit, en se prolongeant (la longue dur\u00e9e en est la contrainte essentielle) un effet tel sur ses spectateurs (mes fr\u00e8res et s\u0153ur, plus jeunes que moi) qu'ils s'en all\u00e8rent faire part \u00e0 nos parents de l'inqui\u00e9tude r\u00e9sultant de cette subite apparente privation de mes facult\u00e9s locomotrices (cet \u00e9v\u00e9nement devint, ensuite, un r\u00e9cit : \u00ab ainsi, comme on dit dans le _Lancelot en prose_ , ainsi le savons-nous encore \u00bb). Le plus insolite, certainement, dans cette p\u00e9trification, tenait \u00e0 l'\u00e9tranget\u00e9 inconfortable de la position. Ce n'est pas ainsi qu'on dort, et le sommeil est la seule immobilit\u00e9 naturelle (on ferme les yeux du mort pour qu'il dorme, en un simili-sommeil on le naturalise). D'ailleurs, le joueur-statue devait garder les yeux ouverts.\n\nL'imitation de l'immobilit\u00e9 fait partie de l'art du mime. Au coin de rues tr\u00e8s passantes, sur des places de march\u00e9, de temps en temps, de loin en loin, des mimes grim\u00e9s en figures de cire, en personnages de mus\u00e9e Gr\u00e9vin, de \u00ab Mme Tussaud \u00bb (sur les march\u00e9s aux puces londoniens) resurgissent, fascinant les promeneurs cr\u00e9dules. Mais mon jeu n'\u00e9tait pas celui-l\u00e0 : pas un jeu de d\u00e9guisement, de \u00ab singerie \u00bb plut\u00f4t une profession de foi, l'affirmation d'une vocation \u00e9r\u00e9mitique momentan\u00e9e. En lisant, plus tard, la description des \u00ab stylites \u00bb, ces ermites ornementaux du d\u00e9sert alexandrin s'immobilisant en statues de sel de la contemplation, j'ai reconnu une intention confus\u00e9ment voisine. Cependant, s'ils se donnaient, eux, ainsi en spectacle, c'\u00e9tait pour un spectateur unique mais int\u00e9rieur-ext\u00e9rieur, Dieu. Nous ne jouions, nous, que pour nous-m\u00eames.\n\n## 23 \u00ab Jamais l'aube \u00e0 grands cris bleuissant les lavoirs \u00bb\n\n\u00ab Jamais l'aube \u00e0 grands cris bleuissant les lavoirs\/L'aube, savon perdu dans l'eau des fleuves noirs... \u00bb Avec ces deux alexandrins de Robert Desnos me viennent, en foule dense, des images. Ces vers sont de souverains effecteurs de m\u00e9moire ; (et je les ai d\u00e9j\u00e0 d'ailleurs cit\u00e9s, pr\u00e9cis\u00e9ment comme li\u00e9s \u00e0 la m\u00eame famille d'images, \u00e0 la branche 1, \u00a7 142, en commentaire au \u00ab savoir du r\u00eave \u00bb (une incise du \u00a7 60 de cette m\u00eame branche, dont ceci est donc une \u00ab variante \u00bb) (une nouvelle vari\u00e9t\u00e9 \u00ab th\u00e9orique \u00bb de prose se r\u00e9v\u00e8le ici !) (mais c'est peut-\u00eatre, plut\u00f4t qu'une variante, une \u00ab expansion \u00bb) (je ferai, ailleurs, la \u00ab th\u00e9orie \u00bb, ou plus exactement ce que j'appelle la fiction th\u00e9orique de ces entit\u00e9s). Pourquoi ? (et pourquoi \u00e0 plusieurs ann\u00e9es de distance, de mani\u00e8re quasi semblable ?) peut-\u00eatre parce que ce sont des vers. Peut-\u00eatre parce que je les ai appris, par c\u0153ur, et retenus, parce que je les ai appris tr\u00e8s t\u00f4t, parce qu'ils sont de Desnos, un des po\u00e8tes que j'ai aim\u00e9 il y a longtemps, et continue \u00e0 pr\u00e9f\u00e9rer parmi les surr\u00e9alistes, peut-\u00eatre encore parce que, parmi les tr\u00e8s nombreux alexandrins de Desnos que je connais, ils ont une rapidit\u00e9 particuli\u00e8re (v\u00e9ritablement \u00ab hermog\u00e9nienne \u00bb) qui suscite d'autant plus efficacement le tourbillon d'images irr\u00e9sistibles que leur sens d\u00e9clar\u00e9 appelle directement, peut-\u00eatre enfin parce qu'ils commencent cette prolif\u00e9ration d'images sans l'achever vraiment, parce que les deux autres vers du quatrain affaiblissent pour moi son d\u00e9but, particuli\u00e8rement le dernier (\u00ab L'aube ne blanchira sur cette nuit livide\/Ni sur nos doigts tremblants, ni sur nos verres vides \u00bb (je n'ai jamais les doigts tremblants \u00e0 la fin d'une nuit, et je ne vois certainement pas l'aube blanchir sur un verre vide)). Ils laissent (dans ma vision interne du quatrain) les deux premiers en suspens, sur une \u00e9l\u00e9vation de la voix, annon\u00e7ant d'autres continuations myst\u00e9rieuses, po\u00e9tiquement plus justes, mais qui ne seront jamais \u00e9crites.\n\nParmi ces images il y a, extricable et identifiable, celle du lavoir : le lavoir de ce jardin de la rue d'Assas o\u00f9 je \u00ab suis \u00bb en ce moment, par le souvenir. Sur le cadran d'horloge de la repr\u00e9sentation mentale du jardin, que je parcours en pens\u00e9e selon le sens temporel, celui \u00ab des aiguilles d'une montre \u00bb, il est midi au lavoir (il pourrait \u00eatre minuit, puisque les horloges identifient, absurdement, en un seul apog\u00e9e, les deux moments extr\u00eames, antith\u00e9tiques, des r\u00e9volutions solaires, le blanc et le noir. Mais je pense plut\u00f4t \u00e0 midi). (Il aurait \u00e9t\u00e9 alors, au cadran fictif, six heures du matin pour le guetteur, dans la poussi\u00e8re au pied du banc, et neuf heures pour le \u00ab stylite \u00bb pr\u00e9cairement debout sur le rebord \u00e9troit du bassin, p\u00e9trifi\u00e9 au pass\u00e9 dans son jeu de l'immobilit\u00e9.)\n\n **La lumi\u00e8re** , r\u00e9fl\u00e9chie int\u00e9rieurement et d\u00e9vers\u00e9e sur ce lieu par le souvenir (une bien \u00e9trange lumi\u00e8re que celle-l\u00e0 !) **fond incessante dans l'eau bougeante, comme un savon noir ;** (cette assimilation est presque absurde, je le sais, mais je ne cherche pas ici un effet stylistique particulier, et certainement pas un effet \u00ab po\u00e9tique \u00bb) **je vois le nuage de lumi\u00e8re envahir l'eau, l'\u00e9clairer troublement ; je le vois comme une sorte de lumi\u00e8re mat\u00e9riellement incarn\u00e9e, coagul\u00e9e en la substance d'un savon, un savon brun noir translucide qui en fondant, en se d\u00e9litant, bleuissait l'eau du premier des deux bassins (bacs) dont se composait le lavoir.**\n\n **Le lavoir \u00e9tait fait d'une substance grise, d'un pseudo-marbre mat, luisant, poli par l'eau et les savons ; sur la surface l\u00e9g\u00e8rement en pente de ses bords us\u00e9s par les lavages, par les coups** (les \u00ab cris \u00bb du po\u00e8me ?) **des battoirs en bois sur le linge ; l'eau d\u00e9bordante, perp\u00e9tuellement en course, venait prendre la lumi\u00e8re et la plonger en elle, fondante, comme n\u00e9e du savon, de l'aube, fra\u00eeche plus que froide ; l'eau froide et vive, sur la surface glissante de savon des bords du lavoir, je sais que je la sens sur ma main quand je la trempe, les doigts gourds, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 du bruit du linge plong\u00e9, tordu, retir\u00e9, battu, replong\u00e9, rinc\u00e9 ruisselant ; ce sont les \u00ab grands cris \u00bb du linge, des draps blancs au jour surgissant de la nuit savonneuse noire ; l'eau en devient bleue.**\n\nLe lavoir \u00e9tait au bout et \u00e0 gauche de l'all\u00e9e centrale, qui s\u00e9parait la moiti\u00e9 droite utile du jardin (celle des l\u00e9gumes, des fruits et des animaux comestibles) de sa moiti\u00e9 gauche, autrefois \u00ab jardin d'agr\u00e9ment \u00bb, abandonn\u00e9e ensuite \u00e0 peu pr\u00e8s sans r\u00e9serve aux barbarismes enfantins (la premi\u00e8re occupant le demi-plan d'abscisses \u00ab positives \u00bb, dans la repr\u00e9sentation \u00ab cart\u00e9sienne \u00bb, la seconde \u00e0 premi\u00e8res coordonn\u00e9es \u00ab n\u00e9gatives \u00bb, selon la m\u00eame r\u00e9partition). La moiti\u00e9 ludique \u00e9tait elle-m\u00eame divis\u00e9e en quatre par des all\u00e9es en forme de croix. Le lavoir \u00e9tait construit en bordure d'une petite \u00ab colline \u00bb, semblable \u00e0 celle, encore plus basse, qui \u00e9tait plac\u00e9e devant le banc, semblable aussi \u00e0 celle qui s\u00e9parait le figuier du bassin (au-dessus du bassin (\u00ab plus haut \u00bb, ou \u00ab plus au nord \u00bb, selon la repr\u00e9sentation choisie), on voit la quatri\u00e8me colline, la plus marqu\u00e9e), derri\u00e8re lui le mur, puis, derri\u00e8re le mur, la rue, la rue d'Assas.\n\n **Dans l'eau je vois le ciel, malgr\u00e9 le toit ; un ciel parsem\u00e9 de flocons de nuages ; dans l'eau \u00e9galement les bourgeons violets, l\u00e9g\u00e8rement sucr\u00e9s, qui tombent de l'arbre de Jud\u00e9e ; je vois l'escadre fragile de bateaux de papier : feuilles de cahier arrach\u00e9es, copies d'anciens devoirs (exercices d'anglais, dissertations philosophiques not\u00e9es, annot\u00e9es, p\u00e9rim\u00e9es) ; demi-feuilles, quarts de feuilles pli\u00e9es selon une proc\u00e9dure immuable** (les premiers gestes du pliage des feuilles sont communs \u00e0 la fabrication des navires de papier et \u00e0 celle des pseudo-moteurs d'avions) ; **journaux r\u00e9quisitionn\u00e9s pour la construction des grands \u00ab cuirassiers \u00bb lourds, bient\u00f4t imbib\u00e9s d'eau, prenant l'eau, effondr\u00e9s en masses molles, gluantes, informes, de papier \u00e0 mauvaise odeur de mauvais papier de mauvaise imprimerie de guerre, o\u00f9 les marques d'identification majuscules des \u00ab b\u00e2timents \u00bb d'une flotte guerri\u00e8re disparaissaient, brouill\u00e9es, bues par le papier, ruin\u00e9es par l'eau des lessives, par les \u00e9claboussures de l'eau tombant avec violence dans les bassins, par les bombardements all\u00e9goriques des canonni\u00e8res imaginaires dispos\u00e9es sur leurs bords savonneux.**\n\nLa pr\u00e9sence d'un toit, la certitude de l'existence pr\u00e9sente d'un toit sur le lavoir rend la vision des nuages dans l'eau douteuse, mais cette vision n'est pas moins certaine. En fait la position respective des deux m'\u00e9chappe. Il ne s'agit pas, de toute fa\u00e7on, d'un b\u00e2timent-lavoir, comme sur des places m\u00e9diterran\u00e9ennes de village, mais d'un simple abri, contre la pluie, pour le s\u00e9chage du linge. Je ne sais pas exactement \u00ab o\u00f9 le mettre \u00bb. Il me semble qu'il s'appuyait, sur un de ses c\u00f4t\u00e9s, contre le mur de la rue. Et il ne couvrait peut-\u00eatre m\u00eame pas enti\u00e8rement le lavoir proprement dit.\n\nMa vision qui ressuscite est non seulement composite, mais s\u00e9lective. Bien que je m'imagine, comme j'ai dit, contre toute vraisemblance physique, avoir une vue \u00ab a\u00e9rienne \u00bb d'ensemble du jardin (et dans ce cas une reconstitution par d\u00e9duction g\u00e9om\u00e9trique place le centre de cette vue en l'air, au-dessus du \u00ab potager \u00bb, quelque part entre la fen\u00eatre de notre chambre et le sol, et plus bizarrement encore oblige l'\u0153il qui \u00ab voit \u00bb \u00e0 se mettre devant une surface qui serait presque \u00ab debout \u00bb, comme en un de ces moments de voyage a\u00e9rien o\u00f9 l'avion s'incline et tourne, avant de descendre sur la piste), la compl\u00e9tude \u00ab photographique \u00bb d'une telle vue est largement fallacieuse, car en fait la moindre attention arr\u00eat\u00e9e sur un \u00ab d\u00e9tail \u00bb fait appara\u00eetre des manques, des vagues, de v\u00e9ritables \u00ab trous \u00bb, combl\u00e9s seulement par le travail mental d'une suture grise, d'une grise mati\u00e8re \u00ab philosophique \u00bb, sans le moindre \u00ab accident \u00bb pr\u00e9cis. (J'\u00e9carte, pour le confort du r\u00e9cit (mais, bien s\u00fbr, je ne pourrais, s'il s'agissait d'un exercice \u00ab s\u00e9rieux \u00bb d'introspection, \u00e9liminer cette hypoth\u00e8se), le soup\u00e7on que la vision de mes, de nos navires de papier dans l'eau bleuissante vient d'ailleurs, d'un autre endroit d'espace-temps, et s'est introduite ici sous un faux pr\u00e9texte m\u00e9moriel.)\n\n **L'eau disparaissait par la bonde, engloutie dans un tourbillon s'engloutissant lui-m\u00eame pour laisser enfin les bateaux \u00e9chou\u00e9s sur le fond ; je guettais l'instant d'apparition de ce \u00ab maelstr\u00f6m \u00bb miniature** (dont la contemplation, par l'imagination d'un changement \u00e9norme d'\u00e9chelle, \u00e9tait capable de provoquer, en \u00ab sympathie \u00bb, une identification frissonnante avec les h\u00e9ros de la nouvelle de Poe, \u00ab Une descente dans le Maelstr\u00f6m \u00bb), **j'attendais l'instant o\u00f9 l'eau se creusait en un sphincter vertigineux** (\u00e0 volont\u00e9 effa\u00e7able), **l'h\u00e9sitation \u00e0 son bord des \u00ab navires \u00bb, des morceaux de bois, des coques creuses v\u00e9g\u00e9tales plant\u00e9es d'une brindille-drapeau** (catalpas), **des insectes, des fleurs \u00e9parpill\u00e9es ; les blancs nuages du ciel l\u00e9ger eux-m\u00eames semblaient devoir s'\u00e9vanouir ainsi ; je les suivais jusqu'\u00e0 la seconde finale du mirage de leur disparition, pour les retrouver l'instant suivant, imm\u00e9diats, intacts et tremblants au plus profond de l'image in\u00e9lastique, inabsorbable, du ciel.**\n\n## 24 des fleurs, des fruits, des feuilles et des branches\n\n\u00ab Voici des fleurs, des fruits, des feuilles et des branches \u00bb (dit le po\u00e8te (comme on \u00e9crivait jadis scolairement et parenth\u00e9tiquement quand on citait des vers)), des l\u00e9gumes surtout (en y incluant les fruits assimilables aux l\u00e9gumes par leur mode de production, comme les fraises et les melons), dans le rectangle utilitaire et en grande partie \u00ab r\u00e9serv\u00e9 \u00bb (c'est-\u00e0-dire interdit aux incursions enfantines), constituant la moiti\u00e9 droite du cadran (le jardin \u00e0 la droite du banc), grand rectangle divis\u00e9 en plus petits (comme pour un dessin didactique, expliquant une \u00ab sommation \u00bb en vue du calcul d'une \u00ab int\u00e9grale de Riemann \u00bb). Ce sont les \u00ab planches \u00bb l\u00e9gumi\u00e8res, elles-m\u00eames tir\u00e9es, creus\u00e9es de lignes droites o\u00f9 se d\u00e9versaient en chuintant doucement les eaux d'arrosage, qui noircissaient la terre jamais rassasi\u00e9e (la terre de l'Aude est s\u00e8che. Il ne pleut pas beaucoup, pas souvent dans les zones fronti\u00e8res de ce paysage, proche de la M\u00e9diterran\u00e9e).\n\nJe ressuscite ais\u00e9ment une vision de petits pois, de haricots verts ou blancs (apparent\u00e9s aux petits pois par le r\u00e9ceptacle), de tomates, de melons, de courges \u00e9normes, de fraises : leur maturation, leur survie, leur abondance \u00e9taient des affaires sinon vitales, du moins de grande importance dans l'ordinaire d'une famille qui en avait, comme tant d'autres, besoin. Ces ann\u00e9es furent des ann\u00e9es de faim, aux hivers d'autant plus redoutables que la terre n'y produit pas. Chaque esp\u00e8ce-l\u00e9gume cr\u00e9e un foyer de vision conserv\u00e9e intense, accompagn\u00e9e de couleurs et presque d'odeurs ; je peux quasiment suivre \u00e0 l'\u0153il (int\u00e9rieur) la maturation d'une tomate sous ses feuilles, du vert au rouge volumique par le rose et le jaune, parfois, en un \u00e9talement du spectre color\u00e9 qui donne \u00e0 chaque teinte une taille propre, croissante, et un poids. La dimension m\u00eame des plants et des fruits (excessive selon une mesure actuelle), les environs variables mais identifiables de la vision (le lavoir \u00e0 gauche, ou une all\u00e9e, l'abricotier, ou la treille de vigne) placent et datent cette sorte de \u00ab film \u00bb acc\u00e9l\u00e9r\u00e9 et discontinu. Je peux m\u00eame porter le panier, le poser sur la table, prendre une tomate, la mordre.\n\nSym\u00e9triquement, le peu de souvenir que j'ai des fleurs (pourtant tr\u00e8s pr\u00e9sentes) a peut-\u00eatre pour origine la m\u00eame cause : les roses sont, mais ne se mangent pas. En particulier, je ne vois pas de roses. Pire : j'ai l'intuition de la non-existence des roses. Et comme la rose est une denr\u00e9e fran\u00e7aise (je veux dire \u00ab rose \u00bb, dans la langue, donc dans la po\u00e9sie de cette langue, le fran\u00e7ais, \u00ab rose \u00bb est une denr\u00e9e fran\u00e7aise, telle que Dominique Fourcade nous l'a montr\u00e9, et il ne s'agit pas de \u00ab _rose_ \u00bb, syllabe autrement prise dans la langue anglaise, qui est, elle, une denr\u00e9e po\u00e9tiquement anglaise, comme l'a d\u00e9clar\u00e9 d\u00e9finitivement Gertrude Stein). Je suis, j'ai \u00e9t\u00e9 un enfant sans roses, c'est-\u00e0-dire un mauvais petit Fran\u00e7ais, po\u00e9tiquement parlant. Il me faudra en parler. (Les fleurs de l'arbre de Jud\u00e9e, en revanche, me suivent encore, comestibles, sucr\u00e9es, pendant leur enfance de bourgeons.) Je ne vois que les dahlias (et je les vois semblables aux t\u00eates plumeaux, aux t\u00eates \u00ab balais O'Cedar \u00bb de certaines jeunes filles \u00ab punk \u00bb). Et il me semble, qui plus est, que je ne vois les dahlias que pour une raison \u00ab parasite \u00bb, qui tient \u00e0 ma rencontre avec une des marques les plus caract\u00e9ristiques de la singularit\u00e9 du vers dans la langue. Le mot \u00ab dahlia \u00bb est en effet, pour moi, un \u00e9ponyme de la di\u00e9r\u00e8se. Je m'explique : il y a deux sortes de \u00ab dahlias \u00bb ; les uns sont les noms de ces fleurs que je vois dans le jardin, vers 1940, les autres occupent la premi\u00e8re moiti\u00e9 d'un vers de Max Jacob : \u00ab Dahlias, dahlias, que Dalila lia. \u00bb Ces seconds \u00ab dahlias \u00bb sont trisyllabiques (\u00ab dah-li-a \u00bb) et les premiers sont des disyllabes seulement. Ce n'est qu'en un vers aussi convaincant que celui-l\u00e0 que Dalila (sp\u00e9cialiste, on le sait, des bouquets, t\u00e9moin celui, c\u00e9l\u00e8bre, qu'elle composa avec la chevelure de Samson) peut lier ensemble, subliminalement, les deux syllabes de \u00ab li-a \u00bb pour en faire ces fleurs, les seules que je n'ai pas oubli\u00e9es.\n\n\u00ab Jardin potager \u00bb, \u00ab le potager \u00bb \u00e9tait le nom du rectangle de terrain, plus allong\u00e9 que l'autre, quasi carr\u00e9, qui \u00e9tait celui du jeu. Il se poursuivait le long de la fa\u00e7ade de la maison o\u00f9 \u00e9tait la chambre, apr\u00e8s la \u00ab serre \u00bb (vitr\u00e9e, comme la \u00ab v\u00e9randa \u00bb de la maison de mes grands-parents, \u00e0 Lyon). De ce c\u00f4t\u00e9-l\u00e0 (un c\u00f4t\u00e9 court du rectangle) un mur, pas tr\u00e8s haut, mais suffisamment pour interrompre la vue, s\u00e9parait d'autres jardins. Derri\u00e8re l'autre mur il y avait la rue. Une all\u00e9e principale m\u00e9diane (dans le sens de la longueur) ; deux all\u00e9es aux pieds des murs, une troisi\u00e8me, plus large, parall\u00e8le, descendait par des marches (trois ?) jusqu'\u00e0 la terrasse en contrebas, devant la fa\u00e7ade principale de la maison. C'est au long de cette all\u00e9e-l\u00e0 que se dressaient deux rideaux de vigne, charg\u00e9s, \u00e0 la fin d'ao\u00fbt, en septembre, d'une cargaison infiniment pr\u00e9cieuse de grappes \u00e0 grains lourds.\n\nReste \u00e0 \u00e9lever un dernier mur, pour clore enti\u00e8rement de mots le jardin, comme il l'\u00e9tait r\u00e9ellement, d'un bord de page en pierre. (Je pense ici (c'est-\u00e0-dire en ce point de la prose et en cet instant de composition) qu'il serait bon d'achever ce chapitre, si je parviens \u00e0 l'amener \u00ab hors les murs \u00bb, ce que j'esp\u00e8re, d'un plan du lieu, qui permettrait \u00e0 la fois au lecteur de se reconna\u00eetre dans ce qui n'est, au fond, qu'une tr\u00e8s longue description (la description n'est aucunement une photographie mais une narration topologique), et \u00e0 moi de v\u00e9rifier si les omissions (les \u00ab blancs \u00bb de la description par rapport au r\u00e9el r\u00e9volu mais plein) volontaires et involontaires sont bien ad\u00e9quates aux myst\u00e8res que la m\u00e9moire y a m\u00e9nag\u00e9s. (Une telle \u00ab carte \u00bb offerte au lecteur s'apparente d'une part \u00e0 celles des \u00ab utopies \u00bb, des contr\u00e9es imaginaires de la fiction, et de l'autre \u00e0 celles (en fait parentes) des romans policiers \u00e0 \u00ab \u00e9nigmes \u00bb de la tradition anglaise de l'entre-deux-guerres.)\n\nLe long de ce mur \u00e9tait le \u00ab poulailler \u00bb. Il \u00e9tait g\u00e9n\u00e9riquement et pragmatiquement destin\u00e9 aux poules, engeance que nous consid\u00e9rions comme fort peu sympathique (que je consid\u00e8re toujours comme tr\u00e8s peu sympathique) malgr\u00e9 son \u00e9vidente utilit\u00e9. Mais sa vertu principale \u00e0 mes yeux \u00e9tait de contenir aussi les clapiers, demeures des tranquilles et sympathiques lapins. Notre anthropomorphisme enfantin spontan\u00e9 assimilait tous les animaux, plus ou moins (aussi bien les \u00ab parents \u00bb animaux que leurs enfants) \u00e0 des individus de notre \u00e2ge (d\u00e9pendants, eux aussi, des humains adultes. La diff\u00e9rence la plus indiscutable entre eux et nous \u00e9tant que le pouvoir parental sur eux comportait le droit de vie et de mort). Nous les soumettions du coup, et sans h\u00e9sitation, \u00e0 des jugements de valeur aussi bien intellectuels que moraux. Les poules \u00e9taient b\u00eates et m\u00e9chantes. Les lapins sympathiques, sinon tr\u00e8s dou\u00e9s pour le calcul. (Cette pr\u00e9disposition, r\u00e9sistante \u00e0 toute scolarit\u00e9, et fortement encourag\u00e9e aujourd'hui par diff\u00e9rentes publications ou \u00e9missions t\u00e9l\u00e9vis\u00e9es, persiste volontiers dans l'\u00e2ge adulte, se d\u00e9naturant parfois (g\u00e9n\u00e9ralement avec les premi\u00e8res atteintes du troisi\u00e8me \u00e2ge) jusqu'\u00e0 des extr\u00e9mit\u00e9s redoutables. Elle s\u00e9vit chez les \u00e9lectrices parisiennes de monsieur Chirac, par exemple, atteintes de cette maladie de l'\u00e2me qu'on pourrait appeler le \u00ab syndrome Brigitte Bardot \u00bb, du nom de cet ex-symbole \u00e9rotique de cin\u00e9matographe pour les m\u00e2les de ma g\u00e9n\u00e9ration (\u00ab mademoiselle Bardot \u00bb, comme dit Jean-Claude Milner) devenue, elle qui fut \u00e9rotiquement \u00ab BB \u00bb, une fois retrait\u00e9e des \u00e9crans, \u00ab M\u00e8re Teresa \u00bb protectrice gaga-g\u00e2teau des b\u00e9b\u00e9s-phoques.)\n\nNous avions une passion sentimentale, immod\u00e9r\u00e9e, pour les lapins. Leur fourrure beige, ou grise, grise-rousse, \u00e9paisse, chaude, fr\u00e9missante sous les moustaches, n'y \u00e9tait pas pour peu. **Nous collions notre visage aux grillages du clapier** (je dis \u00ab nous \u00bb parce que dans l'image qui m'en vient je vois, p\u00e9riph\u00e9riquement, que je ne suis pas seul) **jusqu'\u00e0 sentir sur le nez les museaux familiers, le doux mouvement perp\u00e9tuel de leur incessant et innocent froncement ; impossible, malgr\u00e9 tous nos efforts, de remuer le n\u00f4tre aussi vite ; ou bien, de la main, offrir une tige verte de buis, de fusain** (ces fusains aux feuilles tr\u00e8s sombres qui \u00e9taient plant\u00e9s juste devant le banc du jeu), **jusqu'\u00e0 ce que les dents, en rongeant, viennent saisir le doigt ; les dents des lapins d\u00e9pouillaient prestement les tiges de leur enveloppe verte, humide, fra\u00eeche, laissant le bois blanc humide aussi, luisant de s\u00e8ve.** (Mais l'\u00e9clat mouill\u00e9 des tiges blanches ne durait pas, elles ternissaient et jaunissaient tr\u00e8s vite en s\u00e9chant, comme les galets blancs translucides, sortis de l'eau de mer, ternissent en se rev\u00eatant d'un film de sel.) Elles cr\u00e9aient cependant un moment de fascinantes sculptures lapini\u00e8res sur bois. (Mon p\u00e8re, transposant, comme je m'en suis plus tard aper\u00e7u, la baudelairienne _Invitation au voyage_ , avait compos\u00e9 un po\u00e8me familial \u00e0 notre intention dont j'ai retenu ces vers qui me restituent instantan\u00e9ment et tr\u00e8s exactement cette vision tactile, sensuelle :\n\nDes meubles luisants\n\nPolis par les dents\n\nD\u00e9coreraient notre chambre)\n\nJ'ai mentionn\u00e9 le \u00ab droit de vie et de mort \u00bb que les parents poss\u00e9daient sur les animaux. Ce n'\u00e9tait pas du tout une simple mani\u00e8re de parler. Les lapins sympathiques, autant que les poules qui ne l'\u00e9taient point, \u00e9taient \u00e9lev\u00e9s pour \u00eatre mang\u00e9s. Non seulement les civets qui apparaissaient parfois sur la table de la salle \u00e0 manger ne laissaient aucun doute \u00e0 ce sujet, mais de plus mon p\u00e8re n'encourageait gu\u00e8re, du moins en ce qui me concerne (moi, l'a\u00een\u00e9) l'oubli sentimental et ambigu des circonstances qui \u00e9taient \u00e0 l'origine d'une telle transformation. Il \u00e9tait l'ex\u00e9cuteur des lapins. Il les tuait d'un coup sec sur la nuque, pendant que je leur maintenais les pattes pendant les convulsions. (Et c'\u00e9tait moi qui devais l'assister dans cette t\u00e2che, parce que ni ma m\u00e8re ni Marie ne r\u00e9sistaient, physiologiquement, \u00e0 la vue du sang.)\n\nIl les saignait ensuite (le sang coulant dans une assiette creuse, le soir m\u00eame cuit en \u00ab sanguette \u00bb, pour \u00eatre mang\u00e9 avec du persil et du sel). Il coupait d'abord la t\u00eate aux belles oreilles soyeuses, cisaillait la peau juste au-dessus des pattes, d\u00e9tachait d'un seul coup la fourrure, ouvrait le cadavre. Le ventre maintenant \u00e0 nu, gonfl\u00e9, vein\u00e9 (comme un beau mollet de femme un peu lac\u00e9 de bleu) fumait l\u00e9g\u00e8rement en perdant sa chaleur. Mon p\u00e8re vidait les entrailles, isolait avec soin le fiel vert amer, s\u00e9parait le foie, le c\u0153ur et les rognons, d\u00e9coupait le reste en morceaux qui prenaient place dans la bassine, derni\u00e8re \u00e9tape avant quelque proven\u00e7ale cuisson (pour laquelle le thym, les herbes, certes, ne manquaient pas). Je ne peux m'emp\u00eacher aujourd'hui d'associer, en une d\u00e9duction-comparaison visuelle, les fusains d\u00e9v\u00eatus par les dents de leur peau humide et vivante et ces lapins morts, chauds encore, vaporeux et p\u00e2les sur la table de la cuisine, en 1942 ou 43.\n\n## 25 La semi-fraternit\u00e9 des enfants et des animaux familiers incite \u00e0 une interpr\u00e9tation fictive de la fascination qu'exercent certaines l\u00e9gendes comme celle de saint Nicolas.\n\nLa semi-fraternit\u00e9, dans la fr\u00e9quentation quotidienne, des enfants et des animaux familiers, incite \u00e0 une interpr\u00e9tation fictive (que je trouve s\u00e9duisante) de la peur d\u00e9licieuse, de la fascination qu'exercent certains contes cruels, certaines l\u00e9gendes, comme celle de saint Nicolas ou celle de l'Ogre et du Petit Poucet. Entre les animaux compagnons mais comestibles et les enfants, se situent, dans l'\u00e9chelle des \u00eatres ceux, comme chiens et chats, qui ne sont pas naturellement destin\u00e9s \u00e0 \u00eatre mang\u00e9s. Je dis \u00ab pas naturellement \u00bb car, au moins en ce qui concerne les chats, il me semble qu'ils s'\u00e9taient singuli\u00e8rement rar\u00e9fi\u00e9s dans le paysage urbain, \u00e0 cette \u00e9poque. En tout cas, nous n'en avions pas chez nous. (Nous n'avions pas de chiens non plus, m\u00eame pas un chien de chasse.) Or, le sort ultime, tragique et n\u00e9cessaire, des lapins, nourrissait (si j'ose dire) (en m\u00eame temps que les bruits qui couraient sur les disparitions trop explicables de certains chats) une inqui\u00e9tude latente et informul\u00e9e, jamais amen\u00e9e \u00e0 la surface ailleurs que dans l'identification pleine d'\u00e9motion avec les enfants de la l\u00e9gende, d'\u00eatre, \u00e0 notre tour, victimes d'un cannibalisme impos\u00e9 par la dure Loi de la Survie (et la pure m\u00e9chancet\u00e9 du monde).\n\nDans la \u00ab chanson de saint Nicolas \u00bb (souvenez-vous : \u00ab Ils \u00e9taient trois petits enfants\/qui s'en allaient glaner aux champs... \u00bb ; ma grand-m\u00e8re chantait volontiers cette chanson) j'ai particuli\u00e8rement retenu le visage (pr\u00e9sent sur une illustration patibulaire) du \u00ab... boucher m\u00e9chant\/qui tient dans sa main le couteau tranchant \u00bb. Avant la fin heureuse, sur intervention du _sanctus ex machina_ qui ressuscite les ch\u00e8res t\u00eates blondes, l'aventure cathartique n\u00e9cessite leur passage (transitoire, certes, mais quand m\u00eame !) par le saloir, \u00e0 l'\u00e9tat de jambon (roses, frais parfum\u00e9s y sont les jambons, comme les chairs des enfants). (En plus, de jambons nous ne rencontrions gu\u00e8re.)\n\nUn \u00e9pisode de ces ann\u00e9es, \u00e0 d\u00e9nouement heureux (pas pour tous les protagonistes) et culinaire, se pr\u00e9sente alors, illustr\u00e9 d'un local voisin du poulailler, un appentis (c'est bien la premi\u00e8re fois, il me semble, que j'ai jamais employ\u00e9 ce mot, qui m'est venu tout naturellement, mais dont j'ai d\u00fb v\u00e9rifier l'orthographe et la d\u00e9finition, pour \u00eatre s\u00fbr qu'il convenait. Et il convient en effet, dans son sens second qui est, selon le \u00ab petit Robert \u00bb : petit b\u00e2timent adoss\u00e9 \u00e0 un grand, et servant de hangar, ou de remise (j'ai failli mettre qu'il convenait \u00ab presque \u00bb, car il \u00e9tait \u00ab adoss\u00e9 \u00bb seulement au mur du jardin. Mais en fait il me semble (mais en fait je suis s\u00fbr) que le mur, l\u00e0, \u00e9tait un mur de la maison voisine)), o\u00f9 se d\u00e9roula la saga du cochon.\n\nLes menaces sans cesse r\u00e9surgentes de famine familiale incit\u00e8rent un beau jour mes parents \u00e0 franchir les fronti\u00e8res de la l\u00e9galit\u00e9 (l\u00e9galit\u00e9 vichyssoise moralement r\u00e9cus\u00e9e mais d'autant plus redoutable) pour une action clandestine (peu dangereuse en principe (ils n'\u00e9taient pas les seuls dans le quartier) mais indirectement plus risqu\u00e9e dans leur cas, puisqu'ils \u00e9taient au m\u00eame moment engag\u00e9s dans une beaucoup plus s\u00e9rieuse clandestinit\u00e9), en achetant et en entreprenant d'\u00e9lever un cochon. Un jeune et mince cochon (une cochonne en fait, du beau nom de Gagnoune : mais c'est l\u00e0 un pur hasard, nullement le signe d'une quelconque \u00ab misotruie \u00bb) vint donc s'\u00e9tablir en secret dans l'appentis, l'emplissant de son odeur acide, de sa pateaugeante bouillaque et de ses grognements caract\u00e9ristiques (bien que relativement \u00e0 l'abri des regards, nez et oreilles indiscr\u00e8tes). Il fallut alors s'efforcer de r\u00e9duire sa minceur et de l'amener, au contraire, en un temps raisonnable, \u00e0 un raisonnable \u00ab poids de forme \u00bb qui permettrait de le (la) convertir avec profit, comme fait des trois petits enfants le boucher de la chanson de saint Nicolas, en cochonnailles diverses.\n\nC'\u00e9tait une entreprise plus facile \u00e0 concevoir qu'\u00e0 mener \u00e0 bien. S'il y avait tr\u00e8s peu \u00e0 manger pour les humains, il n'y avait gu\u00e8re \u00e0 manger non plus pour les animaux. La cochonne eut droit \u00e0 un r\u00e9gime tr\u00e8s largement feuillu et herbu, avec pour plats de r\u00e9sistance les seaux d'\u00e9pluchures (de pommes de terre, fanes de carottes, trognons de choux...) en provenance du jardin potager. Elle avalait tout. Mais peut-\u00eatre ce r\u00e9gime la laissait-elle sur sa faim, car elle accueillait ma m\u00e8re, quand elle lui amenait sa \u00ab portion \u00bb, avec une formidable imp\u00e9tuosit\u00e9 agressive. Nous restions prudemment \u00e0 distance pendant que notre m\u00e8re, ouvrant puis refermant derri\u00e8re elle la porte de l'enclos grillag\u00e9 qui englobait l'appentis (un sas de s\u00e9curit\u00e9 contre les tentatives d'\u00e9vasion) se pr\u00e9parait, tel le tor\u00e9ador dans l'ar\u00e8ne, et tenant le seau de nourriture le plus \u00e9loign\u00e9 possible de son corps, \u00e0 la charge grognante du rose animal. La cochonne avait en effet, il me semble, au-dessus de son groin, la paire de petits yeux enfonc\u00e9s les plus porcins et les moins am\u00e8nes qui aient jamais \u00e9chu \u00e0 un cochon ; et ma m\u00e8re a toujours affirm\u00e9 que cette b\u00eate lui en voulait, \u00e0 elle personnellement, et qu'elle se montrait au contraire toute sucre et toute miel avec mon p\u00e8re quand il allait, lui, la nourrir, ou bien quand il la douchait au tuyau d'arrosage pour la d\u00e9caper de la bouillaque dont elle se salissait porcinement avec abondance et d\u00e9lectation, et dont elle souillait constamment sa liti\u00e8re, son auge et sa mangeoire. Le rose cochon de sa couenne n'\u00e9tait qu'alors, apr\u00e8s s\u00e9v\u00e8re immersion, et dans toute sa pleine candeur de b\u00e9b\u00e9, visible.\n\nGagnoune, la cochonne, en d\u00e9pit de son app\u00e9tit f\u00e9roce (elle \u00e9tait tr\u00e8s consciencieusement cochonne, il faut le reconna\u00eetre) n'atteignit jamais un poids \u00e9norme (j'ai retenu le chiffre de 80 kilos. Avec une alimentation normale, elle aurait certainement fait beaucoup mieux). Elle prosp\u00e9ra cependant raisonnablement et le jour arriva enfin de son ex\u00e9cution tant salivairement attendue. Je dis le jour mais ce fut, en fait, une nuit. Car la clandestinit\u00e9 de son s\u00e9jour dans notre jardin impliquait n\u00e9cessairement celle de sa mise \u00e0 mort. Et pour cette besogne il fallait un vrai professionnel. Il en vint donc un, escort\u00e9 de voisines r\u00e9quisitionn\u00e9es pour toutes les t\u00e2ches annexes, expertes au traitement traditionnel des diff\u00e9rents morceaux. Le bourreau op\u00e9ra donc vers minuit, apr\u00e8s n\u00e9gociations serr\u00e9es sur le paiement de ses \u00ab honoraires \u00bb (en nature \u00e9videmment). Le cri de mort de Gagnoune s'entendit jusqu'\u00e0 Limoux.\n\nLa premi\u00e8re \u00ab pr\u00e9paration \u00bb des cochonnailles dura jusqu'au matin. Bient\u00f4t \u00e9merg\u00e8rent rituellement, de l'affairement et des conversations anim\u00e9es d'un laboratoire bavard, des chaudrons, des cuissons, des bassines, les boudins et saucisses, les _cansalades_ et fritons et gratons, les bocaux de graisse, les c\u00f4tes et c\u00f4telettes, les pures tranches blanches de lard. Vinrent les jambons enfin, fortement sal\u00e9s et poivr\u00e9s pour r\u00e9sister aux attaques humides du vent dit \u00ab marin \u00bb. \u00c0 presque cinquante ans de distance, le simple surgissement immat\u00e9riel de ces vocables sur mon \u00e9cran me donne faim. Pas une faim assouvissable, une pure faim \u00e9vocatoire, r\u00e9miniscente. Tr\u00e8s longtemps apr\u00e8s la fin de la guerre, contre toute \u00e9vidence gustative, j'ai continu\u00e9 \u00e0 me jeter avec voracit\u00e9 sur le porc, en toutes ses formes, et je n'ai qu'avec r\u00e9ticence et tr\u00e8s lentement reconnu, in\u00e9luctable, la disparition de son go\u00fbt ancien, cons\u00e9quence d\u00e9sastreuse de l'\u00e9levage industriel. C\u00f4te de porc-pur\u00e9e \u2013 tel \u00e9tait le menu (de choix ?) qu'invariablement j'offrais \u00e0 ma fille Laurence, en ses premi\u00e8res ann\u00e9es, quand nous d\u00eenions seuls ensemble.\n\nJe suis sorti de l'enfance avec la conviction de la perfection absolue du porc, en tant qu'animal int\u00e9gralement transformable en produits utiles \u00e0 l'humanit\u00e9 : car j'avais appris que non seulement il \u00e9tait en tr\u00e8s grande partie comestible (jusqu'\u00e0 ses os rong\u00e9s par les chiens) mais que de ses soies naissaient des brosses, de sa dure peau de souples sacs, bourses et bagages ; bref que ma passion alimentaire pouvait se soutenir d'une bonne conscience humaniste. Je n'ai appris qu'assez tard l'existence des tabous religieux qui le frappent. Et je me suis alors senti (pour donner \u00e0 mon tour \u00e0 ma pr\u00e9f\u00e9rence une justification \u00ab th\u00e9ologique \u00bb) en assez grande affinit\u00e9 pa\u00efenne avec les Celtes qui avaient, dit-on, le cochon en tr\u00e8s grande estime. Le fondateur l\u00e9gendaire de l'abbaye de Glastonbury n'avait-il pas choisi ce lieu en l'honneur de sa victoire sur un cochon fabuleux (une truie !) ? Et comment oublierais-je de saluer en cette page le grand sanglier mystique Twrch Trwyth, h\u00e9ros des _mabinogion_ gallois ?\n\nC'est peut-\u00eatre une r\u00e9sonance, lointaine, de cet \u00e9v\u00e9nement marquant de notre enfance qui a inspir\u00e9 chez ma s\u0153ur Denise un d\u00e9sir de possession, qu'elle a assouvi une ou deux ann\u00e9es : r\u00eave de la possession d'un cochon, \u00ab son \u00bb cochon. Ce ne fut qu'un demi-cochon seulement puisque, ne vivant pas dans le Minervois, elle en a partag\u00e9 la propri\u00e9t\u00e9 avec G\u00e9rard et Marie-C\u00e9cile. Mais elle n'a pas manqu\u00e9 de se rendre sur place au moment d\u00e9cisif de la transformation en saucisses et jambons, ex\u00e9cut\u00e9e selon les meilleures traditions locales, \u00e0 Moussoulens.\n\n## 26 \u00ab Mon grand p\u00e8re avait l'habitude de dire :\n\n\u00ab Mon grand p\u00e8re avait l'habitude de dire : \"Il faut arriver \u00e0 temps dans une gare, pour rater le train pr\u00e9c\u00e9dent.\" \u00bb En commen\u00e7ant par cette citation, apocryphe je l'avoue, un \u00ab moment de repos en prose \u00bb (le premier) d'un livre de po\u00e8mes intitul\u00e9 _Autobiographie, chapitre dix_ , je rendais en fait un double hommage \u00e0 mon grand-p\u00e8re, \u00e0 travers deux des traits caract\u00e9ristiques de sa vision du monde que je lui ai emprunt\u00e9s : la difficult\u00e9 \u00e0 \u00eatre en retard, et la passion ferroviaire. La maxime ci-dessus frapp\u00e9e les unit, et il m'arrive souvent de l'appliquer \u00e0 la lettre (sp\u00e9cialement gare Saint-Lazare, o\u00f9 je vais prendre le train qui m'am\u00e8ne \u00e0 mon lieu de travail, station \u00ab Nanterre-Universit\u00e9 \u00bb).\n\nOr dans notre jardin, rue d'Assas, poussaient de nombreux palmiers, de taille modeste (et non producteurs, h\u00e9las, de dattes), r\u00e9partis \u00e0 peu pr\u00e8s \u00e9galement sur les quatre \u00ab collines \u00bb plant\u00e9es de buissons et d'arbres que d\u00e9limitait la croix des all\u00e9es. M\u00eame r\u00e9unis par un \u00ab or \u00bb, ces deux \u00ab instants \u00bb imm\u00e9diatement cons\u00e9cutifs de prose que vous lisez ne semblent pas avoir entre eux de rapport tr\u00e8s \u00e9vident. C'est vrai. Mais permettez-moi de prendre un peu de temps pour en \u00e9tablir un. Or, dis-je, les petits palmiers du jardin avaient pour feuillage des palmes (ce qui pour une fois est conforme aux d\u00e9ductions que l'on peut faire du nom) en \u00e9ventail de longues feuilles au bout d'une tige solide et souple (propri\u00e9t\u00e9 qui nous int\u00e9ressera \u00e9galement). Chaque vaste feuille, d'un vert assez sombre, \u00e9tait elle-m\u00eame articul\u00e9e en deux longues lamelles partiellement repli\u00e9es autour d'une tige personnelle, subdivision de la tige principale, mais plus mince.\n\nOr, il n'\u00e9tait pas difficile de d\u00e9tacher les palmes les plus basses du tronc velu et ocre-roux de l'arbre, d'en arracher ou d\u00e9couper une \u00e0 une les doubles feuilles, d'y s\u00e9parer de leur tige chaque moiti\u00e9, et d'obtenir ainsi une quantit\u00e9 fort raisonnable d'assez longues lani\u00e8res (de trente centim\u00e8tres \u00e0 un m\u00e8tre de longueur) qui, assez ais\u00e9ment nou\u00e9es l'une \u00e0 l'autre par des n\u0153uds r\u00e9sistants, donnaient naissance \u00e0 de tr\u00e8s satisfaisantes cordes v\u00e9g\u00e9tales ponctu\u00e9es de n\u0153uds. De ces m\u00e9trages de cordes, en les suspendant par de convenables accrochages aux branches des pins, aux poteaux des fils de fer en bordure des all\u00e9es potag\u00e8res, ou \u00e0 ceux des fils de s\u00e9chage du linge, je cr\u00e9ais (avec l'aide d'une main-d'\u0153uvre fraternelle et sororale efficace) un r\u00e9seau quadrillant l'espace polygonal du jardin.\n\nC'est l\u00e0 que je rejoins l'introduction en apparence tout \u00e0 fait arbitraire \u00e0 ce d\u00e9veloppement. Car, sur une feuille de cahier symbolisant la surface du jardin, en dressant la carte des lignes palmi\u00e8res effectuant des liaisons entre des lieux choisis, et d\u00e9sign\u00e9s par des noms invent\u00e9s \u00e0 cette occasion, j'obtenais une assez bonne approximation de ces autres cartes qui figuraient, fascinantes pour tout amateur de trains, sur les premi\u00e8res pages des \u00ab Indicateurs de chemin de fer \u00bb les \u00ab Chaix \u00bb, et que je retrouvais \u00e9galement lors de nos voyages hebdomadaires \u00e0 Toulouse, \u00e0 l'extr\u00e9mit\u00e9 des wagons, sur le mur en face des W.-C. On y lisait les noms des villes \u00ab desservies \u00bb par la SNCF, les lignes principales y \u00e9taient figur\u00e9es par des traits, et les lignes secondaires en traits moins \u00e9pais, avec leur num\u00e9ro de ligne, qui permettait de les identifier ensuite dans les pages de l'Indicateur.\n\nLa g\u00e9ographie ferroviaire ainsi cr\u00e9\u00e9e (gr\u00e2ce aux palmiers) et transport\u00e9e sur le papier \u00e0 la satisfaction g\u00e9n\u00e9rale, je pouvais entreprendre avec les meilleures chances de succ\u00e8s la deuxi\u00e8me \u00e9tape, qui consistait \u00e0 \u00e9tablir les horaires des trains fictifs (\u00e0 mat\u00e9rialisation le long des lignes essentiellement mentale, je ne cherchais pas \u00e0 imiter les trains concrets) qui allaient parcourir, en rapides, express ou omnibus, munis chacun d'un num\u00e9ro d'ordre, mon r\u00e9seau fictif. Arm\u00e9 d'un vieux \u00ab Chaix \u00bb grand-paternel (il en avait toujours un dans ses bagages, et j'en poss\u00e9dais, offert par lui, un p\u00e9rim\u00e9), ayant attribu\u00e9 des distances kilom\u00e9triques suffisantes aux m\u00e8tres du terrain o\u00f9 op\u00e9rait ma \u00ab compagnie \u00bb, je combinais des heures d'arriv\u00e9e et de d\u00e9part, et surtout d'innombrables \u00ab correspondances \u00bb (dont l'importance vitale dans l'organisation d'un bon r\u00e9seau n'a pas besoin d'\u00eatre soulign\u00e9e).\n\nJe constituais ainsi, \u00e0 l'usage des diff\u00e9rents utilisateurs (peu nombreux, certes, mais de qualit\u00e9), un v\u00e9ritable \u00ab Chaix de jardin \u00bb : un rapide parti, mettons \u00e0 6 heures 53 du matin de \u00ab Lavoiro Salo \u00bb (tel \u00e9tait le nom, je m'en souviens (c'est le seul qui m'est rest\u00e9) attribu\u00e9 \u00e0 la gare dont le lieu \u00e9tait le bassin o\u00f9 se passait le \u00ab jeu de l'immobilit\u00e9 \u00bb) et en direction de la buanderie, pouvait, par exemple, au moyen d'un changement confortable au Pin Parasol et d'un second, plus acrobatique, dans l'all\u00e9e centrale, permettre d'atteindre, \u00e0 14 heures 19, par un omnibus \u00e0 l'itin\u00e9raire signal\u00e9 en plus petits caract\u00e8res, la station \u00ab l'Abricotier \u00bb. (\u00ab Le train rapide 101 en provenance de Lavoiro Salo et se dirigeant vers la Buanderie entre en gare au quai no 6. Retirez-vous de la bordure du quai, s'il vous pla\u00eet. Correspondance pour l'Abricotier \u00e0 11 heures 14 quai no 9 ; ce train desservira les gares de... \u00bb)\n\nLe banc du jeu principal, **\u00ab S'avancer-en-rampant \u00bb,** \u00e9tait bien entendu un \u00ab n\u0153ud ferroviaire \u00bb important dans cette organisation nouvelle de l'espace du jardin. Mais, selon la Th\u00e9orie du Rythme (en fait, comme il s'agit non d'une s\u00e9quence, mais d'une surface, il faut envisager une extension de cette th\u00e9orie \u00e0 un espace \u00ab multilignes \u00bb, au moyen, par exemple, de la \u00ab th\u00e9orie des ondelettes \u00bb (elle-m\u00eame convenablement g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9e), cela cr\u00e9ait malgr\u00e9 tout une repr\u00e9sentation imaginaire tr\u00e8s diff\u00e9rente du lieu. Car les points fortement marqu\u00e9s d'int\u00e9r\u00eat, les points vifs, n'y \u00e9taient pas forc\u00e9ment les m\u00eames que dans les autres jeux. Le temps de passage d'un point \u00e0 un autre changeait aussi, d\u00e9termin\u00e9, non par le regard, mais par des mouvements corporels (beaucoup plus lents, m\u00eame s'ils \u00e9taient fortement acc\u00e9l\u00e9r\u00e9s par la m\u00e9galomanie irr\u00e9sistible d'une identification \u00e0 la locomotive ; et surtout non discontinus).\n\nLa pertinence de l'indicateur ne durait pas. Car il y avait, d'un c\u00f4t\u00e9 de la comparaison, le fait que les horaires changeaient (horaires d'hiver et horaires d'\u00e9t\u00e9, par exemple, ce qui n\u00e9cessitait la confection d'un nouveau \u00ab Chaix \u00bb). Mais aussi, de l'autre c\u00f4t\u00e9, cet autre fait que les cordes de palmier mat\u00e9rialisant les lignes vieillissaient rapidement : elles jaunissaient, se d\u00e9faisaient, \u00e9taient rompues par des accidents ext\u00e9rieurs... Et le jeu lui-m\u00eame lassait vite, comme tous les jeux. Il \u00e9tait oubli\u00e9 brusquement, des bribes v\u00e9g\u00e9tales de corde continuaient \u00e0 pendre \u00e7\u00e0 et l\u00e0, lamentables. Jusqu'au moment d'une nouvelle r\u00e9surgence (\u00e0 la suite d'un s\u00e9jour de vacances, par exemple, qui avait remis les trains \u00e0 l'ordre du jour).\n\nVoil\u00e0, j'esp\u00e8re, pleinement justifi\u00e9 le lien entre chemins de fer et palmiers dont j'\u00e9tais parti. Il reste que ce lien \u00e9tait assez abstrait. (Les jeux enfantins le sont plus souvent qu'on ne pense, encore plus que strictement imaginaires.) Le r\u00e9seau des cordes suspendues pouvait servir aussi de fa\u00e7on beaucoup plus directe, et concr\u00e8te. Tout simplement en devenant support d'une transmission de messages, selon un code. Aux derniers temps de notre s\u00e9jour dans la maison, le t\u00e9l\u00e9phone apparut, susceptible d'une interpr\u00e9tation tr\u00e8s simple en termes palmistes, et partant pr\u00e9texte \u00e0 annuaire (sym\u00e9trique d'un indicateur de trains). Mais je n'eus pas le temps d'apprivoiser vraiment ce nouveau concept avant notre d\u00e9part \u00e0 Paris. En fait, je n'y suis jamais compl\u00e8tement parvenu. Et c'est pourquoi je n'aime toujours pas le t\u00e9l\u00e9phone.\n\n## 27 Dans ce jardin, je n'\u00e9tais pas seul.\n\nDans ce jardin, je n'\u00e9tais pas seul. Pourtant, ma description dans ce chapitre ne sort pas des r\u00e8gnes min\u00e9ral, v\u00e9g\u00e9tal et animal. Et les humains, les humains enfants ? Ces ombres de joueurs qui sont l\u00e0, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de moi, \u00e0 chaque moment ou presque, devant le banc, le lavoir, le grillage des cages \u00e0 lapins ? Je n'en parle que de mani\u00e8re tr\u00e8s indirecte. Mon semi-silence, cependant, n'est pas un solipsisme. Mais en dire plus se heurte \u00e0 deux difficult\u00e9s : la premi\u00e8re est que ce territoire partag\u00e9 du pass\u00e9 n'est \u00e9videmment plus commun, aujourd'hui. Les souvenirs des uns, n\u00e9cessairement et de plus en plus, divergent de ceux des autres. J'essaye de rester, autant que possible, par discr\u00e9tion autant que par incapacit\u00e9, ext\u00e9rieur \u00e0 ces autres visions. La seconde raison est beaucoup plus forte, agit sur la totalit\u00e9 de ce que j'\u00e9cris : une absence, un absent. (J'\u00e9cris \u00ab raisons \u00bb : mais ce ne sont pas des raisons, des constatations tout au plus. Les difficult\u00e9s sont r\u00e9elles : la premi\u00e8re n'est sans doute qu'un masque de la seconde.) Je resterai donc encore ici avec les animaux.\n\nLes poules et poulets, les lapins, le cochon \u00e9taient enferm\u00e9s. Ils n'avaient pas la libert\u00e9 de circulation dans le jardin. Mais la famille de canards qui vint brusquement partager notre existence ne fut pas, elle (je ne sais pas d'ailleurs pourquoi), soumise \u00e0 cette restriction. De ce seul fait d\u00e9coulait d\u00e9j\u00e0 la plus grande \u00e9l\u00e9vation des canards dans l'\u00e9chelle des \u00eatres : leur sup\u00e9riorit\u00e9, en tant qu'esp\u00e8ce, sur les poules et cochons, et m\u00eame sur les lapins. J'ai acquis, alors, cette intime conviction. Et je la conserve encore, int\u00e9rieurement, au moins sous une forme ludique : j'aime et estime les canards. Je ne manque pas une occasion de faire leur \u00e9loge, oral, po\u00e9tique, ou fictionnel.\n\nAcquisition fut donc faite d'une famille de canards : des canards sans p\u00e8re. Au d\u00e9but, d'ailleurs, ce n'\u00e9tait qu'une famille potentielle : une cane vint dans un panier, accompagn\u00e9e de ses enfants futurs, sept \u0153ufs \u00e0 couver, et \u00e0 \u00e9clore. La finalit\u00e9 nutritive de cette acquisition \u00e9tait comme celle des lapins, et de la cochonne, sans aucune ambigu\u00eft\u00e9. La cane mettrait au monde ses sept petits, les \u00e9l\u00e8verait avec soin (les canards \u00e9l\u00e8vent leurs petits avec le plus grand soin), jusqu'\u00e0 ce qu'ils atteignent leur poids comestible. Elle-m\u00eame ensuite pondrait des \u0153ufs, jusqu'\u00e0 sa fin pr\u00e9vue \u00e9galement dans une casserole. Mais il n'en alla pas tout \u00e0 fait ainsi.\n\nRemarquons pour commencer que **Bacadette,** m\u00e8re cane et h\u00e9ro\u00efne principale de cette aventure, appartenait \u00e0 l'une des deux esp\u00e8ces de canards qui habitent le Carcass\u00e8s (principalement la r\u00e9gion de Castelnaudary, patrie d'une des trois versions concurrentes du \u00ab cassoulet \u00bb) : les \u00ab mulards \u00bb et les \u00ab musqu\u00e9s \u00bb. Les _mulards_ sont les plus gros, les plus gras, de plumage terne. Leur go\u00fbt n'est pas extr\u00eamement raffin\u00e9. Leur voix est criarde, leur allure pataude, m\u00eame sur l'eau. Les _musqu\u00e9s_ au contraire sont plus minces, plus fins de bec, plus \u00e9l\u00e9gants d'allure et de plumage et de couleurs (vert et noir), parlent peu et \u00e0 voix douce (\u00ab musqu\u00e9 \u00bb veut dire, selon mon souvenir ancien, non v\u00e9rifi\u00e9, \u00ab muet \u00bb), sont d'une virtuosit\u00e9 extr\u00eame dans l'eau, et intellectuellement beaucoup plus vifs (tel est mon jugement, partial). Une cane mularde aurait certainement offert l'esp\u00e9rance d'une quantit\u00e9 plus substantielle de chair. Pourtant, on le devine, Bacadette \u00e9tait une \u00ab musquette \u00bb.\n\nOn installa la future m\u00e8re dans la \u00ab serre \u00bb, o\u00f9 nous allions la voir, d\u00e9j\u00e0 dans l'admiration de ses mani\u00e8res, de sa discr\u00e9tion, de son plumage, de son bec : sentir le bec d'un canard qui saisit un grain de ma\u00efs ou une miette de pain dans la paume, quel chatouillement d\u00e9licieux ! Si chaud, si doux \u00e9tait le duvet de son ventre, quand on la soulevait pour v\u00e9rifier l'\u00e9tat d'avancement de la couv\u00e9e. Les enfants naquirent, minuscules, h\u00e9sitants, p\u00e9piants, attendrissants, jaunes et noirs. La question onomastique se posa imm\u00e9diatement, que mon p\u00e8re (dont c'\u00e9tait la pr\u00e9rogative : le pouvoir de nomination) r\u00e9solut sur-le-champ : ils \u00e9taient sept, mais ils ne resteraient pas nains. Ils s'appelleraient donc respectivement **Lundi, Mardi, Mercredi, Jeudi, Vendredi, Samedi** et **Dimanche.**\n\nRespectivement, certes, mais qui s'appellerait comment ? Et comment les distinguerait-on ? (Rien ne ressemble autant \u00e0 un b\u00e9b\u00e9 canard qu'un autre b\u00e9b\u00e9 canard.) Apr\u00e8s une p\u00e9riode de flottement et d'observation, o\u00f9 nous scrut\u00e2mes la petite troupe tremblante sur ses petites palmes pour tenter d'identifier les signes physiques distinctifs et (Lavaters du d\u00e9partement de l'Aude) les indices physiognomoniques de leurs caract\u00e8res futurs, les petits enfants canards furent baptis\u00e9s, et entreprirent de ressembler le plus possible \u00e0 leur patronyme. Et c'est ainsi que les plus beaux, les plus entreprenants, les plus brillants furent (conform\u00e9ment aux pr\u00e9f\u00e9rences des \u00e9coliers) **Jeudi** (alors jour de repos des classes, comme l'est aujourd'hui mercredi) et **Dimanche** (notre famille \u00e9tait la\u00efque, et le dimanche n'\u00e9tait pas chez nous un jour triste, \u00e0 l'anglaise, ni exag\u00e9r\u00e9ment familial ou th\u00e9ologique. C'\u00e9tait par excellence le jour ludique).\n\nMais les maladies infantiles, qui affectent les canards comme les humains, mena\u00e7aient. Malgr\u00e9 les soins, certains moururent : **Mercredi** et **Samedi** assez jeunes, il me semble. Bacadette accueillit leur mort avec sto\u00efcisme (selon notre interpr\u00e9tation, qui r\u00e9cusa avec indignation l'accusation d'indiff\u00e9rence). Les autres surv\u00e9curent, quoique in\u00e9galement : **Mardi** \u00e9tait assez disgraci\u00e9, un peu boiteux. Quant \u00e0 **Lundi,** il resta, malgr\u00e9 tous nos efforts, minuscule, myst\u00e8re d'un v\u00e9ritable canard bonsa\u00ef (car il se nourrissait avec autant d'enthousiasme que ses fr\u00e8res). Je n'ai pas conserv\u00e9 de souvenir tr\u00e8s net de **Vendredi. Jeudi** et **Dimanche,** je l'ai dit, \u00e9taient les ph\u00e9nix de cette splendide famille, avec peut-\u00eatre une l\u00e9g\u00e8re sup\u00e9riorit\u00e9, dans l'ensemble, et c'est dans l'ordre, pour **Dimanche.**\n\nPendant toute leur enfance et adolescence, la question de leur sort final ne venant pas explicitement \u00e0 d\u00e9couvert, beaucoup plus que Bacadette, assez r\u00e9serv\u00e9e face \u00e0 l'affection exub\u00e9rante de la horde enfantine, les petits \u00ab musqu\u00e9s \u00bb furent de merveilleux compagnons de jeu ; courant bec en avant sur la terrasse, sautant les escaliers, nageant souverainement, sous la conduite de leur m\u00e8re, dans le lavoir, puis sortant, en file s\u00e9v\u00e8rement et maternellement contr\u00f4l\u00e9e, secouer leurs plumes et se s\u00e9cher dans les all\u00e9es ensoleill\u00e9es, bavardant du bec. Quel progr\u00e8s sur les bateaux en papier que ces barques vivantes, leurs coups de pattes palm\u00e9es plus puissantes que des rames, les fines t\u00eates astucieuses qui plongeaient et ressortaient ruisselantes mais pas mouill\u00e9es, les mouvements et claquements des becs qui buvaient, les couleurs iris\u00e9es \u00e0 la lumi\u00e8re vive (vert sombre, un peu violet, du soleil sur les plumes).\n\nNous avions (nous \u00e9tions quatre) chacun le \u00ab n\u00f4tre \u00bb, notre fr\u00e8re parmi les survivants (je ne dirai pas lesquels). Nous discutions avec v\u00e9h\u00e9mence de leurs exploits, de leurs m\u00e9rites respectifs, de leur d\u00e9veloppement physique et sentimental. Nous \u00e9tions ins\u00e9parables. Nous leur offrions des friandises (des vers de terre captur\u00e9s dans les mottes b\u00each\u00e9es, par exemple, des limaces d'apr\u00e8s les pluies). Nous les embrassions sur le bec, sur leurs tout petits yeux, sur leur plumage. Nous imitions leurs courses comiques vers la p\u00e2t\u00e9e, vers le lavoir. Nous les prenions sur nos genoux. Ils \u00e9taient gais, remuants, familiers, imperm\u00e9ables. Le temps passa.\n\n## 28 Le temps ayant pass\u00e9, l'in\u00e9vitable en vint \u00e0 ne plus pouvoir \u00eatre \u00e9vit\u00e9\n\nEt, le temps ayant pass\u00e9, l'in\u00e9vitable en vint \u00e0 ne plus pouvoir \u00eatre \u00e9vit\u00e9 ni retard\u00e9. Les canards \u00e9taient destin\u00e9s \u00e0 \u00eatre mang\u00e9s, et ils furent mang\u00e9s (ce r\u00e9cit n'est pas un conte de f\u00e9es). Je me souviens des assiettes contenant **Jeudi** (les morceaux s\u00e9par\u00e9s et r\u00f4tis de **Jeudi.** Pourquoi lui particuli\u00e8rement ? peut-\u00eatre parce que son \u00ab jour \u00bb est aussi le jour dont les \u00e9coliers pleurent (pleuraient) le plus la mort), et des larmes de Jean-Ren\u00e9, notre plus jeune fr\u00e8re. Peut-\u00eatre pleurions-nous aussi. Nous pleurions et mangions. Nouveaux et diminutifs Gargantuas, nous pleurions en mangeant et mangions en pleurant. Telle fut la fin de la **Semaine de canards.**\n\nBacadette resta seule \u00e0 repr\u00e9senter chez nous le peuple canard. Une sorte de componction un peu m\u00e9lancolique, une composante de tristesse noble dans son d\u00e9hanchement sur palmes, une propension certaine \u00e0 \u00e9viter d'\u00eatre m\u00eal\u00e9e \u00e0 nos jeux les plus hurlants et les plus d\u00e9sordonn\u00e9s firent rapidement d'elle une figure respectable mais un peu lointaine de la famille (un peu comme une cousine des parents, r\u00e9fugi\u00e9e apr\u00e8s quelque deuil, en ayant rev\u00eatu les couleurs invariables). **Je la vois (je la vois bien), le jour souvent immobile au soleil sur la terrasse, dans une all\u00e9e, les pattes disparues sous elle, le plumage vert sombre et lisse, les petits yeux calmes, pos\u00e9e comme une barque, sans h\u00e2te, confortablement sur le sol empoussi\u00e9r\u00e9.**\n\nElle avait pris du go\u00fbt pour l'int\u00e9rieur sombre du rez-de-chauss\u00e9e, pour la salle \u00e0 manger surtout au moment des repas, entrant silencieusement et sans h\u00e9sitation dans la pi\u00e8ce et se hissant sur le fauteuil, o\u00f9 elle s'installait placidement, jouissant avec une \u00e9vidente bienveillance de notre turbulente compagnie, ainsi que de la douceur des coussins. Elle semblait \u00e9couter avec soin la radio (on disait la TSF), peser le pour et le contre (il y avait Radio Paris, mais il y avait aussi, \u00e9coute clandestine, \u00ab Londres \u00bb), sans indiquer clairement ses pr\u00e9f\u00e9rences. Mais un jour, alors que r\u00e9sonnait dans la pi\u00e8ce la voix s\u00e9nile et sinistre du mar\u00e9chal P\u00e9tain, elle descendit dignement de son fauteuil et se dirigea vers la porte laissant, au moment de sortir, s'\u00e9chapper de dessous sa queue agit\u00e9e d'un coup d'\u00e9ventail rapide une large crotte liquide, brune, glaireuse, en guise de commentaire.\n\nLa t\u00e2che essentielle de Bacadette, qui absorbait une grande partie de son \u00e9nergie interne (et, nous allons le voir, \u00e9tait aussi le motif de ses pr\u00e9occupations) \u00e9tait de pondre. Elle pondait chaque jour un et parfois deux de ces \u0153ufs lourds, pr\u00e9cieux, riches, savoureux, infiniment \u00e0 nos yeux plus savoureux que les \u0153ufs uniquement utilitaires des imb\u00e9ciles poules, par la couleur, la forme, la taille, la densit\u00e9 du jaune plus sombre et plus intense, du blanc plus compact. Aussi chaque \u0153uf de Bacadette \u00e9tait-il un troph\u00e9e, destin\u00e9 en principe \u00e0 la consommation seulement en une circonstance exceptionnelle (f\u00eate, maladie, r\u00e9compense, anniversaire).\n\nOr Bacadette ne pondait pas, b\u00eatement, monotonement, tous ses \u0153ufs au m\u00eame endroit, ni \u00e0 la m\u00eame heure du jour. Elle ne les mettait pas tous dans le m\u00eame panier. Elle s'effor\u00e7ait, au contraire, de les placer sans cesse dans des lieux diff\u00e9rents, et m\u00eame, en fait, de les dissimuler. Je ne sais si ses tentatives de d\u00e9rober ses productions \u00e0 nos investigations avaient \u00e9t\u00e9 la r\u00e8gle d\u00e8s le d\u00e9but ou si elle avait r\u00e9agi \u00e0 notre irr\u00e9pressible indiscr\u00e9tion (d\u00e9sirant pondre tranquillement, \u00e0 son heure, consid\u00e9rant la ponte comme une affaire s\u00e9rieuse, et priv\u00e9e, qui n'avait aucun besoin de nos regards). Quoi qu'il en soit, elle prit l'habitude de pondre de plus en plus t\u00f4t dans la journ\u00e9e, et de changer le plus souvent possible de cachette. Il y avait l\u00e0, on s'en doute, tous les ingr\u00e9dients voulus pour un jeu.\n\nLe but du jeu \u00e9tait, bien s\u00fbr, de d\u00e9couvrir l'\u0153uf de Bacadette, et de le poser sur la table de la cuisine, avant l'heure du petit d\u00e9jeuner. Le jeu, alors, se subdivisait en deux sous-jeux. Le premier \u00e9tait celui qui nous divisait en deux \u00e9quipes : Bacadette _versus_ tous les enfants. Bacadette cachait, les enfants cherchaient. Le deuxi\u00e8me sous-jeu \u00e9tait celui qui opposait chacun de nous aux autres : \u00eatre le premier \u00e0 apporter le tr\u00e9sor enfoui, l'or de l'\u0153uf, l'\u0153uf d'or. J'avais un certain avantage : d'une part j'\u00e9tais l'a\u00een\u00e9. De plus, je me levais facilement tr\u00e8s t\u00f4t (\u00e0 la diff\u00e9rence de ma s\u0153ur Denise). Une situation vexante \u00e9tait celle o\u00f9, non seulement je ne d\u00e9couvrais pas l'\u0153uf, mais o\u00f9 il tombait par hasard, plus tard dans la journ\u00e9e, un autre jour m\u00eame, entre les mains de mon p\u00e8re ou de ma m\u00e8re au cours d'une op\u00e9ration jardini\u00e8re, par exemple, sous une courge, au pied d'un dahlia. Le triomphe, au contraire, \u00e9tait de d\u00e9couvrir Bacadette en train de pondre, et de saisir l'\u0153uf tout chaud, directement sorti du four (si j'ose m'exprimer ainsi). Elle fut une fois, au tout petit jour, tellement prise par surprise qu'elle se mit aussit\u00f4t en fuyant \u00e0 pondre un deuxi\u00e8me \u0153uf, pas encore vraiment pr\u00eat, dont la coquille \u00e9tait toute molle encore.\n\nMais il fallait le plus souvent pour d\u00e9couvrir l'\u0153uf cach\u00e9 une tr\u00e8s longue qu\u00eate. Bacadette \u00e9tait d'une ing\u00e9niosit\u00e9 prodigieuse (c'est \u00e0 l'\u00e9chafaudage de strat\u00e9gies nouvelles de dissimulation, soyons-en s\u00fbrs, qu'elle se livrait, en une concentration acharn\u00e9e, les apr\u00e8s-midi, pos\u00e9e au beau milieu d'une all\u00e9e, le bec sur la poitrine, sans m\u00eame bouger quand nous passions pr\u00e8s d'elle \u00e0 toute allure sur nos bicyclettes ou tricycles). La serre, le potager, les buissons, la buanderie, les plants de tomates, le toit du lavoir permettaient une large gamme de variations, et elle ne r\u00e9p\u00e9tait jamais le m\u00eame choix \u00e0 des intervalles rapproch\u00e9s. Dans un tout petit r\u00e9duit, un ancien placard \u00e0 outils de jardins d\u00e9saffect\u00e9 situ\u00e9 derri\u00e8re un pin dans le coin gauche du mur d'enceinte (coin de la rue d'Assas et de l'\u00ab enclos du Luxembourg \u00bb, \u00e0 midi moins dix environ sur l'horloge spatiale que j'ai imagin\u00e9e pour la description), elle n'\u00ab inventa \u00bb ainsi pas moins de douze cachettes distinctes (ce qui supposait de sa part un grand r\u00e9servoir de \u00ab lieux de m\u00e9moire \u00bb pour \u00e9viter de se r\u00e9p\u00e9ter \u00e0 intervalles trop rapproch\u00e9s).\n\nCependant son exploit le plus spectaculaire fut d'une grande simplicit\u00e9 : une aube d'\u00e9t\u00e9, s'introduisant dans la maison par la porte que j'avais laiss\u00e9e ouverte en me glissant sans bruit dans le jardin pour la surprendre, elle s'en vint pondre son \u0153uf sur le fauteuil de la salle \u00e0 manger, o\u00f9 Marie ne le d\u00e9couvrit pas avant le milieu de la matin\u00e9e (nous tous partis \u00e0 l'\u00e9cole et nos parents au lyc\u00e9e). Je demeure persuad\u00e9 qu'elle avait lu, dans l'\u00e9dition cartonn\u00e9e vert-gris des \u0153uvres de Charles Baudelaire, et s\u00e9rieusement m\u00e9dit\u00e9, ce jour-l\u00e0, la le\u00e7on de _La Lettre vol\u00e9e_.\n\nBacadette fut-elle finalement, comme elle aurait d\u00fb l'\u00eatre, et comme le furent ses enfants, mang\u00e9e ? Je r\u00e9pondrai en temps utile \u00e0 cette angoissante question.\n\n## 29 Je sors du jardin dans la rue, vers l'Aude\n\n **Je sors du jardin dans la rue, vers la droite, vers l'Aude ; je ne sors pas par le portail, au bout de l'all\u00e9e principale de la partie \u00ab ludique \u00bb du territoire ; il est toujours ferm\u00e9, sous le grand pin parasol o\u00f9 guettent et se moquent les pies ; je sors dans la rue par la porte ouverte du \u00ab garage \u00bb, de la buanderie, ombreuse, pleine de bois, de charbon ;** (l'anthracite en boules ovales, qui nourrit le po\u00eale, l'hiver. Ce n'est pas l'hiver, mais mon parcours est, dans une simultan\u00e9it\u00e9 absolue, construit d'images n\u00e9es en plusieurs saisons), **je sors sous le grand soleil plat, dans la nappe \u00e9blouissante du toujours silencieux soleil sur la rue vide ; un peu de goudron a fondu ; j'y trempe un doigt de pied (je suis pieds nus, la corne sous mes pieds est une dure semelle, je ne sens pas les piq\u00fbres du gravier) ; la lumi\u00e8re est forte ; comme la lumi\u00e8re est forte ! et r\u00e9elle !**\n\nCette lumi\u00e8re vient de plus loin que toutes les galaxies. La lumi\u00e8re qui nous arrive, celle qui excite les astronomes, venue des plus lointaines galaxies, est partie depuis infiniment plus longtemps que cette lumi\u00e8re-l\u00e0, c'est vrai. Mais je ne l'ai pas vue s'en aller, d'une \u00e9toile, d'un soleil, d'une nova. Personne ne l'a vue, ne la verra partir. La lumi\u00e8re d'enfance, elle, continue \u00e0 partir, part et repart toujours, toujours : jadis, hier, maintenant. Quand je la pense, elle part, \u00e9blouit la rue, la rue d'Assas qui descend vers l'Aude, **mon pied nu touchant le goudron br\u00fblant, le gravier sem\u00e9 sur la surface fra\u00eechement goudronn\u00e9e, le caniveau de ciment, le trottoir. Elle vient, puis cesse.** Quand je la pense, je la vois. Puis elle cesse.\n\nLa lumi\u00e8re, le soleil dans le ciel ne trompent pas. Il fait chaud. La rue descend raidement sur la droite (quand on sort de la buanderie). En face, un mur haut et aveugle, continu jusqu'en bas, le mur de la caserne. \u00c0 droite quelques maisons, mais je suis plac\u00e9 de telle sorte que je ne les regarde pas, que je ne les vois pas. Il n'y a personne dans la chaleur, de d\u00e9but d'apr\u00e8s-midi, de sieste d'\u00e9t\u00e9. (En \u00e9crivant cela, brusquement, \u00ab j'entends \u00bb une radio \u00e0 droite, mais sa voix est purement juxtapos\u00e9e au silence, \u00e0 la lumi\u00e8re insistante, o\u00f9 je suis seul.) Il est dans la nature du r\u00e9cit que je sorte ainsi dans une rue vide, inoccup\u00e9e, solaire. \u00catre hors-les-murs c'est \u00eatre dans un puits de solitude. Au bas de la rue, une bifurcation. D'un c\u00f4t\u00e9, \u00e0 gauche, la rue d'Assas (peut-\u00eatre sous un autre nom, je ne sais plus) remonte aussi brusquement qu'elle est descendue. \u00c0 droite, par des escaliers envahis d'herbes, d'orties, de gramin\u00e9es on descend vers un sentier, vers la rivi\u00e8re. Je n'irai pas maintenant.\n\n **La solitude, dans la lumi\u00e8re palpable, sous le soleil \u00e9clatant, consid\u00e9rable, est sans menace (de la dur\u00e9e, du d\u00e9part) ; ni joyeuse ni triste ; ni myst\u00e8re ni m\u00e9lancolie d'une rue ; l'ombre qui viendra sera celle du soir, pas l'ombre ni l'ombre de l'ombre tombant sur les marches de l'escalier, pas l'ombre noire en carr\u00e9s aveugles, ni l'Ombre qui sur tout est par l'\u00e9tat du monde ; une ombre premi\u00e8re simplement, le soir qui s'avance en rampant ; quand le soleil devient ocre, le ciel vert aux hanches des maisons, quand la poussi\u00e8re blanchit, quand le goudron se fige ; quand il fait plus frais.**\n\nDerri\u00e8re le banc vert, au milieu de la bordure de la terrasse, entre les deux acc\u00e8s aux all\u00e9es, le **puits** condamn\u00e9 offrait le myst\u00e8re de sa margelle, de sa nappe d'eau invisible, de son odeur d'ombre humide, fra\u00eeche, dangereuse. Dans un puits un peu profond on peut, en se penchant au bord, apercevoir, tr\u00e8s loin, son visage comme d\u00e9coup\u00e9 sur le ciel et, l'eau troubl\u00e9e d'un caillou d\u00e9rangeant le silence caverneux de son \u00e9cho, se voir soudain osciller avec le retour pendulaire de petites vagues, d'ondelettes lentement assoupies **(il y avait un puits semblable, \u00e0 ciel ouvert, au \u00ab jardin \u00bb d'Antoine, \u00e0 Villegly ; un autre au bas d'une vigne de garrigue, \u00e0 \u00ab Carri\u00e8re Blanche \u00bb ; l\u00e0, comme sur l'arri\u00e8re de la cuisine de la maison de l'oncle, \u00e0 Saint-Jean-du-Var se levait un figuier, arbre de ma m\u00e9moire, arbre de ma v\u00e9rit\u00e9 ; mais il n'y en avait pas aux c\u00f4t\u00e9s de ce puits-l\u00e0, dans le jardin, pr\u00e8s du banc).**\n\nDans un po\u00e8me m\u00e9di\u00e9val au titre myst\u00e9rieux, le **\u00ab Lai de l'Ombre \u00bb** (que je ne peux pas me redire sans penser entendre son titre autrement \u00e9crit, \u00ab Lait de l'ombre \u00bb, combinaison de mots qui en redouble l'\u00e9tranget\u00e9), l'image dans l'eau de l'anneau que tient l'amoureux assis sur la margelle vient brusquement se placer comme d'elle-m\u00eame au doigt de reflet de la dame, pour annoncer que le monde, impossible ici, de l'amour, est au contraire r\u00e9el dans l'au-del\u00e0 du miroir de l'eau. Et toujours, en ouvrant le livre qui contient ce po\u00e8me (une \u00e9dition c\u00e9l\u00e8bre de Joseph B\u00e9dier, intitul\u00e9e _La Tradition manuscrite du Lai de l'Ombre_ , dont la finalit\u00e9 n'est pas la restitution du texte, mais une interrogation sur les principes m\u00eames de toute restitution), je me suis trouv\u00e9 malgr\u00e9 moi face \u00e0 l'image invent\u00e9e par ma m\u00e9moire du puits ouvert, regardant. (Et parfois je me demande, si peut-\u00eatre, aux premiers jours de notre arriv\u00e9e \u00e0 Carcassonne, le puits n'avait pas \u00e9t\u00e9, en fait, ouvert, et ferm\u00e9 ensuite par prudence par mon p\u00e8re, pour en an\u00e9antir les dangers.)\n\n **Je regarde dans le puits et j'y vois l'ombre enti\u00e8re de la maison, devant moi** (dans la position qui serait alors la mienne, je tournerais cette fois le dos au banc, qui serait juste derri\u00e8re moi, comme si, d\u00e9laissant le jeu, j'avais effectu\u00e9, toujours \u00e0 genoux, un demi-tour, pour m'accouder au rebord, tr\u00e8s bas, du puits) **; je vois le toit et les fen\u00eatres ; je vois le long balcon \u00e0 droite et, se penchant sur mon \u00e9paule, remuant de quelque souffle ti\u00e8de de vent, je vois les pins emplir l'eau de leur feuillage, et les tr\u00e8s sombres fusains.**\n\nC'est une image sans inqui\u00e9tude, tranquille. Est-ce parce que je la pense invent\u00e9e (retravaill\u00e9e d'autres regards dans l'eau d'un puits dont je n'identifie plus la position ?) que je me sens comme d\u00e9tach\u00e9 d'elle, inconcern\u00e9, comme \u00ab en tiers \u00bb dans sa vision ; ni vraiment derri\u00e8re mon visage d'autrefois ni m\u00eal\u00e9 \u00e0 son reflet ? Alors que toujours, au centre du jeu, mais hors-jeu, face au banc, au centre d'une tr\u00e8s grande multiplicit\u00e9 de souvenirs r\u00e9els, je ressens l'appr\u00e9hension irraisonn\u00e9e d'une vague menace, de \u00ab quelque chose \u00bb qui me ferait, soudainement, sursauter.\n\nMais pourquoi ?\n\n **un** **plan du lieu,** **qui permettra au lecteur de se reconna\u00eetre dans ce chapitre qui n'est, au fond, qu'une tr\u00e8s longue** **description**\n\n# CHAPITRE 4\n\n# Parc Sauvage\n\n* * *\n\n## 30 Devant cette maison, tout pr\u00e8s, s'\u00e9tendait le Parc Sauvage\n\nDevant la maison, tout pr\u00e8s, s'\u00e9tendait le **Parc Sauvage.** Je donne \u00e0 chacun de ces deux mots une majuscule, comme s'il s'agissait d'un nom propre, d'un nom de personne (nom + pr\u00e9nom : nom : \u00ab Parc \u00bb, pr\u00e9nom : \u00ab Sauvage \u00bb). Un peu aussi comme si je d\u00e9signais de cette expression un \u00ab lieu-dit \u00bb, un lieu de cet endroit des Corbi\u00e8res, qui aurait \u00e9t\u00e9 dit \u00ab Parc Sauvage \u00bb. Et dans ce cas la forme linguistique marquerait simplement une distinction accord\u00e9e \u00e0 un nom commun (un groupement commun : nom + adjectif), par cette d\u00e9signation transpos\u00e9 en nom propre. Mais il serait le b\u00e9n\u00e9ficiaire d'une nomination priv\u00e9e, absente de toute carte. Dans la sph\u00e8re priv\u00e9e des nominations, cette portion d'une propri\u00e9t\u00e9 des Corbi\u00e8res, dont le nom public \u00e9tait Sainte-Lucie, aurait re\u00e7u un nom : **Parc sauvage** (avait re\u00e7u : le conditionnel porte sur le statut de la nomination, non sur sa mat\u00e9rialit\u00e9. Je ne l'invente pas aujourd'hui, comme nom propre d'un territoire de souvenirs. Ma m\u00e9moire en h\u00e9rite).\n\nJ'ai \u00e9crit cette fois l'adjectif \u00ab sauvage \u00bb sans majuscule. La caract\u00e9ristique de mon appropriation du lieu pourrait \u00eatre alors celle-l\u00e0 : une \u00ab promotion \u00bb de l'adjectif. (Faudrait-il cr\u00e9er dans un tel cas une cat\u00e9gorie grammaticale encore inconnue, celle de \u00ab l'adjectif propre \u00bb, \u00e0 l'imitation de celle du \u00ab nom propre \u00bb ?) Cette nomination, Parc sauvage (avec s minuscule), purement descriptive \u00e0 l'origine, partag\u00e9e et reconnue entre les quelques personnes appartenant en ces ann\u00e9es \u00e0 la sph\u00e8re priv\u00e9e des habitants de Sainte-Lucie, dans les Corbi\u00e8res, je l'avais re\u00e7ue (oralement), en venant dans ce lieu. Je l'avais adopt\u00e9e et transform\u00e9e pour moi-m\u00eame, priv\u00e9ment aussi, mais cette fois dans un espace priv\u00e9 absolu, purement individuel. Je l'avais transmu\u00e9e d'abord pour mes jeux, puis dans mes souvenirs, enfin pour la m\u00e9moire, en un Nom : **Parc Sauvage.** De telles nominations laissent des traces momentan\u00e9es chez un petit nombre, traversent des r\u00e9cits oraux, figurent dans des correspondances, puis disparaissent. Je l'offrirais ici, nom propre de ces souvenirs, contre l'oubli. Cette interpr\u00e9tation n'est pas fausse.\n\nPourtant, je ressens ce nom comme plus et autre qu'un nom propre. Ou encore : je voudrais lui donner un statut linguistique (fictif) particulier, supposer qu'il constitue un \u00e9l\u00e9ment essentiel dans la construction d'un langage impossible, un langage absolument priv\u00e9 (celui qu'un seul individu aurait en lui, langage solipsiste le plus souvent et parfois, dans la situation utopique id\u00e9ale de la cr\u00e9ation d'un monde amoureux possible, \u00ab biipsiste \u00bb (ce sont de tels \u00ab mots \u00bb qu'on d\u00e9sire donner \u00e0 qui on aime)). Ce serait dans ce cas non pas un \u00ab surnom \u00bb (le n\u00e9ologisme \u00ab sur-nom \u00bb \u00e9tant ici inutilisable, non seulement parce que trop voisin du mot non coup\u00e9 \u00ab surnom \u00bb, qui est indisponible parce qu'il a d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9 invent\u00e9, et a, dans ses emplois courants, gliss\u00e9 sur une pente p\u00e9jorative (il devrait \u00eatre plut\u00f4t qualifi\u00e9 de \u00ab sous-nom \u00bb), mais aussi parce que la surcharge affective et s\u00e9mantique que je cherche \u00e0 marquer porte plut\u00f4t sur le deuxi\u00e8me terme, \u00ab propre \u00bb, du terme \u00ab nom propre \u00bb), non un \u00ab sur-nom \u00bb, donc, mais un \u00ab nom surpropre \u00bb. C'est pour cette raison que je lui r\u00e9serve un r\u00f4le narratif qui exc\u00e8de les exigences de la simple pr\u00e9servation d'un souvenir heureux et marquant.\n\nOn arrivait par la **grande all\u00e9e de cypr\u00e8s et de pins majestueux ; de tr\u00e8s grands pins, immenses ; plus immenses encore et plus larges \u00e9taient les pins-parasols (pins \u00e0 \u00ab pignes \u00bb et partant \u00e0 pignons) ; all\u00e9e jonch\u00e9e d'aiguilles de pin, de pommes de pin (pignes) ; leur tapis brun, un peu rouille, d'aiguilles de pin sous les roues des v\u00e9los ; j'entends tout un chuchotement de roues.** L'all\u00e9e s'ouvrait \u00e0 un bout sur la route, une route des Corbi\u00e8res, vers un village, Saint-Andr\u00e9-de-Roquelongue (\u00e0 gauche quand on sortait, sur une route descendante, le village \u00e0 un kilom\u00e8tre environ), \u00e0 l'autre extr\u00e9mit\u00e9 sur la cour, une grande cour devant l'entr\u00e9e principale de la maison, celle qui \u00e9tait tourn\u00e9e vers l'ext\u00e9rieur, vers la route : Sainte-Lucie.\n\nDu c\u00f4t\u00e9 de l'entr\u00e9e principale de la grande maison, dans la cour, il y avait g\u00e9n\u00e9ralement toute l'animation d'une \u00ab propri\u00e9t\u00e9 \u00bb faite de vignes, d'arbres fruitiers, d'animaux domestiques (des poules, des canards, des pintades... des chiens et chats). Il y avait une fontaine dans la cour, autour de laquelle s'affairaient les volailles et les seaux. Et une pente descendait, tr\u00e8s loin (vastes \u00e9taient les terres de Sainte-Lucie) vers **un ruisseau \u00ab frontalier \u00bb, souvent \u00e0 sec, comme tous les ruisseaux m\u00e9diterran\u00e9ens, ruisseau bord\u00e9 d'une plantation de** **tomates, d'aubergines, de poivrons (grosses tomates extr\u00eamement rouges ; petites tomates ovales rouges ou jaunes : des \u00ab olivettes \u00bb).** Nous n'y allions pas souvent. Il y avait l\u00e0 pour notre sauvagerie propre toujours trop de monde, connus ou inconnus. Mais il n'y avait jamais personne dans le **Parc Sauvage.**\n\n **Une all\u00e9e ensabl\u00e9e, bord\u00e9e d'ifs : ifs tr\u00e8s sombres comme pour une \u00e9vocation de deuil anglais ; ifs aux minuscules feuilles elliptiques, tr\u00e8s \u00e9pais de feuilles, droits ; rectitude s\u00e9v\u00e8re, calviniste, fun\u00e8bre, des ifs ; et les boules rouges de leurs fruits bougies, comme bougies dans un arbre d'anniversaire ; ce sont des fruits qui ne sont pas des sph\u00e8res, plut\u00f4t des manchons cylindriques, \u00e0 peu de substance autour d'un noyau dur ; fruits tentants mais interdits de consommation (\u00ab poison ! \u00bb nous disait-on des fruits de ces arbres mortels) ; fruits de l'if tr\u00e8s peu durs, et si \u00e9cras\u00e9s entre les doigts laissant sur les doigts leur substance translucide, visqueuse ; fruits de l'if \u00e0 la couleur rouge sombre ; sur l'arbre luisants avec un \u00e9clat sombre, grave mais, une fois cueillis, vite ternis, impossibles \u00e0 conserver tels, frais et luisants, car ils se ratatinaient presque aussit\u00f4t, rid\u00e9s, ternes.**\n\n **L'all\u00e9e des ifs \u00e9tait la plus \u00e0 gauche, perpendiculaire \u00e0 la fa\u00e7ade priv\u00e9e de la maison, qui ne s'ouvrait pas sur la cour ; l'all\u00e9e \u00e9tait donc parall\u00e8le \u00e0 l'all\u00e9e ornementale qui servait d'entr\u00e9e majestueuse depuis la route ; et les ifs \u00e9pais, sur son bord gauche (contre une grille ? un mur ? la grande all\u00e9e en contrebas ?), isolaient le** **Parc Sauvage** **; il commen\u00e7ait l\u00e0, touffu, serr\u00e9, \u00e0 quelques m\u00e8tres seulement de la maison ; entre le parc et la maison, je vois une \u00e9tendue de gravier ; je vois une autre all\u00e9e \u00e0 droite, parall\u00e8le \u00e0 la premi\u00e8re, contre un mur, un assez haut mur.** (Derri\u00e8re ce mur il y avait une vigne, qui \u00e9tait une vigne pour raisins, pas pour le vin.) (Par la succession \u00e9num\u00e9rative sans verbes, et le maintien d'une particularit\u00e9 de ponctuation, je \u00ab soutiens \u00bb (et parfois remplace) les occurrences r\u00e9p\u00e9t\u00e9es de \u00ab je vois \u00bb, le \u00ab signe \u00bb que j'ai choisi (accompagn\u00e9, \u00e0 l'\u00e9cran, d'un mode particulier d'expression des caract\u00e8res) pour manifestation d'une famille d'images-m\u00e9moire.)\n\n **Dans l'all\u00e9e, dans le sable ensoleill\u00e9, au pied d'un if, le plus sombre, une colonne de fourmis noires ; avec un petit seau d'eau, un seau \u00e0 sable de plage, et de l'eau prise dans la cour, \u00e0 la fontaine, l'obstacle d'une flaque interrompait les lignes militaires de transport des fourmis ; je troublais, nous troublions l'affairement des fourmis transporteuses de graines, les fourmis des r\u00e9giments d'un \u00ab g\u00e9nie fourmilier \u00bb, pontonni\u00e8res en brindilles ; mouvement perp\u00e9tuel de circulation fourmili\u00e8re dans les deux sens ; croisements, mots de passe, reconnaissance** **d'antennes ; concentrations, coagulations noires autour d'une \u00e9norme gu\u00eape morte (comme des lilliputiens autour du g\u00e9ant entrav\u00e9, Gulliver).** Cette image a un nom : l' **If aux Fourmis**. Elle a produit une provision d'images-fourmis pour toute mon existence.\n\nOr j'avais choisi cette image-l\u00e0 pour une image de d\u00e9but, au cours d'une premi\u00e8re tentative d'\u00e9criture du **Grand Incendie de Londres** (roman). Mais, conform\u00e9ment \u00e0 ce qui me paraissait \u00eatre l'un des plus stricts principes de la transposition romanesque d'\u00e9v\u00e9nements appartenant au r\u00e9el biographique d'un auteur, j'avais pr\u00eat\u00e9 cette vision \u00e0 un personnage diff\u00e9rent de celui qui devait \u00eatre envahi par le \u00ab moi fictif \u00bb du romancier, dont cette version (que je d\u00e9cidai ensuite, apr\u00e8s l'avoir abandonn\u00e9e, \u00ab na\u00efve \u00bb) \u00e9tait encombr\u00e9e. Il y avait une \u00ab raison \u00bb strat\u00e9gique, tr\u00e8s consciente, \u00e0 ce d\u00e9placement. Mais les r\u00e9percussions de plus en plus nombreuses et de plus en plus lointaines de mon choix, les cercles concentriques des r\u00e9verb\u00e9rations de cette grosse chute de pierre dans l'eau mentale, se r\u00e9v\u00e9l\u00e8rent assez vite d\u00e9rangeantes. Mon \u00ab moi romanesque \u00bb s'en trouva, peu \u00e0 peu, d\u00e9sar\u00e7onn\u00e9.\n\n## 31 Je ne sais pas de quel arbre, de quels arbres, vers le fond du parc\n\nJe ne sais pas de quel arbre, de quels arbres, vers le fond du parc (d'une esp\u00e8ce de conif\u00e8re certainement, pin certainement pas, mais sapin, m\u00e9l\u00e8ze ou \u00ab spruce \u00bb, \u00e9pic\u00e9a ? je ne les \u00ab vois \u00bb plus. Je les ai cherch\u00e9s, je ne les ai jamais retrouv\u00e9s, jamais nulle part reconnus : ou bien il s'agissait d'une esp\u00e8ce rare, ou bien, plus vraisemblablement, mon esprit a effectu\u00e9 une telle translation, et m\u00e9tamorphose de la vision, du go\u00fbt, irr\u00e9versiblement, que la cons\u00e9quence en a \u00e9t\u00e9 en fait la perte de toute reproductibilit\u00e9 r\u00e9elle de l'exp\u00e9rience de cette image, dont l'attribut essentiel \u00e9tait attach\u00e9 en fait \u00e0 un seul sens, peu fiable dans mon cas, celui du go\u00fbt), je ne sais de quel arbre les aiguilles avaient une saveur enchanteresse, impr\u00e9vue. J'en avais fait la d\u00e9couverte, au fond solitaire et cach\u00e9 du **Parc Sauvage** , et je lui avais donn\u00e9 un nom, un nom propre : **Oranjeaunie.**\n\nC'\u00e9tait le nom que je m'\u00e9tais choisi pour ces aiguilles, et c'\u00e9tait surtout le nom de leur saveur. **Oranjeaunie** n'\u00e9tait pas l'aiguille tout enti\u00e8re, en fait, pas toutes les aiguilles de ce, de ces arbres ; mais **des aiguilles les plus r\u00e9centes, jeunes, tir\u00e9es de leur fourreau r\u00e9sineux** **et m\u00e2ch\u00e9es, seule comptait la partie profonde, cach\u00e9e, seule leur couleur, un jaune p\u00e2le, et leur go\u00fbt, un go\u00fbt d'orange ; oranjeaunie ; Oranjeaunie.** Il est vrai que je ne sais pas si leur go\u00fbt \u00e9tait, vraiment, proche de celui de l'orange. Mon cr\u00e2ne ne conserve pas l'image de cette saveur. Sans aucun doute, l'imagination d'une telle parent\u00e9 fut \u00e0 la source de mon \u00ab invention \u00bb linguistique. Le germe tendre et secret de ces aiguilles avait un go\u00fbt d'orange, mais pas la couleur. J'avais invent\u00e9 un mot-valise, conflagration d'une saveur (orange) et d'une couleur (le jaune).\n\nMais si je n'ai retrouv\u00e9 plus tard, en aucun conif\u00e8re, la moindre trace de ma r\u00e9v\u00e9lation, est-ce seulement parce que mon souvenir s'en est perturb\u00e9 au point de ne plus permettre la reconnaissance ? Ce n'est pas s\u00fbr. Car il est clair que l'identification conduisant \u00e0 la nomination, \u00e0 l'occasion d'un quelconque des essais de saveurs auxquels nous nous livrions sur toutes esp\u00e8ces v\u00e9g\u00e9tales, \u00e0 l'exception des quelques rares identifi\u00e9es apr\u00e8s avertissements de parents ou d'instituteurs comme dangereuses (\u00e0 tort ou \u00e0 raison : \u00e9tait-ce le cas des baies de l'if ? \u00e9tait-ce le cas de l' **Oranjeaunie** elle-m\u00eame, poison personnel, et secret imprudent ? Je ne le savais pas mais je gardai ce possible, cette menace, dans le jeu), l'identification reposait sur une imagination-souvenir de ce qu'\u00e9tait une orange. Et l'orange \u00e9tait un fruit qui avait totalement disparu de mon exp\u00e9rience gustative depuis, au plus tard, l'automne de 1940. La stabilit\u00e9 d'une telle m\u00e9moire des saveurs peut \u00eatre mise en doute.\n\nPlus pr\u00e9cis\u00e9ment, m\u00eame si mon identification d'une parent\u00e9 entre le go\u00fbt de la racine d'aiguille et l'agrume avait quelque chose de l\u00e9gitime, alors, il n'est pas du tout certain que cette parent\u00e9-l\u00e0 ait pu \u00eatre pr\u00e9serv\u00e9e, apr\u00e8s des ann\u00e9es, avec continuit\u00e9. En premier lieu parce qu'il m'aurait fallu, entre tous les essais de bouts d'aiguilles auxquels je me livrai assez syst\u00e9matiquement pour retrouver l' **Oranjeaunie** (surtout aux premiers moments du **Projet** et du **roman** , parce que je d\u00e9sirais lui donner un grand r\u00f4le), et c'\u00e9tait donc bien longtemps apr\u00e8s la fin de la guerre, s\u00e9parer de fa\u00e7on irr\u00e9futable cette affinit\u00e9 partielle, peut-\u00eatre \u00e0 l'origine d\u00e9j\u00e0 assez distante et fragile, entre \u00ab orange \u00bb et miette v\u00e9g\u00e9tale (dont la consistance, de toute fa\u00e7on, \u00e9tait tr\u00e8s \u00e9loign\u00e9e de celle d'un fruit), de cette autre, beaucoup plus \u00e9vidente, qu'entretiennent, dans l'\u00e2cret\u00e9, toutes les aiguilles de conif\u00e8res entre elles. De plus, je n'\u00e9tais pas pr\u00e9par\u00e9 \u00e0 faire ce genre d'exp\u00e9riences, n'ayant aucun entra\u00eenement au sens du go\u00fbt comme en ont, par exemple, les d\u00e9gustateurs de vins.\n\nEn second lieu parce que, quand je me suis avis\u00e9 de tenter, pour les besoins de la prose de roman et simultan\u00e9ment comme stimulus de compositions po\u00e9tiques, de retrouver l'arbre de l' **Oranjeaunie** , je me guidai tout naturellement sur l'exp\u00e9rience de l'orange-fruit, redevenu depuis longtemps abondant, et m\u00eame banal (je ne tiens pas compte, ici, de sa chute de qualit\u00e9 due \u00e0 la commercialisation quasi industrielle, dont j'ai pu constater, par contraste, l'ampleur quand nous avons, Alix et moi, rendu visite \u00e0 ses parents \u00e0 la No\u00ebl de 1981, en Tunisie o\u00f9 les avaient conduits les hasards administratifs de la diplomatie canadienne). Or l' **orange** introduite par effraction dans l' **Oranjeaunie** n'\u00e9tait, elle-m\u00eame, qu'une orange de m\u00e9moire, et, plus significativement encore, quand elle nous \u00e9tait pr\u00e9sent\u00e9e dans les r\u00e9cits de ma grand-m\u00e8re, un symbole. Elle \u00e9tait, majuscul\u00e9e, l' **Orange,** \u00e0 la fois le symbole de l'abondance perdue, celle de l'avant-guerre, et celui de l'abondance future esp\u00e9r\u00e9e dans la libert\u00e9, incarn\u00e9e par l'Am\u00e9rique (une Am\u00e9rique d'ailleurs elle-m\u00eame racont\u00e9e), o\u00f9 elle nous serait de nouveau offerte, fruit ruisselant de la paix, luxe aigu de la soif.\n\n **Dans chaque aiguille pr\u00e9cautionneusement tir\u00e9e de sa base r\u00e9sineuse, j'isolais le tout d\u00e9but tendre et p\u00e2le,** **cela** **, une \u00ab oranjeaunie \u00bb, et je le mordais, en prenant bien soin de ne pas empi\u00e9ter sur la partie verte et proprement conif\u00e9rienne dont l'\u00e2pret\u00e9 aurait enti\u00e8rement oblit\u00e9r\u00e9 l'essence subtile, \u00e9mouvante, l'\u00ab esprit \u00bb orang\u00e9 sur ma langue ; la moindre erreur \u00e9tait fatale, et je ne pouvais alors retrouver le go\u00fbt d'Oranjeaunie qu'apr\u00e8s m'\u00eatre d\u00e9barrass\u00e9 de celui, pas d\u00e9sagr\u00e9able mais diff\u00e9rent, trop puissant, tenace, de sapin** (j'\u00e9cris \u00ab sapin \u00bb par abus de langage, puisque il ne s'agit sans doute pas d'un sapin, mais la saveur est \u00e0 peu pr\u00e8s la m\u00eame dans toute cette famille v\u00e9g\u00e9tale).\n\nDu c\u00f4t\u00e9 de l'autre extr\u00e9mit\u00e9 de **l'Oranjeaunie** (en tant que r\u00e9el physique), de son immersion dans le corps de l'arbre, il y avait une autre substance \u00e0 \u00e9viter, la r\u00e9sine. La moindre trace de r\u00e9sine devait \u00eatre, dans l' **Oranjeaunie** , aussi imp\u00e9rativement absente que la moindre parcelle de vert v\u00e9g\u00e9tal. Car la r\u00e9sine n'\u00e9tait pas plus \u00ab orange \u00bb que le vert de l'aiguille, et son go\u00fbt pas moins dominateur. Or j'avais une attirance violente pour la r\u00e9sine. J'aurais voulu passionn\u00e9ment qu'elle f\u00fbt aussi comestible qu'\u00e9tait saisissante son odeur, transparent et lucide son surgissement naissant d'une blessure des branches, du tronc, \u00e9trange son durcissement-assombrissement en un ruisseau fig\u00e9, puis en gouttes de gomme brunes que je grattais de l'ongle sous l'\u00e9corce. Pourquoi ? parce que la famille des r\u00e9sines avait une parent\u00e9 de consistance, de luminosit\u00e9, d'\u00e9coulement lent r\u00e9ticent avec une autre denr\u00e9e pr\u00e9cieuse disparue aussi depuis les temps de l'abondance : le miel. Il y avait, en arri\u00e8re-plan de la parent\u00e9 **orange-Oranjeaunie** une autre assimilation, de m\u00eame nature \u00e9motionnelle, une \u00e9quation **r\u00e9sine = miel,** qui ajoutait \u00e0 son intensit\u00e9 m\u00e9taphorique. (Je ne dis pas du tout que cela avait jou\u00e9, de mani\u00e8re consciente, dans mon invention langagi\u00e8re. Je pense cette correspondance maintenant, \u00e9crivant.) (Si aucune exp\u00e9rience d'orange n'a \u00e9t\u00e9 contemporaine de mes recherches sur l' **Oranjeaunie,** j'ai eu, en revanche, une rencontre que je dirais extr\u00eame, avec le miel, dans le refuge d'espace-temps qu'entoure et symbolise le **Parc Sauvage.)**\n\nPlus tard, pendant les ann\u00e9es qui me parurent d'exil, \u00e0 Paris en 1945, \u00e0 Saint-Germain-en-Laye, puis de nouveau \u00e0 Paris, dans le XIXe arrondissement, c'est-\u00e0-dire avant que la notion m\u00eame d'exil ach\u00e8ve d'\u00eatre caduque, quand il fut clair qu'il n'y aurait jamais pour moi d'autre condition, qu'il n'y aurait donc pas de \u00ab retour d'exil \u00bb, le **Parc Sauvage** devint, par m\u00e9tonymie, le lieu de l'enfance. L' **Oranjeaunie,** alors, en m\u00eame temps qu'un tr\u00e9sor cach\u00e9, en fut le nom, le nom propre, le titre. Au d\u00e9but du **Projet** , j'avais pens\u00e9 \u00e0 prendre ce mot comme titre pour le livre de po\u00e8mes que j'ai achev\u00e9 et publi\u00e9 sous un autre (le \u00ab _livre dont le titre est le signe d'appartenance \u00bb)_. Mais j'h\u00e9sitai, penchant plut\u00f4t finalement pour son emploi dans une des parties du roman, **Le Grand Incendie de Londres** : je n'aurais pas, dans le roman, directement \u00e9lucid\u00e9 le mot. Il aurait fait partie des myst\u00e8res romanesques qui seraient n\u00e9s par la \u00ab chute \u00bb de ce qui devait \u00eatre l'\u00e9nigme constitutive du **Projet.** L'image de l' **Oranjeaunie** et l'image des fourmis dans l'all\u00e9e des ifs en route vers la masse obscure d'une porte (images qui devaient se trouver associ\u00e9es dans la constitution de ces myst\u00e8res) s'y seraient trouv\u00e9es toutes deux occuper les foyers d'une ellipse narrative, \u00e0 centre absent.\n\nPlus r\u00e9cemment, quand j'ai entrepris, ayant renonc\u00e9 au **Projet** et au roman, ce qui est maintenant ce commencement d'une for\u00eat interminable de pages que j'\u00e9cris, j'ai de nouveau \u00e9t\u00e9 tent\u00e9 de nommer **Oranjeaunie** une branche de mon livre, puis, abandonnant aussi cette id\u00e9e, un seul chapitre, ce chapitre. Mais je n'ai m\u00eame pas \u00e9t\u00e9 capable de maintenir cette intention. (Je laisse ici cette \u00ab impuissance \u00bb sans explication. Toutefois je me promets d'y rem\u00e9dier, comme d'habitude, plus tard (je ne suis pas avare de promesses narratives).)\n\n## 32 Ma vision passe sans explication ni transition aucune\n\nMa vision passe alors sans explication ni transition aucune de l' **Oranjeaunie** au **Vieux Bassin.** Elle franchit, mais tr\u00e8s difficilement toutefois (et uniquement \u00e0 l'aide de la d\u00e9signation : c'est un passage d\u00e9ductif de terme \u00e0 terme), un foss\u00e9 de pur oubli. C'est un passage qui est comme une esquive. Ce temps, sa r\u00e9sine, sa glu me r\u00e9sistent. Je sais (mais comment ?) que le **Vieux Bassin** se trouve au-del\u00e0 du fond du **Parc Sauvage,** et la g\u00e9om\u00e9trie naturelle du monde suppos\u00e9 euclidien m'enseigne qu'il devait se situer aussi en de\u00e7\u00e0 de la route descendante, celle qui conduisait \u00e0 Saint-Andr\u00e9-de-Roquelongue. Mais je le vois enti\u00e8rement isol\u00e9, sans qu'aucun de ses acc\u00e8s ait en apparence laiss\u00e9 en moi le plus modeste point de p\u00e9n\u00e9tration. Je n'arrive pas \u00e0 recomposer la moindre bribe d'un \u00ab entre-deux \u00bb. Le **Vieux Bassin** est un monde dans le monde du **Parc Sauvage** , mais autonome, comme plus \u00e9loign\u00e9 encore dans le temps que le parc lui-m\u00eame. En plus, je le vois de l'int\u00e9rieur. **Je suis** au fond du **Vieux Bassin** , depuis tr\u00e8s longtemps sans eau, puisque envahi d'une v\u00e9g\u00e9tation effervescente, sa ma\u00e7onnerie crev\u00e9e, ruin\u00e9e.\n\nOr la responsabilit\u00e9 de cette destruction m'appara\u00eet devoir \u00eatre enti\u00e8rement assum\u00e9e par les figuiers. **De grands figuiers sur les bords du bassin ; un figuier m\u00eame a pouss\u00e9 au fond, dans un coin** (si ma vision est exacte, cela signifie que le **Vieux Bassin** est depuis tr\u00e8s longtemps \u00e0 l'abandon). C'est l\u00e0 que l'instant p\u00e9r\u00e9nnis\u00e9 de l'image rejoint celui, non moins fig\u00e9 dans son illusoire identit\u00e9 \u00e9ternelle, du figuier de Saint-Jean-du-Var. **Des grands figuiers au bord du bassin br\u00fblant tombent les figues brunies de soleil, les figues resserr\u00e9es sur elles-m\u00eames autour du sucre et du soleil, les figues** **penn\u00e8ques** **de septembre.**\n\nEt la figue penn\u00e8que est l'aboutissement parfait du fruit. C'est l\u00e0 une v\u00e9rit\u00e9 que je re\u00e7us de mon p\u00e8re \u00e0 Toulon en 1942, une v\u00e9rit\u00e9 familiale donc, \u00e0 laquelle mon go\u00fbt adh\u00e9ra sans r\u00e9ticence, enti\u00e8rement et d\u00e9finitivement (j'ai abandonn\u00e9 bien des croyances, que je croyais raisonnables, pas celle-l\u00e0). Les figues penn\u00e8ques au fond du bassin de Sainte-Lucie, dans les Corbi\u00e8res, en septembre de 1943, constitu\u00e8rent la v\u00e9rification exp\u00e9rimentale de cette v\u00e9rit\u00e9. La figue est par excellence un fruit intransportable, presque ins\u00e9parable de l'arbre. On ne peut la plupart du temps le manger qu'imm\u00e9diatement cueilli. Rien n'est plus \u00e9loign\u00e9 du fruit r\u00e9el, rien n'est plus pitoyable qu'une \u00ab barquette \u00bb de figues offertes \u00e0 des na\u00effs sur un march\u00e9 parisien. Encore peut-on envisager (et cela se rencontre effectivement) de mettre de telles choses fades en vente (elles trouvent m\u00eame de malheureux acheteurs, qui ne se doutent de rien). Mais je n'ai jamais vu nulle part vendre de figues penn\u00e8ques. Il s'agit bien l\u00e0 d'une singularit\u00e9 irr\u00e9ductible (plus infranchissable encore que celle de la m\u00fbre de ronces, qui partage pourtant avec elle le trait de non-rentabilit\u00e9 (on \u00e9l\u00e8ve, on vend des m\u00fbres d'\u00e9levage, qui ont de la fadeur et surtout, symboliquement, poussent sur des ronces \u00ab sans \u00e9pines \u00bb !), qui \u00e0 mes yeux en fait un fruit symbole de la saveur intransmissible du pass\u00e9). (Le seul devenir parall\u00e8le de la figue est la figue s\u00e8che, qui constitue (comme l'est la datte telle que nous la connaissons) une mise en \u00ab herbier \u00bb de la saveur : brune comme la datte, \u00e0 m\u00eame distance qu'elle du fruit, de teinte grise-brune \u00e0 l'oppos\u00e9 de la figue vraie, \u00ab blanche \u00bb ou noire, tels le coquelicot noir ou le bleuet fan\u00e9 entre les pages d'un cahier. Mais la _penn\u00e9quisation_ est de beaucoup sup\u00e9rieure \u00e0 l'ass\u00e8chement, parce qu'elle conserve plus d'humidit\u00e9, et la consistance vivante du fruit, toujours fragile, mais plus fragile encore dans la proximit\u00e9 de la dissolution.)\n\n **Comme \u00e9chapp\u00e9s des larges feuilles vert sombre des figuiers, ou comme issus par g\u00e9n\u00e9ration spontan\u00e9e des crevasses du sol et des parois du Vieux Bassin, de grands l\u00e9zards vert violent, abasourdis de chaleur et de lumi\u00e8re, r\u00e9gnaient sans concurrence, m\u00eame pas effray\u00e9s par ma pr\u00e9sence, qui restait prudemment distante, \u00e0 cause de leur r\u00e9putation (peut-\u00eatre imm\u00e9rit\u00e9e) de combattants aux morsures redoutables ; l'un d'eux me regardait ; il me regardait, il me regarde, se secoue un peu de sa torpeur, et s'enfonce dans la t\u00e9n\u00e8bre ma\u00e7onni\u00e8re, ou dispara\u00eet vers le haut, vers la jungle de ronces, de gramin\u00e9es et de fenouils o\u00f9 se d\u00e9coupait le Vieux Bassin ; dans chaque fissure plus petite, l\u00e8vres minces dans la ma\u00e7onnerie, un r\u00e9giment de petits l\u00e9zards gris espi\u00e8gles et une cohorte de couleuvres ; aux bords des rides de fissures, les petits l\u00e9zards vifs et gris me regardaient, me regardent, la gorge palpitante, p\u00e2le, curieux. Les couleuvres glissent, chuintent.**\n\n **Parc Sauvage, Oranjeaunie, Vieux Bassin** , dessinent un triangle onomastique o\u00f9 chaque mot majuscule est \u00e0 fonction symbolique, presque all\u00e9gorique (\u00ab Vieux \u00bb dans Vieux Bassin n'est peut-\u00eatre m\u00eame pas un antonyme de \u00ab nouveau \u00bb, par exemple. Je n'identifie, dans le monde r\u00e9volu du Parc Sauvage, aucun autre bassin, aucun \u00ab nouveau bassin \u00bb ayant remplac\u00e9 celui-l\u00e0, pour r\u00e9serve d'eau et arrosage) : all\u00e9gorie de l'enfance, de l'enfance dans l'enfance, enfance absolue. Car tout ici est plus rare, plus parfait, et plus parfaitement pass\u00e9 qu'ailleurs : la \u00ab campagne \u00bb autour du **Parc Sauvage** (on nomme ainsi, dans l'Aude, ce qui ailleurs est dit \u00ab ferme \u00bb), la dur\u00e9e (quelques semaines en peu de s\u00e9jours, des vacances, que pour les besoins du r\u00e9cit, mais pas seulement, je condense ici en un seul, une fin d'\u00e9t\u00e9, un d\u00e9but d'automne), la surabondance ivre de libert\u00e9, de soleil (dans les Corbi\u00e8res encore presque inhabit\u00e9es : un contraste avec la ville), le grand myst\u00e8re aventureux de l'endroit.\n\nJ'avais peupl\u00e9 le **Vieux Bassin,** le territoire le plus secret du **Parc Sauvage,** plut\u00f4t que de la luxuriance totalement inimaginable dans le d\u00e9cor s\u00e9v\u00e8re des Corbi\u00e8res du _Livre de la Jungle_ de Kipling (il ne m'a jamais persuad\u00e9, avec ses boas et panth\u00e8res aux dimensions excessives, ses _bandarlogs_ bavards, et son ridicule et inepte enfant sauvage, Mowgli), du danger imaginaire des cobras (dont le r\u00f4le pouvait \u00eatre facilement tenu par les pourtant inoffensives et tr\u00e8s timides couleuvres), et de leur ennemi mortel, le h\u00e9ros d'une de mes nouvelles pr\u00e9f\u00e9r\u00e9es : _Rikki-Tikki-Tavvi_ (pour ce r\u00f4le j'avais choisi un grand l\u00e9zard vert \u00e0 l'allure d\u00e9cid\u00e9e, baptis\u00e9, au moyen d'une distorsion beaucoup plus grande, mangouste). Je faisais vivre le drame, jusqu'\u00e0 ce que l'exc\u00e8s de soleil et de figues me chasse, vers l'ombre des ifs, ou les raisins.\n\nSainte-Lucie avait d\u00fb \u00eatre ant\u00e9rieurement une propri\u00e9t\u00e9 plus vaste, mieux entretenue, plus riche. Le **Parc Sauvage,** et le **Vieux Bassin** \u00e9taient sans doute les vestiges d'un \u00ab jardin d'agr\u00e9ment \u00bb et de l'eau avait probablement autrefois rempli le bassin, aliment\u00e9e par un savant syst\u00e8me de captation des sources et pluies, des rigoles et des inclinaisons de dalles de pierre s\u00e8che dans les chemins y persuadant toutes les eaux de ruissellement (comme il en existait un peu partout, en Provence, en Catalogne, en Languedoc, avant les ruines successives et conjugu\u00e9es du d\u00e9peuplement rural, du tourisme et des \u00ab demeures secondaires \u00bb, ce cancer dans l'art de la m\u00e9moire des paysages). Il y avait aussi, s\u00e9par\u00e9e des autres par sa topographie (entre l'arri\u00e8re de la maison, le Parc et un petit bois de pins), une vigne de dimensions modestes mais enti\u00e8rement plant\u00e9e de ceps producteurs de raisins nobles, des raisins \u00e9lev\u00e9s non pour le vin, mais, selon l'expression consacr\u00e9e, pour la table. C'\u00e9tait, pour nous, **La Vigne** (\u00ab La \u00bb, article-adjectif, mieux, article-propre, troisi\u00e8me terme de mon invention linguistique, n\u00e9cessaire pour la \u00ab lecture \u00bb de la langue dans la po\u00e9sie).\n\nElle suffisait, presque seule, avec les figuiers, \u00e0 nous nourrir. Car, en dehors des tomates et de quelques autres fruits, quelle autre nourriture aurions-nous pu trouver en abondance que le raisin ? Il \u00e9tait notre sucre, nos vitamines. Il comblait l'insistante faim laiss\u00e9e par les \u00ab rations \u00bb insuffisantes, par les trop rares volailles, l'absence presque absolue de viande, le mauvais pain. **Tels des moineaux, telles des grives nous allions plonger nos visages sous les feuilles, cueillir, ou mordre \u00e0 m\u00eame les grappes, allonger nos jambes nues couleur de terre sur la terre s\u00e8che, br\u00fbl\u00e9e, des sillons entre les ceps, et manger, jusqu'\u00e0 plus soif, jusqu'\u00e0 l'ivresse, les raisins chauds, sucr\u00e9s, liquoreux, lourds ;**\n\n **triangle de couleurs des grappes : muscats ; muscats noirs, muscats blancs, aramons roux ; \u00ab olivettes \u00bb blanches presque vertes au go\u00fbt \u00e9nervant, accrocheur ; nouveaux** **jeux** **: \u00e9grener la grappe ; prendre tous les grains d'une lourde grappe dans les mains, les frotter de la poussi\u00e8re, les faire briller, billes, luire ; peler les grains un \u00e0 un avec soin, les \u00e9p\u00e9piner des dents sans d\u00e9truire la consistance du raisin, cracher les p\u00e9pins, laisser couler le jus sur la langue, avec une lenteur f\u00e9brile, une lenteur d'animal du d\u00e9sert, de gerboise, manger la chair, mais garder la peau de chaque grain dans un coin de la bouche, dans la joue, comme font les hamsters ; conserver dix, vingt, cinquante peaux de grains de raisin ; r\u00e9sister au d\u00e9sir, au besoin de les manger ; puis les manger d'un seul coup.** Enfin.\n\n## 33 Je suis rest\u00e9, dans cette description, enti\u00e8rement en dehors.\n\nJe suis rest\u00e9, dans cette description, uniquement attach\u00e9 \u00e0 quelques lieux, et enti\u00e8rement **en dehors.** Je ne suis pas entr\u00e9, par exemple, dans la maison. Je ne vois la maison, d'ailleurs, que dans un contexte hivernal, de froid relatif, parce que l'hiver m'y enfermait, parce que je ne pouvais pas, alors, faire autrement, par d\u00e9faut en somme. Je ne m'en souviens que comme partie d'un autre monde, qui n'est plus celui du **Parc Sauvage.** Comme si j'\u00e9tablissais spontan\u00e9ment, en retrouvant les ann\u00e9es, une cloison entre int\u00e9rieur et ext\u00e9rieur (parall\u00e8le \u00e0 celle qui existe dans la m\u00e9moire) qui bornerait aussi des pays saisonniers, aux communications rares.\n\nMais c'est, plus d\u00e9cisivement encore, qu'en fait mon souvenir est presque enti\u00e8rement enferm\u00e9 dans les quelques images que j'ai d\u00e9crites (et de tr\u00e8s rares autres dont je vais parler dans les prochains \u00ab moments \u00bb de ce chapitre). Elles sont intenses, mais fixes, mais quasiment isol\u00e9es, chacune d'elles strictement autonome, li\u00e9e seulement aux autres par un effort volontaire, actuel, de connexion narrative, non par les sauts in\u00e9vitables d'un cheminement spontan\u00e9 dans le labyrinthe des souvenirs.\n\nLe contraste est absolu avec l'image de la fleur de gel qui commence mon chapitre premier : l'image, dans ce cas, ne \u00ab reste pas en place \u00bb ; elle suscite une arborescence profuse d'autres visions, dont j'ai choisi de ne d\u00e9crire, alors, qu'une tr\u00e8s petite partie.\n\nPlus net encore est le contraste avec un territoire au moins superficiellement comparable, celui du jardin qui est le d\u00e9cor unique du chapitre 3. Le jardin n'a pas de nom \u00ab propre \u00bb, mais je peux le \u00ab voir \u00bb dans son ensemble (m\u00eame si cette vue est n\u00e9cessairement fictive, physiquement une impossibilit\u00e9). Je n'ai au contraire aucune vue g\u00e9n\u00e9rale du **Parc Sauvage** ; mais uniquement de sa lisi\u00e8re, des ifs...\n\nEst-ce parce que la totalit\u00e9 de ces souvenirs est rest\u00e9e enfouie sous leurs noms, **Parc Sauvage, Oranjeaunie...** ? simplement parce qu'ils avaient re\u00e7u des noms ? parce que l'attribution de noms les fixait, mais les isolait en m\u00eame temps les uns des autres ? et tranchait dans le mouvement continu qui, dans le jardin de la rue d'Assas ou dans ma chambre hivernale, par exemple, m'envoyait sans cesse \u00ab ailleurs \u00bb ?\n\nJe m'objecte aussit\u00f4t que dans le chapitre du jardin j'ai eu affaire aussi \u00e0 des noms, et surtout \u00e0 celui d'un jeu, **S'avancer-en-rampant** , qui appelle la vision du banc (vision \u00e0 la fois \u00ab aveugle \u00bb et voyante !). Mais la situation est diff\u00e9rente. Le nom du jeu n'est pas celui d'un endroit. Il suppose m\u00eame au contraire une multiplicit\u00e9 d'endroits, et une multiplicit\u00e9 de d\u00e9placements entre eux. La singularit\u00e9 du **Parc Sauvage** demeure.\n\nIl n'est pas impossible non plus, et ce serait en accord avec mon \u00ab hypoth\u00e8se \u00bb de l'affaiblissement, puis de la destruction-reconstruction des souvenirs par l'\u00e9vocation et encore plus par la fixation sur le papier, que je l'avais presque oblit\u00e9r\u00e9 d\u00e9j\u00e0 dans ma m\u00e9moire quand j'ai tent\u00e9, \u00e0 plusieurs reprises, de faire servir ces images au roman et aux po\u00e8mes du **Projet**. C'est cela qui a eu \u00e9galement pour effet d'effacer (ou de rendre momentan\u00e9ment inaccessibles, sans \u00ab s\u00e9same \u00bb) les autres images, voisines (peut-\u00eatre pas aussi nombreuses que dans le cas du jardin pour des raisons tenant aux dur\u00e9es in\u00e9gales des s\u00e9jours respectifs, mais certainement pr\u00e9sentes, et vari\u00e9es, \u00e0 l'origine), en rompant les liens d'association.\n\nIl reste cependant (en contradiction nette avec l'hypoth\u00e8se d'affaiblissement) que ces images sont rest\u00e9es tr\u00e8s fortes. Je peux supposer (position sceptique spontan\u00e9e) que cette intensit\u00e9 est illusoire, qu'elle tient \u00e0 l'intensit\u00e9 d'autres moments, ceux de la composition po\u00e9tique o\u00f9 l' **Oranjeaunie,** par exemple, autrefois, devait, magnifi\u00e9e, symbolique, iconique, appara\u00eetre. Je ne l'exclus pas.\n\nJe pr\u00e9f\u00e8re cependant une autre interpr\u00e9tation, qui est bien mieux en accord avec la direction g\u00e9n\u00e9rale de ce chapitre : que la force initiale de ces visions \u00e9tait tr\u00e8s grande ; qu'elles restent donc intenses encore aujourd'hui. Et j'y vois pour \u00ab preuve \u00bb l'intervention des sens, pour moi, rarement r\u00e9\u00e9vocables intacts dans le temps : le toucher, le go\u00fbt. Et la pr\u00e9sence vive des couleurs : couleurs propres.\n\n## 34 De la Rue d'Assas (Carcassonne) \u00e0 Sainte-Lucie\n\nDe la Rue d'Assas (Carcassonne) \u00e0 Sainte-Lucie (nom \u00ab public \u00bb de ce qui \u00e9tait pour moi, avant tout, le **Parc Sauvage** ), la distance par la route, \u00e0 v\u00e9lo, \u00e9tait d'une cinquantaine de kilom\u00e8tres. Faire le m\u00eame parcours par le m\u00eame moyen serait, aujourd'hui, un v\u00e9ritable supplice, et une exp\u00e9rience dangereuse, en tout cas pendant toute la premi\u00e8re partie du trajet qui suivait, par Tr\u00e8bes, Capendu, Barbaira, Moux, la \u00ab Nationale \u00bb (qui ensuite s'en va vers L\u00e9zignan-Corbi\u00e8res, et plus loin encore, Narbonne). On bifurquait sur la droite, on traversait Fabrezan (village natal de Charles Cros : l'Aude est un d\u00e9partement de po\u00e8tes : Reverdy (Narbonne), Anne-Marie Albiach (Moux)). C'\u00e9tait la plaine fluviale encore. Mais tr\u00e8s vite la route entrait dans les vraies Corbi\u00e8res, avec cons\u00e9quences imm\u00e9diates et perceptibles pour le cycliste : on montait.\n\nLes ann\u00e9es 40-45 furent des ann\u00e9es b\u00e9nies pour le v\u00e9lo. Les routes \u00e9taient presque enti\u00e8rement libres de voitures. Notre premi\u00e8re visite \u00e0 Sainte-Lucie eut lieu pendant les vacances scolaires de 1940 ou 1941. J'avais juste huit (ou neuf) ans, mais je trouvais naturel de faire ces quelques dizaines de kilom\u00e8tres sur les routes en d\u00e9pla\u00e7ant une machine plut\u00f4t rudimentaire (les \u00ab changements de vitesse \u00bb, par exemple, lui \u00e9taient inconnus. Je ne parle pas de son poids ! N'importe qui, aujourd'hui peut commander \u00e0 un v\u00e9lo \u00e0 peine plus lourd qu'un paquet de cigarettes, qui se met en mouvement, semble-t-il, sur une simple pouss\u00e9e du doigt et roule presque sans contribution aucune des muscles), pour un trajet \u00e0 peine plus long que celui que je parcourais parfois, en croisant et recroisant dans les all\u00e9es du jardin, rue d'Assas.\n\nIl y avait malgr\u00e9 tout, une fois entr\u00e9s vraiment dans les Corbi\u00e8res, quelques mont\u00e9es redoutables. Des moments d'arr\u00eat, de repos apr\u00e8s efforts intenses, peut-\u00eatre, m'en ont pr\u00e9serv\u00e9 trois visions, dans chaque cas peut-\u00eatre aussi le contraste brusque de leurs images avec le d\u00e9cor habituel et attendu au d\u00e9roulement de la route. Pour la premi\u00e8re certainement l'\u00e9tranget\u00e9, la sauvagerie de l'endroit. Sauvagerie qui a facilit\u00e9 l'annexion de cette image \u00e0 l'ensemble de celles, distantes de plusieurs kilom\u00e8tres selon la topographie r\u00e9elle, qui constituent la configuration dans ma m\u00e9moire de ce que j'ai nomm\u00e9 **Parc Sauvage**. L'\u00ab adjectif propre \u00bb, le sur-adjectif, **\u00ab Sauvage \u00bb,** unifie (l'oubli ayant englouti presque enti\u00e8rement les paysages interm\u00e9diaires de vignes, trop familiers), \u00ab raboute \u00bb ainsi des lieux \u00e9loign\u00e9s, supprime toute discontinuit\u00e9, impose un espace connexe de souvenirs, et une autre continuit\u00e9, une autre topologie (comme les jeux agissant sur celle du jardin).\n\nPremi\u00e8rement donc **un village, le nom d'un village : Villerouge-la-Cr\u00e9made ; un arr\u00eat de fin de matin\u00e9e sous un ciel couvert (raret\u00e9 d'un ciel bas dans les Corbi\u00e8res) presque froid ; quelques maisons ; partout l'argile ; argile rouge ; le rouge propre, rouge m\u00eame, vraie couleur ; quelques maisons en bord de route, en pente brusque ; le v\u00e9lo pos\u00e9 contre un muret, en haut de la c\u00f4te ; arr\u00eat, prolongement naturel de l'instant de suspension, \u00e0 vitesse nulle, avant l'ivresse de la descente, \u00e0 l'air abandonn\u00e9, ruin\u00e9, s\u00e9v\u00e8re, nullement paisible ; silence sans soulagement ; Villerouge la \u00ab br\u00fbl\u00e9e \u00bb ; priv\u00e9 de sa violente lumi\u00e8re ordinaire, d\u00e9sert, l'instant du pass\u00e9 semble d'apr\u00e8s incendie ; et rien ne le repeuplera.**\n\nJe l'ai, longtemps, mise au centre d'imaginations fictives \u00ab stevensoniennes \u00bb (le Stevenson s\u00e9v\u00e8re qui \u00e9crivit _Le Ma\u00eetre de Ballantrae_ , pas celui, plus s\u00e9duisant, de _L'\u00cele au tr\u00e9sor_ ), nourries du r\u00e9cit des grands bandits, Mandrin, Cartouche, Rocambole. _L'Auberge rouge_ , c'\u00e9tait l\u00e0 (j'en demande pardon \u00e0 ses honorables pacifiques vignerons habitants d'autrefois, et d'aujourd'hui, s'il en reste). Le rouge de Villerouge \u00e9tait un rouge sombre, sanglant, comme d'un sang vers\u00e9, ancien, bruni, comme l'argile venue d'une saign\u00e9e de la terre, dans l'orage, et p\u00e9trie et calcin\u00e9e pour en faire ces murs quasiment sans ouvertures, sans yeux bleus.\n\nJe m'\u00e9loigne encore et **je vois,** en une deuxi\u00e8me vision, **je ne sais quand ni par quel chemin, \u00e0 grande distance, depuis la hauteur, la mer (** **La Mer** **)** (avec article-adjectif, qui est son \u00ab article propre \u00bb, v\u00e9ritable m\u00eame cette fois) ; **comme une \u00ab \u00e9cume bleue \u00bb son scintillement lointain dans le soleil immat\u00e9riel, retrouv\u00e9, incessant.** La mer inaccessible, mais esp\u00e9r\u00e9e pour plus tard, \u00ab apr\u00e8s la guerre \u00bb **; je ne vois qu'une goutte** **\u00e9troite de mer, une goutte bougeante, petite, \u00e9cumeuse et bleue ; elle est \u00e0 peine une discontinuit\u00e9 scintillante dans l'oc\u00e9an de l'horizon, l'oc\u00e9an-ciel, presque imperceptible entre les rochers, les collines chutant l'une sur l'autre jusqu'\u00e0 l'impr\u00e9cision due \u00e0 l'air, \u00e0 l'air trop clair, au soleil-brume.** Le futur alors, la paix \u00e9taient ainsi.\n\nPaix enfin, paix absolue du troisi\u00e8me de ces moments, dans **l'abbaye de Fontfroide** dont je demeure encore, aujourd'hui, voyant : ces trois visions ont une communaut\u00e9 d'approche, le mouvement du v\u00e9lo dont l'allure n'est ni celle de la marche qui laisse trop de temps pour s'habituer, qui att\u00e9nue la surprise, ni l'exc\u00e8s de rapidit\u00e9 de l'automobile, instrument de la boulimie touristique aveugle, qui troue l'\u00e9toffe des paysages, d\u00e9chire les lieux de leurs abords (d'o\u00f9 quelque chose non d'une d\u00e9ception mais du sentiment d'un manque de transition quand pour la premi\u00e8re fois dans l'apr\u00e8s-guerre je repassai par Fontfroide, en route vers Agde, avec les Harnois, c'\u00e9tait l'\u00e9t\u00e9 de la mort de Staline, nous avons appris sur la route l'arrestation du sinistre Beria).\n\n **Oasis de fra\u00eecheur r\u00e9elle** , mais au moins autant suscit\u00e9e par le nom, par l'appel d'eau de \u00ab Font- \u00bb, qui est \u00ab fontaine \u00bb, et par l'offre d'une d\u00e9livrance de la canicule que promet \u00ab froide \u00bb, mot non \u00ab valise \u00bb mais de fusion, **Fontfroide ; fontaine de silence dans l'assourdissement des cigales, des criquets, des pneus de v\u00e9lo crissant de freins sur le chemin tournant, descendant, poussi\u00e9reux, dans la lumi\u00e8re poussi\u00e9reuse et bruyante d'ao\u00fbt ; ombres m\u00e9di\u00e9vales invisibles \u00e0 d\u00e9ambulation rectangulaire, ombres silencieuses prot\u00e9g\u00e9es par la pierre, par le tr\u00e9sor de l'eau nourrice de paix, par la pierre vertueuse protectrice des contemplations muettes.**\n\n **Et les murs entiers du quadrangle int\u00e9rieur, de l'espace g\u00e9om\u00e9trique r\u00e9serv\u00e9 \u00e0 la lente s\u00e9culaire circulation m\u00e9ditative \u00e9taient couverts de glycines ; un parfum invraisemblablement intense rayonnait de leurs grandes grappes bleues ; pas le bleu de la mer** tel qu'en ma deuxi\u00e8me vision, **un bleu plus clair ; ni le bleu un peu violet des iris, mais un bleu boucl\u00e9, l\u00e9ger et froid comme une eau sortie en mousse d'une bouche de fontaine (parfum comme charg\u00e9 du sucre enclos dans le nom mouvant de la plante qui rampait sur les murs, qui se faisait robe des murs, \u00e0 grappes d'un raisin de fleurs,** hors du pass\u00e9 glauque, **glycine).**\n\nJ'avais gard\u00e9 ces trois visions parce qu'elles faisaient partie \u00e9vidente du **Parc Sauvage,** parce qu'elles s'ajoutaient par la menace d\u00e9sol\u00e9e, terrible, ou bien l'espoir, ou l'enchantement, \u00e0 la d\u00e9couverte secr\u00e8te de l' **Oranjeaunie** (et chacune en \u00e9tait comme une face, un d\u00e9ploiement de possibles associ\u00e9s \u00e0 mon invention). Elles ont fait partie, je le vois, du monde, du mien mais, dirais-je, elles ont plus \u00e9t\u00e9 monde que le monde m\u00eame. Elles me pr\u00e9sentaient, m\u00eame si je ne le savais pas, tout ce que le monde tenait pour moi en r\u00e9serve de merveilleux, de rare et, ins\u00e9parablement, d'inqui\u00e9tant.\n\n## 35 Sainte-Lucie appartenait \u00e0 Camille Boer.\n\nSainte-Lucie appartenait \u00e0 Camille Boer. L'emploi de Camille, comme pr\u00e9nom masculin (c'est aussi le deuxi\u00e8me pr\u00e9nom de mon p\u00e8re) est, je crois, plut\u00f4t une caract\u00e9ristique m\u00e9ridionale en France, et dat\u00e9e. Je vois, dans sa \u00ab romanit\u00e9 \u00bb un des poteaux-fronti\u00e8res entre l'oc et l'o\u00efl, pas tellement que le nom soit si souvent donn\u00e9 aux filles, dans les pays au nord de la Loire, aujourd'hui (je ne l'ai jamais rencontr\u00e9 chez mes \u00e9tudiantes de Nanterre : je regarde toujours l'\u00e9volution g\u00e9n\u00e9rationnelle des pr\u00e9noms, ann\u00e9e par ann\u00e9e, en corrigeant mes copies de \u00ab partiels \u00bb), mais \u00e0 cause d'une d\u00e9licieuse chanson du XVIIIe si\u00e8cle, que j'ai apprise enfant (et je ressens le XVIIIe si\u00e8cle, je ne sais pourquoi, comme embl\u00e9matique de l'irr\u00e9ductible \u00e9tranget\u00e9 en moi du \u00ab fran\u00e7ais \u00bb) : \u00ab Camille, un jour \u00e0 son amant\/Qu'elle adorait \u00e0 la foli i i i yeu\/Donna un rendez-vous galant\/pour satisfaire son envi i i yeu\/... \u00bb\n\nEn fait, Camille Boer \u00e9tait catalan. Il avait, avant la guerre (la guerre d'Espagne), poss\u00e9d\u00e9 une petite industrie d'instruments orthop\u00e9diques (h\u00e9rit\u00e9e ?), et quelque fortune. Anarchiste, comme on croit que le sont volontiers les Catalans, m\u00eame quand ils ne le sont pas, il avait consacr\u00e9 la totalit\u00e9 de ses ressources catalanes \u00e0 financer l'achat d'avions de combat pour la R\u00e9publique, en pure perte d'ailleurs, \u00e0 cause de l'inf\u00e2me \u00ab non-intervention \u00bb qui les avait bloqu\u00e9s \u00e0 la fronti\u00e8re. Il racontait son entrevue avec L\u00e9on Blum, qui refusait obstin\u00e9ment de les laisser partir clandestinement, disant, d'apr\u00e8s lui \u00ab je ne peux pas ! je ne peux pas ! \u00bb, pleurant presque (et le r\u00e9publicain Boer racontait cette sc\u00e8ne avec indignation et m\u00e9pris, comme preuve d'une l\u00e2chet\u00e9 et veulerie invraisemblable chez un Premier ministre du Front populaire, r\u00e9cit qui me fit une impression d'autant plus forte que ce n'\u00e9tait pas, mais pas du tout son habitude de porter de tels jugements sur les \u00eatres humains (je n'en excepte m\u00eame pas les franquistes et les nazis, car il croyait \u00e0 l'humanit\u00e9 des humains, en g\u00e9n\u00e9ral)). En 1939, il s'\u00e9tait r\u00e9fugi\u00e9 de l'autre c\u00f4t\u00e9 de la fronti\u00e8re, dans cette \u00ab campagne \u00bb qui \u00e9tait \u00e0 lui par sa femme, Laurentine, une Narbonnaise. Il avait d'abondants cheveux blancs dans un visage tr\u00e8s brun, tr\u00e8s rond et il \u00e9tait donc grand-p\u00e8re, un grand-p\u00e8re jeune, enthousiaste. Nous l'appelions, comme ses petits-enfants, comme tout le monde parmi ses proches, Camillou.\n\nSainte-Lucie, je m'en rends compte en raisonnant mes souvenirs (l'existence m\u00eame du **Parc Sauvage,** du **Bassin,** de **La Vigne,** et l'ampleur des b\u00e2timents, l'\u00e9tendue des terrains plant\u00e9s en vignes, les dimensions de la cour centrale, le nombre des personnes qui travaillaient et logeaient sur place) avait \u00e9t\u00e9, et \u00e9tait encore une \u00ab grande propri\u00e9t\u00e9 \u00bb. Camillou y avait recueilli et y employait des ouvriers agricoles, pour la plupart catalans et anarchistes comme lui (les hommes petits, br\u00fbl\u00e9s, sauvages, leurs femmes ou amies petites, br\u00fbl\u00e9es, sauvages, \u00e0 la voix rauque, avec d'extraordinaires pr\u00e9noms bien peu anarchistes parfois : Concepcion, Esperanza, Incarnacion !), et il faut bien dire que la situation de \u00ab patron \u00bb ne lui convenait pas du tout, ni id\u00e9ologiquement, ni humainement, ni moralement, ni pratiquement. Mais dans les conditions pr\u00e9caires, autarciques et fam\u00e9liques de la guerre, l'arrangement \u00ab fonctionnait \u00bb tant bien que mal. (Et pour nous, enfants citadins livr\u00e9s \u00e0 cette bienheureuse atmosph\u00e8re, invraisemblablement bien.)\n\nSainte-Lucie ne surv\u00e9cut pas longtemps \u00e0 la Lib\u00e9ration. Camillou dut vendre, tenter sa chance dans de nouvelles \u00ab affaires \u00bb, o\u00f9 sa croyance jamais d\u00e9mentie, \u00ab rousseauiste \u00bb au sens banal du mot, en la bont\u00e9 intrins\u00e8que de la nature humaine, jusques et y compris (ce qui est plus difficile encore \u00e0 soutenir) et \u00e0 de tr\u00e8s rares exceptions (toujours les franquistes et nazis, et jamais individuellement) incarn\u00e9e en des \u00eatres humains r\u00e9ellement existants (comme on parlait, il y a encore peu d'ann\u00e9es, de \u00ab socialisme r\u00e9ellement existant \u00bb), lui valut d'innombrables et sans cesse renouvel\u00e9es d\u00e9sillusions. Il eut confiance en des mines de soufre (trop longtemps), en l'am\u00e9nagement du Languedoc (trop t\u00f4t) dont plus tard se fit gloire son \u00ab ami \u00bb Philippe Lamour. Il vivait alors \u00e0 Toulouse, venait parfois nous rendre visite \u00e0 Saint-Germain-en-Laye, o\u00f9 nous allions dans le jardin \u00e0 sa rencontre avec les cris d'une joie non feinte : \u00ab Camillou ! Camillou ! \u00bb Comment dire ? Si sa croyance au bien dans le monde peut para\u00eetre, sous l'\u00e9clairage de la raison, ind\u00e9fendable et na\u00efve, il y avait au moins un \u00eatre au monde pour la justifier par l'exemple : lui-m\u00eame. Il \u00e9tait bon.\n\nSa bont\u00e9 n'avait pas seulement le fondement th\u00e9orique d'une mise en conformit\u00e9 de sa vie avec sa pens\u00e9e. Elle coulait de source. La bont\u00e9 \u00e9tait en son \u00eatre, en chacune de ses attitudes, de ses comportements. Et cela \u00e9tait particuli\u00e8rement visible dans ses rapports avec les enfants. (Je me demande aujourd'hui, bien s\u00fbr, si l'aspect essentiellement b\u00e9n\u00e9fique d'une telle unit\u00e9 morale n'\u00e9tait pas en partie limit\u00e9 \u00e0 ses \u00e9changes avec l'enfance.) Les enfants l'adoraient : ses petits-enfants, d'abord, les fils de sa fille No\u00eblle, \u00ab petit Jean \u00bb et \u00ab les jumeaux \u00bb. Et nous, mes fr\u00e8res, ma s\u0153ur, et moi, bien s\u00fbr, d\u00e8s l'instant o\u00f9 nous l'avons connu. Son indulgence \u00e9tait tellement peu d\u00e9magogique que nul n'en abusait. Il \u00e9tait naturellement et sans h\u00e9sitation de plain-pied avec les enfants comme avec tout \u00eatre. Et les enfants s'approchaient de lui avec une confiance imm\u00e9diate, instinctive, animale.\n\nQuand il arrivait, revenait dans la voiture \u00e0 gazog\u00e8ne (l'invraisemblable ersatz de l'essence \u00ab r\u00e9quisitionn\u00e9e \u00bb), c'\u00e9tait imm\u00e9diatement la joie et la f\u00eate. Il arrivait avec des cadeaux, ou il arrivait sans cadeaux, mais la joie \u00e9tait toujours la m\u00eame, cris, rires, embrassades, danses. \u00c0 l'un de mes derniers s\u00e9jours \u00e0 Sainte-Lucie, en 44 vraisemblablement, il m'emmena un jour avec lui \u00e0 Narbonne. Nous sommes revenus avec des hu\u00eetres, d'incomparables hu\u00eetres, comme \u00e0 Saint-Jean-du-Var. Nous avons ouvert des hu\u00eetres dans l'immense salle \u00e0 manger froide, dans la lumi\u00e8re blanche de l'hiver.\n\nQuand la question du destin ultime de notre cane, Bacadette, se posa, quand il devint clair pour tous qu'il serait impossible, faim ou pas faim, de l'immoler (et quand par ailleurs, notre d\u00e9part de Carcassonne s'annon\u00e7ant, il apparut qu'il ne serait pas envisageable (nous l'envisagions tr\u00e8s bien, nous !) non plus de l'emmener avec toute la famille \u00e0 Paris), la solution se pr\u00e9senta d'elle-m\u00eame : Sainte-Lucie. Mon p\u00e8re prit son v\u00e9lo, mit Bacadette dans un panier sur le porte-bagages, nous embrass\u00e2mes avec ferveur, avec \u00e9motion, le bec, le cou, les palmes, les douces plumes du dos, le duvet du ventre, les grandes plumes du gouvernail arri\u00e8re de notre vieille amie, et elle partit pour sa retraite, parmi d'autres canards, canetons, poules et poulets, dindes et dindons, pintades et pintadeaux de ce refuge, o\u00f9 nous la laiss\u00e2mes aller en toute confiance, puisqu'elle s'y trouverait sous la protection de notre ami, en qui nous avions enti\u00e8re foi, Camillou. Un an plus tard, en effet, mon p\u00e8re rendant visite, toujours \u00e0 v\u00e9lo, \u00e0 ses amis Laurentine et Camille (aux derniers temps de leur s\u00e9jour), descendit de sa machine dans la cour devant l'entr\u00e9e de la maison, d\u00e9fit les pinces au bas de son pantalon, posa la bicyclette contre le mur et sentit un bec lui saisir la cheville, comme une petite pince : C'\u00e9tait Bacadette, accourue de la troupe des canards, qui le saluait ainsi.\n\nJ'arrive ainsi \u00e0 la derni\u00e8re image de ce chapitre, la derni\u00e8re qui s'attache, se fond dans le territoire \u00e0 la fois vrai et utopique du **Parc Sauvage** (qui est \u00e0 la fois lui-m\u00eame et par lui-m\u00eame une image concr\u00e8te, une, unique, mais aussi la mutiplicit\u00e9 des autres images que son nom appelle, qui ne se comprennent et ne se justifient que de lui. Je les \u00e9num\u00e8re encore, sept jusqu'ici (qui font huit) : L' **If aux Fourmis,** l' **Oranjeaunie,** le **Bassin, La Vigne, Villerouge-la-Cr\u00e9made, La Mer \u00e0 Leucate, Fontfroide).** Cette derni\u00e8re, ultime image, je la nomme aussi. Je la nomme : **Cingle**. Et voil\u00e0 achev\u00e9 un monde entier, construit de neuf images en tout et pour tout. J'en prends ici cong\u00e9.\n\nLe **Cingle** \u00e9tait une autre \u00ab campagne \u00bb des Corbi\u00e8res, dans un endroit plus lointain encore, plus sauvage si possible, plus \u00e9lev\u00e9, propri\u00e9t\u00e9 d'une amie des Boer, des terres que Camillou aidait \u00e0 cultiver. Je ne pourrais aujourd'hui la situer sur une carte (c'est peut-\u00eatre de l\u00e0, de ces hauteurs que j'ai vu, tr\u00e8s loin, cette goutte d'eau bleue \u00e9cumeuse que j'ai nomm\u00e9e **La Mer** , sans doute du c\u00f4t\u00e9 de Leucate). Avant d'entrer au **Cingle** nous avons long\u00e9, Camillou, mon p\u00e8re et moi, **un champ sem\u00e9 de plantes rugueuses \u00e0 fleurs bleues, mais d'un bleu humide, un bleu de montagne d\u00e9j\u00e0 ;** quel \u00e9tait le nom de cette plante ? bourrache. C'\u00e9tait de la bourrache que j'avais devant les yeux **; je voyais une pente livr\u00e9e \u00e0 la luzerne et \u00e0 la bourrache ; plante r\u00eache et raide ; r\u00eache et bleue.**\n\n **Nous sommes entr\u00e9s. Sur une table de bois, on m'a servi du miel dans une assiette, du miel comme je n'en avais jamais vu,** comme je n'en verrai jamais plus, **le miel du** **Cingle** **, liquide et transparent, intens\u00e9ment savoureux, glissant sur le disque de l'assiette inclin\u00e9e sans se plisser, sans se presser.**\n\n **Il y avait l\u00e0 aussi une petite fille blonde.**\n\n# CHAPITRE 5\n\n# Place Davila\n\n* * *\n\n## 36 La forme d'une ville\n\n\u00ab... la forme d'une ville\/Change plus vite, h\u00e9las, que le c\u0153ur d'un mortel\/... \u00bb Si le jardin de la rue d'Assas me reste prot\u00e9g\u00e9 int\u00e9rieurement, dans une relation d'identit\u00e9 profonde avec lui-m\u00eame entre ses murs, parce que je n'y aurai plus jamais acc\u00e8s (je ne p\u00e9n\u00e9trerai plus dans l'espace qu'il continue pourtant \u00e0 occuper, contemporainement (car la maison, et le jardin apparemment, existaient encore la derni\u00e8re fois que j'y suis pass\u00e9, il y a trois ans)), il n'en est pas de m\u00eame de la plupart des lieux publics carcassonnais. La **place Davila** porte toujours le m\u00eame nom, mais je me refuse \u00e0 le lui reconna\u00eetre. J'ai essay\u00e9, mais je n'ai pas pu. Ce n'est pas seulement de bouleversements horizontaux et verticaux qu'elle a souffert. Son individualit\u00e9 sonore, \u00ab g\u00e9nie \u00bb du lieu, a \u00e9t\u00e9 d\u00e9truite. Les quatre vents (le _cers_ surtout, leur \u00ab ma\u00efstre \u00bb, comme le mistral l'est des vents proven\u00e7aux (c'est \u00ab ma\u00eetre \u00bb que veut dire son nom)) ont beau s'y engouffrer de partout comme autrefois, du canal, des \u00ab all\u00e9es \u00bb, de la grille orthonorm\u00e9e des rues centrales, froisser l'air tel un \u00e9norme papier, leur voix d\u00e9su\u00e8te, pass\u00e9iste, pa\u00efenne, est couverte, ridiculis\u00e9e par la grosse pr\u00e9dication hyst\u00e9rique automobile. Ils ne s'entendent plus souffler. Et seule une esp\u00e9rance mill\u00e9nariste, que je n'ai pas, pourrait me laisser croire que \u00ab Le temps va ramener l'ordre des anciens jours \u00bb ou que \u00ab La terre a tressailli d'un souffle proph\u00e9tique \u00bb. Je passe sur le trottoir, je me bouche les yeux et les oreilles, je restitue un moment, contre la \u00ab m\u00e9taphore \u00bb des camions, les oracles de mes dieux anciens.\n\nC'est l\u00e0, au bord de la place, qu'ils r\u00e9gnaient. Il y avait un marchand de pommes de terre (entre autres denr\u00e9es ? Mais **je ne vois, aujourd'hui, que les sacs de jute brune, bistre, r\u00eache, sur un sol de terre battue.** Il y a vingt-cinq ans ma m\u00e9moire y engrangeait, aussi, des \u00e9pices. Une tramontane d'oubli, depuis, a souffl\u00e9 sur la cannelle, sur le safran). C'\u00e9tait la \u00ab maison \u00bb Gleize (disparue quelque temps apr\u00e8s la guerre. En 1967 le po\u00e8te des cypr\u00e8s, Jean Lebrau, de Moux, s'en souvenait). J'en avais fait, \u00e0 mon usage strictement personnel, un Had\u00e8s, au-del\u00e0 de ses portes invent\u00e9 un antre obscur peupl\u00e9 d'Esprits, de Formes, d'Id\u00e9es, d'Anges, d'Archontes (dirais-je aujourd'hui), mais qui \u00e9taient alors, plus simplement, plus purement, des Noms. Un souterrain communiquait par des voies fray\u00e9es, instaur\u00e9es de mani\u00e8re uniquement prescriptive, avec l'\u00e9tablissement de mon ami M. Dupuis, le tonnelier de la rue d'Assas. Je ne les ai identifi\u00e9s que tardivement comme \u00e9tant des Dieux (apr\u00e8s d\u00e9couverte livresque de l'Olympe). Mais Dieux ils \u00e9taient, sans aucun doute : dieux nominaux cependant, priv\u00e9s de tout sauf de l'\u00eatre, de la singularit\u00e9 et de la r\u00e9sidence, \u00e9tants d'un \u00ab \u00eatre-l\u00e0 \u00bb seulement, d\u00e9gag\u00e9s de toute intention b\u00e9n\u00e9fique ou mal\u00e9fique, sans pouvoirs, sans figures, ontologie, philog\u00e9nie, transcendance, essence. Sauf qu'ils \u00e9taient. Ils \u00e9taient, voil\u00e0 tout. S'il est un, ou des Dieux, je serais tent\u00e9 de ne r\u00e9clamer de Lui, d'eux, que cela.\n\nCertains de leurs Noms \u00e9taient secrets. Secrets, ils \u00e9taient impronon\u00e7ables, tant et si bien que je les ai oubli\u00e9s. Je les savais encore il y a dix ans. Je sais que je les savais encore il y a dix ans. Je pouvais les dire. Je me souviens de cela. Mais aujourd'hui leurs Noms, non, je ne les sais plus. Selon \u00c9l\u00e9azar de Worms, quand le nouveau-n\u00e9 vient au monde, son ange gardien lui flanque une baffe sur l'aile du nez, et il oublie tout : tout ce que son \u00e2me \u00e9ternelle \u00e9tait \u00e0 m\u00eame de savoir et dont il ne retrouvera ensuite, pendant son s\u00e9jour sur terre, par _anamn\u00e8se_ , que des bribes, des fragments, des lueurs. Et pourquoi l'ange se comporte-t-il ainsi ? parce que sans ce geste \u00ab compassionnel \u00bb l'enfant verrait ce qui l'attend ici-bas et il refuserait de souffler son premier souffle, de pousser son premier cri. Mais peut-\u00eatre faut-il supposer aussi qu'\u00e0 tout moment de naissance au cours de notre vie (de re-naissance apr\u00e8s quelque esp\u00e8ce de mort, en nous-m\u00eames, mort d'un espoir, de quelqu'un) notre ange gardien intervient \u00e0 nouveau, pour nous faire oublier un savoir de prescience qui rendrait le futur trop insupportable.\n\nIl y avait bien une vingtaine de ces dieux, mais il n'en est surv\u00e9cu qu'une demi-douzaine. Et un seul conserve quelque consistance. C'\u00e9tait le plus grand de tous (il y avait entre mes Noms divins une certaine hi\u00e9rarchie). Et c'\u00e9tait peut-\u00eatre un dieu chasseur : Son Nom \u00e9tait Garenne. Son Nom \u00e0 lui, je pouvais le prononcer (il semble que je ne m'en privais pas). Et lui-m\u00eame poss\u00e9dait des paroles, que pour simplifier (et sous l'influence \u00ab fenimorienne \u00bb du _Dernier des Mohicans_ ) j'assimilais \u00e0 des cris de guerre, mais qui \u00e9taient seulement un appel, une injonction \u00e0 des dieux inf\u00e9rieurs. Ainsi : \u00ab **Trou** goudou ! **Ma** nana ! **A** ganu ! **A** gana ! \u00bb (dans cet ordre). (Je marque les syllabes initiales de ce qui \u00e9tait donc un t\u00e9tram\u00e8tre dactylique, mais composant aussi un alexandrin \u00e0 rime int\u00e9rieure, ou deux hexasyllabes rimants, conjonction harmonieuse et spontan\u00e9e de la m\u00e9trique fran\u00e7aise et du paganisme grec.)\n\nPour mon entr\u00e9e au s\u00e9jour des dieux (dont le nectar devait \u00eatre la douce \u00ab patate \u00bb, si rare alors), je leur fournissais (par t\u00e9l\u00e9pathie) un mot de passe : \u00ab Gl\u00e8zundown \u00bb (je m'efforce de noter le son de ce que j'\u00ab image \u00bb dans mon souvenir, et cela implique un net \u00ab anglicisme \u00bb phonique, qui laisse entrevoir le s\u00e9jour g\u00e9ographiquement vraisemblable de ces \u00ab Champs-\u00e9lys\u00e9ens \u00bb : l'\u00eele Angleterre, m\u00e8re de la R\u00e9sistance \u00e0 Hitler. Mais je ne l'avais pas, alors, reconnu ainsi, encore moins d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment cr\u00e9\u00e9 cette association).\n\n\u00c0 la fin de l'\u00e2ge des contes, dit \u00e2ge mythique, j'ai donn\u00e9 \u00e0 mes dieux une langue, le P\u00e9ruviaque. C'\u00e9tait une langue dont la morphologie souffrait d'une hypertrophie formelle de la flexion des substantifs et adjectifs. Les \u00ab cas \u00bb s'y multipliaient comme des petits pains, et il y avait au moins neuf d\u00e9clinaisons ! En revanche le syst\u00e8me du verbe y \u00e9tait assez peu imaginatif, souffrant sans doute de venir, dans l'expos\u00e9 syst\u00e9matique de \u00ab grammaire p\u00e9ruviaque \u00bb que j'entrepris un peu avant de quitter Carcassonne et qui resta tristement inachev\u00e9, apr\u00e8s le nom et l'adjectif dans l'ordre raisonn\u00e9 des \u00ab mati\u00e8res \u00bb (il fut priv\u00e9 en outre de son pendant indispensable et annonc\u00e9 comme tel dans mon cahier, l' _\u00e9pitom\u00e9_ des textes fondamentaux de la litt\u00e9rature d'inspiration divine, tant en po\u00e8mes qu'en r\u00e9cits mythiques (n'a surv\u00e9cu qu'un fragment d'une \u00ab Gen\u00e8se \u00bb plus cosmogonique, h\u00e9siodique, \u00e9num\u00e9rative que biblique, et largement incompr\u00e9hensible, car le lexique associ\u00e9 a disparu)).\n\nDe l'autre c\u00f4t\u00e9 de la place vivait quelqu'un, qui \u00e9tait jeune homme quand j'\u00e9tais enfant, que je n'ai pas rencontr\u00e9 souvent, qui avait quelque lien de parent\u00e9 (disparu de ma t\u00eate) avec quelqu'un qui nous \u00e9tait proche (je ne sais plus qui), que j'ai oubli\u00e9 et que je ne reconna\u00eetrais pas. Mais je me souviens de son nom. Il s'appelait Prudent Padieu. Il me para\u00eet aujourd'hui difficile d'imaginer que ce nom, que j'ai retenu, n'a pas jou\u00e9 d\u00e9cisivement dans la r\u00e9v\u00e9lation des pr\u00e9sences divines de l'autre c\u00f4t\u00e9, dans le temple des pommes de terre, situ\u00e9 l\u00e0 o\u00f9 n'habitait pas la famille Padieu. Puisque du \u00ab c\u00f4t\u00e9 Gleize \u00bb ne se trouvait pas Padieu, je ne peux \u00e9viter d'en d\u00e9duire aussit\u00f4t, avec toute l'irresponsabilit\u00e9 dans le maniement des d\u00e9monstrations que je m'autorise de l'int\u00e9rieur de l'activit\u00e9 narrative (ici plus proche du conte que du roman) \u00e0 ma prescience enfantine de la logique intuitionniste : je n'aurais donc pas cherch\u00e9 la Voie de la Double N\u00e9gation si je ne l'avais pas d\u00e9j\u00e0, autrefois, trouv\u00e9e !\n\n **Je vois la place Davila. Je ne vois aucun v\u00e9hicule sur la place. Seuls les vents, le soleil, le vent, le soleil, le vent. Je me tiens debout, sous le soleil, entour\u00e9 de vent, pris dans l'enveloppe du vent. Les portes de la \u00ab maison \u00bb Gleize sont ouvertes. De cette bouche d'ombre sort l'odeur du s\u00e9jour des dieux, une odeur de terre et de pommes, s'\u00e9chappe la couleur de t\u00e9n\u00e8bre, et la parole des dieux, qui toujours parlent d'ombre, de t\u00e9n\u00e8bre, d'oubli.**\n\n **\u00ab** **Trou** **goudou !** **Ma** **nana !** **A** **ganu !** **A** **gana ! \u00bb**\n\nJ'en fis (qu'en faire d'autre ?) un po\u00e8me (1963)\n\nSur la place vivait\n\no\u00f9 ? Prudent qu'emport\u00e8rent\n\nvers les pommes de terre (?)\n\nses dieux moi j'esquivais\n\nles grands tambours crev\u00e9s\n\n(car vingt vents les heurt\u00e8rent)\n\nplume ! un hiver de guerre\n\no\u00f9 ? vaguant je r\u00eavais\n\ndissipant buissonneur\n\nplus aux ronciers qu'aux heures\n\nplus qu'aux bancs aux prunelles !\n\nle ciel v\u00e9lin vola\n\nvers tes murs de cannelle\n\n\u00f4 place Davila !\n\n(J'ai rassembl\u00e9 en ce \u00ab moment de prose \u00bb de quoi \u00ab \u00e9claircir \u00bb ce sonnet de mon premier livre (ou l'obscurcir d\u00e9finitivement).)\n\n## 37 La place Davila \u00e9tait la station centrale d'un trajet mille fois fray\u00e9\n\nOr la place Davila \u00e9tait la station centrale d'un trajet mille fois fray\u00e9 par la marche dans la ville, ponctu\u00e9 de tels lieux m\u00e9moriels, d'o\u00f9 viennent aujourd'hui les ondes mn\u00e9moniques que je capte pour la description. (L'expression \u00ab onde mn\u00e9monique \u00bb est d'Aby Warburg, pour caract\u00e9riser les foyers iconologiques d\u00e9couverts par lui (en eux les ondes se concentrent), protecteurs de la survivance des dieux antiques. Il les avait assembl\u00e9s en quelque \u00ab mille et trois \u00bb images rayonnantes, sur une grande toile noire, cl\u00e9s de cette biblioth\u00e8que de m\u00e9moire rest\u00e9e \u00e0 jamais inachev\u00e9e, \u00e0 la fois personnelle et collective, qu'il nommait **Mn\u00e9mosyne.** )\n\n\u00c0 un bout la porte d'entr\u00e9e de notre maison, \u00e0 l'autre la librairie Breithaupt, rue de la Gare, temple de la lecture, sanctuaire dispensateur de livres (je les lisais pendant le trajet du retour). En sortant, \u00e0 droite le long du mur du jardin, puis \u00e0 gauche dans la rue d'Assas (bord\u00e9e de la caserne), j'arrivais \u00e0 ma premi\u00e8re station, le palais du tonneau. M. Dupuis, le tonnelier, \u00e9tait mon ami. Je dirai d'abord ceci de son nom : que je n'en ai jamais su l'orthographe, ne l'ayant recueilli que par voie orale, et ne m'\u00e9tant jamais occup\u00e9 de l'\u00e9crire avant aujourd'hui. Peut-\u00eatre \u00e9tait-ce Dupuy, ou quelque autre variante. Mais l'association la plus imm\u00e9diate que suscitent ces deux syllabes est : \u00ab du puits \u00bb. Comme le puits du jardin, comme la maison des pommes de terre sur la place, la tonnellerie Dupuis \u00e9tait une porte s'ouvrant sur le territoire obscur et bachique des dieux, dont il \u00e9tait quelque chose comme le Vulcain bonhomme, l'H\u00e9pha\u00efstos inoffensif.\n\nIl \u00e9tait de taille r\u00e9duite, peu bavard, de bonne humeur, rond par ressemblance naturelle, par imitation inconsciente, par assimilation (\u00e0 mes yeux), le visage rougi int\u00e9rieurement et ext\u00e9rieurement par l'\u00e9l\u00e9ment vineux. Nous n'\u00e9changions jamais beaucoup plus de quatre mots. Mais il \u00e9tait mon ami, parce qu'il me laissait regarder, silencieusement, les op\u00e9rations tonneli\u00e8res, dont l'importance ne m'\u00e9chappait pas (l'Aude est un d\u00e9partement viticole). Tous les enfants de notre rue et des rues voisines avaient droit \u00e0 cette m\u00eame faveur, et il y en avait toujours une demi-douzaine agglutin\u00e9s devant son autel. Entre ses mains les formes des tonneaux se d\u00e9faisaient, se reconstituaient, se construisaient, r\u00e9v\u00e9lant et enrichissant sans cesse l'Id\u00e9e de Tonneau qui ne se confond avec aucun tonneau concret, mais les transcende tous.\n\nCe que j'aimais le plus, c'\u00e9tait les soins qu'il apportait \u00e0 un tonneau vivant, mais malade. La bonde encore humide retir\u00e9e, l'odeur sombre, rouge sombre, autobiographique et adulte du tonneau se r\u00e9pandait dans la p\u00e9nombre, un esprit de vin, une \u00e2me. M. Dupuis desserrait lentement, avec d'infinies pr\u00e9cautions mais autorit\u00e9, les ceintures de fer, le grand cercle \u00e9quatorial, les moindres cercles tropicaux, les inspectait pour d\u00e9celer la rouille, la f\u00ealure, l'imperfection cong\u00e9nitale. Les lames de bois constitutives du corps du tonneau se s\u00e9paraient alors, s'\u00e9vadaient de leur conjointure aussi forc\u00e9e, compress\u00e9e que la poitrine d'une \u00ab beaut\u00e9 \u00bb 1900 dans un corset, et gisaient \u00e9parses sur le sol de terre imbib\u00e9e de vin (libation divine), telles les tranches d'une orange pel\u00e9e, puis d\u00e9faite sur une assiette.\n\nUn instant, avant qu'il s\u00e9pare les divers membres de ce corps pour inspection et \u00e9valuation, la forme restait implicitement inscrite dans les constituants, avec son syst\u00e8me de coordonn\u00e9es curvilignes, l'\u0153il mental supposant la transformation topologiquement r\u00e9versible et rhabillant, de ses v\u00eatements tomb\u00e9s (comme ceux laiss\u00e9s aux pieds de la beaut\u00e9 1900 l\u00e9ch\u00e9e rose dans les cartes postales \u00e9rotiques), la nudit\u00e9 de la masse absente du vin. Sous le m\u00e9tal, une tache laide devenue visible r\u00e9v\u00e9lait la morsure d'une d\u00e9composition fongique. Il hochait la t\u00eate, hippocratiquement. La courbure interne des m\u00e9ridiens de bois montrait la couleur vineuse, trace du gonflement intime par le liquide qui maintient l'\u00e9tanch\u00e9it\u00e9 du tonneau, invention celte.\n\nLa rue \u00e9tait en pente et le caniveau-ruisseau n'\u00e9tait presque jamais \u00e0 sec, apportant, les jours de pluie, un affluent d'eau rougie aux fleuves sableux et boueux qui d\u00e9valaient torrentiellement vers le carrefour pour contribuer enfin, beaucoup plus loin, au d\u00e9bit de la rivi\u00e8re vraie, l'Aude. J'\u00e9tais particuli\u00e8rement attentif \u00e0 la r\u00e9sistance \u00e0 l'assimilation du ruisseau, rendue perceptible par ce \u00ab marqueur \u00bb qu'\u00e9tait le vin. Oblig\u00e9 par l'action conjugu\u00e9e de la gravit\u00e9 et des services de la voierie de se m\u00ealer aux eaux dominantes d'une rue plus puissante (une avenue m\u00eame), il refusait le plus longtemps possible d'abandonner son identit\u00e9, gardant quelque temps son autonomie de veine rouge avant de se dissoudre d\u00e9finitivement dans le flot sans retour. Je sympathisais avec son effort et je disposais parfois des obstacles (des b\u00e2tons, des cailloux, mon soulier m\u00eame) au confluent des deux branches, infl\u00e9chissant leur cours, et prolongeant ainsi de quelques m\u00e8tres son souvenir color\u00e9. Puis je revenais en arri\u00e8re car ce n'\u00e9tait pas mon chemin.\n\nEn bas de la rue je tournais \u00e0 droite, dans la plus grande rue montante puis, face \u00e0 la grille de la caserne, ou \u00e0 peu pr\u00e8s, de nouveau \u00e0 gauche, apr\u00e8s l'\u00e9picerie Agrifoul, dans la rue Dugommier. De la caserne, apr\u00e8s l'Occupation, \u00e0 la fin de 1942, de la zone dite \u00ab libre \u00bb, sortaient r\u00e9guli\u00e8rement, au chant de \u00ab A ! i ! a ! o ! \u00bb, des compagnies verd\u00e2tres de soldats allemands \u00e0 l'exercice. Ils s'en allaient vers le bas, comme les eaux de la pluie, vers quelque champ de man\u0153uvre en dehors de la ville. C'\u00e9taient des Allemands, des ennemis donc, je le savais, et je savais aussi qu'un jour ils ne seraient plus l\u00e0. Je ne leur pr\u00eatais gu\u00e8re d'attention.\n\nDans la rue Dugommier habitaient, avec leur m\u00e8re, Tante Jeanne, nos trois cousins : Jean Molino (\u00ab Jeannot \u00bb, mon a\u00een\u00e9 d'un an), Juliette, ma quasi-contemporaine, et Pierre, qui avait \u00e0 peu pr\u00e8s l'\u00e2ge de Denise, ma s\u0153ur (\u00ab Pierrot Molino \u00bb, disions-nous, pour le distinguer de mon fr\u00e8re, dont le pr\u00e9nom est Pierre \u00e9galement). Nous parcourions souvent ce court trajet, dans les deux sens.\n\nJe me d\u00e9place mentalement tout au long de cet itin\u00e9raire, de point d'arr\u00eat \u00e0 point d'arr\u00eat : la porte d'entr\u00e9e, le tonnelier, le coin au bas de la rue d'Assas (les ruisseaux), l'\u00e9picerie, le 20 de la rue Dugommier, et je le reconnais contin\u00fbment, particuli\u00e8rement en surface, \u00e0 ras du sol, comme si je marchais les yeux baiss\u00e9s, pour ramasser un papier, une brindille, un sou. Il est vrai que le plus souvent possible j'allais pieds nus (enlevant, au besoin mes souliers en chemin pour les remettre au moment d'entrer dans les r\u00e9gions surveill\u00e9es et civilis\u00e9es (c'est la m\u00eame chose) de l'\u00e9cole, du lyc\u00e9e). La \u00ab texture \u00bb du sol, alors, est de premi\u00e8re importance. Il faut reconna\u00eetre et \u00e9viter :\n\n\u2013 les r\u00e9gions r\u00e9cemment sem\u00e9es de petit gravier,\n\n\u2013 les \u00e9tendues de goudron mou et br\u00fblant,\n\n\u2013 les flaques de boue.\n\nAu contraire rechercher les passages de terre meuble, de sable, les longues plaques de rev\u00eatement propre, les dalles d'ombre, fra\u00eeches, les tapis d'aiguilles tendres sous les pins, les touffes d'herbe qui essuient, les fontaines. J'ai emport\u00e9 ma patrie d'enfance \u00e0 la semelle, non de mes souliers, mais de la corne qui aguerrissait la plante de mes pieds.\n\n## 38 Cet au-del\u00e0 \u00e9tait un s\u00e9jour de dieux sans ombres,\n\nJ'ai d\u00e9crit deux portes de l'au-del\u00e0 (et ce faisant identifi\u00e9 telle une troisi\u00e8me, le puits du jardin derri\u00e8re le banc), mais cet au-del\u00e0 \u00e9tait un s\u00e9jour de dieux sans ombres, de divinit\u00e9s sans foudre, sans miracles, sans culte. Elles n'avaient pas figure humaine. Je ne les avais pas invent\u00e9es ou d\u00e9couvertes \u00e0 mon image, \u00e0 l'image de personnes, de personne. Elles n'avaient pas d'ic\u00f4nes, ni aucun territoire sp\u00e9cifique dans le gouvernement des forces naturelles (quand j'ai connu l'Olympe j'ai \u00e9t\u00e9 incapable de la moindre transposition, fonction par fonction, \u00e0 mon \u00e9quipe de Dieux. Les miens \u00e9taient plut\u00f4t \u00ab tout-terrain \u00bb ou, mieux m\u00eame, n'avaient pas de terrain propre du tout). Dieux et d\u00e9esses ne poss\u00e9daient que des noms, une langue, des cris. Ils n'avaient pas affaire avec la mort. Car je n'avais pas affaire personnelle avec la mort, qui, pourtant, \u00e9tait omnipr\u00e9sente : dans les conversations des hommes, dans les voix venues d'outre-Manche, volets et portes ferm\u00e9s pour qu'elles ne s'\u00e9chappent pas vers l'ext\u00e9rieur (\u00ab D\u00e9fense passive \u00bb contre la propagande allemande), entre les lignes des journaux aux dimensions rabougries, \u00e0 la langue mensong\u00e8re, morte, entre les mains des soldats \u00e0 l'exercice que je croisais, chantant, sur ma route de lyc\u00e9en. Pourtant c'est l\u00e0, sur la place, que je l'ai rencontr\u00e9e : une mort civile, non guerri\u00e8re, une mort semblable aux morts ordinaires de l'avant-guerre, ou de l'apr\u00e8s.\n\nAu bout de la rue Dugommier je tournais de nouveau \u00e0 droite, d\u00e9passais la pharmacie Picolo, et tout au bout \u00e9tait la place, qui recevait avenues et vents de tous les c\u00f4t\u00e9s. Elle se tournait un peu pour les accueillir, se penchait, et \u00e0 l'extr\u00e9mit\u00e9 basse s'ouvrait sur la rue de Verdun, \u00e9troite, qui \u00e9tait celle du lyc\u00e9e. C'\u00e9tait un jour d'hiver tr\u00e8s froid, de l'hiver le plus froid de la guerre, qui fut si dur. C'\u00e9tait le matin, avant le d\u00e9but des classes, et **la place \u00e9tait quasiment vide dans le jour brumeux de froid, \u00e0 peine commen\u00e7ant, les r\u00e9verb\u00e8res encore allum\u00e9s ; presque vide car j'\u00e9tais, comme toujours dans ma vie, en avance, et plus encore en avance que d'habitude \u00e0 cause du gel ; et j'avan\u00e7ais prudemment sur le sol glissant d'une eau de pluie ancienne devenue glace, en \u00e9tendues menteuses recouvertes de poussi\u00e8res, de graviers, ray\u00e9es de pas, bleues, solides, mais fausses.**\n\n **Contre le mur nu \u00e0 droite de la premi\u00e8re maison de la rue il y avait une \u00e9chelle, et sur l'\u00e9chelle deux hommes, des couvreurs de toit, qui montaient ; j'ai vu alors l'\u00e9chelle bouger lentement, j'ai vu le haut de l'\u00e9chelle glisser lat\u00e9ralement contre le haut du mur, et ils sont tomb\u00e9s ; celui qui \u00e9tait le plus bas sur l'\u00e9chelle, \u00e0 mi-hauteur, s'est relev\u00e9, puis est retomb\u00e9 d'un coup, puis s'est assis en se tenant la jambe droite ; mais celui qui \u00e9tait le plus haut est tomb\u00e9 en arri\u00e8re, quatre, cinq m\u00e8tres devant moi ; il est tomb\u00e9 en arri\u00e8re sur le sol gel\u00e9 (** **il tombe en arri\u00e8re sur le sol gel\u00e9, je le vois** **), il a comme boug\u00e9, trembl\u00e9, et j'ai vu, et je vois, ses yeux devenir vagues, brumeux, gel\u00e9s ; un homme, un passant \u00e0 bicyclette \u00e9tait arriv\u00e9 sur la place presque en m\u00eame temps que moi, il s'est pr\u00e9cipit\u00e9 vers eux, il m'a cri\u00e9 de rester l\u00e0, de l'attendre et il est parti en courant dans la rue ; le bless\u00e9 \u00e9tait toujours assis, et r\u00e9p\u00e9tait \u00ab oh la la, oh la la \u00bb ; ensuite d'autres passants se sont arr\u00eat\u00e9s, d'autres gens sont venus, et je suis parti.**\n\nJ'ai vu la mort, si voir mourir un vivant est voir la mort, mais je ne me le suis dit que plus tard, ailleurs, quand je l'ai reconnue. Personne, alors, sur la place Davila glaciaire, ni le premier passant \u00e0 bicyclette, ni son compagnon bless\u00e9, ni ceux qui sont venus au secours, avec des brancards, personne n'a dit, ne m'a dit, \u00ab il est mort \u00bb, \u00ab la mort est venue et elle avait ces yeux \u00bb. Mais je l'ai su. Et je ne l'ai plus oubli\u00e9.\n\nEt voil\u00e0 que par une co\u00efncidence \u00ab g\u00e9ographique \u00bb, que la m\u00e9moire rend aussi temporelle, j'associe \u00e0 cette chute mortelle en silence (ils sont tomb\u00e9s, **ils retombent dans ma t\u00eate, en silence, sur le sol gel\u00e9** ) une vision. C'est une vision plus tardive (1944) que je dirai \u00ab notoire \u00bb, car je l'ai partag\u00e9e sans doute avec des centaines de milliers d'autres, peut-\u00eatre des millions. Aragon en a fait un po\u00e8me, et de ce po\u00e8me on a fait une chanson. Sur un mur de la place on avait coll\u00e9 cette affiche inf\u00e2me, l'Affiche rouge, o\u00f9 des visages de \u00ab terroristes \u00bb aux noms inhabituels pour les provinces \u00e9taient projet\u00e9s aux regards des passants avec haine, avec violence, pour une intimidation. J'ai vu, comme les autres, cette affiche, et si je lui ai donn\u00e9 un sens, c'est celui que, s'arr\u00eatant avec moi devant elle, mon p\u00e8re lui a donn\u00e9 pour moi. Je n'en ai pas retenu les termes mais je n'ai pas oubli\u00e9 son expression.\n\nIl y a peu d'ann\u00e9es (en 1987 il me semble) j'ai particip\u00e9, \u00e0 Milan, au nom de l'Oulipo, \u00e0 un hommage \u00e0 l'un de ses membres, Italo Calvino. L'occasion en \u00e9tait la publication, h\u00e9las posthume, de la traduction italienne du \u00ab Chant du styr\u00e8ne \u00bb de Raymond Queneau, po\u00e8me \u00e0 la gloire de la chimie, dont Calvino avait fait, en accord avec l'inspiration \u00ab Renaissance \u00bb du texte, une _canzone_. Ce jour-l\u00e0, pour la premi\u00e8re et derni\u00e8re fois, j'ai rencontr\u00e9 Primo Levi.\n\nJe parle ici de Primo Levi parce que le \u00ab moment \u00bb de cette rencontre, et la forte impression qu'elle m'a laiss\u00e9e se sont pr\u00e9sent\u00e9s on ne peut plus naturellement \u00e0 mon esprit quand ma m\u00e9moire, et mes doigts lui ob\u00e9issant sur le clavier, ont r\u00e9uni brusquement ces deux visions irr\u00e9ductibles de la mort, l'une concr\u00e8te et \u00ab apolitique \u00bb, celle du couvreur pr\u00e9cipit\u00e9 sur le sol gel\u00e9 par le hasard sans responsabilit\u00e9 d'une chute, et l'autre, abstraite et politique au plus haut point des r\u00e9sistants antinazis et \u00ab apatrides \u00bb sur l'affiche placard\u00e9e aux murs de la place Davila. Spontan\u00e9ment, le nom de Primo Levi est venu \u00e9tablir un autre lien que celui de la quasi-co\u00efncidence temporelle et spatiale entre ces deux visions. Je n'ai pas eu de mal \u00e0 retrouver lequel.\n\nCar Primo Levi, le chimiste, n'est pas seulement celui qui, avec Robert Antelme et Fran\u00e7ois Le Lionnais, m'a donn\u00e9 le moyen du peu de compr\u00e9hension que j'ai pu acqu\u00e9rir, depuis ma douzi\u00e8me ann\u00e9e, de l'incompr\u00e9hensible horreur des \u00ab camps \u00bb nazis et de cette sorte d'esp\u00e9rance collective, limit\u00e9e, fragile, mais r\u00e9elle qu'ils s'efforc\u00e8rent de transmettre, chacun \u00e0 sa mani\u00e8re, par leurs r\u00e9cits. Il est aussi l'auteur d'un tout autre livre (tout autre au moins en apparence), d'une esp\u00e8ce au moins aussi rare, dont l'autre mort, inexorablement singuli\u00e8re, celle du couvreur, a pu malgr\u00e9 tout recevoir \u00e0 mes yeux un d\u00e9but de sens. Le titre en est, dans la traduction fran\u00e7aise, _La Cl\u00e9 \u00e0 molette_ , et c'est un r\u00e9cit qui parle du travail de l'homme, je veux dire du travail manuel (infiniment plus \u00ab tabou \u00bb dans la litt\u00e9rature que n'importe quelle autre activit\u00e9).\n\nEt, bien s\u00fbr, et finalement, c'est la mort volontaire de Primo Levi lui-m\u00eame, qu'il est difficile de ne pas recevoir aujourd'hui \u00e0 la fois comme signe, comme commentaire, et comme pressentiment, qui m\u00eale \u00e0 nouveau et \u00ab tord \u00bb ensemble, inextricables, ces morts anciennes, ces instants morts de ma vie, en ce lieu consacr\u00e9 \u00e0 mes dieux p\u00e9rissables, dans le bleu, le gel, et les vents. J'ai lu qu'en une interview publi\u00e9e quelque temps avant sa disparition Primo Levi avait racont\u00e9 comment, parlant devant des \u00e9coliers de son exp\u00e9rience de la guerre, cette vieille guerre de sa g\u00e9n\u00e9ration, il s'\u00e9tait trouv\u00e9 face \u00e0 une incr\u00e9dulit\u00e9 inattendue et enti\u00e8re : ses auditeurs ne mettaient pas en doute l'existence des camps, la m\u00e9chancet\u00e9 des nazis. Ce qu'ils ne comprenaient pas, ne parvenaient pas \u00e0 comprendre c'\u00e9tait comment, face au mal, il n'avait pas \u00e9t\u00e9 capable, lui et les siens, de prendre sa mitrailleuse t\u00e9l\u00e9visuelle et de tirer dans le tas de ces sous-hommes, de ces monstres, bref de suivre l'exemple d'un quelconque Rambo.\n\n## 39 Saint-Jean mil neuf cent trente-neuf\n\nSaint-Jean mil neuf cent trente-neuf\n\nSaint-Jean verveine \u00e0 travers la couronne rouge\n\nnul jamais plus ne bondira nul ne verra\n\nni l'\u0153il-de-fum\u00e9e ni l'\u0153il-de-buis n'entendra\n\nen aucune ann\u00e9e les flammes du plus long jour\n\nce qui vivait \u00e0 l'envers du cercle de flammes\n\navec l'ordre des flammes bougeant dans le noir\n\nce qui tremblait chaque ann\u00e9e (une marque ? l'espoir ?)\n\nceci a cess\u00e9 qui fut le possible la\n\nmoins lointaine prochaine nuit quand tous les feux\n\nvacillaient et le sombre cercle des chants dis\n\nait : hier \u00f4 hier \u00e0 la cr\u00eate chaude des jeux\n\n(lyre charbonneuse des braises qui se brisent)\n\net l'ongle du ciel en nous touchant dans la rue\n\nnous couvrait d'\u00e9toiles sur la cour blanche et brune\n\nUn po\u00e8me (un sonnet compos\u00e9 en 1962) qui provient d'une image-m\u00e9moire et reste associ\u00e9 \u00e0 elle : mais je parviens mal \u00e0 \u00ab extriquer \u00bb le moment de cette image (\u00e0 ma satisfaction, en respectant les exigences d'un r\u00e9cit) pour une mise en mots prosa\u00efque. Je vois cette image, j'identifie son point de vue (la fen\u00eatre ouvrant sur l'enclos du Luxembourg), je ne peux pas la redire seule, ind\u00e9pendamment des autres images en autres mots qui s'entrelacent \u00e0 elle dans le po\u00e8me. Je d\u00e9coupe, au mieux, une s\u00e9quence, ceci :\n\nSaint-Jean\n\n\u00e0 travers la couronne rouge bondir\n\nverra (voir) l'\u0153il-de-fum\u00e9e\n\nles flammes du plus long jour\n\nenvers du cercle de flammes\n\nflammes bougeant dans le noir\n\nles feux vacillaient (vacillent)\n\nsombre cercle des chants cr\u00eate\n\nchaude des jeux\n\ncharbon des braises qui se brisent\n\nongle du ciel couvrant d'\u00e9toiles\n\nla cour blanche et brune.\n\n(r\u00e9sultat : une prosification quasi t\u00e9l\u00e9graphique, comme dans les premi\u00e8res \u00e9critures m\u00e9sopotamiques).\n\nL'\u00e9t\u00e9 de 1939 commen\u00e7ait. Peu apr\u00e8s (deux mois) ce fut la guerre. Le \u00ab moment \u00bb de la guerre fut la d\u00e9claration conjointe des gouvernements \u00ab alli\u00e9s \u00bb (France et Angleterre), r\u00e9pondant \u00e0 l'envahissement hitl\u00e9rien de la Pologne (j'\u00e9cris cela et c'est Hitler en personne qui envahit. **Je le vois sortir d'un cin\u00e9ma de Varsovie, un Hitler \u00ab compos\u00e9 \u00bb de Charlot (celui du _Dictateur_ ) et de l'acteur vedette du _To be or not to be_ de Lubitsch).** La guerre commence aussi pour moi ce m\u00eame jour, devant notre poste de radio, la TSF. C'est le soir ; **je vois tr\u00e8s distinctement** **et le poste, et Hitler entrant \u00e0 Varsovie** (mon souvenir est aussi tranquillement anachronique qu'une reconstitution d'historien). Si j'ai retenu l'importance de ce moment, c'est qu'elle nous (me) fut signal\u00e9e. Mon p\u00e8re le commenta pour nous (c'est-\u00e0-dire, en fait, seulement pour lui-m\u00eame, pour Marie et pour moi, qui avais presque sept ans). Il dit que c'\u00e9tait bien. Il fallait arr\u00eater Hitler (je pense qu'il ne se doutait pas de ce qui allait suivre). J'ai retenu cela. J'ai retenu surtout l'intervention de l'Angleterre. Autrement dit, apr\u00e8s coup, de temps \u00e0 autre, maintenant, j'ai marqu\u00e9, je marque dans mon souvenir, l'entr\u00e9e en guerre de l'Angleterre. Mon \u00ab anglomanie \u00bb colore ce souvenir qui, vraisemblablement, a \u00e9t\u00e9 un facteur contribuant de cette m\u00eame anglomanie. Si je n'avais pas appris \u00e0 me m\u00e9fier (sous le regard de la v\u00e9ridicit\u00e9) de tels aller-retour du pass\u00e9 au pr\u00e9sent, de cet empilement d'instants futurs s'agglutinant sur n'importe quel instant pass\u00e9, le d\u00e9finissant comme changeant (c'est ce que j'appellerais le confort autobiographique. Il resurgit sans aucun contr\u00f4le chez le romancier), je crois que j'aurais pu me laisser aller \u00e0 sinc\u00e8rement \u00e9crire : ce jour-l\u00e0 j'entendis la voix de Winston Churchill et j'en ai \u00e9t\u00e9 transform\u00e9 pour le restant de mes jours.\n\nL'ann\u00e9e sans doute la plus dure de la guerre fut l'ann\u00e9e scolaire 41-42 (pour l'\u00e9colier, pour l'\u00e9tudiant, pour l'enseignant encore, le temps des calendriers est sans cesse syncop\u00e9 : l'ann\u00e9e civile et l'ann\u00e9e didactique ne co\u00efncident pas). Car un triple fardeau pesait sur elle :\n\n\u2013 c'\u00e9tait ma premi\u00e8re ann\u00e9e de lyc\u00e9e, autrement dit celle d'un arrachement (pr\u00e9matur\u00e9 peut-\u00eatre : j'avais moins de neuf ans !) au confort de l'\u00e9cole, quasiment \u00ab arcadienne \u00bb, o\u00f9 j'avais pass\u00e9 quatre ann\u00e9es ;\n\n\u2013 c'\u00e9tait l'ann\u00e9e en apparence la plus favorable \u00e0 Hitler (en apparence seulement, car Moscou n'avait pas \u00e9t\u00e9 prise, et l'Angleterre, \u00ab mon \u00bb Angleterre, n'avait pas \u00e9t\u00e9 envahie). Tout espoir semblait vain (je n'\u00e9tais certainement pas en mesure de penser cela, mais l'atmosph\u00e8re g\u00e9n\u00e9rale \u00e9tait lugubre) ;\n\n\u2013 c'\u00e9tait l'ann\u00e9e o\u00f9 la faim fut la plus palpablement pr\u00e9sente.\n\nLa faim de la guerre passa en effet cette ann\u00e9e-l\u00e0 par une sorte de maximum. Il y avait eu d'abord la rar\u00e9faction des denr\u00e9es, le rationnement : lentement mais s\u00fbrement s'\u00e9taient fait sentir les effets du pillage allemand (qui ne cessa de s'acc\u00e9l\u00e9rer ensuite avec les difficult\u00e9s rencontr\u00e9es par les arm\u00e9es hitl\u00e9riennes), de la production alimentaire diminu\u00e9e, des \u00e9changes r\u00e9duits entre r\u00e9gions. La th\u00e9orie \u00ab provincialiste \u00bb vichyssoise, m\u00e8re de la d\u00e9centralisation (dite aujourd'hui \u00ab d\u00e9localisation \u00bb) et des bavardages \u00ab antijacobins \u00bb des ann\u00e9es quatre-vingt, voulait que chacune de ces entit\u00e9s historiquement v\u00e9n\u00e9rables, les vieilles nobles provinces fran\u00e7aises d'avant 1789, d'avant les horreurs r\u00e9publicaines et r\u00e9volutionnaires, se suffise \u00e0 elle-m\u00eame (et c'\u00e9tait une sorte d'expiation pour les p\u00e9ch\u00e9s de la France, la punition de son \u00ab h\u00e9donisme \u00bb, de sa mollesse, de sa paresse, de son irrespect, de son irr\u00e9ligion, de son abandon des \u00ab vraies valeurs \u00bb sous l'influence d\u00e9l\u00e9t\u00e8re des instituteurs la\u00efques, d\u00e9sign\u00e9s comme responsables (je n'invente rien) de la D\u00e9faite). Mais bien peu de choses poussent spontan\u00e9ment dans l'Aude. Il en r\u00e9sulte que dans les villes, \u00e0 Carcassonne en particulier, on eut tr\u00e8s faim.\n\nSous l'action simultan\u00e9e de toutes ces causes, et sp\u00e9cialement de la derni\u00e8re, aux cons\u00e9quences physiologiques directes (dirais-je dans un roman dont je serais personnage, ou, ce qui revient au m\u00eame, dans une autobiographie, genre qui est un des derniers refuges du d\u00e9terminisme m\u00e9caniste), je me consacrai \u00e0 ma vocation po\u00e9tique avec plus de constance, de concentration et de conviction qu'\u00e0 l'\u00e9tude : La folie de la po\u00e9sie (n'est-ce pas une folie ?), folie \u00ab douce \u00bb et plut\u00f4t inoffensive (dans mon cas), comment ne pas la supposer n\u00e9e d'un d\u00e9rangement du cerveau, d'une an\u00e9mie du \u00ab principe de r\u00e9alit\u00e9 \u00bb suscit\u00e9e par une carence de l'organisme manquant de quelques nourritures min\u00e9rales essentielles, de quelques prot\u00e9ines animales, ou enzymes ?\n\nMon p\u00e8re, en tout cas, sensible aux risques de la sous-alimentation pour notre avenir physique, guid\u00e9 par l'analogie entre enfants et plantes (pour ne pas dire l\u00e9gumes qui pourrait sembler p\u00e9joratif) dont le parler ordinaire porte la trace (on parle de \u00ab croissance \u00bb, de \u00ab belle plante \u00bb ou, au contraire, d'\u00eatres rabougris), s'effor\u00e7ait de rem\u00e9dier au vide des boucheries et des march\u00e9s par l'arrosage du potager et l'\u00e9levage clandestin autant que par des exp\u00e9ditions v\u00e9locip\u00e9diques dites de \u00ab ravitaillement \u00bb dans les r\u00e9gions les mieux fournies en haricots secs, pommes de terre et \u0153ufs de l'Aude pyr\u00e9n\u00e9enne et m\u00eame de l'Ari\u00e8ge (il s'en servit aussi, d\u00e8s 1943, comme \u00ab couverture \u00bb d'autres activit\u00e9s).\n\nIl \u00e9tait particuli\u00e8rement attentif, dans cet homomorphisme structurel de plante \u00e0 enfant au transform\u00e9 de la tige, du tronc, des branches, c'est-\u00e0-dire au squelette (comme le faisait d'ailleurs la tradition langagi\u00e8re m\u00e9dicale parlant, par exemple, de \u00ab fracture en bois vert \u00bb). Malheureusement, l'\u00e9l\u00e9ment consid\u00e9r\u00e9 comme essentiel \u00e0 la constitution du squelette enfantin, le lait, manquait presque absolument. Et il n'\u00e9tait pas possible d'abriter, incognito, comme la \u00ab cochonne \u00bb, une vache dans notre poulailler. L'inqui\u00e9tude parentale, palpable, face \u00e0 la friabilit\u00e9 suppos\u00e9e in\u00e9vitable de nos jambes et bras (qui fut confirm\u00e9e par les deux fractures du poignet que je m'empressai de r\u00e9ussir, par respect filial, et dont la responsabilit\u00e9 fut attribu\u00e9e \u00e0 un d\u00e9ficit en laitages et fromages), donnait au lait frais, plein, non \u00e9cr\u00e9m\u00e9, une vertu quasi mystique. Grand-maman, en nous d\u00e9crivant, \u00e0 son retour du Massachusetts, l'ice-cream am\u00e9ricain comme totalement exempt de la moindre mol\u00e9cule d'eau, enleva au sorbet tout prestige, et je n'ai jamais pu le prendre le moins du monde au s\u00e9rieux.\n\nNous grandissions cependant, animaux physiologiquement optimistes, en d\u00e9pit de tous les obstacles de la privation. Sur le montant de la porte de notre salle \u00e0 manger, au rez-de-chauss\u00e9e de la maison, des traits horizontaux au crayon, accompagn\u00e9s de dates et d'initiales, mesuraient nos progr\u00e8s v\u00e9g\u00e9tatifs. Les talons joints, le dos droit, un dictionnaire horizontalement r\u00e9duisant l'\u00e9l\u00e9vation trompeuse des cheveux, nous participions avec componction \u00e0 la c\u00e9r\u00e9monie trimestrielle de la mesure et contemplions ensuite, \u00e9bahis (et assez fiers) les effets d'une accumulation de modifications journali\u00e8res imperceptibles de notre corps (dans cette dimension-l\u00e0 au moins), et presque incroyables, tant profonde \u00e9tait la conviction spontan\u00e9e intime de notre (de mon) identit\u00e9 persistante inchang\u00e9e et absolue.\n\n## 40 Comme une alimentation convenable en laitages \u00e9tait impossible,\n\nComme une alimentation convenable en laitages \u00e9tait impossible, mon p\u00e8re se rabattit sur le deuxi\u00e8me pilier du mod\u00e8le scandinave. Le mod\u00e8le scandinave, su\u00e9dois ou finlandais, dans les derni\u00e8res ann\u00e9es de l'avant-Seconde Guerre mondiale, n'\u00e9tait pas, comme on pourrait, anachroniquement le croire, un \u00ab mod\u00e8le de soci\u00e9t\u00e9 \u00bb, ce capitalisme temp\u00e9r\u00e9 de trade-unionisme qui fut longtemps la r\u00e9f\u00e9rence (ou l'alibi) des partis sociaux-d\u00e9mocrates europ\u00e9ens dans leur longue querelle avec les communistes et les diff\u00e9rentes vari\u00e9t\u00e9s d'extr\u00eame gauche. C'\u00e9tait un mod\u00e8le \u00ab hygi\u00e9nique \u00bb. Il prolongeait \u00e0 sa mani\u00e8re, moderne, l'id\u00e9al non moins hygi\u00e9nique de mes grands-parents instituteurs.\n\nMais il s'en s\u00e9parait sur un point, que mon p\u00e8re jugeait essentiel. L'\u00e9cole primaire (et ensuite le lyc\u00e9e) r\u00e9publicaine et la\u00efque avait beaucoup trop n\u00e9glig\u00e9, selon lui, l'\u00e9ducation physique, le sport. Trop pr\u00e9occup\u00e9e d'alimentation saine, non \u00ab \u00e9chauffante \u00bb d'un c\u00f4t\u00e9, de grammaire et de calcul de l'autre, elle avait n\u00e9glig\u00e9 les stades. Or, et c'\u00e9tait l\u00e0 tout le \u00ab n\u0153ud \u00bb de l'affaire, le \u00ab mod\u00e8le \u00bb su\u00e9dois unissait en une conjonction physico-esth\u00e9tico-morale \u00e9blouissante de blondeur neigeuse (et non nazie, ce qui ne g\u00e2tait rien) le lait et le sport. Nous n'avions plus de lait, il nous restait le sport.\n\nPour mon p\u00e8re, que tous les sports int\u00e9ressaient, le sport collectif par excellence \u00e9tait le rugby, le sommet des sports individuels \u00e9tait l'athl\u00e9tisme (suivi de peu par la natation). Le rugby (si on en juge par le r\u00e9gime des grands rugbymen des \u00e9quipes de Toulon ou de Toulouse) n'avait gu\u00e8re affaire avec l'hygi\u00e8ne ni avec la croissance des enfants. Mais il se trouvait que le mod\u00e8le su\u00e9dois, soutenu de laitages et de courses de fond, avait eu deux effets spectaculaires que mon p\u00e8re ne manquait pas de rapprocher, didactiquement, pour nous exhorter. Le premier \u00e9tait que la taille moyenne des jeunes Su\u00e9dois et Su\u00e9doises (ainsi que celle des Hollandais et Hollandaises, des Danois et des Danoises, des Norv\u00e9giens et Norv\u00e9giennes (ces derniers et derni\u00e8res infiniment sympathiques en 1941 pour des raisons non toutes hygi\u00e9niques (les Finlandais-Finlandaises du mar\u00e9chal pro-allemand Mannerheim \u00e9taient plus douteux))), soumis \u00e0 ce double r\u00e9gime, avait spectaculairement cr\u00fb en moyenne en une g\u00e9n\u00e9ration. Et mon p\u00e8re souhaitait \u00e9videmment, en patriote, pour la France lib\u00e9r\u00e9e, un progr\u00e8s de m\u00eame nature (en d\u00e9pit des difficult\u00e9s en apparence insurmontables, mises sur notre route physiologique par la guerre, nous lui avons donn\u00e9 sur ce point (celui de la taille) toute satisfaction, mes neveux et ni\u00e8ces (les enfants de mon fr\u00e8re Pierre surtout) rench\u00e9rissant encore, jusqu'\u00e0 des hauteurs hyper-scandinaves, au point d'inqui\u00e9ter ma m\u00e8re).\n\nMais surtout, comme les derniers jeux Olympiques des ann\u00e9es de la paix (ceux qui s'\u00e9taient tenus, honteusement, \u00e0 Berlin) l'avaient prouv\u00e9, il avait permis \u00e0 ces petits pays une \u00ab perc\u00e9e \u00bb spectaculaire dans les courses \u00e0 pied, dans les plus a\u00e9riennes des \u00e9preuves, le demi-fond (800 et 1 500 m\u00e8tres), le fond (5 000 et 10 000) (et le lancer du javelot). Mon p\u00e8re avait pour nous, je ne dirais pas des ambitions olympiques, du moins l'espoir de nous voir r\u00e9ussir honorablement dans les disciplines de l'athl\u00e9tisme. Il nous emmenait aux matchs de rugby mais aussi aux \u00ab r\u00e9unions d'athl\u00e9tisme \u00bb (d'athl\u00e9tisme uniquement, car l'absence g\u00e9n\u00e9rale de piscines avant les ann\u00e9es cinquante ne permettait pas \u00e0 la natation de faire, collectivement, le moindre progr\u00e8s. C'est dans l'Aude que nous avons appris \u00e0 nager).\n\nJe me souviens du luxueux volume comm\u00e9moratif des Jeux de Berlin, avec ces photographies des moments les plus significatifs des \u00e9preuves (et surtout les r\u00e9sultats chiffr\u00e9s, qui m'offraient des occasions sp\u00e9culatives innombrables pour des jeux imaginaires avec \u00e9liminatoires, quarts et demi-finales, et finales \u00e0 m\u00e9dailles enfin) (on y voyait l'admirable Jesse Owens, vainqueur de trois \u00e9preuves, 100, 200 m\u00e8tres et longueur (avec un bond de plus de huit m\u00e8tres), auquel Hitler refusa de serrer la main parce qu'il \u00e9tait noir).\n\nMon p\u00e8re racontait les exploits de Ladoum\u00e8gue, de Nurmi. Aucune \u00ab discipline \u00bb ne lui \u00e9tait indiff\u00e9rente, ni le triple saut, ni le marteau, ni le _steeple_. Il voyait avec la plus grande faveur les pr\u00e9mices, encore timides, de l'athl\u00e9tisme f\u00e9minin. La _vox populi_ audoise \u00e9tait nettement plus r\u00e9serv\u00e9e. Quand une des premi\u00e8res championnes de course \u00e0 pied, \u00ab Claire \u00bb Bressolles (qui avait \u00e9t\u00e9 dans la classe d'anglais de ma m\u00e8re) se d\u00e9couvrit, un peu tardivement, gar\u00e7on, les m\u00e9nag\u00e8res, au march\u00e9, \u00e0 l'\u00e9picerie Agrifoul, \u00e0 la boucherie Safon, hoch\u00e8rent la t\u00eate d'un air entendu. C'\u00e9tait un avertissement \u00e0 toutes les m\u00e8res de famille : voil\u00e0 ce qui arriverait \u00e0 leurs filles qui continueraient \u00e0 pr\u00e9tendre faire de la course \u00e0 pied.\n\nPuisque le lait nous \u00e9tait quasiment interdit, nous devions redoubler d'efforts athl\u00e9tiques, par compensation. Il \u00e9tait \u00e0 peine n\u00e9cessaire de nous recommander de courir. Courir, nous n'arr\u00eations pas de le faire. Nous allions \u00e0 l'\u00e9cole en courant, nous courions et sautions dans le jardin, dans la rue, dans la cour de l'\u00e9cole, puis du lyc\u00e9e, dans les vignes, dans les foss\u00e9s de la Cit\u00e9, dans les bois. L'ivresse du \u00ab second souffle \u00bb ne nous \u00e9tait pas inconnue. Les tours de stade n'\u00e9taient que des friandises. La course, dans ce pays rendu aux pi\u00e9tons et aux cyclistes par la guerre, \u00e9tait un mode naturel d'expression de notre libert\u00e9 enfantine. On courait partout, sans entraves.\n\nEn se guidant sur l'exemple des enfants et des animaux, certains th\u00e9oriciens de l'athl\u00e9tisme accordaient une valeur particuli\u00e8re \u00e0 des \u00e9preuves qu'ils consid\u00e9raient comme \u00ab phylog\u00e9niquement \u00bb pures (inscrites dans l'histoire de l'esp\u00e8ce, dont l'enfant, selon eux, retrouve spontan\u00e9ment les le\u00e7ons) : le saut \u00e0 pieds joints, sans \u00e9lan (en hauteur comme en longueur), mesures de la d\u00e9tente absolue, sans aide de la vitesse, une qualit\u00e9 intrins\u00e8que du corps jeune qu'il partage avec le chat, ou le chien. Et, plus originalement encore, ils plaidaient pour la course \u00e0 quatre pattes. Mon p\u00e8re \u00e9tait tr\u00e8s favorable \u00e0 ces innovations (qui ne se sont jamais impos\u00e9es, il faut le dire). Nous \u00e9tions d'excellents performers \u00e0 quatre pattes.\n\nToujours dans la perspective d'un d\u00e9veloppement harmonieux et compensatoire des privations de notre \u00eatre physique, il mettait par-dessus toutes les \u00e9preuves d'athl\u00e9tisme celle du d\u00e9cathlon, avec son \u00ab panach\u00e9 \u00bb de courses, de sauts et de lancers, et ses tables subtiles d'\u00e9quivalences entre des dimensions apparemment incommensurables (dix secondes au cent m\u00e8tres \u00ab valant \u00bb, par exemple, huit m\u00e8tres en longueur). Cela supposait qu'aux qualit\u00e9s intrins\u00e8ques, naturelles, de l'athl\u00e8te (m\u00e9lange d'h\u00e9r\u00e9dit\u00e9 et de pr\u00e9dilection) devaient s'ajouter les rigueurs de l'entra\u00eenement, l'acquisition de techniques qui ne permettaient pas seulement de se surpasser (sauter plus haut, lancer plus loin, courir plus vite) (la technique est indispensable car, comme chante justement Brassens : sans technique un don n'est rien qu'un' sal' manie) mais aussi, mais surtout d'acqu\u00e9rir une ma\u00eetrise plus grande de ses mouvements, une plus grande r\u00e9sistance (que l'histoire humaine pourrait rendre bien utile), un accord plus profond avec son corps, avec soi-m\u00eame.\n\n## 41 Sur le mur de la salle de classe\n\n **Sur le mur de la salle de classe, au fond de la salle, \u00e0 ma gauche et derri\u00e8re moi** (une salle de premier \u00e9tage, un cours de math\u00e9matiques, et je m'\u00e9tais tourn\u00e9 en partie vers le mur, cessant d'\u00e9couter), **un soleil p\u00e2le** (c'\u00e9tait l'hiver) **\u00e9clairait la surface tourment\u00e9e du mur o\u00f9 je lisais, dans la torpeur chaude du radiateur tout proche de moi, de semaine en semaine, toujours la m\u00eame carte de l'Union sovi\u00e9tique, anim\u00e9e de la rumeur des batailles dont l'air bruissait partout.**\n\n **Puis l'air chaud, le ronronnement de la voix professorale \u00e0 ses raisonnements alg\u00e9briques ou g\u00e9om\u00e9triques, les r\u00eaveries h\u00e9ro\u00efques n\u00e9es des configurations imaginaires du mur et des syllabes slaves des combats terrestres lointains transport\u00e9es entre les brouillages par les radios allemandes, italiennes, fran\u00e7aises, par la BBC, me plongeaient dans un engourdissement optique ; alors je voyais couler le long du mur mais de bas en haut comme une fontaine inverse l'air en veine fluide, en volutes liquoreuses ; j'\u00e9tais b\u00e9ni d'une vision** (vision de ce que la po\u00e9sie japonaise nomme _kagero_ , l'effet de vitre interne des diff\u00e9rences de temp\u00e9rature qui met l'air en mouvement, mouvement visible, reflet de soi-m\u00eame) ; **l'air chaud grimpait sur la paroi de la salle de classe et la voix didactique ne me parvenait plus que de loin, comme un murmure venu de l'autre c\u00f4t\u00e9 d'une cascade \u00e9tourdissante.**\n\nCe fut une \u00e9poque h\u00e9ro\u00efque, simplement et purement h\u00e9ro\u00efque peut-\u00eatre pour ceux-l\u00e0 seuls, enfants comme moi, qui en recevaient le murmure \u00e0 travers la fontaine impalpable d'air chaud des imaginations, derri\u00e8re le miroir d'air sur air coulant \u00e0 l'inverse de la gravit\u00e9 du r\u00e9el r\u00e9ellement dangereux, irr\u00e9versiblement mortel. Je savais, et je ne savais pas, ce que les adultes de mon entourage faisaient, qui avait affaire avec les nouvelles lointaines de la guerre, avec Stalingrad, avec la faim, avec les bombardements de Londres, avec les tanks de Rommel dans le d\u00e9sert de Libye, avec les soldats allemands sortant de la caserne en chantant \u00ab A ! i ! a ! o ! \u00bb. Je savais, tout en ne sachant pas, et je ne peux me souvenir aujourd'hui comment, que ceux que la radio et les journaux de Vichy appelaient des \u00ab terroristes \u00bb \u00e9taient, selon une alchimie myst\u00e9rieuse, de nos amis. Ma repr\u00e9sentation h\u00e9ro\u00efque de l'histoire avait plut\u00f4t pour mod\u00e8les Walter Scott ( _Quentin Durward_ ) ou Fenimore Cooper ( _Le Dernier des Mohicans_ ).\n\nMais cette identification pressentie de ma famille \u00e0 la R\u00e9sistance (et confirm\u00e9e, sans surprise excessive, quelques semaines avant la Lib\u00e9ration) ne m'emp\u00eacha pas (ne nous emp\u00eacha pas, mais la cr\u00e9dulit\u00e9 de mes fr\u00e8res et s\u0153ur, beaucoup plus jeunes, n'a rien d'\u00e9tonnant) d'accepter sans la moindre difficult\u00e9 les explications invraisemblablement tir\u00e9es par les cheveux (je les ai totalement oubli\u00e9es) qui nous furent donn\u00e9es d'incidents parfaitement inexplicables en dehors d'un contexte de clandestinit\u00e9. Je s\u00e9lectionne, pour le r\u00e9cit, deux \u00ab sc\u00e8nes \u00bb \u2013 images significatives (qui de plus font intervenir dans des r\u00f4les fort diff\u00e9rents, mon grand-p\u00e8re et ma grand-m\u00e8re), mais je les retranche de la **s\u00e9quence des images-souvenirs** constitutives de ma **m\u00e9moire** que je commente dans cette **branche** (c'est la raison d'\u00eatre de cette branche, qui s'inscrit dans un mouvement de plus d'ampleur). Car leur d\u00e9pendance de l'\u00ab apr\u00e8s-coup \u00bb, de leur futur ant\u00e9rieur (narr\u00e9) y est, l\u00e0, enti\u00e8rement explicite (elle est toujours pr\u00e9sente, et toujours mouvante, mais dans les autres images-souvenirs elle est rest\u00e9e voil\u00e9e, et permet la d\u00e9duction narrative).\n\nNous \u00e9tions, un jour, \u00e0 d\u00e9jeuner, dans notre salle \u00e0 manger, rue d'Assas. Il y avait l\u00e0 mes parents, Marie, nous quatre (les enfants), et deux invit\u00e9s, si familiers qu'ils faisaient partie, comme Bacadette, de la configuration familiale : Georges (Morguleff) et Nina, sa s\u0153ur. Georges et Nina \u00e9taient l\u00e0 en clandestins (doublement dissimul\u00e9s des polices, puisqu'ils \u00e9taient recherch\u00e9s comme juifs, et comme r\u00e9sistants). Cela, bien s\u00fbr, ni moi, ni mes fr\u00e8res, ni ma s\u0153ur, ni les canards, ne le savions. Ils \u00e9taient l\u00e0, ils d\u00e9jeunaient, ils parlaient avec mes parents, ils partageaient notre repas presque inexistant, ils jouaient avec nous, ils \u00e9taient de la famille. On frappa un coup \u00e0 la porte.\n\nAlors nous avons vu ces jeunes gens de bonne famille, distingu\u00e9s, d'une politesse exquise et russe d'ancien r\u00e9gime, jamais \u00e9nerv\u00e9s, souriants, toujours calmes, se lever d'un bond, courir dans le jardin et sauter par-dessus le mur avec une agilit\u00e9 admirable mais totalement incompr\u00e9hensible pour nous. Cependant le coup de sonnette imp\u00e9rieux qui avait retenti n'\u00e9tait nullement celui qui annon\u00e7ait la catastrophe toujours redout\u00e9e d'une invasion polici\u00e8re mais provenait plus banalement de mon grand-p\u00e8re, revenu de sa visite \u00e0 nos cousins de la rue Dugommier et qui, en proie \u00e0 un acc\u00e8s de sa distraction coutumi\u00e8re (g\u00e9n\u00e9ralement associ\u00e9e \u00e0 une inspiration d'inventeur), avait oubli\u00e9 de signaler sa pr\u00e9sence selon le code convenu.\n\nQuelque temps auparavant (ce devait \u00eatre avant, puisque la pr\u00e9sence de Nina chez nous \u00e9tait obligatoirement post\u00e9rieure \u00e0 son d\u00e9part de Lyon, suivant l'arrestation de Marc Bloch), sortant du lyc\u00e9e et descendant la rue de Verdun, j'avais rencontr\u00e9 inopin\u00e9ment dans la rue ma grand-m\u00e8re : une rencontre, certes, banale, mais qui aurait \u00e9t\u00e9 r\u00e9ellement banale si je n'avais pas \u00e9t\u00e9 dans l'ignorance la plus absolue (jusqu'\u00e0 l'instant de notre rencontre) de la pr\u00e9sence de ma grand-m\u00e8re dans notre ville. Elle n'\u00e9tait pas descendue chez nous, elle n'\u00e9tait pas non plus chez Tante Jeanne, o\u00f9 j'avais \u00e9t\u00e9 la veille. Bref, je fus plut\u00f4t surpris de la rencontrer l\u00e0. Mais je conclus aussit\u00f4t (ce qu'elle s'empressa de confirmer) qu'elle venait d'arriver de Lyon, par le train. C'\u00e9tait l'hypoth\u00e8se la plus vraisemblable. Sans doute (mais je n'y fis pas attention) il \u00e9tait curieux qu'elle soit l\u00e0, dans la pleine matin\u00e9e, rue de Verdun, sans la moindre valise, sans ma m\u00e8re, que personne (et en particulier aucun de nous, ses petits-enfants des deux maisons) n'ait \u00e9t\u00e9 l'attendre \u00e0 la gare. Je proposai de l'accompagner chez nous, pour leur faire la surprise. Mais elle r\u00e9pondit que non, elle n'allait pas habiter chez nous, ni d'ailleurs chez nos cousins, mais chez une amie, parce qu'elle devait se reposer. Elle viendrait plus tard. Et tout cela me sembla (m'est apparu, \u00e0 ce que le r\u00e9cit post\u00e9rieur, d'apr\u00e8s la guerre, en rapporte), parfaitement naturel.\n\nMa m\u00e8re, bien s\u00fbr, n'ignorait rien de la pr\u00e9sence de la sienne en ces murs. L'arrestation de Marc Bloch \u00e0 Caluire avait men\u00e9 tout droit la Gestapo au 21 rue de l'Orangerie, o\u00f9 habitaient mes grands-parents. Ils ne l'avaient pas attendue. Ma grand-tante Jeanne, s\u0153ur de ma grand-m\u00e8re, avait aussit\u00f4t pr\u00e9venu par t\u00e9l\u00e9gramme l\u00e9g\u00e8rement sibyllin, o\u00f9 les pr\u00e9noms de mes grands-parents se trouvaient d\u00e9guis\u00e9s \u00e0 peine : \u00ab Amis sont venus chercher Albert et Ang\u00e9line \u2013 stop \u2013 Ont promis de les rejoindre bient\u00f4t \u2013 stop. \u00bb Ma m\u00e8re logea sa m\u00e8re chez une vieille amie anglophile, Mlle Miailhe, d'o\u00f9 elle \u00e9tait sortie, au m\u00e9pris de toute prudence, le jour o\u00f9 je la rencontrai. (Mais o\u00f9 \u00e9tait donc mon grand-p\u00e8re, pendant ce temps ? je ne sais plus, je ne sais pas. Peu importe.)\n\nEn inscrivant le nom de Mlle Miailhe dans ce r\u00e9cit, il me revient brusquement qu'elle \u00e9tait parente de ce jeune homme qui habitait sur la place et s'appelait Prudent Padieu : dernier cadeau au souvenir de mon dieu de guerre, Garenne, avant que je referme \u00e0 jamais la porte pour lui ouverte sur la place qui fut hospitali\u00e8re \u00e0 mes divinit\u00e9s.\n\n# CHAPITRE 6\n\n# H\u00f4tel Lutetia\n\n* * *\n\n## 42 \u00ab Le soleil se l\u00e8ve \u00e0 l'ouest, le dimanche \u00bb\n\n\u00ab Le soleil se l\u00e8ve \u00e0 l'ouest, le dimanche. \u00bb \u00ab Je r\u00e9p\u00e8te : Le soleil se l\u00e8ve \u00e0 l'ouest, le dimanche. \u00bb Comme des pluies d'\u00e9toiles filantes, les \u00ab messages personnels \u00bb se mutipliaient, pendant les premiers jours de juin 44, apr\u00e8s les \u00ab informations \u00bb de plus en plus triomphales, \u00e0 la radio de Londres. Paroles et \u00e9num\u00e9rations \u00e9nigmatiques, sentences aphoristiques sans r\u00e9f\u00e9rences, charg\u00e9es d'un sens imp\u00e9n\u00e9trable \u00e0 presque tous, elles \u00e9taient l'exemple m\u00eame de cette \u00ab po\u00e9sie en actes \u00bb r\u00eav\u00e9e par les surr\u00e9alistes, qui en avaient \u00e9t\u00e9, comme les cubistes du camouflage selon Picasso les \u00ab plagiaires par anticipation \u00bb. Et ce message-l\u00e0, que mon p\u00e8re avait choisi et transmis \u00e0 Londres, \u00e9tait celui qu'en retour il re\u00e7ut, deux ou trois soirs de suite avant le 6 juin : il annon\u00e7ait l'ouverture tant attendue du \u00ab second front \u00bb, le d\u00e9barquement des Alli\u00e9s sur la c\u00f4te normande. L'atmosph\u00e8re de f\u00eate \u00e9tait palpable (nous en ignorions, nous, enfants, les raisons). Mais d\u00e8s le lendemain mon p\u00e8re \u00e9tait parti sur les routes (\u00e0 v\u00e9lo) et nous, nous \u00e9tions, par prudence, exp\u00e9di\u00e9s chez Marie, \u00e0 Villegly, dans le Minervois. D'ailleurs je m'\u00e9tais cass\u00e9 le bras en sautant en hauteur dans la cour du lyc\u00e9e, et l'ann\u00e9e scolaire \u00e9tait de toute fa\u00e7on pratiquement finie.\n\nDeux mois plus tard la plaine comme la ville, et la Route minervoise, tous les itin\u00e9raires de passage des arm\u00e9es allemandes en retraite apparurent \u00e0 leur tour aussi dangereux que la ville. Nous nous m\u00eemes donc en route, grands-parents, m\u00e8re et enfants (mon p\u00e8re avait disparu, sans explications : c'\u00e9tait un de ces faits \u00e9tranges dont l'\u00e9poque \u00e9tait prodigue, dont le sens pressenti mais encore vague \u00e9tait maintenant en cours de justification). Je laisse ici \u00e9crire mon grand-p\u00e8re (souvenir externe) :\n\nD\u00e9part pour l'Aveyron Nombreuses valises et paquets car la dur\u00e9e de notre s\u00e9jour qui d\u00e9pend des \u00e9v\u00e9nements militaires pourra \u00eatre assez longue.\n\nVoyage du jeudi 10 au samedi 12 ao\u00fbt\n\nDe Carcassonne \u00e0 Laissac.\n\nV\u00e9ritable petite Odyss\u00e9e ! d'abord 7 h d'attente \u00e0 la Gare (joli record). Arriv\u00e9e \u00e0 Beziers \u00e0 20 h 30. Coucher \u00e0 l'h\u00f4tel du Midi.\n\nLe lendemain \u00e0 6 h, d\u00e9part en camionnette. Arriv\u00e9e \u00e0 Ceilhes (gare) \u00e0 9 h \u2013 De nombreuses personnes, avec leurs bagages, attendent comme nous. La ligne de B\u00e9ziers est coup\u00e9e \u00e0 10 km au sud de Ceilhes. Elle l'est \u00e9galement entre Millau et S\u00e9verac ( _tunnel bloqu\u00e9 par une rame de wagons que les FFI ont fait d\u00e9railler_ ). [J'admire le changement d'\u00e9criture que mon grand-p\u00e8re introduit dans cette parenth\u00e8se. Le texte courant est \u00e9crit en lettres pench\u00e9es, et ce que je viens ici d'inscrire en italiques est chez lui en minuscules droites. La lisibilit\u00e9, inversement proportionnelle \u00e0 celle des missives de son \u00e9pouse, est toujours parfaite.]\n\nIl faut donc faire un transbordement par-dessus le tunnel (dos d'\u00e2ne et chemin pierreux). Heureusement, des porteurs b\u00e9n\u00e9voles nous d\u00e9chargent d'une partie de nos colis (5 sur 9) [\u00ab 5 sur 9 \u00bb ! je ne doute pas qu'il y ait eu neuf colis et que cinq aient \u00e9t\u00e9 pris en charge par des mains charitables. Grand-papa, je t'adore !].\n\n**Je vois la mont\u00e9e au-dessus du tunnel, les voyageurs, la locomotive qui attend, en bas, de l'autre c\u00f4t\u00e9.**\n\nN\u00e9anmoins, les 800 m de trajet ont \u00e9t\u00e9 durs. Coucher \u00e0 S\u00e9verac. Pierrot, tjrs malade, salit ses draps \u2013 Petite mis\u00e8re. D\u00e9part \u00e0 8 h ; arriv\u00e9e \u00e0 Laissac \u00e0 9 h \u2013 Chaleur torride. Enfin, d\u00e9tente et repos \u2013 L'odyss\u00e9e se solde par ailleurs avec la perte d'une valise renfermant des v\u00eatements et des objets de toilette, en majorit\u00e9 \u00e0 Suzette. Elle prend ce petit malheur avec son courage habituel. Je me reproche de n'avoir pas assez surveill\u00e9 nos colis.\n\nS\u00e9jour \u00e0 Laissac.\n\nSuzette et les 4 enfants occupent 3 chambres au 2e \u00e9tage d'une villa \u00e0 500 m de l'h\u00f4tel o\u00f9 nous ne prenons que nos repas. Presque \u00e0 l'oppos\u00e9 du village, nous avons, maman et moi, chacun une chambre plus confortable que celle de Suz. \u00c9change impossible : notre proprio ne veut pas d'enfants.\n\nL'h\u00f4tel Salignac est tenu par une veuve et ses deux filles. Elles viennent de perdre leur unique gar\u00e7on (FFI de 20 ans), tu\u00e9 par les Allemands au moment o\u00f9 il n\u00e9gociait avec eux un \u00e9change de prisonniers. Nous admirons leur courage devant leurs obligations professionnelles.\n\nUne grande partie de la r\u00e9gion est contr\u00f4l\u00e9e par les FFI et il y a eu d\u00e9j\u00e0 de sanglantes \u00e9chauffour\u00e9es entre les envahisseurs et eux. [Contrairement aux pr\u00e9visions, une partie des troupes allemandes choisit de passer pr\u00e9cis\u00e9ment par ces r\u00e9gions pour tenter de rejoindre la vall\u00e9e du Rh\u00f4ne. C'\u00e9taient des SS. Ils br\u00fbl\u00e8rent et tu\u00e8rent pas mal sur leur passage, mais ils choisirent une route \u00e0 trois kilom\u00e8tres plus au sud. Une journ\u00e9e enti\u00e8re cependant nous sommes tous partis dans les bois, en attendant que le danger soit pass\u00e9.]\n\nLa nourriture de l'h\u00f4tel est assez bonne mais trop carn\u00e9e. Maman et moi, nous serons vite oblig\u00e9s de laisser la viande du soir.\n\nL'eau est rare. Hier, fermeture soudaine des conduites \u00e0 19 h. Pas de boisson pour le souper, il nous a fallu courir les caf\u00e9s pour trouver \u00e0 grand-peine bi\u00e8re et limonade.\n\nLes journ\u00e9es sont torrides. L'Aveyron est bien \u00e0 2 km du village. Mais son eau est boueuse, herbeuse. On regrette l'Aude.\n\nLe 17 ao\u00fbt orage nocturne qui a bien rafra\u00eechi la temp re \u2013\n\nJ'ai retrouv\u00e9 des insomnies assez d\u00e9sagr\u00e9ables (de 2 h 1\/2 \u00e0 5 h avant-hier) \u2013\n\n**La route montait en lacets dans les collines entre les ch\u00e2taigniers, et nous avancions sous elle dans les sous-bois en contrebas ; il y eut un bruit de moteurs et dans le tournant descendirent trois camions ouverts, des FFI avec des brassards tricolores et des mitraillettes ; ils chantaient ; nous sommes partis en courant vers le village, dans un grand \u00e9tat d'exaltation.**\n\nLe lendemain, **sur la place, les FFI \u00e9taient l\u00e0 et parmi eux, en uniforme, un capitaine de la RAF ; et mon p\u00e8re \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de lui.** Ce fut une r\u00e9v\u00e9lation : s'expliquaient soudain lumineusement (et glorieusement \u00e0 nos yeux) les disparitions et absences myst\u00e9rieuses dans notre entourage, les remuements nocturnes, les chuchotements et les r\u00e9ponses \u00e9vasives \u00e0 des questions bien innocentes : moment de pur ravissement et fiert\u00e9, hors de l'id\u00e9e m\u00eame de tout danger. Nous savions enfin. Et \u00eatre libre, c'est aussi savoir.\n\nOr, quand je rappelai un jour ce moment \u00e0 mon p\u00e8re, il me fit remarquer que le fringant capitaine anglais qui nous \u00e9merveillait tant sur la place de Laissac avait \u00e9t\u00e9 parachut\u00e9 par \u00ab Londres \u00bb (comme on disait) pour servir de liaison avec ces maquis que mon p\u00e8re, de mani\u00e8re co\u00efncidente, \u00e9tait en train de visiter. Et s'il portait son bel uniforme c'\u00e9tait pour se donner une chance (sans doute minime) de ne pas \u00eatre tout de suite, selon les conventions dites \u00ab de Gen\u00e8ve \u00bb, massacr\u00e9 par les Allemands au cas o\u00f9 il aurait \u00e9t\u00e9 fait prisonnier (ce n'est pas qu'il avait peur, il ne fallait pas manquer de courage pour \u00eatre arriv\u00e9 jusque-l\u00e0 : il avait des ordres, voil\u00e0 tout).\n\nMais en m\u00eame temps qu'il nous \u00e9blouissait et d\u00e9cha\u00eenait notre enthousiasme (renfor\u00e7ant brusquement notre prestige aupr\u00e8s de nos compagnons de jeux, estivants plus ou moins \u00ab ordinaires \u00bb), il rendait indiscutable aux yeux de tous les assistants sur la place de Laissac, par sa pr\u00e9sence, l'appartenance \u00e0 la R\u00e9sistance de ceux qui l'entouraient, et dont certains (dont mon p\u00e8re) devaient le jour m\u00eame repartir vers des r\u00e9gions d'o\u00f9 les occupants n'avaient pas encore \u00e9t\u00e9 chass\u00e9s (et quand on conna\u00eet l'enthousiasme d\u00e9nonciateur dont fit preuve alors une partie non n\u00e9gligeable de la population fran\u00e7aise, il y avait de quoi \u00eatre tr\u00e8s d\u00e9sagr\u00e9ablement surpris de cette initiative britannique). En cons\u00e9quence, la rencontre entre ces repr\u00e9sentants de conceptions guerri\u00e8res peu compatibles s'\u00e9tait relativement mal pass\u00e9e.\n\nJe comprends bien cela, et qu'il y avait de la m\u00e9fiance (pour n'employer qu'un mot assez prudent) de la part des \u00ab Alli\u00e9s \u00bb envers la R\u00e9sistance de l'int\u00e9rieur, m\u00e9fiance qui a \u00e9t\u00e9 en partie responsable du massacre des maquis du Vercors (o\u00f9 fut tu\u00e9 un autre normalien \u00e9l\u00e8ve d'Alain, l'\u00e9crivain Jean Pr\u00e9vost). Mais pour moi, ardent \u00ab churchillien \u00bb de onze ans que j'\u00e9tais, ce fut un moment pur, une joie sans m\u00e9lange et, beaucoup plus que l'effervescence chaotique, parfois trouble, qui suivit le d\u00e9part d\u00e9finitif des nazis, le signe sans ambigu\u00eft\u00e9 des temps nouveaux : la Lib\u00e9ration. Je le sens encore ainsi.\n\n## 43 Deux documents :\n\nDeux documents :\n\n### A) DU CARNET DE MON GRAND-P\u00c8RE (SUITE), SOUS LE TITRE G\u00c9N\u00c9RAL :\n\n_Notre vie familiale_\n\nNotes assez irr\u00e9guli\u00e8res prises pendant\n\nles ann\u00e9es 1942 \u00e0 1952.\n\n.....................\n\n(1944, septembre)\n\nMaman et moi, nous d\u00e9sirons revenir \u00e0 Lyon. Mais les trains ne d\u00e9passent pas Beaucaire et Pont-St-Esprit.\n\nGr\u00e2ce \u00e0 Lucien, nous aurons le moyen de revenir par la route.\n\nLe 15 7bre, d\u00e9part en auto de Carc. \u00e0 Montp. o\u00f9 nous couchons.\n\nNous y trouvons M. Bellon qui dirige le journal : _Midi libre_ : organe des Comit\u00e9s de Lib\u00e9ration, install\u00e9 dans l'immeuble du Jl r\u00e9act. _L'\u00c9clair_. Il y m\u00e8ne une vie enfi\u00e9vr\u00e9e et \u00e9reintante (extinction de voix).\n\nMuni d'un ordre de mission, avec une auto du Journal, il nous m\u00e8ne, maman Jaqui et moi et 2 dames de ses amies qui rentrent dans le Doubs. Nous sommes bien serr\u00e9s, mais nous ne nous plaignons pas.\n\nLe 16 7bre Le temps est splendide. Le voyage sera fertile en incidents. On nous a conseill\u00e9 de ne pas suivre la vall\u00e9e du Rh\u00f4ne, mais de passer par le Puy et St-\u00c9tienne. Cet itin\u00e9raire doit nous \u00e9viter les coupures de routes. Pas tous, cependant, car au sud de Ruoms, nous voyons qu'une arche du pont sur l'Ard\u00e8che a saut\u00e9. Retour en arri\u00e8re par un mauvais chemin ou l'auto \u00e0 gazo se conduit magnifiquement.\n\nAssez bon d\u00e9jeuner dans une petite auberge au-del\u00e0 d'Aubenas.\n\nTravers\u00e9e du Puy vers 6 h 1\/2 du soir. On soupera \u00e0 Yssingeaux. Nous y trouvons un restaurant, mais aussi des FFI soup\u00e7onneux dont le lieutt \u00e9pluche nos papiers (on leur a signal\u00e9 des collabos dans une auto semblable \u00e0 la n\u00f4tre).\n\nNous r\u00e9ussissons enfin \u00e0 les convaincre et nous soupons de bon app\u00e9tit. Menu copieux : potage, truites, pommes de terre au gras, veau r\u00f4ti, omelette, fruits.\n\nNous repartons vers 22 h \u2013 encore trois rapides v\u00e9rifications par des FFI. Enfin, arriv\u00e9e \u00e0 Lyon par le pont de la Feuill\u00e9e. Nous sommes chez nous \u00e0 1 h 1\/2 du matin.\n\nL'auto et nous, nous sommes fourbus !\n\n### B) LETTRE DE L'AUTEUR \u00c0 SES PARENTS, DAT\u00c9E DU 18 SEPTEMBRE 44\n\n(page 1) cher papa, ch\u00e8re maman, je suis arriv\u00e9 \u00e0 Lyon depuis trois jours d\u00e9j\u00e0 \u2013 apr\u00e8s un voyage extr\u00eamement mouvement\u00e9. Nous sommes partis le jeudi matin \u00e0 six heures de Montpellier ; La veille je ne m'\u00e9tais couch\u00e9 qu'\u00e0 onze heures et demie ayant din\u00e9 \u00e0 la pr\u00e9fecture chez le pr\u00e9fet. Nous sommes donc partis dans (avec, barr\u00e9) un brouillard intense sur la route d'Al\u00e8s. Nous \u00e9tions sept. Monsieur Bellon, grand-papa, grand-maman, deux d\u00e2mes qui partaient retrouver leur famille dans la r\u00e9gion de Besan\u00e7on, le chauffeur, et moi. Nous n'avons pas suivi la vall\u00e9e du Rh\u00f4ne parceque n'\u00e9tant pas certains de pouvoir traverser le fleuve nous avons pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 monter par le Puy et St Etienne. Nous \u00e9tions surs de pouvoir arriver car m. Bellon avait vu quelqu'un qui arrivait de Lyon par cette voie. Cela ne nous a pas empech\u00e9 d'avoir beaucoup d'aventures pendant le chemin.\n\n(page 2) Nous sommes arriv\u00e9s \u00e0 Al\u00e9s vers 9 heures. Nous avons d\u00e9jeun\u00e9 et nous sommes repartis. Auparavant on nous a averti que nous allons avoir affaire \u00e0 deux s\u00e9rieuses difficult\u00e9s. Les ponts coup\u00e9s sont nombreux et nous allons avoir \u00e0 faire des d\u00e9tours. Enfin, nous partons nullement refroidis. Le voyage commence vraiment bien. Le soleil danse sur la route et nous discutons fermement. De temps \u00e0 autre un v\u00e9hicule d\u00e9truit git sur le bord de la route. a chaque village que nous rencontrons je bondis \u00e0 la porti\u00e8res et je salues tout ce que je voies, hommes, femmes enfants, chevaux, poules, canards, etc. J'obtiens souvent des jeux de physionomie ebouriffant. pour l'instant tout s'est pass\u00e9 sans aucune anicroche. C'est vraiment trop beau voici un croisement. M. bellon consulte la carte. par ici. la voiture s'engage sur un pont. Nous filons sur St Jean de Maruejols. Tout \u00e0 coup, un croisement. Une des deux routes est barr\u00e9e, l'auto s'arr\u00eate. D'un cot\u00e9\n\n(page 3) c'est Uz\u00e8s de l'autre c'est St jean. Le chauffeur descend. Tout pr\u00e8s il y a un pont, celui de St. jean. Il est coup\u00e9. La voiture fait demi-tour. Nous repassons dans les m\u00eames villages, et nous voila sur la bonne route, cette fois. L'auto file maintenant vers Vallon, sur l'Ard\u00e8che. Avant d'entrer dans le village il y a un pont. Celui-ci est intact, para\u00eet-il. Un officier y est pass\u00e9 ce matin, la voiture s'approche. Des fils de fer barbel\u00e9s nous barrent la route, \u00e7a y est le pont est coup\u00e9. Inutile de temp\u00eater. Qu'allons nous faire. Vallons n'est qu'\u00e0 six ou sept kilom\u00e8tres de Ruoms, prochaine \u00e9tape o\u00f9 nous esp\u00e8rons manger et il est dix deux heures et demi. Nous consultons la carte Nous a Nouvelle d\u00e9ception. Le nouva second pont sur l'ard\u00e8che se trouve \u00e0 trois kilom\u00e8tres de l\u00e0, \u00e0 vol d'oiseau. Mais par la route il nous faut faire au moins quarante kilom\u00e8tres. Nous rebroussons chemin. Pour comble de malheur le chemin que nous\n\n(page 4) devons prendre et horriblement mauvais. Et il monte, monte terriblement. Et nous ne savons pas si l'autre pont est toujours solide. Apr\u00e8s la mont\u00e9e il y a la descente et celle-ci est encore moins commode que celle-l\u00e0. Un brave paysan que nous manquons d'\u00e9charper nous affirme que le pont est debout. Rassur\u00e9s nous repartons. Enfin nous retrouvons la bonne route, mais quelles angoisses quand nous passons un pont. C'est d'ailleur assez impressionnant, un pont par terre. D'habitude le pont n'est pas tout entier par terre mais c'est quand m\u00eame un spectacle que je n'aurais pas voulu manquer. Nous nous sommes arr\u00e8t\u00e8s quelques minutes devant ce sale pont de Vallon et j'ai eu le temps de contempler les d\u00e9gats. pour celui ci la cassure a \u00e9t\u00e9 nette. En bas, d'en l'ard\u00e8che c'est un chaos inextricable de pierres en bouillies des blocs de terre ont \u00e9t\u00e9 arrach\u00e9s et se sont pr\u00e9cipit\u00e9 dans le fleuve [un peu de pr\u00e9cipitation dans l'\u00e9criture]. Une belle sc\u00e8ne, quoi ! Avant d'arriver \u00e0 Ruoms vers une\n\n(page 5) heure nous avons contempl\u00e9s les traces d'un bombardement. l'objectif devait \u00eatre une centrale \u00e9lectrique et un d\u00e9pot de charbon. Au centre de l'objectif, Un tas de pierres et un pan de mur qui avaient du etre une maison. \u00c0 cot\u00e9 un enchev\u00eatrement de fils et un wagonnet renvers\u00e9 puis autour d'immenses entonnoirs. Il y avait partout des d\u00e9bris de fer calcin\u00e9s. Une heure dix, nous entrons \u00e0 Ruoms. Sur la place publique, deux Hotels. Dans aucun il n'y a \u00e0 manger. On nous indique toutefois un petit restaurant au bout du village. l'auto continue. Au tournant m. Bellon fait signe d'arr\u00eater la voiture. Il a aper\u00e7u un bureau de tabac. Il descend et s'y engouffre. deux minutes. Trois minutes. Cinq minutes. pas de M. bellon. Enfin il sort une pile de journeaux sur les bras. On les distribue. les nouvelles sont bonnes. Pendant ce temps l'auto sort du village. Voici le restaurant. Il n'y a rien \u00e0 manger.\n\n(page 6) D\u00e9courag\u00e9s, nous continuons notre route. Et pourtant, nous avons bien faim. L'auto va s'engager sur un pont qui m\u00e8ne \u00e0 Aubenas. Tout \u00e0 coup, un homme sort d'une maison voisine et nous crie. Ne passez pas par l\u00e0 il y a des ponts coup\u00e9s. prenez la route de droite, plut\u00f4t. Nous remercions chaudement le bonhomme et nous continuons. Le paysage est tr\u00e8s beau. l'ard\u00e8che coule \u00e0 nos pieds nous roulons sous une voute de rochers, c'est le d\u00e9fil\u00e9s de Ruoms. Quelques minutes apr\u00e8s nous d\u00e9bouchions sur la place d'un hameau. Il \u00e9tait deux heures et quart. \u00c0 notre droite il y avait une auberge. l'auto s'arr\u00e8ta et monsieur Bellon descendit. Peu de temps apr\u00e8s il revenait. Nous pouvions manger. Apr\u00e8s avoir d\u00e9vor\u00e9 \u00e0 belles dents l'auto nous montions dans l'auto et nous reprenions notre marche en avant Nous n'avions pas faits vingt m\u00e8tres que, crac !, l'auto sarr\u00eatait. Un pneu crev\u00e9. Nous en n'avions pour vingt minutes. Aussit\u00f4t, comme il fait chaud tout le monde sort\n\n(page 7) de la voiture. M. Bellon qui a encore faim et encore soif d\u00e9cide de chercher un caf\u00e9 dans le village. Et il s'\u00e9loigne, accompagn\u00e9 d'une des deux d\u00e2mes qui voyagent avec nous. Grand-maman et l'autre dame discutent au pied d'un arbre, \u00e0 l'ombre. Quand \u00e0 moi je vais d'un cot\u00e9, de l'autre, sans but pr\u00e9cis. Tout en me promenant je calcule le nombre de v\u00e9hicules allemands d\u00e9truits que j'ai aper\u00e7us depuis Beziers. 127. Enfin, le pneu est r\u00e9par\u00e9 et nous montons dans la voiture. Nous pensons retrouver Monsieur Bellon et sa compagne en passant lentement. La voiture longe les maisons. Nulle trace de caf\u00e9. Nous sortons du village et nous faisons un km sur la route. Toujours rien. Nous rebroussons chemin, et les voil\u00e0 qui apparaissent, discutant tranquilement. Aussi\u00f4t une vive discussion s'engage. Et l'auto repart. N'ayant pas beaucoup dormi la nuit derni\u00e8re je somnole, sur les genoux de grand-papa. Aubenas. j'ouvre les yeux\n\n(page 8 et derni\u00e8re) la voiture s'engage dans une grande rue extr\u00eamement anim\u00e9e, plus que carcassonne. je salue des militaires, de temps \u00e0 autre. La foule d\u00e9croit, les maisons aussi et nous voila sur la route du Puy. Nous longeons lentement la vall\u00e9e de l'Ard\u00e8che. L'auto est engag\u00e9e dans une conversation anim\u00e9e. M. Bellon consulte la carte. L'auto monte maintenant sans arr\u00eat. La m\u00eame route en lacets qui d'un tournant \u00e0 l'autre ne semble pas grimper beaucoup... quand on est bas. Au pied du rocher grima\u00e7ant, la voiture s'arr\u00eate. le chauffeur descend pour mettre du charbon. Puis nous repartons. La mont\u00e9e est interminable. mais enfin nous arrivons au bout un vent glacial nous accueille puis la voiture commence une descente rapide.\n\nLe Puy, 17 km. la borne passe rapidement devant mes yeux. Je suis attentivement, gris\u00e9 de vitesse la descente de l'auto vers le Puy. 16 km, 15 km ; 14 km. Nous avan\u00e7ons toujours La route se d\u00e9roule...... (La fin de la lettre manque.)\n\n## 44 Je remarque avec une certaine satisfaction, dans cette lettre,\n\nJe remarque, avec une petite satisfaction, dans cette lettre, des particularit\u00e9s orthographiques qui ne m'ont plus jamais abandonn\u00e9 : un certain d\u00e9sint\u00e9r\u00eat pour les majuscules au d\u00e9but des phrases (sans doute une pr\u00e9paration \u00e0 l'exercice de la po\u00e9sie moderne), un l\u00e9ger d\u00e9dain pour les r\u00e8gles les plus assur\u00e9es de la ponctuation acad\u00e9mique (je veux dire post\u00e9rieure au XVIe si\u00e8cle), une tendance tr\u00e8s nette \u00e0 distribuer ici ou l\u00e0 des accents circonflexes avec une g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 due \u00e0 l'incertitude sur leur position r\u00e9elle, par exemple. C'est l'omission d'un de ces beaux signes, si menac\u00e9s par les r\u00e9formateurs de l'orthographe, qui m'a valu la perte d'un (unique) quart de point (sur 10) \u00e0 la dict\u00e9e du \u00ab concours d'entr\u00e9e en 6e \u00bb, en 1941. Je m'empresse d'ajouter que je n'avais pas grand m\u00e9rite : l'examinateur \u00e9tait un homme charmant qui pronon\u00e7ait distinctement toutes les finales (\u00ab les faucheur-s fauchai-eu-n-t \u00bb) (il exag\u00e9rait simplement outrageusement une particularit\u00e9 carcassonnaise, que je m'amuse \u00e0 attribuer, en un raisonnement pseudo-linguistique, \u00e0 la proximit\u00e9 de la Catalogne : on ne dit pas la \u00ab nui \u00bb mais \u00ab la nui-t \u00bb), et aplanissait ainsi pour nous, pauvres petits, la plupart des difficult\u00e9s. Mais il ne put rien faire pour me pr\u00e9venir de ce m\u00e9chant circonflexe, dont je n'avais pas la moindre id\u00e9e. C'est sans aucun doute, n'est-ce pas, \u00e0 partir de cette exp\u00e9rience traumatisante (la perte d'un quart de point \u00e0 l'examen d'entr\u00e9e en sixi\u00e8me) que je pris l'habitude, par compensation, de mettre des circonflexes en quelques endroits impr\u00e9vus (ainsi, plus haut, page 7 de ma lettre, sur \u00ab d\u00e2mes \u00bb). Cette stabilit\u00e9, sur un demi-si\u00e8cle, a je ne sais pourquoi quelque chose de rassurant : la persistance du \u00ab circonflexe flottant \u00bb est une assurance d'identit\u00e9 relative. Voil\u00e0 la preuve que je ne suis pas le couteau de Lichtenberg.\n\nJe remarque aussi que dans ces \u00e9critures mon int\u00e9r\u00eat est d\u00e9j\u00e0 marqu\u00e9 pour les d\u00e9nombrements, plus g\u00e9n\u00e9ralement pour toutes les indications chiffr\u00e9es que produit le monde \u00e0 nos yeux, l\u00e0 r\u00e9pandues sur les bornes, les poteaux, avec leurs distances kilom\u00e9triques. Je m'\u00e9tais ant\u00e9rieurement attribu\u00e9, dans un d\u00e9but d'autoportrait, la qualit\u00e9 caract\u00e9ristique \u00ab d'homme num\u00e9rique \u00bb, de \u00ab compteur \u00bb (trace d'une relative avance dans l'\u00e9chelle de l'hominisation, mais peut-\u00eatre n\u00e9anmoins archa\u00efque, insensible au progr\u00e8s de la m\u00e9canisation, puis de l'ordinateurisation qui rendent le maniement mental des nombres _obsol\u00e8te_ ) et j'ai ici m\u00eame (plus loin dans le texte lin\u00e9aire) identifi\u00e9 imaginairement le lieu de ma d\u00e9couverte des nombres. J'avais donc la certitude interne de ma constance num\u00e9rologique, mais je ne suis pas m\u00e9content de la voir, elle aussi, confirm\u00e9e par un document \u00ab historique \u00bb, un objet du pr\u00e9sent qui ne parle que du pass\u00e9, et que rien de son futur ne p\u00e9n\u00e8tre. Ce n'est donc pas un trait que je me suis attribu\u00e9 apr\u00e8s coup, en reconstituant le pass\u00e9 \u00e0 l'aide du pr\u00e9sent : encore un \u00e9l\u00e9ment, minuscule mais indiscutable, de certitude.\n\nJe vois l\u00e0, ce qui para\u00eetra peut-\u00eatre \u00e9trange et confirmer l'adage des \u00ab raisins verts \u00bb (\u00ab Ils sont trop verts, et bons pour des goujats \u00bb, comme dit le renard de La Fontaine au pied de la treille inaccessible de muscats), je vois l\u00e0, dis-je, dans la perspective de cette branche de mon trait\u00e9, une raison pour ne pas aujourd'hui regretter l'absence de ces \u00ab journaux \u00bb que je n'ai jamais tenus (j'ai essay\u00e9 parfois, il me semble, mais je ne suis jamais all\u00e9 plus loin que ce _day-book_ de quatre-vingts pages, vers 1947, glorieusement inaugur\u00e9 par ce mot rest\u00e9 unique sur sa premi\u00e8re page, sans date : \u00ab Aujourd'hui \u00bb).\n\nCette lettre, les pages du carnet grand-paternel sont-ils effecteurs de m\u00e9moire ? pas vraiment. J'avais pris le soin de rassembler, en pens\u00e9e, j'ai not\u00e9 avant de lire la lettre et le carnet, mes souvenirs de ce voyage vers Lyon (et auparavant de celui de Laissac). Ils n'ont pas \u00e9t\u00e9 augment\u00e9s ni modifi\u00e9s par ma lecture, comme j'aurais pu l'esp\u00e9rer (ou le craindre).\n\n**Je vois une rivi\u00e8re avec des tanks calcin\u00e9s sur ses bords ; je vois un pont \u00e9croul\u00e9.**\n\n**Je vois grand-maman immobile, debout, au bord d'une route, entre des platanes, dans une longue robe noire, son \u00ab fichu \u00bb noir sur les \u00e9paules, d'autres silhouettes \u00e9loign\u00e9es, indistinctes ; et je vois, \u00e0 ma grande suprise, qu'elle est en train, ainsi, debout, de \u00ab faire pipi \u00bb** (c'est cette expression que j'aurais employ\u00e9e, alors, et c'est elle qui accompagne, spontan\u00e9ment, le souvenir).\n\nJe poss\u00e8de quelque part le \u00ab cadre \u00bb chronologique de ces images, assurant une transmission par \u00ab continuit\u00e9 \u00bb depuis ce temps-l\u00e0 (continuit\u00e9 de plus en plus \u00ab \u00e9rod\u00e9e \u00bb dans la dur\u00e9e, parce que la continuit\u00e9, elle, n'est pas renforc\u00e9e par la pens\u00e9e s'attachant au pass\u00e9 (il s'y introduit aussi des erreurs, mais, dans l'ensemble, avant de retrouver ces documents et de les lire je les situais assez bien)). Comme il s'agissait de jours qui furent marquants pour la collectivit\u00e9 tout enti\u00e8re, les \u00ab placer \u00bb n'\u00e9tait pas trop difficile. Cependant tout se passe comme si les deux \u00ab sources \u00bb de restauration partielle du pass\u00e9 que j'ai confront\u00e9es ici appartenaient \u00e0 deux mondes irr\u00e9ductibles l'un \u00e0 l'autre mais, en m\u00eame temps, non isol\u00e9s.\n\nUn autre \u00ab moment \u00bb du voyage m'est r\u00e9apparu, confus\u00e9ment, et j'ignore, bien s\u00fbr, s'il ne s'agit pas d'une reconstruction apr\u00e8s lecture : c'est celui de notre \u00ab arrestation \u00bb momentan\u00e9e par ces FFI soup\u00e7onneux (il est vrai que notre ami, \u00ab M. Bellon \u00bb (ce n'\u00e9tait pas son vrai nom) avait un accent qui pouvait passer pour \u00ab \u00e9tranger \u00bb). Nous f\u00fbmes donc soumis \u00e0 une \u00ab v\u00e9rification d'identit\u00e9 \u00bb par la R\u00e9sistance exactement comme, \u00e0 peine deux mois auparavant, nous aurions pu l'\u00eatre par la Milice vichyste, ou les Allemands. C'est que la mutation qui, en quelques journ\u00e9es, transforma la France officielle, vichyste, p\u00e9tainiste, en une France diff\u00e9rente, pas moins officielle, mais gaulliste, s'accompagna, presque du jour au lendemain, pour certains (assez peu nombreux : ceux qui s'engag\u00e8rent, en prenant des risques, dans un camp ou l'autre de cette lutte, ne furent jamais qu'une minorit\u00e9), d'un changement de r\u00f4les : les clandestins sortirent de l'ombre, les plus compromis (ou les moins prot\u00e9g\u00e9s) de leurs adversaires tent\u00e8rent de s'y plonger \u00e0 leur tour.\n\nOblig\u00e9, trois ou quatre jours avant la Lib\u00e9ration de Montpellier, d'effectuer un trajet de \u00ab liaison \u00bb en sens inverse du reflux des arm\u00e9es allemandes, mon p\u00e8re trouva un chauffeur volontaire dont l'audace lui plut. Car quelque part sur la route, entre P\u00e9zenas et B\u00e9ziers, ils crois\u00e8rent sur une dizaine de kilom\u00e8tres une colonne d'infanterie allemande non signal\u00e9e, sans doute \u00e9gar\u00e9e et pleine de lassitude, dont les soldats parfois, pour am\u00e9liorer leurs capacit\u00e9s de fuite, s'emparaient des rares v\u00e9hicules qu'ils rencontraient sur leur chemin. Ils faisaient signe \u00e0 la voiture de s'arr\u00eater et chaque fois le chauffeur, comme dans ces films de \u00ab gangsters \u00bb am\u00e9ricains qui allaient bient\u00f4t \u00eatre le symbole d'un envahissement d'un autre type, ralentissait comme pour ob\u00e9ir puis acc\u00e9l\u00e9rait de nouveau brusquement \u00e0 quelques m\u00e8tres des soldats, \u00e9chappant miraculeusement aux rafales de balles que, par acquit de conscience, ils se sentaient oblig\u00e9s de lui adresser.\n\nMais ce chauffeur h\u00e9ro\u00efque \u00e9tait, comme on le d\u00e9couvrit peu apr\u00e8s, un \u00ab collabo \u00bb, et pas des plus inoffensifs : c'\u00e9tait un tueur, un \u00ab milicien \u00bb qui avait fait ainsi, au dernier moment, une tentative audacieuse pour \u00e9chapper au sort qui l'attendait. Et tout, alors, devenait une question d'identit\u00e9. L'Occupation avait multipli\u00e9 les \u00ab papiers \u00bb de toutes sortes, et les contr\u00f4les incessants : cartes de rationnement, de \u00ab priorit\u00e9 \u00bb, laissez-passer, cartes d'identit\u00e9 surtout. Et les faux papiers s'\u00e9taient multipli\u00e9s aussi. Chaque r\u00e9sistant, chaque clandestin avait ainsi, successivement et parfois m\u00eame simultan\u00e9ment une, deux ou m\u00eame plus de deux fausses identit\u00e9s authentifi\u00e9es par de plus ou moins \u00ab vraies \u00bb fausses cartes (les \u00ab vraies-fausses \u00bb \u00e9tant celles qui \u00e9taient, le plus l\u00e9galement du monde, d\u00e9livr\u00e9es par des policiers r\u00e9sistants). Il fallait maintenant, au grand jour, proc\u00e9der \u00e0 la r\u00e9duction d'urgence de cette prolif\u00e9ration anti-occamiste de \u00ab nominaux \u00bb, autrement dit de noms, surnoms et pseudonymes : faire savoir que M. X, dit Y, \u00e9tait en r\u00e9alit\u00e9 M. Z, m\u00eame si les papiers en sa possession le pr\u00e9sentaient comme s'appelant T. Toujours dans mon \u00ab tiroir \u00e0 m\u00e9moire externe \u00bb, parmi mon lot de papiers et photos de toutes sortes j'en ai trouv\u00e9 un qui pr\u00e9sente, sous forme presque caricaturale, cette version particuli\u00e8re du vieux probl\u00e8me philosophique de la permanence des identit\u00e9s :\n\nIVe R\u00c9PUBLIQUE FRAN\u00c7AISE\n\n_________________________\n\nLIBERT\u00c9 \u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 \u00c9GALIT\u00c9 \u2013\u2013\u2013\u2013\u2013 FRATERNIT\u00c9\n\nCOMMISSARIAT DU LANGUEDOC-ROUSSILLON\n\nMonsieur ASTIER porteur de la carte d'identit\u00e9 N\u00b0 14606 au nom de BLANC Louis et de la carte d'identit\u00e9 de Fran\u00e7ais BR 56651 au nom de ROUBAUD Lucien est Pr\u00e9sident du Comit\u00e9 R\u00e9gional de Lib\u00e9ration du Languedoc-Roussillon. Les autorit\u00e9s civiles et militaires FFI lui doivent aide et protection.\n\nMontpellier, le 26 ao\u00fbt 1944.\n\nEt voil\u00e0 qu'en bas de page, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 du tampon du \u00ab Comit\u00e9 R\u00e9gional de Lib\u00e9ration du Languedoc \u00bb figurent, manuscrites (je reconnais l'\u00e9criture et la signature de mon p\u00e8re), ces mots :\n\nLe Pr\u00e9sident du Comit\u00e9 R\u00e9gional de Lib\u00e9ration\n\nAstier.\n\n! ! !\n\n## 45 Lyon extraordinairement belle en septembre 44.\n\n(suite du carnet grand-paternel)\n\ndu 17 au 23 7bre. Nous parcourons Lyon avec sa nouvelle physionomie : tous les ponts du Rh\u00f4ne ont une arche d\u00e9molie par l'explosion des mines boches.\n\n30 000 m2 de vitres bris\u00e9es, 15 km de vitrines et de devantures d\u00e9molies.\n\nEn compensation, atmosph\u00e8re de d\u00e9tente, de libert\u00e9, d'espoir sur la fin prochaine de la guerre et le retour \u00e0 une vie normale.\n\nOn lit les journaux ; on \u00e9coute la Radio ; on se r\u00e9jouit des succ\u00e8s rapides des Alli\u00e9s, presque toute la France lib\u00e9r\u00e9e, les Russes sur la Vistule, et les Balkans.\n\nChaque jour, on publie de longues listes des martyrs de l'Occupation, la haine monte contre les Allemands et leurs aides f\u00e9lons, miliciens ou collabos.\n\nLyon \u00e9tait extraordinairement belle en septembre 1944. La beaut\u00e9 de cette ville est pour moi li\u00e9e \u00e0 ces semaines d'apr\u00e8s la Lib\u00e9ration. Sans doute l'eau sortait des robinets avec une odeur et un go\u00fbt de p\u00e9trole, sans doute il y avait les ruines, le Rh\u00f4ne, la Sa\u00f4ne \u00e9taient presque infranchissables. Mais les ruines m\u00eames \u00e9taient belles, et leur beaut\u00e9 venait des circonstances exceptionnelles, exaltantes, de leur apparition. Sans doute on mangeait peut-\u00eatre plus mal encore qu'avant. Mes grands-parents d\u00e9couvraient peu \u00e0 peu les morts, les fusillades, les disparitions, les trahisons, les d\u00e9portations (dont l'aboutissement sinistre n'\u00e9tait pas encore imagin\u00e9), tous les bouleversements survenus au sein de leurs relations depuis leur fuite devant la Gestapo en 43.\n\nMais tout cela me parvenait r\u00e9fract\u00e9, assourdi, transfigur\u00e9. Je n'entendais que le chant h\u00e9ro\u00efque, et je n'\u00e9prouvais que le sentiment de libert\u00e9 associ\u00e9 \u00e0 celui de vacances se prolongeant, dans la vacuit\u00e9 des rues encore chaudes, mais sans menaces, sans couvre-feu, sans la tension de vagues catastrophes (vagues pour une conscience enfantine) possibles et sans cesse auparavant redout\u00e9es (arrestations, bombardements).\n\nOr une des toutes premi\u00e8res conqu\u00eates de la Lib\u00e9ration fut... le western. Lyon n'\u00e9tait pas d\u00e9barrass\u00e9e depuis trois semaines de ses Panzers que les cin\u00e9mas rouverts autour de la place Bellecour affichaient d\u00e9j\u00e0 dans leurs programmes \u00ab permanents \u00bb quelques-uns de ces films de l\u00e9gende, au go\u00fbt \u00ab d'avant-guerre \u00bb, aux g\u00e9n\u00e9riques fabuleux.\n\nBien s\u00fbr, en septembre 44, le choix en \u00e9tait encore limit\u00e9, les copies (probablement pr\u00eat\u00e9es par l'arm\u00e9e am\u00e9ricaine) souvent interrompues par des pannes des appareils de projection ou des coupures de courant. Qu'importe ! je n'avais jamais vu spectacle plus \u00e9blouissant. J'en ai retenu un seul, comme \u00e9tant le premier de tous, mon premier western : _Pacific Express_ (de Cecil B. de Mille, 1938, d'apr\u00e8s le vieux _Dictionnaire des films_ de Georges Sadoul, avec Barbara Stanwyck, Joel Mc Crea et Akim Tamiroff). Il y avait l\u00e0 la Belle, le Bon et le M\u00e9chant.\n\nMais ce ne fut pas principalement pour eux que je m'enflammai. Car il y avait surtout, donnant son titre au film (et je ne revois presque plus que cela) une magnifique locomotive. (Au-dessus de mon \u00e9vier m\u00e9tallique aujourd'hui, sur le mur blanc, \u00e0 droite de la lampe, entre la lampe et le s\u00e8che-vaisselle suspendu en plastique, blanc aussi quoique un peu couvert de suie (je vois tout cela en ce moment, vous pouvez me croire), se trouve le portrait-affiche de celle qui fut, vers 1870, la \u00ab star \u00bb, la \u00ab Barbara Stanwyck \u00bb des locomotives sur les lignes anglaises Southern Railways, la Bournemouth Belle.\n\nNous descendions, mon grand-p\u00e8re et moi, vers le Rh\u00f4ne, prenant avant d'arriver aux quais du fleuve et au tramway par la Mont\u00e9e de la Boucle, le chemin des \u00ab traboules \u00bb, ces labyrinthiques tunnels et couloirs dans le ventre des maisons qui faisaient de tous les enfants lyonnais des \u00e9cureuils. Grand-papa, arm\u00e9 du journal, _Le Progr\u00e8s_ , consultait la courte liste des \u00ab programmes \u00bb. Nous choisissions.\n\nEt parfois, saisi d'une v\u00e9ritable ivresse, quand nous sortions d'un cin\u00e9ma de la rue de la R\u00e9publique, il m'emmenait brusquement vers un autre, dont il avait (signe de pr\u00e9m\u00e9ditation ?) not\u00e9 aussi les horaires.\n\nLe retour rue de l'Orangerie fut pour mon grand-p\u00e8re un v\u00e9ritable soulagement : c'\u00e9tait un homme paisible, pacifique, que les erreurs et horreurs du monde ne cess\u00e8rent pas d'\u00e9tonner et d'indigner, et il r\u00eava toujours de les voir annul\u00e9es par les efforts raisonnables d'hommes de bonne volont\u00e9 (en France, par exemple, par \u00ab l'Union de la Gauche sans exclusives \u00bb. Il n'arr\u00eate pas d'y r\u00e9fl\u00e9chir dans ses \u00ab carnets \u00bb). Dans sa maison enfin reconquise, il reprit possession de son atelier de menuiserie o\u00f9, entre autres inventions destin\u00e9es au concours L\u00e9pine, il se consacra de nouveau \u00e0 la qu\u00eate d'une perfection inatteignable, toujours esp\u00e9r\u00e9e, entr'aper\u00e7ue, mais \u00e9vanouissante comme un _boojum_ , le \u00ab graal \u00bb de la chaise longue inrenversable. (Pour le r\u00e9v\u00e9rend Milton, grand-p\u00e8re maternel d'un de mes romanciers pr\u00e9f\u00e9r\u00e9s, Anthony Trollope, le graal avait \u00e9t\u00e9 aussi \u00e9t\u00e9 un r\u00eave de stabilit\u00e9, celui de la diligence inrenversable.)\n\n## 46 Questionnaire :\n\n_Questionnaire_ :\n\nYad Vashem, Institut de Comm\u00e9moration\n\ndes Martyrs et des H\u00e9ros\n\nB. P. 84 \u2013 J\u00c9RUSALEM\n\n___________________________________________\n\nPRINCIPAUX D\u00c9TAILS DEVANT \u00caTRE COMPRIS DANS LE T\u00c9MOIGNAGE\n\n * _A. Renseignements sur le t\u00e9moin, le sauveteur et la personne sauv\u00e9e_\n\n 1. 1.Nom et pr\u00e9noms (en caract\u00e8res latins)\n\n 2. 2.\u00c2ge\n\n 3. 3.Adresse actuelle\n\n 4. 4.Occupation actuelle\n\n 5. 5.Lieu d'habitation durant la guerre (en caract\u00e8res latins)\n\n 6. 6. _Curriculum vit\u00e6_ durant la guerre (occupation, situation \u00e9conomique, ghettos, camps, exode, r\u00e9sistance, etc.)\n\n * _B. Circonstances du sauvetage_\n\n 1. 1.Comment fut \u00e9tabli le lien entre le sauveteur et le sauv\u00e9.\n\n 2. 2.Description de l'action du sauveteur \u2013 caract\u00e8re g\u00e9n\u00e9ral de son action et d\u00e9tail des faits.\n\n 3. 3.Mobiles du sauveteur (r\u00e9compense mat\u00e9rielle, amiti\u00e9, amour du prochain, etc.)\n\n 4. 4.Dangers encourus par le sauveteur.\n\n 5. 5.Conduite des membres de la famille du sauveteur (citer leurs noms).\n\n 6. 6.Conditions sp\u00e9ciales et aspects caract\u00e9ristiques.\n\nLe t\u00e9moin a le choix d'\u00e9crire son t\u00e9moignage dans la langue qu'il manie le mieux. Il est important d'indiquer toujours dates et lieux exacts. Le t\u00e9moin est pri\u00e9 \u00e9galement de communiquer les nom et adresse d'autres t\u00e9moins pouvant certifier son t\u00e9moignage ou y ajouter. De m\u00eame, il est pri\u00e9 si possible de joindre des documents ou des photographies ayant trait au t\u00e9moignage ou bien de signaler le lieu o\u00f9 on peut les obtenir.\n\nD\u00e9partement des \u00ab Justes \u00bb.\n\nLe retour \u00e0 Lyon fut pour ma grand-m\u00e8re, au contraire, la fin d'une aventure, la fin de ce qui fut la p\u00e9riode la plus intens\u00e9ment \u00ab publique \u00bb de sa vie, plus exactement emplie du sentiment d'agir, et de mani\u00e8re juste, au sein d'une entreprise collective, la R\u00e9sistance. Car tel est le sens de la pr\u00e9sence dans mes papiers de ce \u00ab questionnaire \u00bb qui s'\u00e9claire de ceci que j'extrais du m\u00eame \u00ab dossier \u00bb : une Attestation (en fran\u00e7ais, et en h\u00e9breu, fran\u00e7ais \u00e0 gauche, h\u00e9breu \u00e0 droite. Je ne reproduis que le texte fran\u00e7ais)\n\nLe pr\u00e9sent Dipl\u00f4me atteste qu'en\/\n\nsa s\u00e9ance du 28 f\u00e9vrier 1967\/\n\nla Commission des Justes pr\u00e8s\/l'Institut\/\n\nComm\u00e9moratif des Martyrs et des H\u00e9ros Yad Va-\/\n\nshem a d\u00e9cid\u00e9, sur foi de t\u00e9moi-\/\n\ngnages recueillis par elle, de rendre\/\n\nhommage \u00e0 d\u00e9funte\/BLANCHE MOLINO\/\n\nqui, au p\u00e9ril de sa vie, a sauv\u00e9\/\n\ndes Juifs pendant l'\u00e9poque d'ex-\/\n\ntermination, de Lui d\u00e9cerner la\/\n\nM\u00e9daille des Justes et\/\n\nd'autoriser (suscrit) les membres de sa famille \u00e0 planter un ar-\/\n\nbre en son nom dans l'All\u00e9e\/\n\ndes Justes sur le Mont du\/\n\nSouvenir \u00e0 J\u00e9rusalem.\/\n\nFait \u00e0 J\u00e9rusalem, Isra\u00ebl, le\/\n\n1er d\u00e9cembre 1967\/\n\nC'est l'aboutissement de ce qui fut certainement une longue proc\u00e9dure, \u00e0 l'initiative (malgr\u00e9 tout assez tardive, semble-t-il) de mon oncle Walter (je lis au bas de la copie d'une lettre de confirmation de J\u00e9rusalem, \u00e0 lui envoy\u00e9e et transmise \u00e0 ma m\u00e8re ces mots : \u00ab ch\u00e8re Suzette,\n\njust to let you know that our efforts for Bonne Maman were successful \u00bb) mais qui n'aurait sans doute pas pu \u00eatre envisag\u00e9e du vivant de ma grand-m\u00e8re. Cette reconnaissance me fait plaisir (je n'y suis pour rien bien entendu, mais cela m'a fait plaisir et m'a m\u00eame donn\u00e9, pourquoi pas, de la fiert\u00e9. Je le dis d'autant plus volontiers que je n'ai gard\u00e9 qu'une affection assez relative pour ma grand-m\u00e8re).\n\nJ'attribue cette d\u00e9marche de Walter comme \u00e9tant, de sa part, un cadeau \u00e0 sa femme, ma tante Ren\u00e9e, en m\u00eame temps qu'un hommage rendu \u00e0 celle qui lui sauva vraisemblablement la vie en 1940. Mais c'est aussi (il me semble que la date le montre) un acte qui n'est pas totalement ind\u00e9pendant des convictions sionistes de mon oncle, convictions qui ne sont \u00e9videmment pas les miennes. Pour grand-maman, en tout cas, la mani\u00e8re dont elle avait agi lui avait sembl\u00e9 toute naturelle, et il n'y avait rien de plus \u00e0 en dire, le danger pass\u00e9 et cette \u00e9poque sinistre r\u00e9volue d\u00e9finitivement (pensait-on), que pour le plaisir des r\u00e9cits, et la transmission, n\u00e9cessaire, de quelques id\u00e9es morales fortes \u00e0 ses descendants.\n\nAu moment o\u00f9 j'\u00e9cris, moi, ces phrases qui la concernent, il semble malheureusement redevenu n\u00e9cessaire d'affirmer la valeur des principes qui furent les siens, et avec quelque insistance. Car j'ai bien peur que le rappel de ces imp\u00e9ratifs \u00e9thiques ne soit loin d'\u00eatre d\u00e9suet, et pour longtemps, particuli\u00e8rement en France. (Dans le \u00ab long terme \u00bb des comportements collectifs, il est clair que le fait que les Fran\u00e7ais (\u00e0 la spectaculaire diff\u00e9rence des Danois, par exemple) aient \u00e9t\u00e9, non pas tous (je trouve la \u00ab th\u00e9orie \u00bb, fort r\u00e9pandue, qu'exprime l'aphorisme \u00ab tous des l\u00e2ches, tous des salauds \u00bb non seulement fausse, mais r\u00e9pugnante) mais majoritairement p\u00e9tainistes, et bien longtemps apr\u00e8s Stalingrad et Pearl Harbor (pr\u00eats, donc, un peu point majoritairement mais \u00e0 peine, \u00e0 admettre comme naturel l'antis\u00e9mitisme empress\u00e9 des autorit\u00e9s de Vichy), n'a pas cess\u00e9 de se \u00ab r\u00e9verb\u00e9rer \u00bb dans ce pays.)\n\nMa grand-m\u00e8re ne fut pas directement une combattante. Mais si elle choisit d'agir principalement pour arracher aux nazis leurs victimes d\u00e9sign\u00e9es, je remarquerai cependant que pour elle (comme pour mon grand-p\u00e8re qui, sans \u00eatre directement associ\u00e9 \u00e0 toute son action l'approuva (mes parents \u00e9taient aussi enti\u00e8rement et pleinement en accord (le probl\u00e8me de savoir qui devait dire quoi \u00e0 qui n'a jamais eu de solution facile))), il n'\u00e9tait pas question essentiellement d'amiti\u00e9 ou de charit\u00e9 (m\u00eame la\u00efque). Le \u00ab Questionnaire \u00bb que j'ai reproduit plus haut fait significativement le silence, parmi les raisons suppos\u00e9es des actions de ceux qui sont candidats au titre de \u00ab juste \u00bb, pr\u00e9cis\u00e9ment sur celle-l\u00e0 : r\u00e9sister. Il \u00ab tord \u00bb, ce faisant, la v\u00e9rit\u00e9. Grand-maman avait conserv\u00e9, cach\u00e9e au fond du jardin de la rue de l'Orangerie, parmi d'autres \u00ab t\u00e9moignages \u00bb, la carte d'identit\u00e9 du r\u00e9sistant Marc Bloch (elle disait parfois que, s'il avait choisi, le matin fatal de son arrestation, de descendre par les \u00ab traboules \u00bb au lieu de suivre le chemin ordinaire de la \u00ab Mont\u00e9e de la Boucle \u00bb, il aurait certainement \u00e9chapp\u00e9 \u00e0 la Gestapo). Je compl\u00e8te et j'\u00e9claire tout cela par un t\u00e9moignage (toujours pris dans le m\u00eame dossier assembl\u00e9 par mon oncle).\n\nRenseignements sur le t\u00e9moin\n\nMORGULEFF Nina\n\nn\u00e9e le 14 mars 1915 \u00e0 Leningrad\n\nHabitant actuellement 77 rue des Pyr\u00e9n\u00e9es Paris 20e France\n\nProfession : Ing\u00e9nieur\n\nHabitant pendant la guerre principalement 21 rue de l'Orangerie Lyon France.\n\nRenseignements sur le sauveteur\n\nMme MOLINO Blanche, directrice d'\u00e9cole publique \u00e0 la retraite\n\nn\u00e9e le 25 avril 1880\n\nd\u00e9c\u00e9d\u00e9e le 22 septembre 1964\n\nhabitant pendant la guerre 21 rue de l'Orangerie \u00e0 Lyon\n\nou chez sa fille et son gendre M. et Mme Roubaud Lucien\n\n7 rue d'Assas Carcassonne Aude France.\n\naid\u00e9e par son mari M. molino Ren\u00e9, inspecteur primaire retrait\u00e9 n\u00e9 le 7 juin 1877\n\nm\u00eame adresse.\n\nJe soussign\u00e9e Morguleff Nina certifie exacts les faits suivants qui montrent le d\u00e9vouement envers mon fr\u00e8re et moi-m\u00eame de Mme Molino Blanche\n\nT\u00e9moignage :\n\nMon fr\u00e8re Georges, et moi-m\u00eame, habitions la banlieue de Lyon (Champagne) au d\u00e9but de la guerre. En ao\u00fbt 1942, lorsque les arrestations de Juifs ont commenc\u00e9 dans la r\u00e9gion lyonnaise, les gendarmes fran\u00e7ais du voisinage nous ayant pr\u00e9venus que nous courions un danger imm\u00e9diat, nous sommes venus nous r\u00e9fugier chez Mme Molino qui nous a recueillis dans sa maison.\n\nMme Molino essaya de nous faire passer en Suisse. Au cours de cette tentative une lettre ouverte par la censure amena au 21 de la rue de l'Orangerie une perquisition de la police fran\u00e7aise. Gr\u00e2ce au courage et \u00e0 la pr\u00e9sence d'esprit de Mme Molino, nous avons pu \u00e9chapper \u00e0 une arrestation certaine.\n\nLa perquisition n'ayant apport\u00e9 contre elle aucune preuve concluante Mme Molino a continu\u00e9 \u00e0 s'occuper de notre h\u00e9bergement, entre autres chez sa s\u0153ur \u00e0 Marseille, chez une amie \u00e0 Carpentras. Quand il n'y avait pas de danger imm\u00e9diat nous revenions tr\u00e8s fr\u00e9quemment rue de l'Orangerie quand nous ne savions pas o\u00f9 aller et Mme Molino n'a cess\u00e9 de nous soutenir de toutes les mani\u00e8res.\n\nEn liaison avec Mme Mallen et son mari Me Mallen, avou\u00e9, elle fournissait r\u00e9guli\u00e8rement des faux papiers (avec tous les risques que cela comportait pour elle), papiers qui ont sauv\u00e9 la vie \u00e0 de nombreux Juifs. Je ne puis \u00e9videmment me rappeler le nom de tous, et certains m'\u00e9taient totalement inconnus, mais, parmi les plus marquants, je peux citer M. Ren\u00e9 Mayer, ancien pr\u00e9sident du Conseil, le Dr Caroli, actuellement m\u00e9decin \u00e0 l'H\u00f4pital Saint-Antoine, \u00e0 Paris, le professeur L\u00e9vy-Bruhl. En ce qui nous concerne, les premiers faux papiers qui nous ont permis de survivre ont \u00e9t\u00e9 fournis par elle en septembre 1942.\n\nPendant tous nos s\u00e9jours chez Mme Molino, nous avons \u00e9t\u00e9 constamment t\u00e9moins de l'aide apport\u00e9e par elle \u00e0 grand nombre de Juifs : aide dans la recherche de travail et de logements, secours en argent (gr\u00e2ce \u00e0 une collecte de fonds effectu\u00e9e par elle aux \u00c9tats-Unis lors d'un s\u00e9jour dans les milieux universitaires de Cambridge, Massachusetts, et de New York, pendant l'hiver de 1941). Je ne puis citer que les noms de ceux que nous avons connus directement : J.-Cl. Weill, C. Hagenauer, J.-G. Cahen, fusill\u00e9 par les Allemands \u00e0 Montluc au printemps 1944, M. et Mme Pavlovsky de Nancy.\n\nDes faux papiers qu'elle avait ainsi fournis \u00e0 une personne en danger ont amen\u00e9 chez elle une deuxi\u00e8me visite de la police fran\u00e7aise qui aurait immanquablement caus\u00e9 son arrestation si, par miracle, une complicit\u00e9 amicale dans la police ne l'avait sauv\u00e9e, elle et M. Molino.\n\nLorqu'en 1943 je suis devenue secr\u00e9taire du Pr Marc Bloch alors chef r\u00e9gional du Mouvement de r\u00e9sistance Franc-Tireur, j'ai \u00e9t\u00e9 quotidiennement t\u00e9moin, puisque j'habitais chez elle, du soutien constant qu'elle lui a apport\u00e9 jusqu'au jour de son arrestation en mars 1944 (liaison \u00e9pistolaire avec sa famille habitant la Creuse, logement procur\u00e9 par elle dans la maison contigu\u00eb au 21 rue de l'Orangerie, repas pris ensemble, \u00e9coute de la radio, r\u00e9confort amical, etc.).\n\nC'est l'arrestation m\u00eame de Marc Bloch qui a d\u00e9clench\u00e9 une troisi\u00e8me perquisition polici\u00e8re, cette fois celle de la Gestapo \u00e0 la recherche de Mme Molino en personne. Heureusement elle venait juste de quitter la ville pour se rendre chez sa fille \u00e0 Carcassonne.\n\nJe t\u00e9moigne aussi que, pendant les nuits qui suivirent l'incendie de la Synagogue o\u00f9 des Juifs avaient \u00e9t\u00e9 rassembl\u00e9s, plusieurs de ceux qui avaient r\u00e9ussi \u00e0 s'\u00e9chapper ont trouv\u00e9 refuge dans la maison de Mme Molino.\n\n## 47 Nomm\u00e9, au titre du Mouvement de lib\u00e9ration nationale,\n\nNomm\u00e9, au titre du MLN (Mouvement de lib\u00e9ration nationale), \u00e0 l'Assembl\u00e9e consultative provisoire institu\u00e9e par le g\u00e9n\u00e9ral de Gaulle, mon p\u00e8re dut s'installer \u00e0 Paris (et nous, sa famille, par la m\u00eame occasion). L'Assembl\u00e9e si\u00e9geait au Palais du Luxembourg (o\u00f9 se r\u00e9unit encore aujourd'hui, comme sous la Troisi\u00e8me R\u00e9publique, aussi poussi\u00e9reux qu'elle, le S\u00e9nat : le lourd manteau noir rugueux, vieux de naissance, qu'il acheta \u00e0 cette occasion fut aussit\u00f4t baptis\u00e9 \u00ab manteau de s\u00e9nateur \u00bb. Je l'ai port\u00e9 moi-m\u00eame plus tard, pendant mes hivers d'\u00e9tudiant, \u00e0 la Sorbonne puis \u00e0 l'Institut Henri-Poincar\u00e9). Sa d\u00e9ception politique fut imm\u00e9diate et intense, quand il se trouva en pr\u00e9sence de la morgue autoritariste du G\u00e9n\u00e9ral, de son \u00e9vident m\u00e9pris pour la R\u00e9sistance int\u00e9rieure (qui avait \u00e9t\u00e9 men\u00e9e, pour l'essentiel, par des civils), et dans une certaine mesure, pour la forme r\u00e9publicaine de gouvernement du pays. Il n'avait pas d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9 facile pour un pacifiste antimilitariste de l'avant-38 (avant \u00ab Munich \u00bb) de s'engager dans la lutte (o\u00f9 le risque \u00e9tait mortel) sous une telle banni\u00e8re (celle d'un officier sup\u00e9rieur dont les id\u00e9es de \u00ab droite \u00bb \u00e9taient notoires). Mais d\u00e9couvrir, d\u00e8s son premier discours devant les d\u00e9put\u00e9s \u00ab consultants \u00bb qu'il \u00e9tait en apparence rest\u00e9 exactement tel qu'il avait \u00e9t\u00e9 \u00ab avant \u00bb parut \u00e0 mon p\u00e8re insupportable et impardonnable. (Il lui a pardonn\u00e9, cependant je crois, mais bien plus tard, apr\u00e8s sa mort.)\n\nNous nous sommes install\u00e9s dans une rue homonyme de la pr\u00e9c\u00e9dente, rue d'Assas, dans le VIe arrondissement, non loin du S\u00e9nat. En sortant de la maison, et en traversant la rue, il y avait un jardin, le jardin du Luxembourg. C'est \u00e0 peu pr\u00e8s tout ce que les deux lieux d'habitation avaient en commun : le nom de la rue, et la pr\u00e9sence d'un jardin. Mais dans la maison nous n'avions cette fois qu'un appartement, en \u00e9tage, et le jardin \u00e9tait un jardin public, ferm\u00e9 de grilles, ferm\u00e9 la nuit, qu'on partageait avec des inconnus, o\u00f9 on ne pouvait presque rien ramasser, toucher, o\u00f9 des r\u00e9gions enti\u00e8res \u00e9taient interdites d'acc\u00e8s. Il n'\u00e9tait pas question d'y circuler pieds nus (d'ailleurs il y faisait, trop souvent, froid et mouill\u00e9). C'\u00e9tait un beau grand jardin, je n'en disconviens pas, mais il t\u00e9moignait d'une id\u00e9e de jardin inhabituelle pour nous, et peu sympathique. Je n'ai jamais pardonn\u00e9 au genre \u00ab jardin \u00e0 la fran\u00e7aise \u00bb cette mauvaise surprise initiale, ce d\u00e9sarroi.\n\nEt les arbres n'\u00e9taient pas les m\u00eames. Je n'y ai retrouv\u00e9, en abondance, que les catalpas (?) qui plus tard (au printemps) jonchaient le sol des all\u00e9es de ces coques l\u00e9g\u00e8res (pr\u00e9sentes aussi dans le jardin Canguilhem, \u00e0 Castelnaudary), qui avaient fourni tant de navires minuscules aux escadres de notre lavoir. Mais comment ressusciter ces flottilles hirsutes, essentiellement priv\u00e9es, dans le bassin du Luxembourg, parmi les navires jouets des enfants sages, bien peign\u00e9s, et d\u00e9daigneux ? La seule richesse nouvelle \u00e9tait celle des marrons d'Inde, \u00e0 l'automne, surtout ceux extraits, tout neufs, des bogues piquantes comme des h\u00e9rissons m\u00e9contents, pour la jouissance br\u00e8ve d'un \u00e9clatant vernis, semblable \u00e0 celui des bois cir\u00e9s de la rue de l'Orangerie, mais infiniment pr\u00e9caire, terni \u00e0 l'air avant m\u00eame le retour \u00e0 l'appartement.\n\nEn sortant dans cette nouvelle et m\u00e9diocre rue d'Assas, \u00e0 gauche, \u00e0 quelques pas commen\u00e7ait une petite rue, la rue Duguay-Trouin (elle y commence toujours). C'\u00e9tait une rue extraordinaire qui s'en allait d'abord droit devant elle, comme toutes les rues, mais qui brusquement changeait d'avis, tournait vers la droite de presque quatre-vingt-dix degr\u00e9s, sans changer d'identit\u00e9, d'\u00eatre, sans cesser d'\u00eatre la m\u00eame rue, et revenait rejoindre la rue d'Assas, dont elle \u00e9tait issue. C'est d'elle, de son caprice quasi londonien (les rues de Londres nous en font voir bien d'autres !), autant que l'invraisemblable longueur, r\u00e9v\u00e9l\u00e9e par l'altitude atteinte dans sa num\u00e9rotation, d'une rue comme la rue Vaugirard (qui ne se rencontrait pas loin) qu'on prenait la mesure de la diff\u00e9rence de nature entre Carcassonne (o\u00f9 les rues, du moins dans la partie centrale, sont rectangulairement, sagement dispos\u00e9es, selon une grille rectangulaire, rectiligne), et Paris, la grande ville.\n\nCertes, il y avait le m\u00e9tro (le premier m\u00e9tro de ma collection int\u00e9rieure, presque cinquantenaire maintenant, de m\u00e9tros), et je ne peux cacher qu'il nous impressionna, lui, favorablement. Pour commencer, il avait \u00e9norm\u00e9ment de mal \u00e0 se mettre en marche, \u00e0 quitter les stations, tant ses rames \u00e9taient rares, h\u00e9sitantes, et bourr\u00e9es de voyageurs. Le \u00ab chef de train \u00bb alors, majestueux, responsable, souverain, las et blas\u00e9 sous sa casquette, descendait de son poste de commandement dans le premier wagon, s'approchait des portes d'o\u00f9 pendaient des membres, des paquets, des bas de robe, des parapluies, et poussait jovialement, pour les faire rentrer \u00e0 l'int\u00e9rieur du wagon, ces hernies intestinales de voyageurs. On partait. Devant moi, sur le haut de la porte, entre les t\u00eates adultes, j'apercevais le c\u00e9l\u00e8bre distique m\u00e9tropolitain, un alexandrin suivi d'un octosyllabe (disposition noble, puisqu'elle se rencontre dans les \u00ab stances \u00bb les plus \u00e9motionnelles des trag\u00e9dies classiques) dont la pertinence se trouvait v\u00e9rifi\u00e9e exp\u00e9rimentalement par les attentes avant chaque nouveau d\u00e9part :\n\n\u00ab Le train ne peut partir que les portes ferm\u00e9es.\n\nNe pas g\u00eaner leur fermeture. \u00bb\n\nIl y avait aussi que pas mal de stations, ferm\u00e9es pendant l'Occupation, n'avaient pas encore \u00e9t\u00e9 rouvertes (certaines ne devaient jamais l'\u00eatre !) et je regardais avec \u00e9merveillement, pendant le lent passage du m\u00e9tro le long de leurs quais abandonn\u00e9s, ces \u00eeles d\u00e9sertes aux noms prometteurs de myst\u00e8res \u00ab \u00e0 la Fant\u00f4mas \u00bb (auteur, vous ne l'ignorez pas j'esp\u00e8re, d'un spectaculaire vol de m\u00e9tro) : Cluny, Rennes, Croix-Rouge... Nous \u00ab prenions \u00bb le m\u00e9tro volontiers, seuls, pour le plaisir (et, je le crains, souvent sans ticket). Il semble que l'id\u00e9e d'ins\u00e9curit\u00e9 en \u00e9tait totalement absente (comme si la d\u00e9livrance du territoire national avait inaugur\u00e9 des temps de tranquillit\u00e9 g\u00e9n\u00e9rale, de concorde pacifique et absolue : \u00ab O patrie, \u00f4 concorde entre les citoyens \u00bb (Victor Hugo)). Mon plus jeune fr\u00e8re, Jean-Ren\u00e9, \u00ab Nanet \u00bb, y \u00e9tait particuli\u00e8rement adonn\u00e9. Et il n'avait pas six ans.\n\nNotre appartement, inoccup\u00e9 comme d'innombrables autres (qui le sont toujours : une grande proportion du Paris noble est vide) avait \u00e9t\u00e9 \u00ab r\u00e9quisitionn\u00e9 \u00bb, au nom des int\u00e9r\u00eats sup\u00e9rieurs de l'\u00c9tat r\u00e9publicain renaissant (la c\u00e9l\u00e8bre et interminable \u00ab crise du logement \u00bb commen\u00e7ait). Mes parents auraient pu y rester, jusqu'\u00e0 leur retraite. Mais, conform\u00e9ment \u00e0 des principes qu'ils estimaient \u00e9galement r\u00e9publicains (il y a l\u00e0 une ressemblance tr\u00e8s nette, malgr\u00e9 la diff\u00e9rence de g\u00e9n\u00e9ration, de mon p\u00e8re avec mon grand-p\u00e8re. Et Pagnol aurait pu leur dire, comme dans _Topaze_ : \u00ab D'o\u00f9 sortez-vous ? \u00bb \u00ab De l'universit\u00e9. \u00bb \u00ab J'aurais d\u00fb m'en douter. \u00bb), dirent \u00e0 la propri\u00e9taire, une dame bien mise et bien d\u00e9vote, comme il en pleut dans ces parages que, bien entendu, quand son fils, prisonnier en Allemagne, serait de retour et voudrait s'y installer, au bout d'un d\u00e9lai raisonnable (le temps de trouver autre chose), ils le lui restitueraient. (Bien entendu \u00e9galement, le fils ne vint aucunement y habiter et la dame loua aussit\u00f4t l'appartement, pr\u00e9levant au passage sur les finances du nouveau locataire ce qu'on appelait un \u00ab pas de porte \u00bb, une somme consid\u00e9rable pour l'\u00e9poque.)\n\nNotre d\u00e9part d\u00e9finitif de Carcassonne eut lieu \u00e0 la fronti\u00e8re des ann\u00e9es 44 et 45. Je ne crois pas, tant il y avait d'effervescente nouveaut\u00e9 dans ce d\u00e9part (la d\u00e9couverte du m\u00e9tro, par exemple, et la lecture du _Canard encha\u00een\u00e9_ , denr\u00e9e presque aussi mythique que les oranges de l'avant-guerre (attention : je ne suis pas en train de pr\u00e9parer le jeu de mots que vous craignez : \u00ab _Canard encha\u00een\u00e9..._ \u00e0 l'orange \u00bb)), que nous ayons pris tout de suite conscience de ce que nous perdions au change. (Plus tard, dans les ann\u00e9es embrouill\u00e9es de l'adolescence, la rue d'Assas (Carcassonne) devint la figure d'un paradis perdu, le vert paradis de l'enfance, et la rue d'Assas (Paris) celle d'un Purgatoire (on aurait difficilement pu la qualifier d'Enfer).)\n\nLa France \u00e9tait libre, mais nous, nous avions perdu une grande partie de l'immense libert\u00e9 dont nous avions profit\u00e9 dans les derniers mois de l'Occupation. Nous nous sommes trouv\u00e9s, par force, civilis\u00e9s en souliers, en horaires disciplin\u00e9s et scolaires (beaucoup plus anonymes, contraignants que ceux de nos \u00e9coles carcassonnaises). Il faisait froid. Il faisait toujours froid. De l'enfermement des classes nous sortions pour retrouver l'enfermement des pi\u00e8ces de l'appartement (d'o\u00f9 nul ne pouvait, en enjambant tout simplement un balcon, ou le rebord d'une fen\u00eatre, fuir, en se laissant glisser le long du figuier, vers l'am\u00e9nit\u00e9 v\u00e9g\u00e9tale d'un jardin familial prot\u00e9g\u00e9 ou, plus loin encore, se perdre entre les perdreaux dans les vignes, les thyms, les garrigues). Nous nous sentions perdus. Comme des animaux en pareil cas, bien entendu, nous nous sommes mis \u00e0 grogner, \u00e0 bouder, et \u00e0 mordre (m\u00e9taphoriquement, je le pr\u00e9cise). Je retrouve, et je cite en une incise quelques fragments d'un \u00ab Trait\u00e9 des disputes \u00bb que j'ai compos\u00e9, en quelques semaines, en f\u00e9vrier 46, avant notre d\u00e9part salvateur pour Saint-Germain-en-Laye. Son inspiration auto-th\u00e9rapeuthique est \u00e9vidente. Mais il montre, en m\u00eame temps, que ce souvenir d'une \u00e9poque d\u00e9sagr\u00e9able que j'ai conserv\u00e9 correspondait \u00e0 quelque r\u00e9alit\u00e9 contemporaine.\n\n## 48 La v\u00e9rit\u00e9 de cette loi de l'\u00e2me.\n\nMais il y avait une autre raison encore, plus particuli\u00e8re, plus personnelle, \u00e0 mon d\u00e9senchantement (c'est bien d'un d\u00e9senchantement qu'il s'agit : l'exil hors d'un jardin, ensuite imagin\u00e9 \u00e9d\u00e9nique). D\u00e9crivant ma lecture avide de _Rocambole_ , et particuli\u00e8rement de la lettre d'amour re\u00e7ue par l'anti-h\u00e9ros, quelques semaines avant les \u00e9v\u00e9nements rapport\u00e9s ci-dessus, j'ai \u00e9crit (ou j'\u00e9crirai, cela d\u00e9pend du point de vue auquel on se place : l'\u00e9v\u00e9nement de lecture en question est ant\u00e9rieur, dans la chronologie \u00ab r\u00e9elle \u00bb du temps rapport\u00e9. Je l'ai d\u00e9j\u00e0 \u00e9crit alors que j'\u00e9cris ceci. Il est toutefois post\u00e9rieur si on suit le d\u00e9roulement lin\u00e9aire du livre. Mais il est, en un autre sens encore, de nouveau ant\u00e9rieur, puisque la premi\u00e8re Bifurcation, o\u00f9 il figure, s'ins\u00e8re, dans ma composition narrative, entre les chapitres 1 et 2 de la partie \u00ab r\u00e9cit \u00bb. Enfin, il est ant\u00e9rieur ou post\u00e9rieur dans une autre lecture, la v\u00f4tre, selon le mode de parcours du livre que vous choisirez),\n\nj'ai donc \u00e9crit (pour prendre place dans cette Bifurcation) : \u00ab Je me p\u00e9n\u00e9trai avidement de cette loi de l'\u00e2me : \"six pages serr\u00e9es ! Elle m'aime !\", moi qui, bien qu'amoureux, n'\u00e9tais gu\u00e8re en mesure de recevoir de tels gages. \u00bb\n\nEn 1943 Marie (Noilhac), qui avait veill\u00e9 sur nous, enfants, depuis Tulle, \u00e9tait devenue (tout en restant toujours pour nous Marie) Mme Bonafous, s'\u00e9tant mari\u00e9e et \u00e9tant partie vivre dans le Minervois. Antoinette (Hernandez) la rempla\u00e7a. C'est d'elle que j'\u00e9tais, ou r\u00eavais d'\u00eatre (ce qui y ressemble beaucoup), amoureux. Elle n'avait pas vingt ans. Elle \u00e9tait venue \u00e0 Paris avec nous, mais pour peu de temps. Elle allait partir, car elle \u00e9tait fianc\u00e9e. Tel \u00e9tait le n\u0153ud fatal de mon drame int\u00e9rieur.\n\nIl y avait pire encore : la diminution s\u00e9v\u00e8re de notre espace vital qu'avait entra\u00een\u00e9e notre transfert de l'une des rues d'Assas \u00e0 l'autre avait eu pour cons\u00e9quence qu'il m'\u00e9tait devenu impossible, la nuit, de sortir de mon lit pour aller dans le sien, ce que je faisais on ne peut plus tranquillement \u00e0 Carcassonne, n'ayant pour cela qu'\u00e0 ouvrir la porte de la chambre et sortir sur le palier. Antoinette n'avait jamais eu dans sa famille de chambre \u00e0 elle et les t\u00e9n\u00e8bres sous le toit la trouvaient mod\u00e9r\u00e9ment rassur\u00e9e : des pies, des \u00e9cureuils marchaient parfois au-dessus de sa t\u00eate, je ne parle pas des orages galopants. Nous avions eu ainsi avantage \u00e0 ce partage, quoique dans des dispositions d'esprit fort diff\u00e9rentes.\n\nJe n'avais pas dissimul\u00e9 \u00e0 Antoinette l'intensit\u00e9 incandescente de mes sentiments, puisant chez Walter Scott, Hugo ou Th\u00e9ophile Gautier les modes d'expression indispensables, dans le registre stylistiquement \u00e9videmment le plus \u00e9lev\u00e9 et le plus vague, ce qui ne surprendra pas, \u00e9tant donn\u00e9 les mod\u00e8les \u00e0 ma disposition. Elle riait. Cela me vexait beaucoup. Mais j'avais onze ans, et elle riait. Je n'ignorais pas (apr\u00e8s discussions approfondies \u00e0 l'\u00e9cole ou au lyc\u00e9e avec des camarades qui \u00e9taient tous plus \u00e2g\u00e9s que moi) qu'il existait d'autres aspects, tr\u00e8s diff\u00e9rents, des relations amoureuses. Mais mon peu d'ann\u00e9es et l'\u00e9tat pr\u00e9-matrimonial de l'objet de ma passion sentimentale m'interdisaient d'aspirer \u00e0 la plupart d'entre eux.\n\nIl me semble que je n'\u00e9tais pas jaloux du fianc\u00e9. Certes, c'\u00e9tait un Espagnol plut\u00f4t farouche et peu causant. Et comme nous allions tous les trois ensemble au cin\u00e9ma, les samedis ou dimanches apr\u00e8s-midi, je servais de petit fr\u00e8re de rechange et de chaperon, ce qui ne devait pas me rendre tr\u00e8s sympathique \u00e0 ses yeux. Antoinette s'asseyait entre nous. C'est elle qui choisissait les films. Ce furent les premi\u00e8res exp\u00e9riences cin\u00e9matographiques de mon existence. Son choix se portait invariablement sur des films sentimentaux, et dans ce registre sa pr\u00e9f\u00e9rence allait, non moins immanquablement, aux triomphes de l'\u00e9poque, les grands \u00ab romans-photos \u00bb anim\u00e9s autour de chansons, les succ\u00e8s de Tino Rossi : j'ai vu _Marinella_ trois fois, et _Naples au baiser de feu_ au moins quatre. J'entends fort bien \u00e0 cette minute l'imp\u00e9rissable voix sirupeuse glouglouter dans mon oreille : \u00ab Marinella,\/ reste encore dans mes bras\/avec toi je veux jusqu'au jour\/danser cette rumba d'amour\/... \u00bb Ah Tino ! Ah la voix de Tino ! ses yeux de merlan frit ! sa voix couleur de gomina argentine !\n\nJe ne cacherai pas qu'une fr\u00e9quentation aussi assidue et \u00e0 mes yeux excessive des aventures tinorossiennes me posait quelques probl\u00e8mes esth\u00e9tiques (le fianc\u00e9 \u00e9tait, lui, carr\u00e9ment exasp\u00e9r\u00e9 et portait sur le chanteur des jugements qui, tout exprim\u00e9s en la langue espagnole qu'ils fussent, ne me paraissaient pas \u00e9chapper enti\u00e8rement au registre de la grossi\u00e8ret\u00e9, ce dont Antoinette le punissait en boudant et en me prenant par la main dans les all\u00e9es o\u00f9 nous marchions ensuite). Il y avait une nette distance entre la fl\u00fbte de la _Suite en si_ d'un c\u00f4t\u00e9 et \u00ab Elle n'a que seize ans mais\/faut voir comme\/elle affole d\u00e9j\u00e0\/tous les hommes\/oh Catarinetta belle\/tchi tchi... \u00bb, de l'autre. Je ne pouvais \u00e9viter de situer (adorable Antoinette ! _sed magis amica veritas !_ ) la voix du grand charmeur dans une cat\u00e9gorie musicale que mes parents d\u00e9signaient du terme de \u00ab d\u00e9gueulando \u00bb. (Ce qui ne m'emp\u00eachait pas d'avoir de l'indulgence attendrie pour les murmures _marshmallow_ des _whispering barytones_. Il est vrai qu'ils chantaient, eux, en anglais et qu'alors, pour moi, tout ce qui \u00e9tait britannique \u00e9tait sacr\u00e9.)\n\n(Mon d\u00e9dain s'\u00e9tendit d'ailleurs tr\u00e8s vite beaucoup plus loin, \u00e0 toutes les \u00ab chansons d'amour \u00bb du r\u00e9pertoire fran\u00e7ais (y compris donc, \u00e0 Charles Trenet, et je fus fort surpris plus tard de d\u00e9couvrir que les surr\u00e9alistes avaient de l'admiration pour lui).) C'est de ma part un jugement qui ne devait peut-\u00eatre pas tout \u00e0 l'influence parentale directe. On m'a rapport\u00e9 (souvenir externe donc) qu'\u00e0 quatre ou cinq ans, quand ma tante Ren\u00e9e (alors dans une p\u00e9riode adolescente et sentimentale) chantait, dans les intervalles oscillatoires entre son r\u00e9gime et ses chocolats, avec justesse mais conviction un air passablement dix-huiti\u00e8me dont les paroles commencent par \u00ab Au bord d'une fontaine\/Tirsis br\u00fblan-ant d'amour\/Contait ainsi sa pei-ei-neu\/aux \u00e9chos d'a-a-lentour\/F\u00e9licit\u00e9 pass\u00e9-\u00e9-eu\/qui ne-eu-peu-eut revenir-eu\/Tourment de ma pens\u00e9-\u00e9-\u00e9-eu\/que n'ai-\u00ea-je en vou-ous perdant\/perdu le sou-ouvenir ! \/ \u00bb, je ponctuais son ex\u00e9cution, infiniment convaincue et langoureuse, de deux miaulements hyperaigus, l'un \u00e0 la fin du deuxi\u00e8me vers, \u00ab br\u00fblant de miaou \u00bb et l'autre, redoubl\u00e9, \u00e0 la fin finale de la strophe \u00ab perdu le sou-ouve-miaou-miaou \u00bb, ce qui avait pour effet, sans doute recherch\u00e9, de torpiller son \u00e9lan (heureusement, car il y avait de nombreuses autres strophes dans la chanson)).\n\nMais en 1944 je ne manquais pas une seconde des longs baisers \u00ab sur la bouche \u00bb qu'\u00e9changeaient, dans _Naples au baiser de feu_ , Tino et la volcanique, tumultueuse Viviane Romance. Ils ne cessaient d'enflammer de leur lave mon imagination. Et voil\u00e0 que, dans le froid comprim\u00e9 de notre inhospitalier appartement, sous les cieux froids et lourds, sous le couvercle pluvieux des rues parisiennes, il me fallait dire adieu au soleil, \u00e0 Tino, \u00e0 Antoinette. J'avais le spleen.\n\n## 49 L'an se rajeunissait\n\nJe me souviens encore d'un sonnet de Ronsard, appris il y a tr\u00e8s longtemps. Je me le r\u00e9citais pendant l'hiver de 45-46, en traversant le jardin du Luxembourg. Il faisait froid, les fontaines m\u00eame avaient gel\u00e9. Je ne l'avais pas d\u00e9couvert moi-m\u00eame : nous \u00e9tudiions Ronsard dans ma classe de seconde du lyc\u00e9e Henri-IV, o\u00f9 Guy Harnois, le meilleur ami de mon p\u00e8re, \u00e9tait professeur de premi\u00e8re. Il m'avait fait lire ce po\u00e8me, et r\u00e9cita pour moi quelques vers d'un autre (ce n'\u00e9taient pas les premiers du po\u00e8me), ce qui fait que j'ai mis tr\u00e8s longtemps \u00e0 les retrouver, et \u00e0 comprendre pourquoi ils s'attachaient irr\u00e9sistiblement \u00e0 l'image du bassin du Luxembourg. Les voici :\n\nEt rompant leurs cheveux, frapp\u00e8rent leurs poitrines\n\nSur le haut d'H\u00e9licon languissantes d'\u00e9moi\n\nEt pleur\u00e8rent le jour qu'elles furent divines\n\nPour ne savoir mourir de douleur comme toi.\n\n(Tels il les disait, ou tels je crois me rappeler qu'il les disait.) Ils figurent dans l'\u00e9pitaphe d'une dame nomm\u00e9e Artuse, pr\u00e9nom que Ronsard associe \u00e0 la nymphe Ar\u00e9thuse, et le po\u00e8me commence ainsi : \u00ab Ci-g\u00eet, qui le croira, une morte fontaine... \u00bb L\u00e0, vraisemblablement, est le pourquoi de mon association, face \u00e0 l'eau morte de la fontaine sous le gel.\n\nLe sonnet\n\nL'an se rajeunissait en sa verte jouvence\n\nQuand je m'\u00e9pris de vous ma Sinope cruelle\n\nSeize ans \u00e9taient la fleur de votre \u00e2ge nouvelle\n\nEt votre teint sentait encore son enfance.\n\nVous aviez d'une infante encor la contenance\n\nLa parole et le pas votre bouche \u00e9tait belle\n\nVotre front et vos mains dignes d'une immortelle\n\nEt votre, \u0153il, qui me fait tr\u00e9passer quand j'y pense.\n\nAmour qui ce jour-l\u00e0 si grandes beaut\u00e9s vit\n\nDans un marbre en mon c\u0153ur d'un trait les \u00e9crivit\n\nEt si pour le jour d'hui vos beaut\u00e9s si parfaites\n\nNe sont comme autrefois je n'en suis moins ravi\n\nCar je n'ai pas \u00e9gard \u00e0 cela que vous \u00eates\n\nMais au seul souvenir des beaut\u00e9s que je vis.\n\nJe le recopie ainsi dans un cahier o\u00f9 je l'ai retrouv\u00e9 r\u00e9cemment. Et c'est ainsi que je l'ai gard\u00e9 en m\u00e9moire. Je ne le pr\u00e9senterais pas aujourd'hui de cette fa\u00e7on. Je respecterais l'orthographe de l'original, je r\u00e9tablirais la ponctuation (je n'ai utilis\u00e9 que des points dans ma \u00ab version \u00bb, ou presque, en accord avec les habitudes de la po\u00e9sie dite \u00ab moderne \u00bb (\u00e0 l'exception des deux virgules du vers 8)), je supprimerais les blancs dix-neuvi\u00e9mistes entre les strophes et leurs alignements verticaux. J'ai devant moi le tome X de l'\u00e9dition chronologique monumentale \u00ab Laumonier \u00bb, o\u00f9 le sonnet appara\u00eet, au second livre des Meslanges, \u00e0 la date de 1559. Les vers 4 (\u00ab Et vostre teint... \u00bb) et 8 (\u00ab Et vostre \u0153il... \u00bb) sont des innovations de la version de 1560. Ce sont eux qui m'enthousiasmaient le plus \u00e0 l'\u00e9poque, peut-\u00eatre parce qu'il est possible de leur donner une coupe hugolienne, anachronique, que j'ai toujours adopt\u00e9e pour ma r\u00e9citation int\u00e9rieure : \u00ab Et votre teint\/sentait encore\/son enfance \u00bb. \u00ab Et votre \u0153il\/qui me fait tr\u00e9passer\/quand j'y pense \u00bb (d'o\u00f9 la notation des deux virgules qui constituent, en leur interpr\u00e9tation rythmique, une infraction, \u00e9galement moderniste, \u00e0 la loi s\u00e9v\u00e8re des c\u00e9sures). Hugo \u00e9tait alors ma r\u00e9f\u00e9rence presque unique.\n\nLe trajet le plus ordinaire de la rue d'Assas au Lyc\u00e9e, situ\u00e9 si noblement sur la montagne Sainte-Genevi\u00e8ve, derri\u00e8re le Panth\u00e9on, supposait la travers\u00e9e du Luxembourg. Imm\u00e9diatement \u00e0 droite dans l'all\u00e9e, apr\u00e8s la porte d'entr\u00e9e, se trouvait une petite cahute \u00e0 bricoles, qui vendait des cartes postales, des jouets minuscules, des babioles destin\u00e9es \u00e0 la population enfantine du jardin, et surtout, surtout des bonbons. C'\u00e9tait un lieu b\u00e9ni pour apaiser une faim irr\u00e9pressible de sucre, inassouvie pendant plus de quatre ans. **Je vois les bonbons aux fruits, translucides, parall\u00e9l\u00e9pip\u00e9diques, que je conservais comme un tr\u00e9sor dans mes poches, parfois s'incrustant de fragments de laine, et dont la carapace dure, cristallis\u00e9e, laissait en fondant la langue p\u00e9n\u00e9trer la masse interne douce, agglutinante, fruiti\u00e8re, sirupeuse.** C'\u00e9tait une sorte de protection enfantine contre la rudesse du climat lyc\u00e9en.\n\nEn ces ann\u00e9es, et dans cet environnement, o\u00f9 je ne connaissais personne, o\u00f9 l'esp\u00e8ce de famille \u00e9tendue qu'avait \u00e9t\u00e9 pour moi l'\u00c9cole annexe, ou m\u00eame les petites classes du lyc\u00e9e de Carcassonne, ne me prot\u00e9geait plus, ma jeunesse excessive (j'avais deux \u00e0 trois ans de moins que la plupart de mes condisciples) devint brusquement d\u00e9sagr\u00e9able. Je me sentis \u00e0 part, \u00e9cart\u00e9, d\u00e9pass\u00e9, sans doute moins intellectuellement que socialement (je parle de la soci\u00e9t\u00e9 lyc\u00e9enne). J'\u00e9tais isol\u00e9, je le restai, je me mis \u00e0 r\u00eaver d'un ailleurs, je me r\u00e9fugiai dans la lecture, je me persuadai du caract\u00e8re n\u00e9cessairement s\u00e9parant de la po\u00e9sie, que j'avais d\u00e9j\u00e0 choisie comme activit\u00e9, comme discipline, comme ambition, comme monde. Je me contentai d'une activit\u00e9 scolaire moyenne, sans efforts, sans brillant. Je devins incapable de travail efficace, soutenu, tenace (avant, jusqu'\u00e0 la classe de troisi\u00e8me, je n'en avais pas ressenti le besoin). Je ne fus pas un mauvais \u00e9l\u00e8ve (cela aurait \u00e9t\u00e9 une position trop d\u00e9pendante de l'institution elle-m\u00eame, g\u00e9n\u00e9ratrice de conflits innombrables, beaucoup trop absorbants), je fus plut\u00f4t un \u00e9l\u00e8ve indiff\u00e9rent.\n\nJe marque une exception notable \u00e0 cette r\u00e8gle du moindre effort (qui fut la mienne, h\u00e9las, tr\u00e8s, trop longtemps). Pendant quelques mois de l'ann\u00e9e scolaire 45-46 (ma premi\u00e8re classe de seconde, que mes parents me firent redoubler \u00e0 Saint-Germain-en-Laye, ayant r\u00e9fl\u00e9chi aux d\u00e9fauts de mon \u00ab avance \u00bb scolaire, voulant les corriger, mais ce fut sans grands effets b\u00e9n\u00e9fiques, car je m'ennuyai alors scolairement encore plus), je v\u00e9cus une exp\u00e9rience v\u00e9ritablement extraordinaire, due \u00e0 la personnalit\u00e9 exceptionnelle (et quasiment pathologique) d'un professeur de fran\u00e7ais-latin-grec. Il s'appelait Chauvelon. Son originalit\u00e9 spectaculaire \u00e9tait son attachement maniaque, sa passion d\u00e9bordante pour la t\u00e2che qui \u00e9tait la sienne, dont il comprenait les exigences bien au-del\u00e0 de ce que le plus fanatique des chefs d'\u00e9tablissement ou des inspecteurs g\u00e9n\u00e9raux aurait pu r\u00e9clamer de lui. Mais le mieux est que je d\u00e9crive, simplement, les m\u00e9canismes de sa m\u00e9thode, sur un exemple.\n\nIl nous donnait, disons, une version latine (en classe, un jour de composition, ou \u00e0 traduire \u00e0 la maison). Nous traduisions, nous remettions notre copie (nous devions remettre notre copie : si nous n'avions pas fini pour le jour pr\u00e9vu, qu'\u00e0 cela ne tienne, ce serait la fois suivante. Il l'attendait, et la r\u00e9clamait). Il corrigeait nos copies, nous les rendait avec la note, proposait, oralement une solution aux diff\u00e9rents probl\u00e8mes pos\u00e9s par le texte de C\u00e9sar, de Tite-Live, de Tacite m\u00eame. Rien, jusque-l\u00e0, ne s'\u00e9loignait du commun (sinon peut-\u00eatre, la fr\u00e9quence impressionnante des \u00e9preuves). Nous emportions nos copies et (c'est l\u00e0 que les choses commencent) nous devions ramener, une semaine plus tard par exemple, une nouvelle copie de la m\u00eame version, corrig\u00e9e au mieux de notre compr\u00e9hension de nos fautes, et de ses \u00e9claircissements. Il emportait cette nouvelle copie, la corrigeait, nous la rendait avec ses observations. Si l'\u00e9tat obtenu \u00e9tait jug\u00e9 par lui satisfaisant, parfait, ce travail-l\u00e0 \u00e9tait termin\u00e9. Sinon, eh bien, il fallait recommencer, recommencer encore. Il ne rel\u00e2chait jamais son attention. Il ne faisait gr\u00e2ce d'aucune \u00e9tape, d'aucun stade dans l'approximation sans cesse croissante de la perfection. Comme nous avions \u00e0 faire non seulement des versions, mais des th\u00e8mes, non seulement des versions et th\u00e8mes mais des dissertations fran\u00e7aises (pour lesquelles le \u00ab graal \u00bb de la perfection \u00e9tait encore plus insaisissable), on peut imaginer la somme d'efforts que cela pouvait repr\u00e9senter pour nous.\n\nIl appelait cela des \u00ab Petits Travaux \u00bb. Aucune tactique dilatoire (rendre la m\u00eame copie, donner des mots d'excuse, \u00eatre absent) ne le d\u00e9tournait de son but : nous obliger \u00e0 achever, au point voulu par lui, la mise en forme des \u00ab petits travaux \u00bb, de tous les \u00ab petits travaux \u00bb. Il venait en classe avec des valises, dans lesquelles chaque \u00e9preuve, chaque \u00e9tat individuel d'une \u00e9preuve \u00e9tait class\u00e9. Il n'oubliait aucune copie, il savait \u00e0 tout moment o\u00f9 exactement en \u00e9tait chacun de nous. Il relisait nos m\u00e9chantes \u00e9critures lentement, minutieusement. Il \u00e9tait fou. (J'ai su par notre ami Harnois, son coll\u00e8gue, qu'on le trouva un jour, en pleine nuit, \u00e9gar\u00e9 au milieu de ses \u00ab petits travaux \u00bb, ne s'y reconnaissant plus, et pleurant. Telle fut sa fin.)\n\nJe ne sais quelle fut son influence sur ma mani\u00e8re d'\u00e9crire, en prose fran\u00e7aise (je pense qu'elle fut maigre, que je suis rest\u00e9 r\u00e9fractaire \u00e0 son id\u00e9al stylistique, un peu brutal). Mais mes progr\u00e8s en latin furent prodigieux. Je ne vivais plus qu'en latin. Et un jour, pris d'une fr\u00e9n\u00e9sie passionn\u00e9e pour les tournures les plus compulsives du style de Tite-Live, j'entrepris de composer \u00e0 mon tour une \u00ab Histoire \u00bb, en latin, que j'ai encore (ou encor).\n\n## 50 Une, deux, trois ou quatre fois l'an je pose ma valise\n\nUne, deux, trois ou quatre fois l'an je pose ma valise dans la chambre haute, \u00e9troite, de cet h\u00f4tel de Londres, Cartwright Gardens, toujours le m\u00eame, et je regarde par la fen\u00eatre le demi-cercle de rue o\u00f9 le lendemain matin pendant une, deux ou trois semaines je passerai avec le _Times_ un, deux ou trois \u00e9tages plus bas, \u00e0 l'heure vide o\u00f9 les cartons de lait viennent d'\u00eatre d\u00e9pos\u00e9s devant la porte des maisons, des h\u00f4tels, de cet h\u00f4tel, toujours le m\u00eame, o\u00f9 je viens, quand je viens \u00e0 Londres. Dans la derni\u00e8re des rues que je prends, en revenant de la British Library, Marchmont Street, il y a un pub, le Lord John Russell. Il a des tables de bois sur le trottoir, un, deux ou trois verres de bi\u00e8re ti\u00e8de pas tout \u00e0 fait vides, abandonn\u00e9s sur les tables quelques minutes avant la fermeture, _closing time_ , des fauteuils bas, de tr\u00e8s basses banquettes crev\u00e9es o\u00f9 on s'assied entre les vieux gentlemen locaux presque inaudibles et quasi inarticul\u00e9s, et deux ou trois copines habill\u00e9es de verts et de roses inimaginables qui bavardent avec la serveuse dans le m\u00eame style. Je regarde la mousse grise et brune de la Guinness qui a coul\u00e9 sur la table basse, la couleur du bois est celle du _best bitter_ ou bien le _best bitter_ a donn\u00e9 au bois sa couleur de bi\u00e8re, semblable \u00e0 celle de deux ou trois _pennies_ rest\u00e9s sur la table. Je marche jusqu'\u00e0 la porte de l'h\u00f4tel dans la nuit ind\u00e9cise d'ao\u00fbt, sous les arbres feuillus et sombres.\n\nJe pose sur le lit \u00e9troit de la chambre haute, \u00e9troite, les sacs plastique pleins de livres que je viens d'acheter, chez Dillon's, ou Waterstone, Books, etc., ou Murder one, ou Foyle's, je sors un \u00e0 un les livres en m'allongeant, sur le lit, la t\u00eate sur l'unique oreiller \u00e9troit appuy\u00e9 verticalement contre le papier peint du mur, les livres dispos\u00e9s sur le sol au pied du lit bas juste devant la porte. J'\u00e9teins la lampe et je regarde le plafond \u00e0 la lueur du demi-cercle de nuit dans la chambre, dans la vacance et la vacuit\u00e9 paisible de la nuit j'entends la voix distante et pour moi seul de Big Ben, une, ou deux, ou trois, quatre fois ses quatre notes, une seule fois descendantes. Telle est, du moins, ma routine habituelle.\n\nMais hier au soir j'ai allum\u00e9 la t\u00e9l\u00e9vision, pr\u00e9sence nouvelle et innovation r\u00e9cente due aux ambitions dangereusement modernisantes de la jeune Mrs. Cockle qui dirige maintenant, en collaboration avec la propri\u00e9taire de toujours, Mrs. Bessolo, les destin\u00e9es du Crescent Hotel. J'ai allum\u00e9 la t\u00e9l\u00e9vision et j'ai regard\u00e9, sur le mouchoir de l'\u00e9cran, dans la nuit d'ao\u00fbt, une longue suite d'images-souvenirs, d'ersatz d'images cin\u00e9matographiques, presque toutes blanches et noires, et muettes : des bouts de films d'amateurs tourn\u00e9s par six soldats de la Wehrmacht pendant leur campagne de Russie, entre 1941 et 1944, conserv\u00e9s par eux dans leurs bo\u00eetes \u00e0 souvenirs pendant quarante et quelques ann\u00e9es, montr\u00e9s et comment\u00e9s par eux aujourd'hui devant les cam\u00e9ras discr\u00e8tes de la BBC. J'ai vu les lourds et vieux visages d'aujourd'hui devant les jeunes et ind\u00e9l\u00e9biles visages des vaincus et des vainqueurs, devant les ruines, les bl\u00e9s, les neiges, les fleuves, les canons, les nuages, les prisonniers, les trains de permissionnaires, les r\u00e9giments en marche sur les ponts, les chars incendi\u00e9s, les morts, la terre noire, et la boue, la boue, la boue. J'ai vu un avion russe tomber du ciel dans un champ resplendissant, ensoleill\u00e9, immobile. J'ai vu des jeunes hommes blonds s'\u00e9clabousser en riant dans la mer (Crim\u00e9e, 1942). J'ai vu des femmes vieilles et jeunes jeter cadavre apr\u00e8s cadavre dans une fosse, jeter des pellet\u00e9es de terre sur des cadavres de soldats russes, ukrainiens, sovi\u00e9tiques, leurs maris, leurs fr\u00e8res, leurs voisins, leurs amants, sans lever les yeux un seul instant, sans regarder vers nous, vers le devant de l'\u00e9cran color\u00e9 futur. J'ai vu le vieil homme dans son magasin de jouets, tranquille dans son fauteuil, aujourd'hui, qui avait film\u00e9, tranquillement, cela.\n\nUn de ces films \u00e9tait en couleurs : les couleurs \u00e9tranges d'une pellicule allemande de 1938, saisies par des cam\u00e9ras anglaises de 1987 filmant le film de l'hiver russe de 41-42, restitu\u00e9es sur un \u00e9cran de t\u00e9l\u00e9vision d'h\u00f4tel \u00e0 Londres en ao\u00fbt 1991. Et pourtant rien ne pourrait m'appara\u00eetre comme plus v\u00e9ridiquement peint des couleurs du pass\u00e9. Et des deux c\u00f4t\u00e9s d'une route d\u00e9serte on voyait, \u00e0 perte de vue, une neige : \u00e9blouissante, cotonneuse, fumeuse, et jaune.\n\nDe cette image, de cette neige du fond de la guerre, \u00e0 la fois irr\u00e9elle et irr\u00e9cusable, je retourne \u00e0 celle, pas moins irr\u00e9cusable, pas moins irr\u00e9elle, enferm\u00e9e, contemporaine de l'autre, dans ma t\u00eate et rayonnant, arrosant de son incessante lumi\u00e8re, de son illumination ininterrompue le d\u00e9but de ce r\u00e9cit. Je mets ces neiges en parall\u00e8le. Le hasard essentiel cr\u00e9\u00e9 par MMrs. Cockle et Bessolo dans la chambre 37 du Crescent Hotel met ces deux neiges en parall\u00e8le. La neige paisible du jardin de guerre \u00e0 Carcassonne est-elle, comme la neige jaune du soldat, une neige-\u00e9cran, le masque d'autres souvenirs ? Je ne crois pas. Mais ce qui est l\u00e0, sans cesse, sous la lumi\u00e8re neigeuse de mon souvenir, quand je descends, par l\u00e9vitation, dans l'air pur et froid du jardin, depuis la chambre \u00e0 la vitre rev\u00eatue des fleurs du gel, c'est bien cette autre neige, la neige de guerre, mortelle et tremp\u00e9e de sang : celle de Leningrad, Stalingrad, Orel, Koursk, Velikie-Louki, Briansk.\n\nEt ce n'est donc pas seulement le d\u00e9part de Carcassonne, l'abandon de ce jardin qui d\u00e9finit pour moi les limites, les murs du th\u00e9\u00e2tre de ma m\u00e9moire enfantine, dont j'ai dispos\u00e9 ici les lieux. Quand de son arrangement de places et d'images j'ai b\u00e2ti autrefois l'architecture du **Projet** , je ne me suis pas arr\u00eat\u00e9 (chronologiquement) \u00e0 ce qui fut la cause directe de mon d\u00e9part, de mon exil, la Lib\u00e9ration, ni \u00e0 l'instant de ce d\u00e9part lui-m\u00eame, au dernier regard jet\u00e9 sur le portail referm\u00e9, sur le grand pin, mais je suis all\u00e9, comme je vais le faire dans ce r\u00e9cit, un peu plus loin, aux premiers jours de mai 1945. Le 8 mai 1945 est la date, conventionnellement choisie pour marquer la fin de la guerre. Mais ce n'est pas non plus l\u00e0 que je m'arr\u00eaterai.\n\nLe 1er mai de cette ann\u00e9e-l\u00e0 j'ai particip\u00e9 \u00e0 ma premi\u00e8re manifestation de rue. Ce n'\u00e9tait pas une manifestation protestataire, mais la marche d'une foule immense, joyeuse, inconsciente, de la place de la Concorde \u00e0 celle de la Nation : l'unique fois, sans doute, dans ce pays o\u00f9, \u00e0 cette date, comm\u00e9morative des luttes ouvri\u00e8res d'un autre si\u00e8cle, il fut donn\u00e9 un sens plus vaste (certains, dans cette foule, pensaient, illusoirement, que c'\u00e9tait le m\u00eame). Et ce fut comme la floraison ultime de l'id\u00e9e de \u00ab premier mai \u00bb (malgr\u00e9 le froid inhabituel : il tomba m\u00eame quelques flocons), avant que les m\u00e9tastases du cancer stalinien, lentement mais s\u00fbrement, n'ach\u00e8vent de le priver, peut-\u00eatre pour toujours, de tout sens. (C'est aussi pourquoi je m'arr\u00eate dans les environs de ces journ\u00e9es, que je ne poursuis pas jusqu'\u00e0 l'\u00e9clair terrible, les \u00ab mille soleils \u00bb d'Hiroshima, dernier acte de la guerre contre l'Axe, premier acte de la \u00ab guerre froide \u00bb, ni jusqu'au c\u00e9l\u00e8bre \u00ab Discours de Fulton \u00bb o\u00f9 Winston Churchill inventa la m\u00e9taphore, strat\u00e9giquement g\u00e9niale, du \u00ab Rideau de fer \u00bb.)\n\nC'\u00e9tait ma premi\u00e8re manifestation sur la voie publique, et on y conduisait les enfants. Nul ne s'y opposait. C'\u00e9tait la deuxi\u00e8me \u00e0 laquelle j'assistais. Mais je n'avais vu la premi\u00e8re, place Davila, que de loin, depuis les All\u00e9es. J'avais admir\u00e9 les manifestants antip\u00e9tainistes de 1942, devant le monument aux morts, bien moins nombreux, certes, que ceux du 1er mai d'apr\u00e8s la Lib\u00e9ration (et \u00e0 cette c\u00e9r\u00e9monie-l\u00e0 on n'avait pas amen\u00e9 les enfants) : une manifestation organis\u00e9e par notre ami Albert Picolo, qui lui avait valu d'\u00eatre arr\u00eat\u00e9 par la police vichyste et exil\u00e9, en r\u00e9sidence surveill\u00e9e (cette r\u00e9sistance, encore balbutiante, n'avait pas paru trop dangereuse). Mais il avait continu\u00e9 dans la m\u00eame voie. Et cette fois, ce furent les Allemands qui l'arr\u00eat\u00e8rent, et l'envoy\u00e8rent \u00e0 Buchenwald.\n\nEn avril 45, les premiers d\u00e9port\u00e9s survivants des camps nazis commenc\u00e8rent \u00e0 arriver. Et ceux qui \u00e9taient \u00e0 peu pr\u00e8s capables de tenir debout \u00e9taient re\u00e7us \u00e0 l'h\u00f4tel Lutetia o\u00f9 leurs familles, ou leurs amis proches, venaient les reconna\u00eetre (il fallait, parfois, les reconna\u00eetre, comme on vient \u00e0 la morgue dire d'un noy\u00e9, d'un suicid\u00e9 : c'est lui), et les ramener parmi les vivants. Et c'est ainsi (et disons que c'\u00e9tait dans le beau mois de mai) qu'un jour mon p\u00e8re apprit qu'Albert Picolo \u00e9tait parmi ceux-l\u00e0. Il est all\u00e9 \u00e0 l'h\u00f4tel Lutetia. Il m'a emmen\u00e9 avec lui. Il voulait que je voie. **J'ai vu.**\n\n# INSERTIONS\n\n* * *\n\n* * *\n\n# INCISES\n# (DU CHAPITRE 1)\n\n## 51 (\u00a7 1) un r\u00e9seau v\u00e9g\u00e9tal tout en nervures, une v\u00e9g\u00e9tation de surface, une poign\u00e9e de foug\u00e8res plates... La carte, le r\u00e9seau sensible des lignes de la main ne s'y imprimait pas.\n\nL'image appelait cette comparaison, image sur image, et je ne l'ai pas refus\u00e9e. Car la comparaison elle-m\u00eame appelle une autre branche de cet ouvrage, dont le titre g\u00e9n\u00e9ral est **'le grand incendie de londres'** (ce que vous lisez est la branche deuxi\u00e8me) : **\u00ab carte routi\u00e8re d'un pays... r\u00e9seau hydrographique... squelette... nervure dans la feuille verte \u00bb**. Dans ce contexte-l\u00e0, c'est une image, & aussi une imagination de l'ouvrage entier qui m'appara\u00eet, du **'grand incendie de londres'** comme parcours dans le **Projet** (ce **Projet** dont la branche un entreprend de raconter, et raconte (en partie) la **destruction** ). Il me fallait le signaler ici, en vertu de cette sorte de pacte que j'ai sign\u00e9 (unilat\u00e9ralement, je l'avoue) avec mon lecteur. Mais comment ?\n\nLa branche un de mon livre s\u00e9parait du **r\u00e9cit** proprement dit deux esp\u00e8ces d' **insertions** : les **incises** , et les **bifurcations** (\u00ab chaque fois que je rencontre des voies divergentes (dans le r\u00e9cit), et une fois choisie la principale, celle le long de laquelle je vous conduirai d'abord sans interruption, je pr\u00e9pare... des insertions \u00bb) (j'en \u00e9tais venu, apr\u00e8s quelques h\u00e9sitations \u00e0 les nommer ainsi) (elles \u00e9taient typographiquement et g\u00e9ographiquement isol\u00e9es du r\u00e9cit lui-m\u00eame).\n\nMais ce que j'\u00e9cris maintenant peut-il \u00eatre une incise ? et si oui, o\u00f9 la placer ? si oui, elle devrait appara\u00eetre ici, bien s\u00fbr (et ce serait un fil \u00ab remontant \u00bb sur la tr\u00e8s grande feuille de papier mural o\u00f9 je vous invitais \u00e0 vous repr\u00e9senter **'le grand incendie de londres'** \u00e9crit en sa totalit\u00e9 (les **insertions** y \u00e9taient signal\u00e9es par des fils-fl\u00e8ches de couleur), mais aussi dans la branche un elle-m\u00eame (ce serait une insertion r\u00e9versible, une double fl\u00e8che), ce qui suppose (et vraisemblablement de plus en plus, \u00e0 mesure de l'avancement du r\u00e9cit) des additions \u00e0 la branche un (comme ensuite aux autres), contrairement \u00e0 l'affirmation (r\u00e9p\u00e9t\u00e9e) de son \u00e9criture au pr\u00e9sent (sans pr\u00e9paration et sans repentirs), & donc de son ach\u00e8vement, puisqu'elle est maintenant, non seulement achev\u00e9e, mais publi\u00e9e (il en serait de m\u00eame des autres branches, d\u00e8s qu'elles seraient achev\u00e9es et publi\u00e9es)).\n\nIl est vrai qu'il s'agit d'une addition minimale (l'indication d'une incise nouvelle). Il est vrai aussi que cette contradiction est \u00e9galement potentiellement pr\u00e9sente dans la branche un, telle que je l'ai compos\u00e9e et publi\u00e9e, puisque j'annonce beaucoup plus d'insertions qu'il n'en appara\u00eet dans le volume. Je pourrais aussi, un peu sp\u00e9cieusement, d\u00e9cider que des additions minimales de ce genre (pourvues d'un renvoi chiffr\u00e9, indiquant une \u00ab adresse \u00bb dans le livre entier, o\u00f9 seraient toutes les branches) ne mettent pas en cause la v\u00e9ridicit\u00e9 de mon affirmation (je pr\u00e9tends, je le rappelle pour mes lecteurs anciens, je le signale pour mes lecteurs nouveaux, \u00e0 la contemporan\u00e9it\u00e9 du r\u00e9cit et de son \u00e9criture) (\u00e0 cela je pourrais aussi me r\u00e9signer). Mais en fait il me semble que je dois malgr\u00e9 tout, dans ce cas pr\u00e9cis (c'est le premier du genre), renoncer \u00e0 donner \u00e0 cette incise le statut, simultan\u00e9, d **'incise dans la branche un et dans la branche deux** (c'est une **incise** tout naturellement, dans la branche pr\u00e9sente, au pr\u00e9sent de la composition de cette branche, puisque je l'ai rencontr\u00e9e comme quelque chose que j'avais \u00e0 dire, quoique non principalement, \u00e0 cet endroit du texte) : car, dans ce moment-l\u00e0 du r\u00e9cit, elle \u00e9tait, et reste, en l'absence d'un d\u00e9veloppement explicatif qui est, tr\u00e8s pr\u00e9cis\u00e9ment, de ceux que je refuse (rien n'est \u00ab \u00e0 l'avance \u00bb, mais rien non plus n'est \u00ab apr\u00e8s coup \u00bb dans mon livre), quelque chose de surajout\u00e9.\n\nCela veut dire qu'il me faudra peut-\u00eatre introduire un troisi\u00e8me (ou quatri\u00e8me) type d'insertions : les **notes** (je n'aime pas beauoup employer un tel mot ici, car il s'agirait encore d'insertions, qui ne seraient donc nullement hors texte. Je choisis une d\u00e9signation provisoire). D'ailleurs, m\u00eame si je n'ai pas eu recours \u00e0 des notes dans la premi\u00e8re branche, j'ai parfois ressenti, sinon le manque de notes au sens ordinaire, qui ne racontent pas, mais informent, expliquent, pr\u00e9cisent (et sont donc hors r\u00e9cit, hors le temps du r\u00e9cit), du moins la vraisemblance de leur commodit\u00e9. Je v\u00e9rifie (en cet instant) que je n'ai pas, alors, exclu le recours \u00e0 d'autres esp\u00e8ces du genre \u00ab insertion \u00bb que les incises et bifurcations (branche un, \u00a7 14 : \u00ab Ces bonds continuels dans mon livre que repr\u00e9sentent virtuellement les bifurcations, les incises, toutes les esp\u00e8ces du genre insertion, sont l'\u00e9quivalent d'un des privil\u00e8ges absolus de la lecture : pouvoir, en ouvrant un livre, \u00eatre aussit\u00f4t n'importe o\u00f9... \u00bb). J'avais l\u00e0, sans trop y r\u00e9fl\u00e9chir, renonc\u00e9 \u00e0 l'emploi de notes, \u00e0 la fois pour ne pas ajouter \u00e0 la complexit\u00e9 de la composition du livre (puisque cette branche allait devenir livre), mais en m\u00eame temps pour ne pas risquer de gommer, en ayant recours \u00e0 un proc\u00e9d\u00e9 aussi traditionnel, le caract\u00e8re tr\u00e8s particulier des deux premiers types d'insertions (ce ne sont pas des notes. Ce ne sont pas non plus des gloses, des fragments, des variantes, ni des restes, ni des ruines, elles n'ont rien d'un _pan perdu_ de prose).\n\n\u00c0 la **branche un** , dans le livre futur achev\u00e9, le d\u00e9veloppement pr\u00e9sent pourrait \u00eatre une note, apparaissant comme telle dans le texte, modifi\u00e9 et tr\u00e8s l\u00e9g\u00e8rement alourdi de tels renvois, si jamais d'autres branches que la branche un s'ach\u00e8vent, et si, achev\u00e9es, elles sont conduites jusqu'\u00e0 l'impression (cela reste aussi incertain que l'\u00e9tait la r\u00e9ponse \u00e0 la m\u00eame question en ce qui concerne la branche un elle-m\u00eame, pendant que je l'\u00e9crivais) (disant cela, je parle d'une incertitude plus profonde que celle, banale, qui tient au fait qu'avant de finir un livre, on ne l'a pas termin\u00e9, et qu'avant de le publier, il n'est pas paru : je n'avais pas d\u00e9cid\u00e9 de l'achever, encore moins de le publier, tout simplement parce que je ne savais pas (jusqu'au moment o\u00f9 cette d\u00e9cision fut prise, devenue \u00e9vidence \u00e0 un certain moment du r\u00e9cit (et cela \u00e9tait alors une cons\u00e9quence n\u00e9cessaire des \u00ab axiomes \u00bb de la composition) quelles devaient \u00eatre les conditions de son ach\u00e8vement)).\n\n## 52 (\u00a7 2) des phrases comme \u00ab je pensais que... \u00bb, \u00ab je croyais que... \u00bb (si elles se pr\u00e9sentent comme imm\u00e9diates) me repoussent.\n\nJ'ai plus de difficult\u00e9 encore \u00e0 comprendre ceux qui \u00e9crivent : \u00ab l'enfant pensait que... \u00bb, ou (ce qui me para\u00eet presque pire) \u00ab l'enfant pense que... \u00bb (au pr\u00e9sent). Loin de consolider l'effet de v\u00e9rit\u00e9, indispensable \u00e0 l'adh\u00e9sion du lecteur (ce qui semble \u00eatre l'intention de leurs auteurs), il me semble que de telles expressions le mettent brutalement en pr\u00e9sence d'un des proc\u00e9d\u00e9s les plus \u00e9cul\u00e9s de la fiction romanesque : inviter \u00e0 se glisser \u00ab dans la peau du personnage \u00bb. Et plus l'enfant est pr\u00e9sent\u00e9 comme jeune, plus l'impossibilit\u00e9 est manifeste. (Il y a, j'insiste, toujours impossibilit\u00e9. Mais le pacte fictionnel entre auteur et lecteur consiste pr\u00e9cis\u00e9ment \u00e0 ruser avec des impossibilit\u00e9s, \u00e0 les rendre acceptables un moment, le temps de la lecture. L'efficacit\u00e9 de ces ruses varie notablement avec les \u00e9poques.) Un narrateur de cinquante ans, un lecteur d'\u00e2ge et de sexe quelconque s'installant dans le corps, \u00ab derri\u00e8re \u00bb les yeux d'un petit gar\u00e7on ou d'une petite fille de cinq ans, se superposant \u00e0 eux, quel encombrement invraisemblable ! D\u00e8s qu'une telle invitation m'est faite, je pense \u00e0 la panique qui saisit, pr\u00e9cis\u00e9ment, un tr\u00e8s jeune enfant dont un adulte, par jeu, pr\u00e9tend, au moment de sortir dans la rue pour une promenade, rev\u00eatir par erreur le manteau au lieu du sien.\n\nIl ne s'agit l\u00e0, sans doute, que de la version \u00ab na\u00efve \u00bb de l'auteur de \u00ab m\u00e9moires \u00bb, romancier d'autant plus d\u00e9butant qu'il s'imagine n'avoir besoin d'aucun \u00ab savoir-faire \u00bb de la fiction. Mais bien des strat\u00e9gies d'apparence plus \u00ab sophistiqu\u00e9e \u00bb sont aussi insatisfaisantes : reconstituer, par exemple, un raisonnement tenu par l'enfant (et surtout par soi-m\u00eame, enfant) (je pense au Sartre des _Mots_ , \u00e0 Leiris) affronte un autre type, pas moins g\u00eanant pour moi, d'impossibilit\u00e9.\n\nSi j'interroge en effet mes souvenirs, je ne vois pas du tout comment un raisonnement quelconque peut sortir en aucune mani\u00e8re de son pr\u00e9sent. Toute cha\u00eene de d\u00e9ductions est pens\u00e9e, pens\u00e9e au pr\u00e9sent, toujours : parce qu'elle est, essentiellement, r\u00e9p\u00e9table \u00e0 l'identique. On ne peut pas, en vrai, penser un raisonnement ancien. Cette impossibilit\u00e9 est dissimul\u00e9e quand il s'agit d'un souvenir adulte, parce qu'on peut croire les fa\u00e7ons de d\u00e9duire stables. Et il y a du \u00ab vraisemblable \u00bb (pas plus, j'insiste) \u00e0 dire, dans ce cas : j'ai pens\u00e9 (il y a un mois, un an), j'ai raisonn\u00e9 ainsi. Mais la pens\u00e9e retrouv\u00e9e (soi-disant) d'un enfant, quelle chim\u00e8re !\n\nLes r\u00e9cits de souvenirs d'enfance s'apparentent au roman historique ; et, dirais-je, au roman historique sous sa forme historiquement commen\u00e7ante, la plus naturellement imprudente, celle de _Quentin Durward_ , des _Trois Mousquetaires_ ou du _Capitaine Fracasse_ (je ne mets pas en cause le charme, le tr\u00e8s grand charme de ces livres. Je les ai cit\u00e9s \u00e0 dessein). Si on les situe dans les rangs de la litt\u00e9rature dite \u00ab enfantine \u00bb, c'est, en fait, pour nous inviter, sans doute avec raison, \u00e0 \u00e9lever, pour eux, le seuil d'incr\u00e9dulit\u00e9. Leur invraisemblance (au regard du r\u00e9el de l'histoire) tient beaucoup moins \u00e0 leurs \u00ab aventures \u00bb qu'\u00e0 l'anachronisme criard de la langue dans laquelle ils sont \u00e9crits.\n\nLe pr\u00e9sent de la langue est inexorable. Les efforts pour introduire l'id\u00e9e de pass\u00e9 plus ou moins lointain (dans les vari\u00e9t\u00e9s premi\u00e8res de ces romans, auxquels appartiennent ceux que j'ai cit\u00e9s : le xve si\u00e8cle pour Walter Scott, le xviie pour Dumas et Gautier) sont, comme ceux, \u00e0 peu pr\u00e8s contemporains, de Viollet-le-Duc sur la cit\u00e9 de Carcassonne (ou des Pr\u00e9rapha\u00e9lites sur la B\u00e9atrice de Dante et la _Monna Vanna_ de Cavalcanti), essentiellement de nature \u00ab lexicale \u00bb : on puise dans un dictionnaire d'objets (ou de mots) anciens. Mais le pass\u00e9 dans la langue est au moins autant celui des phrases, des paragraphes, des encha\u00eenements, que celui des mots. Il s'ensuit que le roman historique est une litt\u00e9rature-mus\u00e9e (d'o\u00f9, peut-\u00eatre, son extraordinaire faveur pr\u00e9sente, parall\u00e8lement \u00e0 l'encombrement des lieux de vill\u00e9giature du regard que sont devenus les mus\u00e9es).\n\nSous une forme moins imm\u00e9diatement apparente mais pas moins r\u00e9elle, les \u00ab souvenirs \u00bb se heurtent \u00e0 un obstacle langagier du m\u00eame ordre. On ne parle pas, on n'est pas dans la langue aujourd'hui comme il y a cinquante, vingt, dix ans m\u00eame. La moindre phrase, la moindre pens\u00e9e (et les pens\u00e9es ne sont rien si elles ne traversent la vitre des phrases), le moindre raisonnement se trahit comme pr\u00e9sent, et, s'il s'affirme pass\u00e9, est pur anachronisme. (Je ne parle m\u00eame pas des \u00ab discours enfantins \u00bb, proches le plus souvent de ceux de Tarzan ou d'Indiens de westerns.)\n\n## 53 (\u00a7 52) un tr\u00e8s jeune enfant dont un adulte, par jeu, pr\u00e9tend rev\u00eatir par erreur le manteau au lieu du sien\n\nDans le jeu, adulte, du souvenir, il y a quelque chose de cette violation, comme une vengeance contre l'\u00e9vanouissement du temps. Je n'oublie pas que la terreur de l'enfant confront\u00e9 \u00e0 cette plaisanterie, comme d'ailleurs l'impulsion, sym\u00e9triquement, de l'adulte, peut s'interpr\u00e9ter d'une autre mani\u00e8re, assez \u00e9vidente, assez banale (la fiction, pr\u00e9cis\u00e9ment, d'un viol). Mais je pr\u00e9f\u00e8re en retenir une indication suppl\u00e9mentaire de la diff\u00e9rence, irr\u00e9ductible, entre les deux \u00e9tats d'une m\u00eame personne : donc entre \u00ab moi (maintenant) \u00bb et \u00ab moi (alors) \u00bb.\n\nLa crainte de la p\u00e9n\u00e9tration dans les manches du manteau, formul\u00e9e par exemple en : \u00ab non ! tu es trop grand \u00bb ou \u00ab non ! je suis trop petit (petite) \u00bb (et non \u00ab il est trop petit \u00bb) pourrait montrer, non pas une identification de soi \u00e0 l'objet ext\u00e9rieur (une analogie) (c'est ainsi qu'on raisonne habituellement), mais une conception diff\u00e9rente de ce que sont l'int\u00e9rieur et l'ext\u00e9rieur de soi : pas \u00ab le manteau est comme moi \u00bb, ni m\u00eame \u00ab le manteau c'est moi \u00bb mais \u00ab le manteau est non seulement \u00e0 moi, mais il est moi, il fait partie de moi \u00bb (voil\u00e0, direz-vous, que vous faites ce que vous reprochez aux autres, que vous raisonnez comme si vous \u00e9tiez cet enfant : non. Je ne pr\u00e9tends pas qu'il en est ainsi. Je raconte. Je ne reproche rien d'autre aux r\u00e9cits d'enfances que de ne pas avouer ou, avec assez d'ing\u00e9niosit\u00e9 dissimuler, leur caract\u00e8re fictif. N'\u00e9tant pas ici dans un r\u00f4le de romancier, je pr\u00e9f\u00e8re reconna\u00eetre tout de suite ma situation de fabuliste).\n\nJ'imagine, donc, chez le \u00ab moi \u00bb que je suis, enfant (et la peur de l'envahissement du trop petit manteau en sera un indice) une perception diff\u00e9rente de ce qu'est le corps, de ses limites, de ses surfaces, perception plus conforme \u00e0 la conception \u00e9picurienne du corps (au sens de la tradition philosophique, pas \u00e0 celui de la pol\u00e9mique chr\u00e9tienne pass\u00e9e dans le vocabulaire courant) qu'\u00e0 celle, apprise et \u00e9prouv\u00e9e, qui est la mienne maintenant. Il y a une limite vers laquelle je tends, de l'int\u00e9rieur de moi (je me situe au moment de l'invention d'un \u00ab moi \u00bb ancien, ancien aux deux sens du mot : dans l'avant de ma vie, et dans l'avant de l'humanit\u00e9 (\u00c9picure)), limite qui, franchie, me m\u00e8ne \u00e0 l'ext\u00e9rieur de mon corps. Mais cette \u00ab fronti\u00e8re du moi \u00bb, cette surface faite d'invisibles lignes sans \u00e9paisseur qui entoure mon corps, ne doit pas \u00eatre localis\u00e9e de mani\u00e8re pr\u00e9cise et stable (et en tout cas pas o\u00f9 elle est \u00e0 l'instant pr\u00e9sent).\n\nQui plus est, elle tend \u00e0 englober toutes mes \u00ab possessions \u00bb : mes v\u00eatements, mais aussi mes pens\u00e9es, mes \u00e9motions, mes r\u00eaves, mes souvenirs (qui sont inscrits, comme toute chose, dans l'espace). Loin d'\u00eatre (ou d'\u00eatre seulement) signe d'un narcissisme (les objets qui font partie de mon corps, comme ce manteau, comme mon \u00ab double \u00bb tot\u00e9mique en peluche, me les arracher c'est m'amputer, me couper d'une partie de moi), cette id\u00e9e interne du corps t\u00e9moigne d'un moi beaucoup plus central, beaucoup plus stable, assur\u00e9, qu'il ne le demeure apr\u00e8s les ann\u00e9es (et l'adoption de la th\u00e9orie consciente) : au plus intime de mon \u00eatre, il est la quatri\u00e8me substance, l'\u00e2me de l'\u00e2me, l' _akatonomaston_. Grandir, c'est le perdre, et partant, s'enfermer dans un corps d\u00e9sormais beaucoup plus strictement limit\u00e9.\n\nDans l'histoire de ma famille, dans sa tradition orale, s'est conserv\u00e9 un \u00ab mot \u00bb attribu\u00e9 \u00e0 ma ni\u00e8ce Marianne. Tr\u00e8s jeune, accueillie \u00e0 la table de ses grands-parents paternels (mon p\u00e8re et ma m\u00e8re), elle s'insurgea un jour contre une invitation \u00e0 s'asseoir offerte \u00e0 quelqu'un (un de ses fr\u00e8res peut-\u00eatre) par cette affirmation : \u00ab _Pas l\u00e0 ! c'est_ **_montaplace_** _._ \u00bb L'histoire est toujours racont\u00e9e avec une majuscule (orale) sur \u00ab mon \u00bb : Montaplace ; et quelque temps le surnom de \u00ab **Mon** _taplace \u00bb_ (insistance et \u00e9l\u00e9vation de la voix sur le \u00ab mon \u00bb) fut, avec une tendresse admirative mais simultan\u00e9ment l\u00e9g\u00e8rement moralisatrice (trait familial omnipr\u00e9sent), attribu\u00e9 \u00e0 Marianne.\n\nMais il faudrait plut\u00f4t (dans la perspective de ce qui pr\u00e9c\u00e8de, avec un d\u00e9placement d'accent) \u00ab entendre \u00bb : \u00ab mon \" **Taplace** \" \u00bb ; ce qui signifie : \u00ab Ce lieu est mien, comme \u00e9tant une partie de mon corps. Quand mon corps n'y est pas, il est, pourquoi pas, \"tien\". C'est \"Taplace\", quelque chose comme \"Paris\" ou \"le buffet\". \u00bb Il ne s'agit donc pas l\u00e0 d'une annexion, d'une n\u00e9gation des droits des autres corps, d'une incapacit\u00e9 \u00e0 reconna\u00eetre l'Autre qui, au contraire, est parfaitement reconnu, arm\u00e9 des m\u00eames droits : ce morceau de _lalangue_ , \u00ab taplace \u00bb, dans la bouche de Marianne, n'aurait pas d\u00fb \u00eatre interpr\u00e9t\u00e9, comme le fit le r\u00e9cit familial, en une simple citation d'un discours autre (fraternel ou grand-parental) mais comme la constatation d'une similitude et la revendication d'un droit des corps, justifi\u00e9 par le r\u00e9el physique : ils ne peuvent co\u00efncider \u00ab _at the same time in the same place \u00bb_.\n\n## 54 (\u00a7 53) les objets qui font partie de mon corps, comme ce manteau, comme mon \u00ab double \u00bb tot\u00e9mique en peluche.\n\nD'un corps discontinu, qui se rassemble au moment du sommeil, qui doit se r\u00e9unir pour franchir cette fronti\u00e8re incompr\u00e9hensible, le \u00ab nounours \u00bb traditionnel, dans ses diff\u00e9rentes incarnations, assume la repr\u00e9sentation : dans la journ\u00e9e ce morceau du moi, ce **faisant-fonction-de-moi** continue \u00e0 dormir, et ainsi assure ma continuit\u00e9 temporelle. Car les limites de \u00ab maintenant \u00bb sont aussi incertaines que celles de la chair. La nuit, avec son accompagnement de sommeil, para\u00eet un trou scandaleux dans la fabrique du monde, qui devrait co\u00efncider incessamment avec lui-m\u00eame. Il n'y a pas de temps puisqu'il n'y a que \u00ab moi \u00bb et un incertain \u00ab non-moi \u00bb, autour de moi, indistinctement encore s\u00e9par\u00e9 de moi dans l'espace. Mon \u00ab absence \u00bb momentan\u00e9e au monde alors ne m'effraiera plus, puisqu'elle en deviendra illusoire, puisqu'un morceau de moi sera rest\u00e9, le \u00ab morceau-ours \u00bb, pendant que le reste se laissait oublier, telle ma main gauche que j'ignore pendant qu'agit ma main droite. Quand je suis \u00e9veill\u00e9, il dort. Quand je dormirai, il veillera. Ainsi mon unit\u00e9 sera pr\u00e9serv\u00e9e. J'habite des r\u00e9gions alternatives de ce qui est, toujours, mon corps.\n\nC'est ici, sans doute, le lieu de faire une \u00ab th\u00e9orie \u00bb (c'est ce que depuis un moment je recherchais, \u00e0 la p\u00e9riph\u00e9rie de ma conscience de la prose : un \u00ab lieu d'insertion \u00bb pour quelque chose que je savais vouloir dire. Est-ce une vacillation dans ma soumission stricte \u00e0 la \u00ab m\u00e9thode \u00bb de ce livre ? une nouvelle variante de son fonctionnement ? je ne sais). Cette \u00ab th\u00e9orie \u00bb est la **Th\u00e9orie du gniengnien**.\n\nEn 1968, \u00e0 la suite d'\u00e9v\u00e9nements qui ne nous retiendront pas maintenant, j'habitais, dans la capitale burgonde, Dijon, une unique pi\u00e8ce minuscule, meubl\u00e9e d'un lit et d'une chaise en plastique jaune, au 11 de la rue de Fontaine. C'est une rue qui monte, pas trop loin de la gare, vers la commune limitrophe de Fontaine-l\u00e8s-Dijon. Sur le m\u00eame palier, un appartement de taille raisonnable abritait la famille Lusson. Cette famille, d\u00e9j\u00e0 compl\u00e8te (je parle par comparaison avec le moment de mon r\u00e9cit, l'automne de 1989) se composait de cinq personnes : les parents, Claire et Pierre, et trois enfants : Mathieu, l'a\u00een\u00e9, C\u00e9cile, et Juliette, la benjamine. Juliette, si je ne m'abuse, avait vers la fin de 1968, un peu moins de trois ans. Elle n'\u00e9tait donc alors pas, mais pas du tout, et d'aucune mani\u00e8re pr\u00e9visible devant devenir, l'apprentie biochimiste qu'elle est devenue depuis, \u00e0 l'indignation profonde quoique involontaire de ma m\u00e9moire, qui ne s'adapte qu'assez mal \u00e0 l'absence de stabilit\u00e9, de rigidit\u00e9 en son image, de la jeune femme autrefois b\u00e9b\u00e9 bien connu de moi (le \u00ab m\u00eame \u00bb moi qu'aujourd'hui !) que continue \u00e0 d\u00e9signer son nom.\n\n(Il n'y a pas bien longtemps t\u00e9l\u00e9phonant, un peu apr\u00e8s huit heures du matin, je fus surpris d'entendre sa voix me r\u00e9pondre et je lui dis : \u00ab Comment se fait-il que tu sois r\u00e9veill\u00e9e si t\u00f4t ? \u00bb (Le \u00ab non-lever-t\u00f4t \u00bb faisant partie de la d\u00e9finition, des caract\u00e9ristiques de la Juliette que je connais depuis toujours, d'o\u00f9 mon \u00e9tonnement, d'o\u00f9 ma question.) \u00ab J'\u00e9tais r\u00e9veill\u00e9e encore bien plus t\u00f4t, me dit-elle ; \u00e0 six heures du matin. J'arrive de Blanc-Mesnil. \u00bb \u00ab Comment, dis-je alors imprudemment et sans r\u00e9fl\u00e9chir, que faisais-tu \u00e0 une heure pareille \u00e0 Blanc-Mesnil ? \u00bb \u00ab Mais \u00e7a ne te regarde pas, Jacques Roubaud \u00bb, dit-elle. Et en effet, cela ne me regardait pas le moins du monde. Mais ma stup\u00e9faction s'exprimant de cette mani\u00e8re irr\u00e9fl\u00e9chie n'\u00e9tait que l'expression d'un \u00ab moi \u00bb d\u00e9sar\u00e7onn\u00e9, d'un \u00ab moi \u00bb gardien de ma conservation, garant du maintien intact de cet \u00eatre immobile, identique \u00e0 soi et paradoxal, celui qui, quinze ou vingt ans auparavant, se serait, en effet, \u00e9tonn\u00e9 \u00e0 bon droit de voir une petite fille de trois, quatre ou six ans arriver au matin dans la maison de ses parents, venant d'une lointaine banlieue.\n\n\u00c0 premi\u00e8re vue, la r\u00e9action de Juliette semble, elle, parfaitement contemporaine de l'instant : il est tout \u00e0 fait normal qu'une jeune fille r\u00e9agisse avec vivacit\u00e9 \u00e0 ce qui ne peut manquer d'appara\u00eetre comme une curiosit\u00e9 d\u00e9plac\u00e9e \u00e0 l'\u00e9gard de ses faits, gestes et d\u00e9placements de la part, tout sp\u00e9cialement de la part d'un vieil ami de son p\u00e8re. J'ai \u00e9t\u00e9, comme on disait autrefois, \u00ab remis vertement \u00e0 ma place \u00bb et je n'ai plus jamais commis la m\u00eame erreur. Il me semble cependant que Juliette, la Juliette d'aujourd'hui, qui exprime, certes, avec une absence remarquable de r\u00e9ticences, sa pens\u00e9e \u00e0 qui que ce soit, \u00ab sans mettre de gants \u00bb, n'a pas l'habitude de me parler sur ce ton. Et ce ton, au contraire, est pr\u00e9cis\u00e9ment celui qu'elle aurait ais\u00e9ment pris avec mon \u00ab moi \u00bb ancien, le \u00ab Jacques Roubaud \u00bb de 1968 ou 1969 qui, brusquement et intempestivement, se manifestait \u00e0 son oreille, et que la Juliette d'il y a vingt ans, tapie au fond d'elle comme \u00ab je \u00bb le suis en moi, reconnut spontan\u00e9ment. Tout cela constitue, en somme, une excellente \u00ab exp\u00e9rience de pens\u00e9e \u00bb (esp\u00e8ce ch\u00e8re aux philosophes et aux physiciens) (bien qu'il s'agisse plut\u00f4t, en l'occurrence, d'une exp\u00e9rience de non-pens\u00e9e)).\n\nMais je reviens au **gniengnien**. Le b\u00e9b\u00e9 Juliette avait en 1968-1969, en sa possession, un objet pr\u00e9cieux, un rose, un rosissime morceau d'\u00e9toffe qu'elle appelait son **GnienGnien** (majuscule sur chacun des \u00ab gnien \u00bb). C'\u00e9tait son tr\u00e9sor, la prunelle de ses yeux. Elle l'aimait comme \u00ab un autre soi-m\u00eame \u00bb. Elle ne s'endormait pas sans lui, se consolait en sa pr\u00e9sence, ne laissait personne s'en emparer, craignait que des brigands quelconques (fr\u00e8re-et-s\u0153ur, visiteurs, amis, p\u00e8re-et-m\u00e8re m\u00eame (p\u00e8re plut\u00f4t que m\u00e8re d'ailleurs, l'exception unique, il me semble, qui en \u00e9tait la protectrice en m\u00eame temps que l'intendante, la gardienne)) ne cherchent \u00e0 le lui d\u00e9rober. Bref, elle l'investissait d'une mani\u00e8re on ne peut plus nette, flagrante, absolue, de cette fonction de \u00ab repr\u00e9sentation de soi \u00bb que j'ai, dans un premier temps sommaire, accord\u00e9e au \u00ab nounours \u00bb. En fait, c'est le gniengnien, quand un enfant l'invente et le nomme (tous les enfants ne le font pas), qui, bien mieux que le \u00ab nounours \u00bb devient cette partie de son corps qui le d\u00e9fend, selon les modalit\u00e9s dont j'ai commenc\u00e9 \u00e0 parler un peu plus haut dans l'\u00e9chelle des insertions, des paradoxes spatio-temporels dont le monde menace son sens, tout leibnizien, de sa propre identit\u00e9 (\u00eatre, sans interruption, indiscernable de soi-m\u00eame, \u00eatre soi dans tous les mondes possibles, c'est-\u00e0-dire un seul, le sien).\n\n## 55 (suite du \u00a7 54) Je donnerai le nom g\u00e9n\u00e9rique de gniengnien\n\nJe donnerai le nom g\u00e9n\u00e9rique de gniengnien (la diff\u00e9rence avec la d\u00e9signation originelle, la suppression des deux majuscules indique le passage du particulier au g\u00e9n\u00e9ral) \u00e0 ce type d'objet qui se rencontre chez de nombreux enfants, et dont j'ai cherch\u00e9 avec quelque attention les propri\u00e9t\u00e9s en observant, exp\u00e9rimentalement m\u00eame, dirais-je, Juliette et son GnienGnien pendant quelques mois rue de Fontaine, un \u00e9t\u00e9 \u00e0 Saint-F\u00e9lix, dans le Minervois, chez mes parents, puis \u00e0 Bourg-la-Reine quand Pierre Lusson, \u00e0 la faveur des \u00ab \u00e9v\u00e9nements \u00bb de 68 et de leurs effets universitaires eut r\u00e9ussi, quelque temps avant moi, son \u00ab retour d'exil \u00bb dans la r\u00e9gion parisienne.\n\nJ'avais d\u00e9couvert l'existence du \u00ab genre **gniengnien** \u00bb chez mes parents, en observant mon neveu Fran\u00e7ois et sa **\u00ab Keture \u00bb**. (Laurence, ma fille, n'avait pas, \u00e0 ma connaissance, d'objet semblable en sa possession.) La **Keture** de Fran\u00e7ois (le nom est une abr\u00e9viation de \u00ab couverture \u00bb, vraisemblablement, et indique l'origine lointaine de cet objet, devenu rapidement ind\u00e9finissable d'aspect) poss\u00e9dait une \u00ab partie active \u00bb un endroit particuli\u00e8rement pr\u00e9cieux dans ce tr\u00e9sor : c'\u00e9tait le reste soyeux d'un ruban, bord de l'\u00e9toffe. Dans la manipulation de, et la communion avec sa Keture, Fran\u00e7ois (qui n'avait pas encore, loin de l\u00e0, le m\u00e8tre quatre-vingt-dix-huit qui lui appartient en propre aujourd'hui, et n'\u00e9tudiait pas sur place \u00ab l'\u00e9conomie invisible \u00bb du tiers monde \u00e0 l'aide de son ordinateur Toshiba \u00e0 \u00e9cran pleine page portable), caressant d'une main le ruban, passait en m\u00eame temps un ou deux doigts de la m\u00eame main sur ses cils. (Juliette, elle, tenait son GnienGnien dans sa main gauche, su\u00e7ait son pouce, et passait un doigt m\u00e9ditatif sur son nez. Elle est encore parfaitement capable, aujourd'hui, m'a-t-elle confirm\u00e9 au t\u00e9l\u00e9phone il y a peu, de reproduire avec exactitude ces gestes.)\n\nC'\u00e9tait un rituel immuable, une pr\u00e9paration au sommeil ou un retour r\u00e9flexif sur soi apr\u00e8s la promenade, la nourriture, le jeu. Tout **gniengnien** (je parle maintenant de l'esp\u00e8ce) suppose de telles c\u00e9r\u00e9monies. Dans ces cas pr\u00e9cis c'est par le sens du toucher (la main, le doigt) qu'\u00e9tait assur\u00e9e la transition corporelle entre deux r\u00e9gions extr\u00eames et sensibles de l'\u00eatre, que passaient les messages de l'une \u00e0 l'autre, ce que j'appellerai le courant de l'identit\u00e9 : car c'est bien entre ces presqu'\u00eeles les plus nettement p\u00e9riph\u00e9riques du corps, cils, sourcils, cheveux, ongles d'une part (nez encore) et les artefacts du monde, d'origine humaine, et les moins \u00e9loign\u00e9s de lui, qui le couvrent, langes, draps, couvertures (plus tard linceul), v\u00eatements m\u00eame que, les uns d\u00e9tachables comme d\u00e9bris inertes, les autres redoublant, doublant et approchant, enveloppante, la peau, la conjointure semble le plus longtemps possible entre int\u00e9rieur et ext\u00e9rieur. Et elle est invoqu\u00e9e m\u00eame pour survivre \u00e0 la dissolution : les parents gardent, dans les ann\u00e9es sombres, la m\u00e8che \u00e0 l'odeur de miel de l'enfant disparu, l'amant la soie la plus intimement parfum\u00e9e de celle qu'il ne touchera plus jamais.\n\nDans un registre moins grave je voudrais \u00e9carter ici une premi\u00e8re voie sans issue de l'interpr\u00e9tation : certes, le rapport de l'enfant au gniengnien est tr\u00e8s marqu\u00e9 de sensualit\u00e9 (pour employer un mot quasiment disparu du vocabulaire courant). Le rituel de la Keture que je viens de d\u00e9crire aussi (et bien d'autres) ne laisse pas de doute \u00e0 ce sujet. Mais je ne crois pas pour autant \u00e0 une fonction principalement \u00e9rotique. La plupart des enfants sont, on le sait, comme les animaux, des explorateurs intr\u00e9pides, r\u00e9solus, et non dissimul\u00e9s de l'\u00e9ros. Qui n'a jamais vu, une fin d'apr\u00e8s-midi d'un dimanche d'hiver, dans une pi\u00e8ce familiale \u00ab conviviale \u00bb et chaude, pleine d'amis, de parents, d'enfants, de chats et de chiens, parmi le bruit des verres, des conversations, des jeux et disputes, une petite fille tranquillement, avec concentration, invention et subtilit\u00e9 (les chiens, eux, manquent r\u00e9solument de subtilit\u00e9 dans ce cas) se branler dans un fauteuil, sur le tapis, au pied d'une chaise, entre des coussins sur un divan ou sur des genoux accueillants, manque, comme l'immense majorit\u00e9 des adultes, singuli\u00e8rement d'esprit d'observation. Mais le **gniengnien** n'a pas de part \u00e0 ces jeux.\n\nUne autre erreur serait de le banaliser en le pr\u00e9sentant comme dispositif de protection : protection contre quoi ? contre les menaces impr\u00e9cises de la vie, qui est, comme nul ne l'ignore, _full of a number of things_ ? Mais alors, en quoi serait-ce une protection ? ou bien encore, serait-ce une pure protection symbolique ? symbolique de quoi ? Le g\u00e9nial auteur de _Peanuts_ \u00e0 qui nous devons, il me semble, la premi\u00e8re identification artistique du ph\u00e9nom\u00e8ne du **gniengnien** tombe dans cette erreur \u00ab behaviouriste \u00bb tr\u00e8s am\u00e9ricaine en nommant celui d'un de ses h\u00e9ros, Linus, _security blanket_ (couverture de s\u00e9curit\u00e9) (il est vrai que c'est un nom visiblement d'origine \u00ab externe \u00bb, parentale, ou pire, fourni par un psychologue pour enfants !).\n\nNon, le **gniengnien** n'est pas cela ! Il est l'invention mat\u00e9rialis\u00e9e d'une premi\u00e8re th\u00e9orie, spontan\u00e9e, du corps et du monde, & peut-\u00eatre m\u00eame un trait sp\u00e9cifique de l'hominisation, d'importance et de g\u00e9n\u00e9ralit\u00e9 comparables au _factum loquendi_ , \u00e0 l'outil, \u00e0 la vie en soci\u00e9t\u00e9, au rire, \u00e0 la pens\u00e9e rationnelle, \u00e0 l'inconscient et \u00e0 la prohibition de l'inceste !\n\n## 56 (seconde suite du \u00a7 54) Pendant un long moment, j'ai caress\u00e9 l'id\u00e9e d'une \u00e9tude\n\nPendant quelque temps je caressai l'id\u00e9e d'une \u00e9tude du gniengnien, de ses modes, de sa gen\u00e8se, de sa signification profonde pour une histoire de l'humanit\u00e9 (les lueurs singuli\u00e8res qu'il projette sur l'ontogen\u00e8se et la phylogen\u00e8se, le mythe de son invention par une petite fille \u00ab cro-magnon \u00bb, qu'on appellerait une \u00ab cro-mignonne \u00bb). J'aurais recueilli des donn\u00e9es approfondies sur quelques cas, puis obtenu des cr\u00e9dits pour une enqu\u00eate scientifique, avec un questionnaire pr\u00e9cis, un protocole exp\u00e9rimental draconien permettant de trancher, en une floraison popp\u00e9rienne de \u00ab cas cruciaux \u00bb, entre quelques sous-hypoth\u00e8ses d'abord ind\u00e9cises, puis de plus en plus nettes, & bien s\u00fbr falsifiables. J'aurais \u00e9tabli ensuite une typologie, selon la nature des objets repr\u00e9sentatifs, selon les rituels, les nominations. J'aurais distingu\u00e9 le gniengnien d'autres ph\u00e9nom\u00e8nes cousins ou connexes : du nounours, du sucer le pouce, de l'ind\u00e9celabilit\u00e9 chez certains enfants d'aucune de ces trois fonctions. J'en aurais d\u00e9duit une classification pr\u00e9cieuse des caract\u00e8res enfantins, de leur persistance dans la vie adulte. Je serais devenu un nouveau Lavater. J'aurais rivalis\u00e9 avec Galien et la th\u00e9orie des humeurs. J'aurais ouvert des perspectives nouvelles \u00e0 la psychologie enfantine, r\u00e9volutionn\u00e9 bien des th\u00e9rapies... Je n'ai rien accompli de tout cela, bien entendu.\n\nMais je vous ferai cependant part de quelques-unes de mes observations. En dehors de l'emploi premier, fondateur en quelque sorte, celui de l'effacement du gouffre conceptuel et existentiel entre veille et sommeil (sans le gniengnien il est strictement impossible \u00e0 l'enfant de s'endormir), j'ai d\u00e9couvert qu'il y a un autre moment privil\u00e9gi\u00e9 du gniengnien, et je le nommerai \u00ab **moment de l'inspiration** \u00bb :\n\nC'est le soir, \u00e0 l'heure dite entre \u00ab chien et loup \u00bb, l'heure des chats gris et des m\u00e9lancolies cr\u00e9pusculaires. La petite fille (disons que c'est une petite fille (j'ai une pr\u00e9f\u00e9rence \u00ab carrollienne \u00bb pour les petites filles)) a pris son bain. Elle a embrass\u00e9 son p\u00e8re, revenu des exploits essentiels accomplis au-\u00ab dehors \u00bb. Sa m\u00e8re s'affaire dans la cuisine. Le chien s'emm\u00eale \u00e0 ses jambes. Ses \u00ab fr\u00e8re-et-s\u0153ur \u00bb s'affairent \u00e0 leurs devoirs. La chatte est \u00e9tendue sur la plaque de protection du radiateur. Chacun attend l'annonce du d\u00eener. Elle, entre les fen\u00eatres \u00e0 rideaux, les fauteuils et les chaises, parle. Elle parle pour elle-m\u00eame, elle parle \u00e0 son gniengnien, c'est-\u00e0-dire \u00e0 elle-m\u00eame, elle raconte, elle invente, elle r\u00e9primande, elle commente, elle interroge, elle improvise : une des sources majeures de la po\u00e9sie orale narrative, \u00e9pique ou lyrique, est l\u00e0.\n\nIl m'a \u00e9t\u00e9 donn\u00e9 plusieurs fois dans ma vie d'assister, discret, ignor\u00e9, invisible, silencieux, \u00e9bloui, \u00e0 de semblables \u00ab s\u00e9ances \u00bb inspir\u00e9es. Je me souviens de Jacinta, la fille de Merche, oscillant autour d'elle-m\u00eame debout, tel un derviche tourneur, sur un fauteuil, et, semblable au po\u00e8te-radio transmettant les messages des Martiens que d\u00e9crit Jack Spicer, ou \u00e0 Mich\u00e8le M\u00e9tail \u00ab performant \u00bb une des sections les plus rapides de son immense po\u00e8me \u00ab Compl\u00e9ments de noms \u00bb, ou encore \u00e0 Tom Raworth lisant \u00e0 Cambridge, elle \u00e9mettait une stup\u00e9fiante po\u00e9sie ininterrompue sur les m\u00e8res, les fen\u00eatres peintes et les fleurs, en un r\u00e9citatif profond, un andalouisant _Sprechgesang_ , pendant que l'air du soir, dans la pi\u00e8ce, s'assombrissait lentement autour de sa silhouette \u00e0 la Mir\u00f3.\n\nIl s'agissait bien plus dans ce cas d'une danse que d'une m\u00e9ditation en dialogue avec le gniengnien, mais le principe est essentiellement le m\u00eame : le gniengnien est un catalyseur de l'inspiration, dont le moment est celui de la disparition du jour, de la chute de lumi\u00e8re, la nuit et le sommeil dangereux approchant. Le po\u00e8me oral shamanique qu'il suscite et approuve est le r\u00e9sultat d'une hallucination sans hallucinog\u00e8nes, dont Jacinta obtenait l'\u00e9quivalent par une ivresse de toupie lanc\u00e9e autour de soi.\n\nLes quelques r\u00e9cits-po\u00e8mes de Juliette que j'ai entendus \u00e9taient, eux, sans la moindre extravagance verbale. Ils \u00e9taient pr\u00e9cis, nets, r\u00e9p\u00e9titifs, fortement moraux. Ce serait, bien s\u00fbr, ici que je devrais pr\u00e9voir et d\u00e9duire la future vocation scientifique de leur auteur, mais je vous \u00e9pargnerai cette \u00e9preuve.\n\n## 57 (derni\u00e8re suite au \u00a7 54) Juliette, comme tout inventeur de gniengnien,\n\nJuliette, comme tout inventeur de gniengnien, y tenait beaucoup. C'est peu dire. Il \u00e9tait litt\u00e9ralement impossible de l'en d\u00e9tacher (sinon au prix d'un coup de force qui aurait \u00e9t\u00e9 une v\u00e9ritable amputation). Pour mesurer l'intensit\u00e9 de son attachement (toujours dans la perspective, comparative, de mon GTg (Grand Trait\u00e9 du gniengnien)) j'avais essay\u00e9, \u00e0 maintes reprises, de solliciter d'elle un pr\u00eat, momentan\u00e9, de son GnienGnien. Ce fut en vain. En d\u00e9pit des relations amicales et confiantes qui \u00e9taient les n\u00f4tres, elle se montra sur ce point intraitable : pas de gniengnien pour Jacques Roubaud.\n\nJ'essayai la ruse, les promesses bonbonni\u00e8res, le raisonnement, le chantage sentimental (que ne ferait-on pour la science !), elle fut intraitable, ferme, tranquille, m\u00eame pas inqui\u00e8te, encore moins troubl\u00e9e : c'\u00e9tait non ! Mais un jour (un jour de vacances, \u00e0 Saint-F\u00e9lix, chez mes parents), en une inspiration foudroyante, elle mit un point final \u00e0 mes tentatives. J'avais expliqu\u00e9 \u00e0 ma m\u00e8re, et \u00e0 tous ceux qui se trouvaient dans la grande pi\u00e8ce (je l'ai d\u00e9crite en la branche un du pr\u00e9sent trait\u00e9) l'\u00e9tat de mes recherches sur le gniengnien (je n'avais encore aucune explication des faits, je me contentais de la collecte des exemples). Et j'essayai de nouveau, \u00e0 l'appui de ma d\u00e9monstration, de persuader Juliette, pr\u00e9sente \u00e0 la discussion avec son cher GnienGnien, de me le confier.\n\nComme d'habitude, elle refusait. Mais soudain, avec un sourire ang\u00e9lique et blond, retirant son pouce de sa bouche, elle tendit son GnienGnien \u00e0 ma m\u00e8re.\n\nTelle fut la fin honteuse de mon Grand Trait\u00e9. J'en rougis encore.\n\n(Donn\u00e9es recueillies au t\u00e9l\u00e9phone le 12 d\u00e9cembre 1989 : quelle fut la fin du GnienGnien ? Une d\u00e9cision de destruction par moi-m\u00eame, dit Pierre L. \u00ab Je l'ai br\u00fbl\u00e9, inquiet de son infantile persistance. \u00bb \u00ab Mais pas du tout ! \u00bb dit Juliette intervenant indign\u00e9e dans la conversation. \u00ab Il l'a mis \u00e0 la poubelle un jour de vacances \u00e0 Foix (c'est pendant ces m\u00eames vacances que j'ai appris \u00e0 lacer mes souliers), mais j'ai tellement hurl\u00e9 qu'il a \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9 de le ressortir de la poubelle. On l'a lav\u00e9 (il en avait de toute fa\u00e7on bien besoin). Je l'ai abandonn\u00e9 volontairement un an plus tard. Mais on ne l'a pas jet\u00e9. Il \u00e9tait encore l\u00e0, \u00e0 Bourg-la-Reine, au moment du d\u00e9m\u00e9nagement, mais il a disparu pendant l'\u00e9pisode Plessis-Robinson. \u00bb\n\nPuis, pendant que je dialogue t\u00e9l\u00e9phoniquement, avec P. L., sur les incertitudes de nos souvenirs, j'entends Juliette dire : \u00ab Qu'il n'oublie pas que GnienGnien s'\u00e9crit en un seul mot, sans trait d'union ; j'y tiens. \u00bb **Voil\u00e0 le secret, pensai-je : le gniengnien, c'est l'organe primitif de lalangue**. Et je fus fier de cette d\u00e9couverte, pendant trente secondes au moins.)\n\n## 58 (\u00a7 3) La Voie de la Double N\u00e9gation qui a ses variantes philosophiques, th\u00e9ologiques et m\u00eame logiques\n\nLa voie logique, dite intuitionnisme, est r\u00e9cente. Mais j'ai eu le plaisir d'en d\u00e9couvrir un pr\u00e9curseur lointain : Nicolas de Cuse, en son _De Li non Aliud_. On peut penser son invention, la \u00ab **Voie de la Double N\u00e9gation** \u00bb comme une variante \u00ab radicale \u00bb de la _via negativa_ , issue elle-m\u00eame du Pseudo-Denys.\n\nComment traduire le titre ? par **\u00ab De Pas-Autre \u00bb** ou **\u00ab De Pas-Autre m\u00eame \u00bb**. \u00ab Li \u00bb est un article n\u00e9olatin pourvu d'un charme tout sp\u00e9cial qui, dans sa simplicit\u00e9 premi\u00e8re, repr\u00e9sente une introduction courtoise au mot qui le suit. Mais au contact anoblissant du myst\u00e9rieux **\u00ab Pas-Autre \u00bb** devient ce \u00ab m\u00eame \u00bb qui le redouble, devient \u00ab l'\u00eatre m\u00eame \u00bb de \u00ab Pas-Autre \u00bb, son Id\u00e9e, l'Ange de sa d\u00e9finition, ange noir invisible, mais infiniment proche, coll\u00e9 au visage du d\u00e9fini.\n\n\u00ab _Nikolaus_ _:_\n\n _Ab te igitur in primis quaero : quid est quod nos apprime facit scire ?_\n\n _Ferdinand_ _:_\n\n _Definitio_.\n\n(Je te demande, avant toute chose, qu'est-ce qui, mieux que tout, nous donne la connaissance ? \u2013 Une d\u00e9finition.)\n\n _Nikolaus_ _:_\n\nTu r\u00e9ponds correctement, car une d\u00e9finition donne l'essence de l'id\u00e9e. Mais pourquoi une d\u00e9finition est-elle dite telle ?\n\n _Ferdinand_ _:_\n\nParce qu'elle d\u00e9finit, et il y a une d\u00e9finition de toute chose.\n\n _Nikolaus_ _:_\n\nParfaitement correct. Si une d\u00e9finition existe, qui d\u00e9finit toute chose, n'y a-t-il pas une d\u00e9finition de toute chose et de la d\u00e9finition elle-m\u00eame ?\n\n _Ferdinand_ _:_\n\nSans aucun doute.\n\n _Nikolaus_ _:_\n\nNe vois-tu pas, alors, que la d\u00e9finition qui d\u00e9finit toute chose, n'est \u00ab pas autre \u00bb que ce qu'elle d\u00e9finit ?\n\n _Ferdinand :_\n\nJe ne te comprends pas.\n\n _Nikolaus :_\n\nTourne l'acuit\u00e9 de ton regard vers \u00ab Li Non Aliud \u00bb, \u00ab le Pas-Autre \u00bb, et tu verras.\n\nAinsi le Cusain approche l'id\u00e9e de Dieu m\u00eame. Il montre qu'il est plus que non-non-p pour tout p (\u00ab p \u00bb d\u00e9signant une propri\u00e9t\u00e9 quelconque : \u00eatre beau, \u00eatre bon, grand, parfait...), non-non-p \u00e9tant diff\u00e9rent (sup\u00e9rieur), dans sa logique, de p.\n\nEst-il le ciel, le bien ? Il n'est pas le ciel, le bien, il est plus, il est surtout \u00ab autre \u00bb que cela qui n'est pas le ciel, le bien (et c'est pourquoi il est \u00ab le ciel m\u00eame \u00bb, \u00ab le bien m\u00eame \u00bb). Et ainsi de suite. On pourrait dire que Nikolaus se place dans une alg\u00e8bre de Heyting de propri\u00e9t\u00e9s et que Dieu y est la borne sup\u00e9rieure, le \u00ab sup \u00bb de tous les non-non-p associ\u00e9es \u00e0 tous les p, chacune de ces non-non-p n'\u00e9tant pas elle-m\u00eame p. Le Dieu du _De Li non Aliud_ est le premier dieu intuitionniste (j'extrapole pas mal : non seulement il ne peut s'agir que d'un pr\u00e9-intuitionnisme, pour des raisons \u00e9videntes, mais encore ce ne peut \u00eatre qu'un quasi-intuitionnisme. Car \u00ab Nikolaus-Cuse \u00bb ne dit pas : \u00ab non-non \u00bb, mais \u00ab non-aliud \u00bb. Cependant s'il y a \u00ab logique de la double n\u00e9gation \u00bb c'est bien d'une n\u00e9gation intuitionniste qu'il s'agit, car le \u00ab pas-autre \u00bb que le \u00ab pas-autre \u00bb est suppos\u00e9 implicitement identique au \u00ab pas-autre \u00bb lui-m\u00eame). C'est, en somme, un Dieu **Cat\u00e9gorique** (au sens math\u00e9matique du mot : situ\u00e9 dans la Th\u00e9orie des Cat\u00e9gories, \u00ab topossiste \u00bb), un Dieu des Preuves (selon la plus r\u00e9cente construction b\u00e9nabouiste) ou, pour rester plus proche du point de d\u00e9part de Nikolaus, un Dieu des D\u00e9finitions.\n\nCar si on revient au point de d\u00e9part du dialogue, on voit que le **\u00ab Pas-Autre \u00bb** , le **\u00ab Non-Non \u00bb** , Dieu en somme (un **\u00ab Dieu non-non \u00bb** ) est d\u00e9fini comme ce qui par essence et excellence d\u00e9finit. Or le mouvement de toute d\u00e9finition (cusaine) d'une chose **d** est de se placer dans ce qui n'est pas le d\u00e9fini **d** et d'en ressortir par un mouvement second de n\u00e9gation : **d** n'est pas cela, qui n'est pas **d**. Mais, s'il s'agit d'une chose quelconque, on n'atteint jamais **d** ainsi, dans l'espace intuitionniste des preuves de la d\u00e9finition. On en vient \u00e0 presque- **d** , \u00e0 quasi- **d** peut-\u00eatre, mais pas \u00e0 **d m\u00eame**. Sauf dans le cas, unique, o\u00f9 d est la d\u00e9finition m\u00eame, **D. D, Dieu** , est **la preuve m\u00eame** de tout, l'absente de toute d\u00e9finition, de toute preuve : fleur inverse.\n\n## 59 (\u00a7 3) De cette floraison \u00ab hirsute \u00bb, \u00e0 l'\u00e9vocation vibratoire du vers\n\nL'adjectif, \u00ab hirsute \u00bb, vient de Dante, au _De Vulgari Eloquentia_ :\n\n\u00ab _Pexa et irsuta sunt illa que vocamus grandiosa... et pexa vocamus illa que. \u00bb_\n\n\u00ab Les **peign\u00e9s** et les **hirsutes** sont ceux que nous appelons justement magnifiques... Et j'appelle **peign\u00e9s** ceux-l\u00e0 qui trisyllabes ou tout proches du nombre trisyllabique sans aspiration ni accent aigu ou circonflexe, sans lettres \u00e0 son double comme z ou x, sans liquides jumelles ou accol\u00e9es \u00e0 une muette mais en quelque sorte aplanies, quittant les l\u00e8vres avec une certaine douceur comme _amore, donna, disio, letitia, salute, securitate, difesa_.\n\nJ'appelle ensuite **hirsutes** ceux qui en plus de ceux que j'ai dits apparaissent n\u00e9cessaires au Vulgaire Illustre ne f\u00fbt-ce que pour l'orner. Et je dis n\u00e9cessaires en v\u00e9rit\u00e9 ceux que nous ne pouvons \u00e9viter comme certains monosyllabes, par exemple _si, no, me, te, s\u00e9, e, i, o, \u00f9'_ , & les interjections, & maint autre.\n\nJ'appelle mots d'ornement toutes les syllabes qui se m\u00ealent aux mots peign\u00e9s, font une belle harmonie en leur assemblage, encore qu'ils aient \u00e2pret\u00e9 d'aspiration et d'accents, de consonnes doubles, de liquides..., comme en _terra, speranza, impossibilit\u00e0, sonomagnificentissimament_ , lequel est hend\u00e9casyllabique. \u00bb\n\nDans tout r\u00e9cit, et particuli\u00e8rement dans une prose de m\u00e9moire, le courant suave et noble des mots peign\u00e9s a parfois besoin d'\u00eatre interrompu dans son \u00e9coulement plat quoique majestueux : il faut placer des pierres d'attente dans le fleuve rapide, afin de lui redonner quelque imp\u00e9tuosit\u00e9 et v\u00e9locit\u00e9, une \u00e9cume. Un exc\u00e8s de continuit\u00e9, de fluidit\u00e9, en fait immobilise. Il faut que les aiguilles coupantes du gel interrompent le cours suave du ruisseau.\n\nLa po\u00e9sie du **trobar clus** en avait fait un de ses principes formels majeurs, transposant dans les sons des rimes l'opposition des deux \u00e9tats de l'eau, liquide et glace. La fameuse _canso, L'Aura amara_ (le vent amer), d'Arnaut Daniel, double antonyme par anticipation des _canzone_ et sonnets peign\u00e9s de P\u00e9trarque \u00e0 Laura ( _L'Aura_ , Laure) accumule ainsi les hirsutes en sa grille rimique et rythmique :\n\n **L'aura amara\/fa-ls bruoills brancutz\/clarzir\/que-l doussa espeissa ab fuoills\/e-ls letz\/becs\/dels auzels ramencs\/ten balps e mutz\/pars\/e non pars.**\n\n(L'air amer.\/ fait les bois branchus\/s'\u00e9claircir\/que le doux \u00e9paissi de feuilles\/et les joyeux\/becs\/des oiseaux rameux\/rend balbutiants muets\/en couples\/et non couples.)\n\nLe premier torrent que j'ai connu \u00e9tait un ruisseau des Pyr\u00e9n\u00e9es, dans la haute vall\u00e9e de l'Aude, pr\u00e8s du village de Camurac o\u00f9 j'ai \u00e9t\u00e9, quelques jours de 1942, \u00e0 neuf ans, dans un \u00ab camp d'\u00e9t\u00e9 \u00bb, sous la tente, amoureux \u00e9perdu de la belle Marie-Th\u00e9r\u00e8se, dite \u00ab R\u00ea \u00bb, notre \u00ab chef \u00bb (elle avait bien dix-huit ans ; elle \u00e9tait belle, et brune. Ses yeux \u00e9taient noirs). Il coulait en bas du pr\u00e9, avec gros bruit, des hauts pics hirsutes dans le lointain proche, limpide, glacial, liquoreux de froid. Les pieds tremp\u00e9s y devenaient \u00e9carlates, et les avant-bras, jusqu'au coude. Les doigts s'y engourdissaient.\n\nJe me souviens de myrtilles dans le sous-bois sombre, noires, yeux noirs : myrtilles : Marie-Th\u00e9r\u00e8se.\n\nCet \u00e9t\u00e9-l\u00e0 je fis la rencontre, face \u00e0 face, et dans toute mon ignorance enfantine, de l'\u00e9ros m\u00e9lancolique. \u00c0 quelque temps de la Lib\u00e9ration Marie-Th\u00e9r\u00e8se \u00e9pousa un Suisse. Elle vint nous voir (voir mes parents) une fois, avec son mari. Elle \u00e9tait devenue suisse, avec un passeport suisse, \u00ab bourgeoise \u00bb de son canton, par mariage, un canton d'alpes. Elle \u00e9tait encore plus belle, avec une peau de glaciers, caramel sombre. Lui avait l'air d'un bandit. J'entendis dire, \u00e0 un autre moment, que c'\u00e9tait un contrebandier. Ils se sont tu\u00e9s tous les deux, peu de temps apr\u00e8s, sur une route de montagne, en voiture.\n\n## 60 (\u00a7 4) Le futur, qui est futur ant\u00e9rieur sans cesse\n\nJ'enferme dans cette parenth\u00e8se, amplifi\u00e9e de cette incise, non pas une th\u00e9orie du temps, ce qui serait simplement ridicule, mais ce que j'appellerai une d\u00e9duction du temps, & ce sera une d\u00e9duction (comme mon \u00ab protocole \u00bb narratif me les autorise) sans responsabilit\u00e9 de v\u00e9rit\u00e9, une d\u00e9duction fictive : une mani\u00e8re toute \u00ab linguistique \u00bb, & tout individuelle, de r\u00e9soudre les paradoxes de l'instant, tels qu'ils se sont pr\u00e9sent\u00e9s \u00e0 tant de bons esprits d\u00e8s les d\u00e9buts de la philosophie et tels qu'ils l'accompagnent tout au long de son histoire, tra\u00eenant avec eux, comme les paquets luisants d'algues s'accrochant \u00e0 la barque qui descend le fleuve, leur cort\u00e8ge embrouill\u00e9 de \u00ab solutions \u00bb.\n\nLe paradoxe \u00ab g\u00e9n\u00e9rique \u00bb (en lequel tous les autres trouvent, leur \u00ab germe \u00bb) est que l'instant n'est pas : car il diff\u00e8re contin\u00fbment de lui-m\u00eame, et il s'ensuit qu'on ne saurait dire quand il cesse d'exister : cela ne peut se produire pendant qu'il est, sous peine de contradiction. Cela ne peut d\u00e9j\u00e0 avoir eu lieu, & cela ne peut survenir en l'instant suivant, car deux instants ponctuels ne sont jamais strictement contigus. Il faudrait donc qu'il cesse \u00e0 quelque point marqu\u00e9 du futur, ce qui n'est pas moins impossible, car il devrait alors perdurer pendant une infinit\u00e9 (vraisemblablement non d\u00e9nombrable) d'instants. Ce paradoxe est du \u00ab pur Z\u00e9non \u00bb. Aristote en sa _Physique_ a dit tout cela mieux que je ne saurais le faire.\n\nMa \u00ab solution \u00bb a son histoire, que je rapporterai en quelques \u00ab moments \u00bb.\n\n\u00c0 son commencement se trouve la discussion d'un autre paradoxe, celui-l\u00e0 r\u00e9cent, connu sous le nom de paradoxe de l'induction, ou **paradoxe de Goodman** , du nom de son \u00ab inventeur \u00bb, le \u00ab trouveur \u00bb logicien Nelson Goodman. Le temps est essentiel \u00e0 ce paradoxe, mais comme r\u00e9el non discut\u00e9, et ce n'est qu'apr\u00e8s beaucoup de d\u00e9tours que j'ai extrait de sa \u00ab solution fictive \u00bb ma d\u00e9duction du temps.\n\n\u00c0 Manchester, en d\u00e9cembre de 1982, dans la John Rhylands Library (qui n'est pas la John Rhyland's Library, comme je l'ai \u00e9crit par erreur, \u00f4 honte !, quelque part dans la branche un), Alix me dit qu'elle savait comment on pouvait, au moins dans le discours, le dissoudre, & elle m'en exposa, en quelques phrases, la trajectoire imaginaire, sur l'exemple favori des empiristes, le lever renouvel\u00e9, matin apr\u00e8s matin, du soleil.\n\nJ'y vis une mani\u00e8re oblique de parler d'autre chose : il est parfois impossible de taire ce dont on ne peut parler, & quand on ne peut pas le montrer non plus, on peut essayer de parler ailleurs, par d\u00e9tours. Quelqu'un qui, frapp\u00e9 g\u00e9n\u00e9ralement d'insomnie m\u00e9lancolique, ne s'\u00e9veille pour ainsi dire jamais apr\u00e8s le lever du soleil, en ouvrant les yeux le voit l\u00e0, pr\u00e9sent. S'il, si elle, et tant qu'il, elle s'\u00e9veille. Deux ans plus tard, je l'ai \u00e9crit en une fiction : le paradoxe avait pris un nom, celui de son inventeur. J'ai fait de son nom le nom propre d'un personnage ; qui depuis m'accompagne ; c'est un personnage de prose, et un personnage temporel.\n\n## 61 (suite du \u00a7 60) \u00ab La couleur des yeux de la femme de Goodman \u00bb\n\nTel est le titre. Il y a aussi un sous-titre :\n\n**\u00ab On being grue \u00bb**\n\nGoodman avait eu une jeune femme, qu'il aimait beaucoup. Tous les matins en s'\u00e9veillant (il s'\u00e9veillait t\u00f4t) il la regardait dormir, et, plus tard, quand elle s'\u00e9veillait \u00e0 son tour, il lui disait : \u00ab Ce que j'aime par-dessus tout ce sont tes yeux ; tes beaux yeux bruns. \u00bb Elle souriait et ne disait rien.\n\nUn matin, Goodman se sentit troubl\u00e9. Sa jeune femme dormait, sous ses paupi\u00e8res ses yeux n'\u00e9taient pas visibles et il se dit : \u00ab Et s'il se trouvait que ses yeux fussent verts, ou bleus, je ne pourrais le supporter. \u00bb Elle s'\u00e9veilla, lui sourit, ses yeux \u00e9taient bruns comme tous les autres matins, mais il ne fut pas rassur\u00e9.\n\n\u00ab Qu'as-tu ? \u00bb lui dit-elle \u00e0 quelque temps de l\u00e0 ; car le trouble de Goodman n'avait pas cess\u00e9 : il \u00e9tait devenu une angoisse qui ne lui laissait pas de repos.\n\n\u00ab Je t'aime, lui dit-il. J'aime particuli\u00e8rement tes yeux quand tu t'\u00e9veilles et que je les regarde pour la premi\u00e8re fois de la journ\u00e9e. J'aime tes yeux parce qu'ils sont bruns. Mais comment puis-je \u00eatre s\u00fbr qu'ils le sont ? je n'aimerais pas d\u00e9couvrir qu'ils sont bleus, ou verts. \u00bb\n\n\u00ab J'\u00e9tais s\u00fbr, reprit Goodman, que tes yeux sont bruns parce que tous les matins, depuis que nous dormons ensemble, je les ai regard\u00e9s et ils ont \u00e9t\u00e9 bruns. Mais si **vreuse** \u00e9tait leur couleur ? \u00bb\n\n\u00ab Vreuse ? \u00bb dit-elle.\n\n\u00ab Je dirai que leur couleur est le **vreux** dans les deux cas suivants : il s'agit d'un matin pass\u00e9, o\u00f9 j'ai vu tes yeux, et c'est alors la couleur brune ; ou bien il s'agit de demain et c'est le vert, ou le bleu. Tous les jours jusqu'\u00e0 aujourd'hui, plus d'un millier, tes yeux ont \u00e9t\u00e9 bruns, donc \"vreux\" : ils seront donc vreux encore demain ; c'est-\u00e0-dire verts, ou bleus. Je ne peux donc plus \u00eatre s\u00fbr de cela, leur couleur. Voil\u00e0 ce qui me trouble. \u00bb\n\nMme Goodman ne dit rien encore, mais cette nuit-l\u00e0, le regardant \u00e0 la d\u00e9rob\u00e9e, elle vit qu'il pleurait.\n\n\u00ab Mes yeux, lui dit-elle le lendemain au r\u00e9veil, chaque fois que tu les as regard\u00e9s, ont \u00e9t\u00e9 bruns ; tout ce qu'il te faut, tout ce dont tu as besoin d'\u00eatre certain, c'est que demain, quand tu les auras regard\u00e9s, ils auront \u00e9t\u00e9 bruns. Appelons **bbrune** , si tu le veux bien, cette qualit\u00e9 de mes yeux. Appelons **vvreuse** cette autre qualit\u00e9, celle que tu redoutes : que mes yeux ont \u00e9t\u00e9 bruns et que demain, quand tu les auras regard\u00e9s, ils auront \u00e9t\u00e9 verts, ou bleus. Mes yeux, tu en conviendras, ont toujours \u00e9t\u00e9 \"bbruns\". Ils le seront encore demain. Ils ont aussi \u00e9t\u00e9 \"vvreux\" ; ils le seront encore demain. Mais o\u00f9 est, pour toi, la diff\u00e9rence ? S'ils sont encore vvreux demain, cela veut dire que demain, quand tu les auras regard\u00e9s, ils auront \u00e9t\u00e9 bruns, et que le jour suivant, apr\u00e8s-demain, ils auront \u00e9t\u00e9 verts, ou bleus. Mais qu'importe ?\n\n\u00ab Mes yeux, peut-\u00eatre, quand je dors, sont bleus, ou verts, ou d'une autre couleur, ou d'aucune, comme les objets, qui sont apatrides. Mais, sois-en s\u00fbr, toujours, quand je m'\u00e9veillerai pour toi, quand tu auras regard\u00e9 mes yeux, ils auront \u00e9t\u00e9 bruns. \u00bb\n\nAinsi parla la femme de Goodman, n\u00e9e Hume.\n\nEt il en fut ainsi : tous les matins, tant qu'elle v\u00e9cut encore, il regarda ses yeux au moment de son r\u00e9veil, et ils furent bruns.\n\n## 62 (suite 2 du \u00a7 60) Le paradoxe de Goodman est un paradoxe de sceptique\n\nLe paradoxe de Goodman est un paradoxe de sceptique. Il utilise la certitude inscrite dans la langue pour la mettre en contradiction avec elle-m\u00eame. La \u00ab solution \u00bb, linguistique elle aussi, n'efface le doute qu' _a posteriori_ : jusqu'\u00e0 l'instant o\u00f9 les yeux s'ouvrent, ils peuvent encore \u00eatre \u00ab vreux \u00bb (donc, en ce cas, bleus) ou bruns, ou encore \u00ab bbruns \u00bb, ou encore \u00ab vvreux \u00bb. L'instant franchi, le vreux cesse d'\u00eatre possible. Le bbrun et le vvreux demeurent, mais restent toujours futurs. La r\u00e9futation est en fait une r\u00e9futation sceptique. Elle ne restitue nullement la certitude premi\u00e8re de l'induction, mais seulement une certitude **\u00e0 la Merlin** : la v\u00e9rit\u00e9 de ses \u00ab obscures paroles \u00bb ne se conna\u00eet comme telle que quand les choses pr\u00e9dites sont \u00ab advenues \u00bb.\n\nIl faut remarquer que ce n'est que parce qu'elle introduit une dissym\u00e9trie entre les adjectifs qu'elle peut parvenir \u00e0 ses fins. Le paradoxe construit le vreux en parall\u00e8le avec le brun. Le **bbrun** est b\u00e2ti de m\u00eame : sont bbruns les yeux qui demain, v\u00e9rifi\u00e9s par le regard, auront \u00e9t\u00e9 **bruns**. Mais le **vvreux** , comment se dit-il ? Certainement pas comme la couleur d'yeux qui, une fois vus, auront \u00e9t\u00e9 **verts** , car cette couleur-l\u00e0 n'est jamais apparue, et l'induction ne peut la confirmer. Sont vvreux les yeux qui, demain, auront \u00e9t\u00e9 vreux. Et la certitude inductive de cette couleur-l\u00e0 est toujours rejet\u00e9e vers le futur. Les yeux, plus tard, auront \u00e9t\u00e9 vreux aussi.\n\nS'ils s'ouvrent encore.\n\nC'est d'un \u00e9clair goodmanien que Saul Kripke a re\u00e7u l'illumination qui l'a conduit \u00e0 sa tr\u00e8s personnelle interpr\u00e9tation du c\u00e9l\u00e8bre et difficile \u00a7 243 des _Investigations philosophiques_ de Ludwig Wittgenstein ; connu comme introduisant \u00ab l'argument du langage priv\u00e9 \u00bb (c'est-\u00e0-dire l'affirmation que le langage priv\u00e9 est impossible). Selon Kripke, Wittgenstein est forc\u00e9 \u00e0 sa th\u00e8se pour s'\u00eatre heurt\u00e9 \u00e0 un \u00ab puzzle sceptique \u00bb.\n\nEt ce \u00ab puzzle \u00bb, c'est un doute surgi au sein de la certitude m\u00eame, c'est-\u00e0-dire atteignant l'op\u00e9ration math\u00e9matique par excellence, l'addition : quand je produis le r\u00e9sultat de la somme 53 + 20, dit Kripke, pourquoi \u00e9cris-je 73 ? Pourquoi pas 37, 37 \u00e9tant le r\u00e9sultat de l'op\u00e9ration de quaddition, qui co\u00efncide avec l'addition pour toutes les additions que j'ai effectu\u00e9es dans le pass\u00e9 mais donne, pr\u00e9cis\u00e9ment dans ce cas pr\u00e9sent non encore rencontr\u00e9, le r\u00e9sultat palindromique 37 ? (Je modifie, pour des raisons num\u00e9rologiques, l'exemple concret donn\u00e9 par Kripke.) Au lieu de \u00ab plus \u00bb j'utilise en fait \u00ab quus \u00bb. Le sceptique qui sommeille en chaque philosophe s'exprime en langue goodmanienne \u2013 la langue goodmanienne est fortement carrollienne, par son emploi constant du mot-valise (Kripke fait ici implicitement un _portemanteau word_ , \u00e0 l'aide, hommage discret, du patronyme de Quine).\n\nIl ne m'a pas fallu longtemps pour \u00e9tablir, \u00e0 la lecture de Kripke, entre Wittgenstein et Goodman un lien \u00e9motionnel beaucoup plus fort, pour moi, que celui, intellectuel, d'une interpr\u00e9tation de la strat\u00e9gie des _Investigations :_ car Wittgenstein \u00e9tait la lecture principale d'Alix, qui influen\u00e7ait, plus encore que sa parole volontiers nette, tr\u00e8s profond\u00e9ment la strat\u00e9gie de sa \u00ab monstration photographique \u00bb. C'est pourquoi, malgr\u00e9 la fureur r\u00e9futatoire des gardiens du temple wittgensteinien, les Tweedledum & Tweedledee d'Oxford, MMr. Hacker and Baker, j'ai conserv\u00e9 une adh\u00e9sion spontan\u00e9e \u00e0 l'hypoth\u00e8se kripk\u00e9enne. Et elle m'est apparue, au fond, comme une sorte de plagiat implicite d'Alix, une survie de sa parole dans quelque chose comme \u00ab un monde possible de pens\u00e9e \u00bb.\n\n## 63 (suite 3 du \u00a7 60) Longtemps, toutes les ann\u00e9es paralys\u00e9es du premier deuil,\n\nLongtemps, toutes les ann\u00e9es arr\u00eat\u00e9es du premier deuil, je suis rest\u00e9 sur la formulation fabuleuse du texte qui relate une \u00ab aventure de Mr. Goodman \u00bb. Je n'ai pas pens\u00e9 \u00e0 utiliser, ailleurs, le m\u00eame type de **d\u00e9duction fictive**. Et singuli\u00e8rement aux _Investigations_ elles-m\u00eames. La cause principale de cette omission est que je n'ai aucune aspiration \u00e0 penser philosophiquement.\n\nIl est vrai que j'ai d'abord \u00e9t\u00e9 malg\u00e9 tout impressionn\u00e9 par l'ardeur de MMr. Hacker et Baker, l'avalanche luxueuse de leurs citations du ma\u00eetre, prises aux \u0153uvres in\u00e9dites, au _Nachlass_ , autant qu'aux textes publi\u00e9s, & qui ne pouvaient manquer d'affaiblir la lueur initiale, \u00e9blouissante (et sans doute, me disais-je, simplificatrice) de l'interpr\u00e9tation kripk\u00e9enne. Leur accent de conviction indign\u00e9e, sans me convaincre tout \u00e0 fait, m'avait quand m\u00eame \u00e9branl\u00e9. Je me disais seulement que, malgr\u00e9 tout, l'hypoth\u00e8se d'un Wittgenstein troubl\u00e9 par le scepticisme restait s\u00e9duisante, et un irresponsable philosophique comme moi pouvait la conserver pour son charme, sinon pour sa v\u00e9rit\u00e9.\n\nJ'en suis rest\u00e9 l\u00e0 m\u00eame si, entre-temps, ma confiance (r\u00e9ticente et relative) en Hacker & Baker a \u00e9t\u00e9 fortement entam\u00e9e par d'autres d\u00e9veloppements troublants dans le microcosme du wittgensteinisme, sur lesquels mon attention fut attir\u00e9e, comme en bien d'autres circonstances, par la lecture attentive du _TLS_. J'achetai donc un jour \u00e0 Oxford, chez Blackwell (c'est-\u00e0-dire \u00e0 la source \u00e9ditoriale m\u00eame) un livre de S. Stephen Hilmy (l'abr\u00e9viation \u00ab S. \u00bb, non \u00ab r\u00e9solue \u00bb comme on dit dans les \u00e9ditions critiques de manuscrits m\u00e9di\u00e9vaux, m'est myst\u00e9rieuse, et je suis tent\u00e9, apr\u00e8s lecture du livre de la traduire en \u00ab Saint \u00bb), intitul\u00e9 _The Later Wittgenstein_.\n\nEt je d\u00e9couvris que les dogmes de l'\u00c9glise wittgensteinienne y \u00e9taient mis en cause par un \u00c9rasme du Nouveau Testament (les _Investigations_. Le _Tractatus_ repr\u00e9sentant l'Ancien, dont les carnapiens sont les cabbalistes), qui prenait m\u00eame \u00e0 l'occasion les accents d'un Luther. Le \u00ab retour au Big Tapuscrit \u00bb, dont les Ap\u00f4tres (sainte Anscombe, saint Von Wright et saint Rees) nous avaient \u00ab cach\u00e9 \u00bb non l'existence mais la d\u00e9cisive situation th\u00e9orique (et ils avaient, en plus, omis de le publier) bouleversait, selon saint Hilmy, le sens de l'ex\u00e9g\u00e8se. Je ne sais encore aujourd'hui (par paresse) ce que les cardinaux Hacker & Baker ont r\u00e9pondu ni quelle est, sur ce point la position de l'\u00c9glise gallicane (dont le primat est Bouveresse), mais je me suis senti, en somme, plus \u00e0 l'aise dans mes divagations. Ce qui me ram\u00e8ne, laissant la \u00ab quaddition \u00bb en repos, au futur ant\u00e9rieur.\n\nLe recours \u00e0 ce temps si \u00e9trange de la \u00ab conjugaison \u00bb permet d'enfermer d'un seul coup pass\u00e9 et futur dans un pr\u00e9sent de discours. Et on dispose pr\u00e9cis\u00e9ment l\u00e0 d'un moyen tout simple de d\u00e9finir ce qui s'y trouve enclos, c'est-\u00e0-dire le **pr\u00e9sent**. Tel est le secret, tout \u00e0 fait modeste, de ma \u00ab d\u00e9couverte \u00bb. \u00c0 vrai dire, je suis en train de glisser sur quelques difficult\u00e9s, par exemple sur la distinction, n\u00e9cessaire et difficile, entre instant et pr\u00e9sent ; mais je ne veux pas compliquer inutilement ma d\u00e9monstration pour le moment. Je suis parti du \u00ab paradoxe de l'instant pr\u00e9sent \u00bb, je m'y tiendrai.\n\n **L'instant pr\u00e9sent est celui qui aura \u00e9t\u00e9 tel instant pass\u00e9 \u00e0 tel instant futur**. C'est un \u00e9v\u00e9nement (je ne dis pas ici qu'il est \u00ab ponctuel \u00bb), dont un \u00e9v\u00e9nement futur strictement distinct aura gard\u00e9 la m\u00e9moire. (Ainsi ai-je r\u00e9gl\u00e9 son compte, \u00e0 ma propre satisfaction sinon \u00e0 la v\u00f4tre, au taraudant paradoxe de l'instant.)\n\n## 64 (\u00a7 5) Les recettes des Arts de la M\u00e9moire que le Moyen \u00c2ge, puis la Renaissance, invent\u00e8rent\n\nLa tradition s'en poursuivit bien au-del\u00e0 de la mort au feu de Giordano Bruno. On sait (par les savants travaux de M. Paolo Rossi & de Dame Frances Yates) que Leibniz adolescent y joua. Plus tard, rendues suspectes aux lettr\u00e9s par le triomphe des inventions ramusiennes (qui furent celles des \u00e9coles, imposant rigueur, syst\u00e8me et m\u00e9thode au lien entre m\u00e9moire et savoir, avant que la P\u00e9dagogie ne les d\u00e9truise \u00e0 son tour, au nom de la spontan\u00e9it\u00e9, pour pr\u00eacher, avec les r\u00e9sultats que l'on conna\u00eet, la libert\u00e9 du souvenir), elles entr\u00e8rent dans une sorte de clandestinit\u00e9, c\u00f4toyant la \u00ab magie \u00bb, les \u00ab tours de carte \u00bb et les \u00ab voyances \u00bb dans ces zones du petit commerce cr\u00e9pusculaire o\u00f9 la cr\u00e9dulit\u00e9 des uns rencontre la roublardise des autres (qui d'ailleurs, ce qui ne g\u00e2te rien, souvent eux-m\u00eames y croient).\n\n\u00c0 pr\u00e8s de quatre-vingts ans mon grand-p\u00e8re, toujours d\u00e9sireux de s'instruire (ou peut-\u00eatre de lutter en lui-m\u00eame contre un affaiblissement, l\u00e9ger mais d\u00e9sagr\u00e9able, de ses pouvoirs de m\u00e9morisation) s'\u00e9tait ainsi enthousiasm\u00e9 pour une annonce, parue dans de nombreux journaux. Elle commen\u00e7ait par un r\u00e9cit digne de Simonide de C\u00e9os : on d\u00e9crivait la rencontre du t\u00e9moin et d'un noble et myst\u00e9rieux personnage, br\u00fblant de modestie et de fascination par le regard et par la barbe, dans un compartiment de chemin de fer (une _captatio benevolentiae_ terriblement efficace, quoique vraisemblablement involontaire, aupr\u00e8s de mon grand-p\u00e8re, grand amateur de d\u00e9placements ferroviaires). Empruntant, en guise d'entr\u00e9e en mati\u00e8re, le journal du voyageur qui lui faisait face, l'\u00e9nigmatique et bienveillant Scandinave (l'homme dont la science est venue du froid) y jetait un coup d'\u0153il rapide, \u00e0 la fois per\u00e7ant et n\u00e9gligent et, le lui rendant, en r\u00e9citait aussit\u00f4t l'\u00e9ditorial, \u00e0 l'endroit et \u00e0 l'envers (\u00e0 l'envers surtout, c'est plus impressionnant).\n\nCar il y avait un Secret : que l'on pouvait se procurer en envoyant, le plus rapidement possible une somme, modeste, aux \u00e9ditions Aubanel, en Avignon. Ce que mon grand-p\u00e8re s'empressa de faire (il ne d\u00e9sirait pas ce secret seulement pour lui-m\u00eame mais aussi pour le partager avec nous, ses petits-enfants, variablement aux prises alors avec nos examens scolaires et universitaires respectifs). Il re\u00e7ut peu apr\u00e8s une brochure dans laquelle il se plongea avec avidit\u00e9. Mais sa d\u00e9ception fut vive : la M\u00e9thode secr\u00e8te, cette Voie d'acc\u00e8s au Graal de la M\u00e9moire, une fois r\u00e9duite \u00e0 ses fort rares indications pr\u00e9cises, n'\u00e9tait, en fait, qu'une variante ab\u00e2tardie de celle que j'ai d\u00e9sign\u00e9e comme \u00ab m\u00e9thode des parcours \u00bb.\n\nLe principe, on le sait, en est fort simple : associer \u00e0 chaque station, un lieu, d'un chemin familier (promenade dans un jardin, trajet dans sa propre maison, de la cave au grenier), des fragments des choses \u00e0 retenir (des textes, des raisonnements, des narrations, sous forme d'images visuelles), qui se trouvent ainsi comme pos\u00e9es sur des portemanteaux \u00e0 souvenirs. Il suffit alors, quand on en a besoin, de refaire le chemin et de prendre (par la pens\u00e9e) sur leurs pat\u00e8res ces manteaux d'id\u00e9es, ces parapluies-vers, ces \u00e9charpes-cartes g\u00e9ographiques, ces chapeaux-listes d'empereurs romains ou des petits-os-de-la-main, qui attendent sagement, l\u00e0, le marcheur en son esprit. (Il n'est, bien entendu, au moins en principe, si on a mont\u00e9 l'escalier avec \u00ab Booz endormi \u00bb, pas beaucoup plus difficile de le redescendre en le r\u00e9citant, cette fois, \u00e0 l'envers.)\n\nJe ne dis pas que la m\u00e9thode est stupide ; ou inefficace. Mais elle demande, tout comme l'apprentissage du \u00ab par c\u0153ur \u00bb, un long entra\u00eenement, le recours \u00e0 des techniques particuli\u00e8res (pour s'assurer que les choses \u00e0 retenir vont bien rester, inalt\u00e9r\u00e9es, en le lieu choisi pour elles, ne vont pas s'envoler au vent de l'oubli), \u00e0 des exercices gradu\u00e9s, etc., que les virtuoses du xvie si\u00e8cle poss\u00e9daient sans doute (Giordano Bruno certainement), mais dont le secret s'est perdu (comme celui des merveilleuses \u00ab bouffettes \u00bb de Mens (Is\u00e8re), ces friandises dauphinoises que nous apportait autrefois Jean Rolland, dont le dernier p\u00e2tissier possesseur refusa de se dessaisir et qu'il ne voulut pas transmettre avant sa mort).\n\nLe mage myst\u00e9rieux s\u00e9ducteur de grands-p\u00e8res avides de savoir, au nom de tennisman su\u00e9dois, n'en savait, sans doute, gu\u00e8re plus que ce que je viens d'en dire (et ignorait visiblement l'origine m\u00eame de cet \u00ab art \u00bb). La d\u00e9ception de mon grand-p\u00e8re fut vive, mais br\u00e8ve. Nous nous sommes moqu\u00e9s (gentiment, je pense) de lui et de nous-m\u00eames (son enthousiasme s'\u00e9tait montr\u00e9 contagieux). Il renon\u00e7a \u00e0 l'espoir de progr\u00e8s tardifs mais d\u00e9cisifs dans la connaissance de la Physique th\u00e9orique ou des Langues \u00e9trang\u00e8res et il se replongea dans une autre qu\u00eate beaucoup plus ancienne, et plus fondamentale pour lui, d'un tr\u00e8s diff\u00e9rent Graal : la construction du prototype enfin parfait de **chaise longue inrenversable**.\n\n## 65 (\u00a7 6) La course inverse du train vers Castelnaudary\n\nOn s'arr\u00eatait parfois dans cette petite ville. Les parents Canguilhem y habitaient. Le p\u00e8re Canguilhem (comme disait le mien) \u00e9tait, je crois, tailleur. Peut-\u00eatre \u00e9tait-ce le jeune fr\u00e8re qui \u00e9tait tailleur, ou les deux, je ne sais plus. Quoi qu'il en soit, **il y avait un jardin, et dans ce jardin je vois un arbre que j'aimais immens\u00e9ment** (un catalpa ? on en trouve dans le jardin du Luxembourg) ; **apr\u00e8s les fleurs, apr\u00e8s les fruits de cet arbre, il restait en fin de printemps comme des demi-coquilles de noix vides, d'un brun assez clair, partag\u00e9es en deux par la ligne d'une \u00e9trave, qui se terminait d'un gouvernail pointu ; l\u00e9g\u00e8res, l\u00e9g\u00e8res ; et ce mode de description indique assez \u00e0 quelles fins je destinais ces coques-barques, dont je remplissais mes poches pour le retour : \u00eatre navires dans le lavoir de notre jardin ; escadres dans les caniveaux les jours de pluie, levant l'ancre pour d'imaginaires, exotiques et arcadiens Tropiques.**\n\nLes Canguilhem avaient une ferme ari\u00e9geoise (possession infiniment pr\u00e9cieuse en ces temps de faim extr\u00eame). Et un jour mon p\u00e8re m'y emmena pour \u00ab faire les battages \u00bb. Le bl\u00e9 moissonn\u00e9, on \u00ab battait \u00bb les \u00e9pis, et le grain tomb\u00e9 s'en allait, par pleins sacs, dans le grenier. Tel \u00e9tait le principe de l'op\u00e9ration qui, pour moi, repr\u00e9sentait surtout une longue succession de jeux dans les meules, les foins, les poussi\u00e8res de bl\u00e9, la fascination des ruisseaux c\u00e9r\u00e9aliers coulant sous la main, les chevaux, les roues de charrettes, les sommeils dans la paille. Des mois plus tard, \u00e0 l'automne, des \u00ab barbes \u00bb d'\u00e9pis, des pailles sortaient encore de la laine de mes pull-overs, de mani\u00e8re impr\u00e9visible, soudain, dans mon cou \u00e0 l'\u00e9cole, telle une restitution, involontaire et tardive, de souvenirs.\n\nEt le plus m\u00e9morable de ce s\u00e9jour, c'est qu'on mangeait. Jamais les paysans de ces r\u00e9gions ne se sont nourris aussi abondamment, ardemment, d\u00e9monstrativement, ostentatoirement, qu'en ces ann\u00e9es o\u00f9 les habitants des villes mouraient, eux, parfois litt\u00e9ralement, d'inanition. Je d\u00e9vore aujourd'hui encore le menu de ces vocables sensuels : \u00ab pain blanc \u00bb, \u00ab porc \u00bb, \u00ab haricots secs \u00bb, \u00ab lard d'oie \u00bb (image d'\u00e9paisses lani\u00e8res tr\u00e8s denses, tr\u00e8s blanches, supr\u00eamement savoureuses) : une grande table dans une salle basse, tous les \u00ab gens du battage \u00bb ensemble et la phrase du fermier \u00e0 la fin du repas, roul\u00e9e en lourdes syllabes occitanes mais d\u00e9j\u00e0 non m\u00e9diterran\u00e9ennes, retenue par mon p\u00e8re et souvent redite plus tard par lui, si bien que je pourrais me souvenir de l'avoir entendue : \u00ab Si \u00e7a continue comme \u00e7a, on va tous mourir de faim ! \u00bb\n\nJ'\u00e9prouve, venue de l'enfance, une fascination effray\u00e9e pour la philosophie. Canguilhem et mon p\u00e8re \u00e9taient probablement pour moi alors, non des philosophes (ce que mon p\u00e8re a toujours ni\u00e9 \u00eatre) (les philosophes appartenaient \u00e0 une autre \u00e9poque, ils \u00e9taient grecs, et morts depuis plus de deux mille ans : je raisonne par analogie avec cette lettre re\u00e7ue r\u00e9cemment d'un petit gar\u00e7on, o\u00f9 je prends ceci :\n\n\u00ab Bonjour Jacques Roubaud,\n\nJe m'appelle \u00c9tienne et j'apprend des po\u00e9sies de toi \u00e0 mon \u00e9cole. Nous avons d\u00e9j\u00e0 appris avec la ma\u00eetresse : Le poeme du chat, le rhinoc\u00e9ros, les dinosaures, l'escargot (un e, barr\u00e9), la marmotte et puis c'est tout.\n\nMon papa, la semaine derni\u00e8re m'a dit qu'il avait \u00e9t\u00e9 quelque part ou tu r\u00e9citais des po\u00e9mes avec ton ami Pierre l'artigue (c'est aussi son ami). Moi je croyais que tu vivais \u00e0 l'\u00e9poque de Victor Hugo, et je ne voulais pas le croire. \u00bb)\n\nNon des philosophes donc mais quelque chose de tr\u00e8s honorable et constamment v\u00e9rifiable : des professeurs de philosophie.\n\nLe moment de ce fragment de prose co\u00efncide, dans le temps ext\u00e9rieur, avec le projet, n\u00e9 au Coll\u00e8ge international de philosophie (o\u00f9 cette fascination m'a conduit cet automne de 1989, avec plus ou moins bonne conscience (je ne me sens pas plus philosophe qu'\u00e0 sept (je le sais, puisque c'est alors que j'ai d\u00e9cid\u00e9 d'\u00eatre po\u00e8te))), d'un hommage \u00e0 Canguilhem. J'ai vu avec amusement que ses plus respectables anciens \u00e9l\u00e8ves se demandaient, avec inqui\u00e9tude, comment \u00ab il \u00bb allait r\u00e9agir, et qui prendrait sur lui d'aborder le sujet.\n\n## 66 (\u00a7 7) Le r\u00e9cit du souvenir aurait un besoin in\u00e9puisable des ressources d'une rh\u00e9torique hermog\u00e9nienne (la vitesse est un concept central du trait\u00e9 hell\u00e9nistique d\u00fb \u00e0 cet auteur)\n\nLe conditionnel est trompeur ; car il est de fait que **'le grand incendie de londres'** , tel qu'il s'\u00e9crit, est fortement influenc\u00e9 par le _peri ideon_ d'Hermog\u00e8ne le Rh\u00e9teur. Il serait plus exact de dire que c'est moi qui ai choisi l'\u00ab Id\u00e9e \u00bb hermog\u00e9nienne de vitesse (aussi qualifi\u00e9e de \u00ab v\u00e9locit\u00e9 \u00bb, \u00ab _rapidity_ \u00bb, \u00ab _celeritas_ \u00bb, \u00ab vivacit\u00e9 \u00bb, ou \u00ab _prestezza_ \u00bb par les diff\u00e9rents commentateurs de la Renaissance), pour lui faire jouer un r\u00f4le central dans ma strat\u00e9gie rh\u00e9torique. En premier lieu, c'est vrai, par curiosit\u00e9, parce qu'elle est selon toute vraisemblance une innovation d'Hermog\u00e8ne, un de ses apports les plus marquants \u00e0 la tradition, ce qui lui donne l'attrait ind\u00e9niable de la raret\u00e9. Mais aussi, mais surtout parce qu'elle a \u00e9t\u00e9 sentie telle \u00e0 la Renaissance, dans la po\u00e9sie anglaise et italienne o\u00f9 j'ai d'abord (dans mon ignorance honteuse de l'Antiquit\u00e9 gr\u00e9co-latine) d\u00e9couvert son existence (et en premier chez Giulio Camillo Delminio, auteur d'un trait\u00e9 sur le \u00ab th\u00e9\u00e2tre de la m\u00e9moire \u00bb). La place de cette Id\u00e9e est d'ailleurs centrale aussi dans la g\u00e9om\u00e9trie de l'exposition rh\u00e9torique puisque, quatri\u00e8me des sept Id\u00e9es, elle est flanqu\u00e9e de deux triples : Clart\u00e9, Grandeur et Beaut\u00e9 \u00e0 l'avant \u2013 \u00c9thos, V\u00e9rit\u00e9, et Gravit\u00e9 en arri\u00e8re).\n\nUne \u00ab vie br\u00e8ve \u00bb et fabuleuse d'Hermog\u00e8ne (genre par excellence du style de la v\u00e9locit\u00e9), due \u00e0 Philostrate (que j'acc\u00e9l\u00e8re encore, et compactifie, tout en n\u00e9gligeant le fait qu'elle parle peut-\u00eatre d'un autre Hermog\u00e8ne, dit le Sophiste, que M. Patillon ne veut pas confondre avec le Rh\u00e9teur) constitue une illustration de cette interpr\u00e9tation, & pleine de \u00ab suavit\u00e9 \u00bb (ou \u00ab _dolcezza_ \u00bb, ou \u00ab saveur \u00bb : une autre belle \u00ab id\u00e9e \u00bb du _peri ideon_. Je m'autorise du trait\u00e9 pour la faire servir \u00e0 l' _\u00e9thos_ de mon ouvrage, comme \u00ab composant \u00bb de la v\u00e9ridicit\u00e9) : \u00ab Hermog\u00e8ne, n\u00e9 \u00e0 Tarse, avait \u00e0 quinze ans une si grande r\u00e9putation de sophiste que l'empereur Marc Aur\u00e8le se d\u00e9pla\u00e7a pour l'entendre. Mais \u00e0 vingt ans, il perdit d'un coup son don, en apparence de mani\u00e8re naturelle. \"O\u00f9 sont donc, lui disait-on, tous tes discours ail\u00e9s ? Ne se sont-ils pas envol\u00e9s de toi \u00e0 la vitesse des oiseaux ?\" Il mourut \u00e2g\u00e9, pauvre, inconnu, car on cessa de penser \u00e0 lui d\u00e8s que son art le quitta. Quand on ouvrit son cadavre, on vit qu'il avait le c\u0153ur plus gros que la normale, et couvert de poils. \u00bb\n\nSturm, traduisant Hermog\u00e8ne en latin en 1571, parle de l'id\u00e9e de vitesse en des termes qui \u00e9voquent le courant imp\u00e9tueux du fleuve, et ses eaux \u00ab roides \u00bb (comme on dit dans le _Lancelot en prose_ ). C'est une qualit\u00e9 qui rend vivantes les eaux de la parole qui sans elle se transformeraient en mare stagnante. Mais comme il suffit parfois de regarder fixement le fleuve pour emp\u00eacher son image de couler, comme le courant, m\u00eame rapide, fuyant trop lissement, \u00e0 la longue semble lent et presque immobile, il faut l'interrompre par quelque interpolation d'\u00ab hirsutes \u00bb, les mots et les sons par excellence de la _velocitas_.\n\nLe xvie si\u00e8cle y a vu le style du temps. Minturno, dans son _Arte poetica_ cite un vers du \u00ab Triomphe du Temps \u00bb de P\u00e9trarque comme son embl\u00e8me, un vers qui, selon lui, dit avec une rapidit\u00e9 extr\u00eame la pr\u00e9cipitation irr\u00e9pressible de ce dont il parle : \u00ab _per la mirabil sua velocitate_ \u00bb. Andrew Marvell signale \u00e0 sa fuyante, r\u00e9ticente et phobique ma\u00eetresse, \u00ab _his coy mistresse_ \u00bb, le chariot pr\u00e9cipit\u00e9 du temps, \u00ab _Time's winged charriot hurrying near_ \u00bb. Et plus intimement encore s'accorde \u00e0 l'esprit de l'Id\u00e9e hermog\u00e9nienne l'apostrophe du Faust de Marlowe aux chevaux de la nuit : \u00ab **_L_ en**te, **lent** e, c **u** rrite n **o** ctis **e** qui \u00bb (vers accentu\u00e9 et insist\u00e9 typographiquement ici ainsi que je l'entends). Chaque mot de ce vers est un mot de la vitesse, car dans la classification hermog\u00e9nienne le m\u00e8tre par excellence de cette Id\u00e9e est le troch\u00e9e, la succession trocha\u00efque (la dipodie trocha\u00efque particuli\u00e8rement) qui sans cesse tombe de son haut (ici d'une hauteur accentuelle : c'est un vers latin, lui-m\u00eame dit en anglais) et pr\u00e9cipite la voix. Mais le redoublement de l'effet, son acc\u00e9l\u00e9ration, r\u00e9sulte d'un pr\u00e9cipice s\u00e9mantique aux deux premiers pieds, o\u00f9 se r\u00e9p\u00e8te l'adverbe, comme express\u00e9ment invent\u00e9 pour un \u00ab paradoxe de Grelling \u00bb du temps : \u00ab _l_ **en** te \u00bb, \u00ab **lent** e \u00bb. (Tout cela a un sens tr\u00e8s net en anglais o\u00f9 il s'agit de mettre en d\u00e9s\u00e9quilibre le d\u00e9roulement du vers par rapport \u00e0 l'environnement rythmique iambique ambiant. De la m\u00eame mani\u00e8re le \u00ab vers libre international \u00bb, le \u00ab vli \u00bb contemporain, pris aux Anglo-Saxons obtient l'effet voulu par enjambement perp\u00e9tuel (voyez l\u00e0 une hypoth\u00e8se sur l'origine du \u00ab vli \u00bb : importance de l'instabilit\u00e9 m\u00e9trique).)\n\nD'ailleurs tout dans la description du style v\u00e9loce (par M. Patillon d\u00e9cortiquant Hermog\u00e8ne et ses d\u00e9mosth\u00e9niens exemples) m'explique apr\u00e8s coup la s\u00e9duction que cette Id\u00e9e exer\u00e7a instantan\u00e9ment sur moi : pas de pens\u00e9e dans la vitesse ! Mots brefs, peu recherch\u00e9s, figures qui enl\u00e8vent la platitude : incises, ench\u00e2ssements ; & \u00ab l'incursive \u00bb, cette merveille, celle qui entra\u00eene (en cascade) d'autres \u00ab id\u00e9es \u00bb, les pr\u00e9cipitant sur une distribution de rochers-conjonctions (les _hirsuta_ de la syntaxe) ; commata en asynd\u00e8te (mais oui !) ; variantes accumul\u00e9es et rapproch\u00e9es, proximit\u00e9s des apodoses (pas d'inqui\u00e9tude \u00e0 avoir, cher lecteur : selon ce terme, il s'agit seulement d'assurer l'arriv\u00e9e imm\u00e9diate de \u00ab l'id\u00e9e qui doit suivre \u00bb), & les figures du discours concis mais qui ne le para\u00eet pas (constructions obliques, enclaves), & les figures du discours qui semble concis mais ne l'est pas (associations), et celles du discours concis et le paraissant (tout de m\u00eame !), _c\u00f4la_ brefs, pauses sans hiatus (pas de b\u00e9ances dans la voix) finissant sur une instabilit\u00e9, & la dipodie trocha\u00efque, bien s\u00fbr, _last but not least !_ La bri\u00e8vet\u00e9 des \u00e9l\u00e9ments, la rapidit\u00e9 des transitions inventent le mouvement _(kinei)_ , multiplient les passages _(metabasis)_. Sa n\u00e9cessit\u00e9 r\u00e9sulte de ce que \u00ab le discours morcel\u00e9, devenu plat, a besoin d'un correctif _(\u00e9panortosis)_ sous la forme d'une mise en perspective logique (figure incursive) ou m\u00e9talogique (remarque incidente). C'est ce que Hermog\u00e8ne appelle relever ( _orthoun_ ) la platitude et r\u00e9veiller ( _di\u00e9geirein_ ) le discours \u00bb. En effet.\n\nMais c'est bien l'\u00e9quation seizi\u00e9miste entre l'Id\u00e9e hermog\u00e9nienne et le topique du Temps qui lui donne sa n\u00e9cessit\u00e9 propre dans mon entreprise : car je me suis, en d\u00e9cidant d'\u00e9crire au pr\u00e9sent du r\u00e9cit, sans arr\u00eats et sans retours, dans un \u00ab maintenant \u00bb dont l'\u00e9paisseur est, nocturne, enferm\u00e9e en d'\u00e9troites limites horaires, vou\u00e9 \u00e0 l'angoisse de l'instant \u00e9vanouissant, dont je sais toujours quand il aura cess\u00e9 d'\u00eatre. Le salut (bien qu'illusoire) \u00e9tait dans la seule v\u00e9locit\u00e9.\n\n## 67 (\u00a7 8) quelque chose comme le paradoxe d'Olbers\n\nOlbers est l'astronome qui \u00ab d\u00e9couvrit \u00bb (dans les ann\u00e9es de gloire de la cosmologie newtonienne (c'\u00e9tait vers 1820)), que le ciel de la nuit ne devrait pas pouvoir \u00eatre noir. Bien au contraire, chaque point de l'univers centre d'un regard devrait \u00eatre \u00e9bloui d'une lumi\u00e8re infinie.\n\nJe m'imagine Olbers, d'apr\u00e8s les notices savantes : toute la partie sup\u00e9rieure de sa maison avait \u00e9t\u00e9 convertie en observatoire et il consacrait la plus grande partie de ses nuits \u00e0 l'astronomie, s'int\u00e9ressant particuli\u00e8rement aux com\u00e8tes et aux plan\u00e8tes mineures. Je le vois un peu comme un Mr. Pickwick danois (le h\u00e9ros du livre pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 de mon grand-p\u00e8re, qu'il relisait environ tous les deux ans), & un exemple parfait de ce que les Anglais appelaient autrefois un _natural philosopher_. Il devait n\u00e9cessairement se passionner, comme Goethe, pour la classification des nuages (et pour la comparaison des m\u00e9rites de celle de Lamarck avec celle qui est encore la n\u00f4tre, & qui nous vient du pharmacien quaker Luke Howard). Mais il r\u00e9fl\u00e9chissait surtout \u00e0 cette difficile question : pourquoi le ciel de la nuit est-il noir ?\n\nAdmettons le principe cosmologique, \u00e0 savoir que l'univers, \u00e0 l'exception d'irr\u00e9gularit\u00e9s purement locales, comme les galaxies, pr\u00e9sente partout le m\u00eame aspect. Consid\u00e9rons ensuite une tr\u00e8s grande coquille sph\u00e9rique de centre arbitraire, de rayon r et d'\u00e9paisseur dr (elle est pratiquement infiniment faible par rapport au rayon). Le volume de la sph\u00e8re (4 pi que multiplie r au carr\u00e9, que multiplie encore dr) sera suppos\u00e9 assez grand pour que la lumi\u00e8re \u00e9mise par les \u00e9toiles qu'elle contient soit \u00e9gale au produit de son volume (que je viens d'exprimer) par U, U \u00e9tant le produit du nombre moyen d'\u00e9toiles dans une unit\u00e9 de volume par la luminosit\u00e9 moyenne d'une d'entre elles (ces notions \u00ab moyennes \u00bb ayant un sens de par le principe cosmologique pourvu que tout soit consid\u00e9r\u00e9 \u00e0 suffisamment grande \u00e9chelle). Vous me suivez ?\n\nLe lecteur ( _natural philosopher_ lui-m\u00eame) :\n\nJe vous pr\u00e9c\u00e8de : l'intensit\u00e9 lumineuse due aux \u00e9toiles, au centre de la coquille d'univers que vous imaginez, cette terrasse par exemple, est par cons\u00e9quent Udr et est donc pratiquement ind\u00e9pendante du rayon de la sph\u00e8re.\n\nUn autre lecteur :\n\nVous supposez donc la condition suivante v\u00e9rifi\u00e9e :\n\n _condition i_ : La densit\u00e9 moyenne et la luminosit\u00e9 moyenne des \u00e9toiles ne varient pas dans le temps.\n\nPremier lecteur :\n\nEt la _condition ii_ : Les m\u00eames quantit\u00e9s ne varient pas dans le temps.\n\nMoi :\n\nOlbers admettait \u00e9galement (cela va sans dire, puisque Lobatchevski ni Bollya\u00ef n'avaient encore publi\u00e9 leurs hypoth\u00e8ses f\u00e9roces sur la g\u00e9om\u00e9trie, et Gauss les gardait dans ses tiroirs) :\n\n _condition iii_ : L'espace est euclidien.\n\nMais m\u00eame si on suppose l'espace lobatchevskien, le r\u00e9sultat n'en sera pas affect\u00e9, n'est-ce pas ?\n\nSecond lecteur :\n\nSi vous le dites...\n\nPremier lecteur :\n\nJe le crois \u00e9galement. Cependant la\n\n _condition iv_ s'impose :\n\nLes lois de la physique s'appliquent dans toutes les r\u00e9gions de l'espace, et pas seulement sur notre globe terraqu\u00e9. Dieu l'a voulu ainsi.\n\nSecond lecteur :\n\nMais ajoutons aussi la\n\n _condition v_ , indispensable au raisonnement de votre h\u00e9ros :\n\nIl n'y a pas de mouvement d'ensemble des \u00e9toiles.\n\nMoi :\n\nEn effet. Tout est l\u00e0.\n\nOn peut alors achever le raisonnement, jusqu'\u00e0 la conclusion troublante qui pr\u00e9occupa grandement Olbers : l'intensit\u00e9 lumineuse au centre, due aux \u00e9toiles int\u00e9rieures \u00e0 l'hypoth\u00e9tique coquille \u00e9tant fixe, entourons cette coquille, tel un oignon, par d'autres coquilles d'\u00e9gale \u00e9paisseur, concentriques \u00e0 la premi\u00e8re, la fronti\u00e8re ext\u00e9rieure de l'une \u00e9tant la face int\u00e9rieure de la suivante. Alors chaque coquille contribuera de la m\u00eame mani\u00e8re \u00e0 la radiation centrale. Comme on peut ajouter sans cesse des coquilles \u00e0 notre premi\u00e8re sph\u00e8re de pens\u00e9e, il s'ensuit que la densit\u00e9 de radiation ici m\u00eame devrait \u00eatre infinie. Le Ciel serait plein d'infinie lumi\u00e8re.\n\nPremier lecteur :\n\nNe pourrait-on supposer que la lumi\u00e8re est effectivement infinie sur nos yeux, mais que nous lui sommes presque enti\u00e8rement aveugles ?\n\nJacques Roubaud :\n\n?\n\nSecond lecteur :\n\nLa gloire \u00e9clairant toutes r\u00e9gions\n\nde l'int\u00e9rieur de l'esprit\n\ndivin la vue\n\ns'arr\u00eate \u00e0 l'enveloppe\n\net se retourne\n\nvainement\n\nvers l'int\u00e9rieur\n\nde soi.\n\nJacques Roubaud (moi) :\n\n? ? ? ?\n\nPremier lecteur :\n\nN'est-ce pas la preuve d'une intervention surnaturelle ?\n\nUn troisi\u00e8me lecteur :\n\nLa lumi\u00e8re infinie est, pr\u00e9cis\u00e9ment, le noir.\n\nMoi :\n\nOlbers postula, plus prosa\u00efquement, un gaz t\u00e9nu absorbant les radiations, des cheveux d'ange flottant dans la gel\u00e9e de l'\u00e9ther.\n\nSecond lecteur :\n\nPourquoi ne pas laisser tomber la _condition iv_ : Les lois de la physique pourraient n'\u00eatre que locales.\n\nPremier lecteur :\n\nSoyons s\u00e9rieux !\n\nMoi :\n\nEn fait, si j'ai bien compris ce que dit l'astronomie moderne, on garde l'universalit\u00e9 des lois de la physique, et le principe cosmologique. La jeunesse de l'univers n'est pas non plus envisageable. Reste l'hypoth\u00e8se de Hubble, qui est, ou a \u00e9t\u00e9 de bien d'autres mani\u00e8res confirm\u00e9e depuis : la _condition v_ est en d\u00e9faut. L'univers est en expansion.\n\nJe pensais donc \u00e0 quelque infinitude paradoxale de la lumi\u00e8re de neige dans le jardin hivernal ; et ensuite, par association, me rappelant une image de biologiste comparant les souvenirs \u00e0 une neige tombant sans cesse, en couches cristallines, quelque part dans notre cerveau, \u00e0 un univers en expansion de la m\u00e9moire nous \u00e9vitant d'\u00eatre aveugl\u00e9s par l'infinitude des atomes de notre pass\u00e9, un mouvement qui aurait pour nom, dans l'univers provisoirement en expansion de notre existence : l' **Oubli.**\n\n# (DU CHAPITRE 2)\n\n## 68 (\u00a7 10) Je vois aussi des m\u00fbriers, aux fruits rouges explos\u00e9s sur le sol, comme de vin, de sang\n\nCe passage, comme plusieurs autres semblables dans le chapitre premier de cette branche (d'autres encore suivront, dans d'autres chapitres, des incises, des bifurcations, dans d'autres branches, & dans ce _no man's land_ de prose articul\u00e9e que j'appelle \u00ab entre-deux-branches \u00bb), est isol\u00e9 typographiquement du reste du texte, singularisation qui se retrouvera, d'une mani\u00e8re ou d'une autre, dans une hypoth\u00e9tique version imprim\u00e9e (j'obtiens pour le moment cette singularisation par une \u00ab s\u00e9lection \u00bb (en jargon macintoshien) du fragment, qui appara\u00eet alors en noir sur mon \u00e9cran. Je \u00ab clique \u00bb ensuite, dans la colonne \u00ab format \u00bb, sur l'indication \u00ab gras \u00bb qui, en vertu des redondances amicales de mon \u00ab traitement de texte \u00bb m'appara\u00eet pr\u00e9cis\u00e9ment dou\u00e9e de cette caract\u00e9ristique \u00ab stylistique \u00bb, **\u00eatre en gras**. Le fragment ainsi isol\u00e9 prend aussit\u00f4t la qualit\u00e9 voulue : la m\u00eame). (Le jargon enfantino-franglais de ces machines a de quoi faire fr\u00e9mir d'horreur les amateurs de belle prose.)\n\nLe premier trait commun des fragments ainsi singularis\u00e9s est d'\u00eatre descriptions effectu\u00e9es, le plus scrupuleusement possible \u00e0 partir d'images pures ou de courtes s\u00e9quences d'images, caract\u00e9ris\u00e9es par un recours minimal \u00e0 de la recomposition d\u00e9ductive, et assignables par moi \u00e0 des moments de l'enfance (et en tout cas ant\u00e9rieures aux premiers mois de 1945, o\u00f9 se situe, sans que je puisse lui donner une date pr\u00e9cise, la derni\u00e8re d'entre elles, chronologiquement parlant). Je les introduis le plus souvent dans le texte par les mots \u00ab je vois \u00bb (j'emploie plus ou moins exactement ces mots, et ils ne sont pas n\u00e9cessairement les premiers du fragment), mots qui, selon l'interpr\u00e9tation que j'adopte de cette id\u00e9e de l'image, peuvent \u00eatre consid\u00e9r\u00e9s se substituant \u00e0 un impossible **\u00ab je me vois \u00bb** (je suis donc toujours \u00ab pr\u00e9sent \u00bb dans ces fragments attribu\u00e9s au pass\u00e9).\n\nLeur deuxi\u00e8me trait commun est le moment de leur d\u00e9p\u00f4t sur le papier (dans une forme l\u00e9g\u00e8rement diff\u00e9rente de celle qu'elles pr\u00e9sentent maintenant). Il est assez ancien. Je les ai toutes \u00e9crites en m\u00eame temps que la cha\u00eene de d\u00e9duction fictive reproduite (en un \u00ab double \u00bb palindromique) au chapitre 5 de la branche un, et compos\u00e9e des quatre-vingt-dix-neuf assertions pos\u00e9es en \u00e9lucidation du r\u00e9cit de r\u00eave qui \u00ab commen\u00e7a \u00bb mon **Projet** : \u00e0 l'automne de 1980, il y a neuf ans. Les assertions, je l'ai dit en son temps, \u00e9taient alors des \u00ab maximes \u00bb. Ces images \u00e9taient alors des souvenirs. Assertions et images (maximes et souvenirs) s'entrelacent, entrelacement qui ne tient pas seulement \u00e0 la contemporan\u00e9it\u00e9 de leur r\u00e9daction. Certaines de ces images sont \u00ab cit\u00e9es \u00bb, sans commentaire, dans les assertions. Aussi leur restitution comblera-t-elle certains \u00ab trous \u00bb de la \u00ab d\u00e9duction \u00bb.\n\nLe troisi\u00e8me trait, qui est cons\u00e9quence des deux autres, est que, m\u00eame si d'une certaine mani\u00e8re je tente de les lier l'une \u00e0 l'autre par le r\u00e9cit, je ne peux en fait rien leur ajouter. Elles furent telles. Mon hypoth\u00e8se centrale sur la m\u00e9moire implique qu'elles ne sont plus, ou plus purement, pr\u00e9sentes dans mes souvenirs. Ce sont des images dites, et surtout ce que je nomme des **\u00ab pictions \u00bb**.\n\nIl existe un certain ordre, initial, de cette induction d'images, leur ordre d'extraction \u00e0 partir des souvenirs. Leur succession n'est pas indiff\u00e9rente. De l'exp\u00e9rience, intense, de notation de la m\u00e9moire qu'elles pr\u00e9sentent j'ai aliment\u00e9 ma r\u00e9flexion. Mais je n'ai pas conserv\u00e9 ici l'ordre de d\u00e9part. Je l'avais fait pour les assertions. La diff\u00e9rence ne tient pas tellement \u00e0 l'apparence de kyrielle de leur liste (l'allure parfois \u00ab marabout-bout de ficelle \u00bb de certaines concat\u00e9nations). Je viens d'employer, \u00e0 dessein, \u00e0 leur propos, l'expression \u00ab induction d'images \u00bb. Je veux dire que le d\u00e9p\u00f4t lin\u00e9aire des descriptions masque le caract\u00e8re combinatoire propre de la m\u00e9moire qui, non seulement n'est pas simplement \u00ab successive \u00bb (puisqu'elle l'est \u00ab dans les deux sens \u00bb), mais surtout est essentiellement intrication \u00e0 distance plut\u00f4t que juxtaposition (un trait dont se fondait une th\u00e9orie math\u00e9matique de la m\u00e9moire qui \u00ab accompagnait \u00bb **Le Grand Incendie de Londres** abandonn\u00e9. Elle faisait partie du **Projet** ). On reconna\u00eetra ici les hypoth\u00e8ses sous-jacentes \u00e0 ma \u00ab solution fictive \u00bb du paradoxe de Goodman, paradoxe logique de l'induction.\n\nLa discontinuit\u00e9 elliptique des assertions a bien, elle, au contraire, les caract\u00e8res reconnaissables d'une successivit\u00e9 terme \u00e0 terme n\u00e9cessaire. C'est le propre de toute \u00ab d\u00e9duction \u00bb. Cependant la \u00ab correspondance \u00bb qui les lie ne respecte pas strictement leurs ordres respectifs. De tout cela il r\u00e9sulte une mise en parall\u00e8le possible (partielle, mais possible) des deux premi\u00e8res **branches** de mon r\u00e9cit : la **branche un** est une (la ?) branche qui \u00ab \u00e9lucide \u00bb introduit, commente une cha\u00eene d\u00e9ductive (du r\u00eave, de la d\u00e9cision, du **Projet** , et de leur cons\u00e9quence, le roman non \u00e9crit, **Le Grand Incendie de Londres** ). La **branche deux** est construite comme l'\u00e9lucidation, le commentaire d'une s\u00e9quence inductive d' **images-m\u00e9moire**.\n\n## 69 (\u00a7 68) Je les ai toutes \u00e9crites en m\u00eame temps que la cha\u00eene de d\u00e9duction fictive qui \u00ab commen\u00e7a \u00bb mon Projet : \u00e0 l'automne de 1980, il y a neuf ans.\n\nEn 1980, \u00e0 l'automne, j'ai \u00e9crit cela : \u00ab \u00c0 l'automne de mon mariage, j'\u00e9tais persuad\u00e9 d'avoir trouv\u00e9, enfin, des conditions satisfaisantes, un \u00e9quilibre raisonnable entre les t\u00e2ches de la quotidiennet\u00e9 et une prose sans obligations. \u00bb Ce n'est pas faux. Mais c'est \u00e9videmment insuffisant pour encha\u00eener, \u00e0 la mani\u00e8re dont **'le grand incendie de londres'** s'\u00e9crit maintenant, la forme tr\u00e8s particuli\u00e8re de ma tentative d'alors. Le \u00ab d\u00e9but \u00bb en \u00e9tait, apr\u00e8s l'Avertissement (le \u00a7 0 du tout, pr\u00e9c\u00e9dant le d\u00e9but de la branche un), le r\u00e9cit du r\u00eave (branche un, chapitre 5). Venait alors la mise en place des \u00ab maximes \u00bb (ce n'\u00e9tait que le mat\u00e9riau pr\u00e9paratoire. Je ne dis pas, je n'ai pas \u00e0 dire ce qu'\u00e9tait la prose r\u00e9elle, \u00e9crite, d\u00e9truite maintenant), suivie du registre des \u00ab souvenirs \u00bb. Leurs \u00ab points d'accrochage \u00bb, enfin.\n\nJe vois assez clairement aujourd'hui que le \u00ab double \u00bb aspect de cette mise en \u0153uvre, qui \u00e9tait destin\u00e9e initialement \u00e0 un lecteur unique, privil\u00e9gi\u00e9 (Alix, ma femme), avant tout autre lecteur \u00e9ventuel, \u00e9tait une r\u00e9ponse \u00e0 sa double nature (& le \u00ab moteur \u00bb de son propre \u00ab projet \u00bb) : de philosophie et de photographie.\n\nD\u00e9placement sur le terrain de la philosophie, mais sous forme fictive, que cet assemblage de \u00ab maximes \u00bb, donn\u00e9es \u00e0 lire \u00e0 une \u00ab wittgensteinienne \u00bb. Cette analogie est nette, et simple. Elle nourrit sa clart\u00e9 de la nettet\u00e9 hermog\u00e9nienne. Et elle \u00e9tait, alors, tout \u00e0 fait explicite : une rencontre, conjugale et ludique, de la math\u00e9matique et de la philosophie, sous le regard de la logique.\n\nMais translation aussi, simultan\u00e9ment, de la photographie \u00e0 la description des souvenirs (sous l'esth\u00e9tique & \u00e9thique steinienne de la description ( _An Acquaintance with Description_ est un titre de Gertrude Stein) qui est aussi conforme \u00e0 certaines maximes de Wittgenstein : ne pas expliquer, d\u00e9crire. Ne pas dire, montrer). Cela, je ne l'ai vu que bien plus tard.\n\nQuand j'ai \u00e9crit (plus haut) : l'enfance et la photographie ont un lien presque consubstantiel : \u00ab toutes les photographies, a-t-on pu \u00e9crire, sont des photographies d'enfance \u00bb, je n'ai pas dit que ce \u00ab on \u00bb \u00e9tait Alix (ce n'\u00e9tait pas alors mon propos). Mais j'ai offert, naturellement, \u00e0 ma femme, photographe, l'\u00e9criture photographique de ces souvenirs.\n\nJe cite : \u00ab Les seules vraies photographies sont des photographies d'enfance.\n\nLes photographies que nous avons de notre enfance sont toutes fascinantes. M\u00eame floues ; m\u00eame mal cadr\u00e9es ; m\u00eame \u00e0 peine visibles. Nous avons presque tous des photographies de nous enfants ; \u00e0 moins d'avoir grandi parmi des peintres, on n'a pas de tableaux, de peintures, de soi-m\u00eame enfant. Or la photographie de nous enfant nous fascine ; parce qu'elle nous montre une sc\u00e8ne o\u00f9 nous \u00e9tions pr\u00e9sents ; nous voyons que nous y \u00e9tions ; nous nous y reconnaissons ; or nous ne nous souvenons pas de cette sc\u00e8ne ; nous n'en n'avons rien vu. J'y \u00e9tais, pas de doute ; mais je n'ai rien vu ; tout ce que j'en vois, c'est une photographie. J'ai d\u00fb pourtant voir, j'avais des yeux ; j'en ai des souvenirs, dans le meilleur des cas ; j'ai aussi oubli\u00e9. La photographie me montre **la premi\u00e8re forme de l'invisible : celle de l'oubli.** \u00bb\n\n## 70 (\u00a7 68) ce sont des images dites, des \u00ab pictions \u00bb\n\nJe me suis empar\u00e9 pour **'le grand incendie de londres'** d'une distinction wittgensteinienne (entre Bild et Abbild en langue allemande ; traduite en _image_ et _picture_ en anglais). Mais je l'ai faite mienne en la d\u00e9formant (in\u00e9vitablement en la d\u00e9formant). C'est donc une distinction, qu'il faut attribuer non \u00e0 Wittgenstein lui-m\u00eame, mais \u00e0 un \u00ab pseudo-Wittgenstein \u00bb (comme, pour qualifier telle prose de l'\u00e9poque m\u00e9di\u00e9vale, on parle de la \u00ab chronique du \"pseudo-Turpin\" \u00bb), et en lui donnant un \u00ab spectre \u00bb d'illumination beaucoup plus large. Cette appropriation, je ne pense pas n\u00e9cessaire de la justifier (je lui donnerais, d'ailleurs, toujours la m\u00eame \u00ab excuse \u00bb, celle du fabricant de r\u00e9cits), mais j'en pr\u00e9ciserai un peu les modalit\u00e9s par la \u00ab d\u00e9duction fictive \u00bb suivante (qui pourrait prendre place, parmi d'autres, dans un livre, sous ce titre m\u00eame) et qui est une \u00ab d\u00e9duction du pseudo-Wittgenstein \u00bb. On reconna\u00eetra ais\u00e9ment ses \u00ab sources \u00bb.\n\ni Une **image** n'est pas une **piction**.\n\nii L' **image** de la douleur n'est pas une **piction** , et elle ne peut pas \u00eatre remplac\u00e9e dans un jeu de langage par quoi que ce soit qui puisse \u00eatre appel\u00e9 **piction**.\n\n **L'image** de la douleur entre certainement en un sens dans le jeu de langage, mais pas comme **piction**.\n\niii Je nomme une pierre, je nomme le soleil, alors que ces choses ne sont point pr\u00e9sentes elles-m\u00eames \u00e0 mes sens. Assur\u00e9ment, j'en ai **l'image** dans ma m\u00e9moire, \u00e0 ma disposition.\n\nJe nomme la douleur physique, je ne souffre pas. Elle n'est donc pas non plus pr\u00e9sente. Pourtant si son **image** n'\u00e9tait pas dans ma m\u00e9moire, je ne saurais pas ce que je dis.\n\nJe nomme les nombres, et les voil\u00e0 dans ma m\u00e9moire, non point leur **image** , mais eux-m\u00eames. Je nomme l' **image** du soleil, et ce n'est pas l' **image** d'une **image** que j'\u00e9voque, mais l' **image** elle-m\u00eame. C'est elle qui ob\u00e9it \u00e0 mon appel.\n\niv **L'image** est le changement en moi induit par un objet, par quelque chose du monde.\n\nv Une **image** n'a pas de lieu.\n\nvi Une **image** n'a pas de lieu ; pas de lieu, pas de dur\u00e9e.\n\nvii Il est clair que l'acte de former des **images** ne peut pas \u00eatre compar\u00e9 \u00e0 celui de d\u00e9placer un corps. En effet, quelqu'un d'autre que moi peut \u00eatre juge du fait qu'un mouvement a eu lieu, alors que dans le mouvement de mes **images** , il ne peut s'agir que de ce que moi, j'ai vu.\n\nviii Si quelqu'un me dit : mes **images** sont des **pictions** int\u00e9rieures, ressemblant \u00e0 mes impressions visuelles, mais soumises \u00e0 ma volont\u00e9, je dirai que cela n'a pas de sens.\n\nix Pourtant, il serait erron\u00e9 de dire que voir et former des **images** sont des activit\u00e9s essentiellement diff\u00e9rentes. Comme si on disait qu'aux \u00e9checs, jouer et perdre sont des activit\u00e9s diff\u00e9rentes.\n\nx Essayez de comparer l' **image** de la rage de dents de L. W. avec sa rage de dents. Autrement dit, nous avons l' **image** d'une douleur, mais nous ne pouvons pas la comparer \u00e0 la douleur comme nous comparons la **piction** d'un \u0153il noir avec son mod\u00e8le.\n\nxi Les **pictions** ne sont pas des **images** parce qu'elles sont oisives.\n\nxii La **piction** mentale est **la piction** d\u00e9crite quand quelqu'un d\u00e9crit ce qu'il imagine.\n\nxiii Les **images-m\u00e9moire** se distinguent des autres **images** par quelque caract\u00e9ristique sp\u00e9ciale.\n\nxiv L' **image** est plus semblable \u00e0 son objet que n'importe quelle **piction**. Car quel que soit le degr\u00e9 de similitude atteint par la **piction** , elle peut toujours \u00eatre **piction** de quelque chose d'autre. Mais il est essentiel pour l' **image** qu'elle soit **image** de cela et de rien d'autre. Ce qui fait qu'on pourrait imaginer que l' **image** est une sur-ressemblance.\n\nxv J'aimerais pouvoir dire : ce que la **piction** me dit c'est \u00ab elle-m\u00eame \u00bb, pas son objet : quelque chose qui est dans sa propre structure, ligne, couleur, sa forme...\n\nxvi Le souvenir d'une **image** ne peut pas \u00eatre repr\u00e9sent\u00e9 en \u00ab picturant \u00bb une **piction** de cette image avec des couleurs plus p\u00e2les. La p\u00e2leur du souvenir est quelque chose d'enti\u00e8rement diff\u00e9rent de la p\u00e2leur d'une couleur vue, et l'absence de clart\u00e9 de sa vision est d'une esp\u00e8ce enti\u00e8rement diff\u00e9rente, par nature, du vague d'un dessin impr\u00e9cis.\n\nxvii Imaginons une histoire compos\u00e9e de **pictions**. Il ne nous est pas n\u00e9cessaire de traduire ces **pictions** en repr\u00e9sentations r\u00e9alistes si nous voulons les comprendre. De la m\u00eame mani\u00e8re, nous n'avons pas besoin de traduire des photographies en peintures color\u00e9es. Et pourtant, des hommes et des plantes noir et blanc dans la r\u00e9alit\u00e9 nous sembleraient invraisemblablement \u00e9tranges et effrayants. Faut-il dire alors que quelque chose est une **piction** uniquement dans un **jeu de pictions** ?\n\nxviii Une phrase dans une histoire nous donne la m\u00eame satisfaction qu'une **piction**.\n\nxix Si on regarde une photographie avec des gens, des maisons et des arbres, on ne ressent pas le manque d'une troisi\u00e8me dimension. Et pourtant il ne serait pas facile de d\u00e9crire une photographie comme une collection de taches sur une surface plane.\n\nxx Nous voyons la photographie ou la peinture sur notre mur comme si c'\u00e9tait l'objet lui-m\u00eame (l'homme, le paysage, etc.). Mais cela aurait pu se passer d'une mani\u00e8re tout \u00e0 fait diff\u00e9rente. On pourrait, par exemple, imaginer une tribu qui n'aurait pas ce type de relation avec les **pictions** , o\u00f9 les gens seraient repouss\u00e9s par les photographies, et consid\u00e9reraient que les visages sans couleur ou m\u00eame les visages \u00e0 \u00e9chelle r\u00e9duite sont des choses inhumaines.\n\nxxi Je viens de prendre des pommes dans un sac de papier, o\u00f9 elles \u00e9taient rest\u00e9es assez longtemps. J'ai d\u00fb les couper en deux et en jeter la moiti\u00e9. Un peu plus tard, je recopiais une phrase dans mon cahier, et la fin de la phrase n'allait pas. Tout d'un coup j'ai vu cette phrase comme une pomme \u00e0 moiti\u00e9 pourrie. \u00c7a se passe toujours comme \u00e7a. Tout ce que je rencontre devient une **piction** mentale de ce que je suis en train de penser.\n\nxxii \u00ab Le style, c'est l'homme \u00bb ; \u00ab le style, c'est l'homme m\u00eame. \u00bb La premi\u00e8re expression est un court et m\u00e9diocre \u00e9pigramme. La deuxi\u00e8me version ouvre une perspective tr\u00e8s diff\u00e9rente. Elle dit que le style d'un homme est une **piction** de cet homme.\n\nxxiii La **piction** d'un pommier, m\u00eame fid\u00e8le, est en un sens beaucoup moins proche de l'arbre qu'une p\u00e2querette.\n\nxxiv Peut-on nier une **piction** ? La r\u00e9ponse est non.\n\nxxv Ce que je regarde est pr\u00e9sent. Ce que je pr\u00e9vois est futur. Ce n'est pas que le soleil est futur, puisqu'il est d\u00e9j\u00e0, mais que son lever l'est, qui n'a pas encore eu lieu. Mais je ne pourrais pas pr\u00e9dire son lever, si je n'en avais l' **image** en moi. Aucune **piction** ne peut conduire \u00e0 une pr\u00e9diction.\n\nxxvi La **piction** est l\u00e0. Je ne discute pas son exactitude. Mais \u00e0 quoi s'applique-t-elle ? Faut-il penser une piction de la c\u00e9cit\u00e9 comme obscurit\u00e9 de l'\u00e2me, ou bien comme du noir dans la t\u00eate de l'aveugle ?\n\nxxvii Ce qui est **image** n'est pas dans le m\u00eame espace que ce qui est vu.\n\nxxviii On ne peut pas suivre une **image** avec attention.\n\nxxix L'attention ne produit pas d' **images**.\n\nxxx \u00c0 ce moment, j'ai eu cette pens\u00e9e devant mes yeux :\n\n\u00ab Et comment cela ? \u00bb\n\n\u00ab J'avais cette **piction**. \u00bb\n\nLa **piction** \u00e9tait-elle la pens\u00e9e ? Non. Si je d\u00e9cris \u00e0 quelqu'un la **piction** , il ne lui viendra pas la pens\u00e9e.\n\nxxxi L'id\u00e9e de feuille n'est pas une **image** de la feuille. M\u00eame pas une **image** qui contiendrait seulement ce qui est commun \u00e0 toutes les feuilles. Le sens d'un mot n'est pas une **image**. Nous avons tendance \u00e0 regarder les mots comme s'ils \u00e9taient tous des noms propres. Et ensuite nous confondons le porteur du nom avec le sens du nom.\n\nxxxii L'ombre est une sorte de **piction**. Mais il est absolument essentiel qu'une **piction** que nous pr\u00e9sentons comme l'ombre de quelque chose ne soit pas ce que j'appellerai une **piction** par ressemblance. Je ne veux pas dire par l\u00e0 que c'est une **piction** semblable \u00e0 ce qu'elle repr\u00e9sente. Mais seulement qu'elle est correcte quand on y reconna\u00eet une similarit\u00e9. On pourrait dire que c'est une copie. _Grosso modo_ , on peut dire que les copies sont des pictions qu'on peut prendre pour ce qu'elles repr\u00e9sentent.\n\nxxxiii Il n'y a pas de portrait du rouge.\n\nxxxiv Les **pictions** sont toujours oisives.\n\nxxxv Pensons \u00e0 la **piction** d'un paysage. C'est un paysage imaginaire avec une maison. Quelqu'un demande : \u00ab Cette maison, elle est \u00e0 qui ? \u00bb La r\u00e9ponse pourrait \u00eatre : elle appartient au fermier qui est assis sur le banc, devant la maison. Mais c'est un fermier qui ne peut pas entrer dans sa maison.\n\nxxxvi Deux **pictions** d'une rose dans le noir. Dans une des deux **pictions** , il n'y a que du noir, la rose est invisible. Dans l'autre **piction** , la rose est repr\u00e9sent\u00e9e en d\u00e9tail, mais entour\u00e9e de noir. L'une des deux **pictions** est-elle juste et l'autre fausse ? Est-ce qu'on peut parler d'une rose rose dans le noir et d'une rose rouge dans le noir ? Est-ce qu'on peut dire, en m\u00eame temps, qu'on ne peut pas les s\u00e9parer dans le noir ? M\u00e9fiez-vous des roses noires.\n\nxxxvii Si nous comparons une proposition \u00e0 une **piction** , il faudrait savoir si nous la comparons \u00e0 un portrait ou \u00e0 une peinture de genre.\n\nLes deux se d\u00e9fendent.\n\n## 71 (\u00a7 10) une lign\u00e9e r\u00e9publicaine avec une certaine propension aux positions minoritaires\n\nLa reconstitution d'une telle \u00ab g\u00e9n\u00e9alogie morale \u00bb tient sans aucun doute \u00e0 l'orientation donn\u00e9e par mon p\u00e8re au r\u00e9cit des origines familiales, et lui-m\u00eame avait \u00e9t\u00e9 influenc\u00e9 sur ce point par son propre grand-p\u00e8re, le marin. Mais, en la reconnaissant comme mienne, j'effectue un choix, je me comporte comme si, tout en disposant \u00e0 mon gr\u00e9, librement, en sujet majeur et autonome, de mes jugements et comportements civiques, je d\u00e9couvrais que je n'avais pas \u00e9t\u00e9 \u00e0 l'origine enti\u00e8rement libre de ne pas les adopter, comme s'ils comportaient une composante h\u00e9r\u00e9ditaire, et encore qu'ils r\u00e9sultaient d'une instruction, \u00e0 laquelle j'avais \u00e9t\u00e9 soumis dans la p\u00e9riode la plus mall\u00e9able de ma vie, celle de l'enfance, et sous la forme la plus difficile \u00e0 \u00e9viter, puisqu'elle s'\u00e9tait pr\u00e9sent\u00e9e \u00e0 moi non comme telle, mais dissimul\u00e9e insidieusement dans un r\u00e9cit. La transmission du \u00ab g\u00e8ne r\u00e9publicain \u00bb (\u00ab radical \u00bb m\u00eame, au sens anglo-saxon) en aurait \u00e9t\u00e9, in\u00e9vitablement, favoris\u00e9e.\n\nIl va de soi que je crois tr\u00e8s mod\u00e9r\u00e9ment \u00e0 l'h\u00e9r\u00e9dit\u00e9 des caract\u00e8res politiques acquis, pas beaucoup plus, m\u00eame, en ce qui me concerne, \u00e0 leur d\u00e9termination enti\u00e8re par un \u00ab enseignement \u00bb indirectement ou directement re\u00e7u. La vision politique n'est pas la vision tout court. Dans le cas de cette facult\u00e9, la neurophysiologie semble bien avoir tranch\u00e9 (en ce qui concerne les jeunes chats, tout au moins, selon mon souvenir (mais je veux bien partager avec les f\u00e9lins ces propri\u00e9t\u00e9s)) : sans appareillage nerveux et c\u00e9r\u00e9bral h\u00e9r\u00e9ditaire d'une part, et sans apprentissage aux tout premiers mois de la vie, la c\u00e9cit\u00e9 est certaine.\n\nEt il n'a pas \u00e9t\u00e9 n\u00e9cessaire pour arriver \u00e0 cette conclusion d'avoir recours \u00e0 la mise en \u0153uvre sur des \u00eatres humains de l'exp\u00e9rience de pens\u00e9e autrefois propos\u00e9e (au temps des \u00ab Lumi\u00e8res \u00bb, bien s\u00fbr) par Jean-Bernard M\u00e9rian : prendre quelques enfants d'homme, les \u00e9lever dans les meilleures conditions mat\u00e9rielles, intellectuelles et morales possible, mais dans l'obscurit\u00e9 totale, en l'absence de toute lueur naturelle ou artificielle, puis, \u00e0 vingt ans, les pr\u00e9senter d'un seul coup au regard du soleil. Il serait bien difficile aujourd'hui d'en imaginer la transposition au registre des id\u00e9es et opinions. (L'hypoth\u00e8se du \u00ab bon sauvage \u00bb la suppose cependant implicitement, qui choisit, en m\u00eame temps, la r\u00e9ponse.)\n\nMais je ne veux pas dire non plus que je m'imagine \u00e9chapper enti\u00e8rement \u00e0 ces deux d\u00e9terminations, et ne rien devoir qu'\u00e0 mes propres choix adultes & conscients. Et je ne veux pas dire enfin que la fiction g\u00e9n\u00e9alogique que je constitue ici me souvenant m'importe pour sa plus ou moins grande part de v\u00e9rit\u00e9. Si je l'incorpore \u00e0 mon r\u00e9cit c'est en vue d'une autre transposition, \u00e0 la fois analogique et diff\u00e9rentielle (l'interrogation d'une famille de ressemblances et de divergences), au syst\u00e8me constitutif de ce qui fut mon **Projet**.\n\nIl supposait en effet l'exercice de deux facult\u00e9s : la facult\u00e9 de math\u00e9matiser, et la facult\u00e9 de po\u00e9sie. Et si le **Projet** devait \u00eatre, comme il pr\u00e9tendait l'\u00eatre, **Projet de Math\u00e9matique** **et** **Projet de Po\u00e9sie** , dans quelle mesure sa possibilit\u00e9 m\u00eame (et son \u00e9chec) a-t-elle origine dans sa pr\u00e9histoire, dans mon histoire et pr\u00e9histoire familiales en particulier ?\n\nJe ne me demande pas si j'\u00e9tais capable ou incapable de ces facult\u00e9s : je tiens pour un axiome, narratif pour le moins, qu'\u00eatre capable de langage (ce qui est indispensable \u00e0 mon lecteur) implique \u00eatre capable de math\u00e9matique et de po\u00e9sie. Je m'efforce seulement d'en d\u00e9senlacer les commencements.\n\n## 72 (\u00a7 10) ils d\u00e9terminent d\u00e9cisivement notre \u00e9thos\n\nJe d\u00e9tourne, encore une fois, la rh\u00e9torique d'Hermog\u00e8ne \u00e0 mes propres fins. On m'explique, et je veux d'autant plus volontiers le croire que cela va tout \u00e0 fait dans mon sens, que l' _\u00e9thos_ , Id\u00e9e rh\u00e9torique d'Hermog\u00e8ne, plus \u00ab rh\u00e9th\u00e9orique \u00bb en fait que strictement pragmatique, n'est pas vraiment non plus une injonction \u00e9thique. Il serait \u00ab preuve technique \u00bb, \u00ab inh\u00e9rent au discours \u00bb et devant \u00ab donner de l'auteur une opinion qui le rende digne de foi \u00bb. C'est bien ainsi que je veux le prendre. Le portrait de l' _\u00e9thos_ hermog\u00e9nien le montre l'une des faces d'une double Id\u00e9e ; \u00ab _\u00e9thos-aletheia_ \u00bb _(aletheia : veritas, veritate, verity)_.\n\nOr j'envisage l' _aletheia_ exclusivement (narrativement) sous l'angle de la v\u00e9ridicit\u00e9 (la strat\u00e9gie de la v\u00e9ridicit\u00e9 a \u00e9t\u00e9 non pas la d\u00e9couverte, mais plus trivialement le choix d'un dispositif de protection, une condition de possibilit\u00e9 de cette prose). Il s'ensuit que l' _\u00e9thos_ de ma prose est, lui aussi, un _\u00e9thos_ de v\u00e9ridicit\u00e9 : je raconte les choses qui se sont pass\u00e9es, ou se passent, dans leur nudit\u00e9, sans apparence de polissage ni de pr\u00e9paration. Mon _aletheia_ , dans son \u00e9tat de nature autoproclam\u00e9, n'a pas besoin d'\u00eatre surprise, d\u00e9busqu\u00e9e. Mais elle s'accompagne (voudrait s'accompagner) de toutes les qualit\u00e9s composantes qui lui sont spontan\u00e9ment propres : _glukutes_ (saveur, _sweetness ; suavitas, soave, dolcezza_ ) _\u2013 drimutes_ ( _subtlety_ (qui n'est parfois qu'un _acutum :_ pointe, piquant)) \u2013 _epieikeia_ (mod\u00e9ration et _modesty_ ).\n\nLe rapport entre fiction et non-fiction dans cet _\u00e9thos_ est difficile, contrairement \u00e0 ce qu'on pourrait croire \u00e0 premi\u00e8re vue. \u00c0 premi\u00e8re vue, rien n'est plus simple : la fiction y est impossible, puisqu'\u00e0 la fiction il est strictement impossible de croire, autrement que par un aveuglement momentan\u00e9 et volontaire. L' _aletheia_ de la v\u00e9ridicit\u00e9 (autant que celui de la v\u00e9rit\u00e9) est allergique \u00e0 la fiction, au roman. **'Le grand incendie de londres'** est tout sauf un roman.\n\nMais sa v\u00e9ridicit\u00e9 affich\u00e9e est exactement cela, affich\u00e9e : c'est une affirmation rh\u00e9torique de v\u00e9ridicit\u00e9 (hermog\u00e9nienne autant qu'on voudra, rh\u00e9torique malgr\u00e9 tout), qui ne garantit aucunement une v\u00e9rit\u00e9 des choses dites, ext\u00e9rieure aux choses dites elles-m\u00eames. Sont propos\u00e9es des \u00ab preuves techniques \u00bb de la v\u00e9ridicit\u00e9, c'est-\u00e0-dire des modes de d\u00e9ploiement du discours en prose permettant au lecteur d'ajouter foi \u00e0 ce que je dis, de se trouver persuad\u00e9 de mon _\u00e9thos_.\n\nIl se pourrait cependant que tout cela ne soit qu'une ruse de la fiction, se saisissant d'une confusion possible entre v\u00e9rit\u00e9 et d\u00e9monstrabilit\u00e9 (qu'il faut \u00e9videmment s\u00e9parer dans ce contexte, o\u00f9 n'a gu\u00e8re de sens l'illusion d'une \u00ab compl\u00e9tude \u00bb logique : un r\u00e9cit vrai n'est pas forc\u00e9ment v\u00e9rifiable (on peut m\u00eame dire qu'un r\u00e9cit v\u00e9rifiable n'est pas forc\u00e9ment vrai ; car qui proc\u00e9dera \u00e0 la v\u00e9rification ? et qui (paradoxe carrollien) v\u00e9rifiera les v\u00e9rificateurs ?)). L'affirmation de v\u00e9ridicit\u00e9 ne serait alors que la mise en \u0153uvre d'une autre id\u00e9e hermog\u00e9nienne, celle de la complication.\n\nJ'ai \u00e9t\u00e9 frapp\u00e9 cependant par quelques r\u00e9actions de lecteurs \u00e0 la publication de la premi\u00e8re partie de mon ouvrage : qui non seulement ne mettaient pas en doute la v\u00e9rit\u00e9 de ce que j'y avance mais semblaient en outre, contrairement \u00e0 mon affirmation d'une \u00e9criture au pr\u00e9sent des choses racont\u00e9es, qui implique qu'elles sont, une fois le livre imprim\u00e9, du pass\u00e9, et ont donc toutes chances de d\u00e9crire des \u00e9tats r\u00e9volus, persuad\u00e9s de leur permanence. Tel j'apparaissais dans ces pages, tel j'\u00e9tais. Et tel je devais \u00eatre encore. Ma strat\u00e9gie de l' _aletheia_ avait, \u00e0 leur \u00e9gard, r\u00e9ussi au-del\u00e0 de mes esp\u00e9rances !\n\n## 73 (\u00a7 11) Je sais que je l'avais d\u00e9j\u00e0 vue, quatre ans plus t\u00f4t, mais je l'avais oubli\u00e9e\n\nIl m'est impossible de r\u00e9tablir la moindre image proprement marine de ce premier s\u00e9jour. Je vais jusqu'au sable (je vois vraisemblablement du sable), mais pas plus loin. L'\u00e9t\u00e9 1938 fut le dernier \u00e9t\u00e9 ininterrompu de l'\u00ab entre-deux-guerres \u00bb, et l'Histoire a fait qu'il fut, pour mes parents et pour le reste de leur vie, l'unique et dernier \u00e9t\u00e9 de vraies vacances, c'est-\u00e0-dire sur les bords de la M\u00e9diterran\u00e9e. Ils avaient lou\u00e9 pr\u00e8s d'Hy\u00e8res une \u00ab villa \u00bb, \u00e0 deux s\u0153urs tr\u00e8s bourgeoises, terrifi\u00e9es de l'envahissement de la c\u00f4te par \u00ab ces cong\u00e9s pay\u00e9s \u00bb, et pour qui des familles d'universitaires, malgr\u00e9 leurs nombreux enfants et leurs id\u00e9es vraisemblablement \u00ab \u00e0 gauche \u00bb, avaient paru \u00eatre un moindre mal. Elles avaient fui, et la location n'\u00e9tait pas ch\u00e8re.\n\nIl y avait dans cette villa mes parents, mon oncle Frantz Molino (fr\u00e8re de ma m\u00e8re), sa jeune femme, Jeanne, et six enfants, dont moi : ma s\u0153ur Denise et mon fr\u00e8re Pierre, mon cousin Jean (mon a\u00een\u00e9 d'un an), ma cousine Juliette et l'autre Pierre (qui est pour nous, ses cousins, \u00ab Pierre Molino \u00bb).\n\n **C'est une villa immense que j'aper\u00e7ois (coin de fa\u00e7ade, fen\u00eatres) au-dessus de moi, de biais, par-dessus ou entre les intervalles de la rampe d'un escalier qui pourrait \u00eatre de marbre, ou de faux marbre ; cette image s'enfonce dans une lumi\u00e8re violente, violemment oppos\u00e9e \u00e0 une obscurit\u00e9 v\u00e9g\u00e9tale proche et intense ; isol\u00e9e, elle ne bouge pas d'autour de moi, ne m'entra\u00eene nulle part ailleurs** (une signature de son anciennet\u00e9).\n\nJ'ai appris \u00e0 reconna\u00eetre cet isolement intense d'une circonstance d' **image** comme la marque d'une virtuelle anciennet\u00e9. (Je dis \u00ab circonstance d'image \u00bb, parce que ce que je vois n'est pas d\u00e9tach\u00e9 de moi et pos\u00e9 sur le mur de ma vision. J'en fais partie. En toutes ces images que je dis, je suis.) Une autre particularit\u00e9 \u00ab archa\u00efque \u00bb de ce souvenir est l'immensit\u00e9, et l'architecture proprement \u00ab palladienne \u00bb, de la villa. Mais sur les photographies familiales qui m'ont \u00ab plac\u00e9 \u00bb cette image, ses dimensions sont modestes, ordinaires.\n\nLa mer est toute proche. L'intensit\u00e9 lumineuse n'a rien d'exceptionnel. Mais l'image a gard\u00e9, elle, son \u00e9chelle premi\u00e8re. Elle n'a pas \u00e9t\u00e9 ajust\u00e9e par un raisonnement, inconscient, de vraisemblance g\u00e9om\u00e9trique, peut-\u00eatre parce que je ne l'ai jamais revue. Au-del\u00e0 du bord de l'image, mais dans l'invisible, dans ce que je ne peux p\u00e9n\u00e9trer, il y a un prolongement, un entourage, situ\u00e9 au sein de cette obscurit\u00e9 aussi violente que l'est la lumi\u00e8re qui \u00e9claire la villa, les marches. Il m'appara\u00eet ceci (mais ce sont des choses que je peux dire, pas voir, peut-\u00eatre le reste de quelque autre image plus grande, ou d\u00e9cal\u00e9e, qui s'\u00e9tait maintenue en moi, et que j'ai perdue depuis) :\n\n **\u00e0 droite, sous les marches, de grands alo\u00e8s, coupants, une odeur chaude, de v\u00e9g\u00e9tation m\u00e9diterran\u00e9enne, dans sa s\u00e9cheresse estivale, absolue.**\n\n## 74 (\u00a7 11) Mon p\u00e8re a r\u00e9ussi presque enti\u00e8rement la conversion de ma m\u00e8re, sans toutefois obtenir une adh\u00e9sion vraiment franche \u00e0 la moule et \u00e0 la sardine\n\nIl reste que des traces \u00e9videntes d'une certaine (ludique) \u00ab lutte des classes \u00bb dans la th\u00e9orie culinaire se sont perp\u00e9tu\u00e9es jusqu'\u00e0 aujourd'hui. Le grand livre de r\u00e9f\u00e9rence, _La Cuisini\u00e8re proven\u00e7ale_ de Reboul, qui constituait le minimum vital des m\u00e9nag\u00e8res toulonnaises ou marseillaises du d\u00e9but du si\u00e8cle, ayant conquis une nouvelle jeunesse (prouv\u00e9e par d'innombrables r\u00e9\u00e9ditions) \u00e0 la faveur de l'envahissement du littoral m\u00e9diterran\u00e9en par les r\u00e9sidences secondaires, a aussit\u00f4t nourri une pol\u00e9mique, sans cesse renaissante, entre mes parents.\n\nMon p\u00e8re affecte d'y voir une parfaite illustration du point de vue \u00ab bourgeois \u00bb dans la cuisine, avec son m\u00e9pris non dissimul\u00e9 du peuple, sa pr\u00e9f\u00e9rence pour les nourritures nobles et co\u00fbteuses (accompagn\u00e9 d'une admiration suspecte pour le beurre et la cr\u00e8me normande), sa condescendance envers les recettes des gens simples et pauvres, \u00e9videmment d\u00e9crites en ses pages comme simplistes et non raffin\u00e9es. Ma m\u00e8re d\u00e9fend Reboul au nom de la fid\u00e9lit\u00e9 familiale (la m\u00e9moire de la grande cuisini\u00e8re que fut sa tante marseillaise Jeanne Thabot), et de l'ind\u00e9pendance du g\u00e9nie, qui transcende ces distinctions et mesquineries, somme toute secondaires.\n\nMon p\u00e8re \u00ab prouve \u00bb l'irr\u00e9futabilit\u00e9 de son jugement par deux exemples : l'escargot, le \u00ab lima\u00e7on \u00bb proven\u00e7al, trait\u00e9 selon lui, \u00ab par-dessus la jambe \u00bb par Reboul, et la sardine, encore et toujours la sardine. Le sort fait \u00e0 la sardine (avec celui fait \u00e0 son cousin, l'anchois) est selon lui la pierre de touche d'une position correcte dans la gastronomie. Ma m\u00e8re fait observer que les recettes y sont. Mon p\u00e8re r\u00e9torque qu'\u00ab il \u00bb ne pouvait d\u00e9cemment pas les exclure mais que son d\u00e9dain pour elles \u00e9clate \u00e0 chaque ligne.\n\nUne pol\u00e9mique seconde se greffe alors sur la divergence centrale : c'est que Reboul est marseillais. Et mon p\u00e8re a une m\u00e9fiance instinctive et ancienne pour cette ville faussement proven\u00e7ale, qui fait de l'ombre \u00e0 Toulon (au Toulon d'autrefois), et qui d'ailleurs joue au football et pas au rugby, ce qui est tout dire. Ma m\u00e8re n'est pas particuli\u00e8rement marseillaise mais, ayant fait ses deux premi\u00e8res ann\u00e9es d'\u00e9tudiante-lyc\u00e9enne (\u00ab hypokh\u00e2gne \u00bb et \u00ab kh\u00e2gne \u00bb) au lyc\u00e9e Thiers, et log\u00e9e alors chez Oncle Pierre et Tante Jeanne, des Marseillais de toujours, elle se trouve, de par sa d\u00e9fense de Reboul, et \u00e0 son corps d\u00e9fendant, plac\u00e9e automatiquement du c\u00f4t\u00e9 phoc\u00e9en de la barri\u00e8re.\n\nCe double jeu de langage, dans ce qu'il a de r\u00e9p\u00e9titif, presque de rituel, remplit aujourd'hui principalement un r\u00f4le d'effecteur de m\u00e9moire, puisqu'il permet de restituer, ne serait-ce qu'un moment, les alentours, dans le r\u00e9el r\u00e9volus, oblit\u00e9r\u00e9s par les ann\u00e9es, de la pr\u00e9paration des a\u00efolis, des grillades de sardines, des marinades d'anchois (pour mon p\u00e8re). Les \u00ab pieds et paquets \u00bb, les \u00ab daubes \u00bb, les \u00ab alouettes sans t\u00eate \u00bb, les \u00ab cannellonis \u00bb de Tante Jeanne sont invoqu\u00e9s par ma m\u00e8re, & mon p\u00e8re leur rend hommage.\n\nIl m'est arriv\u00e9 de tenter quelque diversion conciliatrice, en signalant l'union curieuse de l'anchois et de la po\u00e9sie dans l'\u0153uvre de C\u00e9sar Pellenc, le cuisinier aixois, en son recueil consid\u00e9rablement pr\u00e9reboulien, _Les Plaisirs de la Vie_ , de 1655, diversion destin\u00e9e \u00e0 montrer l'antiquit\u00e9 de la p\u00e9n\u00e9tration du registre \u00ab savant \u00bb par le \u00ab populaire \u00bb. Avec un succ\u00e8s mod\u00e9r\u00e9, reconnaissons-le :\n\nL'anchoye\n\nDauphin, l'on s\u00e7ait que tu te vantes\n\nD'estre Roy du vaste \u00c9l\u00e9ment,\n\nMais il faut infailliblement\n\nQue tu resves, ou que tu mentes :\n\nEt quoy ! pour estre couronn\u00e9,\n\nCe rang peut-il estre donn\u00e9\n\nMalgr\u00e9 l'Anchoye qui le m\u00e9rite ?\n\nPrince poisson, tu ne tiens rien :\n\nCar il n'est ny pot ny marmite\n\nQui ne soit son sujet, et ne soit pas le tien.\n\n## 75 (\u00a7 12) (il y eut, ph\u00e9nom\u00e8ne exceptionnel pour l'\u00e9poque, trois demoiselles rue d'Ulm cette ann\u00e9e-l\u00e0)\n\nUne administration prise par surprise dut se r\u00e9soudre, en 1926, \u00e0 admettre que rien n'interdisait aux \u00ab jeunes filles \u00bb, comme elle disait, de se pr\u00e9senter au concours des gar\u00e7ons et de devenir m\u00eame \u00e9l\u00e8ves, en cas de r\u00e9ussite, de la prestigieuse \u00c9cole. La premi\u00e8re demoiselle \u00e0 y parvenir, apr\u00e8s avoir obtenu, non sans mal, que son rang lui soit reconnu, \u00e9tait une scientifique, Marie-Louise Jacotin (qui termina sa carri\u00e8re de math\u00e9maticienne \u00e0 l'Institut Henri-Poincar\u00e9, o\u00f9 je suivis, une ou deux fois, son cours).\n\nEt l'ann\u00e9e suivante, 1927, fut celle des \u00ab Trois Glorieuses \u00bb, comme on les d\u00e9signa, non sans une ironie gu\u00e8re dissimul\u00e9e : Cl\u00e9mence Ramnoux \u00e9tait class\u00e9e 9e, Simone P\u00e9trement 12e, ma m\u00e8re, alors Suzanne Molino, 17e. (Simone Weil fut la seule re\u00e7ue de 1928.) Ce pur scandale, \u00e0 peine att\u00e9nu\u00e9 par l'obligation faite \u00e0 ces perturbatrices d'\u00eatre externes (ma m\u00e8re passa ses ann\u00e9es d'\u00c9cole \u00e0 la Cit\u00e9 universitaire, car ses parents habitaient Lyon) pour ne pas trop troubler l'atmosph\u00e8re pr\u00e9sum\u00e9e studieuse et monacale des lieux, ne dura \u00ab heureusement \u00bb que jusqu'\u00e0 la guerre. \u00c0 la faveur d'une \u00ab r\u00e9organisation \u00bb de l'\u00c9cole de jeunes filles de S\u00e8vres, on se permit de r\u00e9tablir la n\u00e9cessaire s\u00e9paration des sexes. Elle dura longtemps et n'a succomb\u00e9 qu'il y a peu.\n\nLe titre d'ancienne \u00e9l\u00e8ve de l'\u00c9cole normale sup\u00e9rieure (rue d'Ulm) a donc \u00e9t\u00e9 d'une extr\u00eame raret\u00e9. Si ma m\u00e8re en fut fi\u00e8re, elle ne le laissa jamais para\u00eetre (elle ne se montra jamais fi\u00e8re de quoi que ce soit, je le crains). Toutes les \u00ab normaliennes \u00bb de cette bizarre cohorte n'ont pas fait preuve d'une modestie comparable.\n\nJ'ai lu ainsi, il n'y a pas si longtemps, avec d'abord de l'indignation (par orgueil familial), avec un certain amusement ensuite quand j'ai retrouv\u00e9 mon sang-froid, une interview de Mme de Romilly (promotion rue d'Ulm 1933) lors de son \u00e9lection \u00e0 l'Acad\u00e9mie fran\u00e7aise. L'interviewer, sans doute par ignorance (je l'esp\u00e8re) ayant mentionn\u00e9, parmi les innombrables titres de gloire de son interlocutrice (agr\u00e9gation, th\u00e8se, Coll\u00e8ge de France, et tout et tout), qu'elle avait \u00e9t\u00e9 la premi\u00e8re \u00ab \u00e9lue \u00bb du sexe f\u00e9minin \u00e0 la \u00ab Rue d'Ulm \u00bb, j'avais lu avec stupeur qu'elle laissait dire, et se gardait bien de rectifier (elle ne rectifia pas non plus les jours suivants. Ce fut un lecteur qui s'en chargea. Peut-\u00eatre souffre-t-elle de n'avoir pas \u00e9t\u00e9 la premi\u00e8re femme \u00e0 l'Acad\u00e9mie fran\u00e7aise).\n\nJ'ai \u00e9t\u00e9, tr\u00e8s peu de temps (juste avant son d\u00e9part \u00e0 la retraite) coll\u00e8gue \u00e0 l'Universit\u00e9 de Paris-X Nanterre de la premi\u00e8re des \u00ab Trois Glorieuses \u00bb (respectons l'ordre du classement !), Cl\u00e9mence Ramnoux, dont je n'avais devant les yeux qu'une lointaine et vague silhouette d'enfance, associ\u00e9e dans mon oreille au son de la voix de ma m\u00e8re disant : \u00ab Elle s'appelle Cl\u00e9mence, Cl\u00e9mence Ramnoux, menou, menou, menou... \u00bb.\n\nDans mon souvenir, la beaut\u00e9 douce de ce pr\u00e9nom (un de ceux que je pr\u00e9f\u00e8re) s'accordait \u00e0 merveille avec cette esp\u00e8ce de comptine. Aussi est-ce avec quelque curiosit\u00e9 que je confrontai l'\u00e9minente sp\u00e9cialiste des pr\u00e9socratiques \u00e0 son fant\u00f4me d'autrefois. Et telle elle \u00e9tait, strictement conforme \u00e0 mon attente, exactement \u00ab menou, menou, menou \u00bb. J'en fus \u00e9mu et enchant\u00e9. Elle me demanda des nouvelles de mes parents, et c'est alors que je vis, pendant qu'elle me parlait (c'\u00e9tait au cours d'une fort ennuyeuse commission de programmes de notre commune universit\u00e9) dans ces yeux philosophiques, que je n'avais pas, pour elle, beaucoup grandi. Je n'avais, toujours, pour elle, que quatre ans environ.\n\n## 76 (\u00a7 13) Les r\u00e9cits parentaux de l'\u00ab avant-guerre \u00bb comportaient la description r\u00e9clam\u00e9e et r\u00e9p\u00e9t\u00e9e des nourritures qui avaient disparu de l'horizon de la France urbaine, d\u00e8s l'hiver 40\n\nJe pense, en fait, principalement aux r\u00e9cits de ma grand-m\u00e8re. Avec l'intr\u00e9pidit\u00e9 qui la caract\u00e9risait elle avait, en 1941, je crois, entrepris un invraisemblable et dangereux voyage \u00e0 travers l'Espagne et le Portugal pour rejoindre, bravant les p\u00e9rils oc\u00e9aniques du monde en guerre, sa plus jeune fille (Ren\u00e9e, la s\u0153ur de ma m\u00e8re) qui s'\u00e9tait install\u00e9e dans le Massachusetts. Les USA n'\u00e9taient pas alors \u00ab bellig\u00e9rants \u00bb et entretenaient des rapports ambigus et plut\u00f4t antipathiques avec le r\u00e9gime de Vichy, ce qui lui avait permis d'arracher une autorisation de d\u00e9part, et aussi de retour.\n\nC'\u00e9tait un conteur extraordinaire. Elle \u00e9tait revenue, de l'oc\u00e9an f\u00e9roce o\u00f9 r\u00f4daient les sous-marins, porteuse, non de denr\u00e9es pour nous inaccessibles, inconnues ou perdues, oubli\u00e9es m\u00eame, merveilleuses et p\u00e9rissables, mais de leur description, dont elle accompagnait pour ses auditeurs enfantins, assembl\u00e9s autour d'elle \u00e0 la table de la salle \u00e0 manger, les portraits de nourritures qui ornaient, comme autant d'images de l'Eldorado, les \u00ab magazines \u00bb de l'Am\u00e9rique en paix qu'elle avait ramen\u00e9s dans ses bagages : plus beaux que le palais enfantin de Dame Tartine, charg\u00e9s de plus d'art que le Louvre, les \u00ab banana split \u00bb, les \u00ab strawberry sundae \u00bb, les \u00ab milk-shakes, frappes & floats \u00bb, les \u00ab ice-cream sodas \u00bb, aux couleurs hyperr\u00e9alistes avant l'heure, s'animaient \u00e0 sa voix des promesses de miraculeuses et nourrissantes saveurs.\n\nSi l'\u00ab avant-guerre \u00bb repr\u00e9sentait pour nous le paradis perdu (comme le m\u00e9tro, et l'odeur \u00e9rotique des \u00ab premi\u00e8res \u00bb sur Mireille Balin, pour le Jean Gabin du film _P\u00e9p\u00e9 le Moko)_ , l'Am\u00e9rique, \u00e0 la voix de ma grand-m\u00e8re, devenait l'incarnation du mythe d'un \u00ab \u00e2ge d'or \u00bb, essentiellement culinaire et \u00e0 venir, dans cet \u00ab apr\u00e8s-guerre \u00bb de libert\u00e9 et d'abondance presque impossible \u00e0 imaginer alors, mais auquel, tout comme nos parents, elle croyait fermement, contre l'\u00e9vidence m\u00eame de 1941, au point d'agir, un peu plus tard et non sans risques, pour le faire advenir. Son h\u00e9ros \u00e9tait Franklin D. (pour Delano) Roosevelt. Il fut pour nous, enfants, celui qui viendrait nous d\u00e9livrer, l'ice-cream \u00e0 la main.\n\nMais l'image la plus efficace de ses contes, qui n'\u00e9tait accompagn\u00e9e d'aucun support \u00ab illustr\u00e9 \u00bb, tant le fruit qu'elle \u00e9voquait \u00e9tait d'une banalit\u00e9 extr\u00eame pour la riche Am\u00e9rique, et qui, pour cette raison m\u00eame, acquit un pouvoir plus extr\u00eame encore sur mon imagination, \u00e9tait celle de **l'orange**. Elle nous disait, **et je voyais, comment des globes de six fruits entiers le jus press\u00e9 s'\u00e9coulait, mousseux, odorant, dont s'emplissaient ensuite tour \u00e0 tour les verres des bienheureux ; je les voyais sortir de la caverne du froid, le fabuleux _refrigerator_ , sph\u00e8res silencieuses comblant les d\u00e9sirs et les soifs.**\n\nJ'ai peine \u00e0 associer l'orange industrielle des supermarch\u00e9s d'aujourd'hui, envelopp\u00e9e de ces papiers pelure espagnols ou marocains dont Marie fait collection, vendue par deux kilos dans des filets de fausse corde rouge (la couleur m\u00eame en semble artificielle, chimique, qui reste sur les doigts quand on s'ab\u00eeme l'ongle \u00e0 tenter de les peler sans qu'elles s'\u00e9corchent, se d\u00e9fassent), avec celle-l\u00e0, l' **orange m\u00eame** , que j'entendis, r\u00eavai et attendis pendant les ann\u00e9es de la privation. Il n'est pas possible qu'il s'agisse du m\u00eame fruit. Les deux me paraissent dans le m\u00eame rapport \u2013 identit\u00e9 de nomination et d\u00e9gradation de la r\u00e9f\u00e9rence \u2013 de d\u00e9sunion humiliante que je per\u00e7ois sous l'usage pr\u00e9sent, politicien, publicitaire ou journalistique du mot \u00ab surr\u00e9alisme \u00bb. De \u00ab l'amour fou \u00bb de l'orange \u00e0 _\u00e7_ a, quelle chute !\n\nUn segment initial (phoniquement) du mot qui est le sous-titre cach\u00e9 de cette branche de mon livre, \u00ab oranjeaunie \u00bb, renvoie \u00e0, \u00e9voque cette orange-l\u00e0, la premi\u00e8re, \u00ab l'absente de tous paniers \u00bb, l'orange d'un conte, et pas \u00e0 ses r\u00e9centes contrefa\u00e7ons. J'ajoute que mes grands-parents vivaient \u00e0 Caluire, rue de l'Orangerie. Dans cette rue-l\u00e0 je suis n\u00e9.\n\n## 77 (\u00a7 15) \u00c0 quai, s'allongeait un train de p\u00e9niches, charg\u00e9es jusqu'au bord de charbon : de la lignite brune\n\nTout dans ce voyage me renvoyait \u00e0 mon propre temps, \u00e0 ma propre histoire familiale, \u00e0 la guerre. Et ce n'\u00e9tait pas seulement \u00e0 cause des traces non effac\u00e9es de la lutte, mais parce que le peu de voitures des rues, la lenteur, le silence des passants, les maisons faiblement \u00e9clair\u00e9es, pauvres, les appartements sans luxe o\u00f9 les gens vous recevaient, vous parlaient, avaient du temps, tout cela aussi parlait comme dans les ann\u00e9es quarante et cinquante en France, \u00e0 Carcassonne, puis \u00e0 Saint-Germain-en-Laye puis \u00e0 Paris. Pour moi, cela ressemblait.\n\nJe le sentais, et voil\u00e0 que je l'ai su tout \u00e0 coup en voyant, sur le trottoir d'une rue de Prenzlauerberg, des flocons de neige tomber sur des tas de charbon. Ce n'\u00e9taient pas les boulets d'anthracite de mes souvenirs, mais les fragments, moins noirs, informes, les chemises brunes de cette lignite que j'avais vu la veille charger les p\u00e9niches sur les bords de la Spree. Cependant la parent\u00e9, \u00e0 la m\u00e9moire, \u00e9tait ind\u00e9niable. Ce peuple, aux premiers jours de 1990, se chauffait comme en 1945, en 1950, se chauffait le mien.\n\n **J'ai alors revu brusquement** (c'est le lien entre les deux moments, la condition de la restitution, \u00e9troitement d\u00e9pendant de la rapidit\u00e9 de la vision), au fond du jardin de la rue d'Assas, \u00e0 Carcassonne,\n\n **le tas de charbon sous un peu de neige ;**\n\n **les flocons paresseusement enveloppant la moiti\u00e9 sup\u00e9rieure des boulets ;**\n\n **il fallait les secouer de leur neige pour les jeter dans le seau noir.**\n\n## 78 (\u00a7 15) ma\u00eetriser la s\u00e9quence d'images d'enfance que j'avais entrepris d'\u00e9lucider (toujours sous la vision de la grande \u00ab feuille \u00bb de prose qui noircit ligne \u00e0 ligne)\n\nPresque au d\u00e9but de la composition de la branche un de ce r\u00e9cit, je m'\u00e9tais imagin\u00e9, scribe, calligraphiant les signes de la prose sur une grande, tr\u00e8s grande feuille de papier o\u00f9 chaque chapitre aurait occup\u00e9 une longue ligne : une unique ligne noire, \u00e9crite petit, mais lisiblement, les paragraphes dont se composent les chapitres s\u00e9par\u00e9s par des blancs visibles. \u00c0 l'origine vraisemblable de cette \u00ab piction \u00bb mouvante (du mouvement d'envahissement du blanc par le noir) il y avait le mode particulier d'\u00e9criture que j'avais choisi, manuscrite sur un cahier, en lignes noires tr\u00e8s serr\u00e9es, d'un trac\u00e9 minuscule et presque illisibles, avan\u00e7ant r\u00e9guli\u00e8rement par tranches matinales autonomes de prose, sans repentirs, sans retours, et sans h\u00e9sitations, en bandes horizontales surmont\u00e9es d'un peu de rouge et de vert soulign\u00e9s de blanc.\n\nLe grand blanc mural imaginaire, ce lieu de m\u00e9moire dont l'encre mentale mordait peu \u00e0 peu le d\u00e9sert (Feuille mentale, ou Mod\u00e8le (FM)), comme projet\u00e9 depuis le cahier par quelque dispositif optique, donnait une dimension de la t\u00e2che \u00e0 accomplir. Il m'accompagne encore aujourd'hui, dans cette branche deux, bien que j'aie abandonn\u00e9 l'\u00e9criture manuscrite sur un cahier (d\u00e9chu au rang de carnet de notes pr\u00e9paratoires), au profit de l'\u00e9cran de Macintosh. Quand, au petit matin nocturne, je m'assieds \u00e0 ma table et que s'allume l'\u00e9cran, je me sens beaucoup plus proche de mon Mod\u00e8le qu'autrefois.\n\nMon imagination, cependant, le sc\u00e9nario de la Feuille mentale o\u00f9 je joue mon r\u00f4le de scribe-ermite, s'est enrichie, s'est compliqu\u00e9e : je vois le mur de la chambre de prose circulaire, comme en un donjon (o\u00f9 je suis prisonnier, peut-\u00eatre pas volontaire, cela d\u00e9pend). L'\u00e9criture, chapitre apr\u00e8s chapitre, de chaque branche s'effectue en spirale descendante ; c'est-\u00e0-dire que le r\u00e9cit proprement dit (les quatre-vingt-dix-huit moments en six chapitres de la branche un, par exemple) s'ach\u00e8ve, topologiquement, sur la m\u00eame verticale du cylindre qu'est la feuille, mais en dessous. Les bifurcations se situent \u00e0 leur place respective dans la succession circulaire, dans une progression descendante \u00e9galement. Les incises, enfin, sont encore plus bas.\n\nUn espace au moins \u00e9gal \u00e0 l'\u00e9paisseur d'\u00e9criture occup\u00e9e par l'ensemble des paragraphes de toute nature de la branche un la s\u00e9pare de la branche deux, qui s'\u00e9crit selon le m\u00eame principe, et il en est de m\u00eame entre la branche deux et la suivante, et pour la totalit\u00e9 des branches potentielles (en l'\u00e9tat d'avancement de l'imagination programmatique du ' **grand incendie de londres** ', que je me garderai, prudemment, de pr\u00e9ciser).\n\nDans cet espace je disposerai ce que je nomme \u00ab **premier entre-deux-branches** \u00bb, un ensemble d'insertions (ne se confondant pas avec celles d\u00e9j\u00e0 publi\u00e9es) accroch\u00e9es \u00e0 des paragraphes de la branche un, rejoignant la branche deux, et peut-\u00eatre r\u00e9parties selon le graphe assez contraignant que m'a pr\u00e9par\u00e9 Mathieu Lusson (il satisfait \u00e0 certaines obligations num\u00e9rologiques qui seront d\u00e9voil\u00e9es ult\u00e9rieurement). Une partie de ces insertions nouvelles sont \u00e9crites (elles ont constitu\u00e9 l'essentiel de mon travail \u00ab mural \u00bb depuis la publication de la branche un, il y a un an). Je les \u00ab vois \u00bb invisibles, pr\u00e9sentes sur la feuille en \u00ab texte cach\u00e9 \u00bb. (J'utilise la terminologie de mon \u00ab traitement de texte \u00bb.) Ce sera l'\u00ab **entre-deux-branches 1-2** \u00bb.\n\nJe pr\u00e9vois donc d'autres \u00ab **entre-deux-branches** \u00bb, puisque je pr\u00e9vois d'autres branches. L'obligation de conjoindre deux branches qui se d\u00e9roulent, chacune \u00e0 sa mani\u00e8re, selon la r\u00e8gle de progression narrative \u00ab au pr\u00e9sent \u00bb, \u00e0 laquelle je me tiens toujours, d\u00e9termine (c'est l'effet in\u00e9luctable d'une \u00e9criture sous contrainte) de nouveaux moments de prose, le \u00ab frayage \u00bb, parfois difficile, de nouveaux chemins (faisant de temps \u00e0 autre resurgir (comme un peu plus haut dans le paragraphe dont provient cette incise) des images d'enfance (et autres) qui sans cela peut-\u00eatre seraient demeur\u00e9es enfouies).\n\n## 79 (\u00a7 15) la vue de la semi-ruine est-berlinoise m'a restitu\u00e9 toute la violence des visions de la guerre\n\nUn peu plus tard, au cours du m\u00eame voyage, \u00e0 Dresde, la nuit finissait de tomber, et le rendez-vous de ce soir-l\u00e0, la visite informative inscrite \u00e0 mon programme, se trouvait dans une rue nomm\u00e9e Papritzerstrasse. On cherchait donc la Papritzerstrasse dans la nuit. Et une Papritzerstrasse se trouvait bien sur la carte, dans le village de Papritz, en bord de la ville, sur la colline qui domine l'Elbe. Mais cette rue n'avait pour ainsi dire pas de maisons : que de la campagne, et pas de num\u00e9ro 13. De temps en temps, je descendais de la voiture, carte en main, essayant de d\u00e9chiffrer quelque indication sibylline dans le peu de lumi\u00e8re. Et c'est ainsi sans doute que j'ai perdu ma casquette, achet\u00e9e en 1985 \u00e0 Oxford.\n\nMais pourquoi \u00e9tais-je venu \u00e0 Dresde ? Je l'avais compris brusquement en arrivant, aux premi\u00e8res maisons de la ville, mon souvenir maintenant habitu\u00e9 \u00e0 la parent\u00e9 des ruines, telles que je les avais senties rena\u00eetre dans l'\u00eele de la Spree : c'est \u00e0 Dresde, en effet, qu'a eu lieu le plus grand bombardement terroriste de la Seconde Guerre mondiale (en dehors de ceux d'Hiroshima et Nagasaki, qui sont dans une classe \u00e0 part), sans justification militaire aucune, point douloureux de ma vieille admiration enfantine pour Winston Churchill. Et j'ai conclu que la perte de ma casquette \u00e9tait, en somme, un geste inconscient de \u00ab r\u00e9paration \u00bb.\n\nQuoi qu'il en soit, la Papritzerstrasse de Papritz s'acheva, imm\u00e9diatement continu\u00e9e par une autre rue de campagne, qui portait un autre nom. Et un vieil homme sur le pas de sa porte, interrog\u00e9, ne croyait pas m\u00eame \u00e0 l'existence d'une Papritzerstrasse (pourtant \u00e0 moins de cent m\u00e8tres de sa maison !) : non, disait-il, il n'y a pas de Papritzerstrasse par ici. La voiture, continuant son chemin, descendait vers le fleuve. Et la descente sur l'Elbe \u00e9tait comme la descente sur la Sa\u00f4ne \u00e0 Lyon, les lacets abrupts entre les maisons dormantes, et, en bas, au bord de l'eau, me rejetant de nouveau quarante, cinquante ans en arri\u00e8re, le chant oubli\u00e9-familier d'un tramway. (La Papritzerstrasse, la vraie, \u00e9tait tout pr\u00e8s de l'autre, mais dans Dresde, pas dans Papritz).\n\nLe lendemain, dans la fin d'apr\u00e8s-midi, la voiture cherchait l'Elbe \u00e0 travers une bourrasque de neige, dernier effet, vers l'est, de la temp\u00eate qui secouait l'Europe depuis le d\u00e9but de la semaine. Des nuages brusques, gris et noirs, comme des jets de fum\u00e9e charbonneuse, sales, crevaient blanc et la neige couvrait les rues, les vitres des automobiles, les arbres. Dans la fin de jour rendue sombre, les lumi\u00e8res s'allumaient, et soudain ce n'\u00e9taient pas des lumi\u00e8res \u00e9lectriques mais des becs de gaz au sens strict, comme si, \u00e0 tout moment, le r\u00e9el m'offrait un monde parall\u00e8le \u00e0 celui de mon souvenir.\n\n\u00c0 Dresde, m'avait dit \u00e0 Berlin Elke Erb, allez voir Thomas Rosenl\u00f6cher. \u00ab Sa po\u00e9sie (disait-elle), c'est... c'est comme un \"p\u00e9piement ironique\". \u00bb La maison des Rosenl\u00f6cher \u00e9tait une maison splendide et d\u00e9labr\u00e9e, une splendeur ruin\u00e9e du xviiie : boiseries, balustrades, plafond peint, escalier de bois, bicyclettes, linge, berceaux, enfants. Thomas Rosenl\u00f6cher \u00e9tait \u00e0 Leipzig. Sa femme offrit le th\u00e9, des g\u00e2teaux. Il pleuvait dans la pi\u00e8ce \u00e0 c\u00f4t\u00e9. La maison \u00e9tait tr\u00e8s proche de l'Elbe, juste en face de la r\u00e9sidence du duc Auguste le Fort, le Schloss, que ce venisiomane du xviiie si\u00e8cle ne quittait que pour se rendre \u00e0 son palais ducal, en gondole \u00e9videmment. En cet endroit, on traverse l'Elbe en ferry. Le ferry co\u00fbtait vingt pfennigs de l'Est (douze centimes en mars 1990) et, si on \u00e9tait g\u00e9n\u00e9reux, une nuit de lune (il va toute la nuit) on donnait un ostmark (soixante-dix centimes), et le passeur dessinait avec son bac des boucles sur le fleuve. Pr\u00e8s du bord, il y avait une cabane-buvette, qui vendait de la bi\u00e8re, m\u00eame dans le froid de l'hiver, la temp\u00eate. Et le titre du livre de po\u00e8mes de Thomas Rosenl\u00f6cher disait cela : _Schneebier,_ Bi\u00e8re de neige.\n\nAu retour, la neige d\u00e9j\u00e0 se dispersait dans les rues, sur les bords de l'Elbe, une neige de circonstance, interc\u00e9dant pour la restitution d'autres moments, d'autres hivers. Et j'entendais le p\u00e9piement ironique de lointaines ann\u00e9es sur d'autres neiges, \u00e9ph\u00e9m\u00e8res aussi, comme si toutes les neiges \u00e9taient d'une seule guerre, et d'enfance.\n\n## 80 (\u00a7 17) mon p\u00e8re n'a jamais \u00e9t\u00e9 \u00ab disciple \u00bb de personne\n\nVoil\u00e0 encore un caract\u00e8re h\u00e9r\u00e9ditairement transmis. J'ai parl\u00e9, \u00e0 un autre endroit, de mon \u00ab ma\u00eetre \u00bb Raymond Queneau. Et si Queneau fut mon ma\u00eetre, c'est sans doute que je fus son disciple. Comment, alors, \u00eatre disciple sans l'\u00eatre ? Mais il n'y a pas l\u00e0 de v\u00e9ritable contradiction. D'une part parce que je ne me serais vraisemblablement pas reconnu comme disciple oulipien de Queneau s'il ne m'avait pas reconnu, lui, comme d\u00e9j\u00e0 oulipien sans le savoir quand je lui ai envoy\u00e9, au d\u00e9but de 1966, le manuscrit de mon premier livre de po\u00e8mes (je n'aurais pas cherch\u00e9 l'Oulipo si je ne l'avais pas d\u00e9j\u00e0 trouv\u00e9 !). Il ne me serait sans cela jamais venu \u00e0 l'id\u00e9e de choisir l'Oulipo comme mod\u00e8le, m\u00eame si j'en avais reconnu l'existence et la valeur.\n\nJ'ai d'ailleurs, pendant des ann\u00e9es, gard\u00e9 une r\u00e9serve profonde (et une incompr\u00e9hension partielle, qui en est la cons\u00e9quence) \u00e0 l'\u00e9gard des buts et des strat\u00e9gies oulipiennes, craignant pour mon ind\u00e9pendance po\u00e9tique, que j'ai toujours voulue absolue. (Et c'est vraisemblablement en partie pour cette raison que je n'ai pas \u00e9t\u00e9 un oulipien aussi cons\u00e9quent, aussi attentif (je ne dis pas inventif), que Georges Perec, qui choisit, lui, d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment, comme une v\u00e9ritable voie de salut, cette situation de disciple, en en faisant le moteur d'un _sorpasso_ g\u00e9nial.) Ce n'est qu'apr\u00e8s la mort de Queneau que je me suis affirm\u00e9 oulipien sans r\u00e9ticences. Raymond Queneau est mon ma\u00eetre, mais c'est moi qui d\u00e9cide et sais en quoi, comment et jusqu'o\u00f9.\n\nJ'ajouterai, parce que c'est l\u00e0 un trait essentiel de la conception m\u00eame de mon **Projet** , que j'ai adopt\u00e9, pour ce refus g\u00e9n\u00e9ral d'ob\u00e9issance, une strat\u00e9gie particuli\u00e8re, qui est celle, non de l'imitation du geste r\u00e9volutionnaire (le leurre mortel par excellence, en politique comme en art, est celui de la \u00ab table rase \u00bb), mais celle de la recherche, et du choix, d'une multiplicit\u00e9 de figures magistrales : Queneau donc, mais aussi Raimbaut d'Orange, et Cavalcanti, et Mallarm\u00e9, mais Gertrude Stein ; et Trollope, et Kamo no Chomei. Voil\u00e0 (et la liste n'est pas exhaustive) pour la po\u00e9sie, et la litt\u00e9rature. Mais il n'y a pas que la po\u00e9sie et la litt\u00e9rature. J'ai eu des ma\u00eetres en math\u00e9matiques (Claude Chevalley, Jean-Paul Benz\u00e9cri), et ailleurs, en chacune des disciplines que la mise en \u0153uvre du **Projet** supposait.\n\nDans chaque cas, le choix \u00e9tait autant le choix d'une \u00ab contre-ma\u00eetrise \u00bb que celui d'un exemple \u00e0 suivre sans restrictions. C'\u00e9tait Queneau contre le surr\u00e9alisme, Raimbaut d'Orange et Mallarm\u00e9 contre la conception chansonnette de la po\u00e9sie, Cavalcanti contre Dante, Gertrude contre Joyce, Benz\u00e9cri contre Bourbaki et Chevalley le bourbakiste contre Bourbaki m\u00eame. Dans un cas au moins (Trollope) le choix constituait un paradoxe, une provocation (n'\u00e9tait pas pris au s\u00e9rieux). Je me donnais des ma\u00eetres pour en refuser d'autres, que tout le monde acceptait.\n\nJe viens de dire que j'ai choisi Queneau contre le surr\u00e9alisme, mais en fait il faut mettre, \u00e0 la place de \u00ab surr\u00e9alisme \u00bb des noms, Aragon et Breton par exemple (et avant Queneau, Tzara, Desnos puis Bonnefoy jou\u00e8rent pour moi le m\u00eame r\u00f4le lib\u00e9rateur). Les combats qui se livrent sont autant des combats de figures que d'id\u00e9es, de th\u00e9ories. Bourbaki est un nom, un Auteur (un pseudonyme collectif non anonyme, comme l'est, \u00e0 son imitation, Oulipo). C'est une bataille de noms qui se livre, et je m'engage, en pr\u00e9sence d'arm\u00e9es antagonistes, sous la banni\u00e8re de ces g\u00e9n\u00e9raux qui n'apparaissent pas comme les vainqueurs. Mais je sais (ou m'imagine, peu importe) que l'avenir est pour eux. Cependant, de toute fa\u00e7on, moi, je reste, fondamentalement, un civil.\n\nEt je ne veux pas, \u00e0 mon tour, de disciples. Je ne me place pas au rang des ma\u00eetres possibles. De plus, si je n'aime pas ob\u00e9ir, il se trouve que cela implique que je n'aime pas non plus commander.\n\n## 81 (\u00a7 18) des absences \u00e9num\u00e9r\u00e9es, comme autant de pierres tombales, par des noms\n\nMais quelle identit\u00e9 cherche-t-on ainsi, qui survivrait \u00e0 la mort ? Les morts, selon certains, \u00ab sont \u00bb leur tombe, et son dedans, surmont\u00e9e de la pierre tombale, avec un nom. Mais cela n'est pas autre chose que dire : vivants, ils \u00ab \u00e9taient \u00bb leur corps, v\u00eatus et non v\u00eatus, ce corps qui contenait leur pens\u00e9e (ou leur \u00e2me). Et ce corps aussi portait un nom, le leur. L'identit\u00e9 ne persiste dans le monde que de cette analogie.\n\nIls sont, diront d'autres, tels que les restituent, dans leur souvenir, s'ils se souviennent, ceux qui les ont, ne serait-ce qu'un instant, connus. Ainsi ils \u00ab sont \u00bb mais d'une r\u00e9alit\u00e9 divis\u00e9e, changeante, contradictoire, d\u00e9pendante, par \u00e9clipses, et sans lieu. Et quand chacun de ceux qui se souviennent d'eux est mort, ils ne sont plus. Ou ne sont plus qu'au deuxi\u00e8me, puis \u00e9ni\u00e8me degr\u00e9 du souvenir, au long de cette cha\u00eene rapidement intransitive de la transmission d'\u00eatre \u00e0 \u00eatre, de g\u00e9n\u00e9ration \u00e0 g\u00e9n\u00e9ration. Sans doute, dans cette interpr\u00e9tation encore, l'id\u00e9e de survivance emprunte aux caract\u00e9ristiques m\u00eames du monde de la vie.\n\nTels sont les morts, nos morts, singuliers, priv\u00e9s et provisoires, qui n'appartiennent pas au registre monumentaire, historique, notarial, ni aux archives ni aux \u0153uvres d'art. Car il s'agit, dans le cas contraire, de tout autre chose, comme d'une troisi\u00e8me esp\u00e8ce de morts (si l'on admet que les d\u00e9finitions pr\u00e9c\u00e9dentes d\u00e9signent deux familles distinctes d'\u00eatres, parmi le peuple des absents de ce monde), \u00e0 laquelle parfois on peut \u00eatre tent\u00e9 de donner la pr\u00e9\u00e9minence, parce qu'ils semblent plus durables, plus stables, plus assur\u00e9s (r\u00eave de la p\u00e9rennit\u00e9 d'airain) : non seulement de par la stabilit\u00e9 des supports, des pierres et documents, des langues et syst\u00e8mes de repr\u00e9sentations o\u00f9 ils s'inscrivent, des civilisations qui les abritent (ici encore se transmettant \u00e0 d'autres, en une transitivit\u00e9 d'un autre genre, o\u00f9 jouent les hasards de la survivance physique et ceux des d\u00e9chiffrements), mais plus peut-\u00eatre du simple fait qu'ils appartiennent \u00e0 une collectivit\u00e9 et \u00e0 sa m\u00e9moire, et pas seulement \u00e0 leurs \u00ab proches \u00bb, qui en sont, ainsi, virtuellement d\u00e9poss\u00e9d\u00e9s. Les \u00ab Morts illustres \u00bb, en particulier, sont les plus visibles, mais en m\u00eame temps les moins diff\u00e9renci\u00e9s des morts : car chacun peut les reconna\u00eetre, sans aucune n\u00e9cessit\u00e9 d'un lien avec leur \u00eatre-comme-ayant-\u00e9t\u00e9, en aucun de ses attributs de chair, de parole, de mouvement, de pr\u00e9sence. Et ils \u00ab existent \u00bb dans une passivit\u00e9 absolue, qu'impose l'absence de rapport ant\u00e9rieur avec ceux qui les d\u00e9finissent comme \u00ab \u00eatres \u00bb, comme \u00eatre-morts. Leur existence est terriblement impersonnelle. Elle n'entretient avec les vivants aucun rapport de r\u00e9ciprocit\u00e9. Et elle tend \u00e0 envahir le nom qui les d\u00e9signe, au d\u00e9triment de ces autres morts priv\u00e9s qui habitaient sous ce m\u00eame nom, ceux des cimeti\u00e8res comme ceux qui \u00e9taient enfouis, ensevelis dans les t\u00eates vivantes se souvenant.\n\nEt quand ce rite de passage se produit alors que les autres \u00eatres du mort, priv\u00e9s et pr\u00e9caires, n'ont pas encore disparu, c'est un \u00e9v\u00e9nement qui semble \u00e9trange, scandaleux m\u00eame, \u00e0 ceux qui les abritent en eux. Beaucoup, proches et parfois moins proches, ont ressenti un tel trouble \u00e0 la mort de Georges Perec. Comme si la gloire, l\u00e9gitime, de l'\u00e9crivain, privait ce mort de sa mort naturelle, qui parle \u00e0 chacun seul \u00e0 seul. Une famille, dans les temps et les lieux o\u00f9 sont conserv\u00e9es ces distinctions, est un espace particulier offert \u00e0 la mort, pour la cerner, la compl\u00e9ter, et non pour la nier, la rejeter, la dissoudre. Les vivants, ces non-morts momentan\u00e9s, y dessinent la partie pleine, opaque, d'une configuration dont les morts assurent la visibilit\u00e9, l'harmonie, l'\u00e9quilibre, entre des limites qui ne d\u00e9passent pas, en arri\u00e8re, trois g\u00e9n\u00e9rations, et ne pr\u00e9voient pas beaucoup plus d'une ou deux g\u00e9n\u00e9rations \u00e0 venir. Nous nous situons en elle. L'id\u00e9e d'absence pr\u00e9matur\u00e9e, d'incompl\u00e9tude, en r\u00e9sulte, et ses invisibles amputations.\n\nJe ne dissimulerai pas que l'image toulonnaise du **figuier** s'apparente dans mon esprit \u00e0 la m\u00e9taphore de l'arbre g\u00e9n\u00e9alogique familial. J'\u00e9pargnerai \u00e0 mon lecteur la banalit\u00e9 de commenter une telle d\u00e9couverte. Mais je voudrais poursuivre le parall\u00e9lisme un peu plus loin : la disruption des tomettes dans la cuisine par les racines du figuier (arch\u00e9ologiquement familiale pour moi) serait, dans cette \u00ab translation fictive \u00bb, li\u00e9e \u00e0 la prise de conscience de la dissym\u00e9trie, contingente mais lourde d'effets, de mon ascendance, due aux manques de la \u00ab branche \u00bb toulonnaise. Je veux dire que les morts sont comme ces racines, et qu'ils poussent dans une vie, la bouleversant. Leur n\u00e9ant, m\u00e9lancolique, h\u00e9site entre deux formes :\n\n\u2013 Celui de n'\u00eatre que nomination, de n'avoir jamais \u00e9t\u00e9 que nomination, de n'\u00eatre plus que nomination.\n\n\u2013 Et l'autre visage possible des morts est de n'\u00eatre pas nommables (ou de ne l'\u00eatre que d'une mani\u00e8re diff\u00e9rente pour chacun de ceux qui gardent leur souvenir en eux), d'\u00eatre un \u00ab je ne sais quoi \u00bb, un \u00ab _no sai que s'es_ \u00bb (Raimbaut d'Orange), beaucoup plus encore qu'un \u00ab _non sai qui s'es_ \u00bb (\u00ab je ne sais qui \u00bb : Guiraut de Borneil), ou qu'un \u00ab _no sai on_ \u00bb : \u00ab je ne sais o\u00f9 \u00bb (Bernart de Ventadorn).\n\nLes deux chapitres de mon r\u00e9cit, ici, se rejoignent, et **bouclent** par \u00ab conjointure \u00bb, comme disait Chr\u00e9tien de Troyes. Dans le souvenir, cette fleur inverse du n\u00e9ant.\n\n# (DU CHAPITRE 3)\n\n## 82 (\u00a7 19) un parcours de m\u00e9moire, mais parcours labyrinthique\n\nJ'avais \u00e9crit, puis biff\u00e9, puis r\u00e9crit, puis de nouveau biff\u00e9 \u00ab parcours m\u00e9taphorique \u00bb : et ensuite \u00ab parcours all\u00e9gorique \u00bb. J'h\u00e9sitais. (\u00ab J'ai \u00e9crit \u00bb \u00ab \u00e9crit \u00bb, \u00ab j'ai \u00e9crit \u00bb \u00ab biff\u00e9 \u00bb, mais en r\u00e9alit\u00e9 je n'ai fait que rendre momentan\u00e9ment visibles, sur un \u00e9cran, en lettres immat\u00e9rielles, les mots. Et ils disparaissent \u00e0 la commande, sans traces, laissant mon chemin de prose lisse, \u00e9gal, justifi\u00e9 \u00e0 droite, en \u00ab New York 10 points \u00bb, propre, sans les sutures qui signalaient ant\u00e9rieurement, dans le cahier, une h\u00e9sitation \u00e0 l'instant d'une incise, ou, plus lourdement, d'une bifurcation. Les h\u00e9sitations m\u00eame, ainsi, sont plus facilement gomm\u00e9es, trop peut-\u00eatre.) J'h\u00e9sitais \u00e0 inscrire les mots \u00ab m\u00e9taphore \u00bb, \u00ab all\u00e9gorie \u00bb, sans aucune explication. J'h\u00e9sitais, plus encore, sur la pertinence de leur intervention \u00e0 cet endroit.\n\nIl m'\u00e9tait apparu, simultan\u00e9ment, que l' **image** du jardin avec son centre (centre pour ma vision, dont je vais d\u00e9crire le d\u00e9placement, le \u00ab d\u00e9senchantement \u00bb, dans les paragraphes que ceci incise) \u00e9tait \u00e0 la fois m\u00e9taphore de la mise en \u0153uvre de la **m\u00e9moire** , moteur (car elle compte-conte, et ordonne) de mon r\u00e9cit, et all\u00e9gorie du **Projet**. (Mais instantan\u00e9ment j'avais mis en doute le bien-fond\u00e9 du \u00ab placement \u00bb de l'une, ou l'autre, de ces \u00ab r\u00e9v\u00e9lations \u00bb (d'o\u00f9 la \u00ab rature \u00bb) : c'est ainsi que les choses se passent dans mon livre, qui ne me laisse que peu de jeu pour la r\u00e9flexion, \u00e0 partir du moment o\u00f9 je me suis engag\u00e9 dans un paragraphe (ce continu de prose que je nomme un \u00ab moment \u00bb), dans une ligne qui suit une autre, m'\u00e9tant interdit tout retour.) (Et d'ailleurs, all\u00e9gories et m\u00e9taphores m\u00eame me paraissent plus des pictions que des **images**.)\n\nJe n'ai pas avanc\u00e9 assez encore pour \u00e9lucider plus pr\u00e9cis\u00e9ment en quoi. Mais je peux ici dire que l'irruption d'images \u00e0 fonction (additionnelle) all\u00e9gorique a d\u00e9j\u00e0 eu lieu, aura lieu, et de mani\u00e8re r\u00e9currente. Cela tient en grande partie au fait que mon \u00e9criture de prose est essentiellement m\u00e9di\u00e9vale d'esprit : le mod\u00e8le qui la guide est celui des _enfances de la prose_ , c'est-\u00e0-dire avant tout, pour moi qui compose en fran\u00e7ais, celle des romans en prose du Graal. Dans le _Lancelot en prose_ un r\u00eave figure, celui de Galehaut, le \u00ab fils de la belle g\u00e9ante \u00bb, qui est un r\u00eave d\u00e9chiffr\u00e9 comme all\u00e9gorie du destin d'un h\u00e9ros, h\u00e9ros atteint, mortellement, de la \u00ab maladie des h\u00e9ros \u00bb, l' _amor (h)ero(t)icus_ , l' **\u00e9ros m\u00e9lancolique**. Or, le **r\u00eave** du ' **grand incendie de londres** ' (et tout ' **le grand incendie de londres** ' lui-m\u00eame peut-\u00eatre) s'inscrit dans cette m\u00eame tradition rh\u00e9torique, dans la m\u00eame ligne d'une fiction rh\u00e9torique.\n\nIl y a toutefois une diff\u00e9rence certaine : que le d\u00e9chiffrement all\u00e9gorique du r\u00eave n'est pas pr\u00e9sent\u00e9 de mani\u00e8re explicite (comme dans l' _exemplum_ cic\u00e9ronien du \u00ab r\u00eave de Scipion \u00bb), mais qu'il est sous-jacent. Le **r\u00eave** initial, initiateur du **'grand incendie de londres'** est aussi annonce, vision, pr\u00e9diction, mais il ne parle pas qu'en clair. Il n'a pas la rationalit\u00e9 litt\u00e9raire, construite, du r\u00eave cic\u00e9ronien (tout en \u00e9tant un r\u00eave \u00e9crit, lui aussi). Il n'a pas l'incoh\u00e9rence apparente d'autres r\u00eaves \u00ab naturalistiquement \u00bb pris dans la \u00ab boutique obscure \u00bb des sommeils. Le r\u00eave annonce le **Projet** , le **roman** , mais il annonce en m\u00eame temps la **destruction** de ce qu'il annonce ainsi. Car il a sa duplicit\u00e9, \u00e9tant pass\u00e9 autant par la porte de corne (le vrai) que par la porte d'ivoire (le faux). Et il y a d'autres moments all\u00e9goriques dans le livre : all\u00e9gories dissimul\u00e9es plus ou moins \u00e9paissement, glissement de la pr\u00e9paration des gel\u00e9es d'azerole \u00e0 la composition de la prose, par exemple (dans ce cas le glissement vers l'all\u00e9gorie est dit : ----> branche un, chapitre 3, \u00a7 27-29. Mais c'est le cas aussi de l'ensemble des lois du croissant au beurre (qui pourraient appara\u00eetre comme mises en place de lois de la fiction (ce que je ne refuse pas)) ----> branche un, incises du chapitre 1, \u00a7 103.\n\nJ'ai donc choisi, repentir des doigts, l'adjectif \u00ab labyrinthique \u00bb : s'enfermer dans l'enfance, au jardin de l'enfance, se placer en aveugle au centre du jardin, centre du jeu. C'est le r\u00e9el, c'est le temps qui s' **avance en rampant** vers moi-guetteur. Je redeviens guetteur, guetteur m\u00e9lancolique. Le fil saisi, suivi par le regard, d\u00e9senchante le labyrinthe.\n\nMais comme en chaque point du lieu a \u00e9t\u00e9 le regard, en ses instants de vie, instants d'\u00eatre innombrables, la courbe de la m\u00e9moire est celle qu'on ne peut suivre comme ligne, qui emplit tout, o\u00f9 chaque endroit est fronti\u00e8re : parcours plein, comme la cantorienne page noircie d'encre de _Tristram Shandy_ (m\u00e9taphore certainement : du seul \u00ab r\u00e9cit complet \u00bb possible), seule \u00e9vasion concevable, \u00e0 dur\u00e9e irr\u00e9elle, non finie.\n\n## 83 (\u00a7 19) J'ouvre les portes de chaque pi\u00e8ce, une \u00e0 une, j'entre : j'ai \u00e9t\u00e9 l\u00e0.\n\nDistribuer ainsi ces parcours particuliers de m\u00e9moire entre le **r\u00e9cit** et ses **bifurcations** est un coup de force de prose : car il est clair que mes souvenirs, sollicit\u00e9s ou non, sautent perp\u00e9tuellement de l'un \u00e0 l'autre (sans m\u00eame tenir compte de l'ind\u00e9cision des sens). Avec la multiplicit\u00e9 des choix grandit l'ind\u00e9cision. Confront\u00e9 \u00e0 ce probl\u00e8me (qui ne se limite pas \u00e0 mon trajet enfantin, qui est de tous les moments), je l'ai momentan\u00e9ment \u00e9cart\u00e9 en trouvant (c'est-\u00e0-dire en inventant) un nouveau type de fragments pour ' **le grand incendie de londres** ', que j'ai nomm\u00e9 **entre-deux-branches**. Mais leur fonction ne devrait pas \u00eatre seulement graphique, limit\u00e9e au remplissage harmonieux et contraint de l'espace imaginaire entre les branches sur la grande feuille de m\u00e9moire. \u2013\u2013\u2013> \u00a7 78, encore.\n\nLa r\u00e9flexion que je viens de faire \u00e0 ce sujet (au cours de la derni\u00e8re semaine, interrompant le **r\u00e9cit** ) m'a amen\u00e9 \u00e0 les envisager d'une mani\u00e8re moins imag\u00e9e, mais plus \u00ab strat\u00e9gique \u00bb. Ce qui fait, par exemple, que ce que j'ai nomm\u00e9 \u00ab **premier entre-deux-branches** \u00bb puis \u00ab **entre-deux-branches 1-2** \u00bb, ne devrait plus \u00eatre n\u00e9cessairement le premier (tout en conservant sa deuxi\u00e8me d\u00e9signation). D'o\u00f9 il r\u00e9sulte que j'ai entrepris (toujours au cours de la m\u00eame \u00ab fracture \u00bb du r\u00e9cit, pour occuper cette fracture, franchir cette \u00ab faille \u00bb (une difficult\u00e9 \u00e0 poursuivre dans une direction sans doute sentimentalement difficile, dangereuse, je l'avoue, plut\u00f4t qu'un arr\u00eat volontaire, r\u00e9fl\u00e9chi)) une esp\u00e8ce de description raisonn\u00e9e, pr\u00e9liminaire, anticipante, de ce que cela sera (ou serait).\n\nCela m'arrive assez souvent, depuis que j'ai commenc\u00e9 ' **le grand incendie de londres** ' et surtout depuis que j'ai r\u00e9ussi \u00e0 parvenir jusqu'\u00e0 ce point sans l'abandonner (ce qui n'aurait, d'ailleurs, je l'ai dit, pas eu pour cons\u00e9quence sa disparition). Souvent, en progressant, difficilement, p\u00e9niblement m\u00eame, il m'arrive ainsi de d\u00e9cider de nouveaux d\u00e9veloppements \u00e0 venir formels (ou autres), et par cons\u00e9quent inexistants \u00e0 l'instant de leur conception, les imaginant futurs. Et jusqu'\u00e0 aujourd'hui j'ai, il me semble, \u00e9vit\u00e9 de donner \u00e0 ces pseudo-pr\u00e9dictions irresponsables le b\u00e9n\u00e9fice d'une transcription, afin de ne laisser transpara\u00eetre que ce qui s'\u00e9crit \u00e0 mesure. Mais il est clair aussi que ces effervescences et fantaisies d'un esprit (le mien) perp\u00e9tuellement en train de faire prolif\u00e9rer des plans d'\u0153uvres toujours futures, l\u00e9g\u00e8rement d\u00e9mentiels, et perp\u00e9tuellement d\u00e9mentis par le futur devenu pass\u00e9, font partie du pr\u00e9sent de la prose autant que le reste. Du moins puis-je en d\u00e9cider ainsi.\n\nD'o\u00f9 ce qui va suivre, \u00e0 l'occasion d'une amplification soudaine du r\u00f4le propos\u00e9 des **entre-deux-branches** , qui avaient commenc\u00e9 d'\u00ab \u00eatre \u00bb pour des raisons essentiellement pragmatiques et g\u00e9om\u00e9triques. Mais cette d\u00e9cision r\u00e9sulte d'autres consid\u00e9rations encore. Car je n'ai pas abandonn\u00e9 mon intention premi\u00e8re (premi\u00e8re dans les pages imprim\u00e9es), implicite dans l' **Avertissement** de mon livre, et qui est de dire, non seulement ce qu'\u00ab auraient pu \u00eatre \u00bb le **Projet** et le roman dont le titre aurait \u00e9t\u00e9 **Le Grand Incendie de Londres** , non seulement le **r\u00eave** qui les avait fait appara\u00eetre, non seulement les raisons formelles et conceptuelles de leur \u00e9chec, mais les modalit\u00e9s particuli\u00e8res, et paraissant en partie contingentes, de cet \u00e9chec (de la r\u00e9p\u00e9tition des \u00e9checs provisoires jusqu'\u00e0 l'\u00e9chec final).\n\nEt ces modalit\u00e9s, \u00e0 l'aide d'une transposition facile des circonstances, sont parfaitement lisibles dans cette incons\u00e9quence intellectuelle qui m'a toujours jet\u00e9, et me jette encore (bien qu'avec des cons\u00e9quences moins f\u00e2cheuses, devenues presque indiff\u00e9rentes par ma renonciation g\u00e9n\u00e9rale), en quelque instant d'euphorie irresponsable, vers des aventures de composition ou de recherche excessives, et tout \u00e0 fait en dehors de mes moyens. La simple addition des dur\u00e9es et des efforts qui seraient n\u00e9cessaires pour leur mise en \u0153uvre est g\u00e9n\u00e9ralement la premi\u00e8re difficult\u00e9 que m'oppose le monde, suffisante pour les ruiner. Cela, malheureusement, ne m'emp\u00eache pas de recommencer. Et de telles ambitions d\u00e9finitivement d\u00e9laiss\u00e9es (selon mes fermes et d\u00e9finitives r\u00e9solutions) ont de tristes pouvoirs de r\u00e9surrection. Combien de fois, tombant par hasard sur un bout de papier \u00e9gar\u00e9, porteur des traces crayonn\u00e9es d'un quelconque \u00ab programme \u00bb (math\u00e9matique, po\u00e9tique, oulipique ou th\u00e9orique (en m\u00e9trique ou po\u00e9tique), ou tout cela ensemble ; avec titres et \u00e9tapes dat\u00e9es, avec \u00e9valuation des heures \u00e0 consacrer !) vieux d'un, cinq, dix ans, mal effac\u00e9 (ayant \u00e9chapp\u00e9 \u00e0 la mise au panier de ces preuves de mes folies exponentielles, coup de balai salutaire que je d\u00e9cide, toujours rageusement, dans mes crises de lucidit\u00e9), je me suis pris (m\u00e9taphoriquement) la t\u00eate entre les mains, en jurant : _\u00ab Never again ! never again ! \u00bb_ (pour recommencer presque aussit\u00f4t).\n\nPlus embarrassant encore (et c'est ce qui m'arrive en ce mois d'ao\u00fbt) est d'avoir, \u00e0 la suite de tels enthousiasmes de travail, accept\u00e9 des t\u00e2ches \u00e0 v\u00e9rification ext\u00e9rieure inexorable, articles, expos\u00e9s de s\u00e9minaire, livres m\u00eame. D\u00e8s que je me trouve d\u00e9bord\u00e9 et dans la quasi-impossibilit\u00e9 de r\u00e9pondre \u00e0 toutes les demandes (que j'ai accept\u00e9es), je suis pris d'une torpeur insurmontable, d'une paralysie \u00e0 la fois ridicule, factice (je sais qu'elle est sans cause honorable), et parfaitement insurmontable. Je cherche \u00e0 m'\u00e9vader de ce pi\u00e8ge h\u00e9autontimoroumenossien, je me persuade que mon incapacit\u00e9 r\u00e9sulte de l'urgence de t\u00e2ches plus importantes, plus nobles et totalement diff\u00e9rentes. Je renonce \u00e0 m'acquitter, je reviens sur mes engagements, j'envoie des lettres d'excuses, je rembourse des avances. _And so on_.\n\n## 84 (\u00a7 83) Cela (cette nouvelle aventure) devrait appara\u00eetre (mais beaucoup plus tard dans le livre), ainsi :\n\n **Entre-deux-branches**\n\nPremi\u00e8re Partie\n\n**Prologue \u00e9pist\u00e9mo-critique**\n\n **(alternativement : strat\u00e9gique et technique)**\n\n(\u00a7 1) **Au commencement** de **cette premi\u00e8re** **entre-deux-branches** **de mon livre**\n\nAu commencement de cette premi\u00e8re **entre-deux-branches** de mon livre en plusieurs parties, des **branches** , **'le grand incendie de londres'** , intitul\u00e9e **entre-deux-branches, Prologue \u00e9pist\u00e9mo-critique,** je consid\u00e8re, en pr\u00e9fa\u00e7ant le texte de son premier paragraphe (moment) d'un num\u00e9ro d'ordre additionnel, xxxx, satisfaite l'hypoth\u00e8se suivante :\n\nles xxxx paragraphes suppos\u00e9s le pr\u00e9c\u00e9der sont d\u00e9j\u00e0 \u00e9crits.\n\nAu moment o\u00f9 je compose ces lignes, **point** initial de son **moment** inaugural (je conserve la terminologie qui s'est peu \u00e0 peu impos\u00e9e \u00e0 moi au cours de la composition des **branches** pr\u00e9c\u00e9dentes), ce n'est pas le cas. Au moment o\u00f9 elles seront publi\u00e9es (si elles le sont), il est n\u00e9cessaire qu'elle le soit. J'\u00e9cris donc comme si elle devait alors l'\u00eatre.\n\nJe me place, vis-\u00e0-vis de la succession lin\u00e9aire des diff\u00e9rentes parties de l'ouvrage, dans une situation d'anticipation : selon le programme de mon travail \u00e0 cette date (11 ao\u00fbt 1990, date de composition), ce **moment** vient apr\u00e8s six **branches** de \u00ab **r\u00e9cit avec incises et bifurcations** \u00bb ; chacune de ces branches se compose _(rait)_ , comme la premi\u00e8re ( **Branche un : La Destruction** ), seule aujourd'hui \u00e0 l'\u00e9tat de livre publi\u00e9 (la seconde, **Branche deux : La Boucle** , est \u00e0 moiti\u00e9 faite), de 196 moments de prose num\u00e9rot\u00e9s (toujours (?) dans le m\u00eame ordre de pr\u00e9sentation \u00e0 la lecture : **r\u00e9cit** , puis **insertions** , comprenant d'abord des incises, ensuite des **bifurcations** ). Il est donc pr\u00e9vu que ceci sera lu apr\u00e8s les **six branches** , corps principal du livre. (Qui sera _(it)_ alors presque enti\u00e8rement achev\u00e9, \u00e0 l'exception d'un **moment final** , un moment de r\u00e9v\u00e9lation, sym\u00e9trique du **moment initial** , ant\u00e9rieur (chronologiquement et typographiquement) \u00e0 la **Branche un** , que constitue l'Avertissement (et comme lui non pourvu d'un num\u00e9ro d'ordre). Le corps du ' **grand incendie de londres** ' comportera _(it)_ donc xxxx + 2 paragraphes (moments).)\n\nJe pensais \u00e0 ce **moment** depuis assez longtemps d\u00e9j\u00e0. C'est en fait dans l'intervalle de temps, fort long, qui s'est \u00e9coul\u00e9 entre ma d\u00e9cision de publier la **Branche un** , sous le titre g\u00e9n\u00e9ral de l'ensemble, ' **le grand incendie de londres** ' (\u00e0 l'automne de 1987) et le d\u00e9but du **r\u00e9cit** de la **Branche deux** qui m'occupe maintenant (automne 89, quelques mois apr\u00e8s la parution de la branche un), que l'id\u00e9e de cette anticipation m'est venue, en m\u00eame temps que je me formulais l'hypoth\u00e8se \u00ab strat\u00e9gique \u00bb nouvelle des **entre-deux-branches** (que j'inaugure ici), de leur nombre, de leur r\u00f4le, et de leur encha\u00eenement. (Cette pr\u00e9vision-l\u00e0 \u00e9tant, elle (comme toutes les autres, et jusqu'\u00e0 l'instant de leur fixation en un lieu du livre), susceptible de r\u00e9vision, je n'en dirai rien.)\n\nPourquoi ?\n\n\u2013 Parce que, m\u00eame si je n'avais pas entrepris de branche nouvelle, je n'avais pas cess\u00e9 de composer de **ces moments de prose** dont ' **le grand incendie de londres** ' se constitue (la d\u00e9cision de soumettre la **branche un** \u00e0 la lecture m'emp\u00eachait, litt\u00e9ralement, d'entreprendre la branche suivante, mais je ne pouvais rester absent de la prose : il me fallait absolument continuer. Il fallait que le d\u00e9p\u00f4t de lignes noires, matin apr\u00e8s matin, demeur\u00e2t ininterrompu).\n\n\u2013 Parce que ces pages anarchiquement s'accumulaient, mois apr\u00e8s mois, alors que je ne parvenais toujours pas \u00e0 aborder la mise en mots de la **Branche deux**.\n\n\u2013 Enfin parce que certaines de ces pages ne pourraient de toute \u00e9vidence pas trouver naturellement place, selon mes pr\u00e9visions (et en aucun des \u00e9tats, changeants, de mes anticipations et pr\u00e9visions de la suite), dans les **branches** \u00e0 venir. Il \u00e9tait indispensable d'inventer autre chose. Or, si nombre de ces moments en suspension semblaient demeurer ind\u00e9pendants, d'autres, pas moins nombreux, apparaissaient de plus en plus comme des liens, des jalons, des \u00e9tapes, entre la **Branche un** , d\u00e9j\u00e0 constitu\u00e9e, et les lignes (encore imaginaires, mais de plus en plus nettes en mon imagination) des branches qui la suivraient.\n\nJe me suis donc repr\u00e9sent\u00e9 mentalement, de branche \u00e0 branche, ces parcours de liaison, de rapprochement, d'entrelacement, et gardant toujours pr\u00e9sente comme image programmatique la grande feuille de prose circulaire de mon donjon de m\u00e9moire o\u00f9 s'inscrirait ' **le grand incendie de londres** ', j'ai postul\u00e9 ces **entre-deux-branches**. Il \u00e9tait assez imm\u00e9diatement clair que la r\u00e9partition des fragments d\u00e9j\u00e0 compos\u00e9s (et continuant \u00e0 \u00eatre compos\u00e9s m\u00eame apr\u00e8s la mise en route de la deuxi\u00e8me branche, puis des suivantes) entre les branches \u00e0 venir et les entre-deux-branches, \u00e0 venir \u00e9galement, ne pouvant en aucun cas \u00eatre d\u00e9cid\u00e9e \u00e0 l'avance de mani\u00e8re fixe (cela aurait \u00e9t\u00e9 en contradiction absolue avec un de mes principes, extr\u00eamement rigides, eux, de composition), les \u00ab entre-deux-branches \u00bb ne pouvaient appara\u00eetre qu'apr\u00e8s les branches (le choix de la **branche** qui servira (?), par exemple, de point de d\u00e9part \u00e0 la derni\u00e8re de ces parties de nouvelle esp\u00e8ce, la **Branche six** , et son \u00ab rattachement \u00bb \u00e0 la **Branche un** , appartient \u00e0 un autre ordre de consid\u00e9rations).\n\nMais il importait par ailleurs de mettre en route les **entre-deux-branches** avant la fin de la r\u00e9daction des branches, sinon la strat\u00e9gie de r\u00e9partition entre les deux esp\u00e8ces aurait privil\u00e9gi\u00e9 abusivement les branches, et du coup aurait rigidifi\u00e9 leur d\u00e9roulement, ce que je ne voulais \u00e0 aucun prix (c'est l\u00e0, encore, un principe \u00e9tabli, explicitement, d\u00e8s mon d\u00e9but). Et les **entre-deux-branches** , elles, se seraient trouv\u00e9es h\u00e9riter des \u00ab laiss\u00e9s-pour-compte \u00bb des branches, ce qui aurait rendu leur organisation difficile, non naturelle, largement arbitraire finalement (ou bien j'aurais \u00e9t\u00e9 amen\u00e9 \u00e0 les enfler d\u00e9mesur\u00e9ment pour rem\u00e9dier aux difficult\u00e9s rencontr\u00e9es dans les encha\u00eenements, particuli\u00e8rement ceux provenant de leurs \u00e9poques de composition fort diff\u00e9rentes, puisque les plus anciennes appartiennent \u00e0 des ann\u00e9es \u00ab o\u00f9 j'\u00e9tais homme autre que je ne suis \u00bb). Il me reste, avant de d\u00e9finir un peu plus pr\u00e9cis\u00e9ment leur constitution g\u00e9n\u00e9rale, et m'engager plus directement dans le corps de ce prologue, \u00e0 dire pourquoi je commence maintenant.\n\n## 85 (\u00a7 84, suite)\n\n(\u00a7 2 du prologue) **j'ai \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9 d'attendre assez longtemps pour entreprendre cette \u00ab pr\u00e9sentation \u00bb qui servira de \u00ab prologue \u00bb (ou \u00ab pro\u00e8me \u00bb)**\n\nPourtant, m\u00eame persuad\u00e9 de la n\u00e9cessit\u00e9 des **entre-deux-branches** , j'ai \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9 d'attendre assez longtemps avant d'entreprendre cette \u00ab pr\u00e9sentation \u00bb qui leur servira de \u00ab prologue \u00bb, un prologue qui sera en d\u00e9finitive, en cas de publication, s\u00e9par\u00e9 par un tr\u00e8s grand intervalle de temps du d\u00e9veloppement proprement dit de la derni\u00e8re **entre-deux-branches** , puisque je ne pourrai placer les **moments** qui constitueront celle-ci (sans parler des autres) qu'une fois les six branches enti\u00e8rement achev\u00e9es (dans le cas le plus \u00ab optimiste \u00bb je me contenterai d'\u00eatre arriv\u00e9 au bout du r\u00e9cit de la **Branche six** ). La raison est la m\u00eame que celle que j'exposais dans les commencements de la **Branche un** : \u00ab J'ai une id\u00e9e un peu informe mais en fait assez stable de la masse d'\u00e9crit qui sera n\u00e9cessaire pour \u00eatre \"masse critique\", donc pour que ' **le grand incendie de londres** ' existe. \u00bb\n\nIl me fallait, pour que la **Branche un** aboutisse, assurant, comme corollaire de son existence, quoi qu'il arrive ensuite, celle du ' **grand incendie de londres** ' tout entier, atteindre un \u00ab seuil quantitatif \u00bb, car, ce seuil quantitatif une fois atteint, les axiomes du livre sont tels qu'il sera n\u00e9cessairement achev\u00e9 m\u00eame si, pour une raison ou une autre, je dois m'interrompre. Dans le cas des **entre-deux-branches** (obligatoirement mises en route toutes ensembles), le seuil quantitatif, la masse critique que je me suis cette fois impos\u00e9e est _grosso modo_ \u00e9gale \u00e0 celle de la totalit\u00e9 de la **Branche un** achev\u00e9e et publi\u00e9e. Et ce seuil a \u00e9t\u00e9 atteint il y a deux mois, le 11 juin. Mais attention : si cette masse est suffisante pour que j'entreprenne la r\u00e9daction des **entre-deux-branches** , il n'assure aucunement qu'elles aboutiront, car, dans ce cas, les conditions d'ach\u00e8vement sont fort diff\u00e9rentes de celles qui gouvernaient le r\u00e9cit.\n\nComme la **Branche six** (et les pr\u00e9c\u00e9dentes) n'est pas faite, j'ignore quels sont les **moments** d\u00e9j\u00e0 compos\u00e9s qui sont attribuables \u00e0 telle ou telle **entre-deux-branches** (m\u00eame si je sais \u00e0 peu pr\u00e8s lesquels de ces moments compos\u00e9s dans le _no man's land_ temporel de mon effort entre la premi\u00e8re et la deuxi\u00e8me branche, et depuis, seront des moments d'entre-deux-branches). De plus, m\u00eame si je le savais, j'ignore dans quel ordre ils seront pr\u00e9sent\u00e9s, puisque cela d\u00e9pend de la constitution des liens d'entrelacement qui uniront les branches concern\u00e9es (dans les deux sens, comme le nom des entre-deux-branches l'indiquera). Cela implique que, alors m\u00eame que j'ai entrepris la r\u00e9daction de ce **prologue** , j'ignore s'il ne restera pas \u00e0 l'\u00e9tat de pure anticipation d'une absence, ce qui est assez inconfortable. Auquel cas il vaudrait (vaudra) mieux consid\u00e9rer qu'il ne fait pas partie du ' **grand incendie de londres** ' achev\u00e9. (Je pourrais m\u00eame le supprimer, ou ne pas l'achever, pour d'autres raisons que je ne peux discerner aujourd'hui.)\n\nCela \u00e9tant, il me faut affronter une interrogation plus pr\u00e9judiciable encore en apparence \u00e0 la mise en route, maintenant, de ces consid\u00e9rations. J'ai dit, d\u00e8s le d\u00e9but, et j'y ai insist\u00e9, avec variations, \u00e0 maintes reprises, que j'avan\u00e7ais dans la prose sans plan pr\u00e9\u00e9tabli, que je m'interdisais \u00ab la protection d'une construction r\u00e9fl\u00e9chie, d'une organisation \u00bb ant\u00e9rieure au livre, que le temps de la composition \u00e9tait celui o\u00f9 tout s'accomplissait, le \u00ab temps propre \u00bb de l'\u0153uvre, sans plans, sans matrice, sans \u00e9pures. N'y a-t-il pas l\u00e0 contradiction ? Je ne crois pas. L'\u00e9tat du livre, \u00e0 chaque instant, son pr\u00e9sent, est celui qui serait sa fin, son ach\u00e8vement (son tombeau) s'il venait, l\u00e0, \u00e0 s'interrompre. Tout ce qui est de lui \u00e9crit et plac\u00e9 en son lieu est son pass\u00e9, compt\u00e9 depuis son origine, l'Avertissement. Il n'est, aujourd'hui, rien d'autre.\n\nDans la mesure o\u00f9 il ne s'arr\u00eate pas aux derni\u00e8res des lignes de la **Branche deux** que j'ai \u00e9crites avant-hier (je n'y inclus pas celles-ci, ni celles du moment qui pr\u00e9c\u00e8de, pour les raisons que je viens de dire plus haut), cet instant pr\u00e9sent du ' **grand incendie de londres** ' n'est pas encore d\u00e9fini. Il n'est existant que de ce qu'il poss\u00e8de un futur. Car il est, comme tout instant, d\u00e9fini comme un futur ant\u00e9rieur, n\u00e9cessairement instable (c'est dans la nature de tous les futurs), en partie d\u00e9termin\u00e9, en partie contingent, et surtout non pr\u00e9visible. Mais ce fait ne m'interdit aucunement des pr\u00e9visions sp\u00e9culatives, m\u00e9lange d'imaginations, d'intentions (et ici, dans le cas des entre-deux-branches, de fragments \u00ab en attente \u00bb, pr\u00eats \u00e0 un devenir de prose, si jamais ils trouvent leur place dans la s\u00e9quence que je con\u00e7ois, par anticipation), de pr\u00e9parations formelles (contraintes ou, mieux et plus souplement, consignes que je me donne et que je m'efforce de respecter, quoique ne les figeant pas).\n\n **L'entre-deux-branches 1-2 & 2-1**, par exemple, sera, comme ses successeurs ou pr\u00e9d\u00e9cesseurs \u00e9ventuels, ce que dit son nom. Mais il ne le sera que s'il y a effectivement six branches achev\u00e9es avant lui, donc si je parviens \u00e0 les \u00e9crire toutes, et si je ne change pas leur nombre, leur nature, leur succession. J'ai d\u00e9j\u00e0 modifi\u00e9 un nombre consid\u00e9rable de fois ces annonces de d\u00e9veloppements \u00e0 venir, adress\u00e9es \u00e0 moi-m\u00eame. Je ne suis tenu aucunement de les respecter, \u00e0 condition de ne pas les avoir inscrites dans ce que j'ai d\u00e9j\u00e0 \u00e9crit, dans ce qui fait d\u00e9j\u00e0 partie du pass\u00e9 non modifiable du livre (et m\u00eame dans ce cas, apr\u00e8s tout...). Il me faut cr\u00e9er un monde possible de prose, en ce sens, \u00e9viter les contradictions grossi\u00e8res. Je m'y tiens tant que je peux. Il est vrai que cette exigence restreint ma libert\u00e9 de mouvement, \u00e0 mesure que j'avance, \u00eatre physique, vers ma fin, mais n'en est-il de m\u00eame dans tout ce que je fais, dans tout ce que je vis ?\n\n## 86 (\u00a7 84, deuxi\u00e8me suite)\n\n(\u00a7 3 du prologue) **Selon cette conception, les positions relatives des deux** **lignes de temps** **principales de la prose sont renvers\u00e9es.**\n\nSelon cette conception de l'entre-deux-branches (dans son ensemble), les positions relatives des deux lignes de temps principales de la prose qui constituent le **double temps** du ' **grand incendie de londres** ', la ligne du temps de la narration, et celle du temps des choses que rapporte la narration, sont renvers\u00e9es. Dans les six branches, en effet, la narration (et je d\u00e9signe ainsi non seulement la partie intitul\u00e9e r\u00e9cit, mais \u00e9galement les bifurcations) appara\u00eet selon l'ordre s\u00e9quentiel de la composition : c'est le temps de la narration qui est suppos\u00e9 refl\u00e9t\u00e9 contin\u00fbment par l'\u00e9crit. Le temps des choses narr\u00e9es, lui, se trouve morcel\u00e9 par la narration, qui doit en indiquer, \u00e0 l'occasion, les rep\u00e8res. Le premier temps de ce double est continu, concat\u00e9nation de moments, le second discontinu, intriqu\u00e9. Mais dans les entre-deux-branches proprement dites, il en ira autrement. Elles seront ordonn\u00e9es, largement apr\u00e8s coup, et ce qu'il me sera alors impos\u00e9, pour respecter les m\u00eames principes que dans la composition des branches, c'est de laisser des traces plus ou moins visibles de leur \u00ab moment \u00bb de pose sur l'\u00e9cran. Ainsi, par exemple, j'ai dat\u00e9, au 11 ao\u00fbt 1990 (avant-hier : je date aussi le pr\u00e9sent fragment), le premier des paragraphes de ce **prologue** , le \u00a7 xxxx + 1 de la num\u00e9rotation globale (c'est l\u00e0 la forme la plus \u00e9l\u00e9mentaire de la \u00ab trace chronologique \u00bb. J'en utiliserai de moins apparentes).\n\nMais quel pourra \u00eatre, dans ces conditions, le **double temps** propre \u00e0 cette partie ? Il ressemblera aux deux. Comme dans les branches qui la pr\u00e9c\u00e8dent il ira sans cesse vers l'avant, sans retours, \u00e0 mesure : le \u00a7 no x ne sera pas plac\u00e9 avant le paragraphe no y, si \u00ab y \u00bb est \u00e9crit avant \u00ab x \u00bb. Mais comme il ne racontera pas des choses du temps de la vie, son deuxi\u00e8me temps ne s'inscrira pas dans la chronologie biographique. Il aura son ordre propre, comme chacune des parties, les **entre-deux-branches** sp\u00e9cifiques, qui le suivront. Cependant le principe de cet ordre ne sera pas le m\u00eame que le leur, qui est d'\u00e9tablir l'entrelacement des deux branches entre lesquelles elles se posent. Et la succession de ses paragraphes ne sera pas celle d'un engendrement ligne \u00e0 ligne de la narration, comme dans les **branches** , mais une s\u00e9quentialit\u00e9 pure. La double ressemblance tient \u00e0 une relation d'abstraction.\n\nAbstraction : voil\u00e0 qui peut susciter de l'inqui\u00e9tude chez mon lecteur. Le cheminement dans ces pages risque d'appara\u00eetre ardu, pire qu'en certains passages (qui m'ont \u00e9t\u00e9 souvent reproch\u00e9s) du chapitre 5 de la **Branche un**. C'est tr\u00e8s possible. Mais s'il en est ainsi, il faudra que cela reste sans excuses. Car un motif secondaire, adventice, de cette partie est de prendre des distances encore plus grandes que pr\u00e9c\u00e9demment avec l'autobiographie. L'interpr\u00e9tation, la r\u00e9ception du ' **grand incendie de londres** ' comme autobiographie s'est produite (et la **Branche deux** renforcera sans aucun doute cette interpr\u00e9tation). Elle \u00e9tait assez in\u00e9vitable, et je ne la r\u00e9cuse pas, bien que j'affirme que l'aspect autobiographique est enti\u00e8rement subordonn\u00e9 \u00e0 un autre qui gouverne, lui, chaque page et ligne et lettre du livre, est inscrit dans chacun de ses volumes comme la figure dans le tapis, choisissant chaque mot, pla\u00e7ant chaque virgule, mettant le point sur chacun des i, et r\u00e9sulte d'un principe de conformit\u00e9 \u00e0 une d\u00e9finition annonc\u00e9e et toujours non dite : 'l **e grand incendie de londres' est............ ........**\n\nOn pourrait par ailleurs dire que, s'il y a autobiographie, il s'agit d'une (auto) biographie du **Projet** et de son **double** , **Le Grand Incendie de Londres** , et par cons\u00e9quent, dans une large mesure, d'une autobiographie de personne. (Il en r\u00e9sulte, en m\u00eame temps, que les moments les plus strictement, pr\u00e9cis\u00e9ment, concr\u00e8tement biographiques en re\u00e7oivent un \u00e9clairage qui les tire vers un essai d'autobiographie de tout le monde.) Mais de toute fa\u00e7on cette partie pr\u00e9sente ne pourra pas, il me semble, appara\u00eetre comme autobiographique, sinon tr\u00e8s indirectement, et alors en un sens suffisamment vague pour \u00eatre inop\u00e9rant. J'essaye, on le voit, de maintenir \u00e0 mon livre ce que j'imagine \u00eatre une certaine originalit\u00e9, au moins classificatoire. Il ne s'agit pas, \u00e0 l'\u00e9vidence, d'un roman, ni d'un conte, ni d'un essai. \u00c9carter l'hypoth\u00e8se d'une aspiration par le genre de l'autobiographie semble plus difficile.\n\nSi cette partie s'\u00e9loigne \u00e0 la fois et des branches et des autres entre-deux-branches, pourquoi l'avoir incorpor\u00e9e \u00e0 cette deuxi\u00e8me division d'ensemble ? Ne serait-il pas plus rationnel, si vraiment elle doit appara\u00eetre \u00e0 cette place, de la disposer de fa\u00e7on ind\u00e9pendante, de l'isoler ? La raison principale, je l'avoue un peu honteusement, est num\u00e9rologique. Et comme je ne dispose pas, et pour cause, de tout ce qui suit, ni m\u00eame, au moment o\u00f9 j'\u00e9cris, de la totalit\u00e9 de ce qui pr\u00e9c\u00e8de (seul le nombre total des moments des six branches est d\u00e9cid\u00e9 (et non n\u00e9cessairement achev\u00e9 si vous lisez ceci, puisque j'en \u00ab incise \u00bb la **Branche deux** !)), je ne peux gu\u00e8re me lancer dans des explications convaincantes et surtout stables, c'est-\u00e0-dire non susceptibles d'\u00eatre d\u00e9menties par des \u00e9critures \u00e0 venir. La raison num\u00e9rologique appartient donc \u00e0 la famille des pr\u00e9visions formelles r\u00e9visables qui ne cessent de m'accompagner dans ma t\u00e2che (et sont loin de la faciliter, d'ailleurs, croyez-moi).\n\nMais le fait m\u00eame de cette raison num\u00e9rique, tout arbitraire et fantaisiste qu'elle soit, va avoir une influence sur le contenu. En effet, le **Prologue** \u00e0 la division intitul\u00e9e **entre-deux-branches** ne pourra pas \u00eatre un \u00e9pilogue \u00e0 la division des six branches, ni une prose de transition entre les deux. De plus (puisque je dis, m\u00eame si ce n'est qu'implicitement pour vous, quelque chose du compte des parties tel que je l'envisage en ces commencements, cela m'obligera \u00e0 tenter de respecter les contraintes qui en d\u00e9coulent (elles sont explicites pour moi)), la mise en \u00e9chafaudages num\u00e9riques sp\u00e9cifiques va orienter vers une autre lecture, o\u00f9 les **entre-deux-branches** pr\u00e9c\u00e9deraient les **Branches** , et non seulement leur seraient mat\u00e9riellement ant\u00e9rieures, mais les annonceraient, les pr\u00e9voiraient).\n\n## 87 (\u00a7 84, troisi\u00e8me suite)\n\n(\u00a7 4 du prologue) **En repoussant la visibilit\u00e9 hypoth\u00e9tique de cette partie vers un futur obligatoirement tr\u00e8s lointain**\n\nEn repoussant la visibilit\u00e9 hypoth\u00e9tique de cette partie vers un futur obligatoirement tr\u00e8s lointain, je me donne un degr\u00e9 de libert\u00e9 suppl\u00e9mentaire. Car partout ailleurs p\u00e8se sur moi la possibilit\u00e9 d'une lecture proche, surtout depuis que j'ai franchi, non sans de longues h\u00e9sitations la fronti\u00e8re entre texte non publi\u00e9 et publi\u00e9, voici dix-huit mois (ce n'\u00e9tait pas une fronti\u00e8re priv\u00e9-public : **'le grand incendie de londres'** n'a jamais eu d'intention solipsiste). L'ach\u00e8vement d'une nouvelle partie, puisque j'ai r\u00e9ussi \u00e0 l'entreprendre, est envisageable dans un d\u00e9lai assez court, tr\u00e8s court en tout cas par rapport \u00e0 celui qui prot\u00e8ge non le \u00ab prologue \u00bb tout entier, puisque je place ici son d\u00e9but, mais sa totalit\u00e9 achev\u00e9e, et les entre-deux-branches.\n\nJ'ai maintenant moi-m\u00eame, moi-m\u00eame seul comme v\u00e9ritable lecteur, pour des ann\u00e9es (et peut-\u00eatre ind\u00e9finiment). De l\u00e0 mon sentiment de libert\u00e9. Je ne donne pas \u00e0 cette libert\u00e9 le sens d'une autorisation \u00e0 inscrire ici des r\u00e9v\u00e9lations d'ordre priv\u00e9. Je n'ai aucune r\u00e9v\u00e9lation \u00e0 faire, qui puisse avoir un int\u00e9r\u00eat quelconque pour ce livre. Et que pourrais-je me r\u00e9v\u00e9ler \u00e0 moi-m\u00eame que je ne sache, et qui vaille la peine d'\u00eatre dit ? Rien sans aucun doute (je ne me livrerai pas non plus \u00e0 un essai d'auto-analyse). Mais je me d\u00e9couvre libre en un tout autre sens : je peux ici prolonger des investigations abstraites et formelles (en rapport avec mon \u00ab sujet \u00bb) aussi loin que je l'estime utile, sans risquer l'incompr\u00e9hension, sans devoir \u00ab m\u00e9nager \u00bb les r\u00e9ticences \u00e0 l'effort de compr\u00e9hension de personne.\n\nDans un ouvrage propos\u00e9 \u00e0 la lecture pour d'autres motifs que ceux de la transmission d'un savoir, d'une d\u00e9couverte scientifique, philosophique, historique ou autre, les abstractions, les encha\u00eenements d'hypoth\u00e8ses, de raisonnements et de fins sont de v\u00e9ritables obsc\u00e9nit\u00e9s. Leur condamnation morale prend le masque de l'ennui. Certes, je n'ai jamais consid\u00e9r\u00e9 l'ennui comme un crit\u00e8re esth\u00e9tique. Sa force de dissuasion marchande (particuli\u00e8rement \u00e0 l'\u00e9poque contemporaine) est consid\u00e9rable, je n'en disconviens pas. Certains des dix styles qui se partagent les pages de cette tr\u00e8s longue prose sont particuli\u00e8rement aptes \u00e0 le provoquer. J'ai eu recours \u00e0 leur vertu de mani\u00e8re tout \u00e0 fait d\u00e9lib\u00e9r\u00e9e en au moins deux circonstances (je ne parle que du volume publi\u00e9 \u00e0 cette date) :\n\n\u2013 Dans le chapitre 5 de la branche un, avec sa pseudo-d\u00e9duction palindromique (scandale suppl\u00e9mentaire) bien \u00e9videmment (pr\u00e9venant, d'un geste un peu provocant, que leur omission \u00e0 la lecture \u00e9tait souhaitable).\n\n\u2013 Mais aussi tout \u00e0 fait au d\u00e9but, avec l'interminable description du double photographique _F\u00e8s_ , propre \u00e0 d\u00e9courager d'embl\u00e9e (puisque se produisant si pr\u00e8s du d\u00e9clenchement de la lutte, in\u00e9vitable en tout livre, entre auteur et lecteur) les regards rapides, impatients et non pr\u00e9venus. Cependant quelques centaines de pages dans ce registre, comme celles qui se pr\u00e9parent, sont autre chose. Et je ne pourrais pas m'y lancer si je n'\u00e9tais certain de n'avoir pas \u00e0 affronter le m\u00e9contentement d'un lecteur (se traduisant, de fa\u00e7on m\u00e9canique, en un m\u00e9contentement, beaucoup plus dangereux peut-\u00eatre, d'\u00e9diteur) avant tr\u00e8s, tr\u00e8s longtemps.\n\nEt je n'ai m\u00eame pas l'excuse de pouvoir revendiquer autrement cet ennui, en expliquant qu'il n'est que l'accompagnement in\u00e9vitable d'autres r\u00e9v\u00e9lations que biographiques : car ni la science ni la philosophie, pour ne citer qu'elles, ne seront sollicit\u00e9es dans leur s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 et aridit\u00e9 famili\u00e8re. Que reste-t-il alors ? Pas grand-chose apparemment (si on \u00e9limine aussi les vertus digressives & incantatoires de quelque pr\u00e9paration shand\u00e9enne). Tenons-nous-en pour le moment aux trois mots du titre (deux mots et demi, si je tiens compte du trait d'union, que je m'autorise encore, en ces temps de simplification orthographique (ceci est une indication \u00e9clairant la chronologie de composition de cette page)) : **Prologue \u00e9pist\u00e9mo-critique**. Sans autres explications.\n\nJe parle de ma nouvelle libert\u00e9 d'auteur, mais c'est une libert\u00e9, en somme, passablement illusoire : pas d'effervescence du style, de fantaisie de l'imagination. Il s'agira plut\u00f4t d'une extravagance formelle, car je ne vois gu\u00e8re d'autre issue, m'\u00e9tant bouch\u00e9 presque les autres voies. L'ennui didactique est rarement pardonnable ; mais l'ennui formel est plus impardonnable encore. Donc...\n\nIci s'interrompt, pour une dur\u00e9e ind\u00e9termin\u00e9e, mon \u00ab prologue \u00bb (la suite \u00e0 un prochain (?) moment-paragraphe).\n\n## 88 (\u00a7 20) selon la hi\u00e9rarchie d'une m\u00e9ditation des cinq sens\n\nDans la tradition m\u00e9ditative \u00ab ignatienne \u00bb de la Renaissance (inspir\u00e9e des _Exercices spirituels_ de Loyola) figure en bonne place une \u00ab m\u00e9ditation des cinq sens \u00bb. J'en choisis un exemple (plut\u00f4t d'ailleurs sc\u00e9nario d'une m\u00e9ditation, ou encore compte rendu d'une m\u00e9ditation que m\u00e9ditation proprement dite, puisque la m\u00e9ditation est affaire int\u00e9rieures, priv\u00e9e, non dite, non \u00e9crite), un sonnet espagnol compos\u00e9 vers 1570 par le \u00ab capitaine \u00bb Francisco de Aldana. Le th\u00e8me en est d'apparence profane, mais il s'agit bien d'une m\u00e9ditation d'essence et de finalit\u00e9 religieuses, tout \u00e0 fait conforme \u00e0 la \u00ab ligne ignatienne \u00bb, m\u00eame si, par ailleurs, elle t\u00e9moigne de ce qu'anachroniquement je qualifierai ici le \u00ab pacifisme \u00bb de son auteur. Le choix me semble appropri\u00e9 \u00e0 ce r\u00e9cit, qui apr\u00e8s tout, tout d'apparence idyllique qu'il soit (dans l'Arcadie de l'enfance), se situe pendant les ann\u00e9es d'une terrible guerre.\n\nAldana :\n\n _Otro aqu\u00ed no se ve que, frente a frente,_\n\n _animoso escuadr\u00f3n moverse guerra,_\n\n _sangriento humor tenir la verde tierra_\n\n _y, tras honroso fin, correr la gente ;_\n\n _este es el dulce son que aca se siente :_\n\n _\u00ab Espa\u00f1a, Santiago, cierra, cierra \u00bb,_\n\n _y por suave olor, que el aire aterra,_\n\n _humo de azufre dar con llama ardiente ;_\n\n _el gusto envuelto va tras corrompida_\n\n _agua y el tacto solo palpa y halla_\n\n _duro trofeo de acero ensangrentado,_\n\n _hueso en astilla, en \u00e9l carne molida,_\n\n _despedazado arn\u00e9s, rasgada malla :_\n\n _oh, solo de hombres digno y noble estado !_\n\n(version fran\u00e7aise purement informative :\n\n _Ici on ne voit rien d'autre que face \u00e0 face_\n\n _de vaillants escadrons s'\u00e9branler pour la guerre,_\n\n _l'humeur sanglante teindre la verte terre_\n\n _et vers une fin sanglante courir les gens ;_\n\n _voici la douce sonnerie qu'ici on entend :_\n\n _\u00ab Espa\u00f1a, Santiago ! \u00c0 l'attaque ! \u00c0 l'attaque ! \u00bb,_\n\n _et pour suave odeur qui terrifie l'air_\n\n _une fum\u00e9e de soufre cogne la flamme ardente ;_\n\n _le go\u00fbt perverti poursuit, corrompue,_\n\n _l'eau, et le toucher ne trouve et ne palpe_\n\n _qu'un dur troph\u00e9e d'acier ensanglant\u00e9,_\n\n _qu'\u00e9charde d'os, autour des chairs hach\u00e9es,_\n\n _harnais d\u00e9chiquet\u00e9s, mailles d\u00e9faites :_\n\n _\u00f4 seul m\u00e9tier de l'homme digne et noble !)_\n\nCette esp\u00e8ce de la m\u00e9ditation est une \u00ab descente \u00bb, descente aux enfers de la mort, par cinq \u00ab degr\u00e9s \u00bb, qui sont les degr\u00e9s des sens, hi\u00e9rarchis\u00e9s du plus noble au plus vil : vue, ou\u00efe, odorat, go\u00fbt et toucher. De la couleur et noblesse des escadrons lanc\u00e9s l'un contre l'autre on tombe, de la vision aux cris, des cris au soufre... ; et jusqu'\u00e0 l'horreur finale de ce \u00ab hamburger \u00bb de cadavres inertes. Car la vue, seule parmi les sens, assure l'unit\u00e9 de l'homme et du monde, qui est de l'\u00e2me. Mais le corps au contraire est rupture, \u00e9parpillement surtout, dispersion. Et le toucher est par excellence le sens du corps, de sa nature mortelle, de sa chute in\u00e9vitable dans ce que Jean de Sponde nomme \u00ab le gouffre de la pluralit\u00e9 \u00bb.\n\nOr je serais assez tent\u00e9 d'attribuer une hi\u00e9rarchie \u00ab homologue \u00bb aux r\u00f4les respectifs des sens dans le (dans mon) souvenir (soyons prudent). Il est assez naturel, dans ma perspective g\u00e9n\u00e9rale, de traiter la **m\u00e9ditation** comme une op\u00e9ration universelle de la pens\u00e9e, par cons\u00e9quent la m\u00e9ditation des cinq sens, avec son ordre descendant, comme un cas particulier in\u00e9vitable, refl\u00e9tant exactement une disposition ordinaire du fonctionnement de l'esprit, et le souvenir recherch\u00e9, conscient, m\u00e9ditation de la m\u00e9moire (qui est, dans la m\u00e9ditation ignatienne, m\u00e9moire du divin), subordonn\u00e9 lui aussi \u00e0 la m\u00eame \u00e9chelle des sens. (Sym\u00e9triquement les souvenirs involontaires, les r\u00eaveries, les r\u00eaves, \u00e9tant dans ce cas des m\u00e9ditations spontan\u00e9es.)\n\nC'est pourquoi dans le souvenir, dans mon souvenir (mettons, une fois encore, que je ne parle que pour moi), il y a avant tout du voir. Les autres sens, s'ils sont pr\u00e9sents, sont des fant\u00f4mes. Je remarquais \u2013 au chapitre 1, \u00a7 1 \u2013 que l'image de mon doigt faisant crisser la bu\u00e9e glac\u00e9e sur la vitre n'\u00e9tait accompagn\u00e9e d'aucun son, que mon doigt (mon doigt d'aujourd'hui, qui devrait \u00eatre le support du doigt du souvenir (mais est-ce si s\u00fbr ?)) ne ressentait pas le froid pourtant certain de ce moment. J'\u00e9crivais que je savais, \u00ab parce que c'est un savoir commun, et universel, qu'il y a le gel, et que ce mode d'existence physique de l'eau est froid \u00bb, qu'il faisait froid dans la chambre, mais l'image que je restituais de ce moment \u00e9tait insensible \u00e0 ce savoir, indiff\u00e9rente. Le toucher y \u00e9tait \u00ab incolore \u00bb.\n\nC'est en vertu de ce \u00ab raisonnement \u00bb que j'en ai d\u00e9duit la r\u00e9alit\u00e9 d'une intensit\u00e9 particuli\u00e8re de mon souvenir de guetteur du jeu, S'avancer-en-rampant, puisque j'y retrouve la sensation, presque imm\u00e9diate, du sol au-dessous du banc, de petits cailloux aigus s'enfon\u00e7ant dans mes genoux nus. (Bien qu'aucune **image** en moi, pas plus celle-l\u00e0 qu'une autre, ne me donne jamais l'impression d'une pr\u00e9sence \u00ab r\u00e9elle \u00bb sensorielle d'autre chose qu'une vision. C'est une vision qui me montre que le toucher est n\u00e9cessairement impliqu\u00e9 dans les circonstances de l'image.)\n\n## 89 (\u00a7 20) Ces dispositions ne me seraient pas apparues comme convenables par fantaisie, elles \u00e9taient n\u00e9cessaires. Elles faisaient partie des conditions initiales de la m\u00e9moire, depuis son origine.\n\nD\u00e8s que j'ai d\u00e9couvert ce ph\u00e9nom\u00e8ne de ma m\u00e9moire, j'ai imagin\u00e9, tel un _natural philosopher_ du xviie si\u00e8cle ou du xviiie si\u00e8cle, fils de Bacon, Hume, Locke, Descartes ou Newton (ignorons r\u00e9solument leurs divergences doctrinales : les _natural philosophers_ sont des personnages que j'aime beaucoup, et que je me repr\u00e9sente un peu sous les traits de mon grand-p\u00e8re, et un peu comme Mr. Pickwick (pour lequel, d'ailleurs, mon grand-p\u00e8re avait une secr\u00e8te sympathie. Les _Pickwick Papers_ \u00e9taient un livre qu'il relisait constamment, dans une vieille \u00e9dition NRF grand format)), une exp\u00e9rience de pens\u00e9e, propre \u00e0 v\u00e9rifier ou infirmer l'hypoth\u00e8se amorc\u00e9e dans le titre de cette insertion (pr\u00e9lev\u00e9, comme toujours, dans le contexte du r\u00e9cit, mais avec une modification importante, la r\u00e9\u00e9criture de \u00ab **ma** **m\u00e9moire** \u00bb en \u00ab **la** **m\u00e9moire** \u00bb) :\n\n\u2013 que, nous souvenant d'un lieu ancien, et tr\u00e8s connu (une maison d'enfance, surtout, o\u00f9 nous avons longtemps v\u00e9cu, dont nous avons un souvenir assez pr\u00e9cis, assez intense au moins), que nous avons parcouru suivant une multiplicit\u00e9 (infinie pour toutes fins pratiques) de chemins et d'instants, chaque fois qu'y pensant, nous le p\u00e9n\u00e9trons de nouveau pour l'effraction du regard mis en mouvement par la m\u00e9moire, nous nous pla\u00e7ons automatiquement dans une position qui est toujours la m\u00eame, ou, \u00e0 d\u00e9faut,\n\n\u2013 dans l'une quelconque d'une famille de positions ayant en commun une certaine disposition topologique par rapport au volume du lieu, et\n\n\u2013 que (si j'extrapole encore plus \u00e0 partir de ma d\u00e9duction fictive), cette position (ou famille de positions) \u00e9claire une disposition stable de notre \u00ab moi \u00bb dans ses rapports avec le monde, dont on pourrait (ne reculant devant aucune hardiesse, tel un intr\u00e9pide _natural philosopher_ de la bonne \u00e9poque)\n\n\u2013 d\u00e9duire un portrait psychologique ;\n\n\u2013 et une classification des \u00eatres humains suivant une \u00ab physiognomonie du souvenir \u00bb dont ce serait le point nodal.\n\nJe suis, bien entendu, imm\u00e9diatement pass\u00e9 \u00e0 l'exp\u00e9rimentation, utilisant pour ce faire mon entourage imm\u00e9diat. C'\u00e9tait un dimanche, rue des Francs-Bourgeois, dans cet appartement o\u00f9 j'ai v\u00e9cu encore, jusqu'en 1985, avant de revenir rue d'Amsterdam, et qu'habitent aujourd'hui Marie, Charlotte et Oph\u00e9lie. C'\u00e9tait un dimanche, et nous achevions (Marie, Charlotte, Oph\u00e9lie et moi) un rose rosbif de saumon dominical entour\u00e9 d'herbes et sorti de son dispositif protecteur des sucs, en papier d'aluminium.\n\nOph\u00e9lie, prenant appui sur le dossier du fauteuil de Marie, sautant de l\u00e0 sur le haut du Frigidaire, du Frigidaire sur le tranchant sup\u00e9rieur de la porte de la cuisine, de l\u00e0 enfin sur le sommet du placard \u00e0 provisions (celui qui contient les \u00ab bo\u00eetes \u00e0 chat \u00bb et dont l'ouverture des portes la fait saliver), avait choisi l'une des \u00ab positions de chat \u00bb qu'elle adopte en cet endroit (il y en a plusieurs dizaines, et elle en invente sans cesse de nouvelles), et fermait \u00e0 demi les yeux de satisfaction temp\u00e9r\u00e9e de vigilance (elle est ainsi plac\u00e9e qu'elle peut voir tout ce qui se passe au-dessous d'elle et en particulier surveiller des arrivants, s'il s'en pr\u00e9sente dans l'entr\u00e9e).\n\nDans ces circonstances la table de la cuisine, pouss\u00e9e contre le mur, laisse trois places raisonnables pour le d\u00e9jeuner. Marie est assise dans le fauteuil, laid et gris, le dos au Frigidaire, regardant vers la fen\u00eatre qui donne sur la rue Vieille-du-Temple. Charlotte lui fait face et je suis sur le troisi\u00e8me c\u00f4t\u00e9, entre la table et l'\u00e9vier, flanqu\u00e9 de la machine \u00e0 laver la vaisselle (l'\u00e9vier, pas moi). La pendule ronde, \u00ab ann\u00e9es quarante \u00bb, \u00e9l\u00e9gante mais erratique (elle se remonte avec une cl\u00e9, et avance de dix minutes par heure, au moins), est \u00e0 gauche de la porte d'entr\u00e9e, qui est, elle, surmont\u00e9e d'une enseigne de _pub_ , ramen\u00e9e de Londres par Marie, du march\u00e9 de Portobello Road.\n\nJ'ai racont\u00e9 (pour ne pas influencer le t\u00e9moignage) non ma d\u00e9couverte, mais ma perplexit\u00e9 \u00e0 propos des souvenirs que l'on peut avoir d'une maison d'enfance (sans faire part, bien \u00e9videmment, de mon hypoth\u00e8se) disant, \u00e0 peu pr\u00e8s que, si on y a v\u00e9cu assez longtemps, comme on s'y est trouv\u00e9 dans d'innombrables situations \u00ab g\u00e9ographiques \u00bb, & sans cesse changeantes, par quel miracle pouvait-on en avoir une vue d'ensemble (sachant, par exemple, qu'on est rarement, physiquement, au-dessus du toit de sa propre maison), si jamais on en avait une, ce qui n'est nullement certain.\n\n## 90 (suite du \u00a7 89) Et j'ai demand\u00e9 alors \u00e0 Charlotte\n\nEt j'ai demand\u00e9 alors \u00e0 Charlotte (avec toute l'habilet\u00e9 (?) dont j'\u00e9tais capable en tant que _natural philosopher_ ) de me dire comment, et d'o\u00f9 elle voyait, par exemple, sa maison de Nantes, ou celle de sa grand-m\u00e8re, \u00e0 Lyon. Elle est entr\u00e9e imm\u00e9diatement, avec vivacit\u00e9 et indulgence, bien volontiers dans ce jeu. Et sa r\u00e9ponse a, tr\u00e8s largement et \u00e0 ma grande satisfaction, confirm\u00e9 mes hypoth\u00e8ses.\n\nCar il y avait, effectivement, un trait commun \u00e0 toutes ses descriptions. La famille des positions rapport\u00e9es \u00e9tait, _unmistakably_ , de nature \u00ab oph\u00e9lienne \u00bb (de l'Oph\u00e9lie chatte dont j'ai suivi, au pr\u00e9c\u00e9dent paragraphe-moment, les mouvements) : elle se pla\u00e7ait, se d\u00e9crivant en train de voir, toujours, juch\u00e9e en hauteur, sans rien derri\u00e8re elle que des parois, des plafonds m\u00eame, pouvant par cons\u00e9quent surveiller les mouvements dans les pi\u00e8ces, les entr\u00e9es et sorties, les portes. Apparaissait alors le trait commun supput\u00e9 : la r\u00e9p\u00e9tition identique d'une localisation abstraite, propre \u00e0 la curiosit\u00e9 maximale, et d'une \u00e9vidente animalit\u00e9 enfantine (qu'on pourrait associer, dans la ligne d'une interpr\u00e9tation typologique du caract\u00e8re appuy\u00e9e sur ce crit\u00e8re, \u00e0 certain \u00ab totem \u00bb animal qui lui convient par ailleurs parfaitement. Et c'est bien celui-l\u00e0 qui m'\u00e9tait venu \u00e0 l'esprit, \u00e0 Cogolin, la premi\u00e8re fois que je l'ai vue).\n\n(\u00ab Tot\u00e9misation \u00bb qui fonctionne, nouvel exemple, selon un va-et-vient de double n\u00e9gation : attribuer \u00e0 tel animal des propri\u00e9t\u00e9s et caract\u00e8res qui l'\u00ab humanisent \u00bb, premi\u00e8re n\u00e9gation, n\u00e9gation de l'animalit\u00e9. Puis en d\u00e9duire, n\u00e9gation de la n\u00e9gation, pour tel \u00eatre humain, le mod\u00e8le ainsi construit de son animalit\u00e9.)\n\n(Le m\u00eame mouvement de va-et-vient, en fait, joue, sym\u00e9triquement, dans notre vision anthropomorphique des animaux familiers autant que pour l'animalisation des humains. Et elle est alors, in\u00e9vitablement autant que la premi\u00e8re, \u00e9thique. Car notre bestiaire est toujours un \u00ab bestiaire moralis\u00e9 \u00bb.)\n\nJe ne dispose pas aujourd'hui de beaucoup plus d'exemples pour fonder ma \u00ab th\u00e9orie des lieux centraux de la personnalit\u00e9 \u00bb (l'un d'eux au moins est ant\u00e9rieur \u00e0 elle. Car je l'extrais pour une r\u00e9interpr\u00e9tation des descriptions extr\u00eamement pr\u00e9cises d'Alix, quand nous nous sommes rencontr\u00e9s : maisons d'enfance et d'adolescence : \u00c9gypte, Afrique du Sud, Gr\u00e8ce, Ottawa, Aix enfin).\n\nJe serais en mesure, ainsi, d'ajouter selon ce mode d'interrogation une nouvelle composante \u00e0 mon autoportrait \u2013 entrepris dans la branche un, chapitre 4.\n\n## 91 (\u00a7 22 & \u00a7 23) Je me serais, je crois, tr\u00e8s bien converti \u00e0 un alignement du mouvement des aiguilles sur celui d'un vecteur tournant dans le sens \u00ab positif \u00bb\n\nLa spatialisation du temps des horloges, imitant le cadran solaire, se conforme aussi aux hypoth\u00e8ses cosmiques de la conception ptol\u00e9ma\u00efque, et privil\u00e9gie donc le cercle, le parcours du soleil dans le ciel et son ombre port\u00e9e. Voil\u00e0 pour la g\u00e9om\u00e9trie. Le sens du parcours, lui, n'a pas subi de r\u00e9volution copernicienne. Cela me choque.\n\n(Mais si les horloges avaient \u00e9t\u00e9 invent\u00e9es apr\u00e8s Kepler, aurait-il fallu choisir l'ellipse ? Voil\u00e0 qui n'aurait pas \u00e9t\u00e9 un probl\u00e8me b\u00e9nin pour les horlogers, m\u00eame suisses.)\n\nCette interrogation sur la mesure du temps n'\u00e9puise pas la liste de mes \u00e9tonnements na\u00effs, de \u00ab philosophie naturelle \u00bb, aujourd'hui r\u00e9serv\u00e9s \u00e0 des rubriques de journaux. Par exemple : **les horloges identifient, absurdement, en un seul apog\u00e9e, les deux moments extr\u00eames, antith\u00e9tiques, des r\u00e9volutions solaires.** Autrement dit, pourquoi faut-il que midi soit minuit (et r\u00e9ciproquement) ?\n\nEt pourquoi douze ?\n\n **Sur le cadran d'horloge de la repr\u00e9sentation mentale du jardin, que je parcours en pens\u00e9e selon le sens temporel, celui \u00ab des aiguilles d'une montre \u00bb, il est midi au lavoir**. La repr\u00e9sentation du temps sur le cadran horloger est en fait la projection d'une h\u00e9lice. Comme si le temps \u00e9tait un mobile anim\u00e9-animal, un furet : il est pass\u00e9 par ici, il repassera par l\u00e0.\n\nOn ne suit qu'une ligne de temps. Mais l'inscription se faisant sur une surface, j'imagine que je pourrais donner un sens temporel aux autres points, inventer un temps bidimensionnel, une topologie du temps \u00e0 seconde composante imaginaire, faite de tous les temps possibles, des temps abandonn\u00e9s, innombrables, et non suivis.\n\n## 92 (\u00a7 24) Brigitte Bardot, cet ex-symbole \u00e9rotique de cin\u00e9matographe pour les m\u00e2les de ma g\u00e9n\u00e9ration, devenue protectrice gaga-g\u00e2teau des b\u00e9b\u00e9s-phoques\n\nLe hasard objectif donne \u00e0 cette incise la particularit\u00e9 d'\u00eatre doublement digressive. Au moment de la faire passer (comme ses voisines) de l'\u00e9tat quasi immat\u00e9riel de virtualit\u00e9 \u00e9cranique \u00e0 celui, \u00ab concret \u00bb, \u00ab de plein droit \u00bb, d'alignement de signes typographiques sur du papier au moyen de ma modeste imprimante ImageWriter II (ind\u00e9pendamment de ses charmes propres, cet \u00e9crit pourra t\u00e9moigner d'un \u00e9tat historiquement dat\u00e9 de la technologie des \u00ab \u00e9critures \u00bb chez un \u00e9crivain de ressources moyennes et moyennement passionn\u00e9 d'innovation dans ce domaine), je me suis aper\u00e7u (c'\u00e9tait hier, 10 mars 1992) qu'elle avait disparu.\n\nElle avait disparu du \u00ab document \u00bb qui devait la contenir dans le disque dur de mon Macintosh LC (auquel j'ai donn\u00e9 comme \u00e0 son pr\u00e9d\u00e9cesseur, un Macintosh Plus, & aussi affectueusement, le m\u00eame nom g\u00e9n\u00e9rique de \u00ab Miss Macintosh \u00bb), intitul\u00e9 **inc.3b.** Ce document, une fois \u00ab ouvert \u00bb pour impression, s'est r\u00e9v\u00e9l\u00e9 en effet commencer, directement en haut de page par le \u00a7 93 (que vous lisez \u00e0 la suite de celui-ci), et le document pr\u00e9c\u00e9dent, que je venais d'imprimer, **inc.3a** , s'achevait sans aucun doute possible par le \u00a7 91 que vous venez peut-\u00eatre de lire, si du moins vous lisez selon la s\u00e9quence qui vous est num\u00e9riquement propos\u00e9e.\n\nEt la \u00ab disquette de sauvegarde \u00bb, nomm\u00e9e BOU-INC, laquelle j'introduisis aussit\u00f4t (sans grand espoir) apparut exactement conforme \u00e0 son mod\u00e8le, et par cons\u00e9quent pr\u00e9senter le m\u00eame fatal d\u00e9faut : l'absence du \u00a7 92, de l'incise consacr\u00e9e \u00e0 l'exploration du lien entre b\u00e9b\u00e9s-phoques et BB, au moyen de consid\u00e9rations d\u00e9j\u00e0 elles-m\u00eames sur-digressives puisqu'elles me faisaient sortir du cadre chronologique (g\u00e9n\u00e9ralement respect\u00e9 dans ces pages) que je m'\u00e9tais donn\u00e9 pour cette branche (je crois me souvenir assez pr\u00e9cis\u00e9ment de ce que j'y avais mis (ci-apr\u00e8s r\u00e9sum\u00e9 t\u00e9l\u00e9graphiquement en six points) :\n\n\u2013 un souvenir de r\u00e9giment\n\n\u2013 un glissement analogique sur l'\u00e9rotisme, de b\u00e9b\u00e9 \u00e0 BB\n\n\u2013 l'\u00e9vocation d'une sc\u00e8ne justement fameuse du _M\u00e9pris_ de M. Jean-Luc Godard, ajoutant, \u00e0 la s\u00e9quence b\u00e9b\u00e9-BB un troisi\u00e8me terme, \u00ab fesses \u00bb\n\n\u2013 une incise interne \u00e0 l'incise \u00e0 propos d'un pull-over de M. Fritz Lang, qui fait, dans le m\u00eame film, une apparition non moins fameuse que le bardotien pas du tout obscur objet du d\u00e9sir ci-dessus d\u00e9sign\u00e9\n\n\u2013 une protestation (digression impos\u00e9e par le contexte) contre la p\u00e9dophilie (ou plut\u00f4t infantophilie) de certaines publicit\u00e9s t\u00e9l\u00e9vis\u00e9es entr'aper\u00e7ues dans le Minervois (pas au nom de la morale commune, mais en raison d'une co\u00efncidence peu plaisante : celle de l'\u00e9loge du papier hygi\u00e9nique avec la sortie de table d'un t\u00e9l\u00e9spectateur d\u00e9j\u00e0 r\u00e9ticent comme moi)\n\n\u2013 le souvenir, enfin, d'une s\u00e9ance de cin\u00e9matographie en plein air dans une banlieue d'Ath\u00e8nes pendant l'\u00e9t\u00e9 de 1959, culminant, si je puis dire, sur l'agitation concomitante (un vent l\u00e9ger agitait la toile rudimentaire de l'\u00e9cran) du m\u00eame objet pluriel (mais dans un autre, plus universellement fameux et pr\u00e9c\u00e9dent film) et des physionomies stup\u00e9faites des spectateurs hell\u00e8nes, tous m\u00e2les (\u00e0 l'exception de Sylvia, en compagnie de laquelle j'\u00e9tais venu voir ce film _starring_ MPIRIZIT MPARDO, que nous n'aurions pour rien au monde \u00e9t\u00e9 voir \u00e0 Paris)).\n\nJe me suis aussit\u00f4t rendu compte de ce qui s'\u00e9tait pass\u00e9, d\u00e9duction imm\u00e9diate \u00e0 partir du simple fait que les incises du chapitre 3, dont le \u00a7 92 fait partie, avaient \u00e9t\u00e9, dans l'organisation de mon disque dur partag\u00e9es (parall\u00e8lement au partage du chapitre 3 lui-m\u00eame en **\u00ab cap. 3a \u00bb** et **\u00ab cap. 3b \u00bb** ) en deux \u00ab documents \u00bb (pour une meilleure maniabilit\u00e9 du texte \u00e0 l'\u00e9cran) : le \u00a7 92 qui, dans ce partage, aurait d\u00fb se trouver au d\u00e9but de la deuxi\u00e8me partie, avait \u00e9t\u00e9, par erreur, coup\u00e9.\n\nJ'ai eu tout d'abord un geste de d\u00e9couragement. La perspective de devoir reconstituer des lignes d\u00e9j\u00e0 anciennes, de mimer une humeur de prose d\u00e9j\u00e0 de longtemps pass\u00e9e, ne me souriait gu\u00e8re. J'ai \u00e9teint Miss Macintosh et j'ai essay\u00e9 de penser \u00e0 autre chose. Mais ce matin, au r\u00e9veil (il est maintenant cinq heures), la solution s'est impos\u00e9e d'elle-m\u00eame : de toute fa\u00e7on, selon la consigne que je me suis donn\u00e9e \u00e0 moi-m\u00eame, je ne pouvais pas, en tout cas, r\u00e9\u00e9crire ce moment, comme s'il n'avait pas disparu. Je ne peux qu'\u00e9crire ce que j'\u00e9cris au pr\u00e9sent, et le pr\u00e9sent est celui de la disparition. J'ai seulement marqu\u00e9 la circonstance, impr\u00e9vue, en changeant de caract\u00e8res. Cette incise, au moins sur mon \u00e9cran, est compos\u00e9e en Times.\n\n## 93 (\u00a7 24) je peux quasiment suivre \u00e0 l'\u0153il (int\u00e9rieur) la maturation d'une tomate sous ses feuilles,\n\nJe \u00ab place \u00bb aussi leur odeur. Mais les dimensions du fruit sont trop importantes pour donner \u00e0 la cueillette le coup de pouce d'int\u00e9r\u00eat pour moi indispensable qu'apportait la possibilit\u00e9 d'un d\u00e9nombrement. De ce point de vue la valeur du petit pois \u00e9tait bien plus grande. Non seulement les gousses elles-m\u00eames pouvaient \u00eatre nombr\u00e9es, atteignant rapidement plusieurs centaines pour la moindre r\u00e9colte, mais il y avait ensuite, en les ouvrant \u00e0 deux doigts, et en les faisant glisser et rouler de l'ongle dans la paume de la main, la constante \u00e9nigme du nombre des pois contenus par chacune, et comme corollaire la qu\u00eate d'un record (cela va de trois \u00e0 douze selon mon souvenir).\n\n(Dans les cas douteux, o\u00f9 quelques grains sont mal form\u00e9s, insuffisamment m\u00fbrs, ou minuscules, il est toujours possible de trancher simplement, en les mangeant : les pois les plus jeunes sont les plus tendres (de consistance comme de couleur), les plus sucr\u00e9s, pas encore menac\u00e9s par la maladie gustativement mortelle de cette esp\u00e8ce, le syndrome farineux, premier pas vers la d\u00e9ch\u00e9ance ultime, l'\u00e9tat de dur caillou gris-vert qui devient dans la casserole cet ennemi irr\u00e9ductible de l'enfant, le pois cass\u00e9.) Il va sans dire que, dans ces conditions, le plat pois gourmand ne pouvait m'appara\u00eetre que comme un hypocrite, et le mange-tout, dont on ne peut rien compter, qu'on jette in\u00e9coss\u00e9 dans l'eau bouillante, comme un tra\u00eetre.\n\nLe haricot vert, m\u00eame le \u00ab barraquet \u00bb audois, n'offre aucune perspective arithm\u00e9tique, cela va sans dire (le haricot blanc, \u00e0 la rigueur (et surtout le haricot roux, plus noble) mais sans pouvoir rivaliser avec le pois vert). Aussi l'\u00e9pluchage du haricot sur la table de la cuisine \u00e9tait \u00e0 \u00e9viter aussi longtemps que possible ; sauf dans un cas favorable, qui malheureusement devait \u00eatre regrett\u00e9 d'un autre point de vue. Je m'explique. De longs et un peu trop m\u00fbrs haricots de qualit\u00e9 incertaine ont la chance d'avoir des fils, suffisamment de fils durs, coriaces, pour qu'il soit n\u00e9cessaire de les enlever avec soin. Il importait alors (c'\u00e9tait le jeu) de parvenir \u00e0 extirper le fil d'un seul coup, d'une extr\u00e9mit\u00e9 \u00e0 l'autre, sans le rompre.\n\nMais, et c'est l\u00e0 l'envers de cette m\u00e9daille, ce que l'on gagnait \u00e0 l'\u00e9pluchage on risquait de le payer tr\u00e8s cher au moment du repas : car ces haricots, m\u00eame soigneusement d\u00e9-fil\u00e9s, avaient les plus grandes chances d'\u00eatre fibreux, d'\u00eatre en fait tout entiers fils, immangeables. Pour toutes ces raisons, le petit pois restait pour moi sup\u00e9rieur au haricot. Selon le m\u00eame crit\u00e8re la citrouille, exemplaire g\u00e9n\u00e9ralement unique \u00e9norme dans une pr\u00e9paration de repas, \u00e9tait encore plus bas dans mon \u00e9chelle de valeurs (je laisse le haricot sec de c\u00f4t\u00e9, que l'honneur du cassoulet \u00e9l\u00e8ve, et la laitue, mais je ne l'ai appr\u00e9ci\u00e9e que beaucoup plus tard, quand l'huile d'olive l'a sauv\u00e9e de la fadeur. Quant \u00e0 la tomate, c'est un fruit : axiomatiquement, tous les fruits sont bons).\n\nAujourd'hui encore je n'ai de connaissance intime d'un l\u00e9gume que si son esp\u00e8ce \u00e9tait de celles que mon p\u00e8re cultivait dans le jardin. J'ai vu, & parfois mang\u00e9 des crones, des radis noirs, des cardes... mais je ne les connais pas en terre, ni \u00e0 la cueillette. Certains l\u00e9gumes \u00e9taient pires qu'inconnus : car on ne les connaissait que trop. Ce sont ceux qui s'offraient presque seuls sur les march\u00e9s dans les mois d'immense p\u00e9nurie hivernale, des \u00ab collabos \u00bb en somme. Ils sont rest\u00e9s marqu\u00e9s d'une charge n\u00e9gative quasi insurmontable, presque d'infamie, dans la m\u00e9moire collective, pendant de longues ann\u00e9es (ce n'est qu'assez r\u00e9cemment que j'ai vu proposer de nouveau \u00e0 un \u00e9tal des topinambours (et je dois dire que je n'ai pas eu la curiosit\u00e9 d'essayer de les go\u00fbter. On ne pardonne pas les injures gustatives)). (Les rutabagas, eux, semblent bien avoir totalement disparu). (Inexorablement, les topinambours comme les rutabagas sont, aussi anciennement, associ\u00e9s, par un glissement d'origine inconnue \u00e0 une maladie : la tuberculose. Si j'entends \u00ab topinambour \u00bb ou \u00ab rutabaga \u00bb, j'entends aussit\u00f4t, quadrisyllabiquement, \u00ab tuberculose \u00bb. Je ne sais pas pourquoi ni comment, mais c'est ainsi.)\n\nLongtemps, d'ailleurs, le navet, le bon navet, si injustement d\u00e9cri\u00e9 par assimilation p\u00e9jorative aux mauvais films, m'a sembl\u00e9 trop cousin du topinambour pour \u00eatre honn\u00eate. Il a fallu mon amour du canard pour me r\u00e9concilier avec lui. Et j'ai m\u00eame adopt\u00e9 son cousin, si rare, la \u00ab boule d'or \u00bb. Quant \u00e0 la f\u00e8ve fra\u00eeche qui, jeune et tendre, \u00e0 la \u00ab croque au sel \u00bb, est d\u00e9licieuse, j'ai d\u00fb faire un effort consid\u00e9rable pour la dissocier de la bouillie inf\u00e2me de f\u00e9vettes qui fut notre ordinaire, pendant une des p\u00e9riodes les plus inqui\u00e9tantes de l'Occupation. Nous n'avions pour ainsi dire rien d'autre \u00e0 manger que ces m\u00e9diocres l\u00e9gumes secs, o\u00f9 de plus des insectes, des charen\u00e7ons, s'\u00e9taient mis. Il fallait, cependant, les manger. Mais s\u00e9parer les intrus minuscules de leurs h\u00f4tes \u00e9tait impossible. Ma m\u00e8re, alors, passait le tout, f\u00e9vettes et charen\u00e7ons, au moulin \u00e0 l\u00e9gumes ; selon le principe \u00e9picurien \u00ab rien ne se perd, rien ne se cr\u00e9e \u00bb. \u00ab La mati\u00e8re demeure et la forme se perd. \u00bb Le r\u00e9sultat \u00e9tait \u00e0 peu pr\u00e8s nutritivement \u00e9quivalent \u00e0 la m\u00eame quantit\u00e9 de f\u00e9vettes, suppos\u00e9e sans charen\u00e7ons. Et nous mangions cette grise bouillaque, qui nous soulevait le c\u0153ur. Ayant reconquis la f\u00e8ve fra\u00eeche j'ai pu, ensuite reconna\u00eetre la f\u00e8ve comme digne cousine et m\u00eame anc\u00eatre du haricot, quand j'ai, \u00e0 Madrid, \u00e9t\u00e9 initi\u00e9 par Florence \u00e0 la _habada_ , antique et v\u00e9n\u00e9rable \u00ab cassoulet basque (?) \u00bb. (Je mets fin ici \u00e0 l'exploration de ce \u00ab potager moralis\u00e9 \u00bb et je vous \u00e9pargne pour l'instant l'\u00e9loge du pois chiche (il aura son heure, mais formellement justifi\u00e9e).)\n\n## 94 (suite du \u00a7 93) Le jardin \u00e9tait plant\u00e9 de la plus grande vari\u00e9t\u00e9 possible d'esp\u00e8ces v\u00e9g\u00e9tales comestibles compatibles avec le climat.\n\nLe jardin \u00e9tait plant\u00e9 de la plus grande vari\u00e9t\u00e9 possible d'esp\u00e8ces v\u00e9g\u00e9tales comestibles compatibles avec le climat. Ce n'\u00e9tait pas du tout de \u00ab l'art pour l'art \u00bb de jardinier. Mon p\u00e8re, inquiet du danger de carences alimentaires que le r\u00e9gime f\u00e9roce impos\u00e9 par les \u00ab restrictions \u00bb faisait courir \u00e0 des enfants en pleine \u00ab croissance \u00bb, s'effor\u00e7ait ainsi d'y rem\u00e9dier, au moins pendant les p\u00e9riodes favorables \u00e0 la v\u00e9g\u00e9tation. Son raisonnement \u00e9tait que la s\u00e9lection mara\u00eech\u00e8re op\u00e9r\u00e9e par les g\u00e9n\u00e9rations avait plac\u00e9 dans les l\u00e9gumes (et les fruits) (pourvu qu'on les soutienne parfois de quelque lapin (il n'\u00e9tait pas v\u00e9g\u00e9tarien)) \u00e0 peu de chose pr\u00e8s tout ce dont l'organisme humain pouvait avoir besoin, et surtout, surtout, les saintes vitamines.\n\nUne carte des vitamines tr\u00f4nait sur le mur de la salle \u00e0 manger. \u00c0 chaque vitamine alors connue y \u00e9tait attribu\u00e9e une couleur, et chaque nourriture repr\u00e9sent\u00e9e sur la carte avait droit \u00e0 son \u00ab spectre \u00bb circulaire de vitamines, aux secteurs angulaires convenablement proportionn\u00e9s en chaque teinte. Une r\u00e9ticence au chou, par exemple (j'avais oubli\u00e9 le chou !), \u00e9tait combattue, devant la soupi\u00e8re puis l'assiette, non seulement par l'argument d'autorit\u00e9, mais aussi par le raisonnement di\u00e9t\u00e9tique. Le jardin contenait tout ce qu'il fallait, oseilles et salades, blettes (ou bettes), carottes et radis... Mais pendant les nombreux mois o\u00f9 il ne produisait rien, des d\u00e9ficits s\u00e9rieux risquaient de se produire dans nos organismes mal \u00ab arros\u00e9s \u00bb, tels des l\u00e9gumes n\u00e9glig\u00e9s, de nourritures diverses (sans oublier les manques de glucides, lipides ou protides, ainsi que les min\u00e9raux indispensables \u00e0 la fabrication et perfectionnement de notre squelette : scolioses, scolioses ! lordoses !).\n\nOr cette carte (d'avant-guerre) r\u00e9servait une place de choix aux agrumes, indispensables, selon des anecdotes scolaires fameuses, pour lutter contre le manque de vitamine C, et son corollaire, le scorbut. Mon p\u00e8re nous voyait, en des moments de pessimisme nocturne, tels de pauvres mousses enferm\u00e9s sur le navire en perdition de la France vichys\u00e9e et nazifi\u00e9e, en proie \u00e0 cette terrible maladie. Il se rassurait, sans doute, \u00e0 la lumi\u00e8re du jour, en consid\u00e9rant que les populations languedociennes avaient pu, autrefois, tr\u00e8s bien vivre \u00e0 la fois sans oranges et sans scorbut. Nous y \u00e9chapp\u00e2mes en effet.\n\nMais je me souviens que, peu apr\u00e8s la Lib\u00e9ration, il s'\u00e9tait procur\u00e9 une de ces immenses bo\u00eetes qui faisaient partie de ce qu'on appelait les \u00ab surplus am\u00e9ricains \u00bb et qu'il nous distribuait \u00e0 chaque repas quelques-unes des pilules brunes et caoutchout\u00e9es, de la taille, de la couleur et presque de la forme d'un grain de caf\u00e9, qu'elle contenait, entre autres tr\u00e9sors. Coup\u00e9es d'un coup de dent brusque, ces pilules r\u00e9pandaient sur la langue une dose d'huile de foie de morue surconcentr\u00e9e en la pr\u00e9cieuse vitamine antiscorbutique. On m\u00e2chait ensuite l'enveloppe du liquide, sorte de caoutchouc fondant. Je trouvais leur go\u00fbt extr\u00eamement bizarre, mais d\u00e9licieux (je devais bien \u00eatre le seul).\n\nPour ce qui est des oranges et citrons, nous avons attendu bien longtemps leur retour, notre d\u00e9sir aiguis\u00e9 par les r\u00e9cits de ma grand-m\u00e8re qui racontait, apr\u00e8s son dernier voyage aux USA avant Pearl Harbor la merveille du jus d'orange matinal press\u00e9 et mousseux. J'en avais gard\u00e9 le souvenir depuis l'\u00ab avant-guerre \u00bb (\u00e9tant l'a\u00een\u00e9). Et nous en avions la repr\u00e9sentation color\u00e9e sur les \u00ab magazines \u00bb am\u00e9ricains ramen\u00e9s de la Nouvelle-Angleterre. Mais en 1945 encore, Jean-Ren\u00e9, qui \u00e9tait le plus jeune d'entre nous, interrog\u00e9 sur la couleur des citrons, r\u00e9pondit qu'ils \u00e9taient roses.\n\nDans le potager quadrill\u00e9 avec soin par les \u00ab rang\u00e9es \u00bb l\u00e9gumi\u00e8res dessin\u00e9es \u00e0 la corde, **\u00ab j'entends \u00bb le chuintement r\u00e9gulier du tuyau d'arrosage, parfois d\u00e9bordant en bout de ligne silencieusement dans l'all\u00e9e, je vois le brunissement de la terre s\u00e8che et claire p\u00e9n\u00e9tr\u00e9e par l'eau aussit\u00f4t aval\u00e9e par un sol avide au pied des plants de tomates, des haricots accroch\u00e9s \u00e0 leurs \u00ab tuteurs \u00bb, la flaque d'eau disparaissant et laissant une mousse, une \u00e9cume laiteuse, et le fond de la ligne creuse lisse, entre les grumeaux des monticules. C'est le soir**.\n\n## 95 (\u00a7 94) L'eau aussit\u00f4t aval\u00e9e par un sol avide au pied des plants de tomates,\n\nLa \u00ab v\u00e9rit\u00e9 \u00bb de mes images du jardin est solaire. Car le soleil \u00e9tait \u00ab presque partout \u00bb l\u00e0. La nuit, la pluie, pour des raisons diff\u00e9rentes, ont moins de \u00ab chances \u00bb de rencontrer mon regard cherchant, dans les lieux ind\u00e9finissables du souvenir, le lavoir, les all\u00e9es, les rang\u00e9es de tomates (je ne sais au sein de quel \u00ab monde possible \u00bb pourrait les mettre un \u00ab r\u00e9aliste modal \u00bb). Mes visions des nuits ne sont pas seulement plus vagues, plus parcellaires, elles apparaissent presque comme \u00e9tant d'un autre lieu. Il en est de m\u00eame pour celles du jardin sous la pluie. Et, \u00e0 la diff\u00e9rence de l'image de neige, dont la raret\u00e9 extr\u00eame a, au contraire, assur\u00e9 la conservation avec \u00e9motion, l'image, les images de pluie sont ternes, et leur atmosph\u00e8re est plut\u00f4t d'ennui ; et m\u00eame de d\u00e9solation. ( **L'abricotier ruisselant d'une averse de novembre, sans feuilles, l'odeur de mouill\u00e9 triste, les galoches, l'emp\u00eatrement de l'imperm\u00e9able, l'argile glissante sous les branches tristes ;** dans un po\u00e8me \u00e9crit avant mes dix ans, ceci : Les abricotiers sont sages.\/Il a plu\/.)\n\nLa s\u00e9paration tr\u00e8s nette qui se produit entre une vision, compos\u00e9e mais unique, unifi\u00e9e, du jardin, de jour, de toutes saisons, solaire, d'une part, et d'autres vues parcellaires, de moments nocturnes ou pluvieux, me r\u00e9v\u00e8le une composante pragmatique de ma difficult\u00e9 \u00e0 y placer d'autres \u00eatres vivants que ceux (animaux) qui n'en sont jamais sortis (\u2013 \u00a7 27 \u2013 : Et les humains, les humains enfants ? ces ombres de joueurs qui sont l\u00e0, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de moi, \u00e0 chaque moment ou presque, devant le banc, le lavoir, le grillage des cages \u00e0 lapins ? Je n'en parle que de mani\u00e8re tr\u00e8s indirecte) : tout simplement le fait que la continuit\u00e9 changeante des \u00eatres (particuli\u00e8rement les enfants, particuli\u00e8rement ceux que je n'ai pas cess\u00e9 de voir et d'identifier comme \u00e9tant, toujours, eux-m\u00eames) a rendu pour moi impossible la restitution de leur apparence d'alors. Je peux essayer de voir mes fr\u00e8res, en un moment de ces ann\u00e9es, mais ce que je \u00ab vois \u00bb alors n'est que la piction, immobile, d'une photographie, de celles que j'ai retrouv\u00e9es dans les albums et les bo\u00eetes en fer conserv\u00e9es dans ma chambre, \u00e0 Saint-F\u00e9lix. Elles ne peuvent pas \u00eatre plac\u00e9es dans un contexte v\u00e9g\u00e9tal anim\u00e9, mais seulement juxtapos\u00e9es arbitrairement au banc, aux pins, au puits, comme une couleur jet\u00e9e contre un mur.\n\nLes escargots nous r\u00e9conciliaient avec la pluie. Comme de multiples fils de ma m\u00e9moire, de mon **Projet** , de cette prose, qui ont leur origine l\u00e0, l\u00e0 aussi commence ma longue histoire commune avec les escargots (qui constituera \u00e9galement, cela s'impose, un fil dans ma narration, gr\u00e2ce \u00e0 la m\u00e9taphore de la trace, du sillage de bave argent\u00e9e). Je me suis tr\u00e8s t\u00f4t persuad\u00e9 que, comme moi, ils ne choisissaient pas de sortir \u00e0 la pluie, mais y \u00e9taient oblig\u00e9s par les circonstances (dans leur cas, les n\u00e9cessit\u00e9s imp\u00e9rieuses de l'alimentation, et la fatalit\u00e9 physiologique). S'il \u00e9tait vrai qu'ils aimaient tant l'eau, comme on le raconte, pourquoi choisissaient-ils de vivre dans un climat aussi sec ? Pourquoi n'allaient-ils pas, comme leurs cousins, dits \u00ab de Bourgogne \u00bb, ces grands veaux, patauger dans des prairies gorg\u00e9es d'eaux, dans des bocages satur\u00e9s, d\u00e9goulinants de crachins et d'averses ? Je dis \u00ab leurs cousins les \"Bourgogne\" \u00bb, car pour moi le seul escargot digne de ce nom est le \u00ab petit-gris \u00bb, \u00e9l\u00e9gant et d\u00e9gourdi, \u00e0 la coquille tigr\u00e9e, et son compagnon, \u00e0 la forme spirale plus plate, blanche, beige, ou m\u00eame jaune que l'on trouve surtout dans les sentiers au long des vignes, suspendu aux fenouils (et que les paysans proven\u00e7aux, m\u00e9prisant les donn\u00e9es exactes de l'histoire naturelle, prennent pour sa compagne, et nomment \u00ab femelle \u00bb).\n\nJ'avais donc imagin\u00e9 que le soleil \u00e9tait le r\u00eave inaccessible de l'escargot (son r\u00eave de jour. Son r\u00eave de nuit : les \u00e9toiles), qu'il ne pouvait jamais apercevoir qu'en de tr\u00e8s courts moments, quand cet astre sortait des nuages apr\u00e8s la pluie, ou paraissait sur la ros\u00e9e de l'aube, et qu'il ne s'attardait hors de ses demeures de pierres ou de ceps, au risque d'\u00eatre surpris par la paralysante chute hygrom\u00e9trique de la s\u00e9cheresse, que dans l'espoir de diriger vers lui ses humides et sensibles yeux p\u00e9donculaires, et de recevoir sa b\u00e9n\u00e9diction dangereuse un instant.\n\nNous rassemblions des escargots sur la terrasse mouill\u00e9e. Nous leur donnions pour horizon des feuilles de salades, des brins de fenouil, et nous les regardions \u00ab courir \u00bb (ces courses sont une tradition enfantine peut-\u00eatre plusieurs fois mill\u00e9naire, dont on aimerait avoir l'histoire, au moins autant que celle des courses de chevaux, ou de l\u00e9vriers). La tr\u00e8s grande lenteur proverbiale des escargots est un leurre. Ils sont comme les grands navires prenant leur \u00e9lan sur la mer. La coquille l\u00e9g\u00e8rement oscillante au moment o\u00f9 ils d\u00e9cident de leur direction, les cornes bien ajust\u00e9es au mouvement, les plus all\u00e8gres au contraire donnent une nette impression de rapidit\u00e9, ou plus intrins\u00e8quement peut-\u00eatre, pour \u00e9viter les comparaisons de vitesses absolues, d'une ma\u00eetrise parfaite du rapport entre distances et dur\u00e9es.\n\nJ'ai gard\u00e9 pour la fin le meilleur de la pluie, le rapport direct, voluptueux par excellence, avec les escargots bien r\u00e9veill\u00e9s, fr\u00e9missants et enthousiastes : les poser sur la main, sur le genou, et, s'immobilisant, sentir les doux glissements de leur humidit\u00e9 vivante sur sa peau.\n\n## 96 (\u00a7 24) Les clapiers, demeures des tranquilles et sympathiques lapins\n\nSympathiques et inoffensifs. J'ai tr\u00e8s peu de sympathie, en fait, pour les animaux dangereux. Les grands fauves ne m'attirent pas. Je ne r\u00eave pas de communiquer des pens\u00e9es profondes aux crocodiles ou aux scorpions. Il est vrai que cette notion de \u00ab dangereux \u00bb est relative. Le chat n'est certainement pas, intrins\u00e8quement, un animal inoffensif (comme l'est l'escargot, par exemple, ou le h\u00e9risson, deux de mes animaux pr\u00e9f\u00e9r\u00e9s). Mais il est en quelque sorte \u00ab sauv\u00e9 \u00bb par ses dimensions. Il me suffit, par la pens\u00e9e, d'effectuer une homoth\u00e9tie de rapport cinq ou six de la r\u00e9gion de l'espace occup\u00e9e par Oph\u00e9lie, pour imaginer que le bleu surinnocent de son regard pos\u00e9 sur moi changerait alors enti\u00e8rement de nature. Mais le film de terreur (am\u00e9ricain de s\u00e9rie \u00ab encore moins que B \u00bb) que nous avions vu un jour, Alix et moi, sur une quelconque t\u00e9l\u00e9vision anglaise nocturne, intitul\u00e9 quelque chose comme _La Nuit des lapins monstres_ ne pouvait, et ne put, que d\u00e9clencher le fou rire.\n\nLa lecture du merveilleux _Watership Down_ , par exemple, que je dois \u00e0 Marie, offre une vision socio-anthropomorphique de l'esp\u00e8ce lapin moins am\u00e8ne que la mienne, au fond demeur\u00e9e telle quelle depuis l'enfance. Je me souviens aussi de la reproduction, aper\u00e7ue sur la couverture d'un livre, dans une vitrine de la rue Jacob, d'un dessin allemand du xviie si\u00e8cle : il repr\u00e9sente un tr\u00e8s gros lapin dans toute la force de l'\u00e2ge, et rev\u00eatu aux recoins de sa fourrure luxueuse d'une expression d'extr\u00eame contentement de soi, visiblement d'origine sexuelle : un lapin \u00e0 bonnes fortunes lapines. J'en ai \u00e9t\u00e9 surpris. Ce n'est pas non plus ainsi que le lapin prototype, l'Id\u00e9e platonicienne de lapin s'offre \u00e0 moi, quand j'y pense. (J'ai m\u00eame connu, plus \u00e9loign\u00e9 encore de mon lapin id\u00e9al, un individu assez inqui\u00e9tant de cette esp\u00e8ce, nomm\u00e9 Staline.)\n\nUne publicit\u00e9 r\u00e9cente, celle du \u00ab lapin Cassegrain \u00bb, met en sc\u00e8ne un grand lapin blanc \u00e0 lunettes noires de mafioso hollywoodien. Il tient dans ses pattes cuill\u00e8re et fourchette, et se pr\u00e9pare \u00e0 attaquer des \u00ab petits l\u00e9gumes \u00bb. D\u00e8s que je l'ai vu \u00e0 la t\u00e9l\u00e9vision rue des Francs-Bourgeois, j'ai \u00e9t\u00e9 enthousiasm\u00e9 par son expression. J'ai vu et revu la sc\u00e8ne, enregistr\u00e9e en vid\u00e9o par Charlotte, qui a \u00e9galement eu la bont\u00e9 de m'offrir une carte postale avec son portrait, que j'ai mise dans ma biblioth\u00e8que. Une f\u00e9rocit\u00e9 v\u00e9g\u00e9tarienne sied bien \u00e0 cette esp\u00e8ce. C'est en de tels divertissements que survit mon enfantine **\u00ab passion sentimentale, immod\u00e9r\u00e9e, pour les lapins \u00bb**.\n\nAinsi mon anthropomorphisme persistant reste purement ludique. Il \u00e9vite soigneusement tout glissement vers l'identification r\u00e9aliste, et enti\u00e8rement l'imagination tragique des r\u00e9cits londoniens (je veux dire ceux de Jack London). Ces animaux ne sont pas non plus des masques de personnages seulement humains. Le jeu (un jeu de langage, de r\u00e9cit) n'a de charme que si l'animal conserve l'essentiel des traits de sa nature propre, en coexistence plus ou moins comique avec des propri\u00e9t\u00e9s humaines (comportements, raisonnements, sentiments) enti\u00e8rement invent\u00e9es.\n\nMes mod\u00e8les constants, dans ces jeux, sont les livres de Milne _(Winnie the Pooh)_ ou de Kenneth Graham _(The Wind in the Willows)_ , et, bien s\u00fbr, avant tout, ceux du monde \u00ab carrollien \u00bb (je pense, bien s\u00fbr, \u00e0 cette sc\u00e8ne de _Sylvie and Bruno_ , dans le chapitre \u00ab _A visit to Dogland_ \u00bb, qui fut la source d'un petit texte de mon ma\u00eetre Raymond Queneau (\u00ab Sur le langage chien dans _Sylvie et Bruno_... \u00bb), o\u00f9 le roi des Chiens, abandonnant un moment sa Cour pour faire un brin de conduite aux voyageurs, r\u00e9v\u00e8le, en demandant \u00e0 Sylvie de lui jeter un b\u00e2ton \u00e0 ramasser, son irr\u00e9pressible nature canine : \u00ab _His Majesty calmly wagged the Royal tail. \"It's quite a relief, he said, getting away from that Palace now and then ! Royal Dogs have a dull life of it, I can tell you. Would you mind (this to Sylvie in a low voice, and looking a little shy and embarrassed). Would you mind the trouble of just throwing that stick for me to fetch ?\"_ \u00bb\n\nEn ces temps dont je parle, je r\u00eavais surtout de faire la connaissance d'autres lapins, les lapins libres de la garrigue, les \u00ab garennes \u00bb, dont les traces \u00e9taient visibles dans les vignes, autour de la Cit\u00e9 (monceaux de petites crottes dans les foss\u00e9s, entre les touffes de thym) ; mais toujours fuyant, inabordables malgr\u00e9 l'offrande de fenouils, friandises, de caresses, inattrapables \u00e0 la course, inapprochables sinon morts, sanglants, ramen\u00e9s par les chasseurs.\n\n## \u00a7 97 (\u00a7 25) Un jeune et mince cochon vint donc s'\u00e9tablir en secret dans l'appentis\n\nLe mod\u00e8le porcin r\u00eav\u00e9 par nos parents \u00e9tait selon toute vraisemblance le cochon corr\u00e9zien, tel qu'ils l'avaient d\u00e9couvert lors de leur s\u00e9jour d'avant Carcassonne, \u00e0 Tulle, d'o\u00f9 venait Marie (de Tulle ou presque : elle \u00e9tait de Souillac). Les privations de la guerre avaient fait d'un encore r\u00e9cent souvenir, celui de la foire de Tulle, comme l'adresse inaccessible d'un paradis perdu du cochon, d'un eldorado du jambon, presque aussi merveilleux et alors devenu malheureusement aussi \u00e9loign\u00e9 que le quasi mythique Yorkshire (avec lequel les porcs corr\u00e9ziens rivalisaient, disait-on, en saveurs et en encombrement).\n\nNos parents \u00e9num\u00e9raient avec insistance les termes techniques descriptifs, dans le vocabulaire cochonnier corr\u00e9zien, de l'\u00e9volution de ces admirables b\u00eates : d'abord enfants, \u00ab gorets \u00bb balbutiants nourris par les m\u00e8res truies, puis \u00ab chiens \u00bb gambadant dans les cours de ferme, puis \u00ab loups \u00bb adolescents fouisseurs nourris de ch\u00e2taignes dans les sous-bois, ils subissaient d'autres mutations onomastiques encore que je n'ai pas retenues, avant d'atteindre aux premiers degr\u00e9s s\u00e9rieux et strictement hi\u00e9rarchis\u00e9s de l'\u00e9chelle des poids, par immobilit\u00e9 concentr\u00e9e sur un r\u00e9gime de larges p\u00e2t\u00e9es c\u00e9r\u00e9ali\u00e8res, nutritives et app\u00e9tissantes, auxquelles le n\u00f4tre, le pauvre n\u00f4tre, h\u00e9las, ne put jamais pr\u00e9tendre. (Et pourtant, c'est bien ce mod\u00e8le qui lui avait \u00e9t\u00e9 propos\u00e9, puisque \u00ab gagnou \u00bb est le nom affectueux du cochon corr\u00e9zien, et qu'elle avait \u00e9t\u00e9 nomm\u00e9e, propitiatoirement, \u00ab Gagnoune \u00bb.)\n\nAussi n'atteignit-elle pas les performances des champions tullistes que nous aurions r\u00eav\u00e9es pour elle, les deux cents, trois cents, ou quatre cents kilos m\u00eame qui, para\u00eet-il, \u00e9taient monnaie courante chez ces animaux fabuleux. Ces poids, convertis en saucisses, lard, jambons, ou boudins, avaient de quoi faire d\u00e9faillir l'imagination gustative. Notre malheureuse cochonne en resta loin.\n\nCe n'\u00e9tait nullement par mauvaise volont\u00e9 de sa part. Si on lui avait laiss\u00e9 le temps, et surtout si on lui avait fourni les nourritures ad\u00e9quates, elle aurait certainement fait des merveilles sur la balance. Il y avait en elle une ambition certaine dans cette noble direction. Et ce n'\u00e9tait certes pas sa faute si le destin l'avait fait na\u00eetre en 1942 dans le d\u00e9partement de l'Aude, au beau milieu d'une guerre mondiale, et pas dans un paisible hameau du Yorkshire ou dans les environs d'Uzerche. Telle la bien-aim\u00e9e cochonne du duc Clarence, dans les romans de P. G. Wodehouse, _L'Imp\u00e9ratrice de Blandings_ , elle aurait pu alors triompher dans un concours agricole, au lieu de p\u00e9rir pr\u00e9matur\u00e9ment, encore quasi maigre, et dans la clandestinit\u00e9.\n\nLes incessantes sp\u00e9culations de notre famille sur l'\u00e9volution de son poids ne la priv\u00e8rent jamais d'un app\u00e9tit presque aussi f\u00e9roce que le n\u00f4tre et qui \u00e9tait rarement, il faut le dire, pas plus que le n\u00f4tre, satisfait. En somme, elle ne se doutait de rien. J'ai d\u00e9couvert depuis, dans un roman policier anglais dont j'ai oubli\u00e9 le titre (et l'auteur), un personnage de cochon qui repr\u00e9sentait son parfait antonyme, parce qu'il restait lui, perp\u00e9tuellement, proche mais en de\u00e7\u00e0 du poids minimal qui lui aurait valu son aller-simple de la ferme \u00e0 la charcuterie. Il mangeait, certes, mais il ne \u00ab profitait \u00bb pas. L'auteur rapportait l'\u00e9tonnement de la fermi\u00e8re devant ce ph\u00e9nom\u00e8ne inhabituel dans l'esp\u00e8ce porcine, et l'interpr\u00e9tation psychologique volontariste qu'elle donnait de ce comportement de l'animal : c'\u00e9tait un _non-doing pig_. Et l'auteur du roman trouvait cette attitude astucieuse de la part du cochon, quelque chose comme une r\u00e9sistance passive au destin et \u00e0 l'oppression. Il en faisait presque un \u00ab soldat Schweik \u00bb cochon, qui n'\u00e9tait pas maigre au point de d\u00e9courager d\u00e9finitivement tous efforts d'engraissement, car cela aurait \u00e9t\u00e9 de sa part suicidaire, mais qui semblait constamment faire effort, \u00eatre pleine de bonne volont\u00e9 et n'\u00e9chouer qu'involontairement \u00e0 grossir.\n\nJe serai beaucoup plus s\u00e9v\u00e8re. Le cochon des _Contes du chat perch\u00e9_ , qui r\u00eave d'\u00eatre aussi beau que le paon, devient, lui aussi un moment, un _non-doing pig_ , quand il suit, fanatiquement, son dangereux r\u00e9gime journalier, en r\u00e9p\u00e9tant avec ferveur : \u00ab Un p\u00e9pin de pomme rainette, et une gorg\u00e9e d'eau fra\u00eeche. \u00bb J'ai toujours trouv\u00e9, quant \u00e0 moi, son attitude plus indigne encore que ridicule.\n\n## 98 (\u00a7 26) Les petits palmiers du jardin avaient pour feuillage des palmes, longues feuilles au bout d'une tige solide et souple (propri\u00e9t\u00e9 qui nous int\u00e9ressera \u00e9galement)\n\n **D\u00e9tach\u00e9es du tronc de l'arbre ces tiges, du moins les plus fortes, longues, rigides et \u00e9paisses d'entre elles, vertes, avec des bords l\u00e9g\u00e8rement dentel\u00e9s** (telles que que je peux maintenant les voir devant moi, comme si elles se trouvaient de nouveau dans mes mains, et presque sentir leurs bords rugueux) exigeaient litt\u00e9ralement un emploi, celui d'arc : **encoches \u00e0 chaque bout, corde tendue, fl\u00e8ches blanches de fusain, ou de sureau (?) ;**\n\n **tirer ; tirer vers le ciel bleu-noir, mang\u00e9 \u00e0 moiti\u00e9 par les pins, par le grand pin parasol du fond, le ciel vertical et plat comme le fond d'une cible, la t\u00eate rejet\u00e9e en arri\u00e8re pour viser, c'est ainsi que je vois ; la fl\u00e8che monter vers les hautes branches ; gravit\u00e9 des tr\u00e8s hautes branches, renvoyant les fl\u00e8ches vers le sol ; fl\u00e8ches happ\u00e9es par les branches, prisonni\u00e8res. Je les vois encore. L\u00e0.**\n\nNous fabriquions sans cesse de nouveaux arcs, stockions dans des endroits secrets des provisions de fl\u00e8ches. Stimul\u00e9s par la lecture du _Quentin Durward_ de Walter Scott (une source fort probable de mon amour de l'\u00c9cosse), nous ex\u00e9cutions des sc\u00e9narios complexes de batailles, de d\u00e9livrances, des concours chevaleresques, des exploits olympiques. J'ai failli ainsi, \u00e0 ce qu'on m'a dit (je n'en ai pas souvenir), y perdre un \u0153il, du tir involontaire d'une fl\u00e8che envoy\u00e9e par un petit gar\u00e7on en visite, un Espagnol dont je n'ai retenu que le nom : Luis Bardagil.\n\nMon amour du tir \u00e0 l'arc n'a pas surv\u00e9cu \u00e0 ces ann\u00e9es. M\u00eame au plus fort de ma passion pour la vieille po\u00e9sie japonaise, au temps de ma fr\u00e9quentation assidue du d\u00e9partement des Imprim\u00e9s orientaux de la Biblioth\u00e8que nationale, dans les ann\u00e9es 1965-1970, je ne me suis pas plong\u00e9 avec ravissement dans l'esth\u00e9tique-\u00e9thique \u00ab zen \u00bb ou \u00ab pseudo-zen \u00bb de cet art. Pourtant, par un de ces encha\u00eenements de hasards qui intimiderait certainement un romancier (et que je me trouve incapable de rejeter de mon r\u00e9cit, qui en est sans cesse envahi), c'est pr\u00e9cis\u00e9ment du tir \u00e0 l'arc que je m'inspire en ce moment (indirectement sans doute, mais cependant \u00e0 partir de la vision m\u00eame d'enfance que je viens de restituer) pour la composition des 200 po\u00e8mes (\u00ab 200 fl\u00e8ches \u00bb sera le titre) qui seront ma contribution au grand livre mis en chantier par Micaela (cinq fois 200 po\u00e8mes, ou fragments, d'auteurs diff\u00e9rents, en deux langues, anglais et fran\u00e7ais (Jacques Derrida, Dominique Fourcade, Michael Palmer, Tom Raworth et moi-m\u00eame) accompagnant les rectangles verticaux de ses 1 003 _(\u00ab mille et tre \u00bb)_ dessins).\n\nJ'ai choisi en effet, pour matrice formelle de cette composition (faite de \u00ab pseudo- _tankas_ \u00bb de cinq vers, r\u00e9partis en trois + deux), un ensemble de po\u00e8mes didactiques du xvie si\u00e8cle japonais, qui \u00e9noncent les principes (\u00e0 la fois techniques (abstraits), et moraux) de cet art. Or, ces po\u00e8mes, je ne les ai pas recherch\u00e9s sp\u00e9cialement dans ce but. Ils me sont venus tout \u00e0 fait fortuitement, \u00e0 la suite d'un coup de t\u00e9l\u00e9phone inattendu de la belle Odile H., qui fut autrefois ma voisine ici, rue d'Amsterdam. Elle souhaitait mon aide pour mettre en forme ces textes (dont elle me fournit un mot \u00e0 mot comment\u00e9) pour le livre que va publier son ami, devenu ma\u00eetre fran\u00e7ais du tir \u00e0 l'arc, apr\u00e8s de longues ann\u00e9es d'\u00e9tude et de pratique au Japon.\n\nNe pas prononcer\n\nl'air transperc\u00e9 des palissades\n\natlantides\n\nC'est \u00e0 la fl\u00e8che de d\u00e9cider\n\nde son trop-plein de silence\n\nde ma toile de fl\u00e8ches\n\ncouvre-toi silence ainsi\n\nl'arc\n\nme parla et parlant\n\nvint se reposer sur mon bras\n\nVibre criaient-ils\n\nvibre\n\ngravit\u00e9 de tr\u00e8s hautes branches\n\ntr\u00e8s loin pesait la terre\n\nvibre criaient-ils dans le bas\n\n## 99 (\u00a7 28) Nous passions pr\u00e8s d'elle \u00e0 toute allure sur nos bicyclettes ou tricycles\n\nJ'ai ajout\u00e9 \u00ab tricycle \u00bb, et presque imm\u00e9diatement, \u00e0 la premi\u00e8re version spontan\u00e9e de cette phrase, o\u00f9 je n'avais mis que \u00ab bicyclettes \u00bb, en me rappelant brusquement que sur une des rares photographies conserv\u00e9es dans les vestiges de ce qui fut une collection documentaire beaucoup plus importante (la quasi-totalit\u00e9 se trouve maintenant dans le troisi\u00e8me tiroir de la commode de ma chambre \u00e0 Saint-F\u00e9lix, dans le Minervois (la \u00ab chambre au lit de cuivre \u00bb)), et parmi celles, encore plus rares, o\u00f9 l'on voit quelque chose des lieux o\u00f9 elles furent prises (j'ai longtemps maudit cette absence presque totale, en particulier d'une vue d'ensemble de la maison et du jardin de la rue d'Assas o\u00f9 je me suis narrativement plac\u00e9, d\u00e8s le chapitre premier de cette branche, mais en fait, j'en suis aujourd'hui presque heureux, parce que cela m'a oblig\u00e9 \u00e0 interroger sans tricherie mon souvenir), dans une de ces photographies, donc, on voit ma s\u0153ur Denise sur son tricycle, au milieu d'une des all\u00e9es de la partie potag\u00e8re, qui nous servaient de pistes et de terrain pour des comp\u00e9titions v\u00e9locyp\u00e9diques.\n\nIl y a en fait trois vues, tr\u00e8s semblables, contenues dans une enveloppe de photographe professionnel (\u00ab Photographie A. Gammonet 86, Avenue de Saxe, LYON \u00bb), parmi une dizaine de n\u00e9gatifs, la plupart non tir\u00e9s. De la main de mon p\u00e8re, je lis : \u00ab Carcassonne, hiver 1937-38 : Denise tricycle \u00bb (pour une fois les renseignements minimaux sont l\u00e0). C'est l'hiver, en effet, si j'en juge par la v\u00e9g\u00e9tation d'absence, et la nudit\u00e9 des pots de fleurs dans le _background_. L'arri\u00e8re-plan physique n'ajoute gu\u00e8re de donn\u00e9es \u00e0 ma description (sur l'une, dans le fond, je vois s\u00e9cher du linge sur des fils), et n'en infirme aucune. J'en tire seulement \u00ab tricycle \u00bb (la date est un peu ant\u00e9rieure \u00e0 celles des souvenirs que je raconte, mais je suppose que le tricycle a surv\u00e9cu pour servir aussi \u00e0 mes fr\u00e8res plus jeunes).\n\nDenise est parfaitement reconnaissable par moi sur ces pictions (surtout celle o\u00f9 elle regarde en face l'appareil), avec une expression plus am\u00e8ne, moins boudeuse que celle que la \u00ab tradition \u00bb lui reconna\u00eet dans de telles circonstances (j'emploie \u00e0 dessein le mot \u00ab pseudo-wittgensteinien \u00bb de piction parce que, conform\u00e9ment \u00e0 ma \u00ab th\u00e9orie \u00bb, si j'ose dire, des images, ces vues n'en suscitent pas dans mes souvenirs, restent externes, immobiles). Elle avait alors un peu plus de deux ans.\n\nJe ne me suis pas interdit (le premier chapitre de la branche un en t\u00e9moigne) d'avoir recours \u00e0 des photographies et \u00e0 leur description. Mais peu \u00e0 peu je me suis fait une r\u00e8gle de n'y avoir recours que dans des contextes strictement limit\u00e9s, ne risquant pas de fausser la v\u00e9ridicit\u00e9 (toutefois strictement inv\u00e9rifiable, je le sais) de mes souvenirs. Pour le dire un peu diff\u00e9remment, elles n'interviennent que dans certains \u00ab styles \u00bb de ma narration, parmi les dix que je me suis donn\u00e9s comme but (branche un, \u00a7 84). Et en tout cas pas dans les nombreux moments de cette branche pr\u00e9sente, o\u00f9 domine presque exclusivement un seul de ces styles, le style III (\u00ab style de Kamo no Chomei \u00bb) : les \u00ab vieilles paroles en des temps nouveaux \u00bb.\n\nEn sortant ces trois photographies de leur enveloppe, j'ai regard\u00e9 aussi les n\u00e9gatifs non tir\u00e9s \u00e0 la lumi\u00e8re, nocturne (il est cinq heures), de mon \u00e9cran. Il y a d'autres personnages (mon fr\u00e8re Pierre et moi-m\u00eame, sans doute), et cet entrecroisement myst\u00e9rieux des branches nues des arbres que cr\u00e9e l'interversion du clair et du sombre sur les n\u00e9gatifs. Je ne sais pourquoi, le \u00ab sentiment du pass\u00e9 \u00bb m'y appara\u00eet plus \u00ab authentique \u00bb.\n\nNous parcourions sans cesse, avec \u00e9nergie, avec ardeur, le r\u00e9seau des all\u00e9es, rectangulaire d'un c\u00f4t\u00e9, incurv\u00e9 de l'autre, sur nos tricycles et bicyclettes, nous pr\u00e9cipitant avec enthousiasme (et souvent d\u00e9sastreusement) au bas des trois marches qui conduisaient \u00e0 la terrasse, au terme d'un parcours, d'un \u00ab circuit \u00bb de v\u00e9lodrome imaginaire. J'ai gard\u00e9 longtemps sur le dessus de la cheville une cicatrice elliptique due au frottement d'une p\u00e9dale sans doute fauss\u00e9e par une chute, et tordue dans une position assez invraisemblable, mais que la chaleur furieuse et anesth\u00e9sique de la course m'avait emp\u00each\u00e9 de sentir, pendant qu'elle mordait, \u00e0 chaque tour de roue, et jusqu'au sang, dans la chair.\n\n## 100 (\u00a7 29) Hors-jeu, face au banc, au centre d'une tr\u00e8s grande multiplicit\u00e9 de souvenirs r\u00e9els,\n\nMais qu'est-ce donc qu'\u00eatre \u00ab hors-jeu \u00bb ? Tous les jeux imagin\u00e9s dans ce jardin \u00e9taient des jeux de langage. Et le hors-jeu du langage, certainement, est un silence. Tous ces jeux, comme tous les jeux, comme tous les jeux de langage, \u00e9taient des modes de r\u00e9v\u00e9lation, des mises en paroles d'une forme de vie, et donc n\u00e9cessitaient le mouvement. Ainsi le hors-jeu \u00e9tait aussi arr\u00eat du mouvement (il est cela au rugby, o\u00f9 le sifflet de l'arbitre, qui le sanctionne, tue l'essor du mouvement qu'est, par excellence, l'attaque des trois-quarts). Le hors-jeu est une atteinte de l'immobilit\u00e9. Le silence, l'immobilit\u00e9. Mais n'y avait-il pas pr\u00e9cis\u00e9ment parmi tous mes jeux un tel jeu, un jeu de point fixe, un jeu de l'immobilit\u00e9 : jeu de silence statuaire, jeu sans mouvement (\u00a7 22).\n\nEn fait, il ne s'agissait alors que de mimer le hors-jeu, afin de faire revenir le hors-jeu dans l'espace m\u00eame du jeu. L'identification aux statues, \u00e0 la paralysie muette des statues, n'avait de sens que si, tout autour, les assistants mobiles et loquaces, fr\u00e8res, amis, avant de se transformer en imitateurs, commentaient, s'inqui\u00e9taient, s'effrayaient (comme plus tard, r\u00e9p\u00e9tant \u00e0 Saint-Germain-en-Laye les m\u00eames jeux de l'immobilit\u00e9 muette, nous effrayions notre chien, Coqui, par une attitude soudaine et anormale de pseudo-cadavres. Il s'approchait aussit\u00f4t de nous, nous implorait tour \u00e0 tour, nous reniflait, mettait son museau contre notre visage, nous poussait de la patte, s'impatientait, s'effrayait, aboyait).\n\nCe n'\u00e9tait pas du tout non plus un hors-jeu par solitude, une r\u00e9invention de l'ermite, bien au contraire. C'\u00e9tait quelque chose de beaucoup plus proche de cette n\u00e9gation paradoxale du solitaire qu'\u00e9tait l'ermite du xviiie si\u00e8cle, l'ermite ornemental \u00e0 l'anglaise (dont un exemple sinistre est la pseudo-statue verte du film de Peter Greenaway, _The Draughtman's Contract_ ( _Meurtre dans un jardin anglais_ )). L'ermite ornemental ne peut jouer le hors-jeu de solitude que parce qu'il a un public. (Une version ultime, extr\u00eame et sarcastique, me semble avoir \u00e9t\u00e9 celle, purement fictionnelle, du h\u00e9ros d'un court roman-fable de David Garnett : _The Man in the Zoo_ , qui s'offre, tel un chimpanz\u00e9 volontaire, \u00e0 vivre dans une cage du zoo de Londres, comme repr\u00e9sentant de l'esp\u00e8ce _homo sapiens_.)\n\nLa mise hors-jeu, en apparence, dans celui de S'avancer-en-rampant, aurait \u00e9t\u00e9 alors de renvoyer le joueur dans le camp de ceux qui regardaient, dans le \u00ab public \u00bb du jeu. Mais il n'en \u00e9tait rien. Si le joueur d\u00e9sign\u00e9 par le guetteur \u00e9tait aussit\u00f4t hors-jeu, avait perdu, il ne devenait pas pour autant \u00e9l\u00e9ment neutre d'une assistance (comme l'\u00e9tait, parfois, un adulte). Car il avait perdu.\n\nLe hors-jeu, donc, \u00e9tait une perte, une d\u00e9faite. Le toucher du joueur par l'appel de son nom \u00e9tait comme la fl\u00e8che qui transperce, comme le fleuret qui \u00e9limine, le KO qui met au tapis, comme la main qui renvoie, prisonnier, derri\u00e8re la ligne au jeu de barres.\n\nMais si je reviens finalement au banc, si je me place, comme je l'ai fait longuement dans ce chapitre, dans la position du guetteur du jeu, de \u00ab hors-jeu \u00bb (mais simplement \u00ab devant-le-jeu \u00bb), si je sens aujourd'hui le puits comme une pr\u00e9sence dangereuse derri\u00e8re moi, si je me sens, cette fois, vraiment \u00ab hors-jeu \u00bb, c'est \u00e0 cause d'une exclusion beaucoup plus radicale, celle du temps. Moi aussi, j'ai perdu.\n\n# (DU CHAPITRE 4)\n\n## 101 (\u00a7 30) fruits de l'if \u00e0 la couleur rouge sombre ; sur l'arbre luisants avec \u00e9clat sombre, grave\n\nEn retrouvant cette vision, en la notant, j'ai not\u00e9 aussi que j'ai pens\u00e9 : **enfant dans l'arbre**. La vision de l'enfant dans l'arbre se rencontre \u00e0 plusieurs reprises, sous plusieurs d\u00e9guisements, dans les romans du Graal. Ainsi :\n\nIl ne lui arriva aucune aventure, rien qui m\u00e9rite d'\u00eatre racont\u00e9, jusqu'\u00e0 ce qu'il se trouve \u00e0 l'entr\u00e9e d'un bois. Dans un arbre qui semblait tr\u00e8s grand, il vit un enfant sur une branche, si haut assis qu'une lance n'aurait pu l'atteindre. C'est la v\u00e9rit\u00e9 toute pure que je vous dis. Il tenait dans ses mains une pomme. Vous auriez pu aller jusqu'\u00e0 Rome, avant de rencontrer cr\u00e9ature mieux dessin\u00e9e. Il \u00e9tait v\u00eatu richement et ne semblait gu\u00e8re avoir plus de cinq ans.\n\nPerceval l'a regard\u00e9 un moment puis, arr\u00eatant son cheval sous l'arbre, l'a salu\u00e9. L'enfant lui a rendu son salut. \u00ab Descends de l\u00e0, lui dit Perceval. \u2013 Non, r\u00e9pondit l'enfant, je ne suis pas chevalier. Je ne tiens aucune terre de vous. Bien des paroles que j'ai entendues ont vol\u00e9 jusqu'\u00e0 mes oreilles et n'en sont pas redescendues, les v\u00f4tres ne feront gu\u00e8re plus. \u2013 Dis-moi au moins, je t'en prie, si je suis dans le droit chemin. \u00bb\n\nEt l'enfant r\u00e9pond : \u00ab C'est bien possible, je ne suis pas assez savant \u00e0 mon \u00e2ge pour vous le dire si je ne sais o\u00f9 vous allez. \u00bb Puis, se dressant debout sur la branche, il grimpa sans plus attendre sur la branche d'en dessus et sans s'arr\u00eater tant monta qu'il devint de plus en plus petit dans les hauteurs puis s'\u00e9vanouit, et Perceval ne vit plus rien que l'arbre qui semblait sans fin. Il n'entendit plus rien non plus.\n\nPlus tard, quand la lune fut lev\u00e9e la nuit resta si \u00e9pur\u00e9e, si suave et si suave et si sereine que chaque \u00e9toile apparaissait entre les arbres s\u00e9par\u00e9ment. Perceval chevauche en pensant \u00e0 la Lance qui Saigne, au Graal et \u00e0 la question qu'il poserait. Pendant qu'il va en ce penser, il voit loin un arbre ramu, sur l'arbre plus de mille chandelles, qu'il lui sembla allum\u00e9es comme des \u00e9toiles sur les branches des chandeliers. L'arbre en \u00e9tait tout enflamm\u00e9 mais, \u00e0 mesure qu'il approchait, la grande clart\u00e9 s'amenuisait et allait en d\u00e9clinant. Il n'atteignit qu'un arbre \u00e9teint.\n\nEnfant dans l'arbre, ifs, baies de l'if, bougies, illumination sombre, rouge : \u00e9toiles naines, arbre \u00e9teint.\n\n## 102 (\u00a7 33 & suite du \u00a7 101) Images qui sont intenses, mais fixes ; mais quasiment isol\u00e9es\n\nJe n'affirme nullement que cet isolement est r\u00e9ellement possible, ni que le mouvement perp\u00e9tuel du souvenir peut \u00eatre vraiment arr\u00eat\u00e9. Le choix d'un titre pour un souvenir est un essai d'immobilisation, n\u00e9cessairement inefficace dans l'absolu, mais dont la r\u00e9ussite peut \u00eatre relative. Il peut servir d'effecteur de m\u00e9moire, favoriser l'\u00e9vocation volontaire du souvenir. Et il peut aussi \u00ab couper \u00bb le souvenir de son environnement (c'est le cas dans les exemples que j'\u00e9voque ici).\n\nLa prolif\u00e9ration irr\u00e9pressible se produit alors d'une mani\u00e8re fort diff\u00e9rente, dont l'exemple pr\u00e9c\u00e9dent, \u00ab l'enfant dans l'arbre \u00bb, donne une illustration. Le \u00ab saut \u00bb de m\u00e9moire am\u00e8ne dans des r\u00e9gions totalement insoup\u00e7onn\u00e9es. (Cela se produit aussi, bien s\u00fbr, dans les cas \u00ab ordinaires \u00bb, mais les \u00e9tranget\u00e9s y attirent moins l'attention.)\n\nJ'ai reproduit, pour interpr\u00e9ter le passage soudain (\u00e0 travers le langage, en une image provenant d'un titre) des fruits-bougies de l'if aux \u00ab chandelles \u00bb du conte du Graal, un fragment de mon livre, _Graal-fiction_ , o\u00f9 j'ai rassembl\u00e9 plusieurs exemples de cette vision offerte \u00e0 Perceval, pendant son errance \u00e0 la recherche du ch\u00e2teau du Roi P\u00ea(\u00e9)cheur. Il y a quelque vraisemblance \u00e0 supposer que \u00ab l'enfant \u00bb du conte est un d\u00e9guisement (un des innombrables d\u00e9guisements) de Merlin. Il s'agit alors d'une vision pr\u00e9monitoire, d'une annonce, d'une de ces \u00ab choses obscures \u00bb et jamais \u00e0 temps d\u00e9chiffrables que l'enchanteur disperse sur les pas des \u00e9gar\u00e9s (elles ne sont d\u00e9chiffr\u00e9es, comme toutes les le\u00e7ons du pass\u00e9, qu'au futur ant\u00e9rieur : voil\u00e0 ce qui aura \u00e9t\u00e9 r\u00e9v\u00e9l\u00e9 !).\n\nMais si j'essaye, \u00e0 mon tour, tel le lecteur du Graal, de d\u00e9chiffrer le sens de ce bond depuis l' **If aux Fourmis** jusqu'\u00e0 l'arbre de Merlin (qui ne para\u00eet pas \u00eatre un if) (et je me livre \u00e0 cet effort d\u00e9ductif sans pr\u00e9tendre aucunement \u00e0 une interpr\u00e9tation effective de ce \u00ab passage \u00bb, qu'on a le droit d'attribuer au simple hasard), je mets au jour un parall\u00e9lisme entre ma situation et celle de Perceval au moment de cette aventure.\n\n(Il cherche, il est entr\u00e9 en la \u00ab qu\u00eate \u00bb, parce qu'il n'a pas pos\u00e9 la question qui lui aurait donn\u00e9 le sens de la vision qui lui avait \u00e9t\u00e9 offerte au ch\u00e2teau du Roi-P\u00eacheur, celle du Graal, vision qui est, je le rappelle, tout impr\u00e9gn\u00e9e de lumi\u00e8re. La lumi\u00e8re du Graal \u00e9clipse celle des chandelles que portent les serviteurs du Roi. D\u00e8s qu'il para\u00eet, port\u00e9 par la Demoiselle, \u00ab une si granz clartez an vint\/ausi perdirent les chandoiles\/lor clart\u00e9 come les estoiles\/qant li solauz lieve, et la lune \u00bb. Tels sont les vers de Chr\u00e9tien de Troyes.) Je suis rest\u00e9 silencieux, moi aussi.\n\nJ'ai laiss\u00e9 muette, non dite, dans la sc\u00e8ne au pied des ifs une autre image. Et une autre encore, que celle-l\u00e0 appelle, o\u00f9 des fourmis s'enfoncent sous une porte de bois immense, pesant d'un \u00e9norme poids. Toute une circulation mentale, tout un \u00e9chafaudage d'explications internes s'\u00e9l\u00e8ve autour de ce silence : les bougies rouges des fruits, l'arbre de deuil, les fourmis noires (autre couleur du deuil), l'enfant, l'enfant dans l'arbre.\n\n## 103 (\u00a7 33 & \u00a7 34) Je ne suis pas entr\u00e9 dans la maison. Je ne la vois que dans un contexte hivernal, de froid relatif, je ne m'en souviens que dans un autre monde\n\nOuvrant sur le Parc sauvage, qui ne commen\u00e7ait qu'\u00e0 une certaine distance (une transition de gravier et de sable m\u00e9nag\u00e9e dans l'espace ouvert du dehors, zone fronti\u00e8re plate que je sens aussi d'une parfaite platitude et neutralit\u00e9 \u00e9motionnelle), une immense grande salle de s\u00e9jour, avec chemin\u00e9e, contenait aussi un piano. Sur ce piano j'ai entendu jouer, avec beaucoup plus de virtuosit\u00e9 technique (je ne suis en fait pas certain qu'elle ait \u00e9t\u00e9 si remarquable, mais je me trompe sans doute) que je n'aurais jamais pu le faire, mais surtout avec infiniment plus d'\u00e2me, d'une longue chevelure d\u00e9sordonn\u00e9e descendue jusqu'aux doigts de l'ex\u00e9cutant, des pages et des pages de _Nocturnes_ de Chopin.\n\nJ'aimais bien Chopin, mais l'interpr\u00e9tation hyper-romantique qui coulait de ce front p\u00e2le, de cette chevelure et de ces doigts vers ce malheureux et assez mal accord\u00e9 piano \u00e9tait tr\u00e8s peu en harmonie esth\u00e9tique avec l'enseignement que je recevais de Marguerite Long, dont les le\u00e7ons (r\u00e9fract\u00e9es par Mme Vidal, \u00e0 Toulouse et les choix propres de ma m\u00e8re) privil\u00e9giaient franchement la sobri\u00e9t\u00e9 (j'esp\u00e8re que je ne vais pas choquer les admirateurs du pianiste, qui sont \u00e0 juste titre nombreux, bien que pas tous recrut\u00e9s parmi les amateurs de musique, comme on le verra dans un ou deux instants (de prose)), et cela aiguisait vivement mon sens du comique, que je faisais partager, h\u00e9las !, \u00e0 mes compagnons de jeu (fr\u00e8res et s\u0153ur, les \u00ab jumeaux \u00bb, \u00ab petit-Jean \u00bb).\n\n(Un sens du comique favoris\u00e9, il faut bien le dire, par les lectures auxquelles je me livrais pendant ce r\u00e9cital sans public : le pianiste jouait pour lui seul, dans la matin\u00e9e froide et vide, et il ne faisait pas attention \u00e0 ma pr\u00e9sence. J'ajouterai, pour faire preuve de plus d'honn\u00eatet\u00e9 encore et affaiblir la port\u00e9e r\u00e9elle de mes remarques, que j'aimais bien \u00eatre seul pour lire dans cette immense salle, et que Chopin, donc, m'y d\u00e9rangeait.)\n\nLe pianiste se nommait Vladimir Jank\u00e9l\u00e9vitch. Si je parle de lui ici d'une mani\u00e8re si irr\u00e9v\u00e9rencieuse, c'est pour les besoins de mon r\u00e9cit, et selon mon souvenir (la m\u00eame remarque vaut pour Georges Canguilhem). Je sais (mais je ne savais pas, et pour cause) que l'\u0153uvre de ce philosophe comporte en particulier des \u00e9tudes sur Chopin. Et je sais surtout (mais je ne savais pas, m\u00eame si je m'en doutais un peu) qu'il n'\u00e9tait l\u00e0 que parce que les circonstances historiques l'obligeaient \u00e0 chercher des refuges pour \u00e9chapper \u00e0 des ennemis fort peu romantiques.\n\nSainte-Lucie \u00e9tait un tel refuge. Notre amie Nina (qui fut \u00e0 Lyon, dans la R\u00e9sistance, secr\u00e9taire de Marc Bloch) y fut quelque temps, et brune (ce que je trouvai, quand je la revis, et ainsi color\u00e9e, une innovation assez m\u00e9diocre, presque une faute de go\u00fbt. J'ai toujours \u00e9t\u00e9 sensible au naturel des chevelures). Il faisait froid en hiver (on a vraiment froid en M\u00e9diterran\u00e9e, quand il fait froid, bien plus qu'en Norv\u00e8ge), d'autant plus froid qu'il n'y avait \u00e0 peu pr\u00e8s rien \u00e0 manger.\n\nC'est pour rem\u00e9dier du m\u00eame coup, partiellement au moins, \u00e0 ces deux inconv\u00e9nients, que mon p\u00e8re demanda un jour \u00e0 \u00ab Camillou \u00bb, le ma\u00eetre des lieux, s'il n'avait pas quelque alcool dans un placard. Camillou ne buvait pas (tout cela, bien s\u00fbr, doit s'ajouter au portrait de Camillou, tel que je l'esquisse au \u00a7 34, mais en privil\u00e9giant, l\u00e0, le point de vue enfantin). Il finit par d\u00e9nicher une bouteille poussi\u00e9reuse, dont il versa deux larges verres \u00e0 ces h\u00f4tes. Mon p\u00e8re (il en faisait le r\u00e9cit) prit le sien, trempa ses l\u00e8vres, et le reposa aussit\u00f4t. C'\u00e9tait de l'alcool pur. Mais Nina l'avala d'un trait sans sourciller : preuve, ajoutait mon p\u00e8re, de son intr\u00e9pidit\u00e9. Mais elle pr\u00e9tendait, elle, que c'\u00e9tait un simple effet de son excellente \u00e9ducation.\n\n## 104 (suite du \u00a7 103) L'immense salle \u00e0 manger \u00e9tait le plus souvent d\u00e9serte quand j'y p\u00e9n\u00e9trais, t\u00f4t le matin\n\nL'immense salle \u00e0 manger \u00e9tait le plus souvent d\u00e9serte quand j'y p\u00e9n\u00e9trais, t\u00f4t le matin, d\u00e8s mon r\u00e9veil. J'y trouvais une vaste tranquillit\u00e9 confortable, pour lire. J'aime lire. J'aimais, d\u00e9j\u00e0, lire. Il y avait des livres, beaucoup de livres. C'\u00e9tait une maison \u00e0 livres. Je n'aime que les maisons \u00e0 livres. Une maison sans livres n'est qu'une ruine, ou une prison, une caserne, un monument, un mus\u00e9e.\n\nJe prenais un fauteuil pr\u00e8s du feu, le reste de feu de la nuit, odorant de fum\u00e9es, sarments et b\u00fbches, r\u00e9sines et braises (la braise a son odeur propre, qui lui vient du velours de sa couleur). Je montais sur le fauteuil, repliais mes jambes sous moi, et lisais.\n\nLes livres de la biblioth\u00e8que de Camillou \u00e9taient pour grande partie espagnols. Mais il y avait aussi des livres fran\u00e7ais, entre lesquels je pus choisir sans restriction. C'est l\u00e0 que j'ai fait la connaissance du grand _Quichotte_ illustr\u00e9 par Gustave Dor\u00e9 (et il ne m'a pas \u00e9chapp\u00e9 plus tard, que ce h\u00e9ros, dickensien et dosto\u00efevskien \u00e0 la fois, avait une parent\u00e9 certaine avec Camille Boer, ou bien que Camille Boer avait une composante \u00ab quichottesque \u00bb, pas tellement parce qu'il ne sut pas se \u00ab d\u00e9brouiller \u00bb dans le _struggle for life_ d'apr\u00e8s la Lib\u00e9ration, ce que j'entendis dire parfois de lui avec un attendrissement l\u00e9g\u00e8rement agac\u00e9, mais parce qu'il ne cessa de s'affronter aux g\u00e9ants et aux moulins de ce monde pour l'amour de l'esp\u00e8ce humaine, douteuse \u00ab Toboso \u00bb (les g\u00e9ants-moulins qu'affronte le h\u00e9ros sont parfaitement r\u00e9els, contrairement \u00e0 ce que la lecture usuelle, trop rapide, du _Quichotte_ pourrait laisser croire : \u00ab _The joke_ , comme on dit en anglais, _is on us_ \u00bb)).\n\nLa lecture du _Quichotte_ dans ce contexte \u00e9tait en somme quasiment impos\u00e9e. Mais je revois au m\u00eame endroit deux autres livres, aussi diff\u00e9rents l'un de l'autre que possible, auxquels l'espace solitaire de la lecture convenait parfaitement. Il s'agit en premier des _Contes_ d'Edgar Poe, dans la traduction de Baudelaire. (Je ne me souviens que de l'aspect physique du livre, ou plus exactement je ne vois plus que la couverture cartonn\u00e9e vert-gris de l'exemplaire qui se trouvait rue d'Assas, dans la biblioth\u00e8que de mes parents.)\n\nLes circonstances de la lecture font partie int\u00e9grante de la lecture : aussi bien le livre concret que son apparence, son format, son poids, sa typographie, que le volume d'espace r\u00e9el au sein duquel nous l'avons lu : un train, un lit, une herbe. Le livre, l'\u0153uvre, est cela pour nous. Il est tout autant que la lettre exacte de son texte, v\u00e9rifiable en le rouvrant (et pas toujours alors, compatible avec notre souvenir !), ce que nous en avons retenu (les \u00ab circonstances \u00bb en font partie). Tout autant que l'immobilit\u00e9 stable de ses mots, dans ses pages, l'allure de nos yeux sur ses lignes, l'intensit\u00e9 variable de notre regard.\n\nMais les livres que nous avons lu \u00ab colorent \u00bb en retour, d'une mani\u00e8re au moins aussi forte, les lieux et les circonstances o\u00f9 nous les avons ouverts. C'est pourquoi ni l'hiver, ni le vent d'hiver sous les portes, ni la solitude ne s'unissent avec les imaginations macabres de _La Chute de la maison Usher_ par exemple, pour faire de la grande salle de Sainte-Lucie un endroit \u00ab gothique \u00bb. L'impression principale qui m'en demeure aujourd'hui est comique : car c'est l\u00e0 que j'ai lu pour la premi\u00e8re fois _Trois hommes dans un bateau_ de Jerome K. Jerome (et l'impression en a \u00e9t\u00e9 si forte que, contrairement \u00e0 mon habitude, je ne \u00ab sens \u00bb pas cette histoire en anglais, mais en fran\u00e7ais. Je ne pense pas \u00e0 _Three Men in a Boat_ (que j'ai lu aussi, que j'appr\u00e9cie, mais qui ne se substitue pas \u00e0 sa traduction) mais bien \u00e0 _Trois hommes dans un bateau_ ). Je lisais : \u00ab Je n'ai jamais vu deux hommes faire tant de choses avec une livre de beurre \u00bb, ou encore : \u00ab Je n'avais pas \"l'\u00e9panchement de synovie\". Pourquoi n'avais-je pas l'\u00e9panchement de synovie ? \u00bb, et je riais. Je riais tout seul dans la grande pi\u00e8ce matinale, ti\u00e8de, prot\u00e9g\u00e9e ; et vide. Je prononce aujourd'hui ces phrases, et aussit\u00f4t j'y suis.\n\n## 105 (\u00a7 34) Les ann\u00e9es 40-45 furent des ann\u00e9es b\u00e9nies pour le v\u00e9lo\n\nM\u00eame en l'absence du Tour de France (dont la derni\u00e8re \u00ab \u00e9dition \u00bb de l'avant-guerre, en 1939, ne m'a pas marqu\u00e9 (celle de 1947 me passionna. Je vibrai pour Vietto qui, terminant deuxi\u00e8me mais plein d'avenir le dernier \u00ab Tour \u00bb avant la catastrophe, derri\u00e8re un Belge (Sylv\u00e8re Ma\u00ebs ?), perdit \u00e0 la derni\u00e8re \u00e9tape sa chance d'une \u00e9clatante revanche sur le sort)), le prestige du v\u00e9lo \u00e9tait chez nous consid\u00e9rable. Mon p\u00e8re sillonnait ainsi les routes de l'Aude, pour cause (ostensible mais pas exclusive) de ravitaillement.\n\n\u00c0 son exemple et incitation nous avons tous \u00e9t\u00e9, nous aussi, d'ardents cyclistes : freins, chambres \u00e0 air, rustines, bulles d'air s'\u00e9levant dans une bassine remplie d'eau pour la d\u00e9tection des blessures d'un pneu crev\u00e9, lignes droites de routes entre platanes, descentes virtuoses \u00ab sans les mains \u00bb, \u00ab poivrage \u00bb caract\u00e9ristique de petits cailloux sur une cuisse sanglante apr\u00e8s un d\u00e9rapage excessif dans un virage, zig-zags d'un bord \u00e0 l'autre d'une \u00ab d\u00e9partementale \u00bb dans un \u00ab raidillon \u00bb, une \u00ab c\u00f4te \u00bb, un col (marqu\u00e9s respectivement d'un \u00ab < \u00bb ou m\u00eame d'un \u00ab << \u00bb sur la carte Michelin (les c\u00f4tes \u00e0 un ou deux chevrons, comme des soldats de 1re classe ou des caporaux du r\u00e9seau routier)), j'ai connu tout cela, sur de tr\u00e8s nombreuses routes de l'Aude.\n\nMais par un effet inverse de celui du manque alimentaire (porc, confitures et p\u00e2tisseries, beurre, oranges), l'orgie enfantine du v\u00e9lo a provoqu\u00e9 une saturation, presque un d\u00e9go\u00fbt, et je n'ai presque plus utilis\u00e9 ce moyen de locomotion apr\u00e8s vingt-cinq ans (d\u00e8s les premi\u00e8res ann\u00e9es de notre installation estivale et vacanci\u00e8re, dans le Minervois). (J'ai mis longtemps \u00e0 m'en rendre compte, \u00e0 accepter que je n'aimais tout simplement plus le v\u00e9lo. J'accusais la m\u00e9canique, la longueur de mes jambes, ou la chaleur, ou la fatigue.)\n\n## (\u00a7 34) Le v\u00e9lo pos\u00e9 contre un muret, en haut de la c\u00f4te ; arr\u00eat, prolongement naturel de l'instant de suspension, \u00e0 vitesse nulle, avant l'ivresse de la descente\n\nL'\u00e9tat d'\u00e9quilibre des _maxima_ du relief engendre toute une famille de visions v\u00e9locyp\u00e9diques qui n'ont que cette circonstance en commun, et une parent\u00e9 de d\u00e9cors : la route, le goudron, les bornes hectom\u00e9triques blanches, les plus grosses bornes kilom\u00e9triques jaunes ou rouges.\n\nDu rouge sombre d\u00e9sol\u00e9 et hivernal de Villerouge-la-Cr\u00e9made je passe ainsi, dans un autre lieu sauvage, du Carcass\u00e8s cette fois, pr\u00e8s du village d'Aragon. **C'est le plein \u00e9t\u00e9, nous sommes arr\u00eat\u00e9s, mon p\u00e8re et moi, au sommet, et plus bas, sur la route, dans le goudron mou, br\u00fblant, ma m\u00e8re et Canguilhem ont mis pied \u00e0 terre, ils sont l\u00e0, cinquante m\u00e8tres plus bas, dans le tournant : la pente est trop raide, et surtout il fait trop chaud ; d'une chaleur sans vent, sous un soleil sans encombres ;**\n\n **le ciel d\u00e9borde de chaleur ; rien ne bouge ; que les sauterelles ; d'innombrables sauterelles, aux corps bruns, aux ailes rouges, aux ailes bleues ; dans la paume de la main, d'un doigt retenant le corps de l'insecte, je sens ses petites griffes, et les longues cuisses s'arc-bouter, pour le bond que j'entrave un moment ; je me penche jusqu'\u00e0 mettre** **mes yeux presque sur les siens, sur ses mandibules silencieuses, agit\u00e9es, furieuses ; je retire mon doigt, et la d\u00e9tente brusque de la sauterelle l'envoie \u00e0 cinq, dix m\u00e8tres, sur la route, le muret, les fenouils ; ailes bleues, ailes rouges.**\n\n# (DU CHAPITRE 5)\n\n## 106 (\u00a7 36) \u00c0 la fin de l'\u00e2ge mythique j'ai donn\u00e9 \u00e0 mes dieux une langue, le P\u00e9ruviaque\n\nQuelques bribes lexicales survivent de cette langue des dieux. Le premier mot que je retrouve est d'interpr\u00e9tation simple, \u00e9tant un n\u00e9ologisme assez naturel (je le trouve tel) du fran\u00e7ais (peut-\u00eatre m\u00eame est-ce un mot de la langue fran\u00e7aise. Il n'appara\u00eet cependant pas dans le _Petit Robert_ que je viens de consulter). C'est le mot : bouillaque. Il d\u00e9signe cet amalgame suave de boue primordiale pr\u00e9-adamiste, incorporant eau (pipi si n\u00e9cessaire), sable, terre, quelques cailloux, brins d'herbe et brindilles, qui sert (chez tous les enfants non brim\u00e9s dans leurs aspirations artistiques) \u00e0 la construction, au modelage des statues, ou \u00e0 la communion intime avec la chair de la plan\u00e8te.\n\nL'adjectif substantiv\u00e9 p\u00e9ruviaque s'interpr\u00e8te alors (j'utilise la m\u00e9thode de Leiris) comme b\u00e2ti, \u00e0 l'aide du suffixe -aque qui donne son sens tellurique \u00e0 \u00ab bouillaque \u00bb, sur un substantif g\u00e9ographico-mystique (absent et restitu\u00e9) d\u00e9signant le pays des Dieux, o\u00f9 on retrouve, sous forme allusive, le grand myst\u00e8re inca. La langue invent\u00e9e all\u00e9gorise ainsi l'union difficile et provisoire des forces naturelles et transcendantales.\n\nJe commenterai trois mots. (Je n'en poss\u00e8de pas beaucoup d'autres, la plupart de ceux qui figurent dans la grammaire inachev\u00e9e \u00e9tant ind\u00e9chiffrables. Le p\u00e9ruviaque est ainsi proche du _cumbrique_ , cette langue celte disparue au viie si\u00e8cle dont il ne reste que six mots.) Desquels le premier est p\u00e9toule. On d\u00e9signe ainsi une potion plut\u00f4t magique, \u00e0 base d'essences v\u00e9g\u00e9tales et d'eau, qui sert de carburant aux dieux. (Le mot a quelque affinit\u00e9 sonore avec p\u00e9trole.) La recette, alchimique, de sa fabrication se trouve dans le document linguistique d\u00e9j\u00e0 mentionn\u00e9, autant dire qu'elle est perdue. Je me souviens de l'apparence du produit fini, un liquide trouble, un peu bouillaque, mais de couleur plus claire, un peu absinthe, \u00e0 la surface duquel je lisais, en ses irisations, un arc-en-ciel fugace, volatil, semblable, en plus l\u00e9ger, plus t\u00e9nu, \u00e0 ceux que je surprenais parfois, sur le chemin de l'\u00e9cole, charg\u00e9s d'odeurs narcotiques, dans les flaques abandonn\u00e9es par les automobiles, sur le sol du garage, \u00ab route de Limoux \u00bb.\n\nDans les deux autres cas il s'agit d'un fruit, de plantes sans doute connues en langue ordinaire sous d'autres appellations (les fruits eux-m\u00eames, dont l'inutilit\u00e9 est totale, n'en ont pas re\u00e7u, il me semble). La nomination, dans ce cas, \u00e9tait destin\u00e9e \u00e0 signifier le statut particulier, la dignit\u00e9 que conf\u00e9rait au fruit son r\u00f4le dans un rituel, dans les c\u00e9r\u00e9monies sacr\u00e9es du paganisme p\u00e9ruviaque. L'un d'eux \u00e9tait plein de vertus m\u00e9dicinales, mais essentiellement symboliques car, non comestible au sens usuel (et peut-\u00eatre m\u00eame poison), la prudence \u00e9l\u00e9mentaire recommandait de ne le consommer qu'en imagination. Il se parait, alors, surtout transform\u00e9, selon une pure th\u00e9orie, en une sorte de pur\u00e9e, ou de compote, des prestiges que l'Olympe accorde \u00e0 l'ambroisie. Son nom \u00e9tait l'Op-tida. C'est une petite boule orange, d'int\u00e9rieur farineux, qui pousse en grappes sur un arbre ornemental qu'on trouve un peu partout.\n\nLe second \u00e9tait le pulumusse, fruit du pulumussier : petite graine minuscule, de la taille et de l'apparence du p\u00e9pin de raisin, et disponible, selon le degr\u00e9 de maturation en plusieurs vari\u00e9t\u00e9s, s\u00e9parables par leur couleur : verte, bleue, et marron. Le pulumusse servait de projectile (lanc\u00e9 par poign\u00e9es, moins agressives que les boules de cypr\u00e8s, dans des batailles symboliques, ou dans un b\u00e9ret \u00e0 quelques pas, jeu d'adresse, semblable \u00e0 celui que les \u00e9l\u00e8ves des classes pr\u00e9paratoires aux grandes \u00e9coles jouaient autrefois avec des morceaux de craie \u00e0 projeter jusque dans la rigole \u00e0 poussi\u00e8res au bas des tableaux noirs), ou bien de menue monnaie, ou bien de repr\u00e9sentant de diverses denr\u00e9es n\u00e9cessaires pour certains jeux (l\u00e9gumes par exemple) mais dont la manipulation r\u00e9elle \u00e9tait impossible. Ses \u00ab muances \u00bb \u00e9taient donc multiples. C'\u00e9tait un petit objet prot\u00e9iforme, dont le nom tenait bien dans la bouche. Je continue \u00e0 l'employer.\n\nDes r\u00e9serves de pulumusses gonflaient mes poches, les tiroirs de mon petit bureau. Je les r\u00e9coltais patiemment. Je les d\u00e9nombrais. Ils \u00e9taient la preuve vivante d'une pr\u00e9sence r\u00e9elle, dans la nature sensible, de l'Id\u00e9e de Grand Nombre, Nombre Nuptial naturel plus directement appr\u00e9hendable par l'esprit que les grains de sable, les cailloux ou ces autres pulumusses, brillantes mais lointaines, impalpables, les graines du ciel nocturne \u00e9toil\u00e9.\n\n## 107 (\u00a7 39) C'est ce que j'appellerais le confort autobiographique. Il resurgit sans aucun contr\u00f4le chez le romancier.\n\nOn ouvre un roman. On y trouve presque imm\u00e9diatement un personnage qui pense \u00e0 un moment donn\u00e9 de son aventure. La page s'ouvre et il est l\u00e0, qui pense. L'imagination d'un \u00ab monde possible \u00bb du personnage constitue la justification g\u00e9n\u00e9ralement fournie de ces sp\u00e9culations peu vraisemblables. Elle a bon dos. Le point de vue externe du r\u00e9cit, externe au temps comme au lieu int\u00e9rieur d'une t\u00eate pensante rend impossible de \u00ab traiter \u00bb une telle sc\u00e8ne avec un minimum de coh\u00e9rence. Les tentatives de \u00ab p\u00e9n\u00e9tration \u00bb de la prose \u00ab psychologique \u00bb sont presque pires, car on s'y borne \u00e0 translater momentan\u00e9ment le m\u00eame point de fuite, en fait d'envoyer \u00e0 l'infini le regard int\u00e9rieur dont l'espace r\u00e9el a une g\u00e9om\u00e9trie fort diff\u00e9rente.\n\nOn ne peut pas non plus s'en tenir \u00e0 l'ext\u00e9riorit\u00e9 purement spatiale : d\u00e9crire la radio, la famille attabl\u00e9e au repas du soir, les enfants d\u00e9j\u00e0 sur le pas de la porte, pr\u00eats \u00e0 sortir jouer dans le jardin, la tension qui se r\u00e9verb\u00e8re dans la pi\u00e8ce. Marie pleure. On reproduit les paroles du p\u00e8re...\n\nJe ne veux pas affirmer que le romancier ne doit pas agir ainsi. Il fait ce qu'il veut. Mais peut-\u00eatre, parfois, on aimerait que la narration montre ne serait-ce qu'une petite inqui\u00e9tude sous-jacente, un pressentiment du probl\u00e8me de l'ad\u00e9quation des m\u00e9thodes de r\u00e9cit, des modes, des strat\u00e9gies de r\u00e9cit \u00e0 la possibilit\u00e9 m\u00eame minimale des mondes qu'elle nous invite \u00e0 consid\u00e9rer ainsi.\n\nCar le romancier est victime inconsciente d'une mutation historique : l'ext\u00e9riorisation du souvenir. La chute, au cours du xviie si\u00e8cle, de la tradition ancestrale des Arts de la M\u00e9moire a laiss\u00e9 la place \u00e0 la prolif\u00e9ration en prose des descriptions lentes et morcel\u00e9es d'objets du monde, si diff\u00e9rente de la vision globale des images-souvenirs dans le r\u00e9el int\u00e9rieur.\n\nC'est une \u00e9volution sans doute irr\u00e9versible. La prose ancienne, m\u00eame la prose de r\u00e9cit, n'a pratiquement jamais recours \u00e0 ces parcours \u00e0 images et multiplication de d\u00e9tails pr\u00e9lev\u00e9s cr\u00fbment dans le monde ext\u00e9rieur, \u00e0 ces immobilit\u00e9s strictement inscrites dans un espace sagement tridimensionnel.\n\nLe mode de fonctionnement des souvenirs, labyrinthique, arborescent, multidimensionnel, a \u00e9t\u00e9 oubli\u00e9 : leur vitesse, leur irr\u00e9solution, leurs ambigu\u00eft\u00e9s ont cess\u00e9 d'\u00eatre comprises. Le r\u00e9cit ancien n'avait aucune pr\u00e9tention \u00e0 la restitution du ph\u00e9nom\u00e8ne du monde. Et la po\u00e9sie ancienne ne mimait pas le souvenir. Elle le suscitait, elle l'effectuait.\n\n## 108 (\u00a7 39) Dans les villes, \u00e0 Carcassonne en particulier, on eut tr\u00e8s faim\n\nLes \u00ab autorit\u00e9s \u00bb (collaboratrices) avaient invent\u00e9 un jeu tr\u00e8s amusant : les jours de march\u00e9, d\u00e8s l'aube, d\u00e8s avant l'aube, les foules de m\u00e9nag\u00e8res (et de \u00ab m\u00e9nagers \u00bb) soucieuses d'\u00eatre parmi les premi\u00e8res devant les \u00e9talages de rares l\u00e9gumes et encore plus rares fruits, envahissaient l'\u00e9l\u00e9gante place rectangulaire \u00e0 platanes o\u00f9 tr\u00f4ne, ornement central, la fontaine du \u00ab Roi des Eaux \u00bb (un jour de d\u00e9cembre, en 1941, il n'y avait en tout et pour tout sur le march\u00e9 qu'une seule marchande, qui vendait des fanes de carottes : j'ai retenu ce d\u00e9tail g\u00e9n\u00e9rique du r\u00e9cit de ma m\u00e8re, et le mot \u00ab fanes \u00bb).\n\nOn avait donc barr\u00e9, polici\u00e8rement, soi-disant par souci de justice, l'acc\u00e8s au march\u00e9 par les rues confluentes. \u00c0 l'heure dite (huit heures), une sonnerie retentissait, les barrages s'ouvraient et les candidats \u00e0 la nourriture se pr\u00e9cipitaient sur la place o\u00f9 les attendaient, vrais ma\u00eetres de l'heure, les mara\u00eechers. Il y eut des bousculades f\u00e9roces, une femme enceinte, raconte-t-on, fut pi\u00e9tin\u00e9e. La t\u00e9l\u00e9vision mondiale, depuis, nous a montr\u00e9, nous montre (pourrait nous montrer presque journellement) des sc\u00e8nes semblables, et infiniment plus tragiques. Mais c'\u00e9tait une \u00ab premi\u00e8re \u00bb, \u00e0 Carcassonne, en 1942.\n\nR\u00e9agissant aux protestations g\u00e9n\u00e9rales et avec leur souci bien connu de l'ordre et de l'humanisme \u00ab europ\u00e9en \u00bb, les \u00ab autorit\u00e9s \u00bb d\u00e9cid\u00e8rent ensuite de fractionner l'acc\u00e8s, toujours limit\u00e9 par des barrages, aux pr\u00e9cieuses denr\u00e9es, en r\u00e9partissant les femmes (consid\u00e9r\u00e9es comme seules investies de la responsabilit\u00e9 de l'alimentation familiale (Vichy avait fait sienne la devise allemande des devoirs de l'\u00e9pouse, les trois K ( _Kinder, Kirsche, K\u00fcsche_ (enfant, \u00e9glise et cuisine)))) en trois groupes (th\u00e9oriquement \u00e9gaux). Les premi\u00e8res \u00e9taient munies de cartes rouges, les deuxi\u00e8mes de cartes vertes, les troisi\u00e8mes de cartes bleues.\n\nIl y avait (il y a toujours) trois jours de march\u00e9 \u00e0 Carcassonne : mardi, jeudi, samedi. Mardi, donc, par exemple, \u00e9tait jour \u00ab rouge \u00bb. Ce jour-l\u00e0, les cartes rouges avaient les premi\u00e8res le droit d'entr\u00e9e \u00e0 huit heures, les cartes vertes suivaient \u00e0 neuf, et les cartes bleues \u00e0 dix (et elles pouvaient tout aussi bien rester chez elles ce jour-l\u00e0, car s'il restait quelque chose de comestible apr\u00e8s huit heures, la deuxi\u00e8me vague affam\u00e9e n'en aurait rien laiss\u00e9, sauf peut-\u00eatre les l\u00e9gumes \u00ab inf\u00e2mes \u00bb de ce temps, topinambours et rutabagas).\n\nMais, me direz-vous, et les malades, les femmes enceintes (l\u00e9gitimement), les m\u00e8res d'enfants en bas \u00e2ge ou de \u00ab familles nombreuses \u00bb (comme la n\u00f4tre) ? Eh bien, celles-l\u00e0 avaient des cartes sp\u00e9ciales (valables aussi chez le laitier, le boulanger ou le boucher), des rations sup\u00e9rieures (des \u00ab tickets \u00bb de pain, de viande, de lait), en un mot, des privil\u00e8ges. Et les m\u00eames m\u00e9nag\u00e8res qui bavaient d'\u00e9motion (quasi \u00e9rotique, voisine de l'\u00e9motion suscit\u00e9e plus tard, quoique pas chez les m\u00eames, par les fesses de Brigitte Bardot) \u00e0 la vue du visage de b\u00e9b\u00e9 rose du mar\u00e9chal P\u00e9tain (\u00ab Rose et frais, la jambe proprette\/Comme en r\u00eavent un les pr\u00e9f\u00e8tes\/Comme on les moule en chocolat\/ \u00bb) r\u00e9pandu sur tous les journaux ou sur les \u00ab actualit\u00e9s cin\u00e9matographiques \u00bb, se sentaient pousser des ailes revendicatrices devant cette in\u00e9galit\u00e9, cette injustice, ce scandale. On entendait dans les queues leurs murmures, on sentait leurs regards haineux : \u00ab Ces \"p\u00e9riorit\u00e9s\", disaient-elles, elles ont de tout ! \u00bb\n\nMardi, jeudi, samedi, jours de march\u00e9, les \u00ab cars \u00bb qui sillonnent le Carcass\u00e8s aujourd'hui, et dont la fonction principale est maintenant le ramassage scolaire (parfois l'hiver, quand je retourne \u00e0 Paris, dans la nuit de sept heures du matin, je monte \u00e0 l'arr\u00eat \u00ab gare de Bagnoles \u00bb (ainsi nomm\u00e9 parce qu'il y eut, passant par l\u00e0, autrefois un petit train) parmi des lyc\u00e9ens et lyc\u00e9ennes de Rieux-Minervois, de Peyriac, de Villegly, plut\u00f4t silencieux et endormis), ont un service suppl\u00e9mentaire aux alentours de neuf heures, et parfois aussi je me retrouve sur la place du \u00ab Roi des Eaux \u00bb, \u00e0 la terrasse du caf\u00e9 qui sert de point de rencontre familial, le caf\u00e9 du rugby, _Chez F\u00e9lix_. Je regarde l'abondance et je fais par la pens\u00e9e le vide sur les \u00e9talages, pour restituer (effort parfaitement vain, d'ailleurs) le souvenir des anciennes faims.\n\n## 109 (\u00a7 39) Je me consacrai \u00e0 ma vocation po\u00e9tique avec plus de constance, de concentration et de conviction qu'\u00e0 l'\u00e9tude\n\nPlus pr\u00e9cis\u00e9ment il m'arriva de consacrer \u00e0 l'activit\u00e9 essentiellement r\u00eaveuse et priv\u00e9e de la confection mentale de po\u00e8mes bien des heures qui auraient d\u00fb \u00eatre employ\u00e9es aux disciplines scolaires, les heures de cours ne faisant pas exception (et quand je ne jouais pas la po\u00e9sie, je me livrais \u00e0 un autre jeu de langage, mental lui aussi : de d\u00e9nombrements, de calculs). Je commen\u00e7ais ainsi un po\u00e8me pendant la classe de latin, de \u00ab fran\u00e7ais \u00bb ou de math\u00e9matiques, et je le terminais pendant le trajet du retour, sous la protection de mes dieux de vent, de feuilles et de ciel : activit\u00e9 m\u00e9trique et rimique bien plus que priv\u00e9e seulement, clandestine. C'\u00e9tait ma clandestinit\u00e9 \u00e0 moi.\n\nEn fait, c'\u00e9tait aussi une condition d'exercice de la solitude. Seul, je ne l'\u00e9tais pour ainsi dire jamais. Et j'avais assez naturellement choisi ces heures d'immobilisation forc\u00e9e (les heures du lyc\u00e9e, les heures pr\u00e9nocturnes des \u00ab devoirs \u00bb \u00e0 la maison) pour m'isoler int\u00e9rieurement. Cela me donnait (cela me donne) toutes les apparences de la distraction (la distraction au sens ordinaire m'\u00e9tait (m'est) par ailleurs habituelle, manifest\u00e9e par toutes sortes d'oublis). Je m'exer\u00e7ai ainsi, \u00e0 l'int\u00e9rieur du bruit, \u00e0 la concentration, \u00e0 la m\u00e9morisation (mais de nombres-chiffres, de syllabes, presque exclusivement : d'un monde ext\u00e9rieur de langue). Je touchais de cette fa\u00e7on, obliquement, au silence, un silence creus\u00e9 dans le non-silence ambiant (dont il m'arrivait d'\u00eatre brusquement extrait, fort d\u00e9sagr\u00e9ablement, par une interpellation professorale).\n\nJ'ai sans cesse depuis, volontairement ou non (comme soldat, par exemple), retrouv\u00e9, reconstitu\u00e9 m\u00eame cet \u00e9tat de pr\u00e9sence-absence, d'absence invisible, de camp retranch\u00e9 sans drapeau un peu partout, dans les caf\u00e9s, les rues passantes, les f\u00eates, les biblioth\u00e8ques. Il s'ensuit que la po\u00e9sie se trouvait \u00e0 la fois associ\u00e9e et tr\u00e8s peu participer \u00e0 l'institution scolaire. Je ne l'ai jamais consid\u00e9r\u00e9e (je veux dire de mani\u00e8re spontan\u00e9e, sans r\u00e9flexion) comme appartenant \u00e0 la \u00ab litt\u00e9rature \u00bb (que par ailleurs je ne rejetais pas plus que les autres \u00ab disciplines \u00bb de la scolarit\u00e9. Il ne s'agissait pas le moins du monde d'une r\u00e9volte, mais d'un d\u00e9tachement).\n\nJ'identifie une exception \u00e0 cette r\u00e8gle de ma scolarit\u00e9 \u00e0 \u00e9clipses (d'\u00e9migr\u00e9 vers l'int\u00e9rieur au sein de l'institution) : l'anglais. La langue anglaise avait toutes les raisons, sentimentales et politiques, de me plaire. J'ai \u00e9t\u00e9 relativement vite en mesure de lire en anglais (en tout cas d\u00e8s mon premier s\u00e9jour en \u00c9cosse, en 1947), et l'ouverture de cet immense continent de lecture a \u00e9t\u00e9 une merveille, plus corporelle m\u00eame qu'intellectuelle, et il n'y a gu\u00e8re de plaisir plus pur pour moi que d'acheter un livre dans une librairie de Londres, le tenir et le soupeser dans mes mains, en diff\u00e9rer l'ouverture pour une occasion propice : un dimanche, un voyage en train, un banc de parc, une table de caf\u00e9, une chambre d'h\u00f4tel. Je ne suis jamais parvenu \u00e0 ma\u00eetriser r\u00e9ellement la langue dans toutes ses fonctions (je suis, par exemple, rest\u00e9 tr\u00e8s loin de l'excellence, professionnelle diversement, de ma m\u00e8re, de ma s\u0153ur, et de ma ni\u00e8ce Anne) : ma prononciation de l'anglais est erratique (la ligne accentuelle m'\u00e9chappe souvent, ce qui est certainement un effet de mon absorption rythmique dans la langue de la po\u00e9sie), je ne l'\u00e9cris pas. Mais je la lis. Je lis m\u00eame plus volontiers en anglais qu'en fran\u00e7ais : dispositif de protection de la langue de po\u00e9sie, du m\u00eame ordre qu'autrefois le fut celui des bruits.\n\nJe me souviens de Pooh et de ses po\u00e8mes, qu'il appelle des \u00ab bourdonnements \u00bb, des \u00ab hums \u00bb (comme un bruit des abeilles du monde autour du miel de po\u00e9sie). Je me souviens du blaireau de _The Wind in the Willows_ (Mr. Badger), des jeunes h\u00e9rissons dans sa cuisine avec leurs petits foulards \u00e9cossais bien serr\u00e9s contre la neige de l'hiver (j'ai toujours eu une affection d\u00e9bordante pour les h\u00e9rissons), de son amie la taupe _(Mole)_ , qui m'inspira un conte pour mon auditoire fraternel (\u00ab La taupe qui voulait voir la mer \u00bb), et surtout un po\u00e8me, mon premier po\u00e8me en anglais, dont je n'ai retenu qu'une strophe de trois vers, sans doute \u00e0 cause de l'usage bizarre de la pr\u00e9position _among_ qu'ils contiennent : \u00ab _Far among\/the wind's song\/is the Mole\/_. \u00bb\n\nMais j'entends surtout le _sing-song_ d'un po\u00e8me d'A. A. Milne (le cr\u00e9ateur de \u00ab Pooh \u00bb) caract\u00e9ristique d'une r\u00e9citation collective de classe :\n\n _Ti-mo-thy-Tim_ has-ten-pink-toes\n\nAnd ten pink toes has Timothy Tim\n\nThey go with him wherever he goes\n\nAnd wherever he goes they go with him.\n\nEnivrante \u00e9tait la houle des reprises de vers \u00e0 vers, la vague du nouveau vers pr\u00e9cipit\u00e9e depuis la cr\u00eate d'un _And_ , fascinantes les balles de mitrailleuse monosyllabiques de ses mots, \u00e9blouissants enfin les seuls non monosyllabes, les dactyles si peu fran\u00e7ais de _wherever_ et surtout, surtout de \u00ab Timothy \u00bb. Ses doigts de pied sont roses, mais ses yeux sont bleus : \u00ab _Timothy Tim has two blue eyes\/And two blue eyes has Timothy Tim._ \u00bb\n\n## 110 (\u00a7 39) Nous participions avec componction \u00e0 la c\u00e9r\u00e9monie trimestrielle de la mesure\n\nJe m'\u00e9tonne que mon p\u00e8re n'ait pas choisi, comme le faisaient d'autres p\u00e8res de famille, plut\u00f4t un arbre du jardin, un pin, ou l'abricotier : une incise dans l'\u00e9corce de l'arbre en aurait mieux encore conserv\u00e9 le souvenir, et accentu\u00e9 la m\u00e9taphore v\u00e9g\u00e9tale. Cette tradition-l\u00e0, apparemment, n'a pas disparu, si j'en juge par un merveilleux dessin de Philippe Gelluk dans son album _Le Quatri\u00e8me Chat_ o\u00f9 le h\u00e9ros, Le Chat soi-m\u00eame (\u00ab Le \u00bb, semble-t-il, est son pr\u00e9nom), mesure ainsi son fils au tronc d'un arbre, et constate avec stupeur que les marques pr\u00e9c\u00e9dentes (implicitement pr\u00e9c\u00e9dentes) sont au-dessus de la t\u00eate du jeune \u00ab Chat \u00bb. (On pourrait imaginer un arbre espi\u00e8gle, ayant grandi lui-m\u00eame pendant l'intervalle de deux mesures.)\n\nMais la c\u00e9r\u00e9monie de la mesure de nos tailles enfantines m'\u00e9voque surtout aujourd'hui mon vieil ami de la rue de Vaugirard, pr\u00e8s du Palais s\u00e9natorial du Luxembourg, **cette personnalit\u00e9 parisienne peu connue, une copie horizontale de Monsieur le m\u00e8tre \u00e9talon,** et le paradoxe qui menace toutes les unit\u00e9s de r\u00e9f\u00e9rence pour des mesures. Wittgenstein, en effet, dans les _Investigations philosophiques_ , affirme, elliptiquement et \u00e9nigmatiquement comme il lui arrive souvent, qu'on ne peut pas dire de lui qu'il a, ni qu'il n'a pas, un m\u00e8tre de long.\n\nKripke trouve que cette propri\u00e9t\u00e9 du m\u00e8tre \u00e9talon du pavillon de Breteuil (c'est de lui qu'il s'agit) est v\u00e9ritablement \u00ab extraordinaire \u00bb et il ajoute : \u00ab Je pense que Wittgenstein se trompe. \u00bb Je ne prendrai pas parti dans ce grave d\u00e9bat philosophique, longuement soupes\u00e9 par Nathan Salmon dans le vol. LXXXVIII des _Proceedings of the Aristotelian Society_ en 1988.\n\nPour Wittgenstein, semble-t-il, cette propri\u00e9t\u00e9 paradoxale, non du m\u00e8tre abstrait mais du m\u00e8tre \u00e9talon, r\u00e9sulte de son r\u00f4le particulier dans le \u00ab jeu de langage \u00bb de la mesure : car tout objet a une longueur, mais une longueur mesur\u00e9e n'est \u00ab un m\u00e8tre \u00bb que par comparaison avec l'\u00e9talon. Dans ce cas (cousin donc du c\u00e9l\u00e8bre barbier de Lord Bertrand Russell qui rasait tous les hommes du village qui ne se rasaient pas eux-m\u00eames) l'\u00e9talon ne peut se mesurer lui-m\u00eame (et pourtant a une longueur, comme tout objet) (cette pr\u00e9sentation du paradoxe est l\u00e9g\u00e8rement diff\u00e9rente de celle de Wittgenstein : on ne peut ni dire ni ne pas dire que le m\u00e8tre \u00e9talon a un m\u00e8tre de longueur).\n\nMais qu'en est-il, alors, de la copie du m\u00e8tre, de \u00ab mon \u00bb m\u00e8tre ? Ne pourrait-on se servir de lui comme rempla\u00e7ant, comme substitut, comme double ? N'est-il pas plus fondamentalement de la longueur d'un m\u00e8tre que n'importe quel m\u00e8tre-ruban, que n'importe quelle toise ? Et ne pourrait-on, ayant v\u00e9rifi\u00e9 la perfection de sa longueur, lui demander son aide pour mesurer, \u00e0 son tour, le m\u00e8tre \u00e9talon ? (De m\u00eame que le barbier de Russell, se rasant face \u00e0 son miroir de barbier, rase son double.) Autrement dit, pour \u00e9viter toute difficult\u00e9 logique, les \u00e9talons de mesure ne devraient-ils pas \u00eatre, toujours, des \u00ab **doubles** \u00bb ?\n\nVoil\u00e0 ce que je pensais, l'autre jour, en remontant la rue Garanci\u00e8re, apr\u00e8s avoir \u00e9voqu\u00e9, dans ce chapitre, l'image-m\u00e9moire de l'acte de nos mensurations. Et je me demandais, m\u00e9lancoliquement r\u00e9fl\u00e9chissant sur la d\u00e9ch\u00e9ance de mon vieil ami, qui n'est plus que la copie d'un dieu d\u00e9chu, dont la longueur (qui n'est certainement plus d'un m\u00e8tre, de toute fa\u00e7on) n'est m\u00eame plus susceptible de paradoxe, puisqu'il a \u00e9t\u00e9 remplac\u00e9 par une longueur d'onde, si le m\u00e8tre, en changeant, en devenant raie lumineuse, n'avait pas seulement acquis une plus grande pr\u00e9cision et stabilit\u00e9, mais aussi un statut plus purement paradoxal, et sans rem\u00e8de : car la lumi\u00e8re n'est pas un artefact, n'a pas de double.\n\n## 111 (\u00a7 40) Mon p\u00e8re avait pour nous, je ne dirais pas des ambitions olympiques, du moins l'espoir de nous voir r\u00e9ussir honorablement dans les disciplines de l'athl\u00e9tisme\n\nJe fus sa premi\u00e8re d\u00e9ception. Mes d\u00e9buts avaient \u00e9t\u00e9 prometteurs : je courais bien et volontiers, \u00e0 la fois vite ou longtemps, je sautais avec quelque enthousiasme quoique peu techniquement (\u00ab mais sans technique un don n'est rien qu'un'sal'manie \u00bb dit le po\u00e8te). J'\u00e9tais surtout \u00e0 l'aise avec la course animale (quatre pattes), et le saut sans \u00e9lan, disciplines non reconnues par la FFA (F\u00e9d\u00e9ration fran\u00e7aise d'athl\u00e9tisme). Mais ni les dispositions ni le go\u00fbt de l'effort sportif ne surv\u00e9curent \u00e0 notre transplantation \u00e0 Paris. Et je n'eus jamais le loisir de devenir (malgr\u00e9 quelques essais en \u00ab scolaire \u00bb) un bon \u00ab trois-quarts aile \u00bb. Je me contentai (je me contente toujours) d'acqu\u00e9rir une certaine comp\u00e9tence num\u00e9rique des diverses sp\u00e9cialit\u00e9s olympiques et de me montrer un supporter r\u00e9solu de l'\u00e9quipe de Toulon (l'\u00e9quipe toujours soutenue par mon p\u00e8re) ainsi que de celles de Galles et d'\u00c9cosse (par sympathie pour les paysages du Fife ou de Carmarthen, comme pour la \u00ab mati\u00e8re de Bretagne \u00bb, les romans fabuleux m\u00e9di\u00e9vaux dont j'admets l'origine celte).\n\nLe relais du flambeau des ambitions paternelles ne put pas non plus \u00eatre confi\u00e9 \u00e0 ma s\u0153ur. Elle fit quelques essais, tr\u00e8s concluants, dans le saut en longueur, mais elle s'interrompit assez vite pour une raison assez sp\u00e9ciale : elle voulait bien participer \u00e0 des comp\u00e9titions (\u00e0 l'extr\u00eame rigueur) mais elle d\u00e9testait qu'on la regarde sauter. Il lui aurait fallu des \u00e9preuves sans public, sans arbitre, et des concurrentes qui d\u00e9tourneraient le regard au moment de ses \u00ab essais \u00bb. Elle profita un jour de l'effervescence qui entourait une championne (qui avait d\u00fb approcher ou m\u00eame d\u00e9passer six m\u00e8tres, performance assez rare dans les ann\u00e9es cinquante) pour tenter d'effectuer en quelque sorte clandestinement son propre saut. Elle se fit une entorse et abandonna la comp\u00e9tition.\n\nLe projecteur se d\u00e9pla\u00e7a alors vers mon fr\u00e8re Pierre, son cadet de quinze mois. C'\u00e9tait le moment o\u00f9, un peu partout, se mettaient (avec retard) \u00e0 fleurir les piscines (si j'ose m'exprimer ainsi). Et c'est dans cette direction toute nouvelle (familialement parlant) qu'il choisit de s'orienter. Ses progr\u00e8s furent rapides. Il parvint \u00e0 un \u00ab niveau \u00bb, comme on dit, scolaire et universitaire \u00ab national \u00bb, en crawl et encore plus brillamment en brasse. Cette fois, ce sont les exigences de l'entra\u00eenement moderne, peu compatibles avec des \u00e9tudes de biologie, aggrav\u00e9es de son appartenance \u00e0 la f\u00e9d\u00e9ration sportive concurrente (politiquement) de l'officielle, ce qui ne lui facilitait pas les choses, et du peu de sympathie qu'il ressentait pour les modes de pens\u00e9e et de vie des aspirants champions (on a vu mieux depuis !) qui entrav\u00e8rent sa marche (de toute fa\u00e7on incertaine) vers la gloire natatoire.\n\nSautons une g\u00e9n\u00e9ration. Ni ma fille Laurence, ni la plupart de mes neveux et ni\u00e8ces (mon neveu Vincent, qui est un enseignant des disciplines sportives n'est pas un sportif de comp\u00e9tition) n'ont \u00e9t\u00e9 tent\u00e9s d'incarner le m\u00eame r\u00eave, devenu cette fois grand-paternel (et, disons-le, un peu avunculaire aussi). \u00c0 l'exception de mon neveu Fran\u00e7ois. Ayant d\u00e9pass\u00e9 son grand-p\u00e8re, son p\u00e8re, son oncle et sa tante, ainsi que son fr\u00e8re, ses s\u0153urs et ses cousines par la taille (1 m\u00e8tre 98 ou 99), il entreprit de nous surpasser tous en natation.\n\nIl fit mieux que son p\u00e8re, aussi bien en crawl qu'en brasse, fut champion de France universitaire, aurait pu tenter sa chance en \u00ab haute comp\u00e9tition \u00bb, comme on dit. Il s'arr\u00eata, pour des raisons \u00e0 peu pr\u00e8s semblables (et l'atmosph\u00e8re, dans les r\u00e9gions de grandes performances, \u00e9tait devenue encore plus difficilement respirable que vingt ans auparavant. Comme le dit un jour l'entra\u00eeneur des \u00ab espoirs \u00bb fran\u00e7ais, dont il faisait partie (et qui entra\u00eenait encore l'\u00e9quipe de France aux jeux Olympiques de Barcelone) : \u00ab Roubaud, il ne continuera pas. Il est trop intelligent ! \u00bb). Il avait, de plus, une particularit\u00e9 assez handicapante pour un nageur de championnat : il d\u00e9testait les virages. Il refusa toujours d'apprendre \u00e0 les prendre selon les normes des r\u00e8glements de l'\u00e9poque (qui ont \u00e9t\u00e9 abrog\u00e9es depuis !), et perdait r\u00e9guli\u00e8rement une demi-seconde \u00e0 chaque fois. Je dus ainsi renoncer \u00e0 mon r\u00eave d'aller le soutenir aux jeux Olympiques, o\u00f9 je m'\u00e9tais promis de me rendre comme supporter familial, s'il \u00e9tait arriv\u00e9 jusque-l\u00e0.\n\nIl ne renon\u00e7a pas cependant \u00e0 toute comp\u00e9tition sportive, se tournant (avec succ\u00e8s), vers la boxe fran\u00e7aise. (Mon p\u00e8re a \u00e9t\u00e9 un grand amateur de boxe, dans les grandes ann\u00e9es de ce sport, qui vont de Carpentier \u00e0 Cerdan et de Jack Dempsey \u00e0 Ray \u00ab Sugar \u00bb Robinson.)\n\n## 112 (\u00a7 40) Voil\u00e0 ce qui arriverait \u00e0 leurs filles si elles continuaient \u00e0 pr\u00e9tendre faire de la course \u00e0 pied\n\n\u00c0 cette \u00e9poque mon p\u00e8re jouait volontiers \u00e0 un petit jeu. Il demandait : Quel est, selon vous, le temps mis par un bon coureur pour franchir 100 m\u00e8tres ? Les \u00e9valuations propos\u00e9es allaient d'une seconde \u00e0 une minute. Particuli\u00e8rement frappant et surprenant pour lui avait \u00e9t\u00e9 le fait que notre amie Nina avait \u00e9t\u00e9 de celles (et ceux) qui avaient r\u00e9pondu \u00ab une minute \u00bb (ou \u00ab une seconde \u00bb, je ne sais), elle, disait mon p\u00e8re, qui comme scientifique, comme astrophysicienne, habitu\u00e9e par cons\u00e9quent aux \u00e9chelles de nombres et aux mesures, aurait d\u00fb \u00eatre plus \u00e0 m\u00eame d'en juger correctement\n\nMais bien au contraire, r\u00e9pondait en substance ma m\u00e8re qui n'avait jamais pu s'int\u00e9resser aux performances des jeux Olympiques (pas plus qu'\u00e0 celles des \u00e9quipes de rugby) (elle fit seulement, bien plus tard, un effort surhumain pour retenir celles, natatoires, de mon fr\u00e8re Pierre, puis celles, plus brillantes encore et toujours natatoires de son petit-fils Fran\u00e7ois, fils de son fils, et mon neveu), bien au contraire, disait \u00e0 peu pr\u00e8s ma m\u00e8re, qu'est-ce qu'un 100 m\u00e8tres pour quelqu'un qui a l'habitude de compter en ann\u00e9es-lumi\u00e8re, de parcourir par la pens\u00e9e des galaxies ?\n\nMais quand m\u00eame ! r\u00e9p\u00e9tait mon p\u00e8re, courir un 100 m\u00e8tres en une seconde signifierait une vitesse de 360 kilom\u00e8tres \u00e0 l'heure, et le courir en une minute est quelque chose qu'on peut faire assez facilement en marchant. Sans aucun doute, r\u00e9pliquait ma m\u00e8re, mais pourquoi se fatiguer \u00e0 effectuer un tel calcul ? En effet, pourquoi ?\n\nJ'ai \u00e9t\u00e9 tr\u00e8s jeune de ceux qui connaissaient plut\u00f4t bien les limites spatiales ou temporelles atteintes par coureurs, sauteurs et lanceurs des diff\u00e9rents pays. J'ai vu tomber les \u00ab barri\u00e8res symboliques \u00bb, les 4 minutes au _mile_ , les 17 m\u00e8tres au triple saut, et m\u00eame les 6 m\u00e8tres \u00e0 la perche. Autant que la beaut\u00e9 des grandes courses, les fins de 800 m\u00e8tres de Sebastian Coe, les souffrances irr\u00e9sistibles de Zatopek, auxquelles j'ai rarement assist\u00e9 _in vivo_ , c'est la profusion enchanteresse des nombres (performances et classements) qui m'avait tout de suite attir\u00e9, et ce n'est que tout r\u00e9cemment que la perversion \u00e9vidente du \u00ab march\u00e9 \u00bb sportif, avec son cort\u00e8ge de dopages, de truquages et de sponsoring prenant le relais du gavage d'\u00c9tat, m'en a finalement d\u00e9tourn\u00e9.\n\nL'un de mes derniers \u00e9tonnements de spectateur a \u00e9t\u00e9 de voir une femme courir le 100 m\u00e8tres en moins de 11 secondes : je me suis souvenu en effet d'avoir assist\u00e9 (ce devait \u00eatre en 1943) \u00e0 une course disput\u00e9e sur le stade de Carcassonne (que je fr\u00e9quentais plus souvent pour les matches de rugby), dont le tr\u00e8s large vainqueur avait \u00e9t\u00e9 le champion de France de l'\u00e9poque, nomm\u00e9 Valmy (un nom fort symbolique pour un temps de guerre), et il avait couru (assez loin de son propre record (10 sec. 5), il est vrai) en 10 secondes et 9 dixi\u00e8mes.\n\nL'athl\u00e9tisme f\u00e9minin, on le sait, est parti \u00e0 la poursuite de celui des hommes, et l'\u00e9cart entre eux ne cesse de se r\u00e9duire (aujourd'hui le record f\u00e9minin du 100 m\u00e8tres, celui de Florence Griffith Joyner (\u00ab Flo Jo \u00bb) avec 10 secondes et 49 centi\u00e8mes vient juste de d\u00e9passer le record de France de Valmy, \u00e9tabli il y a un demi-si\u00e8cle). Ce qui a conduit certains chercheurs anglais \u00e0 annoncer, r\u00e9cemment, dans _Nature_ bien entendu, en extrapolant les courbes de progression des records depuis les origines qu'une femme battrait un record mondial masculin (je n'ai pas not\u00e9 dans quelle discipline, mais je crois qu'il s'agissait d'une course de fond, vraisemblablement le marathon) en 2028. J'aurais bien voulu voir \u00e7a, si cela doit se produire. Mais le commentateur du _Times_ \u00e9tait sceptique.\n\n## 113 (\u00a7 40) Un accord plus profond avec son corps, avec soi-m\u00eame\n\nJ'ai cru longtemps l'atteindre par la ma\u00eetrise du saut en hauteur. C'\u00e9tait ma discipline pr\u00e9f\u00e9r\u00e9e, enfant. J'aspirais au don de d\u00e9tente pure des sauterelles, dont je sentais la pression anticipatrice dans ma paume quand je les retenais de force en appuyant, de mon doigt, sur leur corps brun. Je regardais l'\u00e9lastique oscillant entre les poteaux de fortune du stade \u00e0 1 m\u00e8tre 20, 1 m\u00e8tre 30 au-dessus de la fosse \u00e0 sable, et je me souvenais, au futur ant\u00e9rieur, du poids de mon corps dans ce sable, une fois l'obstacle franchi. J'\u00e9tais, alors, \u00ab athl\u00e8te dans ma t\u00eate \u00bb, comme dit mon ami oulipien Paul Fournel. Mais les \u00e9lytres bleus, rouges, me manquaient.\n\nEffet d'une sorte de punition des dieux, d'un exercice \u00e9l\u00e9mentaire de l'inventivit\u00e9 du destin, c'est pr\u00e9cis\u00e9ment en sautant en hauteur que j'ai eu le deuxi\u00e8me accident corporel s\u00e9rieux de mon existence, parmi quatre ou cinq (l'h\u00e9sitation sur le nombre ne vient pas d'un oubli, mais d'une incertitude sur le statut du quatri\u00e8me d'entre eux). Le r\u00e9sultat en fut une fracture du poignet droit.\n\nJ'en vois tr\u00e8s nettement l'instant. Autrement dit je le construis avec une telle intensit\u00e9, une telle force de conviction int\u00e9rieure que je me dis \u00ab c'est l\u00e0 ! \u00bb, \u00ab voil\u00e0 ! \u00bb. Je vois la cin\u00e9matique terminale de l'\u00e9v\u00e9nement, bien que je ne ressente plus la douleur. Je lui attribue sans h\u00e9sitation son titre : fracture du poignet (droit).\n\nIl me faudrait plut\u00f4t \u00e9crire : deuxi\u00e8me fracture du poignet. Je ne vois pas cet instant d'ach\u00e8vement de la chute sans voir aussit\u00f4t lui succ\u00e9der cet autre moment, qui est aussi la fin d'un mouvement de pr\u00e9cipitation oblique vers le sol. **Je vois la terre proche, dans l'all\u00e9e du jardin qui s'approche du lavoir ; c'est l'all\u00e9e des iris ; des racines d'iris la bordent, \u00e9mergent durement du sol, et j'ach\u00e8ve sur l'une d'elles ma chute, apr\u00e8s un saut, ou apr\u00e8s avoir tr\u00e9buch\u00e9 en course ; je finis de tomber et je vois avec une extr\u00eame nettet\u00e9 le bras noueux et dur de la racine d'iris (je vois qu'il s'agit d'iris, c'est ainsi ; pourtant je ne vois aucune fleur) sur laquelle je vais tordre, fracturer mon poignet droit** (sur laquelle j'ai tordu, fractur\u00e9 mon poignet droit).\n\nNous sautions, pendant les heures \u00ab ordinaires \u00bb de \u00ab gymnastique \u00bb (distinctes des longues exp\u00e9ditions solennelles au stade, o\u00f9 le sautoir \u00e9tait pourvu de sable) dans la cour m\u00eame du lyc\u00e9e. L'installation \u00e9tait des plus rudimentaires, utilisant des poteaux m\u00e9talliques pr\u00e9sents l\u00e0 sans intention athl\u00e9tique aucune : la corde \u00e9lastique plac\u00e9e entre eux, on prenait un peu d'\u00e9lan, on courait, on sautait. On sautait \u00ab en ciseaux \u00bb. Le \u00ab rouleau californien \u00bb venait juste d'\u00eatre invent\u00e9, le \u00ab rouleau ventral \u00bb \u00e9tait inconnu, le _fosbury flop_ encore dans les limbes. D'ailleurs, aucune de ces techniques sophistiqu\u00e9es n'aurait \u00e9t\u00e9 envisageable dans cette cour : on prenait son \u00e9lan et on retombait sur du ciment.\n\nAinsi, ce jour-l\u00e0, j'ai saut\u00e9 et je suis retomb\u00e9, mal, sur le ciment. **Je le vois venir. Je vois venir le sol dur ray\u00e9 de craie. Je vois aussi, debout \u00e0 c\u00f4t\u00e9** du poteau (c'est une image concomitante, mais s\u00e9par\u00e9e) **mon meilleur ami d'alors, Sicard, dit trois-demi,** que je n'ai jamais rencontr\u00e9 apr\u00e8s notre d\u00e9part de Carcassonne (il est mort, il est mort jeune, m'ont dit l'ann\u00e9e derni\u00e8re d'autres visages de ces ann\u00e9es, reconnaissables sur les photographies de classe, pas vraiment oubli\u00e9s, pas vraiment souvenus, en les voyant ressouvenus).\n\n## 114 (\u00a7 41) Les nouvelles lointaines de la guerre\n\nLointaine \u00e9tait la guerre, loin ses destructions, ses morts, les bombardements, les arrestations. Lointaine et proche, elle impr\u00e9gnait l'air et les esprits, les conversations, les silences, les voix elles-m\u00eames proches et lointaines, les voix lointaines surtout qui nous parvenaient d'elle, port\u00e9es par la radio. La musique embl\u00e9matique de la guerre \u00e9tait log\u00e9e dans ma t\u00eate : c'\u00e9tait l'indicatif de \u00ab Londres \u00bb (comme on disait), un long fragment m\u00e9lodique de la _Water Music_ de Haendel.\n\nJ'ignore si le choix de cette m\u00e9lodie avait ob\u00e9i \u00e0 l'intention qu'on pourrait \u00eatre tent\u00e9 de lui attribuer : celle d'unir, pour parler \u00e0 la France occup\u00e9e, l'Allemagne et l'Angleterre, l'Angleterre du non-renoncement, celle qui fut une longue ann\u00e9e seule \u00e0 s'interposer entre Hitler et sa victoire, et l'Allemagne civilis\u00e9e, momentan\u00e9ment r\u00e9duite au silence, en la figure d'un musicien allemand devenu anglais. (C'est en tout cas cette signification que j'ai retenue.) Je l'entendais, et la guerre \u00e9tait l\u00e0. La guerre me parvenait \u00e0 travers elle, et son futur, la paix, la paix libre. Car c'\u00e9tait une voix optimiste, joyeuse, proph\u00e9tique, qui annon\u00e7ait la Lib\u00e9ration et l'abondance, la fin de la faim.\n\nJe ne cessais pour ainsi dire jamais de l'entendre. Et je l'entendais de la mani\u00e8re la plus assur\u00e9e pour le souvenir, comme une voix int\u00e9rieure, qui n'avait pas besoin de hasard pour m'appara\u00eetre, que je n'avais pas \u00e0 chercher. Elle me chantait silencieusement le long des rues, de la maison au lyc\u00e9e, du lyc\u00e9e \u00e0 la maison, avec la basse continue des quatre vents s'agenouillant sur la place Davila.\n\nJe l'entendais silencieusement et silencieux, car il \u00e9tait bien entendu qu'il n'\u00e9tait pas question de chanter cet air-l\u00e0, de le siffler en dehors de nos murs. C'\u00e9tait un air interdit, une m\u00e9lodie clandestine qui devait \u00eatre camoufl\u00e9e. On peignait dessus elle la peinture bleu nuit du silence.\n\nElle m'accompagnait dans les rues encore noires et froides des hivers affam\u00e9s, voix de la Tamise \u00e0 Londres, voix de la Royal Navy, de la Royal Air Force, de la Manche infranchissable aux navires hitl\u00e9riens, comme elle l'avait autrefois \u00e9t\u00e9 \u00e0 ceux de Napol\u00e9on (et je sentais que ce n'\u00e9tait pas par hasard que mon professeur d'anglais, le jovial Mr. Charles, nous avait propos\u00e9 pour un th\u00e8me un paragraphe o\u00f9 il \u00e9tait question de l'armada d'embarcations que l'empereur avait entass\u00e9es \u00e0 Boulogne en vue d'une invasion toujours envisag\u00e9e, toujours remise : des \u00ab p\u00e9niches \u00e0 fond plat \u00bb).\n\nParfois, quand les rues \u00e9taient vides, quand \u00e0 aucune fen\u00eatre des \u00ab oreilles ennemies \u00bb ne m'\u00e9coutaient, les mains dans les poches marchant (j'aimais marcher les mains dans les poches, ma \u00ab p\u00e8lerine \u00bb sur les \u00e9paules, mon b\u00e9ret sur la t\u00eate (quand je ne l'avais pas oubli\u00e9 \u00e0 la maison, ou au lyc\u00e9e)), je sifflais _Water Music_ et j'entendais, avec le frisson dorsal que donne parfois la musique quand elle se saisit des commandes de nos \u00e9motions : \u00ab Ici, Londres ! \u00bb\n\n# (DU CHAPITRE 6)\n\n## 115 (\u00a7 42) Mais d\u00e8s le lendemain du 6 juin il \u00e9tait sur les routes (\u00e0 v\u00e9lo)\n\n(D'un \u00ab t\u00e9moignage \u00bb de mon p\u00e8re, recueilli au magn\u00e9tophone le 26 ao\u00fbt 1976, \u00e0 la Tuilerie de Saint-F\u00e9lix.)\n\n\u2013 Je me souviens, j'avais rendez-vous du c\u00f4t\u00e9 de Quillan. J'\u00e9tais all\u00e9 d'abord \u00e0 Narbonne et j'ai fait le trajet en v\u00e9lo, sans prendre le temps de manger et sans m\u00eame trouver un verre de vin dans les Corbi\u00e8res. J'avais rendez-vous avec des responsables de maquis. J'\u00e9tais chez un royaliste qui m'h\u00e9bergeait, pr\u00e8s de la gare de Narbonne.\n\n_Qu. :_ Pourquoi n'y avait-il pas de vin ? Tout le monde arrosait le d\u00e9barquement.\n\n\u2013 Je voulais du vin parce que je crevais de faim. J'\u00e9tais parti le matin sans rien. J'avais \u00e0 faire soixante kilom\u00e8tres dans les montagnes, les Corbi\u00e8res, puis les Pyr\u00e9n\u00e9es, avec des cols. Des gendarmes m'ont arr\u00eat\u00e9. Je me suis dit : ceux-l\u00e0, je les fais fusiller \u00e0 la Lib\u00e9ration. C'est une id\u00e9e qui m'est venue, je m'en souviens, parce que vous couper la cadence quand on monte un col ! Je n'avais rien dans le ventre, et dans un village o\u00f9 je m'\u00e9tais arr\u00eat\u00e9, je ne sais plus o\u00f9, rien, m\u00eame pas un verre de vin. On ne peut pas imaginer la p\u00e9nurie de ce Midi, sec. Il y a eu deux ann\u00e9es de s\u00e9cheresse, pire que cette ann\u00e9e. En 44 j'ai vu le bl\u00e9 haut comme \u00e7a, une touffe par-ci, une touffe par-l\u00e0.\n\nC'\u00e9tait apr\u00e8s le d\u00e9barquement, il y avait des parties de l'Auvergne qui \u00e9taient lib\u00e9r\u00e9es, Aurillac \u00e9tait aux mains des Allemands et des miliciens, Mauriac \u00e9tait lib\u00e9r\u00e9, le train circulait d'ailleurs, avec tout ce que \u00e7a pouvait donner comme provocateurs possibles, espions, etc.\n\nIl faut que je cite une chose qui visuellement m'est rest\u00e9e. Je suis dans un train de cette ligne. Je venais de v\u00e9rifier que telle ligne avait saut\u00e9, comme c'\u00e9tait prescrit. Il y avait des soldats allemands qui venaient de je ne sais o\u00f9. Sans doute du c\u00f4t\u00e9 de l'Italie pour aller vers le front de Normandie.\n\nJe suis dans un compartiment, appara\u00eet un magnifique Allemand, genre Beethoven. Il devait \u00eatre un peu grad\u00e9, mais pas officier. Il s'est mis \u00e0 nous adjurer de nous lever en masse pour lutter contre le capitalisme anglo-am\u00e9ricain. C'\u00e9tait absolument extraordinaire. (J'ai tout \u00e0 fait retrouv\u00e9 \u00e7a quand j'ai lu _Le Silence de la mer_ , de Vercors.)\n\nNous \u00e9tions huit. Personne ne regardait, comme s'il parlait dans le vide. Ensuite j'ai retrouv\u00e9 trois des personnes du compartiment. Elles \u00e9taient dans le coup. Lui \u00e9tait \u00e9mouvant, convaincu, un type magnifique. Et c'\u00e9tait vrai, le capitalisme anglo-am\u00e9ricain allait venir. Mais le nazisme, anticapitaliste ! Cette image, ce type avec sa t\u00eate noble nous adjurant de fa\u00e7on \u00e9mouvante, et les Fran\u00e7ais, disait-il, m\u00e9prisant les grandes causes et ne s'int\u00e9ressant qu'\u00e0 leurs petits probl\u00e8mes.\n\n## 116 (\u00a7 44) Je ne suis pas m\u00e9content de voir la certitude interne de ma constance num\u00e9rologique, elle aussi, confirm\u00e9e\n\nJe vois m\u00eame en germe les modalit\u00e9s ult\u00e9rieures les plus constantes de ses manifestations : je ne notais pas seulement, de la fen\u00eatre de la voiture, le nombre des tanks allemands d\u00e9truits rencontr\u00e9s dans notre progression cahotique vers Lyon, mais la distance aux villes en ce temps-l\u00e0 pr\u00e9cis\u00e9ment rep\u00e9r\u00e9e par les bornes kilom\u00e9triques des nationales et des d\u00e9partementales (anticipant le \u00ab message \u00bb kilom\u00e9trique suivant \u00e0 l'aide des hectom\u00e9triques) (le fait que j'ai pu ainsi mesurer notre rapprochement de la ville du Puy indiquait que, sur cette route au moins du d\u00e9partement de la Haute-Loire, \u00e0 la diff\u00e9rence d'autres r\u00e9gions (o\u00f9 les bornes, sur des d\u00e9partementales d\u00e9sh\u00e9rit\u00e9es, rest\u00e8rent muettes longtemps apr\u00e8s la fin de la guerre), on n'avait pas \u00ab camoufl\u00e9 \u00bb ces signes strat\u00e9giques capitaux au temps de la \u00ab dr\u00f4le de guerre \u00bb, mesure futile du m\u00eame type que celle de la peinture bleu nuit sur les carreaux des fen\u00eatres).\n\nJe n'ai pas cess\u00e9 depuis de m'int\u00e9resser \u00e0 ces ponctuations des paysages par ces \u00ab nombres concrets \u00bb, vigies des voyageurs, instruments de mesure, de rep\u00e9rage, de mise en ordre du monde, rassurants et familiers (sur les bonnes routes, o\u00f9 le goudron \u00e9tait sans failles, sans orni\u00e8res, la peinture noire de leur calligraphie uniforme \u00e9tait nette, lisible, propre : je dis \u00e0 dessein \u00ab \u00e9tait \u00bb car je vois bien qu'elles disparaissent. Elles vieillissent, elles tombent, d\u00e9chauss\u00e9es, dents salies aux racines terreuses des m\u00e2choires de routes. Elles disparaissent dans l'herbe, les foss\u00e9s, et ne sont pas remplac\u00e9es.\n\nElles t\u00e9moignaient d'un temps o\u00f9 l'usage des voies de communication n'\u00e9tait pas exclusivement r\u00e9serv\u00e9 \u00e0 un seul genre de v\u00e9hicules, o\u00f9 les beaux rubans noirs des chauss\u00e9es (luisantes, travers\u00e9es d'escargots \u00e0 la pluie, tremp\u00e9es de flaques mirages fuyantes dans la grande chaleur d'\u00e9t\u00e9) amoureusement soign\u00e9es, \u00ab \u00e9lev\u00e9es \u00bb par les Ponts et Chauss\u00e9es (dont Paul Geniet, notre ami, \u00e9tait ing\u00e9nieur) n'\u00e9taient pas, comme ils le sont aujourd'hui, accapar\u00e9s par les seuls v\u00e9hicules \u00e0 moteur.\n\nC'\u00e9taient les pi\u00e9tons, les cyclistes, les charrettes mues par les chevaux, et les voitures automobiles m\u00eame, quand leurs conducteurs, pas encore pervertis par le pouvoir corrupteur que leur donne l'\u00e9conomie dite \u00ab de march\u00e9 \u00bb, avaient le sens du partage des routes (et la d\u00e9cence d'\u00e9viter les h\u00e9rissons), qui avaient besoin de ces pr\u00e9sences \u00e9pisodiques mais amicales, renforts et confirmations des cartes. Elles \u00e9taient con\u00e7ues \u00e0 hauteur d'homme, si je puis dire, c'est-\u00e0-dire d'abord pour l'homme \u00e0 pied (secondairement \u00e0 v\u00e9lo), qui pouvait seul appr\u00e9cier \u00e0 sa juste valeur le fait que Villegly \u00e9tait \u00e0 2 kilom\u00e8tres et 3 hectom\u00e8tres, ou Bagnoles \u00e0 0,625 kilom\u00e8tre (indication qui n'a disparu que tr\u00e8s r\u00e9cemment du panneau m\u00e9tallique bleu au carrefour) !\n\nEn haut de la c\u00f4te (prenons un exemple th\u00e9orique) le marcheur, ou le cycliste, posant ses pieds sur les gravillons du bord et sentant le sol soudain bizarrement immobile, s'asseyait sur le parapet \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de la borne \u00e0 t\u00eate rouge (c'est elle qu'on apercevait, l\u00e0-haut, de lacet en lacet, pendant la mont\u00e9e). Et elle lui confiait (je refuse d'\u00e9crire \u00ab informer \u00bb, il s'agit de quelque chose de plus important, de plus intime qu'une simple information) que l'\u00e9glise du village, en bas, dans la vall\u00e9e, \u00e9tait \u00e0 3,4 kilom\u00e8tres, ce qui lui permettait d'\u00e9valuer justement le temps qui le s\u00e9parait encore du \u00ab demi-panach\u00e9 \u00bb pris sous le tilleul, \u00e0 la table m\u00e9tallique ronde du caf\u00e9. Mais tous ces exacts petits nombres d\u00e9cimaux sont inutiles, offensants m\u00eame pour des camions, des Mercedes ou des Volvos.\n\n(Sur les autoroutes une graduation sans gr\u00e2ce, technique, fonctionnelle, destin\u00e9e exclusivement \u00e0 l'information des policiers, des d\u00e9panneurs et des ambulances ne peut gu\u00e8re servir, pour un passager comme moi (quand par hasard j'y suis entra\u00een\u00e9 par la force des circonstances) qu'\u00e0 v\u00e9rifier du coin de l'\u0153il, en silence, les d\u00e9passements de la vitesse autoris\u00e9e par mon conducteur) (Highway 61, suivant laquelle j'ai descendu le Mississippi en 1976 n'a que de minuscules marques m\u00e9talliques vertes de mile en mile (on ne peut qualifier cela de bornes), et j'ai mis quelque temps \u00e0 m'y habituer (les premiers jours, le chemin me paraissait plus long qu'il ne l'\u00e9tait en r\u00e9alit\u00e9).)\n\n## 117 (suite in \u00a7 116) Les villes n'ont pas, de mani\u00e8re naturelle, de bornes signal\u00e9tiques\n\nLes villes n'ont pas, de mani\u00e8re naturelle, de bornes signal\u00e9tiques, sauf, et encore, le long des routes qui les traversent. Je pouvais suivre autrefois l'enfoncement des routes (route de Narbonne, de Toulouse, de Montr\u00e9al...) dans Carcassonne, et j'aimais particuli\u00e8rement celles o\u00f9 la ville prouvait son existence par l'affirmation d'une z\u00e9ro-distance \u00e0 elle-m\u00eame (preuve \u00e9galement de son importance, car elle \u00e9vitait l'humiliation des bourgs qui ne sont qu'une \u00e9tape hi\u00e9rarchiquement inf\u00e9rieure sur le trajet et qui disparaissent tout simplement des bornes quand ils ont \u00e9t\u00e9 travers\u00e9s). Elle n'\u00e9tait donc pas totalement isol\u00e9e, coup\u00e9e de ces itin\u00e9raires civilis\u00e9s dessin\u00e9s sur le visage du monde. Mais en 45 j'ai cherch\u00e9 vainement de tels signes rassurants dans Paris. Ce qui fait que j'ai d\u00fb inventer d'autres syst\u00e8mes de ponctuation rythmique de mes pas.\n\nDans les villes on peut suivre la num\u00e9rotation des maisons, les croissances diff\u00e9rentes des pairs et impairs. Il y a des rues minimales, telle la rue de l'Abb\u00e9-Migne qui n'a qu'un seul num\u00e9ro, celui de l'\u00e9glise des Blancs-Manteaux (existe-t-il des rues sans num\u00e9ro ? m\u00e9ritent-elles encore le nom de rues ?). D'autres, au contraire sont si longues qu'elles d\u00e9passent largement la centaine (la rue de Vaugirard fut la premi\u00e8re \u00e0 m'impressionner par son interminabilit\u00e9). C'est pour se reconna\u00eetre dans les rues longues, quand on d\u00e9sire se rendre \u00e0 un num\u00e9ro bien d\u00e9termin\u00e9, qu'il importe de conna\u00eetre la r\u00e8gle d'or de la num\u00e9rotation fran\u00e7aise (j'ai constat\u00e9 avec stup\u00e9faction que nombre de mes amis et connaissances l'ignoraient !) : **les num\u00e9ros impairs sont \u00e0 gauche en montant**. Cela veut dire que si on d\u00e9bouche, par une rue perpendiculaire X, sur le num\u00e9ro 101 de la rue Y, de laquelle on cherche le num\u00e9ro 37, par exemple (et si d'autres num\u00e9ros ne sont pas imm\u00e9diatement visibles), il faut se placer par la pens\u00e9e sur le trottoir du num\u00e9ro 101, le num\u00e9ro 101 \u00e0 sa gauche, et avancer \u00e0 reculons vers le num\u00e9ro 37 (ou bien se retourner et partir dans l'autre sens, si on ne veut pas attirer les regards et risquer des collisions).\n\n(Cette r\u00e8gle, que je tiens de mon grand-p\u00e8re, est bien plus s\u00fbre que celle qui dit que la num\u00e9rotation commence l\u00e0 o\u00f9 on est le plus pr\u00e8s de la Seine. Car la position relative de la Seine et de la rue n'est pas, disons-le, d'une clart\u00e9 g\u00e9n\u00e9ralement aveuglante. Qui plus est, ma r\u00e8gle est valable dans toutes les villes de France, m\u00eame celles o\u00f9 la Seine ne coule pas (je ne connais qu'une exception : celle de Caunes-Minervois, dans l'Aude, o\u00f9 une num\u00e9rotation unique court sur l'ensemble des maisons, ce qui est d'un grand int\u00e9r\u00eat. Heureusement pour le voyageur ou le postier d\u00e9butant, Caunes, c\u00e9l\u00e8bre par son marbre, plut\u00f4t de couleur et d'apparence mortadelle que de la blancheur \u00ab Carrare \u00bb, est de taille modeste). On pourra certes, critiquer l'uniformit\u00e9, le caract\u00e8re centralisateur, \u00ab jacobin \u00bb de ce syst\u00e8me, le comparer d\u00e9favorablement \u00e0 l'excentricit\u00e9 inventive bien connue des rues de Londres (dont je ne m\u00e9connais pas le charme).\n\nIl reste qu'il se pr\u00eate avantageusement \u00e0 des comparaisons num\u00e9rologiques, ce qui n'est pas \u00e0 n\u00e9gliger pour le pi\u00e9ton inv\u00e9t\u00e9r\u00e9 que je suis. Ma r\u00e8gle est simple \u00e0 retenir. Surtout si on prend garde au fait qu'elle repose sur l'association ancestrale, \u00e9tymologique et d\u00e9valorisante entre gauche (\u00ab maladroit \u00bb, \u00ab empot\u00e9 \u00bb, \u00ab sinistre \u00bb m\u00eame) et impair (qu'il ne faut pas commettre), s'opposant \u00e0 la droiture morale de droit, partenaire naturel du noble pair (\u00e0 prendre comme dans \u00ab pair de France \u00bb (plut\u00f4t que comme dans \u00ab jeune fille au pair \u00bb)). La num\u00e9rotation urbaine fran\u00e7aise (et europ\u00e9enne en g\u00e9n\u00e9ral) est, comme la ponctuation des routes par les bornes, humaniste, con\u00e7ue \u00e0 l'\u00e9chelle pi\u00e9tonne. Elle avance nombre \u00e0 nombre, maison \u00e0 maison (musardant m\u00eame parfois sur des \u00ab bis \u00bb et des \u00ab ter \u00bb (il ne me semble pas avoir jamais vu de \u00ab quarto \u00bb, ce qui est une preuve suppl\u00e9mentaire de la justesse de la TRA(M,m) (Th\u00e9orie du Rythme Abstrait (M\u00e9taphysique & math\u00e9matis\u00e9e) de Pierre Lusson, dont la pierre d'angle est la th\u00e9orie minimale, dite \u00ab th\u00e9orie 2-3 \u00bb) (dans certaines rues le remplacement des maisons anciennes par des appartements grand standing ou des HLM selon le cas a parfois condens\u00e9 la num\u00e9rotation, cr\u00e9ant des \u00ab 10-18 \u00bb, des \u00ab 17-31 \u00bb ou des \u00ab 14-30 \u00bb du plus mauvais effet, \u00e0 mon avis)).\n\nElle n'atteint donc jamais, \u00e0 la diff\u00e9rence de l'am\u00e9ricaine, la num\u00e9rotation par \u00ab blocks \u00bb, d'inspiration \u00ab automobiliste \u00bb (m\u00eame si elle existait avant l'automobile, ce que j'ignore. Si oui, je dirai qu'elle fut \u00ab automobiliste par anticipation \u00bb, ou m\u00eame, th\u00e9orie plus audacieuse, qu'elle fut responsable de l'automobilisation), aux chiffres pharamineux de Sunset Boulevard, par exemple, qui me stup\u00e9fi\u00e8rent en 1960 quand, Bernard Jaulin et moi-m\u00eame d\u00e9barqu\u00e9s \u00e0 Los Angeles pour une enqu\u00eate sur l'intelligence artificielle naissante, je me retrouvai dans un h\u00f4tel de Pacific Palisades, tout pr\u00e8s de l'oc\u00e9an et non \u00e0 Hollywood comme j'avais cru (de plus, pour atteindre le bord de l'eau, tout proche, il fallait prendre la voiture, car il \u00e9tait impossible de traverser la route \u00e0 cause de la circulation, ininterrompue, jamais arr\u00eat\u00e9e par le moindre feu rouge. Ce fut ce qu'on appelle un \u00ab choc culturel \u00bb).\n\n\u00c0 l'extr\u00eame oppos\u00e9 du Nouveau Monde (car la maladie des num\u00e9rotations excessives est un ph\u00e9nom\u00e8ne \u00e9tendu \u00e0 tout le continent. Comme je l'ai su, non seulement par ma grand-m\u00e8re en 1942, mais un peu apr\u00e8s la guerre, en \u00e9crivant \u00e0 Sylvia en 1946 \u00e0 Buenos-Aires, o\u00f9 l'adresse \u00e9tait \u00ab Posadas 1415 \u00bb), j'ai d\u00e9couvert r\u00e9cemment, \u00e0 l'occasion d'un court s\u00e9jour \u00e0 Florence, un syst\u00e8me d'un grand int\u00e9r\u00eat et subtilit\u00e9 : c'est celui de la \u00ab double num\u00e9rotation \u00bb. Il y a des num\u00e9ros bleus (ceux des habitations, m'a-t-on dit) et des num\u00e9ros rouges (r\u00e9serv\u00e9s aux boutiques, aux lieux administratifs (?)). En pr\u00e9sence d'une telle richesse (source d'imaginations d\u00e9licieuses, d'\u00e9garements aventureux et de confusions), le plaisir de la d\u00e9ambulation redouble. Je verrais volontiers l'origine de cette distinction dans l'opposition, \u00e0 l'\u00e9poque de Savonarole, de Machiavel et des M\u00e9dicis, entre le \u00ab peuple menu \u00bb et le _popolo grasso_ , dont ce serait une trace \u00ab monumentaire \u00bb, au sens aujourd'hui oubli\u00e9.\n\n## 118 (seconde suite in \u00a7 116) Dans les villes comme sur les routes mon ennemie intime est l'automobile\n\nDans les villes comme sur les routes mon ennemie intime, l'adversaire de toute ma vie d'adulte pi\u00e9ton, est l'automobile : particuli\u00e8rement les v\u00e9hicules \u00e0 moteur de toutes esp\u00e8ces (sauf les autobus, que je v\u00e9n\u00e8re) qui encombrent Paris. Je n'ai pas beaucoup d'armes, il est vrai. Mais quels triomphes int\u00e9rieurs quand je contemple, me frayant un passage \u00e0 travers ces formes m\u00e9talliques sans gr\u00e2ce vautr\u00e9es avec d\u00e9sinvolture sur les trottoirs, les \u00e9normes embouteillages dont la capitale est si fi\u00e8re. Quelques id\u00e9es assez vagues de m\u00e9decine et de m\u00e9canique des fluides flottant dans mon cerveau, j'attends l'embolie des art\u00e8res parisiennes ou le grand gel absolu de la circulation (respectivement) que je pr\u00e9f\u00e9rerais voir se produire une fin d'apr\u00e8s-midi de printemps, car la sc\u00e8ne en serait plus agr\u00e9able pour les spectateurs.\n\nJe me contente d'ajouter de temps \u00e0 autre de nouveaux couplets \u00e0 une chanson de ma composition (elle se chante sur l'air populaire de _Buvons un coup, buvons en deux_ ). Voici le refrain de cet\n\nHymne des automobilistes parisiens\n\nBr\u00fblons un feu, br\u00fblons-en deux\n\nPour n'pas rater les petits vieux\n\n\u00c0 la sant\u00e9 des Pompes fun\u00e8bres\n\nEt merde pour ces cons de pi\u00e9tons\n\n\u00c0 qui la guerre nous d\u00e9clarons !\n\nJe me sentais jusqu'\u00e0 tr\u00e8s r\u00e9cemment infiniment mieux \u00e0 Londres, o\u00f9 les automobilistes s'arr\u00eatent spontan\u00e9ment devant les passages prot\u00e9g\u00e9s des pi\u00e9tons (o\u00f9, \u00e0 l'usage des continentaux, on pr\u00e9cise la direction de l'arriv\u00e9e des voitures : _look right, look left_ (\u00ab pi\u00e9tons gardez-vous \u00e0 droite, pi\u00e9tons, gardez-vous \u00e0 gauche \u00bb)). Mais j'ai d\u00e9cel\u00e9, lors de mes derniers s\u00e9jours, des signes inqui\u00e9tants de contagion. Et que sera-ce quand, profitant, tel un virus grippal, de l'ouverture du catastrophique tunnel sous la Manche, les automobilistes parisiens d\u00e9ferleront dans l'\u00eele ?\n\nLors de notre voyage aux USA de l'\u00e9t\u00e9 87, nous avons vu \u00e0 l'\u0153uvre, Marie, Charlotte et moi, une autre tradition encore : la l\u00e9gendaire placidit\u00e9 courtoise de l'automobiliste californien du Sud. Charlotte avait quinze ans (comme c'est loin, tout \u00e7a !). Marie et elle montaient et descendaient dans l'ascenseur de l'h\u00f4tel Inn by the Sea, \u00e0 La Joya, un ascenseur \u00e0 paroi de verre piqu\u00e9e d'\u00e9toiles, commandaient des pancakes ou des jus d'orange \u00e0 toute heure par t\u00e9l\u00e9phone au _room service_ puis, quand elles consentaient \u00e0 d\u00e9laisser ces occupations exaltantes, m'entra\u00eenaient au bord du Pacifique pour quelques heures de _boogie board_. Allong\u00e9es en travers des planches aval\u00e9es, brass\u00e9es et renvoy\u00e9es d'une gifle assez douce par les vagues grises et si lasses de l'oc\u00e9an, qui ne consacrait, on le sentait, \u00e0 ces amusements qu'une part infime de sa puissance, elles ne se lassaient pas de cet exercice. (Je n'arrivais pas \u00e0 saisir le moindre point commun entre cette eau implicitement \u00e9norme et le scintillant \u0153il bleu-vert de ma M\u00e9diterran\u00e9e toulonnaise de 1942.) Pour atteindre la plage, Charlotte et Marie avaient invent\u00e9 un itin\u00e9raire qui impliquait un \u00ab raccourci \u00bb, une descente (et une remont\u00e9e !) par des escaliers inconfortables et surtout encombr\u00e9s des poubelles redoutables d'innombrables restaurants sur les arri\u00e8res desquels ils se trouvaient : j'appelai ce chemin le _stinking freeway_ (l'autoroute puante). Pour y acc\u00e9der, quittant l'h\u00f4tel, il fallait traverser l'avenue c\u00f4ti\u00e8re, rue principale de La Joya (l\u00e0 se trouvait la librairie o\u00f9 j'achetais les romans policiers que je lisais sur le sable br\u00fblant, la t\u00eate couverte d'une serviette de bain, pendant les heures de _boogie board_ ). Charlotte, bronz\u00e9e dans son T-shirt et ses \u00e9l\u00e9gants bermudas blancs soyeux de Californienne provisoire, avait invent\u00e9 un jeu. C'est un jeu pour demoiselle et automobiles : elle s'engageait r\u00e9solument sur la chauss\u00e9e, faisant aussit\u00f4t stopper, selon la pure tradition courtoise, \u00e0 une distance d'au moins quatre pas, les immenses voitures qui avan\u00e7aient sur le \u00ab Boulevard \u00bb aussi puissamment, lentement et paresseusement que les vagues du Pacifique. Elle traversait alors tranquillement, souverainement en biais, puis, arriv\u00e9e de l'autre c\u00f4t\u00e9, recommen\u00e7ait dans l'autre sens, progressant ainsi en zig-zags jusqu'au _stinking stairway_ , avec arr\u00eats \u00e9ventuels pour des glaces ou des cartes postales, cisaillant de cette mani\u00e8re en biseau la paisible circulation estivale. Et nul ne lui aboyait au visage. (Cela me rappelait notre d\u00e9couverte (je dis \u00ab notre \u00bb mais il s'agit maintenant de mes fr\u00e8res et s\u0153ur et de moi-m\u00eame. Comme diraient Charlotte et Marie : \u00ab On n'\u00e9tait pas n\u00e9es ! \u00bb), en 1945, des escaliers m\u00e9caniques du m\u00e9tro, avec leur \u0153il rouge patient et placide, qu'il \u00e9tait si amusant de mettre et de remettre en marche, en tapant du pied (car nous n'avions pas encore saisi exactement le r\u00f4le de l'\u0153il \u00e9lectrique), tels des papillons de Kipling (relire \u00ab le papillon qui tapait du pied \u00bb dans les _Just so Stories (Les Histoires comme \u00e7a)_ ou Ali Baba devant sa caverne, aux heures de faible fr\u00e9quentation (du m\u00e9tro, pas de la caverne).)\n\nMais revenons au triste destin du pi\u00e9ton parisien. Pour exorciser la pr\u00e9sence d\u00e9sagr\u00e9able des voitures, pour les dominer magiquement, je me livre parfois (surtout dans les p\u00e9riodes de souci) \u00e0 des jeux num\u00e9rologiques. Cela m'oblige (une certaine \u00ab valeur d'usage \u00bb de cette monnaie de r\u00eaveries : la prudence) \u00e0 ne pas perdre de vue leur pr\u00e9sence, leurs mouvements erratiques et hostiles. Ces jeux portent sur les plaques min\u00e9ralogiques. Autrefois j'essayais, par exemple, de me rapprocher, dans une journ\u00e9e, le plus possible de la d\u00e9couverte du num\u00e9ro 9 999 (maximum) ou du num\u00e9ro 1 (minimum). Comme il fallait assez longtemps pour y parvenir (ce qu'un calcul statistique simple r\u00e9v\u00e8le), les num\u00e9ros situ\u00e9s dans les premi\u00e8res ou derni\u00e8res dizaines devaient \u00eatre consid\u00e9r\u00e9s comme des \u00ab performances \u00bb honorables. Mais la prolif\u00e9ration des immatriculations (un signe du progr\u00e8s de la m\u00e9tastase urbaine) a conduit, dans certains d\u00e9partements, et particuli\u00e8rement dans Paris (les plaques \u00ab 75 \u00bb) \u00e0 remplacer les deux lettres d'autrefois par trois, et simultan\u00e9ment diminuer le nombre des chiffres (sans doute, la psychologie exp\u00e9rimentale du xixe si\u00e8cle ayant enseign\u00e9 qu'on ne retenait pas facilement des s\u00e9quences de plus de sept signes (le \u00ab 75 \u00bb \u00e9tant appr\u00e9hend\u00e9 globalement, comme un seul), pour permettre les identifications par les gendarmes ou les agents de la circulation, en cas de violation du code & recherche de v\u00e9hicules vol\u00e9s et\/ou abritant des bandits). Mais rechercher un 999 sur 1 000 num\u00e9ros possibles (ou un 1) est d'un int\u00e9r\u00eat m\u00e9diocre (tant on rencontre de voitures en un seul trajet du IXe arrondissement au IVe, par exemple).\n\nJe me suis donc orient\u00e9 vers un autre jeu, de principe assez diff\u00e9rent, plus proche de la \u00ab vie \u00bb : je guette maintenant, lors de mes d\u00e9placements, les immatriculations parisiennes les plus r\u00e9centes, ce qui me permet de suivre la progression fatale de l'envahissement des rues. (J'ai commenc\u00e9 en mars 1991, et le triplet de lettres alors atteint \u00e9tait JJJ. Aujourd'hui dix-neuf septembre mil neuf cent quatre-vingt-onze, date palindromique comme le remarque justement le _Times_ de ce jour, mon \u00ab record \u00bb est \u00ab 15 JNS 75 \u00bb (ce qui veut dire que plus de 100 000 voitures nouvelles ont \u00e9t\u00e9 vomies sur Paris depuis six mois (chaque progression de la troisi\u00e8me lettre repr\u00e9sente 1 000 voitures ; chaque progression de la seconde 22 000 (22 000 et non 26 000, car les I et les O ne figurent pas parmi les triplets possibles, \u00e9tant des lettres-chiffres qui pr\u00eateraient \u00e0 confusion, ainsi que les Q et les U (comme me l'a fait remarquer Marie), mais je ne vois pas pourquoi) (le nombre de 22 000 est lui-m\u00eame approximatif, certains triplets de lettres pouvant \u00eatre \u00e9limin\u00e9s pour des raisons extra-num\u00e9riques : ainsi il n'aurait pas pu y avoir (m\u00eame si on avait utilis\u00e9 le U), il me semble, d'immatriculation faisant appara\u00eetre, \u00e0 l'arri\u00e8re d'une automobile le mot CUL, contrairement \u00e0 ce que laisse entendre une \u00ab pub \u00bb r\u00e9cente, dont la grossi\u00e8ret\u00e9 & veulerie est bien en accord avec l'\u00e9volution g\u00e9n\u00e9rale de ce que Renaud Camus appelle les \u00ab mani\u00e8res du temps \u00bb. (L'\u00e9limination du mot \u00ab CON \u00bb \u00e9tant assur\u00e9e par la r\u00e8gle de non-emploi du O et du I. Je ne sais s'il est d'autres \u00ab interdits \u00bb.)\n\n(Mon attention ayant \u00e9t\u00e9 ainsi dirig\u00e9e vers les groupements de lettres \u00ab ayant un sens \u00bb, j'ai con\u00e7u le projet d'une suite de films brefs (d'une minute au plus). Par exemple : une voiture s'arr\u00eate dans la cour d'une usine. Les lettres de son immatriculation sont montr\u00e9es. On lit : JAM. Puis on voit que l'usine est une fabrique de confitures. La voiture repart. Elle s'engage sur une autoroute et tombe dans un immense embouteillage, o\u00f9 tous les v\u00e9hicules portent le m\u00eame groupement, JAM. Cela ferait un jeu de mot visuel franco-anglais, sur _jam_ , confiture, et _jam_ embouteillage, du plus bel effet. (On pourrait aussi traiter le m\u00eame th\u00e8me comme un r\u00e9cit de r\u00eave, ou dans une nouvelle.)))))) (si je ne m'abuse, j'ai ouvert six parenth\u00e8ses embo\u00eet\u00e9es, que j'ai d\u00fb fermer d'un seul coup).\n\n## 119 (\u00a7 44) Je poss\u00e8de quelque part le \u00ab cadre \u00bb chronologique de ces images,\n\nBien s\u00fbr, ce sont des dates marquantes, dans la m\u00e9moire collective : 6 juin 1944, journ\u00e9es d'ao\u00fbt (Lib\u00e9ration de Paris, de Montpellier). Il ne m'\u00e9tait pas difficile, m\u00eame sans les carnets de mon grand-p\u00e8re et le peu de ma correspondance retrouv\u00e9e, de \u00ab placer \u00bb mes images-souvenirs du voyage, et de Lyon dans des \u00ab lieux de m\u00e9moire \u00bb assez pr\u00e9cis, dans l'ascenseur chronologique du pass\u00e9 que je poss\u00e8de quelque part (j'emploie ici une image emprunt\u00e9e \u00e0 un roman d'Asimov, _The End of Eternity_ : comme si elles poss\u00e9daient, en association myst\u00e9rieuse dans le cerveau, une sorte d'\u00e9criteau num\u00e9rique plus ou moins exact (c'est aussi ce que suppose Robert Hooke, dans sa belle imagination du m\u00e9canisme de la m\u00e9moire, vers 1680). (Les images les plus anciennes ne poss\u00e8dent presque jamais cette propri\u00e9t\u00e9.)))\n\nOn situe aussi assez facilement (s'ils ne sont pas trop \u00e9loign\u00e9s) les \u00e9v\u00e9nements ordinaires par rapport aux dates marquantes de notre propre vie (avec, parfois, de curieux d\u00e9placements). Il est clair que, pour moi, le d\u00e9part de la rue d'Assas est de ce type. Les ann\u00e9es de Carcassonne sont \u00e9closes dans une capsule temporelle, un compartiment de vie, strictement localis\u00e9 dans l'espace-temps : dans la coquille d'espace-temps qu'est une maison familiale nous sommes comme des escargots (et nous la transportons avec nous par la m\u00e9moire). (Mais nous sommes aussi parfois des bernard-l'hermite, nous installant dans une nouvelle demeure, comme vol\u00e9e \u00e0 ses habitants ant\u00e9rieurs (ainsi font les villes, les civilisations m\u00eame, se succ\u00e9dant aux m\u00eames points de la surface de la terre o\u00f9 elles se superposent comme des couches de papiers peints sur des murs). Voil\u00e0 qui va de soi.)\n\nMais on pourrait utiliser aussi des \u00e9v\u00e9nements moins marquants : ainsi le changement de formats de papier (le passage du 21 \u00d7 27 (format papetier fran\u00e7ais de ma jeunesse) au 21 \u00d7 29,7 (format am\u00e9ricain). Je l'ai ressenti comme un traumatisme d'\u00e9criture et, ayant d\u00e9couvert le format actuel plus \u00ab oblong \u00bb au cours de mon s\u00e9jour aux USA de 1970, je \u00ab date \u00bb ce passage, cette d\u00e9formation traumatisante de l'espace de la page, de mon retour \u00e0 Paris au mois de mai de cette ann\u00e9e-l\u00e0 (cela correspond ou non \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9, peu importe. En tout cas, j'ai mis plusieurs ann\u00e9es \u00e0 me sentir de nouveau \u00e0 l'aise sur du papier (po\u00e9tique, non math\u00e9matique, la math\u00e9matique est peu affect\u00e9e par ces consid\u00e9rations), et le livre que j'ai \u00e9crit en 1972, _31 au cube_ est dans un \u00ab format \u00bb impossible, un format de compensation, qui force le po\u00e8me \u00e0 s'allonger horizontalement sur deux pages. Voil\u00e0 une justification de sa \u00ab m\u00e9trique \u00bb qui m'avait \u00e9chapp\u00e9, \u00e0 l'\u00e9poque).\n\nJ'ai d'autres exemples dans mon souvenir, que je mettrai en sc\u00e8ne \u00e0 leur heure. Mais il s'agit toujours, comme les \u00e9v\u00e9nements de l'Histoire, d'une scansion involontaire, contingente. Je me dis que j'aurais pu en noter d'autres, d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment, pour servir de ponctuation du temps, pour peupler le vaste th\u00e9\u00e2tre de la m\u00e9moire qu'est la vie (c'est sans doute bien tard, \u00e9tant donn\u00e9 mon \u00e2ge).\n\nJe tente aujourd'hui de le faire de mani\u00e8re d\u00e9lib\u00e9r\u00e9e : je note, et insiste mentalement, par exemple, sur le fait que je viens de d\u00e9couvrir brusquement que l'affranchissement des lettres ordinaires, apr\u00e8s le dernier changement de tarif, n\u00e9cessite un type enti\u00e8rement nouveau de timbres (provisoirement en tout cas) : ils valent 2 francs 50 mais la somme n'est plus signal\u00e9e sur le timbre comme elle l'\u00e9tait jusqu'ici. On lit seulement une lettre, un **D** (majuscule). (J'indique ces choses, d'\u00e9vidence au moment o\u00f9 j'\u00e9cris, mais que le futur rendra peut-\u00eatre obscures. Je le fais par politesse pour d'\u00e9ventuels lecteurs lointains.) Je donne \u00e0 ce fait une date, conventionnelle, facile \u00e0 retenir pour ma m\u00e9moire, la date palindromique du 19.9.1991. Il y aura, si tout se passe comme pr\u00e9vu, un \u00ab avant \u00bb et un \u00ab apr\u00e8s \u00bb cet \u00e9v\u00e9nement : l'apparition du timbre-poste au prix non marqu\u00e9. (On aura imit\u00e9 ainsi, par analogie, les tickets de m\u00e9tro. Le but, si cette mani\u00e8re de faire se continue, est vraisemblablement le m\u00eame : \u00e9viter d'avoir \u00e0 imprimer de nouveaux timbres \u00e0 chaque augmentation (on esp\u00e8re peut-\u00eatre les rendre moins visibles).) (S'il s'agit d'un exp\u00e9dient provisoire, ce qui est vraisemblable, j'en offre gratuitement l'id\u00e9e \u00e0 l'administration.)\n\nJe lui associe aussi, pour simplification et renforcement, une autre \u00ab innovation \u00bb : celle du timbre autocollant. Cela lui donne une l\u00e9g\u00e8re coloration nostalgique : la perte du charme des bordures dentel\u00e9es, qui furent en leur temps une innovation d\u00e9cisive, qui n'\u00e9tait pas apparue encore au temps du premier timbre de co\u00fbt marqu\u00e9, le timbre moderne par excellence (et l'histoire du timbre m'est ch\u00e8re, puisqu'elle est indissolublement li\u00e9e \u00e0 la vie d'un de mes romanciers favoris, Anthony Trollope) : j'ai nomm\u00e9 le \u00ab penny noir \u00bb \u00e0 l'effigie de la jeune reine Victoria, en 1839 (il vaut si cher que les contrefa\u00e7ons en sont innombrables. Le _Times_ a annonc\u00e9 r\u00e9cemment que, dans un esprit \u00ab europ\u00e9en \u00bb, pour faciliter l'abaissement proche des barri\u00e8res douani\u00e8res dans les pays de la CEE, il \u00e9tait d\u00e9sormais possible d'entrer en Angleterre en ayant sur soi, ou dans son v\u00e9hicule, de faux timbres. Voil\u00e0 qui est rassurant).\n\n## 120 (\u00a7 45) il m'emmenait brusquement vers un autre, dont il avait (signe de pr\u00e9m\u00e9ditation ?) not\u00e9 aussi les horaires.\n\nC'\u00e9tait un exc\u00e8s quasi orgiaque, une d\u00e9bauche apparemment non hygi\u00e9nique de films (pour l'appareil visuel, certainement mis en danger par la mauvaise qualit\u00e9 des images, leurs tremblements, leurs palpitations). Je dis \u00ab apparemment \u00bb non hygi\u00e9nique car mon grand-p\u00e8re avait une th\u00e9orie de l'exc\u00e8s n\u00e9cessaire, concept au r\u00f4le un peu semblable \u00e0 celui du _clinamen_ , violation rare et r\u00e9gl\u00e9e de la contrainte, dans la th\u00e9orie des \u00e9crits entrav\u00e9s axiomatiquement de l'Oulipo. Ainsi, apr\u00e8s avoir toute la semaine, quand il \u00e9tait seul, sagement cuit des pommes de terre \u00e0 l'eau avec un tout petit peu de beurre, il ouvrait le samedi une bo\u00eete de cassoulet ou de choucroute _William Saurin_ qu'il mangeait consciencieusement. (Cela fait toujours fr\u00e9mir mon p\u00e8re, rien que d'y repenser.) Son impatience \u00e0 se jeter dans les salles obscures \u00e9tait sans doute aussi l'effet d'un besoin de \u00ab rattrapage \u00bb, de mise \u00e0 profit de la libert\u00e9 retrouv\u00e9e pour effacer les privations cumul\u00e9es des derni\u00e8res ann\u00e9es.\n\nPourtant son adh\u00e9sion au cin\u00e9ma avait \u00e9t\u00e9 lente. Il \u00e9tait un converti fort r\u00e9cent aux charmes du septi\u00e8me art. Longtemps, il avait oppos\u00e9 aux affirmations \u00ab modernistes \u00bb de mes parents, avec une conviction in\u00e9branlable et impeccablement raisonn\u00e9e, l'id\u00e9e qu'il ne s'agissait que d'un divertissement de seconde zone. Il opposait alors \u00e0 ces amateurs de nouveaut\u00e9 la hi\u00e9rarchie mill\u00e9naire et rationnelle des arts, avec autant de conviction que son p\u00e8re, autrefois (selon le r\u00e9cit malicieux de ma grand-m\u00e8re), frappant du poing sur la table et disant : \u00ab Non jamais l'homme ne volera ! Jamais le plus lourd que l'air ne vaincra la pesanteur ! \u00bb C'est Charles Chaplin (et plus que \u00ab Charlot \u00bb, le Chaplin des _Lumi\u00e8res de la ville_ , de la _Ru\u00e9e vers l'or_ , plus tard du _Dictateur_ ) qui l'avait converti au cin\u00e9ma, et, par un glissement bien naturel, il en \u00e9tait venu \u00e0 prendre aussi plaisir aux \u00ab policiers \u00bb, aux \u00ab com\u00e9dies am\u00e9ricaines \u00bb, sans oublier, pour ma grande joie, les westerns.\n\nCe n'est que l'ann\u00e9e suivante, pendant l'\u00e9t\u00e9 de 1945 que, le choix filmique devenu plus abondant, j'ai fait enfin la connaissance des \u00ab com\u00e9dies am\u00e9ricaines \u00bb tant vant\u00e9es, nostalgiquement, par les adultes de mon entourage, admir\u00e9 Gary Cooper dans _La Huiti\u00e8me Femme de Barbe-Bleue_ ou _L'Extravagant Mr. Deeds_ (moins en joueur de tuba qu'en chercheur de rimes (preuve ind\u00e9niable d'extravagance, dont j'\u00e9tais moi-m\u00eame coupable) et par sympathie naturelle pour les deux vieilles demoiselles excentriques qui lui d\u00e9cernent (comme au reste de l'humanit\u00e9) l'excellent qualificatif de _pixillated_ (que le doublage traduisait, je ne sais trop pourquoi, par \u00ab pince-corn\u00e9 \u00bb)), commenc\u00e9 une longue histoire d'amour jamais interrompue avec Katharine Hepburn. Et d\u00e9j\u00e0, je choisissais moi-m\u00eame les programmes, et allais seul au cin\u00e9ma, habitude que je retrouvai (dangereuse pour les \u00e9tudes) plus tard, pendant mes ann\u00e9es d'\u00e9tudiant, quand la Cin\u00e9math\u00e8que logeait au Mus\u00e9e p\u00e9dagogique, rue d'Ulm, dangereusement proche de l'institut Henri-Poincar\u00e9.\n\nVoir Charles Chaplin sur l'\u00e9cran me fit l'effet d'un \u00ab d\u00e9j\u00e0 vu \u00bb (sans diminuer le plaisir de la vision). Car nous \u00ab savions \u00bb d\u00e9j\u00e0 \u00ab par c\u0153ur \u00bb les grands moments sentimentaux du _Cirque_ ou des _Lumi\u00e8res de la ville_. Grand-maman \u00e9tait une chaplinesque de choc, \u00e0 la fois par conviction esth\u00e9tique, \u00e9thique et politique, mais aussi par sympathie spontan\u00e9e de conteuse, de mime. Je dois dire que ses morceaux choisis et de bravoure, comme ses imitations du d\u00e9part de \u00ab Charlot \u00bb un pied sur chaque fronti\u00e8re ou de ses d\u00e9m\u00eal\u00e9s de faux clergyman avec un vilain petit gar\u00e7on dans les bras de sa m\u00e8re nous sembl\u00e8rent presque meilleurs que les originaux.\n\nMais c'\u00e9taient surtout les moments qui touchaient de pr\u00e8s \u00e0 notre situation d'enfants dans la guerre et les privations qui m'ont le plus marqu\u00e9. Sans doute aussi parce qu'elle mettait \u00e0 les restituer une conviction plus assur\u00e9e encore que pour ceux de pur comique : la sc\u00e8ne des \u00ab spaghettis-lacets de soulier \u00bb suivie du \u00ab mirage du poulet r\u00f4ti \u00bb de _La Ru\u00e9e vers l'or_ , par exemple (avec l'avantage d'une r\u00e9p\u00e9tition fr\u00e9quente possible dont le cin\u00e9ma, proche en cela du th\u00e9\u00e2tre \u00e9tait quasiment incapable avant l'invention de la vid\u00e9o) (ce fut jusqu'\u00e0 tr\u00e8s r\u00e9cemment un des atouts majeurs de la lecture, h\u00e9las pour l'avenir du livre), ou encore celle de la lutte des si\u00e8ges vissables entre Hitler et Mussolini dans _Le Dictateur_ (qu'elle avait pu, inou\u00ef privil\u00e8ge, voir aux \u00c9tats-Unis).\n\nEn arrivant \u00e0 Paris nous avons d\u00e9couvert les extraordinaires \u00ab petits \u00bb Charlots, ces chefs-d'\u0153uvre de quelques minutes et cela dans des conditions de \u00ab spectateurs luxueux \u00bb que je n'ai jamais retrouv\u00e9es depuis (avant que la vid\u00e9o ne rende ce mode de vision banal. Mais j'en fais peu usage) : car notre ami Harnois, un vrai Parisien amateur d'innovations avait chez lui un appareil de projection, et poss\u00e9dait tous ces films : _Charlot policeman_ et _Charlot \u00e0 la cure_ bien s\u00fbr, mais aussi des \u00ab Buster Keaton \u00bb et, _last but not least_ (quoi qu'en pensent les puristes) un choix \u00e9tendu des aventures de Stan Laurel et Oliver Hardy.\n\n## 121 (\u00a7 47) Cela parut \u00e0 mon p\u00e8re insupportable et impardonnable (suite du \u00a7 115 : un t\u00e9moignage de mon p\u00e8re)\n\n_Qu. :_ Quand on vous propose de passer \u00e0 l'Assembl\u00e9e consultative, on vous propose un poste plus politique, je ne dirai pas politicien. Quel d\u00e9bat se pose pour vous ?\n\n\u2013 Un d\u00e9bat tr\u00e8s court. J'ai dit \u00e0 Chambrun [Gilbert de Chambrun \u00e9tait le chef militaire de la R\u00e9gion Languedoc du MLN, dont mon p\u00e8re \u00e9tait le dirigeant \u00ab civil \u00bb] \u00ab Non c'est toi \u00bb. Il a dit : \u00ab Non c'est toi \u00bb, etc. Et comme il est plus tenace que moi et que d'autre part il avait la chance d'\u00eatre dans un truc militaire et qu'apr\u00e8s il allait \u00eatre d\u00e9put\u00e9, j'y suis all\u00e9.\n\n\u2013 \u00c7a vous ennuyait beaucoup ?\n\n\u2013 \u00c9norm\u00e9ment. J'ai vu la tactique de De Gaulle qui consistait \u00e0 diviser la R\u00e9sistance. Lui qui a soi-disant \u00e9t\u00e9 contre les partis un moment, il a fait ce qu'il a pu pour emp\u00eacher l'unit\u00e9 de la R\u00e9sistance. Et pourtant, dans la R\u00e9sistance, j'\u00e9tais tr\u00e8s gaulliste. Sans avoir jamais lu aucun livre de lui. C'est alors que j'ai lu des livres de De Gaulle, on m'a offert _Assembl\u00e9e consultative, Au fil de l'\u00e9p\u00e9e, Vers l'arm\u00e9e de m\u00e9tier_. Je ne suis pas d'un temp\u00e9rament placide. Quand j'ai vu l'apologie de gens qui avaient trouv\u00e9 assez de ressort pour \u00e9craser la Commune, mon grand-p\u00e8re a resurgi en moi.\n\nJ'ai failli d\u00e9missionner au bout de quelque temps, mais pas longtemps. On m'a fait valoir que j'allais \u00eatre remplac\u00e9 par un de la nouvelle majorit\u00e9 du MLN, un Baumel quelconque. Malraux s'est \u00e9croul\u00e9 d'un seul coup pour moi lorsque je l'ai vu intervenir, en politicien, dans un Comit\u00e9 directeur. La vie parlementaire \u00e9tait extr\u00eamement simple. Il n'y avait aucune intervention, c'\u00e9tait purement consultatif. J'ai tr\u00e8s vite compris que ce n'\u00e9tait qu'un trompe-l'\u0153il.\n\n\u2013 \u00c0 la m\u00eame \u00e9poque vous \u00eates d\u00e9sign\u00e9 au titre de l'Assembl\u00e9e consultative, comme jur\u00e9 \u00e0 la Haute Cour ?\n\n\u2013 J'ai \u00e9t\u00e9 d\u00e9sign\u00e9 comme jur\u00e9 \u00e0 la Haute Cour pour le proc\u00e8s de l'amiral Esteva.\n\n\u2013 En action au proc\u00e8s Esteva et assistant au proc\u00e8s de P\u00e9tain.\n\n\u2013 J'avais une carte d'entr\u00e9e pour \u00eatre assis pour le proc\u00e8s P\u00e9tain.\n\n\u2013 Mais r\u00e9cus\u00e9 au proc\u00e8s P\u00e9tain ?\n\n\u2013 Oui, j'\u00e9tais jur\u00e9 au proc\u00e8s Esteva, on m'a dit apr\u00e8s non, vous n'\u00eates pas pris. J'ai su par je ne sais qui que j'avais \u00e9t\u00e9 r\u00e9cus\u00e9.\n\nJ'ai \u00e9t\u00e9 \u00e9c\u0153ur\u00e9 de la fa\u00e7on dont le proc\u00e8s P\u00e9tain a \u00e9t\u00e9 conduit. D'abord on l'a minimis\u00e9 le plus possible, en le mettant dans une toute petite salle, comme pour un incident de correctionnelle. On avait \u00ab fait \u00bb la salle tr\u00e8s probablement, je ne sais pas comment. Parmi les juges, il y avait un nomm\u00e9 Montgibeau qui faisait des effets de manches et qui s'arrangeait pour passer \u00e0 c\u00f4t\u00e9 des accusations les plus s\u00e9rieuses. Et puis, on ne laissait pas tellement la parole aux gens qui \u00e9taient interrog\u00e9s. Par exemple pour Darnand il y a eu un tour de passe-passe prodigieux. Darnand avait des choses \u00e0 dire, il en avait, Joseph Darnand. On l'a fait compara\u00eetre, et un des juges a dit aux jur\u00e9s : \u00ab C'est bien entendu, nous ne posons aucune question \u00e0 un tueur. \u00bb Alors les jur\u00e9s n'ont pas pos\u00e9 de question. [Je vois pourquoi mon p\u00e8re a \u00e9t\u00e9 r\u00e9cus\u00e9 pour ce proc\u00e8s-l\u00e0.]\n\nIls auraient pu poser des questions, mais il faut voir comme les juges man\u0153uvrent les gens. Je l'avais d\u00e9j\u00e0 vu au proc\u00e8s Esteva, il y a eu une majorit\u00e9 de jur\u00e9s pour dire : \u00ab Non, il ne faut pas condamner \u00e0 mort. C'est un bon chr\u00e9tien. \u00bb Moi, j'ai dit qu'on fusillait des gens qui avaient combattu les Fran\u00e7ais libres, et que je ne voyais pas pourquoi celui qui en avait donn\u00e9 l'ordre serait sauv\u00e9.\n\n## 122 (\u00a7 47) Fragments d'un Trait\u00e9 des Disputes (De Querelis) de 1946.\n\n25.1 (1) Une dispute est un mal.\n\n25.1 (2) Une dispute est d'autant plus violente que les torts sont plus partag\u00e9s.\n\n25.1 (3) Les disputes ne sortent pas du cadre de la famille.\n\n25.1 (4) Avec des \u00e9trangers elles sont toujours \u00ab enfantines \u00bb. On ne se conna\u00eet point.\n\n25.1 (5) Souvent on n'ose pas aller trop loin \u00e0 cause ou des parents ou du manque d'\u00ab autorit\u00e9s \u00bb pour juger le diff\u00e9rend.\n\n25.1 (6) Les diff\u00e9rends n'existent pas souvent ou alors ils sont r\u00e9gl\u00e9s \u00e0 l'amiable.\n\n25.1 (7) On a toujours des \u00e9gards pour les \u00e9trangers.\n\n25.1 (8) Ainsi nos disputes avec les gar\u00e7ons de la rue se r\u00e9glaient par des batailles avec de l'eau ou des pierres. Les disputes n'\u00e9taient pas profondes et mauvaises parce qu'il n'y avait pas de \u00ab discussion \u00bb.\n\n25.1 (9) Plus la discussion est fouill\u00e9e, mieux elle est aliment\u00e9e, plus la dispute est importante.\n\n(10) Les disputes r\u00e9sultent d'une connaissance + ou \u2013 approfondie chacun des autres. Elles nous servent \u00e0 nous conna\u00eetre et s'appuient sur cette connaissance.\n\n(11) Elles excitent en nous un instinct de mensonge et de dissimulation.\n\n(12) En effet, des fautes quelconques (vaisselle cass\u00e9e, pipi au lit, insolence envers les autorit\u00e9s, ftes de classe ou de la maison) peuvent \u00eatre aliment d'attaque contre nous, r\u00e9veiller de vieilles querelles.\n\n(13) Les disputes ne peuvent pas \u00eatre supprim\u00e9es. Une dispute non r\u00e9gl\u00e9e (et c'est le cas de 8 disputes sur 10) compl\u00e8tement, c'ad si le m\u00e9contentement n'est pas \u00e9touff\u00e9 des 2 c\u00f4t\u00e9s, en engendrera une autre, consciemment ou inconsciemment.\n\n(14) Or une dispute ne peut pas \u00eatre r\u00e9gl\u00e9e absolument.\n\n(15) Les torts sont tjs partag\u00e9s. Une enqu\u00eate donnant raison \u00e0 l'un, si la balance penche favorablement de son c\u00f4t\u00e9, le mettra sur un terrain extr\u00eamement instable. L'autre lui gardera rancune et se vengera t\u00f4t ou tard.\n\n(16) On a tjs qqch \u00e0 se reprocher.\n\n(17) On a tjs qq d\u00e9fauts marqu\u00e9s.\n\nSortes de disputes.\n\n(18) Les disputes comprennent des genres essentiellet vari\u00e9s. Il faut distinguer 1) nos disputes ; 2) les disputes avec les 1\/2 \u00e9trangers ; 3) avec les \u00e9trangers (voir 4 \u00e0 8).\n\n(19) \u00c9liminons les \u00e9trangers.\n\nLes disputes se bornent le + svt \u00e0 des coups ou \u00e0 des injures. Ces injures n'ont pas de port\u00e9e. Elles ne frappent pas l'amour-propre.\n\n(20) Dans une dispute, la discussion s'envenime quand l'amour-propre est touch\u00e9. C'est lui qui fait tt.\n\n(21) Je dirais m\u00eame, comme d\u00e9finition de \u00ab nos \u00bb disputes que dans chacune de celles-ci, chacun essaie de blesser l'autre.\n\n(22) Quand vous avez bless\u00e9 qqu'un, vous avez gagn\u00e9 une manche mais cette victoire se \u00ab paie cher \u00bb.\n\n(23) Un \u00ab disputeur \u00bb excit\u00e9 est + dangereux quand il dissimule que quand il se laisse aller \u00e0 des \u00e9clats.\n\n(24) Les disputes avec \u00e9trangers fr\u00f4lent mais ne touchent pas. Par exp\u00e9rience personnelle, je puis noter que sur 9 de ces disputes mon amour-propre n'a \u00e9t\u00e9 touch\u00e9 qu'1 fois.\n\nLes demi-\u00e9trangers.\n\n(25) Elles sont d\u00e9j\u00e0 + s\u00e9rieuses.\n\n(26) Un 1\/2 \u00e9tranger est un ami, un cousin ou un familier.\n\n(27) Ces disputes sont (je parle entre cousins de Carc.) bcp + s\u00e9rieuses.\n\n1) Nous avons + d'attaches. Ainsi \u00e0 Carc. nous nous voyons presque ts les jours.\n\n2) Il en r\u00e9sulte que nous nous connaissions mieux ou croyons nous conna\u00eetre.\n\nLes m\u00eames injures qui (19) ne nous auraient pas frapp\u00e9s, touchent dans ce cas + et mieux.\n\n(28) Nous ne craignons pas qq'un, nous ne ns disputons pas avec lui quand nous croyons ou savons qu'il ne nous conna\u00eet pas.\n\n(29) Une injure venue d'1 familier est + intol\u00e9rable que venue d'un \u00e9tranger.\n\n(30) Avec un \u00e9tranger on rentre en soi, ds son incognito. On r\u00e9pond par les coups, le m\u00e9pris ou le silence. Avec un familier votre sensibilit\u00e9 est \u00e0 vif.\n\n(31) Nous ne voulons et ne pouvons r\u00e9gler nos luttes par des bagarres \u00e0 coup de poing.\n\n(31)bis Peut-\u00eatre parce que les diff\u00e9rences de force st trop grandes, ms surtout parce que la satisfaction est nulle, parce que nous craignons les punitions, que nous avons ts + ou \u2013 tort \u2013 aussi y a-t-il des bagarres \u00e0 coup de langue.\n\n(32) Les disputes entre ns et nos familiers portent + aussi parce que :\n\n3) (ce cas nous est particulier) il y va svt de notre prestige. Il se trouve que mon cousin Jean a 14 ans et moi 13, ma cousine Juliette 12 et ma s\u0153ur 10, Pierrot 10 et Pierrot R 9. Ns nous correspondons donc \u00e0 peu pr\u00e8s par l'\u00e2ge, aussi nous nous opposons. Il y a une 4e raison.\n\n4) Mes cousins sont railleurs par naturel, nous susceptibles ; et c'est un terrain tt trouv\u00e9 pour la dispute.\n\nEnfin 5) Il existe des rivalit\u00e9s et des pr\u00e9f\u00e9rences entre ns. Il est tr\u00e8s svt arriv\u00e9, dans des disputes g\u00e9n\u00e9rales, que les gar\u00e7ons se trouvent en conflit avec les filles ou que les grands utilisent dans leurs conflits entre eux les petits en les soutenant dans leurs conflits, ce qui leur permettait de s'attaquer + facilement.\n\n(33) Pr moi j'ai surtout soutenu Nanet, Denise et P.M. au contraire Jeannot soutenant Nanet et Pierrot.\n\n(34) Cons\u00e9quences : ces disputes ont svt eu comme r\u00e9sultat des brouilles. En effet, oubliant nos querelles, sit\u00f4t nos cousins partis du jardin pr go\u00fbter, nous nous r\u00e9conciliions et donnions en tout tort \u00e0 ces derniers. Ils faisaient d'ailleurs de m\u00eame.\n\n(35) au (25) et (18) J'ajoute familiers \u00e0 1\/2 \u00e9trangers.\n\n## 123 (suite \u00a7 122) Plan g\u00e9n\u00e9ral : 26 janvier\n\n(47) Plan g\u00e9n\u00e9ral : 26 janvier\n\nLivre I : Querelles et disputes\n\nch.1 : Caract\u00e8res g\u00e9n\u00e9raux et luttes contre les \u00e9trangers\n\nch.2 : Les 1\/2 \u00e9trangers et les familiers\n\nch.3 : Causes de nos querelles\n\nch.4 : Diff\u00e9rents aspects des disputes\n\nch.5 : Caract\u00e8res et techniques\n\nch.6 : Cons\u00e9quences\n\nch.7 : Conclusion et principes g\u00e9n\u00e9raux\n\nch.8 : Les taquineries\n\nch.9 : R\u00e9actions apparentes de Pierrot, Denise et Nanet\n\nch.10 : \u00c9tude de moi-m\u00eame\n\nch.11 : Exemples et divers.\n\n[...]\n\n(70) Je vais maintenant aborder la principale partie de cet ouvrage : \u00ab Nos disputes \u00bb (voir (47)).\n\n(71) Nos disputes r\u00e9sultent souvent d'origines et de causes fondamentales.\n\n(72) Nous avons d\u00e9j\u00e0 vu (voir (13)) que les disputes ne pouvaient pas \u00eatre supprim\u00e9es. Cette impossibilit\u00e9 est donc 1re cause de leur existence.\n\n(73) Une 2e raison est (14) que l'on ne peut r\u00e9gler absolument une dispute. Une dispute en engendrera t\u00f4t ou tard une autre.\n\n(74) Comme 3e cause il y a nos incessants rapports. En effet, dans une journ\u00e9e nous sommes de 5 \u00e0 9 h ensemble. Combien de temps cela peut-il faire pour les disputes ?\n\n(75) 4e cause. Diff\u00e9rences d'\u00e2ge et de caract\u00e8res (voir ch. 9 et 10).\n\n(76) 5e cause. Les circonstances se sont de tous temps adapt\u00e9es avec les disputes et les ont favoris\u00e9es.\n\n(77) En effet les \u00e9vnmets ont tjs emp\u00each\u00e9 un pouvoir des parents solide qui permette une lutte contre ces disputes.\n\n[...]\n\n(79) \u00c0 Carc. C'est le d\u00e9part de papa de la maison et le \u00ab surmenage \u00bb de maman.\n\n(80) Les circonstances s'y adaptent. 1) Papa est tr\u00e8s svt hors de la maison. 2) Maman est encore surmen\u00e9e. 3) L'habitude est prise.\n\n(81) Il y a aussi des circonstances sp\u00e9ciales : le froid et le manque de chauffage nous groupent dans une seule pi\u00e8ce. Quand nous ne travaillons plus, comment jouer, comment se d\u00e9tendre ? Et voil\u00e0 une nouvelle source de disputes.\n\n(82) L'ennui est source de querelles.\n\n(83) La vie en apartt aussi (besoin de d\u00e9tente).\n\n(84) Une 6e cause para\u00eet \u00e9vidente : c'est le nombre d'enfants. \u00c0 4, nous nous entendons diffcilt. Nous en avons souvent fait l'exp\u00e9rience. En effet, Pierrot et moi nous nous heurtons toujours en ce moment. \u00c0 Carcassonne en janvier, quand nous \u00e9tions seuls, nous nous entendions parfaitement. Il en est de m\u00eame pour tous les tandems possibles : J-N, J-D, D-N, P-N, \u00e0 l'exception peut \u00eatre de P-N (j'en donnerai plus tard les raisons, voir ch. 9).\n\n(85) Une cause peut-\u00eatre plus accessoire est la jalousie de l'un \u00e0 l'\u00e9gard des autres d'entre nous. Y a-t-il une bonne chose \u00e0 manger ? Aussit\u00f4t de se pr\u00e9cipiter. \u00ab P. en a plus que moi, ce n'est pas juste. \u00bb R\u00e9ponse : \u00ab Ce n'est pas vrai. \u00bb Une dispute de plus. Une nouvelle source.\n\n(86) Cette jalousie, d'o\u00f9 vient-elle ? Malheureusement des restrictions. C'est la raret\u00e9 des bonnes choses qui l'a fait na\u00eetre, l'a fortifi\u00e9e et enracin\u00e9e.\n\n[...]\n\n(88) Je ne vois pas d'autre cause pour le moment. Mais pour l'instant je puis tirer certaines conclusions. La disparition des disputes ne peut pas \u00eatre compl\u00e8te. Cependant certaines de ces sources peuvent \u00eatre \u00e9vit\u00e9es. a) les circonstances ; b) l'ennui ; c) peut-\u00eatre aussi la jalousie. Pour cet espoir une seule r\u00e9alisation possible : St-Germain. Tous mes espoirs reposent sur St-Germain. Puissent-ils ne pas \u00eatre d\u00e9\u00e7us.\n\n(89) Malgr\u00e9 moi, je les encourage, les disputes. Je suis d\u00e9go\u00fbt\u00e9 de tout : du lyc\u00e9e, de la vie \u00e0 la maison, de tout. Je n'ai plus aucun entrain pour apprendre, m\u00eame pas pour lire, m\u00eame pas pour jouer. Je le sens sans pouvoir lutter. Je le veux, je n'en ai pas la force. Cela m'inqui\u00e8te.\n\n(90) Cette digression est un peu hors de mon th\u00e8me. Je m'\u00e9gare plut\u00f4t par licence que par m\u00e9garde. C'est quand m\u00eame toujours mon sujet. Les disputes et cet \u00e9tat d'\u00e2me sont \u00e9troitement li\u00e9s.\n\n(91) J'influe, j'ai beaucoup d'influence sur les disputes, parfois n\u00e9faste.\n\n## 124 (seconde suite du \u00a7 122) Je dois marquer ici, bien s\u00fbr, un trait r\u00e9current et fatal de mon autoportrait,\n\nJe dois marquer ici, bien s\u00fbr, comme un trait r\u00e9current et fatal de mon autoportrait, le peu de pers\u00e9v\u00e9rance que je montre dans ce genre d'entreprise de composition. J'ai \u00e0 peine commenc\u00e9 que d\u00e9j\u00e0 je me fatigue. Et toutes les modalit\u00e9s futures de cette maladie sont l\u00e0, clairement : d\u00e8s que mon enthousiasme pour un effort suivi faiblit, je tente d'y rem\u00e9dier en dressant des plans. Dans le cas de mon \u00ab trait\u00e9 \u00bb l'hypertrophie des buts fait d\u00e9j\u00e0 peser sa menace sur la suite, d\u00e8s le deuxi\u00e8me jour. C'est ce que je remarque moi-m\u00eame, alors. Mais la lucidit\u00e9 sur ce point ne m'a jamais gu\u00e9ri.\n\n(101) Enfin ne nous attardons pas. Revenons \u00e0 des \u00e9tudes plus terre \u00e0 terre.\n\n27 jan.\n\n(102) En r\u00e9fl\u00e9chissant au sujet j'ai trouv\u00e9 une nouvelle cause (voir (88)). Elle d\u00e9pend en grande partie de la 5e (voir 76-81). C'est peut-\u00eatre m\u00eame un \u00e9nonc\u00e9 diff\u00e9rent. De cette vie en appartement il r\u00e9sulte un \u00e9nervement g\u00e9n\u00e9ral. Donc l'\u00e9nervement est source de disputes.\n\n(103) Je m'aper\u00e7ois que pour plus de clart\u00e9 il me faudra faire un dictionnaire \u00ab technique \u00bb des disputes. Cela \u00e9vitera bien des confusions.\n\n(104) Les disputes ont une v\u00e9ritable histoire. Elles remontent \u00e0 tr\u00e8s loin. \u00c0 partir de ce moment 27 janvier 10 h je noterai scrupuleusement et impartialement ttes les querelles pour pouvoir en avoir une vue g\u00e9n\u00e9rale et tirer d'elles des conclusions.\n\n(105) Je suis pour l'instant donc impuissant \u00e0 \u00e9crire cette histoire.\n\n[...]\n\n28 janvier\n\n(110) Certains actes m\u00eame souvent r\u00e9p\u00e9t\u00e9s paraissent h\u00e9ro\u00efques avant l'ex\u00e9cution et faciles apr\u00e8s.\n\n(111) St-Germain, 1er contact. Le nouveau captive toujours. La maison est curieuse, le jardin pas mal. Je suis assez agr\u00e9ablt surpris.\n\n[...]\n\n(118) Hier j'ai eu une entrevue avec Denise. Quels renseignements en ai-je tir\u00e9 ? Pas de bien importants. Je sais que Denise fait un journal. Elle ne m'a pas cach\u00e9 certains d\u00e9tails, mais je ne peux pas voir le fond. J'ai \u00e9t\u00e9 moi-m\u00eame aussi tr\u00e8s\n\n(119) Un examen de soi-m\u00eame, une discussion intime incitent au bien.\n\n(120) Flamme qui ne dure pas longtemps.\n\n[...]\n\n29 janvier\n\n(125) Ce matin : 2 seuls incidents. Pierrot et Denise.\n\nThat's all. Et je ne pense pas que rien se soit perdu.\n\nJe marque encore, nouveau \u00ab trait \u00bb de caract\u00e8re en voie de d\u00e9veloppement, un go\u00fbt tr\u00e8s net de la mise en ordre, de la succession d'instants \u00e9crits signal\u00e9e de nombres. Il est l\u00e0, indiscutablement. Je m'\u00e9tais imagin\u00e9 que cette pr\u00e9dilection pour une progression par fragments num\u00e9rot\u00e9s me venait du trait\u00e9 de math\u00e9matiques s\u00e9v\u00e8res de Bourbaki, la passion de mes vingt ans, renforc\u00e9e un peu plus tard par la lecture du _Tractatus_. Mais il n'en est rien. C'est peut-\u00eatre l'histoire latine qui m'a servi de mod\u00e8le (encore heureux que mon incapacit\u00e9 \u00e0 me mettre s\u00e9rieusement au grec m'ait emp\u00each\u00e9 de conna\u00eetre alors Aristote, ou les Pr\u00e9socratiques).\n\nEn tant que \u00ab moraliste \u00bb, l'auteur de ce \u00ab Trait\u00e9 des Disputes \u00bb se situe dans la ligne descriptive, taxinomique, sans illusions. Il y a peu de \u00ab lait de la tendresse humaine \u00bb et de bont\u00e9 naturelle chez ces enfants querelleurs, dont je suis. Un roman anglais des ann\u00e9es vingt, le _High Wind in Jamaica (Cyclone \u00e0 la Jama\u00efque)_ de Richard Hughes (bien sup\u00e9rieur \u00e0 ce plagiat lourdingue et p\u00e2teusement symbolique qu'est le _Lord of the Flies_ de William Golding) a \u00e9t\u00e9 le premier, \u00e0 ma connaissance, \u00e0 pr\u00e9senter un portrait sans aur\u00e9ole ros\u00e9ol\u00e9e d'une soci\u00e9t\u00e9 enfantine. Je l'ai lu sans surprise.\n\nJe vois enfin que la nostalgie est d\u00e9j\u00e0 l\u00e0, implicite : plus jamais l'occasion de se disputer, donc de jouer dans le jardin de Carcassonne.\n\n## 125 (\u00a7 48) Ces baisers ne cessaient d'enflammer mon imagination\n\nCette incise n'est pas exactement semblable aux autres : ce n'est pas une simple digression dans le cours du r\u00e9cit. Elle est plut\u00f4t inflexive, corrective. La mani\u00e8re dont j'ai pr\u00e9sent\u00e9 nos positions respectives dans notre relation doit \u00eatre l\u00e9g\u00e8rement infl\u00e9chie. J'\u00e9tais un amoureux enfant (pr\u00e9-adolescent), essentiellement chaste, r\u00eaveur, et sans illusions, c'est vrai. Et Antoinette \u00e9tait fianc\u00e9e, amoureuse de son farouche Espagnol (qu'elle devait \u00e9pouser quelques mois plus tard. Elle doit \u00eatre aujourd'hui plusieurs fois grand-m\u00e8re). Je la faisais rire, c'est vrai, et elle ne prenait pas mes d\u00e9clarations enflamm\u00e9es, dans un style fort litt\u00e9raire, au s\u00e9rieux, c'est vrai aussi.\n\nIl reste qu'elle me laissait l'embrasser exactement comme Tino Rossi dans _Naples au baiser de feu_ embrasse Viviane Romance (nous avions vu tant de fois ce m\u00eame film que j'avais eu le temps d'en \u00e9tudier les variations) et que je profitais le plus souvent possible de cette autorisation. Je me souviens qu'un jour, alors que je l'embrassais dans la buanderie (parmi les b\u00fbches), nous f\u00fbmes surpris par mon grand-p\u00e8re, qui ne fit aucun commentaire (se contentant, comme toujours devant un ph\u00e9nom\u00e8ne inordinaire, de hausser les \u00e9paules sous son chapeau), et autant que je puisse en juger, ne nous d\u00e9non\u00e7a pas. En tout cas, je n'en entendis jamais parler. Ni Antoinette, qui continua \u00e0 m'accorder l'insigne faveur de l'embrasser.\n\nMais ce n'est pas tout. J'ai dit que souvent, le soir, quand mon fr\u00e8re et ma s\u0153ur \u00e9taient endormis, je sortais de la chambre (la chambre du chapitre 1), allais dans la sienne, en face sur le palier du deuxi\u00e8me \u00e9tage, et me glissais dans son lit. Or l\u00e0 non seulement je l'embrassais encore, mais j'apprenais aussi \u00e0 l'embrasser sur les seins, dans sa chemise de nuit, ces seins dont les transformations \u00e0 ces moments m'\u00e9tonnaient fort. Ma curiosit\u00e9 se serait aussi volontiers orient\u00e9e vers d'autres r\u00e9gions mais elle me l'interdit toujours, gardant dans le lit sa culotte fort aust\u00e8re et r\u00e9pondant \u00e0 mes protestations v\u00e9h\u00e9mentes par ces mots : \u00ab On ne sait jamais. \u00bb\n\nCeci qui me laisse supposer, aujourd'hui, en y repensant, qu'elle ne devait pas avoir une id\u00e9e extr\u00eamement nette de certains ph\u00e9nom\u00e8nes que les films de Tino laissaient dans l'ombre (elle ne voulut jamais \u00e9couter mes explications physiologiques, que je tenais des meilleures sources lyc\u00e9ennes, et qui devaient, selon moi, prouver ma parfaite innocuit\u00e9, la rassurer enti\u00e8rement, et la persuader de me permettre d'enti\u00e8res explorations). Je pense aussi qu'elle se trouvait, tant elle \u00e9tait surveill\u00e9e par sa famille et retenue par les r\u00e8gles rigides de conduite qui lui \u00e9taient impos\u00e9es, \u00e0 la fois dans l'impossibilit\u00e9 de se livrer aux joies du baiser romantique et amoureux avec son partenaire d\u00e9sign\u00e9, son fianc\u00e9, mais aussi, dans son ignorance, mod\u00e9r\u00e9ment attir\u00e9e par les perspectives physiques du mariage. J'\u00e9tais en somme, pour elle, une sorte de _sparring-partner_ de l'amour. Et je la faisais rire.\n\n\u00c0 Paris, elle s'\u00e9tait li\u00e9e avec la \u00ab bonne \u00bb de l'appartement contigu (les portes de service s'ouvraient face \u00e0 face sur l'escalier du m\u00eame nom) qui avait quatre ou cinq ans de plus qu'elle, \u00e9tait une jolie personne qui n'ignorait pas les jupes courtes et le fard (elle en mettait m\u00eame autour des yeux) et \u00e9tait sans aucun doute parfaitement au courant de tous ces myst\u00e8res. Elle me regardait d'un air moqueur et Antoinette avait certainement d\u00fb lui faire des confidences. Elle me trouvait plus \u00ab gentil \u00bb que les gar\u00e7ons dont elle devait s'occuper chez ses patrons (\u00ab de gros idiots \u00bb, disait-elle). Elle \u00ab sortait \u00bb le soir danser avec des soldats am\u00e9ricains et essaya, en vain, de \u00ab d\u00e9gourdir \u00bb Antoinette et de l'amener s'amuser avec elle.\n\nJe me souviens d'un trajet en m\u00e9tro, un matin, avec Antoinette et elle, et d'un soldat am\u00e9ricain, un sergent, auquel elle avait sans doute donn\u00e9 l\u00e0 rendez-vous. Je ne sais pas trop o\u00f9 nous allions. Nous \u00e9tions dans le coin arri\u00e8re du wagon, \u00e0 l'oppos\u00e9 de la porte, et je voyais, pendant qu'ils se caressaient longuement l'un l'autre du regard, le soldat passer sa main sous sa jupe. Je n'en croyais pas mes yeux.\n\n## 126 (\u00a7 49) Le tome X de l'\u00e9dition chronologique monumentale \u00ab Laumonier \u00bb, o\u00f9 il figure, au second livre des Meslanges, \u00e0 la date de 1559\n\nAu dernier vers du sonnet, je le vois, Ronsard a v\u00e9ritablement \u00e9crit \u00ab doux souvenir \u00bb et non \u00ab seul souvenir \u00bb. Et Laumonier ne signale pas une telle variante, que je pr\u00e9f\u00e8re (peut-\u00eatre parce que ma m\u00e9moire s'est habitu\u00e9e \u00e0 elle) mais que j'ai vraisemblablement invent\u00e9e. Le vers 4, dans la premi\u00e8re version, \u00e9tait :\n\n\u00ab Et vos beaux yeux sentoient encore leur enfance. \u00bb\n\nQuant au vers 8, au m\u00eame moment, il se lisait :\n\n\u00ab Et vos cheveux faisoyent au soleil une offense. \u00bb\n\nCe n'\u00e9tait pas tr\u00e8s r\u00e9ussi.\n\nEn m\u00eame temps que du sonnet, je me souviens de trois choses, apprises contemporainement :\n\n\u2013 Je savais que ce sonnet \u00e9tait une \u00ab pi\u00e8ce retranch\u00e9e \u00bb, supprim\u00e9e par Ronsard lui-m\u00eame de ses _\u0152uvres_ , et restitu\u00e9e par la post\u00e9rit\u00e9, sauv\u00e9e d'un oubli voulu, par erreur ou sacrifice, par son auteur. (L'adjectif \u00ab retranch\u00e9e \u00bb apparentant la condamnation \u00e0 une ex\u00e9cution capitale, par l'action d'une \u00ab guillotine \u00bb esth\u00e9tique.) L'expression \u00ab pi\u00e8ce retranch\u00e9e \u00bb \u00e9tait devenue comme le titre du po\u00e8me, et participait au tremblement qu'il me donnait (cette esp\u00e8ce de frisson dorsal qui vous saisit \u00e0 la lecture de certains vers de Shelley par exemple).\n\n\u2013 Mais je m'imaginais comprendre pourquoi Ronsard avait guillotin\u00e9 cette pi\u00e8ce : \u00e0 cause, me disais-je, des six derniers vers qui sont particuli\u00e8rement \u00ab tartes \u00bb, quoique autant ronsardiens que les autres (on y reconna\u00eet (c'est mon jugement actuel) sa coutumi\u00e8re d\u00e9licatesse de sentiment : \u00ab et si pour le jour d'hui vos beaut\u00e9s si parfaictes\/ne sont comme autrefois... \u00bb). Une telle faille souvent visible dans le g\u00e9nie d'un po\u00e8te dont les choix scolaires et l'enseignement de mes professeurs ne me pr\u00e9sentaient que les \u00ab chefs-d'\u0153uvre \u00bb, \u00e9tait simultan\u00e9ment scandaleuse et rassurante.\n\nJ'ai d\u00e9couvert, presque simultan\u00e9ment, gr\u00e2ce \u00e0 Baudelaire, la n\u00e9cessit\u00e9 esth\u00e9tique de ce m\u00e9lange du \u00ab beau \u00bb et du \u00ab non-beau \u00bb dans un m\u00eame po\u00e8me (qui va, supr\u00eame raffinement \u00ab cusain \u00bb dans certains cas, jusqu'\u00e0 rendre essentiels \u00e0 un po\u00e8me des vers d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment compos\u00e9s pour \u00eatre des \u00ab contraires \u00bb de beaux vers : \u00ab C'est trop beau ! trop ! gardons notre silence ! \u00bb (Rimbaud)) : agacement fascinant semblable, pour les personnes de ma g\u00e9n\u00e9ration, \u00e0 celui caus\u00e9 par deux bas fil\u00e9s jusqu'en haut de deux jambes f\u00e9minines tr\u00e8s belles :\n\n\u00ab Pendant que des mortels la multitude vile \u00bb\n\nsi pr\u00e8s de :\n\n\u00ab Sois sage \u00f4 ma douleur, et tiens-toi plus tranquille. \u00bb\n\nCar l'imperfection est indispensable \u00e0 la po\u00e9sie. (J'ai rencontr\u00e9, beaucoup plus tard encore, avec la po\u00e9sie japonaise ancienne, une tradition o\u00f9 cette coexistence des extr\u00eames esth\u00e9tiques, opposition de la trame et du dessin, est parfois mise au commencement m\u00eame de toute composition.)\n\n\u2013 J'\u00e9tais frapp\u00e9 enfin, et enchant\u00e9, du double emploi, au m\u00eame endroit du vers, et en deux vers cons\u00e9cutifs, par-dessus la fronti\u00e8re du quatrain, d'un m\u00eame mot en deux visages, qui \u00e9vitent la rime non-rime : \u00ab encore \u00bb, \u00ab encor \u00bb. La diff\u00e9rence entre les deux est minimale et n'est pas, c'est clair, principalement une diff\u00e9rence de prononciation. Mais c'est le signal, le plus \u00e9conomique possible, du r\u00f4le du \u00ab e \u00bb dit \u00ab muet \u00bb dans la prosodie de l'alexandrin. Il est compt\u00e9 qu'au premier de ces deux vers, il ne l'est pas dans le second. Il est en outre, m\u00eame compt\u00e9, toujours au \u00ab bord \u00bb de l'\u00e9vanouissement (certainement extr\u00eamement bas dans l'\u00e9chelle de r\u00e9alisation phonique des \u00ab e \u00bb selon Milner et Regnault). Le premier de ces \u00ab e muets \u00bb est dans un vers qu'il fait sonner comme un trim\u00e8tre, un vers du futur, un \u00ab plagiat par anticipation \u00bb de Hugo. L'absence du second est dans un vers mod\u00e8le d'alexandrin classique (et on \u00e9vite ainsi une treizi\u00e8me syllabe), avec une \u00ab infante \u00bb ant\u00e9pos\u00e9e \u00e0 l'h\u00e9mistiche. L'archa\u00efsme rencontre l'anticipation.\n\nJ'apprenais ce po\u00e8me, et j'avais douze ans. Sa nostalgie \u00e9tait particuli\u00e8rement pure, puisqu'elle se situait n\u00e9cessairement pour moi dans un temps non encore advenu.\n\n## 127 (suite du \u00a7 126) \u00ab Elle \u00e9tait d\u00e9chauss\u00e9e \u00bb\n\nLe m\u00eame hiver, j'ai appris et retenu jusqu'\u00e0 aujourd'hui un autre po\u00e8me, fort connu celui-l\u00e0 des lecteurs de mon \u00e2ge. Il est de Victor Hugo, dans Les Contemplations :\n\nElle \u00e9tait d\u00e9chauss\u00e9e, elle \u00e9tait d\u00e9coiff\u00e9e,\n\nAssise, les pieds nus, parmi les joncs penchants :\n\nMoi qui passais par l\u00e0, je crus voir une f\u00e9e,\n\nEt je lui dis : \u00ab Veux-tu t'en venir dans les champs ? \u00bb\n\nElle me regarda de ce regard supr\u00eame\n\nQui reste \u00e0 la beaut\u00e9 quand nous en triomphons,\n\nEt je lui dis : \u00ab Veux-tu, c'est le mois o\u00f9 l'on aime,\n\nVeux-tu nous en aller sous les arbres profonds ? \u00bb\n\nElle essuya ses pieds \u00e0 l'herbe de la rive ;\n\nElle me regarda pour la seconde fois,\n\nEt la belle fol\u00e2tre alors devint pensive.\n\n\u00d4 ! Comme les oiseaux chantaient au fond des bois !\n\nComme l'eau caressait doucement le rivage !\n\nJe vis venir \u00e0 moi, dans les grands roseaux verts,\n\nLa belle fille heureuse, effar\u00e9e et sauvage,\n\nSes cheveux dans ses yeux et riant au travers.\n\nMont.-l'Am., juin 183.\n\nLa grande \u00e9dition du Club Fran\u00e7ais du Livre note, avec une discr\u00e8te ironie, semble-t-il, la date suivante, sinon de composition du moins d'entr\u00e9e dans le manuscrit des Contemplations : \u00ab 12 avril 1853 \u2013 V. H. ne semble pas \u00eatre revenu \u00e0 Montfort-L'Amaury depuis 1825, sauf la premi\u00e8re semaine d'ao\u00fbt 1830 : la date fictive demeure obscure. \u00bb Sans doute. Pourtant, quelque chose en ces strophes d\u00e9signe, fictivement peut-\u00eatre, mais efficacement le pass\u00e9 du po\u00e8me : c'est la versification.\n\nIl n'y a dans ce po\u00e8me, ni enjambements, ni trim\u00e8tres romantiques, ni h\u00e9mistiches disloqu\u00e9s. Hugo y utilise l'alexandrin \u00ab niais \u00bb de sa jeunesse, celui, par exemple, qu'il emploie de mani\u00e8re constante dans les _Feuilles d'automne_ , qui sont de 1831. En cela, il s'agit bien d'une Vieille chanson du jeune temps, m\u00eame si la composition r\u00e9elle (ce que j'ignore) est plus tardive de beaucoup.\n\nLa prosodie po\u00e9tique signale son moment, son archa\u00efsme comme sa contemporan\u00e9it\u00e9 ou ses innovations par de nombreux signes, qu'un effort patient d'analyse peut permettre en partie d'identifier, et qui donnent au po\u00e8me une grande partie de ses couleurs comme de ses pouvoirs. La distance, consid\u00e9rable, entre l'alexandrin de ce po\u00e8me et celui qui est ordinairement employ\u00e9 dans Les Contemplations, celui de R\u00e9ponse \u00e0 un acte d'accusation, par exemple, ou, pour rester dans le registre lyrique, celui de \u00c0 celle qui est rest\u00e9e en France, contribue de mani\u00e8re d\u00e9cisive \u00e0 son intention.\n\nLe vieil alexandrin marque la jeunesse perdue de l'instant. Et cela d'autant plus que, pour quelqu'un qui le lit beaucoup plus tard, apr\u00e8s plus de quarante ans de fr\u00e9quentation du vers qui s'est dit \u00ab libre \u00bb, le caract\u00e8re irr\u00e9m\u00e9diable du changement, du vieillissement (qui fut acc\u00e9l\u00e9r\u00e9 par Hugo lui-m\u00eame) dans la nature de l'alexandrin, ajoute son propre commentaire _a posteriori_ \u00e0 la nostalgie des vers :\n\n\u00ab Vos beaut\u00e9s si parfaites\/Ne sont comme autrefois. \u00bb\n\n## 128 (\u00a7 49) Les Sempourgogniques\n\nLes Sempourgogniques\n\nDe l'ouvrage de M. P. Dataficus qui s'\u00e9tendait sur une p\u00e9riode de 107 ans il ne nous est parvenu que quelques fragments. Cet immense ouvrage \u00e9tait divis\u00e9 en neuf d\u00e9docies narrant chacune les \u00e9v\u00e9nements de douze ans et divis\u00e9es chacune en 9 livres. De ces quatre-vingt-un livres il ne nous reste plus que : les livres I, III, VII, IX de la premi\u00e8re d\u00e9docie et XII, XVI racontant la conqu\u00eate de la P\u00e9ruvie. Les livres XVII, XVIII, XX, XXX, onze chapitres du livre XXXII des 2e, 3e, et 4e d\u00e9docies, neuf chapitres du r\u00e9sum\u00e9 des 5e et 6e d\u00e9docies, les livres LV, LVI et LXI de la 7e, le livre LXVIII narrant le r\u00e8gne de Sempourgogne. Enfin le livre LXXIV du r\u00e8gne d'Ipir Ier et les trois derniers livres de l'ouvrage.\n\nNous citons ici des extraits des livres I, III, XVI, XXX, LXVIII, LXXIV, LXXX et LXXXI.\n\nLes Sempourgogniques parurent vaisemblablement en 126. Dataficus mourut en 134.\n\nLa Grandeur\n\nde\n\nsempourgogne\n\nEmpereur et roi de P\u00e9ruvie, de\n\nl'an 22 de son \u00e8re jusqu'au 89e \u00e9t\u00e9 de son\n\narriv\u00e9e,\n\nPar la gr\u00e2ce des dieux\n\nGarenne et Goguelu\n\n(Voil\u00e0 un de mes dieux, sans doute, de ceux que j'ai oubli\u00e9s.)\n\n_Ouvrage tr\u00e8s veridique et mirifique du Sieur_\n\n_Marcus Publius Dataficus_\n\n_Percepteur (_ sic _) du digne fils_\n\n_du seigneur comte, vicomte, duc et archiduc_\n\n_Johannus de Bessinguya_\n\nHUJUS MAGNI HEROIS\n\nNEPOS\n\nce 17 avril 126 \u00e0 Licoll.\n\nEVENTIS DE QUIBUS SECUTUS EST ADVENTUM IN PERUVIAM SEMPOURGOGNI MAGNI\n\n_I (1) A fortuna missus in Peruviam Sempourgognus Magnus, primo statim adventu illius populi_ _feros cultores_ _, quorum habitus ac lingua singularis erant, obstupefecit et cum e suis navibus, ubi praesidium collocaverat, egressus_ _in superiore loco sua castra posuit, facilius sibi instantes hostes fortuitos sustinendos ; itaque ergo placide, ibi, pernoctavit._\n\n(Sempourgogne le Grand, envoy\u00e9 en P\u00e9ruvie par le ciel, \u00e9tonna d\u00e8s son arriv\u00e9e les habitants sauvages de cette r\u00e9gion dont les habitudes et le langage \u00e9taient singuliers. Et apr\u00e8s avoir quitt\u00e9 ses navires o\u00f9 il laissait une garnison, il \u00e9tablit son camp dans un lieu \u00e9lev\u00e9 pour pouvoir plus facilement repousser des ennemis \u00e9ventuels ; ainsi il passa tranquillement la nuit.)\n\n_(2) Deinde, ubi primum stellarum lanearum pallescit fulgor, dum superbi solis erumpit lux, tunc Sempourgognus Magnus, castris motis agmen suum in planum demittit, suumque caprafelem, cui animali nomen dederant Peruvii capracatem (quod erat fama a Garene generatum deo ac e cappelis felibus que fictum) equitat, donec ad utilem castris locum prevenitur_.\n\n_(3) Ibi, tum, non solum flumen sed castella duo quoque conspexerunt et manum eis quae incolis victus peterent atque commeatum misit Sempurgognus, sapienter, Magnus, ac autem prudenter, ipse, cum robore caprafelitorum progressus [dum stabat agminis Gallorum maxima pars], lenteque hanc manus insecutus_.\n\n_(4) Paulo post oratores, ad illum celticum ducem venerunt et, cum eos rogavisset benignissime id quod, ut victus, sibi concessurum possent, respondisse :_\n\n_(5) \u00ab Quis es ? unde venis ? quid agere vis ? o advena flava coma et ideo nobis similis, si tua bona erunt consilia tui amici erimus. Responde, o dux, dic nobis qui nomen sit tibo et quae acciderint. \u00bb His dictis tacent Peruviaci duces_.\n\n_(6) At ille : \u00ab O, jucundae hujus regionis..._\n\nEnsuite, d\u00e8s que la lueur des \u00e9toiles laineuses a disparu, tandis que la lumi\u00e8re du soleil orgueilleux surgit, Sempourgogne le Grand ayant lev\u00e9 le camp conduit son arm\u00e9e dans la plaine et chevauche perch\u00e9 sur sa capraf\u00e8le (que les P\u00e9ruviaques appellent _ch\u00e8vrechat_ car elle a \u00e9t\u00e9 con\u00e7ue par le dieu Garenne d'un m\u00e9lange de ces deux animaux) jusqu'au moment o\u00f9 l'on arrive \u00e0 un lieu favorable \u00e0 l'\u00e9tablissement d'un camp.\n\nIls aper\u00e7urent l\u00e0 un fleuve et, de plus, deux bourgades o\u00f9 sagement Sempourgogne le Grand envoya chercher des vivres chez les habitants et un droit de passage. Cependant lui-m\u00eame, avec l'\u00e9lite des capraf\u00e9lites s'avance prudemment et tandis que la plus grande partie des Gaulois s'arr\u00eate il suit lentement cette troupe.\n\nPeu apr\u00e8s des ambassadeurs vinrent \u00e0 la rencontre de cet illustre chef celtique et comme celui-ci leur demandait ce qu'ils pourraient lui accorder comme vivres ils r\u00e9pondirent :\n\n\u00ab Qui es-tu ? d'o\u00f9 viens-tu ? que veux-tu faire ? \u00d4, \u00e9tranger \u00e0 la chevelure blonde et, en cela, semblable \u00e0 nous. Si tes intentions sont bonnes nous serons tes amis, r\u00e9ponds, chef, dis-nous ton nom et tes aventures. \u00bb Ceci dit, les chefs p\u00e9ruviaques se taisent.\n\nCelui-ci r\u00e9pondit : \u00ab \u00d4, chefs de ce beau pays \u00e9coutez-moi... \u00bb)\n\n3. Les capraf\u00e9lites sont des soldats d'\u00e9lite.\n\n4 : Sempourgogne, comme les P\u00e9ruviaques, est d'origine celte.\n\n5 : Fragment d'authenticit\u00e9 douteuse.\n\nSempourgogne fournit alors un r\u00e9cit ultra court de ses aventures. Les P\u00e9ruviaques l'\u00e9coutent \u00ab comme \u00e9coutent les \u00e9l\u00e8ves leur ma\u00eetre \u00bb _(sicut discipuli magistrum attendunt)_ et selon que Sempourgogne le Grand parlait fortement ou faiblement, ils s'approchaient ou s'\u00e9loignaient de lui _(et utcumque Sempourgognus Magnus aut fortiter aut languide loquebatur, aut propinquabant aut discedebant)_. Le h\u00e9ros alors se tait et \u00ab la nature elle-m\u00eame augmente le silence \u00bb jusqu'\u00e0 ce que les chefs autochtones lui proposent de le conduire, lui et ses troupes, dans leur _oppidum_. On parvient jusqu'\u00e0 une muraille d'apparence infranchissable et les \u00ab Gaulois \u00bb ont peur d'\u00eatre tomb\u00e9s dans un pi\u00e8ge. Alors\n\n_(14) Sempourgognus tunc Magnus alienum ducem adlocutus, saxumque invium ostendit et iter designare eum jussit. Statim Peruviacus saxo appropinquat, ac, lapide ingente diducto, exitum detexit qua mirati Galli conspexerunt mobile mare_.\n\n(Sempourgogne le Grand interpella alors le chef \u00e9tranger et, lui d\u00e9signant le rocher infranchissable, lui ordonna de montrer le chemin. Sur-le-champ le P\u00e9ruviaque s'approcha de la roche et, faisant tourner un immense rocher, d\u00e9couvrit une issue o\u00f9 les Gaulois \u00e9merveill\u00e9s aper\u00e7urent la mer mouvante.) Sur ce coup de th\u00e9\u00e2tre inspir\u00e9 des meilleurs auteurs, la section I du chapitre s'ach\u00e8ve.)\n\n## 129 (suite in \u00a7 128) Les incidents de la deuxi\u00e8me section ne sont gu\u00e8re m\u00e9morables\n\nLes incidents de la deuxi\u00e8me section du chapitre, qui servent surtout de terrain d'entra\u00eenement \u00e0 certaines constructions syntaxiques difficiles (et sans doute d'acquisition r\u00e9cente chez l'auteur), ne sont gu\u00e8re m\u00e9morables. Passons donc d'embl\u00e9e \u00e0 la troisi\u00e8me, consacr\u00e9e essentiellement \u00e0 un portrait physique et moral des capraf\u00e8les, ces animaux-valises chers aux h\u00e9ros des _Sempourgogniques_.\n\n[...]\n\n_III (2) Peruviaci, maxime, caprafelibus detinebantur ; alii mulcebant earum mystaces, alii trahebant eas. Illae sinebant illos, benignissime_.\n\n(Les P\u00e9ruviaques s'occupaient surtout des capraf\u00e8les ; les uns caressaient leurs moustaches, les autres les tiraient. Celles-ci les laissaient faire, avec grandeur d'\u00e2me.)\n\n(3) Ces animaux ont, comme il se doit, des m\u0153urs singuli\u00e8res. Si la plupart des capraf\u00e8les ont quatre pieds, la taille d'une ch\u00e8vre et trois pieds qui touchent presque la terre, en revanche la capraf\u00e8le du Grand Sempourgogne, que les soldats appelaient la Sorci\u00e8re, avait la taille d'un homme et cinq pieds. Elle \u00e9tait ainsi par pur caprice.\n\n_(Quibus animalibus sunt, scilicet, singulares mores. Sicut caprafelibus plerumque quattuor pedes et caprae statura est, pedesque tria fere qui terram tangebant, ita capracati Magni Sempourgogni, cui nomen dederant milites Incantatrix, erat tamen hominis statura atque pedes quinque. Caprafelice ita fuisse dicebatur.)_\n\n(4) Toujours chez les capraf\u00e8les dont le corps est conforme \u00e0 l'usage, la queue et la t\u00eate sont de chat. La tradition veut cependant qu'une certaine capraf\u00e8le ait eu un nez de ch\u00e8vre. Du reste, les caprices et la perfidie qui appartiennent \u00e0 coup s\u00fbr aux femmes sont aussi des vices propres \u00e0 ces animaux.\n\n_(Capracatibus semper corporis convenientis habitu, cauda caputque felinum est. Fama, tamen, caprafeli cuidam nasum caprinum fuisse, est. Ceterum, ut libido ac perfidia certo mulieribus, ita, animalibus illis, ista vitia sunt.)_\n\n(5) C\u00e9sar en eut jadis une et l'on raconte qu'un jour o\u00f9 elle lui avait demand\u00e9 pourquoi il avait os\u00e9 vaincre les Gaulois et qu'il lui avait r\u00e9pondu que cela avait \u00e9t\u00e9 son devoir de Romain, elle lui avait dit qu'il \u00e9tait b\u00eate.\n\n_(Caesarem unam earum habuisse, atque quondam eam, cur ausum esset Gallos vincere, eum rogavisse et, cum illi respondisset officium fuisse Romanum, eam declaravisse Caesarem stupidum, aiunt.)_\n\n(6) Ces b\u00eates sont en effet des femmes tr\u00e8s bavardes, punies par les dieux et qui ne peuvent plus parler que quand elles sont interrog\u00e9es.\n\n_(Nam bestiae eae mulieres garrulissimae sunt quae deis punitae et ubi rogantur, loqui tantum possunt.)_\n\n(7) Mais de grandes qualit\u00e9s compensent leurs d\u00e9fauts. Elles s'attachent toujours \u00e0 de bons ma\u00eetres, r\u00e9sistent en outre \u00e0 la fatigue et si elles ne s'endorment pas facilement le soir, elles se r\u00e9veillent difficilement le matin.\n\n_(At quoque, magnae virtutes aequant earum vitia. Et ad bonos, semper, dominos se applicant, et, insuper, sudori cuilibet resistunt et, ut vespere somno haud facile connivent, ita, mane, haud facile excitari possunt.)_\n\n(8) C'est d'ailleurs pourquoi Sempourgogne le Grand envoyait, de bon matin, des d\u00e9l\u00e9gu\u00e9s officiels pour les r\u00e9veiller. Ces rites \u00e9taient appel\u00e9s le Grand Lever.\n\n_(Itaque mittebat semper, mane novo, legatos publicos qui eas expergefacerent, Sempourgognus Magnus. Ritus illos, Surrectionem Magnam, vocari.)_\n\n(9) Les capraf\u00e8les ne sont pas d'humeur \u00e9gale le jour et la nuit. Elles mangent d'habitude beaucoup et bien. Elles broutent des bourgeons et des feuilles tendres, aiment l'acidit\u00e9 et non l'amertume. Pendant le repas elles sont tranquilles ou d\u00e9cha\u00een\u00e9es. Apr\u00e8s un bon d\u00e9jeuner elles sourient parfois. Mais le plus souvent, elles sont m\u00e9contentes du cuisinier et le poursuivent \u00e0 coups de pierres.\n\n_(Illae die noctuque non civiles. Multum esse soient beneque. Oculos pascunt ac tenera folia. Acrem sed non amaritudinem amant. Inter cenam aut placidae aut accensae sunt. Post jucundum cibum nonnunquam arrident. Saepe autem in coquo offenduntur brevique lapidibus eum appetunt.)_\n\n(10) Quoi qu'il en soit, les capraf\u00e8les \u00e9taient tr\u00e8s honor\u00e9es...\n\n_(Quamquam magnopere colebantur caprafeles...)_\n\n(Bien \u00e9videmment, le r\u00e9cit ne se poursuit gu\u00e8re au-del\u00e0 de ces quelques chapitres.)\n\n## 130 (in \u00a7 50) Leningrad, Stalingrad, Orel, Koursk, Velikie-Louki, Briansk\n\nCes noms ne changeront pas pour moi. Ils ne d\u00e9signent pas les villes actuelles, le Saint-P\u00e9tersbourg arch\u00e9o-r\u00e9tro d'apr\u00e8s ao\u00fbt 1991 (ah ! le bon vieux temps de la Sainte Russie : ses tsars, ses barines, ses moujiks, ses pogromes !), ni le ridicule Volgograd de l'\u00e8re Krouchtchev, mais les batailles qui s'y livr\u00e8rent (la d\u00e9faite de l'arm\u00e9e de Von Paulus, le si\u00e8ge terrible o\u00f9 mourut le po\u00e8te Kharms). Ce sont des lieux de m\u00e9moire, et il vaut mieux que les lieux vivants en soient distincts.\n\nSi je termine par \u00ab Briansk \u00bb cette \u00e9num\u00e9ration, c'est \u00e0 cause d'un souvenir \u00ab g\u00e9n\u00e9rique \u00bb des temps o\u00f9 le reflux d\u00e9cisif des arm\u00e9es hitl\u00e9riennes commen\u00e7a : j'avais \u00e9t\u00e9 chez le coiffeur avec un livre et j'entendis \u00e0 la radio vichyste l'annonce d'un nouveau \u00ab repli \u00e9lastique \u00bb (r\u00e9jouissante expression des services de la \u00ab Propagande \u00bb allemande), l'\u00e9vacuation de Briansk, pr\u00e9cis\u00e9ment, en un d\u00e9placement vers l'ouest sur \u00ab des positions pr\u00e9par\u00e9es \u00e0 l'avance \u00bb. Je m'empressai de rapporter la nouvelle \u00e0 la maison. Et cette fois, \u00ab Londres \u00bb \u00e9tait en retard, qui ne l'annon\u00e7a qu'au bulletin d'information du soir, \u00ab Les Fran\u00e7ais parlent aux Fran\u00e7ais \u00bb. Ce passage de la d\u00e9n\u00e9gation \u00e0 l'anticipation des reculs ennemis \u00e9tait d'excellent pronostic pour la suite.\n\n\u00ab Velikie Louki \u00bb est une ville bi\u00e9lo-russe, il me semble. Et le nom (russe) signifie \u00ab Hautes Prairies \u00bb. Le fr\u00e8re de Nina Morguleff (dont vous avez lu un peu plus haut le t\u00e9moignage), Georges, s'\u00e9tait \u00e9galement r\u00e9fugi\u00e9 dans la r\u00e9gion carcassonnaise et \u00e9tait \u00ab entr\u00e9 \u00bb dans la R\u00e9sistance, comme on disait.\n\n(Du t\u00e9moignage de mon p\u00e8re (\u00a7 115))\n\n_Qu. :_ Qui \u00e9tait Georges ?\n\n\u2013 Ses parents avaient \u00e9migr\u00e9 de Russie en Allemagne. Puis quand il y a eu le nazisme les parents ont dit : \u00ab Il faut aller en France. \u00bb Ils sont arriv\u00e9s en France, sa s\u0153ur et lui. Un type d'une intelligence prodigieuse, Georges Morguleff, au point que, nous l'avons su par des amis, au bout d'un an il \u00e9tait premier en fran\u00e7ais. Un type extr\u00eamement brillant.\n\nAu d\u00e9but de la guerre il \u00e9tait aspirant dans l'arm\u00e9e fran\u00e7aise. Il s'est cach\u00e9 dans le Tarn. Nous le connaissions par la famille de Lyon. Je l'ai fait revenir et il est devenu mon secr\u00e9taire. Finalement, quand Myriel a \u00e9t\u00e9 tu\u00e9 il est devenu commandant FFI de l'Aude. Sa s\u0153ur \u00e9tait la secr\u00e9taire de Marc Bloch qui \u00e9tait responsable des Francs Tireurs de la R\u00e9gion lyonnaise.\n\n_Qu. :_ Il habite \u00e0 Paris maintenant ?\n\n\u2013 Georges ? oui, avec sa s\u0153ur. Elle a \u00e9t\u00e9 journaliste \u00e0 _Midi libre_ , apr\u00e8s. (Elle est astrophysicienne.)\n\nGeorges et Nina essayaient de nous faire prononcer les invraisemblables liquides de ces deux mots. Nous n'y arrivions jamais. Pas plus qu'\u00e0 prononcer correctement le \u00ab r \u00bb et le \u00ab l \u00bb final de \u00ab Orel \u00bb, la ville dont le nom veut dire \u00ab aigle \u00bb.\n\n## 131 (\u00a7 50) J'avais admir\u00e9 les manifestants antip\u00e9tainistes de 1942\n\n(Toujours le t\u00e9moignage de mon p\u00e8re : \u00a7 115 et autres)\n\n\u2013 La premi\u00e8re organisation, c'est Picolo qui l'a mont\u00e9e.\n\n\u2013 Je passe sur les enfantillages. Au d\u00e9but nous faisions des plaisanteries qui consistaient \u00e0 partir avec un fusil de chasse rep\u00e9rer les endroits o\u00f9 \u00e9ventuellement on ferait des embuscades, des trucs comme \u00e7a.\n\n\u2013 Il connaissait beaucoup de gens. Sa pharmacie \u00e9tait un lieu de rendez-vous, un peu trop ouvert.\n\n\u2013 Il \u00e9tait pharmacien ?\n\n\u2013 Sa femme \u00e9tait pharmacienne, lui \u00e9tait professeur de physique au lyc\u00e9e de Carcassonne. On l'avait r\u00e9voqu\u00e9, il avait \u00e9t\u00e9 le candidat socialiste de la circonscription.\n\n\u2013 La premi\u00e8re organisation c'est lui qui l'a mont\u00e9e. Il y avait eu la visite de ce St\u00e9phane. Je lui ai dit : revenez demain.\n\n\u2013 C'\u00e9tait en 1941 ?\n\n\u2013 En 1941 oui, il avait l'air si myst\u00e9rieux. Je me suis m\u00e9fi\u00e9, il avait tous les noms inscrits sur un carnet. J'ai t\u00e9l\u00e9phon\u00e9 \u00e0 un ami qui m'a dit : \u00ab Tu es compl\u00e8tement fou. j'ai des r\u00e9fugi\u00e9s espagnols chez moi, nous sommes surveill\u00e9s depuis longtemps. \u00bb Picolo, lui, a pris contact. Et il a commenc\u00e9 \u00e0 organiser \u00ab Combat \u00bb, enfin quelque chose qui ensuite s'est appel\u00e9 Combat.\n\n\u2013 Il a fait un geste qui a fait du bruit dans Carcassonne. Il a arrach\u00e9 le bouquet de l'Allemand qui venait faire une conf\u00e9rence sur la collaboration culturelle, au th\u00e9\u00e2tre de Carcassonne. Dans la grande rue de Carcassonne, des gens lui avaient apport\u00e9 un bouquet, et Albert Picolo lui avait arrach\u00e9 le bouquet.\n\n\u2013 C'est vrai, l'organisation n'\u00e9tait pas structur\u00e9e, mais son influence \u00e9tait \u00e9tendue. Je pense au 14 juillet 1942, \u00e0 Barb\u00e8s. Armand Barb\u00e8s est une des gloires de la r\u00e9gion, un r\u00e9volutionnaire de 48. Il a son tombeau dans un bois tr\u00e8s beau, \u00e0 Villalier. C'est le village o\u00f9 est enterr\u00e9 Jo\u00eb Bousquet. Barb\u00e8s avait sa statue sur une des grandes all\u00e9es de Carcassonne, le boulevard Barb\u00e8s. Elle \u00e9tait en bronze. Les Allemands l'ont enlev\u00e9e. Le lendemain, il y avait des inscriptions : \u00ab Barb\u00e8s nous te vengerons \u00bb ou quelque chose comme \u00e7a. Et le 14 juillet il y a eu une \u00e9norme manifestation, le 14 juillet 1942.\n\n\u2013 Albert n'\u00e9tait plus l\u00e0, on l'avait arr\u00eat\u00e9, puis il \u00e9tait parti en Loz\u00e8re. Le travail de bouche \u00e0 oreille avait \u00e9t\u00e9 bien fait. Je me souviens que nous \u00e9tions avec la femme d'Albert, Odette, dans le jardin, un certain nombre, nous sommes sortis pour y aller, nous ne pensions pas que ce serait si beau. Les all\u00e9es \u00e9taient compl\u00e8tement pleines. Il y avait m\u00eame des notables : le p\u00e8re Bruguier, le Dr Gout, le procureur Moreni. Moreni est mort en d\u00e9portation.\n\n\u2013 Quand le service d'ordre des l\u00e9gionnaires est venu, nous \u00e9tions nombreux. \u00c7a a chant\u00e9 _La Marseillaise_. Dans une rue parall\u00e8le, le p\u00e8re Bruguier, le Dr Gout et Moreni partaient de la manifestation, et \u00e0 ce moment-l\u00e0 les l\u00e9gionnaires ont voulu leur faire un mauvais parti. Les p\u00e9tainistes n'\u00e9taient pas nombreux mais ils \u00e9taient l\u00e0, en tenue. Le mot d'ordre est pass\u00e9, nous avons fil\u00e9 \u00e0 toute allure, il y a eu un face-\u00e0-face. Ils se sont d\u00e9gonfl\u00e9s.\n\nCe qui m'a amus\u00e9 dans cette histoire, c'est que nous avions fait un match de rugby, les professeurs du lyc\u00e9e contre une autre \u00e9quipe, et il y avait un gars un peu voyou, qui s'\u00e9tait bagarr\u00e9 avec un professeur, un pilier, et on s'est retrouv\u00e9 \u00e0 c\u00f4t\u00e9. Il m'a dit : \u00ab Tiens, tu es l\u00e0, toi. \u00bb\n\n* * *\n\n.\n\n_Populus_ = r\u00e9gion.\n\n.\n\n_Cultor_ est pris ici au sens d'habitant.\n\n# BIFURCATIONS\n# BIFURCATION A\n\n# Le Monstre de Strasbourg\n\n* * *\n\n## 132 (\u00a7 9) Je vois ce titre immense, Le Monstre de Strasbourg, sur un fond cin\u00e9matographique de toits \u00e0 chemin\u00e9es,\n\n **Je vois ce titre immense,** **Le Monstre de Strasbourg** **, sur un fond cin\u00e9matographique** (anachronique ?) **de toits \u00e0 chemin\u00e9es, pentus excessivement, h\u00e9riss\u00e9s de cigognes : leurs nids contre les chemin\u00e9es, leurs longues plumes blanches ou roses m\u00eal\u00e9es de neige, leurs jambes interminables ; toits de plomb, couverts des plaques, des feuilles d'un \u00e9tain pluvieux et verdi ; un d\u00e9cor, une page de garde \u00e0 mouvement, \u00e0 transformations. Le \u00ab Monstre \u00bb indescriptible est certainement l\u00e0, derri\u00e8re les chemin\u00e9es ; c'est \u00e0 cause de lui que s'envolent les cigognes. Je vois son invisibilit\u00e9, je retrouve presque la peur qu'il suscite, la peur l\u00e9g\u00e8re induite par le conte dans la chambre d\u00e9j\u00e0 nocturne : dans une bulle de nuit, souffl\u00e9e par le conteur, moi, autour de la chambre, autour des trois lits, autour du mien ; autour des t\u00eates, de la mienne, dans la mienne ; contenant une lune. (\u00ab** _Quand les cigognes du ca\u00efstre\/S'envolent au souffle des soirs\/Quand la lune appara\u00eet sinistre\/Derri\u00e8re les grands d\u00f4mes noirs\/_ \u00bb (Hugo).)\n\n **Je reste dans la m\u00eame chambre d'enfance, \u00e0 Carcassonne, rue d'Assas, le soir : un soir de nuit tardive ; il s'agit d'une nuit d'\u00e9t\u00e9, ou de printemps finissant, ou de d\u00e9but d'automne, apr\u00e8s la rentr\u00e9e des classes ; dans la chambre sombre, le lit, les trois lits ; le ciel plus clair, par la fen\u00eatre ; un ciel de soir, presque de nuit.**\n\n **Allong\u00e9, les deux autres lits sont \u00e0 ma gauche** , comme j'ai dit \u2013 \u2192cap. 1. Je bifurque dans mon souvenir, je passe du matin au soir, de l'hiver \u00e0 l'\u00e9t\u00e9, encore un saut tout naturel, sans effort, d\u00e8s que me vient la vision de givre sur la vitre, son contact avec le doigt, d\u00e8s que je la laisse bouger. **En ce moment, qui devrait \u00eatre celui du sommeil, de la pr\u00e9paration au sommeil, je raconte**. C'est **un soir de r\u00e9cit**. Il est vrai que je ne me vois, ni ne m'entends, racontant. Je ne sais pas non plus quel est le r\u00e9cit. Mais le souvenir s'en est transmis, ext\u00e9rieurement \u00e0 moi. Les r\u00e9cits entendus ont \u00e9t\u00e9 longtemps retenus, sinon dans leurs d\u00e9tails, du moins dans leur atmosph\u00e8re. Le Monstre de Strasbourg \u00e9tait un r\u00e9cit, un r\u00e9cit fantastique, prolong\u00e9, \u00e0 \u00e9pisodes, un \u00ab feuilleton \u00bb, en somme.\n\nIl n'y a plus qu'un titre \u00e0 ce r\u00e9cit. Et ce titre, qui a effac\u00e9 presque tous les autres titres de r\u00e9cits de ces moments, de ces ann\u00e9es, est devenu aussi celui de cette famille de souvenirs, dans la chambre d'\u00e9t\u00e9, le soir : Le Monstre de Strasbourg. Un r\u00e9cit d'effroi gothique, nourri de _Notre-Dame de Paris_ par exemple, ou de _Quentin Durward,_ d' _Ivanho\u00e9_ , des _H\u00e9ritiers d'Ellangowan_ , de _La Fianc\u00e9e de Lamermoor_ , d'un de ceux-l\u00e0 certainement (je ne risque pas de me tromper beaucoup : j'ai \u00e9t\u00e9 un lecteur assidu des romans de Hugo et plus encore de ceux de Walter Scott). Pour la couleur locale \u00ab alsacienne \u00bb que suppose le \u00ab Strasbourg \u00bb du titre, il faudrait chercher du c\u00f4t\u00e9 d'Erckmann-Chatrian ( _Madame Th\u00e9r\u00e8se, Le Conscrit de 1813, L'Invasion_ ) **,** pour le fantastique, chez Edgar Poe dans la version de Baudelaire _(Les Aventures d'Arthur Gordon Pym de Nantucket ?)_... Il y a le choix.\n\nEt pour les \u00e9pisodes tardifs, si on les rejette jusqu'\u00e0 l'automne de 1943, il faudrait ajouter _Rocambole_ (\u00a7 144-145) (j'ai retenu, peut-\u00eatre parce qu'il mettait en sc\u00e8ne l'auteur de cet \u00e9norme feuilleton, et vraisemblablement pas tout \u00e0 fait par hasard, un \u00ab message personnel \u00bb insistant de la radio de Londres, une de ces phrases \u00e9nigmatiques et r\u00e9currentes aussi fascinantes que des proverbes, des leitmotiv, des citations. Nous les \u00e9coutions comme s'il s'agissait de voix po\u00e9tiques, ou proph\u00e9tiques (et elles l'\u00e9taient, en un sens qui nous \u00e9chappait), sans en comprendre les intentions : \u00ab _Ponson-du-Terrail fait fr\u00e9mir le quartier. Je r\u00e9p\u00e8te : Ponson-du-Terrail fait fr\u00e9mir le quartier._ \u00bb J'ai appris plus tard que la voix annon\u00e7ait ainsi un parachutage d'armes, ou un bombardement : des affaires de \u00ab R\u00e9sistance \u00bb.\n\nMais ainsi reconstitu\u00e9, c'est un souvenir qui n'a, en fait, plus rien de \u00ab gothique \u00bb, plus rien de sinistre. Et il ne reste plus rien aujourd'hui, ou presque, de son \u00ab aura \u00bb de myst\u00e8res romanesques, jadis toujours pr\u00e9sente et sans cesse diff\u00e9r\u00e9e, suspendue, puis renouvel\u00e9e, dans l'attente soir apr\u00e8s soir, avec les rebondissements et les r\u00e9solutions, autour des \u00ab \u00e9pisodes \u00bb du r\u00e9cit. Je l'ai conserv\u00e9e longtemps, tel un \u00e9cho de ces ann\u00e9es, et un t\u00e9moignage assez irr\u00e9cusable (puisque je n'\u00e9tais pas seul \u00e0 m'en souvenir) d'un plaisir ancien \u00e0 raconter, avec une certaine efficacit\u00e9, des \u00ab histoires \u00bb. J'avouerai ici que j'aurais bien voulu, dans **Le Grand Incendie de Londres** , en restituer quelque chose : au moins une \u00ab valeur approch\u00e9e \u00bb.\n\nPourtant le halo de myst\u00e8re du monstre enfantin, terrible mais inoffensif, m'est un jour apparu beaucoup plus \u00e9trange, inqui\u00e9tant m\u00eame, comme si les **myst\u00e8res** divertissants du conte n'avaient fait que convertir une **\u00e9nigme** , dont la chute, avec le temps, apr\u00e8s des ann\u00e9es de dissimulation et d'h\u00e9sitation, \u00e9tait devenue, par une rencontre invraisemblable d'images, contingente, absurde, mais irr\u00e9cusable, ce qu'elle avait toujours \u00e9t\u00e9 v\u00e9ritablement : sombre. Cela commen\u00e7a un soir de 1983, quelque temps apr\u00e8s la mort d'Alix, et je m'\u00e9tais allong\u00e9 de nouveau sur son lit d\u00e9sert\u00e9, dans l'angle du mur, le long du pavage en fragments de miroir o\u00f9 elle avait voulu que se refl\u00e8tent le ciel, et les nuages. Les nuages, \u00e0 leur habitude, sortaient de rien, sortaient dans le silence de derri\u00e8re l'\u00e9glise des Blancs-Manteaux, dans le golfe de toits entre l'\u00e9glise et les maisons de la rue.\n\nLes nuages arrivaient lentement, porteurs du soir et de la lumi\u00e8re finissante, d\u00e9sol\u00e9e, sur les maisons, sur l'\u00e9glise, sur les arbres du square ; d\u00e9rivaient dans les fragments de miroir, s'en allaient, avec leur tranquillit\u00e9 muette, a\u00e9rienne, avec leur indiff\u00e9rence insupportable. Et je me d\u00e9testais d'\u00eatre l\u00e0 encore une fois, de n'avoir pu m'interdire d'\u00eatre l\u00e0, avec ma souffrance, avec l'abandon \u00e0 la souffrance absolue que signifiait \u00eatre l\u00e0, pendant que la lumi\u00e8re impardonn\u00e9e fuyait sous la porte, se retirait du parquet, des vitres, du plafond, des livres, de la chaise, de mes mains, de mes yeux, de toute mon attention au ciel, aux nuages, \u00e0 l'estuaire encore tr\u00e8s lumineux du jour entre les toits.\n\nDans le mouvement des nuages, alors, dans l'image m\u00eame du bord des toits de l'\u00e9glise o\u00f9 ils m'apparaissaient d'abord, dans la forme de la pierre, j'ai senti la pr\u00e9sence d'un monstre, que je sentais conna\u00eetre, mais que je n'identifiais pas, pas encore, venu de loin, de trop loin. Et ce n'est que plus tard encore que, montrant \u00e0 Marie, dans l'angle de la fen\u00eatre, ces nuages apparus surgissant de l'oubli, leur origine m'a \u00e9t\u00e9 restitu\u00e9e. Il n'y avait pas l\u00e0 un monstre, mais ce monstre, le **Monstre de Strasbourg** de mon enfance, l'invention soudain plus du tout aimable de mon imagination de conteur d\u00e9butant.\n\n## 133 J'ouvre la porte au fond de la chambre\n\n **J'ouvre la porte au fond de la chambre ; je l'ouvre dans le premier matin, d'une saison indistincte, quelconque, obscur au-dehors ; la chambre \u00e9tait \u00e9clair\u00e9e d'une ampoule nue, qui pendait du plafond, pas tout \u00e0 fait au centre de la pi\u00e8ce, plus pr\u00e8s de la porte ; la porte ouverte entra\u00eenait la jaune lumi\u00e8re de la chambre vers le dehors, annexait une partie de l'espace au-del\u00e0 de la porte, jusqu'\u00e0 celle qui lui fait face sur le palier ; que je n'ouvre pas ; image \u00e0 la Hopper ; par la lumi\u00e8re jaune d'une ampoule, la chambre sortait d'elle-m\u00eame, d\u00e9bordait de sa porte, de sa fen\u00eatre, emplissait une poche d'espace, d'un c\u00f4t\u00e9 suspendue en l'air du jardin, de l'autre comprim\u00e9e par le mur, par l'autre porte, et le sol qu'interrompait, incertaine, la derni\u00e8re marche de l'escalier.**\n\n **Je vais jusque-l\u00e0 ;** je ne p\u00e9n\u00e8tre pas pour le moment dans l'autre chambre du deuxi\u00e8me \u00e9tage (face \u00e0 la premi\u00e8re, celle dont je viens de sortir). Ce fut la chambre de Marie (puis d'Antoinette, apr\u00e8s le mariage de Marie, et son d\u00e9part pour le Minervois, pour Villegly) ; **je m'arr\u00eate en haut de l'escalier. Je me penche sur l'obscurit\u00e9 de la cage d'escalier : au-dessous de moi un demi-si\u00e8cle, obscur.**\n\nJe suis en haut de l'escalier comme sur la margelle d'un puits, un autre puits que celui du jardin, condamn\u00e9, entre la terrasse et le banc. Je m'arr\u00eate. J'attends d'en voir surgir quelque v\u00e9rit\u00e9. Mais de quel ordre ? Pas une le\u00e7on, je ne suis \u00e0 la recherche d'aucune le\u00e7on. (Une morale ? \u00ab Et quelle morale ? Aucune. \u00bb) Je cherche une nouvelle continuit\u00e9 d'images pour avancer dans ce parcours, aboutir en cette bifurcation (j'ai un but). Je suis arriv\u00e9 assez facilement au point o\u00f9 je me penche sur l'obscurit\u00e9 ancienne de l'escalier. J'ai referm\u00e9 la porte derri\u00e8re moi. Aucune lumi\u00e8re ne m'\u00e9claire du ciel, aucune eau dans le fond d'un puits ne me renvoie mon visage (aucune eau d'aucun puits ne me renvoie jamais mon visage, au pass\u00e9). Je ne me heurte pas \u00e0 une obscurit\u00e9 imp\u00e9n\u00e9trable, immobile, mais \u00e0 une profusion. Comme si toutes les obscurit\u00e9s de tous les escaliers de toutes les maisons o\u00f9 j'ai \u00e9t\u00e9 se pressaient ensemble, l\u00e0, s'y confondaient, et que d'elles montait un nuage, une fum\u00e9e de visions.\n\nJe dois faire un effort intense de s\u00e9paration raisonn\u00e9e : pas cette image parce qu'\u00e0 c\u00f4t\u00e9 il y a cela, pas cette image parce que la rampe est en fer, celle-l\u00e0 parce que les marches sont en pierre, celle-l\u00e0 parce que la pente est droite. Il me faudrait voir du bois (rampe et marches) et une spirale. Je ne comprends (ou bien je comprends trop) ni cette r\u00e9sistance \u00e0 l'identification (persistante, cela fait trois matins que je m'acharne) ni la prolif\u00e9ration brouillonne qui constamment recouvre les bribes de vision certaine (certitude fond\u00e9e ou pas, peu importe), et m'exp\u00e9die jusque vers le haut (vertigineux) du Scott Monument \u00e0 \u00c9dimbourg, par exemple (c'est ce qui vient de m'arriver), au moins aussi facilement que dans les escaliers des autres maisons o\u00f9 j'ai v\u00e9cu.\n\nOr j'insiste, malgr\u00e9 la r\u00e9ticence involontaire mais tenace de mon cerveau, \u00e0 laquelle je ne peux trouver aucune justification externe. J'insiste, et ne m'accorde pas la licence d'accepter une quelconque des diversions qui s'offrent, de partir dans une nouvelle incise afin de revenir, sur une trajectoire oblique, au m\u00eame point de d\u00e9part. J'ai besoin de la spirale de l'escalier, parce qu'elle est semblable au trajet en l\u00e9vitation qui m'a conduit de la chambre au jardin, parce qu'elle est aussi boucle, parce que la descente de mon regard sur la discontinuit\u00e9 des marches, sur la continuit\u00e9 de la rampe, n'est en aucun cas une descente r\u00e9elle, ni dans l'espace ni dans la dur\u00e9e. Les points de d\u00e9part et d'aboutissement y sont les m\u00eames, comme deux levers de jour sont les m\u00eames, deux premiers jours de l'hiver, de l'ann\u00e9e, du printemps.\n\nJ'insiste (j'ai insist\u00e9 presque six mois : entre cet instant de prose et le pr\u00e9c\u00e9dent il y a une discontinuit\u00e9 de six mois. Mais il me fallait tout ce temps, comme si j'avais entrepris de creuser un tunnel avec une aiguille exacte), je m'acharne jusqu'\u00e0 recevoir la v\u00e9rit\u00e9 de cette profusion : qu'en me penchant sur la spirale sombre de l'escalier, je plongeais mon regard dans un tourbillon, la vis sans fin d'un tourbillon, o\u00f9 la prolif\u00e9ration des images \u00e9tait la r\u00e8gle. Je ne devais pas chercher \u00e0 s\u00e9parer, distinguer, ordonner. Les images sans cesse ainsi \u00ab emp\u00e9gu\u00e9es \u00bb l'une sur l'autre me montraient une autre condition, une autre modalit\u00e9 du temps r\u00e9volu. Je ne devais pas la refuser.\n\n **Monter sur la rampe de bois, lisse ; glisser jusqu'en bas ; jusqu'au butoir ; remonter, glisser.** Un jeu. L'essence du jeu est d'\u00eatre absorb\u00e9 dans la spire du mouvement ; **la pression du bois, le moment de l'acc\u00e9\u00adl\u00e9ration sensible est l\u00e0 o\u00f9 l'escalier tourne, o\u00f9 le frottement commence \u00e0 chauffer les paumes, les cuisses ; une vitesse parfum\u00e9e de cire, centrifuge.**\n\nOu bien, autre jeu : **remonter sur la premi\u00e8re marche, sauter ; sauter de la deuxi\u00e8me, de la troisi\u00e8me marche ; plus haut, s'appuyer d'une main sur le mur, de l'autre sur la rampe ; aller chercher le plus bas possible le mur, la rampe ; glisser peu \u00e0 peu des mains vers** **le bas, prendre appui, \u00e9lan, des doigts de pied (nus ?) sur l'ar\u00eate de la neuvi\u00e8me, dixi\u00e8me marche, ramasser les jambes sous soi en bondissant ; d\u00e9passer l'angle du mur, jeter alors les jambes en avant du corps, pour que le bond le plus haut commence dans le tournant, pour que la fl\u00e8che de la chute tourne avant de se pr\u00e9cipiter vers sa cible invisible, le sol.**\n\nD'un double mouvement de jeux, discontinu-continu, mon corps franchit ainsi ais\u00e9ment la distance rest\u00e9e si longtemps imp\u00e9n\u00e9trable \u00e0 mon regard. J'accepte la le\u00e7on. Je ne recommencerai pas l'exp\u00e9rience, en arrivant sur le palier du premier \u00e9tage. Je risquerais d'y rester ind\u00e9finiment arr\u00eat\u00e9.\n\n## 134 Ici, il s'offre trois voies.\n\nIci, il s'offre trois voies. En face de moi sur le palier s'ouvre la porte du balcon, \u00e0 ma gauche la chambre de nos parents (je n'y entre pas). \u00c0 droite, le \u00ab bureau \u00bb. Je commencerai l\u00e0. (La porte du balcon est une porte-fen\u00eatre. La lumi\u00e8re entre, beaucoup plus ais\u00e9ment qu'\u00e0 l'\u00e9tage du dessus. Pourtant l'escalier reste aussi peupl\u00e9 et imp\u00e9n\u00e9trable \u00e0 la fois, \u00ab un trou trofonien plein de nuage et d'ombre \u00bb, plein d'oubli.)\n\nDans le bureau (pi\u00e8ce) je vois le bureau (objet). Face \u00e0 la porte, entre les deux fen\u00eatres (la premi\u00e8re \u00e0 gauche, au-dessus de la terrasse, la seconde fait \u00e9galement face \u00e0 la porte, au-dessus de la \u00ab serre \u00bb & du \u00ab potager \u00bb). Sur le mur, entre les fen\u00eatres, les livres d'une biblioth\u00e8que, jusqu'au plafond. (Des livres aussi sur le mur \u00e0 gauche, entre la porte et la fen\u00eatre, mais pas jusqu'en haut.) Je vois de pr\u00e9f\u00e9rence depuis la \u00ab t\u00eate \u00bb du divan, contre le mur \u00e0 droite de la porte, ench\u00e2ss\u00e9 (sur deux c\u00f4t\u00e9s) dans le \u00ab cosy \u00bb.\n\n **Le bureau (objet) \u00e9tait massif, en bois lourd, si lourd qu'il paraissait fix\u00e9 au sol ; sa forme g\u00e9n\u00e9rale \u00e9tait celle d'un Arc de Triomphe, au-dessus plat, couvert d'une plaque de verre (sous laquelle, parfois \u00e9tait gliss\u00e9 un buvard ; rose, vert) ; chaque jambe, \u00e9l\u00e9phantesque, \u00e9tait creuse : celle de gauche avait une porte ; celle de droite trois tiroirs, presque impossibles \u00e0 bouger, \u00e0 tirer ; entre les deux \u00ab jambes \u00bb un autre tiroir encore ; la porte avait une serrure ; le tiroir m\u00e9dian aussi.** Le bureau (objet) \u00e9tait l'\u00eatre du bureau (lieu), le bureau en soi.\n\nIl fut un compagnon oblig\u00e9 des humains de la famille au cours de plusieurs d\u00e9m\u00e9nagements Pourtant je ne le revois ni \u00e0 Paris, rue d'Assas, ni rue Franklin \u00e0 Saint-Germain-en-Laye. Il ne refait surface visuelle, inchang\u00e9 quoique de proportions r\u00e9duites par l'\u00e2ge (le mien), que de nouveau \u00e0 Paris, rue Jean-Menans, o\u00f9 le hisser jusqu'au cinqui\u00e8me \u00e9tage serait, sans accessoires perfectionn\u00e9s, aujourd'hui un exploit : simple f\u00e9tu cependant pour une \u00e9quipe de la g\u00e9n\u00e9ration h\u00e9ro\u00efque des d\u00e9m\u00e9nageurs que je me repr\u00e9sente en blouse comme aux d\u00e9buts de la Troisi\u00e8me R\u00e9publique, et chantant en ch\u0153ur le refrain de Courteline : \u00ab Sur nos nuques et sur nos dos\/Chargeons, messieurs, chargeons les lourds fardeaux.\/ \u00bb\n\nLe bureau n'alla pas, ensuite, \u00e0 Saint-F\u00e9lix pr\u00e8s Carcassonne mais, par piti\u00e9 pour la SNCF peut-\u00eatre, seulement jusqu'\u00e0 Villejuif, d'o\u00f9 il fut de nouveau extrait pour \u00eatre install\u00e9 dans ma chambre, au 51 de la rue des Francs-Bourgeois. \u00c0 mon d\u00e9part, Charlotte voulut bien lui assurer une vieillesse digne (elle \u00e9tait attir\u00e9e aussi, je pense, par le luxe de profonds et secrets tiroirs). Puis il c\u00e9da la place \u00e0 un dispositif plus l\u00e9ger, plus moderne, plus en accord avec les exigences esth\u00e9tiques d'une jeune fille de seize ans.\n\nPour moi cependant, en 1940 et la suite, le bureau n'\u00e9tait v\u00e9ritablement aucune de ses parties solides et mat\u00e9rielles, mais l'espace, cubique \u00e0 peu pr\u00e8s, qu'il d\u00e9limitait sous ses arches. S'\u00e9tait invent\u00e9e l\u00e0 une demeure, h\u00e9sitant entre cabane, palais et niche, qu'une serviette de toilette, une chemise ou quelques chiffons pouvait rendre inviolable au monde si le besoin se faisait sentir d'un climat d'obscurit\u00e9 chuchotante \u00e0 un ou plusieurs enfants (de faible encombrement individuel chacun). Les yeux l\u00e0, **je vois le dessous de la derni\u00e8re planche de biblioth\u00e8que, ses moutons de poussi\u00e8re, le bas du divan, de la porte, je sens le parquet aux rayures obliques sous mes genoux.**\n\nLes heures du bureau \u00e9taient celles de la fin d'apr\u00e8s-midi, avant le repas du soir, ou celles, plus longues, de dimanches pluvieux (et peut-\u00eatre m\u00eame pas pluvieux du tout : les dimanches soir pr\u00e9c\u00e8dent les lundis matin, derni\u00e8res chances des corrections tardives). Heures de correction de copies : devoirs d'anglais, pour ma m\u00e8re, pour mon p\u00e8re dissertations de philosophie. Pour moi, h\u00e9ritant de paquets anciens et d\u00e9saffect\u00e9s, \u00e9preuves de n'importe quelle mati\u00e8re convenable, r\u00e9elle ou invent\u00e9e.\n\nJe reprenais enti\u00e8rement et \u00e0 ma mani\u00e8re, \u00e0 l'int\u00e9rieur du cube prot\u00e9g\u00e9, sous le plafond de bois (les copies entass\u00e9es sur le sol), le probl\u00e8me des \u00e9valuations, des classements, des moyennes. Je surchargeais de mes propres commentaires les annotations marginales, les jugements finaux qui se placent en haut des copies, \u00e0 l'encre rouge, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 des notes d\u00e9finitives (avec ma propre encre, faite de baies de sureau). Je tenais un grand compte de la longueur, de l'allure des signes \u00e9crits, des qualit\u00e9s onomastiques des \u00e9l\u00e8ves, de leurs pr\u00e9noms surtout. J'imaginais leurs apparences et leurs visages (j'eus quelques surprises \u00e0 les rencontrer en vrai (cela arrivait)). Ils ou elles me parurent parfois faux, des usurpateurs, ou au contraire pleinement conformes. Leurs notes s'en ressentirent.\n\nLa correction des copies, ainsi con\u00e7ue, n'\u00e9tait aucunement une corv\u00e9e, mais une v\u00e9ritable r\u00e9jouissance. \u00c0 laquelle s'associaient des chansons, compositions originales ou adaptations dues \u00e0 mon p\u00e8re (vraisemblablement dans son cas plut\u00f4t de nature distractive, exhortative, ou encore destin\u00e9es \u00e0 saluer l'ach\u00e8vement d'une t\u00e2che indispensable mais en soi fort peu ludique). Ainsi :\n\n\u00ab Les cloches du grand S\u00e9minai-ai-re\/m'appellent au pied des saints autels\/C'est l\u00e0 que mon c\u0153ur \u00e0 la te-\u00ea-rre\/fera ses adieux \u00e9ternels\/les boucles de ma chevelure\/ne tomberont plus sur mon front\/et le ciel sera ma parure\/et le ciel sera mes amours\/tou-jours, tou-jours.\/ \u00bb\n\nOu encore, sur un c\u00e9l\u00e8bre air de chasse :\n\n\u00ab La calvitie pr\u00e9co-o-ce\/de la reine d'\u00c9co-o-sse\/la fait para\u00eetre ro-o-sse\/les Z\u00e9cossais sont tous d\u00e9-concert\u00e9s ! \/ \u00bb\n\n## 135 Deuxi\u00e8me p\u00f4le magn\u00e9tique du bureau (lieu) : l'oreiller \u00e0 la t\u00eate du divan\n\nJe bouge jusqu'au deuxi\u00e8me p\u00f4le magn\u00e9tique du bureau (lieu) : l'oreiller \u00e0 la t\u00eate du divan. Son temps propre \u00e9tait celui des maladies : \u00e0 l'occasion de l'une quelconque des \u00ab pathologies \u00bb enfantines (grippe et angine, varicelle, rougeole, oreillons. Tous nous les contract\u00e2mes, toutes. C'\u00e9tait un rite oblig\u00e9 des enfances). Le placement du malade \u00e9tait fait d'office dans le divan du bureau, o\u00f9 il pouvait b\u00e9n\u00e9ficier de la solitude n\u00e9cessaire \u00e0 son \u00e9tat, \u00eatre secouru en h\u00e2te pendant les minuits de d\u00e9tresse et de fi\u00e8vre forte (et aussi, espoir d'ailleurs en g\u00e9n\u00e9ral parfaitement vain, \u00e9viter de r\u00e9pandre ses microbes dans les organismes trop r\u00e9ceptifs de ses fr\u00e8res et s\u0153ur). J'ai eu ma part de ces s\u00e9jours. Malgr\u00e9 leur relative raret\u00e9 ils ont laiss\u00e9 des traces, dont l'intensit\u00e9 est sans commune mesure avec leur dur\u00e9e. (Ainsi les temps de neige, fi\u00e8vres inverses du climat.)\n\nUn matin d'\u00e9t\u00e9 et de fi\u00e8vre tombante, ouvrant les yeux au soleil, par la fen\u00eatre ouverte entra le bruit des mouches et, la facult\u00e9 de langage et la fonction po\u00e9tique m\u00eame stimul\u00e9e par l'ivresse d'une fi\u00e8vre, je pronon\u00e7ai (m'a-t-on dit), comme une v\u00e9rit\u00e9 aphoristique, avec conviction et lenteur ces paroles : \u00ab Les premi\u00e8res mouches, les mouches retentissantes ! \u00bb\n\n **Les mouches entraient, avec l'air matinal d'\u00e9t\u00e9 et le soleil, bourdonnantes d'un affairement sans dignit\u00e9, volaient dans l'air lumineux entre les miettes de poussi\u00e8re selon d'irresponsables trajectoires browniennes, se posaient n'importe o\u00f9, marchaient gravement sur les pages d'un livre ouvert, sur les vitres ; les bras nus pos\u00e9s sur les draps, j'attendais le chatouillement \u00e9nervant des pattes de mouche remuant dans le duvet qui couvrait la peau, ou bien je guettais, des deux yeux louchant sur l'ar\u00eate de mon nez, leurs gros abdomens velus hypertrophi\u00e9s par la proximit\u00e9, ineptes ; sur ma main, une petite mouche grise et r\u00e9flexive soulevait deux pattes, les croisait, les frottait l'une contre l'autre machinalement ; je supportais le plus longtemps possible les chatouilles (\u00ab \u00c7a vous chatouille ou \u00e7a vous gratouille ? \u00bb) de leurs d\u00e9ambulations, puis je me secouais, je me grattais ; elles s'envolaient de nouveau vers le plafond, les murs ou, comme brusquement happ\u00e9es par la lumi\u00e8re, sortaient de la pi\u00e8ce, vers le jardin bruissant.**\n\nPendant les heures de fi\u00e8vre lourde, d'immobilit\u00e9 contemplative, involontaire et stup\u00e9faite, **je voyais, aviv\u00e9e par l'\u00e9clairage oblique de la lampe rest\u00e9e allum\u00e9e sur la plaque de verre du bureau, une g\u00e9ographie aust\u00e8re, faite de zones d'ombre, de fissures, de taches et de crevasses dans le blanc plat du plafond**. J'en ai gard\u00e9 un \u00ab sentiment g\u00e9ographique \u00bb qui n'est nullement une r\u00e9sultante de paysages, d'architectures, de troupeaux et de sols, mais de cartes, imaginaires ou r\u00e9elles, et d'une extr\u00eame abstraction.\n\n **J'identifiais des rivi\u00e8res, des fleuves et des oc\u00e9ans, des \u00eeles et des gouffres ; ou bien, \u00e0 partir des m\u00eames signes, mais en en renversant brusquement la r\u00e9f\u00e9rence imaginaire, des pays avec leurs fronti\u00e8res et leurs villes ; des pays en guerre o\u00f9 se heurtaient, en des chocs titanesques, de manich\u00e9ennes arm\u00e9es.** Le bien et le mal, alors, \u00e9taient ais\u00e9ment distribuables.\n\n **Profitant du calme ambiant, m\u00e9dicalement parfum\u00e9 de sirops et de tisanes, les araign\u00e9es affair\u00e9es, prudentes et s\u00e9rieuses sortaient de leurs retraites, traversaient avec d\u00e9cision et rapidit\u00e9 des verstes de plafond sovi\u00e9tique ou libyen et s'affairaient dans les coins et angles,** **strat\u00e9giquement recommand\u00e9s par quelque Clausewitz arachnide pour l'an\u00e9antissement patient des l\u00e9gions de mouches (elles avaient toute ma sympathie) ; je n'avais aucune peur, aucun d\u00e9go\u00fbt de leurs noirs hi\u00e9roglyphes, rarement anim\u00e9s ; ne bougeant pas beaucoup, je ne les d\u00e9rangeais pas.**\n\n **Et je guettais leur descente aussi parfaitement verticale que le fil \u00e0 plomb, le long de ces lignes d'acier biologique infiniment mince qu'elles extrayaient \u00e0 mesure d'elles-m\u00eames comme les cordes du ventre d'un yoyo (dispositif qui aurait convenu \u00e0 la perfection pour l'\u00e9vasion d'un prisonnier h\u00e9ro\u00efque), un micro-instant arr\u00eat\u00e9es \u00e0 quelque distance du sol comme pour reconna\u00eetre le terrain minutieusement (arr\u00eat dans la descente qu'un l\u00e9ger mouvement de l'observateur pouvait faire se prolonger en oscillations l\u00e9g\u00e8res, ou m\u00eame transformer brusquement en une remont\u00e9e vers l'origine, le plafond, comme un prisonnier qui serait brusquement remont\u00e9 dans sa cellule, r\u00e9enroulant sa corde \u00e0 mesure autour de lui).**\n\n **Une araign\u00e9e un soir est descendue au bord de mon bol de soupe, peut-\u00eatre pour y boire ; effray\u00e9e par l'ouverture brusque de la porte elle s'est cach\u00e9e dans le revers de ma veste de pyjama. Je cessai de bouger, m'imaginant (?) avec d\u00e9lectation immobilis\u00e9 sur mon lit sous les c\u00e2bles infimes mais innombrables d'une population de minuscules lilliputiens audois, et fier de cette marque insigne d'une confiance d'insecte. Au bout d'un moment, le calme s'\u00e9tant r\u00e9tabli, elle est sortie de son abri provisoire et gulliv\u00e9rien et, empruntant militairement le _thalweg_ d'un pli dans les couvertures, a disparu sous le \u00ab cosy \u00bb.**\n\nCe meuble d'un bois harmonieusement mari\u00e9 \u00e0 celui du bureau bordait rectangulairement le divan sur deux c\u00f4t\u00e9s et, ses compartiments suspendus \u00e0 hauteur convenable (\u00e0 portes rabattantes vers l'ext\u00e9rieur ; le secteur le plus proche de la porte enfermait des pelotes de laine et autres instruments de tricot), laissait entre le matelas, le sommier et le mur un espace qui \u00e9tait d'une inutilit\u00e9 pratique merveilleusement absolue, mais une cachette d'un format parfait. On y tenait \u00e0 deux ou trois confortablement assis, les genoux ramass\u00e9s, les bras autour des genoux, silencieusement, dans la demi-illusion d\u00e9licieuse d'\u00eatre ignor\u00e9s du monde, d'avoir disparu, de n'\u00eatre connus l\u00e0 par personne.\n\n## 136 Il me semble avoir acquis l\u00e0 trois passions : la passion des nombres, celle de la po\u00e9sie ; celle des livres.\n\nIl me semble avoir acquis l\u00e0, tr\u00e8s exactement l\u00e0, trois de mes principales passions, \u00ab passions fondamentales \u00bb qui ne m'ont plus jamais quitt\u00e9 : la passion des nombres, celle de la po\u00e9sie, celle des livres. Ce furent, ce sont trois passions mentales, et comme toutes passions elles ont deux versants : un versant de joie & d'absorption heureuse, un autre de souffrance ; une souffrance toujours cach\u00e9e, recouverte, fuie, oblit\u00e9r\u00e9e, n\u00e9e de l'effroi d'une autre passion qui est, elle, toute douleur, ou toute joie mauvaise, & torpeur, une autre passion philosophiquement fondamentale : l'ennui.\n\nJ'ai acquis ces trois passions dans la dur\u00e9e, retranch\u00e9e du temps ordinaire, des maladies. (Comme toutes les trinit\u00e9s, elles sont quatre. La passion de la solitude les accompagne. Elles ne s'en s\u00e9parent jamais.) Car dans le temps ordinaire (y compris celui de l'\u00e9cole) j'\u00e9tais en mouvement perp\u00e9tuel entre les choses et les \u00eatres du monde. Mon temps d'\u00eatre-au-monde \u00e9tait un temps moteur. Ce qui fait que l'immobilit\u00e9 impos\u00e9e aurait \u00e9t\u00e9 soumise \u00e0 l'axiome de l'ennui. Plus tard, confront\u00e9 \u00e0 l'aveu d'ennui chez les autres j'ai toujours pu avec sinc\u00e9rit\u00e9 affirmer : \u00ab Je ne m'ennuie jamais ! \u00bb En effet, quand l'ennui insidieux et laid s'offre, je peux toujours compter.\n\nEt c'est mon premier choix, une r\u00e9action automatique devant l'ennui possible (je mets donc cette passion-l\u00e0 en premier dans l'ordre de pr\u00e9sentation). Mon rapport avec le nombre se ressent de cette origine : c'est \u00e0 cause d'elle que je vois les nombres avant tout comme nombres entiers, et encore de taille pas trop excessive, que j'ai pris l'habitude de partager tant de moments de mon existence avec des populations d'entiers en activit\u00e9, en mouvement perp\u00e9tuel, mouvement inspir\u00e9 par les d\u00e9nombrements. Les nombres sont, tels que je les ai appris aux commencements et une fois devenus ma propri\u00e9t\u00e9, ins\u00e9parables de ces choses mentales habill\u00e9es de leurs robes de langage, les chiffres. Je sais la distinction entre nombre et chiffre, je l'ai apprise en \u00e9tudiant, mais elle ne me passionne pas. (Plus gravement : entre 4 (num\u00e9ration d\u00e9cimale) et 10 (num\u00e9ration binaire) il y a synonymie. Mais cette synonymie-l\u00e0 m'indiff\u00e8re. Je lui pr\u00e9f\u00e8re l'homonymie des deux interpr\u00e9tations du chiffre 10.)\n\nCe qui veut dire que je ne suis pas naturellement un arithm\u00e9ticien, encore moins naturellement un math\u00e9maticien. Mon effort de compr\u00e9hension et de contr\u00f4le d'une appropriation minimale (\u00e0 fins professionnelles) des math\u00e9matiques n'a \u00e9t\u00e9 qu'une superposition tardive et volontariste sur ce fond passionnel sans responsabilit\u00e9. J'aurais peut-\u00eatre pu \u00eatre r\u00e9ellement d\u00e9tourn\u00e9 vers la passion math\u00e9matique proprement dite comme je me suis tourn\u00e9, spontan\u00e9ment, vers la passion de la composition po\u00e9tique ou celle de la lecture, mais cela ne s'est pas trouv\u00e9. Sans doute parce qu'\u00eatre math\u00e9maticien n'est plus possible aujourd'hui qu'en relation avec l'institution scolaire, o\u00f9 je ne me suis jamais plac\u00e9 qu'avec r\u00e9ticence (la po\u00e9sie, au contraire, lui \u00e9chappe presque enti\u00e8rement).\n\nIl s'ensuit que les manipulations mentales d'objets-nombres (entiers dans leurs \u00e9critures d\u00e9cimales, et tr\u00e8s exceptionnellement fractions) auxquelles je me livre, aujourd'hui encore, presque aussi intens\u00e9ment qu'autrefois, sont celles qui me furent d'abord possibles, dans la t\u00eate, la t\u00eate sur l'oreiller du divan, dans le coude du \u00ab cosy \u00bb : d\u00e9nombrements, s\u00e9quences, op\u00e9rations \u00e9l\u00e9mentaires, sommations, comparaisons, divisibilit\u00e9s (avec une dilection particuli\u00e8re, qui en est la cons\u00e9quence, pour ces \u00ab originaux \u00bb, ces ermites de la division, les nombres premiers), explorations dans le calendrier (quel jour de la semaine sera le 20 f\u00e9vrier 2002 ?), toutes op\u00e9rations \u00ab orales internes \u00bb, sans papier, sinon quelquefois pour m\u00e9moire, pour un prolongement de jeux au-del\u00e0 de leur premier moment.\n\nAyant eu de la passion pour ces activit\u00e9s et y ayant consacr\u00e9 toutes les dur\u00e9es d'ennui possible (les occasions sont nombreuses), j'avais tout naturellement acquis tr\u00e8s jeune une certaine virtuosit\u00e9 de calculateur, dont j'ai encore aujourd'hui, bien que beaucoup plus lent et de plus en plus sujet \u00e0 erreur, quelques restes (ce qui fait que les personnes non averties acceptent volontiers, pour cette mauvaise raison, le fait que je suis un math\u00e9maticien). Mais cette capacit\u00e9 n'eut jamais rien d'exceptionnel.\n\nIl me semble aussi qu'en quittant Carcassonne, \u00e0 douze ans, j'avais d\u00e9j\u00e0 en ma possession tout le bagage arithm\u00e9tique qui m'a depuis servi. Une tr\u00e8s petite partie de mes connaissances math\u00e9matiques ult\u00e9rieurement acquises a trouv\u00e9 sa place dans mes jeux de nombres. (Par un \u00e9largissement de ma \u00ab famille num\u00e9rique \u00bb qui ne s'est produit qu'en deux occasions, mais d'une certaine importance pour mon propos, comme il appara\u00eetra en deux branches ult\u00e9rieures.)\n\nEt il s'agissait de nombres \u00ab vrais \u00bb, d'individus-nombres, connus, familiers, pas de groupes, d'esp\u00e8ces, de tribus de nombres. Je suis rest\u00e9, pour mon activit\u00e9 num\u00e9rique passionnelle, presque toujours au stade archa\u00efque de l'exclusive manipulation des exemples, \u00e0 l'\u00ab avant Vi\u00e8te \u00bb, \u00e0 la n\u00e9gligence, sinon au d\u00e9dain des notations litt\u00e9rales (sauf pour traiter, en une \u00ab Gematria \u00bb personnelle, les lettres comme des chiffres, ou comme des pseudonymes de nombres clandestins).\n\n **Je comptais les mouches, qui croisaient et recroisaient autour de la lampe, au plein soleil de la matin\u00e9e (heures oisives, sans \u00e9cole ; mouches oisives, soleil patient, calme, ti\u00e8de) ; je comptais les fissures g\u00e9ographiques du plafond dans la nuit, fi\u00e9vreuse ; les nombres d\u00e9bordaient de ma t\u00eate ; un matin j'ai dit : \u00ab J'ai mal \u00e0 mes chiffres. \u00bb**\n\n## 137 Je n'ai pas mis ici la po\u00e9sie en premi\u00e8re passion, mais apr\u00e8s celle des nombres,\n\nSi je n'ai pas mis ici la po\u00e9sie en premi\u00e8re passion, mais apr\u00e8s celle des nombres, c'est pour marquer une d\u00e9pendance chronologique (r\u00e9elle, puisque pour la po\u00e9sie il me fallait (il me faut toujours, je ne suis pas un po\u00e8te \u00ab libre \u00bb) compter). Et si je ne l'ai pas plac\u00e9e derni\u00e8re, apr\u00e8s la lecture, c'est pour marquer cette fois l'absence d'une d\u00e9pendance : je pense la passion de po\u00e9sie comme activit\u00e9, pas comme passion passive (la po\u00e9sie lue). Elle est affaire de m\u00e9moire, elle est _cosa mentale_ pure.\n\nJe dis activit\u00e9, certainement pas, alors, activit\u00e9 cr\u00e9atrice, si la moindre id\u00e9e de valeur esth\u00e9tique doit \u00eatre associ\u00e9e \u00e0 cet adjectif. En tant que \u00ab cr\u00e9ations \u00bb mes premi\u00e8res exp\u00e9riences de composition po\u00e9tique (qui malheureusement ont \u00e9t\u00e9 en grande partie conserv\u00e9es) sont \u00e9trangement semblables \u00e0 celles de tous, et ne m\u00e9ritent certainement pas d'\u00eatre mises sous la pompeuse rubrique de la cr\u00e9ation. La production langagi\u00e8re spontan\u00e9e de l'enfant s'exprimant dans les circonstances ordinaires de l'existence offre (dans une zone esth\u00e9tiquement incertaine, situ\u00e9e entre l'erreur insolite et la d\u00e9couverte involontaire) infiniment plus de satisfactions.\n\nLes pr\u00e9f\u00e9rences et les habitudes scolaires dominent au contraire les fabrications intentionnelles. On y v\u00e9rifie, au mieux, les progr\u00e8s de la ma\u00eetrise lexicale ou syntaxique. Rien n'est certes plus attendrissant, et peut-\u00eatre p\u00e9dagogiquement utile, que ces cahiers de po\u00e8mes d'\u00e9l\u00e8ves, suscit\u00e9s, recueillis et assembl\u00e9s par l'instituteur(-trice) dans sa classe. Rien n'est plus affligeant que de les voir pr\u00e9sent\u00e9s comme \u00ab mod\u00e8les \u00bb de ce que devrait \u00eatre la po\u00e9sie, de ce dont la \u00ab fonction po\u00e9tique \u00bb serait, nous dit-on, capable, quand elle n'a pas encore \u00e9t\u00e9 pervertie, fauss\u00e9e, \u00e9mouss\u00e9e par l'\u00e2ge et le savoir. La pure fontaine d'or limpide de la po\u00e9sie enfantine n'est qu'un mirage.\n\nAutant que je puisse en juger, j'ai adopt\u00e9 la po\u00e9sie, que les exemples qui m'\u00e9taient propos\u00e9s par l'exercice de la \u00ab r\u00e9citation \u00bb scolaire m'offraient, ins\u00e9parable absolument du vers strictement compt\u00e9 et rim\u00e9 selon la tradition du XIXe si\u00e8cle, comme un terrain d'application original, impr\u00e9vu, et parfois r\u00e9fractaire, de la facult\u00e9 num\u00e9rique. Ce fut bien, d'abord et longtemps, un jeu de nombres. (Ce l'est sans doute toujours.)\n\nJ'ai retenu, je ne sais pourquoi, ce que je \u00ab date \u00bb dans ma m\u00e9moire comme mes deux premiers po\u00e8mes, s\u00e9par\u00e9s l'un de l'autre par un intervalle d'une ann\u00e9e. Je devais avoir sept ou huit ans. Voici le plus ancien des deux, en son entier :\n\nLe petit lapin\n\nQui d'un air malin\n\nMange le matin\n\nUn peu de sainfoin\n\nSort le bout du nez\n\nDu petit terrier.\n\n(Je ne garantis pas l'orthographe. En fait, j'en suis \u00e0 peu pr\u00e8s s\u00fbr, le manuscrit original de cette \u0153uvre (disparu) devait contenir quelques fautes impressionnantes.) Si ce remarquable texte est v\u00e9ritablement et exclusivement de mon invention (ce que je pense, mais je suis peut-\u00eatre trop pr\u00e9somptueux), il a une et une seule qualit\u00e9 ind\u00e9niable (\u00e9tant donn\u00e9 la pauvret\u00e9 des rimes) : il est compt\u00e9 juste. C'est un sizain de vers pentasyllabiques, et chaque vers a exactement cinq \u00ab syllabes \u00bb, selon le d\u00e9compte traditionnel. En particulier, le troisi\u00e8me vers parvient \u00e0 ce nombre au moyen d'un \u00ab e muet compt\u00e9 \u00bb, celui de \u00ab mange \u00bb, fait significatif, qui \u00e9tablit la ma\u00eetrise prosodique dont a fait preuve, indiscutablement, l'auteur du po\u00e8me.\n\nJe prendrai un point de comparaison (dans un registre esth\u00e9tiquement assez similaire). Il s'agit d'un po\u00e8me que je peux lire (passant par l\u00e0 assez souvent quand je vais, \u00e0 pied, de la rue d'Amsterdam o\u00f9 j'habite \u00e0 la rue des Francs-Bourgeois), en lettres grandes et fi\u00e8res, en fa\u00e7ade d'une boulangerie de la place des Petits-P\u00e8res (fond\u00e9e en 1902), pr\u00e8s de la Biblioth\u00e8que nationale (je l'aper\u00e7ois aussi \u00e0 travers la vitre de l'autobus 29, qui ensuite tourne autour de la place des Victoires, se dirigeant vers la porte de Montempoivre) :\n\nLe bon pain\n\nAu levain\n\nSe cuit toujours\n\nComme autrefois\n\nDans un four\n\nAu feu de bois.\n\nLe \u00ab po\u00e8me du levain \u00bb pr\u00e9sente, par rapport au \u00ab po\u00e8me du sainfoin \u00bb (le mien) la sup\u00e9riorit\u00e9 d'une formule de rimes plus sophistiqu\u00e9e, sur trois timbres (les deux sont des sizains, dans la grande tradition strophique fran\u00e7aise) : aabcbc. (C'est la \u00ab formule \u00bb conclusive d'une des deux variantes dominantes du \u00ab sonnet \u00e0 la fran\u00e7aise \u00bb, que j'ai nomm\u00e9e (dans un ouvrage consacr\u00e9 \u00e0 cette question) \u00ab formule Peletier \u00bb (du nom de son premier amateur, le math\u00e9maticien-po\u00e8te Jacques Peletier du Mans).) J'emploie, moi, une formule \u00ab maladroite \u00bb, sur deux rimes : aaaabb. La \u00ab qualit\u00e9 \u00bb des rimes (pauvres dans les deux cas) est comparable. Mais je soup\u00e7onne le po\u00e8te-boulanger d'une imparfaite ma\u00eetrise de la num\u00e9ricit\u00e9 du vers, et l'oscillation entre tri- et quadrisyllabes d'\u00eatre involontaire (il \u00e9vite soigneusement les \u00ab e \u00bb muets). Ce qui fait que, dans l'ensemble, la qualit\u00e9 technique des deux \u0153uvres me semble \u00e0 peu pr\u00e8s \u00e9gale.\n\nSi je me tourne maintenant vers mon \u00ab opus 2 \u00bb en mati\u00e8re de po\u00e9sie, le progr\u00e8s est \u00e9vident (il ne s'agit nullement de progr\u00e8s de la \u00ab valeur po\u00e9tique \u00bb, toujours inexistante, mais de progr\u00e8s dans l'appropriation de la versification). Il se compose de deux quatrains, dont voici le premier :\n\nLettres d'or qui faites les mots\n\nVous qui rendez joyeux ou triste\n\nVous me soulagez de mes maux\n\nCar vous \u00eates des humoristes.\n\n(Progr\u00e8s, il est \u00e0 peine besoin de le souligner, sur tous les fronts \u00ab techniques \u00bb : passage \u00e0 l'octosyllabe, vers de plus grande ampleur, quatrain \u00ab crois\u00e9 \u00bb et non \u00ab plat \u00bb, rimes suffisantes et m\u00eame recherch\u00e9es (\u00ab mots \u00bb-\u00ab maux \u00bb).) Nourrie de Lamartine et de Victor Hugo, mon ambition, ensuite, ne pouvait que cro\u00eetre, jusqu'\u00e0 embrasser l'alexandrin, qui promettait de longues heures d'absorption interne, ainsi que des comptes pas uniquement arithm\u00e9tiques, et d'une diff\u00e9rente subtilit\u00e9. Il \u00e9tait de mon devoir d'en marquer ici les fort modestes d\u00e9buts.\n\n## 138 Je vois un livre : un atlas\n\n **Je vois un livre** , mais il s'ouvre pour une lecture d'avant-lire, tr\u00e8s ancienne donc (j'ai appris \u00e0 lire \u00e0 cinq ans, au plus tard) : **un atlas**. Ce n'est pas un atlas de g\u00e9ographe, mais un d\u00e9pliant de repr\u00e9sentations de lieux typiques, color\u00e9es. C'est un \u00ab multiptique \u00bb \u00e0 dix, douze panneaux, **le retable de la vie d'un fleuve, depuis sa source jusqu'\u00e0 sa dissolution enchant\u00e9e dans le bleu extr\u00eame d'une mer ;**\n\n **il na\u00eet comme une fontaine, entre deux rochers de hautes montagnes, gav\u00e9es de blanc comme des _ice-cream cones_ , immenses, intenses, trempant dans le ciel bleu tendre, complet, avec son rassurant soleil jaune ; autour du b\u00e9b\u00e9 fleuve, dans sa cr\u00e8che de cressons, de roseaux, non pas le b\u0153uf, ni l'\u00e2ne, mais une sorte de chamois h\u00e9sitant comme une feuille, et trois arbres, \u00e0 t\u00eate ronde, Rois Mages v\u00e9g\u00e9taux d'une nouvelle divinit\u00e9 : le Fleuve, sans doute, mais surtout, Dieu cach\u00e9 derri\u00e8re lui, le Livre ;**\n\n **le fleuve descendait ; il bondissait comme un torrent sur un deuxi\u00e8me panneau (pages de carton peintes \u00e0 vif), fortement inclin\u00e9 sur la ligne horizontale au d\u00e9but (haut \u2013\u2013 > bas de la page ; gauche \u2013\u2013> droite) (pour terminer presque \u00e0 plat en approchant de son but, m\u00e9andrinement), son cours \u00e9troit, plein de traits fl\u00e8ches et de rochers sous lesquels des truites, ou des saumons surpris en vol inverse, remontant d'un saut ; il rencontrait des chaumi\u00e8res, des for\u00eats de sapins, des p\u00e2turages, des alpages, des labourages, des mammelages de vaches, des chiens de berger saisis au milieu d'aboiements virtuels, des p\u00e2querettes, des boutons d'or, des marguerites pour premi\u00e8res amours, pour des \u00ab un peu \u00bb (un p\u00e9tale), pour des \u00ab beaucoup \u00bb (un p\u00e9tale), des \u00ab \u00e9norm\u00e9ment \u00bb, des \u00ab passionn\u00e9ment \u00bb et des \u00ab pas du tout \u00bb ; des haies, des foss\u00e9s, des sentiers ; ses premiers villages, ses bourgs, leurs paysans en blouses, en chapeaux, en charrues, en charrettes ; des routes et leurs bornes kilom\u00e9triques \u00e0 t\u00eate rouge comme des bolets, jaunes comme des demi-lunes, blanches comme des sucres des dents de lait ou des parall\u00e9l\u00e9pip\u00e8des de craies lui tenaient compagnie, des locomotives tra\u00eenant des wagons aux voyageurs sagement rang\u00e9s sur des** **banquettes de bois ; il traversait des villes maintenant, il passait sous les ponts maintenant, recevait l'hommage et le tribut des affluents maintenant, des ruisseaux minces comme des aiguilles, des rivi\u00e8res modestes, vertes veines, il s'\u00e9largissait, s'\u00e9talait, devenait placide, majestueux, barbu de bancs de sable, d'\u00eeles, de saules, murmurant de peupliers, prenait la plaine \u00e0 plusieurs bras, tournait largement dans un coude de falaises, s'encombrait de p\u00e9niches, de barques, de voiles, de rameurs, de roue \u00e0 aubes, de vapeurs, entrait en l\u00e9thargie souveraine, puissante, h\u00e9sitait, h\u00e9sitait, jusqu'\u00e0 sa fin, enfin, la mer.**\n\nJ'ai sauv\u00e9, intense, la profusion de ce livre-image, et d'autant plus ancienne et pr\u00e9cieuse que, d\u00e8s que j'ai eu \u00e0 ma disposition l'arme des lettres (les \u00ab lettres d'or qui font les mots \u00bb) et une fois franchi le pas de la lecture autonome, du rapport personnel de l'\u0153il au livre, j'ai cess\u00e9 de m'int\u00e9resser aux images, j'ai cess\u00e9 de les rechercher, et de les retenir. L'atlas est donc rest\u00e9 le livre unique d'avant le livre, d'avant tous les livres. Comme son fleuve s'abandonne avec r\u00e9ticence \u00e0 la confusion de la mer, il se perd, lui, mais inoubli\u00e9, dans l'oc\u00e9an des livres qu'apr\u00e8s lui j'ai lus. \u00c0 de tr\u00e8s rares exceptions je n'ai pas ressenti le besoin des \u00ab illustr\u00e9s \u00bb, je me suis absorb\u00e9 enti\u00e8rement dans les lettres, lignes et pages des lectures, et j'ai de certaines de ces pages un souvenir visuel aussi vif que celui du fleuve peint sans mots sur mon \u00ab atlas \u00bb.\n\nOn apprend \u00e0 lire, mais on n'apprend pas n\u00e9cessairement ensuite \u00e0 lire pour soi, pour son propre compte. Le franchissement de cette fronti\u00e8re, au-del\u00e0 de laquelle on se trouve dans un autre monde, sans retour, je l'associe au m\u00eame lieu, aux m\u00eames circonstances : le divan, la maladie et la convalescence, l'oisivet\u00e9 sous l'ombre de l'ennui. J'ai, bien plus tard, dans un po\u00e8me de Baudelaire, trouv\u00e9 une justification, une sorte de raison positive \u00e0 un engloutissement ainsi r\u00e9p\u00e9t\u00e9 (o\u00f9 je n'ai cess\u00e9 de me replonger, sans h\u00e9sitation, pendant toute ma vie) d'innombrables heures dans les livres, sans aucun pr\u00e9texte d'\u00e9tude (ou pour des \u00e9tudes totalement \u00ab gratuites \u00bb, auxquelles rien ne m'obligeait) : \u00ab Et mon esprit subtil, que le roulis caresse\/Saura vous retrouver, \u00f4 f\u00e9conde paresse\/Infini bercement du loisir embaum\u00e9\/ \u00bb) (je comprends dans ces vers le mot \u00ab loisir \u00bb comme celui de la lecture, interpr\u00e9tation que ne justifie pas, je le sais, l'original). Mais je ne crois pas \u00e0 la solidit\u00e9 de cette excuse. Je lis, c'est comme \u00e7a.\n\nD'ailleurs les lectures de ce temps qui me reviennent sont des lectures de romans. Et je lisais extr\u00eamement vite (habitude dont j'ai eu \u00e9norm\u00e9ment de mal \u00e0 me d\u00e9faire, quand j'ai commenc\u00e9 l'\u00e9tude s\u00e9rieuse des math\u00e9matiques). Comme je ne mis pas tr\u00e8s longtemps \u00e0 faire \u00ab sortir \u00bb mes passions de leur lieu d'origine, le \u00ab bureau \u00bb, ma consommation de livres grandit rapidement. Mes parents faisaient leurs achats dans \u00ab la \u00bb librairie de la ville o\u00f9 l'on pouvait alors trouver des livres (c'est-\u00e0-dire pas uniquement des livres de classe ou d'apparat). Et ils s'\u00e9taient li\u00e9s d'amiti\u00e9 avec les propri\u00e9taires, M. et Mme Breithaupt.\n\nJ'accompagnais souvent mon p\u00e8re \u00e0 la librairie Breithaupt-Cariven, et je choisissais un livre, g\u00e9n\u00e9ralement un roman de la Collection verte, cartonn\u00e9e (il y en avait une autre, j'ai oubli\u00e9 son nom, dont la couverture \u00e9tait de papier, s'ornait d'une image, mais dont la r\u00e9sistance aux manipulations s\u00e9v\u00e8res \u00e9tait moins grande). Le livre en ma possession, je restais debout \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de mon p\u00e8re, insensible \u00e0 ce qui se passait autour, ouvrais le volume, et lisais. Je lisais d\u00e8s le moment de l'achat dans la librairie, je continuais \u00e0 lire en marchant, dans la rue. Il m'arrivait d'achever le livre avant m\u00eame notre retour \u00e0 la maison.\n\nJe n'ai pas oubli\u00e9 beaucoup de ces livres : ni Jack London, ni James Oliver Curwood ( _Le Grizzly_ ), ni Mayne Reid, ni Jules Verne (qui n'\u00e9tait pas, je l'avoue, mon favori), ni Gautier (ah ! _Le Capitaine Fracasse_ ! ah ! _Avatar_ ! ah ! _Jettatura_ ! ah _Le Roman de la momie_ !), ni M\u00e9rim\u00e9e ( _Matteo Falcone_ plus que _Carmen_ dont je saisissais assez mal le \u00ab point \u00bb), ni Hugo (abr\u00e9g\u00e9, j'en ai peur), ni Edmond About ( _L'Homme \u00e0 l'oreille cass\u00e9e, Le Nez d'un notaire_ ). Fenimore Cooper (ah ! _Le Dernier des Mohicans_ , et ses suites !). J'arr\u00eate l\u00e0 ; malgr\u00e9 ma passion pour la po\u00e9tique des listes, celle-l\u00e0, qui pourrait \u00eatre fort longue, est banale pour l'\u00e9poque. Je ne lisais gu\u00e8re \u00ab au-dessus de mon \u00e2ge \u00bb (comme on disait).\n\nJe ferai une exception pour Edgar Poe, dans la traduction de Baudelaire. C'\u00e9tait un livre \u00ab d'adultes \u00bb, qui se tenait avec d'autres volumes \u00ab pr\u00e9cieux \u00bb (de nombreuses \u0153uvres de Paul Val\u00e9ry ; l' _Ulysses_ de Joyce en version anglaise (\u00e0 couverture bleue) (une des premi\u00e8res \u00e9ditions) et dans la v\u00e9n\u00e9rable traduction Larbaud...) sur l'\u00e9tag\u00e8re sup\u00e9rieure (mais accessible) de la petite biblioth\u00e8que sise \u00e0 droite en entrant dans le bureau. **Je le vois, cartonn\u00e9 vert-de-gris, repos\u00e9 au-dessus du \u00ab cosy \u00bb, referm\u00e9 sur une nouvelle lecture** (je relisais beaucoup, ne serait-ce que par \u00e9puisement constant des stocks de nouveaut\u00e9s) **de _La Chute de la maison Usher, Le Puits et le Pendule_ et surtout, surtout, _Une descente dans le Maelstr\u00f6m ;_ aussi forte que l'image du fleuve de l'Atlas je retrouve celle, construite en moi par la lecture, du gouffre tourbillonnaire blanc et noir, comme un lavoir gigantesque, comme un puits infini, comme un escalier, possesseur, pour toujours jaloux, du temps.**\n\n## 139 La salle \u00e0 manger du rez-de-chauss\u00e9e \u00e9tait tranquille et sombre,\n\nLa salle \u00e0 manger du rez-de-chauss\u00e9e \u00e9tait tranquille et sombre, d'une obscurit\u00e9 toute relative, accentu\u00e9e par la brillance presque constante du dehors, du jardin, sa situation en contrebas des pins, \u00e0 hauteur de la terrasse. Une fen\u00eatre ouvrait sur la terrasse, sur un second c\u00f4t\u00e9 \u00e9tait la serre. En regardant la maison en face, comme si elle n'\u00e9tait qu'un visage tourn\u00e9 vers le regard, la salle \u00e0 manger \u00e9tait situ\u00e9e \u00e0 gauche, comme la chambre du second \u00e9tage, comme le bureau au premier. Dans cette bifurcation je n'ai entam\u00e9 encore (cannibalis\u00e9) que l'h\u00e9misph\u00e8re c\u00e9r\u00e9bral gauche de ma m\u00e9moire.\n\nEn \u00e9t\u00e9 c'\u00e9tait un endroit de fra\u00eecheur relative, en hiver de froid accentu\u00e9, aux premi\u00e8res heures du jour en tout cas, avant que br\u00fble le po\u00eale. **Le po\u00eale \u00e9tait rev\u00eatu d'une c\u00e9ramique brune, avec une vitre de mica ; en l'ouvrant, pour vider les cendres, le r\u00e9sidu non br\u00fbl\u00e9 du bois, les scories du charbon, l'odeur qui s'\u00e9chappait \u00e9tait l'odeur de la nuit, de la nuit d'hiver, l'odeur de froid ; le feu s'\u00e9tait \u00e9teint dans la nuit, son \u00e2me s'\u00e9tait envol\u00e9e autour de la mi-nuit, et ce qui s'\u00e9chappait ainsi dans la pi\u00e8ce sombre \u00e9tait son fant\u00f4me.**\n\n **Mon p\u00e8re remplissait le ventre vide du po\u00eale : d'abord le papier par la vitre ouverte, les pages froiss\u00e9es en boule une \u00e0 une du journal, que je lui tendais ; le \u00ab petit bois \u00bb au-dessus, des brindilles de pin, des rameaux blancs des buis, des fusains sans leur \u00e9corce, rong\u00e9e par les lapins ; au-dessus encore, vers\u00e9 du haut, ensuite tombait le charbon ; les boulets d'anthracite qui avaient la forme d'ellipso\u00efdes noirs bagu\u00e9s d'une ligne dure, d'un renforcement continu, \u00e0 leur \u00e9quateur (selon la plus grande dimension) ;**\n\n **la pi\u00e8ce se remplissait de fum\u00e9e blanche ; \u00e0 la premi\u00e8re flamme, jaune, le faible premier jour hivernal reculait, c'\u00e9tait de nouveau la nuit, devant le feu seule lumi\u00e8re, son odeur de matin ;**\n\n **alors, la vitre de mica ferm\u00e9e, l'anthracite se mettait \u00e0 son tour \u00e0 br\u00fbler, chaque \u0153il de charbon incandescent un astre rouge, rouge blanc, rayonnant jusqu'au vertige, chaque ellipse une large goutte de feu \u00e9mettant sa lueur au-del\u00e0 de sa surface, l'entourant comme un velours ; le papier s'enflammait presque sans bruit ; quand le bois s'enflammait \u00e0 son tour, avait \u00ab pris \u00bb, parfois d'abord r\u00e9sistant, couvert d'une humidit\u00e9, d'une bave furieuse, c'\u00e9tait d'une voix violente, press\u00e9e, imp\u00e9rieuse, que la vitre referm\u00e9e rendait sourde, d'une fureur** **contenue ; mais le charbon, lui, ronronnait ; il n'apparaissait pas flamme, pas incandescence, \u00e0 travers la surface non vraiment transparente, seulement translucide du mica ; il \u00e9tait fourrure chaude.**\n\n **Aussi comprim\u00e9 qu'un boulet d'anthracite, serr\u00e9 pour avaler tout le chaud possible dans le fauteuil, face au feu rouge, face au feu blanc, j'entendais sortir du poste de radio, de \u00ab la TSF \u00bb la voix r\u00e9v\u00e9l\u00e9e lointaine par ses affaiblissements, ses intermittences, ses explosions de clart\u00e9 suivies de brusques \u00e9vanouissements, la voix de \u00ab Londres \u00bb : \u00ab Les Fran\u00e7ais parlent aux Fran\u00e7ais \u00bb, disait-elle, me disait-elle. \u00ab Radio-Paris ment ! Radio-Paris ment ! \u00bb chantait-elle, sur cinq notes (trois horizontales, deux montantes). \u00ab Radio-Paris est all'mand ! \u00bb**\n\nElle, \u00e0 l'inverse, disait \u00e0 nos oreilles avides la v\u00e9rit\u00e9, la v\u00e9rit\u00e9 de la guerre juste contre l'Allemagne nazie, contre ses amis fran\u00e7ais. Je n'avais pas le moindre doute \u00e0 ce sujet. La v\u00e9rit\u00e9 venait d'ailleurs, de l'Angleterre h\u00e9ro\u00efque, de l'Union sovi\u00e9tique et de l'Am\u00e9rique, ses alli\u00e9s, des Fran\u00e7ais que l'Angleterre avait recueillis, du G\u00e9n\u00e9ral et de Pierre Dac qui parlaient en leur nom. Mais elle venait surtout d'elle, de l'Angleterre churchillienne et d'une certaine mani\u00e8re maternelle (ma m\u00e8re enseignait l'anglais), parce que c'est de Londres que nous arrivaient toutes ces voix qui disaient le vrai de la guerre.\n\nJe l'entends aujourd'hui comme une voix optimiste, peut-\u00eatre parce que je n'ai vraiment commenc\u00e9 \u00e0 l'\u00e9couter, \u00e0 percevoir et discerner le sens de ce qu'elle disait qu'au moment o\u00f9, \u00e0 la suite de Stalingrad et d'El Alamein, elle n'a plus annonc\u00e9 que des victoires.\n\nD'innombrables fois, plusieurs milliers peut-\u00eatre, j'ai entendu l'indicatif haend\u00e9lien, la joyeuse et vertueuse m\u00e9lodie de _Water Music_ , confiante et insubmersible, pr\u00e9voir, de plus en plus certain et proche, le jour de f\u00eate de sa propre disparition.\n\n## 140 Par la fen\u00eatre, assis sur le tabouret du piano, je vois les pins dominicaux agit\u00e9s d'un vent l\u00e9ger,\n\n **Par la fen\u00eatre, assis sur le tabouret du piano, je vois les pins dominicaux agit\u00e9s d'un vent l\u00e9ger, l'air riant d'oiseaux, le plein espace impalpable du jeu.** Aucun regret ne s'y attache. Ou bien les vagues contradictoires de l'ennui pass\u00e9 et de la nostalgie pr\u00e9sente se sont annul\u00e9es l'une l'autre, et je vois cela comme puis\u00e9 dans une r\u00e9serve de la vue, avec neutralit\u00e9 (mais en fait, presque toutes les images que je restitue dans ce parcours sont sentimentalement neutres, au moins superficiellement (l'effort n\u00e9cessaire pour franchir certains seuils de visibilit\u00e9 montre que ce n'est certainement qu'une neutralit\u00e9 de surface)).\n\nJe m'exer\u00e7ais sur les dents blanches et noires du piano. Le piano, la musique ont fait partie de ma langue maternelle (du c\u00f4t\u00e9 paternel une autre musique, un autre exercice mais tout autant mental que corporel, celui de l'eau : la nage, la mer, la _mar_ proven\u00e7ale). Je n'ai pas connu, touch\u00e9 d'autre instrument : rien que le blanc et noir des notes d'ivoire, au-dessous du blanc et noir des port\u00e9es, des partitions.\n\nLa coupure des derniers mois de guerre, suivie de notre d\u00e9part, a r\u00e9serv\u00e9 le piano aux a\u00een\u00e9s de la famille, ma s\u0153ur et moi. Elle seule en joue encore. Je ne me suis pas arr\u00eat\u00e9 volontairement, mais j'ai renonc\u00e9, trahi par ma main droite, \u00e0 la suite d'un accident. Le hasard fut ainsi cr\u00e9ateur d'une transmission, d'une frappante sym\u00e9trie, puisque la mer avait autrefois \u00ab puni \u00bb mon p\u00e8re, en sa main droite \u00e9galement.\n\nLa musique \u00e0 entendre comme musique ne sortait pas des doigts au piano (je suis rarement parvenu \u00e0 jouer assez bien pour \u00e9couter r\u00e9ellement ce que je jouais) mais du \u00ab phonographe \u00bb, des disques tournant sur le \u00ab pick-up \u00bb \u00e0 droite du divan (\u00ab pick-up \u00bb : ancien nom du \u00ab tourne-disques \u00bb (ancien nom de la \u00ab cha\u00eene hi-fi \u00bb, dite aussi \u00ab zinzin \u00bb)) : violons, violoncelles, symphonies et voix (Marian Anderson dans une \u00ab sicilienne \u00bb de Haendel, airs de _Don Giovanni_ ), trios et quatuors mozartiens et beethov\u00e9niens, sonates, impromptus, clavecin (les tout premiers enregistrements de Wanda Landowska), _Brandebourgeois, Suite en si_.\n\n **Les yeux ferm\u00e9s, les mains l\u00e9g\u00e8rement appuy\u00e9es sur les oreilles, engonc\u00e9 dans le coin extr\u00eame du divan, sur son \u00ab dessus \u00bb rugueux gris-vert, contre le mur, j'entendais le chuintement r\u00e9gulier de l'aiguille spiralant la cire noire comme une basse continue au-dessous des architectures prodigieuses du quatorzi\u00e8me quatuor beethov\u00e9nien, des \u00e9vidences all\u00e8gres du rondo de la sonate Koechel 331, jusqu'au bruit du d\u00e9rapage final arr\u00eat\u00e9 _in extremis_ par la main de mon p\u00e8re soulevant le \u00ab bras \u00bb, le reposant, retournant le disque, puis de nouveau l'aiguille grattant sur quelques sillons pr\u00e9paratoires avant qu'enfin, et encore, la musique revienne, emplisse l'ombre sous mes paupi\u00e8res, mes doigts de compulsions rythmiques, ma t\u00eate d'un espoir sensuel en son inach\u00e8vement.**\n\nL'\u00e9tat technique des enregistrements de l'avant-guerre (toujours les m\u00eames, mais in\u00e9puisables en leurs effets) \u00e9tait tel que la continuit\u00e9 d'une \u0153uvre m'\u00e9chappait presque enti\u00e8rement (une \u00ab face \u00bb d'un \u00ab 78 tours \u00bb durait deux, trois minutes au plus) et je ne percevais presque que des \u00ab moments \u00bb musicaux autonomes (qui souvent ne recouvraient m\u00eame pas un \u00ab mouvement \u00bb de sonate dans son enti\u00e8ret\u00e9), ponctu\u00e9s par les rituels pr\u00e9paratoires ou conclusifs de l'installation ou respectivement enl\u00e8vement du disque sur (ou de) son pivot et son \u00ab plateau \u00bb couvert d'une \u00e9toffe, et l'\u00ab ouverture \u00bb (puis l'accord final) due \u00e0 l'entr\u00e9e sur la sc\u00e8ne sonore de l'aiguille, ponctuations parenth\u00e9sant de mani\u00e8re \u00e9tanche la dur\u00e9e musicale, et si ins\u00e9parablement associ\u00e9es \u00e0 elle qu'elles avaient fini (tels les applaudissements qui commencent _Momente_ de Stockhausen) par en faire int\u00e9gralement partie.\n\nAinsi strictement d\u00e9finis, clos, rendus membres d'une m\u00eame famille musicale par la ressemblance quasi parfaite de leurs dur\u00e9es, de leurs d\u00e9buts et de leurs fins, tous ces \u00e9v\u00e9nements de musique \u00e9taient pour moi des \u00ab maintenant \u00bb, saisis d'un seul coup par l'esprit intens\u00e9ment qui, certain de les poss\u00e9der en leur totalit\u00e9 par d'innombrables r\u00e9p\u00e9titions, venait par la m\u00e9moire anticipant et reculant depuis leur fin, sans cesse palindromiquement \u00e0 la rencontre de leur d\u00e9roulement. Je ne les ai jamais perdus.\n\nIl y avait d'autres disques, pas moins pr\u00e9cieux, mais d'un registre tr\u00e8s diff\u00e9rent. Pr\u00e9cieux parce que chantant anglais (ou am\u00e9ricain), ils appartenaient \u00e0 ce futur de libert\u00e9 r\u00eav\u00e9e qui devenait chaque jour plus proche (ils \u00e9taient pr\u00e9cieux aussi pour nos parents, pour une raison qui ne nous \u00e9chappait pas enti\u00e8rement, parce que repr\u00e9sentant un pass\u00e9 r\u00e9cent mais irr\u00e9m\u00e9diablement \u00e9loign\u00e9 par la guerre : celui des ann\u00e9es \u00ab avant nous \u00bb).\n\nCes disques-l\u00e0 ne s'\u00e9coutaient pas dans l'obscurit\u00e9 d'une intensit\u00e9 solipsiste. Ils \u00e9taient au contraire l'occasion d'accompagnements, de gesticulations fr\u00e9n\u00e9tiques, cabrioles sur le divan, de rires, d'imitations plus ou moins exactes, \u00e0 voix per\u00e7ante ou criarde.\n\nAinsi : \u00ab _There are no flies on Auntie\/On Auntie\/On Auntie\/\/ There are no flies on Auntie\/And I will tell you why\/She's not what you'd call hideous\/But the flies are so fastidious\/\/. There are no flies on Auntie\/And that's the reason why\/Oh ! there are no flies on Auntie\/_... \u00bb, une de mes chansons pr\u00e9f\u00e9r\u00e9es (et que je chante aujourd'hui avec un certain succ\u00e8s aupr\u00e8s des enfants de mon entourage).\n\nAinsi les _marshmallows_ sentimentaux des _Whispering Barytones :_ \u00ab _She's got eyes of blue\/Who ever heard of eyes of blue ?\/But she's got eyes of blue\/That's my weakness now !_ \/... \u00bb\n\nEt parfois j'\u00e9coutais r\u00eaveusement, avec comme une nostalgie anticip\u00e9e de l'Angleterre : \u00ab _The first week-end in June\/A sentimental tune\/Awa-_ _a-kes in my heart\/... \/ The clouds are all past by\/The sun is in the sky\/..._ \u00bb Car il s'agissait d'un autre soleil que le n\u00f4tre, plus doux, plus tendre, qui savait parler \u00e0 la lune ( _And the sun will tell the moon\/That the summer will be over\/very soon\/..._ ), au tr\u00e8fle ( _clover_ : c'est la rime), aux pelouses, aux roses, apr\u00e8s averses.\n\n## 141 Dans cette pi\u00e8ce peupl\u00e9e de voix, de voix musicales surtout, je peux entrer infailliblement\n\nDans cette pi\u00e8ce peupl\u00e9e de voix, de voix musicales surtout, je peux entrer infailliblement (et son image, quand je choisis ce chemin, semble presque indestructible) en \u00e9voquant (j'en suis ma\u00eetre) (mais parfois en entendant sans le vouloir, soudainement, n'importe o\u00f9, dans ma t\u00eate) une danse d'une suite anglaise de Jean-S\u00e9bastien Bach : pr\u00e9cis\u00e9ment le premier \u00ab passepied en rondeau \u00bb de la suite no 5 en mi mineur, BWV 810.\n\nCette pr\u00e9cision musicologique est d'un int\u00e9r\u00eat tout relatif, en l'absence de la musique elle-m\u00eame, qu'il est assez difficile de faire entendre, autrement que par une d\u00e9signation, dans la prose \u00e9crite (ce serait plus simple au cours d'une \u00ab performance \u00bb orale de lecture, mais pas obligatoirement plus \u00e9clairant, sinon pour accentuer \u00ab l'effet de v\u00e9rit\u00e9 \u00bb de mon r\u00e9cit). J'ai pris cependant la peine d'une v\u00e9rification, en identifiant la position exacte de ce fragment dans les suites pour clavecin (j'h\u00e9sitais entre \u00ab suites fran\u00e7aises \u00bb et \u00ab suites anglaises \u00bb, et je pr\u00e9f\u00e8re que ce soit une suite anglaise) hier apr\u00e8s-midi, 8 juin, au 51 de la rue des Francs-Bourgeois.\n\nC'\u00e9tait l\u00e0, quelque part sur la derni\u00e8re face de l'enregistrement de Glenn Gould. Marie a arr\u00eat\u00e9 le disque, compt\u00e9 les \u00ab plages \u00bb l\u00e9g\u00e8rement discontinues de sillons \u00e0 la surface, et annonc\u00e9 que, juste avant la gigue finale, il s'agissait des \u00ab passepieds 1 et 2 \u00bb, renseignement que j'ai not\u00e9 aussit\u00f4t au crayon sur une demi-feuille de papier, entre quelques formules du calcul des propositions, solutions correctes d'un exercice d'algorithmique offert, pour leur deuxi\u00e8me \u00ab partiel \u00bb, \u00e0 mes (tr\u00e8s nombreux) \u00e9tudiants de \u00ab Langages formels \u00bb, dont j'achevais de corriger les copies. J'ai remarqu\u00e9 au m\u00eame moment, tout en essayant, sans y parvenir, de siffler les notes \u00e0 la vitesse gouldienne, que mon oreille changeait automatiquement de timbre : ce que j'entends, c'est toujours le clavecin d\u00e9suet de Wanda Landowska.\n\nIl m'a \u00e9t\u00e9 impossible de ne pas faire l'effort de cette v\u00e9rification, qui pourtant, d'une part me faisait sortir des limites horaires strictes que je me suis impos\u00e9es d\u00e8s mon commencement (et que j'ai indiqu\u00e9es, explicitement, dans la branche un chap. 1 \u00a7 5), allait d'autre part \u00e0 l'encontre d'une cons\u00e9quence presque oblig\u00e9e de mon principe d'\u00e9criture en \u00ab temps r\u00e9el \u00bb, sans pr\u00e9parations ni retours (d\u00e9viation que j'ai tent\u00e9 de \u00ab rattraper \u00bb imm\u00e9diatement en m'interrompant, hier, \u00e0 l'instant o\u00f9 j'\u00e9crivais \u00ab une danse d'une suite anglaise de Jean-S\u00e9bastien Bach : pr\u00e9cis\u00e9ment... \u00bb et en encha\u00eenant aujourd'hui sur le r\u00e9cit des circonstances de mon identification) : ne pas chercher \u00e0 gommer les faiblesses de mes souvenirs.\n\nMais ce traitement exceptionnel est peut-\u00eatre appropri\u00e9 \u00e0 la nature, singuli\u00e8re elle-m\u00eame, du \u00ab cas \u00bb : qui appara\u00eet comme exception, contre-exemple si l'on veut, \u00e0 mon hypoth\u00e8se (narrative seulement certes, mais hypoth\u00e8se malgr\u00e9 tout \u00e9nonc\u00e9e avec conviction) de l'\u00e9vanouissement in\u00e9vitable et rapide de l'image des souvenirs d\u00e8s qu'ils sont \u00ab mis au jour \u00bb par la m\u00e9moire.\n\nCar d'innombrables fois j'ai entendu cette m\u00e9lodie (int\u00e9rieurement ou ext\u00e9rieurement, par le disque) (ou bien je l'ai siffl\u00e9e (mal)), et la restitution du lieu ancien (le divan, le disque, la position m\u00eame d'\u00e9coute) est toujours aussi imm\u00e9diate et absolue. Et je n'ai pas besoin d'entendre (ou de siffler) la totalit\u00e9 de la m\u00e9lodie, les six premi\u00e8res notes suffisent.\n\n(Je dis six notes par prudence. J'ai plusieurs \u00ab airs \u00bb en m\u00e9moire qui co\u00efncident avec celui-l\u00e0 sur les quatre premi\u00e8res notes (une sonate pour piano de Beethoven, par exemple.) En fait je pense qu'une seule, la premi\u00e8re, entendue accompagn\u00e9e de son timbre particulier (non seulement de clavecin mais de ce clavecin-l\u00e0), suffirait. Car l'\u00e9mergence int\u00e9rieure de ce \u00ab sol \u00bb (je dis \u00ab sol \u00bb mais il s'agit d'une attribution largement erron\u00e9e, \u00e0 cause du \u00ab d\u00e9saccord \u00bb irr\u00e9m\u00e9diablement fix\u00e9 dans mon oreille de notre piano carcassonnais) est alors le r\u00e9sultat d'une \u00e9coute ant\u00e9rieure rest\u00e9e silencieuse, quand la m\u00e9moire, comme je l'ai dit plus haut, anticipant et reculant depuis la fin de la m\u00e9lodie, sans cesse \u00e0 la rencontre de son d\u00e9roulement, devient disponible pour une r\u00e9p\u00e9tition explicite. La note initiale n'en est que la r\u00e9capitulation.)\n\nParmi toutes les musiques qui y survivent, pourquoi pr\u00e9cis\u00e9ment celle-l\u00e0 ? pourquoi pas la _Suite en si_ de Bach ? une sonate de Mozart, de Beethoven ? une chanson anglaise ? airs que je peux retrouver aussi, et placer l\u00e0 ? Je ne sais pas. Je constate que l'effecteur essentiel de m\u00e9moire, dans ce cas, est une musique, et cette musique.\n\nL'infinit\u00e9simal d\u00e9cisif est peut-\u00eatre le clavecin (une cons\u00e9quence, de la dualit\u00e9 antagoniste clavecin-piano, et de l'interdit qui, apr\u00e8s mon accident \u00e0 la main, pesa pour moi sur le second ?).\n\n## 142 La position de la cuisine, derni\u00e8re des six pi\u00e8ces, est ais\u00e9ment d\u00e9ductible du reste de la description,\n\nLa position de la cuisine, derni\u00e8re des six pi\u00e8ces de la maison (l'envoi, la _tornada_ de ce chant de la maison d'enfance \u00e9tant une \u00ab pi\u00e8ce rapport\u00e9e \u00bb, la salle de bains externe), est ais\u00e9ment d\u00e9ductible du reste de la description, en deux moiti\u00e9s, h\u00e9misph\u00e8res c\u00e9r\u00e9braux de ma m\u00e9moire, comme j'ai dit, s\u00e9par\u00e9s par la faille de l'escalier, puisqu'\u00e0 droite, au premier et second \u00e9tage, j'ai laiss\u00e9 volontairement deux pi\u00e8ces vides : en face de la salle \u00e0 manger, au rez-de-chauss\u00e9e, avec une fen\u00eatre aussi sur la terrasse.\n\nLe mode d'entr\u00e9e \u00ab rationnel \u00bb, par le seuil, n'a, ici encore, rien \u00e0 voir avec le mode de restitution, de r\u00e9occupation de chacun de ces lieux par mon corps fant\u00f4me s'y pla\u00e7ant, en une multiplicit\u00e9 presque ubiquit\u00e9 de \u00ab points de vue \u00bb. (J'observe alors incidemment que ma pens\u00e9e des deux chambres o\u00f9 je ne p\u00e9n\u00e8tre pas en prose me pose, d'abord, devant leur porte, ext\u00e9rieurement.) Il s'agit toujours, bien s\u00fbr, d'une vue (m\u00eame sur le divan, \u00e0 l'\u00e9coute du clavecin, les yeux ferm\u00e9s, je vois), d'une famille mouvement\u00e9e de visions in\u00e9galement r\u00e9parties, in\u00e9galement dou\u00e9es de nettet\u00e9, de clart\u00e9, d'importance sentimentale ou sensuelle. Le sens de la vue commande ce monde, conform\u00e9ment \u00e0 la hi\u00e9rarchie m\u00e9ditative des cinq sens qui est la mienne.\n\nMais n\u00e9cessairement un autre sens l'accompagne (je prends conscience, en y r\u00e9fl\u00e9chissant pour la description, de l'intervention d'un autre sens. Les autres sens sont sans doute toujours pr\u00e9sents, mais d'habitude inaccessibles). C'est lui qui sert d'effecteur de m\u00e9moire (chaque image vue jouant elle-m\u00eame ce r\u00f4le par rapport aux autres images qu'elle suscite). Dans la chambre o\u00f9 je me suis abruptement trouv\u00e9 pour le commencement strict de cette branche, c'\u00e9tait le sens du toucher, souterrainement impliqu\u00e9 par le mat\u00e9riau du premier souvenir, le gel de bu\u00e9e sur la vitre.\n\nL'image initiale du bureau, qui n'est pas cette fois celle que j'ai mise en premier, mais qui est celle \u00e0 partir de laquelle je peux penser son espace, l'image introductrice \u00e0 la restitution du lieu (je n'en trouve, presque toujours, qu'une), est rendue effective par le bruit des trajectoires browniennes des mouches autour de l'ampoule du plafond, dans la lumi\u00e8re solaire et matinale, par le sens de l'ou\u00efe, donc, mon second sens. Et le timbre de la note de clavecin de la suite anglaise met encore en jeu l'ou\u00efe.\n\nCherchant plus loin, je trouve, en l' **Oranjeaunie** du **Parc sauvage** , en la figue penn\u00e8que du **Bassin,** une intervention du go\u00fbt. Mais nulle part, jusqu'ici, la moindre odeur (c'est mon sens le plus faible, aujourd'hui en tout cas). (Une telle constatation me satisfait, pr\u00e9lude \u00e0 une \u00ab justification th\u00e9orique \u00bb de l'\u00e9chelle des sens, au g\u00e9n\u00e9ral et au particulier.)\n\nJe me suis arr\u00eat\u00e9 pour cette br\u00e8ve enqu\u00eate parce qu'au moment de p\u00e9n\u00e9trer dans la cuisine je me suis heurt\u00e9 \u00e0 deux images quasiment simultan\u00e9es (plus exactement la r\u00e9it\u00e9ration de mon effort \u00e0 penser \u00e0 cette p\u00e9n\u00e9tration m'a plac\u00e9 alternativement en pr\u00e9sence de l'une ou l'autre de deux images ind\u00e9pendantes, sans que je puisse d\u00e9cider laquelle \u00e9tait \u00ab s\u00e9mantiquement \u00bb premi\u00e8re) : l'une de vue pure (en apparence), et l'autre au contraire extr\u00eamement marqu\u00e9e par une sensation tactile.\n\nJe n'avais pas rencontr\u00e9 jusqu'ici d'h\u00e9sitations, ou peut-\u00eatre je les avais \u00e9limin\u00e9es d'office comme adventices, ne m\u00e9ritant pas r\u00e9flexion, parce que j'\u00e9tais seulement pr\u00e9occup\u00e9 d'avancer sur mon chemin. Je constate d'ailleurs qu'elles posent un autre probl\u00e8me, que je me suis d\u00e9j\u00e0 pos\u00e9 dans une incise (\u00a7 90), le laissant l\u00e0 en suspension : celui de la nature (impr\u00e9visible, de hasard, ou pas) de la position initiale d'irruption dans une pi\u00e8ce, quand le regard, passe-muraille, s'y installe. Aucune hypoth\u00e8se ne surgit.\n\nJ'ai le choix entre deux positions :\n\n\u2013 **une baignoire occasionnelle et de fortune est plac\u00e9e au pied de la table de la cuisine ; le contact de l'eau chaude r\u00e9veille et apaise en m\u00eame temps la douleur des piq\u00fbres et griffures de ronces sur les jambes nues, acquisitions d'une journ\u00e9e de courses dans les chemins, les vignes, le \u00ab bois de Serres \u00bb ou \u00ab Gaja \u00bb, noms de deux \u00e9chapp\u00e9es ludiques vers l'ext\u00e9rieur de la ville. Pendant que l'eau, d'abord br\u00fblante, refroidit lentement, pendant que le bien-\u00eatre immense du bain m'envahit, je vois la peau des doigts de ma main se plisser rose, comme apr\u00e8s une longue immersion pour jeux maritimes dans le lavoir.**\n\n **\u2013 Une fen\u00eatre sur la rue regarde vers l'Enclos du Luxembourg ; d'autres enfants jouent ; des voitures rares passent.**\n\n## 143 je me laisse cette fois ouvrir la porte donnant sur le balcon\n\nRemontant jusqu'au palier du premier \u00e9tage, je me laisse cette fois ouvrir la porte donnant sur le balcon. Le balcon, le voici, qui se dirige vers la gauche, vers la salle de bains, une excroissance, une pi\u00e8ce rapport\u00e9e coll\u00e9e \u00e0 la maison \u00e0 cette hauteur, et support\u00e9e par le couloir d'entr\u00e9e dans le jardin. (L'entr\u00e9e r\u00e9elle, par la petite porte, dont le couloir s'ouvre sur la terrasse, pas l'entr\u00e9e officielle du \u00ab 7 rue d'Assas \u00bb, dont le portail est presque d\u00e9saffect\u00e9.)\n\nJe marche sur le balcon, et je le regarde en m\u00eame temps d'en bas. **Je vois, quasi simultan\u00e9ment de haut en bas le jardin (le banc, la terrasse, les quelques marches qui les joignent depuis la porte d'entr\u00e9e), de bas en haut le balcon**. Chacun de ces regards est imm\u00e9diatement r\u00e9versible.\n\nJe ne peux pas retrouver le balcon sans le voir, c'est-\u00e0-dire sans le regarder d'un autre lieu, qui est \u00e0 peu pr\u00e8s exactement le sol nu du jardin, en haut des marches, au commencement de l'all\u00e9e centrale, entre les deux \u00ab collines \u00bb habit\u00e9es d'arbres (la partie du balcon qui est au centre de la vue est alors un peu \u00e0 droite de la porte, devant la premi\u00e8re fen\u00eatre), mais je ne peux pas \u00e9viter de voir aussit\u00f4t ce que je vois dans l'autre sens, vers le sol du jardin, vers les marches, les arbres de chaque c\u00f4t\u00e9 de l'all\u00e9e, retour inverse impraticable en aucune dur\u00e9e r\u00e9elle, \u00e9change infiniment pr\u00e9cipit\u00e9 de points de vision qui se continue en oscillations, et se continuerait si tr\u00e8s vite la vision ne se brouillait, ne m'\u00e9chappait.\n\nOr, autour, **c'est l'\u00e9t\u00e9 ; la table est dress\u00e9e au-dehors ; de bas en haut, vers le balcon, vers les fen\u00eatres de la chambre derri\u00e8re ; \u00e0 la suite de quelque remue-m\u00e9nage enfantin, une voix interroge : \u00ab Tu dors ? \u00bb Une voix na\u00efve r\u00e9pond : \u00ab Oui. \u00bb** J'ai \u00e9t\u00e9 si s\u00e9duit par ce pi\u00e8ge logique que je l'ai emport\u00e9, envelopp\u00e9 pr\u00e9cieusement avec la table ensoleill\u00e9e, sa nappe, ses verres, avec les rires, le silence des fen\u00eatres aux rideaux tir\u00e9s pour la sieste de mon plus jeune fr\u00e8re, Jean-Ren\u00e9.\n\nLa question pos\u00e9e au dormeur est une \u00e9nigme. Je ne peux pas dire : \u00ab Je dors. \u00bb Si je dis \u00ab je dors \u00bb sans mentir, c'est que je ne r\u00e9ponds que pour moi-m\u00eame, c'est que je r\u00eave. La question implicite que pose le r\u00eaveur est semblable : \u00ab Est-ce que je dors ? \u00bb C'est celle qui inqui\u00e8te et paralyse Perceval chez le Roi-P\u00eacheur, au ch\u00e2teau du Graal. Mais \u00e0 ces questions, il ne faut jamais essayer de r\u00e9pondre. Il ne faut jamais d\u00e9chiffrer les \u00e9nigmes. Il faut croire les dormeurs.\n\nLe balcon s'en allait vers la droite (vu du bas), pas contre les fen\u00eatres sur bureau. Et \u00e0 son extr\u00e9mit\u00e9 on descendait par deux marches dans la salle de bains, curieuse addition suspendue au b\u00e2timent principal. La baignoire \u00e9tait directement au pied des marches, le sol couvert d'un linol\u00e9um crevass\u00e9. Il y avait un lavabo et un miroir sur le mur d'en face, une fen\u00eatre \u00e0 droite, directement au-dessus de la terrasse.\n\nAu fond de la salle de bains, \u00e0 droite, dans une avanc\u00e9e architecturale encore plus audacieuse, \u00e9taient les \u00ab cabinets \u00bb, qui enfermaient des tr\u00e9sors de lecture. Une pile de livres en effet avait \u00e9t\u00e9 plac\u00e9e l\u00e0 et suppl\u00e9ait aux d\u00e9faillances de papier ad\u00e9quat \u00e0 ce genre de lieux (un effet parmi d'autres de la situation de g\u00e9n\u00e9rale p\u00e9nurie). La connaissance rapide et fragmentaire qu'on pouvait prendre (et rarement reprendre) de leur contenu \u00e9tait plut\u00f4t de nature tactile, s'apparentant \u00e0 une version extr\u00eame de la \u00ab vision paroptique \u00bb qui s\u00e9duisit jadis Jules Romains (et que _Le Canard encha\u00een\u00e9_ avait r\u00e9sum\u00e9e de fa\u00e7on lapidaire et imag\u00e9e en : \u00ab M. Jules Romains lit son journal en s'asseyant dessus. \u00bb). Le choix des livres ainsi promis \u00e0 une \u00ab fin boueuse \u00bb n'incitait le plus souvent pas \u00e0 s'attarder \u00e0 les lire.\n\n **Mais un jour de l'hiver de 1944 une couverture attira mon attention ; violemment, expressionnistement colori\u00e9e, elle repr\u00e9sentait une sorte de piscine (en fait je crois un r\u00e9servoir d'eau dans une cave (?), un ch\u00e2teau d'eau (?)) dont l'eau se teintait du rouge de victimes poignard\u00e9es par un criminel au rictus sardonique et subreptice saisi par le crayon du dessinateur au moment o\u00f9, son forfait accompli, il remontait par une \u00e9chelle de corde vers le monde des vivants (et la perp\u00e9tration de nouveaux crimes) ; une des victimes se soulevait encore \u00e0 en un geste de surprise m\u00e2tin\u00e9e d'inutile supplication, cependant que les autres avaient d\u00e9j\u00e0 l'indiff\u00e9rence flottante de ceux qui sont \u00e0 la fois noy\u00e9s et vid\u00e9s de leur sang.**\n\nLa couverture m'ayant paru de bon augure, je me plongeai \u00e0 mon tour dans l'eau sanglante du r\u00e9cit, que j'entamai en son milieu, car une bonne moiti\u00e9 des pages en avaient \u00e9t\u00e9 d\u00e9j\u00e0 arrach\u00e9es. C'\u00e9tait un des volumes (et heureusement pas le seul) d'une \u00e9dition exhaustive du _Rocambole_ de Ponson du Terrail. **J'oubliai le froid ; tout commen\u00e7ait** (tout commen\u00e7ait dans ma lecture) **par une lettre.**\n\n## 144 Rocambole, on s'en souvient sans doute, se fait passer pour un vicomte,\n\nRocambole, on s'en souvient sans doute, se fait passer pour un vicomte, dont je ne retrouve pas le nom pr\u00e9sentement (je ne dois pas me laisser aller \u00e0 le confondre avec le duc de Ch\u00e2teau-Mailly, dont le criminel se d\u00e9barrassera dans quelques chapitres (c'est son rival aupr\u00e8s de la belle), en lui inoculant la maladie du \u00ab charbon \u00bb au moyen d'une piq\u00fbre d'aiguille convenablement plac\u00e9e dans la crini\u00e8re de son cheval favori : intelligent, n'est-ce pas ?), le vicomte, absent depuis de nombreuses ann\u00e9es (il est parti faire le tour du monde, apr\u00e8s un chagrin d'amour ? \u00e9vang\u00e9liser les tribus sauvages ? Il est mort, peut-\u00eatre ? tu\u00e9 par Rocambole, quand celui-ci s'est \u00e9vad\u00e9 du bagne, peut-\u00eatre ? il va revenir, peut-\u00eatre, d\u00e9noncer l'imposture (c'est bien ce qui se passe, il me semble, quelques centaines de pages plus loin)). Le vicomte, dis-je, pr\u00eate involontairement son identit\u00e9 \u00e0 Rocambole, qui prend ainsi pied dans la haute soci\u00e9t\u00e9 parisienne. Mais il voudrait mieux encore.\n\nEt il courtise donc la belle Concepcion de Sallandrera, fille d'un grand d'Espagne, lui-m\u00eame possesseur d'une quantit\u00e9 non sp\u00e9cifi\u00e9e mais consid\u00e9rable de tableaux de Zurbar\u00e1n. Rocambole est \u00e0 son club (il joue au whist peut-\u00eatre ? (un des jeux savour\u00e9s par mon grand-p\u00e8re, presque autant que la manille coinch\u00e9e, moins noble toutefois)) et voil\u00e0 qu'on lui apporte un \u00ab pli \u00bb. C'est une lettre, une lettre de Concepcion ! L'enveloppe est parfum\u00e9e, il la soup\u00e8se n\u00e9gligemment (il ne se presse pas), il ne l'ouvre pas tout de suite. Car, avant m\u00eame de lire les mots trac\u00e9s d'une main tremblante et virginale par la belle et fi\u00e8re jeune fille, il pense : \u00ab C'est une lettre de plusieurs pages ! Elle m'aime ! \u00bb\n\nJ'avais \u00e9t\u00e9 extr\u00eamement frapp\u00e9 de ce trait \u00e9tonnant de p\u00e9n\u00e9tration, allant jusqu'aux tr\u00e9fonds de la psychologie f\u00e9minine (aux lois de laquelle ne saurait \u00e9chapper aucune, pas m\u00eame la fille du hautain duc de Sallandrera) chez ce bandit, \u00e9lev\u00e9, si j'ose dire, parmi les \u00ab Apaches \u00bb de la \u00ab Barri\u00e8re \u00bb, qui s'est associ\u00e9 pour le crime \u00e0 l'ignoble Venture, \u00e0 la diabolique Baccarat. \u00ab Ah, les le\u00e7ons de Sir William ont port\u00e9 leurs fruits \u00bb, pensai-je, \u00e0 moins que Ponson du Terrail ne l'ait pens\u00e9 pour moi.\n\nMais \u00e0 vrai dire, au moins autant que d'admiration pour la preuve de divination psychologique que venait de me donner Rocambole, je me p\u00e9n\u00e9trai avidement de la v\u00e9rit\u00e9 de cette loi de l'\u00e2me : \u00ab Six pages serr\u00e9es ! Elle m'aime ! \u00bb, moi qui, bien qu'amoureux, n'\u00e9tais gu\u00e8re en mesure de recevoir de tels gages. Or c'\u00e9tait l'hiver de 1944, et j'avais la chance de pouvoir d\u00e9couvrir ces v\u00e9rit\u00e9s pr\u00e9cieuses dans un des gros volumes de l'\u00e9dition Fayard (?) et dans les \u00ab cabinets \u00bb o\u00f9 ils avaient \u00e9t\u00e9 rel\u00e9gu\u00e9s, pour cause d'indignit\u00e9 litt\u00e9raire sans doute, redoubl\u00e9e d'une p\u00e9nurie de papier.\n\n **La lumi\u00e8re, un gris apr\u00e8s-midi sans lyc\u00e9e, me parvenait par la petite fen\u00eatre lat\u00e9rale, o\u00f9 bougeaient les branches nues du figuier**. J'aurais bien souhait\u00e9 une chute amoureuse plus tangible de Concepcion de Sallandrera, qui aurait \u00e9t\u00e9 encore plus instructive, mais c'\u00e9tait une \u00e9ventualit\u00e9 que la pruderie superficielle g\u00e9n\u00e9rale de l'ouvrage ne laissait gu\u00e8re pr\u00e9voir (et d'ailleurs, tr\u00e8s moralement, Rocambole \u00e9choue dans sa m\u00e9galomane et titanesque entreprise).\n\nDe retour du bagne Rocambole, devenu bon (et simultan\u00e9ment fort ennuyeux, il faut bien le dire), aid\u00e9 de Wanda, la jeune Russe sa disciple (une sorte de nouvelle mouture de Baccarat, qui est indisponible depuis qu'elle est devenue la Comtesse Artoff) (je la voyais sous les traits de Nina, dont le nom hors clandestinit\u00e9 \u00e9tait Morguleff), d\u00e9joue les plans de quelques gredins, assez semblables, en plus ternes, \u00e0 ce qu'il \u00e9tait autrefois lui-m\u00eame.\n\nEt en cet hiver, le dernier de la guerre (o\u00f9 la salle de bains ne pouvait pas \u00eatre chauff\u00e9e), une autre sc\u00e8ne, infiniment plus _gruesome_ (horrible) que celle de la lettre de l'innocente Concepci\u00f9n mais \u00e9trangement appropri\u00e9e aux circonstances climatiques de la lecture, me tenait grelottant quoique fascin\u00e9 : celle o\u00f9 Wanda, la belle et froide Russe, insult\u00e9e du d\u00e9sir bestial d'un mis\u00e9rable, l'intendant du domaine de X..., \u00e0 quelques verstes de Y..., je crois (h\u00e9las ! l'impr\u00e9cision, le vague de ces d\u00e9sirs ignobles !), ex\u00e9cute une terrible vengeance, digne de Sir William : faisant semblant d'acc\u00e9der aux demandes du mis\u00e9rable, elle lui donne rendez-vous au plus profond des terres, au fin fond d'un indispensable bassin d'arrosage. L\u00e0, elle s'\u00e9clipse un instant (pour se pr\u00e9parer, soi-disant, au pire ?) et l'enferme (c'est un b\u00e2timent couvert avec une seule porte, arm\u00e9e d'une serrure dont elle a subtilis\u00e9 la cl\u00e9). Puis elle ouvre les robinets.\n\nLe bassin se remplit d'une eau ti\u00e8de, qui monte doucement jusqu'aux \u00e9paules de l'intendant, mais jusqu'aux \u00e9paules seulement. Sa t\u00eate seule d\u00e9passe. Il a ri d'abord, puis s'est inqui\u00e9t\u00e9, a cru \u00e0 une erreur, a hurl\u00e9, temp\u00eat\u00e9, suppli\u00e9. Il se rassure un instant, quand l'eau s'arr\u00eate. Ce n'\u00e9tait qu'une mauvaise plaisanterie ! Il n'est pas destin\u00e9 \u00e0 mourir noy\u00e9 ! Or c'est l'hiver (l'hiver russe, que j'imaginais parfaitement, par extrapolation de la temp\u00e9rature qui r\u00e9gnait dans les cabinets et des nouvelles entendues \u00e0 la radio : l'Arm\u00e9e rouge \u00e9tait devant Budapest. Quelques photos du destin des soldats de Von Paulus devant Stalingrad avaient commenc\u00e9 \u00e0 appara\u00eetre dans les journaux). L'apr\u00e8s-midi rougeoyant s'ach\u00e8ve. L'eau refroidit. Les parois du bassin sont lisses, o\u00f9 le malheureux s'arrache vainement les ongles \u00e0 essayer de grimper pour \u00e9chapper \u00e0 ce carcan mortel.\n\n## 145 car l'eau refroidissante dans la nuit sib\u00e9rienne va bient\u00f4t geler\n\nMortel, car l'eau refroidissante dans la nuit sib\u00e9rienne va bient\u00f4t geler, et gelant (c'est une loi physique, qui fut, je ne l'ignore pas, d'un triste effet sur le _Titanic_ ) va augmenter terriblement de volume, broyant l'homme de son \u00e9treinte purificatrice, en r\u00e9tribution horrible de la pens\u00e9e de celle \u00e0 laquelle il avait voulu soumettre Wanda (que je r\u00eavais succombant, dans l'eau ti\u00e8de, quand la nature s'y pr\u00eaterait, aux peu honorables miennes).\n\nIl me semble me souvenir que Wanda, de par quelque interstice ou vasistas russe dans le plafond (chaudement emmitoufl\u00e9e dans de superbes fourrures, au sein du froid cr\u00e9pusculaire de la steppe qui avive encore sa beaut\u00e9 blonde, glaciale, et slave), assiste \u00e0 l'agonie du criminel, mais ce n'est peut-\u00eatre qu'un raffinement de mes imaginations hivernales, incontestablement enflamm\u00e9es par cette sc\u00e8ne sublime que plus tard, quand j'ai offert \u00e0 Laurence la r\u00e9\u00e9dition en poche de l'\u0153uvre ponsonienne je n'ai pas, \u00e0 mon grand regret, r\u00e9ussi \u00e0 retrouver (mais j'ai essay\u00e9 mollement : cette relecture m'ennuyait).\n\nIl y en avait au moins dix volumes. Pour \u00e9viter la destruction pr\u00e9matur\u00e9e des _Rocamboles_ que je ne pouvais lire d'un seul coup, je les avais soigneusement replac\u00e9s en \u00ab seconde ligne \u00bb derri\u00e8re la cuvette, et leur avais substitu\u00e9 de vieux manuels de philosophie p\u00e9rim\u00e9s, dont les pouvoirs de \u00ab suspense \u00bb m'avaient paru nettement inf\u00e9rieurs, et qui pouvaient sans dommage \u00eatre sacrifi\u00e9s en premier. J'ai pu ainsi lire la plus grande partie des aventures, \u00e0 l'exception des tout d\u00e9buts, o\u00f9 r\u00e8gne le g\u00e9nie affreux, d\u00e9moniaque, de Sir William.\n\n(Mais je n'ai heureusement pas manqu\u00e9 la sc\u00e8ne o\u00f9 Rocambole, s\u00fbr de lui, ayant tout appris pense-t-il de son ma\u00eetre, maintenant aveugle, et r\u00e9duit \u00e0 la chaise roulante, le pr\u00e9cipite du haut d'une falaise pour s'en d\u00e9barrasser et voler de ses propres ailes, si je puis dire. Et \u00e0 ce moment (minuit, accompagn\u00e9 de tonnerres et d'\u00e9clairs), il se souvient, trop tard et en majuscules d'imprimerie, de l'avertissement de Sir William : JE SUIS TA BONNE \u00c9TOILE. LE JOUR O\u00d9 JE DISPARA\u00ceTRAI TA BONNE \u00c9TOILE S'\u00c9TEINDRA !\n\nLe mis\u00e9rable (je suis quasi s\u00fbr que Ponson du Terrail \u00e9crit l\u00e0 \u00ab le mis\u00e9rable \u00bb) alors tombe \u00e0 genoux au bord de l'\u00e9norme falaise (de la c\u00f4te de Cornouailles ? Je confonds peut-\u00eatre avec le \u00ab saut de Tristan \u00bb \u00e0 Tintagel) et dit : J'AI PEUR ! OH ! J'AI PEUR ! Il a bien raison de le dire. Apr\u00e8s, \u00e7a va mal pour lui.\n\nUne fois achev\u00e9e une de ces volumineuses aventures, j'abandonnais Rocambole, ses complices, ses diabolismes et infamies \u00e0 leur sort non moins inf\u00e2me.\n\nEt, sit\u00f4t repos\u00e9 le livre dont les pages se d\u00e9faisaient (promises \u00e0 une fin ignoble), je me hissais jusqu'au rebord de la petite fen\u00eatre de c\u00f4t\u00e9, l'enjambais, et me laissais glisser all\u00e9grement dans le jardin par les branches du figuier.\n\nLe figuier qui, \u00e0 l'horizontale du banc (dans le jeu de **S'avancer-en-rampant** ), et \u00e0 l'extr\u00e9mit\u00e9 gauche, apparaissait dans le champ de vision, au pied du mur.\n\net dont l'image introduira, si on adopte ce parcours de lecture, en s'engageant, \u00e0 la suite du premier chapitre dans cette bifurcation, au chapitre deux de la branche pr\u00e9sente, qui a pour titre, pr\u00e9cis\u00e9ment, Le Figuier.\n\n# BIFURCATION B\n\n# Avant-vie\n\n* * *\n\n## 146 Je marque une fronti\u00e8re dans la dur\u00e9e, je pense le d\u00e9but de ma vie :\n\nJe dessine ici une fronti\u00e8re dans la dur\u00e9e, et je la pense, avec une certaine solennit\u00e9 comme marquant le d\u00e9but de ma vie : une image y joue le r\u00f4le de poteau-fronti\u00e8re. Dans cette image, **j'entre** (nous entrons tous les cinq) **dans le jardin de la rue d'Assas.** C'est bien le jardin de la rue d'Assas, je le reconnais, mais c'est un jardin o\u00f9 nous n'avons pas encore mis le pied, un lieu vierge de notre occupation. Cette affirmation r\u00e9sulte tr\u00e8s simplement du fait que **le sol des all\u00e9es est couvert de sable ; de sable fin, presque blanc** (l'image exag\u00e8re certainement la blancheur toute d'innocence de ce sable). Dans le temps, apr\u00e8s le franchissement de ce seuil, le sable a disparu. Le pi\u00e9tinement sourd des l\u00e9gions enfantines en marche, en courses, en v\u00e9los, leurs jeux, leurs seaux et pelles, leurs grattages, leurs arrosages, ont eu rapide raison de la couche mince de sable ornemental. Le sol v\u00e9ritable, rugueux, caillouteux et sec l'a engloutie. C'est l\u00e0, c'est de cela (?) qu'a commenc\u00e9 ma vie.\n\nJe ne suis certes pas n\u00e9 avec un \u00e2ge d\u00e9j\u00e0 compt\u00e9 (tel un nouveau Dr Faustroll), \u00e0 la fin de ma cinqui\u00e8me ann\u00e9e, en septembre 1937. Je ne suis pas n\u00e9 \u00e0 six ans (si je nous accorde les quelques mois n\u00e9cessaires \u00e0 la cr\u00e9ation, dans le jardin, du paysage nouveau par destruction de l'ancien). Mais la conviction int\u00e9rieure d'\u00eatre soi (l'imagination centrale de l'ego voyeur et sensuel ; l'enfant sensuel moyen) suppose, par retour inverse dans le temps, une continuit\u00e9 du souvenir, la **m\u00e9moire.** Et la mienne s'inaugure l\u00e0, sur le sable robinsonien. Car de la quasi-totalit\u00e9 de ce qui pr\u00e9c\u00e8de la pose de mon pied nu dans ses all\u00e9es, je suis amn\u00e9sique. Tout ce qui lui est ant\u00e9rieur est comme un r\u00eave d'avant-naissance, ou comme une collection de r\u00e9miniscences, hors dur\u00e9e, discontinu, appartient \u00e0 mon **avant-m\u00e9moire.** Vivre, et vivre un, entier, exige la pens\u00e9e d'une continuit\u00e9 d'\u00eatre, la certitude (illusoire mais tenace) d'avoir v\u00e9cu sans interruption. Et cette certitude elle-m\u00eame r\u00e9clame un d\u00e9cor, un cadre, un _background_ g\u00e9om\u00e9trique, temporel, sans discontinuit\u00e9s. Pour un \u00ab moi \u00bb le v\u00e9ritable d\u00e9but de la vie n'est pas la naissance (strictement aussi impensable int\u00e9rieurement que la mort), est m\u00eame assez \u00e9loign\u00e9 de la naissance. Tout ce qui pr\u00e9c\u00e8de le d\u00e9but d'un temps parfait (au sens topologique : ferm\u00e9 sans point isol\u00e9) appartient \u00e0 une zone-fronti\u00e8re de l'existence, comme le sommeil, pas \u00e0 la vie (qui est un \u00ab ouvert \u00bb, topologiquement). Ainsi l'entr\u00e9e dans le jardin me d\u00e9signe la fin de mon **avant-vie.**\n\nLes ann\u00e9es ant\u00e9rieures, du 5 d\u00e9cembre 1932 \u00e0 septembre 1937, me sont, pour cette raison, ext\u00e9rieures. 1935, 1936 \u00ab ressemblent \u00bb plus \u00e0 1930 (o\u00f9 je n'existais pas) qu'\u00e0 1939. Je peux par cons\u00e9quent jeter sur ce temps pr\u00e9liminaire un regard presque \u00ab objectif \u00bb, par exemple photographique, avec beaucoup plus de tranquillit\u00e9, moins de m\u00e9fiance que sur ce qui suit : il n'y a pratiquement pas d'interf\u00e9rence possible avec la certitude de mon identit\u00e9. La rigueur de la contrainte narrative (que ma m\u00e9moire agisse, dans cette prose, autant que possible sans secours) ne risque pas d'en \u00eatre affaiblie.\n\nJe m'allonge sur mon lit avec le dossier gris o\u00f9 j'ai rassembl\u00e9, peu nombreuses, quelques lettres, et quelques photographies extraites de la masse, plus \u00e9tendue, de mes \u00ab archives familiales \u00bb (ce qui a surv\u00e9cu aux diverses destructions). Je garde l'ensemble dans ma chambre, la \u00ab chambre au lit de cuivre \u00bb, dans le Minervois (j'y restituerai le contenu du dossier, apr\u00e8s usage, ces documents sont \u00e0 la disposition de tous (n'attirent gu\u00e8re leur curiosit\u00e9, pour l'instant)). Je choisirai quelques photographies, une demi-douzaine au plus. Elles suffiront.\n\nJe les regarderai un peu longuement. Je ne les avais jamais regard\u00e9es longuement. Ce sont de vraies photographies d'enfance : leur charge \u00e9motionnelle est pure, d'ordre strictement priv\u00e9. Et leur banalit\u00e9 est parfaite : dimensions petites, papier ordinaire des tirages familiaux en noir et blanc des ann\u00e9es trente, les voil\u00e0, gliss\u00e9es (par hasard de r\u00e9partition) dans deux pochettes \u00e0 rabats jaune-beige (jaunies). Je lis sur la premi\u00e8re :\n\nPHOTOGRAPHIE\n\n **A. GAMMONET**\n\n86, Avenue de Saxe \u2013 LYON\n\nAu-dessus, un losange bleu sombre o\u00f9 est \u00e9crit, en lettres pseudo-manuscrites inclin\u00e9es :\n\n_Agfa_\n\nlosange surmont\u00e9 d'une figurine rouge : une jeune femme au visage rose, les cheveux invisibles enferm\u00e9s dans une toque de jeune femme de film ou revue de mode 1930, le bras droit r\u00e9publicain lev\u00e9, une \u00e9charpe rouge dress\u00e9e par le vent comme un bras gauche dessinant avec le premier (le vrai) un V de victoire, un foulard jaillissant du cou vers l'avant (toujours la brise optimiste) perpendiculairement au bras et \u00e0 l'\u00e9charpe (l'ensemble est semblable aux trois axes d'un rep\u00e8re orthonorm\u00e9 pour probl\u00e8me de cin\u00e9matique). Au-dessous du foulard appara\u00eet le second bras de la jeune personne all\u00e9gorique qui tient l'appareil photographique, rectangle noir d'o\u00f9 un \u0153il blanc nous contemple.\n\n\u00c0 l'arri\u00e8re de la pochette, d'une encre noire, on a not\u00e9 le nom du client :\n\nNom : Molinaux ( _sic_ , pour \u00ab Molino \u00bb, nom de mes grands-parents maternels)\n\nD\u00e9veloppements : | 1 | 2.40\n\n---|---|---\n\nImpressions : | 8 | 5.60\n\nAgrandissements :\n\n| | \n| |\n\n___\n\nTotal \u00e0 payer :\n\n| |\n\n8.00\n\nTout \u00e0 fait en bas, en tr\u00e8s petits caract\u00e8res :\n\nPochettes BURLET 30 rue Saint-Merri Paris\n\nDans le rabattant int\u00e9rieur gauche de la pochette les tirages, \u00e0 droite les n\u00e9gatifs (certains, non tir\u00e9s, repr\u00e9sentent des variations, autant que je peux juger non significatives, des m\u00eames lieux). Le bord des papiers n'est pas droit mais l\u00e9g\u00e8rement ondul\u00e9 comme celui des timbres-poste (plus irr\u00e9guli\u00e8rement et plus rudement toutefois). J'en fais le tour avec le doigt.\n\nJe m'adosse aux quatre oreillers pos\u00e9s en haut de mon lit contre la biblioth\u00e8que, les pieds sous l'\u00e9dredon prot\u00e9iforme \u00e0 duvet de canard issu d'une commande faite par Marie \u00e0 la Camif (c'est juin, mais il ne fait pas si chaud que \u00e7a). Je sors les deux premi\u00e8res pictions, je les dispose devant moi. Je regarde, sur chacune, la fa\u00e7ade int\u00e9rieure (tourn\u00e9e vers le jardin) du 21 _bis_ rue de l'Orangerie, \u00e0 Caluire, o\u00f9 je suis n\u00e9.\n\n## 147 Mes grands-parents s'install\u00e8rent \u00e0 Caluire quand mon grand-p\u00e8re fut nomm\u00e9 inspecteur primaire\n\nMes grands-parents s'install\u00e8rent \u00e0 Caluire quand mon grand-p\u00e8re fut nomm\u00e9 inspecteur primaire (inspecteur des instituteurs) pour le d\u00e9partement de l'Is\u00e8re. Caluire touche \u00e0 Lyon, entre Rh\u00f4ne et Sa\u00f4ne. La rue de l'Orangerie est au sommet de la colline, au-dessus du Rh\u00f4ne. Adoss\u00e9s l'un \u00e0 l'autre (c'est le m\u00eame b\u00e2timent (?)) le 21 et le 21 _bis_ \u00e9taient de taille in\u00e9gale. Le 21 _bis_ \u00e9tait plus petit que le 21, ne poss\u00e9dait qu'un bout \u00e9troit, peu profond, de l'immense jardin, s\u00e9par\u00e9 du reste par une palissade en piquets de bois. D\u00e8s leur installation ma grand-m\u00e8re (qui avait quatre enfants en \u00e2ge d'\u00e9tudier) eut l'ambition de passer du 21 _bis_ au 21, plus vaste. Sa volont\u00e9 \u00e9tait peu r\u00e9sistible. Elle mit quelques ann\u00e9es \u00e0 convaincre le propri\u00e9taire, un rude Suisse, mais elle y parvint. Cependant cette conqu\u00eate d\u00e9cisive n'eut lieu qu'un peu apr\u00e8s ma naissance. Je suis n\u00e9 au 21 _bis_.\n\nMon p\u00e8re avait fait son service militaire de sursitaire dans les chasseurs alpins, puis avait commenc\u00e9 sa carri\u00e8re d'enseignant au coll\u00e8ge d'Arbois, patrie du \u00ab vin jaune \u00bb (dont je fus, m'a-t-il dit, \u00ab baptis\u00e9 \u00bb). Ma m\u00e8re, agr\u00e9g\u00e9e d'anglais \u00e0 son retour d'Oxford, avait d\u00e9but\u00e9 \u00e0 Bourg-en-Bresse. Elle s'y rendait chaque jour en train. Elle partait, toujours \u00e0 la derni\u00e8re minute, \u00e0 l'angoisse d\u00e9sapprobatrice de son p\u00e8re, fanatique de la ponctualit\u00e9, courait par la rue de l'Orangerie, puis par la longue rue de l'Oratoire, alors bord\u00e9e d'un tr\u00e8s long mur ininterrompu, rejoindre la petite gare de Cuire (la commune s'appelle Caluire-et-Cuire), o\u00f9 elle arrivait essouffl\u00e9e en m\u00eame temps que la locomotive, se pr\u00e9cipitait sur le quai par le passage \u00e0 niveau, et le chef de gare lui tendait son billet tout pr\u00eat, au dernier instant. J'attendais dans mon berceau, en compagnie de ma grand-m\u00e8re, et de ma tante Ren\u00e9e.\n\nLes \u00e9l\u00e9ments de cette description, concentr\u00e9 en peu de phrases des circonstances \u00ab entourant \u00bb ma naissance, je n'ai pas eu de mal \u00e0 les assembler. Je n'ai pas eu besoin de ce que j'appellerai des souvenirs externes, documents ou images fabriqu\u00e9es \u00e0 partir de r\u00e9cits : j'ai rapport\u00e9 succinctement ce qu'on m'a dit. De paroles diverses, entendues de personnes diverses \u00e0 divers moments, j'ai retenu cela. Mais je n'ai rien retenu des paroles elles-m\u00eames, ni des moments o\u00f9 je les ai entendues. Je sais tout cela de mani\u00e8re aussi impersonnelle que le bel alexandrin scolaire : \u00ab La Loire prend sa source au mont Gerbier-des-Joncs. \u00bb On appelle cela, dans la nouvelle \u00e9cole dite d' _ecological memory_ , \u00ab m\u00e9moire personnelle g\u00e9n\u00e9rique \u00bb. Selon ma m\u00e9moire personnelle g\u00e9n\u00e9rique, je me souviens que l'on m'a dit que je suis n\u00e9 l\u00e0.\n\nEt, bien s\u00fbr, je ne sais rien du tout de ces circonstances \u00ab par moi-m\u00eame \u00bb. Mon avant-vie m'est \u00e0 peu pr\u00e8s enti\u00e8rement invisible et inaudible. Des paroles qui me disaient : \u00ab c'\u00e9tait l\u00e0 \u00bb, \u00ab c'est ainsi que cela s'est pass\u00e9 \u00bb, rien ne demeure non plus. Je les crois vraies (je crois vrai ce que j'en ai retenu), mais ni plus ni moins que celles qui m'ont appris, par exemple, catastrophe quasi contemporaine de ma naissance, le triomphe de Hitler en Allemagne.\n\nPlus g\u00e9n\u00e9ralement, il me semble n'avoir aucun souvenir exact de choses dites. Pour emprunter de nouveau une comparaison avec les \u00ab traitements de texte \u00bb, je n'appr\u00e9hende pour ainsi dire jamais les \u00e9v\u00e9nements de langue en \u00ab mode image \u00bb, mais au contraire comme traces \u00ab num\u00e9ris\u00e9es \u00bb (il faudrait plut\u00f4t dire, \u00ab \u00e0 la Milner \u00bb, \u00ab litt\u00e9ralis\u00e9es \u00bb), c'est-\u00e0-dire recomposables, transformables \u00e0 volont\u00e9 en d'autres qui me sont propres, op\u00e9ratoires, calculables (pouvant \u00eatre soumises \u00e0 un \u00ab calcul \u00bb de l'esprit). (En moi, la langue n'est jamais \u00ab langage cuit \u00bb, sauf la langue de po\u00e9sie.) Toutes les images que je conserve sont donc en fait \u00ab hors-langue \u00bb. Tout ce que je sais (donc tout ce dont je me souviens, en ce sens) est \u00ab dans-la-langue \u00bb. Mes souvenirs internes (dans le \u00ab mode image \u00bb de ma m\u00e9moire) sont strictement distincts des autres, externes (en \u00ab mode litt\u00e9ral \u00bb).\n\nD\u00e8s qu'appara\u00eet, dans ma perception du pass\u00e9, le sens d'une continuit\u00e9 personnelle, je peux mettre les deux modes (et les mondes qu'ils composent en moi) en parall\u00e8le, les confronter (au d\u00e9triment in\u00e9vitable du premier, le monde-image : quand la langue s'empare des images, elle les d\u00e9fait, les recompose, les d\u00e9truit). Mais avant, il n'y a pratiquement aucun passage d'un mode \u00e0 l'autre : les visions, rares, semblent \u00ab hors-monde \u00bb, \u00e9tranges, insituables. Elles flottent, priv\u00e9es des secours d'une forme du monde, d'une g\u00e9om\u00e9trie, d'un axe de temps.\n\nLa maison Gammonet avait pr\u00e9par\u00e9 pour son client \u00ab Molinaux \u00bb huit tirages (qu'elle appelait \u00ab impressions \u00bb). J'ai devant les yeux le troisi\u00e8me et le sixi\u00e8me (si je me fie aux chiffres not\u00e9s derri\u00e8re, au crayon). Ils montrent tous les deux \u00ab le 21 _bis_ \u00bb (comme on disait chez nous), \u00e0 peu pr\u00e8s sous le m\u00eame angle. Dans un cas, la vue est prise \u00e0 une certaine distance, depuis le jardin. On voit la porte d'entr\u00e9e, les deux \u00e9tages, le toit, on entrevoit la maison du no 21 sur la droite (mais on ne disait pas \u00ab le 21 \u00bb. On disait \u00ab le 21 _bis_ \u00bb, car il n'avait jamais \u00e9t\u00e9, pour ma grand-m\u00e8re, qu'un \u00ab _bis_ \u00bb, qu'un _ersatz_ ). \u00c0 la fen\u00eatre la plus haute un visage, peut-\u00eatre celui de ma tante Ren\u00e9e, mais je ne le distingue pas bien.\n\nDans l'autre photographie, la fa\u00e7ade est coup\u00e9e juste au-dessus des fen\u00eatres du deuxi\u00e8me \u00e9tage. C'est cette vue que je regarde de plus pr\u00e8s, avec mes yeux de maintenant :\n\nla fen\u00eatre du premier y est ouverte, et sur le fond noir de la pi\u00e8ce je vois mes parents. Mon p\u00e8re est debout. Ma m\u00e8re, \u00e0 sa gauche, est accoud\u00e9e au rebord de la fen\u00eatre.\n\n## 148 Je prends une autre photographie, dont le \u00ab sujet \u00bb est moi-m\u00eame :\n\nJe prends maintenant dans la m\u00eame pochette une autre photographie (elle ne devrait pas se trouver l\u00e0, c'est une addition ult\u00e9rieure, parasite, \u00e0 son contenu initial), dont le \u00ab sujet \u00bb est moi-m\u00eame : dans une all\u00e9e l\u00e9gumi\u00e8re en pente, perch\u00e9 sur un tricycle, tourn\u00e9 \u00e0 demi vers le photographe. Le d\u00e9cor qui m'entoure est avare de d\u00e9tails, mais je sais cependant o\u00f9 je suis.\n\n\u00c0 la fen\u00eatre du 21 _bis_ , rue de l'Orangerie, j'ai reconnu aussit\u00f4t mes parents (bien que les formes ne soient pas tr\u00e8s nettes, les dimensions petites et ma vue moins bonne qu'autrefois) : je ne suis pas orphelin, je n'ai jamais \u00e9t\u00e9 tr\u00e8s longtemps sans les voir, je vais les voir encore dans quelques jours. Je les reconnais sans aucune difficult\u00e9 \u00e0 cette fen\u00eatre de mon avant-vie, par extrapolation palindromique, en quelque sorte.\n\nMais comment se reconna\u00eet-on soi-m\u00eame ? Je ne suis pas du tout certain de ne pas devoir d\u00e9pendre, pour cette reconnaissance, de ces souvenirs externes que sont les photographies, de nombreuses photographies constituant une s\u00e9quence documentaire ordonn\u00e9e, ponctuation des ann\u00e9es \u00e0 intervalles pas trop \u00e9loign\u00e9s : t\u00e9moignages du temps plus stables, plus irr\u00e9cusables que les souvenirs int\u00e9rieurs, mais beaucoup plus indiff\u00e9rents. (Ind\u00e9pendamment du fait que la repr\u00e9sentation photographique regarde du dehors, et offre un visage diff\u00e9rent de celui qui se montre dans le miroir.)\n\nJe les trouve en fait \u00e0 la fois \u00e9tranges et peu convaincantes, dans leur espace sans vraisemblance, \u00e0 la g\u00e9om\u00e9trie sans gr\u00e2ce. Ma r\u00e9ticence spontan\u00e9e \u00e0 accueillir comme authentiques ces supports devenus conventionnels de l'identit\u00e9 ne va pas jusqu'\u00e0 la d\u00e9n\u00e9gation (il faut \u00eatre raisonnable, n'est-ce pas !), mais je les sens malgr\u00e9 tout comme \u00ab au-dehors \u00bb, artificiels, factices (et je pourrais facilement allonger cette liste de qualificatifs p\u00e9joratifs).\n\nCe n'est pas seulement qu'ils sont le plus souvent incapables de faciliter l'acc\u00e8s \u00e0 des images int\u00e9rieures (les souvenirs internes, les seuls \u00ab vrais \u00bb, selon une conviction sans r\u00e9flexion) : je les regarde, et l'apparition plate de cette forme qui est \u00ab moi \u00bb ne me dit rien, ne me donne acc\u00e8s \u00e0 aucun mouvement du pass\u00e9, \u00e0 aucune vision. Ils sont des preuves parfaites de l'oisivet\u00e9 des pictions, ersatz des images.\n\nC'est aussi, et plus g\u00e9n\u00e9ralement que, comme les paroles ou les \u00e9crits transmettant en nous un savoir de langue (autre famille de souvenirs externes), ils viennent, en devenant \u00e0 leur tour int\u00e9rieurs (on les regarde, on les a vus, on les m\u00e9morise involontairement), perturber nos autres souvenirs, se substituer \u00e0 eux. Bien souvent, cherchant \u00e0 \u00e9voquer un visage, je ne retrouve devant mes yeux qu'une photographie, que l'image, insatisfaisante, pauvre, d'une piction. (Et les progr\u00e8s du \u00ab mode image \u00bb, t\u00e9l\u00e9visuel, & de la \u00ab t\u00e9l\u00e9-existence \u00bb, rendront la m\u00e9moire plus artificielle encore, dans le futur dont je ne serai pas. Cette pauvret\u00e9 n'est pas due seulement au caract\u00e8re artificiel de telles images, mais \u00e0 ce que les images naturelles de nos souvenirs ont non seulement une g\u00e9om\u00e9trie beaucoup plus complexe, plus vaste, non limit\u00e9e aux trois dimensions conventionnelles, mais ne font pas intervenir comme sens unique la vue (m\u00eame additionn\u00e9e de sons, car les sons n'y sont que plaqu\u00e9s, comme une couleur coll\u00e9e sur un mur).)\n\nLe lieu d\u00e9sign\u00e9 par le rectangle de papier, cette fois, est Tulle. Quand mon p\u00e8re, apr\u00e8s plusieurs \u00e9checs dus \u00e0 l'extr\u00eame raret\u00e9 des postes mis au concours, ainsi qu'\u00e0 quelques d\u00e9m\u00eal\u00e9s conceptuels avec le jury encore compliqu\u00e9s de son ignorance persistante du grec, fut re\u00e7u \u00e0 l'agr\u00e9gation de philosophie, mes parents pr\u00e9tendirent \u00e0 ce luxe des couples d'enseignants : un poste double, c'est-\u00e0-dire une affectation dans la m\u00eame ville, o\u00f9 ils pourraient s'installer en famille autonome.\n\nMais les possibilit\u00e9s de choix, m\u00eame pour des agr\u00e9g\u00e9s issus de l'\u00c9cole normale sup\u00e9rieure, \u00e9taient maigres : le mouvement perp\u00e9tuel et pendulaire des politiques de recrutement dans notre pays, qui passent (g\u00e9n\u00e9ralement avec brusquerie) d'un malthusianisme f\u00e9roce \u00e0 un laxisme d\u00e9brid\u00e9, \u00e9tait alors (la \u00ab crise \u00bb mondiale aidant) arr\u00eat\u00e9 \u00e0 un niveau proche du z\u00e9ro.\n\nLes d\u00e9s administratifs jet\u00e9s les envoy\u00e8rent \u00e0 Tulle, Corr\u00e8ze : une petite ville estimable, n\u00e9anmoins climatiquement en fort contraste avec celles qui sont proches de la M\u00e9diterran\u00e9e. Mais rien ne s'offrait plus au sud. Ils y pass\u00e8rent cinq ans. Ma s\u0153ur Denise y est n\u00e9e en octobre 35, mon fr\u00e8re Pierre en janvier 37.\n\n## 149 Les images de mon avant-vie sont en nombre infime.\n\nLes images de mon avant-vie sont en nombre infime. Incroyablement rares, elles ne sortent qu'avec peine, avec douleur presque, de mon **avant-m\u00e9moire** , de son oubli peupl\u00e9. J'admire (avec une r\u00e9serve sceptique g\u00e9n\u00e9ralement silencieuse), ceux qui racontent des souvenirs de leurs deux, trois ans (certains m\u00eame pensent remonter \u00e0 la fin de leur premi\u00e8re ann\u00e9e, ou plus loin encore). Je suis persuad\u00e9 (extrapolant abusivement sans doute \u00e0 partir de mon cas particulier) que dans la plupart des cas ces sc\u00e8nes originelles ont leur source, composite, dans les r\u00e9cits des adultes, dans les albums de famille, quand elles ne sont pas tout simplement antidat\u00e9es, et mal situ\u00e9es dans l'espace. Ce sont des souvenirs externes int\u00e9rioris\u00e9s, ou des souvenirs ordinaires d\u00e9sorient\u00e9s, des \u00ab personnes d\u00e9plac\u00e9es \u00bb du souvenir.\n\nComme ils apparaissent en outre sans aides, c'est-\u00e0-dire la plupart du temps sans les objets, personnes ou paysages qui permettraient de les identifier \u00e0 coup s\u00fbr et de les dater non moins certainement, je ne suis m\u00eame pas s\u00fbr d'en poss\u00e9der vraiment un seul. Je n'entrerai donc pas dans la course au record du premier souvenir, auquel se livrent les autobiographes, depuis qu'un premier d'entre eux a pens\u00e9 \u00e0 lui, a pens\u00e9 qu'il poss\u00e9dait cette \u00ab chose \u00bb fabuleuse, un \u00ab premier souvenir \u00bb (je ne sais qui je ne sais quand : qui est donc l'auteur du \u00ab premier des premiers souvenirs \u00bb ? (\u00e9crits)) (Robert Graves regardant \u00e0 un an la reine Victoria, ou Tolsto\u00ef, \u00e0 deux ans, dans son baquet-baignoire, sont parmi les plus ridicules que j'aie jamais lus). Il se peut, inversement, que d'autres images, vives mais sans \u00ab adresses \u00bb indiscutables que je rencontre au cours de mes p\u00e9r\u00e9grinations m\u00e9morielles, appartiennent \u00e0 ces ann\u00e9es de Caluire ou de Tulle. Mais je ne parviens pas \u00e0 m'en assurer.\n\nIl est clair que la perfection (au sens topologique) d'un segment de pass\u00e9 nuit \u00e0 la restitution de moments singuliers, que leur isolement pr\u00e9serverait d'un brouillage par d'autres moments, \u00e0 la fois proches dans le temps et situ\u00e9s dans les m\u00eames lieux. Il se produit un ph\u00e9nom\u00e8ne de \u00ab surimpression \u00bb (seules l'in\u00e9galit\u00e9 \u00e9motionnelle, l'insistance s\u00e9lective sur quelques points focaux emp\u00eachent le tout de sombrer dans une neutralit\u00e9 floue).\n\nJ'ai remarqu\u00e9 aussi, en me livrant \u00e0 une tentative de ressuscitation de cette chambre o\u00f9 je suis aujourd'hui, o\u00f9 je fus pendant de nombreuses ann\u00e9es, et o\u00f9 je suis revenu apr\u00e8s d'autres ann\u00e9es d'interruption, que les d\u00e9tails, les endroits o\u00f9 je me retrouvais le mieux \u00e9taient ceux qui avaient le plus chang\u00e9 (le sol moquette brune transform\u00e9e en linol\u00e9um jaune, ou la position du lit, par exemple) mais aussi ceux qui n'avaient boug\u00e9 que tr\u00e8s peu, ou pas du tout : l'armoire, les fen\u00eatres bien s\u00fbr (mais dans ce cas je ne suis absolument pas assur\u00e9 de la justesse de mon \u00e9valuation temporelle).\n\n **Je m'\u00e9veille dans la p\u00e9nombre d'une chambre immense** (c'est la \u00ab preuve \u00bb perceptuelle de l'anciennet\u00e9, de l'archa\u00efsme de ce souvenir), **j'ouvre les yeux face \u00e0 deux \u00e9normes fen\u00eatres** (le fait que je les vois ainsi est un signe de la p\u00e9n\u00e9tration du souvenir ancien par son futur : je vois un fragment du pass\u00e9 avec mes yeux du pass\u00e9, mais je le juge, avec ceux d'aujourd'hui, ou d'un autre pass\u00e9, post\u00e9rieur. Je le regarde avec deux yeux, en somme, et je louche. Car dans cette \u00e9trange famille d'images, que nous avons tous, et qui donnent plus que d'autres le sentiment aigu de l'acc\u00e8s aux temps les plus recul\u00e9s de notre existence, la p\u00e9n\u00e9tration obligatoire du pass\u00e9 par le pr\u00e9sent est l\u00e0, montr\u00e9e par un changement d'\u00e9chelle qui t\u00e9moigne, pour nous, de ce qu'elles viennent du pays d'avant : mais pourquoi verrais-je les fen\u00eatres \u00ab \u00e9normes \u00bb si je ne les voyais, aussi, maintenant) ; **et \u00e0 l'instant o\u00f9 je les ouvre pour voir, les fen\u00eatres s'avancent brusquement jusqu'\u00e0 presque toucher mes yeux ; puis elles reculent, et je peux voir les rideaux sur les fen\u00eatres, dans une lumi\u00e8re faible, silencieuse, grise.**\n\nJe ne \u00ab poss\u00e8de \u00bb pas ce souvenir aussi librement que les autres (la plupart de ceux que j'entrelace dans cette branche, en une succession calcul\u00e9e). Il vient \u00e0 moi de mani\u00e8re r\u00e9currente, d'ann\u00e9e en ann\u00e9e, au r\u00e9veil d'un demi-sommeil, d'apr\u00e8s-midi le plus souvent. Mais il m'est impossible de le rappeler \u00e0 volont\u00e9.\n\nJ'en sais assez sur lui cependant pour pouvoir ainsi (succinctement) le d\u00e9crire, mais je ne peux y ajouter en le fixant et l'interrogeant, car il s'\u00e9vanouit toujours aussi vite quand je le rencontre (comme, dit-on, les images des r\u00eaves, ces r\u00eaves que je ne r\u00eave pas). Cependant c'est bien de lui qu'il s'agit toujours. Je vois les deux fen\u00eatres immenses en face de moi (m\u00eame si je n'ai alors devant moi, au pr\u00e9sent, qu'une seule fen\u00eatre de taille ordinaire, ou un mur). Je le reconnais.\n\nEt chaque fois qu'il se pr\u00e9sente j'ai la m\u00eame certitude de son anciennet\u00e9 et de son lieu : Tulle.\n\nJe l'ai choisi, arbitrairement au regard de la m\u00e9moire, n\u00e9cessairement au regard du r\u00e9cit, pour l'ins\u00e9rer dans **'le grand incendie de londres'** , comme \u00e9tant mon premier souvenir, le plus ancien **signe-m\u00e9moire** de ce qui a \u00e9t\u00e9 oubli\u00e9.\n\n## 150 Je regarde de l'herbe dans le jardin du 21 rue de l'Orangerie (du 21 cette fois),\n\nJe regarde de l'herbe dans le jardin du 21 rue de l'Orangerie (du 21 maintenant). Elle pousse au premier plan d'une photographie, prise dans un temps que j'ai enti\u00e8rement oubli\u00e9, entre ma vie et mon avant-vie : une herbe rest\u00e9e s\u00e8che depuis l'\u00e9t\u00e9 de 1938, s\u00e8che, grise et blanche. C'est l'\u00e9t\u00e9, j'en suis certain : il fait beau, les v\u00eatements sont l\u00e9gers. C'est 1938, d'apr\u00e8s nos tailles respectives (mon fr\u00e8re Pierre, ma s\u0153ur Denise, moi). C'est 1938, puisque nous ne sommes que trois.\n\nMa m\u00e8re, \u00e0 gauche, tient mon fr\u00e8re par l'\u00e9paule. Il est debout, elle assise. Elle lui montre du doigt quelque chose qui ne peut \u00eatre que le photographe (qui est-ce ?) et son appareil. Mais il a les yeux baiss\u00e9s sous le trop de soleil. Mon p\u00e8re, assis \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de ma m\u00e8re, est tourn\u00e9 vers lui. Je vois qu'il commence \u00e0 perdre ses cheveux. Derri\u00e8re eux, une table basse, avec un plateau, une th\u00e9i\u00e8re, trois tasses visibles, et quelque chose qui est peut-\u00eatre un _tea-cosy_. Si c'\u00e9tait un tableau on pourrait l'intituler _Le Th\u00e9 sur l'herbe_.\n\n\u00c0 l'extr\u00e9mit\u00e9 droite, dans une chaise longue, ma grand-m\u00e8re. Sa main sur le montant \u00ab pianote \u00bb nerveusement. Je ne vois, et pour cause, aucun mouvement de ses doigts, mais je le sais. Elle tient ma s\u0153ur sur ses genoux. Denise a un bandeau blanc dans ses cheveux. Elle regarde vers nous, avec une certaine circonspection. La chaise longue para\u00eet ferme & stable (il en manque juste un petit bout). Je ne sais si c'est un des prototypes inrenversables construits par mon grand-p\u00e8re. Comme \u00ab Chaise longue \u00bb et \u00ab grand-m\u00e8re \u00bb sont deux constantes associ\u00e9es de mes premi\u00e8res ann\u00e9es, leur commune pr\u00e9sence donne au groupe de douze personnages pos\u00e9s sur l'herbe grise (huit au moins sont encore vivants aujourd'hui, cinquante-trois ans plus tard) une sorte de s\u00e9r\u00e9nit\u00e9.\n\nExactement au centre quelqu'un est debout, que je ne reconnais pas. C'est un homme d'une trentaine d'ann\u00e9es, la main gauche lev\u00e9e (qui tient peut-\u00eatre une cigarette), la main droite dans la poche de son pantalon. Je suis devant lui, \u00e0 cheval sur les \u00e9paules de mon oncle Frantz, lui aussi assis sur l'herbe, mes bras autour de son cou. J'ai les cheveux courts, et visiblement encore assez blonds.\n\n\u00c0 notre droite mon grand-p\u00e8re. Il a d\u00e9j\u00e0 le visage maigre et long de vieil homme qu'il gardera encore presque trente ans (il vient d'en avoir soixante). Il a couvert d'un b\u00e9ret, contre le soleil, sa calvitie absolue, intransigeante. Il tient son poignet gauche avec sa main droite. Son expression est l\u00e9g\u00e8rement \u00e9tonn\u00e9e, ou r\u00e9flexive, ou tout simplement troubl\u00e9e par un exc\u00e8s de lumi\u00e8re. Je reconnais parfaitement cette expression.\n\nEntre ma grand-m\u00e8re et son fils Frantz, assez droite sur une chaise (on n'aper\u00e7oit que le haut du dossier), Mlle Chauvin, dite \u00ab Taia \u00bb, une vieille amie institutrice de la famille, un \u00eatre de bont\u00e9, d'infinie et modeste bont\u00e9. \u00c0 ses pieds, c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te, ma tante Ren\u00e9e et mon (alors futur) oncle Walter. Mon grand-p\u00e8re et lui sont les seuls \u00e0 porter une cravate. Tels sont les douze personnages de la photographie.\n\nElle me montre la premi\u00e8re forme de l'invisible : celle de l'oubli. Car je ne revois rien de ce moment d'apr\u00e8s-midi, au fond du jardin d'\u00e9t\u00e9, un an avant la Seconde Guerre mondiale. Je vois que j'ai \u00e9t\u00e9 l\u00e0, que j'ai regard\u00e9 moi aussi le photographe, et ces visages familiers, aim\u00e9s, disparus.\n\nEn lieu et place de ces visages, des herbes, des arbres sombres dans le fond du soleil, de la th\u00e9i\u00e8re, il y a aujourd'hui la cour, goudronn\u00e9e, d'une quelconque \u00ab R\u00e9sidence \u00bb. L'herbe n'y repoussera plus.\n\nJe restitue pourtant un moment tr\u00e8s proche, en un endroit tr\u00e8s proche. Mais alors j'y suis seul. **Je vois cette herbe ;** sinon cette herbe, une herbe fort semblable ; **entre les tiges j'aper\u00e7ois les mouvements affair\u00e9s, obstin\u00e9s, incessants des fourmis, escaladant les \u00e9chafaudages de gramin\u00e9es, les cath\u00e9drales de tr\u00e8fles ; \u00e0 c\u00f4t\u00e9 des fourmis ces autres insectes, rouges \u00e0 dessins noirs, qu'on appelle \u00ab b\u00eates du diable \u00bb** et que je nommais, m'a-t-on dit, plus bri\u00e8vement et plus g\u00e9n\u00e9riquement, _b\u00eatten_ , avec un fort accent trocha\u00efque sur le _\u00ea_. Et je les pr\u00e9tendais (passant imm\u00e9diatement \u00e0 l'action, \u00e0 l'horreur de ma grand-m\u00e8re) comestibles. **Je vois une fourmi s'arr\u00eater, h\u00e9siter au bout de mon doigt**.\n\n# BIFURCATION C\n\n# Des nuages\n\n* * *\n\n## 151 Au rez-de-chauss\u00e9e de la maison, une fen\u00eatre regardait vers l'ext\u00e9rieur.\n\nAu rez-de-chauss\u00e9e de la maison, rue d'Assas, une fen\u00eatre regardait vers l'ext\u00e9rieur. Une fen\u00eatre et moi regardions, dans cette image, vers l'ext\u00e9rieur : les vitres, le regard, ouvrant sur un espace descendant, non pav\u00e9, plus large qu'une rue, descendant vers une rue qui courait parall\u00e8le \u00e0 la fen\u00eatre : l'Enclos du Luxembourg. **Il pleuvait ; je regarde, et vois, l'eau ruisseler sur le sol, s'en aller dans la pente, suivre sa pente, comme toutes les eaux, toutes les pluies ; devant moi, sous la fen\u00eatre, une flaque ; et dans cette flaque d'eau de pluie, que la pluie pointille, crible, cr\u00e8ve de petit plomb, les nuages.**\n\n **Je m'appuie \u00e0 la fen\u00eatre et je regarde \u00e0 travers la vitre ;** et aussit\u00f4t l'image est p\u00e9n\u00e9tr\u00e9e de mots, devient une image \u00ab aurale \u00bb autant que visuelle ; **j'ai pos\u00e9 sur le rebord interne de la fen\u00eatre, et j'entends, en silence** au bord interne de l'image qui est en mon souvenir. Je n'entends rien de sp\u00e9cifique. Je ne peux pas dire : **j'entends** **cela** , mais seulement : **j'entends.** J'entends et ensuite seulement restitue un po\u00e8me, ou plus exactement je suis restitu\u00e9 \u00e0 des vers, de ces vers insipides dont, en mon obstination enfantine \u00e0 \u00ab \u00eatre po\u00e8te \u00bb, je couvrais en ces ann\u00e9es mes cahiers : **Je regarde couler un torrent de nuages\/Dans l'infini des flaques d'eau.\/**\n\n(C'est le d\u00e9but de trois quatrains en mesure 12\/8, en alternance, puisant leur inspiration dans les _Stances classiques_ ?, du _Cid_ ?) ; et plus loin (dans le cahier), plus tard (dans mon oreille, aujourd'hui) : **Je n'ai qu'un horizon de fils t\u00e9l\u00e9graphiques\/dans la lumi\u00e8re insipide des r\u00e9verb\u00e8res**.\/ (mais ai-je vraiment \u00e9crit \u00ab insipide \u00bb ? ou bien est-ce un jugement d'insipidit\u00e9 du \u00ab moi \u00bb pr\u00e9sent qui substitue, comme il arrive si souvent dans la transmission orale, cet adjectif m\u00e9triquement quadrisyllabique \u00e0 un autre, de m\u00eame taille, perdu ?).\n\n **En face de moi, plus loin, plus loin que \u00ab l'enclos \u00bb terreux, argileux, caillouteux, mouill\u00e9, de l'autre c\u00f4t\u00e9 de la rue, sur une fa\u00e7ade, je vois du vert, un vert un peu p\u00e2le, une enseigne qui n'\u00e9merge pas vraiment en image, mais avec quelque chose d'\u00e9crit ; quelque chose est l\u00e0 \u00e9crit, c'est s\u00fbr, sur cette fa\u00e7ade, quelque chose vert, \u00ab vert \u00bb exprim\u00e9 en un vert p\u00e2le ; en lequel je d\u00e9chiffre quelque chose comme \u00ab Ferrand \u00bb, avec quelque chose comme \u00ab marbre \u00bb ;** est-ce vrai ? Ou encore, est-ce vraisemblable ? Vraisemblable, certainement.\n\nMais ce qui est alors invraisemblable, dans cette m\u00eame image-m\u00e9moire, c'est de **voir** , aussi, et m\u00eame plus distinctement, **sur le sol de terre pench\u00e9e de l'\u00ab enclos \u00bb non pav\u00e9, non goudronn\u00e9, entre les touffes d'herbe rare, de la bourrache, de la bourrache r\u00eache avec ses yeux bleus** , invraisemblance n\u00e9e d'un saut visuel du souvenir, sans aucun doute effectu\u00e9 depuis les Corbi\u00e8res (les Corbi\u00e8res de mon r\u00e9cit (chap. 4)), pour une vision totalement injustifiable dans ce souvenir, une plante parasite pouss\u00e9e soudainement dans cette terre.\n\nLe chemin que je me pr\u00e9pare \u00e0 suivre maintenant, dans lequel cette vision institu\u00e9e par quelques vieux po\u00e8mes m'entra\u00eene, ouvre \u00e0 un \u00ab c\u00f4t\u00e9 \u00bb de mon paysage de m\u00e9moire. De ce c\u00f4t\u00e9 se d\u00e9ploie un espace propre, tout entier contenu dans l'axe \u00ab gauche \u00bb de ma vision, de mon champ mn\u00e9monique (je le nomme \u00ab gauche \u00bb, mais \u00ab gauche \u00bb n'est qu'une nomination relative, pas la dimension subjective d'un demi-tri\u00e8dre oppos\u00e9, dans le champ, \u00e0 un espace \u00ab droit \u00bb). J'ouvre la porte d'un espace, qui est un espace en soi, largement ind\u00e9pendant.\n\n(L'autre \u00ab c\u00f4t\u00e9 \u00bb, le \u00ab c\u00f4t\u00e9 droit \u00bb, qui poss\u00e8de aussi la dimension d'un \u00ab apr\u00e8s \u00bb, et qui s'ouvre en d'autres ann\u00e9es, est celui que j'atteindrais, au bas de la m\u00eame pente, en tournant non \u00e0 gauche mais \u00e0 droite. En fait je ne peux pas tourner \u00e0 droite au bas de la pente, je ne peux plus le faire, car j'ai oubli\u00e9, et ne vois rien. Je n'atteins l'espace \u00ab droit \u00bb que par un autre itin\u00e9raire (il s'ouvre, dans la disposition de lecture que je vous offre, \u00e0 la fin de cette Bifurcation, dans le chapitre 5 du R\u00e9cit, dont le titre est **\u00ab Place Davila \u00bb** ).)\n\nSi je choisissais, pour nommer un tel espace de mon ciel de m\u00e9moire, une expression du type \u00ab c\u00f4t\u00e9 de X \u00bb, suivant l'exemple bien connu de M. Proust, ce serait le **c\u00f4t\u00e9 de l'\u00c9cole**. Et l'opposition entre deux \u00ab c\u00f4t\u00e9s \u00bb, entre l'espace \u00ab gauche \u00bb et l'espace \u00ab droit \u00bb au bas de la fen\u00eatre est aussi une opposition sentimentale : entre \u00ab \u00e9cole \u00bb et \u00ab lyc\u00e9e \u00bb. L'\u00c9cole est fort diff\u00e9rente du Lyc\u00e9e (qui est dans l'espace droit, du \u00ab **c\u00f4t\u00e9 place** **Davila** \u00bb), parce qu'elle n'appara\u00eet pas le moins du monde comme le lieu d'un enfermement. Je ne la sens pas du tout de la m\u00eame famille de lieux que l'h\u00f4pital (dont j'ai l'exp\u00e9rience), la prison (que j'ignore, et imagine, assez pr\u00e9cis\u00e9ment en ce moment dans les r\u00e9cits de Laurence, ma fille, qui fait un de ses stages d'internat \u00e0 l'h\u00f4pital de Fresnes). Ainsi, elle peut naturellement appara\u00eetre solidaire de l'espace du jardin, du mouvement, du dehors.\n\nEt avec les ann\u00e9es, elle m'est aussi apparue comme faisant partie d'un temps am\u00e8ne, heureux, animal, ins\u00e9parable du temps des jeux : des vacances. Pendant le temps de l'\u00c9cole, \u00ab du c\u00f4t\u00e9 de l'\u00e9cole \u00bb, ce n'est quasiment pas la guerre. Il n'y a pas d'inqui\u00e9tude, pas de privations. (J'\u00e9tais l\u00e0 pourtant aussi pendant la premi\u00e8re ann\u00e9e de l'Occupation, qui fut ma derni\u00e8re ann\u00e9e dans l'enseignement primaire. Mais je n'en sais plus rien, et n'en avais pas alors, il me semble, une r\u00e9elle perception.)\n\n## 152 dans la cour nous jouions \u00e0 des jeux de la guerre\n\nSinon que dans la cour nous jouions \u00e0 des jeux de la guerre. Comme les guerriers hell\u00e8nes de Giraudoux nous \u00e9changions non des coups, mais des \u00e9pith\u00e8tes. Nous nous r\u00e9unissions dans la cour de r\u00e9cr\u00e9ation et apr\u00e8s les jeux physiques et s\u00e9rieux de balles ou de \u00ab barres \u00bb, la t\u00eate ivre de courir, pour nous reposer nous parlions, agglutin\u00e9s comme sur une _agora_ carcassonnaise. Nous prononcions des discours rh\u00e9toriques et guerriers.\n\nIl y avait dans ce jeu de parole des r\u00f4les de soldats, et des r\u00f4les de chefs de guerre. Moi je jouais et parlais Churchill. C'\u00e9tait mon r\u00f4le attitr\u00e9. Je le revendiquais toujours et j'y avais droit, en vertu d'un accord tacite, en raison de mes convictions affich\u00e9es et de mon ascendance (puisque ma m\u00e8re \u00e9tait professeur d'anglais, je pouvais d\u00e9j\u00e0 prononcer quelques mots en cette langue. Et de plus les \u00ab opinions \u00bb de mes parents \u00e9taient connues comme peu favorables aux \u00ab Puissances de l'Axe \u00bb).\n\nJ'ai retenu aussi qu'il \u00e9tait tr\u00e8s difficile dans ce jeu de trouver des volontaires pour les r\u00f4les d'ennemis, ou de tra\u00eetres : Hitler, Mussolini, Laval, P\u00e9tain. On devait les assigner d'office. De Gaulle et Staline ne nous \u00e9taient gu\u00e8re connus (ni les Japonais. Pourtant, l'empire du Levant devait bien surgir parfois dans l'air radiophonique, car nous, petits \u00e9l\u00e8ves, nous enchantions d'une phrase irr\u00e9sistiblement comique : \u00ab le g\u00e9n\u00e9ral Yamamoto a \u00e9t\u00e9 mis \u00e0 pied \u00bb) (cela se passait au printemps de 41 sans doute. Je vois qu'il fait beau mais c'est un temps de classe encore. Les Allemands n'ont pas lanc\u00e9 l'\u00ab Op\u00e9ration Barbarossa \u00bb. Tout ce qui arrive alors dans la guerre est loin, et le conflit dresse l'Angleterre, mon Arcadie, contre \u00ab eux \u00bb, nos ennemis).\n\nDans notre \u00e9cole la non-collaboration (plut\u00f4t que la R\u00e9sistance, id\u00e9e qui \u00e9tait encore \u00e0 na\u00eetre) \u00e9tait \u00ab h\u00e9g\u00e9monique \u00bb. La peur de la d\u00e9nonciation, le silence recommand\u00e9 ou impos\u00e9 aux langues \u00e9taient encore \u00e0 venir. (D'une mani\u00e8re g\u00e9n\u00e9rale, les vignerons de l'Aude n'avaient pas beaucoup de sympathie pour Vichy. L'Aude \u00e9tait un d\u00e9partement \u00ab la\u00efque \u00bb, \u00ab radical-socialiste \u00bb avec une forte frange grondeuse et \u00ab rouge \u00bb, celle des h\u00e9ritiers de Marcellin Albert, du Dr Ferrouls, et des r\u00e9volt\u00e9s du d\u00e9but du si\u00e8cle (aux temps o\u00f9 on chantait : \u00ab Salut, salut \u00e0 vous, vaillants soldats du dix-septi\u00e8me ! \u00bb (ce r\u00e9giment de fils de vignerons qui n'avaient pas voulu tirer sur les leurs)).)\n\n(Mon p\u00e8re s'est ressouvenu brusquement il y a peu (la remont\u00e9e des vieux d\u00e9mons vichystes dans ce pays ram\u00e8ne ces temps \u00e0 la surface des pens\u00e9es) de la recommandation de son proviseur au lyc\u00e9e de Carcassonne o\u00f9 il enseignait la philosophie. On \u00e9tait en octobre de 1940. Les \u00ab autorit\u00e9s \u00bb nouvelles avaient r\u00e9clam\u00e9 du proviseur du lyc\u00e9e de \u00ab gar\u00e7ons \u00bb qu'il d\u00e9sign\u00e2t quelqu'un pour prononcer, devant les professeurs et \u00e9l\u00e8ves rassembl\u00e9s dans ce but le premier jour (en une sorte de \u00ab rentr\u00e9e solennelle \u00bb, comme l'Universit\u00e9 en connaissait autrefois) un discours, con\u00e7u, dans l'esprit vichyste, comme devant \u00eatre le \u00ab pendant \u00bb expiatoire des discours patriotiques de la pr\u00e9c\u00e9dente ann\u00e9e (celle de la \u00ab dr\u00f4le de guerre \u00bb), en une s\u00e9ance de \u00ab distribution de mauvais prix \u00bb nationaux, et le proviseur avait confi\u00e9 cette t\u00e2che \u00e0 mon p\u00e8re, en lui disant : \u00ab Avec vous au moins, je ne risque pas l'\u00e9loge de \"ceux-l\u00e0\". \u00bb)\n\nJ'ai pass\u00e9 quatre ans \u00e0 l'\u00c9cole annexe. On appelait ainsi l'\u00e9cole plac\u00e9e en appendice \u00e0 l'\u00c9cole normale d'instituteurs (institution qui vient, plus que centenaire, de succomber aux coups d\u00e9sordonn\u00e9s des r\u00e9formateurs). Les \u00ab \u00e9l\u00e8ves-ma\u00eetres \u00bb, sous la direction d'un instituteur respect\u00e9, exp\u00e9riment\u00e9 et chevronn\u00e9, y faisaient leurs premi\u00e8res armes p\u00e9dagogiques sur de petites t\u00eates cobayes, dont je fus. Quand je l'ai quitt\u00e9e, non sans presque des larmes, en juillet 41, j'avais huit ans et demi.\n\n\u00catre \u00e9l\u00e8ve de l'\u00c9cole annexe \u00e9tait une situation didactiquement luxueuse. Nous \u00e9tions peu nombreux (il n'y avait en fait que deux classes : une classe de \u00ab petits \u00bb, et une classe de \u00ab grands \u00bb, parmi lesquels se trouvaient ceux qui n'allaient pas au lyc\u00e9e mais pr\u00e9paraient le certificat d'\u00e9tudes (obstacle impressionnant dans l'imaginaire de notre \u00e9cole, qu'entr\u00e9 trop t\u00f4t au lyc\u00e9e je n'ai jamais franchi, ce qui me laissa longtemps un sentiment diffus d'inad\u00e9quation, en tant que petit-fils d'instituteurs)). Nous apprenions, plus ou moins, la grammaire, l'orthographe, le calcul, l'histoire, la g\u00e9ographie. Nous \u00e9tions bien trait\u00e9s, contents (en tout cas je crois que je l'\u00e9tais).\n\nEn raison de mon int\u00e9r\u00eat soutenu pour la lecture et le calcul, particuli\u00e8rement sous cette forme prestigieuse chez les enfants scolaris\u00e9s qu'\u00e9tait alors le \u00ab calcul mental \u00bb (je me ressouviens, avec une \u00e9vidence imm\u00e9diate, en inscrivant cela, que mon meilleur ami avait un nom \u00ab num\u00e9trique \u00bb : il s'appelait Quintane), je ne restai pas longtemps dans la petite classe.\n\nNotre instituteur \u00e9tait M. Castel. C'\u00e9tait un instituteur de cette esp\u00e8ce qu'on qualifie aujourd'hui de \u00ab \u00e0 l'ancienne \u00bb, avec un m\u00e9lange de regret et de condescendance (\u00ab des gens qui croyaient \u00e0 ce qu'ils faisaient, pensez donc ! \u00bb). On en parle avec un ton de voix qui est celui qu'on emploie pour les bicyclettes (qui n'\u00e9taient pas encore des v\u00e9los), les r\u00e9clames (qui n'\u00e9taient pas encore des \u00ab pubs \u00bb), les brouettes et les charrettes, mais aussi (et avec envie cette fois) pour les fromages non pasteuris\u00e9s, le lait \u00ab cru \u00bb, les pommes reinettes (celles qui furent et ne sont plus, qui ne sont en tout cas ni les Golden fades et hypersaines \u00e0 l'am\u00e9ricaine ni les Granny Smith australiennes (?) \u00e0 la peau cir\u00e9e d'un vert chimique). Ils sont de la m\u00eame \u00e9poque que le pain \u00ab cuit au four \u00bb et au \u00ab feu de bois \u00bb (que l'on regrette et envie. Regret et envie qui ont valu \u00e0 une habile cha\u00eene industrielle, aux produits aussi strictement m\u00e9canis\u00e9s et instantan\u00e9s que le reste des productions alimentaires, et n'ayant qu'un tr\u00e8s lointain rapport avec les fabrications anciennes, un succ\u00e8s foudroyant, d'essence purement onomastique, en choisissant de se nommer, pour mieux vendre les _fast breads_ qu'elle propose, \u00ab Fournil de Pierre \u00bb). On ajoute que le moule o\u00f9 cuisaient ces enseignants artisanaux a \u00e9t\u00e9 bris\u00e9, et qu'on n'en fabriquera plus des \u00ab comme \u00e7a \u00bb. Il me suffira ici de dire que de cette esp\u00e8ce \u00e9tait M. Castel.\n\n## 153 Pendant ces ann\u00e9es b\u00e9nies,\n\nPendant ces ann\u00e9es b\u00e9nies, le \u00ab calcul \u00bb et la \u00ab r\u00e9citation \u00bb furent et rest\u00e8rent mes \u00ab points forts \u00bb. Je dus sans doute \u00e0 mes facilit\u00e9s arithm\u00e9tiques, autant qu'\u00e0 ma rapidit\u00e9 collat\u00e9rale d'appr\u00e9hension des vers par la m\u00e9moire (le \u00ab nombre \u00bb soutient le souvenir du vers), l'indulgence (peut-\u00eatre excessive) avec laquelle M. Castel traita (ou plut\u00f4t ne traita pas) ma d\u00e9ficience scolaire principale : le d\u00e9sordre paroxystique dans l'accomplissement et la pr\u00e9sentation des \u00e9critures.\n\n(Mon exp\u00e9rience ne m'a jamais mis en pr\u00e9sence de ces enseignants s\u00e9v\u00e8res dont la tradition litt\u00e9raire est encombr\u00e9e. Bien au contraire. Ainsi, mod\u00e8le d'instituteur que j'avais, pour ainsi dire, sous la main, mon grand-p\u00e8re \u00e9tait indulgent, d'une indulgence quasi proverbiale. Les erreurs le faisaient souffrir. Il se sentait tellement en \u00ab sympathie \u00bb avec l'\u00e9l\u00e8ve qui les prof\u00e9rait, qu'il avait toutes les peines du monde \u00e0 se retenir de fournir les bonnes r\u00e9ponses \u00e0 sa place. (Il t\u00e9moignait aussi parfois de la m\u00eame propension dans les conversations ordinaires avec les adultes, au d\u00e9sespoir de ses interlocuteurs.)\n\nJ'ai suivi, bien plus tard, au temps de mes \u00e9tudes de math\u00e9matiques \u00e0 l'Institut Henri-Poincar\u00e9, un cours d'arithm\u00e9tique du Pr Salem, qu'on disait ancien banquier converti un jour \u00e0 cette discipline abstruse, o\u00f9 on donne un sens plus pur aux mots de la tribu des nombres (mon vieil ami Pierre Lusson, qui a oubli\u00e9 comme moi le pr\u00e9nom de Salem, que j'avais laiss\u00e9 en blanc pour compl\u00e9tion ult\u00e9rieure sur mon \u00e9cran, un peu g\u00ean\u00e9 de le d\u00e9signer ici de la nomination par trop famili\u00e8re, \u00ab Salem \u00bb, ne s'en souvient donc pas non plus, mais croit qu'il avait \u00e9t\u00e9 un des dirigeants de la Banque d'Indochine). Cet \u00e9minent math\u00e9maticien \u00e9tait litt\u00e9ralement incapable de \u00ab coller \u00bb un \u00e9tudiant \u00e0 un examen. On racontait \u00e0 son sujet l'histoire de l'interrogation d'un malheureux \u00e0 l'oral du certificat dit de \u00ab Math\u00e9matiques g\u00e9n\u00e9rales \u00bb, qui \u00e9tait rest\u00e9 totalement muet devant le tableau o\u00f9 \u00e9tait \u00e9crite l'\u00e9quation qu'on lui avait demand\u00e9 de r\u00e9soudre. Et Salem, avec d'infinies pr\u00e9cautions, parlant de sa voix douce faite encore plus douce pour ne pas l'effaroucher, lui disait : \u00ab Voyons, cette \u00e9quation, quelle est son esp\u00e8ce ? \u00bb Silence. \u00ab C'est une \u00e9quation, reprenait Salem de plus en plus doucement, une \u00e9quation diff... ? \u00bb Alors, brusquement illumin\u00e9 de compr\u00e9hension, l'\u00e9tudiant, disait la l\u00e9gende, avait compl\u00e9t\u00e9 le mot, non pas en l'adjectif, attendu, \u00ab diff\u00e9rentielle \u00bb, mais en \u00ab difficile \u00bb. \u00ab C'est une \u00e9quation difficile ! \u00bb avait dit l'\u00e9tudiant avec conviction. Et Salem, transport\u00e9 de bienveillance et de soulagement, lui disait : \u00ab C'est tr\u00e8s bien, tr\u00e8s bien, une \u00e9quation difficile. Voil\u00e0 qui est certain ! Vous \u00eates re\u00e7u. \u00bb)\n\n\u00c9crire \u00e9tait pour moi un exercice infiniment d\u00e9sagr\u00e9able, presque un supplice. En ces temps-l\u00e0 encore on \u00e9crivait avec de l'encre externe et liquide, au moyen de porte-plumes tremp\u00e9s dans un encrier. Chaque table d'\u00e9colier, chaque pupitre inclin\u00e9 de notre classe avait \u00e0 sa droite (\u00e9preuve suppl\u00e9mentaire pour mon \u00ab gauchisme \u00bb spontan\u00e9) un encrier de fa\u00efence blanche (dont la forme occupait, dans le champ des formes, une position interm\u00e9diaire entre le pot de fleurs et le pot de chambre (plut\u00f4t pot de fleurs par la g\u00e9om\u00e9trie, plut\u00f4t pot de chambre par la substance)) rempli d'une encre violette ou noire redoutablement encrante, adh\u00e9sive, tenace, persistante, mouillante, tachante et virtuellement ineffa\u00e7able.\n\nOn y trempait une plume d'acier au bec aigu, redoutable, bleue ou blanche, apr\u00e8s l'avoir, difficilement (\u00f4 combien !), fix\u00e9e sur le porte-plume tir\u00e9 du plumier au couvercle coulissant, charg\u00e9 aussi de crayons m\u00e2ch\u00e9s et de gommes, et il m'\u00e9tait quasiment impossible d'effectuer sans pertes, \u00e9claboussements, d\u00e9bordements, \u00e9talements et autres \u00e9garements, le transfert indispensable d'une goutte d'encre de la plume \u00e0 la page de mon cahier.\n\nLes pointes du bec de la plume s'\u00e9cartaient, ou s'\u00e9garaient, se brisaient m\u00eame, s'engageaient sur la ligne qu'il ne fallait pas, l'encre refusait brusquement de couler, puis s'exasp\u00e9rait, la plume griffait, crachait, imbibait une in\u00e9galit\u00e9 du papier, confondait les lettres, les mots, les phrases. Mes doigts devenaient bleus, noirs, violets, mes buvards se saturaient, il y avait de l'encre sur mon tablier, sur mon livre de lecture, sur le cahier de mon voisin qui m'avait demand\u00e9 une aide de premi\u00e8re urgence pour une multiplication. Il y en avait sur mon tablier, sur mes genoux nus, sur mon nez, mes oreilles, dans mes cheveux, dans mes chaussettes.\n\nUn jour o\u00f9 j'avais \u00e9t\u00e9 particuli\u00e8rement n\u00e9gligent dans la manipulation de cette encre la\u00efque, r\u00e9publicaine et obligatoire, M. Castel eut un rare mouvement d'humeur, et je subis une humiliation que je n'ai pas oubli\u00e9e. Il me tra\u00eena, sanglotant et d\u00e9grad\u00e9 devant tous, dans la classe des \u00ab petits \u00bb, o\u00f9 **je restai** (je le sens plus que je ne le vois) **toute une matin\u00e9e, p\u00e9trifi\u00e9 de honte, mes larmes couleur d'encre dissimul\u00e9es dans mon visage couvert de mon bras, le nez contre le bois rugueux de la table**.\n\nMes mouchoirs (que j'\u00e9garais constamment, comme mes b\u00e9rets, comme mes souliers ou sandales m\u00eame, que j'enlevais d\u00e8s que possible, une fois dehors, afin de marcher comme il est naturel qu'on marche, pieds nus), mes mouchoirs \u00e9taient parfaitement reconnaissables \u00e0 leurs taches d'encre. Car l'encre sans cesse coulait de moi, de cette partie de moi si inexplicablement rebelle \u00e0 ma volont\u00e9 qu'\u00e9tait mon porte-plume.\n\nJ'\u00e9tais d\u00e9sarm\u00e9 devant l'encre comme je l'\u00e9tais devant le sang qui tombait parfois verticalement et irr\u00e9pressiblement de mon nez heurt\u00e9 par un poing ou par un caillou. (Il m'est toujours aussi d\u00e9sagr\u00e9able, comme cela m'arrive parfois en automne, de me mettre \u00e0 saigner du nez dans le m\u00e9tro ou dans un autobus, et je me sens \u00e0 peu pr\u00e8s aussi d\u00e9sarm\u00e9, honteux, g\u00ean\u00e9.) Le sang poisse comme l'encre ancienne sur les Kleenex-buvards.\n\n## 154 Tout autre \u00e9tait l'encre, le sang des m\u00fbres de ronce,\n\nMais tout autre \u00e9tait l'encre, le sang rouge clair des m\u00fbres de ronce, qui ne tachait que les doigts, les jambes, m\u00eal\u00e9e \u00e0 l'\u00e9criture \u00e9nigmatique du sang r\u00e9el noirci sur les \u00e9gratignures. C'est pour cela sans doute que j'affectionnais les fausses encres, par tasses de jus rouge extraites des grappes de sureau press\u00e9es entre les mains puis essuy\u00e9es sur les v\u00eatements. C'est l'encre de sureau que je choisissais pour la servitude volontaire d'autres \u00e9critures, secr\u00e8tes, po\u00e8mes et r\u00e9cits, bient\u00f4t p\u00e2lies, bient\u00f4t effac\u00e9es d'elles-m\u00eames sur les pages, alors que l'\u00e9criture \u00e0 l'encre scolaire paraissait \u00e9ternelle, \u00e9ternellement destin\u00e9e \u00e0 d\u00e9noncer mes fautes d'orthographe et les maladresses de ma main.\n\nCar, s\u00e8che sur le cahier, et comme \u00e9ternelle, l'encre scolaire perp\u00e9tuait, quasi illisible, l'infantilit\u00e9 irr\u00e9ductible de mon \u00e9criture, dont j'avais honte sans parvenir \u00e0 y rem\u00e9dier (honte surtout en pr\u00e9sence de mon grand-p\u00e8re, mon mod\u00e8le, \u00e0 la calligraphie parfaite, alors que l'illisibilit\u00e9 rapide et saccad\u00e9e \u00e9tait caract\u00e9ristique des lettres de ma grand-m\u00e8re, moins aim\u00e9e).\n\nMais parfois, **au pied d'un platane, le cahier jet\u00e9 ouvert sur le cartable, les larges gouttes d'une pluie subite et br\u00e8ve lui redonnant une fluidit\u00e9 provisoire je voyais** , dans ma fascination retardant le moment de soustraire, en refermant le cahier, les exercices de calcul ou de grammaire \u00e0 une dissolution pr\u00e9matur\u00e9e g\u00e9n\u00e9ratrice de futurs d\u00e9sagr\u00e9ments familiaux ou scolaires, **la noirceur de l'encre bleuie, dilu\u00e9e d'eau, att\u00e9nu\u00e9e, se mettre en mouvement dans la page, jeter des passerelles de traces entre les lignes, annuler, confondre les jambages maladroits, les ratures, redonner aux mots, aux chiffres, en les m\u00ealant les uns avec les autres, les myst\u00e8res de l'indistinction**.\n\n(Notre \u00e9cole avait une cour, cette cour un\/pr\u00e9au', un petit espace couvert mais ouvert.) J'enferme le mot pr\u00e9au (et quelques autres, pr\u00e9lev\u00e9s dans cette nappe du temps), entre deux ailes \u00e9crites, ainsi :\/', car il a (ils ont) presque rejoint dans les limbes de la langue les \u00e2mes mortes des mots morts, et par cette innovation typographique j'entends leur donner un statut \u00ab ang\u00e9lique \u00bb : innovation qu'en m\u00eame temps, pour la signaler d'une incise br\u00e8ve, j'\u00e9tends entre les deux signes ordinaires des incises, la parenth\u00e8se ouvrante, \u00ab ( \u00bb, et la parenth\u00e8se fermante, \u00ab ) \u00bb, les _lunulae_ , \u00ab petites lunes \u00bb, donc, cette invention d'\u00c9rasme, mais, autre innovation, je pose ici le couple des parenth\u00e8ses dans l'ordre inverse de l'ordre \u00e9rasmien, qui est associ\u00e9 \u00e0 celui des phases lunaires (et va d'ailleurs, je le remarque, \u00e9trangement il me semble, non comme le calendrier, du premier au dernier quartier, mais en sens inverse). Ainsi aimerais-je marquer, parfois, comme ici, en renversant le sens de parcours d'une parenth\u00e8se, le cheminement r\u00e9trograde du souvenir. (Et dans ce\/pr\u00e9au' nous accrochions nos\/p\u00e8lerines', nous suspendions nos\/b\u00e9rets' (objets qu'une fois sur deux j'oubliais en repartant).\n\n **Je vois octobre ; le sol est sign\u00e9 de feuilles rougissantes ; je vois l'air, je vois le fra\u00eechissement de quatre heures de l'air d'automne, l'insistance des arbres sur le ciel, l'apr\u00e8s-midi qui va devenir bleu, devenir soir, l'urgence de l'air bleuissant, du jeu ;** c'est un moment comme celui, sans cesse r\u00e9it\u00e9r\u00e9, qui identifie le jeu en train de se jouer, apr\u00e8s quatre heures, quatre heures d'octobre, dans la cour d'\u00e9cole :\/ **jeu de barres'** ; un jeu de li\u00e8vres et tortues z\u00e9noniennes, mais o\u00f9 il y a plusieurs li\u00e8vres, plusieurs tortues, o\u00f9 il y a deux camps, mais pas un camp des li\u00e8vres et un camp des tortues, parce qu'on ne sait \u00ab _which is which_ \u00bb, parce que les li\u00e8vres et tortues de ce jeu n'ont pas leur r\u00f4le d\u00e9sign\u00e9 une fois pour toutes dans une g\u00e9om\u00e9trie de gestes r\u00e9gl\u00e9s, puisque li\u00e8vre est celui qui a quitt\u00e9 le dernier son camp, et que devient alors tortue le dernier li\u00e8vre.\n\n(N'est-ce pas ainsi que je joue dans ces pages ? j'y joue le \u00ab jeu de barres \u00bb z\u00e9nonien du souvenir. Des li\u00e8vres provisoires y rejoignent parfois des tortues provisoires, parfois pas. Mais ce qui est inachevable, proprement z\u00e9nonien, n'est pas leur course, c'est le geste, maintenant, de la poursuite, qui sans fin s'\u00e9puise, achev\u00e9 s'annule, sans fin se r\u00e9it\u00e8re, comme si une tortue carrollienne rattrap\u00e9e par un li\u00e8vre non moins carrollien r\u00e9clamait sans cesse, avant de conc\u00e9der sa d\u00e9faite, que soit une nouvelle fois projet\u00e9 le film de la course, et sa \u00ab photofinish \u00bb, pour v\u00e9rification, et v\u00e9rification de la v\u00e9rification, sans fin.)\n\nLe moment perp\u00e9tuel de l'\u00e9cole est ainsi son commencement : **apr\u00e8s le jeu venait un moment roux ; les bogues vertes, h\u00e9riss\u00e9es, h\u00e9rissons,** **des marrons d'Inde tomb\u00e9s des marronniers aux feuilles rousses rougissantes, le ciel tremp\u00e9, trembl\u00e9 de nuages, ombres rapides dans les flaques, barques cotonneuses, ciel cr\u00e9meux, couleur de boue ;**\n\n **un autre moment roux, identique ; les bogues vertes, h\u00e9riss\u00e9es, h\u00e9rissons, des marrons d'Inde tomb\u00e9s des marronniers aux feuilles rousses rougissantes, le ciel tremp\u00e9, trembl\u00e9 de nuages, ombres rapides dans les flaques, barques cotonneuses, ciel cr\u00e9meux, couleur de boue ;**\n\n **couleur de boue, ciel cr\u00e9meux, barques cotonneuses, ombres rapides dans les flaques, trembl\u00e9 de nuages le ciel tremp\u00e9, des marronniers aux feuilles rousses rougissantes, h\u00e9rissons, des marrons d'Inde tomb\u00e9s les bogues vertes, h\u00e9riss\u00e9es, un moment roux ;**\n\n## 155 Guetteur \u00e0 la fen\u00eatre de l'Enclos du Luxembourg, je vois la ville comme une amplification du jardin,\n\nGuetteur aux carreaux de la fen\u00eatre sur l'Enclos du Luxembourg, je vois la ville semblable \u00e0 une amplification du jardin, avec les rues-all\u00e9es, l'opacit\u00e9 des maisons-arbres, l'anticipation des parcours, une topologie lacunaire, en de grands cercles concentriques pour la d\u00e9ambulation du regard, de la marche, de la course. Du \u00ab C\u00f4t\u00e9 de l'\u00c9cole \u00bb on sort de la ville par deux \u00ab routes \u00bb, la route de Montr\u00e9al (o\u00f9 se trouve l'\u00e9cole), et la route de Limoux. En ce temps-l\u00e0 on sortait vite de la ville. Tr\u00e8s rapidement les maisons n'\u00e9taient plus des maisons de ville avec des num\u00e9ros de rue en fa\u00efence cr\u00e8me, jaune ou jaunie, peinte de bleu, ou en plaques \u00e9maill\u00e9es aux num\u00e9ros noirs, mais des \u00eeles : \u00eeles gard\u00e9es de murs, de murets. Les jardins et les maisons s'\u00e9cartaient, les vignes prenaient place.\n\nJe descendais la pente de l'enclos, tournais \u00e0 gauche, la rue descendait encore. Au point o\u00f9 les deux routes se s\u00e9parent, commencent, **il y a** , il y avait d\u00e9j\u00e0, un garage. Je regardais, **je regarde l'irisation narcotique de l'essence ruissel\u00e9e sur le sol de ciment, le r\u00e9glisse \u00e9cras\u00e9 du mazout.** La route de Limoux, comme on disait, rejoint bient\u00f4t l'Aude, qui coude \u00e0 Carcassonne, \u00e9tant descendue des Pyr\u00e9n\u00e9es vers le nord. Elle tourne \u00e0 droite, dans la direction de l'est, et s'en va finir dans la M\u00e9diterran\u00e9e.\n\nEntre la route et la rivi\u00e8re il y avait des jardins mara\u00eechers, des rizi\u00e8res de melons, de tomates, des roseaux, des sentiers, des ronces. Tout cela a disparu. Ma vue s'insurge. Mais si rien, ou presque, n'avait chang\u00e9, serait-ce mieux ? Retourner affronte l'alternative de deux moments difficiles : tout est l\u00e0, reconnaissable, mais on n'y est plus. Ou bien : plus rien n'est l\u00e0 semblable au souvenir, et on est l\u00e0, soi-m\u00eame, encore.\n\nSur la route de Limoux, la ville presque quitt\u00e9e, avant le chemin qui nous amenait jusqu'au bord de la rivi\u00e8re, par des apr\u00e8s-midi de juin, de juillet, de septembre, chaudes, en des jours de vacances, en des jeudis sans classe, mon grand-p\u00e8re s'arr\u00eatait parfois au caf\u00e9, \u00e0 droite dans la longue ligne droite, avant le tournant, o\u00f9 la route quittait l'Aude (pour la retrouver beaucoup plus loin, vers \u00ab Madame \u00bb, mais hors de port\u00e9e, cette fois, de nos marches). On s'asseyait **sous la tonnelle** , \u00e0 **une table m\u00e9tallique blanche \u00ab de jardin \u00bb,** sur **des chaises \u00e0 lattes vertes, au vert d\u00e9cim\u00e9, us\u00e9.** On s'asseyait dans l' **ombre chaude travers\u00e9e de mouches, de papillons, de gu\u00eapes en ao\u00fbt, septembre attir\u00e9es par les raisins, travers\u00e9e du soleil rendant vifs les cailloux blancs du sol** , et mon grand-p\u00e8re commandait pour nous des limonades, pour lui un demi-panach\u00e9, \u00e0 la bi\u00e8re d'une marque carcassonnaise (Ruoms ? ou Fritz-Lauer ? deux des bi\u00e8res d'alors, les plus mauvaises du monde, si j'en crois un commentaire de mes parents).\n\nIl buvait le m\u00e9lange modestement moussu de limonade et de bi\u00e8re lentement, car il n'est pas prudent, il n'est pas hygi\u00e9nique de boire trop et trop vite quand on a chaud. C'est imprudent, et cela ne d\u00e9salt\u00e8re m\u00eame pas. Il buvait le **liquide jaune tr\u00e8s p\u00e2le dans le verre** (il y avait tr\u00e8s peu de cette bi\u00e8re presque sans alcool dans sa limonade). Il buvait lentement le liquide amer-sucr\u00e9, sa **canne pos\u00e9e \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de lui contre la table, assis tr\u00e8s droit** , sans enlever **son canotier** de la t\u00eate sauf au moment de saluer le cafetier pour la commande, ou pour le resaluer au d\u00e9part, **apr\u00e8s avoir regard\u00e9 l'heure \u00e0 sa montre ronde de gousset, apr\u00e8s avoir sorti le porte-monnaie de la poche de son gilet, sorti les pi\u00e8ces du porte-monnaie et les avoir pos\u00e9es sur la table** , le montant exact compl\u00e9t\u00e9 d'un pourboire (mais seulement si nous n'avions pas \u00e9t\u00e9 servis par le patron).\n\nNous \u00e9tions assis sous les arbres, ou sous la vigne de la tonnelle, mais il ne retirait pas la protection quasi permanente de son cr\u00e2ne parfaitement priv\u00e9 de d\u00e9fenses naturelles contre les rayons du soleil, qu'il estimait capables de traverser l'\u00e9cran incertain des feuillages. D'ailleurs il gardait chez nous, il me semble, presque tout le temps son chapeau sur la t\u00eate, en Dauphinois rest\u00e9 m\u00e9fiant devant le sans-g\u00eane excessif du soleil m\u00e9diterran\u00e9en qui pouvait impr\u00e9gner m\u00eame l'air des int\u00e9rieurs.\n\n(Ce n'\u00e9tait pas, je crois, par coquetterie qu'il dissimulait ainsi sa calvitie absolue. Car chez lui, \u00e0 Caluire, dans son bureau, dans son atelier, et bien s\u00fbr dans la salle \u00e0 manger au moment des repas, il se montrait tranquillement d\u00e9v\u00eatu du dessus des sourcils.) La limonade piquait d\u00e9licieusement nos langues et parfois, remontant myst\u00e9rieusement par l'int\u00e9rieur jusqu'au-dessus de nos fronts, entre les deux yeux, venait picoter aussi dans nos cervelles, faux \u00ab rhume de cerveau \u00bb, comme il nous arrivait aussi parfois quand, la t\u00eate sous l'eau dans la rivi\u00e8re, nous laissions par erreur un peu de liquide entrer dans une narine.\n\nCar nous allions, dans ces promenades route de Limoux, jusqu'\u00e0 l'Aude pour nous baigner. C'\u00e9tait un endroit de petite chute, ou le courant \u00e9tait rapide mais l'eau peu profonde. Et d\u00e8s que mon p\u00e8re fut assur\u00e9 que nous \u00e9tions capables de brasse, et surtout de passer sous la surface de l'eau sans panique, les yeux ouverts, et d'y demeurer quelque temps, la rivi\u00e8re nous appartint. La pr\u00e9cipitation (relative) de l'eau entre les larges tables de pierre \u00e9tait un toboggan naturel qui nous lan\u00e7ait pieds ou t\u00eate en avant dans une clairi\u00e8re d'eau calme, d'o\u00f9 on s'extrayait sans peine en quelques brasses pour remonter, ruisselant, par la rive, jusqu'\u00e0 l'origine des \u00ab rapides \u00bb, tels que le Dernier des Mohicans n'en aurait pas rencontr\u00e9 de plus sauvages. Il y avait l\u00e0 comme un petit bois, des peupliers, des sureaux.\n\n **Les peupliers couvraient l'eau de leurs feuilles, impr\u00e9gnaient l'air de leur odeur personnelle, m\u00eal\u00e9e de miel**. Et surtout, des **minuscules capsules de leurs fruits** (?) s'\u00e9chappait, **neigeant sur la rivi\u00e8re, la bourre soyeuse, fine, brillante de leur \u00ab coton \u00bb** dont nous ramenions, avant qu'ils n'\u00e9clatent, dans nos poches, dans nos tabliers, dans le panier de Marie, de v\u00e9ritables r\u00e9coltes pour en r\u00e9pandre la l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 fr\u00e9missante en l'air du jardin ou pour les th\u00e9sauriser au contraire, en vue de la fabrication d'un oreiller d'une douceur qui serait incomparable, projet exaltant mais qui resta chaque saison inabouti.\n\n## 156 Par la rue d'Assas, aussi, on rejoint l'Aude,\n\nPar la rue d'Assas, aussi, on rejoint l'Aude, comme par la route de Limoux. Une vision \u00ab restitutive \u00bb prend, de tr\u00e8s haut, en tenailles les jardins descendants imp\u00e9n\u00e9tr\u00e9s, les maisons opaques entre les deux itin\u00e9raires de la vue, le premier sorti de la vitre dans la pluie sur l'Enclos, le second \u00e9chapp\u00e9 de la fra\u00eecheur estivale de la \u00ab buanderie \u00bb dans la chaleur du soleil d'apr\u00e8s-midi qui fait fondre le goudron piqu\u00e9 de gravier de la rue (\u00a7 29) (je \u00ab saute \u00bb aussi, directement du garage \u00e0 la rue, de mazout \u00e0 goudron, par le chemin du mot \u00ab r\u00e9glisse \u00bb).\n\nLes deux chemins se rejoignent, **je le vois ; la rue d'Assas descend assez brusque, dans l'apr\u00e8s-midi de sieste d'\u00e9t\u00e9, vide, \u00e0 la Chirico. \u00c0 droite, vers la rivi\u00e8re, une cascade de marches, puis un sentier, un sentier chaud, bruissant et bruyant de lumi\u00e8re, de bourdonnements d'insectes, de pas dans la poussi\u00e8re sableuse le long des jardins l\u00e9gumiers ; l'Aude l\u00e0-bas, qui se rapproche ;**\n\n **un sentier bruissant d'herbes jamais fauch\u00e9es ; de longues gramin\u00e9es et de fausses avoines, d'orties ; des fenouils (tiges m\u00e2ch\u00e9es contre la soif, au go\u00fbt d'anis, de limonade) ; des \u00e9pis surtout, des \u00e9pis d'herbe, pas de bl\u00e9, des \u00e9pis sans grains ; on cherche les plus longs \u00e9pis, les plus longs mesur\u00e9s l'un contre l'autre gagnent, que l'on conserve pour \u00e9prouver leurs successeurs, plus tard ;**\n\n **cueillis verts, souples, doux, tendres, quand l'herbe est encore fra\u00eeche, sucr\u00e9e, ils jaunissent ensuite, durcissent dans les poches ; ils volent alors droit en l'air et se fichent profond\u00e9ment dans les chevelures, dans la laine des pull-overs, o\u00f9 ils s'accrochent, s'enfouissent, de plus en plus tenaces, tels des hame\u00e7ons, puis se d\u00e9font (car compos\u00e9s d'\u00e9l\u00e9ments s\u00e9parables, semblables aux \u00ab chevrons \u00bb qui d\u00e9signaient les \u00ab c\u00f4tes \u00bb plus ou moins s\u00e9v\u00e8res, gradu\u00e9es sur les cartes Michelin) dans la laine parfois \u00e9chappant au regard, et se manifestant plus tard, du c\u00f4t\u00e9 int\u00e9rieur du pull-over (d\u00e9j\u00e0 satur\u00e9 de \u00ab bardanes \u00bb, grattant la peau) ;**\n\n **l'humidit\u00e9 proche, souterraine, de la rivi\u00e8re, des jardins arros\u00e9s, nourrit les plus singuliers des fruits du sentier, des cucurbitac\u00e9s sauvages, vagabonds, voyous, minuscules au regard des courges ou des concombres (mais on sent, on d\u00e9duit qu'ils appartiennent \u00e0 la m\u00eame parent\u00e8le v\u00e9g\u00e9tale), vert sombre, ovales de rugby, velus & r\u00eaches, d'ext\u00e9rieur aussi sec que la poussi\u00e8re, et cependant charg\u00e9s d'eau et de graines, d'une intense pression de liquide, d'une compulsion, d'un _impetus_ h\u00e9r\u00e9ditaire \u00e0 projeter leur profusion de graines, semences t\u00e9l\u00e9ologiquement invent\u00e9es par les anc\u00eatres pour la perp\u00e9tuation de la plante, une pression maintenue \u00e0 l'int\u00e9rieur des fruits dans une tension si acharn\u00e9e, si violente que serr\u00e9s fort entre les doigts ils \u00e9clatent, \u00e9claboussent jusqu'\u00e0 un, deux m\u00e8tres, obus merveilleusement con\u00e7us pour des escarmouches humides, des embuscades,**\n\n **ou pour la simple joie solitaire de provoquer le jaillissement soudain** **de leurs r\u00e9serves d'eau & de petites graines, surgies comme d'une volont\u00e9 art\u00e9sienne, comme vivante, animale, parente de la pression, de l'impulsion soudaine des minuscules griffes de sauterelles s'envolant de la paume vers le tremblant air chaud (ainsi du poing serr\u00e9 dans l'eau chaude du bain l'hiver s'\u00e9levait une fontaine verticale envelopp\u00e9e de vapeur (pour me borner \u00e0 cette unique et non biographiquement anachronique comparaison)) ; les plus m\u00fbrs de ces fruits ellipso\u00efdes, d\u00e8s qu'ils sont un peu jaunis, brunis sur place, avec leurs pointes comme de paille ou de papier d'avoine froiss\u00e9e, tiennent \u00e0 peine sur leur tige et tendent \u00e0 exploser d'eux-m\u00eames d\u00e8s qu'on les touche, touchait, grenades vertes d\u00e9goupill\u00e9es par le soleil.**\n\nOn les trouvait aussi dans les foss\u00e9s de la Cit\u00e9, avec les \u00e9pis, avec les boules accrocheuses des bardanes, au pied des tours Viollet-le-Duc pointues comme les souliers \u00e0 poulaines des personnages m\u00e9di\u00e9vaux de Samivel (dans ses illustrations du _Roman de Renart_ ). Ils faisaient l\u00e0 fonction d'obus toujours, mais cette fois tir\u00e9s de bombardes imaginaires, pour des sc\u00e9narios inspir\u00e9s de Walter Scott, o\u00f9 l'assaut pr\u00e9paratoire \u00e0 la d\u00e9livrance de prisonni\u00e8res et prisonniers de la Tour (de n'importe quelle tour) les accompagnait de fl\u00e8ches, tir\u00e9es haut de nos arcs de palmier vers le ciel d'ardoise au-dessus des toits de semblable couleur (qui donnent \u00e0 la Cit\u00e9 son allure exotique, d'implantation arbitraire, nordique et crois\u00e9e. Les ma\u00e7ons de l'Aude pr\u00e9f\u00e9raient jadis g\u00e9n\u00e9ralement la roseur ocre et arrondie des toits de tuile).\n\nUn sentier, un autre, s'\u00e9chappait des remparts vers le haut, vers le bois des excursions scolaires, **Gaja** , la Cit\u00e9 s'\u00e9loignant se ramassait, plus compr\u00e9hensible, plus vuln\u00e9rable \u00e0 hauteur et distance de collines, et en chemin **au bas des murets de pierres s\u00e8ches poussait une petite fleur \u00e0 grappes tr\u00e8s bleues, d'un bleu tr\u00e8s lourd, charg\u00e9es d'une odeur dense, et lourde elle-m\u00eame, et tenace, une odeur musqu\u00e9e comme le nom de la plante l'enferme,** **muscaris** **; je les froissais entre mes doigts ; j'emportais leur parfum jusque dans la nuit, dans la chambre ; il s'\u00e9levait dans l'air sombre, soulign\u00e9 de toutes les odeurs v\u00e9g\u00e9tales, feuillues et florales, des odeurs argileuses et min\u00e9rales, d\u00e9pos\u00e9es pendant le jour sur ma peau empoussi\u00e9r\u00e9e, \u00e9gratign\u00e9e, piqu\u00e9e de fourmis, caram\u00e9lis\u00e9e de soleil ; toutes odeurs qui r\u00e9sumaient le jour, composaient une m\u00e9lodie du jour lib\u00e9r\u00e9e par les membres nus entre les draps,**\n\n **et au-dessus du parfum des muscaris, au moment de saisir le sommeil dans l'oreiller, recommen\u00e7ait \u00e0 s'envoler dans l'air de la nuit le tourbillon criard, le foulard agit\u00e9 des noires corneilles sans** **cesse tournoyant leurs protestations v\u00e9h\u00e9mentes et factices, autour des t\u00eates-tours fich\u00e9es sur les \u00e9paules des remparts.**\n\n## 157 Il y a onze ans, j'ai achev\u00e9 un livre de po\u00e8mes par un \u00ab chant \u00bb, emprunt\u00e9 aux Indiens chippewas,\n\nIl y a onze ans, j'ai achev\u00e9 un livre de po\u00e8mes par un \u00ab chant \u00bb, emprunt\u00e9 aux Indiens chippewas, un de ces \u00ab chants pour \u00e9corce \u00bb qui sont pour moi des po\u00e8mes, selon l'id\u00e9e que je me fais de la po\u00e9sie. C'est un Chant des nuages, que je me suis appropri\u00e9 pour en faire le dernier et le plus court po\u00e8me de ce livre, dont le titre est _Dors_ , pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 de _Dire la po\u00e9sie_ (c'est aussi le plus court po\u00e8me que j'aie jamais \u00e9crit). Il comporte trois mots, en deux vers s\u00e9par\u00e9s d'une ligne de blanc :\n\nChant des nuages\n\nLes nuages\n\nchangent\n\nMettre ces mots en po\u00e8me c'est, toujours selon l'id\u00e9e de la po\u00e9sie qui m'est propre, les disposer **\u00ab hors-temps \u00bb,** et **\u00ab hors-l\u00e0 \u00bb**. C'est pour l'\u0153il, sur la page, en un volume d'air pour l'oreille int\u00e9rieure du lecteur ou auditeur de po\u00e9sie, les placer **\u00ab ici-maintenant \u00bb.** Et, peut-\u00eatre plus pr\u00e9cis\u00e9ment encore je devrais \u00e9crire, marquant leur isolement dans la langue selon les conventions typographiques que j'ai invent\u00e9es plus haut pour certains vocables aux couleurs pass\u00e9es, afin de leur restituer un pr\u00e9sent,\/ **hors-temps',\/ hors-l\u00e0',\/ ici-maintenant'**.\n\n\u00ab Les nuages \u00bb, chantait l'\u00e9corce de bouleau chippewa quelque part sous la fronti\u00e8re canadienne, pour enregistrement sur les rouleaux de cire de Frances Densmore, vers la fin du si\u00e8cle dernier, \u00ab Les nuages\/changent \u00bb. Ils changeaient, ils changent, sur les plaines du Minnesota couvertes de bisons comme sur la vall\u00e9e de l'Aude en 1941, mais ce que le po\u00e8me fait de ces mots est extr\u00eamement proche de dire, simplement en \u00e9tant devenu un po\u00e8me qui les englobe, qui les place, c'est **la permanence de leur changement.**\n\nUne d\u00e9finition semblable a \u00e9t\u00e9 propos\u00e9e pour la m\u00e9moire : \u00ab permanence du changement \u00bb. Et je serais assez proche d'y souscrire, en y ajoutant (c'est implicite) \u00ab en nous \u00bb, mais elle me para\u00eet cependant insuffisamment sp\u00e9cifique, car elle ne dit de nous rien de plus que le fait que nous sommes des objets du monde, et tous les objets du monde ont ceci en commun d'\u00eatre et de n'\u00eatre que la permanence provisoire de certains changements.\n\nLes nuages nous disent cela de la mani\u00e8re la plus pure, la plus sereine, la plus \u00e9prouvante. Telle est la source in\u00e9puisable de leur fascination. J'ai compris les Chippewas (j'ai fait le r\u00eave de les comprendre), je leur ai \u00e9t\u00e9 reconnaissant, au point de leur voler leurs paroles, d'avoir saisi cela comme le chant ultime des nuages, la persistance hypnotique de leurs changements, de leur continuit\u00e9 changeante, dans toute la g\u00e9n\u00e9ralit\u00e9 du ciel, au-dessus de l'oc\u00e9an des particularit\u00e9s, au-dessus des herbes, cailloux, fourmis, flaques de boue, lacs quintessenci\u00e9s de la pluie.\n\nCar c'est bien eux que je retrouve, les nuages, dans ces parcours de l'\u00e9cole \u00e0 la rivi\u00e8re, de la rivi\u00e8re \u00e0 la Cit\u00e9, de la Cit\u00e9 vers les collines. Ils m'accompagnent de toute leur indirection formelle, de leurs formes dont nul ne disait rien de stable, rien de pr\u00e9cis, nul ne pouvait rien dire avant que ne les classe, ne les nimbe, ne les stratifie, ne les cumule en leurs familles, vers 1800, le pharmacien quaker Luke Howard. (Mais la parole chippewa n'en devient pas caduque. Elle reste encore enti\u00e8rement juste : Les nuages\/changent.)\n\nLes nu\u00e9es m'accompagnent dans ces territoires du dehors, envelopp\u00e9es, pr\u00e9serv\u00e9es par le vent, qui les pousse, les \u00e9miette, les soul\u00e8ve, les culbute, et sous elles, sous eux, nuages, sous eux seuls je peux \u00eatre assur\u00e9 de la proximit\u00e9 myope des ronces, des sureaux, des verres o\u00f9 montent les bulles, des marrons dans leurs bogues rousses, des pages \u00e0 l'encre bleue, et noire, et rouge et violette mouill\u00e9e, troubl\u00e9e, bleue et noire surtout des muscaris, des pies, des corneilles, images-m\u00e9moire intenses comme coll\u00e9es sur mes yeux. Sans les nuages coulant sur une table de ciel, pas de survie de ces souvenirs.\n\nAinsi je me les imagine pr\u00e9sents pour moi, gardiens de ma m\u00e9moire, garants de ma m\u00e9moire, m\u00eame s'il m'est impossible de placer l\u00e0, ou l\u00e0, pr\u00e9cis\u00e9ment, la moindre de leurs formes particuli\u00e8res : ni les mouchoirs ni les \u00e9charpes, ni les barques larges charg\u00e9es de gris, ni les \u00e9cumes, les flocons, les aiguilles, toutes variations de leurs \u00eatres m\u00eames, de leurs _inscapes_ , que j'ai \u00e0 un moment ou un autre en ces ann\u00e9es vues, absorb\u00e9es, reconnues, surprises, la t\u00eate en arri\u00e8re renvers\u00e9e dans la marche pour n'apercevoir que le ciel en eux, qu'eux dans le ciel, ou les mains aux tempes pour gommer de ma vision le sol, les maisons, les fils t\u00e9l\u00e9graphiques, pour ne fixer que leur passage rapide dans l'eau, dans l'eau d'une flaque, quelque part. Juste au pied de la fen\u00eatre sur l'Enclos du Luxembourg, peut-\u00eatre.\n\n## 158 Entre Villegly et Sall\u00e8les, dans le Minervois, un peu au nord, nord-ouest de Carcassonne,\n\nEntre Villegly et Sall\u00e8les, dans le Minervois, un peu au nord, nord-ouest de Carcassonne, un chemin non goudronn\u00e9 mais \u00ab carrossable \u00bb (o\u00f9 pouvaient passer les charrettes, o\u00f9 passent aujourd'hui, quoique rares, des voitures) traverse les garrigues le long d'une minuscule rivi\u00e8re, la C\u00e8ze, qui descend de la Montagne Noire, irrigue Sall\u00e8les et va se jeter (si j'ose dire) \u00e0 Villegly, dans un \u00e0 peine plus imposant cours d'eau au fier nom de Clamous, lui m\u00eame tributaire de l'Aude.\n\nLa maison o\u00f9 se sont retir\u00e9s mes parents, \u00e0 leur retraite, qui est \u00e0 eux, \u00e0 nous, leurs enfants, depuis le d\u00e9but des ann\u00e9es cinquante, la Tuilerie de Saint-F\u00e9lix, une \u00ab campagne \u00bb sur la Route minervoise, pr\u00e8s d'un carrefour aux quatre directions nomm\u00e9es de quatre villages, \u00ab Conques-sur-Orbiel, Villalier, Villegly et Bagnoles \u00bb, n'est pas loin.\n\n(Le carrefour fut longtemps connu sous le nom de \u00ab Gare de Bagnoles \u00bb, en souvenir d'un petit arr\u00eat ferroviaire (un train autrefois y passait, dont parle Gaston Bonheur dans ses _Souvenirs_. Nous ne l'avons pas connu en activit\u00e9, mais les rails en \u00e9taient encore visibles dans le goudron pendant quelques ann\u00e9es apr\u00e8s la guerre). Les plus jeunes chauffeurs des \u00ab cars \u00bb de ramassage scolaire o\u00f9 je monte parfois, tr\u00e8s t\u00f4t, l'hiver, pour aller prendre le train \u00e0 Carcassonne, ne la connaissent plus, et la derni\u00e8re trace onomastique du petit train du Minervois vient m\u00eame de dispara\u00eetre des \u00ab horaires \u00bb.)\n\nCe chemin, le beau village en pente de Sall\u00e8les (qui, apr\u00e8s avoir \u00e9t\u00e9 presque abandonn\u00e9 il y a dix ans, se convertit terriblement en r\u00e9sidences carcassonnaises secondaires), les garrigues des deux c\u00f4t\u00e9s de la C\u00e8ze, face \u00e0 la Montagne Noire \u00e0 laquelle Sall\u00e8les s'adosse et tourne le dos, voil\u00e0 des lieux que je connais depuis cinquante ans. J'y ai couru, saut\u00e9, grimp\u00e9, roul\u00e9, escalad\u00e9 enfant, j'y marche encore, avec plus de lenteur et de circonspection aujourd'hui, quand je viens \u00e0 la Tuilerie.\n\nDe chaque c\u00f4t\u00e9 de la vall\u00e9e les garrigues s'\u00e9l\u00e8vent assez haut (c'est une fin de garrigue, elles ont couru depuis l'H\u00e9rault et elles s'ach\u00e8vent l\u00e0, ou presque, interrompues ici sur leur flanc gauche (en regardant vers le nord) par la vall\u00e9e de l'Orbiel, de face par la bande \u00e9troite de terres basses \u00e0 vignes qui les s\u00e9pare partout de la Montagne Noire puis de la frange inf\u00e9rieure du Massif central), et sur l'une ou l'autre de ces hauteurs j'ai l'habitude (presque lamartinienne : \u00ab Souvent, sur la colline, \u00e0 l'ombre du vieux ch\u00eane \u00bb (vers o\u00f9 il faudrait remplacer \u00ab ch\u00eane \u00bb par \u00ab pin \u00bb...)) de m'asseoir sur une pierre plate ou un coussin d'aiguilles de pin (entre des ch\u00eanes qui n'ont pas d'ombre, qui ne sont que de tout petits ch\u00eanes verts) pour regarder les nuages.\n\nJe viens l\u00e0, des jours de grand vent d'ouest, de _cers_ , surtout, mais de beau temps, pour une longue contemplation de nuages. J'ai plac\u00e9 l\u00e0 mon observatoire, mon centre de reconnaissance, de m\u00e9morisation de leurs formes, de leurs mouvements, de leurs changements. Je ne suis pas un savant de nuages, je connais mal leurs classes, leurs esp\u00e8ces, leurs genres, leurs vari\u00e9t\u00e9s, les catastrophes \u00ab thomistes \u00bb dont pourraient s'interpr\u00e9ter leurs mutations. La science n\u00e9buleuse est (ou du moins fut longtemps), comme l'astronomie, selon la distinction miln\u00e9rienne, une science \u00e0 \u00ab observatoire \u00bb, c'est-\u00e0-dire sans possible exp\u00e9rimentation. Les nuages, comme les astres, vont leur cours de nuages, sans interf\u00e9rences, sinon des aigles et des avions.\n\nEt je les vois surgir dans le ciel clair, l\u00e9ger, bleu, l\u00e9gers eux-m\u00eames, blancs, nets, cotonneux, souples, arrondis, pouss\u00e9s par le vent net, d\u00e9cid\u00e9. Ils apparaissent, pouss\u00e9s au bord de la Montagne Noire, h\u00e9sitent, puis s'\u00e9lancent, tombent un peu, se jettent dans la cuve d'eau bleue du ciel. Et je les suis des yeux dans leur navigation continue, de la gauche \u00e0 la droite de la vue, jusqu'\u00e0 ce qu'ils disparaissent, \u00e0 ma droite, vers les lointains incertains de la M\u00e9diterran\u00e9e.\n\nJe laisse passer du temps et des nuages, comptant le temps non en minutes ou en heures, mais en unit\u00e9s de contemplation, les **nuheures** : une nuheure est le temps que met un nuage de r\u00e9f\u00e9rence pour traverser le ciel. Mon souvenir est plein de ces images. De tr\u00e8s loin du pass\u00e9 me parviennent, du m\u00eame point, dans les m\u00eames circonstances, ces images de la circulation lente des nuages sur l'horizon minervois : ils surgissent dans le ciel clair, l\u00e9ger, bleu, l\u00e9gers eux-m\u00eames, blancs, nets, cotonneux, souples, arrondis, pouss\u00e9s par le vent net, d\u00e9cid\u00e9. Ils apparaissent, **nuheure** apr\u00e8s **nuheure** , pouss\u00e9s au bord de la Montagne Noire, h\u00e9sitent, puis s'\u00e9lancent, tombent un peu, se jettent dans la cuve d'eau bleue du ciel.\n\nEt parfois je me demande : si les nuages avaient subi, depuis les temps pass\u00e9s de ces images qui me parviennent, accentu\u00e9es de toute l'\u00e9motion du souvenir, une d\u00e9c\u00e9l\u00e9ration z\u00e9nonienne, si la distance qu'ils parcourent pendant la premi\u00e8re minute de temps ancien et r\u00e9el \u00e9tait la moiti\u00e9 de celles qu'il leur avait \u00e9t\u00e9 permis de franchir pendant la premi\u00e8re, et encore, pendant la deuxi\u00e8me minute, la moiti\u00e9 de la distance pr\u00e9c\u00e9dente, et ainsi s'allongeant ind\u00e9finiment le temps vrai d'une **nuheure** , ne me serais-je pas, ne suis-je pas, comme nous tous en nos m\u00e9moires, moi qui les regarde en ce moment, d'un regard int\u00e9rieur m'effor\u00e7ant \u00e0 la contemplation d'une limite, d'une origine, ne suis-je pas comme \u00e0 l'infini \u00e9loign\u00e9 ?\n\n## 159 Nous vivions \u00e0 Carcassonne, comme j'ai dit\n\nNous vivions \u00e0 Carcassonne, comme j'ai dit. En arrivant de Tulle avec leurs trois enfants \u00e0 l'automne de 1937, nomm\u00e9s dans un \u00ab poste double \u00bb, denr\u00e9e rare pour les couples d'enseignants \u00e0 cette \u00e9poque malthusienne de post-crise et de pr\u00e9-guerre, mon p\u00e8re \u00e0 la \u00ab chaire de philosophie \u00bb o\u00f9 il succ\u00e9dait \u00e0 l'\u00e9minent cart\u00e9sien Ferdinand Alquier, ma m\u00e8re comme professeur d'anglais, mes parents \u00e9taient aussi accompagn\u00e9s d'une jeune Corr\u00e9zienne (pas tellement jeune d'ailleurs car elle avait l'\u00e2ge de ma m\u00e8re, trente ans), Marie Noilhac, de Souillac, Corr\u00e8ze, mais pour nous et pour toujours, jusqu'\u00e0 sa mort l'ann\u00e9e derni\u00e8re, Marie.\n\nEn 1943, il me semble, Marie fit la connaissance, un dimanche, d'un vigneron de Villegly, dans le Minervois, Antoine Bonafous. Il \u00e9tait vigneron mais aussi un passionn\u00e9 de chevaux, avec lesquels il avait des relations confiantes, et qu'il accompagnait parfois dans leurs voyages, pour les guider et rassurer. Il n'\u00e9tait aucunement un maquignon, il ne les poss\u00e9dait pas, ne les vendait pas pour le profit, mais s'occupait d'eux, les nourrissait, les rassurait pendant leur p\u00e9riple en \u00ab chemin de fer \u00bb, pour une r\u00e9mun\u00e9ration modeste. Le reste du temps il \u00e9tait dans sa maison de Villegly, dans sa cave, dans son jardin au bord de la Clamous, dans ses vignes de garrigue.\n\nAntoine et Marie se parl\u00e8rent, je pense que ce fut sur la place d'armes, sur les all\u00e9es Barb\u00e8s, d'autres dimanches, quelques mois, en notre absence. Antoine la demanda en mariage, et elle accepta. Elle prit cong\u00e9 de mes parents, de nous enfants, de Jean-Ren\u00e9, \u00ab Nanet \u00bb, le plus jeune, qu'elle avait vu na\u00eetre, \u00e0 la Saint-Jean de 1939, son pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 (partialit\u00e9 \u00e9vidente, spontan\u00e9e et sans malice, que personne ne songea jamais \u00e0 lui reprocher (t\u00e9moignage d'un petit papier secret de mon fr\u00e8re Pierre, \u00ab d\u00e9couvert \u00bb un jour derri\u00e8re le \u00ab cosy \u00bb du bureau lors d'un nettoyage : \u00ab Marie est une gentille, mais bien souvent elle me gronde, quand c'est Nanet qu'il faut gronder \u00bb (je note \u00ab de m\u00e9moire \u00bb comme on dit, c'est-\u00e0-dire que j'ai enti\u00e8rement oubli\u00e9 les invraisemblances orthographiques de l'original))).\n\nMarie \u00e9tait grande, tr\u00e8s droite, avec cette tenue de corps qui fait dire en Provence : c'est une \u00ab belle femme \u00bb. Elle \u00e9tait d'une famille paysanne corr\u00e9zienne, plut\u00f4t antipathique \u00e0 ce que j'ai cru comprendre, qu'elle avait abandonn\u00e9e aventureusement & sans regret pour suivre mes parents, et contre la volont\u00e9 des siens qui la tenaient dans une d\u00e9pendance presque esclavagiste, jusque dans l'Aude lointaine et louche. Elle ne renoua jamais vraiment avec eux.\n\nElle n'avait pas fait d'\u00e9tudes, lisait peu mais avait une sorte d'appr\u00e9hension esth\u00e9tique intense et spontan\u00e9e qui l'avait amen\u00e9e, la premi\u00e8re fois o\u00f9, du \u00ab pick-up \u00bb, s'\u00e9tait \u00e9lev\u00e9e la musique d'une sonate pour piano et violon de Mozart \u00e0 r\u00e9agir, en se pr\u00e9cipitant depuis la cuisine pour dire : \u00ab Oh que c'est beau ! \u00bb (semblable en cela \u00e0 certains Indiens (mythiques ?) de l'Amazone qu'on citait jadis dans les cours de psychologie (argument pr\u00e9sent\u00e9 na\u00efvement (?) en faveur de l'universalit\u00e9 d'une composante du \u00ab go\u00fbt \u00bb musical et partant, de la sup\u00e9riorit\u00e9 du classicisme tonal dans sa version mozartienne)).\n\nAinsi, en 1943, elle quitta la rue d'Assas pour s'installer en ma\u00eetresse de maison, dans la rue principale de Villegly, qui est tout simplement la Route minervoise. Antoine avait quelques ann\u00e9es de plus qu'elle, \u00e9tait veuf, et vivait avec un oncle de sa premi\u00e8re femme, l'Oncle, avec lequel Marie eut quelques disputes, mais pas longtemps, car c'\u00e9tait un vieil et brave homme, grincheux et bourru mais sans m\u00e9chancet\u00e9. Il nous offrait de trinquer avec lui et nous disions alors \u00e0 sa suite, \u00e0 voix haute, en levant nos verres, le n\u00f4tre de limonade, le sien de vin : \u00ab Dragons, frisez vos moustaches ! \u00bb\n\nCar la maison de Marie et d'Antoine devint en alternance (un peu jalouse) avec celle de mes grands-parents, rue de l'Orangerie \u00e0 Caluire, notre lieu de refuge et de vacances jusqu'au milieu des ann\u00e9es cinquante. La \u00ab Tuilerie \u00bb, o\u00f9 mes parents habitent maintenant, a \u00e9t\u00e9 choisie par Antoine, et il en aurait \u00e9t\u00e9 le conseiller et le protecteur sans sa mort pr\u00e9matur\u00e9e. (Mais je ne \u00ab bifurquerai \u00bb pas de nouveau ici dans ma \u00ab r\u00e9collection \u00bb.)\n\nLa porte de la maison s'ouvrait sur la rue-route ensoleill\u00e9e (qu'on traversait alors sans risques, tant les voitures \u00e9taient rares, pour rejoindre la \u00ab remise \u00bb, o\u00f9 \u00e9taient les chevaux, les lapins, le vin, les provisions), et c'\u00e9tait une porte de bois d\u00e9coup\u00e9e dans un grand portail en bois qui pouvait s'ouvrir lui-m\u00eame pour le passage de la charrette. L'escalier montait \u00e0 droite jusqu'aux \u00e9tages d'habitation.\n\n **Un peu de jour passait, vers le haut, dans l'intervalle du portail et du mur et, assis sur les marches de l'escalier, je regardais longuement, miracle de l'optique, les passants et les charrettes se refl\u00e9ter en silhouettes renvers\u00e9es sur le plafond, pendant que les voix, les pas, assourdis, indistincts et r\u00e9fract\u00e9s en traversant l'\u00e9paisseur du bois, soulignaient ces d\u00e9fil\u00e9s d'ombres.**\n\n## 160 Avec l'Oncle, avec Marie, avec Dick l'\u00e9pagneul, avec des paniers d'osier aux fonds couverts de feuilles de vigne,\n\nAvec l'Oncle, avec Marie, avec Dick l'\u00e9pagneul, avec des paniers d'osier aux fonds couverts de feuilles de vigne, pour les tomates, pour les fraises, pour les melons, nous allions, par la Route minervoise, au jardin, au \u00ab jardin d'Antoine \u00bb. La route \u00e9tait toujours quasi d\u00e9serte de voitures, et les rares voitures y \u00e9taient lentes, \u00ab gazog\u00e8nes \u00bb poussifs, presque aussi lentes que les charrettes tir\u00e9es par les chevaux raisonnables, et de rares cyclistes s'y hasardaient, sous le fort soleil de juin, visibles de loin quand ils arrivaient de l\u00e0-bas, de Villeneuve- (ou) Laure-Minervois, de Rieux ou Caunes.\n\nUn jour, remontant du jardin, nous avons aper\u00e7u dans la distance, contre le soleil \u00e9blouissant, un v\u00e9lo qui venait vers nous et mon fr\u00e8re Pierre aussit\u00f4t a dit : \u00ab Celui qui va si vite c'est papa ! \u00bb Il avait raison. Nous n'\u00e9tions pas autrement surpris. Mais lui ne s'attendait pas du tout \u00e0 nous voir. Il n'aurait pas d\u00fb \u00eatre l\u00e0 en juin 44, quelques jours apr\u00e8s le \u00ab d\u00e9barquement \u00bb de Normandie, mais ailleurs, rue d'Assas, ou dans sa classe par exemple. Cependant nous ne faisions aucunement attention \u00e0 de si flagrantes incoh\u00e9rences dans les r\u00e9cits adultes. Il \u00e9tait naturel de rencontrer notre p\u00e8re sur la Route minervoise. Car ce qui \u00e9tait important, c'est qu'il allait vite. C'est cela qui \u00e9tait dans l'ordre des choses. De toute fa\u00e7on Antoine et Marie qui pensaient la m\u00eame chose que lui de la guerre n'allaient pas non plus faire de commentaires \u00e9tonn\u00e9s sur cette apparition. Ils pensaient pareil, il n'y avait pas d'autre possibilit\u00e9. Et l'Oncle \u00e9galement, mais il avait tendance \u00e0 confondre tous les \u00ab boches \u00bb, pass\u00e9s et pr\u00e9sents dans la m\u00eame r\u00e9probation : \u00ab Dragons, frisez vos moustaches \u00bb, nous r\u00e9p\u00e9tait-il, en levant son verre \u00e0 l'invocation de la Victoire (pas de la Lib\u00e9ration). (Il gardait cach\u00e9 son fusil pour le moment propice. Le Minervois \u00e9tait fortement repr\u00e9sent\u00e9 dans les maquis de l'Aude.)\n\nLa Clamous (ou Clamoux) commen\u00e7ait l\u00e0, au jardin, et son territoire, son existence m\u00eame en ce qui nous concernait s'\u00e9tendait jusqu'au village puis au-del\u00e0 du village jusqu'\u00e0 l'entr\u00e9e du tr\u00e8s petit village voisin, Bagnoles : une toute petite rivi\u00e8re au nom triomphant, dont on se moque volontiers en temps ordinaire o\u00f9 la continuit\u00e9 de son cours dispara\u00eet presque de s\u00e9cheresse, mais que les orages emplissent parfois soudainement d'une violence quasi proven\u00e7ale. Elle fait alors, m\u00eame si ce n'est que pour peu de temps, pleinement honneur \u00e0 l'\u00eatre de son nom (qu'il faut alors dire \u00ab Clamou-ssss \u00bb, ou \u00ab Clamou-ks \u00bb). Au bord de la Clamous il y avait des peupliers, des saponaires et des ronces, donc des m\u00fbres. Et dans la Clamous les poissons.\n\nLa Clamous \u00e9tait peupl\u00e9e de son peuple, les poissons. Dans l'eau peu profonde, claire, nous les voyions d\u00e9ambuler, affair\u00e9s, fr\u00e9tillants ou importants, dispara\u00eetre effarouch\u00e9s par nos ombres sous les berges clapotantes, sous les pierres. Leur taille \u00e9tait \u00e0 peu pr\u00e8s proportionnelle au volume du bassin qu'ils habitaient. Les plus gros avaient la longueur d'un _ell_ , cette mesure m\u00e9di\u00e9vale qui a la valeur de la distance du creux du coude \u00e0 l'extr\u00e9mit\u00e9 des doigts (un unit\u00e9 de mesure invent\u00e9e par des p\u00eacheurs comme nous, des p\u00eacheurs sans accessoires, c'est certain), mais c'\u00e9tait un _ell_ ad\u00e9quat \u00e0 la Clamous et \u00e0 mon \u00e2ge, un tout petit _ell_. Il y avait quand m\u00eame, dans des creux bien dissimul\u00e9s, quelques assez imposants cabots.\n\nLes p\u00eacheurs \u00e0 la ligne d\u00e9daignaient la Clamous, qui ne nourrissait pas de poissons nobles, comme les torrents de la Montagne Noire (et la Clamous elle-m\u00eame, en sa jeunesse montagnarde), ni abondants suffisamment comme l'Aude, l'Orbiel ou le Canal du Midi. Petits et d\u00e9lur\u00e9s, ses poissons prosp\u00e9raient fr\u00e9missants, agiles. Il y avait aussi quelques rats d'eau, quelques \u00e9crevisses. Et j'ai vu, une seule fois h\u00e9las, dans un secteur de la rivi\u00e8re o\u00f9 nous n'allions presque jamais, en amont du jardin **une loutre** , animal britannique s'il en est un, sorti tout droit des nouvelles de Saki ou de _The Wind in the Willows_. Ce fut une vision br\u00e8ve, mais ineffa\u00e7able, th\u00e9sauris\u00e9e. **Elle \u00e9tait affal\u00e9e, sombre masse de cuir sur une large dalle ensoleill\u00e9e et j'eus \u00e0 peine le temps de la voir se glisser souplement dans la paume de l'eau, son royaume, et dispara\u00eetre \u00e0 jamais.** Et quand je l'ai revue, quand j'ai revu sa t\u00eate \u00e9tonn\u00e9e aux yeux ronds, ce fut \u00e0 Berlin, un Berlin de livre, dans _Enfance berlinoise_ de Walter Benjamin. Et je l'ai reconnue sans h\u00e9siter : c'\u00e9tait elle, la \u00ab bonne loutre vertueuse\/qui r\u00e9siste \u00e0 tous les poisons \u00bb de l'oubli.\n\nJe ne sais comment j'ai con\u00e7u l'ambition de la p\u00eache, sans doute des r\u00e9cits de mon p\u00e8re pendant notre voyage \u00e0 Toulon. Et il n'y avait qu'un mode de p\u00eache possible : \u00e0 la main. J'ai p\u00each\u00e9. J'ai p\u00each\u00e9 des heures dans l'eau fra\u00eeche ou ti\u00e8de, sous l'ombre des peupliers, sous l'air br\u00fblant. Je ne p\u00eachais que des barbeaux, des barbeaux truit\u00e9s et des cabots (presque les seules esp\u00e8ces pr\u00e9sentes dans la Clamous. Les truites ne descendaient pas si bas). Mais ils n'\u00e9taient pas alors pour moi gibier, nourriture (comme nous les avons parfois trait\u00e9s plus tard, mon fr\u00e8re et moi, malgr\u00e9 le peu d'enthousiasme pour leur fadeur h\u00e9riss\u00e9e d'ar\u00eates dans les cuisines familiales et les assiettes). Ils \u00e9taient mes partenaires dans un jeu, au fond assez analogue au jeu de barres, \u00e0 \u00ab chat perch\u00e9 \u00bb et m\u00eame au jeu de S'avancer-en-rampant (avec cette diff\u00e9rence que les autres joueurs, les poissons, n'\u00e9taient pas, mais pas le moins du monde volontaires !).\n\nMon but \u00e9tait de les attraper, de les sortir de l'eau (et ensuite de les restituer \u00e0 leur \u00e9l\u00e9ment), le leur \u00e9tait de ne pas se laisser faire. Pour qui a jamais tent\u00e9 de saisir un poisson dans son \u00e9l\u00e9ment, cette ambition semblera insens\u00e9e. Et d'ailleurs, s'emparer d'un poisson dans un bassin de parois lisses est quasiment impossible (sauf en le faisant sauter sur la berge avec la \u00ab poign\u00e9e \u00bb d'eau qui le contient, exploit fort difficile (sauf pour les chats)). Mais la Clamous n'\u00e9tait pas une piscine. Il y avait des pierres, des rochers dans le courant. Et il y avait les berges.\n\nLa tactique des poissons \u00e9tait simple. D\u00e8s que ma main dans l'eau s'approchait d'eux, ils se r\u00e9fugiaient sous une roche, ou sous la rive terreuse, basse et lourde, enchev\u00eatr\u00e9e d'herbes, de racines. Ils se collaient contre la paroi de roche ou s'enfon\u00e7aient le plus possible dans la terre du bord, et ne bougeaient plus.\n\nMa tactique n'\u00e9tait pas moins simple. Je glissais une main doucement jusqu'\u00e0 les toucher, d\u00e9courageant de l'autre main si possible toute vell\u00e9it\u00e9 de leur part de tenter une sortie vers d'autres refuges de pierres, d'autres trous d'eau, vers l'abri d'autres racines. Je les touchais le plus l\u00e9g\u00e8rement possible, pour reconna\u00eetre leur taille, leur position. Tr\u00e8s doucement, du bout des doigts, pour ne pas les pousser aux actions d\u00e9sordonn\u00e9es que leur aurait sugg\u00e9r\u00e9es la panique, et qui de fait auraient \u00e9t\u00e9 le meilleur moyen pour eux de s'\u00e9chapper. Mais si mon approche \u00e9tait suffisamment discr\u00e8te, ils se persuadaient ais\u00e9ment (j'\u00e9tais persuad\u00e9 qu'ils pensaient ainsi) qu'ils \u00e9taient en s\u00fbret\u00e9, et que l'immobilit\u00e9 absolue \u00e9tait leur meilleure d\u00e9fense. Je les encourageais dans cette opinion.\n\n## 161 Je les encourageais un moment dans l'illusion de la s\u00e9curit\u00e9\n\nJe les encourageais un moment dans l'illusion de leur s\u00e9curit\u00e9 matricielle. Alors, toujours lentement, toujours prudemment, toujours l\u00e9g\u00e8rement, j'avan\u00e7ais ma main tout au long de leur corps, parall\u00e8lement \u00e0 leur corps \u00e9cailleux et lisse sans le toucher, en direction de leur t\u00eate. Le moment d\u00e9cisif, le \u00ab moment machiavellien \u00bb de la p\u00eache, approchait.\n\nIl n'y a qu'un moyen, un seul, d'attraper un poisson \u00e0 la main : c'est de le saisir par les ou\u00efes. Le saisir \u00e0 l'arri\u00e8re de la t\u00eate par les ou\u00efes, maintenir assur\u00e9e et ferme cette prise, contre toutes ses protestations indign\u00e9es, contre les coups de queue \u00e9nergiques par lesquels il tentera d'intimider et de se d\u00e9gager, coups de queue devenant particuli\u00e8rement violents et \u00e9nergiques quand il se sentira enfonc\u00e9 dans cet \u00e9l\u00e9ment \u00e9touffant qu'est pour lui l'air. Telle est la seule mani\u00e8re de parvenir \u00e0 la victoire.\n\nLes poissons de la Clamous \u00e9taient d'ardents, de valeureux combattants. Il me fallait d'immenses r\u00e9serves de patience pour sortir de leur cachette les plus obstin\u00e9s d'entre eux. Quand ma main se faisait plus proche de leur t\u00eate ils s'enfon\u00e7aient, eux, plus profond\u00e9ment dans l'enchev\u00eatrement de racines terreuses de la rive, \u00e9pousaient plus strictement encore la surface int\u00e9rieure du rocher creux et vo\u00fbt\u00e9. Parfois, s'il y avait encore un peu de jeu dans l'espace de son refuge, le cabot (l'adversaire le plus redoutable) glissait simplement de sa longueur et je devais recommencer depuis le d\u00e9but. S'il pouvait reculer, s'enfoncer encore, j'\u00e9tais perdu. D\u00e9j\u00e0, l'eau me l\u00e9chait le menton. Accul\u00e9 enfin, je le sentais tendu, pr\u00eat, contre son instinct, contre toutes les le\u00e7ons de ses parents et de ses anc\u00eatres, \u00e0 changer finalement de strat\u00e9gie et \u00e0 tenter de s'enfuir. C'est alors qu'il fallait agir vite, avec d\u00e9cision : saisir, sans se tromper, l'unique prise, serrer, tirer \u00e0 soi. Un vieux cabot, le plus gros de mon exp\u00e9rience, dans le plus gros trou d'eau de la rivi\u00e8re, me r\u00e9sista ainsi plus d'une heure. Mais j'eus raison de lui.\n\nLa truite, dit-on, disent les Anglais, est un _gentleman_. Ils l'inviteraient volontiers \u00e0 leur club. C'est l\u00e0 un propos de p\u00eacheur \u00e0 la ligne. Pour un p\u00eacheur \u00e0 la main, il n'y a rien de plus ridicule qu'une truite. Elle est tellement snob et infatu\u00e9e d'elle-m\u00eame qu'elle n'imagine pas un instant que l'on puisse porter la main sur elle. Ce serait un crime de l\u00e8se-majest\u00e9 (elle se compare sans doute int\u00e9rieurement \u00e0 la reine). En fait, il n'y a qu'une seule chose qu'elle sache faire, hors relire son pedigree : r\u00e9sister \u00e0 la tentation d'avaler la mouche que lui a lanc\u00e9e le vieux _gentleman_ au visage de brique assis sur la berge avec sa pipe et un mouchoir sur le cr\u00e2ne contre les atteintes du soleil. J'ai d\u00e9couvert cette v\u00e9rit\u00e9 de \u00ab philosophie naturelle \u00bb en \u00c9cosse, en 1947. Ayant escalad\u00e9, avec George Lugton, une petite colline de bruy\u00e8res et myrtilles au-dessus d'un petit loch, un ruisseau passait l\u00e0 et saisissant, de mon \u0153il de p\u00eacheur \u00e0 la main exerc\u00e9, la pr\u00e9sence de truites dans cette eau, j'entrepris aussit\u00f4t (malgr\u00e9 le froid saisissant de cette eau transparente et liquoreuse) d'en capturer une. Je m'attendais, connaissant la r\u00e9putation de la truite, \u00e0 une lutte s\u00e9v\u00e8re, \u00e0 des tr\u00e9sors d'astuce de sa part faisant appara\u00eetre les cabots et barbeaux de la Clamous comme des rustres in\u00e9duqu\u00e9s. Mais je n'eus pour ainsi dire qu'\u00e0 tendre la main. Et ma surprise fut si grande que je faillis l'\u00e9crabouiller en lui serrant le cou. Mon estime pour la truite tomba aussit\u00f4t \u00e0 z\u00e9ro. Elle ne s'est pas relev\u00e9e depuis.\n\nJe n'ai pas mentionn\u00e9 encore l'existence d'un autre habitant de la Clamous (et mon rival pour la capture des plus petits poissons) : la couleuvre. Je veux parler de la couleuvre d'eau, pas de la longue couleuvre gris-vert qui vit dans les murs en ruines et qu'on confond souvent \u00e0 sa grande honte avec sa cousine acari\u00e2tre, la vip\u00e8re. La couleuvre d'eau est courte, de la longueur approximative d'un _ell_. Elle zigzague \u00e0 la surface de l'eau, tirant une petite langue fourchue avec indignation quand on l'attrape pour l'enrouler autour du cou et la ramener au village effrayer Marie ou ses voisines (quand je pense au trajet que devaient ensuite parcourir ces malheureuses bestioles pour retrouver les rives de la Clamous, je rougis de honte r\u00e9trospective). On la capture sans peine : il suffit de la saisir, dans l'eau directement, avec prestesse et d\u00e9cision.\n\nApr\u00e8s la guerre, et surtout quand nous sommes revenus plus longtemps et plus r\u00e9guli\u00e8rement dans la r\u00e9gion apr\u00e8s l'achat de la Tuilerie, nous avons continu\u00e9, mon fr\u00e8re Pierre et moi-m\u00eame, \u00e0 p\u00eacher \u00e0 la main (nous avons p\u00each\u00e9 aussi dans l'Aude, o\u00f9 je fus rapidement surclass\u00e9, n'\u00e9tant pas aussi bon nageur, ni capable de rester aussi longtemps sous l'eau pour m'expliquer avec un poisson r\u00e9calcitrant (mon fr\u00e8re a m\u00eame r\u00e9ussi \u00e0 attraper, par deux fois, une anguille !)). Un jour, il n'y a pas loin de vingt ans, sentant d\u00e9j\u00e0 les ann\u00e9es s'accumuler sur mes \u00e9paules, je me suis dit qu'il \u00e9tait temps pour moi de songer \u00e0 transmettre mon savoir de p\u00eacheur \u00e0 la main pour que la tradition ne s'en perde pas dans la famille. Et, selon l'exemple bien connu des romans m\u00e9di\u00e9vaux, c'est de l'oncle au neveu que ces le\u00e7ons doivent passer. Je priai donc, un apr\u00e8s-midi d'ao\u00fbt, mon neveu Fran\u00e7ois (qui avait alors l'\u00e2ge qui \u00e9tait le mien au moment de mon initiation \u00e0 cette c\u00e9r\u00e9monie rituelle et sacr\u00e9e) de m'accompagner \u00e0 la rivi\u00e8re. Je lui enseignai l'art du choix des pierres, celui de l'approche et celui de la saisie. Nous remontions lentement le cours de l'eau, tout au rapport didactique et \u00e0 la r\u00e9miniscence, et nous accumulions \u00e0 mesure nos prises dans un sac plastique de la librairie de la Cit\u00e9 (\u00e0 Carcassonne) afin d'en faire b\u00e9n\u00e9ficier (?) la famille au repas du soir, sur feu de sarments.\n\nL'action narrative se transporte alors, en un saut brusque et dramatique, dans la Tuilerie m\u00eame o\u00f9, raconta ma m\u00e8re, elle vit soudainement appara\u00eetre Fran\u00e7ois, p\u00e2le, \u00e9mu, essouffl\u00e9 (il avait couru) qui, sous le sceau du secret le plus absolu et refusant de donner ses raisons, lui r\u00e9clama la remise imm\u00e9diate de ma carte d'identit\u00e9 qui se trouvait dans le tiroir gauche de la table de ma chambre. J'en avais, dit Fran\u00e7ois avec myst\u00e8re, un besoin urgent.\n\nEn effet. Tout \u00e0 mon ardeur monstrative, j'avais oubli\u00e9 la premi\u00e8re r\u00e8gle, la r\u00e8gle d'or du p\u00eacheur \u00e0 la main : ATTENTION AUX GENDARMES ! Et voil\u00e0 que, b\u00eatement, pour la premi\u00e8re fois dans une carri\u00e8re honorable de p\u00eacheur \u00e0 la main de quelque trente ans, je m'\u00e9tais fait prendre. Car il n'y a pas de doute : la p\u00eache \u00e0 la main est strictement et absolument interdite (sauf pour quelques biologistes sp\u00e9cialistes, comme mon fr\u00e8re, des poissons), elle est assimil\u00e9e par la loi au braconnage, et les soci\u00e9t\u00e9s de p\u00eache sont partie civile dans les actions qu'elles m\u00e8nent, devant les tribunaux, indiff\u00e9remment et sans distinction, contre les dynamiteurs, les p\u00eacheurs \u00e0 la lampe, les empoisonneurs de rivi\u00e8res et autres d\u00e9poissonneurs, et les malheureux p\u00eacheurs \u00e0 la main. Deux agents stipendi\u00e9s de celle de l'Aude, plac\u00e9s l\u00e0 en embuscade (et ils attendaient, en fait, un autre gibier que moi), m'avaient suivi et captur\u00e9. Je dus payer une amende. Et \u00ab la correctionnelle \u00bb me fut promise si je r\u00e9cidivais. Je n'eus, dans mon humiliation (redoubl\u00e9e de la pr\u00e9sence de Fran\u00e7ois et quadrupl\u00e9e du fait que je n'avais \u00e0 m'en prendre qu'\u00e0 moi-m\u00eame), qu'une petite, toute petite consolation. Comme le sac o\u00f9 je consignais mes captures \u00e9tait l\u00e0 \u00e0 fins didactiques (j'avais pris des poissons de diff\u00e9rentes esp\u00e8ces et de diff\u00e9rentes tailles), j'y avais ajout\u00e9 une \u00e9crevisse ou deux et surtout, surtout, quelques couleuvres. Une des clauses de ma condamnation \u00e9tait, m'expliqu\u00e8rent les agents secrets de la Soci\u00e9t\u00e9 de p\u00eache de l'Aude, la confiscation des produits ill\u00e9galement acquis \u00e0 fins de remise \u00e0 une cantine d'orphelins ou de filles-m\u00e8res, je suppose. Or, ces messieurs, saisissant avidement le sac litigieux que je leur tendais avec un rictus amer, et l'ouvrant pour en inspecter le contenu (qui valait preuve du d\u00e9lit) recul\u00e8rent d'horreur et d'effroi devant les couleuvres m\u00e9contentes et agit\u00e9es qui manifestaient leur fureur en tirant des langues extr\u00eamement vip\u00e9rines. Je leur souris aimablement et pris une \u00e0 une les couleuvres, que je lib\u00e9rai, avec leur permission empress\u00e9e. Telle fut la fin honteuse de ma carri\u00e8re de p\u00eacheur \u00e0 la main (officiellement au moins, je ne p\u00eache plus. Mais je ne suis pas s\u00fbr d'\u00eatre couvert par la prescription).\n\nQuelques ann\u00e9es plus tard, j'avais \u00e9t\u00e9 invit\u00e9 \u00e0 une lecture de po\u00e8mes, \u00e0 la sortie d'un livre dont le titre est : _Les Animaux de tout le monde_. Cela se passait dans un \u00e9tablissement d'enseignement secondaire d'une banlieue, plut\u00f4t modeste (ce d\u00e9tail est important), de Roanne. L'assistance \u00e9tait compos\u00e9e de quelques classes de jeunes \u00e9l\u00e8ves (de la sixi\u00e8me \u00e0 la troisi\u00e8me, il me semble) accompagn\u00e9s de leurs professeurs. C'\u00e9tait, pour tous, une esp\u00e8ce de r\u00e9cr\u00e9ation et ils m'\u00e9coutaient donc avec bienveillance. Je lus, entre autres, un po\u00e8me plut\u00f4t moqueur sur la truite (La Truite : po\u00e8me fade. Le po\u00e8me commence ainsi : \u00ab La truite est un gentleman\/\u00e0 ce que disent les Anglais\/ \u00bb). Et pour expliquer la mani\u00e8re d\u00e9sinvolte avec laquelle je parlais de ce noble poisson, je racontai succinctement, sur mon exp\u00e9rience de p\u00eache \u00e0 la main, ce que je viens plus longuement de dire ici. Et quand j'arrivai \u00e0 la \u00ab R\u00e8gle d'or du p\u00eacheur \u00e0 la main \u00bb, je m'arr\u00eatai dans ma narration et j'interrogeai mon auditoire : \u00ab Qui peut me dire quelle est la r\u00e8gle d'or du p\u00eacheur \u00e0 la main ? \u00bb Une ignorance totale fut visible sur les traits des professeurs. Mais les \u00e9l\u00e8ves, eux, n'h\u00e9sit\u00e8rent pas trente secondes. D'o\u00f9 je conclus qu'il ne fallait pas perdre espoir en les g\u00e9n\u00e9rations futures.\n\n## 162 L'heure \u00e9tait celle de midi, un jour d'\u00e9t\u00e9,\n\n **L'heure \u00e9tait celle de midi, un jour d'\u00e9t\u00e9, et le seul choix de ces mots montre pour ainsi dire l'atmosph\u00e8re ardente que tant de lumi\u00e8re** **avait sublim\u00e9e de la pierre, du soleil presque \u00e9puis\u00e9, du mur blanc de la petite cabane de pierres s\u00e8ches, empoussi\u00e9r\u00e9, silencieux. La lune fondait dans le ciel comme un l\u00e9ger nuage.**\n\nLes \u00ab biens \u00bb d'Antoine \u00e9taient essentiellement, comme partout dans le Minervois, des vignes. Et comme partout ces vignes, par le jeu des partages familiaux, des \u00e9changes et rachats, \u00e9taient dispers\u00e9es un peu au hasard dans la garrigue.\n\nEntre deux ar\u00eates de garrigue, sur les pentes de chaque c\u00f4t\u00e9 de creux ravin\u00e9s par les orages, il y avait ainsi de petites vignes, toutes sur le m\u00eame mod\u00e8le, avec une cabane-abri au bas, un acc\u00e8s pour les charrettes, charrues, chevaux et comportes de vendangeurs, un chemin-veine bifurquant du r\u00e9seau capillaire des chemins de vigne. Chacune de ces vignes \u00e9tait d\u00e9sign\u00e9e par son appartenance \u00e0 un lieu-dit. Je me souviens de plusieurs, mais surtout, avec une acuit\u00e9 presque douloureuse d'une d'entre elles, et d'un moment en quelque sorte \u00ab g\u00e9n\u00e9rique \u00bb en un de ces lieux, la **Carri\u00e8re blanche**.\n\nDans la proximit\u00e9 d'\u00e9vidence de ce moment, je vois Antoine devant la charrue, et le cheval qui la tire. Au bas de la vigne en pente, il y avait un puits, une cabane en pierre, des figuiers, des p\u00eachers (de p\u00eaches de vigne), des cerisiers.\n\nIl y avait un grand cerisier \u00e0 grosses cerises blanc et rose, des bigarreaux. Entre la vigne et la vigne voisine, un petit mur, des ronces. Le cheval montait et descendait dans la vigne, nous \u00e9tions assis, autour du panier couvert d'un linge, abritant les bouteilles d'eau, les verres, autour de Marie.\n\nLe chien, Dick, \u00e9tait assis \u00e0 nos pieds, la langue pendante de chaleur, ses poils bruns boucl\u00e9s pleins d'\u00ab agafarots \u00bb (ces tr\u00e8s petites boules adh\u00e9sives qui se prennent par centaines dans les v\u00eatements, les poils) : sur le ventre, le dos, les longues oreilles pos\u00e9es en volets sur ses yeux.\n\nL'heure, dans ce souvenir, \u00e9tait midi, dans le plein \u00e9t\u00e9 incandescent, bruyant d'insectes et de chaleur intense. C'\u00e9tait midi, le plus haut du jour, et pourtant la lune paraissait dans le ciel. Une lune infiniment l\u00e9g\u00e8re, p\u00e2le, floconneuse, mince. Je n'arrivais pas y croire.\n\nLa lune s'\u00e9tait comme oubli\u00e9e dans le ciel au-dessus de la Carri\u00e8re blanche.\n\nElle n'en bougea plus.\n\n## 163 Aujourd'hui, je ne m'\u00e9loigne plus que tr\u00e8s rarement de la vall\u00e9e du barrage\n\nAujourd'hui, je ne m'\u00e9loigne plus que tr\u00e8s rarement de la vall\u00e9e entre les garrigues de Sall\u00e8les, la vall\u00e9e du barrage, autrefois si feuillue, si verte avant l'incendie qui a d\u00e9chiquet\u00e9 les pins. Il y a un demi-si\u00e8cle je ne craignais pas de traverser ici l'enchev\u00eatrement de roseaux et de ronces, qui cachait l'eau. Aujourd'hui je ne quitte pas le chemin. Mais les nuages n'ont pas chang\u00e9. T\u00eate renvers\u00e9e en arri\u00e8re en marchant, tels je les vois et revois, coulant \u00e0 la surface des eaux du ciel.\n\nJe n'ai presque jamais vu le petit \u00e9tang du barrage plein, et l'eau en d\u00e9bordant se pr\u00e9cipiter en cascade par-dessus son large parapet de pierre. Il devait recueillir autrefois non seulement l'eau menue de la C\u00e8ze mais celle de tous les ruissellements d'orage. Les dalles du barrage n'\u00e9taient pas, aux premiers temps, je m'en souviens, comme aujourd'hui disjointes. Mais d\u00e9j\u00e0, apr\u00e8s les premi\u00e8res semaines de l'\u00e9t\u00e9, il \u00e9tait presque \u00e0 sec.\n\nLe plus souvent, **le soleil pesait sur la surface d'eau r\u00e9tr\u00e9cie, refuge de carpes autant mythiques qu'antiques, l'eau presque invisible sous les roseaux ; et le fond, presque partout d\u00e9laiss\u00e9 et ass\u00e9ch\u00e9, s'\u00e9tait fendu en larges plaques d'argile recroquevill\u00e9e ; il nous fallait des heures pour traverser, d'une garrigue \u00e0 l'autre, descendant des gradins de pierre de la hauteur et nous frayant un passage, jambes griff\u00e9es, \u00e0 coups d'\u00e9p\u00e9es-b\u00e2tons entre ronces et roseaux immenses pour nous, longues feuilles coupantes ; les couleuvres d'eau fuyaient en chuintant ; envols des grandes libellules aux yeux de diamant, perdreaux ou canards surpris partant \u00e0 ras des roseaux, gramin\u00e9es saupoudr\u00e9es de moucherons ; trembles, fr\u00eanes ; feuilles \u00e0 dessous presque blancs ; l'odeur des peupliers, l\u00e0, \u00e9tait de miel lourd ; ni le chemin ni la garrigue n'\u00e9taient plus visibles.** Nous appelions ce lieu d'\u00e9preuves, d'exploration : D\u00e9sert de Gobi.\n\nPlus loin, le chemin peu \u00e0 peu descendu vers le fond de la vall\u00e9e traverse l'eau, change de rive (et la C\u00e8ze n'est nulle part et jamais plus large qu'un ruisseau, contrairement \u00e0 ce que, de loin et de haut, la profusion d'arbres et d'herbes qui l'\u00e9touffe laisse entendre). Et l\u00e0, sous le chemin, **des arbres, renvers\u00e9s par le vent et consum\u00e9s de v\u00e9tust\u00e9, formaient une sorte de digue. Des aulnes, des trembles et des peupliers y avaient pris racine ; mur vert, mur v\u00e9g\u00e9tal vert imp\u00e9n\u00e9trable ; cependant** **la** **C\u00e8ze** **filtrait \u00e0 travers ces d\u00e9bris ; elle en sortait toute meringu\u00e9e d'\u00e9cume, pour former un bassin naturel d'une grande puret\u00e9. La lumi\u00e8re y couchait un ciel presque noir, compliqu\u00e9 de petits nuages.**\n\nO\u00f9 la vall\u00e9e s'\u00e9largit, avant que commencent les vignes, que le chemin franchit pour rejoindre la route de Villeneuve qui passe au pied du village, Sall\u00e8les-Cabard\u00e8s, la garrigue, des deux c\u00f4t\u00e9s, est la plus haute. C'est \u00e0 son plus haut point que je me place pour regarder les nuages, l\u00e0 o\u00f9 le _cers_ , en d\u00e9cembre, quand il est fort, est le plus fort, et emplit la bouche avec un tel bruit qu'on peut \u00e0 peine avaler l'air.\n\nMais quand l'air d'ao\u00fbt est presque immobile, le ciel, la chaleur, le soleil, la s\u00e9cheresse ponctu\u00e9s d'insectes, de froissements de thyms, de l\u00e9zards, de rumeurs, je regarde, de l'autre c\u00f4t\u00e9 de la C\u00e8ze, \u00e0 la fois distincte, visible, et distante, comme habitante d'un espace enti\u00e8rement autre que le mien, la grande ferme plac\u00e9e l\u00e0, sur la pente, \u00e0 la sortie de la vall\u00e9e. Je ne me suis jamais approch\u00e9 d'elle \u00e0 moins de cent, deux cents m\u00e8tres (la distance qui la s\u00e9pare du chemin) et d'ann\u00e9e en ann\u00e9e j'aper\u00e7ois, d'en haut, descendant devant elle, la m\u00eame nappe de terre labour\u00e9e, \u00e0 la couleur in\u00e9gale, o\u00f9 se dessine, en plus sombre, ce que j'imagine \u00eatre les contours d'une nappe d'eau profonde, mais n'est peut-\u00eatre que le signe, dans cette zone g\u00e9ologiquement fronti\u00e8re, d'une mutation des terrains.\n\nAu-dessous de moi le sol tombe brusquement et c'est l\u00e0, avant le petit bois de quelques pins il y a tr\u00e8s longtemps habit\u00e9 par une buse, que se trouvait **une saign\u00e9e de la pente, une coul\u00e9e presque verticale de pures argiles color\u00e9es ; c'\u00e9tait une cassate sicilienne d'argiles, leurs veines vertes, et jaunes, ocre, et rouges, affleurant de la profondeur de la garrigue en une sorte de cascade vive fig\u00e9e, \u00e0 trois \u00e9tages s\u00e9par\u00e9s par de courts paliers horizontaux, le premier presque vertical, les autres l\u00e9g\u00e8rement moins inclin\u00e9s.**\n\nNous y glissions, sur la semelle de nos sandales ou la corne de nos plantes de pied nues, de haut en bas, assis sur nos talons, bondissant \u00e0 chaque palier pour aborder la section suivante dans la m\u00eame position, freinant et tournant brusquement au bas de la derni\u00e8re pour \u00e9viter les rochers situ\u00e9s imm\u00e9diatement dessous. Arriv\u00e9s en bas, on secouait l'argile poudreuse de s\u00e9cheresse de nos mains, de nos jambes, de nos v\u00eatements et on escaladait de nouveau la pente par les c\u00f4t\u00e9s, accroch\u00e9s aux touffes rudes de thym, aux racines des petits ch\u00eanes-li\u00e8ges, des pins d\u00e9butants, avant de reprendre place, l'un apr\u00e8s l'autre, au sommet de ce toboggan en couleurs naturelles, pour un vertige de vitesse renouvel\u00e9.\n\nIl y a quelque temps, descendant prudemment la m\u00eame pente pour rejoindre plus rapidement le chemin (je m'\u00e9tais attard\u00e9 au sommet dans une contemplation de nuages, et le jour d\u00e9j\u00e0 diminuait), je n'ai pas \u00e9t\u00e9 surpris de trouver leurs couleurs plus ternes, et leur inclinaison affaiss\u00e9e. Je n'en ai pas \u00e9t\u00e9 surpris, mais je n'ai pas senti int\u00e9rieurement une minute que mon souvenir \u00e9tait erron\u00e9.\n\n## 164 Ce soir-l\u00e0, j'avais \u00e9t\u00e9 m'asseoir sous les pins, face \u00e0 Sall\u00e8les\n\nCe soir-l\u00e0 (un soir d'\u00e9t\u00e9, il y a plus de deux ans) j'avais \u00e9t\u00e9 m'asseoir sous le pin de mon \u00ab observatoire \u00bb, face \u00e0 Sall\u00e8les : la soir\u00e9e \u00e9tait belle, l'air silencieux, calme, le couchant rouge, sans nuage. Tout paraissait fixe, \u00e9clair\u00e9, immobile. Et un moment, levant les yeux apr\u00e8s les avoir longtemps arr\u00eat\u00e9s sur l'entrecroisement d'aiguilles de pin qui me portait, j'eus l'illusion imposante d'une forme d\u00e9j\u00e0 autrefois per\u00e7ue, pendant l'enfance, dans le ciel.\n\nLes nuages sont de souverains conducteurs de m\u00e9moire. Leur abstraction est leur forme, car la l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 invraisemblable de leur contenu ne lui donne aucune consistance. Au d\u00e9but de cet \u00e9t\u00e9-l\u00e0, mes journ\u00e9es \u00e9taient mal remplies. Elles satisfaisaient peu l'intelligence. Ce n'\u00e9tait pas seulement les t\u00e2ches promises et retard\u00e9es qui m'angoissaient et m'angoissant me paralysaient plus encore (\u00e9poques r\u00e9currentes dans toute ma vie). La simple r\u00e9flexion aurait demand\u00e9 un autre partage de mon temps. Mais les nuages contentaient le pr\u00e9sent, ils faisaient autorit\u00e9 dans le ciel, leur progression me s\u00e9duisait et m\u00eame, s'il le fallait, \u00e0 certains moments pouvaient changer pour moi, \u00e0 volont\u00e9, l'aspect du monde. C'est pourquoi, inlassablement, dans le soir chaud, je franchissais la distance qui me s\u00e9parait de la garrigue, je remontais sur l'\u00e9paule s\u00e8che de pierres, de ch\u00eanes verts, de gen\u00e9vriers et de pins et retrouvais le m\u00eame arbre, un pin-parasol. Il ne s'est jamais pass\u00e9 plus de six mois, depuis 1943, sans que je vienne m'asseoir sous lui, sur le tapis de ses aiguilles, pour me livrer \u00e0 la m\u00eame vide, paisible et bouleversante contemplation.\n\nChercher \u00e0 \u00e9teindre sa pens\u00e9e, se rapprocher de l'absence une et infaillible qui absorbe toute chose, ne serait-ce pas un titre pour participer \u00e0 la dur\u00e9e de l'ensemble des \u00eatres ? Insensiblement, pendant que je les fixais ainsi, plusieurs formes devenaient visibles dans la bousculade de l'indistinction, des combinaisons rapides, incalculables, trop t\u00f4t d\u00e9faites pour mon appr\u00e9hension restreinte, c\u0153ur serr\u00e9 par le soir.\n\nL'air sans \u00e9paisseurs, sans ombres, la solitude de pierres s\u00e8ches de toute cette pente au-dessous de moi m'arr\u00eatait. Elle s'inclinait, elle glissait en argiles, ocre, presque rouges, \u00e0 veines vertes (paradis des couleurs ruin\u00e9es). Je m'allongeais, la t\u00eate sur les touffes de thym, les fausses lavandes, les talons contre le haut d'une _restanque_ disjointe. Le ciel, ce soir-l\u00e0, \u00e9tait plein, parall\u00e8le, presque vertical, point\u00e9 d'un seul nuage, rond, blanc.\n\nLe lendemain, au contraire, le vent press\u00e9 les avait attir\u00e9s en foule au bord inf\u00e9rieur de la Montagne Noire et ils descendaient de l\u00e0 sans h\u00e2te, comme se dirigeant vers moi qui m'effor\u00e7ais de les appr\u00e9hender, l'un apr\u00e8s l'autre, dans toute leur singularit\u00e9. \u00catres limit\u00e9s, je me r\u00e9p\u00e9tais qu'ils devaient n\u00e9cessairement diff\u00e9rer, par quelque indice formel, les uns des autres, puisque autrement ils n'auraient pas \u00e9t\u00e9 distincts. Et pourtant ils ne parvenaient pas \u00e0 former \u00e0 mes yeux autre chose qu'un tout, d\u00e8s l'instant, au moins, o\u00f9 je tentais de me d\u00e9prendre de leur m\u00e9lange pour acc\u00e9der \u00e0 une compr\u00e9hension. De temps \u00e0 autre je laissais alors bouger ma vue, bient\u00f4t vaincue par la courbure de la terre.\n\nJe cherchais, ma vue ayant toujours \u00e9t\u00e9 en possession de tous ces regards pos\u00e9s sur eux, presque du m\u00eame point, tant de jours de tant d'ann\u00e9es, \u00e0 reconna\u00eetre des classes de ces _equivalents_ dont la m\u00e9ditation photographique de Stieglitz, en une vie enti\u00e8re de visions, au Lake George, avait captur\u00e9 ces images qui m'avaient lanc\u00e9, par analogie sinon \u00e9mulation, dans cette activit\u00e9 consciente de contemplation. Je me disais que chacune de ces classes pourrait me servir de marque identitaire d'une r\u00e9gion autonome du pass\u00e9.\n\nEt sans cesse, quand de nouveau l'un d'eux se pr\u00e9sentait h\u00e9sitant dans mon champ de vision, j'avais le sentiment de le reconna\u00eetre. Une forme, une disposition de l'air qui, m\u00eame en se pr\u00e9sentant des centaines de fois, \u00e9tait rest\u00e9e enti\u00e8rement \u00e9trang\u00e8re \u00e0 ma r\u00e9flexion consciente, comment pouvait-elle avoir eu tant d'influence sur mes pens\u00e9es ? \u00c9taient-ils signes, chacun, d'un instant dont ma m\u00e9moire n'avait pas enti\u00e8rement r\u00e9ussi \u00e0 se dessaisir, ou seulement d'une humeur, d'un parfum \u00e9motionnel, du pass\u00e9 m\u00eame, que le hasard seul me permettait, dans ces soirs de journ\u00e9es \u00e0 l'abandon, oisivement d'atteindre ?\n\nLes nuages, cependant, m'offraient sans r\u00e9ticence leur vari\u00e9t\u00e9. Ils avaient ici un ciel libre \u00e0 parcourir. La solitude leur convenait. Ils n'\u00e9taient pas irr\u00e9solus \u00e0 cet \u00e9gard. Mais il est diff\u00e9rentes mani\u00e8res de glisser dans le ciel. Je n'aurais jamais pens\u00e9 que tant de douce concentration cotonneuse pouvait se concilier avec des g\u00e9om\u00e9tries aussi exigeantes. Les moins propices cependant \u00e9taient ceux de circulation basse, petits et monotones, \u00e0 la profusion si peu n\u00e9cessaire. Je les voyais venir avec inqui\u00e9tude. Mais je n'entendais bruire aucun torrent dans les cavernes imcompressibles de l'air : autrement dit, pas d'orage. Je n'assistais alors qu'\u00e0 un d\u00e9placement de plaines. Ils me sortaient du poing jusqu'\u00e0 l'infini, ajoutant \u00e0 l'anxi\u00e9t\u00e9 de mes journ\u00e9es pr\u00e9caires. M\u00eame quand leur ombre s'\u00e9tait arr\u00eat\u00e9e, accidentellement, contre le sol.\n\nAinsi, de soir en soir, je me retrouvais de nouveau sous ces pins face \u00e0 Sall\u00e8les, cible r\u00e9currente de ma tristesse locale. Ce n'\u00e9tait pas seulement d' _acedia_ que je souffrais, mais aussi d'avoir \u00e0 me souvenir, dans l'espace profond entre le ciel et la montagne qui \u00e9taient inond\u00e9s presque enti\u00e8rement de nuages. Cherchant \u00e0 \u00e9teindre ma pens\u00e9e, \u00e0 me rapprocher de leurs absences, je m'allongeais, la t\u00eate sur les touffes de thym. Et les nuages, toujours, ne parvenaient pas \u00e0 former \u00e0 mes yeux autre chose qu'un tout, o\u00f9 la lumi\u00e8re, comme autrefois au pied de la vigne, \u00e0 la Carri\u00e8re blanche, couchait devant moi un ciel presque noir.\n\n# BIFURCATION D\n\n# Mont\u00e9e de la Boucle\n\n* * *\n\n## 165 la gare Perrache tendait un pi\u00e8ge aux voyageurs\n\n\u00c0 Lyon, la gare Perrache tendait un pi\u00e8ge aux voyageurs attendus par d'aimantes et anxieuses familles : elle avait deux sorties indiscernables, la sortie Nord et la sortie Sud, entre lesquelles la foule innombrable, le flot tumultueux de voyageurs, qui aurait ais\u00e9ment rempli au moins trois trains de l'avant-guerre, se divisait. Ceux-ci, mol\u00e9cules individuelles fatigu\u00e9es, \u00e9puis\u00e9s par la chaleur, salis par l'avoine noire des fum\u00e9es de la locomotive p\u00e9n\u00e9trant par les fen\u00eatres des compartiments, la cervelle embroussaill\u00e9e d'une longue et inconfortable nuit, meurtris par les valises de leurs voisins, \u00e9normes, incommodes, pleines d'angles aigus, se pr\u00e9cipitaient comme les moutons c\u00e9l\u00e8bres du marchand ennemi de Panurge, les uns derri\u00e8re les autres et se dirigeaient au hasard vers l'une quelconque des deux sorties, sans r\u00e9fl\u00e9chir.\n\nTels des \u00e9lectrons auxquels on pr\u00e9sente, dans une exp\u00e9rience c\u00e9l\u00e8bre, deux issues, deux minuscules trous sous surveillance, ils franchirent lentement, un \u00e0 un, les deux \u00e9troits contr\u00f4les respectifs des issues et se retrouv\u00e8rent dehors, les uns sortie Sud, les autres sortie Nord mais, comme les \u00e9lectrons au regard des observateurs, suivant une r\u00e9partition totalement impr\u00e9visible. J'avais huit ans, je les suivis.\n\nOn m'avait bien, au d\u00e9part de Carcassonne, averti de l'existence de deux chemins irr\u00e9conciliables, et indiqu\u00e9 que mon grand-p\u00e8re m'attendrait sortie Nord, \u00e0 moins que ce ne soit sortie Sud. Je ne sais plus. Mais j'avais oubli\u00e9 quelle \u00e9tait celle que je devais \u00ab emprunter \u00bb. H\u00e9sitant sur le quai avec ma petite valise, elles me parurent \u00e9trangement semblables, jumelles m\u00eame : l'une \u00e9tait pour moi Tweedledum et l'autre Tweedledee.\n\nCependant mon grand-p\u00e8re, descendu des hauteurs de Caluire avec sa canne et son canotier pour accueillir le fils a\u00een\u00e9 de sa fille a\u00een\u00e9e, et parvenu, selon son habitude, devant la gare Perrache une grande demi-heure avant l'heure pr\u00e9vue pour l'arriv\u00e9e du train, fut lui aussi, comme il l'avoua plus tard \u00e0 sa grande honte, un moment saisi d'une incertitude sym\u00e9trique \u00e0 la mienne. Puis il crut se rappeler distinctement qu'il devait aller sortie Nord (\u00e0 moins qu'il ne s'agisse de la sortie Sud). Bien entendu, ce n'\u00e9tait pas la bonne.\n\nMais entendons-nous bien. La sortie aux avant-postes de laquelle il se pla\u00e7a n'\u00e9tait pas la sortie \u00e0 laquelle il aurait d\u00fb aller m'attendre, selon les instructions de ma grand-m\u00e8re, instructions qu'elle avait par ailleurs transmises par lettre en temps utile \u00e0 ma m\u00e8re (le t\u00e9l\u00e9phone n'\u00e9tait encore, dans ma famille, qu'un objet futuriste pour com\u00e9dies am\u00e9ricaines film\u00e9es). Il fut oblig\u00e9 d'en convenir, lors de la discussion fort anim\u00e9e qui suivit son retour, et qui se poursuivit, sporadiquement, dans les semaines qui suivirent, \u00e0 sa grande vexation, car il se trompait tr\u00e8s rarement sur les donn\u00e9es imm\u00e9diates de la conscience et les algorithmes de la vie pratique et n'\u00e9tait pas, contrairement \u00e0 ma grand-m\u00e8re, ma m\u00e8re, et moi-m\u00eame, le moins du monde distrait.\n\nC'est \u00e0 ce point que les choses se compliquent. Ma m\u00e8re en effet, plus tard, quand elle apprit l'aventure, fit remarquer que la sortie indiqu\u00e9e par ma grand-m\u00e8re comme \u00e9tant celle o\u00f9 mon grand-p\u00e8re aurait d\u00fb se rendre pour r\u00e9ceptionner sans encombre son petit-fils (en admettant bien entendu que celui-ci soit pass\u00e9 par l\u00e0) n'\u00e9tait pas celle qu'elle avait lue sur la lettre qu'elle avait re\u00e7ue \u00e0 cette occasion. Or ma grand-m\u00e8re, comme je viens de le dire, \u00e9tait distraite, d'une distraction proprement extr\u00eame, dont j'aurai sans doute l'occasion et le plaisir de rapporter quelques exemples. Il \u00e9tait donc parfaitement envisageable, naturel, ordinaire m\u00eame, qu'elle ait dirig\u00e9 mon grand-p\u00e8re vers une sortie diff\u00e9rente de celle qu'elle avait pr\u00e9vue quelques jours auparavant, quand elle avait \u00e9crit sa lettre \u00e0 ma m\u00e8re.\n\nMon grand-p\u00e8re, agr\u00e9ablement surpris de ce retournement de situation inattendu, ne manqua pas de le relever avec vivacit\u00e9. \u00c0 quoi il lui fut r\u00e9torqu\u00e9 que cela ne changeait strictement rien au fait qu'il s'\u00e9tait tromp\u00e9, lui, et que c'\u00e9tait par un pur hasard qu'il s'\u00e9tait donc trouv\u00e9 attendre \u00e0 la bonne sortie. \u00ab La bonne sortie ? \u00bb dit mon grand-p\u00e8re. \u00ab Mais quelle \u00e9tait donc la bonne sortie ? \u00bb demanda mon grand-p\u00e8re avec une l\u00e9g\u00e8re mauvaise foi. Cette interrogation (et surtout le ton de voix employ\u00e9 pour la formuler) fut jug\u00e9e sp\u00e9cieuse, sophistique, irrecevable et cr\u00e9atrice de confusion. On lui avait dit d'aller \u00e0 la sortie Nord (\u00e0 moins que ce ne soit la sortie Sud) et il \u00e9tait all\u00e9 attendre cet enfant (moi : on me montrait) \u00e0 la sortie Sud (respectivement Nord). Aucun raisonnement, aucune argutie ne pouvait changer ce fait. Mon grand-p\u00e8re, haussant les \u00e9paules, se rabattit alors sur cet autre fait, ind\u00e9niable selon lui, qu'il n'avait pas \u00e9t\u00e9 le seul \u00e0 se tromper : la part de responsabilit\u00e9 de ma grand-m\u00e8re \u00e9tait au moins \u00e9gale \u00e0 la sienne.\n\nMais \u00e9tait-ce si s\u00fbr ? Autrement dit, ma m\u00e8re avait-elle correctement lu ce que sa m\u00e8re lui avait \u00e9crit ? Les deux sorties \u00e9tant distingu\u00e9es par un mot unique et court (quatre lettres pour Nord, et trois pour Sud), avait-elle identifi\u00e9 le bon ? Une deuxi\u00e8me caract\u00e9ristique de ma grand-m\u00e8re explique la pertinence de cette interrogation : son \u00e9criture \u00e9tait quasiment illisible, bien pire que celle de son m\u00e9decin, le Dr Bouchut (qui a aujourd'hui sa rue \u00e0 Lyon, du c\u00f4t\u00e9 de la nouvelle gare de la Part-Dieu). L'analyse critique du document ne permit pas de trancher. Ma m\u00e8re avait lu \u00ab Sud \u00bb (ou \u00ab Nord \u00bb) sans doute, mais ma grand-m\u00e8re avait-elle vraiment \u00e9crit \u00ab Sud \u00bb (ou \u00ab Nord \u00bb) ? Presque unique sp\u00e9cialiste de l'\u00e9criture de sa m\u00e8re (on avait toujours recours \u00e0 elle quand notre grand-m\u00e8re nous \u00e9crivait), ma m\u00e8re s'\u00e9tait fi\u00e9e \u00e0 sa longue exp\u00e9rience, et n'avait pas h\u00e9sit\u00e9.\n\nMais en y regardant de plus pr\u00e8s, \u00e0 la lumi\u00e8re des \u00e9v\u00e9nements ult\u00e9rieurs, elle n'\u00e9tait plus aussi certaine de son interpr\u00e9tation. Le plus simple, dans ce cas, \u00e9tait de mettre la lettre sous les yeux de son auteur. Ma grand-m\u00e8re, ayant identifi\u00e9 (non sans mal, comme d'habitude) la place occup\u00e9e dans la maison par ses lunettes, les chaussa, regarda attentivement le passage incrimin\u00e9, et fut oblig\u00e9e de convenir qu'elle ne savait pas.\n\n## 166 Et cependant\n\nEt cependant (nous revenons de quelques jours en arri\u00e8re, au matin de la confusion), ayant franchi l'obstacle de la (en tout \u00e9tat de cause mauvaise) sortie, tendu mon billet, cherch\u00e9 du regard mon grand-p\u00e8re dans la foule, je constatai bient\u00f4t cette \u00e9vidence : il n'\u00e9tait pas l\u00e0. Je n'h\u00e9sitai pas. Je ne demanderais pas secours aux autorit\u00e9s ferroviaires. Je ne refuserais pas l'appel de l'aventure : je me rendrais au 21 rue de l'Orangerie par mes propres moyens.\n\nEntre les deux itin\u00e9raires qui se pr\u00e9sent\u00e8rent \u00e0 ma r\u00e9flexion je choisis (je ne sais pourquoi, peut-\u00eatre parce qu'il me parut moins compliqu\u00e9), non celui qui, par l'interm\u00e9diaire du tramway \u00ab 4 \u00bb m'am\u00e8nerait au bas de la mont\u00e9e de la Boucle (face au pont de m\u00eame nom) mais la combinaison alternative du \u00ab 8 \u00bb (par la Croix-Rousse) et de la rue de l'Oratoire. Je montai dans un 8, payai, m'assis fi\u00e8rement (j'\u00e9tais en train d'accomplir un exploit), et me mis \u00e0 absorber avec enthousiasme le paysage (j'adorais les tramways, ces chemins de fer de ville. Il n'y en avait pas \u00e0 Carcassonne). (La disparition des tramways, succombant \u00e0 l'assaut des hordes automobiles, a \u00e9t\u00e9 une de ces trag\u00e9dies urbaines du XXe si\u00e8cle, dont on commence enfin \u00e0 mesurer l'ampleur. Et on ne peut que saluer l'initiative de quelques villes pionni\u00e8res, comme Manchester, qui ont d\u00e9cid\u00e9 de les r\u00e9tablir. Je n'ai, h\u00e9las, pas pu m'y rendre, en ce d\u00e9but de 1992, pour assister sur place \u00e0 leur r\u00e9inauguration, un de ces \u00e9v\u00e9nements symboliques qui redonnent, modestement certes, mais tout de m\u00eame distinctement, foi en l'homme !)\n\nC'\u00e9tait le matin, un matin d'\u00e9t\u00e9, t\u00f4t. Il faisait encore frais. Le tram grimpa, s'engagea dans la grand-rue de la Croix-Rousse. Des voyageurs montaient, des voyageurs descendaient. Ma valise sur mes genoux, je regardais monter et descendre les voyageurs, appara\u00eetre puis s'\u00e9loigner les boutiques, les passants. De plus en plus de voyageurs descendaient et de moins en moins montaient. Le paysage devenait de moins en moins urbainement anim\u00e9. Je n'en fus pas inquiet au d\u00e9but, car l'arr\u00eat habituel au retour de \u00ab courses \u00bb \u00e0 la Croix-Rousse \u00e9tait quasiment d\u00e9sert. Cependant le tram \u00e9tait maintenant presque vide et rien de familier n'apparaissait dans le paysage. Je descendis au terminus (quelque part dans Cuire), et entrepris de refaire, \u00e0 pied, le chemin en sens inverse. Personne ne fit attention \u00e0 moi, personne ne s'\u00e9tonna de rencontrer ainsi un enfant de huit ans, seul avec une valise. Personne ne me demanda o\u00f9 j'allais, si j'\u00e9tais perdu. Il me semble qu'une telle aventure ne serait plus possible aujourd'hui.\n\nCette fois, en marchant, je retrouvai le chemin. Le soulagement, peut-\u00eatre, de ne plus \u00eatre \u00e9gar\u00e9, d'\u00eatre proche du but et du soulagement (j'avais faim, j'avais chaud, j'avais envie de pisser) a donn\u00e9 \u00e0 cette longue, longue rue de l'Oratoire une apparence indestructiblement joyeuse (qui ne pourra que surprendre ceux qui l'ont connue alors, dans toute son aust\u00e9rit\u00e9). Elle \u00e9tait vide (elle \u00e9tait presque toujours vide), et j'avan\u00e7ais sous le soleil entre les hauts murs \u00e0 peine coup\u00e9s de petites portes secr\u00e8tes ouvrant sur des jardins somptueux invisibles, ferm\u00e9es et verrouill\u00e9es, murs aux sommets sem\u00e9s de tessons de bouteille pour d\u00e9courager les maraudeurs (d\u00e9tail caract\u00e9ristique de cette ville supr\u00eamement close, involutive, aussi peu m\u00e9diterran\u00e9enne que possible, et o\u00f9 toute architecture est tourn\u00e9e vers l'int\u00e9rieur).\n\nAu bout de la rue est l'Oratoire (le couvent qui lui donne son nom). Elle s'arr\u00eate l\u00e0 brusquement en bord de pente, la pente abrupte qui tombe en bas, dans le Rh\u00f4ne. La rue de l'Orangerie finit l\u00e0 aussi, perpendiculairement \u00e0 elle. Encore quelques maisons sur ma droite, puis le 21 _bis_ , puis j'arrivai devant la petite porte de fer, \u00e0 droite du portail.\n\nMarchant dans la rue de l'Orangerie, on n'apercevait pas le Rh\u00f4ne. Comme dans la rue de l'Oratoire, un mur ininterrompu \u00e0 gauche (un jardin derri\u00e8re, en chute libre : vignes, arbres fruitiers, herbes sauvages, inculte) barrait la vue. Et plus loin, apr\u00e8s le 21, commen\u00e7aient les maisons modestes du Clos-Bissardon.\n\nMarchant dans la rue, sous le mur aveugle, on ne voyait rien de la pente pr\u00e9cipit\u00e9e, du Rh\u00f4ne en bas. Mais au-dessus du mur du 21, de l'autre c\u00f4t\u00e9 de la terrasse ciment\u00e9e en dalles g\u00e9om\u00e9triquement sillonn\u00e9es de traits sur laquelle ouvrait le portail, il y avait une invraisemblable \u00ab pergola \u00bb juch\u00e9e en haut du rocher (esth\u00e9tiquement proche des sauvageries artificielles du jardin des Buttes-Chaumont, \u00e0 Paris), o\u00f9 on acc\u00e9dait par un escalier tordu dans la pierre (ou bien, pr\u00e9f\u00e9rablement, \u00e0 nos \u00e2ges, en escaladant la face tourment\u00e9e rev\u00eatue d'un lierre tombant et creus\u00e9e d'une fausse grotte \u00e0 fausse source suintant dans une vasque de ciment). Un petit parapet surplombait la rue et, de l\u00e0, la vue enfin franchissant l'obstacle de l'obstin\u00e9e r\u00e9tention lyonnaise, de sa passion fuyante et froide du secret, avait acc\u00e8s \u00e0 une lointaine Arcadie v\u00e9g\u00e9tale (je ne suis jamais entr\u00e9 dans ce jardin-l\u00e0), \u00e0 sa profusion d'arbres et de fleurs se ruant vers la brillance rapide du fleuve, l\u00e0-bas.\n\nJ'y ai pass\u00e9, plus tard, des heures d'\u00e9t\u00e9 vacantes \u00e0 lire, \u00e0 regarder le Rh\u00f4ne, et la pente peupl\u00e9e, bourdonnante d'insectes et de la rumeur montante de la ville, \u00e9tal\u00e9e au loin. C'\u00e9tait un lieu d'\u00ab extr\u00eame bonheur v\u00e9g\u00e9tal autorenouvel\u00e9 \u00bb (\u00ab _a self-renewing vegetable bliss_ \u00bb, comme dit William Herbert, Lord of Cherbury).\n\nUn fragment d'H\u00f6lderlin s'y attache irr\u00e9sistiblement, le r\u00e9v\u00e8le, l'arrache \u00e0 tout oubli : (je choisis, parce que je l'ai lu en cet endroit, mon souvenir de la traduction de Pierre-Jean Jouve).\n\nEt moi\n\nl'homme de nulle part\n\ndevrai \u00eatre enterr\u00e9\n\nl\u00e0\n\no\u00f9 la rue tourne\n\nau sentier des vignes\n\net r\u00e9sonnante au-dessous des pommiers\n\n## 167 Peu de temps avant sa mort ma grand-m\u00e8re,\n\nPeu de temps avant sa mort ma grand-m\u00e8re, alors \u00e2g\u00e9e de quatre-vingt-trois ans, \u00e9crivit et fit transcrire pour nous, ses six petits-enfants (trois de chacune des familles Roubaud et Molino respectivement) quelques-uns de ses souvenirs. Il y avait longtemps que tous ceux qui l'avaient, \u00e0 un moment ou un autre, entendue raconter, les lui r\u00e9clamaient. Le texte, dont j'ai un exemplaire (\u00e0 peine une quarantaine de pages dactylographi\u00e9es en violet sur une machine am\u00e9ricaine, o\u00f9 les accents ont \u00e9t\u00e9 rajout\u00e9s \u00e0 la main), a \u00e9t\u00e9 compos\u00e9 chez sa plus jeune fille, ma tante Ren\u00e9e, \u00e0 Cambridge (Massachusetts). En voici les premi\u00e8res pages (sans omissions ni corrections) :\n\nSOUVENIRS\n\n1900-1945\n\nMme B. Molino\n\nCambridge, d\u00e9cembre 1963\n\n\u00ab Ceci est \u00e9crit pour une jeune institutrice de l'an 2000 qui aura la curiosit\u00e9 du pass\u00e9 de sa profession et qui aura peut-\u00eatre lu _L'Histoire d'un sous-ma\u00eetre_ d'Erckmann Chatrian datant de 1816 _[sic]_ \u2013 en appr\u00e9ciant les progr\u00e8s.\n\nLe 11 octobre, une jeune fille de dix-neuf ans allait prendre le chemin de son premier poste d'institutrice. D'o\u00f9 venait-elle ? O\u00f9 allait-elle ?\n\nFille d'instituteur de Marseille, sa m\u00e8re \u00e9tant simple femme d'int\u00e9rieur, elle avait subi trois mois auparavant le concours d'entr\u00e9e \u00e0 l'\u00c9cole Normale d'institutrices d'Aix-en-Provence avec succ\u00e8s gr\u00e2ce \u00e0 des efforts s\u00e9rieux n\u00e9cessit\u00e9s par le nombre imposant de concurrentes (80 pour 8 places).\n\nElle ne connaissait que la grande ville de Marseille, qui l'avait surtout marqu\u00e9e par les promenades au bord de mer et les enviables parties de p\u00eache dont son p\u00e8re \u00e9tait passionn\u00e9, et l'\u00e9mouvante amiti\u00e9 d'un chien \u00e9lev\u00e9 en partie par ses soins.\n\nL'entr\u00e9 _[sic]_ \u00e0 l'\u00c9cole Normale, l'aust\u00e8re \u00e9difice et les aust\u00e8res r\u00e8gles de la maison ne lui avaient gu\u00e8re permis de conna\u00eetre et d'appr\u00e9cier les charmes de cette petite ville de province et ses ancestrales beaut\u00e9s. Les quelques promenades hors de la ville s'accompagnaient bien de quelques rel\u00e2chements de discipline, mais le hasard des rencontres dangereuses des internes masculins, en particulier les Normaliens ou les terribles \u00ab Arts \u00bb, faisaient reformer les impeccables rangs dans le digne silence de jeunes filles bien surveill\u00e9es. Pour cette bonne r\u00e9putation \u00ab extra muros \u00bb, il fallait m\u00eame se m\u00e9fier de quelques promeneurs isol\u00e9s. Le Recteur de l'Acad\u00e9mie, \u00e0 une de ces promenades, n'avait-il pas entendu quelques jeunes ind\u00e9pendantes ouvrant la route au chant de \u00ab Viens, Poupoule, viens ! \u00bb Souvenir qui avait eu sa place dans le redoutable commentaire directorial du Dimanche matin.\n\nQu'on ne pense pas d'apr\u00e8s ces s\u00e9v\u00e9rit\u00e9s, ces r\u00e8gles d\u00e9su\u00e8tes, que l'enseignement fut mortel ou extincteur. La jeune fille se souvient des excellents cours de professeurs titr\u00e9s, consciencieux, qui se donnaient \u00e0 leur t\u00e2che avec tout leur savoir, toute leur \u00e2me, l'une d'elles pr\u00e9f\u00e9r\u00e9e \u00e0 toutes, toutes observant un esprit de parfaite neutralit\u00e9 (libert\u00e9 pour les offices religieux).\n\nEn dehors de cette vie pleine, mais th\u00e9orique, que connaissait-elle de la vie r\u00e9elle, de celle qui l'attendait dans un village proven\u00e7al, de la campagne o\u00f9 elle n'avait fait que quelques tr\u00e8s brefs s\u00e9jours de vacances ? Son p\u00e8re, fervent r\u00e9publicain, mettait toute sa foi \u00e0 d\u00e9fendre le nouveau r\u00e9gime qu'il avait vu na\u00eetre et prosp\u00e9rer, et les \u00e9lections, les fastueux \u00ab 14 juillet \u00bb, avaient \u00e9t\u00e9 les points d'\u00e9clat dans sa jeunesse, que l'insouciance, par ailleurs, remplissait de tant d'int\u00e9r\u00eats divers.\n\n## 168 Suivons donc la jeune fille sur la route\n\nSuivons donc la jeune fille sur la route qui la conduisait \u00e0 son poste.\n\nArriv\u00e9e \u00e0 Salon-de-Provence, par le train, avec sa valise bourr\u00e9e des objets essentiels... et d'espoir, elle trouve le relais des diligences Miramas-Lan\u00e7on. La diligence est l\u00e0, \u00e0 l'arr\u00eat, entour\u00e9e par des groupes de femmes charg\u00e9es de provisions de la ville, bourriches ou paniers recouverts de torchons nets. Salon est une capitale, la capitale des huiles. On gronde, on appelle le jeune conducteur, un beau gars de Provence qui allonge \u00e0 plaisir une conversation amoureuse avec celle qui deviendra sa femme peu apr\u00e8s.\n\nEnfin, on prend place. Sans nul doute, on a d\u00e9j\u00e0 distingu\u00e9 la jeune \u00e9trang\u00e8re qui, en s'asseyant, prie le conducteur de l'arr\u00eater pr\u00e8s des \u00c9coles. Ce renseignement confirme l'opinion g\u00e9n\u00e9rale des voyageurs la regardant \u00e0 la d\u00e9rob\u00e9e, se parlant en chuchotant et lui permettent d'entendre ces quelques mots : \u00ab Es ben junette ! \u00bb Fi\u00e8re jusqu'alors d'entrer en fonction avec toute la dignit\u00e9 qu'elle pensait imposer par sa personne, voila son assurance, ses espoirs d\u00e9j\u00e0 entam\u00e9s !\n\nLe gros Tintin le conducteur, toujours en retard pour les retours, et pour cause !, fouette ses chevaux, sans piti\u00e9. Les vitres de la voiture fr\u00e9missent tandis qu'au-dehors, les oliviers secou\u00e9s par le vent de la Crau d\u00e9filent dans un ondoiement de branches argent\u00e9es o\u00f9 l'on croit pouvoir distinguer quelques olives.\n\nLa diligence s'arr\u00eate devant un chemin pierreux, grimpant : c'est le chemin qui m\u00e8ne le plus directement aux \u00c9coles et la jeune institutrice, charg\u00e9e de sa valise, s'engage dans la mont\u00e9e, suivie tr\u00e8s curieusement par tous les voyageurs qui descendront, eux, en plein village, sans n\u00e9gliger de r\u00e9pandre la nouvelle.\n\n\u00c0 c\u00f4t\u00e9 d'une petite maison, \u00e0 l'entr\u00e9e d'une rue montante, deux b\u00e2timents jumeaux devant une tr\u00e8s grande place herbue se signalent d'eux-m\u00eames \u00e0 la jeune fille, mais tout est clos, rien n'invite \u00e0 entrer. Fort heureusement, sur le seuil de la maison voisine, une femme l'invite du regard \u00e0 s'approcher. C'est elle qui d\u00e9tient les cl\u00e9s. Elle peut donner les renseignements urgents \u00e0 la premi\u00e8re arriv\u00e9e. Visage ouvert, assurement sympathisante au personnel enseignant (l'ancien personnel f\u00e9minin avait \u00e9t\u00e9 renouvel\u00e9 d'office pour manquement grave \u00e0 la fonction). [? J.R.]\n\nVoila donc la jeune institurice gagnant sa vie en toute ind\u00e9pendance, en plein \u00e9panouissement de ses jeunes ann\u00e9es, qui va prendre possession de son logement personnel.\n\nL'appartement est au premier \u00e9tage : une chambre et une cuisine. La jeune fille ouvre d'abord la fen\u00eatre de la cuisine qui donne sur le \u00ab Champ de Mars \u00bb au nom historique. Il est tr\u00e8s vaste et, \u00e0 travers les arbres assez espac\u00e9s, encore recouverts de leur parure automnale, on distingue une statue fortement vert-de-gris\u00e9e : celle du po\u00e8te Signoret, natif de Lan\u00e7on. Juste devant la fen\u00eatre, au-del\u00e0 du chemin, la fontaine laisse couler son eau que le vent, le terrible mistral, dirige \u00e0 son gr\u00e9. Dans la cuisine, un mince placard recevra les effets personnels, car la chambre \u00e0 la tapisserie fleurie n'en poss\u00e8de pas.\n\nApr\u00e8s cette longue station \u00e0 la fen\u00eatre face au \u00ab Champ de Mars \u00bb, au beau milieu de ses rangements, la jeune institutrice sursaute en entendant le heurtoir de la porte d'entr\u00e9e, au rez-de-chauss\u00e9e. La voil\u00e0 en face d'un homme jeune encore, plut\u00f4t petit et sec, au visage assez r\u00e9solu. Qu'est-ce \u00e0 dire ? La nouvelle de bouche \u00e0 oreille avait fait son tour de village et Monsieur le Maire se pr\u00e9sente. Aussit\u00f4t s'engagent les pr\u00e9sentations et compliments d'usage : souhaits de bonne adaptation, de bonne relations, avis que la nouvelle Directrice arrivera sous peu d'un hameau voisin rejoindre la jeune adjointe.\n\nMais la visite a un autre but pressant : c'est d'avertir que les \u00e9coles doivent \u00eatre pr\u00e9sentes le lendemain m\u00eame (un samedi) \u00e0 un enterrement. La jeune fille prend l'air constern\u00e9 que l'usage commande, et demande quelques d\u00e9tails sur ce deuil. Voila textuellement ce qui lui est annonc\u00e9 :\n\n\u00ab C'est la conduite au cimeti\u00e8re d'un enfant mort-n\u00e9 qui, s'il avait v\u00e9cu, aurait \u00e9t\u00e9 \u00e9l\u00e8ve de l'\u00e9cole la\u00efque. On conna\u00eet la famille, il n'y a pas \u00e0 avoir de doute sur ce point. \u00bb\n\n## 169 Notre d\u00e9ception fut s\u00e9v\u00e8re.\n\nNotre d\u00e9ception fut s\u00e9v\u00e8re. Nous ne retrouvions pas dans ces pages, \u00e9crites dans le style des \u00ab Livres de lecture \u00bb des \u00e9coles la\u00efques du d\u00e9but du si\u00e8cle, serr\u00e9es dans le corset de leurs conventions narratives, la vivacit\u00e9, la spontan\u00e9it\u00e9, le comique irr\u00e9sistible des r\u00e9cits que nous avions si souvent entendus, r\u00e9clam\u00e9s. Le r\u00e9cit de \u00ab L'affaire de l'enterrement la\u00efque de l'enfant mort-n\u00e9 \u00bb, pr\u00e9lude \u00e0 l'affrontement finalement triomphal de notre grand-m\u00e8re avec les deux all\u00e9gories complices du sectarisme et de la bigoterie, avait pourtant \u00e9t\u00e9 un de ses succ\u00e8s les mieux assur\u00e9s.\n\n(Avec l'histoire du \u00ab mistral \u00bb et celle de \u00ab _ren que par aco rest'aqui !_ \u00bb, qui ne figurent pas dans les \u00ab Souvenirs \u00bb, peut-\u00eatre parce que n'offrant aucune prise \u00e0 une interpr\u00e9tation \u00ab id\u00e9ologique \u00bb. Car il y a deux parties dans ce texte. La premi\u00e8re exalte une conception \u00ab pure \u00bb, non politique, de la la\u00efcit\u00e9. La seconde est un \u00e9loge des luttes de la \u00ab R\u00e9sistance \u00bb, en lesquelles ma grand-m\u00e8re, quarante ans plus tard s'engagea avec une intr\u00e9pidit\u00e9 aussi caract\u00e9ristique que celle dont elle avait fait preuve, \u00e0 dix-neuf ans, face au maire politicien de Lan\u00e7on-de-Provence.)\n\nElle ne cessait de raconter. Elle racontait la vie \u00e0 mesure, passant de la plus r\u00e9cente incompr\u00e9hensible disparition de ses lunettes \u00e0 des sc\u00e8nes d'enfance. (\u00c0 quatre ans, juch\u00e9e par son p\u00e8re sur la table \u00e0 la fin d'un repas dominical, elle avait chant\u00e9, avec un \u00e9norme succ\u00e8s aupr\u00e8s des convives : \u00ab Va petit mousse\/Le ventre pousse\/... \u00bb)\n\nElle renouvela souvent ce succ\u00e8s aupr\u00e8s de nous, ses petits-enfants, soixante ans plus tard, en nous montrant, au besoin par l'interpr\u00e9tation d'autres chansons tr\u00e8s anciennes, comme \u00ab Au revoir bon voyage\/ne sois pas triste ainsi\/... \/ Donne-moi un peu de courage\/Pour rester seule au nid\/... \u00bb que son triomphe d'alors n'avait pas \u00e9t\u00e9 d\u00fb aux qualit\u00e9s musicales, rest\u00e9es toujours m\u00e9diocres, de sa voix, mais \u00e0 l'erreur qu'elle avait na\u00efvement faite sur les paroles (\u00ab Le vent te pousse \u00bb), et que les applaudissements que lui avaient prodigu\u00e9s les adultes n'\u00e9taient que moquerie.\n\n(Elle aurait pu alors, et bien des autobiographes, comme Sartre ou Leiris, ne s'en seraient certainement pas priv\u00e9s, ins\u00e9rer dans le souvenir d'enfance le moment d'une d\u00e9cision consciente et r\u00e9fl\u00e9chie, d'une ferme r\u00e9solution de revanche sur ce mauvais coup paternel : devenir, en \u00ab embrassant \u00bb la carri\u00e8re d'institutrice, celle qui poss\u00e9derait le \u00ab vrai \u00bb de la langue, sa correction, et l'inculquerait aux enfants des g\u00e9n\u00e9rations suivantes afin qu'ils ne tombent pas dans de tels pi\u00e8ges. Mais ses \u00ab performances \u00bb orales n'avaient aucunement la coloration fortement morale (je dirais que la composante \u00e9thique de l'existence \u00e9tait chez elle hypertrophi\u00e9e) qui marquait, par ailleurs, ses actions et ses jugements. Elles \u00e9taient essentiellement plaisir du conte, repos ludique. Du moins est-ce ainsi que je les ai retenues.)\n\nCe sont de tels moments que nous nous attendions \u00e0 retrouver dans ses \u00ab m\u00e9moires \u00bb, et que, devenus adultes, nous r\u00e9clamions d'elle qu'elle les fix\u00e2t (le magn\u00e9tophone, h\u00e9las !, est venu trop tard, et surtout la vid\u00e9o). Un seul autre _exemplum_ figure dans le texte que j'ai sous les yeux (et peut donner une l\u00e9g\u00e8re id\u00e9e de la version \u00ab orale \u00bb) : la visite d'un inspecteur (je note cet \u00e9loge figurant dans le \u00ab rapport d'inspection \u00bb : \u00ab Satisfaisant. Les enfants regardent leur ma\u00eetresse droit dans les yeux. \u00bb).\n\n\u00ab L'inspecteur s'avan\u00e7ant devant les premiers bancs, l'institutrice reste \u00e0 son bureau. \"Voyons, demande-t-il \u00e0 toute la classe, quel est le premier des mammif\u00e8res ?\" Diverses r\u00e9ponses fusent, comme \"le loup, le chien, le cheval, le singe\". L'institutrice aux abois fait ce qu'elle peut pour sauver la situation. H\u00e9las !, rien ne vient ! L'inspecteur, pris subitement de col\u00e8re, s'\u00e9crie alors devant les enfants terrifi\u00e9s, en se tapant sur la poitrine : \"Et moi, je ne suis pas un mammif\u00e8re ?\" Toute la classe affol\u00e9e regarde sans y croire ce mammif\u00e8re riche en poils c'est vrai, mais dont la poitrine creuse ne donne aucun espoir d'allaitement. \u00bb\n\nElle arrivait de promenade, ou d'Am\u00e9rique, avec des sacs \u00e0 provisions, ou des valises de r\u00e9cits. Nous n'en attendions pas moins. Mais le reste du temps elle \u00e9tait absorb\u00e9e, distraite, dolente, silencieuse, absente. Sur la photographie dont la description termine le chapitre de mon \u00ab avant-vie \u00bb, elle est ainsi, ma s\u0153ur sur ses genoux, ne regardant personne, dans une chaise longue. Si je mets \u00e0 part les moments de r\u00e9cit, o\u00f9 elle semble presque \u00eatre une autre, c'est bien ainsi que je la revois, et sous trois modalit\u00e9s, \u00e0 savoir :\n\n\u2013 allong\u00e9e dans une chaise longue (ou dans le \u00ab rocking-chair \u00bb de la v\u00e9randa, \u00e0 Caluire) lisant, ou tricotant, ou pianotant r\u00eaveusement sur les bras d'un fauteuil ;\n\n\u2013 allant et venant toute seule dans la grande all\u00e9e du jardin entre les m\u00fbriers, une lettre \u00e0 la main, ou bien accompagn\u00e9e de ma m\u00e8re, ou encore de sa s\u0153ur Jeanne, ou le plus souvent de sa vieille amie (encore plus petite qu'elle), Mlle Chauvin, \u00ab Taia \u00bb (c'est elle qui parle. Taia hoche la t\u00eate, dit deux ou trois mots, opine) ;\n\n\u2013 allong\u00e9e sur son lit, la t\u00eate sur l'oreiller, dans la chambre obscure, aux rideaux lourds, \u00e0 l'odeur m\u00e9dicinale, o\u00f9 nous n'entrions que rarement, et ne parlions qu'en chuchotant.\n\n## 170 Il y a eu de tr\u00e8s nombreux instituteurs dans ma famille\n\nIl y a eu de tr\u00e8s nombreux instituteurs dans ma famille : essentiellement du c\u00f4t\u00e9 de ma m\u00e8re. Certes ma grand-m\u00e8re paternelle, que je n'ai pas connue, l'\u00e9tait aussi. Mais elle \u00e9tait la seule, dans cette branche-l\u00e0 de mon arbre g\u00e9n\u00e9alogique, et dans cette g\u00e9n\u00e9ration. Mon p\u00e8re a, d'une certaine mani\u00e8re, saut\u00e9 une \u00e9tape, qui est repr\u00e9sent\u00e9e de mani\u00e8re parfaite, typique, par la g\u00e9n\u00e9ration de mes grands-parents. Car notre famille est une v\u00e9ritable friandise pour sociologues.\n\nAu d\u00e9but, comme partout, on trouve la terre : les vignes de Soli\u00e8s ou de l'arri\u00e8re-pays nissard d'un c\u00f4t\u00e9, la Provence mistralienne ou le Pi\u00e9mont (Villanova d'Asti) et la Savoie de l'autre (je n'entre pas ici dans les d\u00e9tails). Mais ensuite il se produit une convergence quasi absolue. C'est-\u00e0-dire que le choix (?) n'est pas fait de l'enrichissement mat\u00e9riel : ni les terres, ni le commerce, ni les affaires. De tous les c\u00f4t\u00e9s on \u00e9vite (volontairement ou non) et l'immobilit\u00e9 et la voie d\u00e9crite par Charles Cros dans son po\u00e8me _Le Propri\u00e9taire_ :\n\n\u00ab N\u00e9 dans quelque trou malsain\/D'Auvergne ou du Limousin,\/ Il b\u00eache d'abord la terre.\/ Humble, sans d\u00e9sir, sans but,\/ C'est le modeste d\u00e9but\/Du propri\u00e9taire. [...] D'abord pour gagner son pain\/Il vend des peaux de lapin\/Quoique ce commerce alt\u00e8re,\/ Il ne boit pas son argent\/Car il est intelligent\/Le propri\u00e9taire.\/ [...] Son magot d'abord petit\/Tout doucement s'arrondit\/Dans le calme et le myst\u00e8re,\/ Puis, d'accord avec la loi,\/ Son or le fait presque roi, Le propri\u00e9taire\/... \u00bb\n\n(L'environnement climatique est autre que dans le po\u00e8me, mais la trajectoire n'en d\u00e9pend pas.)\n\nLe p\u00e8re de ma grand-m\u00e8re, Paul Devaux, \u00e9tait donc instituteur. Sa m\u00e8re (n\u00e9e B\u0153uf : nous aimions beaucoup lire, quand elle nous le montrait en riant, sur un extrait de naissance de Blanche Molino, qu'elle \u00e9tait n\u00e9e fille de \u00ab... Devaux, n\u00e9e B\u0153uf \u00bb), sa m\u00e8re \u00e9tait \u00ab femme d'int\u00e9rieur \u00bb, comme on a vu. C'\u00e9tait une m\u00e9nag\u00e8re et cuisini\u00e8re marseillaise, experte en \u00ab pieds et paquets \u00bb, en \u00ab alouettes sans t\u00eate \u00bb, en \u00ab cannellonis \u00bb ou \u00ab raviolis \u00bb (\u00e0 la marseillaise !) et daubes qu'elle pr\u00e9parait pour son mari, tyran gourmet et irascible (se levant la nuit, tremblante, pour v\u00e9rifier l'\u00e9tat d'une tr\u00e8s longue, tr\u00e8s exacte, tr\u00e8s douce et tr\u00e8s difficile cuisson).\n\nMais, soit qu'elle ne f\u00fbt point si enti\u00e8rement tremblante et soumise que ne le laisse \u00e0 penser la tradition, soit qu'elle le f\u00fbt tellement qu'elle incita, vertu du contre-exemple, sa descendance (peu nombreuse) \u00e0 ne pas reproduire la m\u00eame configuration, ses deux filles, Jeanne l'a\u00een\u00e9e et Blanche la cadette, atteignirent toutes deux \u00e0 l'\u00e9mancipation de l'exclusif esclavage m\u00e9nager, en devenant, comme leur p\u00e8re, des institutrices. Ma grand-tante Jeanne h\u00e9rita des qualit\u00e9s culinaires (les ambitions de ma grand-m\u00e8re, dans ce domaine, au moins dans les ann\u00e9es o\u00f9 je l'ai connue, n'allaient gu\u00e8re au-del\u00e0 des \u0153ufs \u00e0 la coque et des casseroles de lait pour le th\u00e9, que d'ailleurs elle oubliait tr\u00e8s naturellement sur le feu et qui finissaient une fois sur deux carbonis\u00e9(e)s). Apr\u00e8s une jeunesse qui fut, selon ma m\u00e8re, assez orageuse et de longues ann\u00e9es \u00ab \u00e9mancip\u00e9es \u00bb comme vendeuse aux \u00ab Nouvelles Galeries \u00bb (c'est sa jeune s\u0153ur qui l'aida \u00e0 pr\u00e9parer son entr\u00e9e dans l'enseignement public), elle \u00e9pousa un instituteur aimant le calme, Pierre Thabot. Ils exerc\u00e8rent, v\u00e9curent, retrait\u00e8rent et moururent \u00e0 Marseille. Et ils n'eurent point d'enfants.\n\nCe qui n'\u00e9tait, pour sa s\u0153ur, qu'une solution douillette (Oncle Pierre \u00e9tait tout le contraire d'un tyran domestique) fut pour ma grand-m\u00e8re un choix autant th\u00e9orique, id\u00e9ologique que personnel, la forme \u00ab 1900 \u00bb d'un f\u00e9minisme qui ne se d\u00e9mentit jamais. Elle se maria (avec le fr\u00e8re d'une de ses camarades d'\u00c9cole normale), fut institutrice-adjointe, puis institutrice tout court, \u00e0 Lan\u00e7on, puis \u00e0 Fuveau o\u00f9 est n\u00e9e ma m\u00e8re, puis directrice d'\u00e9cole (\u00e0 Digne (d\u00e9partement des Basses-Alpes, comme on disait en ce temps-l\u00e0)). Elle \u00e9leva quatre enfants, deux gar\u00e7ons (mes oncles Maurice et Frantz) et deux filles (ma m\u00e8re Ad\u00e8le Suzette, n\u00e9e en avril 1907 et la benjamine, Ren\u00e9e, n\u00e9e nettement plus tard, pendant la Grande Guerre, apr\u00e8s la blessure salvatrice de mon grand-p\u00e8re, en 1916).\n\nJe viens d'\u00e9crire, et tout naturellement, sans y penser, \u00ab elle \u00e9leva \u00bb. Tout se passe en effet comme si le r\u00e9cit familial avait tendu \u00e0 translater tr\u00e8s l\u00e9g\u00e8rement et peu \u00e0 peu mon grand-p\u00e8re, \u00e0 le placer dans une position \u00ab \u00e0 c\u00f4t\u00e9 \u00bb, la responsabilit\u00e9 motrice des \u00e9v\u00e9nements \u00e9tant devenue (dans tous les domaines autres que l'\u00e9conomique, en particulier par l'oubli des am\u00e9liorations financi\u00e8res amen\u00e9es par la r\u00e9ussite de mon grand-p\u00e8re au concours d'inspecteur primaire) l'apanage exclusif de ma grand-m\u00e8re. Cet \u00e9clairage assez particulier du pass\u00e9, enti\u00e8rement adopt\u00e9 par ma m\u00e8re (je ne me prononce pas sur sa v\u00e9rit\u00e9, qui m'\u00e9chappe), je le retrouve, presque caricaturalement exprim\u00e9, dans le texte des \u00ab Souvenirs \u00bb (je souligne \u00e0 cet effet, dans ce nouvel extrait, l'emploi significatif des pronoms) :\n\n\u00ab... la vie de la m\u00e8re enseignante est illumin\u00e9e par la joie qu'une autorisation sp\u00e9ciale lui a \u00e9t\u00e9 donn\u00e9e : celle de pouvoir mettre au milieu d'une classe nombreuse de filles et, l'un apr\u00e8s l'autre, ses deux a\u00een\u00e9s, au plaisir naturel et peut-\u00eatre atavique s'ajoutant l'\u00e9lan qui parfait aupr\u00e8s d'eux son r\u00f4le d'\u00e9ducatrice. C'est cette pr\u00e9sence si ch\u00e8re qui anime et \u00e9claire souvent la le\u00e7on [...].\n\n\u00c0 partir de ce moment la vie des enfants a pris une telle place dans l'existence quotidienne qu'elle porte naturellement \u00e0 l'emploi de nous, moi rempla\u00e7ant l'impersonnel. La carri\u00e8re enseignante nous emmenant \u00e0 Digne par le nouveau titre du p\u00e8re, me porte avec effroi \u00e0 la Direction d'une \u00c9cole maternelle \u00e0 Digne (Basses-Alpes) [...]. \u00bb\n\n## 171 Mon arri\u00e8re-grand-p\u00e8re Robert Molino fut chef de gare \u00e0 Poli\u00e9na.\n\nMon arri\u00e8re-grand-p\u00e8re Robert Hyacinthe Molino (\u00ab n\u00e9 en 1840 (en fait 1835), mort en 1916 \u00bb, a \u00e9crit ma grand-m\u00e8re \u00e0 l'arri\u00e8re de son portrait en pied, barbe et casquette dor\u00e9e conserv\u00e9 dans le grand carton \u00e0 dessins plac\u00e9 \u00e0 droite de la commode de ma chambre du Minervois, entre la commode et le lit) fut chef de gare \u00e0 Poli\u00e9na. Les noix, m'a-t-on appris dans mon enfance, y sont les meilleures du monde. (Son p\u00e8re \u00e0 lui, mon arri\u00e8re-arri\u00e8re-grand-p\u00e8re Joseph (Giuseppe) Molino, carabinier puis voiturier, avait abandonn\u00e9 Villanova d'Asti, au Pi\u00e9mont, et franchi la fronti\u00e8re avec la Savoie (pas encore fran\u00e7aise) pour \u00e9pouser une demoiselle du village des Marches, mon arri\u00e8re-arri\u00e8re-grand-m\u00e8re Maurizia Bal, \u00ab ancienne institutrice qui faisait des journ\u00e9es \u00bb, une \u00ab marcherue \u00bb, donc.)\n\nC'est de la mairie des Marches (Savoie) que vient le plus ancien document familial en ma possession (je n'en ai en fait qu'une copie plus tardive) :\n\nExtrait de registres de l'\u00e9tat civil de la commune des Marches pour l'an 1839\n\nL'an mil huit cent trente-neuf et le douze du mois de septembre \u00e0 onze heures du matin en la paroisse des Marches, commune des Marches, a \u00e9t\u00e9 pr\u00e9sent\u00e9 \u00e0 l'\u00c9glise un enfant du sexe f\u00e9minin, n\u00e9e le onze septembre \u00e0 cinq heures apr\u00e8s midi en cette paroisse, fille de Maurice Bal, cultivateur de profession, demeurant aux Marches, et de Marguerite Ferreros, son \u00e9pouse en l\u00e9gitime mariage, ___________\n\nL'enfant a \u00e9t\u00e9 baptis\u00e9 par moi, recteur soussign\u00e9, et a re\u00e7u le nom de Marie _____________________________________________\n\nOnt \u00e9t\u00e9 parrain Claude Ferreros, tuilier de profession demeurant aux Marches et marraine P\u00e9ronne Bal, ouvri\u00e8re, demeurant aux Marches.\n\nMarie Bal, fille de Maurice Bal (n\u00e9 en 1812, date extr\u00eame possible de cette remont\u00e9e g\u00e9n\u00e9alogique dans le temps, sans recours \u00e0 des recherches d'archives) et de Marguerite Ferreros (qui \u00e9tait sage-femme), ayant plus tard \u00e9pous\u00e9 son cousin Robert Hyacinthe Molino, fils de Giuseppe Molino et de Maurizia Bal, est mon arri\u00e8re-grand-m\u00e8re. Elle avait des cheveux tr\u00e8s longs, que son mari seul pouvait peigner.\n\nDans leur tr\u00e8s nombreuse famille, il y eut principalement des filles, qui toutes, sans exception (sauf la jumelle de mon grand-p\u00e8re, morte \u00e0 trois mois de coqueluche), devinrent institutrices. Toutes, sauf une, rest\u00e8rent c\u00e9libataires. Toutes, sauf une (la m\u00eame, Louise, \u00e9pouse Glodas) moururent de \u00ab consomption \u00bb (traduire : tuberculose). Jos\u00e9phine mourut la premi\u00e8re, \u00e0 dix-neuf ans, en 1900. Ad\u00e8le soigna Jos\u00e9phine, et en mourut \u00e0 son tour. Enfin Marie, l'a\u00een\u00e9e, succomba.\n\nEffet apparemment b\u00e9n\u00e9fique du mariage, les seuls survivants de cette h\u00e9catombe typiquement dix-neuvi\u00e9miste, furent les deux enfants mari\u00e9s : le r\u00f4le de garde-malade \u00e9tait impossible \u00e0 l'un, charg\u00e9 de famille ; et l'autre, ma grand-tante Louise, le refusa (par \u00ab \u00e9go\u00efsme \u00bb, selon la tradition familiale, volontiers spartiate et sacrificielle). (Mon grand-p\u00e8re franchit aussi l'obstacle de la guerre, avec une blessure relativement b\u00e9nigne \u00e0 la jambe en 1915, aggrav\u00e9e toutefois de la perte de sa premi\u00e8re montre et de son premier stylo.)\n\nLa menace morbide a pes\u00e9 de tout son poids sur l'enfance de ma m\u00e8re. C'\u00e9tait une sorte de mal\u00e9diction, dont l'origine \u00e9tait jug\u00e9e de nature h\u00e9r\u00e9ditaire, cr\u00e9ant chez les g\u00e9n\u00e9rations successives une pr\u00e9disposition \u00e0 la maladie, une \u00ab fragilit\u00e9 de constitution \u00bb qui ne pouvait \u00eatre combattue que par la vigilance et l'hygi\u00e8ne (de propret\u00e9 comme de r\u00e9gime : une v\u00e9ritable passion la\u00efque), dont les pr\u00e9ceptes (pris dans la \u00ab Bible \u00bb des instituteurs du temps, les \u0153uvres \u00e0 la fois hippocratiques et \u00ab progressistes \u00bb du m\u00e9decin et r\u00e9publicain Raspail) furent suivis farouchement par mon grand-p\u00e8re jusqu'\u00e0 sa mort, dans sa quatre-vingt-onzi\u00e8me ann\u00e9e, aussi strictement que les r\u00e8gles de l'orthographe et de la syntaxe dite \u00ab logique \u00bb.\n\nMa grand-m\u00e8re demeura persuad\u00e9e toute sa vie du fait que ses enfants n'avaient surv\u00e9cu que par miracle. (Ses deux filles pourtant, ma m\u00e8re et ma tante, ont aujourd'hui respectivement 84 et 75 ans. Les deux a\u00een\u00e9s sont morts pr\u00e9matur\u00e9ment, mais de mani\u00e8re accidentelle.) Elle \u00e9crit ainsi, dans le texte de 1963 :\n\n\u00ab L'installation \u00e0 Marseille est marqu\u00e9e h\u00e9las ! par les tristes effets d'une \u00e9pid\u00e9mie de rougeole meurtri\u00e8re qui compromet gravement la sant\u00e9 de nos enfants, ce qui ajoute au travail quotidien, aux soucis du m\u00e9tier une angoisse chronique qui a jet\u00e9 sur la vie de famille, de la m\u00e8re surtout (c'est moi qui souligne) un voile attristant sa vie enti\u00e8re. \u00bb\n\nElle fut elle-m\u00eame, surtout apr\u00e8s 1938 (ann\u00e9e de l'accident mortel de mon oncle Frantz), une invalide chronique, dont les souffrances, physiquement bien r\u00e9elles selon la m\u00e9decine, \u00e9taient certainement redoubl\u00e9es par cet \u00e9tat de deuil permanent dont elle ne ressortit jamais.\n\n## 172 la dissym\u00e9trie frappante entre les r\u00e9actions de mes grands-parents devant les maladies\n\nC'est aussi que la dissym\u00e9trie frappante entre les r\u00e9actions de mes grands-parents devant les maladies ne tenait pas vraiment \u00e0 une plus grande r\u00e9ceptivit\u00e9 de ma grand-m\u00e8re \u00e0 l'appel des explications irrationnelles. Leur formation intellectuelle, positiviste, \u00e9tait semblable, leurs id\u00e9es g\u00e9n\u00e9rales tr\u00e8s proches. Mais le spectre de la fatalit\u00e9 morbide h\u00e9r\u00e9ditaire qui prenait pour lui le visage de la \u00ab consomption \u00bb qui avait frapp\u00e9 ses s\u0153urs avait pour elle un autre visage, plus obscur, plus terrible, plus cach\u00e9, le visage d'une mal\u00e9diction morale.\n\nCe n'est en effet qu'au moment des fian\u00e7ailles de ma m\u00e8re que ma grand-m\u00e8re se r\u00e9signa, par honn\u00eatet\u00e9, \u00e0 l'aveu d'un terrible secret, une honte qui de plus \u00e9tait une honte qu'elle consid\u00e9rait comme dangereuse : \u00e0 savoir que son p\u00e8re \u00e0 elle avait \u00e9t\u00e9 syphilitique (communiquant, conjugalement, un charmant _tab\u00e8s_ (maladie d'origine syphilitique, caract\u00e9ris\u00e9e notamment par une scl\u00e9rose des cordons post\u00e9rieurs de la moelle \u00e9pini\u00e8re, par des troubles de la motilit\u00e9 et l'abolition des r\u00e9flexes, comme dit le _Petit Robert_ ) \u00e0 sa femme, mon arri\u00e8re-grand-m\u00e8re B\u0153uf, qui avait d\u00e9j\u00e0 eu le bonheur insigne d'\u00eatre fille d'une fille-m\u00e8re (le p\u00e8re \u00e9tait un \u00ab fils de famille \u00bb de Lan\u00e7on-Provence pr\u00e9cis\u00e9ment, o\u00f9 ma grand-m\u00e8re ensuite, comme institutrice-adjointe, d\u00e9buta). (Je remarque d'ailleurs que, tout en plaisantant des craintes (mi-m\u00e9dicales mi-morales) de sa m\u00e8re, la mienne ne m'a \u00ab r\u00e9v\u00e9l\u00e9 \u00bb ce fait que tr\u00e8s tardivement, et je ne sais m\u00eame pas si elle en a jamais parl\u00e9 \u00e0 mon fr\u00e8re et \u00e0 ma s\u0153ur)). Il est certain que ces craintes renforc\u00e8rent, dans la conduite de sa strat\u00e9gie \u00e9ducative, la dimension \u00e9thique autant que la prudence hygi\u00e9nique.\n\nElle soumit ses quatre enfants \u00e0 un programme d'\u00e9tudes s\u00e9v\u00e8re, qu'ils absorb\u00e8rent apparemment sans difficult\u00e9s. (J'adopte implicitement ici, malgr\u00e9 mes doutes, la description familialement traditionnelle qui lui accorde la responsabilit\u00e9 de l'impulsion. Mon grand-p\u00e8re y participa certainement, mais son r\u00f4le est consid\u00e9r\u00e9 comme ayant \u00e9t\u00e9 plus \u00ab technique \u00bb, et plus intermittent, ne serait-ce qu'\u00e0 cause de la guerre, puis des \u00ab tourn\u00e9es \u00bb d'inspection qui plus tard l'amen\u00e8rent souvent assez loin.)\n\nEt elle con\u00e7ut alors pour eux une ambition toute nouvelle, des buts et des horizons dont n'auraient m\u00eame pas eu l'id\u00e9e les g\u00e9n\u00e9rations pr\u00e9c\u00e9dentes : elle avait \u00e9t\u00e9 institutrice, donc enseignante du primaire mais (\u00e0 la diff\u00e9rence de sa s\u0153ur a\u00een\u00e9e) en passant par la voie la plus difficile, la plus \u00ab \u00e9lev\u00e9e \u00bb, celle de l'\u00c9cole normale : ses enfants seraient professeurs, en passant par la voie la plus difficile, la plus \u00ab \u00e9lev\u00e9e \u00bb : celle de l'\u00c9cole normale sup\u00e9rieure. (Je mets, dans les deux cas, \u00ab \u00e9lev\u00e9e \u00bb entre guillemets car il ne s'agissait l\u00e0 pour elle que d'une hi\u00e9rarchie intellectuelle, li\u00e9e \u00e0 la difficult\u00e9 des \u00e9tudes et \u00e0 leur complexit\u00e9. L'\u00ab \u00e9l\u00e9vation \u00bb sociale qui en r\u00e9sulterait \u00e9ventuellement \u00e9tait \u00e0 ses yeux r\u00e9elle, estimable mais, il me semble, secondaire (elle ne la voyait cependant pas du tout ce qu'elle est apparue ensuite : illusoire, non seulement \u00e9conomiquement mais aussi symboliquement).)\n\nJe ne sais si ce \u00ab programme \u00bb fut con\u00e7u d'embl\u00e9e dans toute son ampleur. Mes oncles Maurice et Frantz \u00e9taient sans aucun doute des \u00e9l\u00e8ves brillants et leurs professeurs les encourag\u00e8rent vraisemblablement \u00e0 continuer en \u00ab kh\u00e2gne \u00bb, classe de pr\u00e9paration au concours de l'\u00c9cole normale de la rue d'Ulm, apr\u00e8s le baccalaur\u00e9at. Mais je crois qu'on peut sans risque d'erreur accorder \u00e0 ma grand-m\u00e8re, \u00e0 son f\u00e9minisme convaincu, l'id\u00e9e alors extr\u00eamement originale de permettre \u00e0 sa fille a\u00een\u00e9e (et plus tard, tout naturellement, aussi \u00e0 sa benjamine), d'en faire autant (et de viser non pas l'\u00e9cole de S\u00e8vres, r\u00e9serv\u00e9e aux filles, mais de rivaliser, sur leur propre terrain, avec les gar\u00e7ons). Envoyer tous ses enfants \u00e0 la \u00ab Rue d'Ulm \u00bb, tel fut son projet. Elle le con\u00e7ut comme son \u0153uvre, sa cr\u00e9ation. Elle y parvint presque enti\u00e8rement et en fut, ensuite, extr\u00eamement fi\u00e8re (elle me l'a dit, non sans attirer mon attention sur le risque de d\u00e9cadence familiale puisque deux seulement de ses petits-enfants sont parvenus \u00e0 ce m\u00eame r\u00e9sultat). (Et, je le crois, elle ressentit les deux trag\u00e9dies qui la frapp\u00e8rent \u00e0 quelques ann\u00e9es d'intervalle comme un retour de la fatalit\u00e9 ancestrale, comme une sorte de vengeance de la mort.)\n\nOn a peine \u00e0 imaginer \u00e0 quel point il \u00e9tait inhabituel pour une jeune fille, \u00e0 Digne, au d\u00e9but des ann\u00e9es vingt, de pr\u00e9tendre se pr\u00e9senter au baccalaur\u00e9at. Ma m\u00e8re y fut une des premi\u00e8res, en d\u00e9pit de toutes les r\u00e9ticences int\u00e9rieures et institutionnelles. Elle b\u00e9n\u00e9ficia des le\u00e7ons et de l'exemple de ses fr\u00e8res, ses proches a\u00een\u00e9s. Il est clair qu'elle les aimait et admirait \u00e9perdument. Elle se consid\u00e9rait, c'est clair aussi, comme intrins\u00e8quement inf\u00e9rieure \u00e0 eux. (Bien s\u00fbr, ils \u00e9taient ses a\u00een\u00e9s, et ils \u00e9taient loin d'\u00eatre idiots, ni laids, ni timides. Et elle se consid\u00e9rait b\u00eate, pas tr\u00e8s jolie et sans audace.)\n\nMais ce n'est pas la seule raison : l'id\u00e9e d'\u00e9galit\u00e9 des sexes a encore bien du chemin \u00e0 parcourir avant d'\u00eatre int\u00e9rieurement naturelle. Et il est non moins clair en particulier que ma grand-m\u00e8re, toute f\u00e9ministe qu'elle f\u00fbt, avait beaucoup, beaucoup d'amour et d'admiration pour ses fils (elle avait certes de l'amour pour ses filles, mais peut-\u00eatre moins d'admiration).\n\nCependant ce sentiment tr\u00e8s aigu de son inf\u00e9riorit\u00e9 n'eut pas, sur ma m\u00e8re, d'effet paralysant (il me semble qu'elle a toujours \u00e9t\u00e9 soutenue, comme par en dessous dirais-je, par le curieux m\u00e9lange d'un d\u00e9sir de bien faire et de ce que je ne saurais autrement caract\u00e9riser que comme un orgueil d'avoir raison). Elle fut re\u00e7ue au baccalaur\u00e9at, alla en \u00ab hypokh\u00e2gne \u00bb (surnom traditionnel de la classe de \u00ab Premi\u00e8re Sup\u00e9rieure \u00bb, premi\u00e8re ann\u00e9e des \u00ab pr\u00e9parations \u00bb litt\u00e9raires) \u00e0 Marseille puis en \u00ab kh\u00e2gne \u00bb \u00e0 Lyon, fut pr\u00e9par\u00e9e dans la maison m\u00eame de la rue de l'Orangerie au concours par ses fr\u00e8res, et fut re\u00e7ue, apr\u00e8s un premier \u00e9chec, comme je l'ai dit ailleurs, \u00e0 la Rue d'Ulm.\n\nMa tante Ren\u00e9e aurait sans doute pu suivre le m\u00eame chemin. Elle fut en effet proche d'y parvenir (obtenant, comme c'\u00e9tait la r\u00e8gle pour les premiers \u00ab coll\u00e9s \u00bb \u00e0 l'oral, une \u00ab bourse de licence \u00bb). Mais elle ne pers\u00e9v\u00e9ra pas. Il est vrai que l'\u00e9poque (c'\u00e9tait peu avant 1939) ne s'y pr\u00eatait plus gu\u00e8re.\n\n## 173 De leur maison de Caluire (qui n'\u00e9tait encore que le 21 bis de la rue de l'Orangerie,\n\nDe leur maison de Caluire (qui n'\u00e9tait encore que le 21 _bis_ de la rue de l'Orangerie, la \u00ab conqu\u00eate \u00bb du 21 n'eut lieu qu'un peu apr\u00e8s ma naissance, et mon grand-p\u00e8re avait alors pris sa retraite (\u00e0 cinquante-cinq ans, privil\u00e8ge des \u00ab actifs \u00bb, avantage des instituteurs sur les professeurs qui indignait mon p\u00e8re)), l'inspecteur Molino partait visiter sa \u00ab circonscription \u00bb de l'Is\u00e8re, avec sa canne (sa blessure de guerre le faisait boiter l\u00e9g\u00e8rement) et son chapeau, se levant toujours assez t\u00f4t, m\u00eame en hiver, pour atteindre par surprise les \u00e9coles de montagne \u00e0 l'heure de l'ouverture des classes, huit heures pendant toute la dur\u00e9e de la Troisi\u00e8me R\u00e9publique, par tous les temps. Il ne le faisait pas par m\u00e9chancet\u00e9, pour d\u00e9sar\u00e7onner ses \u00ab administr\u00e9s \u00bb (il \u00e9tait strict, mais indulgent), mais par conviction absolue des vertus p\u00e9dagogiques de l'exemple (pas plus de \u00ab grasse matin\u00e9e \u00bb pour lui que pour les \u00ab ma\u00eetres \u00bb) et de la ponctualit\u00e9.\n\nMa grand-m\u00e8re, elle, avec l'esprit d'entreprise qui la caract\u00e9risait s'\u00e9tait comme on dirait aujourd'hui \u00ab reconvertie dans le priv\u00e9 \u00bb. Elle s'en explique ainsi dans son \u00ab m\u00e9moire \u00bb : \u00ab C'est \u00e0 Lyon que, soucieuse de mes devoirs aupr\u00e8s de nos adolescents devenus \u00e9tudiants avanc\u00e9s, j'ai cru devoir quitter l'enseignement d'\u00c9tat et, par go\u00fbt autant que par des n\u00e9cessit\u00e9s financi\u00e8res, faire des redressements scolaires ce qui m'a fait mesurer les responsabilit\u00e9s des parents trop \u00e9trangers \u00e0 leur t\u00e2che et mesurer aussi le pourcentage important des \u00e9l\u00e8ves qui, soutenus ou repris \u00e0 temps, peuvent arriver \u00e0 faire tr\u00e8s bonne figure dans leur classe, quelques-uns aussi bien que mes propres enfants qui, l\u00e0 aussi, \u00e9taient mon soutien et m'\u00e9levaient avec eux. \u00bb\n\nJe me suis parfois demand\u00e9, en pr\u00e9sence de quelques lignes manuscrites d'une illisibilit\u00e9 absolue, comment grand-maman (nous disions \u00ab grand-maman \u00bb et \u00ab grand-papa \u00bb, ce qui n'a rien d'original, mais nos cousins disaient \u00ab bonne-maman \u00bb et \u00ab bon-papa \u00bb, chaque famille s'assurant ainsi, au moins par l'onomastique, sa paire de grands-parents en toute propri\u00e9t\u00e9, sans partage), comment donc grand-maman avait pu apprendre \u00e0 \u00e9crire \u00e0 de jeunes enfants.\n\nSans doute s'agissait-il chez elle d'une d\u00e9t\u00e9rioration tardive, progressive, pr\u00e9cipit\u00e9e par l'\u00e2ge et le retrait de l'enseignement actif polyvalent (je ne vois pas sans cela comment elle aurait pu, si elle avait toujours calligraphi\u00e9 aussi mal, passer un concours comme celui de l'\u00c9cole normale d'instituteurs, et faire carri\u00e8re dans cet \u00ab ordre monastique la\u00efque \u00bb qu'\u00e9tait l'Enseignement primaire o\u00f9 la bonne formation des signes sur le papier \u00e9tait une composante indispensable de la vocation).\n\nIl me semble aussi qu'avec les ann\u00e9es s'\u00e9tait renforc\u00e9, sur ce point \u00e9galement, le contraste avec son mari, qui \u00e9tait, lui, un extraordinaire ma\u00eetre d'\u00e9criture la\u00efque et r\u00e9publicaine. (J'imagine avec quels haussements d'\u00e9paules exasp\u00e9r\u00e9s il devait recevoir et parcourir dans sa chambre du deuxi\u00e8me \u00e9tage, comme cela se produisait souvent \u00e0 la suite d'une de leurs pol\u00e9miques, disputes m\u00eame, une missive justificative et ind\u00e9chiffrable de grand-maman, la blessure esth\u00e9tique aggravant en lui le sentiment d'une incompatibilit\u00e9 logique entre leurs arguments.)\n\nAvec le soin millim\u00e9trique du menuisier, d'une plume infiniment soigneuse et pr\u00e9cise, aux encres vari\u00e9es (noires, rouges, vertes, bleues, violettes), il confectionnait dans son atelier (son bureau parfaitement rang\u00e9, dont les tiroirs \u00e9taient de v\u00e9ritables coffres-forts de crayons, de buvards, de plumes et plumiers, de papiers, carnets, et enveloppes) de petits cahiers d'\u00e9criture-lecture originaux, gradu\u00e9s selon les difficult\u00e9s de la graphie et de la prononciation, en triple version (majuscules, minuscules droites et pench\u00e9es), destin\u00e9s (et individualis\u00e9s) aux enfants confi\u00e9s \u00e0 ses soins, et en premier lieu \u00e0 ses petits-enfants.\n\nNous avons tous, je crois, appris \u00e0 lire selon ces \u00ab mod\u00e8les \u00bb pr\u00e9-oulipiens, o\u00f9 chaque lettre et chaque son avaient droit tour \u00e0 tour \u00e0 un traitement de faveur, un texte leur assurant une pr\u00e9\u00e9minence quantitative (le nombre des mots le contenant) et qualitative (le choix d'une couleur sp\u00e9ciale, \u00e0 lui alors r\u00e9serv\u00e9e) :\n\n\u00ab T **O** T **O** P **O** RTE LE P **O** T. T **O** T **O** T **O** UCHE LE CH **O** U.\n\nT **o** t **o** p **o** rte le p **o** t. T **o** t **o** t **o** uche le ch **o** u.\n\n _T_ ** _o_** _t_ ** _o_** _p_ ** _o_** _rte le p_ ** _o_** _t. T_ ** _o_** _t_ ** _o_** _t_ ** _o_** _uche le ch_ ** _o_** _u_.\n\nL **i** l **i** f **i** n **i** t de l **ir** e le l **i** vre.\n\nJ **a** j **a** le ch **a** t m **a** rch **a** d **a** ns le pl **a** t... \u00bb\n\n(Il vint ainsi encore (ce devait \u00eatre en 1964, pas tr\u00e8s longtemps avant sa mort, il avait quatre-vingt-sept ans !) rue Notre-Dame-de-Lorette, proposer des le\u00e7ons d'\u00e9criture \u00e0 son arri\u00e8re-petite-fille Laurence, ma fille (qui, elle, avait tout juste quatre ans). Il avait, comme \u00e0 son habitude, b\u00e2ti un \u00ab livre d'\u00e9criture \u00bb sp\u00e9cialement pour elle, mais sa main n'\u00e9tait plus aussi s\u00fbre, son attention et son autorit\u00e9 suffisantes (je crois que Laurence (elle me l'a dit) avait un peu peur de ce tr\u00e8s vieil homme), et il dut renoncer, \u00e0 notre grande g\u00eane et tristesse, apr\u00e8s quelques tentatives infructueuses.)\n\nJe ne lui avais, je le crains, moi-m\u00eame pas fait grand honneur, n'ayant jamais r\u00e9ussi \u00e0 ma\u00eetriser encres, encriers ni plumes (ni plus tard les stylos, pour le maniement desquels j'\u00e9tais d'une maladresse insigne : ils se r\u00e9pandaient sur mes doigts, dans mes poches, sur les papiers, d'une mani\u00e8re chaque fois pour moi plus surprenante, impr\u00e9vue, exasp\u00e9rante. C'est l'arriv\u00e9e du \u00ab stylo-bille \u00bb, puis, beaucoup plus tard, des \u00ab feutres \u00bb qui m'a sauv\u00e9 de ce qui fut, pendant toute ma scolarit\u00e9, un supplice. Alors seulement, avant que je me mette \u00e0 la machine \u00e0 \u00e9crire, puis au Macintosh, j'ai fait, consciemment, et consciemment en son honneur, \u00e0 titre de r\u00e9paration, de grands efforts manuscrits. Mais aujourd'hui, de nouveau, mon \u00e9criture est redevenue comme aux premiers temps, dans mes cahiers, illisible).\n\n## 174 La maison du 21, o\u00f9 j'arrivai enfin apr\u00e8s ma longue errance\n\nLa maison du 21, o\u00f9 j'arrivai enfin apr\u00e8s ma longue errance depuis la gare Perrache en cet \u00e9t\u00e9 de 1941, je la vois presque mieux, plus distinctement bien que moins violemment pr\u00e9sente que celle de la rue d'Assas. Non pas r\u00e9ellement mieux, mais plus proche : c'est que mes s\u00e9jours s'y \u00e9tendent sur plus de trente ans. Elle n'a \u00e9t\u00e9 abandonn\u00e9e, vendue qu'\u00e0 la mort de mon grand-p\u00e8re, en 1967. (Comme je la regrette ! m\u00eame si elle avait \u00e9t\u00e9 d\u00e9j\u00e0 amput\u00e9e de l'\u00e9norme jardin, au d\u00e9sespoir, que je comprends, de ma grand-m\u00e8re.)\n\nJe l'ai donc vue pour la premi\u00e8re fois de mon berceau (si tant est que je percevais un objet de telles dimensions), en tout cas enfant, d'ann\u00e9e en ann\u00e9e, de vacances en vacances, puis dans l'adolescence, et quand j'y ai p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 pour la derni\u00e8re fois j'avais plus de trente ans. (Je suis pass\u00e9 avec Marie, il y a cinq ans, dans la rue de l'Orangerie. La maison \u00e9tait toujours l\u00e0, superficiellement au moins inalt\u00e9r\u00e9e.)\n\nCela fait d'elle, au souvenir, la projection d'un solide non seulement quadridimensionnel, en mouvement temporel, mais \u00e0 la topologie bizarre : car plusieurs \u00ab m\u00e9triques \u00bb simultan\u00e9es contractent ou distendent les m\u00eames fragments d'espace, de tr\u00e8s nombreuses discontinuit\u00e9s le fracturent et la multiplicit\u00e9 des points de regard cr\u00e9e une g\u00e9om\u00e9trie aupr\u00e8s de laquelle une repr\u00e9sentation picturale cubiste appara\u00eetrait exag\u00e9r\u00e9ment \u00ab naturaliste \u00bb. (Au temps de mes ambitions romanesques, j'avais tent\u00e9 de m'en construire, pour y faire \u00e9voluer mes personnages, un mod\u00e8le appuy\u00e9 sur la th\u00e9orie des \u00ab immeubles \u00bb de Tits. Je le nommai \u00ab l'appartement de Coxeter \u00bb (branche un ; chap. 5, \u00a7 83).)\n\nContre la fa\u00e7ade, face au tertre rocailleux, sur un terrain ciment\u00e9, limit\u00e9 \u00e0 gauche par la terre du jardin commen\u00e7ant, \u00e0 droite par le portail et la petite porte, vers l'arri\u00e8re par le rocher, on jouait \u00e0 notre version particuli\u00e8re d'un \u00ab jeu de paume \u00bb que nous appelions \u00ab pelote basque \u00bb : une balle de tennis rebondissait sur le mur (qui tenait lieu de filet) (elle devait le frapper \u00e0 une hauteur miminale marqu\u00e9e par une division naturelle dans le rev\u00eatement du mur, ne pas bondir ensuite hors du terrain, limit\u00e9 en arri\u00e8re par une ligne parall\u00e8le au mur trac\u00e9e, sillon, dans le ciment), renvoy\u00e9e de la paume de la main alternativement par chacun des deux joueurs. **(Je sens la chaleur des chocs dans le creux de la main, je vois la peau, us\u00e9e, grise, d'une balle.)** On comptait, comme au tennis, comme mon p\u00e8re (admirateur des \u00ab trois mousquetaires \u00bb, Cochet, Lacoste et Borotra, de Tilden et Suzanne Lenglen) m'avait appris \u00e0 la faire : \u00ab 2-0 \u00bb, \u00ab 6-3 \u00bb \u00ab 40-15 \u00bb, \u00ab avantage ! \u00bb \u00ab avantage d\u00e9truit ! \u00bb \u00ab jeu ! \u00bb \u00ab balle de set ! \u00bb, \u00ab deuxi\u00e8me balle de match ! \u00bb...\n\nQuelque chose me frappe quand j'entre par la porte \u00e0 droite, \u00e0 droite de la toute petite fen\u00eatre du \u00ab cabinet \u00bb du rez-de-chauss\u00e9e, quand je \u00ab simule \u00bb une entr\u00e9e dans le vestibule, vers la cuisine en face, l'escalier aux marches cir\u00e9es \u00e0 droite apr\u00e8s la salle de bains, le grand bahut \u00e0 linge de table et vaisselle \u00e0 gauche de la porte de la cuisine, quand je m'autorise \u00e0 p\u00e9n\u00e9trer cette configuration si famili\u00e8re, si charg\u00e9e de ce que je serais tent\u00e9 de d\u00e9signer comme une odeur de p\u00e9nombre (rien n'y ouvre directement sur les lumi\u00e8res du jour ext\u00e9rieur) : tout ce que je vois, je le vois de tr\u00e8s bas, comme si j'avan\u00e7ais assis, ou \u00e0 genoux et sur les mains, ou rampant. J'avance dans la couche inf\u00e9rieure de cet espace, \u00e0 moins d'un m\u00e8tre au-dessus du sol.\n\nJe ne suis pas tent\u00e9 d'en conclure trop rapidement \u00e0 une ant\u00e9riorit\u00e9 pure de ma vision, \u00e0 un regard d'extr\u00eame ou de petite enfance. Cependant ma m\u00e9moire privil\u00e9gie ind\u00e9niablement une fa\u00e7on de me situer dans ces lieux qui serait tr\u00e8s peu naturelle s'il s'agissait d'une vision adulte, ou m\u00eame adolescente.\n\nLa ligne horizontale sur le mur qui servait de fronti\u00e8re entre le l\u00e9gal et l'ill\u00e9gal du jeu de paume \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 excessivement haute, selon les m\u00eames crit\u00e8res (je peux m'en rendre compte car je poss\u00e8de, aussi, quoique moins naturellement, comme second choix, dirais-je, l'autre mani\u00e8re de voir, selon mes dimensions pr\u00e9sentes, mes yeux \u00e9tant \u00e0 une distance du sol qui n'a plus vari\u00e9 depuis, en gros, 1950).\n\nMais quand j'entre dans la maison, dans cette partie-l\u00e0 de la maison (je m'interdis pour le moment d'aller ailleurs), je \u00ab tombe \u00bb encore plus bas. Ce n'est pas, l\u00e0 encore, comme sur la terrasse, que je ne puisse y voir, aussi, \u00e0 hauteur raisonnable (c'est-\u00e0-dire comme je vois toutes choses, au pr\u00e9sent), mais d'une part ce n'est pas ainsi que je me place d'abord, sans r\u00e9fl\u00e9chir, d'autre part \u00ab debout \u00bb ou grandi je vois moins, moins nettement, ou encore (l'effet est le m\u00eame) je vois avec plus d'indiff\u00e9rence.\n\nIl me semble raisonnable de penser, dans ces conditions, que je poss\u00e8de l\u00e0 quelque chose comme la preuve, indirecte, d'une persistance g\u00e9om\u00e9trique de mon avant-vie, au sens o\u00f9 j'ai d\u00e9fini, ant\u00e9rieurement, cette expression. Mais je n'en retire qu'une satisfaction plut\u00f4t mod\u00e9r\u00e9e.\n\n## 175 Si famili\u00e8re odeur de p\u00e9nombre qu'elle se m\u00eale de cire,\n\n **Si famili\u00e8re odeur de p\u00e9nombre qu'elle se m\u00eale de cire, de la cire des premi\u00e8res marches, immenses, de l'escalier, comme si les carreaux de c\u00e9ramique fra\u00eeche du sol \u00e9taient cir\u00e9s eux-m\u00eames, cir\u00e9s, brillants et lisses, o\u00f9 glisser les pieds nus s'imbibant de fra\u00eecheur apr\u00e8s la canicule du dehors, de l'ao\u00fbt lyonnais \u00e9touffant ses rues, la place Bellecour, les quais du Rh\u00f4ne. Le dessin des carreaux m'\u00e9chappe, de rouge et de noir. Leur contact hors de l'oubli \u00e9veille le parfum cireux et la p\u00e9nombre,**\n\n **\u00e9veille le myst\u00e8re d'une d\u00e9clivit\u00e9 infiniment \u00e9mouvante entre vestibule et salle \u00e0 manger, un pan inclin\u00e9 insolite qui s'\u00e9l\u00e8ve dans le passage, sans interrompre le dessin du sol, sans fracturer les carreaux, les relevant seulement doucement en une pente l\u00e9g\u00e8re d'o\u00f9 roulaient les billes d'argile peinte rouges, vertes, bleues, ou les \u00ab agathes \u00bb vein\u00e9es de jaune spirale, de rouge, de bleu, jusqu'au bas de la premi\u00e8re marche de l'escalier,**\n\n **le myst\u00e8re surtout du passage dans l'autre pi\u00e8ce, la pi\u00e8ce-salon, par un \u00ab sas \u00bb entre deux portes lourdes, \u00e9pais d'obscurit\u00e9 enti\u00e8re et de manteaux suspendus dans les hauteurs fourr\u00e9es de bruissements : cachette, t\u00e9n\u00e8bre souple d'une solitude secr\u00e8te mais sans effroi, prot\u00e9g\u00e9e de toute la familiarit\u00e9 des bruits proches, remue-m\u00e9nage de vaisselle, empressement m\u00e9nager, les verres tintent, les voix s'assourdissent, les pas,**\n\n **l'horloge parle paisiblement. Je vois cela.** Je le vois, mais qu'est-ce au juste que je vois, les yeux dans l'obscurit\u00e9 arcadienne du \u00ab sas \u00bb entre les deux portes de boiseries lourdes et odorantes ? Ce n'est pas seulement l'interrogation sceptique wittgensteinienne que je me pose, qui vise aussi bien les formes que les couleurs (\u00a7 70 : Est-ce qu'on peut parler d'une rose rose dans le noir et d'une rose rouge dans le noir ?). C'est aussi celle de l'impr\u00e9cision du moment : l'image sans vision que je restitue, accompagn\u00e9e de fragments de pass\u00e9 visible, de bruits situ\u00e9s autour, \u00e9tait-elle d\u00e9j\u00e0 un tout, le tout de ce que j'imaginais alors, ou bien est-ce une construction contemporaine de mon esprit, associant des images de provenance largement \u00e9loign\u00e9es dans le temps ? Et quelles pourraient \u00eatre les exp\u00e9riences qui me permettraient de d\u00e9cider entre les deux explications ?\n\n **Dans la cuisine, je vais vers les deux fen\u00eatres qui, \u00e0 droite de l'entr\u00e9e,** **donnent sur la rue de l'Orangerie. La porte de la cave est \u00e0 gauche, dans le fond, la table en face de moi, une th\u00e9i\u00e8re sur la table. L'eau chauffe dans la bouilloire sur le feu bleu du gaz, entre la porte de la cave et l'\u00e9vier. Ma grand-m\u00e8re et son amie Taia sont debout devant la table, et discutent en attendant l'accomplissement des op\u00e9rations du th\u00e9. \u00ab Discutent \u00bb est beaucoup dire. Ma grand-m\u00e8re parle, raconte, Taia \u00e9coute, objecte, commente, ou interroge bri\u00e8vement.**\n\n\u00ab O\u00f9 ai-je bien pu encore mettre mes lunettes ? \u00bb dit ma grand-m\u00e8re. Elle s'interrompt brusquement au milieu d'un r\u00e9cit. La \u00ab question des lunettes \u00bb est une question primordiale, vexante, r\u00e9currente. La distraction de grand-maman est certes d'application quasi universelle, mais elle a un domaine d'intervention particuli\u00e8rement privil\u00e9gi\u00e9, celui des lunettes. Ses lunettes ne sont jamais l\u00e0 o\u00f9 elle pense les avoir mises. C'est dans ce domaine que sa cr\u00e9ativit\u00e9 distractive se montre active tout sp\u00e9cialement, n\u00e9cessitant de longues qu\u00eates, exasp\u00e9rantes sur le moment, source de fiert\u00e9 et de narration mim\u00e9es ensuite (grand-maman raconte comme un montreur de marionnettes, avec ses mains), quand le danger de la perte est pass\u00e9.\n\n\u00ab Ne nous \u00e9nervons pas, dit Taia. Elles ne peuvent pas \u00eatre bien loin. Proc\u00e9dons par m\u00e9thode. Vous les aviez quand nous sommes rentr\u00e9es du jardin, puisque vous m'avez lu la lettre de Ren\u00e9e. Vous avez d\u00fb les poser dans l'entr\u00e9e. \u00bb Mais elle sait, et elles savent, que la m\u00e9thode ne peut rien contre le d\u00e9mon de l'impr\u00e9visible. Les lunettes ne sont pas dans l'entr\u00e9e, o\u00f9 ma grand-m\u00e8re se souvient effectivement les avoir pos\u00e9es. Car son \u00ab malin g\u00e9nie \u00bb est beaucoup moins m\u00e9galomane que le malin g\u00e9nie de l'\u00ab exp\u00e9rience de pens\u00e9e \u00bb cart\u00e9sienne : il ne cherche pas du tout \u00e0 la persuader faussement de l'existence des objets du monde ext\u00e9rieur, il se contente de lui offrir une vision totalement erron\u00e9e de l'emplacement de ses lunettes. Cela suffit \u00e0 son contentement.\n\nLes lunettes n'\u00e9tant pas dans l'entr\u00e9e, grand-maman essaie de convaincre Taia du fait qu'elle doit se souvenir, elle, de l'endroit o\u00f9 elle, sa vieille amie, dont elle conna\u00eet la proverbiale distraction, les a pos\u00e9es. Taia ne se souvient de rien. Elle sait que le d\u00e9mon distracteur se rit de sa vigilance. Mieux vaut chercher syst\u00e9matiquement. Apr\u00e8s tout, remarque-t-elle, il n'y a pas tellement d'endroits dans la cuisine o\u00f9 \u00ab elles \u00bb peuvent se dissimuler. C'est l\u00e0 faire preuve d'optimisme. Mais Taia est g\u00e9n\u00e9ralement calme et optimiste. C'est pourquoi elles s'entendent si bien, et depuis si longtemps, ma grand-m\u00e8re n'\u00e9tant ni calme ni optimiste.\n\nLa recherche \u00ab syst\u00e9matique \u00bb consiste \u00e0 envisager tous les endroits o\u00f9 les lunettes se sont d\u00e9j\u00e0 trouv\u00e9es lors d'une de leurs escapades pr\u00e9c\u00e9dentes. C'est une strat\u00e9gie erron\u00e9e. Elles devraient le savoir (je le sais, moi qui regarde la sc\u00e8ne, une sc\u00e8ne imaginaire cette fois s'il en fut, reconstitu\u00e9e de quelques moments r\u00e9els effectifs et des r\u00e9cits grand-maternels). Le lieu o\u00f9 se cachent les lunettes n'est pas d\u00e9ductible des lieux pr\u00e9c\u00e9dents. Il ne ressemble pas aux lieux ant\u00e9rieurs, et ce n'est pas un lieu habituel de d\u00e9p\u00f4t de lunettes en voie d'\u00e9garement. Ni l'habitude ni la ressemblance ne sont des concepts ad\u00e9quats pour rendre compte du libre exercice de la distraction chez Mme Blanche Molino, ma grand-m\u00e8re.\n\n## 176 Elles auraient d\u00fb tenir compte (par anticipation), pour leur recherche, du fameux argument chomskyen\n\nElles auraient d\u00fb tenir compte (par anticipation), pour leur recherche, de l'argument chomskyen en faveur de la cr\u00e9ativit\u00e9 de la fonction langagi\u00e8re chez l'homme : la probabilit\u00e9 qu'une phrase prononc\u00e9e par quelqu'un l'ait d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9 ant\u00e9rieurement par le m\u00eame, ou un autre, est quasi nulle. Ce n'est pas parce qu'une phrase ressemble \u00e0 une autre d\u00e9j\u00e0 entendue, ou qu'il est dans nos habitudes de la dire, que nous la sortons brusquement de nous-m\u00eames. Nous cr\u00e9ons les phrases, gr\u00e2ce \u00e0 un m\u00e9canisme implant\u00e9 ancestralement en l'humanit\u00e9, de l\u00e0 en nous, un mod\u00e8le syntaxique dont nous h\u00e9ritons et dont nous avons appris \u00e0 nous servir. Ainsi, la facult\u00e9 distractive, chez ma grand-m\u00e8re, \u00e9tait capable de cr\u00e9er en chaque circonstance des cachettes \u00e0 lunettes, inou\u00efes, neuves, inhabituelles, et ne ressemblant \u00e0 aucune de celles qui avaient \u00e9t\u00e9 pr\u00e9c\u00e9demment invent\u00e9es en elle (ma grand-m\u00e8re), par elle (la syntaxe distractive, mod\u00e8le en acte de la facult\u00e9 de distraction : quelle \u00e9tait la structure de ce mod\u00e8le, je ne saurais dire, mais il n'\u00e9tait certainement pas, pas plus que la syntaxe du langage ordinaire, ind\u00e9pendant du contexte vital, \u00ab context-free \u00bb).\n\nAyant fait le tour de la cuisine plusieurs fois, ouvert les placards, fouill\u00e9 dans la bo\u00eete \u00e0 sucre, dans le four (o\u00f9 s'\u00e9tait retrouv\u00e9, un jour, le portefeuille de grand-maman (mais jamais ses lunettes !)), dans le Frigidaire (je vois qu'elles fouillent dans le Frigidaire, derri\u00e8re le bac \u00e0 l\u00e9gumes, derri\u00e8re et dans le beurrier, ce qui prouve que la \u00ab sc\u00e8ne \u00bb ne saurait avoir eu lieu en 1941, au moment du s\u00e9jour qui commande cette bifurcation narrative), elles retourn\u00e8rent, un peu d\u00e9courag\u00e9es, \u00e0 leur point de d\u00e9part : jamais les lunettes n'avaient r\u00e9sist\u00e9 si longtemps (elles n'\u00e9taient cependant jamais enti\u00e8rement perdues).\n\nAlors j'entends Taia dire, de sa petite voix douce, jamais \u00e9nerv\u00e9e (c'\u00e9tait une des personnes les plus absolument bonnes, sans malice, que j'aie jamais connues) : \u00ab \u00c7a par exemple ! \u00bb \u00ab Quoi ? \u00bb dit grand-maman. \u00ab Mais vous les avez sur votre nez ! \u00bb\n\nCet \u00e9pisode repr\u00e9sente en quelque sorte le chef-d'\u0153uvre du \u00ab d\u00e9mon de la distraction \u00bb. Il s'est, ce jour-l\u00e0, tellement surpass\u00e9 lui-m\u00eame qu'il n'a jamais pu faire mieux (et il me dispense, par la m\u00eame occasion, de donner d'autres exemples de ses inventions) : dans l'ensemble, ordonn\u00e9 par \u00e9tranget\u00e9, des lieux d'\u00e9garement de cet accessoire pour la vue il s'agit, en somme, d'un \u00ab plus grand \u00e9l\u00e9ment \u00bb, d'une \u00ab borne sup\u00e9rieure interne \u00e0 l'ensemble \u00bb, comme on dit dans l'idiolecte de la th\u00e9orie \u00e9l\u00e9mentaire des ensembles ordonn\u00e9s. Ce d\u00e9mon avait peut-\u00eatre \u00e9t\u00e9 un lecteur d'Edgar Poe (et, en tant que d\u00e9mon, \u00e9chappant aux contraintes temporelles, lecteur aussi du Dr Lacan, ou m\u00eame de Jean-Claude Milner (qui, je le rappelle, a compos\u00e9 une merveilleuse \u00ab d\u00e9duction fictive \u00bb sur le conte de \u00ab La lettre vol\u00e9e \u00bb (ma grand-m\u00e8re \u00e9tait une grande lectrice d'Agatha Christie))). (On pourrait s'amuser de la r\u00e9partition des r\u00f4les dans cette analogie : le d\u00e9mon dans le r\u00f4le du ministre, Taia dans celui de Dupin !)\n\nUn incident contemporain (de la composition \u00e9cranique de ces lignes) m'a peut-\u00eatre lanc\u00e9 dans cette digression (je n'\u00e9tais pas parti pour m'occuper de lunettes, mais pour traverser la cuisine en direction de la cave de la rue de l'Orangerie, o\u00f9 je vais revenir) : je passais dans la cour du 82 rue d'Amsterdam, o\u00f9 j'habite, mon trousseau de cl\u00e9s \u00e0 la main (je le garde \u00e0 la main jusque dans la rue, afin d'\u00eatre s\u00fbr de ne pas l'oublier trop souvent sur la porte, ou dans la serrure de la bo\u00eete aux lettres), travers\u00e9e pr\u00e9alable \u00e0 la descente de la rue en direction de la gare Saint-Lazare d'o\u00f9 part le train de banlieue qui conduit \u00e0 la station Nanterre-Universit\u00e9, o\u00f9 je l'abandonne pour rejoindre le \u00ab d\u00e9partement de math\u00e9matiques \u00bb de mon \u00ab UFR \u00bb au quatri\u00e8me \u00e9tage du b\u00e2timent C. En dehors des heures de pointe ou de contrepointe (si j'ose m'exprimer ainsi, je veux parler des heures tardives), il y a quatre trains par heure en ce moment, \u00e0 04, 19, 34 et 49 apr\u00e8s chaque heure respectivement. Il me faut dix \u00e0 douze minutes pour atteindre le quai apr\u00e8s avoir achet\u00e9 le _Times_ du jour, et je pars donc \u00e0 peu pr\u00e8s 25 minutes avant l'heure afin, c'est mon habitude, de \u00ab rater le train pr\u00e9c\u00e9dent \u00bb, conform\u00e9ment \u00e0 un pr\u00e9cepte de mon grand-p\u00e8re.\n\nDans la cour je croisai Mme Jacquet la concierge, que je saluai aimablement mais bri\u00e8vement, n'ayant pas le temps (j'\u00e9tais un peu en retard dans mon avance) d'engager l'une de nos conversations habituelles. (\u00ab Est-ce qu'il va pleuvoir aujourd'hui ? \u00bb \u00ab Je vous dirai \u00e7a ce soir. \u00bb)\n\nOr Mme Jacquet, d'une mani\u00e8re tout \u00e0 fait non traditionnelle dans nos \u00e9changes de vues me dit, et cela m'arr\u00eata dans ma progression vers le porche d'entr\u00e9e : \u00ab Et o\u00f9 allez-vous comme \u00e7a, monsieur Roubaud ? \u00bb \u00ab Je vais faire mon cours \u00e0 l'universit\u00e9, et je suis en retard. \u00bb \u00ab Vous \u00eates s\u00fbr que vous voulez y aller comme \u00e7a ? \u00bb J'en \u00e9tais s\u00fbr, mais j'avais tort, car j'\u00e9tais en pantoufles.\n\nCette preuve de distraction, seulement peut-\u00eatre un petit peu plus extr\u00eame que d'habitude, n'a pas surpris Mme Jacquet (je suis math\u00e9maticien, n'est-ce pas ?), et elle ne saurait \u00eatre mise en comp\u00e9tition avec les distractions parfaites de ma grand-m\u00e8re.\n\nJe la rapporte, non seulement parce qu'elle a sans doute \u00e9t\u00e9 la cause indirecte de ma digression, mais parce qu'elle m'am\u00e8ne \u00e0 constater (ce qui ne me fait pas sp\u00e9cialement plaisir) que, mon p\u00e8re \u00e9tant peu distrait (ma m\u00e8re l'\u00e9tait un peu plus mais pas aussi spectaculairement) et mon grand-p\u00e8re ne l'ayant pas \u00e9t\u00e9, si on admet (hypoth\u00e8se, purement fictive, sur l'h\u00e9r\u00e9dit\u00e9 des caract\u00e8res) que le d\u00e9mon de la distraction, dans une famille, changeant d'h\u00f4te avec les g\u00e9n\u00e9rations (et souvent, comme d'autres, en sautant une \u00e9tape), c'est de ma grand-m\u00e8re que je tiens ce trait, alors que mon mod\u00e8le conscient et cultiv\u00e9 avec constance est, presque en tout son oppos\u00e9, mon grand-p\u00e8re !\n\n## 177 Mon grand-p\u00e8re estimait la temp\u00e9rature de sa cave id\u00e9ale\n\nMon grand-p\u00e8re jugeait sa cave id\u00e9ale en tout, en particulier par sa temp\u00e9rature, donc id\u00e9ale pour la conservation des aliments, et en cons\u00e9quence aussi pour le plaisir du palais, qui ne saurait se r\u00e9jouir que de ce qui n'est en rien extravagant. Les fruits, l'eau, les laitages ne pouvaient, selon lui, \u00eatre appr\u00e9ci\u00e9s qu'\u00e0 une temp\u00e9rature temp\u00e9r\u00e9e, qui \u00e9tait pr\u00e9cis\u00e9ment celle dont sa cave \u00e9tait naturellement pourvue, et qu'elle conservait sans modifications notables toute l'ann\u00e9e.\n\nAussi \u00e9tait-elle fra\u00eeche en \u00e9t\u00e9, contre l'ao\u00fbt lyonnais souvent torride, et presque ti\u00e8de en hiver, quand il y descendait remplir le seau \u00e0 charbon pour nourrir, par devoir, les po\u00eales surchauff\u00e9s (\u00e9tablissant une temp\u00e9rature bien sup\u00e9rieure \u00e0 celle qu'il estimait hygi\u00e9nique, les quinze degr\u00e9s indiqu\u00e9s comme \u00ab temp\u00e9rature des appartements \u00bb sur les thermom\u00e8tres du XIXe si\u00e8cle. Mais sa femme, ma grand-m\u00e8re, avait toujours froid et s'emmitouflait dans sa robe de chambre, m\u00eame dans la cuisine. Il chargeait les po\u00eales jusqu'\u00e0 la gueule d'anthracite et ouvrait la fen\u00eatre de sa chambre). Il n'admit pas chez lui sans r\u00e9ticences l'invasion de la brutalit\u00e9 polaire du Frigidaire (qu'aurait-il pens\u00e9 du cong\u00e9lateur !), et maintint toujours, malgr\u00e9 sa pr\u00e9sence, quelques denr\u00e9es pr\u00e9cieuses dans le garde-manger, en bas.\n\n **Dans la cave o\u00f9 je le suis en pens\u00e9e je le vois, ce garde-manger grillag\u00e9 et le beurre, clair, ferme mais non polaire, dans une soucoupe, qui contient aussi un peu d'eau**. La temp\u00e9rature de la cave et le degr\u00e9 hygrom\u00e9trique assur\u00e9 par la vapeur d'eau maintenaient le beurre dans l'\u00e9tat le mieux propre \u00e0 une agr\u00e9able consommation. Du Frigidaire, au contraire, il ressort froid et dur, \u00e0 la fois impraticable au couteau et priv\u00e9 de toute saveur.\n\n(Mon p\u00e8re, r\u00e9cemment, retrouvant du go\u00fbt pour les achats sur catalogue (une fois surmont\u00e9e sa d\u00e9ception de la disparition de celui de Manufrance), a fait, en m\u00eame temps que d'une perceuse \u00e0 l'intention de Marie, en qui son \u0153il exerc\u00e9 a reconnu l'\u00e9t\u00e9 dernier, quand elle a entrepris la restauration des _restanques,_ une authentique bricoleuse (ce que je ne suis pas, ni ma s\u0153ur. Mon fr\u00e8re Pierre, lui, est, selon mon p\u00e8re, un bricoleur fantaisiste), capable de prendre sa rel\u00e8ve dans l'immense champ de bataille du domaine familial, Saint-F\u00e9lix, l'acquisition d'un \u00ab garde-beurre \u00bb b\u00e2ti sur le m\u00eame principe (proche, au fond, de celui de la terreuse et poreuse gargoulette, o\u00f9 l'eau de boisson se conservait fra\u00eeche autrefois).)\n\n **Je vois les \u00ab faisselles \u00bb achet\u00e9es chez le laitier du Clos-Bissardon, dans leurs formes m\u00e9talliques perc\u00e9es de trous qui gardaient en surface, une fois d\u00e9moul\u00e9es, de petites pointes fromag\u00e8res. La langue, avant la morsure dans leur chair blanche, dense et tremblante, en \u00e9prouvait, sous la pluie de sucre, d'abord blanche puis devenant transparente, comme de la neige allant fondre, lentement, la pr\u00e9sence physique, en anticipation du plaisir.** Elles disparurent avec les p\u00e9nuries de guerre, et ne r\u00e9apparurent pas avec l'abondance retrouv\u00e9e, frapp\u00e9es d'obsolescence par la modernisation et la mort des petits laitiers. Puis, sous l'effet d'une r\u00e9ponse commerciale \u00e0 la nostalgie, on les a vues revenir il y a peu, mais comme caricatures d'elles-m\u00eames, baignant dans le peu app\u00e9tissant plastique. Et lisses !\n\nLe garde-manger de la cave abritait aussi, en leur saison, les fruits, les fruits pr\u00e9f\u00e9r\u00e9s de mon grand-p\u00e8re : la pomme reinette, la p\u00eache et la poire (\u00ab P\u00e8le la poire \u00e0 ton ami, et la p\u00eache \u00e0 ton ennemi \u00bb, disait-il, pour expliquer le traitement diff\u00e9rent qu'il faisait subir \u00e0 ces deux fruits). Pour les peler, pour les couper, comme pour \u00e9taler, en couche \u00e9gale et mod\u00e9r\u00e9e le beurre mall\u00e9able sur la tartine, il sortait son couteau suisse d'une poche de son gilet, faisait jaillir la lame ad\u00e9quate et l'essuyait longuement apr\u00e8s usage, avec de la mie de pain, ne la rentrant dans son encoche d'une nettet\u00e9 toute helv\u00e8te qu'une fois de nouveau impeccablement brillante, neuve, propre.\n\nPendant ces op\u00e9rations, comme dans toutes celles qui demandaient une certaine application manuelle, il proc\u00e9dait avec lenteur, avec un soin de calligraphe, de menuisier. Il tirait l\u00e9g\u00e8rement la langue en disposant les quartiers de p\u00eache autour de l'assiette, d\u00e9gag\u00e9s du noyau. Elles devaient, c'est clair, n'\u00eatre ni trop ni trop peu m\u00fbres, et pleines, saines, parfum\u00e9es. Celles que je vois sont des p\u00eaches du jardin, de vraies p\u00eaches d'autrefois, puis\u00e9es dans son inconcevable, prodigieuse, anachronique profusion.\n\nMais il laissait le noyau (et je le regrettais pour lui) abandonn\u00e9 dans l'assiette, encore attach\u00e9 \u00e0 un peu de chair juteuse, mais surtout envelopp\u00e9 et investi de ces nombreux filaments fruitiers accroch\u00e9s dans le d\u00e9dale du bois, qu'il aurait fallu, prolongeant le plaisir du fruit, le noyau maintenu dans la bouche ou tenu entre les doigts, de longues minutes \u00e0 d\u00e9busquer des dents, de la langue, de leurs circonvolutions ligneuses, avant de le rejeter p\u00e2le sous un m\u00fbrier, dans l'all\u00e9e. Mais pour les poires (et les pommes, qu'il pelait aussi), il proc\u00e9dait diff\u00e9remment, d\u00e9coupant des tranches dans le fruit et les mangeant aussit\u00f4t, afin qu'elles n'aient pas le temps de s'oxyder \u00e0 l'air, d'y rouiller. Avec la p\u00eache, il buvait un doigt de vin pur.\n\nMon grand-p\u00e8re n'avait pas la religion du pain frais. Il le pr\u00e9f\u00e9rait m\u00eame un peu rassis. Le pain et le beurre, \u00e0 consistance temp\u00e9r\u00e9e, en association mod\u00e9r\u00e9e avec un caf\u00e9 (de force mod\u00e9r\u00e9e (pour \u00e9viter l'abus des excitants)), temp\u00e9r\u00e9 d'un lait dos\u00e9 raisonnablement, \u00e9taient les constituants sobres de ses petits d\u00e9jeuners pr\u00e9coces, avant sept heures du matin, dans la cuisine, o\u00f9 il se livrait aussi, dans une tranquillit\u00e9 enti\u00e8re (puisque grand-maman, insomniaque, n'y p\u00e9n\u00e9trait que beaucoup plus tard), \u00e0 l'op\u00e9ration, somptueuse \u00e0 mes yeux, du rasage au \u00ab sabre \u00bb, devant un miroir rond \u00e0 pied, l\u00e9g\u00e8rement grossissant. Il rin\u00e7ait ensuite son visage \u00e0 l'\u00e9vier, l'essuyait, effa\u00e7ait toute trace de son passage, remettait son gilet et s'enfermait bient\u00f4t dans sa chambre, pour ses \u00ab travaux \u00bb de la matin\u00e9e. Lev\u00e9 t\u00f4t moi aussi, je le suivais des yeux, les coudes sur la table de la cuisine, silencieusement. Je ne le d\u00e9rangeais pas. Bien plus tard, j'ai con\u00e7u une admiration tr\u00e8s vive pour cette marque d'autonomie sans ostentation, faite d'ordre et d'habitudes. Alors, c'\u00e9tait simplement un fait, un de ces faits qui constituent le monde, et qui s'\u00e9noncent en calmes propositions.\n\n## 178 L'heure de ma grand-m\u00e8re \u00e9tait au contraire, aussi \u00e9loign\u00e9e que possible de l'aube, celle du th\u00e9\n\nL'heure de ma grand-m\u00e8re \u00e9tait au contraire celle, aussi \u00e9loign\u00e9e que possible de l'aube, des toasts, du th\u00e9, et des conversations. Je serais presque tent\u00e9 de lui attribuer le titre d'un roman de Christina Stead _A Little Tea, a Little Chat_ , sinon que la \u00ab conversation \u00bb, dans la pratique grand-maternelle, \u00e9tait le plus souvent _one-sided_ (\u00e0 sens unique), une occasion de narration, devant un petit auditoire. Mais la coloration anglo-saxonne du rituel, que marque le surgissement devant moi de cette d\u00e9signation \u00e9tait ind\u00e9niable. D'ailleurs mon oncle Maurice, en ses ann\u00e9es d'\u00c9cole normale avait \u00e9tudi\u00e9 \u00e0 Oxford (comme, un peu apr\u00e8s, ma m\u00e8re). J'\u00e9tais sur le point d'\u00e9mettre ici l'hypoth\u00e8se d'une influence qui se serait exerc\u00e9e des enfants sur leur m\u00e8re, en sens inverse du sens habituel.\n\nMais je me suis souvenu du r\u00e9cit d'un \u00e9pisode, plusieurs fois entendu et appr\u00e9ci\u00e9, jusqu'en ses variations \u00ab formula\u00efques \u00bb, un \u00ab chant \u00bb de l'\u00ab Odyss\u00e9e distraite \u00bb de grand-maman, dont elle \u00e9tait \u00e0 la fois l'Ulysse et l'Hom\u00e8re, qui d\u00e9montre indirectement l'anciennet\u00e9 du rituel.\n\nUn matin de 192 ?, \u00e0 Digne, elle avait \u00e9crit deux lettres (elle \u00e9tait une correspondante acharn\u00e9e, aux longues pages d'\u00e9criture trembl\u00e9e, tricot\u00e9e, presque ind\u00e9chiffrable) : la premi\u00e8re \u00e0 de vieux amis, les d'Argences, dans leur lointain exil \u00ab indochinois \u00bb, la seconde \u00e0 d'autres amis, dont je n'ai pas retenu le nom, les xxx (je ne suis pas certain de l'orthographe du premier nom, avec lequel je n'ai qu'une familiarit\u00e9 auditive, et que je confonds peut-\u00eatre, par contamination, avec celui de ce \u00ab polygraphe \u00bb du XVIIIe si\u00e8cle dont mon cousin et a\u00een\u00e9 Jean Molino a fait autrefois sa \u00ab th\u00e8se \u00bb, occasion pour lui d'un ensemble de monographies encyclop\u00e9diques sur le si\u00e8cle encyclop\u00e9dique par excellence).\n\nLes xxx, donc, furent un peu \u00e9tonn\u00e9s de recevoir, avec un tel luxe de d\u00e9tails, des nouvelles de toute une famille, habitant la m\u00eame ville qu'eux, et dont ils ne se croyaient pas si ignorants. Quant \u00e0 la missive \u00e9gar\u00e9e quelque part dans la mer de Chine c'\u00e9tait leur invitation \u00e0 prendre le th\u00e9, un jour qui aurait \u00e9t\u00e9 prochain (ce que les d'Argences en pens\u00e8rent, l'histoire ne le dit pas).\n\nLe traitement du beurre \u00e0 l'heure du th\u00e9 grand-maternel \u00e9tait d'une exub\u00e9rance en fort contraste avec la sobri\u00e9t\u00e9 presque jans\u00e9niste des tartines matinales de grand-papa : attendant dans la soucoupe, et d\u00e9j\u00e0 s\u00e9rieusement amolli par la proximit\u00e9 des lames rougissantes du f\u00e9roce grille-pain, il perdait rapidement toute pr\u00e9tention \u00e0 l'\u00e9tat solide en rev\u00eatant les tartines-toasts qu'il imbibait de son jaune mou et luisant (les tartines pr\u00e9alablement gratt\u00e9es de leurs exc\u00e8s carbonif\u00e8res, car elles \u00e9taient r\u00e9guli\u00e8rement oubli\u00e9es \u00e0 l'int\u00e9rieur br\u00fblant de l'appareil, dont les avertissements pourtant p\u00e9remptoires ne parvenaient pas aux oreilles inattentives, oublieuses, de la conteuse, ou bien \u00e9taient consid\u00e9r\u00e9s comme n\u00e9gligeables face aux int\u00e9r\u00eats sup\u00e9rieurs d'un r\u00e9cit).\n\nAffect\u00e9es parfois d'une couche sup\u00e9rieure additive de miel cr\u00e9meux, ou de \u00ab marmelade \u00bb d'oranges am\u00e8res (anachroniquement j'y ajouterai le _lemon-curd_ , dont le go\u00fbt m'est venu en fait, beaucoup plus tard, de ma propre exp\u00e9rimentation des essais que ma m\u00e8re fut oblig\u00e9e de faire, apr\u00e8s nous avoir vant\u00e9 les merveilles de cette friandise, connue d'elle lors de ses s\u00e9jours oxoniens. Il ne figurait pas, il me semble, dans les th\u00e9s-go\u00fbters de la rue de l'Orangerie), je ne connaissais rien de plus savoureux, de plus luxueux que leurs bouch\u00e9es craquantes. Et les longues ann\u00e9es de p\u00e9nurie (d\u00e9bordant largement l'intervalle de la guerre, au-del\u00e0 m\u00eame du maintien des restrictions, tant elles \u00e9taient devenues mentalement habituelles) n'ont fait qu'ajouter \u00e0 leur prestige. **Dans les tasses, je regarde le lait envahir, comme un brouillard paresseux, le th\u00e9 p\u00e2le.**\n\n\u00c0 l'extr\u00eame distance climatique, dans l'ao\u00fbt caniculaire, le beurre fondait enti\u00e8rement dans l'assiette puis, refroidi, coagulait en grumeaux \u00e9tranges. J'ai parfois cherch\u00e9 \u00e0 retrouver l'irr\u00e9ductible diff\u00e9rence de go\u00fbt qui avait \u00e9t\u00e9 le r\u00e9sultat d'une semblable mutation physique, mais en vain. Il me manquait, r\u00e9volus, sans doute les n\u00e9cessaires harmoniques du lieu, les ombres, le goutte-\u00e0-goutte des voix dans la cuisine, ou le balancement du rocking-chair, dans la v\u00e9randa. Je n'ai pas eu beaucoup plus de succ\u00e8s dans mes tentatives de combiner, les matins, ces deux mod\u00e8les antagonistes de traitement du beurre. J'ai un grille-pain ici dans mon logement, rue d'Amsterdam. Mais je ne pense jamais \u00e0 m'en servir, quand je me l\u00e8ve, \u00e0 cinq heures du matin.\n\nLa v\u00e9randa \u00e9tait presque aussi constamment chaude que la cave \u00e9tait fra\u00eeche (j'aime cette sym\u00e9trie, d'ailleurs assez vraisemblable : le p\u00e2le soleil d'hiver \u00ab aidait \u00bb le ronflement du po\u00eale. L'\u00ab effet de serre \u00bb redoublait le soleil d'\u00e9t\u00e9). **Dans la v\u00e9randa le rocking-chair aux cannelures de paille oscille, d'un mouvement perp\u00e9tuel, accompagnant celui des doigts de grand-maman sur le bois brun de ses bras**.\n\n **Je sors de la cuisine, avance pieds nus sur les carreaux peints de l'entr\u00e9e, les carreaux s'\u00e9l\u00e8vent l\u00e9g\u00e8rement \u00e0 l'entr\u00e9e de la salle \u00e0 manger.** C'est une pi\u00e8ce c\u00e9r\u00e9monieuse. Je regarde, sans surprise, une fin de repas (le dessert, moment photographique oblig\u00e9 des r\u00e9unions familiales).\n\n## 179 Tr\u00e8s t\u00f4t, dans les mois qui suivirent l'effervescence de la Lib\u00e9ration\n\nTr\u00e8s t\u00f4t, dans les mois qui suivirent l'effervescence de la Lib\u00e9ration ma grand-m\u00e8re, forc\u00e9e \u00e0 un repos inactif pas enti\u00e8rement agr\u00e9able apr\u00e8s les angoisses, dangers, trag\u00e9dies mais aussi aventures de la guerre, parcourant de son pas distrait, ses lunettes \u00e0 la main et ses mains derri\u00e8re son dos les all\u00e9es d\u00e9sert\u00e9es de son immense jardin, le trouva, comme peut-\u00eatre elle ne l'avait jamais vu auparavant, invraisemblablement beau (ce qu'il \u00e9tait), pr\u00e9cieux, mais \u00e0 l'abandon. Je ne pense pas qu'elle ait alors senti la menace que pouvait faire peser sur lui le fait qu'elle n'\u00e9tait (qu'ils n'\u00e9taient, mon grand-p\u00e8re et elle), puisque locataire, qu'une occupante pr\u00e9caire de ce lieu miraculeux.\n\nLa guerre avait boulevers\u00e9 les vies, sem\u00e9 les morts et les destructions, exil\u00e9 et dispers\u00e9 les proches, mais que l'\u00e2ge \u00e0 venir allait \u00eatre celui des promoteurs et des propri\u00e9taires, de la rar\u00e9faction et du rench\u00e9rissement explosif des logements urbains, elle n'en eut, je le crains, aucune id\u00e9e. (C'est un fait qui n'\u00e9chappa pas \u00e0 mon oncle Walter, devenu chimiste prosp\u00e8re et citoyen du Massachusetts quand, les communications normales r\u00e9tablies entre les deux c\u00f4t\u00e9s de l'Atlantique, et acc\u00e9l\u00e9r\u00e9es par les progr\u00e8s de l'aviation, il vint revoir les arbres sous lesquels il s'\u00e9tait fianc\u00e9 avec ma tante Ren\u00e9e (j'ai \u00e9tal\u00e9 sur mon bureau, \u00e0 la droite du Macintosh, quelques photographies du jardin, prises en divers endroits et divers moments, avec divers personnages, et sur l'une d'elles ils sont, assis sur un banc et tourn\u00e9s l'un vers l'autre, au soleil de 1939 qui illumine la barri\u00e8re de piquets, derri\u00e8re, entre le 21 et le 21 _bis_ , enfonc\u00e9 dans son ombre v\u00e9g\u00e9tale, comme le pass\u00e9). Malheureusement, il ne se trouva pas l\u00e0 au moment d\u00e9cisif.)\n\nMais, p\u00e9n\u00e9trant un jour dans le b\u00e2timent de bois \u00e0 l'abandon, qui avait \u00e9t\u00e9 autrefois l'orangerie \u00e0 oranges, quand la rue de l'Orangerie avait m\u00e9rit\u00e9 son nom, elle d\u00e9couvrit les vieux registres de ce qui avait d\u00fb \u00eatre, en des temps recul\u00e9s, une entreprise prosp\u00e8re de je ne sais trop quoi (il tra\u00eene dans ma t\u00eate qu'il s'agissait de soie, mais cela semble trop simple, et n'est peut-\u00eatre qu'une pseudo-d\u00e9duction inconsciente \u00e0 partir de la pr\u00e9sence majestueuse des m\u00fbriers). Et elle eut alors l'id\u00e9e, qui lui sembla on ne peut plus naturelle, d'en faire une entreprise dynamique, un verger producteur de fruits (dans une moiti\u00e9 seulement du jardin, apr\u00e8s les grands arbres, la plus \u00e9loign\u00e9e de la maison).\n\nJe fais donc l'hypoth\u00e8se suivante (les hypoth\u00e8ses ne me co\u00fbtent rien) : la d\u00e9couverte des registres, preuve de la prosp\u00e9rit\u00e9 ancienne et active de l'Orangerie (et en particulier d'une quantit\u00e9 non n\u00e9gligeable de grands registres vierges) fut l'impulsion d\u00e9cisive pour la cr\u00e9ation d'une association informelle (avec des statuts, certes, une pr\u00e9sidente et un bureau, mais je doute que tout cela ait jamais eu le moindre commencement d'existence l\u00e9gale, ait donn\u00e9 naissance \u00e0 une \u00ab association loi de 1901 \u00bb, d\u00e9pos\u00e9e \u00e0 la pr\u00e9fecture du Rh\u00f4ne, etc.), rassemblant autour d'elle quelques amies et amis, retrait\u00e9s et voisins, pour une nouvelle t\u00e2che \u00e9ducative, la maturation des fruits.\n\nLes s\u00e9ances de l'association se tenaient dans l'orangerie, \u00e9pousset\u00e9e, rapetass\u00e9e et pourvue de fauteuils de jardin. Je m'en souviens, je vois les gros registres. La question d\u00e9battue \u00e9tait ce jour-l\u00e0 : quels noms donner aux poiriers, quelles vari\u00e9t\u00e9s choisir, quels parrains pour les jeunes arbres ? J'ai \u00e9t\u00e9 l\u00e0. Et je l'ai \u00e9crit :\n\nASSEMBL\u00c9E NATIONALE\n\nCONSTITUANTE\n\nLYON, LE 11 JUILLET 1946, 10 H\n\nch\u00e8re maman, ch\u00e8re Denise, je suis arriv\u00e9 hier \u00e0 5 H rue de l'Orangerie apr\u00e8s un excellent voyage, \u00e0 partir de Dijon nous n'\u00e9tions plus que cinq dans le compartiment et le train est arriv\u00e9 \u00e0 l'heure. J'ai trouv\u00e9 grand-maman dans le jardin et elle m'a parl\u00e9 des transformations profondes qu'il allait subir. Le travail de la Soci\u00e9t\u00e9 des PPPCAFV a d'ailleurs commenc\u00e9 (devinez, s'il vous pla\u00eet, chers lecteurs ce que ce sigle veut dire, je n'en ai plus aucune id\u00e9e). Deux arbres inutiles ont \u00e9t\u00e9 abattus, le gazon a \u00e9t\u00e9 ratiss\u00e9 et l'all\u00e9e du milieu est d\u00e9licieusement verte. Des trous seront bient\u00f4t creus\u00e9 pour recevoir de nouveaux arbres : P.P.P.C.A.F.V.\n\nGrand-maman m'a ensuite racont\u00e9 les d\u00e9bats de la soci\u00e9t\u00e9 dans sa s\u00e9ance pl\u00e9ni\u00e8re qui a eu lieu il y a quelques jours. Raymonde et \u00c9mile Sermet doivent en r\u00e9diger le rapport et grand-maman m'a demand\u00e9 de faire de la propagande aupr\u00e9s de Madeleine, Armandou et cie... afin de recueillir quelques membres honoraires.\n\nMaintenant je demanderai \u00e0 Denise quel arbre lui convient le mieux car j'esp\u00e8re que l'\u00c9tat va souscrire pour un ou deux b\u00e9b\u00e9s au prix moyen de 150 f. L'\u00c9tat a int\u00e9r\u00eat \u00e0 les prendre car selon le r\u00e8glement de la soci\u00e9t\u00e9, la moiti\u00e9 des fruits nous reviendra pendant que l'autre moiti\u00e9 sera vendue par la PPPSAFV \u00e0 des prix raisonnables pour combattre le march\u00e9 noir. Ainsi nous pourrons soit venir manger notre r\u00e9colte soit recueillir le produit de la vente.\n\nje vais tout \u00e0 l'heure faire ma gymnastique et \u00c9mile Sermet va examiner mes doigts.\n\n[...]\n\n(Je d\u00e9chiffre au bas de ma lettre quelques mots ajout\u00e9s par ma grand-m\u00e8re :\n\n\u00ab Jacqui (c'est moi) oublie de dire qu'il a d\u00e9ja fait de l'allemand avec Holl, excellent dit-il pour l'accent. \u00bb)\n\nQui, en effet, avait \u00ab ratiss\u00e9 le gazon \u00bb, qui allait \u00ab creuser des trous pour de nouveaux arbres \u00bb ? Il fallait, bien s\u00fbr, un bras s\u00e9culier, un bras arm\u00e9 de b\u00eache et de r\u00e2teau \u00e0 cette \u00e9glise nouvelle des \u00e2mes fruiti\u00e8res. Or il y en avait un sur place, un Allemand, Ludwig Holl.\n\nHoll \u00e9tait un ouvrier de la Ruhr, un communiste allemand. Il s'\u00e9tait battu dans les rues contre les nazis en 1930, 31, 32, jusqu'au d\u00e9but de 1933. Alors, tout s'\u00e9tait effondr\u00e9 : \u00ab Personne n'a voulu lutter \u00bb, nous disait-il, dans son fran\u00e7ais h\u00e9sitant et rauque, quand nous allions nous asseoir autour de lui entre les sillons, sur la terre s\u00e8che, dans la fin d'apr\u00e8s-midi br\u00fblante. \u00ab Personne. Ils se sont tous ralli\u00e9s. Tous. \u00bb Lui avait fui en France. Lui avait combattu en Espagne, devant Madrid, \u00e0 Teruel. Il avait \u00e9t\u00e9 intern\u00e9 par Daladier, s'\u00e9tait \u00e9vad\u00e9, s'\u00e9tait cach\u00e9. Il avait \u00e9t\u00e9 pris dans un maquis en Savoie. Ses ennemis, ses compatriotes, ne l'avaient pas tu\u00e9 sur place, mais ramen\u00e9 \u00e0 Paris, jug\u00e9, condamn\u00e9 \u00e0 mort, graci\u00e9 : il \u00e9tait allemand, apr\u00e8s tout. On l'avait envoy\u00e9 \u00e0 Buchenwald, pour \u00eatre r\u00e9g\u00e9n\u00e9r\u00e9 par le travail. Il nous racontait tout \u00e7a, pas pour se vanter, mais pour que nous comprenions, pour que je comprenne, moi, l'a\u00een\u00e9. Est-ce que c'\u00e9tait fini ? Non, ce n'\u00e9tait pas fini, disait-il. \u00c0 Buchenwald il entretenait les cl\u00f4tures \u00e9lectrifi\u00e9es du camp : l'\u00e9lectricit\u00e9, \u00e7a avait \u00e9t\u00e9 son m\u00e9tier, autrefois. Mais vers la fin, les Am\u00e9ricains approchant, il s'\u00e9tait laiss\u00e9 oublier l\u00e0 un soir, cach\u00e9 entre les grilles. Il y \u00e9tait rest\u00e9 deux semaines, se nourrissant d'escargots crus et d'herbe. Et il \u00e9tait revenu, pas en Allemagne, pas encore. \u00c0 Lyon, l\u00e0.\n\nEt ma grand-m\u00e8re, comme elle avait cach\u00e9 pendant la guerre ceux qui se cachaient, apr\u00e8s la guerre avait accueilli Holl. Il logeait l\u00e0, mangeait l\u00e0, jardinait, participait au grand projet fruitier (qui le faisait rire), reprenant des forces. Il attendait. Quelques mois plus tard, il est reparti. Je n'ai jamais su o\u00f9, pour quelle vie, dans quelle Allemagne ? Mais en ce temps-l\u00e0, sous les m\u00fbriers de Caluire, le soir, il nous chantait :\n\n _Wir graben unsre Gr\u00e4ber_\n\n _Wir schaufeln selbst uns ein_\n\n _Wir m\u00fcssen Totengr\u00e4ber_\n\n _Und Leich in einem sein_\n\n(Nous creusons notre propre tombe\/Nous nous ensevelissons nous-m\u00eames\/Nous devons \u00eatre les cadavres\/Et les fossoyeurs en m\u00eame temps\/.)\n\n(Aujourd'hui, parfois, de nouveau, j'entends sa voix lourde. Et je pense \u00e0 la dure ironie m\u00e9taphorique de ce chant de d\u00e9port\u00e9s.)\n\n## 180 Je vois dans le jardin, au c\u0153ur de son immensit\u00e9 luxueuse.\n\nJe vois **dans** le jardin, au c\u0153ur de son immensit\u00e9 luxueuse. Maintenant, maintenant qu'il a disparu de la surface de la terre, ne laissant comme d\u00e9pouilles que ces images que j'appelle en moi, et quelques pictions que j'\u00e9tale sur ma table, \u00e0 la droite de mon \u00e9cran, je le poss\u00e8de enfin sans partage, et parmi mes possessions imaginaires il occupe une place toute particuli\u00e8re, sans aucun \u00e9quivalent en d'autres lieux : ni dans la maison de la rue d'Assas, \u00e0 Carcassonne, ni impasse des M\u00fbriers \u00e0 Toulon, ni dans le Parc sauvage des Corbi\u00e8res, ni ailleurs (\u00e0 Villegly par exemple), ni \u00e0 plus forte raison dans aucun des lieux post\u00e9rieurs \u00e0 la fin de la Seconde Guerre mondiale.\n\nJ'ai le sentiment int\u00e9rieur de cette singularit\u00e9, voil\u00e0 qui est s\u00fbr. Et je ne r\u00e9siste pas \u00e0 en donner une interpr\u00e9tation : qu'au 21 _bis_ de la rue de l'Orangerie je suis n\u00e9, **\u00e0 c\u00f4t\u00e9** , dans un espace s\u00e9par\u00e9 mais contigu, que j'ai appris \u00e0 marcher dans ses all\u00e9es, sous ses arbres, que je me suis mis debout, que j'ai conquis la surface de la terre en m\u00eame temps que mes grands-parents s'emparaient de ce jardin, s'y installaient, y cr\u00e9aient le long moment d'une continuit\u00e9 familiale, qu'\u00e0 cause de cela les images que j'en mets au jour ne sont jamais seulement contemporaines du moment de leur perception mais viennent \u00e0 la suite d'une immensit\u00e9 continue d'instants enfouis, de visages, de gestes, qui tous ont eu lieu **l\u00e0**. Quand je m'y sens, quand je le vois, c'est que j'y ai toujours \u00e9t\u00e9.\n\nBien plus, l'identit\u00e9 locale des circonstances du souvenir et de l'avant-souvenir n'est pas, pour moi, divis\u00e9e, en particulier n'est pas partag\u00e9e en deux, n'a pas deux c\u00f4t\u00e9s : cela veut dire qu'elle impose ce que j'appellerai un matriarcat de la m\u00e9moire. Plus encore, comme l'invention, rapport\u00e9e ci-dessus de la \u00ab PPPSAFV \u00bb, le jardin \u00e9tait, par excellence, possession de ma grand-m\u00e8re (mon grand-p\u00e8re ne fut jamais convi\u00e9 aux r\u00e9unions de l'association. Il n'avait \u00e0 sa disposition, dans le jardin, que son atelier de menuiserie, \u00e0 l'abri de toute interf\u00e9rence et regards, tout \u00e0 fait de c\u00f4t\u00e9, sous le tertre). Ainsi le jardin, et mon enfance, sont dans une large mesure sous le signe d'un \u00ab grand-matriarcat \u00bb.\n\nDans les premi\u00e8res ann\u00e9es du Minervois, les ann\u00e9es cinquante, ma grand-m\u00e8re avait chez nous sa chambre, avec deux grands portraits photographiques sous verre de ses fils disparus, mon oncle Maurice et mon oncle Frantz. Un mauvais buste d'elle-m\u00eame en terre cuite ocre \u00e9tait exil\u00e9 en haut de l'armoire, et un mauvais tableau dans un cadre s'\u00e9talait sur le mur, un tableau de taille moyenne, repr\u00e9sentant un d\u00e9but du jardin, une vue tourn\u00e9e vers la maison, la terrasse, la v\u00e9randa, deux silhouettes mi\u00e8vres de jeunes filles assises sur un banc, \u00e0 mi-image, \u0153uvre (comme le buste, mais d'une \u00ab main \u00bb diff\u00e9rente) d'un artiste ayant b\u00e9n\u00e9fici\u00e9 l\u00e0 d'un refuge provisoire, vers 1942. (C'est le \u00ab tableau, repr\u00e9sentant un jardin de maison ancienne \u00e0 contre-jour \u00bb de la branche un, chap. 3 \u00a7 38.)\n\nTout cela fait que mon \u00ab immersion \u00bb dans l'immensit\u00e9 du jardin, \u00e9tant appuy\u00e9e, prot\u00e9g\u00e9e de temps familial, assure aux images que j'extrais une stabilit\u00e9, compacit\u00e9, autonomie inentamable par aucune piction. Sur les photographies, je reconnais qu'il s'agit du m\u00eame territoire, mais je le vois, moi, \u00e0 ma fa\u00e7on. Je ne leur dois rien.\n\nJe dispose des statues photographiques d'\u00e9poques variables abandonn\u00e9es un peu au hasard sur le sol :\n\n\u2013 Devant la barri\u00e8re \u00e0 claire-voie \u00e0 la fronti\u00e8re du 21 _bis_ , oncle Pierre (Pierre Thabot) et Tante Jeanne, lui debout, b\u00e9ret et moustache, elle assise. Leurs pieds, le sol, tout le devant est plus que flou, enti\u00e8rement effac\u00e9 pour ne laisser que du gris uni et un ovale blanc, le soleil.\n\nDevant la v\u00e9randa grand-maman, la main sur l'\u00e9paule de Taia, son amie, \u00e0 leurs pieds Coqui, le chien collie de mon fr\u00e8re : tr\u00e8s beau, tr\u00e8s noble, un peu apais\u00e9 par l'\u00e2ge. (Un moment tardif, donc).\n\n\u2013 Un peu plus loin dans l'all\u00e9e, et bien des ann\u00e9es avant, grand-maman toujours, Taia toujours \u00e0 sa droite, mais avec elles cette fois ma m\u00e8re, jeune.\n\n\u2013 Une table dress\u00e9e l'\u00e9t\u00e9 dans le jardin, plein soleil contre un mur de feuilles. C'est un moment encore plus ancien, ma tante Ren\u00e9e n'a pas beaucoup plus de dix ans, mon grand-p\u00e8re a son chapeau sur la t\u00eate, ma grand-m\u00e8re soul\u00e8ve son assiette de la main gauche.\n\n\u2013 La maison derri\u00e8re les arbres l'hiver, les m\u00fbriers nus de feuilles.\n\n\u2013 Mon grand-p\u00e8re et moi assis au pied d'un arbre. Le soleil est violent. Grand-papa ferme les yeux. Je (sept, huit ans), dans une veste de tricot \u00e0 boutons, me suis tourn\u00e9 vers lui.\n\n## 181 En m'immergeant dans le jardin, en me tournant depuis les m\u00fbriers, vers la maison,\n\nEn m'immergeant dans le jardin, en me tournant depuis les m\u00fbriers, vers la maison, la terrasse, la v\u00e9randa, j'ai implicitement toute son immensit\u00e9 autour de moi, comme un v\u00eatement sur mes \u00e9paules. Je pense, et je vois les m\u00fbriers, v\u00e9ritablement \u00e9normes, vieillards v\u00e9n\u00e9rables de la forme de vie v\u00e9g\u00e9tale. Ils avaient tant v\u00e9cu que les blessures des orages, ou les explosions exag\u00e9r\u00e9es de s\u00e8ve, ou le simple poids de leur chevelure de larges feuilles vert sombre avaient fait \u00e9clater le tronc de certains d'entre eux, et on les avait affubl\u00e9s de pansements de ma\u00e7onnerie, de cataplasmes de ciment, de \u00ab bandes Velpeau \u00bb de pierre qui \u00e9trangement leur donnaient un air d'animaux immobiles plut\u00f4t que d'arbres. Ils \u00e9taient guetteurs dans l'all\u00e9e, jusqu'au milieu \u00e0 peu pr\u00e8s de la dimension longue du jardin (107 m\u00e8tres sur 40), avant le verger qui avait engendr\u00e9 les r\u00eaves utopiques de grand-maman.\n\nC'\u00e9taient, comme il se doit dans cette ville (Caluire-et-Cuire touche \u00e0 la Croix-Rousse, o\u00f9 se r\u00e9volt\u00e8rent, au XIXe si\u00e8cle, les \u00ab canuts \u00bb (\u00ab Nous en tissons pour vous gens de la terre\/et nous pauvres canuts sans drap on nous enterre\/... \u00bb) et o\u00f9 prosp\u00e9r\u00e8rent de plus belle ensuite les \u00ab soyeux \u00bb (\u00ab Nous n'avons plus d'argent pour enterrer nos morts\/Le pr\u00eatre est l\u00e0, comptant le prix des fun\u00e9railles\/... \u00bb (Marceline Desbordes-Valmore))), des m\u00fbriers pour vers \u00e0 soie, leurs fruits ces m\u00fbres blanches, poilues, douce\u00e2tres qui, tomb\u00e9es, devenaient rouille sur le sol, imbib\u00e9es aussit\u00f4t de fourmis.\n\n(J'ai d\u00e9couvert plus tard les m\u00fbres rouges de Delphes, juteuses d'un vin rouge \u00e9clatant, qui laissaient en tombant des taches de sang sur les gradins du stade antique, comme des proph\u00e9ties silencieuses.)\n\nLe haut mur du fond s'ouvrait sur une autre rue \u00e9troite, par une petite porte, et tout de suite d'autres rues en pente raide, vers le grand pont de la Boucle, l'arr\u00eat du tram de Vaise, de chaque c\u00f4t\u00e9 de la porte un massif buissonnant, \u00e9pais, riche en lourds et lents escargots \u00ab bourguignons \u00bb, maladroits comme des tanks (bien inf\u00e9rieurs aux agiles \u00ab petit-gris \u00bb de la campagne carcassonnaise, au long de l'Aude, ou dans les foss\u00e9s de la Cit\u00e9).\n\nM. Nithard, le grincheux et suisse propri\u00e9taire, mourut au milieu des ann\u00e9es cinquante (ses locataires, \u00e0 l'\u00e9poque du 21 _bis_ , les Calame, les Pasquier, avant que grand-maman, par la seule autorit\u00e9 et insistance de son d\u00e9sir lui arrache notre \u00ab droit d'entr\u00e9e \u00bb au 21, avaient tous \u00e9t\u00e9, comme lui, des Helv\u00e8tes), et les h\u00e9ritiers, peu int\u00e9ress\u00e9s par Caluire, press\u00e9s de se partager l'h\u00e9ritage (ils ne s'entendaient pas) et semble-t-il au moins aussi indiff\u00e9rents (inconscience pr\u00e9visionnelle) \u00e0 l'avenir immobilier que mes grands-parents, offrirent la vente du tout, maison et jardin, pour une somme si ridicule que nous en rougissons encore.\n\nCertes mes grands-parents ne la poss\u00e9daient pas. Mais non moins certes ils auraient pu l'emprunter \u00e0 mon oncle Walter, qui n'aurait pas demand\u00e9 mieux et qui n'en aurait gu\u00e8re souffert, \u00e9tant donn\u00e9 le taux de change du dollar, \u00e0 l'\u00e9poque. Mais mon grand-p\u00e8re en d\u00e9cida autrement (il prit cette d\u00e9cision seul, unilat\u00e9ralement, faisant ainsi preuve d'une mentalit\u00e9 patriarcale dont il n'\u00e9tait pas coutumier en d'autres domaines). \u00ab Locataire il avait v\u00e9cu, locataire il resterait. \u00bb\n\nCertes (troisi\u00e8mement certes) je ne peux qu'admirer r\u00e9trospectivement la fermet\u00e9 de ses convictions (o\u00f9 se m\u00ealaient, peut-\u00eatre moins admirablement, une certaine propension \u00e0 \u00e9viter les changements d'habitude, apr\u00e8s les tumultes de la guerre, ainsi qu'une horreur d'\u00eatre endett\u00e9, de devoir quoi que ce soit \u00e0 autrui). Mais quand m\u00eame ! (Je comprends mal que grand-maman n'ait pas r\u00e9ussi cette fois \u00e0 passer outre. Peut-\u00eatre n'\u00e9tait-elle pas tout \u00e0 fait consciente de l'enjeu.)\n\nLes ann\u00e9es pass\u00e8rent. Et l'in\u00e9vitable arriva. Les Suisses vendirent. Ils n'offrirent m\u00eame pas cette fois \u00e0 mon grand-p\u00e8re d'acheter : le prix s'\u00e9tait mis au go\u00fbt du jour. Comme la \u00ab loi de 48 \u00bb prot\u00e9geait sp\u00e9cialement des locataires presque octog\u00e9naires (et qui louaient eux-m\u00eames une ou deux chambres, pour s\u00e9curit\u00e9 et pour trois fois rien), ils ne mirent en vente que le jardin. Et \u00e0 la place des m\u00fbriers s'\u00e9lev\u00e8rent des \u00ab r\u00e9sidences \u00bb, \u00e0 moins de vingt m\u00e8tres de la maison. Ce fut le premier coup.\n\nEt, peu de temps apr\u00e8s, la maison elle-m\u00eame, dont la fa\u00e7ade rend la rue de l'Orangerie particuli\u00e8rement \u00e9troite, fut, comme on dit \u00ab frapp\u00e9e d'alignement \u00bb (on remarquera que, trente ans plus tard, elle est toujours l\u00e0). Pour \u00e9viter expulsion et relogement n'importe o\u00f9, il fallait en devenir propri\u00e9taire. Le prix n'\u00e9tait pas trop \u00e9lev\u00e9, et cette fois, mon oncle Walter fut autoris\u00e9 \u00e0 participer (largement) \u00e0 l'achat. (En 1967, \u00e0 la mort de grand-papa, je me souviens d'avoir tent\u00e9 d'emp\u00eacher qu'elle ne soit vendue, envisageant m\u00eame, un moment, de venir y habiter moi-m\u00eame (je venais d'\u00eatre, apr\u00e8s ma th\u00e8se, nomm\u00e9 \u00e0 Dijon). Ce fut en vain. Mais de toute fa\u00e7on, il n'y avait plus de jardin.)\n\n# BIFURCATION E\n\n# Enfance de la prose\n\n* * *\n\n## 182 Tout au long de l'\u00e9criture de cette branche et jusqu'\u00e0 aujourd'hui,\n\nTout au long de la composition \u00ab \u00e9cranique \u00bb de cette **branche** , et jusqu'\u00e0 aujourd'hui, j'ai eu en t\u00eate la n\u00e9cessit\u00e9 de cette **bifurcation** , \u00e0 laquelle je donnais pour mission \u00ab th\u00e9orique \u00bb, en son **moment** unique, de rassembler les \u00e9l\u00e9ments utiles \u00e0 l'\u00e9conomie g\u00e9n\u00e9rale de mon entreprise, les **images-m\u00e9moire** qui m'ont accompagn\u00e9 dans le r\u00e9cit (il ne s'agissait pas des images elles-m\u00eames bien s\u00fbr, mais de \u00ab pictions \u00bb de ces images, dispos\u00e9es en une succession descriptive), et de les mettre en parall\u00e8le avec les **assertions du chapitre 5 de la premi\u00e8re branche** , qui constituent une **d\u00e9duction fictive** de ce que **'le grand incendie de londres',** entre autres choses, se trouve toujours en train de continuer \u00e0 raconter : issus de l' **axiome** d'un **r\u00eave,** un **Projet** et un **roman** , dont le titre aurait \u00e9t\u00e9 **Le Grand Incendie de Londres**. Je voulais aussi lui confier l'examen de la situation de ces images, de cette famille d'images li\u00e9es par \u00ab resssemblance familiale \u00bb dans le **Projet** pr\u00e9cis\u00e9ment (qui \u00e9tait po\u00e9sie et math\u00e9matique) et cons\u00e9cutivement dans le roman.\n\nMais comme je me trouvais, sans cesse, un peu d\u00e9bord\u00e9 par la masse de ces mat\u00e9riaux et des \u00e9lucidations qu'ils semblaient, \u00e0 mesure, exiger, je n'ai jamais pu vraiment me \u00ab pr\u00e9parer \u00bb \u00e0 ce moment, qui risquerait par suite, si je m'en tenais \u00e0 mon but initial, d'\u00eatre de dimensions extravagantes (en comparaison des autres), une v\u00e9ritable \u00ab hernie th\u00e9orique \u00bb dans une continuit\u00e9 ailleurs dans l'ensemble num\u00e9riquement contr\u00f4l\u00e9e, et de plus de ne pas parvenir m\u00eame jusqu'au d\u00e9but de son \u00ab intention \u00bb, \u00e0 savoir fonder cette esp\u00e8ce de \u00ab correspondance \u00bb entre **assertions** et **images** qui constitue l'un des liens formels principaux entre les deux premi\u00e8res branches de mon m\u00e9moire. J'y ai donc renonc\u00e9 (ou plus exactement j'ai renvoy\u00e9 l'ensemble des divagations qui en r\u00e9sultent \u00e0 ce que j'ai appel\u00e9 plus haut **entre-deux-branches** ).\n\nIl reste que la \u00ab situation narrative \u00bb de cette cinqui\u00e8me bifurcation demeure excentrique. Mais cela n'a pas que des inconv\u00e9nients. Ce qui survit de la menace d'une \u00ab digression th\u00e9orique \u00bb para\u00eetra ainsi plus inoffensif, moins r\u00e9barbatif que son homologue, le chapitre 5 de la premi\u00e8re branche, \u00ab R\u00eave, d\u00e9cision, **Projet** \u00bb, qui m'a \u00e9t\u00e9 souvent reproch\u00e9 par certains de mes lecteurs. Sa place, avant-derni\u00e8re des Bifurcations, moins visible, permettra aussi beaucoup plus ais\u00e9ment cette \u00ab excision \u00bb \u00e0 la lecture que je recommandais alors (d'une mani\u00e8re qui pouvait para\u00eetre provocatrice). Sa disposition num\u00e9rique m\u00eame facilite son isolement. Ce n'est qu'un simple **moment** du texte, au sens que j'ai donn\u00e9 \u00e0 cet emploi du mot \u00ab moment \u00bb, mais, \u00e0 la diff\u00e9rence des autres, ce n'est pas un moment uniquement circonscrit temporellement de la composition du texte.\n\nJe maintiendrai ceci seulement : toutes les images constitutives de cette branche, des images-souvenirs devenant des **images-m\u00e9moire** du fait m\u00eame de leur insertion dans la continuit\u00e9 contructive de la narration, sont situ\u00e9es dans un pass\u00e9 ant\u00e9rieur au triple constitu\u00e9 du r\u00eave, de la d\u00e9cision et du **Projet** qui est au centre de la premi\u00e8re branche.\n\nJ'en viens maintenant \u00e0 la place de cette bifurcation, la cinqui\u00e8me. Elle est la suivante : elle commence, s'ins\u00e8re \u00e0 la fin du chapitre 3 ( **Rue d'Assas** ) et s'ach\u00e8ve au commencement du chapitre sixi\u00e8me et dernier ( **H\u00f4tel Lutetia** ) **.** Si on se repr\u00e9sente les six chapitres de la partie intitul\u00e9e **r\u00e9cit** comme un chemin continu et rectiligne de prose, elle constitue donc une \u00ab **boucle** \u00bb. Il en est de m\u00eame pour les autres bifurcations : chacune d'elle constitue une boucle possible dans le r\u00e9cit, entre la fin d'un chapitre et le commencement d'un autre (le titre m\u00eame de la Branche pr\u00e9sente, **La Boucle** , se trouve ainsi partiellement expliqu\u00e9). La Bifurcation A, la premi\u00e8re \u00ab va \u00bb du chapitre 1 au chapitre 2, la Bifurcation B du chapitre 2 au chapitre 4, la Bifurcation C du chapitre 4 au chapitre 5, la Bif D de chap. 5 \u00e0 chap. 3, Bif E, comme je viens de le dire de chap. 3 \u00e0 chap. 6, et la derni\u00e8re, Bif F (qui se situe apr\u00e8s celle-ci dans le livre, et en ach\u00e8ve le d\u00e9roulement lin\u00e9aire) effectue une \u00ab boucle \u00bb finale en joignant la fin du chapitre 6 au tout d\u00e9but du premier. Je laisse le soin au lecteur de se repr\u00e9senter la \u00ab figure \u00bb g\u00e9om\u00e9trique sur laquelle ce chemin propos\u00e9 de prose peut \u00eatre trac\u00e9.\n\nCette branche, ai-je dit d\u00e8s son d\u00e9but, est un parcours dans mon **Avant-Projet**. Elle est aussi description de l'enfance, selon le mod\u00e8le du r\u00e9cit m\u00e9di\u00e9val, enfance de la prose. Et sa construction mime l'espace o\u00f9 je vivais alors. La topologie de cet espace (qui est aussi celle de la **m\u00e9moire** , comme je la con\u00e7ois dans ce livre) est assez \u00e9loign\u00e9e de celle au sein de laquelle nous nous imaginons vivre, une fois habitu\u00e9s \u00e0 la perception ordinaire et consensuelle du monde. Je l'\u00e9voquerai ici seulement par un fragment d'un texte d'Italo Calvino, _De l'opaque_ , dernier des six \u00ab exercices de m\u00e9moire \u00bb qui constituent le livre posthume paru en France sous le titre _La Route de San Giovanni_ :\n\n\u00ab Si l'on m'avait [...] demand\u00e9 combien de dimensions a l'espace, si l'on demandait \u00e0 ce moi qui continue \u00e0 ne pas savoir les choses que l'on apprend afin d'avoir un code de conventions en commun avec les autres, et en premier [...] la convention selon laquelle chacun de nous se trouve au croisement de trois dimensions infinies, transperc\u00e9 par une dimension qui lui entre dans la poitrine et ressort dans le dos, par une autre qui passe d'une \u00e9paule \u00e0 l'autre, et par une troisi\u00e8me qui perce le cr\u00e2ne et sort par les pieds, id\u00e9e que l'on accepte apr\u00e8s beaucoup de r\u00e9sistances et de r\u00e9pulsions [...] si je devais r\u00e9pondre [...] sur ces trois dimensions qui, \u00e0 force de se trouver au milieu d'elles, deviennent six, avant arri\u00e8re dessus dessous droite gauche... \u00bb (c'est moi, J.R. qui souligne).\n\nDans la tradition des Arts de la M\u00e9moire un auteur au moins, du XVe si\u00e8cle, Lodovico da Pirano semble avoir eu une intuition semblable, organisant son espace mn\u00e9monique en huit dimensions associ\u00e9es deux \u00e0 deux sur des axes \u00e9clair\u00e9s chacun aux deux bouts par un soleil.\n\nEt c'est bien ainsi que je me repr\u00e9sente ici **voyant** enfant, le monde, centre d'une vue pour laquelle l'arri\u00e8re n'est pas le prolongement virtuel de l'avant mais une tout autre dimension, un autre \u00ab avant \u00bb enti\u00e8rement distinct du premier, auquel on acc\u00e8de par un retournement int\u00e9rieur (tel qu'il s'effectue ensuite tout naturellement, sans y penser, dans le souvenir), et ainsi du dessus et du dessous, de la droite et de la gauche et de l'avant comme de l'arri\u00e8re du temps pass\u00e9. J'ajoute qu'en chacune de ces huit dimensions l'espace int\u00e9rieur est double, se repliant sur lui-m\u00eame, par r\u00e9versibilit\u00e9.\n\nOn na\u00eet \u00e0 cet espace au moment o\u00f9, en m\u00eame temps que la langue, on acquiert le sens int\u00e9rieur de ces dimensions, ainsi que leur irr\u00e9ductible distinction. On l'oublie adulte (peut-\u00eatre jamais enti\u00e8rement).\n\nC'est cet espace v\u00e9cu que j'ai habit\u00e9 puis abandonn\u00e9 (pour ne le retrouver, comme imitation de lui-m\u00eame, qu'en espace mn\u00e9monique) en perdant le jardin de la rue d'Assas.\n\n# BIFURCATION F\n\n# Boulevard Truph\u00e8me\n\n* * *\n\n## 183 Saint-F\u00e9lix le dix huit d\u00e9cembre \nLa partie droite de la maison est \u00e0 la promri\u00e9taireMadame\n\n_Saint-F\u00e9lix le dix huit d\u00e9cembre_\n\nLa partie droite de la maison est \u00e0 la promri\u00e9taireMadame\n\nAtjer je revois sa figuer flasque bouggie et\n\nblafarde Quand elle xxxxxx parle elle l\u00e8ve souvent les\n\nyeux au ciel et ses paupi\u00e8res clignotent Elle est veuve V\u00e8it\n\nseule et ne re\u00e7oit personne Elle veille jalousement \u00e0 ce que\n\n_Chers amis_\n\nnous n empi\u00e9tions pas sur son territoire Les jeux de balle\n\nsur la terrasse sont strictement contr\u00f4l\u00e9s\n\n_Les calissons d Arles sont arriv\u00e9s ce matin Bien \u00e0 temps p_\n\nNous avons l'eau sur l'\u00e9vier de la cuisine Pas de gaz\n\n_pour que nous les savourions avec deux des enfants et petits_\n\nd electricit\u00e9 Les repas sont pr\u00e9par\u00e9s au charbon de bois\n\n_enfants qui viendront \u00e0 nous ce No\u00ebl Merci pour eux et qui_\n\nsur le potager ou sur un r\u00e9chaud \u00e0 alcool Le soir on allume\n\n_pour nousPaul n est pas le seul \u00e0 apprecier les douceurs_\n\nla suspension dans la salle \u00e0 manger si l on y tient ce qui\n\n_Nous n aurons ici qu u ne fraction de la famille_\n\nest rare ou des lampes \u00e0 p\u00e9trole qui ne sentent pas bon\n\n_Anne d\u00e9bute toute seule jeudi Son s\u00e9jour ne durera que_\n\net se mettent rapidement \u00e0 fumer si l on ne contr\u00f4le pas la\n\n_jusqu au lendemain de No\u00ebl et elle montrera son go\u00fbt de_\n\nmont\u00e9e de la meche Le seul moyen de chauffage dont je\n\n_l ind\u00e9pendance en prenant le train pour Paris le jour m\u00eame_\n\nme souvienne est un r\u00e9chaud \u00e0 p\u00e9trole \u00e0 flamme bleue qui\n\n_o\u00f9 sa mere prendra cxxxxxxxxxx son train en sens inversex_\n\nsert surtout dans la chambre pour le coufher de FrantzMais je\n\n_Elles se croiseront dans la nuitDenise ne nous accordera que_\n\nn ai pas conscience d avoir jamais eu froid\n\n_la derniere semaine car elle ne veut pas laisser la grand_\n\nLes ceux chambres au premier et unique \u00e9tage sont\n\n_mere d Anne seule le jour de No\u00eblPierrot ne nous am\u00e8ne_\n\ndispos\u00e9es comme les pi\u00e8ces au rez de chauss\u00e9eJe me suis\n\n_que la moiti\u00e9 de saprogeniture Les deux absents seron_\n\nsouvent demand\u00e9 comment nous pouvions loger l\u00e0 \u00e0 quatre\n\n_Clairette et Vincent l une faisant un s\u00e9jour linguistique_\n\nd abord non \u00e0 cinq nous trois maman et grand maman Il devrait\n\n_dans une famille de RDA l autre se payant un sejour \u00e0 Marse ille_\n\ny avoir une troisieme pi\u00e8ce mais je ne la revois pasNous n\n\n_avec quelques copainsT ous c s jeunes ont drolement la xxxxxx_\n\n________________________________________________________________\n\n_bougeotteFran\u00e7ois sera juste rentr\u00e9 d un sejour \u00e0 Londres_\n\nLa vie se passe \u00e0 l \u00e9cole de huit heures \u00e0 onze puis de une\n\n_pour descendre jusqu ici n voiture_\n\nheure \u00e0 six puisque nous restons \u00e0 l \u00e9tude du soir\n\n_paternelle pour raisons d economie_\n\nCette p\u00e9riode apr\u00e8s la libert\u00e9 de la ampagne\n\n_Nous avons pris le r\u00e9gime d hiver d autan plus aujourd_\n\nJolie me revient \u00e0 l esprit comme une\n\n_hui que le temps a fra\u00eechi consid\u00e9rablementDonc trois_\n\nprisonTout y est petit mesquin laid Le retour de l \u00e9cole les\n\n_sources de chaleurLes flamb\u00e9es dans la chemin\u00e9e sont ce_\n\nsoirs d hiver lapar le Bd lr est lugubreLes reverb\u00e8res \u00e0 gaz\n\n_qui nous est le plus agr\u00e9ableNous serons envore mieux_\n\nn eclairent gu\u00e8reJ y \u00e9prouve mes\n\n_prot\u00e9g\u00e9s du froid quand le ma\u00e7on aura fini de doubler_\n\npremi\u00e8res impressions de cafard et d oppression qui sont toutes\n\n_la toiture du grenier avec laine de verre et isorel_\n\ndoncens\u00e9e dans le cri du vendeur de Tout cau sortes de\n\n_Lucien s'est remis de sa lombo sciatique et ne souffre_\n\ngrepes \u00e0 la farine de ch\u00e2taigne suant l huile Le marchand\n\n_plus que de ses douleurs normales si l on peut dire_\n\nlance deux notes longues toujours les m\u00eames Fa mi\n\n_Je remplis les creux de mes journ\u00e9es dus \u00e0 l extr\u00eame indi_\n\ndescendante\n\n_gence de la radio par ll \u00e9coute des cassettes Barr\u00e8s m a_\n\nles seulxs \u00e9v\u00e8nements marquants sont les\n\n_offert avec Colette Baudoche un si parfait exemple du_\n\nbains de mer du jeudi au oucas lanc sur la orniche \u00e0\n\n_nationalisme revanchard et patriotard qui r \u00e9gnait avant_\n\nMarseilleBaignorre chauff\u00e9 l'hiver Toute l ann\u00e9e pour\n\n_quatorze que je n en ai support\u00e9 que le d\u00e9but et la finx_\n\nFrantz Pas pour Maurice et moi qui nous trempons dans la mer\n\n_J ai \u00e9galement cal\u00e9 devant un Samuel Beckett particuliere_\n\ndans l'espace prot\u00e9g\u00e9 par des cordes M apprend \u00e0\n\n_ment d\u00e9primant Nos amis rolland_\n\nnager moi pasNous rentrons \u00e0 pied par la Corniche et le\n\n_m ont mis en rapport avec une biblioth\u00e8que sonore de Grenoble_\n\nPrado jusqu'au premier tram\n\nMauvais souvenirs aussi les retours au anet le soir\n\napr \u00e8s les courses en ville dans le tramway vroyant et bond\u00e9\n\ndevant la fabrique de Gougies fournier sur le boulevard ext\u00e9r\n\nrieur l air empeste Les gros camions \u00e0 chevaux charg\u00e9 de xx\n\nsoufre en b\u00e2tons font un bruit infernal sur les pav\u00e9s ix\n\nirr\u00e9guliers Des \u00e9tincelles partent sous les fers des chevaux\n\n## 184 Peu de temps avant de renoncer d\u00e9finitivement \u00e0 sa machine \u00e0 \u00e9crire\n\nPeu de temps avant de renoncer d\u00e9finitivement \u00e0 sa machine \u00e0 \u00e9crire (dont mon fr\u00e8re avait adapt\u00e9 les touches \u00e0 son toucher incertain d'aveugle) (quand elle devint persuad\u00e9e (\u00e0 tort) de l'illisibilit\u00e9 absolue de sa frappe), ma m\u00e8re entreprit (tentative hivernale prolong\u00e9e qui exigea d'elle beaucoup d'efforts) la restitution sur papier de quelques moments de son pass\u00e9. Ils vont (au moins dans les quelques feuilles que je poss\u00e8de) de ce qu'elle d\u00e9signe comme son premier souvenir (dat\u00e9 d'octobre 1910 : elle avait donc trois ans et demi) au printemps de 1916, en pleine guerre.\n\nEn abordant cette derni\u00e8re Bifurcation de mon livre, que je pensais, sans en avoir r\u00e9fl\u00e9chi autrement le contenu, devoir s'ins\u00e9rer entre le dernier chapitre de sa partie intitul\u00e9e R\u00e9cit et le chapitre premier de cette m\u00eame partie qui le commence (achevant ainsi, au moins en esprit, l'entrelacement de ces \u00ab boucles de la m\u00e9moire \u00bb qui le constituent par un retour \u00e0 son premier moment), j'ai ouvert le dossier \u00e0 carton rouge souple o\u00f9 j'avais plac\u00e9 ces \u00e9critures et j'ai rencontr\u00e9 cette page, ce m\u00e9lange de hasard entre une description de Marseille avant mil neuf cent quatorze et une lettre envoy\u00e9e, peu avant No\u00ebl d'une ann\u00e9e non pr\u00e9cis\u00e9e (qui est bien s\u00fbr celle o\u00f9 eut lieu la tentative de restitution par ma m\u00e8re de son enfance), \u00e0 nos amis Geniet, d'Arles.\n\nCherchant, pour \u00e9crire cette lettre, une feuille de papier dans un tiroir du petit bureau o\u00f9 se trouvait sa machine et se trompant, par distraction, de tiroir (c'est ainsi que j'interpr\u00e8te ce que je lis), elle avait pris une feuille d\u00e9j\u00e0 occup\u00e9e par une version, entre autres, d'une de ses descriptions de lieux (elle les reprenait sans cesse, toujours m\u00e9contente de leur style et de leurs lacunes) et avait superpos\u00e9, sans s'en rendre compte (et pour cause), les deux textes.\n\nMais, par hasard encore, le hasard de l'insertion du papier autour du rouleau cette fois, les lignes s'\u00e9taient trouv\u00e9es non strictement superpos\u00e9es, ce qui aurait rendu le tout illisible, mais l\u00e9g\u00e8rement d\u00e9cal\u00e9es les unes par rapport aux autres, et c'est ainsi que j'en ai reproduit le d\u00e9but. (L'alignement de mon \u00ab traitement de texte \u00bb est \u00e9videmment parfait, lui, parfaite \u00e9galement sera la disposition de la typographie, ce qui n'est pas le cas de l'original, o\u00f9 les lignes des deux textes, sans se chevaucher, ne sont pas exactement parall\u00e8les, et se mordent parfois un peu.)\n\nIl m'est apparu, alors, que je ne pouvais faire mieux que de restituer ici en partie cette tentative de ma m\u00e8re, de lui donner la parole apr\u00e8s avoir, dans d'autres pages, laiss\u00e9 aussi parler (m\u00eame s'il ne s'agit que d'un \u00ab parler-\u00e9crit \u00bb), et selon des modes chaque fois diff\u00e9rents, mon p\u00e8re et, de mes grands-parents, les deux seuls que j'ai connus, mes grands-parents maternels.\n\nCar cette conjonction tapuscrite involontaire de pass\u00e9 et de pr\u00e9sent \u00e9tait comme une image, brutalement simplifi\u00e9e, mais en m\u00eame temps r\u00e9v\u00e9latrice de ma propre tentative de d\u00e9chiffrement du souvenir (qui s'est, elle, poursuivie au long des pages de r\u00e9cit, incises et bifurcations dans des conditions de lisibilit\u00e9 bien plus incertaines, o\u00f9 les lignes de la vision non seulement s'entassent les unes sur les autres, se confondent, dirais-je pour prolonger cette comparaison, mais sont au moins autant lacunaires, et troubles, et brouill\u00e9es).\n\nIl y a trois parties, trois lieux \u00e9voqu\u00e9s dans ces souvenirs : \u00e0 Marseille, la Campagne Jolie puis le Boulevard Truph\u00e8me, \u00e0 Digne le Boulevard Thiers. Je n'ai pas corrig\u00e9 le texte. J'ai laiss\u00e9 toutes les fautes de frappe, les ratures, les omissions de lettres non r\u00e9par\u00e9es (parce que non senties, non vues, irr\u00e9parables, lettres oubli\u00e9es ou touches non assez appuy\u00e9es) (cependant l'omission des apostrophes, apr\u00e8s le \u00ab 1 \u00bb, ou le \u00ab n \u00bb, comme dans \u00ab l air \u00bb, est trop syst\u00e9matique pour ne pas laisser supposer ou bien une omission volontaire ou bien un lapsus de la vieille machine fatigu\u00e9e, plut\u00f4t qu'un oubli des doigts). J'ai conserv\u00e9 les irr\u00e9gularit\u00e9s du d\u00e9crochement des lignes, parfois tr\u00e8s t\u00f4t interrompues. Des mots parfois se sont perdus au contraire au-del\u00e0 de la feuille sur le rouleau (ou m\u00eame en bas de page). Cependant j'ai impos\u00e9 l'alignement \u00e0 gauche. J'ai maintenu aussi certains blancs excessifs entre mots. Je n'ai pas r\u00e9tabli la ponctuation, enti\u00e8rement absente. J'ai conserv\u00e9 aussi certaines redites, des faux d\u00e9parts, des contradictions. J'ai tranch\u00e9 dans quelques minuties et m\u00e9andres de la troisi\u00e8me partie, pour ne restituer, presque partout, que les visions. (J'ai sans doute, in\u00e9vitablement, ajout\u00e9 quelques erreurs de transcription.)\n\nToutes ces particularit\u00e9s du texte retardent sa lecture, font buter l'\u0153il, je le sais. Elles n'affectent pas la compr\u00e9hension (rares sont les mots enti\u00e8rement d\u00e9form\u00e9s). Mais je les laisse surtout parce qu'elles sont signe, signe persistant et que je ne veux pas omettre, des circonstances de la composition.\n\nEt de ce que toute vision du pass\u00e9 est d'aveugle.\n\n## 185 Campagne Jolie, feuille I. Pr\u00e9c\u00e9d\u00e9e de : Mon premier souvenir octobre mil neuf cent dix\n\nJe ne me rappelle rien de mon village natal Fuveau village de mineurs dans le bassin de Gardanne Rien non plus de cet immeuble si laid b\u00e2tisse mod erne \u00e0 bo n march\u00e9 o\u00f9 mes parents ont occup\u00e9 quelque temps le cinqi\u00e8me \u00e9tage lorsqu ils ont \u00e9t\u00e9 nomm\u00e9s au Canet banlieue ouvri\u00e8re au nord est de Marseille La legendr familiale a perp\u00e9u\u00e9 le mot de mon p\u00e8re Lors d un tremblement\n\nde terre qui a fait d importants d\u00e9g\u00e2ts en Provence la maison de la place Casemajou s est mise \u00e0 osciller tr\u00e8s sensiblement pendant la nuit A maman qui le secouait en lui criant La maison tremble il a rpondu Eh bien Laisse trembler il s'est tourn\u00e9 et rendormi La famille va quitter ce logement exigu pouf und mqixon situ\u00e9e dans une immense campagne domme il y en avait encore \u00e0 cette poque aux portes de Marseille nous sommes debout \u00e0 la fen\u00eatre mes fr\u00e8res et moi sans doute mais je me rappelle seulement la pr\u00e9sence de maman Assez loin vers le nord est au milieu de pr\u00e8s et d arbres montent deux colonnes de fum\u00e9e Deux feux de feui les mortes Maman nous dit voyez l\u00e0 bas la maison o\u00f9 nous allons habiter C est peut \u00eatre la maisonn qui br\u00fble Nous rions\n\n**Le Canet La Campagne Jolie**\n\nDe Parseille on gagne le Canet par la rue d Aix bord\u00e9e de boutiqques de frippiers avec leurs habits accroch\u00e9s dehors en plein air lers \u00e9tala ges de vieilles chaussures La rue mon e Puis la pxxxxxxxxxxxxxx porte d Aix une vaste place dont j ai ouvli\u00e9 le nom un large boulevard aue l on prend \u00e0 angle droit sur la droite Il sent d\u00e9j\u00e0 la banlieue Quelque part par l\u00e0 uxxx la grande fabrique de bougies Fournier oLe tramway tourne \u00e0 fauche vers le nord est et monte par une rue irr\u00e9gu li\u00e8rement pav\u00e9e jusqu \u00e0 son terminus la place encore villageoise du Canet\n\n________________________________________________________________\n\nl image s est toujours form \"e dans ma t\u00eate du coude \u00e9largie ayant l air d un cul de sac om nous nous arr\u00eations devant une petite porte \u00e0 droite Ce n \u00e9tait pas un cul de sac puisque la ruelle se xxxxxxxxx continuait vers le petit chemin de fer lequel qui sortait d un tunnel au nord de la campagne et passait dans une profonde tranch\u00e9e qui me faisait peur\n\nNous sommes devant la petite porte jamais x ferm\u00e9e qu au loquet Du haut d un petit palier en pierre nous descendons une vingtaine de marches \u00e9galement en pierre \u00e9galement et sans rampe et nous d\u00e9bouchons sur une immense pe te un peu vallon n\u00e9e et toutes sorte d espaces de verdure La maison est \u00e0 notre gauche tout \u00e0 fait en contre bas par rapport o la traverse dont on peut encore apercevoir les xxx le sommet des pins dans ce coude o\u00f9 le mistral souffle tant que nous l appelons le P\u00f4le Nord\n\nla maison\n\nune sorte de vide sanitaire la s\u00e9pare au nord de la traverse espace \u00e9troit noir humide o\u00f9 sont jet\u00e9s toutes sortes de x d\u00e9bris o\u00f9 nous jeterons mes poup\u00e9es celles que l on me donne pour d\u00e9vlopper en moi l instinct qui para\u00eet il me fxxxxxxtait d\u00e9faut x mes fr\u00e8res m aident \u00e0 les \u00e9carteler e c est dans cet espace quell finissent\n\nLa maison n a sur cette fa\u00e7ade ouest de fen\u00eatre qu au premier En longeant le mur nous parvenons sur la terrasse plut\u00f4t genre terre plein qui domaine les espaces ve ts de la campagne plus xx loin les toits de marseille puis la mer presque toujours voil\u00e9e par les fum\u00e9es des usines xxxxxx la fa\u00e7ade ud ne me laisse pas d ision pr\u00e9cise Autant qu il me sou vienne elle est cr\u00e9pie d un haune un peu sale ce qui m a vraiment frapp\u00e9e c est l \u0153il de b\u0153uf \u00e0 son sommet Le mot lui ^me me surpre nait comme la roudeur de cett overture Je ne sais pas sur quoi elle\n\n________________________________________________________________\n\n## 186 Feuille II\n\ndonnait je n ai jamais eu acc\u00e8s \u00e0 quoi que ce soit qui ressembl\u00e2t \u00e0 un grenier\n\nL int\u00e9rieur\n\nJen parle en premier parce que il est de loin eclips\u00e9 par les m merveilles du dehors La disposition des i pi\u00e8ces est banale sembla ble \u00e0 celle de beaucoup de maisons en Proven\u00e7ales C est aussi cxx celle de St f\u00e9lix un petit perron de quelques marches Un couloir central A droite la salle \u00e0 manger en profondeur sas de qui est ici le bouteiller je crois qu elle a deux fen\u00eatres une au sud l autre xx \u00e0 l est A gquche ce qui aurait d\u00fb \u00eatre le salon Elle sert de d\u00e9barras Nous l appelons la slle de bains car on y a mis une baignoir en zinc o\u00f9 l o nous lave je n ai aucune id\u00e9e de la fa\u00e7on dont l eau est chauff\u00e9e ni par o\u00f9 elle s \u00e9coule Je me revois l\u00e0 devant un grand tableau repr\u00e9sentant les lettres de l alphabet avec des syllabes correspontantes Ma m\u00e8re me les d\u00e9signe du bout d un long bambou Elle me dit maintenant tu sais lire\n\nAu fond du couloir \u00e0gauche en\u00eatre \u00e0 l ouest Comme la maison est en contre bas la pi\u00e8ce est combre Une assez grande che min\u00e9e dans laquelle on fait rarement du feu Campagnarde d allure Un potager \u00e0 c\u00f4t\u00e9 sur lequel miijotent parfois des po\u00ealon de terre sx sur des braises de charbon de bois plusieurs histoire paysannes des contes de f\u00e9es s inscrivent naturellement dans ce cadre Notamment les trois souhaits Nous mangeons toujours \u00e0 la cuisine sauf lesxx rares cas o\u00f9 il y a des invit\u00e9s Nous y faisons ici nos devoirs et notre toilette comment se fhauttait on je ne me souviens pas d y x avoir eu jamais froidUn certain coin ou j \u00e9tais assise me ram\u00e8ne x vois voix de mon p\u00e8re pour l occasion basse et th\u00e9atrale lisant x une description des pyramides \u00e0 intention de mon fr\u00e8re a\u00een\u00e9 lyc\u00e9en de s xi\u00e8me J ai encore cette voix dans l oreille\n\nla salle \u00e0 manger est rest\u00e9e lonttemps presque vide jusqu au jour o\u00f9 sont arriv\u00e9s des Nouvelles Galeries de Marseille l ensemble de meubles dont la servante dans le couloir du rez de dh \"uzz\u00e9e \u00e0 st F\u00e9lix est le dernier survivant Buffet tarabiscot\u00e9 c comme celui de Tante jeanne chez denise mais en bien moins luxueux pourtant les six chaises cann\u00e9es au dossier raraviscot\u00e9 et le dessus\n\n________________________________________________________________\n\nen marbre ultra brillant de la servant me pa\u00eessent le comble du luxe\n\nQelques chaises de cet ensemble sont encore dispers\u00e9es en divers points de la maison ici\n\nL escalier monte au fond du couloir et tourne \u00e0 gauche comme icixx trois chambres \u00e0 l \u00e9tage Celle de mes parents me para\u00eet grande Frantz y couche parce qu il est si souvent malade depuis la rougeole broncho pneuemonie wui avait emport\u00e9 presque neh enfants sur dix dans le quartier de la place Casemajou\n\nNous sommes souvent seuls Frantz et moi pendant que mes paretns et Maurice sont \u00e0 l \u00e9cole du Canet Il para\u00eet qu il y avait toujours une femme pour nous garder mais elles n ont aucune existence dans ma memoire Frantz est souvent couch\u00e9 Il est toujours joyeux et chante dans son lit Un de nos jeux familers sonsiste pour lui \u00e0 rep\u00e9rer la marche de l escalier que j ai xx r\u00e9ussi \u00e0 atteindre en rampant depuis le bas aussi silencieusement que possible Ou bien dans la chambre arn\u00e9e aux fen\u00eatres de rideaux roses \u00e0 grands ramages riche don de ma tante Ad\u00e8le morte morte avant ma naissance et \u00e0 quije dois mon vrai pr\u00e9nom donc dans la chambre nous lison ou il me lit des po\u00e8mes dans un rec\u00e9eil de morceaux choisis de V Hugo\n\nson livre de chevet pendant des ann\u00e9es plus tard maurice et moi nous couchons dans deux chambre x exigues que je ne peux pas situer par rapport \u00e0 la grande chambre mais il y a sur le lit un grand \u00e9dreon rouge genre brioche Nous l appelons d ailleurs la brioche Il me pla\u00eet de croire que sel ui de Saint-F\u00e9lix que les petits enfants se disputent est le m\u00eame\n\nCest \u00e0 l injt\u00e9rieur aussi que je place la m\u00e9morable arriv\u00e9e des amis d Indochine les d Argence avec leurs cinq enfants \u00e0 x peu pr\u00e8s dans nos \u00e2ges et leur bonne annamite aux dents laqu\u00e9es de noir Des cadeaux orientaux sont arriv\u00e9s avec eux comme il en arrivera par la poste pendant de nombreuses ann\u00e9es Leur odeur est encore famili\u00e8re\n\nL ext\u00e9rieur\n\nLe lieu des merveilles il y fait toujours beau La grande terrasse devant la maison est en plein soleil ombrag\u00e9e seulement xx c\u00f4t\u00e9 x midi Elle surplo\u00f9be un grand bassin lavoir o\u00f9 j ai toujours plac\u00e9 par la\n\nsuite\n\nmes probl\u00e8mes arithm\u00e9tiques de robinets Sur la murette au-dessus de lui ma m\u00e8re lave souvent la vaisselle dans grand tian verniss\u00e9 jaune paille je suis quelque fois admise \u00e0 cet honneur\n\n________________________________________________________________\n\n## 187 Feuille III\n\nc\u00f4t\u00e9 ouest nous sommes s\u00e9par\u00e9s de la campagne voisine par une hai jqixxxxxxxuCdes ouvertures permettent de nous glisser Maurice et moi pour aller marauder des fraises ce pour quoi nous sommes s\u00e9v\u00e8remeent punis ur un tas de sable tout pr\u00e8s je joue \u00e0 Lilliput en tra ant des chemins et plantant des bout de branches en guise d arbres Je quitte la terrasse pour aller vers l est pr\u00e8s de la maison un x grand poirier de la St Fean donne beaucoup de poires que nous n avons pas le droit de manger tomb\u00e9es \u00e0 terre Eooes donnent le chol\u00e9ra Bordant la large xxxxxall\u00e9e qui conduit aux maisons des mara\u00eechers ily a toute sortes de grands arbres L un d eux porte une balac\u00e7oire mes fr\u00e8res jouent \u00e0 me lancer le plushaut possible\n\nJe n'ai pas trop peur mais j ai le mal de mer quand je descendsLes logements des mar\u00e2ches forment une maison basse qui comprend plu sieurs logements pas tous habit\u00e9s\n\nPar le large portail qui ferme l all\u00e9e nousa vons vu un jour entrer une cal\u00e8che \u00e0 cheval c ou chevaux blancs Elle amenait mes grands parents parernels qui o venaient habiter dans le logement la plus proche de chez nous\u00c0 la mort de mo n grand p\u00e8re\n\nGrand maman vient habiter chez nousElle est grande et droite Ses cheveux blonds sans un cheveu blanc sont partag\u00e9s par u e raie au milieu et coiff\u00e9s en bandeaux plats Exx Ellea les yeux noisette et les mommettes saillantes\n\nElle est tr\u00e8s douce J aime aller jouer chez elle xxx dans la pi\u00e8ce du rez de chauss\u00e9e qui donne directement sur la terrasse La salle est som bre et basse\n\nJe ne me rappelle plus o\u00f9 se trouve l horloge dont monxx grand p\u00e8re a fabriqu\u00e9 la caisse en noyer de l 8s\u00e8re mais j en ai entend- les sonneries jusqu \u00e0 la rue de l Orangerie Mon grand p\u00e8re petit trapu nest pas aussi doux Il se moque de moi quand je pleure\n\nAssise sur la murette qui part de notre terrasse et se continue jusaue l\u00e0 je vois les grenadiers au milieu d un fou llis d autres e^sces Le rouge de leurs fleurs leurs)\u00e9tales un peu charnus \u00e0 la base me donne une sensation extraordinaire En co tre bas xxx grompons sur les oliviers Leurs branc hes inf\u00e9rieures sont facile accessibles Je grimpe d ailleurs aussi bien que mes fr\u00e8res\n\nLes jardins mara\u00eechers descendent vers la maison des propxxxxxx propri\u00e9raires les Villaldac A\u00e9 coin de la restague nous avons notre cagnard ensoleill\u00e9 bien \u00e0 l abri du mistral\n\nIl me semble que des ouvriers jardiniers travaillent parfois dans les plates bandes\n\n________________________________________________________________\n\n## 188 Campagne Jolie (deuxi\u00e8me version), feuille III bis\n\nLes jardins\n\nJ'emploie le pluriel Il s'agit en r\u00e9alit\u00e9 d une tr\u00e8s faste propri \u00e9t\u00e9 comprenant all\u00e9es parc jardin maraichers larges pr\u00e9s en pente pin\u00e8de bassins d arrosage fouillis de buissonsDans mon souvenir le tout est plus vaste que le jardin de l OrangeriejJ ai une vision de mon p\u00e8tre et ma m\u00e8re se promenant sur l all\u00e9e conduisnt dans 1 all\u00e9e conduisant au pavillon de chasse dans la pin\u00e8de Ils sont extraordinairment diminu\u00e9s \u00e0 mes yeux et je n arrive pas \u00e0 me rendre compe s ils marchent\n\npartons de notre maison Faisant s \u00e0 l esplanade d\u00e9j\u00e0 d\u00e9crite part une large all\u00e9e entour\u00e9e \u00e0 gquche d espaces ombrag\u00e9s comme \u00e0 Lyon A\u00e8 coin de la maisonun grand poirier de la St Fean dont il nous est d\u00e9fendu de manger les poires tomb\u00e9es qui nous dit on donnent le chol\u00e9ra Plus l in une balac\u00e7oire pendue aux branches d un des beaux arbresje ne sais de quelle esp\u00e8ce\n\nPlusieurs magno lias Je me rappelle le touccher de leurs grosses fleurs leur p\u00e9talesx \u00e9pais qui se fanent en brun d\u00e8s qu on les froisse un peuEt cette odeur Entre le parc et notre terrasse il y a un grand bassin lavoir J y ai toujours situ\u00e9 par la suite mes probl\u00e8mes de robinetsAu d\u00e9bouch\u00e9 du parc aux endroits ensoleill\u00e9s des grenadiers sur la droite\n\n________________________________________________________________\n\nCampagne Jolie \u2013 d\u00e9tails oubli\u00e9s\n\nComment on acc\u00e8de \u00e0 la campagne nous suivons u ne rue de banlieue qui se dirige plus \u00e0 l st que celle par o\u00f9 monte le tramway.En fait elle contourne ou plut\u00f4t amorce le pourtour du vaste terrain vague auquel aboutira le bd Truph\u00e8me c\u00f4t\u00e9 ouestLes xxxx maisons et les magasins assez piteux les uns et les autres s'interrompent Nous sommes sur un chemin Je ne saurais pr\u00e9ciser \u00e0 quel moment ce chemin se change en Traverse C est le mot qui dans la banlieue marseillaise d\u00e9signe ces ruelles tortueuses bord\u00e9es de grands murs coup\u00e9s seulement de loin en loin par des portes s ouvrant sur les vastes CAMPAGNES ce ne sont que de petites portes L entr\u00e9e principaledoit \u00eatre situ\u00e9e ur n autre xx^ xx^xxxx c\u00f4t\u00e9 Notre traverse s appelle La Traverse de la M\u00e8re de DieuElle est bien plus \u00e9troite que la rue de Mx Margnoles \u00e0 Caluire C est \u00e0 elle que j ai toujours pens\u00e9 x en lisant dans Les Mis\u00e9rables le chemin de Jean Valjean et Cosette poursuivis par Javert dans le qu artier du xx Petit PicpusMais l\u00e0 p s d \u00e9clairage Les premiers temps o\u00f9 nous l avons prise tous les soirsPas nous tous xxx seuleme t Papa Maman et Maurice \u00e0 la sortie de l \u00e9tude vers six heures du s oir mon p\u00e8re avait ne lanter\u00e0 une main et dans l autre un pist letLa tra erse s \u00e9tant\n\nr\u00e9v\u00e9l\u00e9e pls pacifique que ne le tr\u00e9tendait lhabitants du canet il n a plus \u00e9t\u00e9 question de ces deux objets que je ne me souviens pas d avoir jamais husMais l impression d ins\u00e9curit\u00e9 et l aspect sinistre de ces longs murs xxx aveugles ne m a jamsi comp\u00e8tement quitt\u00e9eNous sommes tx tout pr\u00e8s de la maison quant \u00e0 un tournant le voyau \u00e9troit s \u00e9largit un moment pour se resserrer tout de suite apr\u00e8sx derri\u00e8re le mur de gauche le serrain doit \u00eatre plus lev\u00e9 car on aper\u00e7oitd \u00e9normes alo\u00e8s et de grands pinsCe coin c est ce que nous nommons le P\u00f4le Nord Les jours de Mistral le vent s y engouffre en tourbillons et le ciel bleu iontense est encore plus glac\u00e9 que partout ailleursNos p\u00e9lerines se soul\u00e8vent sur nos jambes nues et l air nous g\u00e8le les cuisses Mais une petite porte \u00e0 droite va nous conduire chez nous Au bas de l escalier de pierre nous sommes imm\u00e9diatement \u00e0 l abri\u2013 Boir pages pr\u00e9c\u00e9dentes\n\nJe ne connais pas le nom des arbres qui forment le parcIls sont nombreux tr\u00e8s hauts et touffusTout le parc sent laxxx fra\u00eechehr et les feuilles pourrissantes Surtout par cxxxxxx ontraste avec le oliviers align\u00e9s en dessousJe n ai jamais pu grimper sur un arbre du parc mais les oliviers nous sont tout \u00e0 fait accessiblesFrantz tomb\u00e9 dxxx d une de leurs branches semblait s \u00eatre fait une blessure sanguin lente \u00e0 le t\u00eateC est moi maton dit qui avait ixxxxxxxxxx sugg\u00e9r\u00e9 quil avait sans doute \u00e9cras\u00e9 une olive m\u00fbre\n\nLa prairiePlut\u00f4t le pr\u00e9 Il est immense d\u00e9valant en pente d abord abrupte puis plus douce jusqu au bas de la propri\u00e9t\u00e9 tr s loin tr\u00e8s loinNous nous y roulo s en faisant les txxxxxxx tonneaux j ai toujours gard\u00e9 dans les yeux le vert de l herbe un matin de soleilo\u00f9 la couleur intense de l herbe des marguerite et pissenlits me faisait mal aux yeux xxxx pendant que nous chantions Une souris verte... etc\n\nDu haut des oliviers on peut voir le mer mais elle n a jamais \u00e0 travers les jum\u00e9es qui montent de la villecet extraordinaire bleu un peu violet presque solide que xx j ai aperc\u00e7u la premi\u00e8re fois o\u00f9 l on m a men\u00e9e faire le tour de la Corniche au moment o\u00f9 la remorque d\u00e9couverte qu les maisons et laisse voir la mer\n\nCe vert ce bleu c est \u00e0 l\u00e9poque de la Campagne Jolie que je les replaceComme aussiles grosses barres givr\u00e9 et translucides que des camions transportaient vers les caf\u00e9sCette premi\u00e8re notion visuelle de la r\u00e9feaction est associ e pour moi aux grains de tapioca dans le blanc du e la soupe\n\nMaladie j'ai je crois la varicelle On m isole de mes fr\u00e8res La maladie alors est aust\u00e8re ne pas sortir les bras du lit pour ne pas prendre froidPas de livres Pas de lecture des tisanesLa tapisserie \u00e0 petites fleurs n a aucune fantaisie j entends dans le jardin un vruit d e grelots qui courent j imagine que mes parents ont adopt\u00e9 un chien J apprends que ce sont les relots des huides qu on a offertes \u00e0 mes fr\u00e8res pour jouer au cheval on chauffe la chambre de Frantz avec un r\u00e9chaud \u00e0 p\u00e9role qui fait une flamme bleue et ne sent pas bon\n\n## 189 Le Canet II \u2013 Bd Truph\u00e8me\n\nSi j'en crois la topographie mentale que j ai gard\u00e9e depuis cette \u00e9poque en venant du Vieux Port o on prend la Rue d Aix La porte d Aix est au bout de c cette rue o\u00f9 avondent des frippiers Des b\u00eatements de toute sorte pendent \u00e0 m\u00eame le rue Bd d Arenc On voit la fabrique de Bougies Cournier qui r\u00fbla au cours de ces ann\u00e9es et souleva une grande \u00e9motion dans tout la quartier et laissa pendant pluseirs jours de fxx flocons de suie aux alentours On prend la rue qui monte vers Le Canetdirection cord est je crois Elle est garnie de gros pav\u00e9s Gros charroi des camions \u00e0 che aux tr\u00e8s buyants des \u00e9tincelles jaillissent sous les sabots des chevaux a la m nt\u00e9eDerri\u00e8re eux nous ramassons souvent du x soufre sous forme de petits cones tro qu\u00e9s tomb\u00e9s des camions Le tramway qui vient du Vieux port aboutit \u00e0 la place centre du village et les habituels platanes ces place proven ales Le Bd Truph\u00e8me est le dernier arr\u00eat arr\u00eat facultatif avant le terminus\n\nD abord de chaque c\u00f4t\u00e9 de petites villas assez minables dans de tout petits jardinsPuis des deux c\u00f4t\u00e9s de longs murs sales qui cachent des usines ou des entrepots et des maisons de plus en plus minables sauf \u00e0 l aubre bout o\u00f9 xxx recommencent les maisonnettes o\u00f9 des immmeubles de rapport o deux ou trois \u00e9tages Le grande \u00e9cole communale \u00c9cole la\u00eeque de filles est surla droitele Boulevard abouti et se perd dans un grand terrain vaque Notre maison est l ava t derni\u00e8re sur la fauche\n\nLa maison\n\nElle n a qu un \u00e9tage La porte d entr\u00e9e donne sur un couloir avec l escalier du premier au fondM\u00eame disposition qu \u00e0 Toulon Le propirxxxxxxxxxx propri\u00e9taire occupe la partie droite Nous l autre Au rez de chauss\u00e9 sur la rue une salle \u00e0 manger miniscule m\u00eame pour l enfant de sept ans que j \u00e9tais La cuisine donne sur ce qu on peut difficilement appeler un jardin moins grand que celui de Toulon Au fond \u00e0 gauche une cabane Les cabinets Il e semble pas qu il y ait des arbresC es laid et d\u00e9labr\u00e9 la seule verdure agr\u00e9able Une traille mais de quelle esp\u00e8ce S\u00fbrement pas de vigne ni de vigne vierge elle obscurcitla terrasse dur tout l arri\u00e8re de la maison et le soleil p \u00e9n\u00eatre tr\u00e8s peu dans la cuisine qui est toujours obscure il fait clair sur le devant qui est je crois au midi Au premier \u00e9tage deux chambres M\u00eame disposition qu au rez de xx xhauss\u00e9eApr !s les espaces de la C pagne jolie nous nous sentons dans un clapier\n\n________________________________________________________________\n\nFeuille II (autre version du Bd Truph\u00e8me)\n\nNotre maison est une des der i\u00e8res \u00e0 gauche un peu en contrebas puisque le voulevard est en pente l\u00e9g\u00e8re Nous sommes vraiment \u00e0 la limite de l aglomeration habit\u00e9e comme tait la Cit\u00e9 Universitaire en vingt sept \u00e0 la limite de la zone Nous remontions ou descendions ce lugubre bou vard pour aller \u00e0 l \u00e9cole ou \u00e0 la place du village nous y voyons les m\u00eames maisonssinistres des ruelles qui les oupent g\u00e9n\u00e9ralement bord\u00e9es d interminables murs d usines comme l usine Photos \u00e0 Lyon se r\u00e9p\u00e8te en noir sur fond gris sale D\u00e9fense d afficher le bas en est souvent garni d ordures animales oui v\u00e9g\u00e9ralesA la tomb\u00e9e de la nuit on voit arriver sur son v\u00e9lo ou \u00e0 pied l allumeur de reverb\u00e8res ave sa longue perche C est une diversion toujours renouvel\u00e9e pour les gosses je ne me rappe le plue comment il ouvre la porte en verre de la lanterne x mais au bout de sa perche jaillit l \u00e9tincelle qui allume la flamme bleue du gaz qui cesse d \u00eatre bleue pour jeter une lumi\u00e8re faible jaune verd\u00e2tre qui n \u00e9claire pas tr\u00e8s loinDe ces soirs au retour de l \u00e9cole vers les six heures du soir car maman et moi nous restons \u00e0 l \u00e9tude je garde u souvenir sinistre encore accru les oirs o\u00f9 passe le marchand de Tou caou sorte de grosse cr\u00eape de farine de chata\u00eegne cuit \u00e0 la po\u00eame et puissamment impip\u00e9e de graisse plus ou moins rance Son cri je l ai gard\u00e9 dans l oreill et sa tierce descendante sol fo mi chant\u00e9e d une voix trainante renforce l aspe ct lamentable de la rue ce petit quartier ne m a laiss\u00e9 aucune impression de co leur que celle du rideau rouge fortement \u00e9clair\u00e9 du dxxxxxxdedans et qui est celle de l autorit\u00e9 redoutable p\u00fbisque c est l\u00e0 que loge ma ma\u00eetresse Mme Ricoud \u00e0 la face tougeaude et couperos\u00e9e d abord peu engageant\n\nL \u00e9cole o\u00f9 ma m\u00e8re me conduit et o\u00f9 elle enseigne se situe entre des murs d usine un plus loin xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx un peu plus haut que notre maisonElle est grande avec deux \u00e9tages et une dizaine d e classes Entre quatre et cinq heures pendant la r\u00e9cr\u00e9ation du soir la cour et le pr\u00e9au dxxxxxxxxxxont des allures de coupe gorge Ny mange mon goyter le plus souvent une oranhe et du paion L agaxxxx L avacement de l orange acide mang\u00e9e avec du pai me fait grincer des dents quand j y pense\n\nles bons moments moments sont les jeudis o\u00f9 nous allons \u00e0 la mer pas les jours o\u00f9 on ne part que pour faire des courses. D\u00e8s qu on a gagn\u00e9 le\n\nVieux Port par la rue d Aix o\u00f9 s \u00e9talent de chaque c\u00f4t les v\u00eatement suspendus par les frippiers le plaisir comence Nous assistons au dbarquement des balancelles charg\u00e9es d oranges en provenance d Espagne\n\n________________________________________________________________\n\nFeuille III\n\nJe ne sais quand j ai vu pour la premi\u00e8re fois la mer maismais il me reste l apparition su ite d une \u00e9tendue d un bleu si intense que je l imagine fait d une mati\u00e8re presque solide t l odeurest l\u00e0 li\u00e9e invinciblement d\u00e9sormais \u00e0 celle du sac en toile cir\u00e9e noire qui contient nos maillotsNous no s arr\u00eatons au Roucas Blanc Bains Publics Franz prend un vain d eau de mer chauff\u00e9e dans l \u00e9tablissement Maurice et moi nous nous trempons dans lespace de mer limit\u00e9 par des cordes au-dehors Maurice a appris \u00e0 nager tout seul je l admire ne me cramponnant aux c cordagesPres de moi une jeu e anglaise fait des mani\u00e8res pour entrer x dans l eau et j ai la r\u00e9v\u00e9lation des diphtongues nglaises en l en tendant prolonger le o de it is cold Comme la fleuristedudans xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx\n\nen l entendant prolonger le o de it is cold comme la fleuriste au d\u00e9but de PygmalionApr\u00e8s le bain nous avons une faim de loup L unique pain au\u00b4 cnocolat est exquis maiss bien minisculeNous rentrons rentrons en marchant le long de la plage libre dans les paquets de varechet D\u00e9j\u00e0 des salet\u00e9s la gar nisse Nous tournons \u00e0 gauche par le pradoTout le long Les belles maisons dans leurs jardi s les marroniers aux fleurs blanches ou rouges nous impressionnent par leur luxe et leur beaut\u00e9Le retour par le tram est moins dr\u00f4le celui du Canet est comble et il faaut se serrer sur la plateforme le Canet nous para\u00eet bien minable.\n\n## 190 Nous prenons des le\u00e7ons de piano \u00e0 domicile\n\nNous prenons des le\u00e7ons de piano \u00e0 domicile \u00e0 cause de Franz qui ne peut gu\u00e8re sortirMaurice va tout seul chez son professeur Frantz et moi attendons \u00e0 la maison sur le table maman a pr\u00e9par\u00e9 un pla teau de verre trois verres en cristal orn\u00e9s d un oiseau dor\u00e9 et uxxxxx carafon m\u00eame style plus une assiette de biscuits dits biscuits champagne Mlle Balardini arrive tr\u00e8s \u00e9l\u00e9gante discr\u00e8tement parfum\u00e9e Elle boit un peu de malaga apr\u00e8s la le\u00e7on Je la raccompagne au tramCe qui me vaut le spectacle extraordinaire de sa mont\u00e9e dans la tramwaySa robe entrav\u00e9e c'est la mode en mil neuf cent quinze donc sa robe ne permet \u00e0 ses jambes de ne se mouvoir quand dans le m\u00eame plan verticalj'entends le froissement de ses mollets contre l \u00e9toffe \u00e9troite\n\nnous allons passer un mois de l \u00e9t\u00e9 quinze chez des amis i nstituteurs d Dauphin\u00e9 grand maman est malade Elle a un d\u00e9sir fou de retrouver son Dauphin\u00e9 presque natal Pour le voyage elle a gard\u00e9 sous sa longue jupe noire son tablier bleu de cuisine avec son couteau \u00e0 l\u00e9gumes dans sa poche\n\n________________________________________________________________\n\nLa propri\u00e9taire s appelle Mme Atger Elle occupe la partie droite de la maison exactement sym\u00e9trique de la n\u00f4tre Elle r\u00e8gne sur le tout M\u00eam quand on ne la voit pas on sait qu elle est l\u00e0 derri\u00e8re ses volets toujours crois\u00e9s \u00e0 la mode ancienne de Provence On n'ose gu\u00e8re laisser le ballon rouler de son c\u00f4t\u00e9 de la terrasse et il n'est jamais agr\u00e9able de la rencontrer\n\nElle est veuve je me demande pourquoi je revoie si nettement son visage au teint bl\u00eamegris Elle a la chair molle et pendante des bajoues Quand elle parle elle cligne constamment des yeux et l\u00e8ve souvent les yeux au cielNous savons qu elle a deux crapauds familiers dans le jardin et pour nous \u00e7a compl\u00e8te bien le personnage et les lieux o\u00f9 elle vit o\u00f9 nous vivons\n\nxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx de P\u00e2ques quatorze Bien qu elle n ait durpour moi que d octobre quatorze \u00e0 P\u00e2ques seize cette p\u00e9riode est associ\u00e9e dans mon souvenir \u00e0 une impression g\u00e9n\u00e9rale de tristesse d emprisonnement de laideur et de vie mesquine avec quelques moments de vrai cafard sp\u00e9cialement l hiver le soir entre six et sept \u00e0 la sortie de l'\u00e9tude les bec de gaz n \u00e9clairent gu\u00e8re il fait souvent presque nuit quand l'allumeur de r\u00e9verb\u00e8res passe pour les allumer au bout de sa longeu percheCertains jours\n\nm\u00eame impresion dans l \u00e9coleGrande b\u00e2tisse \u00e0 face plate pad de volets des s tores en lames de vois orientables La cour n est pas grande et le pr\u00e9auau fond avec ses colo es de fer et sa rang\u00e9e de lavabos est toujours sombre\n\nIl y a peu d'occasions de sortir de ce cadre Au printemps le terrain ague qui nou s\u00e9pare de notre Campagne Jolie a de l her be tr\u00e8s verte qui ne dure pas Les rues transversales sont grises et sales long\u00e9es souvent de grands murs de fabrique D\u00e9fense d afficher loi du Peu de magasins et g\u00e9n\u00e9ralement minables comme la toute petite \u00e9picerie chez jacque assez semblable aux Portepots du Clos Bissardon (\u00e0 Caluire) J y vais en grimpant la petite c\u00f4te presque en face de chez nous Elle me plait surtout p r ses bocaux mode ancienne remplis de de bo bons d une esp\u00e8ce appel\u00e9e Mistralets \u00e0 caus de la fra\u00eecheur de la menthe. Ils ressemblent \u00e0 des pains \u00e0 cacheter bla cs ou rouges\n\nMaurice est au lyc\u00e9e et ne rentre que le soirFrantz reste \u00e0 la maison avec grand mamanLes orties dans arseille arrivent que de loin en loin pour des courses press\u00e9es o\u00f9 xx\n\n________________________________________________________________\n\nl on rentre pard dans le tramway bond\u00e9 du Canet sans doute l atmosph\u00e8re ce la guerre ajoute \u00e0 cette grisaille mes compagnes en parlent \u00e0 l'\u00e9cole deux ma\u00eetresses ont vu entrer dans la cour de l \u00e9cole les gendarmes qui venaient leur annoncer la mort de leur fils au front\n\nm ais apr\u00e8s ce purgatoire va commencer la p\u00e9riode b\u00e9nie du quatre Bd Thiers \u00e0 Digne Papa estbless\u00e9 au printemps quinze Txxx Le t\u00e9l\u00e9gramme ainsi con\u00e7uL\u00e9g\u00e9rement bless\u00e9 Hospitalis\u00e9 Autun fait pleurer grand maman \u00e0 qui il faut expliquer que c est une bonne nouvelle xxx Un an plus tard nous quittons le Bd Truph\u00e8me\n\n## 191 P\u00e2ques mil neuf cent seize \nD\u00e9part pour Digne\n\nPapa bless\u00e9 eau printemps quinze d un \u00e9clat d obus \u00e0 la cuisse est gu\u00e9ri et peut marcher avec un soulier xrtho orthop dique Il est nomm\u00e9 inspecteur primaire \u00e0 castellane avec r\u00e9sidence \u00e0 Digne Nous quittons Marseille et le Bd Truph\u00e8me\n\nLigne de Marseille aux Alpes Arr\u00eat \u00e0 St Auban laide petite gare empest\u00e9e par le chlore de l usine voisineLa xxxx v\u00e9g\u00e9ration alentour a \u00e9t\u00e9 tu\u00e9e Le peu qui en reste est raboutrie Embranchement de Digne trois gares Malijai malemoisson champtercie Digne est le terminus devant la gare pas de taxis bien s\u00fbr mais les voitures de deux h\u00f4tel le Boyer Mistre et le Grand Paris On va \u00e0 pied vers laVil lleUn bon quart d heure de marche Un long mur tr\u00e8s haut sur la gauche puis le chemin pierreux sur la hauche conduisant \u00e0 travers les oliviers et les amandiers jusqu au hameau de Courbon \u00e0 mi hauteur de colline\n\nM aintenant on rejoint le cours de la Bl\u00e9one qu on remonte jusqu au grand pont unique qui fait communiquer le quartier de la gare et la ville elle m\u00eamele pont para\u00eet tr\u00e8s long il l est effectivement pour enjamber le large lit de la Bl\u00e9one qui peut couler \u00e0 ras bord les jours d orage Au d\u00e9bouch\u00e9 du pont on laisse \u00e0 gauche la place du Tampinet en contre bas le long de la rivi\u00e8re le Bd Gassendi et ses platanes Presque dans le prolongement du pont c est le Bd Thiers\n\n________________________________________________________________\n\nLe mur de notre jardin son grand portail presque toujours ouvert Le Nu m\u00e9ro quatre Notre maison Double rang\u00e9e de platanes Espace d\u00e9couvert jusqu au parapet de la rivi\u00e8re des Eaux Chaudes \u00e9chapp\u00e9e vers le sud les arbres du jardin publicLes grands b\u00e2timents gris du Lyc\u00e9e de garcons la colline de Caramentran sur les contre forts du Cousson un petit pont sur les Eaux Chaudes apr\u00e8s le pont le oulevard se resserre devient la Rue Pied de Ville la rue de l Hubac dans la ville vieille.\n\nAu rez de chauss\u00e9 l \u00e9tude du notaire Pierrre Mouraire notre propri\u00e9taire le mur du jardin son grand portail qui oubre presque en face une fontaine deau courante touj ours fra\u00eeche celle o\u00f9 Jean Valjean s est arr\u00eat\u00e9 pour boire pas de heurtoir Il faut tirer une sonnette Un coup pour nous deux coups pour le second \u00e9tageLa porte s ouvre d en f faut un syst\u00e8me que j ai oubli\u00e9 une cloison vitr\u00e9e Premi\u00e8re vol\u00e9e de marches larges douces \u00e0 la mont\u00e9e premier palier sur le perron du jardin la superbe rampe en bois large et plat une moulure arrondie le bois un beau marron fonc\u00e9 un peu acajou rev\u00eatu d un vernis impecable sans \u00e9raflureOn le dirait vitrifi\u00e9Un seul inconv\u00e9nientle tournant rectangu laire interdit la glissade ininterrompue jusqu au rez de xx chauss\u00e9e Il faut mettre pied \u00e0 terre au tournant\n\nToutes les fen\u00eatres huit donnent sur le boulevard sans vis \u00e0 vis sur la rivi\u00e8re des Eaux haudes les arbres du jardin public sur un socle d un obscur bas loin l inscriptio A SOUSTRE les basses Alpes reconnaissantes\n\n________________________________________________________________\n\nLa frand chambre de mes parents Une petit e chambre Le bureau de Monsieur l inspecteur notre p\u00e8re petite pi\u00e8ce s ouvrant directement sur l escalier le grand salon \u00e0 trois fen\u00eatres le pr\u00e9c\u00e9dent locataire donnait des r\u00e9ceptions avec balAu plafond des anges moul\u00e9s en pl\u00e2tre on peut entrer dans l cuisine par une sorte de vouloir ext\u00e9rieur faisant verandah Son toit de zinc r\u00e9sonne sous les puies d orage sous la gr\u00eale C est l\u00e0 que nous prenons nos bains de piedUne petite arri\u00e8re cuisine avec petit \u00e9cier et r\u00e9cha ud \u00e0 gazUn escalier d\u00e9rob\u00e9 permet de But of this later tout ceci confus Je m y d\u00e9place sans h\u00e9sitation xx dans mon souvenir Un plan serait facile mais\n\nla chemin\u00e9e de marbre est drap\u00e9e c \u00e9tait la mode d une sorte d de ch\u00e2le en soie brod\u00e9 de rubans je dis bien brod\u00e9 par tante J jeanne Je m'extasie devant Une armoire \u00e0 glace \u00e0 une porte je crois bien que c est celle ci qui affreusement peinturlur\u00e9e en bleu par des locataires italiens de l orangerie est devenu ici l armoire \u00e0 confituresLe tiroir du bas s ouvre et se referme mal Je m irritais chaque fois que x j y cherchais une paire de chaussettes\n\nLa biblioth\u00e8que \u0153uvre de m n grand p\u00e8re qui a \u00e9 \u00e9t\u00e9 jusqu \u00e0 cette ann \u00e9e dans le grenier vitres cass\u00e9es la grande horloge de grand papa donn\u00e9e \u00e0 Pierrot Molino le rocking chair j ai encore dans les narines l odeur qui flotte dans la salle \u00e0 manger je n en ai plus rencontr\u00e9 de semblable Elle est faite de vieux murs avec un fond de vernis usag\u00e9 l\u00e9g\u00e9rement ecc\u0153uran mais \u00e7a ne sent jamais le renferm\u00e9 Papa y veille\n\n## 192 C est un endroit enchanteur\n\n(le cabinet) C est un endroit enchanteur Assis sur le si\u00e8ge par la fen\u00eatre \u00e0 droite noxxx on peut voir toute la verdure du j jardin et plus loin sur la droite la vieille ville la xx app uy\u00e9e contre le rocher dit de neuf heures Classique xx faute de traduction du provencal Toute lad\u00e9gringolade des toits de xtxtuiles rondes couleur de pain peu cuit surx le clocher en fer forg\u00e9 de la cath\u00e9drale Pour xxxxxxxxxssssss Pour regarder cette vue merveilleuse pas besoin d ouvrir la fen\u00eatre Nous avions n grattant de l ongle le papier vitrail o\u00f9 le rouge et le bleu dominent m\u00e9nag\u00e9 quelques ouvertures o\u00f9 le verre est \u00e0 nu\n\nla v\u00e9randa est par endroits couverte par la vigne vierge qui fait un toit de verdure au perron du jardin les tiges et les xx feuilles dessinent des ombres sur le papier vitrail Ou si on ouvre une ou deux ven\u00eatres le rideau de vigne vierge a para\u00eet dans les premiers temps un livre de Vies de Saints procurait le papier hygi\u00e9nique mais les feuilles en avaient \u00e9t\u00e9 d\u00e9bit\u00e9es par les soins de papa et je n ai jamais pu reconstituer une vie de Saint dans sa totalit\u00e9 par la suite seuls les journaux p\u00e9dagogiques \u00e9taient l\u00e0 en usage j en trouvais la lecture plut\u00f4t assomante mais je lisais quand m\u00eame Il faisait d\u00e9licieusement frai s l \u00e9t\u00e9 mais l hiver mieux valait ne pas s y attarder\n\nles jivers sont une \u00e9 oque glaciaire \u00e0 Digne Dans la cuisine o\u00f9 no us faisons nos devoirs il fait bon Le soir on s assied en rond autour du po\u00eale de la s \u00e0 m Sur des chxx chaises Il n y a pas un seul fauteuil chez nousSur le po\u00eale chauffent les petis galets plats que nous somme all\u00e9s xxx ramasser dans le lit de la rivi\u00e8re odeur du papier journal autour de la pierre br\u00fblante ans le lit il faut un bon moment pour se d\u00e9cider \u00e0 allonger les pieds Seul le secteur autour dela pierre sonest uj p\u00eau chaud Il m est arriv\u00e9 de me r\u00e9veiller le matin les pieds glac\u00e9s comme au couch\n\nComme les ecoles primaires n ont vacance qu au\n\n________________________________________________________________\n\nQu au trente jui llet nous passons \u00e0Digne ce mois qui est sec et tr\u00e8s chaud dans la ville encaiss\u00e9e entre ses montagnesLafacade sud est au soleil tout le jour Mais il y a l ombre des platanes une partie du jourdans la sale \u00e0 manger les fen\u00eatres ouvertes font avec les escaliers de derri\u00e8re et la terrasse un agr\u00e9able cou nt d airEn y entrant on \u00e9prouve toujours une sensation de fra\u00eechehr relative Les stores restent d\u00e9roul\u00e9s jusqu en basIls son faits de fines baguettes de vois non colori\u00e9 il est aux v\u00f4t\u00e9c\u0153ur de bois frais la nuit m\u00eame les chambres du nord sont chaudes je me couche ventre nu sur les xxxxxxx max mallons froidsdehors dans les arbres du jardins les chxx chouetteslancent leurs deux notes tr\u00e8s fl\u00fbt\u00e9es On entend tr\u00e8s distinctement lxxxx l horloge de la cath\u00e9drale qui sonne les heures deux fois et les demies\n\nLa terrasse\n\nespos\u00e9e au nord et \u00e0 l ouest le mur arri\u00e8re du salon lui fait ombre au nord descendant en pente vers les premi\u00e8res ranches d un tilleul la cueillette des fleurs peut se faire en enjambant la balustrade en fer tant pis si nous cassons quel ues tuiles rondes en marchant dessus La terrasse est notre chemin le plus ordinaire pour descendre au jardin par le c\u00f4t\u00e9 ouestRien de plus facile puisque les fen\u00eatres du rez de chauss\u00e9e o\u00f9 est l'\u00e9tude sont garnies de bar e de ferC est l\u00e0 que je fais ma chute m\u00e9morable l \u00e9t\u00e9 seizeAucun souvenir de douleur papa me ramasse \u00e0 une bonne dizaine de m\u00e8tresJe me r\u00e9veille sur le lit de mes parents \u00e0 peineendolorie mais depuis quel nez C est sur la terrasse que n ous mangeons notre dessert en jouant \u00e0 la marelle ou au ballon Non \u00e0 la balle Contre le mur jeu de fillePar terre Dans les mains Tourbillon Sans parler Sans rire Sans montrer\n\nnotre c\u00f4t\u00e9 de la maison a des entraillesdans le deuxi\u00e8me vestibule de l entr\u00e9e une petite porte s ouvre xxxxxx sur la gauche Elle donne par un couloir \u00e9troit humide et sombre qui conduit \u00e0 une porte \u00e9galement petite qui s ouvre \u00e0 droite sur une longue pi\u00e8ce toute en prof ndeur par o\u00f9 on rejoint le jardin Elle servait d office aux domestiques aux temps bourgeois de la maison o\u00f9 logeait le Tr\u00e9sorier Payeur G\u00e9n\u00e9ral Nous en avons jouissance mais nous n en faisons pas grand choseUn assez grand r\u00e9duit sous la toiture en pente qui descend de la terrasse vers le tilleulUne ouverture je peux difficilement dire une fen\u00eatre Elle n a ni vitre ni volet je peux tout juste m y enfoncer et en me tortillant meglisser ma t\u00eate dehors passer le reste du corps et sauter dans le jardin je l ai fait un jour \u00e0 sa demande devant la demoiselle propri\u00e9taire M ouraire Ang\u00e8lequi voulait me faire r\u00e9aliser cette performance pour amuser une amiemais je pr\u00e9f\u00e8re gagner le jardin par d autres\n\n________________________________________________________________\n\nun petit palier conduit \u00e0 une sorte de grand recoin caverneux \u00e0 mi hauteur entre le premier et le rez de chauss\u00e9eCela devait servir de resserre \u00e0 provisions Noous y mettons la provision de pommes de terre qui se couvrent xx d une vraie chevelure de longues tiges bl\u00eames quand le printemps arrive A nous la corv\u00e9e de faire tomber \u00e0 la main ces longs germes qui laissent alors les pommes d e terre fl\u00eatries rid\u00e9es et flasques\n\ndans cet office humide et sombre se fait de temps en temps notre lessiveUn grand cuveau en bois perc\u00e9 d un trou \u00e0 sa base est pos\u00e9 sur le potager On en recouvre le fond de cendrre de vois bien propre pas d \u00e9corces de ch\u00e2taignes pas de clous xx rouill\u00e9s Le linge sale est empil\u00e9 par coufhes bien pli\u00e9es xxxxxxxpresque jusqu en haut On verse de leau sur le haut froide d abord Elle s coule par le trou inf\u00e9rieur dans une xx bassine cette eau chauff\u00e9e progressivement et revers\u00e9e de plus en plus chaude sur le linge d\u00e9j\u00e0 savonn\u00e9 et devient le lessif' ligide trouble couleur jaune vert crasseux Il faut tout un apres midi pour uler la lessive J aide \u00e0 porter les corbeilles de linge fumant jusqu \u00e0 la rivi\u00e8re des Eaux Chaudeso\u00f9 la femme qui fait la lessive la rincera \u00e0 l eau courante les mois o\u00f9 il y a assez d eau qui descend de la grande barre de montagnela barre des Dourbes qu on voit boucher l hor izon \u00e0 l est tr\u00e8s loin\n\nTroisi\u00e8me \u00e9tage\n\ncar il y a encore un troisi\u00e8me niveau Outre le grenier xx proprement dit auquel nous allons rarementrarement si ce n est pour y aller chercher les malles des vacances xxxxxxxxxxxxxxxxxxxx dauphinoises nous jouissons encore d une chambre de bonne v\u00e9rit ble pi\u00e8ce non mansard\u00e9e Personne ne l habite Elle sert de fruitier Dans un coin les ch\u00e2taignes entass\u00e9es \u00e0 m\u00eame le sol dans un autre le monceau de petites xx pommes rouge d un c\u00f4t\u00e9 jaunes de l autre qu on croque ou qui sont cuites au four dela cuisin\u00e8res \u00c9galement le tas de poires qui mijotent dans le sirop les mmmes appartiennent \u00e0 l esp\u00e8ce dite changarnier Mais quelle esp\u00e8ce pour les poiresCes fruits proviennent de divers coins des basses Alpes o\u00f9au hasard de ses inspections P apa a eu l occasion de les commander Je suis souvent charg\u00e9e d aller chercher dans cette pi\u00e8ce la quantit\u00e9 n\u00e9cessaire \u00e0 la consommation du jour Vers la fin oxx octobre nous en descendons la grande marmite de ch\u00e2taignes p pour la fr\u00eame de marrons fabrication familiale A pr\u00e8s le repas le jeudi toute la famille est r\u00e9quisitionn\u00e9e pour peler les chataignes br\u00fblantes et les d\u00e9pouiller de leur seconde peau\n\n## 193 Ici le gardin est enti\u00e8rement clos de murs\n\nIci le gardin est enti\u00e8rement clos de murs assez hauts mais qui limitent un espace trop vaste pour qu on s y sente enferm\u00e9 On est dans la bille mais \u00e0 l \u00e9cart Quelques pas on est \u00e0 la riv \u00e8re On entre On sort A l ouest la ville neuve et les magasins du Bd Gassendi A l est la vieille ville qui monte vers la cath\u00e9drale avec son clocher en fer forg\u00e9 les toits de luiles romaines rose p\u00e2le s \u00e9tagent \u00e0 ses pieds avec le Rocher de Neuf heures qui merme l horizon au nord est la colline du Chevrier le Cousson dominent les vall e et la ille sans les emprisonnerEt vers le su ouest il y a l\u00e9chapp\u00e9e de la Bl\u00e9one x xx J avais toujours l impression qe cet e vall\u00e9\u00e9 axxxxx allait s ouvrir sur la mer\n\nLe jardin a en gros la forme d un trap\u00e8ze re ctangle dont la base serait le bd ThiersJe ne peux pas chiffrer sa surface Je croix avoir entendu r\u00e9p\u00e9ter qu elle \u00e9tait au moins gale \u00e0 celle du parc de l orangerie la sortie noble de la maison se fait par le perron Nous pr\u00e9f\u00e9ronsles autres sorties plus originales par la terrasse dont on engambe la balustrade pour mettre le pied sur les barres de fer d es fen\u00eatres Le perron assombri en \u00e9t\u00e9 par l immmense vigne vierge rougue qui grimpe sur le cabinet v\u00e9randaCinq ou six marches et On met le pied sur le gravier qui entoure la maison on peut prendre le chemin des communs des anciennes remises et r duits \u00e0 charbon oit l all\u00e9e centrale toute droite qui limite \u00e0 peu pr\u00e8s le c\u00f4t\u00e9 des Mouraire Une grande prairie rectanbulaire qui aboutit \u00e0 un bouquet d arbres Un tres bieux et grand saule pleureur En s agrippant \u00e0ses bra ches retombant jusqu \u00e0 terre on peut se balancer jusqu au mur du fond\n\n________________________________________________________________\n\nsi bien que les rameaux sont presque constamment effeuill\u00e9s \u00e0 leur extr\u00e9mit\u00e9Nous n avons pas le droit de marcher sur le pr\u00e9 qxxx les groseillers que nous grapillons en cachette ils ne sont pas \u00e0 nous commence n\u00f4tre c\u00f4t\u00e9 de beaucoup le plus grand et le plus beauvari\u00e9feuillu pleine de coinsComment d'autres que moi en recoller g\u00e9ographiquement les morceaux J y tourne et m y retourne dans mo n souvenir les platanes Il y en a deux ils ombragent une sorte de place de vollage proven\u00e7alSur le tron \u00e0 hauteur suffisamment basse pour qu il soit possible d y grimper partent les grosses branches taill\u00e9es de facion \u00e0 s \u00e9taler jorizontalement en rang\u00e9es supermos\u00e9es On y atteint des fourches faite pour xx s y asseoir admirablement \u00e0 califourchon au milieu des feuilles Excellent pour lire ou de reposer\n\nAu pied des platanes pas dexx v\u00e9g\u00e9ration Un sol comme dans une cour d \u00e9cole pas de ciment Un portail ouvert au coin de la maison et du murPar l\u00e0 rentrent les charges de bois qui seront sci\u00e9es dans cette cour le bosquet aux catalpas Des buissons enchev\u00e9tr\u00e9s eh se glissant par une ouverture dans les branches on acc\u00e8de \u00e0 un espace d\u00e9gag\u00e9 enti\u00e8rement recouvert d un plafond de feuillesNous y avons une table J y fais des versions latines des feuilles tombent sur mon vieux dictionnaire Quicherat qui me suivra jusqu en Kh\u00e8gne Pour passer le temps j attrape les l ongs haricots bruns des catalpas qui dominent les buissons\n\nLe Marronier c est le centre du parc Il est tr\u00e8s gros difficile \u00e0 escalader Une grosse branche s allonge presque horizontalement On y suspe d une lampe quand en et\u00e9 on d\u00fbne sous ce marronier entour\u00e9 d unxxxxxxxxxxxxxxxx une xxxxxxx une clairi\u00e8re par terre du gravier Puis une tr\u00e8s large corbeille du temps de l \u00e9pouse tu Tresorier Payeur G\u00e9n\u00e9ral et ses splendeurs Elleest entour\u00e9e d une ceinture de pervenches tr\u00e8s serr\u00e9es Au printemps sortent encore de terre des tulipes rouges et aunes une quantit\u00e9 de crocus\n\n________________________________________________________________\n\nque les fleuristes vendent en pots et dont l odeur est affaiblie de m\u00eame que les clochette s taravistot\u00e9es ont perdu lexxxxxxxxxxxxxxxxxx sont la caricature des minuscules clochettes sim ples chaque fois donc qxx c est digne que je ressuscite\n\n## 194 \u00e0 gauche de la cl\u00e9matite le mur du fond\n\n\u00e0 gauche de la cl\u00e9matite le mur du fondDerri\u00e8re un peu enretrait le dos des maisons sur le Bd Gassendi Nous voyons les fen\u00eatres \u00e9troites mais sous les arbres pouvons ne pas \u00eatre vusCe sont tous des arbres sombres\n\nmon sapin tr\u00e8s haut aux branches jorizontales qui font une \u00e9chelle tr\u00e8s commode j y grimpe souvent plus haut que mes fr\u00e8res A force de monter presque jusqe au sommet je me suis m\u00e9nag\u00e9 un chemin accessible mais je m accroche tout de m\u00eame aux aiguilles qui restant encore pres du tronc et je redescends les mains et les cheveux toutpoiss\u00e9s de r\u00e9sine parfum tenace mais le txxxxxxxxxxxxxtaches ne partent pas facilement et les m\u00e8ches restent coll\u00e9es dures \u00e0 d\u00e9m\u00ealer C est sur la branc de ce sapin dont les branches ne commencent qu \u00e0 hauteur d homme que j ai tent\u00e9 devant mes fr\u00e8res de d\u00e9montrer par la pratique ma fameuse th\u00e9orie de l ascension perp\u00e9tuelle\n\n(La th\u00e9orie de la marche verticale de ma m\u00e8re : reconstitution) C'\u00e9tait tr\u00e8s simple. \u00ab J'ai r\u00e9fl\u00e9chi au probl\u00e8me de la marche verticale et j'avais trouv\u00e9 une solution satisfaisante, leur disais-je. Quand nous marchons ordinairement nous proc\u00e9dons, vous le savez, de la mani\u00e8re suivante : nous posons un pied \u00e0 terre, le droit par exemple puis, quand celui-ci est solidement install\u00e9 sur le sol, nous soulevons le deuxi\u00e8me pied (le gauche dans l'exemple choisi) et le posons \u00e0 son tour un peu plus loin devant nous. Vous me suivez ? \u00bb\n\n\u00ab Oui \u00bb\n\n\u00ab Bien. Supposons que je veuille maintenant marcher sur le tronc du sapin qui est, lui, vertical. je pose mon pied gauche, par exemple, sur le tronc, comme ceci, puis je soul\u00e8ve, comme dans la marche, mon pied droit et... \u00bb \u00ab Et tu tombes par terre \u00bb \u00ab Et pourquoi est-ce que je tombe par terre ? A cause de la gravit\u00e9, qui tire mon pied gauche vers le bas. Il tombe, et je tombe avec lui. Vous me suivez toujours ? \u00bb \u00ab Oui, oui. \u00bb\n\n\u00ab Oui, mais supposons qu'avant que mon pied gauche ait eu le temps de tomber, j'ai ramen\u00e9 prestement mon pied droit d'en dessous, comme ceci, et que je le pose tr\u00e8s vite au- dessus du pied gauche sur l'arbre et qu'avant que celui-ci \u00e0 son tour ait eu le temps de tomber je fasse de m\u00eame avec l'autre pied, et ainsi de suite, qu'est-ce qui se passer ? \u00bb \u00ab Vas-y, dirent-ils. Montre-nous. \u00bb Ils ont beaucoup ri.\n\ndans ce coin le sol est noir de l humus des fexxxxxlles sans herbes vertes dans les quelques trous un peu clairs des ch\u00e9lidoines dibt ke kaut haune est cens\u00e9 gu\u00e9rir les verrues odeur de moisi d aiguilles pourrissantesImpression vaguement insui\u00e9tante des nombreux moilages en pl\u00e2tres de dentiers que le pr\u00e9parateur dudentiste Besaudun oncle de m a camarade germaine Besaudun jette par la fen\u00eatre de son cabinetces moulages servent \u00e0 dessiner des marelles sur la terrasse quand on \u00e9merge de cette ombre on se retrouve dans la pleine lumi\u00e8re de la clairi\u00e8re\n\nles buissons aux boules blanches esp\u00e8ce de viornes dont j ignor le nom il y en a \u00e0 Saint-F\u00e9lix mais plus maignres et rabougris que ceux de Digne Ils forment une sorte de haie \u00e0 hauteur d'\u00e9paules enfantinesmais laissent une entr\u00e9e libreLes boules blanches qui succ\u00e8dent aux petites fleurs roses sont frosses lisses et juteuses Ils nous servent de projectiles pour l assaut au recoin de la buanderie miuniex d un \u00e9vier en pierre et d un robinet les assi\u00e9geants lancent leurs boules par le petit f\u00e9nestron\" troit comme une meurtri\u00e8re que je suis la seule \u00e0 pouvoir passer le d\u00e9fenseur lance par la meurtri\u00e8re des casseroles d eau ou le jet obtenu \u00e0 partir du robinet partiellement bouch\u00e9 par un doigt\n\n________________________________________________________________\n\nles pervenches\n\nleurbleu \u00e9tonnant La minuscule odeur jaune La corolle ronde dont tous les p\u00e9talesxxx faite de p\u00e9tales dont le bord ext\u00e9rieur oblique ddans le m\u00eame sens Plusieurs tulipes Voloris rouge et jaune vifsxxxxxxxxxx Lx leurs p\u00e9tales luisants Leurs curieux pistils que je vois noirs\n\nPr\u00e8s des herbes blanches des pieds d alouett e bleus qui se ress\u00e8ment tout seuls au hasard omme des ancolies roses mauves ou violettes leurs clochette carrs comme des lanternes avec de curieux cornets \u00e0 chaque coin Dans la partie central couverte de gravier brusquement et pour une r\u00e8ve p\u00e9riode sortent au raz du sol et entre les petits cailloux quantit\u00e9 de crocus jaunes et rouges je' crois je n en suis pas s\u00fbre Peut \u00eatre aussi des mauves comme des colchiques\n\npour le parfum seul le tilleul embaume\n\n## 195 Comment ai-je pu oublier les bambous\n\nComment ai-je pu oublier les bambousIl y en a deux ou est ce trois touffes extr\u00eamement serr\u00e9es Tiges noires ou blanches j ai voulu essayer un jour d en offrir une \u00e0 Mlle Giraud proffesur principal de sixi\u00e8me pour ses d\u00e9monstrations au tableau Impossible de tailler le vois avec mon petit canif\n\nD\u00e8s les premiers jours secs et tout l \u00e9t\u00e9 durant la v\u00e9g\u00e9ration au ras du sol est dess\u00e9ch\u00e9e mais le jardin reste plein d ombre\n\n_______________________________________________________________________\n\nImpressions diverses\n\nJ en rassemble ici au hasard Peut \u00eatre en ai jed\u00e9j\u00e0 fait mention ailleurs Tant pis si je me rem\u00e8te\n\nGourmandise\n\napr\u00e8s l orgie de douceurs que sont les treize desserts de No\u00ebl l aust\u00e9rit\u00e9 recommence Il reste quelques morceaux de la \u00ab pompe \u00bb proven\u00e7ale re\u00e7ue de Lan\u00e7on chaque ann\u00e9e R\u00e9gal du petit d\u00e9jeuner je chipe des cuiller\u00e9es de miel dans le grand pot non le grand seau venu de Lambruisse Je ramasse \u00e0 la cuill\u00e8re juste ce qu il faut pour ne pas trop faire diminuer la hauteur des confitures qui attendent d \u00eatre recouvertes Difficile \u00e0 r\u00e9ussir quand il s agit de gel\u00e9e bien ferme La saveur sucr\u00e9e acide des petites pommes rouges et jaunes les changaillards que nous allons chercher dans la chambre du deux i\u00e8me \u00e9tage o\u00f9 il y en a tout un tas On nous en donne une pour le go\u00fbter Cxxxxxxxxxxxxx Apr\u00e8s la pomme chaque bouch\u00e9e que je mords dans le pain me fait grincer les fents\n\nLe march\u00e9\n\nJ aime aller au march\u00e9 qui se tient devant la cath\u00e9drale et dans une rue assez large qui part de la placeles marchandes en noir ou en v\u00eatements sombres debout derri\u00e8re leurs panier De petits panier Je me rappelle l ann\u00e9e o\u00f9 je vais r\u00e9guli\u00e8rement avec la petite bonne Marie Jacob orpheline p\u00e2le et malingre un fichu noir sur la t\u00eate Elle me semble adulte mais je crois qu'elle n a gu\u00e8re p lus de seize ans C est avec elle qu une paysanne nous vend en guise de poulettes futures poxxxxx pondeuses un jeune coq et une poule aveugle je m explique apr\u00e8s coup le sourire malin qu elle avait eu uand je lui demandais si elles allaient pondre bient\u00f4t\n\nP\u00e2ques pluvieuses\n\ncette ann\u00e9e l\u00e0 je dois voir dans les douze ou treize ans Nous attendons une bande d amis pour une grand apr\u00e8s midi de jeux dans le jardinle matin le ciel est parfaitement pur Il me tarde que la matin\u00e9e se passe je scrute le ciel vers onze jeures le bout d un nuage pointe derri\u00e8re Caramentran et le Cousson venant de l est Je xxxsais cette menace mais je ne veux pas y croire je guette je guettele nuage a grossi Un autre le suit un autre et encore un autre le ciel est maintenant tout couvertPeu apr\u00e8s midi c est le d\u00e9luge la vraie pluie proven\u00e7ale qui tombe plusieurs jours de suite aux alentours de l'\u00e9quinoxe\n\nFroid\n\nLe froid dans la maison o\u00f9 on se serre les soirs autour de l unique po\u00eale rond dans la salle \u00e0 manger le froid pour entrer dans le lit dans l odeur du papier journal surchauff\u00e9 qui entoure les miniscules galets plats Leur chaleur ne d\u00e9passe pas l endroit \u00e0\u00f9 ilxx l unique galet que nous emportons avec nous pour nous coufher cette chaleur ne se r\u00e9pand qu \u00e0 quelques cmsIl me faut un bon moment pour prendre le courage d allonger mes jambes dans les draps de toile Le froid \u00e0 la toilette du matin sur l \u00e9vier dans une petite cuvette d eau glac\u00e9e Engelures Le froid sur le chemin du coll\u00e8gemesxxxx bas de laine que je porte aux jours les plus froids n arrivent qu au-dessus du genou et laissent les cuisses nues sous les jupes et le manteau court Pas de gants La main qui tient le cartable est tellement engourdie qu il m est arriv\u00e9 de pleurer au vestiaire quand le sang se remet \u00e0 circuler dans les doigts\n\nLibert\u00e9\n\nen dehors des jheures tr\u00e8s strictes chez nous pour les repas et le travail s olaire pendant les vacances et le xx jeudis et dimanches je suis libre de m occuper comme il me plait Jeux avec mes fr\u00e8res lectures \u00e0 haute vois Mais surtout j entre et je sors je vagabonde mes parents ne sont pas timor\u00e9s et me laissent aller \u00e0 ma guiseHeureuse \u00e9poque je tourne et retourne \u00e0 v\u00e9l\u00e0 seule ou avec des canarades de classe aux bords imm\u00e9diats beaucoup plus loin souvent et toute seuleA caramentran je f erborise Sur les routes alors non goudronn es qui dexcendent la rive gauche de la Bleone je p\u00e9date ou mets pied \u00e0 terre rencontre a ec un troupeau transhumant qui va vers les Alpes les chiens Les cris des bergers la poussi\u00e8re je me serre vontre les ralus pour laisser passer le flot Libert\u00e9Libert\u00e9je sors sans m habiller sans chapeau chose xx hardie en ce temps l\u00e0 en simple petit tablier \u00e0 petits carreaux\n\nLe ciel\n\nLe ciel de Digne En dehors des pluies diluviennes \u00e0 l autonne et au printemps il y a TOUJOURS des \u00e9toiles Et quelles \u00e9toilesLa grand Ourse et la petite ourse sont dessin\u00e9es si nettement que l'\u00e9toile polaire elle m\u00eame est toujours visibleEt les nuits d hiver surtout s il g\u00e8le ferme ce qui arrive souvent \u00e7a brasille et fourmillePlus jamais je n ai retrouv\u00e9 ces ciels \u00e0 la Booz endormi\n\nLa neige\n\nje renonce \u00e0 dire ma premi\u00e8re neige Je n en avais\n\njamais vu \u00e0 Marseille\n\nle jardin\n\nle jardin est une splendeur\n\n## 196 Le dix-neuf avril de cette ann\u00e9e (1992)\n\nLe dix-neuf avril de cette ann\u00e9e (1992) ma m\u00e8re f\u00eatera (f\u00eater est un bien grand mot) son quatre-vingt-cinqui\u00e8me anniversaire. Entre deux vendredis je ferai le voyage de Paris \u00e0 Carcassonne, par le train, puis de Carcassonne \u00e0 la Tuilerie dans un taxi. Il tournera, entre les cypr\u00e8s, dans le mauvais chemin un peu apr\u00e8s le \u00ab carrefour de Bagnoles \u00bb, s'arr\u00eatera devant le ponceau, au-dessus du bassin-piscine, face \u00e0 la fen\u00eatre de la \u00ab maison des vendangeurs \u00bb, qui sera habit\u00e9e d'hirondelles, je les vois.\n\nCe sera l'apr\u00e8s-midi. Mon p\u00e8re sera devant la t\u00e9l\u00e9vision, ou, la t\u00e9l\u00e9vision \u00e9teinte, dans son fauteuil de devant la t\u00e9l\u00e9vision avec un livre, ma m\u00e8re allong\u00e9e \u00e0 la droite de son lit avec sa radio-cassettes, entre deux de ses moments de marche de l'apr\u00e8s-midi, dans la grande pi\u00e8ce, autour de la table, aid\u00e9e, guid\u00e9e et soutenue dans cet exercice, plusieurs fois r\u00e9p\u00e9t\u00e9 avant le soir, prescrit pour lutter contre l'ankylose doucereuse de l'immobilit\u00e9.\n\nMon p\u00e8re me fera un signe, un bonjour de la main. Je poserai mon sac dans la chambre, la \u00ab chambre au lit de cuivre \u00bb, qui est la mienne. Je reviendrai dans la grande pi\u00e8ce, dans la chambre de mes parents. Couvrant le son de la musique, ou le d\u00e9versement continu et peu naturel des voix de la radio, j'annoncerai ma pr\u00e9sence. Je m'assi\u00e9rai sur une chaise, \u00e0 la t\u00eate du lit. J'embrasserai ma m\u00e8re sur le front, elle prendra ma main dans les siennes. Voil\u00e0.\n\nVoil\u00e0 que je d\u00e9cris au futur cette sc\u00e8ne, qui sera pass\u00e9e quand ces lignes, encore immat\u00e9rielles, se seront trac\u00e9es sur du papier. \u00c0 l'instant o\u00f9, immat\u00e9riellement donc, je les compose (aux premiers jours de mars), \u00e0 cet instant, le temps verbal futur dont je l'habille lui donne une sorte de permanence, un simulacre de stabilit\u00e9, comme s'il se chargeait d'assurer la normalit\u00e9, la naturalit\u00e9 ind\u00e9finie de sa r\u00e9p\u00e9tition.\n\nCe n'est pas, il est vrai, la premi\u00e8re fois que je viendrai ainsi. Je viens ainsi de temps \u00e0 autre. Nous venons ainsi de temps \u00e0 autre tous les trois, ma s\u0153ur, mon fr\u00e8re, et moi, les survivants plus tr\u00e8s jeunes de cette g\u00e9n\u00e9ration. Cette fois, je viendrai avec ces pages, pour les lui lire, si elle le veut bien, ce que j'esp\u00e8re.\n\nEt s'il en est bien ainsi, confronter ce qui, dans ce livre, est restitution de souvenirs d'enfance (m\u00eame s'il n'est pas que cela, s'il n'est pas d'abord cela), en particulier d'\u00e9v\u00e9nements dont ma m\u00e8re (et mon p\u00e8re) furent t\u00e9moins adultes m'exposera, in\u00e9vitablement, \u00e0 la mise en \u00e9vidence d'inexactitudes, d'erreurs flagrantes m\u00eame, je le sais. Je ne les corrigerai pas. Ce n'est pas dans ce but que je viens.\n\nAlors pourquoi ? Parce que par le simple effet de ces images mises en paroles j'aurai, peut-\u00eatre, acc\u00e8s \u00e0 un regard autre sur leurs circonstances, exc\u00e9dant le mien, hors de cette vue du monde qui fut la mienne, mais en ayant \u00e9t\u00e9 proche, et non indiff\u00e9rent. J'entendrai que ceci n'\u00e9tait pas l\u00e0, ou pas ainsi, qu'il y avait encore l\u00e0 ceci, et que ceci s'est produit apr\u00e8s cela, que j'ignorais, ou que j'ai oubli\u00e9, ou que je n'ai jamais su. Et de tout cela je tirerai le\u00e7on r\u00e9flexive, peut-\u00eatre, pour la suite de ce que j'entreprends, pour la construction de ses chemins, pour ses enchev\u00eatrements. Pour cette raison, donc.\n\nMais aussi, mais autant, pour cette autre : parce que ce sera au-del\u00e0 de toute n\u00e9cessit\u00e9 de justification, une mani\u00e8re de dire et une mani\u00e8re d'entendre, une mani\u00e8re d'\u00e9change, une mani\u00e8re de dialogue.\n\nJ'ouvrirai le dossier assez lourd (il contient beaucoup de pages) sur la couverture duquel j'ai \u00e9crit : GRIL II, La BOUCLE. J'en sortirai le premier chapitre, FLEUR INVERSE, je le poserai sur mes genoux. Je prendrai la premi\u00e8re feuille, je me pencherai un peu pour que ma voix soit assez proche, assez nette et je commencerai \u00e0 lire, ce par quoi j'ai commenc\u00e9 dans ce livre, cette premi\u00e8re **image-m\u00e9moire** d'il y a longtemps, entre toutes, pour moi, la premi\u00e8re. Je lirai\n\nceci : \u00ab Pendant la nuit, sur les vitres, le gel avait saisi la bu\u00e9e. **Je vois qu'il faisait nuit encore, six heures et demie, sept heures ; en hiver donc, dehors noir ; sans d\u00e9tails, noir ; la vitre couverte des dessins du gel \u00e0 la bu\u00e9e ; sur la vitre la plus basse, \u00e0 la gauche de la fen\u00eatre, \u00e0 hauteur du regard, dans la lumi\u00e8re ; d'une ampoule \u00e9lectrique, de l'ampoule jaune ; jaune contre le noir intense, opaque, hivernal, la bu\u00e9e s'interposant ; pas une bu\u00e9e uniforme, comme \u00e0 la pluie, mais une gel\u00e9e presque transparente au contraire, dessinant ; un lacis de dessins translucides, ayant de l'\u00e9paisseur, une petite \u00e9paisseur de gel, variable, et parce que d'\u00e9paisseur variable dessinant sur la vitre, par ces variations minuscules, comme un r\u00e9seau v\u00e9g\u00e9tal, tout en nervures, une v\u00e9g\u00e9tation de surface, une poign\u00e9e de foug\u00e8res plates ; ou une fleur.** \u00bb\n\n# Index des principaux termes figurant dans la Table descriptive\n\n* * *\n\n**Angleterre** , , anglophilie , * **Londres** , ici Londres .\n\n**arbre** , , , enfant dans l' \u2013 .\n\n**autobiographie** , \u2013 de personne , autoportrait .\n\n**bifurcation** , , , , , , , , bifurquer .\n\n**blanc** , pur , \u2013 sur blanc , grand \u2013 mural , Carri\u00e8re \u2013 , buisson aux boules \u2013 .\n\n**boucle** , , , pont de la \u2013 .\n\n**branche** , , , , , , , , gravit\u00e9 des tr\u00e8s hautes \u2013 , entre-deux- : , , , .\n\n**Chapitre** , .\n\n**conjointure** , , conjoindre .\n\n**conte** , , , , ra \u2013 r .\n\n**contemplation** , , , .\n\n**d\u00e9mon** , \u2013 pieuvre , \u2013 distracteur , *rakki tai .\n\n**description** , , , , , .\n\n**destruction** , , .\n\n**double** , , , \u2013 temps , \u2013 photographique , \u2013 n\u00e9gation , , , \u2013 sens , *raffinement cusain , Dieu non non .\n\n**\u00e9lucidation** , .\n\n**enfance** , , , photographies d' \u2013 , petite \u2013 , \u2013 de la prose , * **gniengnien** : , th\u00e9orie du \u2013 , fin du \u2013 , *GnienGnien , *G.T.g. , *menou, menou, menou , *avant-vie .\n\n**\u00e9nigme** , .\n\n**entrelacer, entrelacement** , , , .\n\n**escargots** , , , *lima\u00e7ons .\n\n**faim** , , anciennes \u2013 s .\n\n**figue, figuier** , penn\u00e8que , .\n\n**fl\u00e8che** , , , .\n\n**fleur** , , inverse .\n\n**forme** , , , avenir formel , extravagance formelle , *\u00e9dredon prot\u00e9iforme , indirection formelle .\n\n**fourmis** , , , , , If aux \u2013 .\n\n**gel** , , , , , .\n\n**guerre** , , , chant de \u2013 , \u2013 Froide , nouvelles lointaines de la \u2013 , jeux de la \u2013 , *arm\u00e9es , , , *Churchill , *t\u00e9l\u00e9gramme , *d\u00e9barquement , Briansk, Velikie Louki , Buchenwald .\n\n**image** , , , , , , \u2013 foyer , premi\u00e8re , pure , circonstance d' \u2013 , \u2013 souvenirs , , , \u2013 m\u00e9moire , ,151, .\n\n**incise** , , , inflexive .\n\n**inscape** , .\n\n**insertion** , , \u2013 r\u00e9versible .\n\n**jardin** , , , , , , , , , , \u2013 potager , chaix de \u2013 , \u2013 iers .\n\n**jeu** , , , hors- , , *S'avancer-en-rampant , , , \u2013 de l'immobilit\u00e9 , \u2013 de nombres , \u2013 de pictions , \u2013 de barres , \u2013 de paumes , \u2013 des plaques min\u00e9ralogiques , \u2013 de la guerre .\n\n**livre** (s) , , , objet- , \u2013 d'\u00e9criture .\n\n**locomotive** , , *passion ferroviaire , , *train .\n\n**lumi\u00e8re** , , , , , , , , , , neige et \u2013 , \u2013 infinie , Lumi\u00e8res , ann\u00e9es \u2013 .\n\n**maintenant** , , , ici \u2013 , *instants .\n\n**m\u00e9ditation** \u2013 des cinq sens , , \u2013 ignatienne , \u2013 de la m\u00e9moire .\n\n**m\u00e9moire** , , , , , , , , , Arts de la \u2013 , , , effecteur de \u2013 , , , , , , parcours multiple de la \u2013 , d\u00e9ductions de la \u2013 , tiroir \u00e0 \u2013 , \u2013 (s) , graal de la \u2013 , grande feuille de \u2013 , m\u00e9ditation de la \u2013 , th\u00e9\u00e2tre de la \u2013 , lieux de \u2013 , \u2013 personnelle g\u00e9n\u00e9rique , signe \u2013 , conducteur de \u2013 , boucles de \u2013 , *Mn\u00e9mosyne , *espace mn\u00e9monique .\n\n**mer** , , , , , , , id\u00e9e de \u2013 , silence de la \u2013 , bains de \u2013 , *-Marrr'11.\n\n**Merlin** , , \u00e0 la \u2013 .\n\n**mesure** , *m\u00e8tre \u00e9talon , *paradoxe du m\u00e8tre \u00e9talon , *m\u00e9trique : , , *e muet ,*alexandrin niais , *sonnet \u00e0 la fran\u00e7aise .\n\n**moment** , , , , \u2013 de prose , , \u2013 de l'inspiration , \u2013 roux , \u2013 machiavellien , \u2013 musicaux , * **instant** : , , , tel \u2013 pass\u00e9 .\n\n**monde** , , , image- , hors- , calmes propositions du \u2013 .\n\n**mort** , , , cri de \u2013 , \u2013 singuliers , \u2013 n\u00e9 .\n\n**myst\u00e8re** , , .\n\n**neige** , , , , , , , , bi\u00e8re de \u2013 , *flocons .\n\n**noir, noire** , lumi\u00e8re \u2013 , seau \u2013 , fourmis \u2013 , , penny \u2013 , baig- , encre \u2013 , ciel presque \u2013 .\n\n**nom** , , \u2013 g\u00e9n\u00e9rique , \u2013 sur-propre , *nominaux , *adjectif propre , *article propre .\n\n**nombres** , , \u2013 nuptial naturel , \u2013 entiers , individus- , raison num\u00e9rologique , *r\u00e8gle des num\u00e9ros impairs , *comp\u00e9tence num\u00e9rique .\n\n**nuage** , , , , , , , , chant des \u2013 , *equivalents .\n\n**nuit** , , , ersatz- , impossible \u2013 , demi-cercle de \u2013 , \u2013 des lapins monstres , bleue- du silence .\n\n**ombre** (s) , , , , renvers\u00e9es , p\u00e9nombre .\n\n**Oranjeaunie** , , , *orange , , *orange m\u00eame , *esprit orang\u00e9 , *orangerie , * oranhe .\n\n**oubli** , , , , , oubli\u00e9-familier .\n\n**palindrome** , *successivement dans les deux sens , dates palindromiques , pseudo-d\u00e9duction \u2013 , *retour inverse , extrapolation \u2013 .\n\n**pass\u00e9** , , tel instant du \u2013 , \u2013 pr\u00e9sent , sentiment du \u2013 .\n\n**photographie** , , \u2013 d'enfance , statues photographiques , regard \u2013 .\n\n**piction** , , , , , \u2013 mouvante , oisivet\u00e9 des \u2013 .\n\n**po\u00e9sie** , , , , , , \u2013 orale , projet de \u2013 , *andalouisant _Sprechgesang_.\n\n**Projet** , , , , , , , , avant- : , .\n\n**puits** , , , , *impetus art\u00e9sien .\n\n**r\u00e9cit** , , , , , strat\u00e9gies de \u2013 , -ation .\n\n**r\u00eave** , , .\n\n**rugby** , , .\n\n**Rythme** , th\u00e9orie du \u2013 , , *th\u00e9orie -3 : .\n\n**soleil** , , \u2013 blanc , \u2013 p\u00e2le .\n\n**solitude** , , , , *ermite ornemental , .\n\n**souvenir** , images \u2013 , premier \u2013 .\n\n**temps** , d\u00e9duction du \u2013 , lignes de \u2013 , double \u2013 , \u2013 bidimensionnel , vieilles paroles en des \u2013 nouveaux , \u2013 des jeux , hors-, , conversations avec le \u2013 , *horloges ptol\u00e9ma\u00efques , *nuheures , *pendule ronde .\n\n**vitesse** , , id\u00e9e de \u2013 , v\u00e9locit\u00e9 .\n\n**voir** , , , , , , , *vue , *vision , *yeux derri\u00e8re la t\u00eate , *guetteur , , *voyant .\n\n* * *\n\n.\n\nLes num\u00e9ros renvoient aux paragraphes.\n\n# Jacques Roubaud, les cercles de la m\u00e9moire \nPropos recueillis par Aliette Armel\n\n* * *\n\n# Le Magazine litt\u00e9raire, juin 1993\n\nJacques Roubaud est un explorateur : math\u00e9maticien de formation, il s'int\u00e9resse \u00e0 la th\u00e9orie des cat\u00e9gories qui s'attache \u00e0 d\u00e9crire la structure m\u00eame des math\u00e9matiques. Pratiquant la po\u00e9sie, il assigne \u00e0 son travail litt\u00e9raire, d\u00e8s le d\u00e9but des ann\u00e9es 60, des objectifs formels qui rejoignent ceux de l'Oulipo naissant : son premier texte lui permet de rencontrer Raymond Queneau, gr\u00e2ce auquel il entre dans le monde de la litt\u00e9rature. Depuis trente ans, il se renouvelle en permanence, interrogeant les structures po\u00e9tiques les plus complexes. Il analyse les exemples du pass\u00e9 (de Lancelot \u00e0 Gertrude Stein en passant par les troubadours, les chants navajos ou Lewis Carroll) pour mieux s'exprimer au pr\u00e9sent. Son \u00e9criture travaille la diversit\u00e9 des possibilit\u00e9s de la langue pour trouver la trace de ce qui, d\u00e9passant le sens, reste inexpliqu\u00e9. Depuis le d\u00e9but des ann\u00e9es 80, il m\u00e8ne parall\u00e8lement deux vastes entreprises en prose : une s\u00e9rie de romans, \u00e0 la fois ludiques et savants, construits autour d'un personnage f\u00e9minin d\u00e9nomm\u00e9 Hortense, et une autobiographie qui renouvelle totalement le genre. Elle fonctionne en courts modules regroup\u00e9s en sections qui correspondent aux diff\u00e9rents niveaux d'approche du souvenir : r\u00e9cit, insertions, bifurcations. _'Le grand incendie de londres'_ et _La Boucle_ d\u00e9vident ainsi l'\u00e9cheveau de la m\u00e9moire en respectant le caract\u00e8re sinueux de son fonctionnement.\n\nJacques Roubaud \u00e9crit le matin, avant le lever du jour. Il a adopt\u00e9 un mode de vie quasi monacal pour mener de front ses multiples activit\u00e9s. Il enseigne, \u00e0 Paris et \u00e0 Lyon. Son appartement de la rue d'Amsterdam \u00e9tant trop exigu, il donne ses entretiens dans le bureau de l'\u00c9cole des langues orientales qu'il partage avec son ami Pierre Lusson. Auteur de la _Th\u00e9orie du rythme abstrait (m\u00e9taphysique et math\u00e9matis\u00e9)_ , ce compagnon indispensable des recherches de Jacques Roubaud en mati\u00e8re de po\u00e9tique et de musique, a assist\u00e9, t\u00e9moin actif, \u00e0 cette rencontre. Comme tout explorateur, Jacques Roubaud ne voyage pas seul mais en compagnie de ses proches. On voit ainsi resurgir ici les figures de Georges Perec et d'Alix Cl\u00e9o Roubaud, la photographe qui a accompagn\u00e9 la vie du po\u00e8te de 1979 \u00e0 sa mort, d'une embolie pulmonaire, en 1983 (Jacques Roubaud a fait para\u00eetre le _Journal_ d'Alix, au Seuil, en 1984).\n\nALIETTE ARMEL. _Votre carri\u00e8re litt\u00e9raire a commenc\u00e9 avec l'Oulipo : vous avez d\u00e9cid\u00e9 d'\u00e9crire en 1961, \u00e0 la suite d'un r\u00eave que vous d\u00e9crivez dans 'le grand incendie de londres'_. _L'Oulipo venait alors d'\u00eatre cr\u00e9\u00e9._\n\nJACQUES ROUBAUD. \u00c7a fait partie des co\u00efncidences, la co\u00efncidence \u00e9tant tr\u00e8s exactement ce qui n'a pas de sens, car si elle se produit elle appara\u00eet comme contingente, et si elle ne se produit pas, elle n'a pas d'existence. En 1961, je ne savais pas que l'Oulipo existait. Les premi\u00e8res ann\u00e9es de l'Oulipo sont des ann\u00e9es clandestines, sans affirmation publique. Par la suite Raymond Queneau a d\u00e9cid\u00e9 que l'Oulipo se manifesterait en tant que groupe litt\u00e9raire et coopterait de nouveaux membres. Quand j'ai rencontr\u00e9 Queneau, j'ignorais l'existence de l'Oulipo. J'avais \u00e9crit mon premier livre de po\u00e9sie en inventant, pour sa composition, des contraintes. J'ai envoy\u00e9 le manuscrit \u00e0 Raymond Queneau parce qu'il s'int\u00e9ressait aux math\u00e9matiques (c'\u00e9tait mon m\u00e9tier, j'en faisais alors beaucoup). Il est intervenu pour que le livre soit publi\u00e9 chez Gallimard et j'ai \u00e9t\u00e9 le premier \u00e0 \u00eatre introduit \u00e0 l'Oulipo, apr\u00e8s les fondateurs, en 1966.\n\n_Le principe de base de l'Oulipo, que vous aviez d\u00e9couvert sans le savoir, c'est la contrainte. Qu'est-ce qu'une contrainte ?_\n\nDans la conception oulipienne, la contrainte est pr\u00e9alable \u00e0 la composition du texte litt\u00e9raire. Elle doit intervenir de la mani\u00e8re la plus vaste possible. \u00c7a peut aller d'une organisation disons macroscopique du texte \u00e0 la d\u00e9termination de presque chaque mot, chaque lettre. Elle ne doit pas \u00eatre ind\u00e9pendante de l'intention du texte. Chacun sait que les textes litt\u00e9raires \u00e9chappent dans une large mesure \u00e0 leur intention. C'est encore plus frappant dans le cadre de l'Oulipo : on ne d\u00e9finit pas seulement une intention ext\u00e9rieure \u00e0 ce qui va \u00eatre dit mais \u00e9galement cette contrainte qui a des effets qu'on ne peut r\u00e9ellement pr\u00e9voir. L'originalit\u00e9 du projet de l'Oulipo se trouve dans cette liaison entre l'intention ext\u00e9rieure et la contrainte. _La Disparition_ de Georges Perec en est un exemple embl\u00e9matique. Ce n'est pas un lipogramme traditionnel. Un des premiers exemples connus de lipogramme est une version de l' _Odyss\u00e9e_ dont on a enlev\u00e9 tous les alpha. Il n'y a pas de liaison visible entre l' _Odyss\u00e9e_ et le lipogramme lui-m\u00eame. En revanche, dans le livre de Perec, la disparition du \u00ab e \u00bb est le moteur de la narration. Elle intervient partout : dans les lettres, dans le choix du vocabulaire, dans la syntaxe et dans la narration elle-m\u00eame.\n\n_Depuis 1961, date \u00e0 laquelle vous avez con\u00e7u le projet de votre entreprise litt\u00e9raire, vous donnez l'impression de n'avoir \u00e9crit qu'un seul livre, m\u00eame s'il prend des formes tr\u00e8s diverses, po\u00e9sie, roman, \u00e9tude litt\u00e9raire..._\n\nLes livres que j'ai publi\u00e9s sont effectivement, d'une certaine mani\u00e8re, des ruines, des morceaux effondr\u00e9s, des approches, des efforts pour reconqu\u00e9rir l'intention de d\u00e9part. Ce projet aurait d\u00fb \u00eatre un tout et il ne l'a pas \u00e9t\u00e9 du fait de mon incapacit\u00e9 \u00e0 le faire.\n\n_Cette incapacit\u00e9 \u00e9tait peut-\u00eatre induite par la contrainte du d\u00e9part._\n\nIl n'y a pas de contrainte \u00e0 proprement parler, il y a une n\u00e9cessit\u00e9, une intention li\u00e9e \u00e0 une sorte d'illumination fallacieuse, bien \u00e9videmment. C'est la manifestation de cette \u00e9vidence, \u00ab je vais faire \u00e7a \u00bb, qui a d\u00e9termin\u00e9 mes efforts pour r\u00e9aliser quelque chose. Mon postulat de d\u00e9part est une affirmation de v\u00e9ridicit\u00e9 : je raconte ce dont je me souviens de la mani\u00e8re la plus v\u00e9ridique possible. Je peux faire des erreurs, c'est impossible autrement. Je ne pr\u00e9tends pas que c'est vrai mais que je raconte l'histoire comme je la sais, v\u00e9ridiquement. Je ne fais pas de v\u00e9rifications. Heureusement, je ne tiens pas de journal. Je ne peux donc \u00eatre tent\u00e9 de confronter ce dont je me souviens avec ma vision des \u00e9v\u00e9nements au moment de leur d\u00e9roulement.\n\n_C'est une sorte de v\u00e9rit\u00e9 int\u00e9rieure._\n\nC'est \u00e7a. C'est une v\u00e9rit\u00e9 transport\u00e9e par le moment pr\u00e9sent de la narration. C'est pourquoi je raconte au pr\u00e9sent de la narration, je ne reviens pas en arri\u00e8re, je n'anticipe pas, je ne pr\u00e9pare pas, de fa\u00e7on \u00e0 ce que \u00e7a reste ainsi, une exp\u00e9rience de m\u00e9moire.\n\n_Pour composer 'le grand incendie de londres' et_ La Boucle _vous avancez donc sans reprendre ce que vous avez \u00e9crit pr\u00e9c\u00e9demment ?_\n\nExactement. Il n'y a pas de retours en arri\u00e8re et l'avance est continue pour ne pas perdre la v\u00e9ridicit\u00e9 de l'\u00e9criture au pr\u00e9sent. \u00c7a ressemble \u00e0 un journal tout en n'\u00e9tant pas un journal. La grande difficult\u00e9, c'est d'arriver \u00e0 progresser sans trop de hiatus.\n\n_Vous \u00e9crivez directement au traitement de texte ?_\n\nJe suis pass\u00e9 d'abord de la main \u00e0 la machine \u00e0 \u00e9crire. Au d\u00e9but, je faisais les choses en deux temps : j'\u00e9crivais d'abord sur mon cahier d'une mani\u00e8re qui, para\u00eet-il, n'est pas tr\u00e8s lisible (quelquefois je n'arrivais pas \u00e0 me relire moi-m\u00eame). Je tapais ensuite \u00e0 la machine. Depuis maintenant quatre ans, j'\u00e9cris directement au traitement de texte. Je ne fais pas de corrections sur les textes pr\u00e9c\u00e9dents. Je fais simplement intervenir le correcteur orthographique.\n\n_Avant de commencer le matin vous relisez ce que vous avez fait la veille ?_\n\nOui, toujours. Je red\u00e9marre dans la continuit\u00e9. Le probl\u00e8me que j'ai commenc\u00e9 \u00e0 rencontrer est celui de la r\u00e9p\u00e9tition, du ressassement : dans la mesure o\u00f9 je n'ai pas de plan, o\u00f9 il ne s'agit pas d'un projet autobiographique au sens ordinaire du terme, je ne me sens pas tenu d'entrer dans les moments vers lesquels je ne suis pas spontan\u00e9ment port\u00e9 en me mettant \u00e0 ma table le matin. Et ce sont toujours les m\u00eames ! Ce sera peut-\u00eatre la raison qui me conduira \u00e0 m'arr\u00eater.\n\n_Ce sont des instants de grande intensit\u00e9 \u00e9motionnelle : \u00e0 un moment, dans_ La Boucle _, vous \u00eates dans une maison, dans un escalier en spirale, et vous n'arrivez pas \u00e0 descendre._\n\nC'est vrai, je suis comme devant un trou. Il y a un vide du souvenir. Ce que je vois c'est une sorte de maelstr\u00f6m, de tourbillon, de difficult\u00e9, il y a une difficult\u00e9 \u00e0 franchir. Je vois bien d'ailleurs d'o\u00f9 elle vient. Mais je ne peux pas le dire.\n\n _Vous allez l'\u00e9crire._\n\nSi j'y arrive. Ce n'est pas s\u00fbr. En fait je tourne autour de quelque chose qui est une vraie difficult\u00e9 \u00e9motionnelle.\n\n_Le rapprochement entre la litt\u00e9rature et les math\u00e9matiques ne faisait-il pas \u00e9galement partie de votre \u00ab illumination de d\u00e9part \u00bb ?_\n\nPour arriver \u00e0 mettre sur pied ce couple projet\/roman, je me suis appuy\u00e9 sur les choses qui m'occupent le plus : d'une part la po\u00e9sie, d'autre part les math\u00e9matiques, deux activit\u00e9s fortement antagonistes. J'ai d\u00e9couvert assez brusquement que je pouvais les mettre ensemble dans la composition (c'est l'apport de l'Oulipo), et dans l'interpr\u00e9tation de ce qui se passe : c'est le travail d'analyse des textes po\u00e9tiques que je m\u00e8ne avec Pierre Lusson depuis d\u00e9j\u00e0 plus d'un quart de si\u00e8cle. Nous avons d\u00e9velopp\u00e9 un d\u00e9but de th\u00e9orie de la notion de rythme dans les textes po\u00e9tiques mais aussi dans la musique. Le travail consiste \u00e0 \u00e9tudier comment c'est fabriqu\u00e9 du point de vue rythmique. L'exemple le plus frappant est une analyse du r\u00e9citatif \u00e0 la fran\u00e7aise dans un op\u00e9ra de Lully et Quinault. Elle permet de d\u00e9finir comment le texte musical s'associe \u00e0 l'\u00e9criture en vers, en quoi les deux choses sont homologues, comment les choix m\u00e9lodiques, les choix de dur\u00e9e sont interpr\u00e9tables \u00e0 partir d'une analyse de la structure du vers et r\u00e9ciproquement. Il s'agit de d\u00e9terminer une sorte de structure musicale du vers.\n\n_Il s'agit donc essentiellement d'un rapport formel. Et le sens dans tout \u00e7a ?_\n\nAborder le sens sans tenir compte de la construction peut \u00eatre tr\u00e8s int\u00e9ressant, mais ce n'est pas sp\u00e9cifique : les raisons de la mise en correspondance de ces vers avec ce type de musique n'apparaissent pas. Il faut chercher ce qui, dans le sens, provient du formel. La plupart des \u00e9tudes de nature s\u00e9mantique tendent \u00e0 oublier \u00e7a. Tr\u00e8s fr\u00e9quemment, le discours tenu sur les textes po\u00e9tiques pourrait \u00eatre identique s'il s'agissait de textes en prose. Le sens est tr\u00e8s difficile \u00e0 \u00e9liminer dans le cas de la po\u00e9sie car elle est faite de langage et le langage v\u00e9hicule du sens, le sens est donc partout : on a volontiers tendance \u00e0 faire comme s'il n'y avait pas cette composante formelle du sens. Nous essayons de saisir ce qui ne peut l'\u00eatre qu'\u00e0 travers une analyse s\u00e9rieuse et un peu complexe du formel. Le sens est souvent v\u00e9hicul\u00e9 par le formel. Chez les troubadours c'est \u00e9galement \u00e9vident du fait du lien tr\u00e8s fort entre po\u00e9sie et musique.\n\n_Quel r\u00f4le jouent les troubadours dans votre vie \u00e0 part le lien avec vos origines ?_\n\nLes troubadours repr\u00e9sentent pour moi une exp\u00e9rience centrale \u00e0 laquelle j'ai trouv\u00e9, par la suite, une justification de type familial. C'est la premi\u00e8re grande tradition po\u00e9tique qui ne d\u00e9pend pas de l'Antiquit\u00e9. C'est le grand exemple, l'apparition d'une conception de la po\u00e9sie qui, d'une certaine fa\u00e7on, est toujours vivante. Elle a rompu avec la difficult\u00e9 rencontr\u00e9e par la po\u00e9sie apr\u00e8s l'\u00e9poque hom\u00e9rique, quand elle s'est heurt\u00e9e \u00e0 l'\u00e9mergence de la pens\u00e9e philosophique qui lui a enlev\u00e9 son statut de ma\u00eetre de v\u00e9rit\u00e9. C'est une chose que la po\u00e9sie antique n'a jamais pu surmonter. Elle a essay\u00e9 d'imiter Hom\u00e8re \u2013 ce qu'a fait Virgile \u2013 ou les philosophes \u2013 c'est le cas de Lucr\u00e8ce. Le statut de la po\u00e9sie de l'Antiquit\u00e9 n'a jamais r\u00e9ussi \u00e0 s'\u00e9tablir clairement. Les troubadours ont invent\u00e9 une id\u00e9e de la po\u00e9sie tr\u00e8s fortement li\u00e9e \u00e0 l'amour \u2013 qui chez eux n'est pas uniquement une conception relationnelle interpersonnelle \u2013 et \u00e0 l'amour de la langue. Dante l'appelle \u00ab la gloire de la langue \u00bb. Ils r\u00e9alisent l'unit\u00e9 profonde de l'amour, du chant, de la po\u00e9sie. L'intensit\u00e9 de leur inventivit\u00e9 formelle, rythmique en particulier, est fascinante. Avec G\u00e9rard Le Vot, sp\u00e9cialiste de la musique m\u00e9di\u00e9vale, nous avons \u00e9tudi\u00e9 le lien entre cette forme po\u00e9tique \u00e9clair\u00e9e par l'id\u00e9e de l'amour, le texte po\u00e9tique et le texte musical. C'est \u00e0 la fois savant et presque transparent : un fonctionnement fascinant.\n\n_Vous avez aussi travaill\u00e9 sur la po\u00e9sie japonaise. Vous savez le japonais ?_\n\nNon, je me suis int\u00e9ress\u00e9 \u00e0 la po\u00e9sie japonaise ancienne qui repr\u00e9sente un vocabulaire extraordinairement limit\u00e9, d'\u00e0 peine 400 mots. J'ai travaill\u00e9 avec des traductions. Et ici, \u00e0 l'\u00c9cole des langues orientales, des coll\u00e8gues m'ont donn\u00e9 des conseils.\n\n_Vous avez aussi \u00e9tudi\u00e9 le jeu de go ?_\n\nL'organisation de mon premier livre de po\u00e8mes, d\u00e9marche quasi oulipienne con\u00e7ue ant\u00e9rieurement \u00e0 mon entr\u00e9e \u00e0 l'Oulipo, reposait sur une figuration de l'organisation du jeu de go. C'\u00e9tait un hommage \u00e0 Lewis Carroll, puisqu' _Alice au pays des merveilles_ est construit autour d'une partie d'\u00e9checs. Claude Chevalley, math\u00e9maticien que nous admirions beaucoup, avait appris le go au Japon. Et avait du mal \u00e0 trouver des joueurs en France et par d\u00e9f\u00e9rence pour lui, nous avons cherch\u00e9 \u00e0 introduire le go en France. Georges Perec, Pierre Lusson et moi-m\u00eame avons donc publi\u00e9 un petit trait\u00e9 de go. J'ai construit mon livre de po\u00e8mes \u00e0 peu pr\u00e8s en m\u00eame temps.\n\n_Le Japon vous influence aussi de mani\u00e8re plus large : vous avez utilis\u00e9 \u00e0 plusieurs reprises les dix styles d\u00e9couverts chez le po\u00e8te Kamo no Chomei._\n\nCette po\u00e9sie me fascine du fait de son extraordinaire vari\u00e9t\u00e9. Ces po\u00e8mes, extr\u00eamement courts, \u00e9crits avec tr\u00e8s peu de mots, arrivent \u00e0 une intensit\u00e9 po\u00e9tique tr\u00e8s forte avec des moyens minimalistes. Ils sont associ\u00e9s \u00e0 une esth\u00e9tique assez diff\u00e9rente de celle qui nous vient des Grecs. Son expression la plus d\u00e9velopp\u00e9e se trouve dans un trait\u00e9 traduit, publi\u00e9 et comment\u00e9 par Monsieur Sieffert, le professeur de japonais des Langues orientales \u00e0 l'\u00e9poque o\u00f9 nous nous int\u00e9ressions de pr\u00e8s \u00e0 tout \u00e7a et qui nous a beaucoup aid\u00e9s. C'est le _Trait\u00e9 du No_ de Z\u00e9ani, trait\u00e9 d'esth\u00e9tique absolument splendide. \u00c0 mon avis, il vaut largement _La Po\u00e9tique_ d'Aristote dans la mesure, bien s\u00fbr, o\u00f9 on peut en extraire des choses ne d\u00e9pendant pas compl\u00e8tement du contexte culturel. Les dix styles de Kamo no Chomei m'ont \u00e9galement frapp\u00e9 : ils repr\u00e9sentent un moyen pr\u00e9cieux de faire de la s\u00e9mantique po\u00e9tique.\n\n _Le Japon influence aussi certains aspects de votre vie. Dans un texte de votre_ Autobiographie chapitre X _, repris dans 'le grand incendie de londres', vous \u00e9voquez une esth\u00e9tique de vie tr\u00e8s proche de la tradition japonaise._\n\nCette esth\u00e9tique appartient aussi \u00e0 la tradition monacale occidentale, en particulier celle des ermites celtes. On la retrouve ensuite chez saint Fran\u00e7ois d'Assise, chez Joachim de Fiore. Il s'agit d'un mysticisme non violent.\n\n_Chez vous il s'agit d'un mysticisme sans transcendance, car vous n'avez pas vraiment de croyance ?_\n\nJe n'ai pas non plus de non-croyance. Je suis typiquement agnostique, un peu sceptique.\n\n_Votre mysticisme ne se r\u00e9f\u00e8re donc pas \u00e0 un au-del\u00e0._\n\nSinon dans le fait que nous avons en nous, en tant qu'\u00eatre humain, un certain au-del\u00e0 qui est un avant-del\u00e0. Nous avons le langage. La langue dans la th\u00e9orie de la m\u00e9moire platonicienne, l'anamn\u00e8se, renvoie \u00e0 ce qu'a v\u00e9cu l'\u00e2me ant\u00e9rieurement \u00e0 sa naissance, \u00e0 ce qu'elle a oubli\u00e9 ou qu'elle ne sait pas qu'elle sait. \u00c7a nous vient avec la langue, et la langue nous vient d'avant notre naissance, m\u00eame si on ne peut pas r\u00eaver de la langue ant\u00e9rieurement \u00e0 notre naissance. Elle est l\u00e0. Je ne sais pas s'il faut appeler \u00e7a transcendance, mais \u00e7a d\u00e9passe largement l'individualit\u00e9 de chacun. Raymond Queneau \u2013 qui est dans une large mesure mon ma\u00eetre en litt\u00e9rature \u2013 refusait de chercher des explications. Il mettait en \u00e9vidence la fa\u00e7on dont \u00e7a se passe. Il avait la position du fabricant et en m\u00eame temps, comme on l'a d\u00e9couvert avec son journal, il croyait tr\u00e8s nettement \u00e0 une transcendance. Ce n'est donc pas totalement incompatible. Moi je ne tranche pas.\n\n_L'\u00e9tablissement de ce lien avec l'anamn\u00e8se platonicienne, la recherche des connaissances que le langage et la m\u00e9moire peuvent nous apporter ne sont-ils pas votre objectif essentiel dans_ La Boucle _, plus encore peut-\u00eatre que dans_ 'le grand incendie de londres' _?_\n\nBien s\u00fbr, c'est cette partie du projet qui est mise en \u0153uvre dans cette branche. C'est un effort pour reconqu\u00e9rir des \u00e9l\u00e9ments de m\u00e9moire ancienne sous forme d'images. La m\u00e9moire n'est pas que l'image, elle la d\u00e9passe tr\u00e8s largement, mais ce sont les images qui ressortent de la soupe inconnaissable de la m\u00e9moire. Ce qui pr\u00e9c\u00e8de l'apparition des images et qui constitue le fond essentiel de la m\u00e9moire est plut\u00f4t de nature rythmique. Il n'est probablement pas li\u00e9 au sens de la vue. Dans un texte tout \u00e0 fait \u00e9tonnant, _Kotik Letaev,_ le romancier russe Andre\u00ef Bi\u00e9ly, auteur du tr\u00e8s connu _Saint-P\u00e9tersbourg,_ essaie de retrouver ses souvenirs presque pr\u00e9nataux. Ant\u00e9rieurement aux images, il d\u00e9crit cette esp\u00e8ce de rythme du monde qui le p\u00e9n\u00e8tre. Il ne voit rien, ne sait rien mais le monde est entr\u00e9 en lui sous forme d'un rythme. C'est une vision tr\u00e8s forte de tout ce qui est l\u00e0 et dont nos souvenirs sont de simples fragments.\n\n_En d\u00e9veloppant ces facult\u00e9s d'une autre mani\u00e8re on pourrait avoir acc\u00e8s \u00e0 des aspects du monde qu'on ne conna\u00eet pas encore, qui nous entra\u00eeneraient en de\u00e7\u00e0 et peut-\u00eatre au-del\u00e0 ?_\n\nVoil\u00e0, c'est une tentative.\n\n_Au XXe si\u00e8cle, il y a un autre moyen d'avoir acc\u00e8s \u00e0 la m\u00e9moire : c'est la photographie. Vous en parlez \u00e0 partir des photographies d'Alix Cl\u00e9o Roubaud. En avez-vous aussi de votre famille ?_\n\nOui, j'en d\u00e9cris une ou deux dans _La Boucle._ Elles sont un peu disparates \u00e0 cause de destructions, de disparitions. Elles me mettent face \u00e0 un sentiment tr\u00e8s profond d'oubli. Si on est sur la photographie, elle ne correspond \u00e9videmment pas \u00e0 ce qu'on a vu, \u00e0 moins d'avoir \u00e9t\u00e9 photographi\u00e9 dans un miroir, et encore ! Il y a d'autre part une distance \u00e9tonnante entre ces images-l\u00e0 et celles qu'on a conserv\u00e9es des m\u00eames moments et des m\u00eames lieux. C'est toute la distance entre l'ext\u00e9rieur et l'int\u00e9rieur. L'image int\u00e9rieure est consid\u00e9rablement recompos\u00e9e \u2013 je ne dis pas d\u00e9form\u00e9e \u2013 par rapport \u00e0 l'image ext\u00e9rieure : elle a une autre g\u00e9om\u00e9trie. Ces photographies, qui n'ont pas une valeur \u00e9motionnelle particuli\u00e8re, qui sont l\u00e0 par hasard, sont de type purement op\u00e9ratoire : elles sont immobiles, ne mettent pas au travail l'image int\u00e9rieure. Les photographies qui ont de la valeur sont con\u00e7ues de fa\u00e7on \u00e0 susciter la mise en mouvement des images int\u00e9rieures. Pour moi, les photographies d'Alix manifestent un regard tenant compte de l'invisible et de l'immontrable li\u00e9s \u00e0 l'existence r\u00e9elle des images. Dans la photographie ordinaire, on n'a pas ce m\u00e9lange d'\u00e9motionnel tr\u00e8s fort, de total r\u00e9volu et de pr\u00e9sence. Alix dans ses propos sur la photographie \u00e9voquait \u00ab l'invisible de l'oubli derri\u00e8re la survie de hasard \u00bb.\n\n_Toutes ces questions ne sont-elles pas li\u00e9es au probl\u00e8me du temps que vous posez en permanence ? Au d\u00e9but des ann\u00e9es 60 vous \u00e9crivez : \u00ab en ce temps-l\u00e0 je n'avais pas aboli l'imm\u00e9diat \u00bb. Vous aspiriez alors \u00e0 supprimer le pr\u00e9sent. La continuit\u00e9 vous \u00e9chappait, \u00e0 cause du pr\u00e9sent._\n\nJ'\u00e9tais alors dans une sorte de trinit\u00e9 augustinienne : \u00ab pr\u00e9sent du pass\u00e9, pr\u00e9sent du pr\u00e9sent, pr\u00e9sent du futur \u00bb.\n\n_Dans_ 'le grand incendie _' vous \u00e9crivez : \u00ab Tout pr\u00e9sent parle apr\u00e8s coup, avec \u00e9vidence, avec une assurance terrible. Un pr\u00e9sent qui parle est un temps violent. \u00bb Mais il s'agit alors d'un pr\u00e9sent pass\u00e9._\n\nOn ne peut d\u00e9finir le pr\u00e9sent que comme un futur du pass\u00e9. C'est l'id\u00e9e, d\u00e9j\u00e0 implicite chez Husserl, du futur ant\u00e9rieur. Sa description ph\u00e9nom\u00e9nologique met en \u00e9vidence que le pr\u00e9sent ne peut se d\u00e9finir qu'au futur ant\u00e9rieur : il est ce qui aura \u00e9t\u00e9 pass\u00e9. C'est l'h\u00e9t\u00e9rog\u00e9n\u00e9it\u00e9 du pass\u00e9 et de l'avenir, de l'\u00e9motion qui ne se retrouvera peut-\u00eatre pas et qu'on regarde toujours dans le m\u00eame sens, vers l'avant. Les Indiens ont une belle formule pour dire \u00e7a : \u00ab nous sommes sur la route qui recule vers le futur \u00bb. C'est cette id\u00e9e que je cherche \u00e0 saisir, \u00e0 partir de r\u00e9flexions commen\u00e7ant chez Aristote sur l'impossibilit\u00e9 de dire ce qu'est l'instant. Toutes les apories de l'instant.\n\n_Donc le pr\u00e9sent n'existe pas ?_\n\nSi, il existe, mais on ne peut pas le saisir. On sait apr\u00e8s coup qu'il existe.\n\n_Votre \u00e9criture \u2013 dans_ 'le grand incendie de londres' _et_ La Boucle _\u2013 se divise en plusieurs branches._\n\nL'\u00e9criture au pr\u00e9sent, comme d'ailleurs tout \u00e9v\u00e9nement, rencontre \u00e0 chaque moment des possibilit\u00e9s de prolongement qui ne sont pas forc\u00e9ment uniques. Selon la th\u00e9orie des mondes possibles, quand on s'engage dans une voie on pourrait aussi bien s'engager dans une autre. Pour raconter, on est oblig\u00e9 de choisir. Aux origines de la narration, les contes cherchaient \u00e0 ne pas perdre les chemins qu'on n'a pas pris. Ils mat\u00e9rialisaient ce d\u00e9sir par la digression, la parenth\u00e8se, par le chemin d\u00e9tourn\u00e9 ou l'appel \u00e0 une m\u00e9morisation parfaite de la part de l'auditeur. Les enfants auxquels on raconte une histoire ont un pouvoir de m\u00e9morisation d'une intensit\u00e9 extraordinaire, qui se perd au cours de la scolarit\u00e9. C'est \u00e0 cette m\u00e9moire que font appel les contes de l'\u00e9poque m\u00e9di\u00e9vale. Le _Lancelot en prose_ est en quelque sorte mon mod\u00e8le. Le sens de certaines paroles peut n'appara\u00eetre que 600 pages plus loin !\n\n_Il s'agirait de la qu\u00eate d'un Graal de la m\u00e9moire ?_\n\nPersonne ne peut dire ce qu'est le Graal, ses \u00ab muances \u00bb sont trop multiples. Il est changeant dans son apparence et la perception qu'on en a d\u00e9pend de ce qu'on est soi-m\u00eame et de son \u00e9tat de perfection. On ne peut lui assigner une forme fixe.\n\n_Vous r\u00e9solvez le probl\u00e8me pos\u00e9 par les carrefours de la narration en rejetant les autres possibilit\u00e9s dans une autre partie du r\u00e9cit ?_\n\nDans l'\u00e9tat actuel du livre, les choses ne peuvent en effet s'\u00e9crire qu'\u00e0 la suite. Des possibilit\u00e9s nouvelles vont sans doute appara\u00eetre : on aura des textes sur \u00e9cran dans lesquels on pourra se d\u00e9placer de mani\u00e8re tout \u00e0 fait diff\u00e9rente. J'y aurai certainement recours si je continue. La solution que j'ai adopt\u00e9e me semblait le moyen le plus simple pour permettre la pr\u00e9sence de ces bifurcations et de ces incises \u00e0 l'int\u00e9rieur d'une narration lin\u00e9aire.\n\n_Et l'index ?_\n\nJ'avais ponctu\u00e9 la version tap\u00e9e sur mon Macintosh de signes num\u00e9riques. Mon \u00e9diteur, Denis Roche, a pens\u00e9 que cette ponctuation n'\u00e9tait pas d'une utilit\u00e9 foudroyante. Je l'ai donc gomm\u00e9e. Mais elle correspondait \u00e0 l'\u00e9tablissement de liens entre des morceaux du texte \u2013 en particulier pour les incises et les bifurcations. Je l'ai donc remplac\u00e9e par la table et l'index, sorte de r\u00e9sum\u00e9, de version tr\u00e8s courte du livre.\n\n_Vous bousculez aussi souvent les traditions typographiques : par exemple vous mettez parfois un blanc avant les parenth\u00e8ses._\n\nJ'aime bien s\u00e9parer les parenth\u00e8ses, les isoler. J'ai en effet des probl\u00e8mes typographiques terribles avec les \u00e9diteurs. Certains d'entre eux respectent mes d\u00e9cisions typographiques. D'autres sont absolument furieux et les suppriment. Leur intervention normalisante rend parfois les choses un peu incoh\u00e9rentes. J'ai eu des remarques de lecteurs tr\u00e8s acerbes \u00e0 propos de _La Boucle :_ j'avais besoin de distinguer du reste du texte des types de fragments ne correspondant pas \u00e0 la m\u00eame vitesse de lecture. Certains lecteurs sont, para\u00eet-il, g\u00ean\u00e9s par ces variations typographiques. Il s'agit essentiellement, je crois, de lecteurs professionnels, dont les conceptions sont tr\u00e8s rigides. La tradition sur laquelle ils s'appuient est en fait tr\u00e8s r\u00e9cente.\n\n_En m\u00eame temps que cette exploration des \u00e9l\u00e9ments de m\u00e9moire dans_ 'le grand incendie de londres' _et_ La Boucle _, vous construisez une s\u00e9rie de romans tr\u00e8s humoristiques qui mettent en sc\u00e8ne le personnage d'Hortense. Comment peut-on mener de front deux entreprises aussi diff\u00e9rentes ?_\n\nLa s\u00e9rie, en cours, des \u00ab Hortense \u00bb est une exp\u00e9rience ironique. C'est un travail oulipien : il appartient \u00e0 mes obligations en tant que po\u00e8te de d\u00e9stabiliser le roman. C'est une lutte contre le roman. On peut l'attaquer par le roman policier et en montrant ce que les gens font sans le dire. L'autre travail est assez lourd \u00e9motionnellement : les \u00ab Hortense \u00bb sont une d\u00e9tente.\n\n_Vous y appliquez quand m\u00eame une contrainte ?_\n\nBeaucoup de contraintes dont j'ai enlev\u00e9 l'\u00e9chafaudage et donc qui ne se voient pas. C'est tr\u00e8s contraint, du b\u00e9ton pr\u00e9-contraint. Il y a en particulier plusieurs sextines.\n\n_La sextine est un po\u00e8me en six strophes. Si on en \u00e9crivait une septi\u00e8me, vu la structure, on retomberait sur la premi\u00e8re ?_\n\nMais on ne le fait pas !\n\n_D'o\u00f9 vient ce pays o\u00f9 part Hortense, la Pold\u00e9vie ?_\n\nIl y a deux royaumes, la Pold\u00e9vie et la Poldadamie, tr\u00e8s fortement interp\u00e9n\u00e9tr\u00e9s par la g\u00e9ographie : chaque point du territoire appartient \u00e0 la fois \u00e0 l'un et \u00e0 l'autre.\n\n_C'est une sorte de figure avant la lettre de la Yougoslavie ?_\n\nC'est une terrible anticipation de la Yougoslavie. Je pensais en fait \u00e0 un roman tr\u00e8s connu de la litt\u00e9rature pour adolescents anglo-saxonne inspir\u00e9 par la question des Balkans au d\u00e9but du si\u00e8cle, avec ses bizarreries qu'on retrouve aujourd'hui sous une forme encore plus tragique. Ce roman a \u00e9t\u00e9 traduit en fran\u00e7ais sous le titre _Service de la reine._ Il se passe dans un pays imaginaire, la Ruritanie.\n\n _Le hasard joue un grand r\u00f4le dans les Hortense. Pour vous, a-t-il un sens ?_\n\nIl est l\u00e0, tout le temps, partout, il intervient en permanence, il a une existence, mais il manque s\u00e9rieusement d'int\u00e9r\u00eat. La nature de cette existence est difficile \u00e0 pr\u00e9ciser. Il pose un probl\u00e8me dans une th\u00e9orie du monde de nature causale (car dans ce cas, tout est d\u00e9cid\u00e9, il n'y a alors pas de hasard). Autrement il perd un petit peu de son charme et de son \u00e9clat. Dans le cadre des romans o\u00f9 le personnage principal est Hortense, il s'agit pr\u00e9cis\u00e9ment d'une mise en narration de ce moteur essentiel du roman qu'est la causalit\u00e9. Le roman traditionnel travaille enti\u00e8rement sur la causalit\u00e9, il n'y a pas de hasard, tout est d\u00e9cid\u00e9 d'avance par l'auteur. Il se produit donc forc\u00e9ment des choses extraordinaires. C'est ce que j'ai mis en \u0153uvre dans ces romans o\u00f9 je nie totalement le hasard.\n\n_Mais dans votre vie vous admettez le hasard ?_\n\nBien s\u00fbr, il est l\u00e0 partout. Par contre, je ne lui accorde pas de valeur esth\u00e9tique. La position oulipienne est, sur ce point, fortement oppos\u00e9e \u00e0 celle du surr\u00e9alisme.\n\n_Les nombres interviennent aussi beaucoup dans ces livres._\n\nCes nombres appartiennent \u00e0 une famille. L'Oulipo travaille beaucoup par familles. C'est une famille d'abord, en un sens. Les math\u00e9maticiens, eux, ont une famille, celle des nombres premiers, partag\u00e9e, aim\u00e9e et ador\u00e9e par tous les arithm\u00e9ticiens. Pour les oulipiens, il existe une famille particuli\u00e8re que nous appelons les nombres de Queneau. Il a extrait cette famille de nombres de l'id\u00e9e de la sextine qui date du XIIe si\u00e8cle. La propri\u00e9t\u00e9 conduisant \u00e0 la construction de la sextine est une certaine mani\u00e8re de faire tourner, de strophe en strophe, les mots-rimes significatifs de la premi\u00e8re strophe, de fa\u00e7on \u00e0 retomber sur ses pas au bout de six pas. Il y a 6 mots, 6 strophes, 6 pas. Cette mani\u00e8re de tourner peut se d\u00e9finir pour d'autres nombres que 6 : c'est un entrecroisement des mots. Mais, pour certains nombres, on retombe sur ses pas trop t\u00f4t. Les nombres avec lesquels on peut faire la m\u00eame chose que la sextine sont les nombres de Queneau : 5, 6, 9, 11, 14, 18, 23, 26, 29, 30, 35, 39, 41, 43, 50, 51, 53....\n\n_La s\u00e9rie des_ Hortense _est situ\u00e9e dans le quartier du Marais o\u00f9 vous avez habit\u00e9 pendant des ann\u00e9es. Vos livres sont ainsi rythm\u00e9s par les lieux, o\u00f9 vous avez v\u00e9cu. On a l'impression d'une errance \u00e0 l'int\u00e9rieur d'un cercle. Votre famille s'est ainsi d\u00e9plac\u00e9e entre Toulon, Carcassonne, Paris, avec le point d'ancrage de Saint-F\u00e9lix, pr\u00e8s de Carcassonne. \u00c0 Paris vous avez habit\u00e9 \u2013 apr\u00e8s les appartements familiaux \u2013 rue d'Amsterdam, rue de la Harpe, rue des Francs-Bourgeois et vous_ _\u00eates revenu maintenant rue d'Amsterdam. Cet ancrage g\u00e9ographique a-t-il un sens pour vous ?_\n\nC'est effectivement une fa\u00e7on d'\u00eatre particuli\u00e8re. J'en ai trouv\u00e9 une justification qui m'a beaucoup plu dans la th\u00e9orie des Arts de la m\u00e9moire. L'\u00e9l\u00e9ment fixe \u00e0 partir duquel on peut ordonner sa m\u00e9moire, la retrouver et lui redonner sa lumi\u00e8re, ce sont des lieux, stables, tr\u00e8s fortement li\u00e9s \u00e0 vous et \u00e9motionnellement importants. Quand on veut se souvenir de quelque chose, se mettre en m\u00e9moire, l' _Odyss\u00e9e,_ ou un discours, il est conseill\u00e9 de choisir d'abord les lieux o\u00f9 on vit, une s\u00e9rie de lieux qu'on connait, bien distincts, bien ordonn\u00e9s. On associe alors \u00e0 ces lieux les images dont on va se souvenir. Le choix de lieux fixes bien connus est essentiel dans la pratique de l'art de la m\u00e9moire en tant qu'exercice conscient, ordonn\u00e9, r\u00e9fl\u00e9chi, qui organise le monde int\u00e9rieur \u00e0 la fois sur le plan du souvenir et de la pens\u00e9e : cet art a \u00e9t\u00e9 d\u00e9velopp\u00e9 dans des civilisations o\u00f9 l'\u00e9crit ne jouait pas encore un r\u00f4le d\u00e9cisif, o\u00f9 on n'avait pas acc\u00e8s aux livres facilement, et o\u00f9 il fallait donc avoir sa biblioth\u00e8que dans sa t\u00eate. Je pratiquais \u00e7a de mani\u00e8re spontan\u00e9e et j'ai \u00e9t\u00e9 content de d\u00e9couvrir qu'\u00e0 un moment de la civilisation, c'\u00e9tait une chose tr\u00e8s naturelle.\n\n'Le grand incendie' _, c'\u00e9tait la rue des Francs-Bourgeois,_ La Boucle _, c'est le retour \u00e0 la rue d'Amsterdam. Et maintenant, vous allez d\u00e9m\u00e9nager ?_\n\nCe n'est pas impossible.\n\n_Pour aller vers o\u00f9 ?_\n\nJe ne suis pas vraiment d\u00e9cid\u00e9 et je ne veux pas anticiper. Pas \u00e0 Paris en tout cas ni \u00e0 Londres.\n\n# Jacques Roubaud en boucle \nPar Jean-Marie Gleize\n\n* * *\n\n# Artpress, no 180, mai 1993\n\n _C'est un peu comme \u00e0 Guignol en plus compliqu\u00e9 : le po\u00e8te voyant, le po\u00e8te voyou, le po\u00e8te suicid\u00e9, le po\u00e8te homosexuel, le po\u00e8te professeur d'anglais, le po\u00e8te ambassadeur, le po\u00e8te acad\u00e9micien, le po\u00e8te catholique, le po\u00e8te communiste, etc. Jacques Roubaud, c'est un signe, est en passe de recevoir son uniforme : le po\u00e8te math\u00e9maticien. On n'y peut pas grand-chose. En attendant, il faut le lire. Il est de ceux qui font le nouveau avec l'h\u00e9ritage, qui cultivent la m\u00e9moire de la po\u00e9sie qui est m\u00e9moire de la langue. De_ Signe d'appartenance _en 1967 \u00e0_ La Pluralit\u00e9 des mondes _de Lewis en 1991, s'est d\u00e9velopp\u00e9 un travail de po\u00e9sie absolument irr\u00e9ductible \u00e0 ce qui le contraint et l'engendre. L'inventeur de r\u00e8gles, disciple des troubadours et membres de l'Oulipo, po\u00e9ticien et po\u00e8te formel (ce serait pour lui un pl\u00e9onasme) est le contraire d'un formaliste. Aucun f\u00e9tichisme d'\u00e9cole. Ni ludisme d'atelier._\n\n _Le grand projet de prose \u00e0 quoi Jacques Roubaud travaille aujourd'hui et en particulier son dernier ouvrage,_ La Boucle _, en fournit les preuves._\n\nS'agissant de ce livre, il y a des choses, je le sais, que je _devrais_ dire : d'abord, tout comme un autre, je suis sensible \u00e0 l'humour, et Jacques Roubaud est tr\u00e8s dr\u00f4le (je ne dis pas \u00ab comique \u00bb) ! Et puis il y a l'\u00e9motion, et la derni\u00e8re page de ce livre est r\u00e9ellement \u00e9mouvante : le po\u00e8te fils \u00e9crit _pour_ , ou _\u00e0_ sa m\u00e8re, il vient aupr\u00e8s d'elle pour lui offrir sa lecture au-del\u00e0 de toute raison, de \u00ab toute n\u00e9cessit\u00e9 de justification \u00bb, pour l'entendre. Et puis il y a l'\u00e9paisseur et la transparence des choses, de culture et de nature, et le trouble de leur intrication, la \u00ab fleur inverse \u00bb et le figuier, les p\u00e9niches et les nuages, la po\u00e9sie du r\u00e9el, \u00ab objective \u00bb. Et puis (beaucoup s'y plairont), le r\u00e9cit d'enfance (Occupation, Lib\u00e9ration), les noms propres, l'autobiographie ou plut\u00f4t sa pulv\u00e9risation. Et puis, il y a ce qui me toucherait moi, lecteur singulier, et que j'aimerais partager : cette fa\u00e7on qu'a Roubaud de faire comprendre, toucher, que le monde est inexplicable, incompr\u00e9hensible, hors d'atteinte, et cette fa\u00e7on d'\u00eatre pr\u00e9sent au _pr\u00e9sent,_ ce qui revient au m\u00eame. Mais je n'ai pas le temps. J'ai d\u00e9j\u00e0 \u00e9puis\u00e9 trop de signes. L'occasion m'est donn\u00e9e de rappeler ici qu'il y a quelque chose en France aujourd'hui de l'ordre de la po\u00e9sie, et que \u00e7a peut se pr\u00e9senter sous cette forme (par exemple). Je sais qu'il y a urgence parce que m\u00eame les revues d'art et les journaux intellectuels font comme si la po\u00e9sie \u00e9tait une activit\u00e9 anachronique et sans objet, seulement et profond\u00e9ment m\u00e9prisable. Alors, retour amont, \u00e0 ce qui conditionne notre plaisir. Les fruits seront pour une autre fois.\n\n## Une chevelure de r\u00e9cits\n\nD'abord un r\u00eave (1961), \u00ab qui fut la cause lointaine de toute cette \u00e9criture \u00bb. Et l'\u00e9criture, ou l'\u00ab entreprise \u00bb, ou la \u00ab tentative \u00bb, vingt ans plus tard, en 1980. Avec le r\u00eave (r\u00eave d'un titre et d'un roman, _Le Grand Incendie de Londres_ ), un \u00ab Projet \u00bb, triplement un : romanesque, math\u00e9matique, po\u00e9tique. Soit le r\u00eave et le projet d'un r\u00e9cit, qui aurait pu \u00eatre le r\u00e9cit d'un projet, du Projet. Tout ceci \u00e0 la fois tr\u00e8s clair, simple, et tr\u00e8s obscur, \u00ab enchev\u00eatr\u00e9 \u00bb, quelque chose comme un \u00ab foyer sombre \u00bb. Une partie du travail de Roubaud, de ce que nous lisons, consistera donc \u00e0 \u00e9lucider cette \u00e9nigme, ou cette \u00e9vidence : pourquoi cela, comment cela, \u00e0 partir de quoi ? Que le lecteur se rassure, cette \u00e9lucidation n'est pas r\u00e9sumable, et je ne peux que renvoyer au tressage des hypoth\u00e8ses ou assertions qui font du texte un \u00ab pro\u00e8me \u00bb (c'est le mot d'ancienne rh\u00e9torique malicieusement vol\u00e9 par Jacques Roubaud \u00e0 un po\u00e8te contemporain qu'il n'aime pas beaucoup), et pas seulement de telle partie du texte, mais de sa totalit\u00e9, comme si, quels que puissent \u00eatre en chemin les divers objets du r\u00e9cit, de la m\u00e9ditation, de la contemplation, de la rem\u00e9moration, il \u00e9tait toujours n\u00e9cessairement question, en direct ou en all\u00e9gorie, en interrogation ou en allusion, de l'\u00e9criture elle-m\u00eame, du fait d'\u00e9crire, de ses causes, de ses circonstances, de ses formes. Car l'\u00e9criture est chose formelle. Et la question d'\u00e9crire a trait \u00e0 cette formalit\u00e9. Et le po\u00e8me lui-m\u00eame, si incertain qu'il soit en son proc\u00e8s, en son aventure (tous les matins recommenc\u00e9), n\u00e9cessite une forme, qui le pr\u00e9c\u00e8de et qu'il produit (selon une temporalit\u00e9 paradoxale) : c'est le dispositif. Il suffit de le d\u00e9crire aussi platement que possible : _'le grand incendie de londres'_ (1989) se compose de 196 \u00ab moments \u00bb de prose num\u00e9rot\u00e9s r\u00e9partis en deux grandes masses : six chapitres d'un \u00ab R\u00e9cit \u00bb, suivis d'\u00ab Insertions \u00bb qui se r\u00e9partissent en deux blocs : tout d'abord les \u00ab Incises \u00bb (une par chapitre), puis les \u00ab Bifurcations \u00bb (I \u00e0 V). _La Boucle_ (1993), identiquement, se compose de six chapitres \u00ab R\u00e9cit \u00bb, six \u00ab Insertions \u00bb \u2013 incises, et six \u00ab Insertions \u00bb \u2013 bifurcations (A \u00e0 F). Le \u00ab programme \u00bb de l'auteur comporte en outre l'id\u00e9e que l'ensemble (ou livre, ou totalit\u00e9 \u00ab num\u00e9riquement contr\u00f4l\u00e9e \u00bb) devrait se composer de six \u00ab Branches \u00bb (mot emprunt\u00e9 \u00e0 la tradition m\u00e9di\u00e9vale des cycles), toutes dispos\u00e9es selon le m\u00eame principe r\u00e9cit\/insertions (incises\/bifurcations), dans le m\u00eame ordre, ordonnant un m\u00eame nombre de \u00ab moments \u00bb de prose, le tout compl\u00e9t\u00e9 par un ensemble d'\u00ab Entre-deux-branches \u00bb dont la th\u00e9orie et l'esquisse sont ins\u00e9r\u00e9es dans _La Boucle_. Comme on voit, de m\u00eame que les _pourquoi_ du projet sont tout \u00e0 la fois clairs et obscures, \u00e9vidents et \u00e9nigmatiques, le _comment_ du dispositif est on ne peut plus simple et complexe, continu et discontinu, lin\u00e9aire et tabulaire, \u00ab capillaire \u00bb. \u00ab Inlassablement, dans la pens\u00e9e de la m\u00e9moire, je m'abandonne \u00e0 de nouveaux commencements, retournant, par des chemins de traverse ( _incises et bifurcations_ ) eux-m\u00eames multipli\u00e9s en un r\u00e9seau capillaire, en une chevelure de r\u00e9cits, \u00e0 mon but originel _._ \u00bb Il faudrait ajouter prosa\u00efque et po\u00e9tique, indissolublement, c'est-\u00e0-dire ouvertement \u00ab prose \u00bb, mais prose travaill\u00e9e comme de la po\u00e9sie, trou\u00e9e (ou tram\u00e9e) d'images, de r\u00eaves \u00e0 fonction all\u00e9gorique, conform\u00e9ment au mod\u00e8le m\u00e9di\u00e9val des \u00ab enfances de la prose \u00bb des romans en prose du Graal.\n\n## Une activit\u00e9 formelle distincte\n\nIl est difficile de regarder les \u00ab tables \u00bb du _'grand incendie de londres'_ et de _La Boucle_ sans se rappeler que tous les nombres ne sont pas pour Roubaud \u00ab remarquables \u00bb, et que certains le sont davantage que d'autres, par exemple le 12 (\u00e0 cause de l'alexandrin) ou le 6 (\u00e0 cause de la sextine). Nous sommes bien, avec ces deux livres, sous le signe du Six. On touche ici un des points sensibles. Il y a des po\u00e8tes en France pour qui la prose n'existe pas, pour qui elle est strictement impossible, ou interdite. \u00c0 l'inverse il y en a pour qui c'est le vers qui n'est pas ou plus \u00ab praticable \u00bb, et qui cherchent une prose, ou dans la prose. Il y en a (enfin ?) qui r\u00e9cusent ce vieux partage et qui travaillent formellement de la langue en ni vers \u2013 ni prose, en solutions \u00ab autres \u00bb \u2013 si cela peut \u00eatre. La position de Roubaud, sur ce point, est (assez) claire : il est de ceux qui maintiennent une coupure, et identifient la po\u00e9sie au vers (quitte \u00e0 continuer d'inventer ; de d\u00e9duire, de trouver, conform\u00e9ment \u00e0 la tradition ininterrompue des troubadours, de nouveaux vers ou de nouvelles d\u00e9finitions de la forme). Il maintient la po\u00e9sie comme activit\u00e9 formelle distincte.\n\nCe qui, je crois, devrait passionner les lecteurs du Projet, \u00e0 travers ses traces laiss\u00e9es dans _'le grand incendie'_ et dans _La Boucle,_ c'est que s'y accomplit une extension \u00ab formelle \u00bb de la notion (roubaldienne) de po\u00e9sie. \u00ab Il y a prose et prose \u00bb, disait r\u00e9cemment le sous-titre d'un livre auquel avaient particip\u00e9 les \u00ab po\u00e8tes \u00bb Jacques Roubaud, Michel Deguy et Denis Roche. Pr\u00e9cis\u00e9ment, une des fa\u00e7ons de \u00ab traiter \u00bb la prose, est de l'inclure dans un projet-po\u00e9sie, de la faire fonctionner comme \u00e9l\u00e9ment d'un syst\u00e8me po\u00e9tiquement \u00bb (c'est-\u00e0-dire formellement, voire num\u00e9riquement comme c'est le cas ici), fond\u00e9 et d\u00e9fini. La prose du _'grand incendie'_ comme celle de _La Boucle_ n'est pas la prose narrative, ni la prose discursive, ni la prose math\u00e9matique, ni... Ou bien tous ces \u00ab styles \u00bb de prose compris dans un dispositif qui les distribue et les transforme. La po\u00e9sie r\u00e9cup\u00e8re donc ici (par exemple) la possibilit\u00e9 du r\u00e9cit (\u00e7a n'est pas rien ! Beaucoup y songent sans savoir trop comment faire). J'ai \u00e9voqu\u00e9 tout \u00e0 l'heure cette prose travaill\u00e9e _comme_ de la po\u00e9sie. Il aurait fallu dire, travaill\u00e9e _par_ la po\u00e9sie, travaill\u00e9e en po\u00e9sie.\n\n## L'invention de la prose\n\nRoubaud reprend \u00e0 son compte l'utopie (mallarm\u00e9enne, pongienne, jab\u00e9sienne) du Livre. D'un livre unique et mobile, matriciel et fictionnant, r\u00e9gl\u00e9 et d\u00e9r\u00e9glant, inachev\u00e9, peut-\u00eatre inachevable (en tout cas en ce sens qu'in-sens\u00e9, c'est-\u00e0-dire litt\u00e9ralement in\u00e9puisable), un livre donc, \u00ab \u00e0 venir \u00bb. Par l\u00e0 absolument inclus dans un horizon po\u00e9tique moderne, bien que ce mot puisse para\u00eetre inconvenable aujourd'hui. Le r\u00e9cit devient r\u00e9cit des circonstances du r\u00e9cit, monstration (physique) de l'\u00e9criture tout autant que d\u00e9duction ou d\u00e9monstration th\u00e9orique ou rh\u00e9torique, on apprend qu'entre _'le grand incendie de londres'_ et _La Boucle,_ l'auteur, tout en conservant le fantasme d'une immense page de prose, est pass\u00e9 de l'\u00e9criture manuscrite\/tapuscrite (cahier, tas de feuilles) \u00e0 une \u00e9criture _\u00e9cranique_ (Macintosh plus), c'est le premier cas, \u00e0 ma connaissance, d'un \u00e9crit litt\u00e9raire prenant en compte, r\u00e9flexif, l'instrument nouveau (appel\u00e9 \u00e0 bouleverser absolument l'id\u00e9e que nous nous faisons des manuscrits et brouillons), et les \u00e9mois sp\u00e9ciaux qu'il engendre : une \u00e9criture \u00ab encore plus pr\u00e9caire que celle du crayon ou de l'encre sur des papiers, d'une pr\u00e9carit\u00e9 fascinante, qui provoque une ivresse d'\u00e9crire, que la commande \"couper\" peut (ivresse suppl\u00e9mentaire qui transcende celle de la gomme) \u00e0 tout moment condamner \u00e0 l'an\u00e9antissement. \u00bb\n\n\u00c0 vue d'\u0153il (comme il faut), le \u00ab volume \u00bb de _La Boucle_ ne se construit pas seulement d'une succession circulaire descendante (verticale du cylindre ou de la spirale), il se constitue du jeu ou rythme des masses (moments, paragraphes) et des blancs, et, \u00e0 l'int\u00e9rieur m\u00eame des surfaces \u00e9crites, des jeux ou rythmes des caract\u00e8res (New York 12 ou 10, normal, gras, italique, soulign\u00e9). La \u00ab prose \u00bb, ici, se th\u00e9\u00e2tralise, se d\u00e9plie comme une partition, donnant suite (je l'affirme sans honte) au _Coup de d\u00e9s_ mallarm\u00e9en, dont toutes les cons\u00e9quences n'ont certes pas encore \u00e9t\u00e9 tir\u00e9es. C'est Jacques Henric, il y a peu, ici m\u00eame, qui voulait nous encourager : \u00ab pour en finir avec les pr\u00e9pos\u00e9s aux choses vagues \u00bb (les po\u00e8tes dans la terminologie du po\u00e8te Val\u00e9ry). Mais oui, la discussion sur la litt\u00e9rature pourrait bien avoir int\u00e9r\u00eat \u00e0 ne pas _s'hypnotiser_ sur la prose de roman (bien souvent tr\u00e8s vague et tr\u00e8s vaguement prose, par simple ignorance de ce qu'elle fait) ! Il y a prose et prose. Et pour l'invention en prose, le calcul _pr\u00e9cis_ de la prose, voyez par exemple quelques \u00ab po\u00e8tes \u00bb aujourd'hui. Contrairement \u00e0 ce que vous croyez c'est l\u00e0 que \u00e7a se passe.\n\n* * *\n\n.\n\n_Le Grand Incendie de Londres_ , coll. \u00ab Fiction & cie \u00bb, 1989, p. 100.\n\n.\n\n_La Boucle,_ Seuil, coll. \u00ab Fiction & cie \u00bb, 1993, p. 27-28.\n\n.\n\n\u00ab Pour en finir avec les pr\u00e9pos\u00e9s aux choses vagues \u00bb, _in art press,_ hors-s\u00e9rie no 13, 1992. \u00ab L'histoire continue \u00bb, p. 961.\n\n# BRANCHE 3\n\n# MATH\u00c9MATIQUE :\n\n* * *\n\n* * *\n\n* * *\n\n _People who like this sort of thing will find this the sort of thing they like._\n\nAbraham Lincoln\n\n _\u2013 Ce qui veut dire ?_\n\n _\u2013 \u00c0 peu pr\u00e8s : les gens qui aiment ce genre de choses trouveront que ceci est du genre de choses qu'ils aiment._\n\n _\u2013 Ah... Et Lincoln a dit \u00e7a ?_\n\n _\u2013 Oui._\n\n _\u2013 \u00c0 propos de quoi ?_\n\n _\u2013 D'autre chose._\n\n# CHAPITRE 1\n\n# Incipit Vita Nova\n\n* * *\n\n## 1 Il y avait trois issues\n\nIl y avait trois issues : la premi\u00e8re en haut, \u00e0 gauche, en regardant vers le bas, face au tableau noir. C'\u00e9tait l'entr\u00e9e principale de l'amphith\u00e9\u00e2tre (\u00ab amphi \u00bb disait-on), la porte o\u00f9 se pressaient, bien avant l'heure du cours (huit heures, huit heures et demie ; il faisait nuit encore ; hiver donc, dehors noir ; sans d\u00e9tails, noir), les \u00e9tudiants cherchant \u00e0 s'assurer les meilleures places (celles o\u00f9 non seulement on \u00e9tait assis, mais o\u00f9 on entendait distinctement la voix du professeur : un luxe). Devant la porte se tenaient les distributeurs de tracts, les \u00ab politiques \u00bb, du moins quand ils r\u00e9ussissaient \u00e0 \u00e9chapper \u00e0 la vigilance de l'administrateur de l'institut (\u2192 \u00a7 10) qui sans cesse essayait de les refouler jusque dans la rue, devant la grille rue Pierre-et-Marie-Curie ou, \u00e0 d\u00e9faut, devant l'entr\u00e9e principale, sur les marches du perron. Ils s'obstinaient, conscients de l'importance plan\u00e9taire de leur lutte.\n\nJ'arrivais t\u00f4t (j'arrive toujours t\u00f4t), et je m'asseyais presque en haut de l'\u00ab amphi \u00bb, \u00e0 peu pr\u00e8s au niveau de la porte, dans la partie \u00ab montagne \u00bb de cette assembl\u00e9e (pour employer le vocabulaire politique de 1793), de cette fausse Convention dont les \u00e9tudiants suppos\u00e9s studieux, ceux qui se pla\u00e7aient aux premiers rangs, constituaient le \u00ab marais \u00bb. Je m'installais de pr\u00e9f\u00e9rence au fond de la rang\u00e9e, sur le banc \u00e9troit et inconfortable, o\u00f9 je n'avais qu'un voisin de droite, o\u00f9 mon voisin de gauche n'\u00e9tait pas le mur, comme plus bas dans les gradins, mais un bord, une paroi vitr\u00e9e.\n\nL'amphi se remplissait, le bruit des conversations faisait peu \u00e0 peu place \u00e0 celui des papiers, au grincement de la craie sur le tableau, l\u00e0-bas, et \u00e0 travers la bu\u00e9e des respirations je voyais, derri\u00e8re le verre sale, la nuit presque attentive, proche, lentement s'\u00e9vaporer en froideur humide pour faire place \u00e0 un jour p\u00e2le, et triste.\n\nEntre le d\u00e9but et la fin du cours l'obscurit\u00e9 nocturne abandonnait la ville pour faire place \u00e0 une p\u00e9nombre grise, hivernale. Mais au moment o\u00f9 je venais m'asseoir, prendre ma place inconfortable, \u00e9troite, au sein de ce volume universitaire aux tranches trap\u00e9zo\u00efdales (un trap\u00e8ze rectangle invers\u00e9, \u00e0 la base tourn\u00e9e vers le ciel), encore presque vide, quand la vitre \u00e9tait encore nue de la bu\u00e9e des respirations, je me voyais, en regardant vers le dehors, presque au-dehors moi-m\u00eame, imm\u00e9diatement adjacent \u00e0 la nuit, contigu \u00e0 sa masse toujours imp\u00e9n\u00e9trable et bleue, sombre.\n\nLe jour, au-dehors, naissait lentement, m\u00e9diocrement, p\u00e9n\u00e9trait avec peine, insuffisamment, le ronronnement studieux, triomphait difficilement de l'insuffisante lumi\u00e8re \u00e9lectrique, froide. C'\u00e9tait au milieu de difficiles ann\u00e9es, pendant l'ann\u00e9e universitaire 1954-1955 ; lieu : l'institut Henri-Poincar\u00e9 \u2013 amphith\u00e9\u00e2tre Hermite ; rubrique : certificat de Calcul diff\u00e9rentiel et int\u00e9gral (CDI) \u2013 M. G(ustave) Choquet, professeur.\n\nJe me tournais, je voyais mon image se former quelque part en l'air ext\u00e9rieur, conform\u00e9ment aux r\u00e8gles les plus banales et les mieux assur\u00e9es de l'optique g\u00e9om\u00e9trique (certificat de Physique g\u00e9n\u00e9rale), puis se couvrir de bu\u00e9e, puis devenir impr\u00e9cise, s'affaiblir, dispara\u00eetre. Il faisait nuit, et c'\u00e9tait l'hiver. Il faisait froid ; froid dehors, froid dans l'amphi mal chauff\u00e9. J'appuyais ma main sur le verre nu, je le pressais de la paume, pour effacer la bu\u00e9e, pour mieux distinguer mon image, celle de mes voisins et voisines studieux, et surtout m'\u00e9bahir, engourdi, de la qualit\u00e9 \u00e9nigmatique de cette lumi\u00e8re paradoxale baignant des visages suspendus en l'air ext\u00e9rieur, sans support, lumi\u00e8re jaune \u00e9lectrique & virtuelle, illuminant comme une poche d'espace gel\u00e9, creus\u00e9e dans la nuit inflexible.\n\nC'est dire que j'\u00e9coutais distraitement, notant paresseusement sur mon cahier, en bribes quasi illisibles, quelque d\u00e9finition d'allure pas trop inqui\u00e9tante, ou le corollaire \u00e9vident d'un th\u00e9or\u00e8me restant, lui, enti\u00e8rement myst\u00e9rieux. Encore fallait-il que les \u00e9nonc\u00e9s laissent une trace d\u00e9chiffrable sur le tableau.\n\nMais \u00ab Choquet \u00bb \u2013 on disait \u00ab Choquet \u00bb, comme on disait \u00ab Schwartz \u00bb, ou \u00ab Bouligand \u00bb, avec ces guillemets oraux implicites qui sont moins une marque de familiarit\u00e9 d\u00e9sinvolte qu'une d\u00e9signation citationnelle, une individuation apparente mais en fait impersonnelle de la \u00ab fonction professeur \u00bb, qui ne se colorait que secondairement, \u00e0 mesure que l'\u00ab ann\u00e9e \u00bb avan\u00e7ait, que s'approchait le mois des examens (juin), d'un halo r\u00e9actionnel collectif, de rejet ou d'adh\u00e9sion, d'inqui\u00e9tudes et d'anecdotes, lesquelles, tri\u00e9es, \u00e9pur\u00e9es, compliqu\u00e9es et d\u00e9form\u00e9es, ainsi qu'il convient \u00e0 une tradition orale, se transmettraient aux populations d'\u00e9tudiants de l'ann\u00e9e suivante pour constituer peu \u00e0 peu la l\u00e9gende professionnelle des noms, devenus \u00ab portraits \u00bb, en ce sens tr\u00e8s singulier, de leurs porteurs \u2013 \u00ab Choquet \u00bb, disais-je, \u00e9crivait peu sur le tableau. Il parlait sa math\u00e9matique, sans notes, parfois dessinant en l'air avec les mains, gestes de g\u00e9om\u00e8tre.\n\nLes math\u00e9maticiens, dans la repr\u00e9sentation ordinaire qu'en ont les gens, celle qui surgit spontan\u00e9ment quand on rencontre quelqu'un qui ne vous conna\u00eet pas et qui apprend que vous \u00eates quelqu'un qui \u00ab fait des math\u00e9matiques \u00bb (elle se r\u00e9v\u00e8le imm\u00e9diatement apr\u00e8s la phrase rituelle : \u00ab au lyc\u00e9e (ou \"\u00e0 l'\u00e9cole\"), moi, j'\u00e9tais nul en maths \u00bb), s'expriment dans une langue pour presque tous incompr\u00e9hensible, donc prestigieuse, offrant des v\u00e9rit\u00e9s \u00e0 la fois capitales et ind\u00e9chiffrables. La r\u00e9action de la population de l'amphi du CDI de 1954 aux premi\u00e8res paroles de Choquet, qui s'expliquait pour la premi\u00e8re fois dans ce r\u00f4le (dans cette capacit\u00e9) en ces lieux (il venait de prendre la succession d'un des derniers repr\u00e9sentants de l'\u00e9cole ancienne d'analyse \u00ab \u00e0 la fran\u00e7aise \u00bb, \u00ab Valiron \u00bb), fut \u00e9tonnamment semblable \u00e0 la r\u00e9action courante des non-math\u00e9maticiens : l'effarement. Quel que f\u00fbt leur \u00ab pass\u00e9 \u00bb math\u00e9matique, ils ne s'\u00e9taient pas attendus \u00e0 cela.\n\n## 2 Il y a quelques ann\u00e9es nous avions, mon ami Pierre Lusson et moi-m\u00eame,\n\nIl y a quelques ann\u00e9es (au milieu des ann\u00e9es quatre-vingt) nous avions, mon ami Pierre Lusson et moi-m\u00eame, au d\u00e9partement de math\u00e9matiques de l'universit\u00e9 Paris-X (Nanterre), une tr\u00e8s jolie jeune coll\u00e8gue, une ATER (assistante transitoire d'enseignement et de recherche, si je ne m'abuse (mais je m'abuse peut-\u00eatre : d\u00e9j\u00e0 ces noms, ces sigles, ces images d'un pass\u00e9 pourtant encore si r\u00e9cent se couvrent de bu\u00e9e (d'ailleurs toutes les images, tous les souvenirs, d\u00e8s qu'on souffle dessus pour les r\u00e9chauffer, se couvrent de telles bu\u00e9es, s'affaiblissent, p\u00e9n\u00e9tr\u00e9s partout d'impr\u00e9cision))). Et un lundi matin, comme nous \u00e9tions ensemble dans le minuscule bureau de notre \u00ab d\u00e9partement \u00bb, voyant Sonia b\u00e2iller l\u00e9g\u00e8rement en sortant la feuille d'exercices de logique de son cartable (cartable, dis-je ; non \u00ab serviette \u00bb ; je ne devrais pas : le mot cartable est certainement lui-m\u00eame un mot pr\u00e9historique), Pierre lui dit (en substance) : \u00ab On danse le week-end, et le lundi on b\u00e2ille ! \u00bb Elle en convint. On bavarda sur ce th\u00e8me un moment.\n\nEt Pierre, encourag\u00e9 par ce premier succ\u00e8s conversationnel (il \u00e9tait, il est, comme \u00ab l'enfant d'\u00e9l\u00e9phant \u00bb de Kipling, plein d'une \u00ab insatiable curiosit\u00e9 \u00bb), heureux par ailleurs de pouvoir utiliser, gr\u00e2ce aux renseignements fournis par Juliette et C\u00e9cile, ses filles, un vocabulaire ad\u00e9quat \u00e0 la circonstance, posa \u00e0 Sonia une autre question : \u00ab Et quand vous allez danser \"en bo\u00eete\" est-ce que vous leur dites, \u00e0 vos danseurs, que vous \u00eates math\u00e9maticienne ? \u00bb La r\u00e9ponse de Sonia fut imm\u00e9diate : \u00ab Ah non ! je l'ai fait une fois, mais je n'ai jamais recommenc\u00e9 ! \u00bb\n\nCar, devant la Math\u00e9matique, incarn\u00e9e de mani\u00e8re si inattendue, si impr\u00e9visible, si brusque, non par le visage traditionnellement peu am\u00e8ne d'un ancien instituteur ou professeur, ou la caricature du savant fou de l'opinion commune, mais par une jeune fille, et qui plus est aussi jolie que Sonia, le r\u00e9flexe spontan\u00e9 du danseur avait \u00e9t\u00e9 la fuite.\n\nAinsi, face \u00e0 la brusque m\u00e9tamorphose de l'objet math\u00e9matique qui s'op\u00e9rait devant leurs yeux (devant leurs oreilles surtout), les \u00e9tudiants les plus aguerris, anciens des classes pr\u00e9paratoires ou rescap\u00e9s de l'h\u00e9catombe des deux sessions d'examen du certificat de Math\u00e9matiques g\u00e9n\u00e9rales, avaient senti vaciller leurs certitudes les mieux \u00e9tablies : ils s'\u00e9taient fait de la math\u00e9matique, au cours de leurs pr\u00e9c\u00e9dentes \u00e9tudes, une repr\u00e9sentation devenue peu \u00e0 peu invariable, ronronnante et stable, et voil\u00e0 qu'elle changeait tellement qu'elle se refermait, herm\u00e9tiquement, devant eux. Et ce nouveau visage, ils ne le trouvaient g\u00e9n\u00e9ralement pas joli.\n\nLe d\u00e9sarroi des redoublants \u00e9tait le plus palpable : entre les cours de \u00ab Valiron \u00bb de l'ann\u00e9e pr\u00e9c\u00e9dente et ceux de \u00ab Choquet \u00bb ils ne d\u00e9couvraient pour ainsi dire aucun point commun ; comme si, pendant les vacances universitaires, cette science avait \u00e9t\u00e9 remplac\u00e9e par une autre, qui n'e\u00fbt port\u00e9 que par commodit\u00e9 le m\u00eame nom.\n\nCertains, tel le danseur de Sonia, s'enfuirent, chang\u00e8rent d\u00e9finitivement d'orientation. Quelques-uns trouv\u00e8rent cette p\u00e9rip\u00e9tie s\u00e9v\u00e8re mais dr\u00f4le, puis, somme toute, s\u00e9duisante. La plupart entreprirent seulement d'apprendre (\u00e9ventuellement de comprendre) ce qu'on leur exposait. Voil\u00e0, n'est-ce pas, le vrai \u00ab incontournable \u00bb, la banalit\u00e9 m\u00eame de l'enseignement : \u00e9couter (lire), retenir, restituer, tout cela sans trop r\u00e9fl\u00e9chir. Il s'agissait, cependant, d'une situation exceptionnelle. Tous en \u00e9taient conscients. Une rupture avait eu lieu, une tradition devenue routine avait succomb\u00e9, et quelque chose d'autre commen\u00e7ait l\u00e0 (ils en \u00e9taient les t\u00e9moins involontaires), avec ostentation, avec d\u00e9sinvolture. \u00ab Choquet \u00bb, c'\u00e9tait clair, semblait s'amuser de leur, de notre d\u00e9sarroi. Du pass\u00e9 (math\u00e9matique) on avait fait, apparemment, table rase (\u2192 \u00a7 11).\n\nVu depuis la porte, dans le mouvement du regard, comme je le fais au souvenir en ce moment, le rectangle des bancs, des tables, des gradins semblait une page, abondamment ponctu\u00e9e de signes d'attention ; avec, pour \u00ab en-t\u00eate \u00bb, le tableau devant lequel parlait, debout, le professeur (les math\u00e9maticiens, \u00e0 la diff\u00e9rence des \u00ab litt\u00e9raires \u00bb, parlent toujours debout). D\u00e8s avant l'heure, l'amphi \u00e9tait plein. La nouveaut\u00e9 intimidante du contenu, l'absence de manuels (le pr\u00e9c\u00e9dent titulaire de la chaire, le professeur Valiron, avait \u00e9crit un livre, que tous les \u00e9tudiants poss\u00e9daient et dont, semble-t-il, les derni\u00e8res ann\u00e9es de son enseignement, il se bornait \u00e0 commenter au tableau, obscur\u00e9ment, quelques chapitres) rendaient l'assistance aux cours presque obligatoire.\n\nEn ce temps-l\u00e0 le professeur ne p\u00e9n\u00e9trait pas dans la salle de cours par la m\u00eame entr\u00e9e que les \u00e9tudiants. Une autre porte s'ouvrait en bas, \u00e0 la droite de l'immense tableau \u00e0 trois \u00e9l\u00e9ments articul\u00e9s pr\u00eats \u00e0 glisser les uns sur les autres \u00e0 volont\u00e9, sauf panne ou fausses man\u0153uvres, command\u00e9s par un autre tableau, un tableau de bord \u00e9lectrique situ\u00e9 sous la longue table qui le s\u00e9parait des premiers bancs. (\u00c0 moins qu'il n'ait \u00e9t\u00e9 plac\u00e9 au bas du tableau noir m\u00eame ; ou sur les c\u00f4t\u00e9s ; en fait, je n'en sais rien : il suffit que je pense \u00e0 une quelconque de ces possibilit\u00e9s pour aussit\u00f4t la voir !)\n\n(Je regarde depuis le haut de l'amphith\u00e9\u00e2tre, debout ; je le vois s'\u00e9tendre au-dessous de moi, \u00e0 moiti\u00e9 plein ; l'heure du commencement du cours s'approche. Le monde d'o\u00f9 surgit cette image du pass\u00e9 vient juste de na\u00eetre, et il cessera avec elle, c'est-\u00e0-dire imm\u00e9diatement apr\u00e8s ces mots, et qui plus est presque instantan\u00e9ment. Je vois la surface lisse et noire du tableau, couverte \u00e0 gauche d'un nuage de poussi\u00e8re fine de craie, la trace d'un effacement ; et d'un dessin, constitu\u00e9 de deux ovales peu r\u00e9guliers, des \u00ab patato\u00efdes \u00bb pourrait-on dire, empi\u00e9tant l'un sur l'autre, s'intersectant, leur partie commune hachur\u00e9e. L'intensit\u00e9, la proximit\u00e9 physique de cette surface noire, de ce dessin, sont des traits essentiels de ce souvenir : ils sont si proches, si nets \u00e0 mon regard qu'ils ne peuvent que montrer un r\u00e9el, qu'avoir \u00e9t\u00e9.)\n\n## 3 Derri\u00e8re cette porte se trouvait un espace prot\u00e9g\u00e9,\n\nDerri\u00e8re cette porte d'en bas se trouvait un espace prot\u00e9g\u00e9, un sanctuaire professoral : pas un bureau mais une salle de cours en miniature, avec tableau, table, chaise, de la craie, encore de la craie, toujours de la craie. On n'y p\u00e9n\u00e9trait pas sans autorisation expresse, pour poser une question, demander un \u00e9claircissement, un conseil.\n\nLe c\u00e9r\u00e9monial d'entr\u00e9e du professeur, m\u00eame s'il \u00e9tait loin de la pompe qui r\u00e9gnait alors \u00e0 la Sorbonne (comme dans l'amphi Richelieu, au nom pr\u00e9destin\u00e9, o\u00f9 j'avais suivi une ou deux fois les cours de Linguistique g\u00e9n\u00e9rale du professeur Martinet), symbolis\u00e9e non seulement par l'antiquit\u00e9 charg\u00e9e d'ombres v\u00e9n\u00e9rables du d\u00e9cor mais par la pr\u00e9sence d'un appariteur (je ne parle pas du Coll\u00e8ge de France, o\u00f9 la parution-apparition en sc\u00e8ne du ma\u00eetre est encore aujourd'hui solennellement annonc\u00e9e), maintenait une distance s\u00e9v\u00e8re entre les deux p\u00f4les de la relation de communication \u00ab aurale \u00bb du savoir, entre \u00e9metteur (le professeur) et r\u00e9cepteurs (les \u00e9tudiants : nous, moi). Il m'a fallu plusieurs mois avant d'oser franchir une premi\u00e8re fois cette porte d'en bas. Cela ne m'est pas arriv\u00e9 souvent.\n\nBeaucoup plus tard, dans les ann\u00e9es soixante-dix surtout, pendant le long cr\u00e9puscule de l'IHP (prononcer , nom familier de l'institut Henri-Poincar\u00e9), qu'avaient d\u00e9sert\u00e9 d'abord les \u00e9tudiants, devenus trop nombreux et surtout dispers\u00e9s apr\u00e8s la tourmente soixante-huitarde dans les nouvelles universit\u00e9s issues, par multiplication cellulaire, de l'unique et ob\u00e8se Universit\u00e9 de Paris, puis peu \u00e0 peu presque dessaisi de toutes activit\u00e9s proprement math\u00e9matiques (revenues en partie il y a quelques ann\u00e9es), mais que quelques-uns ne se r\u00e9signaient pas \u00e0 abandonner tout \u00e0 fait aux physiciens, y maintenant, combat d'arri\u00e8re-garde, des \u00ab s\u00e9minaires \u00bb, s'y retrouvant \u00e0 petits groupes pour travailler devant un tableau noir (les couloirs, les salles presque d\u00e9serts maintenant), je suis souvent revenu, quasi clandestinement, dans ce petit bureau.\n\nEn mai ou juin, l'ann\u00e9e universitaire finissante laissait assez de temps pour ces fl\u00e2neries mi-studieuses mi-nostalgiques, et j'y donnais rendez-vous de travail, les samedis matin, quand les deux amphis (Darboux et Hermite), et la \u00ab salle U ou V \u00bb de la rue d'Ulm (d\u00e9signation proprement \u00ab heisenbergienne \u00bb), qui auraient \u00e9t\u00e9 mes premiers choix, \u00e9taient, par extraordinaire, occup\u00e9s, \u00e0 mon \u00ab \u00e9l\u00e8ve \u00bb (\u00ab Bonnin \u00bb, de Dijon), et \u00e0 \u00ab l'\u00e9l\u00e8ve, (\"Pallo\"), de mon \u00e9l\u00e8ve \"Bonnin\" \u00bb), pour de longues s\u00e9ances de \u00ab calculs de parenth\u00e8ses \u00bb (aux dispositions traduites, cabalistiquement pour le profane, en \u00ab notation polonaise \u00bb, ces longues s\u00e9quences que nous b\u00e2tissions sur les toujours deux m\u00eames symboles : des \u00ab alphas \u00bb et des points : \u00ab alpha point alpha point alpha alpha point point point \u00bb, par exemple (\u2192 \u00a7 12)).\n\nLa matin\u00e9e avan\u00e7ait, il faisait chaud. J'ouvrais la petite fen\u00eatre aux vitres d\u00e9polies donnant sur l'all\u00e9e qui s'enfuit au pied du b\u00e2timent vers un portail situ\u00e9 entre l'Institut de G\u00e9ographie et l'Institut oc\u00e9anographique ; et de l'autre c\u00f4t\u00e9 de l'all\u00e9e, entre l'all\u00e9e et la rue, le soleil pointillait le fouillis v\u00e9g\u00e9tal de ses propres s\u00e9quences, bien plus incompr\u00e9hensibles, vari\u00e9es et enchev\u00eatr\u00e9es que les n\u00f4tres.\n\nSur cette all\u00e9e s'ouvrait la troisi\u00e8me issue de l'amphi : une autre porte, tout en bas, \u00e0 gauche cette fois du tableau (\u2192 \u00a7 13). Mais elle ne s'ouvrait que de l'int\u00e9rieur. Aussi, en cas de retard, quand on se h\u00e2tait depuis le carrefour de la rue Saint-Jacques et de la rue Gay-Lussac, sur le sentier hivernal mal \u00e9clair\u00e9 bord\u00e9 de longues silhouettes noires d'arbres nus et de myst\u00e9rieux laboratoires en briques qui auraient \u00e9t\u00e9 toulousainement rose-rouge sans l'obscurit\u00e9 et la suie, on ne pouvait pas p\u00e9n\u00e9trer par l\u00e0 dans l'amphith\u00e9\u00e2tre. Il fallait faire tout le tour du b\u00e2timent, d'un c\u00f4t\u00e9 ou de l'autre, soit vers les marches du perron et le couloir central, soit, retournant en arri\u00e8re, rejoindre, par un escalier ext\u00e9rieur en ciment, un autre couloir, orthogonal au premier, confluant avec le premier devant la premi\u00e8re porte, et qui passait le long de la \u00ab Salle des \u00e9tudiants \u00bb.\n\nC'est par cette troisi\u00e8me issue que s'\u00e9coulait, abasourdi, le flot des auditeurs des premiers rangs, d\u00e8s que le silence professoral s'\u00e9tait fait. Ils s'en allaient vers les caf\u00e9s, les biblioth\u00e8ques, (\u00ab Sainte-Genevi\u00e8ve \u00bb, \u00ab la Sorbonne \u00bb), vers le m\u00e9tro, vers le jardin du Luxembourg (le \u00ab Luco \u00bb), vers d'autres cours, vers l'\u00c9cole normale sup\u00e9rieure toute proche, rue d'Ulm (pour ceux des \u00ab normaliens \u00bb et de leurs d\u00e9pendants intellectuels ou sentimentaux qui daignaient faire l'effort de se tra\u00eener jusque-l\u00e0, dans des lieux aussi peu dignes de leur rang. Ils y venaient en fait relativement nombreux cette ann\u00e9e-l\u00e0 \u00e9couter \u00ab Choquet \u00bb qui n'\u00e9tait pas consid\u00e9r\u00e9 comme indigne de leur auguste pr\u00e9sence. Mais pour r\u00e9tablir l'\u00e9quilibre sans doute, apr\u00e8s ce compromis et cette promiscuit\u00e9, certains d'entre eux tenaient \u00e0 manifester leur condescendance en agitant quelques rangs par des bavardages locaux \u00e0 voix mi-basse, d'autres en se signalant par la singularit\u00e9 de leur tenue vestimentaire, comme \u00ab Douady \u00bb qui apparaissait parfois au milieu d'un cours, pieds nus, en pyjama).\n\nEn ce temps-l\u00e0, on ne s'interdisait certes pas les murmures, ni m\u00eame, parfois, les chahuts, qui sont aussi vieux que les universit\u00e9s ; ni les all\u00e9es et venues dans les r\u00e9gions hautes de l'amphith\u00e9\u00e2tre, du c\u00f4t\u00e9 de la porte d'entr\u00e9e. Mais ce n'\u00e9taient l\u00e0 que des agitations collectives, impersonnelles, d'une masse de t\u00eates indiff\u00e9renci\u00e9es. Nul ne faisait entendre, seul, sa voix, sa propre voix. Et surtout, nul n'interrompait le d\u00e9roulement didactique de la parole professorale pour poser, publiquement, une question : l'expression d'un doute ou, pis, la d\u00e9nonciation d'une erreur.\n\nTelle \u00e9tait la r\u00e8gle g\u00e9n\u00e9rale, dans les cours de sciences du moins. Mais cet hiver-l\u00e0 l'auditoire restait, de bout en bout de l'heure, sinon attentif, du moins particuli\u00e8rement silencieux. Les mouches proverbiales qui, si on en croit notre vieux \u00ab langage cuit \u00bb, fr\u00e9quentent volontiers les salles de conf\u00e9rences auraient m\u00eame pu, parfois, faire entendre dans l'amphi Hermite le battement de leurs ailes en vol. Et je veux insister sur ceci : que ces silences avaient une densit\u00e9 et une tonalit\u00e9 particuli\u00e8res. Ils n'\u00e9taient indice ni d'\u00e9motion, ni d'enchantement, ni seulement de concentration appliqu\u00e9e. Ils marquaient avant tout la perplexit\u00e9, ou m\u00eame la stup\u00e9faction. Je partageais cette stup\u00e9faction.\n\n## 4 Ce livre ne justifiera sans doute que faiblement la provocation de son titre\n\nCe livre ne justifiera sans doute que faiblement la provocation de son titre. Je dois le dire avant d'aller plus loin. Il serait non seulement malhonn\u00eate mais absurde de laisser croire le contraire. Notre antique, v\u00e9n\u00e9rable et toujours jeune a\u00efeule, La Math\u00e9matique, n\u00e9e, dit-on, il y a vingt-six ou vingt-sept si\u00e8cles sur les bords de la mer \u00c9g\u00e9e ne trouvera pas en ces pages un monument de papier digne d'elle. Il est vrai qu'elle n'en a gu\u00e8re besoin.\n\nL'auteur du livre (celui qui, ici, dit \u00ab je \u00bb) est (a \u00e9t\u00e9, plut\u00f4t) ce qu'on appelle un math\u00e9maticien. Il a (c'est de moi que je parle) consacr\u00e9 de tr\u00e8s nombreuses heures \u00e0 \u00e9tudier, \u00e0 enseigner, gravissant avec lenteur quelques \u00e9chelons de l'\u00e9chelle enseignante dans l'universit\u00e9, de simple assistant \u00e0 ma\u00eetre-assistant \u00e0 ma\u00eetre de conf\u00e9rences \u00e0 professeur sans chaire (d\u00e9signations aujourd'hui caduques ou ayant chang\u00e9 d'affectation) \u00e0 professeur (mais pas au plus haut degr\u00e9 de l'\u00e9chelle), \u00e0 essayer d'augmenter la somme d'id\u00e9es et de r\u00e9sultats qui constituent la (ou les) math\u00e9matique(s), mais ne contribuant en fait que d'une fa\u00e7on tr\u00e8s obscure \u00e0 son avancement. J'ai \u00e9t\u00e9 un parmi beaucoup, un quelconque parmi ceux, tr\u00e8s nombreux, de plus en plus nombreux, qui s'efforcent (l'immense majorit\u00e9 n'y parvenant que de mani\u00e8re n\u00e9gligeable) sans cesse de modifier, redessiner son visage. S'il s'agissait de dresser un monument \u00e0 cette science, je ne serais donc pas, loin de l\u00e0, le mieux qualifi\u00e9 pour le faire.\n\nMais il est vrai aussi que le titre de cet ouvrage ne saurait \u00eatre un autre. La math\u00e9matique, au moins l'id\u00e9e de math\u00e9matique, plut\u00f4t que la masse impossible \u00e0 saisir dans sa totalit\u00e9 de ce qui la constitue (ou, plus restrictivement et plus exactement, la constituait comme science (ses branches, ses concepts, ses th\u00e9or\u00e8mes) pour quelqu'un, et pour moi dans les ann\u00e9es de mon immersion la plus enti\u00e8re dans son labyrinthe), la **Math\u00e9matique** est bien ce qui donne \u00e0 mon livre son impulsion, son d\u00e9part, son _impetus_ et, sym\u00e9triquement, m\u00e8ne \u00e0 sa fin projet\u00e9e, \u00e0 son aboutissement, \u00e0 l'\u00e9lucidation du sens m\u00eame de son existence, \u00e0 la r\u00e9ponse, non, \u00e0 une r\u00e9ponse \u00e0 la question que pose tout livre : pourquoi ?\n\nMais ce n'est l\u00e0, au fond, qu'une instance particuli\u00e8re du rapport qui unit un livre et son titre, que j'\u00e9noncerai sous la forme d'un axiome, emprunt\u00e9 \u00e0 Gertrude Stein :\n\naxiome | **Un titre est le nom propre d'un livre.**\n\n---|---\n\nEt le livre alors n'est pas autre chose que ce qui r\u00e9pond (tente de r\u00e9pondre) \u00e0 la question : pourquoi ce titre-l\u00e0 ? cas particulier \u00e0 son tour, sous l'\u00e9clairage de l'axiome ci-dessus, de la question (de l'\u00e9nigme si l'on veut) du nom propre : qu'est-ce qui unit un nom propre au \u00ab singulier \u00bb, au singulier absolu, irr\u00e9ductible et rigide dont il est le nom ? Je le dis encore autrement : un livre est l'autobiographie de son titre et, comme tel, la narration d'une singularit\u00e9 (\u2192 \u00a7 14). Les deux points qui suivent le mot \u00ab math\u00e9matique \u00bb dans le titre que j'ai choisi pour cette branche de mon ouvrage (une continuit\u00e9-discontinuit\u00e9 de prose qui exc\u00e8de les pages que vous lisez ici) sont plac\u00e9s l\u00e0 dans cette intention.\n\nJ'ouvre ma fen\u00eatre \u00e0 l'air, pour quelques moments encore, nocturne ; une heure entre nuit et jour : entre quatre et cinq heures (solaires) ; un d\u00e9but de mai, rue d'Amsterdam, dans le neuvi\u00e8me arrondissement de Paris. L'air du dehors (de la cour) est froid, le bleu sombre du ciel se dilue, s'att\u00e9nue. J'ai attendu plus de trente-sept ans pour oser m'arr\u00eater, fixer d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment cette image, cette poign\u00e9e d'images : de tableau, de bancs, de t\u00eates, de dessins \u00e0 la craie, charg\u00e9e de sens. Je la sors de son enfer, ou des ses limbes. Je la sors de mon souvenir pour l'effacer, comme tous les souvenirs que je fixe, en les \u00e9crivant, comme les \u00ab patato\u00efdes \u00bb de craie trac\u00e9s par \u00ab Choquet \u00bb sur le tableau, autrefois.\n\nMais avant de l'effacer je la charge de sens ; ce sens vient apr\u00e8s coup, je le sais. Je sais m\u00eame que, d'ann\u00e9e en ann\u00e9e, sans sollicitations conscientes du souvenir, l'image s'est encombr\u00e9e de nombreux sens successifs, confus, incoh\u00e9rents, contradictoires peut-\u00eatre, et que celui que je lui donne aujourd'hui, pas si clair lui-m\u00eame, n'est que leur r\u00e9sultante, compliqu\u00e9e et d\u00e9form\u00e9e de mon intention : commencer la \u00ab chromatographie \u00bb sur buvard de papier de ce mot ponctu\u00e9, qui constitue \u00e0 lui tout seul mon titre, **Math\u00e9matique :**. Cette image, ces images entrelac\u00e9es les unes aux autres me sont revenues presque sans sollicitation dans l'air glacial de mai, sont entr\u00e9es certes par hasard dans mon r\u00e9cit en r\u00e9sonance avec cet air froid de mai, en quelque affinit\u00e9 d'origine irr\u00e9cup\u00e9rable avec cet autre air froid semi-nocturne aussi, hivernal lui, de 1954, mais elles se sont pr\u00e9sent\u00e9es aussi en r\u00e9ponse \u00e0 une d\u00e9cision narrative (\u2192 \u00a7 15).\n\nIl se trouve \u00e9galement que le math\u00e9maticien que j'ai \u00e9t\u00e9 n'a plus, depuis quelques mois, qu'un rapport beaucoup plus l\u00e9ger, sans obligations, en partie ludique et sans grand s\u00e9rieux (au sens des institutions proprement dites de la communaut\u00e9 math\u00e9matique) avec ce qui fut, \u00e0 peine moins d'ann\u00e9es que les trente-sept que j'ai compt\u00e9es plus haut, une existence professionnelle. Je ne les enseigne plus, comme telles, selon un programme reconnu et sanctionn\u00e9 par une universit\u00e9 (l'universit\u00e9 de Paris-X Nanterre, en l'occurrence). Elles ne jouent qu'un r\u00f4le accessoire (m\u00eame si in\u00e9vitable) dans le \u00ab cours \u00bb ou \u00ab s\u00e9minaire \u00bb de \u00ab Po\u00e9tique formelle \u00bb dont je m'occupe \u00e0 l'\u00c9cole des hautes \u00e9tudes en sciences sociales (EHESS).\n\nC'est pour cette raison vraisemblablement que j'ai cess\u00e9 de me sentir coupable, non d'avoir renonc\u00e9 \u00e0 \u00eatre, apr\u00e8s le milieu des ann\u00e9es soixante-dix, un math\u00e9maticien \u00ab pur \u00bb productif, ce que je n'ai jamais \u00e9t\u00e9 que tr\u00e8s peu, (et la \u00ab productivit\u00e9 \u00bb du math\u00e9maticien ne d\u00e9pend pas seulement de sa volont\u00e9), mais plus impardonnablement d'avoir abandonn\u00e9, pas totalement mais dans une large mesure, l'effort, ardu quoique n\u00e9cessaire, de suivre le cheminement et la progression des id\u00e9es dans les deux ou trois r\u00e9gions des math\u00e9matiques o\u00f9 j'avais r\u00e9ussi \u00e0 comprendre, ou \u00e0 croire comprendre, quelque chose de ce qui \u00e9tait en jeu. Le changement de statut qu'a repr\u00e9sent\u00e9 la reconnaissance institutionnelle partielle d'une activit\u00e9 de \u00ab math\u00e9matiques appliqu\u00e9es \u00bb, dans une direction tr\u00e8s sp\u00e9ciale, frivole aux yeux de beaucoup, la \u00ab po\u00e9tique \u00bb !, qui s'\u00e9tait en fait substitu\u00e9e, dans les m\u00eames ann\u00e9es, \u00e0 des recherches proprement math\u00e9matiques, m'a lib\u00e9r\u00e9 en quelque sorte de cette esp\u00e8ce d'obligation morale (et partant d'un remords) que je me sentais envers ce qui \u00e9tait une passion ancienne. Je me suis senti libre de ces attaches, et j'ai pu envisager d'entreprendre ce qui sera ce livre. Mais je n'ai pu le faire qu'en prenant acte d'un renoncement.\n\n## 5 Ce qui provoquait la stupeur inqui\u00e8te des \u00e9tudiants de CDI\n\nCe qui provoquait la stupeur inqui\u00e8te des \u00e9tudiants de CDI de l'ann\u00e9e universitaire 1954-1955 \u00e9tait l'irruption, sur la sc\u00e8ne des savoirs reconnus et destin\u00e9s \u00e0 la transmission, de quelque chose d'\u00e9trange qui, sous le nom de \u00ab math\u00e9matiques modernes \u00bb allait, vague redoutable, d\u00e9ferler, en d\u00e9pit de r\u00e9sistances farouches, sur la totalit\u00e9 du syst\u00e8me \u00e9ducatif.\n\nDans les ann\u00e9es qui suivirent, le dessin, dont j'ai \u00e9voqu\u00e9 la pr\u00e9sence sur le tableau de l'amphith\u00e9\u00e2tre Hermite, les deux ovales \u00ab patato\u00efdes \u00bb se coupant, leur partie commune point\u00e9e pour l'\u0153il de l'assistance par des hachures obliques (caricature particuli\u00e8rement agressive de ce qu'est une figure de g\u00e9om\u00e9trie ; plus \u00e9l\u00e9mentaire, et de loin plus \u00ab triviale \u00bb, \u00e0 contenu math\u00e9matique quasi nul, plus faible en tout cas que celui offert par les rectangles, carr\u00e9s et diagonales que trace Socrate dans le _M\u00e9non_ (\u2192 \u00a7 16)), allait surgir un peu partout en France, sur les cahiers d'\u00e9colier, sur les pupitres, sur le sable, sur la neige, sur les tableaux de toutes les classes, de tous les ordres et vari\u00e9t\u00e9s d'enseignement.\n\nLe voici, dans toute sa simplicit\u00e9 embl\u00e9matique :\n\nFig. 1\n\nNous regardions, nous ne comprenions pas. Nous ne comprenions pas ce qu'il y avait \u00e0 comprendre, en quoi cela faisait partie des math\u00e9matiques (habitu\u00e9s aux calculs alg\u00e9briques, aux d\u00e9riv\u00e9es, aux int\u00e9grales, aux \u00ab coniques \u00bb). Au-dessous du dessin s'en inscrivait une \u00ab traduction \u00bb symbolique.\n\nFig. 1 (avec l\u00e9gende)\n\nLes raisonnements qui s'ensuivaient, construits sur des figures \u00e0 peine plus complexes que la premi\u00e8re, \u00e0 l'aide d'un tout petit nombre de symboles sp\u00e9ciaux, apparaissaient \u00e0 la fois \u00e9vidents (de tr\u00e8s faible complexit\u00e9 d\u00e9ductive) et incompr\u00e9hensibles dans leur finalit\u00e9. La plupart des \u00e9tudiants (comme plus tard des \u00e9l\u00e8ves, de la maternelle \u00e0 l'universit\u00e9) se sentirent tomber sans parachute dans un territoire hostile.\n\nC'est \u00e0 quoi, cependant, il importait de s'habituer. Au bout de l'ann\u00e9e universitaire, \u00e0 quelques mois de distance \u00e0 peine, il y avait des examens. Ces examens, il fallait les r\u00e9ussir. Il y eut des re\u00e7us et des coll\u00e9s. Je ne fus ni parmi les uns ni parmi les autres. On verra cela plus tard.\n\nJe marque seulement maintenant l'importance sociologique du moment. Cette promotion d'\u00e9tudiants fut la premi\u00e8re \u00e0 entrer dans l'enseignement des math\u00e9matiques en ayant bu \u00e0 la source dite, pompeusement et abusivement, \u00ab th\u00e9orie des ensembles \u00bb (la part \u00ab th\u00e9orique \u00bb, il faut bien le reconna\u00eetre, y \u00e9tait quasi nulle). Immerg\u00e9s brutalement dans le milieu lyc\u00e9en, ils furent vite conscients de leur singularit\u00e9, de leur originalit\u00e9. On peut dire que, pour une bonne partie d'entre eux, il se produisit une v\u00e9ritable conversion (\u2192 \u00a7 17) \u00e0 une mani\u00e8re sentie nouvelle, audacieuse, inou\u00efe, p\u00e9remptoire, de voir les math\u00e9matiques. Aussi, tels les premiers disciples de Luther, ils furent les z\u00e9lateurs r\u00e9form\u00e9s de la Math\u00e9matique moderne (variante : tels les adh\u00e9rents \u00e0 la Troisi\u00e8me Internationale apr\u00e8s le congr\u00e8s de Tours, ils furent les premiers bolcheviks d'une nouvelle doctrine r\u00e9volutionnaire).\n\nJe me trouvais l\u00e0 au d\u00e9but, parmi eux, moi aussi.\n\n## 6 Le moment que je marque, symboliquement, au matin d'hiver,\n\nCe moment, le moment que je marque, symboliquement, au matin d'hiver, de l'\u00e9vocation d'une place isol\u00e9e dans l'amphith\u00e9\u00e2tre, l'associant de mani\u00e8re non moins symbolique et non moins arbitraire \u00e0 la figure \u00ab ensembliste \u00bb sur le tableau, je me le repr\u00e9sente aujourd'hui comme celui d'une difficult\u00e9 et d'un d\u00e9sarroi extr\u00eames : sans doute le premier de ces quelques moments, peu nombreux, mais noirement m\u00e9morables, o\u00f9 m'est apparue, je dirai m\u00eame : m'a saut\u00e9 \u00e0 la figure, l'extr\u00eame distance entre les hauteurs d'une intention, d'une ambition (ici intellectuelle ; en d'autres occasions artistique) et un \u00e9tat de fait qui se d\u00e9couvrait \u00eatre presque exactement son envers.\n\nJe n'ai pas \u00e9t\u00e9 un math\u00e9maticien \u00ab naturel \u00bb, de ceux qu'une vocation scolaire pr\u00e9coce, accompagn\u00e9e d'une r\u00e9ussite brusquement spectaculaire et des encouragements de l'institution, conduisent, on dirait in\u00e9vitablement, vers ce qui \u00e9tait alors en France le lieu de passage oblig\u00e9, le r\u00e9servoir de g\u00e9nies, la p\u00e9pini\u00e8re de talents, le centre d'entra\u00eenement d'athl\u00e8tes de haut niveau dans cette sp\u00e9cialit\u00e9 olympique particuli\u00e8re, l'\u00c9cole normale sup\u00e9rieure, section des Sciences.\n\nLa comparaison avec les athl\u00e8tes s'impose. Parmi les id\u00e9es re\u00e7ues sur les math\u00e9matiques (et comme beaucoup d'id\u00e9es re\u00e7ues, celle-ci comporte une large mesure d'imb\u00e9cillit\u00e9) il y a celle-ci : que le math\u00e9maticien se r\u00e9v\u00e8le tr\u00e8s jeune, se prouve tr\u00e8s jeune, ne demeure inventif, productif que quelques courtes ann\u00e9es puis, telle la femme vue par le dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle (comme le roman de Balzac, _La Femme de trente ans,_ en t\u00e9moigne d\u00e8s son titre), perd rapidement son \u00e9clat et sa beaut\u00e9 math\u00e9matiques. C'est l\u00e0, tr\u00e8s exactement, le destin du coureur de cent m\u00e8tres, discipline consid\u00e9r\u00e9e comme la plus pure, la plus belle de l'athl\u00e9tisme. Et l'athl\u00e8te dont le don s'est \u00e9vanoui avec l'\u00e2ge n'a plus qu'un futur possible : devenir d\u00e9couvreur et entra\u00eeneur des nouvelles g\u00e9n\u00e9rations.\n\nDans cette conception assez universelle mais qui a \u00e9t\u00e9 port\u00e9e \u00e0 son paroxysme en France, la math\u00e9matique \u00e9tant le \u00ab sprint \u00bb des sciences, les meilleurs, ses vrais champions (\u00e0 la fois au sens sportif et au sens m\u00e9di\u00e9val), \u00e9taient les plus pr\u00e9coces, les plus rapides, ceux qui \u00e9taient partout, d\u00e8s l'enfance, les premiers aux compositions trimestrielles, dans toutes les \u00e9preuves \u00e9crites et orales, s'assuraient les prix au Concours g\u00e9n\u00e9ral, \u00e9taient admis dans les meilleures classes pr\u00e9paratoires, prenaient les premi\u00e8res places au concours d'entr\u00e9e des \u00c9coles normales sup\u00e9rieures, puis r\u00e9pondaient brillamment, non moins rapidement, \u00e0 des questions laiss\u00e9es en suspens par les g\u00e9n\u00e9rations pr\u00e9c\u00e9dentes d'athl\u00e8tes semblables \u00e0 eux, d\u00e9montraient des th\u00e9or\u00e8mes \u00e0 la douzaine, et enfin, exceptionnels parmi les exceptions, remportaient l'\u00e9quivalent de la m\u00e9daille olympique en d\u00e9couvrant mais surtout en d\u00e9montrant le r\u00e9sultat spectaculaire auquel ils laisseraient leur nom.\n\nMon ambition n'a pas \u00e9t\u00e9 celle-l\u00e0. Et c'est heureux, car je n'y serais jamais parvenu. Je n'avais pas fait preuve des dons et des r\u00e9ussites n\u00e9cessaires pendant ma scolarit\u00e9. Je n'avais montr\u00e9 alors pour la discipline qu'un int\u00e9r\u00eat fort distant (les sciences \u00e9taient bien loin de mes pr\u00e9occupations : je voulais \u00eatre po\u00e8te). Je ne l'avais pas choisie comme \u00ab voie \u00bb en entrant \u00e0 l'universit\u00e9. Pourtant, un jour, j'ai voulu aussi \u00eatre math\u00e9maticien. Mais alors, en quel sens ? Il y a l\u00e0 une difficult\u00e9 de d\u00e9finition.\n\nElle ne m'\u00e9tait pas apparue tout de suite. Au d\u00e9but, un peu plus de deux ans avant le moment o\u00f9 je me suis plac\u00e9 au commencement de ce chapitre, plus pr\u00e9cis\u00e9ment au mois de juin 1952, j'avais \u00e9t\u00e9 comme saisi par une illumination. J'allais changer d\u00e9cisivement de voie. J'allais interrompre les \u00e9tudes que j'avais entreprises, une licence d'anglais, presque termin\u00e9e, le dipl\u00f4me de russe de l'\u00c9cole des langues orientales, et m'orienter d'une mani\u00e8re radicalement diff\u00e9rente ; repartir pour ainsi dire \u00e0 z\u00e9ro, recommencer.\n\nJe n'allais pas, ce faisant, d\u00e9vier de la voie qui m'importait le plus, la po\u00e9sie ; mais cette voie-l\u00e0, je venais d'en d\u00e9cider (ou de le d\u00e9couvrir), non seulement ne pouvait pas me fournir une orientation de vie susceptible de me nourrir ult\u00e9rieurement (ce n'\u00e9tait pas une \u00ab profession \u00bb viable ; et ce ne devait pas, dans ma conception peu originale influenc\u00e9e indirectement par le surr\u00e9alisme, \u00eatre une profession du tout ; m\u00eame si cela avait \u00e9t\u00e9 possible, ce qui n'\u00e9tait pas le cas). Mais, plus s\u00e9v\u00e8rement encore, j'en \u00e9tais arriv\u00e9 \u00e0 la conclusion que toutes les \u00e9tudes litt\u00e9raires, pas seulement celle de la litt\u00e9rature fran\u00e7aise, \u00e9taient contradictoires avec la po\u00e9sie comme activit\u00e9 d'invention : une \u00ab explication de texte \u00bb d'un sonnet des _Chim\u00e8res_ dans une classe de \u00ab premi\u00e8re sup\u00e9rieure \u00bb du lyc\u00e9e Louis-le-Grand fut la cause (identifi\u00e9e d'ailleurs _a posteriori_ ) de ce jugement.\n\nEt je m'\u00e9tais dit alors : **je serai math\u00e9maticien !** (\u2192 \u00a7 18.) C'\u00e9tait une id\u00e9e ; seulement une id\u00e9e ; mais ce fut une id\u00e9e soudaine, une id\u00e9e exaltante, bouleversante, illuminative (\u2192 Bif. A). Je n'avais aucune esp\u00e8ce de compr\u00e9hension r\u00e9elle de ce que cela signifiait, des ann\u00e9es ingrates d'un accomplissement laborieux, ni des qualit\u00e9s estim\u00e9es indispensables pour acc\u00e9der, dans cette direction, \u00e0 une reconnaissance, \u00e0 un statut. Je pensais que c'\u00e9tait une pure affaire de d\u00e9cision, comme pour la po\u00e9sie. Je me disais : je serai math\u00e9maticien, de la m\u00eame mani\u00e8re que je m'\u00e9tais dit : je serai po\u00e8te (je savais que je ne l'\u00e9tais pas ; pas encore ; j'esp\u00e9rais le devenir) ; et je le serais, tout simplement parce que je le voulais.\n\nC'\u00e9tait une id\u00e9e sublime. Elle m'\u00e9claira tout un \u00e9t\u00e9. De tr\u00e8s loin.\n\n## 7 J'ai soulign\u00e9 une analogie\n\nJ'ai soulign\u00e9 une analogie : je voulais \u00eatre math\u00e9maticien, comme j'avais voulu \u00eatre po\u00e8te, en vertu d'une d\u00e9cision. Mais il ne s'agissait pas pour moi d'une d\u00e9cision du m\u00eame type. \u00catre po\u00e8te, c'est composer de la po\u00e9sie. C'est, avant tout, composer de la po\u00e9sie. \u00catre po\u00e8te, c'est \u00eatre avant tout po\u00e8te, pas \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d'autre chose, ni secondairement, ni provisoirement, pour un temps. Telles \u00e9taient, du moins, ma conviction et ma d\u00e9cision.\n\nJe ne pouvais donc pas vouloir (encore moins d\u00e9cider de) \u00eatre math\u00e9maticien comme je voulais \u00eatre po\u00e8te, selon les m\u00eames modalit\u00e9s. Je ne voulais donc pas, au moment de ma d\u00e9cision, composer, inventer des math\u00e9matiques.\n\n(\u00c0 vrai dire, je ne savais pas ce que cela pouvait bien signifier. L'institution scolaire, pendant mes ann\u00e9es d'\u00e9tudes, ne donnait aucune id\u00e9e, absolument aucune id\u00e9e de la math\u00e9matique comme discipline en mouvement. Elle apparaissait arr\u00eat\u00e9e : il y avait cela, (telle construction, tel objet, tel calcul) qui se faisait comme cela, qui s'\u00e9tait apparemment toujours fait comme cela, depuis les Grecs, ou presque. R\u00e9soudre un probl\u00e8me math\u00e9matique, c'\u00e9tait aller d'un point, l'\u00e9nonc\u00e9, \u00e0 un autre, la conclusion, pr\u00e9alablement donn\u00e9s tous les deux, et toujours dans le m\u00eame sens : il n'y avait \u00e0 d\u00e9couvrir (et \u00e0 d\u00e9couvrir vite) que le chemin pour y parvenir. Je caricature \u00e0 peine.) (\u2192 \u00a7 20)\n\nOr j'avais d\u00e9cid\u00e9 que je voulais, et voulais seulement comprendre. Non pas comprendre ceci ou cela, tel passage de telle hypoth\u00e8se \u00e0 telle conclusion, telle meilleure mani\u00e8re de conduire un calcul, mais comprendre, sans compl\u00e9ment. D'une lecture, plus ou moins paresseuse, de Descartes, du _Tim\u00e9e_ (l'un des dialogues platoniciens de la biblioth\u00e8que de mon p\u00e8re), de quelques autres bribes philosophiques, d'un vague examen des attendus de la classification des sciences (telle qu'on l'enseignait en classe de \u00ab philosophie \u00bb des lyc\u00e9es), je m'\u00e9tais persuad\u00e9 de la n\u00e9cessit\u00e9 des math\u00e9matiques pour la compr\u00e9hension du monde. J'aurais \u00e9t\u00e9 bien en peine d'expliquer ce que cela voulait dire, sinon que c'\u00e9tait une chose souhaitable, un but que l'on pouvait se fixer, une ambition intellectuellement et moralement estimable. Anachroniquement (par rapport \u00e0 moi-m\u00eame) et un peu pompeusement je pourrais l'articuler ainsi : Dieu, nous a dit Galil\u00e9e, a \u00e9crit le monde en langue math\u00e9matique. Pour comprendre le monde, le d\u00e9chiffrer, il faut conna\u00eetre cette langue. Bon.\n\nJ'en esp\u00e9rais aussi, sans le formuler tr\u00e8s explicitement, des b\u00e9n\u00e9fices indirects pour l'exercice m\u00eame de la po\u00e9sie. Autant j'avais senti l'examen critique, la lecture scolaire du po\u00e8me comme un poison mortel pour la pratique de la po\u00e9sie, id\u00e9e que la d\u00e9couverte des surr\u00e9alistes avait tr\u00e8s t\u00f4t implant\u00e9e en mon esprit, autant la discipline, la rigueur, la s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 du calcul (\u00ab \u00f4 math\u00e9matiques s\u00e9v\u00e8res ! \u00bb) semblaient pouvoir servir d'isolant intellectuel, et m\u00eame de protection (\u2192 \u00a7 22). Persuad\u00e9 de l'h\u00e9t\u00e9rog\u00e9n\u00e9it\u00e9 absolue de ces deux activit\u00e9s, je pensais avoir tout \u00e0 gagner de l'une, la math\u00e9matique, pour d\u00e9fendre l'autonomie irr\u00e9ductible de l'autre, la po\u00e9sie.\n\nIl y avait une autre diff\u00e9rence, dont j'\u00e9tais certes conscient, mais qui au d\u00e9but, au temps de la pure imagination estivale de ma nouvelle voie, me parut \u00eatre un avantage, un profit suppl\u00e9mentaire \u00e0 retirer de ma d\u00e9cision : si je choisissais de nouvelles \u00e9tudes, des \u00e9tudes de math\u00e9matiques, je devrais le faire de mani\u00e8re \u00e0 les poursuivre jusqu'\u00e0 un terme professionnel, qui pouvait peut-\u00eatre m\u00eame n'\u00eatre pas l'enseignement. La po\u00e9sie \u00e9tait une affaire strictement personnelle, mais les math\u00e9matiques \u00e9taient un objet reconnu socialement. Je pourrais non seulement vivre avec, mais vivre par elles (au sens o\u00f9 on emploie l'id\u00e9e de vivre dans l'expression \u00ab gagner sa vie \u00bb).\n\nOr, si l'abord scolaire de la po\u00e9sie et m\u00eame du roman me repoussait (non pas d'ailleurs en soi, id\u00e9e re\u00e7ue mais b\u00eate, mais en me pla\u00e7ant du point de vue de celui qui ne veut pas que lire et \u00e9tudier), plus difficile encore \u00e9tait d'envisager (et les \u00e9tudes litt\u00e9raires n'offraient gu\u00e8re d'autre perspective) de devoir m'y livrer moi-m\u00eame, comme enseignant (la profession la mieux connue de moi, parce que celle de mes parents, et la seule o\u00f9 on pouvait esp\u00e9rer disposer de temps \u00e0 soi). Les math\u00e9matiques se pr\u00e9sent\u00e8rent alors comme une \u00e9vasion. Les enseigner, quand j'en viendrais l\u00e0, serait une activit\u00e9 neutre par rapport \u00e0 la po\u00e9sie.\n\nTelle \u00e9tait la vision \u00e0 la fois exaltante et raisonnable qui m'avait guid\u00e9. \u00c0 l'automne de 1952 je repris le chemin d'un lyc\u00e9e, qui fut le lyc\u00e9e Jacques-Decour \u00e0 Paris, au pied de la butte Montmartre, (anciennement ce coll\u00e8ge Rollin o\u00f9 enseigna St\u00e9phane Mallarm\u00e9), et je p\u00e9n\u00e9trai dans la classe de math\u00e9matiques sup\u00e9rieures d'un ancien condisciple de mon p\u00e8re, un ancien normalien comme lui, de la m\u00eame promotion, Mr Durrix, dit \u00ab le Dur \u00bb, qui avait bien voulu accueillir le \u00ab litt\u00e9raire \u00bb sans r\u00e9f\u00e9rences que j'\u00e9tais. C'\u00e9tait, comme on disait, une \u00ab petite hypotaupe \u00bb, qui ne cherchait pas \u00e0 rivaliser avec les grandes, Saint-Louis, Louis-le-Grand ou Henri-IV, et o\u00f9 le \u00ab climat \u00bb n'\u00e9tait pas trop rude.\n\nAu d\u00e9but, \u00e7a allait.\n\n## 8 Mais pas longtemps.\n\nMais pas longtemps. Je me d\u00e9brouillai assez convenablement pendant la premi\u00e8re ann\u00e9e : mon \u00ab illumination \u00bb de l'\u00e9t\u00e9 \u00e9tait encore proche, la nouveaut\u00e9 de la situation n'avait pas encore perdu de son charme, ni la rigueur scolaire de son \u00e9clat.\n\nMais quand je dis \u00ab convenablement \u00bb je veux dire en math\u00e9matiques. Car je d\u00e9couvris avec une irritation certaine qu'on n'\u00e9tudiait pas que cela. Je m'en doutais bien un peu, puisque ces classes pr\u00e9paraient \u00e0 Polytechnique et autres \u00e9coles d'ing\u00e9nieurs, mais je n'avais pas pr\u00eat\u00e9 suffisamment attention aux implications redoutables de ce fait.\n\nOr j'eus imm\u00e9diatement des difficult\u00e9s avec la physique. Non seulement ma maladresse manuelle \u00e9tait grande, mais une maladresse plus grave, de nature intellectuelle, me paralysa rapidement. Je n'avais pas, _a priori,_ de pr\u00e9vention contre la physique (je ne parle ici que de la discipline scolaire, dans l'\u00e9tat o\u00f9 elle se trouvait enseign\u00e9e vers 1950) ; simplement le sentiment parfaitement non r\u00e9fl\u00e9chi de son caract\u00e8re \u00ab secondaire \u00bb et \u00ab d\u00e9rivatif \u00bb par rapport aux choses s\u00e9rieuses (l'Alg\u00e8bre, l'Analyse). Je ne m'attendais donc pas \u00e0 y rencontrer de difficult\u00e9s particuli\u00e8res ; un peu d'ennui, peut-\u00eatre, envers lequel il faudrait se montrer patient, et magnanime.\n\nCe qui se produisit fut alarmant et inattendu. Certes, tout ce qui \u00e9tait calcul semblait assez simple, une fois les donn\u00e9es physiques traduites en symboles reconnaissables par un \u00eatre dou\u00e9 de raison calculatoire (\u2192 \u00a7 22). Mais je ne savais pratiquement jamais effectuer convenablement cette traduction. J'ai dit pr\u00e9c\u00e9demment que ce qui \u00e9tait demand\u00e9 \u00e0 l'\u00e9l\u00e8ve \u00e9tait d'aller d'un point initial, les donn\u00e9es d'un probl\u00e8me, \u00e0 un point final, la conclusion \u00e0 d\u00e9montrer. J'aurais volontiers effectu\u00e9 ce parcours, mais, dans les probl\u00e8mes de physique scolaire, d'\u00e9lectricit\u00e9 ou d'optique qui m'\u00e9taient propos\u00e9s, j'avais l'impression exasp\u00e9rante que des renseignements implicites, \u00e9vidents pour tout le monde (sauf pour moi !), m'\u00e9taient dissimul\u00e9s, et il m'arrivait souvent de rester un temps ind\u00e9finissable devant l'\u00e9nonc\u00e9, sans savoir par quel bout le prendre. Je me d\u00e9courageai rapidement.\n\nPourquoi, dans ces conditions, avais-je choisi de pers\u00e9v\u00e9rer aussi longtemps dans cette direction ? Apr\u00e8s tout, \u00e0 l'universit\u00e9, pendant l'ann\u00e9e initiale, le certificat de Math\u00e9matiques g\u00e9n\u00e9rales, il n'y avait pas de physique au programme. (La physique, et la m\u00e9canique, autre horreur, attendaient le math\u00e9maticien au tournant, mais plus tard, pendant sa licence.) C'est que la discipline sobre et la r\u00e9gularit\u00e9 des \u00ab pr\u00e9pas \u00bb m'avaient paru indispensables pour quelqu'un qui, comme moi, ne savait rien, ou plus rien de ce qu'il avait appris au lyc\u00e9e.\n\n\u00c0 mesure que l'ann\u00e9e scolaire avan\u00e7ait, j'\u00e9tais en proie \u00e0 l'insatisfaction. Et elle ne venait pas seulement de mes difficult\u00e9s impr\u00e9vues avec la physique, \u00e0 peine compens\u00e9es par l'amusement de la chimie, ou de la catastrophe de ma rencontre avec la g\u00e9om\u00e9trie descriptive, que mon incapacit\u00e9 \u00e0 dessiner rendait f\u00e9rocement r\u00e9barbative. Sa cause \u00e9tait \u00e0 la fois plus indirecte et plus grave, plus g\u00e9n\u00e9rale aussi. Je ne comprenais pas.\n\nJe ne comprenais pas ce que j'\u00e9tais venu essayer de comprendre, \u00e0 savoir :\n\na) ce qu'\u00e9taient les math\u00e9matiques (en un sens \u00e0 la fois absolu et flou du pr\u00e9dicat d'existence) ;\n\nb) comment elles servaient \u00e0 la compr\u00e9hension du monde.\n\nJe questionnais parfois \u00ab le Dur \u00bb, apr\u00e8s la classe (plut\u00f4t indirectement, la question telle que je me la posais \u00e9tait de nature priv\u00e9e). Je cherchais \u00e0 savoir de lui ce qu'il y avait apr\u00e8s, apr\u00e8s le programme de \u00ab sup \u00bb, apr\u00e8s celui de \u00ab sp\u00e9 \u00bb (les \u00ab math\u00e9matiques sp\u00e9ciales \u00bb de la seconde ann\u00e9e). Mais il ne me r\u00e9pondait que vaguement.\n\nIl m'apparaissait que la suite comportait une large dose de \u00ab m\u00eame \u00bb : du calcul int\u00e9gral plus compliqu\u00e9, des \u00e9quations diff\u00e9rentielles plus difficiles, etc., etc., qui servaient certes d'outils indispensables aux mises en forme les plus ambitieuses de la physique, de la cosmologie comme de la fabrication des ponts. Mais si c'\u00e9tait l\u00e0 tout ce qu'on pouvait en attendre, je ne risquais pas d'obtenir un jour la r\u00e9ponse \u00e0 mes interrogations. Je ne voyais pas cela aussi pr\u00e9cis\u00e9ment que je le dis maintenant, mais l'insatisfaction \u00e9tait l\u00e0.\n\nMa deuxi\u00e8me ann\u00e9e fut un d\u00e9sastre. L'impulsion initiale, produit de mon illumination, s'\u00e9tait \u00e9puis\u00e9e. Je cessai de m'imposer le labeur n\u00e9cessaire, qui me parut en fait peu diff\u00e9rent dans son essence de celui des versions ou th\u00e8mes anglais, des dissertations sur Shakespeare ou Milton. M\u00e9diocrement re\u00e7u en \u00ab math-g\u00e9n\u00e9 \u00bb (certificat de Math\u00e9matiques g\u00e9n\u00e9rales), je m'inscrivis en licence (et aussi \u00e0 un dernier certificat d'anglais en vue de l'autre licence, \u00ab Civilisation am\u00e9ricaine \u00bb ; apr\u00e8s tout, peut-\u00eatre faudrait-il que je renonce, que je reconnaisse mon erreur, et revienne en arri\u00e8re). Je p\u00e9n\u00e9trai avec la foule compacte des \u00e9tudiants de CDI dans l'amphith\u00e9\u00e2tre Hermite, y choisis une place peu visible, et, comme beaucoup d'autres, en \u00e9coutant les premiers cours, je ne compris rien.\n\n## 9 Le temps de ce mois de mai change peu \u00e0 peu,\n\nLe temps de ce mois de mai change peu \u00e0 peu, devient de moins en moins semblable \u00e0 mon souvenir hivernal. Les premi\u00e8res heures des jours restent froides, le ciel presque engourdi d'un air froid, liquoreux-glacial, couleur de glace, sa lueur p\u00e9n\u00e9trante venant jusqu'\u00e0 moi sans cesse plus t\u00f4t, malgr\u00e9 l'heure d'\u00e9t\u00e9, par ma fen\u00eatre pourtant voil\u00e9e, s'insinuant sous mes d\u00e9fenses : la lampe, l'\u00e9cran allum\u00e9 devant moi, le silence de la cour vide, de la ville abandonn\u00e9e, plate, immobile.\n\nTr\u00e8s vite, avec le soleil, il fait chaud : une chaleur d'\u00e9t\u00e9, d\u00e9plaisante, sans l\u00e9g\u00e8ret\u00e9. Mais pendant les premi\u00e8res heures de la matin\u00e9e, deux modes d'existence de l'air co\u00efncident, de part et d'autre des fronti\u00e8res de l'ombre : sous les arbres, sur les bancs de pierre nue et lisse du jardin des Tuileries, \u00e0 quelques centim\u00e8tres du gravier m\u00eal\u00e9 de sable balay\u00e9 de chaleur, l'air reste net, froid. Il le reste jusque vers dix, onze heures, avant de fondre au soleil, comme une glace d'entracte, un \u00ab Esquimau \u00bb dans les cin\u00e9mas de jadis, sur les doigts.\n\nLe jardin des Tuileries est en \u00ab r\u00e9fection \u00bb. Dans l'\u00ab all\u00e9e des Feuillants \u00bb on lit :\n\nTravaux de revitalisation des arbres\n\npour d\u00e9compactage profond et superficiel\n\net apport d'engrais.\n\nUn acc\u00e8s de transparence des autorit\u00e9s jardini\u00e8res les a pouss\u00e9es \u00e0 informer les \u00ab lecteurs \u00bb de ce jardin, ceux qui, comme moi ce matin, viennent paresser dans ses pages de marronniers, d'all\u00e9es ombreuses, ponctu\u00e9es de bancs, qu'elles se livrent, sur quelques m\u00e8tres, le long du foss\u00e9, \u00e0 des essais de \u00ab sables tritur\u00e9s \u00bb (m\u00eal\u00e9s de graviers concass\u00e9s), essais destin\u00e9s \u00e0 \u00e9prouver divers m\u00e9langes en vue du choix d\u00e9finitif (choix qui sera effectu\u00e9 selon des crit\u00e8res d'\u00e9lasticit\u00e9, de r\u00e9sistance et, sans aucun doute, de co\u00fbt) de celui qui sera offert aux semelles des pi\u00e9tons et aux pattes des chiens.\n\nIl n'est pas pr\u00e9vu d'associer le public \u00e0 ce choix, o\u00f9 les crit\u00e8res de couleur, de finesse, de grain, de provenance m\u00eame ne joueront, je le crains, aucun r\u00f4le. Des panneaux, que je n'ai encore vu personne lire, pr\u00e9cisent, indications en clair accompagn\u00e9es de chiffres peu interpr\u00e9tables et peu remarqu\u00e9s, comme ceux qu'on peut lire partout dans les rues, au pied des immeubles, sur les plaques d'\u00e9gout, destin\u00e9s aux professionnels du soin des rues, aux pompiers, aux entreprises de terrassement, aux d\u00e9ratiseurs, que sais-je... :\n\nessai no 9\n\nSable blanc quartzite\n\nessai no 6\n\nSable roul\u00e9 de l'Oise\n\nessai no 5\n\nSable ciment couleur blanch\u00e2tre grave laitier\n\nessai no 3\n\n0\/6 de Seine 0\/4 concass\u00e9.\n\nJ'admire.\n\nLe soleil, aid\u00e9 d'un peu de vent, agite des \u00e9tincellements de petites vagues \u00e0 la surface du bassin. Les canards y circulent tr\u00e8s pr\u00e8s du bord. Je suppose que d'une part ils sont ainsi mieux \u00e0 m\u00eame de recueillir les offrandes comestibles des visiteurs, d'autre part qu'ils ne tiennent pas \u00e0 se trouver \u00e0 port\u00e9e des carpes qui font des sauts v\u00e9ritablement dolphinesques et ont une sale gueule. Comme je les comprends.\n\nTout immerg\u00e9 dans la fra\u00eecheur, face au ruissellement d'\u00e9tincelles du bassin, (\u2192 \u00a7 24) je me livre \u00e0 une rumination prospective ; dire que je r\u00e9fl\u00e9chis serait excessif, l'environnement ne s'y pr\u00eate pas. J'ai \u00e9teint mon \u00e9cran de Macintosh LC, quitt\u00e9 ma chambre, march\u00e9 sans me presser jusqu'ici par la rue de Clichy, la Trinit\u00e9, l'Op\u00e9ra, la place Vend\u00f4me, et je me demande comment poursuivre, quel chemin choisir pour avancer demain dans cette agitation du souvenir, cette rem\u00e9moration, cette description, cette explication, cette \u00e9lucidation.\n\nCe qui n'est plus \u00e0 ma port\u00e9e, en tout cas, c'est un renouvellement, un nouveau d\u00e9part, un recommencement absolu. Ce que j'essaye de comprendre, ce que je tourne et retourne r\u00e9flexivement n'est pas de l'inconnu, du neuf, du jamais-vu. Je ne m'efforce ni de d\u00e9couvrir, ni d'inventer, ni de d\u00e9montrer. Je fouille dans le r\u00e9volu, l'irr\u00e9versible ; dans l'oubli.\n\nJe pense \u00e0 ce _pro\u00e8me_ de Dante, aux lignes infiniment s\u00e9ductrices de son d\u00e9but :\n\n**_\u00ab In quella parte del libro della mia memoria, dinanzi a la quale poco si potrebbe leggere, si trova una rubrica, la qual dice : INCIPIT VITA NOVA. \u00bb_**\n\nJ'avais trouv\u00e9 ce mot : Math\u00e9matique. Il m'avait offert, croyais-je, une vie nouvelle. Gr\u00e2ce \u00e0 lui, gr\u00e2ce \u00e0 elle, une _vita nova_ allait commencer, s'ouvrir pour moi. J'avais, ensuite, conclu \u00e0 une illusion.\n\nJe regardais, enfonc\u00e9 contre le mur de l'amphith\u00e9\u00e2tre, non vers le tableau, mais vers l'ext\u00e9rieur nocturne envahi d'une autre illusion, celle de l'image virtuelle de la lumi\u00e8re, des visages, trouble, vaporeuse, suspendue en l'air glac\u00e9. Comment \u00eatre ailleurs ? et o\u00f9 ? Et pourtant, c'\u00e9tait vraiment une vie nouvelle qui allait m'\u00eatre donn\u00e9e. Bien entendu, comme toujours, j'allais l'ignorer, et ne la reconna\u00eetre qu'au moment o\u00f9 je saurais qu'elle avait \u00e9t\u00e9 ; et n'\u00e9tait plus.\n\n# Incises du chapitre 1\n\n## 10 (\u00a7 1) \u00e9chapper \u00e0 la vigilance de l'administrateur de l'institut\n\nIl s'appelait Paul (?) Belgod\u00e8re. C'est-\u00e0-dire qu'il s'appelait pour nous, ses \u00ab ouailles \u00bb, \u00ab Belgod\u00e8re \u00bb. \u00ab Belgod\u00e8re \u00bb \u00e9tait devenu ais\u00e9ment \u00ab belgod\u00e8re \u00bb, sans majuscules, c'est-\u00e0-dire moins la d\u00e9signation d'un individu porteur d'un nom propre que le nom commun d'un symbole administratif ; c'est-\u00e0-dire encore, pour ses adversaires individualistes ou politiques (g\u00e9n\u00e9ralement communistes), l'obstacle principal \u00e0 l'expression de leur imprescriptible libert\u00e9 (pour les uns) ou (pour les autres) le symbole de la fausse neutralit\u00e9, dite \u00ab formelle \u00bb, \u00e9tatique, ind\u00e9pendante en surface, en fait profond\u00e9ment et secr\u00e8tement au service de la bourgeoisie.\n\nIl assumait avec z\u00e8le et enthousiasme ces deux r\u00f4les. Ses r\u00e9actions n'\u00e9taient pas \u00e0 vrai dire proprement politiques. Il \u00e9tait avant tout l'incarnation du b\u00e2timent dont il avait la charge. Il se sentait responsable des horaires des cours, du chauffage, des ampoules \u00e9lectriques, de la propret\u00e9 des toilettes. \u00ab Je suis le seul agr\u00e9g\u00e9 de math\u00e9matiques, nous dit-il un jour fi\u00e8rement, dans un acc\u00e8s de confidences (nous \u00e9tions d\u00e9j\u00e0 de vieux et familiers adversaires) \u00e0 balayer dans les chiottes. \u00bb Nous ne lui oppos\u00e2mes pas l'exemple de ceux qui se livraient \u00e0 des t\u00e2ches semblables dans les arm\u00e9es de la R\u00e9publique (alors mondialement fameuses pour leur utilisation des comp\u00e9tences), puisqu'il ne s'agissait pas de volontaires.\n\nOr il avait affaire \u00e0 forte partie. Car la g\u00e9n\u00e9ration \u00ab bourbakiste \u00bb fut, aussi, une g\u00e9n\u00e9ration turbulente ; d'une turbulence, je dirai, arithm\u00e9tiquement conditionn\u00e9e : l'IHP d\u00e9bordait de partout. Et \u00ab belgod\u00e8re \u00bb, selon sa \u00ab PSA \u00bb (\u00ab philosophie spontan\u00e9e de l'administrateur \u00bb), aurait voulu des \u00e9tudiants quasi immat\u00e9riels, incolores, inodores et sans saveur ; bref, qu'ils ne soient, comme les enfants selon la conception victorienne, \u00ab neither seen nor heard \u00bb dans les lieux.\n\nIl n'\u00e9tait donc pas plus un nom propre que \u00ab choquet \u00bb mais, n'\u00e9tant pas prot\u00e9g\u00e9 par la fonction professorale, il n'\u00e9chappa ni \u00e0 notre hostilit\u00e9 ni \u00e0 nos insolences. Il passait une \u00e9norme partie de son temps \u00e0 guetter nos transgressions, y r\u00e9pondant par des brimades, nous expulsant et fermant \u00e0 clef des salles inemploy\u00e9es, nous interdisant ainsi l'usage des tableaux noirs et craies tranquilles qu'elles nous offraient, loin du brouhaha surpeupl\u00e9 de l'unique \u00ab Salle des \u00e9tudiants \u00bb, totalement inadapt\u00e9e \u00e0 nos effectifs, veillant tel le chien des Enfers antiques \u00e0 la porte de la Biblioth\u00e8que pour en r\u00e9server l'entr\u00e9e aux professeurs et chercheurs. Cette situation n'a rien d'exceptionnel : simple pr\u00e9figuration de ce qui bient\u00f4t allait \u00eatre le sort commun dans la quasi-totalit\u00e9 des \u00e9tablissements universitaires (et durait encore, quand je l'ai quitt\u00e9e en 1991, dans l'universit\u00e9 de Paris-X Nanterre), avec cette simple diff\u00e9rence qu'apr\u00e8s 1968 il n'y eut plus nulle part de \u00ab belgod\u00e8re \u00bb pour s'efforcer d'y maintenir un semblant d'ordre.\n\nAu moment le plus chaud de la lutte certains lanc\u00e8rent m\u00eame, s'inspirant d'\u00e9v\u00e9nements contemporains, le mot d'ordre caract\u00e9ristique de \u00ab d\u00e9belgod\u00e9risation de l'IHP \u00bb.\n\nCe furent certainement pour lui de dures ann\u00e9es. Pourtant, le d\u00e9part subit des hordes de barbares pour les p\u00e2turages plus verts de \u00ab jussieu \u00bb ne sembla pas lui apporter la s\u00e9r\u00e9nit\u00e9. Car si les couloirs et les amphis redevinrent propres, il n'y eut plus gu\u00e8re d'occasion de les d\u00e9fendre contre les envahissements et les d\u00e9bris. Avec le temps, dans les derni\u00e8res ann\u00e9es de sa vie (il ne quitta jamais l'institut), sans doute mais pas uniquement parce que nous \u00e9tions devenus des enseignants respectables, la vieille hostilit\u00e9, qui avait \u00e9t\u00e9 de sa part toujours \u00ab g\u00e9n\u00e9rique \u00bb, impersonnelle, avait fait place \u00e0 une sorte de reconnaissance bourrue pour ceux qui continuaient \u00e0 venir dans ces lieux sacr\u00e9s. Bien volontiers il nous ouvrait les salles, v\u00e9rifiait la propret\u00e9 des tableaux, la pr\u00e9sence de craie et de chiffons. Mais on sentait qu'il \u00e9tait bien proche de nous dire : \u00ab dans l'IHP d\u00e9sert quel devint mon ennui \u00bb.\n\n## 11 (\u00a7 2) Du pass\u00e9 (math\u00e9matique) on avait fait, apparemment, table rase\n\nPour beaucoup, et d'une mani\u00e8re plus ou moins r\u00e9fl\u00e9chie, le \u00ab bourbakisme \u00bb semblait (largement \u00e0 tort, bien entendu, mais pour ne pas \u00eatre tent\u00e9 par cette interpr\u00e9tation il aurait fallu \u00eatre plus savant (et d'ailleurs certaines \u00ab exag\u00e9rations \u00bb des ma\u00eetres, comme le c\u00e9l\u00e8bre cri de Jean Dieudonn\u00e9 sautant sur place de toute sa hauteur lourde (disait la l\u00e9gende peut-\u00eatre apocryphe), tel un lanceur de marteau aux jeux Olympiques, sur l'estrade d'un congr\u00e8s de l'APM, l'Association des professeurs de math\u00e9matiques, et lan\u00e7ant un tonitruant \u00ab \u00c0 bas Euclide ! \u00bb, rendaient ce glissement fort vraisemblable)), semblait, dis-je, ruiner l'\u00e9difice de toutes les math\u00e9matiques ant\u00e9rieures et reb\u00e2tir un \u00e9difice enti\u00e8rement neuf. \u00ab Le monde \u00e0 bas, je le b\u00e2tis plus beau ! \u00bb\n\nEt, bien s\u00fbr, on ne pouvait alors qu'\u00eatre frapp\u00e9 d'une analogie avec une autre \u00ab th\u00e9orie de la table rase \u00bb, celle des r\u00e9volutionnaires, telle qu'elle s'exprime dans un couplet de l' _Internationale_ : \u00ab Du pass\u00e9 faisons table rase\/... le monde va changer de base. \u00bb Sur la table rase des anciennes mani\u00e8res de calculer et de d\u00e9duire, le monde math\u00e9matique, tel le (et en pr\u00e9figuration du) monde \u00ab r\u00e9el \u00bb, allait recommencer. C'\u00e9tait une perspective exaltante, et surtout bien moins lointaine que l'autre, la politique.\n\nIl apparaissait aussi, dans cette interpr\u00e9tation \u2013 et le d\u00e9sarroi des \u00ab anciens \u00bb de l'amphi ou les visages perplexes, les r\u00e9ticences, les sarcasmes m\u00eame de certains math\u00e9maticiens des g\u00e9n\u00e9rations ant\u00e9rieures le confirmaient abondamment \u2013, que faire le choix \u00ab r\u00e9volutionnaire \u00bb en math\u00e9matique mettait d'embl\u00e9e sur une sorte de \u00ab voie royale \u00bb (celle dont un successeur des pharaons s'\u00e9tait entendu avertir autrefois, dit-on, qu'elle n'existe pas en ce domaine). On irait plus loin et plus vite, on atteindrait plus ais\u00e9ment les grands secrets, on en d\u00e9couvrirait peut-\u00eatre, dans quelque r\u00e9gion non encore illumin\u00e9e du paradis ensembliste, ce paradis cr\u00e9\u00e9 pour nous math\u00e9maticiens, selon le mot de Hilbert, par Cantor, dont \u00ab nul ne nous d\u00e9logerait \u00bb jamais, et dont l'archange Bourbaki dessinait avec rigueur les cartes. \u00ab Nous ne sommes rien, soyons tout ! \u00bb\n\nEn ce qui me concerne, un autre parall\u00e9lisme encore s'imposait, fallacieux \u00e9galement, mais je n'allais le d\u00e9couvrir que beaucoup plus tard. Et celui-l\u00e0 \u00e9tait en fait parfaitement explicite : la r\u00e9volution (politique), l'esprit r\u00e9volutionnaire avaient eu leurs analogues aussi dans la po\u00e9sie : c'est ce qu'avait \u00e9nonc\u00e9 explicitement le mouvement surr\u00e9aliste.\n\nEn po\u00e9sie aussi, le monde ancien avait \u00e9t\u00e9 mis \u00e0 bas. La libert\u00e9 avait triomph\u00e9. L'illumination moderniste avait, \u00e0 la suite des r\u00e9volutionnaires de la fin du si\u00e8cle pass\u00e9, mis fin aux formes d\u00e9pass\u00e9es et r\u00e9actionnaires de la tradition vieillie. C'est une id\u00e9e qu'on trouve encore, sous une forme burlesque, dans la th\u00e9orie, bien oubli\u00e9e depuis, due \u00e0 Julia Kristeva, de la \u00ab R\u00e9volution du LP (le langage po\u00e9tique) \u00bb. D'o\u00f9 la \u00ab moyenne proportionnelle \u00bb \u00e9vidente : le vers libre est \u00e0 l'axiomatique ensembliste ce que la g\u00e9om\u00e9trie euclidienne est \u00e0 l'alexandrin.\n\n(Je ne cacherai pas qu'une contradiction \u00e9vidente apparaissait alors dans cette belle perspective triangulaire : r\u00e9volution-math\u00e9matique-po\u00e9sie. Car Aragon, dont l'autorit\u00e9 politico-po\u00e9tique \u00e9tait grande dans mon entourage, pr\u00e9conisait au m\u00eame moment le retour au vers traditionnel (s'\u00e9tant remis lui-m\u00eame, d\u00e8s 1939, \u00e0 pratiquer particuli\u00e8rement le dod\u00e9caphone). Il ordonnait l'emploi des seules mesures \u00ab vraiment rythm\u00e9(es), vraiment compt\u00e9(es) \u00bb (comme \u00e9crivait Eluard vers la fin de sa vie), pratiquant, lui, la m\u00e9thode Cou\u00e9. Il s'agissait d'un alexandrin post-rimbaldien et post-apollinarien, certes, mais quand m\u00eame ! Je ne savais comment me d\u00e9p\u00eatrer de ces difficult\u00e9s \u00ab th\u00e9oriques \u00bb, sans renoncer \u00e0 une exigence exacerb\u00e9e de coh\u00e9rence.)\n\n## 12 (\u00a7 3) \u00abalpha point alpha point alpha alpha point point point \u00bb\n\nCette expression n'est que la forme incompr\u00e9hensible (pour cause de non-familiarit\u00e9) d'un objet en fait assez simple. Il s'agit de la repr\u00e9sentation d'une abstraction, une abstraction nomm\u00e9 \u00ab arbre \u00bb. L'objet formel \u00ab arbre \u00bb n'a en fait pas de tronc, seulement des n\u0153uds de branches (not\u00e9s par des points) et des branches (qui sont des segments de droites), se terminant par d'autres points (des n\u0153uds de branches possibles mais sans branches, vides de branches) ; ce sont les \u00ab feuilles \u00bb. L'expression cit\u00e9e est un arbre en ce sens, dont la figuration \u00ab g\u00e9om\u00e9trique \u00bb serait :\n\nFig. 2\n\nOn remarquera que la convention, partag\u00e9e par les linguistes, les informaticiens et les quelques math\u00e9maticiens qui s'y int\u00e9ressent, am\u00e8ne \u00e0 dessiner les arbres comme orient\u00e9s vers le bas, racine en l'air, \u00e0 l'envers en somme. \u00c9trange !\n\nConsid\u00e9rant les \u00ab points \u00bb de la notation comme des objets singuliers pleins, ind\u00e9composables, dont il n'y a rien d'autre \u00e0 savoir que leur singularit\u00e9 isolable, qui les rend indiscernables, on peut interpr\u00e9ter l'arbre, \u00ab alg\u00e9briquement \u00bb, comme une superposition de groupements, le symbole du groupement \u00e9tant d\u00e9sign\u00e9 par \u00ab alpha \u00bb. \u00ab Alpha point point \u00bb signifie le groupement compos\u00e9 de deux \u00ab points \u00bb, et c'est un arbre particuli\u00e8rement simple, \u00e0 deux branches, deux feuilles (nomm\u00e9es \u00ab points \u00bb) et un n\u0153ud, nomm\u00e9 \u00ab alpha \u00bb.\n\nFig. 3\n\nOn peut ensuite grouper les groupements eux-m\u00eames, les superposer, en conservant toujours la condition d'un unique mode de groupement, par deux toujours, toujours du m\u00eame \u00ab nom \u00bb. Cela revient \u00e0 prendre les feuilles de l'arbre \u00e9l\u00e9mentaire ci-dessus comme les n\u0153uds d'un nouvel arbre :\n\nFig. 4\n\nL'esp\u00e8ce d'arbres ainsi construite, dont l'arbre \u00e9tudi\u00e9 fait partie, est celle des arbres \u00ab binaires \u00bb. Dans l'interpr\u00e9tation en \u00ab groupements \u00bb on parle de \u00ab parenth\u00e9sages \u00bb ; ce sont des \u00ab parenth\u00e9sages binaires \u00bb. (On pourrait mettre les points ou les groupements d\u00e9j\u00e0 parenth\u00e9s\u00e9s eux-m\u00eames entre de nouvelles parenth\u00e8ses. L'assemblage de symboles :\n\n**\u00ab alpha point alpha point alpha alpha point point point \u00bb**\n\nse traduirait, \u00e9crit parenth\u00e9tiquement, ainsi :\n\n(.(.((..).)))\n\nL'\u00e9criture choisie, dite \u00ab \u00e9criture polonaise \u00bb, est plus \u00ab \u00e9conomique \u00bb en symboles (et en dimensions : elle n'est pas \u00ab planaire \u00bb comme la repr\u00e9sentation g\u00e9om\u00e9trique, mais lin\u00e9aire, comme l'\u00e9criture ordinaire). On n'\u00e9crit que les \u00ab parenth\u00e8ses ouvrantes \u00bb. La place de leur fermeture est alors uniquement d\u00e9termin\u00e9e. On peut envisager des parenth\u00e9sages (et arbres) ternaires, n-aires m\u00eame, avec plusieurs sortes de points, plusieurs sortes de mani\u00e8res de grouper, plusieurs noms d'embranchements...\n\nSi on interpr\u00e8te alors la g\u00e9om\u00e9trie des arborescences, en la projetant sur la feuille, comme une cartographie, l'\u00e9criture en alphas et points appara\u00eet donc comme une \u00e9criture strictement lin\u00e9aire, strictement orient\u00e9e, une traduction sans retours, sans m\u00e9moire, d'une figure en arbres. Elle entretient donc un rapport analogique avec la mani\u00e8re de noter lin\u00e9airement que j'emploie dans ce livre, qui soumet aux exigences de l'objet imprim\u00e9 et de sa lecture la cartographie en partie arborescente du r\u00e9cit. (Une diff\u00e9rence \u00e9tant que la g\u00e9om\u00e9trie des arbres n'admet aucun de ces retours que s'autorise la prose : aucune branche de l'arbre ne revient \u00e0 son point de d\u00e9part, pour s'autogreffer ; il n'y a pas de \u00ab boucle \u00bb.)\n\n## 13 (\u00a7 3) une autre porte, tout en bas, \u00e0 gauche cette fois du tableau\n\nUn samedi matin de ce m\u00eame mois j'ai eu soudain envie de revoir les lieux que j'\u00e9tais en train d'\u00e9voquer dans ce chapitre. J'ai descendu la rue d'Amsterdam jusqu'\u00e0 Saint-Lazare, pris un autobus 27 \u00e0 deux wagons (pas, h\u00e9las, \u00e0 deux \u00e9tages), montant \u00e0 l'arri\u00e8re m'asseoir sur une des deux banquettes \u00e0 trois places qui se font face \u00e0 l'avant de ce wagon-l\u00e0 (la plus proche de la porte, et \u00e0 la place qui est, des trois, \u00e9galement la plus proche de la porte), et je suis descendu, dans la rue Gay-Lussac, \u00e0 l'arr\u00eat le plus favorable, devant l'Institut hispanique, de l'autre c\u00f4t\u00e9 de la rue dans ce sens-l\u00e0.\n\nMais j'\u00e9tais venu jusque-l\u00e0 en vain (c'est pourquoi je me venge de cette d\u00e9convenue en l'introduisant dans cette incise). L'acc\u00e8s \u00e0 l'IHP \u00e9tait impossible : toutes les grilles \u00e9taient ferm\u00e9es.\n\nJ'ai fait le tour lentement, par la rue Pierre-et-Marie-Curie, la rue d'Ulm (examinant au passage l'\u00e9tat actuel de l'ancien caf\u00e9 \u00ab Plantin \u00bb (fort prosp\u00e8re)). La voie d'acc\u00e8s automobile \u00e9tait ouverte pour cause de travaux, et j'aurais pu entrer par l\u00e0, mais \u00e0 quoi bon, puisque l'IHP lui-m\u00eame \u00e9tait sans aucun doute ferm\u00e9 aussi.\n\nJ'insisterai sur le fait que je n'ai pas fait cette tentative de retour sur les \u00ab lieux du crime \u00bb avant de les avoir d\u00e9crits (je dis \u00ab retour sur les lieux du crime \u00bb pour tous semblables p\u00e8lerinages parce qu'ils s'accompagnent presque toujours d'un vague sentiment de culpabilit\u00e9 ; comme si je m'attendais toujours \u00e0 y \u00eatre contredit par le pr\u00e9sent, et qu'en m\u00eame temps je me sentais responsable des contradictions survenues dans mes souvenirs).\n\nJe me soumets, aussi scrupuleusement que possible, \u00e0 l'engagement de v\u00e9ridicit\u00e9 que j'ai pris d\u00e8s le commencement de mon entreprise (et respect\u00e9 dans les deux volumes (branches) d\u00e9j\u00e0 publi\u00e9(e)s). La v\u00e9rit\u00e9 du souvenir n'est pas la v\u00e9rit\u00e9 de la conformit\u00e9 du souvenir avec les choses souvenues.\n\nJe suis revenu en semaine. Tout \u00e9tait ouvert, mais vide : une absence fantomatique d'activit\u00e9s. Je suis quand m\u00eame all\u00e9 jusqu'au bout du couloir central (les salles de cours \u00e0 gauche ont disparu, remplac\u00e9es par des bureaux). J'ai ouvert la porte de l'amphi. Les commandes des mouvements du tableau \u00e9tait plac\u00e9es en bas \u00e0 droite (mais peut-\u00eatre est-ce l\u00e0 une modification relativement r\u00e9cente). Le reste sans surprise.\n\n## 14 (\u00a7 4 ) un livre est l'autobiographie de son titre\n\nSi un livre est autobiographie de son titre, qu'en est-il sp\u00e9cifiquement de celui-ci, **'Math\u00e9matique :'** , qui couvre, avec une \u00e9vidente d\u00e9sinvolture, bien autre chose que ce qu'il semblerait annoncer ? Admettons l'analogie, propos\u00e9e par cet aphorisme d\u00e9riv\u00e9 de Stein, entre le d\u00e9ploiement, le d\u00e9roulement du livre \u00e0 partir de son nom, le titre et le r\u00e9cit autobiographique. Si je lis sur une couverture _David Copperfield,_ je m'attends, il est vrai, \u00e0 ce que le roman me raconte la vie de David Copperfield ; et, comme le livre est identifiable ainsi, par ce nom, et n'a pas d'autre existence mat\u00e9rielle, c'est bien de la vie de ce \u00ab David Copperfield \u00bb, dont le nom fait le titre du livre, que le livre parle. Admettons encore que, m\u00e9taphoriquement, \u00e0 la math\u00e9matique puisse \u00eatre donn\u00e9e un statut semblable (il y a deux diff\u00e9rences, que je n\u00e9glige : dans le roman de Dickens, le nom de David Copperfield n'est pas suivi de \u00ab deux points \u00bb \u2013 il n'est pas pris entre deux ' '), il reste \u00e0 se demander : de quelle vie de la math\u00e9matique s'agit-il ?\n\nIl ne s'agira pas, principalement, de la vie de la math\u00e9matique dans la mienne. Il ne s'agira pas, principalement, d'une sous-histoire de mon histoire, de cette partie de l'histoire (au sens large) qui englobe ma d\u00e9couverte d'une certaine id\u00e9e de la math\u00e9matique, ni de l'influence que cette d\u00e9couverte a eue sur les circonstances de ma vie. Mais seulement de ce qui, dans ces circonstances, m\u00e9rite mention, sous la vis\u00e9e d'une entreprise que je note **Projet**. Il s'agit de ce **Projet,** principalement.\n\nLe livre qu'est cette branche trois du **'grand incendie de londres'** fait partie de ce que **'le grand incendie de londres'** est, en partie (en partie seulement d'ailleurs, car il n'est pas que cela ; et n'est certainement pas principalement cela, en tout cas pas directement), de ce qu'il est conform\u00e9ment \u00e0 son titre, c'est-\u00e0-dire une biographie de ce que je d\u00e9signe par **Projet** (ou autobiographie, si on veut, mais seulement au sens banal o\u00f9 il s'agit de mon projet, regard\u00e9 et racont\u00e9 par moi).\n\nIl y a donc un embo\u00eetement, un plongement, un _embedding_ : La math\u00e9matique appara\u00eet, p\u00e9n\u00e8tre, pr\u00e9domine, puis recule dans ma vie, mais principalement en tant qu'elle joue (p\u00e9n\u00e8tre, pr\u00e9domine provisoirement, puis recule) dans la conception et articulation du **Projet**. Et le r\u00e9cit de cet embo\u00eetement commande et justifie, si tant est que quoi que ce soit de ceci soit justifiable, l'embo\u00eetement d'une branche intitul\u00e9e **'Math\u00e9matique :'** parmi les x branches programmatiques d'un r\u00e9cit, ayant \u00e0 voir avec le **Projet** (et partiellement ayant \u00e0 voir avec lui de mani\u00e8re \u00ab biographique \u00bb). Elle en raconte les pr\u00e9mices (et pr\u00e9misses).\n\nCe qui implique deux choses : la premi\u00e8re, que le titre de cette branche n'est pas Math\u00e9matique mais **'Math\u00e9matique :'** , c'est-\u00e0-dire en situation de d\u00e9pendance et de \u00ab boitement \u00bb (substantif hybride des actions de boiter et d'embo\u00eeter) par rapport au titre qui n'est pas le sien ; la d\u00e9pendance \u00e9tant exprim\u00e9e, signifi\u00e9e de mani\u00e8re citationnelle, et le \u00ab boitement \u00bb \u00e9voqu\u00e9 par l'adjonction du signe de ponctuation ! ;\n\nla deuxi\u00e8me, que ce rapport de d\u00e9pendance et de boitement renvoie de fa\u00e7on \u00e9vidente au rapport de d\u00e9pendance et de boitement qui existe entre **'le grand incendie de londres'** (titre g\u00e9n\u00e9ral de ce que j'\u00e9cris) et **Le Grand Incendie de Londres** , le roman que je n'ai pas \u00e9crit, n\u00e9 et mort avec le **Projet**. (\u2192 branches un et deux ; branche un surtout) (Ajout\u00e9 en 1995 : Je signalerai enfin que, pour des raisons ind\u00e9pendantes de ma volont\u00e9 (un blocage insurmontable de plus d'une ann\u00e9e), le pr\u00e9sent volume ne repr\u00e9sente que la premi\u00e8re partie de cette troisi\u00e8me branche.)\n\n## 15 (\u00a7 4) ces images entrelac\u00e9es se sont pr\u00e9sent\u00e9es en r\u00e9ponse \u00e0 une d\u00e9cision narrative.\n\nToute d\u00e9cision narrative, tout commencement de raconter met n\u00e9cessairement en mouvement la m\u00e9moire : en un mouvement d\u00e9sordonn\u00e9, une prolif\u00e9ration impr\u00e9cise, une d\u00e9bauche, pas m\u00eame d'images, mais de bribes et \u00e9bauches d'images. Il s'y produit, quasi instantan\u00e9ment, quelque chose comme une explosion de temps. (Dans le magma de d\u00e9buts d'images surgies \u00e0 l'instant du mouvement de souvenirs que je viens de susciter pour m'avancer dans cette incise, je d\u00e9coupe une m\u00e9taphore : \u00ab explosion de temps \u00bb. Elle tente de saisir, en un condens\u00e9 de langue, un principe de transition. Une violence de souvenirs offre du temps, du temps chaotique, mais pass\u00e9. Il m'\u00e9tait apparu, pour repr\u00e9senter cela (il vient juste de m'appara\u00eetre) un vers : **_\u00ab Les explosions du temps, fruits toujours m\u00fbrs pour la m\u00e9moire\/ \u00bb_** ).\n\nChaque tentative volontaire de susciter le pass\u00e9, si elle ne se heurte pas \u00e0 une grisaille molle, affronte de telles \u00ab explosions \u00bb. Le pr\u00e9l\u00e8vement d'images, le d\u00e9p\u00f4t de phrases qui assurent la visibilit\u00e9 narrative des visions associ\u00e9es au pr\u00e9sent int\u00e9rieur ne font pas que les ma\u00eetriser, comprimer, contr\u00f4ler, ralentir. Les arr\u00eats sur images, les phrases s'efforcent d'apprivoiser l'enchev\u00eatrement hirsute des souvenirs, de le rendre manipulable pour le r\u00e9cit, de le convertir en entrelacement de pictions stables et d\u00e9finies. J'invente un jeu de m\u00e9moire (ici un jeu d\u00e9lib\u00e9r\u00e9).\n\nDans cette branche comme dans les deux pr\u00e9c\u00e9dentes, je m'efforce de rester absolument fid\u00e8le \u00e0 ce donn\u00e9 des souvenirs ; un donn\u00e9 qui ne peut \u00eatre, lui, que tr\u00e8s partiellement fid\u00e8le aux souvenirs eux-m\u00eames : la moindre attention aux processus d'observation du ph\u00e9nom\u00e8ne de rem\u00e9moration me montre que l'appareil d'investigation que je suis forc\u00e9 d'utiliser, le regard conscient, son insistance, sa fixit\u00e9 et sa lenteur, aid\u00e9 de l'outil de la langue, est encore moins s\u00e9parable de son objet que le fait physique \u00ab quantique \u00bb des dispositifs mat\u00e9riels, des protocoles de sa mesure comme de la logique interne de sa d\u00e9finition. (Je ne suppose pas pour autant la moindre influence physique que ce soit de mon regard observateur sur le syst\u00e8me observ\u00e9 des souvenirs. Le langage est l'appareil d'observation de la m\u00e9moire. \u00c0 travers lui je me d\u00e9finis comme son observateur local.)\n\nMais la strat\u00e9gie de fonctionnement du jeu de m\u00e9moire s'oppose d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment \u00e0 celle que j'ai utilis\u00e9e dans la branche deux, dont le titre est **La Boucle**. J'avais alors mis en sc\u00e8ne de prose une s\u00e9quence d'images-m\u00e9moire, des jeux locaux de m\u00e9moire contraints seulement par des bornes chronologiques, qui constituaient un point de d\u00e9part ant\u00e9rieur \u00e0 la construction narrative, qui se contentait, elle, de les suivre, plus ou moins s\u00e9quentiellement.\n\nLa d\u00e9marche, dans la branche pr\u00e9sente, est inverse. Je vais chercher volontairement les images-m\u00e9moire ad\u00e9quates au sujet, et des faisceaux de telles images fortement corr\u00e9l\u00e9es (dans leur s\u00e9mantique comme dans leur chronologie), pour les faire servir \u00e0 l'avanc\u00e9e dans la voie d'un d\u00e9ploiement : celui du **'grand incendie de londres'** dans son ensemble, qui doit satisfaire \u00e0 une d\u00e9finition, d\u00e9cid\u00e9e bien que laiss\u00e9e implicite, et satisfaire aussi, branche apr\u00e8s branche, \u00e0 un aspect particulier de cette d\u00e9finition.\n\nIl s'ensuit que j'\u00e9monde volontiers les v\u00e9g\u00e9tations excessives au regard de mon intention qui poussent dans les arborescences d'images quand elles r\u00e9pondent \u00e0 mon appel. Je ne les modifie pas, ce serait contraire \u00e0 l'\u00e9thique auto-impos\u00e9e de mon livre, je les simplifie. Je les colore d'un sens sinon consciemment anachronique, du moins pr\u00eat \u00e0 ce risque, introduit en elles au futur ant\u00e9rieur, \u00e0 partir du futur de la narration, o\u00f9 elles en rencontreront d'autres, pour ce que je nomme un entrelacement.\n\n## 16 (\u00a7 5) les rectangles, carr\u00e9s et diagonales que trace Socrate dans le M\u00e9non\n\n _(Entrent monsieur M\u00e9non, Socrate et le Petit.)_\n\nMonsieur M\u00e9non (M.). \u2013 Toi, viens ici.\n\nSocrate (S.). \u2013 \u00d4te-moi d'un doute. Conna\u00eet-il bien le grec ?\n\nM. \u2013 Oui, bien s\u00fbr, il est n\u00e9 dans ma maison.\n\nLe Petit (P.). \u2013 Efkharisto poli. Touristiki to phageton.\n\nS. \u2013 Fais bien attention. Vois s'il anamn\u00e8se ou s'il apprend de moi.\n\nM. \u2013 Je ferai attention.\n\nS. \u2013 Dis-moi, petit, sais-tu que ceci est un espace \u00e0 quatre c\u00f4t\u00e9s ?\n\nP. \u2013 Je le sais.\n\nS. \u2013 Sais-tu qu'en cet espace ces c\u00f4t\u00e9s, qui sont quatre, sont \u00e9gaux ? Sais-tu que leurs longueurs ont la m\u00eame vertu, sont de m\u00eame mesure et compte, le sais-tu ?\n\nP. \u2013 Peut-\u00eatre.\n\nS. \u2013 Et que ces lignes qui passent par le milieu sont aussi \u00e9gales ?\n\nP. \u2013 Oui, Socrate.\n\nS. \u2013 Un tel espace ne pourrait-il pas \u00eatre plus grand, ou plus petit ? Parle sans t'\u00e9mouvoir.\n\nP. \u2013 Je suis jeune, il est vrai, mais aux \u00e2mes bien n\u00e9es, la valeur n'attend pas le nombre des ann\u00e9es. Je r\u00e9ponds : Oui.\n\nS. \u2013 Si ce c\u00f4t\u00e9 a deux pieds de long et ce c\u00f4t\u00e9-l\u00e0 aussi, combien de pieds aura le tout ?\n\nP. \u2013 ?\n\nS. \u2013 Mettons la chose autrement. S'il y avait deux pieds dans cette direction et seulement un dans celle-l\u00e0, l'espace ne serait-il pas d'une fois deux pieds ?\n\nP. \u2013 Sans doute.\n\nS. \u2013 Mais puisqu'il y a deux pieds l\u00e0 aussi, est-ce que \u00e7a ne fait pas, disons, deux fois deux ?\n\nP. \u2013 Tu parles d'or, \u00f4 Socrate.\n\nS. \u2013 Et combien \u00e7a fait, deux fois deux ? Calcule, et dis-le-moi.\n\nP. \u2013 \u00c0 quatre pas d'ici je te le fais savoir.\n\nS. \u2013 Ne pourrait-on pas dessiner un espace double de celui-ci mais semblable, avec tous ses c\u00f4t\u00e9s \u00e9gaux, tout comme celui-ci ?\n\nP. \u2013 Certes.\n\nS. \u2013 Et il aura combien de pieds ?\n\nP. \u2013 Huit.\n\nS. \u2013 Essaye de me dire de quelle longueur sera chacun de ses c\u00f4t\u00e9s. Cet espace a un c\u00f4t\u00e9 de deux pieds. Quel sera le c\u00f4t\u00e9 de l'espace double ?\n\nP. \u2013 Double.\n\nS. \u2013 Note, M\u00e9non, que je ne lui enseigne rien, je ne fais que lui poser des questions. En ce moment, il croit conna\u00eetre la longueur du c\u00f4t\u00e9 de l'espace de huit pieds. Ne le croit-il pas ?\n\nM. \u2013 Mais oui.\n\nS. \u2013 Il le croit. Mais le sait-il ?\n\nM. \u2013 Mais non. Il croit que cette ligne a deux fois la longueur de l'autre.\n\nS. \u2013 Bon, maintenant tu vas le voir commencer \u00e0 anamn\u00e9ser, se ressouvenir des choses dans l'ordre, comme on doit se ressouvenir.\n\nTu dis qu'un c\u00f4t\u00e9 double produit un espace double ?\n\nP. \u2013 Je le dis.\n\nS. \u2013 Je parle d'un espace comme celui-ci, pas un espace long dans un sens et court dans l'autre, comme celui-l\u00e0, mais un espace \u00e9gal dans tous les sens, et de huit pieds de mesure. T'obstines-tu ?\n\nP. \u2013 Je m'obstine. Oui, tout autre que moi, au seul bruit de ton nom pourrait trembler d'effroi ; les palmes dont je vois ta t\u00eate si couverte semblent porter \u00e9crit le destin de ma perte. J'attaque en t\u00e9m\u00e9raire un bras toujours vainqueur. Mais j'aurai cette force, ayant assez de c\u0153ur.\n\nS. \u2013 J'admire ton courage et je plains ta jeunesse. Aurons-nous une ligne double si nous en ajoutons une de m\u00eame longueur \u00e0 la suite ?\n\nP. \u2013 Nous l'aurons, je l'admets.\n\nS. \u2013 Et c'est sur cette ligne n'est-ce pas que nous obtiendrons l'espace de huit pieds en en construisant quatre \u00e9gales ? Tra\u00e7ons donc ces quatre lignes, en prenant la premi\u00e8re pour mod\u00e8le. N'est-ce pas ainsi qu'on obtiendra l'espace de huit pieds ?\n\nP. \u2013 Hum !\n\nS. \u2013 Mais cet espace-l\u00e0 ne contient-il pas ces quatre espaces-ci, dont chacun est \u00e9gal au premier ?\n\nP. \u2013 Je ne saurais le nier.\n\nS. \u2013 Quelle est donc sa taille ? N'est-elle pas quatre fois plus grande ?\n\nP. \u2013 _(Il se tait.)_\n\nS. \u2013 Deux fois, est-ce la m\u00eame chose que quatre fois ?\n\nP. \u2013 Non, par Zeus !\n\nS. \u2013 Elle est quoi alors ?\n\nP. \u2013 _Tetraplasion_.\n\nS. \u2013 Ainsi, doubler le c\u00f4t\u00e9 ne nous a pas donn\u00e9 un espace double, mais un quadruple ?\n\nP. \u2013 _(Il se tait.)_\n\nS. \u2013 Et quatre fois quatre font seize, n'est-ce pas ?\n\nP. \u2013 Perc\u00e9 jusques au fond du c\u0153ur\/ D'une atteinte impr\u00e9vue aussi bien que mortelle\/ Je demeure immobile et mon \u00e2me abattue\/ C\u00e8de au coup qui me tue.\n\n...\n\nMais le r\u00f4le qui nous \u00e9tait assign\u00e9 n'\u00e9tait gu\u00e8re diff\u00e9rent, en fait, de celui attribu\u00e9 au \u00ab petit \u00bb, interlocuteur de Socrate dans le dialogue. La simplicit\u00e9 apparente, la \u00ab trivialit\u00e9 \u00bb de surface des figures ensemblistes propos\u00e9es dissimulait une v\u00e9rit\u00e9 profonde. Une \u00ab c\u00e9l\u00e8bre \u00bb erreur de Lebesgue ayant suppos\u00e9, faussement, que \u00ab l'image par une application d'une intersection est l'intersection des images \u00bb servait de parabole. Sans la th\u00e9orie des ensembles nous risquions de tomber, nous aussi, dans les m\u00eames erreurs ; ou d'en commettre de bien pires. Si, comme le Petit dans la parabole platonicienne, nous nous laissions aller \u00e0 notre intuition, ce serait la catastrophe. Nous nous imaginerions poss\u00e9der le savoir, mais ce savoir, notre petit savoir conscient, ne serait qu'illusion, ne serait que l'opinion transmise des math\u00e9maticiens du pass\u00e9. En fait, bien s\u00fbr, nous savions. Mais nous ne savions pas que nous savions.\n\nLe savoir ensembliste \u00e9tait en nous. C'\u00e9tait le savoir math\u00e9matique le plus fondamental. Mais nous devions aller le rechercher en nous-m\u00eames, comme le Petit, bien guid\u00e9 par Socrate, avait retrouv\u00e9e l'id\u00e9e enfouie de \u00ab diagonale \u00bb, par anamn\u00e8se, et r\u00e9miniscence ; par \u00ab r\u00e9miniscience \u00bb.\n\n## 17 (\u00a7 5) pour une bonne partie d'entre eux, il se produisit une v\u00e9ritable conversion\n\nIl faut ici faire une s\u00e9paration, grossi\u00e8re mais assez op\u00e9ratoire, entre ce qu'on peut nommer diff\u00e9rentes g\u00e9n\u00e9rations. Les bourbakistes, les membres du groupe des fondateurs, les ap\u00f4tres de la nouvelle religion math\u00e9matique avaient \u00e9t\u00e9 les inventeurs d'une entreprise g\u00e9n\u00e9rale assez exaltante : tout reconstruire de l'\u00e9difice math\u00e9matique, en puisant (ce sont leurs propres termes) \u00e0 une \u00ab source unique \u00bb, la th\u00e9orie axiomatique des ensembles. Ce sont eux qui repr\u00e9sentaient la seconde g\u00e9n\u00e9ration (je place, arbitrairement, tous les math\u00e9maticiens non \u00ab bourbakis\u00e9s \u00bb dans une \u00ab premi\u00e8re g\u00e9n\u00e9ration \u00bb, faite de \u00ab vieilles barbes \u00bb ; g\u00e9n\u00e9ration d\u00e9pass\u00e9e (pour un bourbakisme fanatique) ; archa\u00efque).\n\nOr Bourbaki, ce \u00ab math\u00e9maticien collectif \u00bb, comme l'appelle Raymond Queneau, avait une bonne connaissance de la r\u00e9alit\u00e9 des math\u00e9matiques existantes au moment de la composition de son Trait\u00e9 ; avec, certes, quelques \u00ab trous \u00bb : les probabilit\u00e9s par exemple, consid\u00e9r\u00e9es comme simple branche \u00ab appliqu\u00e9e \u00bb de la th\u00e9orie de la mesure ; et la logique, surtout la logique, presque frapp\u00e9e pour lui d'interdit \u00e0 cause (disait-on) de la mort pr\u00e9matur\u00e9e d'Herbrand, qui avait \u00e9t\u00e9, dans la g\u00e9n\u00e9ration des fondateurs, tous normaliens, \u00e9l\u00e8ve de Hilbert, et comme tel associ\u00e9 \u00e0 son irr\u00e9sistible essor ; la logique, en somme, s'\u00e9tait tu\u00e9e en montagne avec Herbrand. Les bourbakistes avaient donc une conscience nette de la distance entre le \u00ab r\u00e9el \u00bb des math\u00e9matiques et la pr\u00e9sentation id\u00e9ale d'une axiomatisation, m\u00eame solidement b\u00e2tie comme la leur.\n\n(Ils ne semblent pas avoir \u00e9t\u00e9 sensibles, au moins dans les ann\u00e9es dont je parle, \u00e0 une difficult\u00e9 bien plus grave : l'architecture du Trait\u00e9, en effet, reposait sur l'id\u00e9e d'ensemble ; non seulement sur une axiomatique rigoureuse de cette notion, mais bel et bien sur l'id\u00e9e, qualifi\u00e9e par Bourbaki de \u00ab na\u00efve \u00bb, de collection d'objets abstraits, simples, et sans autres propri\u00e9t\u00e9s intuitives que celles r\u00e9sultant de la relation d'appartenance qui lie entre eux deux types d'objets \u00e9l\u00e9mentaires : les \u00e9l\u00e9ments et les ensembles. D'o\u00f9 une extr\u00eame difficult\u00e9 \u00e0 modifier l'architecture du Trait\u00e9, mais surtout une quasi-impossibilit\u00e9 \u00e0 admettre et peut-\u00eatre m\u00eame \u00e0 concevoir qu'un bouleversement des \u00ab fondations \u00bb du b\u00e2timent pourrait devenir n\u00e9cessaire.) (J'ai rencontr\u00e9 une impossibilit\u00e9 du m\u00eame genre dans la poursuite de la chim\u00e8re de mon **Projet** ; et cette impossibilit\u00e9 a r\u00e9sult\u00e9 en partie de son inspiration \u00ab bourbakiste \u00bb.) (C'est vraisemblablement aussi pour cette raison qu'aujourd'hui j'\u00e9prouve une v\u00e9ritable allergie \u00e0 fixer \u00e0 l'avance les \u00e9tapes de ce livre.)\n\nLa g\u00e9n\u00e9ration suivante fut celle des suiveurs imm\u00e9diats, celle des convertis avec, comme chez tous les convertis, une forte propension au fanatisme. Cette troisi\u00e8me g\u00e9n\u00e9ration rencontra le bourbakisme sur les bancs de l'institut Henri-Poincar\u00e9 (lequel Poincar\u00e9 dut en frissonner d'horreur dans sa tombe), puis, peu \u00e0 peu, sur ceux de toutes les facult\u00e9s des sciences de France, \u00e0 mesure que la vague moderniste les envahissait. Les math\u00e9maticiens de cette g\u00e9n\u00e9ration avaient n\u00e9cessairement, dans leurs \u00e9tudes pr\u00e9-universitaires, rencontr\u00e9, \u00e0 un niveau beaucoup plus \u00e9l\u00e9mentaire certes, mais d\u00e9j\u00e0 assez bien constitu\u00e9e, une vision des math\u00e9matiques fort diff\u00e9rente de celle que leur offrait Bourbaki ; et m\u00eame s'ils \u00e9taient amen\u00e9s \u00e0 la rejeter violemment, ils ne pouvaient pas ignorer que celle qu'ils adoptaient n'\u00e9tait pas la seule, qu'elle en rempla\u00e7ait une autre (et peut-\u00eatre plus d'une en fait).\n\nVint enfin la quatri\u00e8me g\u00e9n\u00e9ration, celle des suiveurs des suiveurs, form\u00e9e par les suiveurs. Les suiveurs de suiveurs, dans toutes les situations de ce genre, ne savent plus rien de ce qui a motiv\u00e9 les fondateurs, ni des r\u00e9sidus du savoir ancien que conservent encore leurs pr\u00e9d\u00e9cesseurs imm\u00e9diats. Ils pensent savoir tout ce qu'il y a \u00e0 savoir, d\u00e8s les commencements. Ils pensent n'avoir qu'\u00e0 poursuivre, aller plus loin dans une voie d\u00e9j\u00e0 enti\u00e8rement trac\u00e9e. Ils n'ont que ce futur en t\u00eate. Ils ignorent presque tout du pass\u00e9 de leur discipline, ce futur inverse aussi n\u00e9cessaire que l'autre \u00e0 la compr\u00e9hension. Or ce sont eux, et parmi eux, bien s\u00fbr, ceux qui, pour la plupart, se content\u00e8rent de leurs certitudes axiomatiques acquises, qui envahirent l'enseignement dans les ann\u00e9es soixante.\n\nEn po\u00e9sie, toutes proportions gard\u00e9es, l'h\u00e9ritage surr\u00e9aliste joua, et joue encore, m\u00eame chez ceux qui croient en \u00eatre d\u00e9barrass\u00e9s, un r\u00f4le semblable \u00e0 celui du bourbakisme.\n\n## 18 (\u00a7 6) je m'\u00e9tais dit alors : je serai math\u00e9maticien !\n\nJ'ai retenu cela ainsi (je me le suis r\u00e9p\u00e9t\u00e9 souvent, comme \u00e9tant la simple restitution inchang\u00e9e d'un souvenir indiscutable) : \u00ab je me suis dit un jour : **je serai math\u00e9maticien !** \u00bb. Dans la construction autobiographique sans cesse inconsciemment r\u00e9vis\u00e9e \u00e0 laquelle nous nous livrons tous, gu\u00e8re plus stable pourtant qu'une transmission de g\u00e9n\u00e9alogies dans une soci\u00e9t\u00e9 sans \u00e9criture, l'\u00e9vocation de tels moments, dits d\u00e9cisifs, s'enrichit, d'ann\u00e9e en ann\u00e9e, de nouveaux d\u00e9tails narratifs, jusqu'\u00e0 constituer une sorte de conte.\n\nJe m'efforce de retrouver les articulations de ce conte particulier, de suivre le cheminement cach\u00e9 de cette \u00ab id\u00e9e \u00bb soudainement apparue, \u00ab \u00eatre math\u00e9maticien \u00bb, et je reconnais quelques \u00e9tapes, un petit nombre de \u00ab stations \u00bb sp\u00e9culatives, les derni\u00e8res rapidement franchies aux premiers jours de l'\u00e9t\u00e9 de 1952, et conduisant \u00e0 un changement complet de perspective vitale.\n\nJ'avais d'abord, en renon\u00e7ant \u00e0 la pr\u00e9paration au concours litt\u00e9raire de l'ENS, assur\u00e9 l'autonomie absolue de l'activit\u00e9 po\u00e9tique face aux empi\u00e9tements de la \u00ab dissection \u00bb critique scolaire (vieille position postromantique, rajeunie par les surr\u00e9alistes et adopt\u00e9e par moi, je le croyais du moins, spontan\u00e9ment). Je m'\u00e9tais alors dirig\u00e9 vers des \u00e9tudes d'anglais, o\u00f9 le combat avec l'autre langue \u00e9tablissait une nouvelle distance, que je sentais instinctivement salutaire, avec la po\u00e9sie.\n\nMais pourquoi s'en tenir \u00e0 une seule autre langue ? Mon d\u00e9mon familier, la m\u00e9galomanie intellectuelle prospective, me sugg\u00e9ra le russe, choix peu surprenant \u00e0 l'\u00e9poque, la fin de la guerre encore si proche, avec le pr\u00e9texte raisonnable d'une \u00ab valeur ajout\u00e9e \u00bb \u00e0 mes futurs dipl\u00f4mes. La distance de langue y \u00e9tait beaucoup plus grande : \u00e0 la fois parce que l'anglais appartenait \u00e0 mon horizon depuis l'enfance, et parce que s'ajoutait, dans le cas du russe, \u00e0 l'exotisme sonore, accentuel, morphologique (huit cas !) et syntaxique (l'\u00e9tonnant \u00ab syst\u00e8me \u00bb du verbe, l'opposition myst\u00e9rieuse, en chaque id\u00e9e verbale, d'un aspect perfectif et d'un imperfectif), le tr\u00e8s grand charme de la singularit\u00e9 graphique.\n\n(Comme il s'agissait d'une \u00e9criture \u00ab alphab\u00e9tique \u00bb, il n'y avait pas un gros effort \u00e0 faire pour la ma\u00eetriser visuellement, et quelques proximit\u00e9s gr\u00e9co-romaines dans les signes ne faisaient que mettre plus encore en relief l'originalit\u00e9 du \u00ab ui \u00bb par exemple, et surtout, surtout, de l'impressionnante batterie des chuintantes. Je ne pouvais d\u00e9couvrir sur la page le mot \u00ab chtchi \u00bb (soupe au choux), sans entendre et voir le ronflement vague et vaste de la Volga, celle qui hante les films de Donsko\u00ef et le _Klim Samguine_ de Gorki.)\n\nJ'avais \u00e0 peine \u00ab aval\u00e9 \u00bb une ann\u00e9e de russe que mon d\u00e9mon, toujours le m\u00eame, toujours rapidement fatigu\u00e9 des efforts indispensables \u00e0 la mise en \u0153uvre d'un quelconque de ses programmes merveilleux et d\u00e9mentiels, et par cons\u00e9quent prompt \u00e0 me pr\u00e9senter sous les couleurs les plus audacieuses les renoncements les plus lamentables (il avait \u00e0 sa disposition la version \u00ab Villiers de l'Isle-Adam \u00bb : \u00ab \u00c0 quoi bon r\u00e9aliser nos r\u00eaves ? Ils sont si beaux \u00bb ; et la version \u00ab Gertrude Stein \u00bb : \u00ab If it can be done, why do it ? \u00bb), me fit observer qu'il y avait bien d'autres langues slaves que le russe, toute une famille en somme et que, sous le couvert d'un gain appr\u00e9ciable en connaissances socialement utilisables, ainsi qu'en originalit\u00e9, je me devais de les entreprendre toutes. Ce fatal d\u00e9but d'\u00e9t\u00e9 j'avais, aussit\u00f4t, fait l'acquisition d'une grammaire du polonais, due \u00e0 Antoine Meillet.\n\n## 19 (suite du \u00a7 18) Or les \u00e9tudes de langue, \u00e0 l'\u00e9poque, n'effleuraient la linguistique que dans sa section \u00ab historique \u00bb\n\nOr les \u00e9tudes de langue, \u00e0 l'\u00e9poque, n'effleuraient la linguistique que dans sa section \u00ab historique \u00bb, et sous les esp\u00e8ces d'une discipline nomm\u00e9e philologie. La licence d'anglais, par exemple, comportait un certificat ainsi qualifi\u00e9 o\u00f9 on s'initiait, non sans douleurs, au \u00ab vieil anglais \u00bb, celui du po\u00e8me de _Beowulf_ (on en venait tr\u00e8s vite \u00e0 maudire le miracle qui vers 1700 avait fait _in extremis_ \u00e9chapper l'unique manuscrit du po\u00e8me aux flammes de l'incendie de la biblioth\u00e8que \u00ab Bodl\u00e9ienne \u00bb d'Oxford (elles l'avaient l\u00e9ch\u00e9 \u00e0 peine, s'arr\u00eatant de justesse au moment de le consumer, effroyable sacril\u00e8ge)).\n\nOn y apprenait (rapidement et succinctement, juste de quoi aiguiser l'app\u00e9tit de mon d\u00e9mon) que le vieil anglais, langue germanique, baignait par ses anc\u00eatres dans un \u00ab germanique commun \u00bb, \u00e9trange et hypoth\u00e9tique, lui-m\u00eame enfant tardif d'un fort myst\u00e9rieux \u00ab indo-europ\u00e9en \u00bb. Et voil\u00e0 que l'auteur de ma grammaire polonaise, aux pages \u00e0 peine coup\u00e9es et d\u00e9j\u00e0 presque banales, s'\u00e9tait int\u00e9ress\u00e9 \u00e0 ce germanique et surtout, surtout, avait \u00e9crit une \u00ab Introduction \u00e0 l'\u00e9tude comparative des langues indo-europ\u00e9ennes \u00bb. Ce titre sobre, majestueux et rassurant \u00e0 la fois (il s'agissait d'une \u00ab introduction \u00bb), me plut. Je ne tardai pas \u00e0 m'en emparer.\n\nJe l'ouvris, et un univers enchanteur se montra \u00e0 mes yeux. Comme les mesquineries du th\u00e8me anglais semblaient petites et lointaines : les listes de vocabulaire \u00e0 m\u00e9moriser, les expressions idiomatiques, les \u00ab faux amis \u00bb... ; broutilles que tout cela. Un monde immense s'ouvrait devant moi, que je survolais avec aisance, perch\u00e9 sur le tapis volant de la prose philologique g\u00e9n\u00e9rale et rigoureuse du grand Meillet, h\u00e9ritier de Ferdinand de Saussure et de Michel Br\u00e9hal ;\n\nivresse du hittite ; merveilles des distinctions subtiles en tokkarien A et tokkarien B !, ruines de langues surgies fr\u00e9missantes des sables d'un d\u00e9sert mongolo\u00efde pour \u00eatre reconnues cousines du grec, du gaulois, du latin, de l'albanais ! Je pris une mesure prudemment rapide des principaux chapitres, sans entrer dans les d\u00e9tails techniques (ils semblaient ardus), mais je lus et relus bien des fois le survol g\u00e9n\u00e9ral, l'introduction \u00e0 l'\u00ab introduction \u00bb, la description de ce paysage des mille et une nuits langagi\u00e8res. Ah belles langues mortes, mes parentes, comme j'aurais voulu vous comprendre toutes !\n\nIl peut sembler curieux, dans ces conditions, que je ne me sois pas vou\u00e9 \u00e0 un programme d'acquisition de langues \u00e9tranges de cette grande famille, vives ou mortes (il m'est arriv\u00e9 parfois de le regretter). Je ne sais pas trop pourquoi il n'en fut pas ainsi. Sans doute aurais-je d\u00fb faire d'immenses efforts ; sans doute n'\u00e9tais-je pas pr\u00eat alors, et surtout pas accul\u00e9 par une n\u00e9cessit\u00e9 imp\u00e9rieuse, \u00e0 faire d'immenses efforts : je ne suis pas \u00ab naturellement \u00bb polyglotte, et j'aurais \u00e9t\u00e9 forc\u00e9 de compenser mon manque de l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 dans l'apprentissage par du labeur. Quoi qu'il en soit, et il ne me fallut pour cela qu'un apr\u00e8s-midi, je changeai brusquement d'horizon, substituant \u00e0 l'indo-europ\u00e9en la math\u00e9matique.\n\nLa raison raisonnable de ce changement me para\u00eet claire. J'en ai longuement \u00ab poli \u00bb, dans ma t\u00eate, le r\u00e9cit, avec les ann\u00e9es. Elle s'articule en deux temps :\n\n\u2013 premi\u00e8rement, que ce qui m'attirait \u00ab r\u00e9ellement \u00bb dans l'indo-europ\u00e9en, comme dans la philologie anglaise, polonaise ou russe, n'\u00e9tait pas la vari\u00e9t\u00e9 chatoyante des formes langagi\u00e8res, les infinis accidents pittoresques de la biographie des mots et des dialectes, mais le fait qu'ils \u00e9taient soumis \u00e0 des lois annonc\u00e9es rigoureuses, et que ces lois, loi de Grimm en philologie germanique, principes de la palatalisation slave, responsable de toutes les belles chuintantes russes ou auvergnates..., promettaient de soumettre l'irr\u00e9sistible et mill\u00e9naire mouvement des langues non au hasard mais \u00e0 quelque chose qui ressemblait \u00e9tonnamment \u00e0 un calcul ;\n\n\u2013 deuxi\u00e8mement et cons\u00e9quemment que, puisque ce qu'il y avait de plus noble dans la discipline linguistique (et si j'avais connu alors la phonologie de Troubetzko\u00ef et Jakobson, la conclusion aurait \u00e9t\u00e9 plus \u00e9vidente encore) \u00e9tait son pouvoir de d\u00e9duction, il y avait quelque chose de plus noble encore qui \u00e9tait le terrain d'application de la d\u00e9duction pure, la math\u00e9matique donc. Et c'est pourquoi il me fallait imp\u00e9rativement devenir math\u00e9maticien.\n\n## 20 (\u00a7 7) il n'y avait \u00e0 d\u00e9couvrir (et \u00e0 d\u00e9couvrir vite) que le chemin. Je caricature \u00e0 peine)\n\nCette id\u00e9e assez pu\u00e9rile venait, plus d\u00e9cisivement que du cycle secondaire des lyc\u00e9es, de leurs classes pr\u00e9paratoires. Dans ces enclaves intellectuellement surchauff\u00e9es, la difficult\u00e9 des probl\u00e8mes pos\u00e9s aux \u00e9l\u00e8ves, entra\u00eenement quasi sportif aux \u00e9preuves des grands et moyens concours, qu'il faudrait r\u00e9soudre, le jour venu, plus vite et plus ing\u00e9nieusement que les autres (les rivaux pour l'acquisition des places convoit\u00e9es \u00e0 l'X, aux Mines ou aux \u00c9coles normales sup\u00e9rieures de tous calibres), cr\u00e9ait in\u00e9vitablement (on pourrait mettre ici le pr\u00e9sent ; les conditions ont \u00e0 peine boug\u00e9) un sentiment d'admiration pour ceux qui en \u00e9taient le mieux capables. En fait, elle marquait ces jeunes esprits de mani\u00e8re ind\u00e9l\u00e9bile pour le reste de leur existence.\n\nLes cons\u00e9quences n'en \u00e9taient (n'en sont) pas limit\u00e9es \u00e0 ce contresens \u00e9l\u00e9mentaire sur la nature de la recherche en math\u00e9matiques que j'ai not\u00e9 : qu'on doit simplement, quoique, bien s\u00fbr, difficilement, aller, d\u00e9monstrativement, de l'\u00e9tat A (ce qui est acquis et bien connu) \u00e0 l'\u00e9tat B (le th\u00e9or\u00e8me \u00e0 d\u00e9montrer, dont on conna\u00eet d\u00e9j\u00e0 la nature, et m\u00eame l'\u00e9nonc\u00e9). Confront\u00e9s aux math\u00e9matiques r\u00e9ellement existantes, les brillants sujets devenus aspirants math\u00e9maticiens devaient sans trop tarder abandonner cette conception. Il reste que l'id\u00e9e ant\u00e9rieure demeurait en eux, \u00e0 peine travestie, transpos\u00e9e plus ou moins inconsciemment aux math\u00e9matiques de d\u00e9couverte. C'est elle qui inspire le dicton fameux, r\u00e9p\u00e9t\u00e9 \u00e0 sati\u00e9t\u00e9 par les plus \u00e9minents bourbakistes et repris par leurs \u00e9mules : \u00ab L'honneur du math\u00e9maticien est de d\u00e9montrer des th\u00e9or\u00e8mes. \u00bb\n\nLa dimension \u00e9thique, d'une \u00e9thique assez m\u00e9di\u00e9vale, \u00e9voquant les chevaliers, les tournois et les duels au sens \u00ab Alexandre Dumas \u00bb du mot, n'est pas la composante la moins importante de cette proposition. Elle implique, par exemple, que ceux des math\u00e9maticiens qui ne d\u00e9montrent pas de th\u00e9or\u00e8mes, ou seulement des th\u00e9or\u00e8mes peu dignes, par leur faible difficult\u00e9, par leur moindre r\u00e9sistance aux efforts des pr\u00e9d\u00e9cesseurs, d'\u00eatre consid\u00e9r\u00e9s comme de \u00ab vrais \u00bb th\u00e9or\u00e8mes, ont peu d'honneur math\u00e9matique, ou peut-\u00eatre m\u00eame pas d'honneur du tout. (\u2192 Bif. A)\n\nVoil\u00e0 qui aurait r\u00e9joui le c\u0153ur de l'inventeur du z\u00e9ro, si tant est qu'il ait pu comprendre une telle \u00ab pens\u00e9e \u00bb, ce qui est peu vraisemblable.\n\nUne id\u00e9e connexe, particuli\u00e8rement influente dans l'\u00ab \u00e9cole fran\u00e7aise \u00bb, \u00e9tait que le \u00ab champion math\u00e9matique \u00bb \u00e9tait par essence seul avec ses cr\u00e9ations. Sa valeur \u00e9tait strictement individuelle. C'est seul qu'on triomphe dans les \u00e9preuves initiatiques, seul qu'on recevra la gloire math\u00e9matique pour le \u00ab r\u00e9sultat \u00bb de ses recherches (pas de copie collective au concours de l'X).\n\nLa m\u00eame vision, enfin, justifiait cette bizarrerie (du moins je la sentais telle) de l'\u00e9tablissement, dans le consensus des professeurs et \u00e9l\u00e8ves, d'une stricte hi\u00e9rarchie parmi les branches des math\u00e9matiques qui, en termes \u00e9l\u00e9mentaires, accordait une sup\u00e9riorit\u00e9 intrins\u00e8que \u00e0 la g\u00e9om\u00e9trie sur l'alg\u00e8bre, mais laissait par ailleurs une place \u00e0 part \u00e0 l'inclassable arithm\u00e9tique, sentie comme une esp\u00e8ce myst\u00e9rieuse de po\u00e9sie.\n\n## 21 (suite du \u00a7 20) C'est sous l'\u00e9clairage pr\u00e9c\u00e9dent que je me permettrai d'interpr\u00e9ter cette autre formule\n\nC'est sous l'\u00e9clairage pr\u00e9c\u00e9dent que je me permettrai d'interpr\u00e9ter cette autre formule, souvent cit\u00e9e avec componction par les bourbakistes, et attribu\u00e9e \u00e0 Dirichlet (je cite comme je me souviens en ce moment) : \u00ab Les grands math\u00e9maticiens ont, de tout temps, \u00e9t\u00e9 ceux qui ont su substituer les id\u00e9es au calcul. \u00bb Rien d'offensant, \u00e0 premi\u00e8re vue, dans cette sentence, qui pourrait m\u00eame para\u00eetre un truisme. Mais, si on laisse de c\u00f4t\u00e9 l'esprit dans lequel Dirichlet l'\u00e9non\u00e7a initialement, et les circonstances particuli\u00e8res de sa remarque, qui sont d'int\u00e9r\u00eat purement historique, elle marque, dans son utilisation insistante et anachronique, un m\u00e9pris certain pour le calcul (et je ne pense pas ici au calcul num\u00e9rique ou automatique, \u00e0 l'opposition banale entre math\u00e9matiques pures et appliqu\u00e9es), en fait, une d\u00e9valorisation nette de l'alg\u00e8bre.\n\nElle exprime la conviction profonde que ce qui est m\u00e9canique, m\u00e9canisable est en fait sans valeur intrins\u00e8que, n'a pas, au fond, de sens math\u00e9matique. Elle ignore que bien des id\u00e9es naissent du calcul, sans aucunement se substituer \u00e0 lui, mais l'accompagnant au contraire, pour ne recevoir de force que de nouveaux modes de calcul. Elle \u00ab oublie \u00bb que, plus significativement encore, le calcul a ce pouvoir, th\u00e9rapeutique, de faire appara\u00eetre bien des id\u00e9es en apparence profondes, originales, dignes, comme des chim\u00e8res, des fant\u00f4mes, des illusions. On pourrait, en fait, soutenir la th\u00e8se qu'il n'y a d'id\u00e9es math\u00e9matiques qu'ultimement \u00ab calculables \u00bb.\n\nDe ce d\u00e9dain du calcul, de l'alg\u00e8bre, proc\u00e8de aussi la r\u00e9ticence (c'est le moins qu'on puisse dire) du milieu math\u00e9matique, ce pays habit\u00e9 par ceux que les Anglo-Saxons appellent les _working mathematicians,_ dont les suffrages sont si n\u00e9cessaires \u00e0 l'acceptation d'une th\u00e9orie nouvelle, d'un point de vue nouveau sur les objets dont ils s'occupent, th\u00e9ories et points de vue toujours somm\u00e9s de r\u00e9pondre avant tout \u00e0 la question cruciale : \u00ab \u00e0 quoi \u00e7a sert ? \u00bb, pour les aspects formels et calculatoires de la logique, pour le \u00ab calcul des pr\u00e9dicats \u00bb par exemple, plus g\u00e9n\u00e9ralement pour tout ce qu'on qualifie, de mani\u00e8re clairement p\u00e9jorative, de \u00ab syntaxique \u00bb, et qu'on oppose, \u00e0 son d\u00e9triment, \u00e0 ce qui seul a de la noblesse, le \u00ab s\u00e9mantique \u00bb.\n\nParticuli\u00e8rement r\u00e9pugnante au _working mathematician_ a \u00e9t\u00e9 tr\u00e8s longtemps l'id\u00e9e que le processus de d\u00e9monstration, l'essence m\u00eame de ce qui fait, depuis les Grecs (et sans modifications, pensait-on), l'originalit\u00e9 irr\u00e9ductible de la math\u00e9matique, pouvait \u00eatre rendu calculatoire lui-m\u00eame ;\n\nsauf dans un r\u00f4le strictement d\u00e9limit\u00e9 et subalterne : celui de contribuer \u00e0 d\u00e9fendre la math\u00e9matique contre l'incertitude, contre tous ces obscurs paradoxes du d\u00e9but du si\u00e8cle vingti\u00e8me qui avaient pos\u00e9 la question, embarrassante mais pens\u00e9e, au fond, et de plus en plus, comme tout \u00e0 fait secondaire, des \u00ab fondements \u00bb.\n\n(Le \u00ab Trait\u00e9 \u00bb, reflet na\u00eff de cette conviction intime, tenta ainsi, dans un chapitre introductif au livre de Th\u00e9orie des ensembles (chapitre qui fut objet de remarques sarcastiques de la part des logiciens), de se d\u00e9barrasser une fois pour toutes de ces questions largement secondaires, \u00e9cart\u00e9es par ailleurs, en quelques phrases d\u00e9daigneuses et sereines, comme d\u00e9pass\u00e9es, dans l'expos\u00e9 majestueux des motifs de l'entreprise.)\n\n## 22 (\u00a7 7 & \u00a7 8) la discipline, la rigueur, la s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 du calcul semblaient pouvoir servir d'isolant intellectuel, et m\u00eame de protection (pour un \u00eatre dou\u00e9 de raison calculatoire)\n\nLe calcul alg\u00e9brique \u00e9l\u00e9mentaire m'avait toujours plu, et c'est sa discipline que je cherchais en priorit\u00e9 dans la \u00ab taupe \u00bb. C'\u00e9tait un jeu, aux r\u00e8gles bien d\u00e9finies, et qu'on jouait avec ce qui \u00e9tait le plus proche possible des nombres, avec des symboles se substituant \u00e0 eux. J'aimais les \u00ab identit\u00e9s remarquables \u00bb, j'adorais le triangle de Pascal, les coefficients du bin\u00f4me de Newton, les \u00ab sommes \u00bb fascinantes qu'on en d\u00e9duit par de point trop \u00e9sot\u00e9riques manipulations. Les \u00e9quations alg\u00e9briques des troisi\u00e8me et quatri\u00e8me degr\u00e9s avec leurs \u00ab r\u00e9solvantes \u00bb, l'impossibilit\u00e9 de la r\u00e9solution de l'\u00e9quation g\u00e9n\u00e9rale du cinqui\u00e8me degr\u00e9 (et au-del\u00e0) par \u00ab radicaux \u00bb, les relations \u00ab familiales \u00bb entre coefficients et racines, voil\u00e0 les questions que j'aurais voulu voir abord\u00e9es d'une mani\u00e8re beaucoup moins sommaire que ne le permettait le programme des concours.\n\nC'est bien d'ailleurs, toujours, dans l'alg\u00e8bre que je me suis senti math\u00e9matiquement \u00e0 l'aise, une fois surmont\u00e9e l'\u00e9preuve, difficile, de p\u00e9n\u00e9tration des modes axiomatiques de raisonnement : alg\u00e8bre des groupes et des anneaux, des alg\u00e8bres et des modules, si diff\u00e9rente en apparence pourtant de l'alg\u00e8bre \u00e9l\u00e9mentaire des lyc\u00e9es. Et j'ai \u00e9t\u00e9, malheureusement seulement vers la fin de ma pr\u00e9occupation la plus intense pour les affaires de la math\u00e9matique (vers 1970), jusqu'au bord de la compr\u00e9hension du grand th\u00e9or\u00e8me de classification des groupes finis, le fameux th\u00e9or\u00e8me de Feit & Thompson, dont la d\u00e9monstration, dans un num\u00e9ro \u00e0 lui consacr\u00e9 enti\u00e8rement du _Pacific Journal of Mathematics,_ est un raisonnement par l'absurde poursuivi sur plus de 400 pages ! Comme l'\u00e9crit Bourbaki dans l'Introduction de son livre d'Alg\u00e8bre : \u00ab Faire de l'alg\u00e8bre, c'est essentiellement calculer... \u00bb\n\nMoins directement et plus g\u00e9n\u00e9ralement d'ailleurs, les d\u00e9ductions l\u00e9ch\u00e9es du Trait\u00e9, avec la minutie de leur pr\u00e9sentation, l'effort constant d'un d\u00e9coupage des cha\u00eenes d\u00e9ductives en pas \u00e0 peu pr\u00e8s triviaux (quand on \u00e9tait devenu assez habitu\u00e9 \u00e0 ce mode de progression pour les reconna\u00eetre tels), la pr\u00e9cision p\u00e9dante et suraffich\u00e9e des d\u00e9finitions, propositions, lemmes, th\u00e9or\u00e8mes et corollaires, les renvois incessants, chiffr\u00e9s, typographiquement marqu\u00e9s, aux r\u00e9sultats et notions ant\u00e9rieurement introduits et n\u00e9cessaires \u00e0 tel moment d'une d\u00e9monstration, r\u00e9sultat, comme je l'appris plus tard, de nombreuses r\u00e9dactions reprises, critiqu\u00e9es collectivement et corrig\u00e9es d'\u00e9dition en \u00e9dition en vue d'atteindre \u00e0 des sommets infranchissables de nettet\u00e9, de clart\u00e9 et de conviction p\u00e9dagogiques (au point de finir par tomber, par une surench\u00e8re permanente de rigueur et de perfection, dans une obscurit\u00e9 d'ordre sup\u00e9rieur), allaient devenir pour moi et rester de longues ann\u00e9es comme une esp\u00e8ce nouvelle et irr\u00e9sistiblement s\u00e9duisante de calcul.\n\nLes successions calculatoires de l'alg\u00e8bre ou de l'axiomatique, bien d\u00e9cid\u00e9es, irr\u00e9ductibles, n\u00e9cessaires, ne d\u00e9truisaient pas en fait toute r\u00eaverie math\u00e9matique : imaginations de th\u00e9or\u00e8mes, conjectures, pressentiments de r\u00e9sultats non encore \u00e9nonc\u00e9s ou m\u00eame pr\u00e9visibles. Mais elles impliquaient une double discipline, au fond assez rassurante : ne r\u00eaver qu'\u00e0 partir d'elles, et revenir \u00e0 elles toujours. Elles donnaient de la certitude.\n\nSurtout pas d'ailleurs une certitude personnelle, originale ; bien au contraire, la certitude d'\u00eatre dans le certain collectif, universel, partageable. En cas de doute, cette certitude pouvait toujours \u00eatre reconquise, et les erreurs du r\u00eave, de l'intuition irresponsable, corrig\u00e9es, par le coup de r\u00e8gle sur les doigts de la cons\u00e9quence fausse surgie au bout du raisonnement, toujours de la m\u00eame mani\u00e8re : en revenant en arri\u00e8re, en recommen\u00e7ant les m\u00eames calculs, les m\u00eames encha\u00eenements d'implications. Il fallait de la patience, de l'obstination ; il fallait du temps. La r\u00e9compense \u00e9tait une sorte d'apaisement.\n\nIl en r\u00e9sulte que c'\u00e9tait bien l'alg\u00e8bre, en ce sens un peu exag\u00e9r\u00e9ment \u00e9tendu, qui m'attirait vers la math\u00e9matique, pas la g\u00e9om\u00e9trie. Car la g\u00e9om\u00e9trie \u00e9tait trop assimilable pour moi \u00e0 la physique (c'est une id\u00e9e qui a \u00e9t\u00e9 philosophiquement d\u00e9fendue). J'y percevais trop, dans ma myopie \u00e0 la fois naturelle, faiblesse de mon esprit, mais aussi en partie volontaire, quelque chose comme un recours \u00e0 des donn\u00e9es beaucoup trop ext\u00e9rieures \u00e0 la manipulation stricte des symboles, n\u00e9cessitant une appr\u00e9hension par intuition. Ce don d'intuition, de divination g\u00e9om\u00e9trique, intransmissible (que mon ami Jean B\u00e9nabou poss\u00e8de \u00e0 l'\u00e9vidence, et que j'ai vu brusquement appara\u00eetre, au beau milieu de sa classe de seconde, sans que rien au pr\u00e9alable ne l'ait laiss\u00e9 pr\u00e9voir, chez Charlotte, ma seconde fille (et il fut par cons\u00e9quent d'autant plus frappant pour moi de constater la r\u00e9alit\u00e9 de ce type d'intuition, puisque \u00e0 l'\u00e9tat non \u00e9labor\u00e9, comme un m\u00e9tal en quelque sorte natif, et pur)), ce don, je ne l'ai pas.\n\n## 23 (suite du \u00a7 22) Je cherchais le calcul.\n\nJe cherchais le calcul. Pour me prot\u00e9ger ; mais de quoi ? J'aurais vraisemblablement r\u00e9pondu alors : du vague, de l'absence de rigueur, de la \u00ab litt\u00e9rature \u00bb (au sens p\u00e9joratif de ce mot). (Si je donne une autre interpr\u00e9tation, beaucoup plus d\u00e9taill\u00e9e, raisonn\u00e9e, articul\u00e9e \u00e0 ma d\u00e9marche de 1952, c'est en effectuant de mani\u00e8re volontaire, consciente, \u00ab cynique \u00bb, ce que notre m\u00e9moire fait automatiquement \u00e0 tout moment en ramenant \u00e0 nous ce que nous pr\u00e9tendons \u00eatre le pass\u00e9 : une constitution d'\u00e9v\u00e9nement historique, bien plus qu'une reconstitution. Je ne r\u00e9p\u00e9terai pas toujours un tel avertissement \u00e0 ne pas lire ce que j'\u00e9cris comme la revendication d'une restitution fid\u00e8le du pass\u00e9 ; parfois seulement, quand j'en sentirai le besoin, je l'indiquerai d'une fl\u00e8che trac\u00e9e dans la ligne, orientant le lecteur vers ce \u00ab moment \u00bb de prose, et de prudence.)\n\nMa m\u00e9fiance envers la g\u00e9om\u00e9trie et tout ce qui, dans la math\u00e9matique, avait besoin des m\u00eames qualit\u00e9s intuitives, n\u00e9e d'une incapacit\u00e9 plut\u00f4t que d'une r\u00e9flexion justifi\u00e9e, \u00e9tait aussi une transposition : de la po\u00e9sie vers la math\u00e9matique. Form\u00e9 d'abord au vers r\u00e9gulier, je m'\u00e9tais enthousiasm\u00e9, comme tout le monde, pour le vers-librisme torride des surr\u00e9alistes et de leurs \u00e9mules.\n\nOr cette libert\u00e9 formelle, consid\u00e9r\u00e9e comme indissociable de la libert\u00e9 tout court, tout en ne m'\u00e9tant pas apparue encore comme une simple soumission aux formes les plus m\u00e9caniques des influences h\u00e9rit\u00e9es, me g\u00eanait. J'y \u00e9tais de moins en moins \u00e0 l'aise.\n\nEt j'avais conclu de cette g\u00eane, de cette insatisfaction de plus en plus paralysante, qui m'\u00f4tait jusqu'\u00e0 la joie de composer de la po\u00e9sie, que ce dont j'avais besoin imp\u00e9rieux (\u00e0 satisfaire imm\u00e9diatement, au nom des int\u00e9r\u00eats sup\u00e9rieurs de mon existence future : je voulais \u00eatre po\u00e8te, n'est-ce pas ? Je ne voulais rien plus intens\u00e9ment), c'\u00e9tait de m'isoler le plus absolument possible de mon environnement po\u00e9tique, recherche un peu comparable \u00e0 celle de Stendhal dans la prose du Code civil, cette alg\u00e8bre juridique.\n\nMon \u00e9tat de d\u00e9solation, presque de honte, au moment dont je parle dans ce chapitre, \u00e9tait d\u00fb au fait qu'apparemment tout ce bouleversement dans ma trajectoire universitaire n'avait servi \u00e0 rien, ne m'avait pas donn\u00e9 le salut po\u00e9tique ; et dans la math\u00e9matique, j'\u00e9tais perdu.\n\nPourtant, mais je ne le d\u00e9couvris que plus tard, je tenais l\u00e0 le rem\u00e8de \u00e0 la \u00ab crise de po\u00e9sie \u00bb o\u00f9 j'\u00e9tais enfonc\u00e9 dans ces ann\u00e9es, et o\u00f9 m'avait jet\u00e9 mon adh\u00e9sion adolescente au modernisme surr\u00e9aliste et dans une plus grande mesure encore (en me coupant en fait la voie d'un retour au vers traditionnel (en po\u00e9sie \u00ab one never changes back \u00bb)) \u00e0 sa correction \u00ab r\u00e9aliste-socialiste \u00bb.\n\n## 24 (\u00a7 9) Tout immerg\u00e9 dans la fra\u00eecheur, face au ruissellement d'\u00e9tincelles du bassin,\n\nJe sors mon petit carnet noir \u00e0 rayures obliques jaune-orange (le voici, sur mon bureau, au pied de l'\u00e9cran) achet\u00e9 dans la papeterie de l'\u00eele de la Cit\u00e9 qui se trouve \u00e0 quelques pas de la statue d'Henri IV (et o\u00f9 je me fournis principalement en \u00ab chemises \u00bb de couleurs diff\u00e9rentes destin\u00e9es \u00e0 recevoir un jour, quand j'aurais le temps (jour sans cesse recul\u00e9 vers un futur plus opportun), la totalit\u00e9 de mes papiers, en les distribuant de mani\u00e8re ad\u00e9quate selon diff\u00e9rentes rubriques s\u00e9mantiquement identifiables d'un coup d'\u0153il par la couleur de la chemise qui les contiendra : du rouge pour les math\u00e9matiques, du bleu pour la po\u00e9tique, du vert pour la prose...).\n\nJe sors ensuite de la poche droite de mon pantalon le porte-cartes (le voil\u00e0) qui contient notamment ma \u00ab carte bleue Visa \u00bb, ma carte de la Biblioth\u00e8que nationale ainsi que celle de la Sorbonne (j'en passe et des meilleures), et du porte-cartes ce merveilleux bi-stylo plat (admirez-le), un cadeau de Marie lors d'un s\u00e9jour \u00e0 Londres (la plus grande partie de nos s\u00e9jours \u00e0 Londres se passe, quand nous ne sommes pas au \u00ab pub \u00bb, soit aux \u00ab puces \u00bb, \u00e0 Camden Lock, \u00e0 Petticoat Lane ou \u00e0 Portobello Road, soit dans les papeteries), avec lequel je me propose de prendre les notes pr\u00e9paratoires \u00e0 la composition de l'hommage oulipien \u00e0 mon ami Jean B\u00e9nabou \u00e0 l'occasion de son soixanti\u00e8me anniversaire, que j'ai l'intention de pr\u00e9senter le lendemain.\n\n(C'est-\u00e0-dire aujourd'hui.) (C'est-\u00e0-dire que ceci a \u00e9t\u00e9 compos\u00e9 le dimanche, est une \u00ab prose orale \u00bb, encomiastique, qui fut effectivement prononc\u00e9e le soir m\u00eame dans un appartement de cinqui\u00e8me \u00e9tage au coin de la place Denfert-Rochereau, apr\u00e8s l'extinction des bougies.)\n\nNous sommes donc (\u00e9crivais-je le dimanche matin, disais-je le dimanche soir) le samedi 23 mai 1992.\n\nMais, me direz-vous, pourquoi avoir abandonn\u00e9 le confort d'un bureau et d'un \u00e9cran de Macintosh LC pour un banc aust\u00e8re des Tuileries et le spectacle distractif des carpes et des canards ? C'est tr\u00e8s simple. C'est le samedi matin que Christine, technicienne de surface du 51 rue des Francs-Bourgeois, Paris quatri\u00e8me, o\u00f9 habitent Marie, Charlotte et Oph\u00e9lie, chatte, quand elle n'est pas aupr\u00e8s de son vieux p\u00e8re (au Togo sinon au Burkina Faso), s'efforce de mettre un semblant d'ordre chez moi, 82 rue d'Amsterdam, Paris neuvi\u00e8me.\n\nElle ouvre la porte avec sa clef, elle me dit : \u00ab Bonjour Jacques. \u00bb Je r\u00e9ponds : \u00ab Bonjour Christine. \u00bb J'enregistre ce que j'\u00e9tais en train de composer, j'\u00e9teins le Macintosh, je prends mes affaires, les place dans mon \u00ab Big Shopper \u00bb, et je m'en vais. Il est impossible, chez moi, de faire marcher dans le m\u00eame temps un Macintosh et un aspirateur. C'est l'heure de l'aspirateur. Je lui c\u00e8de la place.\n\n## 25 (suite 1 du \u00a7 24) Marcel, l'autre jour, au t\u00e9l\u00e9phone, m'a dit :\n\nMarcel, l'autre jour, au t\u00e9l\u00e9phone, m'a dit : \u00ab Et si on lui offrait quelque chose d'oulipien ? \u00bb (Marcel B\u00e9nabou, membre de l'Oulipo et \u00e9minent historien, est un cousin de Jean.) \u00ab Excellente id\u00e9e \u00bb r\u00e9pondis-je (Marcel a toujours d'excellentes id\u00e9es). \u00ab Et quelle contrainte ? interrogeai-je. \u2013 Eh bien, tu sais, la contrainte habituelle. \u2013 Tu as raison, repris-je, on n'a pas vraiment le temps de faire autrement. \u00bb\n\n\u00ab C'est ce que j'ai pens\u00e9 \u00bb dit Marcel qui n'a en effet pas beaucoup de temps \u00e0 lui puisque, non seulement il consacre \u00e0 l'universit\u00e9 \u00e0 peu pr\u00e8s dix fois plus d'heures que la quasi-totalit\u00e9 de ses coll\u00e8gues les plus consciencieux, s'occupe, avec les scrupules qu'on lui conna\u00eet, du secr\u00e9tariat d\u00e9finitivement provisoire (ou provisoirement d\u00e9finitif et r\u00e9ciproquement) ainsi que des archives et des finances de l'Oulipo, l'Ouvroir de Litt\u00e9rature Potentielle, fond\u00e9 par Fran\u00e7ois Le Lionnais et Raymond Queneau, dont nous avons l'honneur d'\u00eatre tous deux membres, mais, en plus, apr\u00e8s n'avoir \u00e9crit aucun de ses livres il s'est mis brusquement \u00e0 les \u00e9crire tous (ou presque).\n\nHier matin, donc, aux Tuileries, j'ai sorti mon petit carnet noir \u00e0 rayures orange (obliques) et mon stylo plat et j'ai commenc\u00e9 par le commencement. J'ai entrepris l'\u00e9tablissement des listes pr\u00e9liminaires : liste des signes disponibles selon la contrainte, liste des mots-outils utilisables, des constructions syntaxiques envisageables, des mots significatifs surtout, ces mots propres \u00e0 condenser l'essentiel du sens de l'\u0153uvre (plus exactement ce que Chr\u00e9tien de Troyes appelle le \u00ab sen \u00bb), dont je pr\u00e9voyais qu'elle aurait \u00e0 r\u00e9unir, sous la \u00ab molt belle conjointure \u00bb (toujours Chr\u00e9tien de Troyes) d'une constellation d'images saisissantes et allusives, une h\u00e9ro\u00efne, Dame Th\u00e9orie des Cat\u00e9gories, et son champion, le Chevalier B\u00e9nabou (Jean).\n\nJ'ai \u00e9chou\u00e9 lamentablement.\n\nDisons que c'est faute de temps.\n\nAu bout d'une demi-heure de rumination vague, ponctu\u00e9e de temps \u00e0 autre par la lecture de quelques lignes du _Times,_ qu'apr\u00e8s quelques semaines d'interruption j'ai recommenc\u00e9 \u00e0 acheter (pour punir les Anglais de leur comportement lors des derni\u00e8res \u00e9lections \u00e0 la Chambre des Communes, que je n'approuve pas, j'avais d\u00e9cid\u00e9 de ne plus le lire ; mais Marie m'a fait observer (constatant par ailleurs la d\u00e9t\u00e9rioration \u00e9vidente de mon humeur), que c'\u00e9tait plut\u00f4t moi (entre autres) qui \u00e9tait puni par cet acte politiquement courageux, certes, mais somme toute peu efficace), je n'avais en tout et pour tout \u00e0 ma disposition que deux mots, le second d'ailleurs un mot anglais (dont, pour comble d'infortune, j'avais oubli\u00e9 le sens !) :\n\n1\u00b0 banjo\n\n2\u00b0 jejune (ennuyeux, plat, dit le _Robert & Collins_)\n\nQue faire ?, comme disait L\u00e9nine en son temps.\n\n## 26 (suite 2 du \u00a7 24) Que faire ?, comme disait L\u00e9nine en son temps.\n\nNon seulement c'\u00e9tait peu, non seulement leur utilisation paraissait pour le moins probl\u00e9matique, mais ils me semblent t\u00e9moigner, apr\u00e8s coup, maintenant que j'ai retrouv\u00e9 le sens du second, d'un certain pessimisme spontan\u00e9 de mon esprit devant l'ampleur de la t\u00e2che qui m'attendait et dans laquelle je m'\u00e9tais, sans r\u00e9fl\u00e9chir suffisamment, engag\u00e9 (\u00ab c'est la faute \u00e0 Marcel \u00bb pensai-je).\n\nLe seul fragment convenable, ad\u00e9quat, auquel je sois parvenu \u00e9tant celui qui donne maintenant son titre \u00e0 ceci que je suis en train de vous lire, le mieux est que je vous livre les donn\u00e9es brutes, extraites des pages de mon carnet, qui refl\u00e8tent assez fid\u00e8lement la chronologie de mon labeur.\n\nVous pourrez consid\u00e9rer ces bribes comme des mat\u00e9riaux qui vous permettront, je l'esp\u00e8re, de mener \u00e0 bien l'entreprise interrompue (\u00ab la po\u00e9sie \u00bb, n'est-ce pas, a dit un c\u00e9l\u00e8bre \u00ab retrait\u00e9 de l'administration \u00bb (peut-\u00eatre \u00ab Contr\u00f4leur des poids et mesures \u00bb), M. Ducasse, \u00ab doit \u00eatre faite par tous, non par un \u00bb). (Je profite de l'occasion pour faire remarquer \u00e0 M. Ducasse que la po\u00e9sie est n\u00e9cessairement \u00ab faite par tous \u00bb, parce qu'elle est langue, et non par un, en tant qu'elle refl\u00e9terait une biographie ; c'est pour cette raison aussi qu'elle est \u00ab ininterrompue \u00bb, sauf par la mort (de la langue).)\n\n\u2013 Voici donc :\n\nbanjojejunejeune, je\u00fbne, \u00e0 jeun, je\n\nban\n\nBen (Big ?), benne\n\njob, Joboboe\n\nun b\u00e9 a ba, un baba\n\nboue, bou\u00e9e, boubou, joue, bajoue, noue, nou\u00e9, nouba, n\u00f4, No\u00e9, n\u00e9on, neu-neu (s\u00e9quence d\u00e9couverte rapidement)\n\nnu, nu\u00e9e,\n\neau\n\nnaja, nana, nanan\n\nonu, noon, nonne, none\n\n\u00f4, au, on, ne, n\u00e9, en, \u00e9on, eu, eue\n\naube une aube ? : beau !\n\nun beau jeu, un bon jeu, un enjeu enjou\u00e9\n\nun an, une bonne ann\u00e9e, Anne, Anna, on b\u00e9e, \u00c9n\u00e9e, abonn\u00e9, non ! non ! (crise d'inspiration un peu d\u00e9sordonn\u00e9e !)\n\n\u00e9b\u00e8ne\n\nnabab, baobab, boa, Banon, jojoba, jub\u00e9 (encore un mot dont j'ignorais le sens ; heureusement Florence m'a donn\u00e9 (non, pr\u00eat\u00e9) un portrait de jub\u00e9, celui de Saint-\u00c9tienne-du-Mont (1521-1545), que voil\u00e0 devant vous, en carte postale)\n\nbab, b\u00e9b\u00e9, bobo, bubu (Bubu de Montparnasse ? ou \u00ab Bubu \u00bb, petit nom de Buxane, sable-collie de ma ni\u00e8ce Marianne ?), bonbon, bonbonne\n\njujube\n\njab\n\nabb\u00e9 jaune, b\u00e9jaunejoe, jojo, joujou\n\nna !\n\n299 JXT, 75, rue de Rivoli, 23\/05\/ 11 heures. (Excusez-moi, ceci n'a rien \u00e0 voir avec la contrainte. Il s'agit d'un num\u00e9ro d'immatriculation parisienne. Je collectionne les immatriculations. Plus exactement, je cherche les num\u00e9ros les plus r\u00e9cents. Cela me permet de garder un certain contr\u00f4le mental sur les automobiles, ces ennemis mortels du pi\u00e9ton. Je vois passer une voiture terriblement neuve, et je me dis : \u00ab Mais tu n'es pas la plus neuve ! pauvre idiote, il y en a 3, 4, 5 000 apr\u00e8s toi ! \u00bb J'ai une autre strat\u00e9gie. Je me chante int\u00e9rieurement la chanson que j'ai compos\u00e9e \u00e0 leur intention, le Chant de guerre des automobilistes parisiens : \u00ab Br\u00fblons un feu, br\u00fblons-en deux\/ Pour affoler les petits vieux\/ \u00c0 la sant\u00e9 des Pomp's fun\u00e8bres\/ Et merde pour ces cons de pi\u00e9tons\/ \u00c0 qui la guerre nous d\u00e9clarons ! \u00bb) (Charlotte ne pense pas que j'arriverai au top 50 avec cette chanson. Non qu'elle me d\u00e9sapprouve (pas plus d'ailleurs que Laurence, qui fait son stage d'interne \u00e0 l'h\u00f4pital de la prison de Fresnes), mais les \u00e9preuves des concours de l'agro, de l'ENS section C (biologie), ne lui laissent pas toute la libert\u00e9 d'esprit n\u00e9cessaire pour s'occuper de ma carri\u00e8re de chanteur.)\n\nLe dernier mot de ma liste (sur le chemin du retour), fut :\n\nOb (fleuve de Sib\u00e9rie)\n\nC'est tout ! (Ce fut tout. Nul n'avait identifi\u00e9 la contrainte. L'oralit\u00e9 ne facilite pas le d\u00e9chiffrement des contraintes litt\u00e9rales. C'en \u00e9tait une. Elle est simple. Apr\u00e8s moi, Marcel a offert quelques aphorismes adapt\u00e9s \u00e0 des noms de math\u00e9maticiens. Le premier, excellent \u00e0 mon jugement, \u00e9tait :\n\n ** _Nul n'est cens\u00e9 ignorer Galois_.)**\n\n# CHAPITRE 2\n\n# Le coup d'\u00c9tat du G\u00e9n\u00e9ral Bourbaki\n\n* * *\n\n## 27 La machine \u00e0 fabriquer les souvenirs, ma m\u00e9moire,\n\nLa machine \u00e0 fabriquer les souvenirs, ma m\u00e9moire, met \u00e0 ma disposition celui-ci, qui se compose de deux temps, logiquement s\u00e9par\u00e9s, mais fondus et encha\u00een\u00e9s souplement en une seule image : une voix interrompt un cours. \u00ab Choquet \u00bb s'arr\u00eate, regarde du c\u00f4t\u00e9 de la voix d'un air interrogateur. Celui qui parle est au milieu de l'amphi, dans une trav\u00e9e moyenne, dans le milieu d'une rang\u00e9e. Sa voix m\u00e9ridionale est indign\u00e9e. Je ne sais pas ce que dit cette voix, je ne vois pas qui parle.\n\nCependant je sais que ce que dit la voix commence par \u00ab mais \u00bb ; quelque chose est dit du genre \u00ab mais vous ne pouvez pas affirmer ceci, parce que... \u00bb ; ou bien \u00ab mais qu'est-ce qui vous assure que... ? \u00bb. L'indignation de la voix vient d'un manque d\u00e9ductif per\u00e7u. \u00ab On \u00bb prend l'auditeur pour un imb\u00e9cile, \u00ab on \u00bb le m\u00e9prise trop pour lui fournir une vraie d\u00e9monstration. \u00ab On \u00bb remplace la math\u00e9matique par la prestidigitation.\n\nTout cela est implicite dans ce \u00ab mais \u00bb initial, cet interrupteur du courant de la parole professorale magique (\u00e0 fonction semblable \u00e0 celle d'un interrupteur dans un circuit \u00e9lectrique, qui peut servir de mod\u00e8le, de \u00ab piction \u00bb de l'op\u00e9rateur \u00ab non \u00bb de la logique propositionnelle ordinaire). J'entends ce \u00ab mais \u00bb, qui n'est charg\u00e9 de ce sens, comme toutes les prof\u00e9rations du pass\u00e9, qu'au futur ant\u00e9rieur de ce moment.\n\nChoquet s'interrompt. Il n'est ni offusqu\u00e9 ni d\u00e9sar\u00e7onn\u00e9. N'\u00eatre ni offusqu\u00e9 ni d\u00e9sar\u00e7onn\u00e9 par cette voix indign\u00e9e fait aussi partie de cela qui stup\u00e9fie les \u00e9tudiants de CDI de l'ann\u00e9e universitaire 1954-1955, cette nouveaut\u00e9 d\u00e9rangeante dans la math\u00e9matique. Il n'est pas possible de penser qu'il a pr\u00e9vu cette intervention, ou m\u00eame qu'il l'a suscit\u00e9e, \u00e0 la mani\u00e8re pr\u00e9cis\u00e9ment du magicien qui se serait m\u00e9nag\u00e9 un complice, un comp\u00e8re, dans l'auditoire. L'indignation de la voix est trop sinc\u00e8re.\n\nMais elle ne l'\u00e9tonne pas. Il en est, paradoxalement, satisfait (paradoxalement parce que la voix vient de l'accuser, implicitement, d'imb\u00e9cillit\u00e9 ou d'escroquerie ; tels sont les attendus du jugement qui a \u00e9t\u00e9 prononc\u00e9 dans le \u00ab mais \u00bb, accompagn\u00e9 de son intonation) : susciter une telle indignation fait partie, semble-t-il, de sa t\u00e2che didactique ; au moins autant que d\u00e9sar\u00e7onner les assistants par des truismes barbares.\n\nIl se retourne vers le tableau, vers ce qu'il a \u00e9crit sur le tableau, qui a d\u00e9clench\u00e9 la col\u00e8re du possesseur de la voix et l'a pouss\u00e9 \u00e0 son intervention iconoclaste, il s'accorde un instant de r\u00e9flexion, et il dit : \u00ab... \u00bb En fait, je ne sais pas ce qu'il dit : \u00ab vous avez raison... \u00bb ou bien \u00ab pas du tout, vous vous trompez, parce que... \u00bb (tel que le futur de ce moment s'inscrit dans mon pass\u00e9, je parierais pour la premi\u00e8re solution), mais cela n'a pas la moindre importance. Choquet ne tient pas particuli\u00e8rement \u00e0 avoir raison, pas particuli\u00e8rement non plus \u00e0 avoir tort sur ce point. Il ne prend pas non plus \u00e0 t\u00e9moin le reste de l'amphi, pour demander un avis, comme, d'une mani\u00e8re l\u00e9g\u00e8rement histrionique et d\u00e9magogique, le faisait en ce temps-l\u00e0 son coll\u00e8gue Schwartz (\u2192 \u00a7 36), responsable du certificat de MMP (M\u00e9thodes math\u00e9matiques de la physique). Mais il marque nettement que ce qui vient de se passer est naturel. Il r\u00e9pond, et encha\u00eene.\n\nL'image aussit\u00f4t, l'image que m'invente ma m\u00e9moire se d\u00e9place vers le bas de l'amphi, dans l'intervalle qui s\u00e9pare le dernier banc de la longue table situ\u00e9e entre l'auditoire et le tableau, l\u00e9g\u00e8rement sur\u00e9lev\u00e9e, derri\u00e8re laquelle, debout, a parl\u00e9 Choquet. Il n'est plus l\u00e0. C'est un moment d'apr\u00e8s-cours. Il y a une sorte de coagulation d'\u00e9tudiants debout, silencieux autour d'une discussion. On assiste \u00e0 une discussion, mettant en sc\u00e8ne deux protagonistes que, selon la tradition du roman r\u00e9aliste que j'ai longuement fr\u00e9quent\u00e9 dans ces ann\u00e9es-l\u00e0 (dans sa version anglaise), je devrais maintenant pr\u00e9senter. J'\u00e9crirais : le premier de ces deux \u00e9tudiants \u00e9tait un jeune homme d'environ vingt et un ans, aux cheveux..., de taille..., v\u00eatu de..., dont le visage refl\u00e9tait... M\u00eame si je le voulais, je ne pourrais pas m'exprimer ainsi. Je pourrais dire que la petite foule qui se presse autour d'eux et les \u00e9coute me les cache, que je suis trop loin d'eux pour les voir. Mais l\u00e0 n'est pas la raison.\n\nLeur visage d'alors importe peu. Ce qui compte, c'est ce qu'ils disent, ce qu'ils ont donn\u00e9 \u00e0 entendre \u00e0 ceux qui les \u00e9coutaient, ce qu'ils m'ont fait conna\u00eetre par leur discussion. Il n'est pas du tout s\u00fbr que cela se soit produit ainsi, dans ce brouhaha que j'ai saisi \u00e0 la louche au fond troubl\u00e9 d'une soupe m\u00e9morielle, mais la le\u00e7on all\u00e9gorique m'importe, insiste pour se trouver un support de souvenir. Alors, pourquoi pas l\u00e0 ?\n\nDans le bref dialogue qui se produit, la voix de l'intervenant de \u00ab tout \u00e0 l'heure \u00bb est pr\u00e9sente, et interroge encore, mais tr\u00e8s diff\u00e9remment. Car une autre voix se fait entendre, qui affirme que ce que dit Choquet n'est que l'\u00e9cume, triviale, de quelque chose de plus essentiel, de plus riche, de plus complexe, de plus profond ; et prononce alors un nom : Bourbaki. J'entends ce nom, parce que je suis pr\u00e9sent \u00e0 ce moment, pr\u00e9sent et distant \u00e0 la fois ; assez pr\u00e8s des voix pour les entendre, mais ne participant pas \u00e0 la discussion. \u00c0 cet instant, ce qui se passe ne me concerne pas r\u00e9ellement. J'entends ce qui se dit distraitement. Je n'en saisis pas la port\u00e9e. Je ne lui donne pas de sens.\n\n## 28 Au moment o\u00f9 j'\u00e9cris ces lignes (en mai 1992),\n\nAu moment o\u00f9 j'\u00e9cris ces lignes (en mai 1992), la \u00ab biographie \u00bb du monstre polyc\u00e9phale Bourbaki est encore \u00e0 faire. Ce serait une entreprise passionnante, mais difficile. Je n'en dirai ici que ce qui est strictement n\u00e9cessaire \u00e0 mon propos. Entr\u00e9 en s\u00e9nescence apr\u00e8s 1968 \u00ab il \u00bb est aujourd'hui, pour toutes fins pratiques, mort, si j'en crois ce que disait Pierre Cartier, en septembre de l'ann\u00e9e derni\u00e8re, \u00e0 Cerisy. (\u00ab Il \u00bb \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 bien fatigu\u00e9 quand, vers 1965, j'eus l'occasion de m'approcher de lui, de fa\u00e7on d'ailleurs toute p\u00e9riph\u00e9rique.) Mais en 1954, il \u00e9tait dans la pleine force de l'\u00e2ge, conqu\u00e9rant, plein d'ardeur et d'ambitions.\n\nCe \u00ab il \u00bb, on le sait, est un pseudonyme collectif, comme disent les notices des biblioth\u00e8ques. Mon ma\u00eetre Raymond Queneau \u00e9crivait en 1962 dans la revue _Critique,_ sous le titre \u00ab Bourbaki et les math\u00e9matiques de demain \u00bb un article, repris ensuite en t\u00eate de son livre _Bords,_ dont je recopie ces lignes :\n\n ** _\u00ab Il est g\u00e9n\u00e9ralement admis \u00e0 l'heure actuelle (en France et ailleurs) que le plus important trait\u00e9 de math\u00e9matique contemporain est sign\u00e9 d'un nom de fantaisie, pis m\u00eame : h\u00e9rit\u00e9 d'une plaisanterie de normaliens. Ce fut \u00e0 l'origine celui d'un grand et fictif math\u00e9maticien su\u00e9dois qui honorait l'\u00c9cole normale de sa visite et disait se nommer Nicolas_ ****_Bourbaki. J'ignore si, \u00e0 cette \u00e9poque lointaine, lesdits jeunes gens avaient d\u00e9j\u00e0 envisag\u00e9 la r\u00e9daction de leur trait\u00e9, inspir\u00e9 par le d\u00e9sir de fonder rigoureusement la math\u00e9matique..., en tout cas le pseudonyme se trouvait pr\u00eat. \u00bb_**\n\nLes \u00ab jeunes gens \u00bb de 1930, devenus les ma\u00eetres prestigieux de 1960, \u00e9taient, en 1990 \u2013 pour ceux d'entre eux qui avaient surv\u00e9cu jusque-l\u00e0, et principalement, parmi les fondateurs, Andr\u00e9 Weil, Henri Cartan et Jean Dieudonn\u00e9 \u2013 des retrait\u00e9s honor\u00e9s & v\u00e9n\u00e9rables. Leur voix, redevenue juv\u00e9nile \u00e0 l'\u00e9vocation de ces \u00ab farces et attrapes \u00bb qui anim\u00e8rent les premi\u00e8res ann\u00e9es de leur \u00ab enfant \u00bb, chuinte l\u00e9g\u00e8rement et parfois se brouille, quand ils parlent tous ensemble dans l'appareil o\u00f9 j'ai introduit la cassette, aimablement envoy\u00e9e par France Culture, enregistrement d'une \u00e9mission de Mich\u00e8le Chouchan \u00e0 Bourbaki consacr\u00e9e : \u00ab Enqu\u00eate sur un math\u00e9maticien polyc\u00e9phale \u00bb. On y entend aussi entre plusieurs autres la voix du Pr Choquet, maintenant \u00ab de l'Acad\u00e9mie des Sciences \u00bb ; et la mienne ! (je ne suis l\u00e0 que pour des motifs plut\u00f4t anecdotiques). Bourbaki est entr\u00e9 au mus\u00e9e. Je ne cherche pas vraiment \u00e0 distinguer aujourd'hui ce qu'ils disent, j'ai mis le son plut\u00f4t bas (il est cinq heures du matin), je ne cherche qu'\u00e0 cr\u00e9er un climat effecteur de m\u00e9moire.\n\nBien peu parmi les math\u00e9maticiens du monde, en 1992, approuveraient l'affirmation quenellienne sur l'\u0153uvre \u00e9crite : \u00ab le plus important trait\u00e9 de math\u00e9matique contemporain \u00bb. Beaucoup d'eau math\u00e9matique a coul\u00e9 sous des ponts de m\u00eame farine, et le cours des actions du bourbakisme est aujourd'hui plut\u00f4t bas, si on me pardonne ce mixte incongru de m\u00e9taphores. L'histoire des sciences lui redonnera sans doute, dans sa s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 et impartialit\u00e9, la place \u00e9minente qui lui revient quand les derniers de ses disciples, ennemis ou suiveurs auront \u00e0 leur tour quitt\u00e9 la sc\u00e8ne.\n\nEn 1954, leur nom n'avait pas encore vraiment franchi le cercle des math\u00e9maticiens professionnels et, parmi ceux-ci m\u00eame, il \u00e9tait encore aur\u00e9ol\u00e9 de myst\u00e8re et de soufre. Dans l'amphith\u00e9\u00e2tre Hermite, \u00e0 l'exception sans doute des normaliens qui se trouvaient sous la f\u00e9rule s\u00e9v\u00e8re d'Henri Cartan (cela avait \u00e9t\u00e9 un pas d\u00e9cisif, pour Bourbaki, dans sa longue marche vers le pouvoir math\u00e9matique, que de prendre ainsi le contr\u00f4le de toutes ces t\u00eates, de ces cervelles brillantes et pr\u00e9destin\u00e9es), personne ou presque n'avait m\u00eame entendu les trois syllabes myst\u00e9rieuses.\n\nDans le souvenir, c'est-\u00e0-dire apr\u00e8s coup, et longtemps apr\u00e8s coup, l'instant prend une dimension quasi solennelle. Du petit bosquet de t\u00eates autour des deux protagonistes, celui qui a cr\u00e9\u00e9 \u00ab l'\u00e9v\u00e9nement \u00bb en interpellant Choquet et celui qui, brusquement, \u00e0 la fois le justifie et lui ravit la vedette en donnant une explication, un contexte plus vaste \u00e0 son interrogation, le nom prend son essor, parcourt les rang\u00e9es de bancs, emplit les oreilles, s'\u00e9l\u00e8ve jusqu'au plafond, se r\u00e9verb\u00e8re sur les murs qui le renvoient en \u00e9cho : \u00ab C'est un cri r\u00e9p\u00e9t\u00e9 par mille sentinelles,\/ Un ordre renvoy\u00e9 par mille porte-voix ;\/ C'est un phare allum\u00e9 sur mille citadelles,\/ Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !\/ \u00abBourbaki ! Bourbaki ! Bourbaki ! \u00bb\n\nLa r\u00e9v\u00e9lation essentielle \u00e9tait : que ces choses dites math\u00e9matiques en un sens qui \u00e9chappait aux gens raisonnables n'\u00e9taient pas une invention de Choquet Gustave, une divagation de professeur original (on s'en doutait quand m\u00eame un peu) ; mais surtout qu'il y avait, quelque part, une raison souveraine \u00e0 tout cela. Les math\u00e9matiques, non, La Math\u00e9matique avait retrouv\u00e9 \u00e0 la fois son unit\u00e9 et son \u00e9lan. Pour la premi\u00e8re fois peut-\u00eatre depuis l'\u00e2ge d'or m\u00e9diterran\u00e9en et grec, depuis Euclide et Archim\u00e8de, elle cessait d'avancer au hasard, livr\u00e9e aux risques insupportables du d\u00e9sordre et de la contradiction, et se retrouvait neuve, porteuse d'une vision et d'une mission. Elle recommen\u00e7ait.\n\nEt il y avait un \u00ab trait\u00e9 \u00bb pour le \u00ab donner \u00e0 voir \u00bb. Cet ouvrage monumental avait commenc\u00e9 \u00e0 para\u00eetre. Il paraissait sous le nom de Bourbaki.\n\n## 29 C'est comme trait\u00e9 que j'ai envisag\u00e9 Bourbaki, beaucoup plus, au d\u00e9but, que comme groupe.\n\nC'est donc comme trait\u00e9 que j'ai envisag\u00e9 Bourbaki, beaucoup plus, au d\u00e9but, que comme groupe compos\u00e9 de math\u00e9maticiens vivants. Mais ma r\u00e9action \u00e0 l'annonce qui m'avait \u00e9t\u00e9 faite, \u00e0 moi comme aux autres puisque j'\u00e9tais descendu \u00e9couter la discussion, a \u00e9t\u00e9 lente, diff\u00e9r\u00e9e, il me semble, de plusieurs mois. Je r\u00e9agis toujours avec une extr\u00eame lenteur aux \u00e9v\u00e9nements de quelque importance. Je pourrais dire aussi bien : je ne vois qu'avec une extr\u00eame lenteur leur importance. Et m\u00eame quand je l'ai d\u00e9cel\u00e9e, je tourne avec des h\u00e9sitations, d\u00e9sesp\u00e9rantes pour moi-m\u00eame, devant les actes que cette compr\u00e9hension n\u00e9cessite. Je fais volontiers mien, pour toutes fins pratiques, l'axiome \u00ab allaisien \u00bb (ou \u00ab twainien \u00bb, je ne sais plus) :\n\n _Il faut toujours remettre au surlendemain ce qu'on aurait d\u00fb faire l'avant-veille_.\n\nJ'ai une longue exp\u00e9rience de la procrastination. J'h\u00e9site durement entre le devoir et l'inqui\u00e9tude. Car la procrastination cr\u00e9e en moi l'inqui\u00e9tude, \u00e0 moins que ce ne soit le contraire, ou que les deux implications m\u00eame d\u00e9rivent l'une de l'autre, se soutiennent l'une l'autre. J'en suis parfaitement conscient. J'y reconnais un effet, sinon d'une transmission g\u00e9n\u00e9tique morale, du moins d'une action didactique indirecte, de mes parents : ma m\u00e8re (c'est elle qui le dit) \u00ab tourine et tarpane \u00bb (ce qui veut dire \u00ab s'inqui\u00e8te \u00bb, en ce m\u00e9lange de vocables dit _francitan_ ) et mon p\u00e8re (dit-elle) \u00ab procrastine \u00bb.\n\nLa d\u00e9couverte de l'existence de Bourbaki, comme lieu o\u00f9 se trouveraient explicit\u00e9es et amplifi\u00e9es en une vaste synth\u00e8se les solutions aux myst\u00e8res de l'enseignement \u00ab choquetien \u00bb, me laissa sans r\u00e9action imm\u00e9diate. J'\u00e9tais tomb\u00e9 dans une l\u00e9thargie pessimiste, de plus en plus \u00e0 la d\u00e9rive, en retard irr\u00e9m\u00e9diable pour la compr\u00e9hension du cours, qui survolait tr\u00e8s vite des territoires o\u00f9, semblait-il, il aurait fallu s'attarder beaucoup plus longtemps, et de fa\u00e7on plus rigoureuse, moins d\u00e9sinvolte (tout cela selon le m\u00eame informateur \u00ab bourbakiste \u00bb qui n'\u00e9tait autre, autant le r\u00e9v\u00e9ler tout de suite, que mon aujourd'hui vieil ami Pierre Lusson qui a fait son apparition pr\u00e9monitoire au tout premier moment de ce chemin de prose).\n\nJ'h\u00e9sitais, au long de cet hiver engourdissant, presque persuad\u00e9 de l'\u00e9chec de ma tentative de _vita nova,_ mais pas encore r\u00e9sign\u00e9 tout \u00e0 fait cependant \u00e0 l'abandonner, \u00e0 revenir \u00e0 l'orni\u00e8re litt\u00e9raire, \u00e0 accepter, ce qui m'apparaissait une d\u00e9faite et une facilit\u00e9 (sans oublier la n\u00e9cessit\u00e9 o\u00f9 j'aurais \u00e9t\u00e9 de le reconna\u00eetre, donc de \u00ab perdre la face \u00bb), un autre destin : l'\u00e9tude des langues ; et principalement celle de l'anglais. J'\u00e9tais dans une solitude assez grande, au sein de cet \u00ab amphi \u00bb (terme o\u00f9 se confond un \u00ab contenant \u00bb (le lieu, l'amphith\u00e9\u00e2tre Hermite) et un \u00ab contenu \u00bb (les \u00e9tudiants pr\u00e9parant le m\u00eame certificat)).\n\nAucun de mes amis lyc\u00e9ens de \u00ab pr\u00e9pa \u00bb ne s'y trouvait. Ou bien ils avaient \u00e9t\u00e9 re\u00e7us, en \u00ab trois-demis \u00bb, \u00e0 quelque \u00e9cole d'ing\u00e9nieur, \u00ab l'X \u00bb, \u00ab Centrale \u00bb, \u00ab Supa\u00e9ro \u00bb, \u00ab les Ponts \u00bb, \u00ab les Mines \u00bb, \u00ab Chimie de Nancy \u00bb (ou quelque autre encore), ou bien, m\u00e9tamorphos\u00e9s pendant les vacances d'\u00e9t\u00e9 en \u00ab cinq-demis \u00bb, ils avaient repris \u00e0 l'automne le chemin du lyc\u00e9e pour un nouvel essai (\u00ab 3\/2 \u00bb, \u00ab 5\/2 \u00bb, c'est ainsi qu'un jargon presque s\u00e9culaire d\u00e9signait ceux qui \u00ab int\u00e9graient \u00bb, r\u00e9ussissaient, du premier ou du second coup respectivement, leur rite d'entr\u00e9e dans les \u00ab \u00e9coles \u00bb (nomination fractionnaire \u00e0 opposer \u00e0 celle, plus fruste ou plus purement pythagoricienne, comme on voudra, des litt\u00e9raires, qui \u00e9taient d'abord des \u00ab carr\u00e9s \u00bb, puis des \u00ab cubes \u00bb). On pouvait d'ailleurs, \u00e0 cette \u00e9poque, pers\u00e9v\u00e9rer encore plus longtemps face \u00e0 l'\u00e9chec, devenir \u00ab 7\/2 \u00bb (respectivement \u00ab bicarr\u00e9 \u00bb (dire \u00ab bika \u00bb)). Les l\u00e9gendes noires de nos classes, les \u00ab taupes \u00bb, faisaient m\u00eame r\u00e9f\u00e9rence \u00e0 des \u00ab neuf-demis \u00bb, \u00e0, pourquoi pas, des \u00ab onze, treize, quinze, dix-sept-demis \u00bb devenus fous, errant comme des fant\u00f4mes dans les couloirs des lyc\u00e9es).\n\nAutant dire qu'au d\u00e9but je n'y connaissais personne. La minuscule \u00ab Salle des \u00e9tudiants \u00bb mise, avec beaucoup de mauvaise gr\u00e2ce, \u00e0 notre disposition \u00e9tait juste en face de l'entr\u00e9e principale de l'amphi et peu \u00e0 peu, malgr\u00e9 ma distraction et mes r\u00e9ticences, je parvins \u00e0 identifier quelques t\u00eates dans ce qui n'avait \u00e9t\u00e9 d'abord qu'une masse remuante et indiff\u00e9renci\u00e9e ; puis, du temps passant, je ne dirai pas \u00e0 me lier, mais au moins \u00e0 parler avec une demi-douzaine d'entre elles.\n\nTrois de ces \u00e9tudiants, et trois seulement, sont devenus alors et sont rest\u00e9s longtemps mes amis.\n\nJ'interroge, au regard interne si peu maniable du souvenir, qu'il est presque impossible de diriger simplement dans la direction de ce que l'on cherche, presque impossible aussi \u00e0 fixer en un point d\u00e9fini de cet espace-temps en partie imaginaire qu'est le pass\u00e9 (et certainement pas conforme \u00e0 notre repr\u00e9sentation acquise, apprise, r\u00e9fl\u00e9chie, c'est-\u00e0-dire certainement pas \u00ab euclidien de dimension 4 \u00bb), la foule floue, fragment\u00e9e et grise des visages qui bougent un tr\u00e8s bref instant dans son oc\u00e9an remu\u00e9 comme en aveugle ; et c'est bien eux, et presque eux seulement, que j'identifie avec certitude.\n\nOr, ind\u00e9pendamment de ce qui fit le tissu \u00ab vivant \u00bb, \u00ab biographique \u00bb de ces liens, car ce n'est pas l'intention autobiographique indiff\u00e9renci\u00e9e, pour laquelle tous les chemins de souvenirs se valent, qui m'anime ici, il se trouve qu'ils symbolisent assez bien, \u00e0 l'int\u00e9rieur de ma r\u00e9flexion pr\u00e9sente, trois mani\u00e8res fortement contrast\u00e9es de r\u00e9agir \u00e0 la r\u00e9volution bourbakiste. Je les pr\u00e9senterai ici comme tels, comme figures presque all\u00e9goriques. Qu'ils me pardonnent cette d\u00e9marche d'\u00ab abstraction \u00bb. Dans un cas, h\u00e9las, ce ne sera, s'il m'est accord\u00e9, qu'un pardon posthume.\n\n## 30 Si on acceptait la r\u00e9v\u00e9lation de l'existence d'un nouveau proph\u00e8te de la math\u00e9matique,\n\nSi on acceptait l'annonce, la r\u00e9v\u00e9lation de l'existence d'un nouveau proph\u00e8te de la math\u00e9matique, on pouvait adopter l'une de trois attitudes, o\u00f9 je diagnostiquerai l'intervention de trois lignes strat\u00e9giques pures, les incarnant absolument et abusivement en ces repr\u00e9sentants que j'ai choisis, dont la position r\u00e9elle \u00e9tait n\u00e9cessairement, comme celle de la plupart des assistants au cours, un \u00ab mixte \u00bb des trois, quoique en proportions in\u00e9gales :\n\na) ligne de l'ob\u00e9issance pure ;\n\nb) ligne de la croyance pure ;\n\nc) ligne de l'anticipation pure.\n\nSelon la ligne de l'ob\u00e9issance pure, il convenait de ne prendre dans les r\u00e9v\u00e9lations bourbakistes que ce qui convenait, provisoirement, au royaume d'en bas, c'est-\u00e0-dire au monde des examens les plus proches. Mais c'\u00e9tait en fait tr\u00e8s peu. Car la conqu\u00eate de l'amphi de CDI en 1954 n'avait pas eu lieu du tout dans une \u00ab conjointure \u00bb parfaite, ni en synchronie programm\u00e9e, avec celle des lieux \u00e9quivalents dans les facult\u00e9s de province, dont certaines l'avaient d'ailleurs pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 sur la voie de la modernisation ; ni surtout avec celle des jurys des concours de recrutement de l'\u00c9ducation nationale, qui \u00e9taient rest\u00e9s, et rest\u00e8rent encore assez longtemps, d'un classicisme parfait, je dirais m\u00eame d'un non-modernisme exacerb\u00e9 par la prescience (justifi\u00e9e) d'une menace pesant sur leur toute-puissance. Il y avait l\u00e0 une source de s\u00e9rieux conflits, auxquels chacun, dans ma \u00ab g\u00e9n\u00e9ration \u00bb math\u00e9matique, se trouva plus ou moins directement m\u00eal\u00e9 (\u2192 \u00a7 42).\n\nIl ne fallait donc pas se laisser aller \u00e0 penser d\u00e9finitivement les math\u00e9matiques en ces termes nouveaux, incongrus et fantaisistes. C'\u00e9tait dangereux pour l'avenir de ceux qui, pour leur immense majorit\u00e9, se pr\u00e9paraient \u00e0 devenir des enseignants du secondaire, et dont l'ambition principale \u00e9tait donc de r\u00e9ussir \u00e0 l'agr\u00e9gation. Il fallait laisser aux th\u00e9ories \u00ab ensemblistes \u00bb et \u00e0 leurs extensions topologiques ou alg\u00e9briques la place, strictement limit\u00e9e, d'un compartiment d'\u00e9tude quasi ind\u00e9pendant de ce qui avait pr\u00e9c\u00e9d\u00e9, ces calculs qu'on retrouverait plus tard, au moment de passer aux choses s\u00e9rieuses. Cette position avait d'excellentes justifications pragmatiques. Je me garde bien de d\u00e9cerner ici \u00e9loge ou bl\u00e2me. Je d\u00e9cris.\n\nMais adopter la ligne de l'ob\u00e9issance pure \u00e9tait aussi continuer \u00e0 respecter le pacte scolaire implicite et traditionnel : apprendre en vue de restituer \u00e0 l'identique et ne pas mettre int\u00e9rieurement en cause le mod\u00e8le conceptuel propos\u00e9, ne pas s'en faire, m\u00eame pour l'adopter, une id\u00e9e \u00ab pour soi \u00bb. (Je dis \u00ab int\u00e9rieurement \u00bb \u00e0 dessin, car les r\u00e9voltes p\u00e9dagogiques externes qui allaient secouer de mani\u00e8re souvent tr\u00e8s bruyante la g\u00e9n\u00e9ration suivante se sont accompagn\u00e9es en fait d'une absence frappante de changement sur ce point.)\n\nNotre amie Marcelle Espiand choisit cette ligne et s'y tint avec obstination. Il ne fut pas possible de l'en faire d\u00e9vier d'un pouce. Elle mit son intelligence naturelle et sa vivacit\u00e9 guadeloup\u00e9enne \u00e0 d\u00e9tourner tous arguments en faveur d'une immersion plus ambitieuse dans les \u00e9critures nouvelles. Ce n'\u00e9tait pas le moins du monde par incompr\u00e9hension. Mais les interdits qui pesaient sur elle \u00e9taient d'une telle force qu'ils se r\u00e9v\u00e9l\u00e8rent insurmontables. \u00catre une fille, \u00eatre noire de peau, voil\u00e0 deux anomalies qui, cumul\u00e9es, \u00e9taient alors fort handicapantes dans l'enseignement sup\u00e9rieur et rendues plus anomales encore par le choix d'une sp\u00e9cialit\u00e9 traditionnellement si peu accueillante aux demoiselles.\n\nJe ne sais comment elle avait r\u00e9ussi \u00e0 prendre suffisamment sur elle-m\u00eame pour s'autoriser \u00e0 franchir tous les scepticismes et actions de d\u00e9couragement implicites et explicites mis sur sa route pendant sa scolarit\u00e9, mais elle ne pouvait litt\u00e9ralement pas envisager un autre horizon que celui de l'agr\u00e9gation, alors encore soumise \u00e0 la s\u00e9gr\u00e9gation des sexes d'ailleurs.\n\nElle opposait volontiers \u00e0 toute tentative de porter les discussions du petit groupe qui s'\u00e9tait peu \u00e0 peu constitu\u00e9 et se rassemblait de temps \u00e0 autre chez \u00ab Plantin \u00bb, le caf\u00e9 situ\u00e9 au coin de la rue d'Ulm et de la rue Lhomond (\u2192 \u00a7 43), sur le terrain exaltant des th\u00e9ories les plus nouvelles comme la myst\u00e9rieuse \u00ab cohomologie \u00bb (j'anticipe l\u00e9g\u00e8rement), une fin de non-recevoir rieuse mais p\u00e9remptoire : \u00ab C'est pas pour moi, pauvre n\u00e9gresse ! \u00bb\n\nCependant il n'y avait pas que du renoncement dans son refus. Elle se moquait aussi gentiment de notre enfantin fanatisme mim\u00e9tique, de nos mani\u00e8res p\u00e9remptoires de convertis (je me joins ici aux repr\u00e9sentants des deux autres \u00ab lignes \u00bb en disant \u00ab nous \u00bb, mais en fait je n'\u00e9tais encore vraiment proche d'aucune). Elle se moquait de notre immersion aveugle dans les m\u00e9andres du fleuve axiomatique si pur, si enivrant, dont le courant nous entra\u00eenait tous vers un futur qui devait se r\u00e9v\u00e9ler moins exaltant que nous ne nous laissions aller \u00e0 le croire. Je n'ai reconnu que beaucoup plus tard la force de v\u00e9rit\u00e9 de son scepticisme implicite, effet second et indirect du choc de son destin tragique.\n\nElle obtint ses r\u00e9sultats les plus brillants (avant sa r\u00e9ussite \u00e0 l'agr\u00e9gation, qui fit tant plaisir \u00e0 son p\u00e8re, lui-m\u00eame professeur de math\u00e9matiques, mais non agr\u00e9g\u00e9 (\u2192 \u00a7 44)) en M\u00e9canique c\u00e9leste, manipulant avec maestria de redoutables calculs ostentatoirement classiques, et elle aurait certainement excell\u00e9 dans la combinatoire des mouvements du ciel, si elle avait pu s'autoriser \u00e0 le vouloir (\u2192 \u00a7 45).\n\n## 31 Pour Philippe Courr\u00e8ge au contraire la croyance,\n\nPour Philippe Courr\u00e8ge au contraire la croyance, une croyance absolue, qui le soutint longtemps, fut le r\u00e9sultat d'une v\u00e9ritable conversion. Arriv\u00e9 dans l'amphi Hermite un peu par hasard, au terme d'une licence de chimie pour laquelle ce certificat, excentrique, n'\u00e9tait pas v\u00e9ritablement, il me semble, obligatoire, il entendit parler ce langage, qui choquait tant ses voisins, sans surprise excessive, puisqu'il n'avait pas d'id\u00e9e pr\u00e9alablement form\u00e9e des math\u00e9matiques.\n\n\u00c9coutant, il fut assez vite surpris, et imm\u00e9diatement offusqu\u00e9, indign\u00e9 presque (c'\u00e9tait, c'est une composante marqu\u00e9e de son caract\u00e8re), de constater non un exc\u00e8s d'abstraction et de rigueur, ce qui rebutait le plus grand nombre, mais au contraire un manque criant de ces m\u00eames qualit\u00e9s. Il lui apparut, et il avait parfaitement raison, que si on se permettait de pr\u00e9senter des objets dans un grand d\u00e9pouillement axiomatique, de partir d'\u00e9l\u00e9ments \u00e0 contenu intuitif aussi pauvre que les \u00ab ensembles \u00bb et de se livrer sur eux \u00e0 des manipulations g\u00e9n\u00e9ralement, il faut bien le dire, \u00ab triviales \u00bb, il aurait \u00e9t\u00e9 n\u00e9cessaire de passer beaucoup plus de temps \u00e0 d\u00e9tailler et justifier les choix ainsi que les m\u00e9canismes en jeu. La notion d'ensemble, comme celle d'\u00e9l\u00e9ment d'un ensemble, lui parut, en somme, beaucoup plus floue et s\u00e9rieusement moins rigoureuse que celle d'\u00e9l\u00e9ment simple chimique dans la table de Mendele\u00efev.\n\nLe bouillonnement interne de ces r\u00e9flexions avait fini un beau jour par d\u00e9border, et c'est lui qui avait caus\u00e9 le petit scandale dont j'ai parl\u00e9 pr\u00e9c\u00e9demment. Pierre Lusson s'\u00e9tait empress\u00e9 de lui donner raison. C'\u00e9tait pour lui une occasion inesp\u00e9r\u00e9e d'intervenir sur le cours des \u00e9v\u00e9nements et il ne la laissa pas \u00e9chapper. Mais il lui avait en outre offert la clef de son insatisfaction : l'\u00ab escroquerie choquetienne \u00bb n'\u00e9tait pas due \u00e0 l'ignorance (certes !) mais \u00e0 la n\u00e9cessit\u00e9 de survoler rapidement ce qui demandait un d\u00e9veloppement beaucoup plus ample. Une seule solution, un seul espoir, lui dit-il, heureux de rencontrer un esprit neuf \u00e0 \u00e9vang\u00e9liser : Bourbaki.\n\nCe fut une conversion radicale. Philippe se mit imm\u00e9diatement \u00e0 lire les quelques volumes de Bourbaki d\u00e9j\u00e0 parus, prit l'habitude de v\u00e9ritables le\u00e7ons suppl\u00e9mentaires en allant interroger le Pr Choquet derri\u00e8re l'amphi apr\u00e8s les cours. Comme sa puissance de travail \u00e9tait consid\u00e9rable, cela ne l'emp\u00eacha pas d'assimiler les notions gravement imparfaites, \u00e0 son jugement, qui lui \u00e9taient pr\u00e9sent\u00e9es pour l'examen (il continuait \u00e0 en \u00eatre insatisfait, mais il savait d\u00e9sormais o\u00f9 chercher les bonnes r\u00e9ponses), qu'il n'eut pas de mal \u00e0 r\u00e9ussir. De plus il d\u00e9cida d'abandonner la chimie et de se consacrer \u00e0 la math\u00e9matique, entendue en ce sens nouveau, rigoureux, d\u00e9finitif, et pur.\n\nSi je le pose ici comme mod\u00e8le du \u00ab croyant \u00bb en Bourbaki, c'est, je le r\u00e9p\u00e8te, de fa\u00e7on d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment abstraite, simplificatrice. Pas plus que, nommant \u00ab Choquet \u00bb celui qui nous parlait, nous ne faisions r\u00e9ellement r\u00e9f\u00e9rence \u00e0 \u00ab quelqu'un \u00bb, je ne fais ici r\u00e9ellement un portrait de Philippe Courr\u00e8ge. J'invente, \u00e0 mon tour, \u00e0 mon usage (pour les besoins d'une cause dont je n'ai dit d'ailleurs pour le moment pas grand-chose, je le sais) un \u00ab Courr\u00e8ge \u00bb, ou plus famili\u00e8rement nomm\u00e9 un \u00ab Philippe \u00bb, auquel j'attribue (comme \u00e0 \u00ab Marcelle \u00bb pr\u00e9c\u00e9demment) un tout petit nombre de traits que j'identifie dans un **jeu de m\u00e9moire** , un sous-jeu, local, de mon jeu de m\u00e9moire global, \u00e0 un certain \u00e9tat, pr\u00e9sent (au pr\u00e9sent de ces mots), de ma \u00ab partie \u00bb.\n\nJe ne construis pas non plus des personnages imaginaires, des \u00eatres de papier et de roman. Je n'ai pas l'audace (ou l'outrecuidance) romanesque, qui ne peut \u00e9viter de tracer autour des \u00eatres que la fiction emprunte ou fabrique un contour de v\u00e9rit\u00e9, qui ne peut pas ne pas dire du support d'un nom : tel il est, tel c'est. Si j'avais choisi cette voie, j'aurais \u00e9t\u00e9 d'ailleurs oblig\u00e9 de supprimer les noms propres, puisqu'il y a (et dans le cas pr\u00e9c\u00e9dent il y avait) un porteur de ce nom que mon regard r\u00e9trospectif ne satisfera pas. Peut-\u00eatre serai-je amen\u00e9 \u00e0 le faire, ce que je regretterais.\n\nCar, tout en affirmant la d\u00e9marche abstractive, restrictive que j'adopte, j'ai besoin de tenter de faire appara\u00eetre d'o\u00f9, de qui vient, v\u00e9ridiquement, ce que j'en conclus ; et par cons\u00e9quent de mettre en place la certitude, mensong\u00e8re ou pas, de souvenirs, o\u00f9 je les vois tous les trois \u00eatre, \u00eatre vivants, o\u00f9 je les observe dans ces r\u00e9gions de mon pass\u00e9 qui sont aussi partiellement les leurs. Il se pourrait d'ailleurs que je tente de confronter ma description raisonn\u00e9e \u00e0 leurs souvenirs.\n\n(Ce serait, il est vrai, impossible dans un cas, celui de Marcelle, ais\u00e9 dans celui de Pierre Lusson ; mais si je veux interroger Philippe, il me faut entreprendre une d\u00e9marche sp\u00e9cifique, devant laquelle j'h\u00e9site pour le moment. En tout cas, je ne m'en servirais que comme commentaire \u00e0 ceci, comme r\u00e9action, r\u00e9flexion. Autrement dit, quoi que j'apprenne d'eux, cela ne pourrait ni confirmer ni infirmer mon \u00ab mod\u00e8le \u00bb, seulement confirmer ou infirmer l'ad\u00e9quation de mon mod\u00e8le (jeu issu de mon jeu de m\u00e9moire) \u00e0 leur jeu de m\u00e9moire, et ce faisant indirectement l'\u00e9clairer, l'enrichir.)\n\nLa r\u00e9action, une r\u00e9action violente, de chimie intellectuelle, de Philippe Courr\u00e8ge \u00e0 la conception bourbakiste de la math\u00e9matique m'a fascin\u00e9. J'ai observ\u00e9, je peux le dire, avec un int\u00e9r\u00eat intense, passionn\u00e9, sa mani\u00e8re hautement individuelle, enti\u00e8re, idiosyncratique, aventuri\u00e8re, presque mystique, de se heurter de front \u00e0 tout ce qu'impliquait une immersion totale, quasi mat\u00e9rielle, dans cet oc\u00e9an de signes fortement articul\u00e9s, non seulement parce qu'elle m'\u00e9tait accessible, en tant que spectateur, tr\u00e8s directement (\u00e0 la diff\u00e9rence de celle de cette autre figure invraisemblable, extraordinaire, prodigieuse, presque mythique, Alexandre Grothendieck, que je n'ai jamais contempl\u00e9 que de loin) puisque nous \u00e9tions devenus proches, mais aussi parce que je lui reconnaissais une originalit\u00e9 et une force de persuasion redoutables, face auxquelles j'ai \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9 de me d\u00e9finir.\n\n## 32 pour Philippe Courr\u00e8ge\n\npour Philippe Courr\u00e8ge\n\n _Avec papiers, crayons, encres, couleurs, avec_\n\n _Des signes puis des mots, avec des r\u00e8gles pour_\n\n _Les assembler, avec patience et le secours_\n\n _De l'habitude, (mais le silence brav\u00e9_\n\n _Qui corrode ta force et, qui sait ?, aussi le_\n\n _Ciel verlainien blanc l\u00e0-bas, les cris d'\u00e9coliers_\n\n _Autour), tu construis plus qu'un langage un objet_\n\n _Lourd, beau, accomplissant cet accord difficile_\n\n _De la pens\u00e9e, de la parole et de la main._\n\n _Artisan des math\u00e9matiques je salue_\n\n _Ton exemple et je marque aux hommes de demain_\n\n _D\u00e9samor\u00e7ant la magie, ce badaud des nues._\n\n _Combien est s\u00fbr l'outil forg\u00e9 par tous et digne,_\n\n _G\u00e9nial ou pas, celui qui b\u00e2tit dans les signes._\n\nEn adoptant la rigueur bourbachique, en prenant comme trait premier de la \u00ab r\u00e9volution dans la math\u00e9matique \u00bb une exigence de rigueur, Philippe en avait fait une v\u00e9ritable morale, dont d\u00e9coulait une esth\u00e9tique. La math\u00e9matique devait \u00eatre moralement rigoureuse, et alors, elle \u00e9tait belle. C'\u00e9tait en cela, et en cela seulement, que r\u00e9sidait sa beaut\u00e9.\n\nMais ce n'\u00e9tait pas tant de la rigueur du raisonnement qu'il s'\u00e9tait fait une \u00e9thique que d'une rigueur de proc\u00e9dure. La s\u00e9v\u00e9rit\u00e9, le \u00ab jans\u00e9nisme \u00bb de la d\u00e9marche \u00e9tait premier. C'\u00e9tait une d\u00e9marche sans fantaisie, proc\u00e9duri\u00e8re m\u00eame parfois. Seule la rigueur r\u00e9sultante sur le papier, visible, v\u00e9rifiable, justifiable, reproductible, comptait, avait du sens, du m\u00e9rite.\n\nLa math\u00e9matique n'\u00e9tait pas une concat\u00e9nation de paroles, n'\u00e9tait pas un univers d'id\u00e9es. La math\u00e9matique s'\u00e9crivait, s'inscrivait dans le monde en s'\u00e9crivant et s'inscrivant sur le papier, s'y enfon\u00e7ant, de mine de crayon puis d'encre, en l'assombrissant peu \u00e0 peu, s\u00e9quentiellement, dans son ordre, sans ambigu\u00eft\u00e9s, sans h\u00e9sitations. Elle se construisait suivant des r\u00e8gles, en \u00e9chafaudages, en assemblages de signes. L\u00e0 \u00e9tait son \u00ab sens \u00bb. Elle n'avait pas d'autre sens. \u00ab Le signe d'appartenance en th\u00e9orie des ensembles, disait-il, tu veux savoir ce que \u00e7a veut dire ? \u00c7a veut dire \u00e7a. \u00bb Et, effa\u00e7ant compl\u00e8tement et r\u00e9solument le tableau noir, il y tra\u00e7ait soigneusement un tr\u00e8s grand\n\nsigne d'appartenance : \u2208\n\nAvec pr\u00e9cipitation, presque avec col\u00e8re, d'une voix rendue encore plus bas-alpine (son lieu d'origine familiale) par l'\u00e9motion, dans ses pol\u00e9miques fr\u00e9quentes avec Pierre Lusson que cette naivet\u00e9 \u00ab m\u00e9taphysique \u00bb exasp\u00e9rait (l'amenant parfois \u00e0 de tranchantes et acerbes formulations ultra-carnapiennes : \u00ab Ce que tu dis n'a aucun sens constituable ! \u00bb), Philippe en \u00e9tait venu \u00e0 revendiquer pour elle ainsi un statut de v\u00e9ritable r\u00e9alit\u00e9 mat\u00e9rielle. Plagiaire par anticipation de certaines divagations mystiques (au mieux) et pataphysiques (le plus souvent) post-soixante-huitardes, il s'\u00e9tait invent\u00e9 tout seul une conception, qu'on pourrait dire (avec prudence) mat\u00e9rialiste, de son activit\u00e9 id\u00e9ale. Il avait d\u00e9couvert la \u00ab mat\u00e9rialit\u00e9 de l'\u00e9criture \u00bb. Mais c'\u00e9tait la math\u00e9matique seule, LA MATH\u00c9MATIQUE, qui avait droit \u00e0 cette presque-divinisation.\n\nJe le revois \u00e9crivant, gommant, r\u00e9crivant, lentement, avec acharnement, avec une lenteur acharn\u00e9e, heure apr\u00e8s heure, des heures ininterrompues, denses, lourdes d'efforts, sans r\u00eaveries, sans r\u00eavasseries, sans anticipations imaginatives. Son \u00e9criture au crayon \u00e9tait nette, grosse, lisible, \u00e9paisse, in\u00e9l\u00e9gante en surface, fortement scand\u00e9e par des ponctuations.\n\nElle me faisait irr\u00e9sistiblement penser \u00e0 l'alors tr\u00e8s connue pr\u00e9vertienne carte d'identit\u00e9 de Dieu : \u00ab parti de rien, virgule... \u00bb. Car c'\u00e9tait, assez incompr\u00e9hensiblement mais de mani\u00e8re pour moi fascinante, de ces arr\u00eats sur virgules, point-virgules et points que, repartant avec effort, apr\u00e8s un temps de suspension (un effort physiologiquement visible sur son visage) il parvenait, au bout des pages, \u00e0 l'aboutissement provisoirement satisfaisant d'un th\u00e9or\u00e8me, un de ces th\u00e9or\u00e8mes qui apparaissait, alors r\u00e9v\u00e9l\u00e9, comme un de ces \u00eatres issus du labeur divin, tels que les \u00e9voque le protestant Pierre Poupo au \u00ab cinquiesme \u00bb de ses sonnets \u00ab Sur la Semaine de la Creation \u00bb :\n\n _Rien ne manquoit \u00e0 faire au dongeon Olympique,_\n\n _Quand \u00e0 sa basse cour, l'Architecte s'applique,_\n\n _Et d'un mot vigoureux qu'il fit glisser es eaux,_\n\n _Ainsi qu'une presure, ou un germe fertile :_\n\n _Sans frayer, sans couver, on y vit mille \u00e0 mille_\n\n _Aluiner les poissons, pulluler les oiseaux._\n\nLe souffle de vie math\u00e9matique semblait alors avoir v\u00e9ritablement couru sous les lignes, \u00ab presure \u00bb ou \u00ab germe fertile \u00bb ; cette vie \u00e9tait insuffl\u00e9e par la \u00ab m\u00e9thode axiomatique \u00bb, ne devait qu'\u00e0 elle, et rien \u00e0 un quelconque g\u00e9nie. En elle seule \u00e9tait le pouvoir de conviction et de d\u00e9couverte.\n\nPhilippe ne se consid\u00e9rait absolument pas comme un math\u00e9maticien inspir\u00e9, dou\u00e9, talentueux. Il se voyait clairement lui-m\u00eame en artisan, en fabricant, en \u00ab fabbro \u00bb des d\u00e9ductions (\u2192 \u00a7 46), en menuisier des propositions, des corollaires, des \u00ab scholies \u00bb (il \u00e9tait tout naturellement d'ailleurs un excellent manipulateur du rabot et de la scie).\n\n## 33 Il n'avait, disait-il, aucune intuition ou imagination math\u00e9matique\n\nIl n'avait, disait-il, aucune intuition ou imagination math\u00e9matique quelle qu'elle soit, g\u00e9om\u00e9trique ou alg\u00e9brique. De plus, non seulement il refusait \u00e0 l'intuition la moindre valeur mais il nourrissait \u00e0 son \u00e9gard la plus grande m\u00e9fiance. L'erreur fatale attribu\u00e9e \u00e0 Lebesgue ayant cru, en se fiant spontan\u00e9ment \u00e0 sa vision des choses, que \u00ab la projection d'une intersection de deux ensembles est le m\u00eame ensemble que l'intersection de leurs projections \u00bb \u00e9tait une le\u00e7on, aussi d\u00e9cisive qu'une parabole dans les \u00c9vangiles.\n\n(\u00ab Comment \u00bb, lisait-on dans Bourbaki (dans un contexte beaucoup moins \u00ab \u00e9vident \u00bb, celui du \u00ab spectacle lamentable d'une fonction continue sans d\u00e9riv\u00e9e \u00bb) \u00ab comment l'intuition a-t-elle pu nous tromper \u00e0 ce point ? \u00bb) Il fallait, dans ces conditions, pour \u00e9viter les pi\u00e8ges du fonctionnement incertain de notre esprit, recevoir toute l'inspiration n\u00e9cessaire de la soumission absolue \u00e0 la r\u00e9gle, aux contraintes du jeu.\n\nC'\u00e9tait un jeu qui se jouait en apparence essentiellement avec des signes ; des signes sp\u00e9cifiques, distincts, identifiables, qui ne renvoyaient qu'\u00e0 eux-m\u00eames, c'est-\u00e0-dire \u00e0 leur trace, conduite par la main et associ\u00e9e \u00e0 un peu de mati\u00e8re pour la visibilit\u00e9. Id\u00e9alement, dans une situation id\u00e9ale toujours hypoth\u00e9tiquement atteignable et seulement non effectivement atteinte pour des raisons de temps, de facilit\u00e9, de commodit\u00e9, on pourrait s'en tenir l\u00e0, ne se servir que de ces signes et de leurs r\u00e8gles strictes de manipulation. On n'avait, en fait, pas besoin du langage, des mots du langage courant. Ils n'\u00e9taient l\u00e0 que \u00ab par abus de langage \u00bb, comme des st\u00e9nographies de signes, des abr\u00e9viations d'assemblages, les noms propres de certaines constructions. Le langage, qui se fait dans la bouche, devait \u00eatre manipul\u00e9 avec pr\u00e9cautions. C'\u00e9tait un partenaire incommode, et trompeur. Dans le doute, il fallait toujours revenir aux signes \u00e9crits.\n\nIl s'ensuivait (et c'\u00e9tait une modalit\u00e9 de la composante \u00e9thique de la conversion que la compr\u00e9hension de l'\u00e9tat des choses dans la math\u00e9matique exigeait) que la pire faute \u00e9tait le laxisme d\u00e9monstratif ou d\u00e9finitionnel. Le disciple de Bourbaki, tel que Philippe l'\u00e9tait devenu, avait horreur avant tout de l'incorrection. Il fallait jouer sans se tromper de r\u00e8gle, et surtout, surtout, sans tricher.\n\nL'incorrection \u00e9tait le seul v\u00e9ritable crime ; impardonnable ; c'est elle que visait, pour le math\u00e9maticien, la formule de Lautr\u00e9amont : \u00ab Toute l'eau de l'oc\u00e9an ne laverait pas une tache de sang intellectuelle. \u00bb Devant certains courts-circuits d\u00e9monstratifs lussoniens, et plus g\u00e9n\u00e9ralement sa d\u00e9sinvolture \u00e9pist\u00e9mologique globale \u00e0 l'\u00e9gard des \u00ab techniques ancillaires \u00bb, il reculait d'horreur, comme s'il voyait devant lui surgir un nouveau Macbeth.\n\nLe portrait all\u00e9gorique de Philippe Courr\u00e8ge qu'ici je compose et immobilise est ainsi tout entier d\u00e9duit d'un unique axiome, celui de la croyance pure en la v\u00e9rit\u00e9 et validit\u00e9 de l'enseignement donn\u00e9 par la lettre du trait\u00e9 de Bourbaki. J'ai vu cela. J'ai vu cela en Philippe et j'en ai \u00e9t\u00e9 \u00e9videmment (comme tout le monde, et Choquet lui-m\u00eame qui fut son introducteur au CNRS) fort impressionn\u00e9. Pierre Lusson disait un jour : \u00ab Philippe est l'homme le plus extraordinaire que j'aie jamais rencontr\u00e9. \u00bb Et il ajoutait, affectueusement et ironiquement \u00e0 la fois : \u00ab au sens du _Reader's Digest_ \u00bb.\n\nIl est clair en outre, d'apr\u00e8s la description que j'ai donn\u00e9e de son comportement qu'il n'\u00e9tait pas rest\u00e9 longtemps dans une phase d'absorption et de reproduction de l'enseignement ensembliste ou topologique. La le\u00e7on de Bourbaki, telle qu'il l'avait faite sienne, \u00e9tait qu'il ne s'agissait pas d'une simple exposition des math\u00e9matiques existantes, repens\u00e9es selon une vue globale universelle. S'il n'\u00e9tait pas question, selon leur prudente formule-parapluie, de \u00ab l\u00e9gif\u00e9rer pour l'\u00e9ternit\u00e9 \u00bb, la perspective qu'ils ouvraient \u00e9tait suffisamment vaste pour servir de guide \u00e0 un individu pour peut-\u00eatre toute sa vie active.\n\nOn pouvait donc, et par cons\u00e9quent on devait aller plus loin. Il importait de porter le \u00ab fer axiomatique \u00bb ailleurs que dans le d\u00e9j\u00e0-\u00e9tabli, le d\u00e9j\u00e0-fait. De grands pans de la math\u00e9matique attendaient encore leur mise en ordre, leur \u00e9tablissement sur des bases saines.\n\nC'est ainsi que Philippe fut amen\u00e9, pouss\u00e9 par le m\u00eame \u00e9lan, \u00e0 devenir un chercheur ; et il rencontra la question des Probabilit\u00e9s. Mais cela doit rester, pour le moment au moins, une autre histoire.\n\n## 34 En nommant mon troisi\u00e8me mod\u00e8le pictionnel mod\u00e8le de l'anticipation pure,\n\nEn nommant mon troisi\u00e8me mod\u00e8le pictionnel (l'all\u00e9gorie est une sorte de \u00ab piction \u00bb) ligne de l'anticipation pure, et en choisissant de le repr\u00e9senter par Pierre Lusson, je proc\u00e8de \u00e0 plusieurs simplifications \u00ab drastiques \u00bb dont la plus grave est certainement de limiter son champ d'application \u00e0 la math\u00e9matique, et, dans le champ m\u00eame de la math\u00e9matique, aux cons\u00e9quences du bourbakisme. La position lussonienne d'alors \u00e9tait beaucoup plus ample, plus g\u00e9n\u00e9rale, largement philosophique, et pas uniquement dirig\u00e9e vers la philosophie des sciences.\n\nJe me permets cependant cette simplification outrageuse parce que j'essaye de d\u00e9terminer (identification n\u00e9cessaire \u00e0 la description ici commen\u00e7ante des pr\u00e9liminaires \u00e0 une aventure intellectuelle, la mienne (\u2192 \u00a7 47)), en les restreignant et en leur donnant des contours suffisamment nets, les chemins possibles pour moi pendant cet hiver difficile de 1954.\n\nLe trait essentiel de l'attitude d'anticipation permanente \u00e9tait le suivant :\n\nne s'int\u00e9resser qu'\u00e0 ce qui va venir apr\u00e8s.\n\nAutrement dit : dans une branche donn\u00e9e, dans un de ces secteurs d\u00e9crits elliptiquement par le programme d'exploration et de fondement de l'analyse (il faut prendre ici \u00ab analyse \u00bb au sens math\u00e9matique) plac\u00e9 en t\u00eate du Trait\u00e9, ce qui est acquis est acquis, et comme tout ce qui est acquis, une fois lu, et ainsi connu, devient aussit\u00f4t, et demeure, profond\u00e9ment et d\u00e9finitivement inint\u00e9ressant. Tel le voyageur baudelairien, l'\u00e9tudiant lussonien s'\u00e9criait alors : \u00ab Ce pays nous ennuie !... appareillons ! \u00bb et par cons\u00e9quent : \u00ab Nous voulons... Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?\/ Au fond de l'Inconnu pour trouver du Nouveau ! \u00bb\n\n\u00c0 cette \u00e9poque (\u00e0 notre \u00e9poque aussi encore (\u00e9poque \u00e9tant un bien grand mot) mais moins spectaculairement, car les ann\u00e9es ont pass\u00e9, qui plongent les neurones et synapses dans les d\u00e9tergents de l'existence, d\u00e9truisent, faussent leurs connexions, ralentissent leurs \u00e9tincelles, n'est-ce-pas ?), \u00e0 cette \u00e9poque donc Pierre Lusson pouvait \u00eatre caract\u00e9ris\u00e9, du point de vue intellectuel, par une extr\u00eame rapidit\u00e9 de raisonnement, associ\u00e9e \u00e0 une difficult\u00e9 non moins extr\u00eame \u00e0 s'arr\u00eater aux conclusions proprement dites d'une d\u00e9duction, parce que ces conclusions \u00e9taient in\u00e9vitablement limit\u00e9es, beaucoup trop rapidement atteintes, et par cons\u00e9quent imm\u00e9diatement ennuyeuses, comme l'est toute r\u00e9alit\u00e9 achev\u00e9e, parce qu'elle est rejointe par le pr\u00e9sent, et par cons\u00e9quent caduque. Dans de telles circonstances, il effectuait aussit\u00f4t plusieurs sauts ult\u00e9rieurs instantan\u00e9s (\u2192 \u00a7 48), dans des directions non balis\u00e9es pour son interlocuteur, qui \u00e9tait sur-le-champ plong\u00e9 dans un ahurissement perplexe.\n\nComme dans toute d\u00e9marche intuitive rapide, pr\u00e9cipit\u00e9e m\u00eame, le point d'arriv\u00e9e \u00e9tait parfois juste, pertinent, parfois pas, parfois surprenant mais raisonnable, \u00e9clairant, parfois surprenant mais incongru (avec le temps, les proportions respectives de ces \u00ab issues \u00bb sont all\u00e9es, il me semble, dans deux sens contradictoires : d'une d\u00e9t\u00e9rioration (toujours les d\u00e9tergents de l'existence, n'est-ce-pas ?), mais aussi d'un r\u00e9el \u00e9largissement (la sagesse de l'\u00e2ge, dirait-on)).\n\nComme les s\u00e9quences d\u00e9ductives internes acc\u00e9l\u00e9r\u00e9es \u00e0 partir de ses propres pr\u00e9misses n'arrivaient pas toujours \u00e0 le surprendre lui-m\u00eame, il avait aussi l'habitude de s'emparer des raisonnements des autres, \u00e0 l'\u00e9tat naissant dans leurs phrases, et de les terminer avant eux (\u2192 \u00a7 48), ce qui avait parfois le d\u00e9savantage, quand l'ensemble des hypoth\u00e8ses indispensables n'avait pas encore \u00e9t\u00e9 \u00e9nonc\u00e9 par son interlocuteur au moment o\u00f9 il s'ins\u00e9rait mentalement dans le processus, de faire surgir des conclusions n'ayant qu'un tr\u00e8s bizarre et lointain rapport avec le probl\u00e8me.\n\nSi par extraordinaire (par distraction, ou parce qu'il poursuivait ind\u00e9pendamment une conversation d\u00e9monstrative simultan\u00e9e avec lui-m\u00eame) son partenaire dans le dialogue (si j'ose employer ce mot) parvenait au bout de ce qu'il avait l'intention de dire, le but atteint donnait irr\u00e9sistiblement \u00e0 Pierre une sensation de \u00ab d\u00e9j\u00e0-vu \u00bb et il \u00e9tait aussit\u00f4t convaincu d'avoir \u00e0 l'instant, ou m\u00eame d'avoir toujours pens\u00e9 ainsi. Il s'ensuit, pour nous limiter, comme annonc\u00e9, aux math\u00e9matiques prises dans la perspective axiomatique, que la lenteur in\u00e9vitablement inh\u00e9rente \u00e0 la minutie, \u00e0 la pr\u00e9cision de longues, longues pages o\u00f9 tout est explicite, v\u00e9rifi\u00e9, pond\u00e9r\u00e9, expliqu\u00e9, d\u00e9sambigu\u00efs\u00e9, le plongeait dans un \u00e9tat de somnolence \u00e9nerv\u00e9e ; r\u00e9action encore plus nette quand il s'agissait d'expos\u00e9s faits au tableau noir. Il \u00e9cartait impatiemment, d'une phrase exclamative adjectivale (\u00ab technique ! \u00bb, \u00ab trivial ! \u00bb, \u00ab ancillaire ! \u00bb), tous ces pr\u00e9liminaires, press\u00e9 d'arriver aux choses s\u00e9rieuses, qui le plus souvent d'ailleurs se r\u00e9v\u00e9laient d\u00e9cevantes, parce que d\u00e9j\u00e0 connues, ou tout simplement connaissables. (Re-citons ici l'axiome steinien (je sens que je l'ai d\u00e9j\u00e0 cit\u00e9 et il n'y a pas longtemps (long temps de prose), mais je ne sais plus o\u00f9) : \u00ab If it can be done, why do it ? \u00bb (\u00ab Si on peut le faire, pourquoi le faire ? \u00bb).)\n\nPour Courr\u00e8ge, dont le rythme et l'allure dans la r\u00e9flexion \u00e9taient exactement impos\u00e9s par les r\u00e8gles de l'explicitation absolue de toutes les \u00e9tapes, m\u00eame les plus minimes (et ce particuli\u00e8rement pendant les d\u00e9buts de son apprentissage), ses rencontres de \u00ab travail \u00bb au tableau ou au caf\u00e9 avec Pierre \u00e9taient une source sans cesse renouvel\u00e9e d'exasp\u00e9ration. Car il aurait voulu que tout cela se passe beaucoup plus lentement, plus calmement, et d'une mani\u00e8re strictement ordonn\u00e9e. En outre, les interruptions constantes au milieu de ses phrases, sans oublier les digressions brusques, le d\u00e9sar\u00e7onnaient, puisqu'il ne pouvait pas et s'interdisait m\u00eame de penser une conclusion en dehors de l'acte m\u00eame de son \u00e9tablissement (proche, sans le savoir, en ce temps-l\u00e0, d'une conception de la v\u00e9rit\u00e9 comme construite pas \u00e0 pas, conception qui est un aspect de ce qu'on a appel\u00e9, curieusement si on s'en tient \u00e0 cet aspect l\u00e0, l'\u00ab intuitionnisme \u00bb). Il finissait par s'interrompre, et par effacer rageusement le tableau.\n\nIl \u00e9tait particuli\u00e8rement furieux quand il d\u00e9couvrait, ce qui arrivait assez souvent, apr\u00e8s rumination, que ce qui lui avait \u00e9t\u00e9 pr\u00e9sent\u00e9 comme \u00e9vident, bien connu, ou cons\u00e9quence facile du reste \u00e9tait effectivement \u00e9vident, ou bien connu, ou cons\u00e9quence facile du reste (respectivement). Mais il \u00e9tait encore plus m\u00e9content quand il se trouvait, ce qui arrivait aussi, que c'\u00e9tait, tout simplement, faux. Pourtant ces \u00ab \u00e9changes \u00bb, en apparence improductifs, lui \u00e9taient n\u00e9cessaires, pas seulement parce qu'il se souvenait d'avoir d\u00fb \u00e0 Pierre la d\u00e9couverte, si d\u00e9cisive pour lui, de Bourbaki ; mais parce qu'il \u00e9tait parfaitement conscient de la richesse implicite de domaines dont l'existence lui \u00e9tait, m\u00eame de cette mani\u00e8re insatisfaisante, r\u00e9v\u00e9l\u00e9e. Car la \u00ab m\u00e9thode \u00bb lussonienne, dont un moteur \u00e9tait une curiosit\u00e9 intellectuelle \u00ab tous azimuts \u00bb, comme il disait, le go\u00fbt de conna\u00eetre le dessous des cartes math\u00e9matiques, corrigeait dans une large mesure ce que le fanatisme v\u00e9rificationnel avait d'\u00e9troit.\n\n## 35 \u00ab \u00c0 mon \u00e2ge, Galois \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 mort \u00bb\n\nUne cons\u00e9quence in\u00e9vitable de la position anticipatrice sur l'individu Lusson \u00e9tait le d\u00e9senchantement. D'une part, tr\u00e8s trivialement, parce que le d\u00e9dain des exercices, l'impossibilit\u00e9 \u00e0 se soumettre aux r\u00e8gles tr\u00e8s strictes du labeur d\u00e9monstratif lui interdisaient en fait (et il s'en rendait bien compte), dans les conditions de l'\u00e9poque (et dans sa situation universitaire, puisqu'il n'\u00e9tait pas \u00ab normalien \u00bb et ne pouvait donc pas b\u00e9n\u00e9ficier de l'indulgence de l'environnement), d'atteindre \u00e0 la gloire scientifique (\u2192 \u00a7 49) la plus \u00e9lev\u00e9e, (\u00ab car sans technique un don n'est rien qu'un' sal' manie \u00bb dit la chanson de Brassens). Mais toute moindre gloire aurait \u00e9t\u00e9 \u00e9videmment insuffisante. Il aurait fallu \u00ab \u00eatre Chateaubriand ou rien \u00bb (en rempla\u00e7ant dans cette c\u00e9l\u00e8bre formule Chateaubriand par Euclide, Euler ou Gauss) ;\n\nmais aussi, moins ext\u00e9rieurement, parce que le d\u00e9veloppement des th\u00e9ories, toujours anticip\u00e9 et toujours trop lent \u00e0 ses yeux, \u00e9tait perp\u00e9tuellement en d\u00e9s\u00e9quilibre entre l'esp\u00e9rance de merveilles inou\u00efes et la d\u00e9ception. Or, ayant rapidement fait le tour de ce que le bourbakisme pouvait offrir, conceptuellement, de plus avanc\u00e9 (\u00e0 l'exception, notable, de la \u00ab th\u00e9orie du corps de classes \u00bb), il se trouva, au moment m\u00eame o\u00f9 il fr\u00e9quentait, avec nous, purs et minuscules d\u00e9butants, l'amphi de CDI, assister \u00e0 l'\u00e9closion du plus extraordinaire repr\u00e9sentant, et repr\u00e9sentant ultime, de cette \u00ab mani\u00e8re \u00bb math\u00e9matique, Alexandre Grothendieck, lors du \u00ab fameux \u00bb \u00ab s\u00e9minaire secret \u00bb consacr\u00e9 aux \u00ab cat\u00e9gories ab\u00e9liennes \u00bb.\n\nPour un regard ext\u00e9rieur, Grothendieck, alors au d\u00e9but de son \u00e9tonnante carri\u00e8re, \u00e9tait le v\u00e9ritable Galaad de la math\u00e9matique contemporaine : un robot \u00e9blouissant. Il poss\u00e9dait \u00e0 la fois la rapidit\u00e9 extr\u00eame de la conception et la parfaite ma\u00eetrise des assemblages stricts, exhaustifs, laborieux, des manipulations dans la for\u00eat d\u00e9monstrative. Il n'\u00e9tait pas question de se mesurer \u00e0 lui. L'effet sur Pierre de sa simple existence fut foudroyant. Il le r\u00e9suma d'une seule phrase, que je n'ai pas cess\u00e9 de m\u00e9diter :\n\n**\u00ab \u00c0 mon \u00e2ge, Galois \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 mort. \u00bb**\n\nPuisque j'ai laiss\u00e9 faire surface, en comparant le Grothendieck de 1955 \u00e0 Galaad, l'image de la for\u00eat arthurienne, avec ses entrelacements \u00e9nigmatiques d'aventures et de qu\u00eates, je conserverai ici une repr\u00e9sentation foresti\u00e8re : j'\u00e9tais, moi, \u00e0 un carrefour, dans une clairi\u00e8re hivernale, sinistre. Trois voies s'ouvraient \u00e0 moi, entre lesquelles je n'arrivais pas \u00e0 choisir.\n\nJe savais, je ne pouvais pas ne pas savoir qu'il me faudrait passer dans un avenir assez proche par la premi\u00e8re, celle de l'ob\u00e9issance, m\u00eame minimale, aux exigences scolaires des examens, \u00e0 moins de renoncer \u00e0 mon esp\u00e9rance d'acc\u00e8s professionnel \u00e0 la math\u00e9matique.\n\nMais je ne parvenais pas, au moment m\u00eame o\u00f9 je me disais cela, \u00e0 \u00e9chapper \u00e0 l'attrait dangereux des deux autres. Dans la direction \u00ab lussonienne \u00bb se trouvait, j'en \u00e9tais persuad\u00e9, l'unique moyen de parvenir \u00e0 la r\u00e9ponse que je cherchais, s'il en \u00e9tait une, ce dont je ne doutais pas encore ; r\u00e9ponse aux questions qui m'avaient lanc\u00e9 dans cette qu\u00eate : qu'est-ce que la math\u00e9matique ? Qu'est-ce que le monde, ou l'aspect du monde, de la portion du monde qu'\u00e9claire la math\u00e9matique ? Et, cela pos\u00e9 et r\u00e9pondu : qu'est-ce que la po\u00e9sie, dans ou hors de ce morceau du monde expliqu\u00e9 par la math\u00e9matique ?\n\nMais, comme je n'\u00e9tais pas, et ne serais jamais, un math\u00e9maticien au sens o\u00f9 l'\u00e9tait Grothendieck, ou l'aurait pu \u00eatre Pierre Lusson, il me restait l'autre voie, celle de Courr\u00e8ge, pour avancer, lentement mais peut-\u00eatre plus s\u00fbrement, avec un retard irrattrapable (mais qu'importe ?) dans la m\u00eame direction ultime, celle de la compr\u00e9hension.\n\nEt l'exemple \u00ab courr\u00e9gien \u00bb m'offrait la possibilit\u00e9 d'accomplir ce qui avait \u00e9t\u00e9 une moiti\u00e9 essentielle de mon r\u00eave de _vita nova_ : devenir math\u00e9maticien par une pure d\u00e9cision. Philippe \u00e9tait la preuve vivante de cette possibilit\u00e9.\n\nJe d\u00e9cidai de commencer par les commencements.\n\n# Incises du chapitre 2\n\n## 36 (\u00a7 27) Il ne prend pas non plus \u00e0 t\u00e9moin le reste de l'amphi, comme le faisait en ce temps-l\u00e0 son coll\u00e8gue \u00ab Schwartz \u00bb\n\nLaurent Schwartz, alors presque \u00e0 l'apog\u00e9e de son prestige, \u00e9tait, ce que n'\u00e9tait pas Choquet, un bourbakiste strict, orthodoxe et influent. La rumeur faisait de lui un des membres du groupe, de composition en principe secr\u00e8te, un de ceux que les \u00ab p\u00e8res fondateurs \u00bb avaient recrut\u00e9 parmi les \u00ab normaliens \u00bb des \u00ab promotions \u00bb post\u00e9rieures aux leurs (les fondateurs \u00e9taient eux-m\u00eames des anciens \u00e9l\u00e8ves de l'\u00c9cole, des \u00ab archicubes \u00bb), conform\u00e9ment \u00e0 une strat\u00e9gie de renouvellement par cooptation qui \u00e9tait pr\u00e9vue devoir durer aussi longtemps que la r\u00e9daction du Trait\u00e9 (et peut-\u00eatre au-del\u00e0, pourquoi pas pour des si\u00e8cles ; l'\u00c9glise catholique romaine n'a-t-elle pas fait calculer la date de P\u00e2ques jusqu'\u00e0 l'an 30000 au moins ?).\n\nJe ne pr\u00e9sente aucune de ces affirmations comme des v\u00e9rit\u00e9s historiques, mais comme mon souvenir de l'image que, peu \u00e0 peu, \u00e0 travers les \u00ab r\u00e9v\u00e9lations \u00bb dont bruissait l'IHP pendant les ann\u00e9es de ma fr\u00e9quentation de ses couloirs, je m'\u00e9tais fait de cette soci\u00e9t\u00e9 secr\u00e8te. D'ann\u00e9e en ann\u00e9e Bourbaki avait fini par constituer une sorte de promotion id\u00e9ale, trans-g\u00e9n\u00e9rations, de l'ENS, section des Sciences (sous-section (imaginaire) des Math\u00e9matiques).\n\nSchwartz avait \u00e9t\u00e9 l'un des premiers (et le premier Fran\u00e7ais, suivi de peu par Jean-Pierre Serre, puis par Ren\u00e9 Thom), \u00e0 obtenir la prestigieuse m\u00e9daille Fields, destin\u00e9e \u00e0 tenir lieu de prix Nobel de math\u00e9matiques. Les m\u00e9dailles Fields compensent l'\u00ab oubli \u00bb, si blessant pour les math\u00e9maticiens, de leur discipline dans la liste des vari\u00e9t\u00e9s de Nobel.\n\nOn attribuait volontiers cette omission \u00e0 la malveillance de l'inventeur des prix, M. Nobel soi-m\u00eame, dont une l\u00e9gende, digne des contes de l'Antiquit\u00e9 attribuant les grands \u00e9v\u00e9nements de l'histoire des cit\u00e9s grecques \u00e0 des rivalit\u00e9s amoureuses des dieux de l'Olympe (la divine Math\u00e9matique ne pr\u00e9tend-elle pas \u00ab descendre \u00bb en droite ligne des Grecs, et surtout d'H\u00e9ra, la fille pensante de Zeus ?), voulait que Mme Nobel, \u00e9pouse d\u00e9laiss\u00e9e par le grand capitaliste au profit des profits tir\u00e9s du commerce de la dynamite (on ne manquait pas, \u00e0 cette occasion, de souligner le caract\u00e8re humanistement \u00ab impur \u00bb de l'argent des prix Nobel), se f\u00fbt consol\u00e9e dans les bras d'un math\u00e9maticien.\n\n(Celui-ci n'eut jamais de nom ; nous ne r\u00e9uss\u00eemes pas, Pierre Lusson et moi-m\u00eame, malgr\u00e9 de louables tentatives d'ins\u00e9mination de ce d\u00e9tail au sein de la rumeur, \u00e0 lui donner celui du grand Sophus Lie (un Norv\u00e9gien !).) L'inconduite de Mme Nobel aurait pr\u00e9tendument attir\u00e9 les foudres (c'est le mot qui s'impose) du magnat, encore plus que sur elle-m\u00eame\n\n(on ne s'inqui\u00e9tait gu\u00e8re de son sort \u00e0 elle, si ancien, si insignifiant), sur la discipline du s\u00e9ducteur ; il l'avait ray\u00e9e d'un trait de plume rageur de la liste des prix, vouant ainsi, pour les \u00ab si\u00e8cles des si\u00e8cles \u00bb (telle aurait du moins \u00e9t\u00e9 l'intention du geste), le peuple maudit des math\u00e9maticiens \u00e0 l'absence de gloire nob\u00e9lique et \u00e0 une relative pauvret\u00e9.\n\n## 37 (suite 1 du \u00a7 36) Les inventeurs des \u00ab m\u00e9dailles Fields \u00bb avaient pourtant tenu \u00e0 marquer leur orgueilleux refus\n\nLes inventeurs des \u00ab m\u00e9dailles Fields \u00bb avaient pourtant tenu \u00e0 marquer leur orgueilleux refus de cette assimilation au Nobel. (Ce fut d'ailleurs en vain, en ce qui concerne du moins le \u00ab grand public \u00bb, puisque la presse, par exemple, ne manque pas (quand elle en rend compte) de faire suivre l'annonce (quadriennale) des nouvelles \u00ab m\u00e9dailles \u00bb de la mention parenth\u00e9tique, \u00ab le \"Nobel\" des math\u00e9matiques \u00bb.) Mais il n'y a de laur\u00e9ats que tous les quatre ans.\n\nDiscr\u00e8te allusion, par cette p\u00e9riodicit\u00e9 \u00ab olympique \u00bb, \u00e0 une primaut\u00e9 ancestrale de la \u00ab reine des sciences \u00bb, qui ne se mettrait que volontairement au service des autres, comme certain roi de France, autrefois, se livrait \u00e0 des s\u00e9ances publiques de lavage de pieds de l\u00e9preux ou (uniquement d'ailleurs le jour du sacre) d'imposition de mains sur des \u00ab \u00e9crouelles \u00bb. Comme l'annonce des \u00ab m\u00e9dailles \u00bb se fait \u00e0 l'occasion du Congr\u00e8s international des math\u00e9maticiens, une c\u00e9r\u00e9monie du m\u00eame ordre pourrait \u00eatre imagin\u00e9e, o\u00f9 le laur\u00e9at se ferait gu\u00e9risseur de quelques t\u00eates blondes, atteintes d'inaptitude au calcul ou au raisonnement.\n\nEn outre il y a chaque fois plusieurs laur\u00e9ats pour les m\u00e9dailles. (Je constate que j'ignore si elles sont purement abstraites et honorifiques ou si elles sont accompagn\u00e9es d'un symbole concret, en chocolat ou en or. Ils \u00e9taient quatre \u00e0 l'origine (serait-ce une trace encore d'un r\u00eave d'olympicit\u00e9 ?).) Bien que la moyenne (si on ne tient pas compte des _ex aequo_ aux Nobel) soit, comme pour les Nobel, d'un par an, on montre, en donnant la r\u00e9compense par paquets de quatre, que la math\u00e9matique n'est pas affaire de simple gloriole individuelle, mais un effort collectif.\n\nEnfin, derni\u00e8re originalit\u00e9 ostentatoire, les heureux \u00e9lus doivent avoir eu moins de quarante ans au moment de la d\u00e9couverte qui leur a valu la distinction, ce qui montre (? ? ?) que la math\u00e9matique est \u00e9ternellement et r\u00e9solument jeune. Le caract\u00e8re un peu enfantin de cette disposition, inscription institutionnelle d'une \u00ab id\u00e9e re\u00e7ue \u00bb tr\u00e8s vivace, montre qu'une communaut\u00e9 (scientifique ou autre) peut \u00eatre compos\u00e9e de gens intelligents (m\u00eame s'il ne s'agit, souvent, que d'une intelligence d'application strictement localis\u00e9e) et se comporter, collectivement, d'une mani\u00e8re franchement b\u00eate.\n\nBien entendu, le prestige des \u00ab m\u00e9daill\u00e9s Fields \u00bb, m\u00eame s'il est assez faible aupr\u00e8s de la \u00ab foule \u00bb a-math\u00e9matique, qui les ignore, et fort limit\u00e9 aupr\u00e8s des autorit\u00e9s politiques et autres des pays qui les abritent, est consid\u00e9rable dans le \u00ab milieu \u00bb math\u00e9matique ; d'autant plus consid\u00e9rable que l'immense majorit\u00e9 des math\u00e9maticiens est persuad\u00e9e que les choix faits sont beaucoup plus justifi\u00e9s que dans le cas des \u00ab Nobel \u00bb ordinaires, qu'ils sont moins \u00ab sensibles \u00bb \u00e0 des consid\u00e9rations externes, financi\u00e8res, ou g\u00e9opolitiques.\n\nIl y a du vrai dans ces croyances (ou bien il ne s'agit de ma part que d'une na\u00efvet\u00e9, que d'un reste de perm\u00e9abilit\u00e9 \u00e0 ces id\u00e9es que je pris autrefois pour indiscutables), m\u00eame si on peut penser que c'est une vertu obtenue par \u00ab d\u00e9faut \u00bb, gr\u00e2ce au peu d'importance pr\u00e9cis\u00e9ment, financi\u00e8re ou g\u00e9opolitique, de la math\u00e9matique.\n\n## 38 (suite 2 du \u00a7 36) Schwartz provoquait r\u00e9guli\u00e8rement la stupeur fr\u00e9missante de ses amphis\n\nSchwartz, donc, provoquait r\u00e9guli\u00e8rement la stupeur fr\u00e9missante de ses amphis \u2013 stupeur qui avait d\u00fb \u00eatre maximale la premi\u00e8re fois que l'\u00e9v\u00e9nement s'\u00e9tait produit mais qui restait, bien que r\u00e9p\u00e9t\u00e9e d'ann\u00e9e en ann\u00e9e, les premi\u00e8res ann\u00e9es au moins, tr\u00e8s forte, puisque le gros des \u00e9tudiants \u00e9tait de novembre en novembre largement renouvel\u00e9 \u2013 par certains comportements didactiques iconoclastes dont les cobayes, les yeux \u00e9merveill\u00e9s, se chargeaient de r\u00e9pandre la nouvelle aupr\u00e8s de leurs \u00ab coll\u00e8gues \u00bb encore soumis aux ennuyeuses, aux ternes m\u00e9thodes traditionnelles.\n\nIl avait pris en charge un certificat tout \u00e0 fait ad\u00e9quat \u00e0 son personnage, qui s'appelait M\u00e9thodes math\u00e9matiques de la physique (MMP ; soit <\u00e8m\u00e8mp\u00e9>, pour les intimes), puisqu'il \u00e9tait aur\u00e9ol\u00e9 de sa toute r\u00e9cente couronne de lauriers \u00ab Fields \u00bb, et que celle-ci lui avait \u00e9t\u00e9 donn\u00e9e pour l'invention d'une th\u00e9orie, la Th\u00e9orie des Distributions, qui (selon les apprentis math\u00e9maticiens qui suivaient ce cours) avait \u00e9t\u00e9 cr\u00e9\u00e9e de toutes pi\u00e8ces pour donner un sens pr\u00e9cis et rigoureux \u00e0 certaines \u00e9lucubrations irresponsables des physiciens, comme les myst\u00e9rieuses fonctions de Dirac et de Heaviside. On disait tenir cette interpr\u00e9tation de Schwartz lui-m\u00eame car (semblait-il), sans \u00e9mettre explicitement une telle hypoth\u00e8se, il laissait entendre qu'elle \u00e9tait correcte \u00e0 qui savait \u00e9couter (je n'irai pas jusqu'\u00e0 affirmer la v\u00e9rit\u00e9 de telles affirmations, n'en ayant pas \u00e9t\u00e9 moi-m\u00eame t\u00e9moin auriculaire).\n\nPour peu qu'on conn\u00fbt l'existence et les ambitions de Bourbaki, qu'on s\u00fbt que Schwartz faisait partie de la petite bande et prestigieuse cohorte, qu'on f\u00fbt persuad\u00e9 de la sup\u00e9riorit\u00e9 intrins\u00e8que de la math\u00e9matique (qu'on la consid\u00e9r\u00e2t donc comme plut\u00f4t \u00ab reine \u00bb que \u00ab servante \u00bb des autres sciences (id\u00e9e qui de banc en banc et de t\u00eate en t\u00eate ayant tra\u00een\u00e9 longtemps finit, pendant les ann\u00e9es soixante, par p\u00e9n\u00e9trer aussi les Lettres (devenues \u00ab sciences humaines \u00bb) avec les effets foudroyants (l\u00e9vi-straussiens, barthesques et krist\u00e9viens (par ordre croissant de pataphysicisme)) qu'on conna\u00eet), on s'imaginait aussit\u00f4t commencer \u00e0 participer \u00e0 un bouleversement g\u00e9n\u00e9ral des outils conceptuels de la science : la strat\u00e9gie axiomatique, h\u00e9rit\u00e9e de Hilbert et port\u00e9e \u00e0 la perfection par le chef-d'\u0153uvre de Bourbaki, ce nouveau Discours de la M\u00e9thode, allait \u00ab donner un sens plus pur aux mots de la tribu des physiciens \u00bb (et des chimistes, dont la \u00ab cuisine \u00bb b\u00e9n\u00e9ficierait de l'administration, en une g\u00e9n\u00e9reuse potion, de la th\u00e9orie de groupes, etc.). Les Distributions valaient preuve.\n\nL'innovation p\u00e9dagogique de Schwartz \u00e0 laquelle je faisais allusion dans mon r\u00e9cit \u00e9tait la suivante : il proposait un \u00e9nonc\u00e9 de th\u00e9or\u00e8me, ou bien la d\u00e9monstration d'une proposition ; puis il s'arr\u00eatait, posait la craie, regardait l'amphi, restait un instant silencieux.\n\n\u00c0 ce moment, notre attention \u00e9tait in\u00e9vitablement attir\u00e9e par une particularit\u00e9 physique de l'orateur que, dans l'effort de concentration qui durait depuis le d\u00e9but du cours, on avait fini par oublier : il \u00e9tait affect\u00e9 d'un tic facial qui se manifestait par une contraction t\u00e9tanique de la joue (et se transmettait instantan\u00e9ment dans la direction du ciel, affectant le reste du visage sur son passage, et laissant l'impression qu'il avait clign\u00e9 de l'\u0153il), ce qui lui donnait une allure assez satanique. (Lusson, plus assidu que moi \u00e0 \u00ab emmemep\u00e9 \u00bb \u00e0 l'\u00e9poque, me rappelle qu'il avait un autre tic simultan\u00e9 (ou bien c'\u00e9tait le m\u00eame qui se mettait en action nettement plus bas), qui lui projetait brusquement l'\u00e9paule vers le haut dans son veston et laissait l'impression (ce sont les termes employ\u00e9s par Pierre, je lui en laisse la responsabilit\u00e9) qu'il \u00e9tait en train de faire remonter la bretelle inopin\u00e9ment tomb\u00e9e d'un soutien-gorge (\u2192 \u00a7 41)).\n\nLe silence se faisait dans l'amphi, les plumes des stylos et les crayons cessaient de courir sur les pages des cahiers. \u00ab Alors, nous disait-il : c'est vrai ou ce n'est pas vrai ? \u00bb ou bien : \u00ab Cette d\u00e9monstration, est-elle correcte ? ou incorrecte ? \u00bb L'amphi retenait son souffle. \u00ab Eh bien, disait Schwartz, votons ! Que ceux qui r\u00e9pondent oui l\u00e8vent la main ! \u00bb Le clignement de son \u0153il se faisait plus raide. Son regard brillait.\n\n## 39 (suite 3 du \u00a7 36) La grande majorit\u00e9 des assistants votait toujours pour la mauvaise r\u00e9ponse\n\nOr la grande majorit\u00e9 des assistants votait toujours pour la mauvaise r\u00e9ponse (la petite communaut\u00e9 de l'amphi confirmant chaque fois par son comportement (semblable \u00e0 celui des personnages de la nouvelle de Kipling, \u00ab Le village qui vota que la terre \u00e9tait plate \u00bb), et chaque fois un peu plus, que la Math\u00e9matique, discipline noble, n'a rien \u00e0 voir avec la d\u00e9mocratie). N'\u00e9chappaient \u00e0 cette r\u00e8gle que ceux, tr\u00e8s peu nombreux, qui appartenaient \u00e0 l'une des quatre cat\u00e9gories suivantes d'\u00e9tudiants :\n\n\u2013 a) ceux qui se d\u00e9cidant au hasard avaient \u00e9t\u00e9 favoris\u00e9s par lui ;\n\n\u2013 b) ceux qui connaissaient la bonne r\u00e9ponse ;\n\n\u2013 c) ceux qui trouvaient, sans la conna\u00eetre \u00e0 l'avance, la bonne r\u00e9ponse ;\n\n\u2013 d) ceux enfin qui, ayant \u00e9t\u00e9 \u00ab pris \u00bb ant\u00e9rieurement en r\u00e9pondant comme les autres, selon leur jugement spontan\u00e9, et ayant constat\u00e9 que la majorit\u00e9 \u00e9tait, toujours, du c\u00f4t\u00e9 de l'erreur, en concluaient que la v\u00e9rit\u00e9 devait se trouver de l'autre. (La cat\u00e9gorie b avait tr\u00e8s peu de repr\u00e9sentants, la cat\u00e9gorie c moins encore.)\n\n(Je ne tiens pas compte de ceux qui ne r\u00e9pondaient pas\n\n\u2013 parce qu'ils n'avaient pas \u00e9cout\u00e9 la question, ou\n\n\u2013 parce qu'ils ne se sentaient pas en mesure de se prononcer\n\n(c'\u00e9tait g\u00e9n\u00e9ralement mon cas ; et cela me confirmait, s'il en \u00e9tait besoin, qu'il me fallait me mettre s\u00e9rieusement \u00e0 l'\u00e9tude des fondements, afin d'acqu\u00e9rir non seulement certaines connaissances de base mais aussi, mais surtout, les m\u00e9canismes \u00e9l\u00e9mentaires du raisonnement axiomatique).)\n\nMais pourquoi r\u00e9pondait-on toujours faux ? (et il \u00e9tait essentiel pour les besoins de la d\u00e9monstration de Schwartz (pas la d\u00e9monstration math\u00e9matique (le r\u00e9sultat en discussion n'\u00e9tait pas forc\u00e9ment un r\u00e9sultat important), mais la d\u00e9monstration p\u00e9dagogique), que l'amphi, chaque fois, se trompe ; ce qui fait que chacun de ces votes \u00e9tait comme un d\u00e9fi de dompteur\n\n(il en faut peu pour qu'un tel auditoire, g\u00e9n\u00e9ralement attentif, admiratif et moutonnier, mais ayant plusieurs fois subi le fouet du ma\u00eetre (car celui-ci, une fois le r\u00e9sultat acquis et conforme \u00e0 ses v\u0153ux, ne manquait pas de souligner sarcastiquement, en donnant le bon r\u00e9sultat, la bonne d\u00e9monstration, les erreurs \u00e9l\u00e9mentaires de raisonnement et les ignorances crasses dont on avait fait preuve en r\u00e9pondant mal), ne se transforme en assembl\u00e9e de fauves chahuteurs)).\n\n## 40 (suite 4 du \u00a7 36) Cela tenait \u00e0 la conjonction de deux facteurs\n\nCela tenait, je crois, \u00e0 la conjonction de deux facteurs : en premier lieu, et dans les conditions de ces exp\u00e9riences (position de professeur face \u00e0 des \u00e9l\u00e8ves, et des \u00e9l\u00e8ves de ce genre, int\u00e9ress\u00e9s, pas trop savants mais pas trop idiots malgr\u00e9 tout, et pas trop m\u00e9fiants), son pouvoir de conviction \u00e9tait immense.\n\nIl paraissait, il \u00e9tait (ne m\u00e9gotons pas) d'une foudroyante intelligence (effet plut\u00f4t aviv\u00e9 dans sa transmission par le faux clignement d'yeux du tic) ; il savait de quoi il parlait, ce qui ne g\u00e2te rien. Et il savait tout cela de lui-m\u00eame (ce qui ne g\u00e2te rien non plus, pour ce qui est du pouvoir de conviction). (On aurait pu lui appliquer cette formule, dont il se servait pour parler d'Andr\u00e9 Weil, et qu'il avait, il me semble, invent\u00e9e : \u00ab Il ne se prend pas pour un imb\u00e9cile, qu'il n'est pas. \u00bb)\n\nEn second lieu il avait soin (et l\u00e0 \u00e9tait le sens profond de ces exp\u00e9riences) de choisir des cas o\u00f9 la r\u00e9action normale d'un esprit non pr\u00e9venu \u00e9tait de donner la mauvaise r\u00e9ponse. C'\u00e9taient des situations de pi\u00e8ge : pi\u00e8ge de l'intuition, des g\u00e9n\u00e9ralisations abusives \u00e0 partir des exp\u00e9riences ant\u00e9rieures, ou \u00e0 partir de cas trop particuliers\n\n(dans ces pi\u00e8ges, des math\u00e9maticiens c\u00e9l\u00e8bres \u00e9taient eux-m\u00eames tomb\u00e9s ; LA math\u00e9matique elle-m\u00eame (en la personne du consensus de ses repr\u00e9sentants les plus \u00e9minents) y \u00e9tait tomb\u00e9e \u00e0 quelque moment de son histoire (ce sont ces faits qu'on signale, dans les notes, les marges ou les notices historiques des livres exposant telle ou telle th\u00e9orie par des phrases du genre : \u00ab on a longtemps cru, et jusqu'\u00e0 une date r\u00e9cente, que... \u00bb).\n\nIl voulait nous apprendre \u00e0 nous m\u00e9fier, \u00e0 tourner sept fois l'instrument d\u00e9monstratif dans nos t\u00eates avant de r\u00e9pondre, \u00e0 faire le choix d'une discipline, celle de la m\u00e9thode axiomatique.\n\n(Je d\u00e9couvris peu apr\u00e8s, en p\u00e9n\u00e9trant enfin dans Bourbaki, que les exemples choisis par Schwartz se situaient dans les moments du d\u00e9roulement d'une th\u00e9orie que le Trait\u00e9 signalait d'un signe particulier, le \u00ab tournant dangereux \u00bb (\u00ab certains passages sont destin\u00e9s \u00e0 pr\u00e9munir le lecteur contre des erreurs graves, o\u00f9 il risquerait de tomber \u00bb) ; et je compris mieux, r\u00e9trospectivement, ce qu'il avait voulu faire par ces mises en sc\u00e8ne qu'une fois la fascination retomb\u00e9e (c'est-\u00e0-dire apr\u00e8s \u00eatre sorti de l'amphi) j'avais un peu trop tendance \u00e0 trouver \u00ab cabotines \u00bb.)\n\n## 41 (\u00a7 38) Un autre tic lui projetait brusquement l'\u00e9paule vers le haut dans son veston et laissait l'impression qu'il \u00e9tait en train de faire remonter la bretelle tomb\u00e9e d'un soutien-gorge\n\nCe rappel, que je viens de recueillir de Pierre Lusson au t\u00e9l\u00e9phone au cours d'une de nos tr\u00e8s nombreuses conversations par ce truchement\n\n(souvent compliqu\u00e9es du fait que Pierre, toujours \u00e0 la pointe du progr\u00e8s technique, ayant acquis un t\u00e9l\u00e9phone transportable qui lui permet de r\u00e9pondre en un point quelconque de son appartement, oublie r\u00e9guli\u00e8rement d'en recharger la batterie, ce qui fait que sa voix a tendance \u00e0 dispara\u00eetre brusquement dans un puits de silence inopin\u00e9, que je ne constate qu'apr\u00e8s avoir achev\u00e9 ma derni\u00e8re r\u00e9plique, ce qui fait que, la communication une fois r\u00e9tablie gr\u00e2ce \u00e0 un d\u00e9placement pr\u00e9cipit\u00e9 de sa part vers le \u00ab combin\u00e9 \u00bb fixe (et lointain, d\u00e9placement que l'achat du \u00ab portable \u00bb \u00e9tait pr\u00e9cis\u00e9ment cens\u00e9 lui \u00e9viter), sa r\u00e9ponse ne tient, et pour cause, aucun compte des paroles que je viens de prof\u00e9rer dans le vide, mais continue sur une ligne de pens\u00e9e ant\u00e9rieure, que j'ai d'ailleurs oubli\u00e9e), joint \u00e0 la comparaison audacieuse et assez arbitraire en fait du mouvement involontaire de l'\u00e9paule avec cet autre geste (qu'on peut parfois remarquer avec une certaine \u00e9motion chez de belles jeunes femmes (si elles ont recours \u00e0 cet accessoire de soutien)),\n\nest venu d'un coup modifier l'image de Schwartz, du Schwartz de 1955 dans l'amphi de MMP, que j'avais conserv\u00e9e (ou reconstitu\u00e9e), qui se pr\u00e9sentait de mani\u00e8re intermittente devant mon regard int\u00e9rieur pendant que nous parlions, en rendant une certaine mobilit\u00e9 au reste de ce corps de math\u00e9maticien c\u00e9l\u00e8bre dont je ne revoyais auparavant que le visage, un peu \u00e0 la mani\u00e8re dont un t\u00e9moignage ajoute quelque d\u00e9tail nouveau \u00e0 un portrait-robot.\n\n(C'est au cours de la m\u00eame conversation que j'ai eu la douleur de causer, involontairement, une crise de larmes chez Izumi, fille de Mathieu et Yuka, petite-fille de Pierre, \u00e2g\u00e9e d'un peu moins de huit mois ; Pierre lui ayant pass\u00e9 l'\u00e9couteur du t\u00e9l\u00e9phone pour que je lui parle, j'ai produit, selon mon habitude, quelques miaulements qui peut-\u00eatre l'ont effray\u00e9e parce que inharmoniques (elle a l'habitude d'entendre autour d'elle de l'excellente musique) (effray\u00e9e ou alors d\u00e9\u00e7ue ; ses parents, tous deux joueurs de viole de gambe, sont en ce moment absents ; elle esp\u00e9rait sans doute reconna\u00eetre, dans l'appareil, la voix de sa m\u00e8re et a mal pris ces sons ineptes et inattendus ; je vais avoir du mal \u00e0 m'en remettre). (Sa voix, ses larmes faisaient un contrepoint assez saisissant \u00e0 notre discussion, \u00e9voquant des moments anciens, des circonstances caduques depuis une \u00e9norme quantit\u00e9 de jours.)\n\nCette caract\u00e9ristique gestuelle oubli\u00e9e de quelqu'un que nous avions beaucoup vu \u00e0 l'\u00e9poque (continu\u00e9 \u00e0 voir pendant les proches ann\u00e9es qui suivirent, mais presque pas depuis), demeur\u00e9e pr\u00e9sente et imm\u00e9diatement \u00e9vocable dans les souvenirs de Pierre alors qu'elle avait disparu enti\u00e8rement des miens (et j'ai la conviction que son souvenir est exact, je me souviens maintenant moi aussi de ce mouvement, **je le vois** ), se transf\u00e8re aussit\u00f4t \u00e0 d'autres images de ce temps, o\u00f9 le m\u00eame Schwartz figure, je ne peux plus l'en d\u00e9tacher ;\n\ncomme si la modification de la premi\u00e8re image, celle o\u00f9 il est au tableau, dans l'amphi, et se tourne vers nous, en amenant simultan\u00e9ment, instantan\u00e9ment (et irr\u00e9versiblement) celle de toutes les autres que j'ai \u00e0 ma disposition (dans les couloirs de l'IHP, dans des r\u00e9unions publiques aux temps de la guerre d'Alg\u00e9rie...), me persuadait du fait qu'elle n'\u00e9tait qu'une suppression de l'oubli, que l'image retouch\u00e9e avait toujours \u00e9t\u00e9 d\u00e9j\u00e0 l\u00e0, en \u00ab vraie \u00bb version et \u00ab version originale \u00bb, dans mes propres souvenirs. (Pour le dire encore autrement : tout s'est pass\u00e9 comme si je poss\u00e9dais un certain dictionnaire de mes images du pass\u00e9, que ma m\u00e9moire, l'utilisant pour son r\u00e9cit, reproduisait souvent avec des fautes ; et la remarque lussonienne avait fait passer mon texte de m\u00e9moire \u00e0 un \u00ab correcteur orthographique \u00bb ; le mot (l'image) signal\u00e9 comme \u00ab inconnu au dictionnaire \u00bb (j'utilise ici la terminologie de mon \u00ab traitement de texte \u00bb, \u00ab Word 5 \u00bb) avait \u00e9t\u00e9 chang\u00e9 non pas suivant la commande qui ne provoque que la modification de ce seul mot sur l'\u00e9cran, mais suivant celle qui dit \u00ab changer partout \u00bb, c'est-\u00e0-dire dans tout le \u00ab texte \u00bb de ma m\u00e9moire.)\n\n## 42 (\u00a7 30) une source de s\u00e9rieux conflits, auxquels chacun, dans ma \u00ab g\u00e9n\u00e9ration \u00bb math\u00e9matique, se trouva plus ou moins directement m\u00eal\u00e9\n\nLa destin\u00e9e g\u00e9n\u00e9rale des \u00e9tudiants de l'amphi de CDI \u00e9tait alors de se pr\u00e9parer \u00e0 \u00ab passer l'agr\u00e9gation \u00bb, le concours alors prestigieux qui serait le couronnement de leurs \u00e9tudes (en r\u00e9p\u00e9tant ici \u00ab alors \u00bb j'accepte moins la vision pass\u00e9iste qui pousse \u00e0 lamenter la \u00ab chute du niveau \u00bb intellectuel de ce concours que la \u00ab chute de niveau \u00bb social, indiscutable, de la fonction enseignante). Si et une fois agr\u00e9g\u00e9s, ils verraient les portes de la carri\u00e8re de professeur s'ouvrir toutes grandes devant eux, la carotte des \u00ab classes pr\u00e9paratoires \u00bb (qui \u00e9taient r\u00e9serv\u00e9es aux plus efficaces et acharn\u00e9s d'entre eux) serait agit\u00e9e devant leurs yeux concupiscents (on parvenait, dans ces eldorados, au prix d'horaires de travail dignes des plus consciencieux internes des h\u00f4pitaux, \u00e0 gagner convenablement sa vie (selon les normes, fort modestes, de la Quatri\u00e8me R\u00e9publique (et tr\u00e8s largement si, comme les c\u00e9l\u00e8bres \u00ab Commissaire et Cagnac \u00bb, on p\u00e9n\u00e9trait sur le march\u00e9 des \u00ab manuels \u00bb))) et certains m\u00eame (tr\u00e8s rares et quasi n\u00e9cessairement \u00ab normaliens \u00bb) acc\u00e9deraient \u00e0 l'enseignement sup\u00e9rieur.\n\nSeulement voil\u00e0 : pour les \u00e9l\u00e8ves de Choquet, de Schwartz, de cette premi\u00e8re ann\u00e9e et des suivantes, un obstacle impr\u00e9vu vint s'ajouter \u00e0 celui que posait, de par sa nature m\u00eame, ce concours aux places chichement compt\u00e9es par les minist\u00e8res des Finances et de l'\u00c9ducation nationale marchant d'un m\u00eame pas (c'\u00e9tait un moment o\u00f9 on n'avait pas encore d\u00e9couvert (ayant omis d'\u00e9couter ceux qui le faisaient remarquer) qu'on allait assister \u00e0 une explosion de la population scolaire et donc \u00e0 une croissance longtemps exponentielle des besoins en professeurs dans tous les ordres d'enseignement).\n\nEn quelques endroits (l'institut Henri-Poincar\u00e9, la rue d'Ulm, deux ou trois \u00eelots de province) la nature m\u00eame des \u00ab choses \u00bb enseign\u00e9es comme math\u00e9matiques avait \u00e9t\u00e9 chang\u00e9e de fond en comble. Mais il n'en \u00e9tait pas de m\u00eame pour le concours d'agr\u00e9gation. Ni son programme ni l'esprit des membres de ses jurys n'avaient boug\u00e9 d'un pouce pendant ce temps. Les candidats de la vari\u00e9t\u00e9 \u00ab moderniste \u00bb ou \u00ab bourbachique \u00bb se voyaient pr\u00e9cipit\u00e9s vers un mur qui risquait de leur \u00eatre infranchissable.\n\nLes \u00ab normaliens \u00bb, dont l'agilit\u00e9 calculatoire avait \u00e9t\u00e9 abondamment prouv\u00e9e par leur r\u00e9ussite \u00e0 un premier concours, n'appr\u00e9hendaient pas tellement cette \u00e9preuve ; mais, pour ceux d'entre eux qui visaient plus loin, qui ressentaient l'attrait d'une recherche aux perspectives soudain plus fascinantes (qui savaient ou sentaient, en outre, que l'enseignement en facult\u00e9, ou la pure recherche \u00e0 plein temps, au CNRS, allaient devenir beaucoup plus rapidement accessibles), il y avait l\u00e0 \u00e0 la fois une perte de temps et un scandale intellectuel. Il s'ensuit que se trouv\u00e8rent soudain rassembl\u00e9es toutes les conditions voulues pour une premi\u00e8re vague de ce que, une bonne dizaine d'ann\u00e9es plus tard et avec une ampleur beaucoup plus grande, on appellerait une contestation. Pour la premi\u00e8re fois (?) en France, le contenu et les m\u00e9thodes (les fameuses \u00ab le\u00e7ons \u00bb de l'oral de l'agr\u00e9gation ne pouvaient \u00eatre envisag\u00e9es de la m\u00eame mani\u00e8re par les \u00ab modernes \u00bb et par les \u00ab classiques \u00bb) d'un \u00ab concours de recrutement \u00bb se trouv\u00e8rent ouvertement mis en cause par des candidats.\n\nCertains refus\u00e8rent de se pr\u00e9senter (ce geste, bien s\u00fbr, n'\u00e9tait gu\u00e8re significatif dans le cas des \u00e9tudiants ordinaires, puisqu'il restait invisible des jurys et n'avait pour effet que de donner plus de chances de r\u00e9ussite aux autres candidats ; mais, dans le cas de normaliens, c'\u00e9tait un v\u00e9ritable scandale (et qui repr\u00e9sentait, de leur part, l'acceptation d'un risque s\u00e9rieux)). Certains firent l'effort de porter la contestation devant le jury lui-m\u00eame : ainsi Philippe Courr\u00e8ge passa l'\u00e9crit, fut admissible et vint expliquer, avec une certaine v\u00e9h\u00e9mence, pourquoi il r\u00e9cusait la conception des math\u00e9matiques qui se manifestait dans les \u00e9preuves qu'il \u00e9tait en train de subir, et annoncer qu'il renon\u00e7ait \u00e0 continuer. Pour moi, qui n'aimait d\u00e9j\u00e0 gu\u00e8re les examens et avait encore plus en horreur les concours, je m'abstins tout simplement de le pr\u00e9parer.\n\nLe mouvement, s'amplifiant, finit (mais nettement plus tard) par emporter la victoire. On dit (si ce n'est vrai, cela m\u00e9riterait de l'\u00eatre) que dans les tout derniers moments de l'\u00ab ancien r\u00e9gime \u00bb d'agr\u00e9gation, avant son renouvellement complet sur des bases \u00ab modernes \u00bb, la direction de l'\u00c9cole normale sup\u00e9rieure, confront\u00e9e \u00e0 un mouvement presque unanime de refus du concours par les \u00e9l\u00e8ves d'une promotion (mouvement o\u00f9 se manifestait d\u00e9j\u00e0 beaucoup plus nettement une contestation du caract\u00e8re \u00ab \u00e9litiste \u00bb de ce genre d'\u00e9preuve, ce qui n'avait pas \u00e9t\u00e9 le cas au d\u00e9but) (pr\u00e9cisons que le passage de l'agr\u00e9gation \u00e9tait pour les normaliens une obligation), trouva une parade proprement sublime : les cinq \u00ab meilleurs \u00bb \u00e9l\u00e8ves de la promotion (ceux qui avaient obtenu les premiers rangs au concours d'entr\u00e9e) furent autoris\u00e9s \u00e0 ne pas se pr\u00e9senter.\n\n## 43 (\u00a7 30) chez \u00ab Plantin \u00bb, le caf\u00e9 situ\u00e9 au coin de la rue d'Ulm et de la rue Lhomond\n\nLe caf\u00e9 \u00ab Plantin \u00bb r\u00e9gnait sur le coin Lhomond-Ulm. Le verbe s'impose. Le temps du verbe s'impose. Si j'avais choisi un autre verbe, x, j'aurais \u00e9crit x-ait ; signifiant que si le \u00ab caf\u00e9 Plantin \u00bb avait un jour x-\u00e9, aujourd'hui il ne x-e plus. M\u00eame si en passant de \u00ab bistrot \u00bb \u00e0 caf\u00e9, l'\u00e9tablissement en question avait gard\u00e9 (ou pris) le nom de son devenu prosp\u00e8re propri\u00e9taire (qui a eu le temps d'\u00eatre plusieurs fois mort depuis, c'est si loin !) ; m\u00eame si la prosp\u00e9rit\u00e9 l'avait fait s'\u00e9tendre par le rachat d'autres semblables commerces, essaimer par clonage dans Paris, devenir le nom d'une cha\u00eene d'imitations-bistrots, comme ces \u00ab Batifol \u00bb qui sont \u00e0 la bistroterie ce que les \u00ab Fournils de Pierre \u00bb sont \u00e0 la boulangerie (mais ne trompent personne, sauf ceux qui n'ont jamais connu de bistrots (c'est-\u00e0-dire, et de plus en plus, pour des raisons \u00e9videntes, tout le monde), ni de boulangeries, puisque les bistrots qui ne sont pas des imitations-bistrots de \u00ab cha\u00eene \u00bb, et les boulangeries qui ne sont pas des imitations-boulangeries de \u00ab cha\u00eene \u00bb, imitent les imitations-bistrots de \u00ab cha\u00eene \u00bb (respectivement les imitations-boulangeries de \u00ab cha\u00eene \u00bb)) (je n'ose m\u00eame pas employer le mot _ersatz,_ qui a lui aussi disparu, pensez, presque cinquante ans que ce n'est plus l'Occupation !), m\u00eame si la \u00ab cha\u00eene \u00bb, d'abord familiale, puis multinationale, vendue \u00e0 prix d'or et au bon moment par les h\u00e9ritiers du fondateur, le \u00ab p\u00e8re Plantin \u00bb, avait conserv\u00e9 l'emplacement originel (en d\u00e9pit de sa rentabilit\u00e9 diminu\u00e9e par la d\u00e9saffection de l'IHP), ce qui se trouverait aujourd'hui au m\u00eame coin Lhomond-Ulm ne serait pas ce que je nomme ici \u00ab Plantin \u00bb.\n\nLe p\u00e8re Plantin r\u00e9gnait sur son bistrot qui r\u00e9gnait sur le coin Lhomond-Ulm. Le verbe que j'ai choisi n'est pas un x quelconque, mais \u00ab r\u00e9gner \u00bb. Il s'impose. La rue Pierre-et-Marie-Curie \u00e9tait vide de caf\u00e9s ; la rue d'Ulm, \u00e0 perte de vue, \u00e9tait vide de caf\u00e9s. Si on sortait, comme on sortait, par ce c\u00f4t\u00e9 de l'institut Henri-Poincar\u00e9, (car de l'autre c\u00f4t\u00e9 il aurait fallu, dans les caf\u00e9s de la rue Saint-Jacques, c\u00f4toyer des hispanisants ou des g\u00e9ographes, ce qui se con\u00e7oit mal), on n'avait pas le choix. Le caf\u00e9 Plantin \u00e9tait en situation h\u00e9g\u00e9monique.\n\nNous y cour\u00fbmes, l'adopt\u00e2mes, le colonis\u00e2mes. Le patron, le p\u00e8re Plantin donc, \u00e9tait un bistrot (on disait \u00ab bistrot \u00bb pour le patron comme pour le lieu, et on disait le nom du bistrot (le patron du bistrot) pour d\u00e9signer le bistrot (lieu), par une m\u00e9tonymie qui semble naturelle, comme le g\u00e9n\u00e9ral de Gaulle \u00e9tait une m\u00e9tonymie de la France, ou plus justement sans doute comme les aristocrates du temps jadis, se d\u00e9pouillant de toute individualit\u00e9 excessive, s'interpellaient volontiers, entre \u00e9gaux, du simple nom de leurs terres). On en fabriquait autrefois des centaines, qui tous avaient la m\u00eame rondeur auvergnate, de la moustache et de la jovialit\u00e9.\n\nJovialit\u00e9 qui fut d'abord mise \u00e0 rude \u00e9preuve quand la brusque affluence estudiantine d\u00e9sargent\u00e9e, envahissant la minuscule salle, effrayant et chassant l'ancienne minuscule client\u00e8le de bougnat-vins & charbons imm\u00e9morialement soutenue de petits verres de petits blancs secs sur un zinc digne de la \u00ab Compagnie des zincs \u00bb et d\u00e9finitivement restitu\u00e9e-\u00e9voqu\u00e9e-ressuscit\u00e9e-d\u00e9crite-photographi\u00e9e par le duo Caradec-Doisneau, l'effraya lui aussi par ses conversations incompr\u00e9hensibles, son agitation et son absence trop visible de ressources ; l'effraya, mais ne le chassa pas.\n\nCar il comprit tr\u00e8s vite qu'il valait mieux renoncer \u00e0 servir un peu de \u00ab blancs secs \u00bb pas tr\u00e8s bons-pas tr\u00e8s chers, pour vendre beaucoup de limonades ou de \u00ab caf\u00e9s \u00bb (je mets des guillemets pour indiquer une distance, consid\u00e9rable, entre la boisson qu'il apportait sous ce nom et celle qu'on s'accorde \u00e0 nommer caf\u00e9) pas beaucoup moins chers (la situation h\u00e9g\u00e9monique, n'est-ce pas ?). Il retrouva la parole et le sourire. Certes, on (Lusson sp\u00e9cialement) ne cessait de l'interpeller sur le mauvais rapport qualit\u00e9-prix (comme on ne disait pas) de son caf\u00e9, sur ses mani\u00e8res et sur ses opinions, mais il accueillait tous les sarcasmes avec abn\u00e9gation et tranquillit\u00e9 (situation h\u00e9g\u00e9monique mais r\u00e9flexe conditionn\u00e9 d'amabilit\u00e9 commer\u00e7ante, n'est-ce-pas ?).\n\nLongtemps, longtemps, longtemps plus tard nous rev\u00eenmes, Pierre Lusson et moi-m\u00eame, dans le caf\u00e9 Plantin apr\u00e8s une longue, longue, longue absence. Il \u00e9tait toujours l\u00e0, quasiment identique \u00e0 lui-m\u00eame, un peu plus blanc, un peu plus gros, un peu plus gris, mais beaucoup, beaucoup, beaucoup plus prosp\u00e8re. La salle avait \u00e9t\u00e9 agrandie, rationalis\u00e9e, repeinte ; il y avait une terrasse, on servait des repas, il y avait plusieurs serveurs et serveuses, Mme Plantin d\u00e9daignait la caisse. Il reconnut tr\u00e8s bien Pierre, vint lui serrer la main en souvenir du bon vieux temps (mais il ne me reconnut pas, moi qui pourtant avais continu\u00e9 \u00e0 fr\u00e9quenter l'IHP, et son caf\u00e9, bien plus longtemps, qui y venais de temps \u00e0 autre encore). Et Pierre, qui ne cessa depuis de r\u00e9p\u00e9ter : \u00ab quand je pense que c'est nous qui avons fait la fortune du p\u00e8re Plantin \u00bb (et il me l'a encore redit quand je lui en ai parl\u00e9 hier au t\u00e9l\u00e9phone), lui dit exactement cela et ne voulut pas payer sa consommation. Le p\u00e8re Plantin eut un instant d'h\u00e9sitation gestionnaire ; puis il sourit, et acquies\u00e7a.\n\n## 44 (\u00a7 30) sa r\u00e9ussite \u00e0 l'agr\u00e9gation, qui fit tant plaisir \u00e0 son p\u00e8re, lui-m\u00eame professeur de math\u00e9matiques (mais non agr\u00e9g\u00e9)\n\nElle fut re\u00e7ue la m\u00eame ann\u00e9e que Sylvia (ann\u00e9e qui fut celle de la naissance de notre fille, Laurence, qui elle m\u00eame va incessamment me rendre grand-p\u00e8re), en 1960. Elles \u00e9taient devenues amies.\n\nNous \u00e9tions tous re\u00e7us dans sa famille avec une bienveillance immense et une hospitalit\u00e9 culinairement doublement remarquable, par son exotisme et par son excellence. On aurait peine \u00e0 imaginer aujourd'hui ce qu'\u00e9tait la conception du repas dans les restaurants universitaires que nous fr\u00e9quentions, tel le franco-libanais situ\u00e9 juste en face du caf\u00e9 Plantin (je n'ai pas connu pire dans ce qui est traditionnellement consid\u00e9r\u00e9 comme le lieu du pire culinaire (je ne parle pas des prisons), les r\u00e9fectoires de soldats de deuxi\u00e8me classe des arm\u00e9es fran\u00e7aises).\n\nM. Espiand p\u00e8re \u00e9tait grand, fort, bavard et rieur, Mme Espiand m\u00e8re confortable, douce. Son \u00ab chef-d'\u0153uvre \u00bb \u00e9tait le _colombo,_ autour duquel nous caquetions en nous empiffrant avec enthousiasme sinon gr\u00e2ce (je me souvenais du \u00ab pois et riz \u00bb ha\u00eftien, dont il est proche, que confectionnait Ren\u00e9 Depestre, dans la cuisine de mes parents, rue Jean-Menans, pr\u00e8s des Buttes-Chaumont, lors du s\u00e9jour clandestin qu'il y fit, r\u00e9volutionnaire mal vu de la dictature Magloire et des autorit\u00e9s fran\u00e7aises du temps, en 1950). Le nom m\u00eame du plat (beaucoup plus beau que \u00ab pois et riz \u00bb), avec ses r\u00e9sonances de volatiles savoureux et pacifiques (la \u00ab colombe \u00bb de Picasso, du sulfureux Appel de Stockholm pendant la pleine guerre froide, tra\u00eenait encore, r\u00e9manence d'image, dix ans apr\u00e8s, dans les m\u00e9moires), aiguisait l'app\u00e9tit.\n\n\u00c0 table, M. Espiand faisait asseoir pr\u00e8s de lui Sylvia et sa fille Marcelle, chacune d'un c\u00f4t\u00e9, et plaisantait avec elles. Il \u00e9tait tr\u00e8s fier de sa fille, il \u00e9tait tr\u00e8s fier de son amiti\u00e9 avec nous, avec Sylvia. Les math\u00e9matiques dont nous parlions n'\u00e9taient pas les siennes, et l'enseignement sup\u00e9rieur tel que nous l'avions p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 (je parle de l'ann\u00e9e 1960 ; Pierre Lusson et moi-m\u00eame \u00e9tions assistants \u00e0 la facult\u00e9 des Sciences de Rennes) \u00e9tait un endroit estimable mais lointain.\n\nLa v\u00e9ritable cons\u00e9cration \u00e9tait pour lui l'agr\u00e9gation. C'\u00e9tait l'horizon ind\u00e9passable de ses ambitions d'autrefois, report\u00e9es sur sa fille (sa condition de guadeloup\u00e9en n'avait pu que fournir une violence concentr\u00e9e encore plus forte \u00e0 cet ancien d\u00e9sir abandonn\u00e9, en lui donnant l'occasion de rena\u00eetre, comme en renouvelant et augmentant son audace (c'\u00e9tait une fille qui s'attaquait \u00e0 ce concours)). Il en avait r\u00eav\u00e9 pour Marcelle, et quand elle fut agr\u00e9g\u00e9e, sa joie fut intense.\n\nIl y eut \u00e0 cette occasion un grand colombo, un hyper-colombo, un colombo de tous les colombos (le dernier, h\u00e9las, des colombos). M. Espiand eut non seulement la joie d'avoir deux belles jeunes femmes \u00e0 ses c\u00f4t\u00e9s, mais la joie longuement anticip\u00e9e et savour\u00e9e pleinement en cette heure familialement, amicalement et gustativement parfaite de s'adresser \u00e0 elles en leur disant \u00ab mes coll\u00e8gues \u00bb.\n\n## 45 (\u00a7 30) elle aurait certainement excell\u00e9 dans la combinatoire des mouvements du ciel, si elle avait pu s'autoriser \u00e0 le vouloir\n\nMarcelle \u00e9tait une calculatrice remarquable, rapide, fiable. Elle avait un go\u00fbt certain pour la M\u00e9canique c\u00e9leste, elle se d\u00e9brouillait avec aisance dans les trajectoires, dans les \u00ab \u00e9quations de Lagrange \u00bb, dans les \u00ab hamiltoniens \u00bb (que j'eus les plus grandes difficult\u00e9s \u00e0 avaler).\n\nNos \u00e9tudes \u00e9taient tant bien que mal achev\u00e9es. J'\u00e9tais, pour les raisons que j'expose dans ce chapitre, le plus en retard ; et cependant, comme Pierre un an avant (et gr\u00e2ce \u00e0 lui) j'avais trouv\u00e9 le chemin de l'assistanat du sup\u00e9rieur. \u00c0 ce moment, les portes des facult\u00e9s des Sciences s'ouvraient toutes grandes devant l'afflux des \u00e9tudiants et, en math\u00e9matiques, comme la nature m\u00eame des choses enseign\u00e9es changeait dans le m\u00eame temps radicalement, rares \u00e9taient ceux qui \u00e9taient en mesure d'occuper les postes qui s'offraient un peu partout. Les normaliens, dont le \u00ab sup\u00e9rieur \u00bb avait \u00e9t\u00e9, toujours, la chasse gard\u00e9e, n'y suffisaient plus. Les \u00ab chasseurs de t\u00eate \u00bb des universit\u00e9s de province hantaient les couloirs de l'IHP afin de persuader ceux de ses \u00e9tudiants qui n'\u00e9taient pas tent\u00e9s par des orientations plus lucratives (il commen\u00e7ait aussi \u00e0 s'en pr\u00e9senter partout, dans le secteur semi-public comme m\u00eame, \u00f4 miracle, dans le priv\u00e9) de venir chez eux comme assistants d\u00e9l\u00e9gu\u00e9s. On \u00e9tait remarquablement mal pay\u00e9, mais c'\u00e9tait le \u00ab sup\u00e9rieur \u00bb ; et de plus, on allait pouvoir faire du pros\u00e9lytisme bourbakiste.\n\nC'est ainsi que Marcelle eut, au hasard d'une rencontre dans ce m\u00eame couloir que nous avions hant\u00e9 quelques ann\u00e9es, l'offre d'un poste \u00e0 Montpellier. Elle ne l'accepta pas.\n\nJ'\u00e9cris \u00ab elle ne l'accepta pas \u00bb et j'ai une soudaine envie de pleurer. Comme s'il n'y avait pas pr\u00e8s de vingt ans que Marcelle est morte, comme si je n'avais pas port\u00e9 son deuil, comme si de le mettre en phrases sur futur papier redonnait \u00e0 cette mort une pr\u00e9sence insultante. On a beau se r\u00e9p\u00e9ter qu'il est absurde de se dire que si elle \u00e9tait partie \u00e0 Montpellier, elle n'aurait pas ceci, elle n'aurait pas cela, et elle n'aurait pas en fin de compte termin\u00e9 sa vie si pr\u00e9matur\u00e9ment, si tragiquement, si terriblement, on ne peut s'emp\u00eacher de se le dire.\n\nIl y avait plusieurs causes possibles \u00e0 son refus : un sentiment injustifi\u00e9 mais profond, cach\u00e9 parfois mais irr\u00e9pressible, de ne pas \u00eatre \u00e0 la hauteur d'une telle t\u00e2che, de ne pas avoir le droit d'\u00eatre \u00e0 la hauteur d'une telle t\u00e2che. Les raisons de ce sentiment, je veux dire les raisons dues \u00e0 l'\u00e9tat de la soci\u00e9t\u00e9, sont si \u00e9videntes qu'il n'est pas besoin de les r\u00e9citer. Il y avait aussi (et ceci n'est pas ind\u00e9pendant de la suite de son existence) une raison sentimentale, que je tairai (en tout cas dans cette branche. Je ne m'autorise pas \u00e0 dire \u00ab tout \u00bb, et je choisis de ne pas dire ce qui n'entre pas dans la voie que je me suis trac\u00e9e. Cette fronti\u00e8re, bien s\u00fbr, est floue).\n\nMarcelle fut nomm\u00e9e dans un lyc\u00e9e, \u00e0 Digne. Elle venait nous voir parfois, Sylvia (qui enseignait \u00e0 Paris) et Laurence b\u00e9b\u00e9 surtout (j'\u00e9tais \u00ab aux Arm\u00e9es \u00bb). Elles riaient beaucoup du choc qu'avait provoqu\u00e9 dans la classe la plus \u00e9lev\u00e9e du lyc\u00e9e de Digne, celle de math-\u00e9l\u00e9m, sur ses \u00e9l\u00e8ves d'abord puis sur les parents d'\u00e9l\u00e8ves bas-alpins l'apparition de ce nouveau professeur qui \u00e9tait 1) une femme 2) (disons-le comme ils le pensaient) une n\u00e9gresse. La notion de lyc\u00e9e mixte avait \u00e0 peine p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 dans cette ville (o\u00f9 autrefois la m\u00e8re de ma m\u00e8re avait obtenu \u00e0 grand peine le droit de pr\u00e9senter sa fille au baccalaur\u00e9at) qu'on leur infligeait un tel \u00ab choc culturel \u00bb. Le choc en retour avait d\u00fb \u00eatre assez s\u00e9v\u00e8re pour Marcelle. Elle r\u00e9agissait en accentuant certains c\u00f4t\u00e9s de son caract\u00e8re qui ne pouvaient qu'augmenter encore l'effroi de ses ouailles (il vaudrait mieux dire, en ne les gommant pas) : elle glissait brusquement en classe sa main dans son dos en disant : \u00ab Merde ! voil\u00e0 encore la bretelle de mon soutien-gorge qui a p\u00e9t\u00e9 ! \u00bb Elle jouait au bridge avec ses \u00e9l\u00e8ves, dansait avec eux le dimanche soir dans les \u00ab dancings \u00bb de la ville et les interrogeait le lendemain matin, histoire de les r\u00e9veiller. C'\u00e9tait un excellent professeur de math\u00e9matiques, sans aucune timidit\u00e9. Elle ne rencontra jamais l'ombre d'un chahut.\n\n## 46 (\u00a7 32) Il se voyait clairement lui-m\u00eame en artisan, en fabricant, en \u00ab fabbro \u00bb des d\u00e9ductions,\n\nAdopter la posture d'un artisan dans le go\u00fbt ancien, cordonnier, menuisier ou forgeron, traiter la langue math\u00e9matique comme un mat\u00e9riau et le travailler m\u00e9taphoriquement de sa main \u00e9tait aussi une mani\u00e8re, prudente et orgueilleuse, de revendiquer une place parmi les math\u00e9maticiens. La m\u00e9taphore est v\u00e9n\u00e9rable. Dante l'emploie pour d\u00e9crire Arnaut Daniel comme le \u00ab meilleur ouvrier du parler maternel \u00bb (le proven\u00e7al) ; Guillaume IX, avant lui, le premier troubadour, parle de son _obrador_ (atelier). La langue math\u00e9matique n'est-elle pas le parler maternel du math\u00e9maticien ?\n\nCe n'est pas une position facile \u00e0 soutenir. La math\u00e9matique, plus encore que les arts en g\u00e9n\u00e9ral et sp\u00e9cialement les arts du langage, est enti\u00e8rement p\u00e9n\u00e9tr\u00e9e par la doctrine de l'inspiration. Certes le grand math\u00e9maticien ne dit pas : \u00ab Ah ! frappe-toi le c\u0153ur, c'est l\u00e0 qu'est le g\u00e9nie ! \u00bb ; et pas plus : \u00ab \u00c7a m'est venu de nuit en \u00e9coutant le rossignol ! \u00bb Ce n'est pas ainsi qu'on s'exprime dans cette communaut\u00e9 aust\u00e8re.\n\nIl n'en est pas moins entendu que les id\u00e9es et les d\u00e9monstrations qui marquent dans l'histoire de la discipline ne sont pas le fruit du labeur, mais d'un don et d'une qualit\u00e9 d'esprit ind\u00e9finissable qui isolent leurs d\u00e9couvreurs du reste des mortels, et les font appara\u00eetre comme des ph\u00e9nom\u00e8nes inexplicables. On compare volontiers Gauss \u00e0 Mozart et Galois \u00e0 Rimbaud (quand on a entendu parler du second, bien s\u00fbr). (\u2192 Bif. A, o\u00f9 je marque quelque distance avec une version extr\u00eame de cette conviction).\n\nDans ces conditions, il est difficile \u00e0 qui sait n'\u00eatre pas en possession de ce don, et ne se contente pas d'\u00eatre un simple suiveur, un \u00ab petit g\u00e9nie \u00bb prosp\u00e9rant dans l'ombre d'un grand g\u00e9nie (ou pr\u00e9sum\u00e9 tel) et r\u00e9gnant sur de moins brillants g\u00e9nies que lui-m\u00eame, \u00e0 qui a, en somme, une certaine ambition intellectuelle, ce qui \u00e9tait certainement le cas de Philippe, d'acqu\u00e9rir un droit, m\u00eame faible, \u00e0 la l\u00e9gitimit\u00e9, principalement \u00e0 ses propres yeux.\n\nOr la d\u00e9marche bourbakiste offrait la possibilit\u00e9 de s'\u00e9tablir dans un terrain en friche, non encore sarcl\u00e9 des mauvaises herbes de l'intuition et de l'absence de rigueur, de choisir pour ce champ th\u00e9orique les semences appropri\u00e9es (les structures et leurs axiomes), puis labourer, semer, s'acharner, d\u00e9busquer le chiendent de l'erreur, et enfin r\u00e9colter le fruit du labeur, la moisson de d\u00e9finitions, lemmes, propositions, th\u00e9or\u00e8mes et corollaires, li\u00e9s en belles gerbes, en bouquets de fleurs (les corollaires bien s\u00fbr, leurs _ikebanas_ stylistiquement tous dispos\u00e9s suivant les m\u00eames \u00ab patrons \u00bb) (j'emploie le mixte de m\u00e9taphores agricoles et florales qui vient si souvent sous la plume des commentateurs), voil\u00e0 ce que l'exemple de Bourbaki semblait permettre.\n\nG\u00e9nial ou pas, par la m\u00e9thode axiomatique on devait obtenir sinon des r\u00e9sultats spectaculaires, au moins la clart\u00e9 conceptuelle sans laquelle, la math\u00e9matique en \u00e9tant arriv\u00e9e \u00e0 l'\u00e9tat de maturit\u00e9 dont elle faisait enfin preuve, virtuosit\u00e9, intuition, \u00e9clairs du talent et m\u00eame du g\u00e9nie \u00e9taient d\u00e9sormais vou\u00e9s \u00e0 la st\u00e9rilit\u00e9 et m\u00eame aux impasses, \u00e0 l'erreur.\n\n## 47 (\u00a7 34) la description ici commen\u00e7ante des pr\u00e9liminaires \u00e0 une aventure intellectuelle, la mienne\n\nEmployons une m\u00e9taphore, comme y invite le mot \u00ab aventure \u00bb. \u00c0 un certain point dans le temps (j'ai d\u00e9j\u00e0 parl\u00e9 longuement de ce \u00ab point \u00bb dans la premi\u00e8re des branches de cet ouvrage, mais comme d'un point en quelque sorte \u00ab flottant \u00bb, sans le situer chronologiquement ni g\u00e9ographiquement de mani\u00e8re nette dans mon temps propre, lin\u00e9airement v\u00e9cu (ce n'est pas la seule mani\u00e8re de vivre le temps : la m\u00e9moire et l'oubli, les anticipations et les regrets permettent d'autres appr\u00e9hensions)),\n\n\u00e0 un certain point dans le temps, je me suis donn\u00e9 un but d'exploration, un p\u00f4le lointain, d'acc\u00e8s difficile, sinon impossible, et j'ai d\u00e9cid\u00e9 de tenter de l'atteindre. Imaginons, selon la m\u00eame m\u00e9taphore, l'approche de ce p\u00f4le comme un voyage. Pendant des ann\u00e9es, beaucoup d'ann\u00e9es, je me suis livr\u00e9 aux pr\u00e9paratifs de l'exp\u00e9dition. Mais, \u00e0 un certain moment, j'ai renonc\u00e9. Ceci, cette prose, vient apr\u00e8s.\n\nLe but de l'aventure \u00e9tait en premier lieu un **Projet** , un Projet de math\u00e9matique et de po\u00e9sie. Quelle math\u00e9matique ? Je ne peux pas vraiment r\u00e9pondre puisque, toujours selon la m\u00e9taphore du voyage exploratoire, cela se trouvait au p\u00f4le, que je n'ai pas atteint. Tout au plus suis-je parvenu \u00e0 imaginer ce que cela aurait pu \u00eatre (ce que j'aurais trouv\u00e9, si j'avais \u00e9t\u00e9 jusque-l\u00e0). Que suis-je donc en train d'\u00e9crire, de d\u00e9crire ici ? Les pr\u00e9paratifs, et les mat\u00e9riaux de mes imaginations.\n\nLe **Projet** \u00e9tait aussi (\u00e9tait avant tout) un Projet de po\u00e9sie ; la m\u00eame question se pose donc : quelle po\u00e9sie ? Je r\u00e9pondrai de la m\u00eame mani\u00e8re, mais, si j'y parviens, dans la branche suivante. Je voulais aussi accompagner mon voyage, vers le p\u00f4le du **Projet** , de son ombre, de son r\u00e9cit (c'est une mani\u00e8re simplifi\u00e9e de dire), qui aurait \u00e9t\u00e9 un roman, dont le titre aurait \u00e9t\u00e9 **Le Grand Incendie de Londres.**\n\nJe n'ai pas \u00e9crit ce roman, parce que je n'ai pas accompli le voyage, parce que j'ai abandonn\u00e9 le **Projet**. De ce roman il reste des esquisses, des plans (toujours les pr\u00e9paratifs de l'exp\u00e9dition) et l'imagination, l'anticipation de ce qu'il aurait \u00e9t\u00e9, s'achevant en m\u00eame temps que le **Projet** , si le **Projet** avait \u00e9t\u00e9 accompli. De quelle sorte de roman s'agissait-il ? Je ne peux pas non plus r\u00e9pondre, sinon de la m\u00eame mani\u00e8re que pour la math\u00e9matique et la po\u00e9sie.\n\n\u00c9tant parti pour raconter ce voyage (imaginaire, puisque je ne l'ai pas men\u00e9 \u00e0 bien), sous le titre g\u00e9n\u00e9ral de **'grand incendie de londres'** (sans majuscules et entre ' ') (ce n'est pas seulement cela que je raconte, \u00e0 la fois parce que j'ai simultan\u00e9ment plusieurs buts (le r\u00e9cit de ma pr\u00e9paration \u00e0 l'aventure du **Projet** et de son roman n'\u00e9tant que l'un d'entre eux), et plus encore parce que, du fait m\u00eame de la contrainte de non-pr\u00e9paration que je me suis donn\u00e9e pour \u00e9crire (inverse strict de ce qui s'est pass\u00e9 pour l'accomplissement du **Projet** , o\u00f9 j'en restai aux pr\u00e9paratifs), je ne peux pas savoir, m\u00eame si je crois savoir, s'il y a un but de tous ces buts, et si oui, lequel), il \u00e9tait, en tout cas, n\u00e9cessaire que j'en passe par l'examen de mon exp\u00e9rience de la math\u00e9matique. Et c'est ce que je fais, du moins commence \u00e0 faire, dans cette branche trois.\n\n## 48 (\u00a7 34) il effectuait aussit\u00f4t plusieurs sauts ult\u00e9rieurs instantan\u00e9s ; d'o\u00f9 son habitude de s'emparer des raisonnements des autres, \u00e0 l'\u00e9tat naissant dans leurs phrases, et de les terminer avant eux\n\nNous vivons au futur ant\u00e9rieur (en m\u00eame temps qu'au \u00ab pass\u00e9 post\u00e9rieur \u00bb, temps non linguistiquement r\u00e9alis\u00e9 mais conceptuellement sym\u00e9trique). Notre pr\u00e9sent n'est jamais, n'a jamais le temps d'\u00eatre ; d\u00e9j\u00e0 il n'est plus ; nous ne le vivons que comme ce qui va \u00eatre pass\u00e9, ce qui aura \u00e9t\u00e9 pass\u00e9 (et comme ce qui allait cesser d'\u00eatre futur). Le souvenir perp\u00e9tuellement renouvel\u00e9 de cet \u00e9tat de fait (ou sa prescience sans cesse renaissante), d\u00e8s que la vie, les autres, la langue nous en ont impos\u00e9 le jeu in\u00e9vitable laisse en particulier des traces dans la parole, dans notre parole, dans les modalit\u00e9s de la parole qui caract\u00e9risent, autant que la forme du nez, un individu.\n\nCe que je d\u00e9cris de Pierre L. est un exemple. Mais ce sens du pr\u00e9sent a d'autres mani\u00e8res de se manifester. J'en ai collectionn\u00e9, avec le temps, plusieurs exemples ; disons, plus justement, que des particularit\u00e9s de parole de plusieurs personnes que je connais ou ai connues je me suis fait, avec le temps, une collection, la constituant, dans un premier temps, au moyen d'une \u00ab relation collectivisante \u00bb (comme dirait Bourbaki, et c'est le moment ou jamais, dans une incise de ce chapitre, d'employer ce terme) purement descriptive, avant de lui trouver, maintenant (et si je dis maintenant il s'agit bien du \u00ab maintenant \u00bb de mon engagement dans la matin\u00e9e nocturne de prose (il est quatre heures quarante) o\u00f9 je l'\u00e9cris), la justification plus \u00ab th\u00e9orique \u00bb qu'annonce son d\u00e9but. (La th\u00e8se que le pr\u00e9sent n'est d\u00e9finissable qu'au futur ant\u00e9rieur (aux innombrables futurs ant\u00e9rieurs et pass\u00e9s post\u00e9rieurs).)\n\nJe donnerai quatre exemples (quatre seulement ; la raison est num\u00e9rologique). De quatre exemples, le premier :\n\n\u2013 regrett\u00e9, Jean Queval, de l'Oulipo, et l'un de ses membres fondateurs. Jean Queval ne terminait pour ainsi dire jamais ses phrases (j'ins\u00e8re un \u00ab pour ainsi dire \u00bb car je ne fus jamais s\u00fbr, enti\u00e8rement s\u00fbr du fait que ses phrases n'\u00e9taient pas achev\u00e9es) ; en premier lieu parce que la notion de phrase chez Jean Queval n'\u00e9tait pas du tout claire pour ses interlocuteurs (ni les d\u00e9buts, ni les milieux, ni les constructions, ni les fins) ; en second lieu parce que ses phrases \u00e9taient s\u00e9rieusement inaudibles, parce qu'il les pronon\u00e7ait extr\u00eamement vite, entrecoup\u00e9es de sortes de \u00ab hein \u00bb chevalins peu distincts (comme si s'effor\u00e7ait sans cesse de parler \u00e0 sa place un \u00ab houymn \u00bb swiftien enferm\u00e9 en lui), et plac\u00e9s de mani\u00e8re telle qu'ils d\u00e9coupaient les propositions principales de fa\u00e7on syntaxiquement h\u00e9t\u00e9rodoxe (je ne parle m\u00eame pas des subordonn\u00e9es), et qu'il les encha\u00eenait aussit\u00f4t \u00e0 d'autres phrases, n'ayant pas de rapport \u00e0 premi\u00e8re vue discernable avec celle qui avait pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 (alors m\u00eame qu'on \u00e9tait encore en train d'essayer de la comprendre). Et la raison de cet inach\u00e8vement, qui \u00ab tombe \u00bb comme dirait Frege, sous le concept du pr\u00e9sent-comme-anticipation, \u00e9tait son extr\u00eame modestie. S'\u00e9tant engag\u00e9 dans la phrase, il sentait que l'id\u00e9e qu'elle allait exprimer \u00e9tait d'une telle banalit\u00e9 que la mener jusqu'\u00e0 son terme aurait \u00e9t\u00e9, en fait, une injure pour celui qui l'\u00e9coutait. (Cet exemple m\u00e9rite une \u00e9lucidation beaucoup plus approfondie. (Il l'aura, si je compose, comme je l'esp\u00e8re, la branche cinq de mon ouvrage (on y retrouvera aussi Fran\u00e7ois Le Lionnais, qui fait une apparition aussi dans ces pages, pendant la bifurcation A).))\n\n\u2013 Je prendrai comme deuxi\u00e8me exemple un vieil ami de mon p\u00e8re, un de ses camarades de l'\u00c9cole normale sup\u00e9rieure, Guy Harnois (j'ai dit quelques mots de lui dans la branche deux). La phrase d'Harnois \u00e9tait \u00e9galement incompr\u00e9hensible, et incompr\u00e9hensible aussi par inach\u00e8vement. Mais la raison cette fois \u00e9tait la vitesse de l'anticipation. Sa pens\u00e9e se pr\u00e9cipitait avec une telle rapidit\u00e9 \u00e0 la rencontre de ses cons\u00e9quences et de ses d\u00e9veloppements qu'il ne lui \u00e9tait litt\u00e9ralement pas possible de l'exprimer enti\u00e8re sans la perdre. L'inach\u00e8vement de ses phrases \u00e9tait alors de la nature du court-circuit, de l'ellipse, de la superposition de plusieurs ellipses m\u00eame, et chacun ressentait en l'\u00e9coutant \u00e0 quel point ses propres processus mentaux \u00e9taient irr\u00e9m\u00e9diablement lents. Je dois reconna\u00eetre qu'il \u00e9tait particuli\u00e8rement inachev\u00e9, pr\u00e9cipit\u00e9, et elliptique quand il parlait avec mon p\u00e8re, car ils \u00e9taient habitu\u00e9s l'un \u00e0 l'autre et se comprenaient ais\u00e9ment, \u00e0 demi-mot, \u00e0 dixi\u00e8me de mot m\u00eame.\n\n\u2013 Mon troisi\u00e8me exemple sera celui de mon amie Florence, Florence Delay. J'ai observ\u00e9 chez elle, mais seulement de mani\u00e8re \u00e9pisodique (dans des contextes d'\u00e9locution que je n'expliciterai pas ici), des coupures soudaines dans l'\u00e9nonciation. Elles attirent particuli\u00e8rement l'attention parce qu'elles ne sont pas la r\u00e8gle et que Florence s'exprime le plus souvent avec une grande \u00e9l\u00e9gance et nettet\u00e9, de langue autant que de diction. La raison (telle du moins que je la \u00ab th\u00e9orise \u00bb \u00e0 l'appui de ma th\u00e8se) est, comme dans le cas de Jean Queval, li\u00e9e \u00e0 la pr\u00e9vision de l'\u00e9coute de l'auditeur. La cause motrice de l'interruption, cette fois, n'est pas la modestie (Florence n'est pas sp\u00e9cialement modeste (ni d'ailleurs immodeste) et n'a pas de raisons ni d'envie d'\u00eatre l'un ou l'autre), mais la courtoisie : Florence sent qu'achever une phrase ordinaire (en fait il ne s'agit pas vraiment de phrases \u00ab ordinaires \u00bb mais je suis forc\u00e9 de simplifier) serait abuser du temps d'attention de celui ou celle (plut\u00f4t celui ou ceux, d'ailleurs) \u00e0 qui elle parle, qui n'en a pas beaucoup (pour les paroles des autres, s'entend).\n\n\u2013 Ma m\u00e8re, elle, ne laissait pas, contrairement aux trois autres, ses phrases en suspens, en \u00e9vanouissement, ne les m\u00e9langeait pas \u00e0 d'autres. Mais elle avait l'habitude, en r\u00e9pondant \u00e0 n'importe quelle phrase affirmative \u00e0 laquelle elle se sentait oblig\u00e9e de r\u00e9pondre, de la commencer par un mot, un seul, qui exprimait exactement le contraire de ce qu'elle allait avoir dit : elle commen\u00e7ait sa phrase par \u00ab non \u00bb... et ce \u00ab non \u00bb n'\u00e9tait pas exactement ce \u00ab non qui veut dire oui \u00bb qui est d'emploi assez courant en fran\u00e7ais oral, par lequel on montre son approbation de ce qu'on vient d'entendre, mais plus sp\u00e9cifiquement ce m\u00eame \u00ab non \u00bb d'approbation paradoxale appliqu\u00e9 cette fois \u00e0 sa propre affirmation non encore venue au jour de la parole (et pouvant donc, du point de vue de l'interlocuteur, \u00eatre un v\u00e9ritable \u00ab non qui veut dire non \u00bb).\n\nMarie, tr\u00e8s souvent, ne dit rien.\n\n## 49 (\u00a7 35) l'incapacit\u00e9 \u00e0 se soumettre aux r\u00e8gles tr\u00e8s strictes du labeur d\u00e9monstratif lui interdisait en fait d'atteindre \u00e0 la gloire scientifique\n\nJ'ai longtemps pens\u00e9 qu'il \u00e9tait un math\u00e9maticien d'un autre \u00e2ge, \u00e9gar\u00e9 dans le n\u00f4tre et confront\u00e9 \u00e0 l'obstacle insurmontable qu'avait mis devant lui l'organisation hi\u00e9rarchique et lourdement institutionnelle du savoir (de tous les savoirs) qui \u00e9tait devenue la norme au moment de ses \u00e9tudes (elle s'est encore rigidifi\u00e9e depuis). J'en suis moins persuad\u00e9 aujourd'hui.\n\nDans son cas, le \u00ab droit \u00e0 la math\u00e9matique \u00bb n'aurait pu lui \u00eatre accord\u00e9 (c'est ainsi qu'il se repr\u00e9sentait le d\u00e9roulement des \u00e9v\u00e9nements et, autant que je puisse en juger, qu'il se le repr\u00e9sente toujours) que s'il avait accompli le rite initiatique devenu indispensable, r\u00e9ussir au concours d'entr\u00e9e \u00e0 l'\u00c9cole normale sup\u00e9rieure. Il n'avait pas accompli ce geste. Il n'avait donc pas le droit (pour les institutions) d'\u00eatre math\u00e9maticien. Il existait, dans certaines conditions, des sessions de rattrapage (pour ceux qui, comme Salem, avaient \u00e9t\u00e9 longtemps occup\u00e9s \u00e0 tout autre chose (dans le cas de Salem, la banque) ; ou pour ceux qui avaient fait leur \u00e9tudes ailleurs, en Angleterre, en Allemagne, aux \u00c9tats-Unis. Ceux-l\u00e0 pouvaient \u00eatre consid\u00e9r\u00e9s \u00e0 la rigueur comme dispens\u00e9s de l'\u00e9preuve initiale).\n\n(J'\u00e9cris \u00ab \u00e0 la rigueur \u00bb parce que, dans le texte d'Andr\u00e9 Weil que je commente au cours de ma premi\u00e8re bifurcation, on lit une \u00ab sortie \u00bb contre le syst\u00e8me universitaire am\u00e9ricain qui, selon lui, favorise la prolif\u00e9ration des doctorats ( _ph.d._ ) m\u00e9diocres et on sent bien qu'il regrette l'absence chez les Anglo-Saxons d'un filtre aussi efficace que le Concours, qui permet de s\u00e9parer, une fois pour toutes, le bon grain de l'ivraie. C'est pourquoi, d'ailleurs, il faut pour lui absolument que la math\u00e9matique chez le math\u00e9maticien se r\u00e9v\u00e8le jeune, etc. Bien des traits du monde math\u00e9matique fran\u00e7ais d\u00e9coulent de quelques \u00ab axiomes \u00bb de ce genre.\n\n(Je ne dis pas que le mode de fonctionnement \u00e0 l'am\u00e9ricaine soit meilleur. Il conduit, \u00e0 partir d'autres pr\u00e9misses, \u00e0 une organisation du savoir au moins aussi hi\u00e9rarchis\u00e9e et aussi rigide que l'autre ; plus perm\u00e9able \u00e9galement \u00e0 une absence totale de convictions).)\n\nOr Pierre avait admis int\u00e9rieurement ce jugement. Il se r\u00e9voltait contre lui mais il lui \u00e9tait impossible de le r\u00e9cuser. La bataille avait d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9 livr\u00e9e et perdue. Il ne serait pas un math\u00e9maticien digne de ceux qu'il admirait. Par cons\u00e9quent il n'\u00e9tait pas n\u00e9cessaire d'essayer d'\u00eatre un chercheur de seconde zone. Par cons\u00e9quent il n'\u00e9tait pas vraiment utile de se fatiguer \u00e0 faire sans cesse des d\u00e9monstrations, sauf dans les cas d'extr\u00eame urgence (tel Nero Wolfe (\u00e9galement buveur compulsif de bi\u00e8re), il ne se laissait engager dans les corv\u00e9es de d\u00e9monstration que pouss\u00e9 par la plus dure n\u00e9cessit\u00e9).\n\nTout cela est vraisemblable. Il me semble malgr\u00e9 tout que le refus de la patience, de la minutie d\u00e9monstrative ou calculatoire qu'exigeait, peut-\u00eatre plus que jamais dans l'histoire des math\u00e9matiques, la soumission enti\u00e8re \u00e0 la strat\u00e9gie axiomatique (que Pierre alors pr\u00f4nait avec une grande fougue persuasive) avait, chez lui, des racines plus profondes que le seul traumatisme d'un rejet hors du cercle des \u00ab \u00e9lus \u00bb normaliens. \u00c0 aucune \u00e9poque d'une histoire presque trimill\u00e9naire, m\u00eame si les modalit\u00e9s ont chang\u00e9 avec les si\u00e8cles, les taches souvent d\u00e9sagr\u00e9ables et fastidieuses de la d\u00e9monstration des r\u00e9sultats avanc\u00e9s, dans des pr\u00e9sentations reconnaissables et acceptables par les autres math\u00e9maticiens, n'ont pu \u00eatre \u00e9vit\u00e9es. Il est vrai, et le \u00ab cas \u00bb de Ren\u00e9 Thom par exemple le montre, qu'il aurait peut-\u00eatre pu trouver sur place (\u00e0 l'\u00c9cole) les aides n\u00e9cessaires pour en surmonter le d\u00e9go\u00fbt. On est, dans ce cas, ramen\u00e9 \u00e0 l'hypoth\u00e8se pr\u00e9c\u00e9dente.\n\n# BIFURCATION A\n\n# Les Grands Courants du Pr\u00e9sident Le Lionnais\n\n* * *\n\n## 50 (\u00a7 6) ce fut une id\u00e9e soudaine, une id\u00e9e exaltante, bouleversante, illuminative\n\nL'id\u00e9e d'atteindre \u00e0 la compr\u00e9hension du monde par la math\u00e9matique fut certainement pour moi cela, mais je dois \u00e0 la ma\u00eetresse exigeante de mon entreprise, la v\u00e9racit\u00e9, de reconna\u00eetre qu'elle n'\u00e9tait pas enti\u00e8rement neuve.\n\n(Je d\u00e9signe par \u00ab exigence de v\u00e9racit\u00e9 \u00bb la maxime imp\u00e9rieuse qui gouverne mon attitude \u00e0 l'\u00e9gard de mon propre r\u00e9cit. Mon r\u00e9cit affirme, lui, sa v\u00e9ridicit\u00e9. La v\u00e9ridicit\u00e9 est un des axiomes de la narration. La maxime et l'axiome ne doivent pas \u00eatre confondus ; la d\u00e9claration de l'axiome vaut ce que valent toutes les d\u00e9clarations de ce genre, autrement dit uniquement le cr\u00e9dit que voudra bien lui accorder le lecteur ; la maxime vaut pour moi seul et, de nouveau, le lecteur qui la rencontre peut ou non me faire confiance sur ce point.)\n\nIl me faut pour cela retourner en arri\u00e8re de quelques ann\u00e9es, vers l'automne, et l'hiver de 1948, vers le tournant de mes seize ans, et la lecture d'un livre (un num\u00e9ro sp\u00e9cial de revue, mais aussi autonome dans sa pr\u00e9sentation qu'un livre) : Les Grands Courants de la pens\u00e9e math\u00e9matique, de Fran\u00e7ois Le Lionnais, accueillis et abrit\u00e9s par Les Cahiers du Sud, et recevant de ce lieu de publication une autorit\u00e9 particuli\u00e8re pour le lecteur que j'en fus, puisque c'\u00e9tait une revue de po\u00e9sie \u00e0 laquelle \u00e9tait associ\u00e9 le nom de Jo\u00eb Bousquet.\n\n(Je m'\u00e9tendrai ailleurs sur cette rencontre fortuite, et sur ses implications (ce sera dans une autre branche de cette famille de livres, la quatri\u00e8me vraisemblablement, selon mes pr\u00e9visions pr\u00e9sentes de son avenir (qui ne seront pas n\u00e9cessairement respect\u00e9es (voil\u00e0 un autre axiome de ma narration, la fluidit\u00e9 absolue de ses d\u00e9veloppements ult\u00e9rieurs, l'absence de plan, le refus d'\u00eatre li\u00e9 \u00e0 la moindre affirmation sur son futur ; en vertu de cet axiome je peux me permettre de nombreuses pr\u00e9dictions, qui n'ont d'autre valeur que d'\u00e9clairer le temps pr\u00e9sent du r\u00e9cit)).)\n\n\u00c0 l'\u00e2ge qui \u00e9tait le mien, ce n'\u00e9tait pas une lecture propre \u00e0 encourager une vocation de math\u00e9maticien. Je n'ai pas d\u00fb y saisir grand-chose. Si un ouvrage avait pu jouer alors ce r\u00f4le c'\u00e9tait celui d'Eric Temple Bell, traduit sous le titre Les Grands Math\u00e9maticiens (tellement compuls\u00e9 \u00e0 la Biblioth\u00e8que nationale qu'il est aujourd'hui \u00ab hors d'usage \u00bb). Je l'ai lu aussi, et pendant la m\u00eame ann\u00e9e scolaire.\n\nC'\u00e9tait une ann\u00e9e de semi-repos avant l'entr\u00e9e \u00e0 l'universit\u00e9 : j'\u00e9tais trop jeune pour ses \u00e9preuves, avaient pens\u00e9 mes parents, puisque j'avais pass\u00e9 cette version du baccalaur\u00e9at qu'on appelait \u00ab philo \u00bb en juin 1948, \u00e0 quinze ans. Ainsi j'\u00e9tais rest\u00e9 au lyc\u00e9e de Saint-Germain-en-Laye, et je pr\u00e9parais, sans beaucoup d'acharnement, celui qu'on nommait \u00ab math-\u00e9l\u00e9m \u00bb.\n\n(J'avais h\u00e2te, moi, d'\u00eatre \u00e0 Paris, \u00e0 la Sorbonne, et surtout pr\u00e8s des lieux o\u00f9 \u00ab \u00e9tait \u00bb la po\u00e9sie ; ce qui fait que je boudais plus ou moins.) En fait j'ai consacr\u00e9 cette ann\u00e9e-l\u00e0 le plus clair de mon temps, d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment, \u00e0 la po\u00e9sie : lecture des surr\u00e9alistes essentiellement, accompagn\u00e9e d'\u00e9critures d\u00e9rivatives (des pastiches involontaires et m\u00e9diocres ; mais peut-\u00eatre pas totalement inutiles : les pastiches, que recommandait Proust, font partie du parcours oblig\u00e9 de l'\u00e9crivain, qui doit s'y livrer afin d'\u00eatre au moins s\u00fbr de ce qu'il ne fera plus ensuite).\n\nMais j'ai lu ce fort num\u00e9ro des _Cahiers du Sud_ , \u00e0 cause de la revue elle-m\u00eame, que j'admirais de toute mon exaltation po\u00e9tique adolescente, au moins autant qu'\u00e0 cause de son sujet, les math\u00e9matiques.\n\nSa lecture m'est apparue comme un prolongement \u00e9trange, difficile et sans doute rebutant de celle de Bell, bien qu'elle s'inscriv\u00eet assez naturellement \u00e0 sa suite ; notamment du chapitre sur Cantor qui me laissa \u00e9bahi, car rien dans l'enseignement de ma classe au lyc\u00e9e de Saint-Germain-en-Laye ne permettait d'envisager la notion de _transfini_.\n\n## 51 les regards des \u00e9l\u00e8ves et des professeurs de mon lyc\u00e9e \u00e9taient tourn\u00e9s vers des lendemains glorieux\n\n(Tous les regards des \u00e9l\u00e8ves et des professeurs de mon lyc\u00e9e \u00e9taient tourn\u00e9s vers des lendemains glorieux, les pr\u00e9parations \u00e0 Polytechnique ou \u00e0 \u00ab Normale \u00bb, et \u00e9taient donc r\u00e9solument fix\u00e9s sur une seule ligne de fuite, sur l'horizon des coniques et des quadriques (tel le regard du patriote d\u00e9roul\u00e9dien d'avant quatorze, les yeux obstin\u00e9ment dirig\u00e9s vers la \u00ab ligne bleue des Vosges \u00bb, priv\u00e9e de blanc et de rouge par la d\u00e9faite de 1870) (ou, comme le capitaine Hatteras, vers le p\u00f4le).)\n\nL'id\u00e9e d'\u00eatres math\u00e9matiques se pressant dans les pays de l'infini num\u00e9rique (cet ombilic des limbes) me stup\u00e9fia. Je vis qu'il y avait m\u00eame plusieurs sortes d'infinis, fort turbulents ; je vois encore sur la page le signe exaltant et effrayant \u00e0 la fois des \u00ab alephs \u00bb que Cantor utilisa pour noter ces monstres majestueux.\n\nCi-dessous un aleph, le premier de la famille cantorienne. Voyez comme il est beau, inexorablement beau (on sait que Cantor donne aux membres du sacr\u00e9-coll\u00e8ge de ses \u00ab transfinis \u00bb des noms prestigieux. Il les appelle des ordinaux et des cardinaux (tentant de les rev\u00eatir d'une parcelle (indirectement, par la nomination) de celui, pour lui immense, de l'\u00c9glise catholique (il tenta m\u00eame de faire reconna\u00eetre l'orthodoxie de sa conception d'infiniment vari\u00e9s infinis par un v\u00e9ritable cardinal en exercice))).\n\n ** _(Ici, dessin d'un aleph.)_**\n\nMon niveau math\u00e9matique n'\u00e9tait donc gu\u00e8re \u00e9lev\u00e9 et je n'ai certainement pas compris grand-chose, techniquement ni philosophiquement, \u00e0 la plupart des articles assembl\u00e9s dans les pages des \u00ab Grands Courants \u00bb par Fran\u00e7ois Le Lionnais. Je les ai relus une premi\u00e8re fois \u00e0 la suite de ma d\u00e9cision (je devrais m\u00eame dire lus vraiment une premi\u00e8re fois) quand je me suis lanc\u00e9 dans l'\u00e9tude syst\u00e9matique de Bourbaki.\n\nJe vais cependant m'arr\u00eater quelque temps \u00e0 une description du contenu de cet ouvrage, mais d'un point de vue limit\u00e9, qui a moins \u00e0 voir avec sa signification intrins\u00e8que qu'avec le futur de mon propre livre, non seulement parce que le lieu \u00e9ditorial (une revue de po\u00e9sie) cr\u00e9e un lien, suffisamment contingent pour \u00eatre pris comme narrativement n\u00e9cessaire, avec une de ses branches futures, comme j'ai dit plus haut, mais parce que, de la m\u00eame mani\u00e8re, je m'assure par anticipation un autre lien, avec une autre branche (la cinqui\u00e8me cette fois), o\u00f9 l'on fera (ferait) plus ample connaissance avec son auteur.\n\n**Description des Grands Courants de la pens\u00e9e math\u00e9matique : premier moment.**\n\nCirconstances \u2013 Dans sa pr\u00e9sentation du volume, Ballard, le directeur des _Cahiers du Sud,_ \u00e9crivait : _\u00ab_ **_Fran\u00e7ois Le Lionnais_** (qui sera nomm\u00e9 d\u00e9sormais, et pour toute la suite de cette description, FLL (prononcer ) \u2013 J.R.) **_se trouvait \u00e0 Marseille en 1942. S\u00e9duit par l'\u00e9tendue et surtout la clart\u00e9 de son savoir, je lui sugg\u00e9rai de provoquer les explications des meilleurs math\u00e9maticiens de ce temps, et de les rassembler en un livre qui pr\u00e9senterait un tableau des recherches et de l'esprit des math\u00e9matiques actuelles.... Aucun de nous ne se dissimulait en 1942 les difficult\u00e9s d'une telle entreprise, mais nous \u00e9tions loin d'imaginer qu'il faudrait cinq longues ann\u00e9es pour la mener \u00e0 bien._** _\u00bb_\n\nL'ampleur initiale du projet dut bien s\u00fbr \u00eatre r\u00e9duite \u00e0 cause de la guerre : en particulier, parmi ceux \u00e0 qui il aurait fallu s'adresser, **_\u00ab les exil\u00e9s furent perdus pour nous \u00bb_**. Mais la cause principale du retard fut l'arrestation pour faits de r\u00e9sistance de FLL et sa d\u00e9portation \u00e0 Dora, apr\u00e8s un passage \u00e0 Fresnes\n\n(o\u00f9 il occupa ses longs loisirs \u00e0 la confection d'un trait\u00e9 d'\u00e9checs destin\u00e9 \u00e0 un gardien amateur de ce jeu, gardien qui lui fournit clandestinement le papier n\u00e9cessaire \u00e0 cette entreprise (le \u00ab mini-trait\u00e9 \u00bb en question, d\u00e9couvert dans les archives de Fresnes, lui fut restitu\u00e9 quelques ann\u00e9es apr\u00e8s la Lib\u00e9ration)).\n\n## 52 \u00ab Parmi les espoirs qui le soutenaient, continuait Ballard,\n\n\u00ab **_Parmi les espoirs qui le soutenaient,_** continuait Ballard, **_le projet des \"Grands Courants\"_** (qui seront not\u00e9s par la suite \"Gr.c.\" \u2013 J.R.) **_occupait si fort son esprit qu'il faillit un jour lui co\u00fbter la vie. Il en avait recompos\u00e9 de m\u00e9moire le sommaire. Certains noms inscrits sur une feuille de papier d'emballage tomb\u00e8rent par hasard sous les yeux des gardiens..._** \u00bb\n\nBorel, Montel, de Broglie, Valiron, Brunschwicg, ces noms devaient \u00eatre ceux de complices r\u00e9unis en vue d'une tentative d'\u00e9vasion. En punition \u00ab **_pour le crime d'avoir \u00e9crit avec un crayon nazi sur un papier du Troisi\u00e8me Reich_** \u00bb, FLL re\u00e7ut une s\u00e9rieuse \u00ab **_ration de coups de schlague_** \u00bb **.**\n\nJ'ajouterai une autre indication, qui n'est pas donn\u00e9e par Ballard, et que je tiens (comme d'autres membres de l'Oulipo) de FLL lui-m\u00eame : que les Gr.c. servaient de pr\u00e9texte et \u00ab couverture \u00bb au pr\u00e9sident (le pr\u00e9sident-fondateur de l'Oulipo) pour des activit\u00e9s d'un autre type, celles de la R\u00e9sistance.\n\n\u00c0 Dora, on le sait peut-\u00eatre (on l'apprendra ici sinon), FLL s'acharna, avec plusieurs membres de son commando, \u00e0 une reconstitution par la m\u00e9moire de certains de ses tableaux pr\u00e9f\u00e9r\u00e9s du Louvre, exp\u00e9rience de survie d'o\u00f9 il a tir\u00e9, apr\u00e8s sa lib\u00e9ration, ce texte admirable : La Peinture \u00e0 Dora ;\n\nexp\u00e9rience jou\u00e9e sur le th\u00e9\u00e2tre de la m\u00e9moire, mise en sc\u00e8ne qui \u00e9voque la tradition des Arts de la m\u00e9moire qu'a restitu\u00e9e pour nous le livre de Frances Yates, _The Art of Memory_ (que Raymond Queneau fit traduire et publier \u00e0 la NRF), o\u00f9 l'on peut lire cette le\u00e7on (que la biographie de Giordano Bruno illustre aussi) : l'art de la m\u00e9moire peut devenir un art de survie.\n\n(La Peinture \u00e0 Dora est l'un de ces rares textes qui, avec ceux de Robert Antelme et Primo Levi, m'ont donn\u00e9 le moyen du peu de compr\u00e9hension que j'ai pu acqu\u00e9rir, depuis ma douzi\u00e8me ann\u00e9e, de l'incompr\u00e9hensible horreur des \u00ab camps \u00bb nazis et de cette sorte d'esp\u00e9rance collective, limit\u00e9e, fragile, mais r\u00e9elle qu'ils s'efforc\u00e8rent de transmettre, chacun \u00e0 sa mani\u00e8re, par leurs r\u00e9cits.)\n\nPourquoi ce pr\u00e9ambule ? Parce que les Gr.c. seront un des \u00e9l\u00e9ments du portrait de FLL, et qu'en vue de ce que je pr\u00e9vois de dire dans ma branche cinq, j'en dispose quelques \u00e9l\u00e9ments ici.\n\nLes Gr.c. ne se comprennent donc pas seulement selon leur rapport \u00e0 la (ou aux) math\u00e9matique(s), et le premier \u00e9clairage que je vais donner \u00e0 ma relecture actuelle ne la (les) concerne pas.\n\nIl reste que l'orientation donn\u00e9e par FLL \u00e0 son parcours de la discipline touche, elle, de tr\u00e8s pr\u00e8s \u00e0 ce qui fait l'objet de mes investigations dans cette branche troisi\u00e8me-ci.\n\n## 53 Description des Grands Courants de la pens\u00e9e math\u00e9matique : deuxi\u00e8me moment\n\n**Description des** **Grands Courants de la pens\u00e9e math\u00e9matique** **: deuxi\u00e8me moment**\n\nLes Gr.c. comme d\u00e9but d'une s\u00e9rie infinie \u2013\n\nLa r\u00e9daction du volume ne fut donc achev\u00e9e qu'au d\u00e9but de 1948, et la lecture du sommaire refl\u00e8te bien la coexistence pas toujours harmonieuse de deux \u00e9tats, l'ancien et le nouveau ; il y appara\u00eet une double couche de contributions ; les unes sont le r\u00e9sidu du projet initial, les autres exhibent certains des traits de la pens\u00e9e des math\u00e9matiques dans l'imm\u00e9diat apr\u00e8s-guerre.\n\nMais dans l'esprit de FLL cette situation n'\u00e9tait nullement en fait ressentie comme dommageable. Toujours en proie \u00e0 l'avenir, il n'envisageait en fait le volume que comme un d\u00e9but.\n\nLes allusions sont nombreuses \u00e0 une \u00ab deuxi\u00e8me s\u00e9rie \u00bb (p. 75 : \u00ab **_nous profiterons d'une deuxi\u00e8me s\u00e9rie pour aborder l'id\u00e9e de... M\u00c9TAMATH\u00c9MATIQUE qui n'est pas mise en valeur d'une mani\u00e8re suffisamment directe dans cette premi\u00e8re s\u00e9rie_** \u00bb ; p. 119 : \u00ab **_cette topologie \u00e0 laquelle nous sommes impatients d'offrir la place \u00e0 laquelle elle a droit_** \u00bb ; p. 225 : \u00ab _L_ ** _a deuxi\u00e8me s\u00e9rie accueillera des \u00e9tudes sur les origines historiques des math\u00e9matiques et sur les calculateurs c\u00e9l\u00e8bres_** \u00bb ; p. 305 : \u00ab **_Nous nous proposons de reprendre dans la deuxi\u00e8me s\u00e9rie l'examen des vingt-trois probl\u00e8mes de Hilbert et de faire le point sur chacun d'eux..._** \u00bb).\n\nQu'est-ce qui se dessine en filigrane derri\u00e8re ces allusions \u00e0 un second volume de Gr.c. (qui, disons-le, n'a jamais vu le jour) ? Ce que le premier aurait en fait d\u00fb \u00eatre, qu'il aurait peut-\u00eatre \u00e9t\u00e9 (on peut en douter, mais il l'aurait \u00e9t\u00e9 au moins en intention) sans les circonstances qui en avaient interrompu l'accomplissement.\n\nVu ainsi, le Gr.c., qui est un Gr.c. no 1 (annon\u00e7ant un Gr.c. no 2), est donc un monument de la p\u00e9riode de reconstruction sur les ruines de la guerre (quand on disait : \u00ab Retroussons nos manches, \u00e7a ira encore mieux ! \u00bb), assembl\u00e9 dans l'urgence, qui ne ressemble que partiellement au Gr.c. no 0 abandonn\u00e9, et le vrai projet, celui qui animait le Gr.c. no 0, est repouss\u00e9 \u00e0 un futur toujours plus lointain.\n\nMais comme le premier Gr.c., le Gr.c. no 0, celui qui avait \u00e9t\u00e9 imagin\u00e9 pendant les ann\u00e9es sombres, \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 lui-m\u00eame dans une large mesure imaginaire.\n\nComme d'autre part, m\u00eame s'il avait \u00e9t\u00e9 men\u00e9 jusqu'\u00e0 son terme, il aurait n\u00e9cessit\u00e9 une telle quantit\u00e9 de corrections, d'apports et de mises \u00e0 jour (sans parler de son gigantisme, implicite dans ce que FLL r\u00e9v\u00e8le incidemment de ses ambitions), ce n'est pas une simple \u00ab seconde s\u00e9rie \u00bb enferm\u00e9e dans un Gr.c. no 2 qui aurait \u00e9t\u00e9 n\u00e9cessaire, mais une suite potentiellement infinie de Gr.c. no n, n parcourant l'ensemble (au moins) des entiers naturels.\n\nAinsi, le \u00ab v\u00e9ritable \u00bb projet des Gr.c. aurait \u00e9t\u00e9 celui d'un Gr.c. indice om\u00e9ga, om\u00e9ga \u00e9tant le premier ordinal cantorien transfini, et il aurait comport\u00e9 sans aucun doute au moins \u00ab aleph z\u00e9ro \u00bb pages. (On aurait pu le placer, tel la Bible qui orne les tables de nuit des auberges am\u00e9ricaines, dans chacune des chambres de l'h\u00f4tel de Hilbert (il y en a une infinit\u00e9 ; cet h\u00f4tel, on le sait, peut toujours \u00ab accommoder \u00bb un nouveau voyageur inopin\u00e9, m\u00eame quand il est plein).)\n\n## 54 Les familiers du pr\u00e9sident Le Lionnais ne manqueront pas de ressentir \u00e0 cette lecture une impression de d\u00e9j\u00e0-vu\n\nLes familiers du pr\u00e9sident Le Lionnais ne manqueront pas de ressentir \u00e0 cette lecture une impression de d\u00e9j\u00e0-vu. Ce n'est pas, en effet, l'unique exemple, dans la carri\u00e8re de cet homme extraordinaire, de telles inaugurations proclam\u00e9es pour des s\u00e9ries virtuellement infinies de cr\u00e9ations intellectuelles n'ayant jamais beaucoup d\u00e9pass\u00e9 le stade initial de la mise en route, ou m\u00eame de la seule invocation imaginaire.\n\n(Les lecteurs des deux premi\u00e8res branches du **'grand incendie de londres'** reconna\u00eetront aussi que ce th\u00e8me m'est familier.)\n\nC'est une des raisons pour lesquelles la lecture des Gr.c. (je veux dire le Gr.c. no 1, unique terme achev\u00e9 de la s\u00e9rie) donne une impression globale d'h\u00e9t\u00e9rog\u00e9n\u00e9it\u00e9, de bricolage, de disparate.\n\nDisparate, voil\u00e0 le mot l\u00e2ch\u00e9 (\u00e0 dessein) ; il d\u00e9crit assez bien l'ensemble des activit\u00e9s du pr\u00e9sident. C'est d'ailleurs celui qu'il estimait le repr\u00e9senter le mieux, qu'il revendiquait comme concept esth\u00e9tique ayant gouvern\u00e9 (volontairement selon lui) toute son existence.\n\nEt il avait pr\u00e9vu de publier ses M\u00e9moires sous ce titre (M\u00e9moires qui, selon le principe m\u00eame qui se d\u00e9gage de l'analyse des Gr.c. que je viens de proposer (celui d'une s\u00e9rie virtuelle toujours \u00e0 continuer, avec des contraintes de compl\u00e9tude, de consistance et de perfection rendant difficile et g\u00e9n\u00e9ralement impossible l'ach\u00e8vement m\u00eame d'un premier terme), auraient exig\u00e9, eux aussi, d'innombrables volumes\n\n(le corollaire de ce \u00ab th\u00e9or\u00e8me \u00bb existentiel \u00e9tait une strat\u00e9gie de diversions, de digressions perp\u00e9tuelles et reprises perp\u00e9tuelles dans de nouvelles perspectives des mati\u00e8res ou \u00e9pisodes d\u00e9j\u00e0 trait\u00e9s.\n\nC'est, je crois, cette particularit\u00e9 d\u00e9courageante qui contraignit finalement \u00e0 l'abandon Jean-Marc Levy-Leblond et la maison (les \u00c9ditions du Seuil) qui s'\u00e9taient propos\u00e9 de les prendre en charge)).\n\n(Dans la perspective r\u00e9elle, qui \u00e9tait celle vraisemblablement de FLL, ces retards n'avaient bien s\u00fbr aucune importance. Il aurait suffi de publier, comme premier volume d'une s\u00e9rie (pr\u00eate \u00e0 s'\u00e9tendre jusqu'\u00e0 om\u00e9ga tomes) autant de pages qu'on voudrait ; et de reprendre \u00e0 partir de l\u00e0 pour un second, puis un troisi\u00e8me et un et cetera volume, chacun comportant des ajouts, corrections et digressions aux pr\u00e9c\u00e9dents (et sans doute aux suivants d\u00e9j\u00e0 enti\u00e8rement constitu\u00e9s, en imagination, dans l'esprit irr\u00e9pressiblement bouillonnant de l'auteur).)\n\n(Le titre exact propos\u00e9 par FLL \u00e9tait Le disparate. (FLL, en employant l'article \u00ab le \u00bb, contre tous les dictionnaires, se pla\u00e7ait sous l'autorit\u00e9 de Mr Proust : ainsi, dans l'ancienne \u00e9dition de la Biblioth\u00e8que de la Pl\u00e9iade (c'est moi qui souligne le mot _disparate_ ), p. 205 : \u00ab... une accumulation de redites et un disparate d'\u00e9trennes \u00bb ; p. 246 : \u00ab... un disparate bizarre avait exist\u00e9 entre les satisfactions qu'il accordait \u00e0 l'un et \u00e0 l'autre \u00bb ; p. 532 : \u00ab Songeons seulement aux choquants disparates que nous pr\u00e9senterait... tel horoscope... \u00bb.))\n\n## 55 (troisi\u00e8me moment) : de deux g\u00e9n\u00e9rations franco-fran\u00e7aises.\n\nDeux g\u00e9n\u00e9rations franco-fran\u00e7aises \u2013\n\nSi on examine le sommaire des Gr.c. on y reconna\u00eet la coexistence (et le heurt inharmonieux) de deux g\u00e9n\u00e9rations math\u00e9matiques, par la force des choses presque uniquement fran\u00e7aises. On y trouve les grands noms de l'\u00ab analyse \u00e0 la fran\u00e7aise \u00bb dont les survivants formaient \u00e0 la sortie de la guerre l' _establishment_ math\u00e9matique du pays : \u00c9mile Borel, Bouligand mon vieux ma\u00eetre, Valiron (dont j'\u00e9vitai de justesse le cours \u00e0 l'IHP pour cause de retraite (\u2192 chap. 1), Montel, Denjoy, Fr\u00e9chet (que j'ai un peu c\u00f4toy\u00e9 \u00e0 Grasse dans cette sorte de \u00ab pension de famille \u00bb pour intellectuels de revenus modestes qui s'appelait \u00ab La Messugui\u00e8re \u00bb ; c'\u00e9tait, vers 1955, un vieux monsieur infiniment courtois). (On y trouve aussi Louis de Broglie et Le Corbusier.)\n\nCertains de ces noms sont ceux des derniers survivants d'une g\u00e9n\u00e9ration v\u00e9n\u00e9rable de la math\u00e9matique fran\u00e7aise, celle d'avant la Premi\u00e8re Guerre mondiale : ils avaient parfois connu Poincar\u00e9 ; ils avaient surv\u00e9cu \u00e0 l'h\u00e9catombe, aux tranch\u00e9es et aux gaz de combat ; et du coup, pourrait-on dire, ils avaient obtenu le droit de vivre tr\u00e8s vieux, b\u00e9n\u00e9ficiant collectivement d'une sorte de compensation du destin.\n\nJ'ai \u00e9t\u00e9 un tout petit peu leur \u00e9l\u00e8ve. (Bouligand, par exemple, \u00e9tait encore enseignant au temps de mes \u00e9tudes, \u00e0 cause de ses enfants si nombreux et encore si jeunes qu'il lui fallait nourrir. Il retardait \u00e0 cause d'eux le plus possible le moment de sa retraite et continuait \u00e0 enseigner la g\u00e9om\u00e9trie, tenant un discours devenu presque incompr\u00e9hensible, d'un incompr\u00e9hensible encore aggrav\u00e9 du fait que tout ce qu'on enseignait ailleurs \u00e9tait en train de changer : car l'aube se levait des math\u00e9matiques Modernes.)\n\nIl y avait aussi Hadamard, presque centenaire d\u00e9j\u00e0, je crois. Il venait tous les jours, au d\u00e9but de l'apr\u00e8s-midi, de son tout petit pas de petit vieillard qui n'avait jamais \u00e9t\u00e9 d'une taille tr\u00e8s grande, il montait jusqu'\u00e0 la biblioth\u00e8que de l'institut Henri-Poincar\u00e9 ; on lui apportait un grand gros ouvrage de math\u00e9matiques de sa jeunesse, un grand gros in-folio presque aussi gros que lui et certainement beaucoup plus lourd. Il l'ouvrait avec peine, lisait quelques lignes et s'endormait une petite heure, puis se r\u00e9veillait et repartait de son m\u00eame petit pas \u00e9gal.\n\nOn le regardait avec \u00e9merveillement et attendrissement ; il avait \u00e9t\u00e9 un tr\u00e8s tr\u00e8s bon math\u00e9maticien, il avait \u00e9t\u00e9 un homme tr\u00e8s modeste, tr\u00e8s courtois et tr\u00e8s g\u00e9n\u00e9reux, et on esp\u00e9rait tous qu'il f\u00eaterait ses cent ans. J'\u00e9cris cela, et je ne sais pas s'il a vraiment v\u00e9cu jusqu'\u00e0 cent ans.\n\n\u00c0 c\u00f4t\u00e9 d'eux dans les Gr.c., place est faite d'abord \u00e0 quelques philosophes des math\u00e9matiques. On y reconna\u00eet, avec nos yeux d'aujourd'hui, parmi les \u00ab jeunes \u00bb, Jean-Toussaint Desanti, pas encore pris dans la tourmente politique (l'aujourd'hui antique match entre science \u00ab bourgeoise \u00bb et science \u00ab prol\u00e9tarienne \u00bb).\n\nOn y voit aussi, un peu injustement oubli\u00e9 depuis, celui qui \u00e9tait l'unique repr\u00e9sentant de la conception moderne de la logique, le ferme disciple du cercle de Vienne, Marcel Boll. Et enfin les deux morts de la R\u00e9sistance et de la d\u00e9portation, Albert Lautman et Jean Cavaill\u00e8s.\n\nCependant la place d'honneur avait \u00e9t\u00e9 \u00e9videmment (je dis \u00ab \u00e9videmment \u00bb mais c'est un choix qui montre, de la part de FLL, un pari pas tellement \u00ab \u00e9vident \u00bb \u00e0 cette \u00e9poque) r\u00e9serv\u00e9e \u00e0 l'avant-garde math\u00e9matique fran\u00e7aise, \u00e0 l'\u00e9cole de Bourbaki.\n\nCelui qui en fut, disons, le ciment p\u00e9dagogique, Henri Cartan, n'\u00e9tait pas pr\u00e9sent, mais il l'\u00e9tait indirectement par son p\u00e8re, le v\u00e9n\u00e9rable \u00c9lie Cartan (dont la th\u00e8se est de 1894 ; il \u00e9tait le seul \u00ab ancien \u00bb alors explicitement revendiqu\u00e9 par les jeunes iconoclastes (les souvenirs si d\u00e9cevants d'Andr\u00e9 Weil font cependant (remords tardif ?) un vibrant \u00e9loge d'Hadamard (presque le seul \u00e0 y m\u00e9riter un \u00e9loge)). (La jeunesse des bourbakistes \u00e9tait d'ailleurs relative puisque les fondateurs, et en tout cas Weil et Dieudonn\u00e9, avaient autour de quarante ans quand sont parus les Gr.c.)).\n\n## 56 Les Gr.c. et Bourbaki\n\nLes Gr.c et Bourbaki \u2013\n\nLes \u00ab bourbaki \u00bb faisaient alors (en 1948) figure d'avant-garde insolente, terroriste et mal \u00e9lev\u00e9e. Certes on trouve aussi dans les Gr.c. quelques continuateurs de l' _establishment_ comme Fortet et les Dubreil (mari et femme : Mme Dubreil, n\u00e9e Marie-Louise Jacotin, fut la premi\u00e8re, trompant la vigilance sexiste des autorit\u00e9s, \u00e0 b\u00e9n\u00e9ficier d'un silence des r\u00e8glements quand, ayant d\u00e9cid\u00e9 de se pr\u00e9senter \u00e0 la \u00ab rue d'Ulm \u00bb, section des Sciences, elle r\u00e9sista, texte en main, aux efforts tendant \u00e0 son exclusion du concours et fut re\u00e7ue (exploit qui permit, l'ann\u00e9e suivante, \u00e0 d'autres \u00ab jeunes filles \u00bb de tenter \u00e0 leur tour leur chance (parmi lesquelles se trouvait ma m\u00e8re (\u2192 branche deux))).\n\nDubreil, alg\u00e9briste, qui avait \u00e9tudi\u00e9 avec le grand Van der Waerden, avait \u00e9t\u00e9 r\u00e9sistant. Les bourbakistes, dont le \u00ab pape \u00bb (Andr\u00e9 Weil pour ne pas le nommer) avait pass\u00e9 la guerre aux \u00c9tats-Unis (ce dont je ne saurais le bl\u00e2mer), le ha\u00efssaient pour des raisons qui n'\u00e9taient pas toutes th\u00e9oriques (le pouvoir acad\u00e9mique \u00e9tait en jeu)).\n\n(On peut discerner dans ces disputes qui rest\u00e8rent toujours assez feutr\u00e9es (le terrain universitaire l'exigeait) quelque ressemblance avec la grande querelle dans les Lettres qui opposa, dans l'imm\u00e9diat apr\u00e8s-guerre, Aragon \u00e0 Breton et P\u00e9ret (un parall\u00e8le stylistique entre Weil et Breton pourrait \u00e9galement \u00eatre poursuivi).)\n\nL'architecture m\u00eame du volume montre clairement que FLL mise (un pari qui ne va pas, en 1948, tout \u00e0 fait de soi) sur eux, sur lui (\u00ab Bourbaki \u00bb d\u00e9signe g\u00e9n\u00e9ralement, soit le groupe, soit ses membres, soit encore l'\u0153uvre, le Trait\u00e9, les trois acceptions \u00e9tant consid\u00e9r\u00e9es comme interchangeables).\n\nCela se voit par l'organisation de la partie du livre intitul\u00e9e \u00ab \u00c9pop\u00e9e \u00bb : elle a une section \u00ab pass\u00e9 \u00bb, une section \u00ab pr\u00e9sent \u00bb et une section \u00ab avenir \u00bb.\n\nOr l'avenir est repr\u00e9sent\u00e9 par deux textes (le premier, d'Andr\u00e9 Weil, assez incroyable quand on le regarde de pr\u00e8s (j'y reviens)) et un autre, totalement n\u00e9gligeable dans sa m\u00e9diocrit\u00e9, d'un des \u00ab jeunes \u00bb bourbakistes, Godement. Il y a donc deux bourbakistes dans cette section.\n\nDe plus dans la section \u00ab pr\u00e9sent \u00bb une place essentielle est r\u00e9serv\u00e9e \u00e0 Dieudonn\u00e9 parlant de Hilbert, dont le prestige quasi divin et l'exemple (\u00e0 travers la m\u00e9thode axiomatique) eurent sur le groupe une influence d\u00e9cisive (le dernier texte publi\u00e9 de Raymond Queneau, Les Fondements de la litt\u00e9rature selon David Hilbert, rend hommage, \u00e0 sa mani\u00e8re, ironique, aux Fondements de la g\u00e9om\u00e9trie _(Grundlagen der Geometrie)_ du m\u00eame Hilbert, chef-d'\u0153uvre insurpassable de la m\u00e9thode). Dans le \u00ab pass\u00e9 \u00bb enfin, le seul texte un peu lisible aujourd'hui est celui d'(\u00c9)lie Cartan, sur Sophus Lie bien entendu.\n\nCe n'est pas tout : dans la premi\u00e8re partie du volume, \u00ab Le temple math\u00e9matique \u00bb, FLL a mis, imm\u00e9diatement apr\u00e8s un coup de chapeau obligatoire au vieux Borel (lui qui imposa la t\u00e2che peut-\u00eatre inutile d'une r\u00e9\u00e9criture _verbatim_ de l'\u00ab Odyss\u00e9e \u00bb \u00e0 ses malheureux singes dactylographes (autres et involontaires Pierre M\u00e9nard)), qui exprime des choses philosophiquement triviales sur la d\u00e9finition des nombres, un texte sign\u00e9 Nicolas Bourbaki soi-m\u00eame.\n\nC'\u00e9tait une grande premi\u00e8re en m\u00eame temps qu'une exception \u00e9tonnante et sans lendemain \u00e0 leur strat\u00e9gie g\u00e9n\u00e9rale de silence hors Trait\u00e9 (je me suis souvent demand\u00e9 comment FLL avait r\u00e9ussi \u00e0 le leur extorquer, mais je n'ai jamais, h\u00e9las, saisi l'occasion de lui poser la question).\n\n## 57 Ce texte m\u00e9riterait une \u00e9tude particuli\u00e8re.\n\nCe texte m\u00e9riterait une \u00e9tude particuli\u00e8re. Bourbaki y manie en toute tranquillit\u00e9 des massues philosophiques proprement n\u00e9andertaliennes qui contrastent avec sa prudence de serpent habituelle.\n\nLes introductions de ses livres et fascicules, ses \u00ab notes historiques \u00bb, bien que t\u00e9l\u00e9ologiquement con\u00e7ues pour donner le sentiment que l'\u00e9volution des math\u00e9matiques depuis les origines de l'humanit\u00e9 devait in\u00e9luctablement converger vers un point unique (le monde a \u00e9t\u00e9 cr\u00e9\u00e9 pour aboutir \u00e0 un Livre, celui de Bourbaki), sont beaucoup plus strictement contr\u00f4l\u00e9es, et restent, par leur \u00ab technicit\u00e9 \u00bb r\u00e9solue, apparemment \u00e0 l'abri des pi\u00e8ges m\u00e9taphysiques les plus flagrants.\n\nJ'y ai remarqu\u00e9, \u00e0 la relecture, une comparaison fort int\u00e9ressante : la math\u00e9matique ressemble selon eux \u00e0 \u00ab **_une grande cit\u00e9, dont les faubourgs ne cessent de progresser, de fa\u00e7on quelque peu chaotique, sur le terrain environnant, tandis que le centre se reconstruit p\u00e9riodiquement, chaque fois suivant un plan plus clair, et une ordonnance plus majestueuse, jetant \u00e0 bas les vieux quartiers et leurs d\u00e9dales de ruelles, pour lancer_ ****_sur la p\u00e9riph\u00e9rie des avenues toujours plus directes, plus larges et plus commodes_** \u00bb (le r\u00eave hausmannien de Bourbaki se montre l\u00e0 sans d\u00e9guisements),\n\ncomparaison tr\u00e8s proche d'une m\u00e9taphore employ\u00e9e par Wittgenstein dans les _Investigations philosophiques_ (\u00a7 18), mais \u00e0 propos du langage, qui est d\u00e9crit comme \u00ab **_un labyrinthe de petites rues et de places, de maisons anciennes et nouvelles, de b\u00e2timents dont les parties appartiennent \u00e0 des architectures de diff\u00e9rentes p\u00e9riodes ; et tout cela entour\u00e9 ou p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 d'une multitude d'avenues nouvelles, de faubourgs aux rues droites et aux maisons uniformes_** \u00bb.\n\nRapprochement qui ne me semble pas tout \u00e0 fait arbitraire : l'id\u00e9e wittgensteinienne de jeu de langage, qui est sous-jacente \u00e0 l'image urbaine, s'applique de mani\u00e8re presque pure au Trait\u00e9 bourbakiste, parce que \u00e9crit selon la m\u00e9thode axiomatique ; et on y reconna\u00eet aussi l'illustration d'une id\u00e9e connexe, celle de \u00ab ressemblance familiale \u00bb, qui donne son \u00ab ton \u00bb inimitable aux \u0153uvres du groupe.\n\nLe texte de liaison de FLL qui court tout le long du volume des Gr.c. est \u00e9crit, lui, dans un style caract\u00e9ristique, que j'appellerai \u00ab style du myst\u00e8re \u00bb.\n\nIl ressemble en fait fortement \u00e0 celui qu'emploie Eric Temple Bell dans un des premiers mod\u00e8les du genre, _Les Grands Math\u00e9maticiens,_ ouvrage de vulgarisation ambitieuse que Fran\u00e7ois Le Lionnais connaissait bien (la traduction fran\u00e7aise est de 1939). Le caract\u00e8re \u00e9nigmatique de la plupart des textes de ce type, pour un adolescent ou un amateur qui ne poss\u00e8de pas encore les moyens techniques de les comprendre, n'est pas n\u00e9cessairement rebutant (particuli\u00e8rement si on est lecteur de po\u00e9sie).\n\nOn vous fait pressentir un futur merveilleux en vous montrant combien, _a posteriori,_ \u00e9tait merveilleux le futur qui s'offrait aux grands math\u00e9maticiens du pass\u00e9 avant leurs grandes d\u00e9couvertes.\n\nOn vous dit : il y avait et il y a toujours \u00e0 d\u00e9couvrir, pas seulement \u00e0 r\u00e9p\u00e9ter les choses autrefois trouv\u00e9es par d'autres ; on vous offre la vision du Graal, les grandes hypoth\u00e8ses ou conjectures depuis des si\u00e8cles r\u00e9sistantes, le Grand Th\u00e9or\u00e8me de Fermat bien s\u00fbr (\u2192 Bif. B), ou la Conjecture de Goldbach (qui exprime que tout nombre pair plus grand que 2 est somme de deux nombres premiers), pour ne citer que deux de celles qui peuvent s'exprimer en des termes accessibles d\u00e8s les premi\u00e8res ann\u00e9es de la scolarit\u00e9 secondaire. On vous invite \u00e0 les contempler et \u00e0 diriger fermement votre regard sur elles comme le capitaine Hatteras, encore lui (c'est un de mes h\u00e9ros favoris), dans le roman de Jules Verne garde \u00e0 jamais, \u00e0 l'avant de son navire, \u00ab les yeux obstin\u00e9ment fix\u00e9s dans la direction du p\u00f4le \u00bb.\n\n## 58 Ensuite et pour longtemps plong\u00e9 dans les math\u00e9matiques \u00ab r\u00e9elles \u00bb, j'ai oubli\u00e9 les Gr.c.\n\nEnsuite et pour longtemps plong\u00e9 dans les math\u00e9matiques \u00ab r\u00e9elles \u00bb, j'ai oubli\u00e9 les Gr.c. Je les ai relus (pas enti\u00e8rement, d'une mani\u00e8re s\u00e9lective) presque vingt ans plus tard quand, amen\u00e9 \u00e0 l'Oulipo par Raymond Queneau, j'ai connu FLL \u00e0 l'automne de 1966.\n\nJ'\u00e9tais alors au bout de ma passion pour Bourbaki, dont j'avais \u00e9t\u00e9 pendant bien des ann\u00e9es un des plus fid\u00e8les et cr\u00e9dules lecteurs.\n\nBien entendu j'ai \u00e9t\u00e9 frapp\u00e9 par le bourbakisme implicite des Gr.c. (sans le voir aussi nettement qu'aujourd'hui inscrit dans l'architecture du volume : c'est quelque chose que je n'ai vraiment identifi\u00e9 que maintenant, avec le regard, beaucoup plus froid, de cette prose).\n\nFLL et Queneau admiraient \u00e9norm\u00e9ment Bourbaki, connaissaient personnellement plusieurs des bourbakistes. FLL, vingt ans apr\u00e8s les Gr.c., avait acquis une grande connaissance du milieu math\u00e9matique international, \u00e9tait en relations \u00e9pistolaires ou autres avec nombre de ses repr\u00e9sentants. Mais la mani\u00e8re de son int\u00e9r\u00eat pour les math\u00e9maticiens et leurs activit\u00e9s \u00e9tait tr\u00e8s particuli\u00e8re.\n\nIl les regardait, j'en suis persuad\u00e9, avec l'\u0153il avide du collectionneur. Il collectionnait les math\u00e9maticiens et les r\u00e9sultats math\u00e9matiques (les uns et les autres sur le m\u00eame plan). Il s'y employa jusque tr\u00e8s tard dans sa vie et sans aucune technicit\u00e9 (car il avait horreur de tout effort de nature technique : \u00e9crire un texte litt\u00e9raire ou po\u00e9tique, d\u00e9montrer un th\u00e9or\u00e8me, jouer effectivement une partie d'\u00e9checs, quelle inconcevable perte de temps !).\n\nIl tenait \u00e0 savoir, et il savait (selon le sens qu'il donnait au mot \u00ab savoir \u00bb) ce qui se passait dans le monde de la math\u00e9matique, ce qui venait d'\u00eatre d\u00e9montr\u00e9 ou allait l'\u00eatre, o\u00f9 se trouvaient les r\u00e9sultats les plus spectaculaires des math\u00e9maticiens russes, des logiciens et logiciennes californiennes (il avait une affection particuli\u00e8re pour Julia Robinson), des alg\u00e9bristes japonais, et tout particuli\u00e8rement les bizarreries, les singularit\u00e9s parfois stup\u00e9fiantes que rec\u00e8lent en leur sein des provinces de la math\u00e9matique telles que l'arithm\u00e9tique, la combinatoire ou la logique.\n\nIl en \u00e9tait constamment curieux. Sa conversation m\u00eame \u00e9tait dans la droite ligne des Gr.c. (si j'ose dire, car c'\u00e9tait plut\u00f4t une ligne bris\u00e9e) : disparate et digressive.\n\nIl me parla, je m'en souviens, quand j'abordai respectueusement le sujet (c'\u00e9tait au d\u00e9but de mon s\u00e9jour \u00e0 l'Oulipo), de la seconde s\u00e9rie annonc\u00e9e des Gr.c. comme de quelque chose en cours, d'ach\u00e8vement imminent,\n\net je crois qu'il a esp\u00e9r\u00e9 (ou s'est imagin\u00e9 esp\u00e9rer) mener \u00e0 bien cette t\u00e2che jusqu'au dernier moment, sans d'ailleurs faire grand-chose pour y parvenir, tant des activit\u00e9s plus urgentes le retenaient, responsables de bien d'autres inach\u00e8vements.\n\n## 59 Description des Grands Courants de la pens\u00e9e math\u00e9matique : derniers moments \u2013 Andr\u00e9 Weil et l'\u00e9thique math\u00e9matique\n\nAndr\u00e9 Weil et l'\u00e9thique math\u00e9matique \u2013\n\nLes Gr.c. contiennent, sous la signature d'Andr\u00e9 Weil, le pape de Bourbaki, grand math\u00e9maticien que tout le monde (et moi-m\u00eame) honore, un texte assez \u00e9tonnant que j'ai relu avec attention et sur lequel je vais m'\u00e9tendre un peu. Il contient en fait deux parties m\u00e9lang\u00e9es mais non articul\u00e9es ; la premi\u00e8re est une partie strictement math\u00e9matique totalement incompr\u00e9hensible non seulement pour la quasi-totalit\u00e9 des lecteurs ordinaires mais pour une bonne partie des math\u00e9maticiens d'alors\n\n(c'est quelque chose comme une description informelle du lieu de la g\u00e9om\u00e9trie alg\u00e9brique moderne, de l'ensemble de questions et de concepts conduisant \u00e0 ce qu'on a appel\u00e9 les conjectures de Weil, \u00e0 la r\u00e9solution desquelles s'attela une partie de la g\u00e9n\u00e9ration bourbakiste suivante, notamment le fabuleux, le l\u00e9gendaire Alexandre Grothendieck).\n\nDans l'autre partie, introductive et conclusive, du texte qui est dans l'ensemble assez court, Weil se livre \u00e0 des consid\u00e9rations g\u00e9n\u00e9rales qui seraient largement subsumables sous le titre de \u00ab morale du math\u00e9maticien \u00e0 l'\u00e9poque moderne \u00bb.\n\n ** _\u00ab... tandis que telle science aujourd'hui, par la puissance quasi illimit\u00e9e que conf\u00e8re son usage arbitraire, est en passe de devenir monopole de caste, tr\u00e9sor jalousement gard\u00e9 sous le sceau d'un secret n\u00e9cessairement_ ****_fatal \u00e0 toute activit\u00e9 proprement scientifique_** (est vis\u00e9e la physique aux temps de la bombe atomique et de la guerre froide commen\u00e7ante \u2013 J.R.) ** _, le math\u00e9maticien v\u00e9ritable semble peu expos\u00e9 aux tentations du pouvoir et \u00e0 la camisole de force du secret d'\u00c9tat : \"la Math\u00e9matique, disait G.H. Hardy dans une c\u00e9l\u00e8bre le\u00e7on inaugurale, est une science inutile. J'entends par l\u00e0 qu'elle ne peut servir directement, ni \u00e0 l'exploitation de nos semblables, ni \u00e0 leur extermination\" \u00bb_ **(certains auraient d\u00fb, plus tard, retenir l'adverbe \u00ab directement \u00bb).\n\n ** _\u00ab Il est certes peu d'hommes, \u00e0 notre \u00e9poque, aussi compl\u00e8tement libres dans le jeu de leur activit\u00e9 intellectuelle que le math\u00e9maticien. Si des id\u00e9ologies d'\u00c9tat s'attaquent parfois \u00e0 sa personne, jamais encore elles ne se sont m\u00eal\u00e9es de juger des th\u00e9or\u00e8mes ; chaque fois que des math\u00e9maticiens, pour complaire aux puissants du jour, ont tent\u00e9 de plier leurs confr\u00e8res au joug d'une orthodoxie, ils n'ont r\u00e9colt\u00e9 que m\u00e9pris pour fruit de leurs travaux. \u00bb_**\n\nCette r\u00e9flexion sur le math\u00e9maticien, le monde et les pouvoirs exprime une id\u00e9e forte, l'exigence d'ind\u00e9pendance, mais elle est dans le m\u00eame temps ou na\u00efve ou hypocrite ; je crois que cela est aujourd'hui assez clair ; mais elle a eu pour cons\u00e9quence que des math\u00e9maticiens form\u00e9s dans cette conviction, qui \u00e9taient celle de leurs ma\u00eetres, quand ils ont d\u00e9couvert dans les ann\u00e9es soixante l'imbrication in\u00e9vitable de leur science (de leur belle et irr\u00e9prochable science aussi !) avec le magma militaro-politico-financier, ont tir\u00e9 de cette r\u00e9v\u00e9lation des conclusions de rejet total aussi absurdes que la position noble et de \u00ab mains pures \u00bb revendiqu\u00e9e par Weil.\n\nDans le m\u00eame paragraphe, et tr\u00e8s brusquement, comme s'il s'agissait d'un corollaire de ce qui pr\u00e9c\u00e9dait, Weil \u00ab switche \u00bb \u00e0 une autre id\u00e9e, nettement moins fondamentale : **_\u00ab Qu'un autre hante les antichambres pour se faire accorder le co\u00fbteux appareillage sans lequel il n'est gu\u00e8re de prix Nobel : un crayon et du papier, c'est tout ce qu'il faut au math\u00e9maticien ; encore peut-il s'en passer \u00e0 l'occasion. Il n'est m\u00eame pas pour lui de prix Nobel dont la conqu\u00eate d\u00e9sir\u00e9e le d\u00e9tourne du travail longuement m\u00fbri vers le r\u00e9sultat brillant mais passager. \u00bb_**\n\nOn reconna\u00eet l\u00e0 un exemple typique du travail de la d\u00e9n\u00e9gation : non je ne me plains pas du fait qu'il n'y ait pas de prix Nobel de math\u00e9matique (il me serait de droit revenu puisque je suis le plus grand, le plus fort, le plus tout et le plus tout). (C'est dire \u00e0 quel point Weil et les bourbakistes (comme au fond le sont toujours la quasi-totalit\u00e9 des math\u00e9maticiens) \u00e9taient p\u00e9n\u00e9tr\u00e9s jusqu'\u00e0 la moelle d'une conception (donnant l\u00e0 non ses derniers feux mais une de ses derni\u00e8res expressions aussi na\u00efvement r\u00e9v\u00e9l\u00e9es) moins d'ailleurs aristocratique (ce qui serait la critique \u00ab populiste \u00bb qu'on pourrait, stupidement, lui faire) que, plus discutablement \u00e0 mon sens, strictement individualiste et nourrie, conjointement, d'aspirations voisines de celles des athl\u00e8tes dans la comp\u00e9tition de haut niveau.)\n\n ** _\u00ab Dans le monde entier, on enseigne, bien ou mal, les math\u00e9matiques, le math\u00e9maticien exil\u00e9 \u2013 et qui, de nos jours, peut se croire \u00e0 l'abri de l'exil ? \u2013 trouve partout le gagne-pain modeste qui lui permet en quelque mesure de poursuivre ses travaux (look who is talking !). Il n'est pas jusqu'en prison qu'on ne puisse faire de bonnes math\u00e9matiques, si le courage ne faut. \u00bb_** (Des noms !)\n\n## 60 La logique est l'hygi\u00e8ne du math\u00e9maticien\n\nLa logique est l'hygi\u00e8ne du math\u00e9maticien, dit en substance Weil ensuite, mais ce n'est pas quelque chose qui m\u00e9rite le moins du monde que nous nous en pr\u00e9occupions.\n\nLe terme est choisi \u00e0 dessein, et t\u00e9moigne d'une bonne dose de m\u00e9pris. On se demande comment un esprit puissant a pu se tromper \u00e0 ce point. \u00ab La b\u00eatise n'est pas mon fort \u00bb, disait Val\u00e9ry, et Weil aurait pu dire quelque chose de semblable (quoique sans la moindre nuance d'auto-ironie). Et pourtant il demeura toujours aveugle \u00e0 l'importance proprement math\u00e9matique de la logique, qui saute aux yeux de tous (ou presque) aujourd'hui.\n\nLa logique fut en effet un des points aveugles du bourbakisme, et toute l'histoire des derni\u00e8res quarante ann\u00e9es donne tort \u00e0 Weil.\n\nNon seulement il n'a pas \u00e9t\u00e9 possible de cantonner le r\u00f4le de la logique \u00e0 celui d'une prophylaxie mais aussi bien le d\u00e9veloppement ult\u00e9rieur des math\u00e9matiques (par exemple la th\u00e9orie des cat\u00e9gories) et des machines (l'intervention des ordinateurs) a fait que son r\u00f4le a au contraire consid\u00e9rablement grandi.\n\n(Je me souviens d'avoir entendu Claude Chevalley dire qu'en fait il y avait d\u00e9j\u00e0 et il y aurait de plus en plus un clivage, une s\u00e9paration entre logique et math\u00e9matique, analogue \u00e0 celle qui \u00e9loigna autrefois physique et math\u00e9matique, et qu'elles deviendraient des sciences distinctes (c'\u00e9tait une mani\u00e8re plus honn\u00eate (si c'en \u00e9tait une) de tenir la logique \u00e0 l'\u00e9cart).)\n\nMais tout cela \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 pr\u00e9visible \u00e0 l'\u00e9poque. Il ne s'agit donc pas seulement d'un contresens de l'individu Andr\u00e9 Weil : la \u00ab logique \u00bb interne de groupe, l'id\u00e9e qu'il existe une v\u00e9rit\u00e9 sup\u00e9rieure et r\u00e9serv\u00e9e au groupe et \u00e0 ses membres, du seul fait de leur appartenance au cercle des \u00e9lus (r\u00e9sultat d'une cooptation), la passion de l'intol\u00e9rance et de l'exclusion qui en r\u00e9sultent, l'esprit de secte pour tout dire engendrent n\u00e9cessairement ce type d'aveuglement.\n\nWeil encha\u00eene alors sur une th\u00e9orie des grands math\u00e9maticiens sortie tout droit d'un catalogue Manufrance des id\u00e9es passe-partout sur la math\u00e9matique et ses servants : **_\u00ab... elle n'est gu\u00e8re science \u00e0 se nourrir de d\u00e9tails minutieusement recueillis au cours d'une longue carri\u00e8re, de lectures patientes, d'observations ou de fiches amass\u00e9es une \u00e0 une pour former le faisceau d'o\u00f9 sortira enfin l'id\u00e9e. En math\u00e9matique plus peut-\u00eatre qu'en toute autre branche du savoir, c'est tout arm\u00e9e que jaillit l'id\u00e9e du cerveau du cr\u00e9ateur \u00bb_** (quel math\u00e9maticien, \u00e0 part l'Indien Ramanujan, et encore, pourrait-il citer, qui ne s'est pas appuy\u00e9 pour faire jaillir l'\u00ab id\u00e9e arm\u00e9e \u00bb, sur le travail patient et minutieux des si\u00e8cles ?) ; **_\u00ab aussi le talent math\u00e9matique a-t-il coutume de se r\u00e9v\u00e9ler jeune ; et les chercheurs de second ordre y ont un r\u00f4le plus mince qu'ailleurs, le r\u00f4le d'une caisse de r\u00e9sonance pour un son qu'ils ne contribuent pas \u00e0 former \u00bb_**. (On reconna\u00eet la formule gaullienne : L'intendance suivra.)\n\nDeux th\u00e8ses ici s'emm\u00ealent et se soutiennent l'une l'autre :\n\ni \u2013 Il n'y a de math\u00e9maticien (au sens plein de ce terme) que jeune (il y a un g\u00e9nie math\u00e9matique, un don, qui ne doit que tr\u00e8s peu au savoir).\n\nii \u2013 (Donc) il n'y a pas de chercheur secondaire. On est Chateaubriand des math\u00e9matiques (on na\u00eet Fermat, Gauss, Riemann, Hilbert...) ou rien.\n\n## 61 Ces th\u00e8ses impliquent \u00e9videmment une conception \u00e9litiste du talent (une th\u00e9orie du \u00ab don \u00bb) mais elles n'en r\u00e9sultent pas\n\nCes th\u00e8ses impliquent \u00e9videmment une conception \u00e9litiste du talent (une th\u00e9orie du \u00ab don \u00bb) mais elles n'en r\u00e9sultent pas et je ne marquerai pas par rapport \u00e0 elles de distance de ce point de vue-l\u00e0 ; (la critique de l'\u00e9litisme en cette mati\u00e8re est aussi stupide que ce qu'elle condamne).\n\nJe dirai plut\u00f4t qu'elles ont leur b\u00eatise propre, m\u00eame si elles sont g\u00e9n\u00e9ralement admises (et d'abord par les math\u00e9maticiens dans leur immense majorit\u00e9) sans discussion.\n\nCertes un aspect sympathique et un peu b\u00e9b\u00eate de cette position nous donna un jour le spectacle d'un Dieudonn\u00e9 de cinquante ans \u00e0 peine (\u00e2ge o\u00f9 on cessait d'\u00eatre un \u00e9l\u00e9ment \u00ab actif \u00bb de Bourbaki en vertu de ces axiomes de Weil) se mettant au \u00ab service \u00bb du bien plus jeune Grothendieck pour r\u00e9diger les EGA (les \u00c9l\u00e9ments de g\u00e9om\u00e9trie alg\u00e9brique : sorte de branche anticipatrice du Trait\u00e9 de Bourbaki dans un domaine qui \u00e9tait encore tout neuf et en voie de prolif\u00e9ration explosive (\u2192 chap. 4)).\n\nLes th\u00e8ses en question ne sont que des id\u00e9es re\u00e7ues (et d'ailleurs plut\u00f4t r\u00e9centes) qui auraient enchant\u00e9 Bouvard et P\u00e9cuchet (question : **quel \u00e2ge avait l'inventeur du z\u00e9ro ?** ). Elles seraient surtout, m\u00eame si vraies, parfaitement oiseuses. L'\u00e2ge ni le temps ne font rien \u00e0 l'affaire.\n\nIl n'y a pas de progr\u00e8s, en math\u00e9matique comme ailleurs, en math\u00e9matique peut-\u00eatre plus qu'ailleurs (et c'est une autre id\u00e9e re\u00e7ue que la math\u00e9matique est le terrain par excellence du progr\u00e8s absolu), sans une communaut\u00e9 math\u00e9matique, sans une accumulation de petits, moyens ou grands r\u00e9sultats, obtenus par des chercheurs petits, moyens ou grands. (La classification des groupes finis il y a quinze ans et la d\u00e9monstration du th\u00e9or\u00e8me de Fermat aujourd'hui (entre autres) apportent aux th\u00e8ses weiliennes un d\u00e9menti \u00e9clatant.)\n\nEn approchant de la p\u00e9roraison (les derni\u00e8res pages du texte sonnent en effet comme un discours ; disons avec un peu de m\u00e9chancet\u00e9 que cela aurait pu \u00eatre un discours de distribution de prix dans les lyc\u00e9es et coll\u00e8ges au temps de la Troisi\u00e8me R\u00e9publique, et qu'il s'y exhibe une m\u00eame conception de la prose, un id\u00e9al stylistique que Bourbaki et Weil lui-m\u00eame ne d\u00e9pass\u00e8rent jamais), en approchant de la conclusion le ton se faisait \u00e9mu, noble et solennel comme il convient :\n\n ** _\u00ab Si comme Panurge nous posons \u00e0 l'oracle des questions trop indiscr\u00e8tes, l'oracle nous r\u00e9pondra comme \u00e0 Panurge :_ Trinck ! _Conseil auquel le math\u00e9maticien ob\u00e9it volontiers, satisfait de croire \u00e9tancher sa soif aux sources m\u00eame du savoir, satisfait qu'elles jaillissent toujours aussi pures et abondantes, alors que d'autres doivent recourir aux ruisseaux boueux d'une actualit\u00e9 sordide. Que si on lui fait reproche de la superbe de son attitude, si on le somme de s'engager, si on demande pourquoi il s'obstine en ces hauts glaciers o\u00f9 nul de ses cong\u00e9n\u00e8res ne peut le suivre, il r\u00e9pond avec Jacobi : \"pour l'honneur de l'esprit humain\". \u00bb_**\n\nLa formule ultime, une citation d'un des \u00ab grands \u00bb Allemands du dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle, en appelle une autre, qui n'est pas dans le texte de Weil mais qui est bien plus encore dans l'esprit des deux th\u00e8ses que j'ai \u00e9nonc\u00e9es, et fait partie int\u00e9grante de la morale bourbakiste. \u00ab L'honneur des math\u00e9maticiens, c'est de d\u00e9montrer des th\u00e9or\u00e8mes. \u00bb (Elle a servi \u00e0 bien des usages peu honorables, dans les commissions de recrutement des professeurs d'universit\u00e9.)\n\nLe mot honneur, en effet, le mot commun aux deux \u00e9nonc\u00e9s, a fini, tr\u00e8s pragmatiquement, par prendre une signification plus \u00e9troite : l'honneur n'est pas de d\u00e9montrer des th\u00e9or\u00e8mes, point, mais de d\u00e9montrer des th\u00e9or\u00e8mes difficiles, difficiles parce que les autres ne les ont pas trouv\u00e9s ; il ne s'agit donc pas de th\u00e9or\u00e8mes qui seront d\u00e9cisifs pour le d\u00e9veloppement d'une th\u00e9orie mais faciles, une fois qu'on aura eu l'id\u00e9e de la voie nouvelle o\u00f9 ils seront rencontr\u00e9s. Ne sont \u00ab honorables \u00bb que les probl\u00e8mes sur lesquels tout le monde s'est \u00ab cass\u00e9 les dents \u00bb. (Une image est derri\u00e8re, enfantine, celle du math\u00e9maticien comme alpiniste, r\u00e9ussissant la conqu\u00eate de l'Himalaya par une face r\u00e9put\u00e9e infranchissable, ou celle de l'exploratrice achevant la conqu\u00eate du p\u00f4le Nord \u00e0 pied, en bikini, et les mains attach\u00e9es dans le dos.)\n\n## 62 Les Grands Courants me fascinent, aujourd'hui, comme esquisse d'un genre litt\u00e9raire\n\nLes Grands Courants me fascinent, aujourd'hui, comme esquisse d'un genre litt\u00e9raire. Tels qu'on peut les lire, ils occupent une place un peu \u00e0 part, entre les livres de vulgarisation de niveau moyen comme celui de Bell, les livres, rares, de math\u00e9maticiens comme Polya ou Hardy, qui donnent un point de vue non technique et en m\u00eame temps non trivial sur l'exp\u00e9rience de la d\u00e9couverte math\u00e9matique ; enfin les expos\u00e9s qui constituent des \u00ab \u00e9tats de la question \u00bb, visant \u00e0 faire le point sur certaines branches et probl\u00e8mes ; ceux-l\u00e0 s'adressant \u00e0 des sp\u00e9cialistes ou \u00e0 des gens au moins assez bien inform\u00e9s.\n\nPar la force des circonstances cette invention d'un nouveau genre litt\u00e9raire est rest\u00e9e plus programmatique qu'effectivement r\u00e9alis\u00e9e. Mais cela tient \u00e9videmment aussi \u00e0 la personne m\u00eame de son initiateur et ordonnateur. Le livre publi\u00e9 constitue plus une mise en acte du concept du (de la) disparate qu'il n'illustre un type d'\u0153uvre achev\u00e9e. Il satisfait \u00e0 une r\u00e8gle qui serait le contre-axiome de celui d'Irving Goffman : **_\u00ab Un_ ****_p\u00e2tissier peut m\u00e9langer des pommes et des oranges pour en faire une mousse, un chercheur devrait l'\u00e9viter. \u00bb_**\n\nMais il s'agit quand m\u00eame d'une grande r\u00e9ussite, qui contribua d'une mani\u00e8re non n\u00e9gligeable au rayonnement des Cahiers du Sud. Certes la coh\u00e9rence entre les textes n'est pas parfaite mais le m\u00e9lange m\u00eame de proses stylistiquement et conceptuellement aussi in\u00e9gales est aussi une de ses grandes forces esth\u00e9tiques (qu'on pourrait comparer \u00e0 l'esth\u00e9tique \u00ab japonaise \u00bb de la coexistence, non dissimul\u00e9e, dans une tapisserie ou dans un livre de po\u00e8mes, de la trame et du dessin).\n\nFLL soul\u00e8ve, ici encore, en apparence d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9ment anachronique, une question qui semble \u00e0 la fois insoluble et oiseuse : la question de la beaut\u00e9. En dehors de la pr\u00e9sentation du livre et de ses diff\u00e9rentes parties, d\u00e9coup\u00e9e donc en tranches, les Grands Courants contiennent un article sign\u00e9 de lui qui s'intitule Math\u00e9matiques et beaut\u00e9. L'auteur du livre Les Prix de beaut\u00e9 aux \u00e9checs se devait certes de tenter le m\u00eame effort paradoxal pour les math\u00e9matiques.\n\nOn s'aper\u00e7oit vite (comme c'est presque toujours le cas chez lui) que l'article en question n'a pas \u00e9t\u00e9 vraiment con\u00e7u, pens\u00e9, argument\u00e9 ni r\u00e9dig\u00e9 et qu'il est fait d'une juxtaposition rapide de notes prises \u00e0 des \u00e9poques \u00e9loign\u00e9es et jet\u00e9es un peu en vrac avec, comme protection, une citation-parapluie de Michaux, puis\u00e9e dans Au pays de la magie (rappelons que FLL faisait partie de la corporation des magiciens) : \u00ab Ce qu'il y a de plus int\u00e9ressant dans ce pays, on ne le voit pas. \u00bb\n\nC'est un texte remarquablement exasp\u00e9rant, d\u00e9cevant mais malgr\u00e9 cela fascinant. On se trouve, \u00e0 sa lecture, ouvrir un herbier d'exemples d'int\u00e9r\u00eat tr\u00e8s variable ; il y a des citations glan\u00e9es au cours de lectures immenses et h\u00e9t\u00e9roclites ; on voit coexister des pens\u00e9es frappantes de grands philosophes-math\u00e9maticiens comme Leibniz avec des fragments d'introductions tout sauf originales de vieux manuels de classes pr\u00e9paratoires aux grandes \u00e9coles, et des jugements esth\u00e9tiques remontant aux \u00e9tudes secondaires du pr\u00e9sident : \u00ab La cyclo\u00efde, belle H\u00e9l\u00e8ne de la g\u00e9om\u00e9trie (!)... \u00bb\n\nMais, parfois, une des ces belles rencontres de hasard, qui n'ajoutent rien au savoir, qui n'ont aucune importance dans l'histoire, ni dans l'histoire des math\u00e9matiques ni dans celle de la litt\u00e9rature, mais ont leur place m\u00e9rit\u00e9e de fragment dans une collection de fragments, et quoique pour des raisons obliques dans ce texte de cet auteur, par les \u00e9chos d\u00e9multipli\u00e9s (largement contingents eux-m\u00eames, absolument non concert\u00e9s) qu'ils \u00e9veillent.\n\nJ'\u00e9voque ici une parole du math\u00e9maticien et po\u00e8te fran\u00e7ais du seizi\u00e8me si\u00e8cle, Jacques Peletier du Mans, tomb\u00e9e dans les filets de Fran\u00e7ois Le Lionnais lisant les Essais de Montaigne, et restituant une allusion \u00e0 un pressentiment de la notion d'asymptote, r\u00e9fract\u00e9e par cette phrase de non-math\u00e9maticien, mais \u00e0 l'allure inimitable : **_\u00ab Jaques Peletier me disait chez moy qu'il avoit trouv\u00e9 deux lignes s'acheminant l'une vers l'autre pour se joindre, qu'il verifioit ne pouvoir jamais jusques \u00e0 l'infini, arriver \u00e0 se toucher. \u00bb_**\n\n(J'ai mentionn\u00e9 des raisons \u00ab obliques \u00bb. Juste une ici (qui sera reprise dans la branche cinq de mon livre, si elle voit le jour et si elle est ce que je dis ici qu'elle sera) : il y a une parent\u00e9 d'esprit certaine entre Peletier du Mans et le plus grand ami de FLL, Raymond Queneau.)\n\n## 63 \u00c0 de tels moments on ne regrette pas sa lecture.\n\n\u00c0 de tels moments on ne regrette pas sa lecture. On oublie, ou on n\u00e9glige, l'irritation croissante qui vous a saisi devant les imperfections, les inexactitudes, les regrets que l'on \u00e9prouve devant les occasions manqu\u00e9es de mettre en lumi\u00e8re des id\u00e9es fortes et nettes qui n'apparaissent l\u00e0 qu'\u00e9pisodiquement, et comme de mani\u00e8re honteuse, etc.\n\nMais il ne s'agit pas seulement d'une incapacit\u00e9 ou d'une n\u00e9gligence (les deux se soup\u00e7onnent). Reflet de l'anarchisme invisible et refoul\u00e9 du pr\u00e9sident-fondateur de l'Oulipo, une position r\u00e9ellement esth\u00e9tique tente de s'y exprimer, que l'insuffisante capacit\u00e9 au maniement de la prose de FLL (qui est tr\u00e8s apparente) emp\u00eache de se d\u00e9gager.\n\nBien plus profonde que la beaut\u00e9 des beaut\u00e9s banales des gravures de mode de la math\u00e9matique, ses \u00ab cr\u00e9atures de r\u00eave \u00bb, ses \u00ab stars \u00bb, que ce soient les courbes d\u00e9couvertes par l'analyse du dix-huiti\u00e8me telle la spirale logarithmique ch\u00e8re \u00e0 Euler, ou leurs \u00ab descendantes \u00bb difficilement imaginables comme les courbes elliptiques (ce sont elles que son texte affiche) (remplac\u00e9es aujourd'hui par les \u00ab fractales \u00bb comme \u00ab top models \u00bb de la math\u00e9matique), une tout autre beaut\u00e9, obscure, l'attire, pour la qualification de laquelle il trouve cette elliptique, surprenante, inattendue pour le profane, citation d\u00e9tourn\u00e9e de Hegel : **_\u00ab la repr\u00e9sentation math\u00e9matique est une repr\u00e9sentation tortur\u00e9e \u00bb_**.\n\nDans sa maison de Boulogne, route de la Reine, en ses derni\u00e8res ann\u00e9es, Fran\u00e7ois Le Lionnais vivait entour\u00e9 de sa biblioth\u00e8que, b\u00e2tie \u00e0 l'image des \u00ab grands courants \u00bb, sorte de r\u00e9servoir et monument pour des gr.c. g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9s, dans plusieurs directions du savoir, disparate, d\u00e9sordonn\u00e9e, entrelac\u00e9e, labyrinthique de labyrinthe sans th\u00e9orie, longues s\u00e9quences sur rayonnages en agencements tortur\u00e9s mais n\u00e9cessaires, riche potentiellement de r\u00e9sonances subites, de l'\u00e9clair d'impr\u00e9visibles rapprochements (biblioth\u00e8que qui, h\u00e9las, ne lui a pas surv\u00e9cu).\n\nElle refl\u00e9tait son th\u00e9\u00e2tre de m\u00e9moire, ses r\u00eaves de faire tenir tout le savoir du monde, du macrocosme dans le microcosme d'une seule t\u00eate (arm\u00e9e de ses antennes de livres), de mener \u00e0 son terme un projet encyclop\u00e9dique individuel, qui pourrait servir \u00e0 d'autres t\u00eates, n'importe quelle t\u00eate, toutes (il ne s'agissait pas de le garder secret).\n\nBien \u00e9videmment un tel projet est irr\u00e9alisable. Dans les limites d'un corps on ne peut jamais l'atteindre. Il reste \u00e0 jamais potentiel, virtuel (c'est aussi pourquoi on ne peut pas \u00ab poss\u00e9der la v\u00e9rit\u00e9, dans une \u00e2me et dans un corps \u00bb). Je n'irai pas, ayant peu de capacit\u00e9s pour les injonctions prescriptives, \u00e0 dire, comme Jean-Claude Milner (je reconnais la justesse, l'in\u00e9vitabilit\u00e9 du diagnostic) : **_\u00ab l'intellectuel de m\u00e9tier a un devoir d'encyclop\u00e9die : il doit tout savoir, les seules limites lui venant du corps. Un sp\u00e9cialiste qui ne sait que ce qui rel\u00e8ve de sa sp\u00e9cialit\u00e9, un \u00e9rudit qui ne sait pas raisonner, un raisonneur qui ne conna\u00eet pas les faits, ce sont des ignorants \u00bb_** , mais il est ind\u00e9niable que le d\u00e9sir de tout savoir habitait Fran\u00e7ois Le Lionnais.\n\nJ'ai dit que sa maison, qui abritait avec son chat cet \u00eatre quasi vivant qu'\u00e9tait sa biblioth\u00e8que, \u00e9tait son th\u00e9\u00e2tre de m\u00e9moire. Plut\u00f4t que th\u00e9\u00e2tre il faudrait dire boutique obscure.\n\nLors d'un de nos voyages \u00e0 Londres nous sommes all\u00e9s, Marie et moi, dans une boutique presque invisible de Drury Lane, tenue par Mr Poole, His Nibs. C'\u00e9tait un magazin de plumes, de toutes les sortes de plumes pour porte-plumes \u00e0 encre, \u00e0 toutes encres, des plus communes aux plus \u00e9tranges, de toutes tailles et de toutes formes, enferm\u00e9es et r\u00e9v\u00e9l\u00e9es dans des bo\u00eetes de tous formats, aux dessins irr\u00e9sistiblement \u00e9vocateurs d'\u00e9critures anciennes, et Mr Poole lui-m\u00eame, un vieil homme \u00e0 cheveux blancs, jovial et bienveillant, un peu pickwickien d'allure, aux joues rouges de la fr\u00e9quentation du pub voisin, \u00e9tait le seul \u00e0 s'y reconna\u00eetre. (Des plumes achet\u00e9es ce jour-l\u00e0 s'en all\u00e8rent jusqu'\u00e0 P\u00e9kin sur le bureau d'Anne Thiollier, pour servir \u00e0 ses illustrations.)\n\nLa t\u00eate de Fran\u00e7ois Le Lionnais, alourdie, comme le cerf de ses bois, de ces organes p\u00e9riph\u00e9riques qu'\u00e9taient les rayons de sa biblioth\u00e8que, \u00e9tait ainsi une boutique obscure : o\u00f9, \u00e0 la fin de sa vie, il \u00e9tait seul \u00e0 se reconna\u00eetre ; o\u00f9 il fut seul \u00e0 se reconna\u00eetre, \u00e0 ne plus tr\u00e8s bien se reconna\u00eetre, \u00e0 ne plus se reconna\u00eetre.\n\n# CHAPITRE 3\n\n# Filtre des voisinages\n\n* * *\n\n## 64 Commencer aux commencements, certes ; mais quels commencements ?\n\nCommencer aux commencements, sans doute, disais-je, en achevant mon chapitre 2 ; mais quels commencements ? Il me fallait l'illusion d'un commencement absolu ; je voulais pouvoir croire \u00e0 quelque chose de plus qu'un simple recommencement : recommencement de mon entreprise de compr\u00e9hension de la math\u00e9matique. Il me fallait croire que je n'avais jamais vraiment commenc\u00e9, que ma d\u00e9cision, datant d\u00e9j\u00e0 de plus de deux ans, n'avait en fait pas \u00e9t\u00e9 r\u00e9ellement suivie d'effet, ou plut\u00f4t que je ne m'\u00e9tais livr\u00e9 pour elle qu'\u00e0 des travaux pr\u00e9paratoires, \u00e0 une mise en condition indispensable mais secondaire ; et que c'\u00e9tait cela, un d\u00e9but trop longtemps retard\u00e9, qui justifiait plus ou moins mon peu de r\u00e9ussite.\n\nJ'\u00e9tais saisi par le vertige du commencement. Ma vie, jusqu'\u00e0 ce jour (d'il y a huit ans) o\u00f9 j'ai \u00ab trac\u00e9 sur le papier la premi\u00e8re de ces lignes de prose \u00bb qui se poursuivent aujourd'hui en celles-ci que je viens de faire appara\u00eetre et se pousser l'une l'autre sur mon \u00e9cran, a \u00e9t\u00e9 ainsi une suite ininterrompue de commencements fictifs. J'ai voulu chacun d'eux singulier, d\u00e9cisif, radical, rendant n\u00e9gligeable, inachevable ou r\u00e9volu tout ce qui avait pu le pr\u00e9c\u00e9der dans le m\u00eame ordre d'activit\u00e9. Presque tout, dans mon existence, s'est trouv\u00e9 ainsi affect\u00e9 de ces tentatives de discontinuit\u00e9s volontaires : les heures de repas comme les explorations intellectuelles, la composition de livres comme la lecture de journaux.\n\nLe commencement math\u00e9matique qui m'apparaissait alors comme imp\u00e9rieusement n\u00e9cessaire, et par cons\u00e9quent comme n'ayant jamais eu lieu, devait \u00eatre absolument pur pour me permettre de retrouver l'enthousiasme indispensable \u00e0 l'entr\u00e9e dans une vita nova (j'avais cru y p\u00e9n\u00e9trer en franchissant les portes du lyc\u00e9e Jacques-Decour, mais ce n'avait \u00e9t\u00e9 qu'une illusion). Je devais donc abandonner imm\u00e9diatement ce que j'\u00e9tais en train de faire (et de plus en plus mal faire), cesser de pr\u00e9parer l'examen du certificat de Calcul diff\u00e9rentiel et int\u00e9gral, renoncer \u00e0 l'id\u00e9e de suivre une nouvelle \u00ab ann\u00e9e \u00bb de russe aux \u00ab Langues-O \u00bb ; je devais m\u00eame abandonner l'\u00e9criture de po\u00e9sie (o\u00f9 d'ailleurs j'\u00e9tais dans une impasse quasi totale), pour consacrer la totalit\u00e9 de mes forces \u00e0 commencer d\u00e9finitivement. Je ne peux qualifier autrement la conviction contradictoire et sans cesse renaissante des ruines de ses \u00e9checs ant\u00e9rieurs qui ne me permettait de me repr\u00e9senter commen\u00e7ant qu'\u00e0 condition d'imaginer que ce commencement serait en quelque sorte permanent, resterait neuf et brillant de jour en jour, et m'accompagnerait intact dans l'ex\u00e9cution de ma t\u00e2che, laquelle t\u00e2che n'aurait jamais de fin.\n\nDans le cas pr\u00e9cis de la math\u00e9matique le d\u00e9mon du commencement prit un visage, celui de Bourbaki. Le petit encart gliss\u00e9 dans chaque volume, intitul\u00e9 \u00ab Mode d'emploi de ce trait\u00e9 \u00bb offrait, en treize paragraphes num\u00e9rot\u00e9s, exactement ce que j'attendais : **_\u00ab Le trait\u00e9 prend les math\u00e9matiques \u00e0 leur d\u00e9but, et donne des d\u00e9monstrations compl\u00e8tes. Sa lecture ne suppose donc, en principe, aucune connaissance math\u00e9matique particuli\u00e8re, mais seulement une certaine habitude du raisonnement math\u00e9matique et un certain pouvoir d'abstraction._**\n\n**_\u00ab N\u00e9anmoins, le trait\u00e9 est destin\u00e9 plus particuli\u00e8rement \u00e0 des lecteurs poss\u00e9dant au moins une bonne connaissance des mati\u00e8res enseign\u00e9es, en France, dans les cours de math\u00e9matiques g\u00e9n\u00e9rales... et, si possible, une certaine connaissance des parties essentielles d'un cours de calcul diff\u00e9rentiel et int\u00e9gral. \u00bb_**\n\nJ'ai su ces quatre pages par c\u0153ur (\u2192 branche un, \u00a7 135), elles sont presque aussi pr\u00e9sentes encore dans mon souvenir que certains po\u00e8mes des _Contemplations_ ou de _La L\u00e9gende des si\u00e8cles_ , certains sonnets de Shakespeare, Baudelaire, Nerval, Ronsard, Cros ou Mallarm\u00e9 (leurs contemporains pour ma m\u00e9moire). Avant m\u00eame d'ouvrir un seul des fascicules des **\u00c9l\u00e9ments de math\u00e9matique** parus dans les Actualit\u00e9s scientifiques et industrielles chez Hermann & Cie, \u00e9diteurs, sous le nom d'auteur N. Bourbaki (pages de titre o\u00f9 rien indiquait que ce N. devait se lire N(icolas)), je les avais lues et relues tant de fois, soupesant et m'enchantant de chacun de leurs mots, que je les poss\u00e9dais, mais \u00e0 la fa\u00e7on d'un po\u00e8me, c'est-\u00e0-dire sans jamais s\u00e9parer sens et lettre, sans prendre la moindre mesure r\u00e9flexive de leur signification.\n\nJe me persuadai sans mal que les conditions d'un commencement parfait se trouvaient l\u00e0 remplies : la math\u00e9matique y \u00e9tait prise \u00ab \u00e0 son d\u00e9but \u00bb (on me l'assurait p\u00e9remptoirement), et je satisfaisais \u00e0 peu pr\u00e8s aux conditions voulues pour entreprendre l'\u00e9tude du Trait\u00e9. Absorbant les indications du mode d'emploi sans aucun esprit critique (et il \u00e9tait indispensable au maintien des dispositions enthousiastes de mon \u00ab d\u00e9part \u00bb que je les admette avec une confiance aveugle, avec foi), je ne doutai pas un instant du fait que **_\u00ab les n\u00e9cessit\u00e9s de la d\u00e9monstration \u00bb_ ( _\u00ab l'objet principal de la premi\u00e8re partie... est de donner des fondations solides \u00e0 tout le reste du trait\u00e9, et m\u00eame \u00e0 tout l'ensemble des math\u00e9matiques modernes \u00bb_** (c'est moi qui souligne \u2013 J.R.)) exigeaient **_\u00ab que les chapitres, les livres et les parties se suivent dans un ordre logique rigoureusement fix\u00e9 \u00bb_**. Cet ordre, je le suivrais. Je serais le lecteur le plus fid\u00e8le, le cobaye le plus ob\u00e9issant.\n\nJe m'emparerais d'abord de la premi\u00e8re partie consacr\u00e9e aux \u00ab Structures fondamentales de l'analyse \u00bb, je poss\u00e9derais le livre I, Th\u00e9orie des ensembles ; apr\u00e8s le livre I le livre II, Alg\u00e8bre ; puis le livre III, Topologie g\u00e9n\u00e9rale ; et ainsi de suite. Bien arm\u00e9 par ces pr\u00e9liminaires (massifs), je me plongerais ensuite dans les myst\u00e9rieuses \u00ab parties suivantes \u00bb, o\u00f9 **_\u00ab les principes g\u00e9n\u00e9raux \u00e9tudi\u00e9s dans la premi\u00e8re partie \u00bb_** trouveraient **_\u00ab leur application \u00e0 des th\u00e9ories o\u00f9 interviennent simultan\u00e9ment diverses structures \u00bb_**.\n\nJe rencontrai alors une version particuli\u00e8rement flagrante du paradoxe des commencements. Comment commencer par le commencement du Trait\u00e9, comme m'y invitait instamment le \u00ab mode d'emploi \u00bb, puisque le livre I, o\u00f9 devait \u00eatre pr\u00e9sent\u00e9e la fameuse th\u00e9orie des ensembles, n'\u00e9tait pas \u00e9crit en sa totalit\u00e9 ? Bourbaki s'\u00e9tait d\u00e9barrass\u00e9, provisoirement, des difficult\u00e9s inh\u00e9rentes \u00e0 ce paradoxe (qui lui \u00ab p\u00e9guait \u00bb les doigts), sp\u00e9cialement d\u00e9sagr\u00e9able pour un projet comme le sien : prendre \u00ab les math\u00e9matiques \u00e0 leur d\u00e9but \u00bb, oui, mais quelle peut \u00eatre la certitude d'\u00eatre vraiment \u00e0 leur d\u00e9but si on n'a pas examin\u00e9 quel \u00e9tait leur \u00ab avant-d\u00e9but \u00bb ? Il y avait l\u00e0 (mais sans que je puisse en avoir la moindre id\u00e9e) une question tr\u00e8s s\u00e9rieuse, li\u00e9e \u00e0 celle de la solidit\u00e9 des \u00ab fondements \u00bb que les auteurs pr\u00e9tendaient vouloir assurer \u00e0 toute la math\u00e9matique moderne. Le paradoxe des commencements s'y trouvait redoubl\u00e9 de ce qu'on peut appeler un paradoxe de la conviction, plus connu en logique comme paradoxe de Lewis Carroll (\u2192 \u00a7 75-77).\n\nLe livre I n'\u00e9tait repr\u00e9sent\u00e9, dans les volumes alors publi\u00e9s, que par son \u00ab fascicule de R\u00e9sultats \u00bb o\u00f9 ne se trouvaient que des d\u00e9finitions et des propositions \u00e9nonc\u00e9es sans d\u00e9monstration aucune (\u2192 \u00a7 78-80). J'y retrouvai, amplifi\u00e9es mais assez ressemblantes, ces choses triviales et insolites que nous avait, rapidement, expos\u00e9 Choquet dans ses premiers cours.\n\n## 65 Il ne m'\u00e9tait, de toute \u00e9vidence, pas possible de commencer d'une mani\u00e8re aussi d\u00e9cevante,\n\nIl ne m'\u00e9tait, de toute \u00e9vidence, pas possible de commencer (en donnant \u00e0 \u00ab commencer \u00bb toute la force d'un \u00e9v\u00e9nement d\u00e9cisif, d'une origine) d'une mani\u00e8re aussi d\u00e9cevante, presque m\u00e9diocre. D'abord parce que le sujet n'en \u00e9tait plus pour moi enti\u00e8rement neuf. J'avais eu beau n'\u00e9couter les premiers cours de Choquet qu'avec la m\u00eame oreille offusqu\u00e9e que la plus grande partie de mes voisins d'amphi, les mots \u00ab ensemble \u00bb, \u00ab \u00e9l\u00e9ment \u00bb, \u00ab intersection \u00bb, \u00ab produit \u00bb, etc., ne m'\u00e9taient plus inconnus, et les quelques signes les repr\u00e9sentant ne m'\u00e9taient pas rest\u00e9s plus ind\u00e9chiffrables que ceux de l'alphabet cyrillique.\n\nPlus d\u00e9cisivement encore, ma r\u00e9solution, qui \u00e9tait de me consacrer d\u00e9sormais et pour toujours (pourrait-on dire en employant, comme la prose m\u00e9di\u00e9vale, le pl\u00e9onasme d'insistance) \u00e0 l'\u00e9tude de **La** Math\u00e9matique selon la conception bourbachique \u2013 on dit bourbakiste d'habitude, mais \u00ab bourbachique \u00bb me para\u00eet assez beau dans ce contexte \u2013 (et cela avant d'avoir m\u00eame la moindre id\u00e9e de ce qu'elle \u00e9tait effectivement), s'accompagnait d'un rejet aussi r\u00e9solu de toutes les autres mani\u00e8res de traiter cette science, et en particulier de celles que j'\u00e9tais suppos\u00e9 absorber pendant mon ann\u00e9e de Calcul diff\u00e9rentiel et int\u00e9gral (qui ne comportait pas seulement le cours \u00ab pr\u00e9tendument moderne \u00bb de Choquet (comme disait Lusson) mais celui, on ne peut plus traditionnel (et d'ailleurs fort embrouill\u00e9), du vieux Bouligand).\n\nCette attitude int\u00e9rieurement rigoureuse me permettait de renoncer, sans trop de honte \u00e0 mes propres yeux, \u00e0 me pr\u00e9senter \u00e0 l'examen, que je n'aurais pas d'ailleurs r\u00e9ussi sans peine, tant j'y avais pris de retard. Et puis je n'en avais pas le temps, puisque je devais consacrer le meilleur de mes forces \u00e0 ce qui devenait maintenant l'essentiel (je \u00ab perdais \u00bb d\u00e9j\u00e0 bien assez de ce temps pr\u00e9cieux avec la physique, le russe et les s\u00e9ances de la Cin\u00e9math\u00e8que fran\u00e7aise, alors dangereusement situ\u00e9e \u00e0 deux pas de l'institut Henri-Poincar\u00e9, rue d'Ulm (o\u00f9 je n'allais pas seul) ; sans oublier les ardentes \u00ab r\u00e9unions \u00bb politiques de l'\u00e9poque, les premi\u00e8res ann\u00e9es de l'apr\u00e8s-Staline).\n\nJe m'\u00e9tais invent\u00e9, en somme, un \u00e9quivalent de la dichotomie qui m'avait peu \u00e0 peu chass\u00e9 des \u00e9tudes litt\u00e9raires, entre une activit\u00e9 passionnante et farouchement gratuite d'un c\u00f4t\u00e9 (la po\u00e9sie) et les routines ennuyeuses (et surtout impos\u00e9es) des le\u00e7ons et exercices scolaires ou universitaires. J'avais eu beau passer de l'hypokh\u00e2gne \u00e0 l'anglais en Sorbonne, de la Sorbonne aux Langues orientales, puis, brutalement, des Lettres aux Sciences (y suivant, plus lentement mais aussi inexorablement, un chemin parall\u00e8le, de l'\u00ab hypotaupe \u00bb \u00e0 la \u00ab taupe \u00bb, et de la taupe \u00e0 l'IHP), je me retrouvais dans une situation semblable : la math\u00e9matique \u00ab v\u00e9ritable \u00bb y jouait maintenant le r\u00f4le tenu ant\u00e9rieurement par la po\u00e9sie. En face d'elle je ne voyais que grisaille, je ne ressentais qu'incuriosit\u00e9, lassitude insurmontable, presque un d\u00e9go\u00fbt.\n\nJ'\u00e9tais pourtant arriv\u00e9 au bout des vacillations mat\u00e9riellement concevables. Comme je ne pouvais \u00e9ternellement \u00e9prouver la patience (en particulier financi\u00e8re) de mes parents qui avaient trois autres enfants plus jeunes que moi, il ne m'\u00e9tait pas permis d'agir avec la licence de math\u00e9matiques comme je l'avais, d\u00e9sinvoltement, fait avec les concours des \u00c9coles (qui m'avaient donn\u00e9, tout au plus, la satisfaction douteuse de me pr\u00e9senter parfois comme \u00ab ancien futur \u00e9l\u00e8ve de l'\u00c9cole normale sup\u00e9rieure, section des Lettres \u00bb & \u00ab ancien futur \u00e9l\u00e8ve de l'\u00c9cole normale sup\u00e9rieure, section des Sciences \u00bb), avec la licence d'anglais, avec le dipl\u00f4me de russe. J'avais extr\u00eamement mauvaise conscience.\n\nJe passai alors un compromis avec moi-m\u00eame (j'y suis tr\u00e8s entra\u00een\u00e9). C'\u00e9tait une sorte d'action de retardement. Je me consacrerais, pendant une vingtaine de mois, c'est-\u00e0-dire jusqu'\u00e0 la rentr\u00e9e, non de la prochaine ann\u00e9e universitaire mais de la suivante, \u00e0 peu pr\u00e8s exclusivement \u00e0 l'\u00e9tude de Bourbaki.\n\nJe profiterais des \u00ab comp\u00e9tences acquises \u00bb pour acqu\u00e9rir un ou deux certificats, de ceux qui par leur intitul\u00e9 (Alg\u00e8bre et th\u00e9orie des nombres) ou la personnalit\u00e9 du professeur (Choquet pour celui de Topologie et th\u00e9orie des fonctions) me semblaient devoir \u00eatre assez proches de la puret\u00e9 doctrinale (v\u00e9rifi\u00e9e, indirectement, aupr\u00e8s de Pierre Lusson et Philippe Courr\u00e8ge) pour m'\u00eatre accessibles. Je suivrais quelques cours \u00e9sot\u00e9riques purement gratuits. Ensuite, et ensuite seulement, j'avalerais la purge des trois \u00ab certificats \u00bb indispensables \u00e0 la licence dite \u00ab d'enseignement \u00bb : Le \u00ab Calcul diff\u00e9rentiel \u00bb (celui que j'abandonnais pour le moment et qui ne m'offrirait vraisemblablement plus alors autant d'obstacles), la terrible Physique g\u00e9n\u00e9rale et la non moins terrifiante M\u00e9canique (g\u00e9n\u00e9rale tout autant).\n\nEt c'est \u00e0 peu pr\u00e8s ce que j'ai fini par faire, avec plus de lenteur encore que je ne l'avais pr\u00e9vu ; et fort m\u00e9diocrement en ce qui concerne les r\u00e9sultats, qui n'int\u00e9ressent pas cette histoire.\n\nMais me voil\u00e0 de nouveau, en la fin de l'hiver 1954, devant le Trait\u00e9 non encore ouvert, sinon pour la lecture et relecture du Mode d'emploi, des Introductions, des quelques volumes parus, et des all\u00e9chantes \u00ab Notes historiques \u00bb. Apr\u00e8s le livre de Th\u00e9orie des ensembles venait, dans l'ordre \u00ab logique \u00bb de l'exposition, le livre II, le livre d'Alg\u00e8bre. C'est pourtant par le chapitre premier \u00ab Structures topologiques \u00bb du livre III, Topologie g\u00e9n\u00e9rale, que je commen\u00e7ai v\u00e9ritablement mon initiation solitaire.\n\n## 66 Introduction aux \u00ab Paysages d\u00e9ductifs \u00bb.\n\n**Paysages d\u00e9ductifs**\n\n**_\u00c9l\u00e9ments d'une science du lieu_**\n\n**_(pr\u00e9face)_**\n\n**_\u00e0 Pierre Lusson_**\n\n**_Pour faire comprendre ce qu'il y a d'essentiel dans les notions d'_** ** _horizon_** ** _, de_ ****_lecture_** ** _, de_ ****_visibilit\u00e9_** ** _, nous commencerons par analyser la derni\u00e8re, bien qu'historiquement elle soit plus tardive que les deux autres. Si nous partons du concept physique de_ ****_contemplation_** ** _, il sera naturel de dire qu'une r\u00e9gion d'un paysage est visible d'un d\u00e9tail donn\u00e9 si lorsqu'on le remplace par un d\u00e9tail contempl\u00e9 \u00e0 partir de lui, ce nouveau d\u00e9tail appartient encore \u00e0 la r\u00e9gion consid\u00e9r\u00e9e, pourvu toutefois que la dur\u00e9e de parcours de l'un \u00e0 l'autre soit assez petite ; cette d\u00e9finition a un sens pr\u00e9cis chaque fois que l'on aura \u00e9clairci les notions de dur\u00e9e assez petite ou de d\u00e9tail suffisamment lisible \u00e0 partir d'un autre._**\n\n**_Pour y arriver, la premi\u00e8re id\u00e9e consiste \u00e0 supposer qu'on a \u00e9t\u00e9 amen\u00e9 \u00e0 mesurer le \u00ab souvenir mutuel \u00bb de deux d\u00e9tails par un instant (futur)._**\n\n**_Chaque fois que, dans un paysage, on aura d\u00e9fini, pour tout couple de d\u00e9tails, un \u00ab souvenir \u00bb ou plus g\u00e9n\u00e9ralement une \u00ab m\u00e9moire \u00bb, on pourra d\u00e9finir ce qui est visible d'un d\u00e9tail : sera visible d'un d\u00e9tail donn\u00e9 toute r\u00e9gion qui contient tous les d\u00e9tails dont la m\u00e9moire d'un d\u00e9tail initial est contenue dans un instant strictement futur convenable_** _._\n\n**B _ien entendu, pour qu'\u00e0 partir de cette d\u00e9finition puisse se d\u00e9velopper une th\u00e9orie int\u00e9ressante, on devra supposer que la \u00ab m\u00e9moire \u00bb satisfait \u00e0 certaines conditions (par exemple celles qui, dans la vie int\u00e9rieure, r\u00e8glent les m\u00e9moires mutuelles des sujets amoureux devront encore \u00eatre v\u00e9rifi\u00e9es par la m\u00e9moire g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9e). Les paysages \u00e0 m\u00e9moire seront \u00e9tudi\u00e9s dans un chapitre sp\u00e9cial._**\n\n**_Dans cette conception, on n'a pas encore r\u00e9ussi \u00e0 se d\u00e9barrasser du temps. Pourtant les paysages ainsi d\u00e9finis ont un grand nombre de propri\u00e9t\u00e9s qui peuvent s'\u00e9noncer ind\u00e9pendamment de la \u00ab m\u00e9moire \u00bb qui leur a donn\u00e9 naissance. Par exemple : toute r\u00e9gion qui contient les d\u00e9tails visibles d'un endroit donn\u00e9 est encore une_ ****_visibilit\u00e9_** **_de cet endroit, des arbres communs \u00e0 deux visibilit\u00e9s forment une visibilit\u00e9, etc._**\n\n**_Cela nous am\u00e8ne enfin \u00e0 la conception g\u00e9n\u00e9rale de paysage lisible ou moralis\u00e9, conception ind\u00e9pendante de toute th\u00e9orie pr\u00e9alable du temps. Nous dirons qu'un paysage est muni d'une_ ****_lecture_** **_(ou d'une_ ****_morale_** ** _, ou encore d'une_ ****_sc\u00e8ne_** ** _), chaque fois que par un moyen ou un autre on aura associ\u00e9 \u00e0 chaque endroit du paysage une famille de r\u00e9gions appel\u00e9es ses_ ****_visibilit\u00e9s_** **_(ou encore ses_ ****_lisibilit\u00e9s_** ** _), pourvu toutefois que des \u00e9vidences convenables soient satisfaites._**\n\n**_Le choix de ces \u00e9vidences a donn\u00e9 lieu historiquement \u00e0 de longs t\u00e2tonnements. Le syst\u00e8me d'\u00e9vidences auquel on s'est finalement arr\u00eat\u00e9 couvre sensiblement les besoins actuels de la po\u00e9sie, sans tomber dans une g\u00e9n\u00e9ralit\u00e9 excessive et sans objet._**\n\n**_La branche de l'\u00e9criture qui \u00e9tudie la lecture des paysages s'appelle la science du lieu (\u00e9tymologiquement \u00ab peinture \u00bb), nom peu expressif par lui-m\u00eame que l'on pr\u00e9f\u00e8re aujourd'hui \u00e0 celui de dramaturgie qui en est le synonyme_** _._\n\n## 67 Pr\u00e9servant la tonalit\u00e9 g\u00e9n\u00e9rale solennelle de l'original\n\nPr\u00e9servant (et pour cause) la tonalit\u00e9 g\u00e9n\u00e9rale de pr\u00e9cision solennelle de l'original, ce texte (bizarre, je le reconnais), compos\u00e9 selon une contrainte oulipienne assez simple (substitution de quelques termes s\u00e9mantiquement significatifs dans un texte-source, en conservant l'armature syntaxique \u00e0 peu pr\u00e8s intacte), ce po\u00e8me en prose th\u00e9orique (que j'avais donn\u00e9 \u00e0 Claude Royet-Journoud pour un num\u00e9ro (\u00e0 lui confi\u00e9) de la Revue de l'universit\u00e9 de Bruxelles, intitul\u00e9 Travail de po\u00e9sie et paru en 1979) constitue un essai \u00e9crit selon un des dix \u00ab styles \u00bb de prose que j'\u00e9prouve dans une s\u00e9rie de livres (que je nomme des branches) dont celui-ci est le troisi\u00e8me (le titre g\u00e9n\u00e9ral en est **'le grand incendie de londres'** ), le style du double.\n\nLe texte-source, origine de la transformation et laiss\u00e9 invisible \u00ab derri\u00e8re \u00bb le po\u00e8me est l'Introduction au livre de Topologie g\u00e9n\u00e9rale de Bourbaki. (L'invisibilit\u00e9 d'un des composants est une des modalit\u00e9s possible du style du double.)\n\nL'intention du po\u00e8me (il s'agit d'un po\u00e8me avec intention ; l'intention d'un po\u00e8me, quand il y en a une, n'est pas le sens du po\u00e8me mais peut servir \u00e0 sa description) \u00e9tait, d'abord, de transposer la pr\u00e9sentation d'une th\u00e9orie ensembliste des lieux. Je la qualifierai d'annonce \u2013 mais seulement pour pouvoir dire l'intention du po\u00e8me, comme \u00e9tant, si l'on veut, la \u00ab lecture \u00bb dont a besoin l'intention du po\u00e8me pour faire de ce texte une des composantes du double dont le po\u00e8me est l'autre \u2013, d'annonce des conditions n\u00e9cessaires \u00e0 la constitution de l'id\u00e9e d'espace en un \u00ab pro\u00e8me d'une th\u00e9orie po\u00e9tique des paysages \u00bb.\n\nComme telle, et selon cet aspect de son intention, la transposition devait \u00eatre poursuivie. (Le po\u00e8me, lu ainsi, appara\u00eet comme premier \u00e9l\u00e9ment, pr\u00e9sentation, d'une s\u00e9quence ; ce qu'il est, mais je l'ai publi\u00e9 seul, et je ne le commente que dans cet isolement.)\n\nPlus \u00ab d\u00e9tach\u00e9e \u00bb de la lettre de la transposition, l'intention du po\u00e8me comportait un deuxi\u00e8me aspect, un \u00ab m\u00e9ta-aspect \u00bb si on veut, qui consistait \u00e0 prendre le livre de Topologie g\u00e9n\u00e9rale, dans ce livre son premier chapitre (le premier que j'ai lu) et au d\u00e9but de ce chapitre l'introduction g\u00e9n\u00e9rale du livre (que le po\u00e8me traduisait) comme image de la totalit\u00e9 de l'entreprise du Trait\u00e9 dans son inach\u00e8vement, impr\u00e9visible pour moi au moment de ma premi\u00e8re lecture, mais jug\u00e9e, par moi encore, in\u00e9vitable quand le po\u00e8me a \u00e9t\u00e9 d\u00e9cid\u00e9.\n\nLe \u00ab m\u00e9ta-aspect \u00bb de l'intention du po\u00e8me \u00e9tait, alors, une des modalit\u00e9s d'un adieu \u00e0 Bourbaki, ne prenant pas la forme d'un \u00ab cong\u00e9 \u00bb (au sens de la po\u00e9sie des troubadours : un rejet) (j'en avais imagin\u00e9 et fabriqu\u00e9 un en 1968), mais, plus \u00ab positivement \u00bb, identifiant la \u00ab marque \u00bb essentielle de son influence sur l'id\u00e9e qu'apr\u00e8s des ann\u00e9es pass\u00e9es en sa compagnie j'en \u00e9tais venu \u00e0 me faire de la po\u00e9sie. Et de la prose (\u2192 branche un, chap. 5).\n\nC'\u00e9tait une Id\u00e9e \u00ab topologique \u00bb (que je laisserai ici large, et floue) \u00e0 laquelle d'ailleurs je disais aussi, au m\u00eame moment, adieu, du moins dans sa variante la plus ambitieuse (o\u00f9 Bourbaki, o\u00f9 le Bourbaki de la Topologie n'intervenait en fait que pour une part assez limit\u00e9e), qui \u00e9tait celle que j'avais reconnue n\u00e9cessaire \u00e0 mon **Projet** et au roman qui aurait d\u00fb l'accompagner (je venais de renoncer \u00e0 l'un et \u00e0 l'autre (\u2192 branche un, avertissement et peut-\u00eatre un chapitre ult\u00e9rieur de la partie r\u00e9cit de cette branche-ci) ; la marque de Bourbaki sur la conception que j'avais de la prose de roman y est pr\u00e9sent\u00e9e sous un autre aspect, plus \u00ab local \u00bb).\n\nTout ceci pour expliquer, apr\u00e8s coup, apr\u00e8s presque quarante ans, pourquoi j'ai choisi le livre III plut\u00f4t que le livre II, la Topologie plut\u00f4t que l'Alg\u00e8bre. Je m'autorise cet anachronisme flagrant avec d'autant plus de tranquillit\u00e9 que je n'ai aucun, mais absolument aucun souvenir des raisons qui m'ont, alors, conduit \u00e0 faire ce choix.\n\nCependant (effet vraisemblable d'une explication apr\u00e8s coup) je ne vois pas comment j'aurais pu me d\u00e9cider autrement, sans cons\u00e9quences n\u00e9gatives pour la suite ; car l'Alg\u00e8bre ensembliste et bourbachique n'\u00e9tait pas aussi \u00e9loign\u00e9e de mon exp\u00e9rience math\u00e9matique de ce temps que la Topologie. J'avais choisi une voie qui \u00e9tait, pour moi, un tr\u00e8s r\u00e9el commencement.\n\n## 68 Le moment de ce r\u00e9cit rencontre le moment de ce r\u00e9cit\n\nLe moment de ce r\u00e9cit (en un premier sens : moment o\u00f9 est \u00e9crit ce r\u00e9cit, la premi\u00e8re quinzaine d'ao\u00fbt 1993) rencontre le moment de ce r\u00e9cit (l'expression \u00e9tant prise en un second sens : le moment que ce r\u00e9cit, maintenant, raconte) \u00e0 la mani\u00e8re d'une image photographique.\n\nS'il est vrai, ce que je suppose ici, qu'une photographie est \u00ab la rencontre de l'oncle \u00c9mile et de la tour Eiffel \u00bb et qu'elle l'est (en laissant de c\u00f4t\u00e9 ici la question de la beaut\u00e9, qui compliquerait inutilement la situation) \u00ab \u00e0 peu pr\u00e8s comme la rencontre du parapluie et de la machine \u00e0 coudre sur la table bien connue de dissection \u00bb (\u00ab la photographie \u00bb d'ailleurs \u00ab n'est pas la table de dissection mais la rencontre \u00bb) ;\n\ns'il est vrai, en outre, que \u00ab tout souvenir est souvenir d'un moment ; toute image image d'un \u00e9v\u00e9nement \u00bb, que l'\u00e9v\u00e9nement qualifi\u00e9 par l'image photographique est \u00ab la copr\u00e9sence de l'oncle \u00c9mile et de la tour Eiffel \u00bb, et par cons\u00e9quent \u00ab se justifie de la r\u00e9alit\u00e9 d'un moment pass\u00e9, devenu par elle \u00e9v\u00e9nement \u00bb,\n\nsi on admet tout cela, le moment du commencement de lire le chapitre premier de la Topologie g\u00e9n\u00e9rale de Bourbaki (d\u00e9but de 1955) (le moment que je raconte) est comme (ce \u00ab comme \u00bb \u00e9tant une rencontre, au sens o\u00f9 je prends ce mot dans les alin\u00e9as deuxi\u00e8me et troisi\u00e8me ci-dessus du pr\u00e9sent moment de prose) le moment pr\u00e9sent de mon existence, le moment o\u00f9 je raconte. Je \u00ab me vois \u00bb, \u00ab me sens \u00bb, \u00ab me repr\u00e9sente \u00bb en l'un, celui du pr\u00e9sent, comme je \u00ab me vois \u00bb, \u00ab me sens \u00bb et \u00ab me repr\u00e9sente \u00bb (respectivement) dans mon souvenir, et me souviens aussi que je \u00ab me voyais \u00bb, \u00ab me sentais \u00bb et \u00ab me repr\u00e9sentais \u00bb (respectivement encore) dans l'autre, ce moment du pass\u00e9 que j'exhibe par un s\u00e9rieux effort de m\u00e9moire.\n\nCette mise en rapport, comparaison, identification d'\u00e9tats int\u00e9rieurs, est contingente. L'image-souvenir, comme l'image photographique, ne peut montrer la co\u00efncidence de tous les oncles \u00c9mile avec toutes les tours Eiffel que comme rencontre contingente, dont toute n\u00e9cessit\u00e9 ant\u00e9rieure est exclue.\n\nD'ailleurs, si j'\u00e9tais tent\u00e9 d'\u00e9tablir une relation de causalit\u00e9 entre les deux moments dont je parle, visant ce qui, dans ces deux moments, semble \u00e9tablir la ressemblance, je ne saurais choisir le sens de la relation. Car je pourrais aussi bien supposer que le moment du pass\u00e9 a surgi en image pr\u00e9sente \u00e0 cause des circonstances qui accompagnent le moment de la rem\u00e9moration ou, au contraire, que c'est la nature m\u00eame de ce moment et de ceux qui le pr\u00e9c\u00e8dent et le suivent dans le r\u00e9cit, tout un faisceau donc de moments du pass\u00e9 assembl\u00e9s par le \u00ab th\u00e8me \u00bb commun de commencement math\u00e9matique, qui a d\u00e9termin\u00e9 les circonstances o\u00f9 je me trouve et rendu naturel le sentiment d'identification.\n\nJe d\u00e9crirai d'abord le premier de ces deux moments, celui du pr\u00e9sent (ant\u00e9riorit\u00e9 n\u00e9cessaire, car la description du second lui empruntera beaucoup de sa \u00ab tonalit\u00e9 \u00bb, et l'inverse n'est gu\u00e8re possible, \u00e0 moins de supposer une g\u00e9n\u00e9alogie cach\u00e9e, de toute fa\u00e7on inaccessible).\n\nDepuis trois semaines, depuis mon retour des brumeuses et humides \u00eeles Orcades, je me suis trouv\u00e9 repris d'un acc\u00e8s de passion, une de mes passions fondamentales (\u2192 branche un, chap 4), la passion de solitude. Le mois d'ao\u00fbt, bien s\u00fbr, facilite l'exercice de cette passion : la maison ou j'habite presque vide, les rues d\u00e9sertes, le t\u00e9l\u00e9phone, auquel je ne r\u00e9ponds pas, ne sonne gu\u00e8re ; pas d'obligations, ou presque.\n\nMais je me suis isol\u00e9 plus encore qu'il n'\u00e9tait naturel de l'\u00eatre (isolement int\u00e9rieur \u00e0 l'isolement) : je reste des journ\u00e9es enti\u00e8res sans sortir, dans ce lieu \u00e9troit et obscur, volontairement obscur, et volontairement encore obscurci par rapport \u00e0 ma pratique ordinaire, dans ce lieu qui est le mien, vouant mes jours presque uniquement \u00e0 l'avancement de ces pages, qui n'avaient jamais occup\u00e9 jusqu'ici (au moins pendant la composition des deux premi\u00e8res branches achev\u00e9es) que les premi\u00e8res heures d'une matin\u00e9e. Et pourtant, ou peut-\u00eatre bien s\u00fbr, c'est pendant ces jours-ci que je me sens le plus prosateur escargot, et que je ne peux pas vraiment me dire \u00e0 moi-m\u00eame, comme Alceste \u00e0 Orgon : \u00ab le temps ne fait rien \u00e0 l'affaire \u00bb, car pour une partie non secondaire de mon intention, \u00e9crire une prose de m\u00e9moire, une lenteur excessive \u00e0 ma\u00eetriser en phrases les poign\u00e9es brusques de souvenirs que ma m\u00e9ditation, m\u00eame strictement concentr\u00e9e, presque obtuse, sur une seule \u00ab ligne \u00bb, fait s'ouvrir dans ma t\u00eate pleine de p\u00e9nombre ne m'en laisse saisir qu'une tr\u00e8s faible partie. Mais j'insiste.\n\n## 69 Il pleut une pluie de septembre dans la cour de la Sorbonne.\n\nIl pleut une pluie de septembre dans la cour de la Sorbonne. Il pleut sur les verri\u00e8res empoussi\u00e9r\u00e9es des magasins poussi\u00e9reux de la biblioth\u00e8que de la Sorbonne. Je franchis la porte du privil\u00e8ge, celle qui me donne acc\u00e8s \u00e0 ce tr\u00e9sor de livres empruntables par le moyen du pr\u00eat aux professeurs auquel j'ai droit comme appartenant \u00e0 un Grand \u00c9tablissement situ\u00e9 sur le territoire de l'ancienne et d\u00e9pec\u00e9e Universit\u00e9 de Paris, devenu territoire de l'ensemble des \u00e9tablissements universitaires de la r\u00e9gion parisienne.\n\nC'est un droit ancien et menac\u00e9 par la modernisation universelle. Il y a dans ce droit une clause qui m'est particuli\u00e8rement ch\u00e8re : je peux aller chercher moi-m\u00eame les livres qui me plaisent dans les rayons et les emporter chez moi (s'ils ne sont pas exclus du pr\u00eat). Je perdrai ce droit en partant \u00e0 la retraite. Je le perdrai plus t\u00f4t si l'administration de la biblioth\u00e8que de la Sorbonne parvient \u00e0 le supprimer et \u00e0 me chasser de ce refuge, de ce jardin. Je ne perdrai pas (dans ce second cas) le droit \u00e0 l'emprunt, mais celui d'aller rechercher les livres moi-m\u00eame, de les tirer de leur poussi\u00e8re, de les redescendre pour l'enregistrement de mon emprunt (beaucoup plus limit\u00e9 aujourd'hui en temps et nombre (de volumes) qu'autrefois).\n\nMais, direz-vous, ne serait-il pas plus sage, plus confortable (\u00e0 votre \u00e2ge qui plus est) d'en faire une demande, d'attendre patiemment sa venue, sans avoir \u00e0 monter et descendre les \u00e9tages (\u00e0 remonter des sous-sols), \u00e0 vous pencher difficilement vers les rayons les plus bas en d\u00e9chiffrant difficilement les cotes dans la mauvaise lumi\u00e8re, quoique dans l'extraordinaire et enivrante odeur de vieille poussi\u00e8re de vieux papier de vieux livres ? Sans doute. Mais le plaisir du chemin jusqu'au livre est intense. Il donne l'illusion que cette biblioth\u00e8que est v\u00f4tre, puisque dans votre biblioth\u00e8que (dans la mienne) c'est ainsi que l'on va chercher un livre ; personne ne vous l'apporte \u00e0 votre table, ne vous prive de ce rapport personnel, physique, avec lui. Et dans cette grande biblioth\u00e8que devenue momentan\u00e9ment mienne (ou \u00e0 certaines heures je ne rencontre pour ainsi dire personne, sauf, dans un des ascenseurs, quelque magasinier charg\u00e9 d'une pile \u00e9norme de livres r\u00e9clam\u00e9s dans la salle des \u00e9tudiants) se trouvent (ce que la mienne ne contient pas (enfin presque pas)) des livres qui me sont inconnus.\n\nMais la raison peut-\u00eatre la plus forte de mon attachement \u00e0 cette mani\u00e8re si \u00ab obsol\u00e8te \u00bb (selon les raisonnements gestionnaires en vigueur sous nos latitudes) de proc\u00e9der provient d'une variante de ce qu'Aby Warburg appelait le principe du bon voisin. Une biblioth\u00e8que, disait-il en substance, n'est une biblioth\u00e8que digne de ce nom qu'\u00e0 la condition suivante : quand vous allez prendre un livre dans ses rayons, celui dont vous avez r\u00e9ellement besoin n'est pas celui-l\u00e0, mais son voisin. La biblioth\u00e8que de la Sorbonne n'est certes pas une biblioth\u00e8que au sens de Warburg, mais elle est \u00e0 la fois suffisamment vaste et en m\u00eame temps suffisamment petite pour qu'il ne soit pas insens\u00e9, en prenant le temps de regarder \u00ab autour \u00bb du livre qu'on est venu chercher, d'esp\u00e9rer faire des d\u00e9couvertes impr\u00e9vues.\n\nJe ne manque jamais de pratiquer cette version inorthodoxe du principe de Warburg, adapt\u00e9e aux conditions qui sont celles de cette biblioth\u00e8que-l\u00e0, o\u00f9 les co\u00efncidences ne sont pas enti\u00e8rement contingentes mais sont d\u00e9termin\u00e9es par la chronologie, les r\u00e9partitions en domaines du savoir, les pr\u00e9f\u00e9rences et comp\u00e9tences de ceux qui d\u00e9cident des achats.\n\nC'est pourquoi je regarde toujours autour du point o\u00f9 se trouve (ou devrait se trouver, s'il manque, parce que emprunt\u00e9 par un autre usager, ou perdu) le volume correspondant \u00e0 la cote que j'avais not\u00e9e sur mon carnet. Je suis souvent ressorti avec d'autres titres que ceux qui m'avaient amen\u00e9 au troisi\u00e8me sous-sol \u00ab Turgot \u00bb ou au septi\u00e8me \u00e9tage du magasin B, parce que ces nouveaux visages imprim\u00e9s m'ont sembl\u00e9 infiniment plus s\u00e9duisants, indispensables m\u00eame.\n\nCet automne sera le vingt-quatri\u00e8me o\u00f9 je profiterai d'une telle richesse. J'ai p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 pour la premi\u00e8re fois dans les magasins en 1970, en devenant professeur \u00e0 l'universit\u00e9 de Paris-X Nanterre. Quinze ans auparavant, j'y \u00e9tais venu lire Bourbaki.\n\n\u00c9tudiant, il me fallait alors (comme pour les \u00e9tudiants d'aujourd'hui) demander les livres \u00e0 deux \u00ab guichets \u00bb, le A et le B ; et ce me fut une r\u00e9v\u00e9lation, une r\u00e9ponse tardive \u00e0 une interrogation d'autrefois de d\u00e9couvrir, en franchissant la porte d'acc\u00e8s aux rayons, le pourquoi de cette dichotomie dans l'architecture bizarre qui partage la biblioth\u00e8que en deux \u00ab magasins \u00bb, A et B, reli\u00e9s par une passerelle au troisi\u00e8me \u00e9tage (en passant de l'un \u00e0 l'autre, du A vers le B, on traversait une salle principalement peupl\u00e9e de livres russes (\u2192 \u00a7 83), d\u00e9rangeant quelque slaviste aux sourcils ombrageux qui levait un instant la t\u00eate d'un fort in-quarto gris aux caract\u00e8res cyrilliques d'avant 1917, et vous regardait avec malveillance et irritation, pr\u00eat \u00e0 prof\u00e9rer int\u00e9rieurement une mal\u00e9diction comportant une quantit\u00e9 importante d'une lettre fant\u00f4me, l'\u00ab esprit dur \u00bb).\n\n(Un couloir d\u00e9tourn\u00e9, \u00e0 l'autre extr\u00e9mit\u00e9 et \u00e0 la hauteur du deuxi\u00e8me \u00e9tage, colonis\u00e9 par la litt\u00e9rature anglo-am\u00e9ricaine, permettait un deuxi\u00e8me acc\u00e8s au magasin B. C'est l\u00e0 que, m'arr\u00eatant un instant \u00e0 l'entr\u00e9e de ce couloir, je d\u00e9couvris une \u00ab concordance \u00bb des \u0153uvres de Shakespeare (un de ces passionnants, enivrants ouvrages o\u00f9 sont recens\u00e9s, d'une \u0153uvre, toutes les occurrences de tous les mots) qui m'arr\u00eata, debout, un long moment. J'y appris, sans v\u00e9ritable surprise, que \u00ab and \u00bb et \u00ab the \u00bb se trouvaient parmi les mots les plus fr\u00e9quemment employ\u00e9s par le barde de l'Avon (toutes leurs occurrences se trouvaient recens\u00e9es, puisque c'est la r\u00e8gle des concordances). Il m'arriva, pour une \u00e9tude de m\u00e9trique du vers \u00efambique anglais, d'en emprunter les lourds volumes minutieusement, pond\u00e9reusement et germaniquement constitu\u00e9s et de me rendre compte, avec \u00e9nervement, que la restitution des contextes, qui fait tout le charme de ce genre d'ouvrage, avait \u00e9t\u00e9 calcul\u00e9e suivant une formule statistique d'une extr\u00eame efficacit\u00e9, complaisamment d\u00e9taill\u00e9e et justifi\u00e9e linguistiquement en long et en large dans la pr\u00e9face, mais qui ne tenait aucun compte de l'existence d'une certaine unit\u00e9, constitutive d'une forte proportion des \u00e9nonc\u00e9s shakespeariens, \u00e0 savoir le vers. Si le mot recherch\u00e9 se trouvait au milieu d'un vers, on avait une chance moyenne de le retrouver en entier dans la concordance, mais le plus souvent ce n'\u00e9tait pas le cas, et il fallait quand m\u00eame avoir recours au texte, ce dont on \u00e9tait suppos\u00e9, gr\u00e2ce \u00e0 cet outil, pouvoir se dispenser !)\n\n## 70 L'image-m\u00e9moire int\u00e9rieure de la salle de lecture dans la biblioth\u00e8que de la Sorbonne,\n\nL'image-m\u00e9moire int\u00e9rieure de la salle de lecture dans la biblioth\u00e8que de la Sorbonne, que j'ai habit\u00e9e le soir, certains soirs, des premiers mois de 1955 \u00e0 d\u00e9cembre 1959, quand je l'\u00e9voque (et elle vient souvent d'elle-m\u00eame, \u00e0 des moments nocturnes, sans pr\u00e9avis) me saisit le c\u0153ur de nostalgie. L\u00e0 s'est ouvert pour la premi\u00e8re fois, et pour ne plus se refermer ensuite, le monde enchanteur des biblioth\u00e8ques, les savantes comme les publiques. On s'enchante comme on peut. Il y a une ivresse de la lecture de biblioth\u00e8que qui n'est pas celle de la lecture de chambre, de table de travail, de train ou de jardin public, pas moins enchanteresses mais tr\u00e8s diff\u00e9rentes (et je ne m\u00e9lange pas les lectures ; je n'ai pas les m\u00eames lectures en des lieux d'esp\u00e8ces diff\u00e9rentes) (\u2192 \u00a7 84).\n\nLe souvenir de ces heures est associ\u00e9 aux heures du soir, pendant les trois saisons estudiantines (pas l'\u00e9t\u00e9), dans la nuit donc, tomb\u00e9e ou tombante. La salle \u00e9tait ouverte alors jusqu'\u00e0 dix heures (la grande mis\u00e8re des biblioth\u00e8ques universitaires a fait qu'il n'en est plus de m\u00eame aujourd'hui) et, s'il \u00e9tait difficile d'y trouver place \u00e0 la fin de l'apr\u00e8s-midi, il \u00e9tait rare qu'un grand calme studieux ne la sais\u00eet plus tard, quand la majorit\u00e9 de ses lecteurs \u00e9taient partis au cin\u00e9ma, ou retourn\u00e9s dans leurs familles, dans leurs chambres minuscules ou dans les foyers d'\u00e9tudiants.\n\nJ'allais l\u00e0 secr\u00e8tement, sinon clandestinement (en tout cas je ne r\u00e9v\u00e9lais ces visites \u00e0 quiconque). Je n'y rencontrais personne de connaissance. Les \u00e9tudiants math\u00e9maticiens ne venaient pas en ce lieu situ\u00e9 au c\u0153ur m\u00eame, inhospitalier pour eux, de la Sorbonne litt\u00e9raire, l'escalier d'entr\u00e9e (la salle de lecture au premier \u00e9tage) encadr\u00e9 de l'amphi Richelieu d'un c\u00f4t\u00e9, de la salle Louis-Liard, temple des interminables soutenances de th\u00e8se, de l'autre, et de toute fa\u00e7on assez \u00e9loign\u00e9 de l'institut Henri-Poincar\u00e9. Ils fr\u00e9quentaient moutonni\u00e8rement Sainte-Genevi\u00e8ve (n'ayant gu\u00e8re d'autre choix d'ailleurs, sauf les normaliens et les quelques privil\u00e9gi\u00e9s qu'on autorisait \u00e0 grimper jusqu'\u00e0 la biblioth\u00e8que de l'Institut). Or je ne tenais pas \u00e0 \u00eatre vu lisant ce que je lisais, le livre de Topologie g\u00e9n\u00e9rale de Bourbaki.\n\nLe sentiment d'\u00e9tranget\u00e9 et de bonheur que me donne ce souvenir vient aussi de ce que les heures du d\u00e9but de la nuit ne sont pas du tout celles qui me sont famili\u00e8res pour le travail intellectuel. Je me couche t\u00f4t et ne r\u00e9fl\u00e9chis ou \u00e9cris (dans l'obscurit\u00e9 le plus souvent encore) que pendant les heures de l'avant-matin. Comme les moments que j'ai pass\u00e9s l\u00e0 ont \u00e9t\u00e9 de ceux qui m'ont demand\u00e9 un des efforts les plus intenses que j'aie jamais fourni, comme par cette somme continue d'efforts je suis parvenu (une fois n'est pas coutume) au but que je m'\u00e9tais fix\u00e9 en m'y astreignant, j'ai souvent r\u00eav\u00e9 de renouveler une exp\u00e9rience semblable ; en vain ; d'o\u00f9 le regret aigu, et la nostalgie.\n\nUn lieu secret \u00e9tait indispensable. Je ne pouvais dissimuler (et surtout pas \u00e0 moi-m\u00eame) que lire Bourbaki n'\u00e9tait pas exactement ce qui \u00e9tait n\u00e9cessaire pour r\u00e9ussir aux certificats que j'\u00e9tais suppos\u00e9 pr\u00e9parer, et particuli\u00e8rement pas pour Physique g\u00e9n\u00e9rale, dont la trinit\u00e9 fatale, \u00e9lectricit\u00e9, optique, acoustique, m'emplissait d'un ennui irr\u00e9pressible chaque fois que j'essayais de m'en approcher. J'habitais chez mes parents, rue Jean-Menans, dans le dix-neuvi\u00e8me arrondissement, une petite rue proche des Buttes-Chaumont. Ma chambre y \u00e9tait petite, \u00e9troite, et ce n'\u00e9tait gu\u00e8re un endroit propice \u00e0 l'isolement. De plus je n'aurais pu y travailler sur la Topologie sans acheter les plusieurs volumes constituant le livre (qui co\u00fbtaient assez cher ; je n'eus que plus tard la chance d'en d\u00e9couvrir d'occasion quelques fascicules chez Gibert _(of all places !)_ ). Mais la raison essentielle \u00e9tait que j'aurais eu mauvaise conscience. Je n'avais pas moins mauvaise conscience \u00e0 la Sorbonne mais au moins, l\u00e0, ma honte pouvait rester dissimul\u00e9e \u00e0 tous les regards.\n\nJ'avais redoubl\u00e9 encore mon camouflage en laissant vaguement entendre que mes rentr\u00e9es tardives (dont certaines autres \u00e9taient plus ou moins secr\u00e8tes \u00e9galement puisqu'elles avaient un motif sentimental) venaient d'activit\u00e9s politiques, de r\u00e9unions de caf\u00e9 sur un des sujets br\u00fblants de l'heure, le r\u00e9armement de l'Allemagne, par exemple. La mort de Staline et ce qui commen\u00e7ait \u00e0 sortir de dessous le couvercle de la marmite sovi\u00e9tique avait refroidi mon ardeur militante (qui n'avait jamais \u00e9t\u00e9 tr\u00e8s bouillante). Lire Bourbaki avait pris beaucoup plus d'importance, ce qui ne m'emp\u00eachait pas d'avoir aussi \u00e0 ce sujet quelques remords et rendait plus imp\u00e9rieuse encore la n\u00e9cessit\u00e9 de disposer d'un lieu secret pour me livrer \u00e0 une activit\u00e9 presque injustifiable \u00e0 mes propres yeux.\n\nJe sortais parmi les derniers de la biblioth\u00e8que. Dix heures du soir sonnaient dans la cour de la Sorbonne. La cloche de la Sorbonne sonnait comme il y a cinq si\u00e8cles (\u00ab J'ou\u00efs la cloche de Sorbonne \u00bb dit un octosyllabe du _Testament_ de Villon ; moi aussi, mais elle ne m'incitait pas \u00e0 prier, si tant est que Villon ait pri\u00e9 autrement qu'en vers). Je traversais la cour, descendais la rue de m\u00eame nom, le boulevard Saint-Michel apr\u00e8s un bout de rue du Sommerard (\u00e9tait-ce la rue pr\u00e9monitoire de l'insomnie ?), jusqu'au m\u00e9tro. Au changement de la station Gare de l'Est, j'attendais longuement la rame en direction du Pr\u00e9-Saint-Gervais, demi-ligne alors partag\u00e9e avec celle qui va porte de la Villette, qui co\u00efncidait avec elle jusqu'\u00e0 Louis-Blanc (ce qui laissait une chance de r\u00e9tablissement quand on \u00e9tait mont\u00e9, par distraction, dans le mauvais m\u00e9tro (cela m'arrivait parfois)). (Elle a perdu depuis sa dignit\u00e9 de demi-ligne au profit de sa rivale, et n'est plus qu'une ligne 7bis. Heureusement sa d\u00e9ch\u00e9ance ne s'est produite que longtemps apr\u00e8s mon d\u00e9part du dix-neuvi\u00e8me arrondissement. Comment aurais-je pu le supporter ?) Je descendais finalement \u00e0 la station Bolivar, remontais l'avenue Secr\u00e9tan, etc.\n\nSur le quai d'en face, et juste en face de moi pos\u00e9e, pendant les mois universitaires d'au moins deux ann\u00e9es cons\u00e9cutives, presque tous les soirs attendait son m\u00e9tro \u00e0 elle une jeune fille assez belle, un peu dodue, qui avait d'extraordinaires grands yeux violets, d'un violet profond, velout\u00e9, inimaginable, \u00e0 la fois ultraviolets et situ\u00e9s dans le spectre visible, ou presque. Soir apr\u00e8s soir, sur les deux quais parall\u00e8les et quasi d\u00e9serts nous attendions, longuement, moi mon m\u00e9tro, elle le sien.\n\nMalgr\u00e9 tous mes efforts de persuasion muette, malgr\u00e9 l'intensit\u00e9 de mon d\u00e9sir de plonger dans l'immensit\u00e9 des profondeurs violettes de ces admirables yeux, je ne parvenais pas \u00e0 saisir son regard, qui m'ignorait, qui m'ignora toujours, qui toujours, immobile ou en mouvement, pendant les longues attentes du grincement des rames de m\u00e9tro nocturnes et infr\u00e9quentes, inspecta avec conscience toutes les r\u00e9gions de l'espace de la station Gare de l'Est, les bancs avec leurs rares voyageurs, les rails humides, les bouches obscures des tunnels et les murs avec leurs affiches pleines de \u00ab r\u00e9clames \u00bb, partout o\u00f9 je n'\u00e9tais pas, sans jamais une fois, m\u00eame pas un instant, daigner m'illuminer d'un seul des rayons violets, l'alpha et l'om\u00e9ga de mon d\u00e9sir, qu'elle dispensait si g\u00e9n\u00e9reusement \u00e0 tant d'objets indiff\u00e9rents du monde (\u2192 \u00a7 85). Je demeurai infiniment absent de son champ de vision, parfaitement d\u00e9coup\u00e9 dans l'espace par la propri\u00e9t\u00e9 d'\u00eatre \u00ab le sous-espace (tristement) ouvert, compl\u00e9mentaire de l'adh\u00e9rence de l'ensemble des points \u00bb o\u00f9 elle ne regarda pas. Puis elle changea d'horaires et disparut. Mais entre-temps j'avais compris la Topologie.\n\n## 71 Je m'asseyais dans la salle de lecture du c\u00f4t\u00e9 des fen\u00eatres\n\nJe m'asseyais dans la salle de lecture du c\u00f4t\u00e9 des fen\u00eatres et le plus loin possible, sur la droite, de l'entr\u00e9e (je pourrais vous montrer la place exacte ; je la regarde parfois en passant, quand je me rends au service du pr\u00eat aux professeurs). Quand je venais un peu t\u00f4t, n'\u00e9tant pas rentr\u00e9 d\u00eener chez mes parents mais ayant aval\u00e9 quelque nourriture inf\u00e2me (r\u00e9ellement inf\u00e2me ; ce que je vous dis est vrai) dans l'un des restaurants dits universitaires (\u00ab resto-U \u00bb) les plus voisins (le plus proche \u00e9tait rue de M\u00e9dicis), il me fallait parfois attendre debout qu'une place se lib\u00e8re, puis que celle que je d\u00e9sirais, sensible au confort de l'habitude, se lib\u00e8re \u00e0 son tour.\n\nLa premi\u00e8re chose qui me frappe aujourd'hui en ouvrant un exemplaire de ce fascicule de Topologie (un exemplaire identique (\u00e0 l'exception des marques propres de son appartenance \u00e0 la biblioth\u00e8que, la reliure et la cote) \u00e0 celui que j'ai lu, qui est de la deuxi\u00e8me \u00e9dition), c'est que la plus significative distance, avant m\u00eame tout abord du contenu, avec la totalit\u00e9 des livres que j'avais jusque-l\u00e0 tenus dans les mains \u00e9tait de nature typographique.\n\nPour atteindre aux premiers mots du texte proprement dit, il fallait descendre une \u00e9chelle de titres, sous-titres et sous-sous-titres, hi\u00e9rarchis\u00e9e de corps diminuants et d'une glissade dans la page, mais aussi surmarqu\u00e9e de distinctions param\u00e9triques o\u00f9 intervenaient l' _italique_ et l'ordinaire, le **gras** et le maigre, les PETITES et GRANDES capitales, sans oublier les indications num\u00e9riques, en chiffres romains ou arabes, marquant des subdivisions, des retraits ou avanc\u00e9es dans la ligne, des ponctuations, des alphabets (grec, latin, gothique...)...\n\nDu grand titre imposant :\n\nTOPOLOGIE G\u00c9N\u00c9RALE\n\non passait \u00e0 :\n\nCHAPITRE 1 STRUCTURES TOPOLOGIQUES\n\npuis \u00e0 :\n\n**\u00a7 1 Ensembles ouverts ; voisinages ; ensembles ferm\u00e9s**\n\net \u00e0 :\n\n**_1. Ensembles ouverts_**\n\n(je simplifie beaucoup), pour arriver enfin apr\u00e8s ce slalom descendant de l'\u0153il \u00e0 la\n\nD\u00c9FINITION 1, que suivaient seulement alors les premiers mots du texte proprement dit.\n\nLes choix de telles distinctions avaient \u00e9t\u00e9 longuement et m\u00fbrement pes\u00e9s pour obtenir toute la \u00ab pr\u00e9cision n\u00e9cessaire \u00bb dans la vis\u00e9e p\u00e9dagogique, jamais oubli\u00e9e, du Trait\u00e9. Mais il est vrai qu'une certaine esth\u00e9tique s'y associe, visible comme en filigrane, qui fait irr\u00e9sistiblement penser \u00e0 celle des excellents \u00e9l\u00e8ves d'\u00e9cole primaire (\u00e0 l'ancienne, aux temps du certificat d'\u00e9tudes) ou de leurs instituteurs (\u00e0 l'ancienne \u00e9galement : je pense aux cahiers mod\u00e8les d'apprentissage de la lecture et de l'\u00e9criture que pour nous (nous, ses petits-enfants) pr\u00e9parait mon grand-p\u00e8re). Quand je r\u00e9ussis enfin \u00e0 ma\u00eetriser la substance de ces volumes, je fus du coup conduit \u00e0 leur accorder une intense beaut\u00e9 (une r\u00e9surgence tardive de cette admiration m'a fait accueillir avec d\u00e9lices les ressources de mon \u00ab traitement de texte \u00bb, qui me propose une all\u00e9chante profusion ornementale, \u00e0 laquelle je ne sais pas r\u00e9sister (\u00ab malheureusement \u00bb, dit Marie, et pensent aussi certains de mes amis)).\n\nApr\u00e8s D\u00c9FINITION 1, je lisais, avec r\u00e9v\u00e9rence :\n\n**_Un ensemble O de parties d'un ensemble E d\u00e9finit sur E une structure topologique_ (ou plus bri\u00e8vement une topologie) _s'il poss\u00e8de les propri\u00e9t\u00e9s suivantes_ (dites axiomes des structures topologiques) _:_**\n\n**(O** I **) _Toute r\u00e9union d'ensembles de O est un ensemble de O._**\n\n**(O** II **) _Toute intersection finie d'ensembles de O est un ensemble de O._**\n\n**_Les ensembles de O sont appel\u00e9s ensembles ouverts de la structure topologique d\u00e9finie par O._**\n\n**D \u00c9FINITION 2. On appelle espace topologique un ensemble muni d'une structure topologique ; ses \u00e9l\u00e9ments sont alors appel\u00e9s points.**\n\nPuis on tournait la page.\n\nJ'ai lu et relu d'innombrables fois ces d\u00e9finitions, toute cette premi\u00e8re page et les pages suivantes, sans rien comprendre, litt\u00e9ralement sans rien comprendre (\u2192 \u00a7 87). Mais je n'ai pris que peu \u00e0 peu conscience du fait que la difficult\u00e9 essentielle venait non d'une extr\u00eame imp\u00e9n\u00e9trabilit\u00e9 du sujet (ce n'est certes pas le cas) ni d'une incapacit\u00e9 cong\u00e9nitale de ma part \u00e0 le comprendre (heureusement), mais de ce que je ne savais pas lire.\n\nJe m'explique : je n'avais jamais lu un livre de math\u00e9matique quel qu'il soit. L'enseignement des classes pr\u00e9paratoires \u00e9tait oral, oraux aussi le peu de cours que j'avais \u00e9cout\u00e9s \u00e0 l'IHP. Or aucun des deux types de lecture dont j'avais l'habitude, celle des romans et celle de la po\u00e9sie, ne pouvait me servir pour p\u00e9n\u00e9trer la topologie \u00e9crite.\n\nLe mode de lecture romanesque, l'extr\u00eame rapidit\u00e9 qui m'\u00e9tait coutumi\u00e8re depuis l'enfance pour la d\u00e9voration des romans, ne pouvait \u00e0 l'\u00e9vidence pas me servir dans ces circonstances nouvelles. En passant rapidement sur une douzaine de pages, je ne retrouvais absolument pas le fil d'une narration. Si le discours bourbakiste de la topologie \u00e9tait une narration (il l'\u00e9tait, en un sens), cette narration n'\u00e9tait d'aucun type \u00e9prouv\u00e9 par moi jusqu'alors.\n\nRestait la po\u00e9sie. Or je lisais la po\u00e9sie non avec une lenteur r\u00e9flexive (celle qui aurait \u00e9t\u00e9 n\u00e9cessaire en l'occurrence mais dont j'ignorais la pratique) mais avec rapidit\u00e9 (comme pour le roman). Cependant (\u00e0 la diff\u00e9rence de ce qui se passait pour la prose) je relisais la po\u00e9sie sans cesse jusqu'au point (si le po\u00e8me en valait pour moi la peine) d'une r\u00e9appr\u00e9hension de tous ses \u00e9l\u00e9ments au pr\u00e9sent, dans la simultan\u00e9it\u00e9 du temps int\u00e9rieur (avec quelque fragmentation (regrettable) si le po\u00e8me \u00e9tait long). (Je lisais beaucoup de po\u00e9sie ; je lis encore la po\u00e9sie de cette mani\u00e8re.) Je me mis donc, et sans r\u00e9fl\u00e9chir, \u00e0 lire les paragraphes du chapitre 1 du livre de Topologie comme s'il s'agissait d'une s\u00e9quence de po\u00e8mes.\n\n## 72 J'ai mis longtemps, tr\u00e8s longtemps \u00e0 admettre que je ne pourrais progresser dans ma lecture\n\nJ'ai mis longtemps, tr\u00e8s longtemps \u00e0 pressentir, puis \u00e0 admettre que je ne pourrais progresser dans ma lecture qu'en m'exer\u00e7ant \u00e0 la lenteur, en me refusant les curiosit\u00e9s de l'anticipation, les paresses du glissement sur des zones rest\u00e9es obscures. Malgr\u00e9 tout, quelque chose de la lecture de po\u00e9sie ne disparut pas ; \u00e0 la fin, je savais le livre, mot pour mot, presque par c\u0153ur.\n\nJe le recopiais page apr\u00e8s page sur un cahier que je ramenais avec moi dans le m\u00e9tro, puis je me le r\u00e9citais, page apr\u00e8s page, dans ma chambre, dans la rue, sur les bancs du jardin du Luxembourg, comme si ce texte avait \u00e9t\u00e9 celui du _Julius Caesar_ de Shakespeare, du _Paradise Lost_ de Milton, du _Childe Harold_ de lord Byron ou du _Rape of the Lock_ de Pope que j'avais \u00e9tudi\u00e9s (de cette mani\u00e8re, en les apprenant quasi par c\u0153ur) pour le certificat de Litt\u00e9rature de ma licence d'anglais.\n\nC'est avec une extr\u00eame m\u00e9fiance que j'en vins \u00e0 me hasarder \u00e0 redire ces encha\u00eenements raisonnables autrement, \u00e0 les r\u00e9sumer, \u00e0 les paraphraser, \u00e0 en venir \u00e0 l'id\u00e9e que la math\u00e9matique est paraphrasable (que c'est peut-\u00eatre ce qu'il y a de plus et de plus ind\u00e9finiment paraphrasable), en cela situ\u00e9e \u00e0 une distance maximale de la po\u00e9sie (\u2192 \u00a7 88).\n\nPlus tard encore, j'osai me confronter aux indispensables exercices. Le mode d'emploi m'avait pr\u00e9venu que je ne pourrais pas m'en passer : **_\u00ab Les exercices sont destin\u00e9s... \u00e0 permettre au lecteur de v\u00e9rifier qu'il a bien assimil\u00e9 le texte... ils peuvent \u00eatre omis en premi\u00e8re lecture ; mais on recommande \u00e0 l'\u00e9tudiant de les r\u00e9soudre, en tout cas, en deuxi\u00e8me lecture. Les plus difficiles sont marqu\u00e9s du signe_ \u00b6 _\u00bb_** (tel le \u00ab drapeau \u00bb qui interdit la baignade sur les plages). J'attendis plus longtemps encore avant de m'attaquer \u00e0 un exercice \u00e0 \u00ab drapeau \u00bb. Il me parut simple. Je compris ensuite que ma solution \u00e9tait fausse. Je recommen\u00e7ai. Dans un ou deux cas, j'eus, en tremblant un peu, recours aux lumi\u00e8res de Choquet (un de ces \u00e9nonc\u00e9s \u00e9tait faux ; j'en fus scandalis\u00e9). \u00c0 la fin, j'en vins enti\u00e8rement \u00e0 bout.\n\nJamais, par la suite, je ne rencontrai plus de difficult\u00e9s insurmontables dans la lecture d'un fascicule du Trait\u00e9, exercices compris (\u2192 \u00a7 89). J'en conclus (un peu rapidement et tr\u00e8s pr\u00e9somptueusement) que rien en math\u00e9matiques n'\u00e9tait (et ne m'\u00e9tait) en soi incompr\u00e9hensible. Je pourrais tout comprendre. Le mot \u00ab pourrais \u00bb, dans le contexte d'un r\u00e9cit d'\u00e9v\u00e9nements du pass\u00e9, est ambigu. Il peut d\u00e9signer un futur, il peut d\u00e9signer un conditionnel. Je n'avais pris une mesure exacte, en ces ann\u00e9es o\u00f9 je m'enchantai de mes progr\u00e8s, ni de l'immensit\u00e9 que repr\u00e9sentaient les math\u00e9matiques r\u00e9ellement existantes, ni de la rapidit\u00e9 de leur \u00e9volution, non seulement quantitative (l'accumulation des r\u00e9sultats nouveaux) mais surtout qualitative (les changements de \u00ab point de vue \u00bb sur les objets...).\n\nDe plus, ma compr\u00e9hension n'\u00e9tait que l'assimilation d'un expos\u00e9, sinon parfait, du moins remarquablement pens\u00e9 et organis\u00e9, de quelques secteurs (\u00e0 un niveau finalement relativement \u00e9l\u00e9mentaire) des math\u00e9matiques ensemblistes dans une perspective particuli\u00e8re, celle de Bourbaki.\n\nMais n'anticipons pas : la prise de conscience brutale de cet \u00e9tat de choses, g\u00e9n\u00e9ratrice pour moi d'une crise s\u00e9rieuse dans mes rapports avec la math\u00e9matique, est, \u00e0 ce point de mon r\u00e9cit, dans le futur impr\u00e9visible. En outre, elle ne concerne que tangentiellement ce dont je veux commencer (je ne ferai que commencer) \u00e0 parler ici, qui n'est ni la math\u00e9matique elle-m\u00eame, ni le d\u00e9tail de ma biographie de math\u00e9maticien, mais la contribution d'une certaine vision de la math\u00e9matique \u00e0 un **Projet** , un projet de po\u00e9sie et de roman.\n\nIl est clair que Bourbaki, que ma lecture acharn\u00e9e de Bourbaki a \u00e9t\u00e9 une condition n\u00e9cessaire \u00e0 la conception m\u00eame de mon **Projet** , m\u00eame si, comme on verra (?), le mod\u00e8le dont celui-ci s'inspira peut \u00eatre consid\u00e9r\u00e9 comme antibourbakiste (parall\u00e8lement, dirais-je, la conception de la po\u00e9sie qui s'imposa \u00e0 moi \u00e9tait antisurr\u00e9aliste). Mais l'influence bourbakiste, indirecte, d\u00e9tourn\u00e9e de sa fonction propre, s'est exerc\u00e9e de plusieurs autres fa\u00e7ons. Je ne parlerai pas, ici et maintenant, de son r\u00f4le dans une r\u00e9flexion sur la distinction pour moi toujours op\u00e9ratoire (peut-\u00eatre m\u00eame de plus en plus) entre prose & po\u00e9sie.\n\nUn \u00e9v\u00e9nement en soi contingent, le fait de commencer plut\u00f4t par le livre de Topologie g\u00e9n\u00e9rale, entra\u00eenant le deuxi\u00e8me fait que c'est dans ce livre et avec une intensit\u00e9 d'illumination d\u00e9croissante de chapitre en chapitre, donnant ainsi au tout premier une importance disproportionn\u00e9e \u00e0 la richesse et \u00e0 la profondeur math\u00e9matiques de ce qu'il expose, que s'est offerte pour moi la cl\u00e9 d'une compr\u00e9hension (avec toutes les restrictions que je viens de dire, cependant r\u00e9elle), cet \u00e9v\u00e9nement m'appara\u00eet aujourd'hui comme responsable non seulement d'une grande partie de ma vision du **Projet** et du roman qui devait l'accompagner, **Le Grand Incendie de Londres** , mais aussi et plus explicitement cette fois de ce que j'en suis venu \u00e0 \u00e9crire sur leurs ruines, **'le grand incendie de londres'** (entre guillemets), en tant qu'il s'agit d'une esp\u00e8ce de Trait\u00e9 de M\u00e9moire.\n\n## 73 Le titre que j'ai donn\u00e9 \u00e0 ce chapitre, Filtre des voisinages,\n\nLe titre que j'ai donn\u00e9 \u00e0 ce chapitre, Filtre des voisinages, d\u00e9signe, et r\u00e9sume, toute la famille de souvenirs associ\u00e9s au premier mouvement du r\u00e9cit bourbakiste contenu dans le livre de Topologie. Bien s\u00fbr il n'est pas le plus important du point de vue des r\u00e9sultats math\u00e9matiques, il ne constitue qu'un d\u00e9but, il n'introduit que des notions tr\u00e8s g\u00e9n\u00e9rales m\u00eame si elles sont fondamentales. Il faut arriver au chapitre 10 et dernier pour pouvoir lire des d\u00e9veloppements d\u00e9j\u00e0 plus significatifs. Tout cela est vrai mais ce n'est pas du tout cet aspect qui m'importe.\n\nLa notion de **filtre** , comme l'indiquait de mani\u00e8re appuy\u00e9e la note historique du chapitre, donnait \u00e0 l'expos\u00e9 son cachet proprement bourbakiste : **_\u00ab Avec Hausdorff (en 1914),_** lisais-je, **_commence la topologie g\u00e9n\u00e9rale telle qu'on l'entend aujourd'hui... reprenant la notion de voisinage... il sut choisir, parmi les axiomes de Hilbert sur les voisinages dans le plan, ceux qui pouvaient donner \u00e0 sa th\u00e9orie \u00e0 la fois toute la pr\u00e9cision et toute la g\u00e9n\u00e9ralit\u00e9 d\u00e9sirables... le chapitre o\u00f9 il en d\u00e9veloppe les cons\u00e9quences est rest\u00e9 un mod\u00e8le de th\u00e9orie axiomatique, abstraite mais d'avance adapt\u00e9e aux applications..._** (Ici Bourbaki ne parle pas seulement en fait de Hausdorff mais de son propre expos\u00e9, il en est tr\u00e8s fier d'ailleurs (\u00e0 juste titre je pense).) **_Enfin, l'introduction des filtres par Henri Cartan est venue, gr\u00e2ce au th\u00e9or\u00e8me des ultrafiltres, achever d'\u00e9clairer et de simplifier la th\u00e9orie. \u00bb_**\n\nC'est ici que le mot **filtre** , et l'image qu'aussit\u00f4t il \u00e9voque, vient s'interposer entre la topologie telle qu'elle est (si tant est qu'on puisse le dire avec certitude ; mais, pour les besoins de mon r\u00e9cit, \u00e0 la minute pr\u00e9sente, je peux faire sans mal une telle hypoth\u00e8se et convenir, en paraphrasant l'\u00e9v\u00eaque Butler : \u00ab la topologie est ce qu'elle est et n'est pas ce qu'elle n'est pas \u00bb), entre la topologie donc et le souvenir persistant que j'en ai gard\u00e9.\n\nCela veut dire qu'il ne m'\u00e9tait pas possible alors, qu'il ne m'est pas possible encore aujourd'hui de ne pas voir ces filtres, et surtout de ne pas les voir comme li\u00e9s, et m\u00eame surimpos\u00e9s \u00e0 une repr\u00e9sentation mentale de ces objets exasp\u00e9rants qu'\u00e9taient les caf\u00e9s-filtres des caf\u00e9s. C'\u00e9taient des objets dont la mat\u00e9rialit\u00e9 s'imposait d'une mani\u00e8re imp\u00e9rialiste \u00e0 mon appareil sensoriel, en raison de ma maladresse, alors sp\u00e9cialement manifeste dans le maniement des ustensiles de toute sorte.\n\nJe pense tout particuli\u00e8rement \u00e0 la lenteur g\u00e9n\u00e9rale de l'\u00e9coulement de leur contenu, cette soupe brun\u00e2tre qualifi\u00e9e sans honte de caf\u00e9, qui m'amenait \u00e0 les saisir, en d\u00e9pit de toutes mes exp\u00e9riences ant\u00e9rieures, avant l'ach\u00e8vement du trajet de haut en bas du liquide et par cons\u00e9quent \u00e0 me br\u00fbler les doigts ; puis \u00e0 me br\u00fbler la langue en essayant de m'en d\u00e9barrasser trop t\u00f4t en les buvant. Je les vois et je vois aussit\u00f4t quelque chose comme une ic\u00f4ne d'espace topologique, une sorte de grande prairie de \u00ab points \u00bb, chacun plac\u00e9 au-dessous d'une tasse-filtre (\u2192 \u00a7 90), son \u00ab filtre de voisinages \u00bb (dans la terminologie bourbakiste) et en recevant goutte \u00e0 goutte sa nature (\u00eatre par exemple un point d'un espace connexe ou totalement \u00e9parpill\u00e9 ; \u00eatre \u00ab s\u00e9par\u00e9 \u00bb de ses voisins selon une des modalit\u00e9s hi\u00e9rarchis\u00e9es des axiomes dits \u00ab de s\u00e9paration \u00bb, etc.).\n\nL'image alors s'amplifiait, se d\u00e9multipliait, s'\u00e9loignant de plus en plus des terrasses possibles de caf\u00e9s r\u00e9els pour donner naissance \u00e0 quelque chose comme un \u00e9chafaudage, une superposition magique d'une quantit\u00e9 ind\u00e9termin\u00e9e (\u00e9ventuellement infinie) de filtres, en communication deux \u00e0 deux et laissant passer de plus en plus difficilement une quintessence caf\u00e9i\u00e8re de plus en plus pure.\n\nLes plus parfaits de ces \u00eatres singuliers \u00e9taient ceux qui \u00ab convergeaient vers une limite \u00bb (\u2192 \u00a7 91), qui \u00ab tendaient \u00bb (dot\u00e9s par le discours topologique de quelque chose comme une singuli\u00e8re volition, une force int\u00e9rieure, un \u00ab impetus \u00bb), vers un point limite imaginable (imagin\u00e9 par moi) comme une sorte de grain de caf\u00e9 liquide concentr\u00e9 infiniment dans la soucoupe d'un espace.\n\nCette image donnait \u00e0 l'id\u00e9e de point une tout autre repr\u00e9sentation que celle de la g\u00e9om\u00e9trie \u00e9l\u00e9mentaire scolaire et elle s'est pour moi enti\u00e8rement susbtitu\u00e9e \u00e0 la premi\u00e8re.\n\nEt je ne vous parlerai pas des divins et singuliers ultrafiltres.\n\n## 74 L'image du point g\u00e9om\u00e9trique avait chang\u00e9 dans l'espace int\u00e9rieur de mon imagination-m\u00e9moire\n\nL'image du point g\u00e9om\u00e9trique avait chang\u00e9 dans l'espace int\u00e9rieur de mon imagination-m\u00e9moire ; l'image de tout point, ou plus exactement de l'entourage d'un point (le \u00ab point \u00bb lui-m\u00eame \u00e9tant, toujours, inimaginable et son image propre \u00ab approch\u00e9e \u00bb seulement comme trace laiss\u00e9e par la premi\u00e8re imposition de la pointe d'un crayon taill\u00e9e tr\u00e8s fine par un taille-crayon quasi parfait sur une feuille de papier elle-m\u00eame quasi parfaite), avait \u00e9t\u00e9 ainsi s\u00e9rieusement transform\u00e9e ; et cela \u00e9tait vrai non seulement pour le point de la ligne, celui du plan ou de l'espace ordinaire ou celui encore de ces espaces peu ma\u00eetrisables par le regard conscient (l'espace int\u00e9rieur de notre m\u00e9moire a une topologie bien diff\u00e9rente de celle de l'espace dit euclidien), tel que l'espace-temps minkowskien ou les mythiques espaces \u00e0 n ou m\u00eame une infinit\u00e9 de dimensions (les espaces fonctionnels, l'espace de Hilbert...) ; mais c'\u00e9tait aussi le cas, je dirais m\u00eame plus encore, pour l'id\u00e9e de point du temps qu'est l'instant.\n\nOr la math\u00e9matique classique \u00e0 laquelle j'\u00e9tais habitu\u00e9, ses applications physiques et m\u00e9caniques que je n'ignorais pas enti\u00e8rement (les \u00e9quations diff\u00e9rentielles par exemple et leurs rapports avec les mouvements des corps, c\u00e9lestes ou pas) donnait un r\u00f4le important, privil\u00e9gi\u00e9, \u00e0 une vision du temps strictement et totalement assimil\u00e9 (\u00e0 la suite de Newton et sans modification, du moins pour les parties \u00e9l\u00e9mentaires, ordinaires du monde sublunaire, par la relativit\u00e9) \u00e0 un ensemble de points, les instants, dispos\u00e9s sur une grande droite infinie (\u00e9ternelle) (born\u00e9e selon le cas d'un ou deux points \u00e0 l'infini par compactification, cette fermeture de l'univers) munie d'une structure topologique\n\n(dont l'expos\u00e9 bourbakiste me donnait une construction (et plus tard d'autres dites \u00ab \u00e9quivalentes \u00bb), celle du \u00ab continu \u00bb, indiff\u00e9remment identifi\u00e9 \u00e0 un corps de nombres, les \u00ab nombres r\u00e9els \u00bb, et \u00e0 une droite o\u00f9 s'entassaient une quantit\u00e9 surabondamment infinie de points (qu'on ne pouvait m\u00eame pas penser \u00ab \u00e9num\u00e9rer \u00bb ; qu'on pouvait seulement penser d\u00e9montrer pouvoir mettre les uns apr\u00e8s les autres dans un \u00ab bon ordre \u00bb mais sans pouvoir dire lequel)). Tout cela \u00e9tait beau, \u00e9trange, \u00e9blouissant ; m'\u00e9blouissait ; et pourtant ne me satisfaisait pas (\u2192 \u00a7 92).\n\nCar dans ce cas les filtres de voisinages qu'il fallait consid\u00e9rer autour d'un point \u00e9taient infiniment minces, aplatis, puisque tout se passait \u00ab en ligne \u00bb ; et je ne pus jamais les relier sans effort \u00e0 mon image premi\u00e8re (ancr\u00e9e en moi ant\u00e9rieurement \u00e0 la d\u00e9couverte de leur nature dans le cas du temps \u00ab r\u00e9el \u00bb puisque, dans l'expos\u00e9 hi\u00e9rarchis\u00e9 du livre, des topologies plus g\u00e9n\u00e9rales, plus pauvres de structure, mais bien plus vastes, vari\u00e9es, bien plus \u00e9tranges, m'avaient \u00e9t\u00e9 pr\u00e9sent\u00e9es d'abord (exactement \u00e0 l'inverse du chemin suivi par Choquet commen\u00e7ant par les espaces \u00e0 distances, les espaces m\u00e9triques et l'espace dit r\u00e9el, dont le nom propre, kafka\u00efen, est **R** )).\n\nDe plus les axiomes de s\u00e9paration des points de cette droite du temps et des espaces \u00e0 n dimensions munis de distances (m\u00eame celle des beaux espaces ultram\u00e9triques o\u00f9, comme dans certaines topologies divines, \u00ab la circonf\u00e9rence est partout et le centre (parce que aussi possiblement partout) n'est nulle part \u00bb) isolaient dans ma vision les points les uns des autres d'une mani\u00e8re beaucoup trop d\u00e9cid\u00e9e, trop draconienne pour mes imaginations.\n\nJ'avais un faible pour une s\u00e9paration plus faible, celle des espaces accessibles satisfaisant \u00e0 l'axiome de Fr\u00e9chet :\n\nP **our tout couple de points distincts, il existe un voisinage de l'un qui ne contient pas l'autre**.\n\nLe charme de cet axiome venait du fait qu'il se pouvait, dans un tel espace que, pour certains de ses couples de points, chacun des voisinages de l'un des points de tels couples rencontre n\u00e9cessairement l'un des voisinages de l'autre et qu'ils se trouvent ainsi enchev\u00eatr\u00e9s l'un \u00e0 l'autre par la topologie de leur espace, leur monde. C'est, je crois, ce qui se passe dans la m\u00e9moire, dans la difficile s\u00e9paration des souvenirs (\u2192 \u00a7 93).\n\n(L'axiome dit (par Bourbaki) de Fr\u00e9chet m'\u00e9tait par ailleurs sp\u00e9cialement cher parce que j'avais, en vacances dans un endroit \u00e0 la fois d\u00e9licieux et modeste de ce temps-l\u00e0 qui s'appellait \u00ab La Messugui\u00e8re \u00bb, pr\u00e8s de Grasse, fait la connaissance de son inventeur, pionnier de la topologie, alors un tr\u00e8s vieux monsieur extr\u00eamement courtois et sympathique, et ce fait donnait \u00e0 mes yeux \u00e0 cet axiome une grande valeur sentimentale.)\n\nLa pauvret\u00e9 m\u00eame des contraintes initiales pesant sur les espaces de la topologie, si elle avait \u00e9videmment besoin d'\u00eatre rapidement abandonn\u00e9e pour s'approcher des v\u00e9ritables richesses math\u00e9matiques des objets (les nombres r\u00e9els, complexes, etc.), \u00e9tait au contraire une condition essentielle pour pouvoir se repr\u00e9senter le temps et l'espace int\u00e9rieurs, ce temps et cet espace qui sont en nous, dans et par notre m\u00e9moire ; et il faut en fait se les repr\u00e9senter comme tr\u00e8s diff\u00e9rents de la vision ordinaire (ainsi que je pense aujourd'hui qu'ils sont). Notre repr\u00e9sentation consciente n'est qu'une vision externe impos\u00e9e depuis l'enfance, renforc\u00e9e par la langue et les savoirs (et sans doute peu conforme elle-m\u00eame \u00e0 une r\u00e9alit\u00e9).\n\nAssis \u00e0 ma place (au fond droit de la salle, \u00e0 l'extr\u00eame gauche dans la derni\u00e8re rang\u00e9e, ayant la fen\u00eatre \u00e0 ma gauche et le mur en face de moi), le livre de Topologie ouvert, j'emplissais d'une f\u00e9erie topologique l'air noir de la cour sorbonnale pressant la vitre des fen\u00eatres. Mes souvenirs ont compos\u00e9 de tous ces soirs un seul moment, que ma m\u00e9moire a voulu sans d\u00e9faut.\n\nC'est l\u00e0 que prudemment, obstin\u00e9ment, pauvrement, lentement, j'ai commenc\u00e9 \u00e0 comprendre de la math\u00e9matique. C'est l\u00e0 que, sans le savoir, j'ai commenc\u00e9 autre chose qu'un simple labeur lin\u00e9aire de compr\u00e9hension : parce que la compr\u00e9hension n\u00e9cessite, pour ne pas rester superficielle, cette confrontation avec l'inconnu math\u00e9matique, qu'on appelle \u00ab recherche \u00bb. Je m'y suis attach\u00e9 des ann\u00e9es, non moins lentement, pauvrement, obstin\u00e9ment, prudemment. Et c'est de l\u00e0 que plus tard, imprudemment, pauvrement, lentement, mais non moins obstin\u00e9ment, j'ai imagin\u00e9 de faire servir mon peu de compr\u00e9hension math\u00e9matique \u00e0 une autre intention, que lentement, prudemment, obstin\u00e9ment, j'ai entrepris maintenant de dire, sous plusieurs modes, sous l'\u00e9clairage divers, oblique, incertain, h\u00e9sitant de ma m\u00e9moire.\n\n# Incises du chapitre 3\n\n## 75 (\u00a7 64) un paradoxe de la conviction, plus connu en logique comme paradoxe de Lewis Carroll\n\nLewis Carroll pr\u00e9sente son paradoxe sous forme d'un dialogue : \u00ab What the Tortoise Said to Achilles \u00bb. Je l'ai transform\u00e9 ici en une petite pi\u00e8ce de th\u00e9\u00e2tre en trois actes, o\u00f9 le th\u00e8me de la discussion est naturellement associ\u00e9 aux protagonistes (ce que Lewis Carroll ne fait pas (et c'est dommage, il me semble), les faisant discuter de ce que la Tortue appelle \u00ab that beautiful First Proposition of Euclid \u00bb (elle concerne des triangles)).\n\n**Comment la Tortue combattit Achille**\n\nPersonnages : Mr Goodman ; Achille ; la Tortue ; Ottoline, la serveuse du salon de th\u00e9 ; le Li\u00e8vre ; deux juges de touche : Carnot un et Carnot deux, canards ; deux chronom\u00e9trices : Co\u00eao\u00fb un, Co\u00eao\u00fb deux, mouettes.\n\nSc\u00e8ne no 0, ou prologue\n\nMonsieur Goodman :\n\nJe m'\u00e9tais rendu ce jour-l\u00e0 \u00e0 Cambridge, pour y assister au cours du fameux philosophe W, et je me promenais au bord de la Cam. On \u00e9tait en mai, c'\u00e9tait un jour d\u00e9licieux et polyphonique. Une vol\u00e9e de futurs prix Nobel s'\u00e9tait abattue sur la rivi\u00e8re et \u00ab puntait \u00bb n\u00e9gligemment en compagnie de d\u00e9licieuses (ou d\u00e9licieux) \u00ab undergraduates \u00bb. Je me souvins de ma jeunesse et m'assis, plein de nostalgie, sur la pelouse du College o\u00f9 je me trouvais invit\u00e9. Le soleil \u00e9tait si tendrement solaire, l'herbe si doucement herbale, et les canards, des gentlemen comme toujours, conf\u00e9raient si discr\u00e8tement autour de moi que je m'endormis. Dormant, il me sembla entendre des voix \u00e0 mon oreille et ouvrant les yeux, du moins \u00e0 ce qu'il me sembla dormant, j'aper\u00e7us Achille et la Tortue.\n\nAchille avait rev\u00eatu son armure et arborait les couleurs de son College ; la Tortue, elle, \u00e9tait habill\u00e9e, modestement, en Tortue.\n\n**Acte I**\n\nAchille :\n\n\u00c0 quoi bon, ch\u00e8re amie, affronter le d\u00e9shonneur d'une humiliante d\u00e9faite ? Tu sais bien que je cours plus vite que toi. Ne crois-tu pas qu'il serait plus raisonnable de renoncer \u00e0 ton d\u00e9fi absurde ? Tu sais que je n'aurais aucun mal \u00e0 te rattraper \u00e0 la course. Allons plut\u00f4t de ce pas boire ensemble une excellente tasse de th\u00e9 accompagn\u00e9e de scones \u00e0 la confiture de myrtilles surmont\u00e9s de \u00ab cornish clotted cream \u00bb, la cr\u00e8me \u00e9paisse de Cornouailles.\n\nLa Tortue :\n\nVolontiers ; bien que les scones et la cr\u00e8me de Cornouailles ne soient pas encore invent\u00e9s, il s'en faut de plus de deux mille ans. Asseyons-nous \u00e0 cette table.\n\nAchille :\n\nTea for two.\n\nOttoline (la serveuse) :\n\nAnd two for tea ; that's the life for Bertie and me.\n\nAchille :\n\nScones.\n\nOttoline :\n\nWith blueberry jam, and cornish clotted cream, I suppose ?\n\nAchille :\n\nYes, please.\n\nOttoline :\n\nVous arrivez du Continent ?\n\nAchille :\n\nNous venons de Gr\u00e8ce.\n\nLa Tortue :\n\nDe la Gr\u00e8ce classique, s'il vous pla\u00eet.\n\nOttoline :\n\nMais dans ce cas, n'\u00eates-vous pas des philosophes ? Bertrand (c'est mon amant) dit que les Grecs classiques ont invent\u00e9 la philosophie sur les bords de la mer \u00c9g\u00e9e. C'est vrai que Madame a une t\u00eate philosophique.\n\nLa Tortue :\n\nVous \u00eates bien aimable.\n\nOttoline :\n\nL'autre jour, Bertrand, en remontant sur son v\u00e9lo (il vient toujours me voir \u00e0 v\u00e9lo, \u00e7a le stimule, il n'a pas beaucoup d'exp\u00e9rience de l'adult\u00e8re), au lieu de m'embrasser pour me dire au revoir, s'est frapp\u00e9 le front de la main et a dit : \u00ab By God, the ontological argument is true ! \u00bb Qu'est-ce qu'il voulait dire, selon vous ?\n\nAchille :\n\nI beg your pardon, pourriez-vous traduire ? Mon anglais est un peu rouill\u00e9, I'm afraid.\n\nLa Tortue :\n\nDis plut\u00f4t que tu n'y comprends rien ! D'ailleurs l'anglais n'a pas encore \u00e9t\u00e9 invent\u00e9 ; c'est une langue aussi barbare que le cr\u00e9tois ; et comme tous les Cr\u00e9tois sont menteurs...\n\nOttoline :\n\nIl est mont\u00e9 sur son v\u00e9lo, il a serr\u00e9 son fixe-chaussettes et il a dit en se frappant le front : \u00ab Mon Dieu ! l'argument ontologique est valable ! \u00bb\n\nLa Tortue :\n\nMa foi ! \u00e7a ne me dit pas grand-chose ; c'est peut-\u00eatre de la philosophie b\u00e9otienne. Qu'est-ce que tu en penses ?\n\nAchille :\n\nMa foi...\n\nMr Goodman :\n\nAssez ! Assez ! Assez ! Si vous croyez que je vais passer tout mon r\u00eave \u00e0 \u00e9couter ces inepties ; venons-en au fait.\n\nOttoline :\n\nJe m'\u00e9loigne discr\u00e8tement\n\n_Elle s'\u00e9loigne discr\u00e8tement._\n\nMr Goodman :\n\nElle s'\u00e9loigne discr\u00e8tement.\n\nAchille :\n\nExcellents sont ces scones. Je repousse mon assiette.\n\n_Il repousse son assiette._\n\nMr Goodman :\n\nIl repousse son assiette.\n\nLa Tortue :\n\nTu t'es mis de la cr\u00e8me de Cornouailles jusque sur le haut de ton casque. Mon pauvre Achille ! Tu t'imagines toujours que tu peux remporter notre course ?\n\nAchille :\n\nOui, en effet, v\u00e9ritablement, je le pense.\n\n_(Il chante.)_\n\nJe suis le bouillant Achille, le bouillant Achille, bouillant Achille,\n\nLe Roi des Myrmidons, le Roi des Myr...........midons !\n\n## 76 (suite 1 du \u00a7 75) Acte II\n\n**Acte II**\n\nLa Tortue :\n\nJe ne voudrais pas te d\u00e9courager, mais je te ferai observer que les plus hautes autorit\u00e9s de la philosophie et de la logique ne te sont pas tr\u00e8s favorables. Aristote en sa Physique, VI, 9, 239, b- 14, si je ne m'abuse, a \u00e9crit : \u00ab Le plus lent ne sera jamais rattrap\u00e9 \u00e0 la course par le plus rapide, _upo tou tachistou_ ; car il est n\u00e9cessaire que le poursuivant, _to diaukon_ , gagne d'abord le point d'o\u00f9 a pris son d\u00e9part le poursuivi, _to pheukon_ , en sorte qu'il est n\u00e9cessaire que le plus lent, chaque fois, ait quelque avance. Pour tout dire, le champion de la rapidit\u00e9, _to tachiston_ , ne peut pas rejoindre le champion de la lenteur, _to bradutaton_. \u00bb\n\nAchille :\n\nOui, mais il n'est pas question de toi l\u00e0-dedans, ni de moi. Aristote ne raisonne que sur des figures abstraites.\n\nLa Tortue :\n\nCertes, mais nieras-tu \u00eatre le champion de la rapidit\u00e9 ? Auquel cas il serait indigne de moi de r\u00e9pondre \u00e0 ton d\u00e9fi ?\n\nAchille :\n\nC'est moi le champion.\n\nLa Tortue :\n\nMettrais-tu en doute le fait que tout le monde accorde, que je suis la championne de la lenteur ?\n\nAchille :\n\nBien s\u00fbr que je ne le nie pas ; c'est bien pour cela que tu n'as aucune chance \u00e0 la course contre moi.\n\nLa Tortue :\n\nC'est ce que nous verrons, c'est ce que nous verrons. Quoi qu'il en soit, m\u00eame si Aristote ne parle pas explicitement de nous dans ce passage, il ne le fait pas moins implicitement, et je suis parfaitement fond\u00e9e \u00e0 soutenir qu'il ne te voit pas vainqueur.\n\nAchille :\n\nLes philosophes qu'on ne peut emp\u00eacher de parler disent ce qui leur passe par la t\u00eate.\n\nLa Tortue :\n\nMais il n'y a pas qu'Aristote. Simplicius, en sa Physique : \u00ab Non seulement Hector ne sera pas rattrap\u00e9 par Achille, mais la Tortue ne le sera pas. \u00bb Ne te souviens-tu plus du jour o\u00f9 tu n'as pas pu rattraper Hector ? Hom\u00e8re \u00e9tait l\u00e0 et il nous a d\u00e9crit la sc\u00e8ne dans son Iliade.\n\n_Achille baisse la t\u00eate. Puis il la rel\u00e8ve, chantonne une ou deux fois, comme pour se donner du courage :_\n\n\u00ab Je suis le bouillant Achille... \u00bb\n\n_et met son maillot, sur lequel on lit :_ ALPHA. _La Tortue enl\u00e8ve son surv\u00eatement. Sur son maillot on lit :_ TAU.\n\nTAU (la Tortue) :\n\nSi donc toi, le champion de vitesse tu n'as m\u00eame pas pu vaincre Hector, qui est simplement \u00ab un plus lent \u00bb et pas \u00ab le plus lent \u00bb, comment esp\u00e8res-tu triompher de moi qui suis beaucoup plus forte qu'Hector, \u00e9tant la championne de la lenteur ?\n\nALPHA (Achille) :\n\nSophisme ! sophisme !\n\nTAU :\n\nJe vois que ces raisonnements te d\u00e9passent. Mais laissons cela. Tu as bien voulu me reconna\u00eetre, il y a un instant, la couronne de la lenteur. Je n'ai pas relev\u00e9 sur le moment ta vantardise, quand tu as affirm\u00e9 que tu m\u00e9ritais, toi, celle de la vitesse. Mais apr\u00e8s tout, est-ce si certain ? Je ne voudrais pas me mesurer \u00e0 un coureur quelconque, ce serait contraire \u00e0 mon standing.\n\nALPHA _(il s'\u00e9trangle de fureur)_ :\n\nPersonne, tu entends bien, personne ne peut pr\u00e9tendre que ce n'est pas moi le plus rapide. Et c'est pour cela que je te vaincrai.\n\nTAU :\n\nIl me semble me souvenir pourtant qu'\u00c9sope, et La Fontaine, me font rencontrer le Li\u00e8vre (qui ne s'en tire pas \u00e0 son avantage, il faut le dire, ma modestie d\u00fbt-elle en souffrir). Alors, qui est le champion de la vitesse, le Li\u00e8vre ou toi ? Vous \u00eates-vous jamais rencontr\u00e9s ?\n\nALPHA :\n\nChaque fois que je lui propose une course, il se d\u00e9file. Et il me semble que, toi aussi, tu te livres \u00e0 des man\u0153uvres dilatoires.\n\nTAU :\n\nPas du tout ! pas du tout ! mais laisse-nous au moins le temps de dig\u00e9rer ces excellents scones.\n\n_(\u00c0 Ottoline :)_\n\nCette laitue est d\u00e9licieuse. Pourrais-je avoir encore une feuille, s'il vous pla\u00eet ?\n\nALPHA :\n\nTu causes, tu causes, c'est tout ce que tu sais faire. Moi, je n'ai pas toute la journ\u00e9e. J'ai encore des courses \u00e0 faire.\n\nTAU :\n\nC'est bon, on y va, on y va.\n\nMr Goodman :\n\nIls se l\u00e8vent et vont se placer en bord de la Cam, sur la ligne de d\u00e9part. Les juges de touche (deux canards : Carnot un et Carnot deux) s'approchent ; les deux chronom\u00e9treurs (des mouettes : Co\u00eao\u00fb un et Co\u00eao\u00fb deux) se mettent en position sur la ligne d'arriv\u00e9e.\n\nTAU :\n\nBien entendu, c'est moi qui pars la premi\u00e8re.\n\nALPHA :\n\nEt pourquoi \u00e7a, au fond ?\n\nTAU :\n\nIdiot, comment esp\u00e8res-tu me rattraper si c'est toi qui pars le premier ? Moi, je veux bien, mais dans ce cas, on peut dire tout de suite que tu as perdu la course.\n\nALPHA :\n\nC'est bon, c'est bon. Tu commences. Je te donne toute l'avance que tu veux, cinquante m\u00e8tres, quatre-vingt-dix, comme \u00e7a t'arrange.\n\nTAU :\n\nQuatre-vingt-dix-neuf m\u00e8tres iront tr\u00e8s bien.\n\nMr Goodman :\n\nElle fouille dans son sac et en sort un objet que je ne peux pas distinguer tr\u00e8s bien.\n\nALPHA :\n\nQu'est-ce que c'est que \u00e7a ?\n\nTAU :\n\nC'est un cahier.\n\nALPHA :\n\nJe vois bien que c'est un cahier. Mais qu'est-ce que tu as besoin d'un cahier pour courir un cent m\u00e8tres ?\n\nTAU :\n\n\u00c9coute. Je sais que tu es tr\u00e8s press\u00e9, tu as plein d'autres courses \u00e0 faire, et comme je suis la championne de la lenteur, pour parcourir quatre-vingt-dix-neuf m\u00e8tres il va me falloir un sacr\u00e9 bout de temps.\n\n## 77 (suite 2 du \u00a7 75) Acte III\n\n**Acte III**\n\nTAU :\n\nJ'ai piti\u00e9 de toi. Je renonce, et te d\u00e9clare vainqueur.\n\nALPHA _(il n'en croit pas ses oreilles, pourtant longues)_ :\n\nJe n'en crois pas mes oreilles, pourtant longues. C'est bien vrai ? Tu avoues que je cours plus vite que toi et que dans cette course, si elle avait lieu et si je te donnais quatre-vingt-dix-neuf m\u00e8tres d'avance, je te rattraperais cependant avant le passage de la ligne d'arriv\u00e9e ?\n\nTAU :\n\nOui, oui. Je renonce. Seulement, il y a juste une petite formalit\u00e9. Je veux bien consentir \u00e0 tout ce que tu veux, mais je ne veux pas passer pour une idiote aux yeux de M. Aristote, de M. Simplicius et de tous les gentlemen philosophes qui ont abond\u00e9 dans leur sens. Il faut que tu me prouves, aussi logiquement que n\u00e9cessairement, en vertu des hypoth\u00e8ses, que je dois n\u00e9cessairement \u00eatre vaincue dans notre course, si elle avait lieu. J'\u00e9crirai le raisonnement dans mon cahier, tu le signeras, et nous serons tranquilles.\n\nALPHA :\n\nSi ce n'est que \u00e7a, rien n'est plus facile.\n\nTAU :\n\nBon. Mettons tout cela en forme. D\u00e9signons par (A), si tu le veux bien, la proposition suivante :\n\n**(A) Si Achille est le champion de la vitesse, et la Tortue de la lenteur, Achille sera le vainqueur de la course.**\n\nD\u00e9signons par (B), si cela ne te g\u00eane pas non plus, la proposition :\n\n**(B) Achille est le champion de la vitesse.**\n\nEt soit enfin, si cela t'est agr\u00e9able, (Om\u00e9ga) la proposition :\n\n**(Om\u00e9ga) Achille sera le vainqueur de la course.**\n\nTout le monde admettra, je pense, que ( **Om\u00e9ga** ) se d\u00e9duit logiquement de ( **A** ) et ( **B** ), si bien que quiconque accepte la v\u00e9rit\u00e9 de ( **A** ) et de ( **B** ) est n\u00e9cessairement oblig\u00e9 d'admettre la v\u00e9rit\u00e9 de ( **Om\u00e9ga** ).\n\nALPHA :\n\nIl n'y a pas le moindre doute \u00e0 ce sujet. Un \u00e9colier de la premi\u00e8re ann\u00e9e de High School, d\u00e8s que les High Schools seront invent\u00e9es, est capable de tenir un tel raisonnement.\n\nTAU :\n\nSupposons cependant que quelqu'un n'accepte pas la validit\u00e9 des propositions (A) et (B) ; il sera n\u00e9anmoins oblig\u00e9 de reconna\u00eetre que le raisonnement que je viens de faire est correct, et que si (A) et (B) (bien qu'il ne les admette pas) \u00e9taient vraies, alors n\u00e9cessairement (Om\u00e9ga) le serait aussi.\n\nALPHA :\n\nIl est certain, \u00f4 sage Tortue, que si un tel individu existait, je le vois tr\u00e8s bien dire : **j'accepte la proposition \u00ab si (A) et (B) sont vraies, alors (Om\u00e9ga) est vraie aussi \u00bb, m\u00eame si je n'accepte pas la v\u00e9rit\u00e9 de (A)et de (B) elles-m\u00eames**. Je trouve cependant pour ma part qu'un tel individu devrait abandonner la logique, et se consacrer au rugby. Et ce n'est pas l\u00e0 un anachronisme ; chacun sait, ou devrait savoir que c'est nous, les anciens Grecs, qui avons invent\u00e9 le rugby. D\u00e9p\u00eachons-nous, je suis press\u00e9.\n\nMr Goodman :\n\nVoil\u00e0 qui est surprenant. J'ignorais, je l'avoue, que les anciens Grecs avaient invent\u00e9 le rugby.\n\nTAU :\n\nUn peu de patience. Ou laisse-moi courir quatre-vingt-dix-neuf m\u00e8tres.\n\nNe peut-on envisager \u00e9galement un autre individu qui dirait : **j'accepte la validit\u00e9 de (A) et de (B) mais je n'accepte pas (Om\u00e9ga) ; autrement dit : je nie que (Om\u00e9ga) d\u00e9coule logiquement et n\u00e9cessairement de (A) et (B) ?**\n\nALPHA :\n\nSans doute, mais \u00e0 cet individu-l\u00e0 je conseillerais encore plus fortement d'aller jouer au rugby.\n\nTAU :\n\nEt aucun de ces deux individus hypoth\u00e9tiques n'est encore dans la n\u00e9cessit\u00e9 absolue d'accepter ( **Om\u00e9ga** ) comme vraie ?\n\nALPHA _(avec un soup\u00e7on d'ironie)_ :\n\nEn v\u00e9rit\u00e9, Tortue, tu as bien parl\u00e9.\n\nTAU :\n\nVery well ; je te demande de me consid\u00e9rer comme un individu de la seconde esp\u00e8ce et de me forcer \u00e0 accepter logiquement la v\u00e9rit\u00e9 de (Om\u00e9ga).\n\nALPHA _(r\u00eaveusement)_ :\n\nUne Tortue peut-elle jouer au rugby ? Je me demande quelle place on pourrait lui donner dans l'\u00e9quipe ; trois-quart, certainement pas ; pilier, peut-\u00eatre ?\n\nTAU :\n\nL\u00e0 n'est pas la question.\n\nALPHA :\n\nEn somme tu acceptes (A) et (B) comme vraies mais pas...\n\nTAU :\n\nJe n'accepte pas la proposition (C) suivante :\n\n**(C) Si (A) et (B) sont vraies, alors (Om\u00e9ga) est vraie aussi.**\n\nTelle est ma pr\u00e9sente position.\n\nALPHA :\n\nJe dois te demander d'accepter (C) ; tu ne peux logiquement pas faire autrement.\n\nTAU :\n\nC'est certain ; mais d'abord je t'invite \u00e0 \u00e9crire tout \u00e7a dans ton cahier comme je l'\u00e9cris dans le mien. Qu'est-ce qu'il y a dans ton cahier ?\n\n_\u00c0 ce moment Mr Goodman remarqua qu'Achille avait un beau cahier bleu cartonn\u00e9 sous le bras ; et il pensa en lui-m\u00eame et en dormant : c'est certainement un cahier achet\u00e9 chez \u00ab Marie papier \u00bb, rue Vavin, \u00e0 Paris_\n\nALPHA _(rougissant l\u00e9g\u00e8rement)_ :\n\nCe n'est rien qu'un petit carnet o\u00f9 je note mes batailles.\n\nTAU :\n\nJe vois qu'il y a encore beaucoup de pages blanches. Veux-tu, s'il te pla\u00eet, noter dans ton cahier les propositions ( **A** ), ( **B** ), ( **C** ) et ( **Om\u00e9ga** ) ?\n\nALPHA :\n\nPourquoi ( **Om\u00e9ga** ) ? Ne vaudrait-il pas mieux l'appeler ( **D** ) ? cette proposition vient apr\u00e8s ( **A** ), ( **B** ) et ( **C** ), et si tu acceptes ( **A** ), ( **B** ) et ( **C** ), tu dois n\u00e9cessairement accepter ( **D** ) qui s'en d\u00e9duit.\n\nTAU :\n\nEt pourquoi le devrais-je ?\n\nALPHA :\n\nParce qu'elle se d\u00e9duit logiquement de ( **A** ), ( **B** ) et ( **C** ) ; tu ne nies pas cela, j'esp\u00e8re ?\n\nTAU :\n\nNon non ; c'est tout \u00e0 fait \u00e9vident logiquement ; mais suppose qu'il existe quelqu'un qui, tout en admettant ( **A** ), ( **B** ) et ( **C** ), nie qu'on en d\u00e9duise ( **Om\u00e9ga** ) ? On peut supposer l'existence d'un tel individu, m\u00eame si tu le consid\u00e8res comme particuli\u00e8rement obtus, n'est-ce pas ?\n\nALPHA :\n\nOui, certes.\n\nTAU :\n\nEh bien, \u00ab just for the sake of our argument \u00bb, comme diront les Anglais, si je suis un tel individu, si tu veux que j'accepte ( **Om\u00e9ga** ), ne dois-tu pas me forcer \u00e0 admettre la v\u00e9rit\u00e9 de :\n\n**(D) S'il est vrai que s'il est vrai que Si Achille est le champion de la vitesse, et la Tortue de la lenteur, Achille sera le vainqueur de la course, s'il est vrai qu'Achille est le champion de la vitesse, s'il est vrai que s'il est vrai que Si Achille est le champion de la vitesse, et la Tortue de la lenteur, Achille sera le vainqueur de la course et s'il est vrai qu'Achille est le champion de la vitesse, alors Achille sera le vainqueur de la course, alors Achille sera le vainqueur de la course ?**\n\nALPHA :\n\nOui\n\n_Mr Goodman remarqua qu'il y avait comme une ombre de tristesse dans sa voix._\n\n_\u00c0 ce moment un canard vint le tirer par la jambe de son pantalon pour lui demander, poliment, s'il \u00e9tait vrai qu'un Japonais affirmait avoir quasiment d\u00e9montr\u00e9 le Grand Th\u00e9or\u00e8me de Fermat. comme un de ses coll\u00e8gues l'avait lu dans le_ Times (\u2192 \u00a7 81), _et Mr Goodman, se r\u00e9veillant, vit qu'Achille et la Tortue avaient disparu._\n\nSc\u00e8ne no 00\n\n_Quelques mois plus tard, on \u00e9tait en octobre. C'\u00e9tait un octobre enchanteur au bord de la Cam, parmi les feuilles doucement tombantes, et Mr Goodman, de nouveau de passage \u00e0 Cambridge, s'\u00e9tait attard\u00e9 dans l'apr\u00e8s-midi rougeoyant, sur la pelouse de son College au bord de l'eau ; et voil\u00e0 qu'il s'endormit de nouveau et que, dormant, il aper\u00e7ut Achille, la Tortue, et le Li\u00e8vre. Achille et le Li\u00e8vre \u00e9taient assis sur le dos de la Tortue ; ils \u00e9crivaient chacun dans son cahier ; les cahiers paraissaient \u00e0 peu pr\u00e8s pleins ; et la Tortue disait :_\n\nLa Tortue :\n\nAvez-vous bien not\u00e9 cette \u00e9tape d\u00e9cisive de notre raisonnement, la six million sept cent quatre-vint-dix-neuf mille huit cent soixante-dix-septi\u00e8me si je ne m'abuse ? \u00ab S'il est vrai que, s'il est vrai que, s'il est vrai que... s'il est vrai que... \u00bb\n\n_Mais Mr Goodman s'\u00e9veilla avec pr\u00e9cipitation, rassembla ses jambes un peu engourdies, fit remarquer aux canards que le brouillard du soir commen\u00e7ait \u00e0 tomber et se rendit en ville pour prendre une tasse de th\u00e9 accompagn\u00e9e de scones surmont\u00e9s de \u00ab blueberry preserve \u00bb (confiture de myrtilles) et de \u00ab cornish clotted cream \u00bb (cr\u00e8me \u00e9paisse de Cornouailles)._\n\nMr Goodman :\n\nQuand m\u00eame, j'aurais bien aim\u00e9 savoir qui a gagn\u00e9.\n\nOttoline :\n\nVoici vos scones, Monsieur. La Tortue a gagn\u00e9 par jet de l'\u00e9ponge au 10 puissance 14 et uni\u00e8me round. C'\u00e9tait dans la _Court Circular_ ce matin.\n\n## 78 (\u00a7 74) Le \u00ab fascicule de R\u00e9sultats \u00bb o\u00f9 ne se trouvaient que des d\u00e9finitions et des propositions \u00e9nonc\u00e9es sans d\u00e9monstration aucune\n\nLes auteurs du Trait\u00e9 avaient abord\u00e9 la r\u00e9daction de leur grand \u0153uvre avec la conviction enti\u00e8re (au moins implicitement affich\u00e9e) de poss\u00e9der, en la th\u00e9orie axiomatique des ensembles, la base solide et d\u00e9finitive sur laquelle ils allaient pouvoir \u00e9chafauder le temple majestueux d\u00e9di\u00e9 \u00e0 la d\u00e9esse Math\u00e9matique.\n\nLe trou des fondations avait \u00e9t\u00e9 creus\u00e9 bien avant eux sur la falaise, \u00e0 bonne distance des \u00e9tendues tra\u00eetresses de l'oc\u00e9an, et combl\u00e9 fermement par celle des entreprises pionni\u00e8res qui avaient remport\u00e9 (par anticipation) le concours de leur appel d'offres, Zermelo-Frenkel Ltd.\n\nIls ne devaient jamais d\u00e9passer, ni estimer n\u00e9cessaire de d\u00e9placer le point de vue strictement axiomatique, tel qu'il s'exhibe dans ce qui \u00e9tait pour eux l'insurpassable mod\u00e8le, les fondements de la g\u00e9om\u00e9trie, les fameux Grundlagen de leur dieu, David Hilbert.\n\nEn publiant, en 1939, \u00e0 la veille de la guerre, leur \u00ab fascicule de R\u00e9sultats \u00bb de Th\u00e9orie des ensembles, ils pr\u00e9venaient leur lecteur : **_\u00ab (Il) trouvera dans le pr\u00e9sent fascicule toutes les d\u00e9finitions et tous les r\u00e9sultats de th\u00e9orie des ensembles qui seront utilis\u00e9s dans la suite de cet ouvrage ; il n'y trouvera aucune d\u00e9monstration. En ce qui concerne des notions et termes introduits ci-dessous sans qu'il en soit donn\u00e9 de d\u00e9finition, il pourra se borner \u00e0 leur attribuer leur sens usuel, ce qui n'offre aucun inconv\u00e9nient pour la lecture du reste de ce trait\u00e9, et rend presque imm\u00e9diates la plupart des propositions \u00e9nonc\u00e9es dans ce fascicule. \u00bb_**\n\nIls estimaient pourtant n\u00e9cessaire d'annoncer, en vestibule au palais axiomatique, la construction d'un porche m\u00e9tamath\u00e9matique, dont la r\u00e9daction et publication viendraient plus tard et dont le but \u00e9tait d\u00e9crit ainsi : **_\u00ab La lecture du livre I (Th\u00e9orie des ensembles) est indispensable pour les lecteurs d\u00e9sireux de savoir comment on peut surmonter les difficult\u00e9s logiques que cr\u00e9e la pr\u00e9sence_ ****_de ces termes non d\u00e9finis, et pour ceux qui veulent conna\u00eetre la d\u00e9monstration des th\u00e9or\u00e8mes plus difficiles \u00e9nonc\u00e9s aux \u00a7\u00a7 6 & 7 de ce fascicule (th\u00e9or\u00e8me de Zorn et ses cons\u00e9quences). \u00bb_**\n\nApr\u00e8s \u00ab la pr\u00e9sence de ces termes non d\u00e9finis \u00bb venait l'appel d'une note, (*), o\u00f9 on lisait : **_\u00ab (*) Le lecteur ne manquera pas d'observer que le point de vue \"na\u00eff\" auquel nous nous pla\u00e7ons dans ce fascicule pour exposer les principes de la th\u00e9orie des ensembles est en opposition directe avec le point de vue \"formaliste\" auquel nous nous pla\u00e7ons dans les fascicules du livre I, dont celui-ci est le r\u00e9sum\u00e9. Bien entendu, cette opposition est voulue... nous renvoyons \u00e0 l'introduction du livre I pour des explications plus d\u00e9taill\u00e9es... \u00bb_**\n\n## 79 (suite du \u00a7 78) Le lecteur devait patienter quinze ans.\n\nLe lecteur devait patienter quinze ans. Bien s\u00fbr, entre-temps, il y avait eu la guerre ; mais, en reprenant, d\u00e8s 1948, et \u00e0 un rythme acc\u00e9l\u00e9r\u00e9, la publication du Trait\u00e9, c'est sur les livres d'Alg\u00e8bre et de Topologie que les bourbakistes port\u00e8rent d'abord l'essentiel de leur effort ; et c'est en 1954 seulement que le premier chapitre de celui de Th\u00e9orie des ensembles, \u00ab Description de la math\u00e9matique formelle \u00bb, vit le jour.\n\nOn les attendait au tournant. Les quelques individus un peu au courant des progr\u00e8s foudroyants de la logique dans les m\u00eames ann\u00e9es ne manqu\u00e8rent pas de s'en moquer, de d\u00e9clarer ce chapitre illisible et surtout inutile. Le jugement est peut-\u00eatre excessivement s\u00e9v\u00e8re mais il est vrai qu'on ne retire de sa lecture que le sentiment d'avoir assist\u00e9 \u00e0 l'ex\u00e9cution rapide d'une corv\u00e9e.\n\nLa \u00ab math\u00e9matique formalis\u00e9e \u00bb d\u00e9clar\u00e9e \u00ab indispensable \u00bb en 1939 (mais seulement, curieuse restriction, pour \u00ab les lecteurs d\u00e9sireux de savoir comment on peut surmonter les difficult\u00e9s logiques que cr\u00e9e la pr\u00e9sence de ces termes non d\u00e9finis \u00bb) n'appara\u00eet l\u00e0 que comme une rambarde h\u00e2tivement dress\u00e9e au bord du pr\u00e9cipice de l'impr\u00e9cision (les \u00ab termes non d\u00e9finis \u00bb), et il suffit, au fond, en \u00e9vitant de trop reculer pour en \u00e9prouver la solidit\u00e9, d'aller r\u00e9solument de l'avant.\n\nOn retire de cette r\u00e9daction sans enthousiasme (c'est le moins qu'on puisse dire) l'impression d'une m\u00e9tamath\u00e9matique prodigieusement ennuyeuse et surtout largement employ\u00e9e \u00e0 donner une forme compliqu\u00e9e \u00e0 des choses \u00e9videntes. La plupart des raisonnements m\u00e9tamath\u00e9matiques, \u00e9crivent-ils dans l'Introduction du livre, sont **_\u00ab de purs truismes \u00bb_ **comparables \u00e0 celui-ci : **_\u00ab Quand, dans un sac de billes contenant des billes noires et des billes blanches, on remplace toutes les billes noires par des billes blanches, il ne reste plus dans le sac que des billes blanches. \u00bb_ **Bien s\u00fbr, il y en a d'autres. Mais il s'agit d'une sorte de travail de voirie de la cit\u00e9 math\u00e9matique, \u00ab indispensable \u00bb peut-\u00eatre, mais qui ne saurait pr\u00e9occuper longtemps ses habitants.\n\nDe plus, la math\u00e9matique formalis\u00e9e est incapable de venir \u00e0 bout de sa t\u00e2che, pour cause d'encombrement d\u00fb \u00e0 ses proc\u00e9dures terriblement lentes et minutieuses : il faudrait un \u00ab assemblage \u00bb de 100 000 signes rien que pour \u00e9crire le nombre 1. **_\u00ab... On pourrait se passer_ **(de ces raisonnements m\u00e9tamath\u00e9matiques) **_si la math\u00e9matique formalis\u00e9e \u00e9tait effectivement \u00e9crite... mais (elle) ne peut \u00eatre \u00e9crite tout enti\u00e8re ; force est donc, en d\u00e9finitive, de faire confiance \u00e0 ce qu'on peut appeler le sens commun du math\u00e9maticien \u00bb_**. Autant donc l'oublier au plus vite.\n\nTout cela donne \u00e0 l'Introduction de la Th\u00e9orie des ensembles un ton curieusement g\u00ean\u00e9, en partie masqu\u00e9 par une rh\u00e9torique triomphaliste tr\u00e8s \u00ab Grand Si\u00e8cle \u00bb.\n\n## 80 (suite du \u00a7 79) Mais la question de la certitude ne se trouvait pas r\u00e9gl\u00e9e pour autant\n\nCar la question de la certitude (avec tout son cort\u00e8ge d'interrogations d\u00e9sagr\u00e9ables, comme celle de la non-contradiction : la d\u00e9couverte d'une contradiction dans la \u00ab source unique \u00bb, la th\u00e9orie des ensembles, donnerait une sorte de certitude, mais \u00e0 quel prix !), implicite d\u00e8s le moment qu'on se proposait de \u00ab donner des fondations solides \u00e0... l'ensemble des math\u00e9matiques... \u00bb, ne se trouvait pas r\u00e9gl\u00e9e par le chapitre 1 du livre de Th\u00e9orie des ensembles. Cela ne pouvait gu\u00e8re \u00eatre dissimul\u00e9. La t\u00e2che de l'Introduction \u00e9tait alors d'expliquer pourquoi il s'agissait d'une question \u00e0 la fois insoluble et secondaire et que les probl\u00e8mes qu'on rencontrait dans ces r\u00e9gions impures de la logique \u00e9taient pour beaucoup \u00ab m\u00e9taphysiques \u00bb ou purement et m\u00e9prisablement \u00ab psychologiques \u00bb.\n\n**_\u00ab Nous n'entrerons pas dans la discussion des probl\u00e8mes psychologiques ou m\u00e9taphysiques que soul\u00e8ve la validit\u00e9 de l'emploi du langage courant (dans la description du langage formalis\u00e9)... (par exemple la possibilit\u00e9 de reconna\u00eetre qu'une lettre de l'alphabet est \"la m\u00eame\" \u00e0 deux endroits diff\u00e9rents d'une page, etc.). \u00bb_**\n\nDe telles affirmations (et bien d'autres, dont l'Introduction abonde) font irr\u00e9sistiblement penser \u00e0 ce po\u00e8me de Michaux : \u00ab Dans une chambre de la Maison-Blanche, un homme entra\u00eenait sa femme vers le lit. Elle r\u00e9sistait et disait \"et s'il se trouvait que je fusse ton p\u00e8re... tu vois, toi aussi tu es inquiet !\" \u00bb\n\n\u00c0 chaque pas, le chevalier Teutonique de la Math\u00e9matique, rev\u00eatu de sa lourde armure m\u00e9tamath\u00e9matique, trouve sur ses pas des sables mouvants philosophiques : **_\u00ab Nous ne discuterons pas de la possibilit\u00e9 d'enseigner les principes du langage formalis\u00e9 \u00e0 des \u00eatres dont le d\u00e9veloppement intellectuel n'irait pas jusqu'\u00e0 savoir lire, \u00e9crire et compter. \u00bb_ **Si bien qu'on est parfois amen\u00e9 \u00e0 se dire : \u00ab Que diable allait-il faire dans cette gal\u00e8re ! \u00bb\n\nC'est avec un indiscutable soulagement que, s'\u00e9tant tant bien que mal \u00ab d\u00e9semp\u00eagu\u00e9s \u00bb de toutes ces difficult\u00e9s conceptuelles (au moins verbalement), ils se pr\u00e9paraient enfin, \u00e0 l'or\u00e9e de leur p\u00e9roraison, et sur le ton du voyageur qui a surmont\u00e9 tous les dangers, et surv\u00e9cu aux temp\u00eates (celles des \u00ab paradoxes \u00bb de l'univers ensembliste, qui s'\u00e9taient lev\u00e9es au tournant du si\u00e8cle), \u00e0 laisser d\u00e9finitivement derri\u00e8re eux sur le chemin la \u00ab math\u00e9matique formelle \u00bb : **_\u00ab On n'a jamais rencontr\u00e9 de contradiction et on est fond\u00e9 \u00e0 esp\u00e9rer qu'il ne s'en rencontrera jamais. \u00bb_** Et ils concluaient :\n\n**_\u00ab En d\u00e9finitive, nous croyons que la math\u00e9matique est destin\u00e9e \u00e0 survivre, et qu'on ne verra jamais les parties essentielles de ce majestueux \u00e9difice s'\u00e9crouler du fait d'une contradiction. C'est peu, diront certains, mais voil\u00e0 vingt-cinq si\u00e8cles que les math\u00e9maticiens ont l'habitude de corriger leurs erreurs et d'en voir leur science enrichie, non appauvrie. Cela leur donne le droit d'envisager l'avenir avec s\u00e9r\u00e9nit\u00e9. \u00bb_**\n\nWow !\n\n## 81 (\u00a7 77) s'il \u00e9tait vrai qu'un Japonais affirmait avoir quasiment d\u00e9montr\u00e9 le Grand Th\u00e9or\u00e8me de Fermat, comme un de ses coll\u00e8gues l'avait lu dans le Times\n\nUne telle phrase situe, chronologiquement, ce moment de mon livre d'une mani\u00e8re beaucoup plus efficace que je n'aurais pu le faire en mentionnant la date de sa composition, ou bien en y introduisant une r\u00e9f\u00e9rence, directe ou indirecte, \u00e0 ses circonstances. Il constitue un de ces d\u00e9tails contingents qui jalonnent la progression temporelle de mon r\u00e9cit depuis son tout d\u00e9but, dat\u00e9 explicitement, en 1985, et y marquent la p\u00e9n\u00e9tration du pr\u00e9sent de son \u00e9criture : un \u00e9v\u00e9nement, aujourd'hui pass\u00e9, y est encore dans un futur impr\u00e9visible. Il s'agit de l'annonce de la d\u00e9monstration du th\u00e9or\u00e8me de Fermat, \u00e0 propos de laquelle le canard interroge Mr Goodman. La question pos\u00e9e date la r\u00e9daction de ce moment comme ant\u00e9rieure au 24 juin 1993.\n\nSi je m'empare plus volontiers de cette co\u00efncidence particuli\u00e8re plut\u00f4t que d'un \u00e9v\u00e9nement historique majeur (comme pourrait l'\u00eatre, \u00e0 l'\u00e9chelle des ann\u00e9es pr\u00e9sentes au moins, la descente d\u00e9finitive et honteuse du drapeau sovi\u00e9tique pendant la nuit de No\u00ebl 1991, le d\u00e9but de ce qu'on a appel\u00e9 la \u00ab guerre du Golfe \u00bb ou, plus pr\u00e8s encore, le d\u00e9clenchement des horribles batailles de Bosnie) pour attirer l'attention du lecteur (pour tenter d'imposer au lecteur de fixer l\u00e0 momentan\u00e9ment son attention, devrais-je dire) sur cette particularit\u00e9 du livre qu'il lit (je me repr\u00e9sente un lecteur le lisant, achev\u00e9 donc et publi\u00e9, de pr\u00e9f\u00e9rence sous le m\u00eame v\u00eatement \u00e9ditorial que les pr\u00e9c\u00e9dents), \u00e0 savoir qu'il est, de mani\u00e8re volontaire (tout \u00e9crit l'est toujours involontairement), \u00e9crit au pr\u00e9sent, accompagn\u00e9 et enchev\u00eatr\u00e9 de mani\u00e8re visible par le pr\u00e9sent de sa composition, c'est qu'il s'agit d'un \u00e9v\u00e9nement de l'histoire des math\u00e9matiques, et par cons\u00e9quent plus naturellement associ\u00e9 dans mon esprit \u00e0 la restitution de mes ann\u00e9es de math\u00e9matique (de math\u00e9matique pour servir \u00e0 mon **Projet** ) que les autres (la chute du mur de Berlin, ainsi, m'avait, comme je l'ai dit dans la branche deux, \u00ab pr\u00e9cipit\u00e9 \u00bb dans un chapitre, en aidant au surgissement de quelques-unes de mes images-m\u00e9moire de la Seconde Guerre mondiale).\n\nC'\u00e9tait le matin du 24 juin de la pr\u00e9sente ann\u00e9e (1993) et j'\u00e9tais pass\u00e9, avant de prendre l'autobus 27 en direction du Luxembourg, acheter, selon mon habitude, le _Times_ \u00e0 Saint-Lazare, au \u00ab Relais H \u00bb de la salle des Pas-Perdus, c\u00f4t\u00e9 cour de Rome (le seul sur mon trajet \u00e0 vendre la presse \u00e9trang\u00e8re). Il \u00e9tait un peu moins de onze heures. Extrayant le journal du pr\u00e9sentoir (o\u00f9 se trouvaient aussi ses confr\u00e8res et rivaux dans la m\u00eame gamme de produits, ceux qu'on appelle les \u00ab quality papers \u00bb) mon \u0153il fut attir\u00e9 par le coin droit de la premi\u00e8re page du _Guardian_ qui se trouvait un peu en dessous, et o\u00f9 je lus ceci : x puissance n + y puissance n = z puissance n. Une \u00e9motion intense me saisit, car la pr\u00e9sence de cette \u00e9quation, totalement insolite \u00e0 cette place, ne pouvait avoir qu'une seule signification : il \u00e9tait arriv\u00e9 quelque chose ayant un rapport avec le th\u00e9or\u00e8me de Fermat ; quelque chose d'assez important pour m\u00e9riter une mention journalistique.\n\nJ'achetai le _Guardian_ et je l'ouvris au bas de l'escalier m\u00e9canique qui conduit \u00e0 la cour de Rome, face au terminus de l'autobus 20 (j'imagine, en y repensant, Raymond Queneau au m\u00eame endroit (\u00e0 cause des _Exercices de style)_ ). La premi\u00e8re page de la partie 2 du journal, celle qui contient les nouvelles \u00ab culturelles \u00bb, \u00e9tait on ne peut plus parlante. Elle \u00e9tait \u00e0 peu pr\u00e8s enti\u00e8rement occup\u00e9e, au-dessous du sommaire, par un tableau, une \u00ab matrice \u00bb de 23 lignes et 5 colonnes, dont chaque \u00e9l\u00e9ment reproduisait, en gris\u00e9 italiques l'\u00e9quation sacr\u00e9e :\n\nx n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n\n\n---|---|---|---|---\n\nx n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n\n\nx n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n\n\nx n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n\n\nx n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n\n\nx n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n\n\nx n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n\n\nx n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n\n\nx n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n\n\nx n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n\n\nx n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n\n\nx n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n\n\nx n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n\n\nx n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n\n\nx n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n\n\nx n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n\n\nx n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n\n\nx n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n\n\nx n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n\n\nx n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n\n\nx n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n\n\nx n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n\n\nx n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n | x n \\+ y n = z n\n\nAu beau milieu, en surimpression noire de grandes lettres grasses couvrant presque trois lignes du tableau en \u00e9paisseur, on lisait :\n\n**THE FINAL**\n\n**FRONTIER**\n\nC'\u00e9tait tout. Mais cela suffisait.\n\n## 82 (suite du \u00a7 81) Un peu avant dix heures trente du matin la veille,\n\nUn peu avant dix heures trente du matin la veille, racontait l'article que je lus dans la double page int\u00e9rieure du journal d\u00e9crivant les circonstances de l'incroyable \u00e9v\u00e9nement, Andrew Wiles, quarante ans, de Princeton, qu'une photographie en pull-over sombre devant tableau noir (un exemple de tableau couvert de quelques \u00e9critures ind\u00e9chiffrables (et qui, lisibles, auraient \u00e9t\u00e9 incompr\u00e9hensibles)) pr\u00e9sentait souriant, lunett\u00e9, incravat\u00e9, sa chevelure d\u00e9j\u00e0 fuyante sur son cr\u00e2ne selon deux golfes enserrant de deux c\u00f4t\u00e9s un promontoire encore capillairement fourni, debout, face aux boules indistinctes des t\u00eates d'un auditoire sans aucun doute savant\n\n(sa photographie homoth\u00e9tique (dans un rapport, fractionnaire (de d\u00e9nominateur sup\u00e9rieur au num\u00e9rateur), de modestie) de la reproduction d'un portrait perruqu\u00e9 de Pierre de Fermat, du parlement de Toulouse, dispos\u00e9e en position centrale dans la double page), avait, au terme d'un expos\u00e9 de deux heures et trente minutes intitul\u00e9 \u00ab Formes modulaires, courbes elliptiques et repr\u00e9sentations de Galois \u00bb, repos\u00e9 sa craie au bas du tableau noir et, tourn\u00e9 vers l'assistance, avait dit : \u00ab I will stop here \u00bb (selon le t\u00e9moignage d'Enrico Bombieri, m\u00e9daille Fields, de Princeton lui aussi (on dit \u00ab X, m\u00e9daille Fields \u00bb, comme on disait autrefois, \u00ab lieutenant Y, m\u00e9daille militaire \u00bb)).\n\nLa salle de l'institut Isaac-Newton de Cambridge (England) retenait son souffle. Des six personnes capables de comprendre la d\u00e9monstration de Wiles (je laisse la responsabilit\u00e9 de cette assertion \u00e0 Andrew Granville, professeur associ\u00e9 de math\u00e9matiques \u00e0 l'universit\u00e9 de G\u00e9orgie (\u00c9tats-Unis), informateur de l'article du _Guardian_ ), cinq (parmi lesquelles Bombieri) se trouvaient dans la salle ;\n\net, \u00e0 mesure que les paroles de Wiles tombaient dans toutes ces math\u00e9matiques oreilles, comme la direction g\u00e9n\u00e9rale de sa pens\u00e9e et le but final de ses efforts devenaient de plus en plus clairs, les regards interrogatifs des autres assistants, moins \u00e0 m\u00eame de juger de la probabilit\u00e9 de la validit\u00e9 du raisonnement, s'\u00e9taient tourn\u00e9s vers eux (j'imagine) pour guetter leur r\u00e9action. Il y eut un moment de silence, suivi d'un tonnerre d'applaudissements. La forteresse v\u00e9n\u00e9rable venait, peut-\u00eatre, de tomber, apr\u00e8s plus de trois si\u00e8cles d'efforts.\n\nL'autobus 27 longeait la pr\u00e9fecture de police, dans l'\u00eele de la Cit\u00e9, quand je laissai le journal reposer sur mes genoux (j'\u00e9tais assis, comme je le suis souvent, dans la seconde voiture, arri\u00e8re, de l'autobus, \u00e0 la place situ\u00e9e imm\u00e9diatement \u00e0 droite de la porte d'entr\u00e9e (deux banquettes de trois places chacune se font face, entre la porte et le \u00ab tambour \u00bb de transition entre les deux voitures). Les mouettes indiff\u00e9rentes (?) d\u00e9chiraient (??) la Seine.\n\nAussit\u00f4t descendu de l'autobus, boulevard Saint-Michel (\u00e0 l'arr\u00eat situ\u00e9 entre Gibert et le lyc\u00e9e Saint-Louis), j'entrai dans la premi\u00e8re cabine libre et je me mis \u00e0 t\u00e9l\u00e9phoner. J'appellai Marie \u00e0 son usine. J'appellai Charlotte \u00e0 Montpellier. J'appelai Paul Braffort, de l'Oulipo. Claude Berge, de l'Oulipo, n'\u00e9tait pas l\u00e0. Pierre Lusson n'\u00e9tait pas l\u00e0 non plus. Je laissai un message \u00e0 Yuka, sa belle-fille japonaise, puis je le rappellai chez sa fille C\u00e9cile afin qu'il pr\u00e9vienne Jean B\u00e9nabou, qui n'\u00e9tait pas l\u00e0 non plus. Apr\u00e8s ces coups de t\u00e9l\u00e9phone, je me sentis un peu plus calme (\u2192 Bif B).\n\n## 83 (\u00a7 69) en passant de l'un \u00e0 l'autre, du A vers le B, on traversait une salle principalement peupl\u00e9e de livres russes\n\nSi une biblioth\u00e8que est un territoire, ce sont les cotes et leurs emplacements qui en dessinent pour nous la carte. Dans cette biblioth\u00e8que-l\u00e0 comme dans beaucoup d'autres, les contr\u00e9es, villes et villages y sont nomm\u00e9s par des lettres et groupes de lettres, des formats, des nombres ; mais les pays sont des \u00e9tages, septi\u00e8me \u00e9tage du magazin B, par exemple, ou deuxi\u00e8me sous-sol Turgot.\n\nUne cote donn\u00e9e est comme une rue qui gagne sans cesse sur la campagne des rayons de m\u00e9tal gris et laid, et le remplissage chronologique des collections de m\u00eame cote est semblable \u00e0 la sur\u00e9l\u00e9vation d'un immeuble auquel on ajoute peu \u00e0 peu des \u00e9tages. Si chaque livre est une demeure, une maison, un palais ou une chaumi\u00e8re (les in-douze sont de petites bicoques, les in-folio des ch\u00e2teaux forts), les mat\u00e9riaux de leurs architectures ne sont pas moins variables, du fort carton au papier friable des couvertures, leurs dessins et typographies frivoles, n\u00e9glig\u00e9s ou s\u00e9v\u00e8res. Il y en a d'inachev\u00e9s ; ainsi les derni\u00e8res \u00ab ann\u00e9es \u00bb des p\u00e9riodiques, au cr\u00e9pi ou rev\u00eatement encore \u00e0 faire (la reliure), conserv\u00e9s en fascicules entre deux plaques de carton serr\u00e9es d'une ficelle.\n\nAvec les ann\u00e9es, j'ai acquis une vision g\u00e9ographique de plus en plus pr\u00e9cise et vari\u00e9e de ce pays ; pr\u00e9cise parce que je retourne souvent dans les m\u00eames endroits ; vari\u00e9e parce que mes int\u00e9r\u00eats de lecture bougent beaucoup, selon une sorte d'assolement pluriannuel de mon travail, de mes passions momentan\u00e9es, m\u00eame s'il y a des r\u00e9gions enti\u00e8res que je n'explorerai jamais. Dans une r\u00e9gion d\u00e9j\u00e0 un peu connue je progresse, par une curiosit\u00e9 irr\u00e9pressible de lecteur, justifi\u00e9e \u00e0 mes propres yeux par l'adoption du principe du bon voisin de Warburg. J'ai fait ainsi bien des d\u00e9couvertes, et pas seulement dans les acquisitions r\u00e9centes, les \u00ab nouveaut\u00e9s \u00bb se trahissant \u00e0 l'\u0153il, de loin, dans la rang\u00e9e souvent tr\u00e8s obscure d'un \u00e9tage particuli\u00e8rement mal \u00e9clair\u00e9, r\u00e9v\u00e9l\u00e9es par leur \u00e9clat de papier ou de couverture non encore ternie par le temps, l'usage ou cette d\u00e9pression des livres qui leur vient de la n\u00e9gligence, d'une indiff\u00e9rence navrante des usagers \u00e0 leur \u00e9gard, avec son corollaire, la poussi\u00e8re.\n\nLe paysage change sans cesse, en temps ordinaire lentement mais s\u00fbrement, parce que les rayons se remplissent, parce que la place manque pour une cote, une collection. Il faut \u00e9tendre, d\u00e9placer, r\u00e9am\u00e9nager (mais non, j'esp\u00e8re, mettre \u00e0 bas, chasser, d\u00e9truire, comme cela arrive trop souvent). J'enregistre sans peine les progr\u00e8s des nouveaux achats dans les quartiers en expansion la plus rapide. Mais il se produit parfois de beaucoup plus grands bouleversements, quand une saturation absolue est atteinte, et il me faut lors r\u00e9viser mon image mentale de cette m\u00e9moire annexe qu'est cette biblioth\u00e8que pour moi.\n\nDans cette m\u00e9moire interviennent les trajets que j'accomplis pour atteindre les livres, les escaliers incommodes que je grimpe jusqu'\u00e0 eux, l'obscurit\u00e9 qui me les cache, le souvenir tactile de l'instant o\u00f9 je les d\u00e9busque dans leur cachette et les extrais pour les emporter. \u00c0 la Biblioth\u00e8que nationale ou \u00e0 la British Library mon lien aux livres est beaucoup moins familier, physique, plus abstrait. Je les ai parfois \u00e0 ma disposition pour quelques heures, quelques journ\u00e9es sur ma table, mais je ne sais rien de leur habitacle.\n\nUne biblioth\u00e8que a aussi ses vieux quartiers, ses tr\u00e9sors, ses monuments anciens : les livres rares, les tr\u00e8s vieux livres. Leur place, apr\u00e8s d\u00e9cision de \u00ab classement \u00bb (semblable \u00e0 celle qui immobilise et pr\u00e9serve des h\u00f4tels du dix-septi\u00e8me, des immeubles \u00ab Art nouveau \u00bb ou des \u00e9glises romanes), est la R\u00e9serve. Pendant longtemps (et cela a certainement facilit\u00e9 bien des disparitions) de tr\u00e8s nombreux volumes du seizi\u00e8me ou du dix-septi\u00e8me si\u00e8cle se trouvaient aussi disponibles \u00e0 l'emprunt que leurs camarades contemporains. J'ai pu ainsi, il y a moins de vingt ans (est-ce parce que les italianisants de la Sorbonne avaient \u00e9t\u00e9 autrefois plus indiff\u00e9rents que certains de leurs coll\u00e8gues ; ou plus honn\u00eates ?), avoir chez moi, pendant des semaines, une \u00e9dition originale des \u00ab Rime \u00bb de l'Arioste (entre autres merveilles) ! (ma joie en fut tr\u00e8s grande ; mais l'ombre de mon grand-p\u00e8re finit par avoir raison de mon \u00e9go\u00efsme de lecteur et je finis, civiquement, par signaler cette anomalie aux autorit\u00e9s conservatrices, qui commenc\u00e8rent par exclure ces ouvrages du pr\u00eat, et finirent enfin par les retirer des rayons accessibles).\n\n## 84 (\u00a7 70) je n'ai pas les m\u00eames lectures en des lieux d'esp\u00e8ces diff\u00e9rentes\n\nTout se passe comme si une division du travail dans la lecture s'\u00e9tait peu \u00e0 peu \u00e9tablie avec les ann\u00e9es. Certes l'origine en est en partie pragmatique : il me faut comme chacun tenir compte de l'encombrement des livres (le tr\u00e8s gros volume des \u0153uvres po\u00e9tiques compl\u00e8tes de Hugo, dans l'\u00e9dition Pauvert de jadis, n'est pas tout \u00e0 fait ad\u00e9quat pour un trajet d'autobus. Les formats des livres ont une influence sur les modalit\u00e9s de leur lecture. C'est pour rendre possible la lecture \u00e0 cheval qu'Alduce le V\u00e9nitien inventa, vers 1500, le livre de poche). Il me faut, comme chacun, tenir compte de l'accessibilit\u00e9 du livre : certaines lectures ne sont possibles que dans des biblioth\u00e8ques, et parmi elles certaines encore exigent des voyages (\u00e0 Londres bien s\u00fbr, en ce qui me concerne. Je pourrais m\u00eame dire que dans ce cas les livres que je me persuade qu'il est indispensable que je lise sont parfois choisis pour justifier le voyage).\n\nMais la simple raison pratique ne pourrait expliquer pourquoi, par exemple, il m'est tr\u00e8s difficile d'envisager la lecture d'un roman en biblioth\u00e8que, m\u00eame quand je ne peux pas me le procurer ailleurs (qu'il soit introuvable ou d'un prix excessif). Il me faut, pour surmonter cette interdiction immotiv\u00e9e, un pr\u00e9texte, une ruse de mon esprit (l'id\u00e9e d'un travail de po\u00e9tique possible o\u00f9 ce roman pourrait intervenir ; ce n'est pas facile et, en fait, je n'y ai presque jamais recours).\n\nLes lieux de lecture, ainsi, influencent mes lectures : pour le roman, le train ; mais aussi tous endroits qui peuvent \u00eatre atteints par un d\u00e9placement \u00e0 partir de mon lieu de vie, rue d'Amsterdam : les caf\u00e9s, les bancs publics quand il fait assez beau. Je ne manquerai pas ici d'interpr\u00e9ter cette association comme tout \u00e0 fait naturelle. La narration implique le temps, son \u00e9coulement continu, et le temps continu se mesure par un d\u00e9placement dans l'espace. Je n'accueille, implicitement, le roman que comme un parcours.\n\nJ'\u00e9tais parvenu, il y a quelques ann\u00e9es, \u00e0 une partition assez nette des familles de livres, les associant \u00e0 des familles de circonstances, en un \u00e9quilibre \u00e0 peu pr\u00e8s satisfaisant quoique s\u00e9v\u00e8re. Mais cette rigueur tend \u00e0 se dissoudre ; j'y vois l'effet de l'\u00e2ge, cette aphasie.\n\nUne partition sym\u00e9trique, mais qui tend, elle, \u00e0 devenir sans cesse plus stricte, me divise \u00e9crivant : \u00e9criture de la prose sur \u00e9cran ; sur \u00e9cran \u00e9galement toute fixation d'une activit\u00e9 r\u00e9flexive ; calculs assis \u00e0 une table.\n\nMais pour la po\u00e9sie j'ai besoin de la main, tra\u00e7ant sur le papier, \u00e0 l'ancienne, les signes d\u00e9j\u00e0 transport\u00e9s et retourn\u00e9s par la voix, int\u00e9rieure mais presque audible. Il me faut donc un isolement absolu pour un acte absolument priv\u00e9, additionn\u00e9 d'une immobilit\u00e9 de pens\u00e9e f\u00e9roce : fermer les yeux, bouger les l\u00e8vres tel Nero Wolfe, l'homme aux orchid\u00e9es, le d\u00e9tective de Rex Stout (je devrais m'exercer \u00e0 lui ressembler : assis, \u00ab leaning back with his eyes closed, his lips moving now and then, pushing out and pulling in \u00bb ; je montrerais ainsi tous les signes du g\u00e9nie de la d\u00e9tection po\u00e9tique ; mais je n'aurais, h\u00e9las, aucun Archie Goodwin pour t\u00e9moin ; sauf moi-m\u00eame, critique : d\u00e9doublement sans doute indispensable).\n\n## 85 (\u00a7 70) Les rayons violets de ses yeux, l'alpha et l'om\u00e9ga de mon d\u00e9sir, qu'elle dispensait si g\u00e9n\u00e9reusement \u00e0 tant d'objets indiff\u00e9rents du monde\n\nDire que je ne d\u00e9sirais d'elle qu'un retour inverse du regard n'est pas tout \u00e0 fait exact ; j'avais des d\u00e9sirs beaucoup plus pr\u00e9cis, dirig\u00e9s et ajust\u00e9s nettement moins haut que la lumi\u00e8re vertigineuse de ses yeux. Je me r\u00eavassais volontiers descendre, au changement de la station Gare de l'Est (o\u00f9 j'abandonnais la ligne Orl\u00e9ans-Clignancourt), non sur le quai direction Pr\u00e9-Saint-Gervais mais sur l'autre (en ce temps-l\u00e0 direction Mairie d'Ivry), le sien.\n\nJe me voyais pr\u00e8s d'elle, lui parlant, disant, comme dans le conte d'Alphonse Allais : \u00ab Vous avez de beaux yeux, Mademoiselle, surtout le gauche. \u00bb (Le conte dit \u00ab le droit \u00bb, mais il faut faire preuve d'un peu d'originalit\u00e9 dans les emprunts.) Elle me r\u00e9pondait je ne sais quoi ; elle me r\u00e9pondait car elle avait en fait attendu depuis longtemps ce mouvement de ma part ; et l'extr\u00eame attention n\u00e9gative qu'elle avait employ\u00e9 \u00e0 m'exclure de son champ de vision \u00e9tait une preuve non de son indiff\u00e9rence obstin\u00e9e mais, au contraire, de la parfaite d\u00e9finition qu'elle avait acquise des contours de mon image dans la chambre violette de son \u0153il, quand je ne la regardais pas ; la pr\u00e9cision de son inint\u00e9r\u00eat prouvait en fait son int\u00e9r\u00eat ; c'est de ce raisonnement que naissaient mes imaginations. (\u2192 \u00a7 86.)\n\nNous aurions parl\u00e9, nous serions sortis rapidement du m\u00e9tro, nous serions all\u00e9s aussit\u00f4t dans sa chambre (elle aurait eu une chambre \u00e0 elle o\u00f9 elle m'aurait introduit subrepticement), j'aurais plong\u00e9 enfin mes regards dans son regard, dans tout ce violet devenu brusquement promis et permis ; j'aurais plong\u00e9 mes mains dans ses v\u00eatements, en direction de toutes les merveilles dodues qu'auraient envelopp\u00e9es puis d\u00e9velopp\u00e9es pour moi dans leur chute ses v\u00eatements.\n\nDans ce r\u00e9cit int\u00e9rieur avaient prolif\u00e9r\u00e9 peu \u00e0 peu bien des d\u00e9tails adventices, destin\u00e9s \u00e0 combattre \u00e0 la fois la chute de tension d\u00e9sirante et l'acc\u00e9l\u00e9ration du cours des \u00e9v\u00e9nements \u00e9rotiques fictifs que cr\u00e9ait, dangereuse pour ces r\u00eaveries, la r\u00e9p\u00e9tition : j'allongeais donc notre conversation, je retardais mes explorations, leurs r\u00e9ponses, les chutes de douces \u00e9toffes, le d\u00e9nouement. Mon imagination suivait, sans le savoir, les conseils que donne Gauvain \u00e0 Yvain dans le roman de Chr\u00e9tien de Troyes : **_\u00ab La joie d'amour qui tarde ressemble \u00e0 la b\u00fbche verte qui br\u00fble et rend une chaleur d'autant plus grande qu'elle est plus lente \u00e0 s'allumer. \u00bb_** (Mais le bois qui br\u00fble vert a tendance, aussi, si je ne m'abuse, \u00e0 produire de la fum\u00e9e.)\n\nLe point de d\u00e9part fixe (ma bifurcation m\u00e9tropolitaine) fixait \u00e9galement le point luxurieux d'arriv\u00e9e ; il me fallait, souvent, \u00e9courter le r\u00e9cit en raison de l'arriv\u00e9e intempestive et pr\u00e9matur\u00e9e de l'un ou l'autre des deux m\u00e9tros antagonistes (le sien, le mien : j'avais besoin de sa pr\u00e9sence r\u00e9elle pour incendier derri\u00e8re mon front impassible sa future nudit\u00e9 imaginaire, et surtout, surtout de la proximit\u00e9 relative de ses grands yeux, si \u00e9vasifs, de l'autre c\u00f4t\u00e9 des rails. Et je la punissais de ces circonstances d\u00e9favorables en am\u00e9nageant une variante abrupte o\u00f9 je l'entra\u00eenais cette fois dans une chambre d'h\u00f4tel inf\u00e2me de la rue du Faubourg-Saint-Martin. Je ne connaissais rien des chambres d'h\u00f4tel inf\u00e2mes aux environs des gares, mais je faisais de mon mieux. (La pens\u00e9e non dite de ces lieux me suffisait)).\n\nJe ne me livrais pas tous les soirs \u00e0 ce \u00ab jeu de r\u00f4les \u00bb. Je m'y jetais surtout les soirs o\u00f9, dans la biblioth\u00e8que de la Sorbonne silencieuse, ma ration d'efforts topologiques avait \u00e9t\u00e9 particuli\u00e8rement copieuse ; quand je m'\u00e9tais battu avec un th\u00e9or\u00e8me ardu, obstacle longtemps infranchissable ; quand j'avais eu la jubilation, d\u00e9j\u00e0 sensuelle, de l'avoir vaincu. La jouissance r\u00eav\u00e9e de la demoiselle aux yeux violets \u00e9tait, en somme, ma r\u00e9compense.\n\n## 86 (\u00a7 85) La pr\u00e9cision de son inint\u00e9r\u00eat prouvait en fait son int\u00e9r\u00eat ; c'est de ce raisonnement que naissaient mes imaginations.\n\nL'enfoncement de ma narration de souvenirs dans ce peu profond sentier (il conduit vite \u00e0 une impasse) m'obligeant \u00e0 \u00e9voquer ces images de m\u00e9tro avec lenteur et r\u00e9p\u00e9tition, je remarque seulement maintenant (dans le pr\u00e9sent du r\u00e9cit) une \u00e9vidence qui m'\u00e9chappa enti\u00e8rement alors ; ceci :\n\nj'avais choisi de me tenir sur le quai invariablement face \u00e0 l'arri\u00e8re extr\u00eame de la rame, derri\u00e8re moi l'escalier descendant de la passerelle qui franchissait la voie (j'en venais). La raison en \u00e9tait l'analogue de celle que le principe d'optique g\u00e9om\u00e9trique d\u00e9couvert par Fermat pr\u00eate \u00e0 la paresse de la lumi\u00e8re : minimiser toujours, en toutes circonstances, les trajets de ses rayons ; faire au plus court. Si je montais par l'avant-derni\u00e8re porte du dernier wagon, c'est que la sortie, \u00e0 la station Bolivar, se trouvait \u00e0 l'arri\u00e8re ; et je m'effor\u00e7ais de descendre le premier sur le quai (l'avant-derni\u00e8re porte est plus favorable que la premi\u00e8re pour une sortie rapide, pour des raisons de cin\u00e9matique m\u00e9tropolitaine qui n'ont pas \u00e0 \u00eatre discut\u00e9es ici).\n\nOr la troublante et inflexible jeune fille aux yeux d'iode presque marine se pla\u00e7ait toujours (du moins mon souvenir me la restitue invariablement dans cette position) exactement face \u00e0 moi sur l'autre quai, pr\u00eate \u00e0 monter, elle, en t\u00eate de rame, par l'apr\u00e8s-premi\u00e8re porte du m\u00e9tro qui l'emporterait vers je ne sais o\u00f9 (mais en tout cas dans la direction Mairie d'Ivry) ; pr\u00eate dans ces conditions \u00e0 descendre \u00e0 l'une des stations o\u00f9 la sortie (o\u00f9 une sortie au moins) s'ouvrait en t\u00eate (ce qui r\u00e9duisait sensiblement la liste de ses points d'arriv\u00e9e possibles) (et le choix de sa position face \u00e0 la porte p\u00e9nulti\u00e8me du premier wagon \u00e9tait encore plus justifi\u00e9 que le mien face \u00e0 l'avant-derni\u00e8re du dernier, puisque les rames en ce temps-l\u00e0, contrairement \u00e0 ce qui est la r\u00e8gle actuelle, se trouvaient sous la responsabilit\u00e9, non seulement d'un conducteur (les rames sans conducteur, comme celles du m\u00e9tro de Lille, n'\u00e9taient imaginables qu'en science-fiction (elles auraient d\u00fb y rester : je ressens toujours une inqui\u00e9tude irr\u00e9fl\u00e9chie \u00e0 l'id\u00e9e de monter dans un v\u00e9hicule sans conducteur humain)), mais aussi d'un deuxi\u00e8me \u00e9rat\u00e9piste \u00e0 casquette, un chef de train qui commandait l'ouverture et la fermeture des portes (v\u00e9rificateur de la conformit\u00e9 de sa rame \u00e0 l'axiome \u00e9rat\u00e9piste fondamental exprim\u00e9 par le distique de stance classique (alexandrin + octosyllabe) **\u00ab Le train ne peut partir que les portes ferm\u00e9es\/ Ne pas g\u00eaner leur fermeture \u00bb** , il lui fallait parfois parcourir le quai pour assurer cette derni\u00e8re, en poussant sur les masses remarquablement \u00e9lastiques de voyageurs) ; or il op\u00e9rait \u00e0 partir de la toute premi\u00e8re pr\u00e9cis\u00e9ment, interdisant g\u00e9n\u00e9ralement en fait aux voyageurs une descente rapide sur le quai).\n\nSi son refus de m'offrir ne serait-ce qu'une seconde le b\u00e9n\u00e9fice lumineux et violet d'un seul de ses regards avait eu pour raison principale une aversion insurmontable pour cette preuve de mon int\u00e9r\u00eat, pourquoi n'avait-elle pas tout simplement chang\u00e9 de position sur le quai, recul\u00e9 ne serait-ce que pendant quelques soirs d'un ou de deux wagons, marquant ainsi clairement et ostensiblement son refus, et revenant ensuite, une fois le message transmis, \u00e0 sa position initiale. Dans ce cas, j'en suis certain, j'aurais alors de moi-m\u00eame abandonn\u00e9 ma qu\u00eate, et ma place. Et j'aurais tout oubli\u00e9 aussit\u00f4t.\n\nSon obstination, si je tiens compte de sa strat\u00e9gie d'\u00e9vitement, qui \u00e9tait patente et qui prouvait irr\u00e9futablement qu'elle savait que je cherchais \u00e0 capter son attention, pouvait alors avoir deux causes principales : la premi\u00e8re, la plus vraisemblable sans doute (celle que j'ai sans y r\u00e9fl\u00e9chir jusqu'\u00e0 aujourd'hui retenue), qu'elle ne c\u00e9derait pas d'un pouce ;\n\nla deuxi\u00e8me, qu'elle n'aurait pas refus\u00e9 de faire ma connaissance. Cette id\u00e9e ne m'effleura jamais consciemment. Mais c'est peut-\u00eatre mieux ainsi : car je n'en ai jamais eu le regret (je ne me suis jamais dit : \u00ab \u00d4 toi que j'eusse aim\u00e9e. \u2013 \u00d4 toi qui le savais \u00bb).\n\n## 87 (\u00a7 71) J'ai lu et relu d'innombrables fois ces d\u00e9finitions, sans rien comprendre, litt\u00e9ralement sans rien comprendre\n\nJ'ai le souvenir marqu\u00e9 de cette incompr\u00e9hension. Je sais aussi que ces d\u00e9finitions (et toute la suite du chapitre, et la totalit\u00e9 des autres), non seulement je les ai comprises mais je les comprendrais encore, les relisant, quasi imm\u00e9diatement pour une bonne partie ; leur encha\u00eenement m'est familier, est peut-\u00eatre ce qui m'est le plus familier dans l'enseignement du Trait\u00e9. Qui plus est, je ne pourrais pas ne pas les comprendre. L'irr\u00e9versibilit\u00e9 de la compr\u00e9hension est l\u00e0 totale. Mais le souvenir de mon incompr\u00e9hension est beaucoup plus que le savoir d\u00e9ductible du fait qu'avant de comprendre j'ai n\u00e9cessairement \u00e9t\u00e9 dans l'incompr\u00e9hension.\n\nCe que me pr\u00e9sente inexorablement ma m\u00e9moire aujourd'hui, quand j'y pense avec acharnement, quand je replace, par la pens\u00e9e, devant mon \u00e9cran nocturne d'aujourd'hui, un pr\u00e9matin de mars, mon moi ancien \u00e0 cette m\u00eame place vividement pr\u00e9sente \u00e0 mon regard int\u00e9rieur pour le recevoir, c'est cette chose rationnellement impossible et m\u00eame incompr\u00e9hensible : le souvenir d'avoir eu alors la t\u00eate pleine de l'absence de la compr\u00e9hension de ce qu'est un espace topologique.\n\nJ'essaye de le penser, j'imagine. Je m'imagine en cet endroit (le souvenir de mon incompr\u00e9hension initiale et prolong\u00e9e de la topologie m'am\u00e8ne \u00e0 me souvenir d'avoir \u00e9t\u00e9 pr\u00e9cis\u00e9ment l\u00e0, l'image en revient d'elle-m\u00eame devant mes yeux), je m'imagine aujourd'hui ouvrant le livre (je vois ces pages) et je suppose aussi (je fais cette exp\u00e9rience de pens\u00e9e) que ce que je lis, c'est autre chose, par exemple la suppos\u00e9e r\u00e9daction (qu'en ce moment le monde math\u00e9matique attend avec une intense impatience) par Andrew Wiles de sa d\u00e9monstration (qui sera peut-\u00eatre enfin compl\u00e8te et sans trou) de cette partie des conjectures de Shimura-Taniyama-Weil qui est n\u00e9cessaire \u00e0 la d\u00e9monstration du \u00ab grand th\u00e9or\u00e8me de Fermat \u00bb) ; je sais que je n'y comprendrais rien.\n\nGommant alors les diff\u00e9rences nombreuses et assez \u00e9videntes entre ces deux situations, j'imagine que ce que me restitue aujourd'hui mon souvenir de l'intensit\u00e9 de mon incompr\u00e9hension d'alors peut \u00eatre raisonnablement inf\u00e9r\u00e9 de ce que je peux pr\u00e9voir que je pourrais non moins raisonnablement ressentir au moment o\u00f9 je contemplerais les premi\u00e8res lignes de la d\u00e9monstration du th\u00e9or\u00e8me de Fermat dans une r\u00e9daction s'adressant \u00e0 qui n'aurait pas besoin de pr\u00e9paration pour la comprendre.\n\nJe peux tr\u00e8s bien, argumentant avec moi-m\u00eame comme je le fais en cet instant, me dire, oui, c'est \u00e0 peu pr\u00e8s cela qu'est ton souvenir de ta rencontre avec la notion d'espace topologique (je me tutoie pour les besoins du r\u00e9cit (en fait je ne m'adresse \u00e0 moi-m\u00eame par aucun pronom)), et l'immense perplexit\u00e9 au fond du puits de laquelle elle te laissa longtemps a vraisemblablement \u00e9t\u00e9 de m\u00eame nature que celle que tu imagines maintenant (\u00e0 l'aide du souvenir d'autres situations ult\u00e9rieures semblables, tout aussi rationnellement impossibles \u00e0 restituer par la m\u00e9moire mais paraissant tout aussi \u00e9videmment s'\u00eatre r\u00e9ellement produites et avoir \u00e9t\u00e9 m\u00e9moris\u00e9es).\n\nPar cons\u00e9quent, me dis-je, il ne t'est pas possible de restituer quelque chose comme une approximation non vide de ce souvenir (dont tu es par ailleurs, et \u00e0 l'heure m\u00eame o\u00f9 tu exprimes ces doutes, intimement convaincu qu'il est vraiment, et vraiment l\u00e0, en toi, en ce moment), sans le secours d'une, de plusieurs imaginations (souvenirs conditionnels d'une situation future hypoth\u00e9tique) ; que ces imaginations, dans la mesure o\u00f9 elles sont possibles pour toi maintenant, prouvent la possibilit\u00e9 de ton souvenir, puisque tu penses qu'elles appartiennent \u00e0 la famille des pens\u00e9es qui viennent du souvenir, qu'elles sont construites par la m\u00e9moire, et par cons\u00e9quent finalement que ton souvenir est imaginaire, et plus pr\u00e9cis\u00e9ment qu'un souvenir (g\u00e9n\u00e9ralisons hardiment) est constitu\u00e9 et reconstitu\u00e9 sans cesse d'un balancement (en perp\u00e9tuel glissement selon l'axe de l'avant et de l'apr\u00e8s) entre pass\u00e9 et futur, entre m\u00e9moire et imagination. Mais n'\u00e9tait-ce pas l\u00e0 pr\u00e9cis\u00e9ment ce \u00e0 quoi tu (je) voulais en venir dans cette incise ? un exemple informel de ce que devait \u00eatre la math\u00e9matique de ton (de mon) **Projet** , celle que ton livre pr\u00e9tend \u00e9voquer, sa justification ?\n\n## 88 (\u00a7 72) la math\u00e9matique est paraphrasable (c'est peut-\u00eatre ce qu'il y a de plus et de plus ind\u00e9finiment paraphrasable), en cela situ\u00e9e \u00e0 une distance maximale de la po\u00e9sie\n\nJe vois bien ce que cette affirmation a de trop absolu. Ce qui est paraphrasable dans la math\u00e9matique, ce sont les math\u00e9matiques assur\u00e9es, \u00e9tablies, achev\u00e9es, atteintes par la certitude de l'acquis. Cette partie-l\u00e0 de la math\u00e9matique est paraphrasable enti\u00e8rement ; et elle doit l'\u00eatre de mani\u00e8re sans cesse renouvel\u00e9e : la paraphrase de ses concepts, de ses \u00e9nonc\u00e9s, de ses \u00e9tats, est une de ses t\u00e2ches essentielles, beaucoup plus essentielle que bien de ses adeptes ne l'imaginent, qui ne donnent \u00e0 cette activit\u00e9 qu'un r\u00f4le ancillaire, mineur, didactique (ou pis, introductoire, p\u00e9dagogique).\n\nLes n\u00e9cessit\u00e9s de la transmission l'exigent : il faut imp\u00e9rativement s'efforcer de r\u00e9duire sans cesse l'\u00e9cart qui sans cesse tend \u00e0 augmenter entre ceux qui font avancer les th\u00e9ories et ceux qui essayent, eux, d'avancer dans leur compr\u00e9hension (\u00e0 tous les moments de l'apprentissage : de la maternelle \u00e0 l'universit\u00e9, comme on disait ; et au-del\u00e0). (Une indiscutable acc\u00e9l\u00e9ration dans cette fuite de galaxies est apparue depuis le d\u00e9but du si\u00e8cle.)\n\nMais l'activit\u00e9 de paraphrase n'est pas moins indispensable pour le mouvement m\u00eame de la math\u00e9matique. C'est pr\u00e9cis\u00e9ment dans cette op\u00e9ration de reformulation qu'une grande partie de ses avanc\u00e9es deviennent possibles. En ce sens, la math\u00e9matique est, aussi, un grand art du langage.\n\nLa partie non paraphrasable de la math\u00e9matique m'est apparue (r\u00e9fl\u00e9chissant \u00e0 l'\u00e9chec de mon **Projet** et du roman qui en \u00e9tait l'ombre (c'\u00e9tait un projet de math\u00e9matique autant qu'un projet de po\u00e9sie et je devais comprendre les deux dans cette vis\u00e9e)) comme celle qui n'\u00e9tait pas d\u00e9couverte, _terra incognita_ des th\u00e9or\u00e8mes \u00e0 montrer, des territoires \u00e0 redessiner peut-\u00eatre ; cela repr\u00e9sentait ce qu'elle n'\u00e9tait pas encore, son futur, avec sa part d'impr\u00e9visibilit\u00e9, que tentaient de r\u00e9duire les conjectures, les anticipations de ses visionnaires, comme David Hilbert.\n\nAu contraire je vois la po\u00e9sie comme principalement non paraphrasable, et sa partie non paraphrasable, alors, comme \u00e9tant la po\u00e9sie m\u00eame. (La partie paraphrasable \u00e9tant didactique, au mieux, tout en n'\u00e9tant qu'une composante, et pas la plus importante, de la transmission.) La po\u00e9sie est, toujours, future. On ne l'aborde qu'au futur, mais il n'y a cependant aucune po\u00e9sie \u00e0 faire, aucun \u00ab programme de Hilbert \u00bb de po\u00e9sie ; il n'y a aucune conjecture de po\u00e9sie. Il n'y a de po\u00e9sie que d\u00e9j\u00e0-l\u00e0 ; et c'est cette po\u00e9sie, la seule, qui est devant nous, au futur de notre lecture. (M\u00eame la po\u00e9sie la plus distante du pass\u00e9 est cela.)\n\nLa math\u00e9matique devait pour mon **Projet** , dans l'arc tendu de mon **Projet** , \u00eatre plac\u00e9e \u00e0 la distance maximale de la po\u00e9sie ; il me fallait poser que la po\u00e9sie n'est pas paraphrasable, ne doit pas l'\u00eatre (ce qui ne signifie pas qu'il est inutile de la prendre pour objet d'\u00e9tude). La po\u00e9sie ne bouge pas ; ce sont ses effets en nous, ses effets de m\u00e9moire en nous qui bougent. (Sans doute est-ce pourquoi je ressens, par exemple, qu'il faut le moins possible bouger les textes de la po\u00e9sie ancienne, le moins possible qu'il est compatible avec sa p\u00e9n\u00e9tration contemporaine en nous ; je sens qu'il faut conserver quelque chose de l'anciennet\u00e9 de toute po\u00e9sie, nous donnant, en m\u00eame temps que son pr\u00e9sent, un souvenir de l'ancien jeu de langue.)\n\n## 89 (\u00a7 72) Jamais, par la suite, je ne rencontrai plus de difficult\u00e9s insurmontables dans la lecture d'un fascicule du Trait\u00e9, exercices compris\n\nPetit \u00e0 petit j'en vins non seulement \u00e0 tenter de r\u00e9soudre tous les exercices d'un paragraphe et d'un chapitre, y compris ceux que les r\u00e9dacteurs avaient annonc\u00e9 comme difficiles, et affect\u00e9 du redoutable \u00ab drapeau \u00bb, mais je me mis \u00e0 en r\u00e9diger les solutions et finalement (mais ce fut peu avant que j'abandonne totalement la conception bourbakiste) \u00e0 former le projet d'une r\u00e9daction compl\u00e8te. J'imaginais un ouvrage, modestement (et prudemment) multigraphi\u00e9 par mes soins, que j'aurais intitul\u00e9 : contribution \u00e0 la r\u00e9solution des exercices du trait\u00e9 de monsieur Nicolas Bourbaki \u2013 \u00e0 Paris, 19.., chez l'auteur (SGDG = sans garantie du gouvernement).\n\nIl y a quelques jours j'ai assist\u00e9, en compagnie de mon ami Lusson et de mon ancien coll\u00e8gue et ami Leborgne (sp\u00e9cialiste de cohomologie non-ab\u00e9lienne ; nous nous voyons rarement ; il vit et enseigne \u00e0 Nantes) \u00e0 la s\u00e9ance d'hommage, au s\u00e9minaire de philosophie et math\u00e9matique anim\u00e9 par Maurice Loi, \u00e0 l'un des fondateurs de Bourbaki r\u00e9cemment d\u00e9c\u00e9d\u00e9, le grand Jean Dieudonn\u00e9 soi-m\u00eame. Le discours d'\u00e9loge \u00e9tait prononc\u00e9 par un autre (maintenant vieux) bourbakiste, (que j'ai eu l'occasion de d\u00e9crire dans l'exercice de ses entreprises de persuasion didactique du milieu des ann\u00e9es cinquante aux \u00a7 38-41), Laurent Schwartz.\n\nLa salle Dussane de l'\u00c9cole normale sup\u00e9rieure \u00e9tait pleine ; au premier rang se trouvait Mme Dieudonn\u00e9 accompagn\u00e9e de membres de sa famille, et on y voyait aussi un autre des fondateurs de Bourbaki, Henri Cartan, l'inventeur de ces filtres qui font l'image-pr\u00e9texte du pr\u00e9sent chapitre. La circonstance \u00e9tait, pour mon r\u00e9cit, parfaite. Juste derri\u00e8re nous (Leborgne, Lusson et moi ; nous \u00e9tions \u00e0 de tr\u00e8s bonnes places car j'\u00e9tais arriv\u00e9, premier auditeur, une heure avant le d\u00e9but suppos\u00e9 de la s\u00e9ance (premier auditeur mais non premier pr\u00e9sent, puisque notre h\u00f4te, M. Loi, \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 l\u00e0 avant moi, je ne sais depuis combien de temps, assis silencieux et absolument chauve dans la vaste, confortable et bien peu math\u00e9matique salle (c'est une salle de th\u00e9\u00e2tre))), juste derri\u00e8re nous \u00e9tait notre vieux ma\u00eetre Choquet (\u2192 chap. 1).\n\nEt Schwartz raconta, racontait. Les nombreux jeunes math\u00e9maticiens qu'avait ce soir-l\u00e0 d\u00e9tourn\u00e9 de leurs \u00e9tudes une curiosit\u00e9 presque arch\u00e9ologique pour la contemplation de ces survivants d'une \u00e8re d\u00e9j\u00e0 l\u00e9gendaire de la math\u00e9matique, l'\u00e8re Bourbaki (on pr\u00e9senta en commen\u00e7ant l'enregistrement d'une s\u00e9ance de la d\u00e9funte \u00e9mission de t\u00e9l\u00e9vision \u00ab Apostrophes \u00bb o\u00f9 Jean Dieudonn\u00e9 avait \u00e9t\u00e9 invit\u00e9 quand il publia, un peu avant sa mort, son livre au titre si redoutable : \u00ab Pour l'honneur de l'esprit humain \u00bb), \u00e9taient parfois saisis d'un rire nerveux. Nous aussi, mais notre rire \u00e9tait peut-\u00eatre moins d'\u00e9tonnement amus\u00e9 que de nostalgie, de g\u00eane, de regrets (\u00f4 ann\u00e9es jonch\u00e9es de morts, de d\u00e9faites, de monstres !).\n\nPendant la guerre, en 1941-1942, Schwartz et sa femme Marie-H\u00e9l\u00e8ne avaient suivi l'enseignement de Dieudonn\u00e9 \u00e0 la facult\u00e9 des Sciences de Clermont-Ferrand (o\u00f9 s'\u00e9tait r\u00e9fugi\u00e9e l'universit\u00e9 de Strasbourg). Plus tard, la guerre finie, quand il fut nomm\u00e9 \u00e0 Nancy, Dieudonn\u00e9 fit venir \u00e0 ses c\u00f4t\u00e9s son ancien \u00e9tudiant et nouveau bourbakiste, dans cette ville qui devint un noyau dur de la moderne mani\u00e8re de math\u00e9matiser. \u00ab Nous avions peu d'\u00e9tudiants \u00bb racontait Schwartz ; et il disait encore \u00e0 peu pr\u00e8s : \u00ab Ils n'\u00e9taient pas tr\u00e8s bons. Dieudonn\u00e9 les collait presque tous \u00e0 l'examen et pour que nous disposions quand m\u00eame d'un auditoire pour les enseignements plus avanc\u00e9s, Cartan, alors \"s'occupant\" de la vie math\u00e9matique des \"normaliens\", nous en exp\u00e9diait quelques-uns d'office pour une ann\u00e9e. C'\u00e9tait un temps b\u00e9ni. On travaillait beaucoup, mais on avait le temps d'aller au concert, au th\u00e9\u00e2tre. On dit m\u00eame, ajouta-t-il en se penchant vers Mme Dieudonn\u00e9 assise au premier rang en dessous de lui, soutenue par des membres de sa famille, que c'est \u00e0 un concert que vous vous \u00eates rencontr\u00e9s. \u00bb Mme Dieudonn\u00e9 r\u00e9pondit quelque chose que nous n'entend\u00eemes pas. \u00ab C'est cela, reprit Schwartz, vous \u00eates tomb\u00e9s amoureux. \u2013 Non, non ! dit Mme Dieudonn\u00e9 distinctement et audiblement cette fois, aux concerts Lamoureux ! \u00bb\n\nMais le meilleur moment de cette soir\u00e9e fut sans contexte celui o\u00f9 Schwartz raconta une rencontre inoubliable qu'il fit, dans un autobus grenoblois, un jour de 1943. Il faut vous dire qu'\u00c9lie Cartan, le p\u00e8re d'Henri Cartan, fut un des grands math\u00e9maticiens fran\u00e7ais du d\u00e9but de ce si\u00e8cle (on lui doit, entre autres, en 1922 la preuve que le \u00ab tenseur d'Einstein \u00bb n'est pas celui qui devrait le plus g\u00e9n\u00e9ralement intervenir dans la solution la plus g\u00e9n\u00e9rale des \u00e9quations de la relativit\u00e9 g\u00e9n\u00e9rale, mais un tenseur plus g\u00e9n\u00e9ral qui contient un terme suppl\u00e9mentaire o\u00f9 fait son apparition la myst\u00e9rieuse constante cosmologique). Il fut aussi l'un des rares que les bourbakistes g\u00e9n\u00e9ralement iconoclastes (dans leur jeunesse), impatients et prompts \u00e0 secouer les cocotiers math\u00e9matiques, pour des raisons \u00e0 la fois th\u00e9oriques et familiales, v\u00e9n\u00e9raient. Or les Schwartz, apr\u00e8s l'occupation par les Allemands en novembre 1942 de la zone dite \u00ab libre \u00bb, \u00e9taient, pour des raisons \u00e9videntes, entr\u00e9s dans la clandestinit\u00e9 et vivaient cach\u00e9s dans la r\u00e9gion grenobloise, sous un faux nom. Un jour, dans l'autobus o\u00f9 ils se trouvaient, monta \u00c9lie Cartan ; lequel, apercevant de loin Schwartz qu'il avait eu comme \u00e9tudiant, l'interpella aussit\u00f4t, \u00e0 peu pr\u00e8s en ces termes : \u00ab Alors, Schwartz, j'esp\u00e8re qu'on ne vous emb\u00eate pas parce que vous \u00eates juif. Ce serait scandaleux ! \u00bb Apr\u00e8s avoir entendu de mes propres oreilles le r\u00e9cit de cette rencontre, digne de Christophe (cr\u00e9ateur du savant Cosinus d'immortel souvenir), comment oserai-je soutenir d\u00e9sormais que les math\u00e9maticiens ne sont pas n\u00e9cessairement distraits ?\n\n## 90 (\u00a7 73) je vois aussit\u00f4t quelque chose comme une ic\u00f4ne d'espace topologique, une sorte de grande prairie de \u00ab points \u00bb, chacun plac\u00e9 au-dessous d'une tasse-filtre\n\nCette image s'apparente aussi \u00e0 celle de la prairie de mon \u00e9cran de Macintosh LC, le mod\u00e8le qui m'accompagne et me soutient dans cette branche, mod\u00e8le d\u00e9j\u00e0 \u00ab obsol\u00e8te \u00bb (autant que mon \u00ab moment \u00bb de math\u00e9maticien, autant que ma compr\u00e9hension de la math\u00e9matique), au visage plat (en fait tr\u00e8s l\u00e9g\u00e8rement bomb\u00e9) de cette machine qui re\u00e7oit mes confidences et les conserve dans un espace topologiquement assez myst\u00e9rieux pour moi : \u00ab dossiers \u00bb embo\u00eet\u00e9s les uns dans les autres, contenant les \u00ab documents \u00bb qui contiennent les textes, eux-m\u00eames enveloppant leurs paragraphes, leurs phrases, leurs mots et, finalement, leurs points-lettres.\n\nMais c'est la repr\u00e9sentation d'une prairie effective, d'une prairie d'herbe arrach\u00e9e par la m\u00e9moire au monde des esp\u00e8ces naturelles (\u00ab natural kinds \u00bb) qui domine ma vision. Les \u00ab points \u00bb y sont des grains purs de caf\u00e9, mais des grains liquides, infiniment petits et infiniment noirs, o\u00f9 converge (en chacun converge) le filtre de ses voisinages (ce sont des caf\u00e9s plus-que-serr\u00e9s, puisque au fond de la tasse il ne s'est concentr\u00e9 qu'un point quintessentiel et absolu de caf\u00e9). Ils sont les points limites d'un liquide virtuel qui s'\u00e9coule perp\u00e9tuellement depuis le vaste ciel qui est le \u00ab tout \u00bb de l'espace, l'espace entier, l'entier-monde, le plus gros voisinage, commun \u00e0 tous.\n\nPourquoi de l'herbe, alors ? Elle ne fait pas partie de l'espace dont les gouttes de caf\u00e9 quintessentiel et topologique (de la marque \u00ab Henri Cartan \u00bb) sont les points. Les brins d'herbe tiennent lieu en fait de points infiniment voisins, veillent \u00e0 leur nette s\u00e9paration. Ce sont des brins non-standard, des poussi\u00e8res de silence (le silence seul est fait d'infiniment petits contigus ; tous les bruits audibles sont discontinus, s\u00e9par\u00e9s, discrets). La prairie n'est pas vraiment l'espace topologique lui-m\u00eame mais une repr\u00e9sentation (fallacieuse) de l'id\u00e9e de \u00ab compl\u00e9tion \u00bb.\n\nSi je m'y attarde un peu trop, le paysage glisse vers autre chose, vers un support de narration ; il devient un paysage \u00ab carrollien \u00bb, o\u00f9 une licorne vient boire dans les tasses avec une unique paille au-dessous de son unique corne. Elle en fausse la topologie, bien entendu : des points cessent d'\u00eatre des points limites ; et il se produit bien d'autres changements, horreurs contraires \u00e0 toute axiomatique raisonnable.\n\nSous l'herbe, sous son tapis sem\u00e9 de tasses, il y a, invisible et virtuelle, aussi noire que le caf\u00e9-tchernozem, la terre. La terre est tout enti\u00e8re invisible, \u00e9chappe \u00e0 l'espace que j'imagine ; emplit un autre espace.\n\nOu bien je l'imagine comme le \u00ab double \u00bb obscur de l'espace que j'ai appel\u00e9 \u00e0 ma vision, comme une copie sans lumi\u00e8re de cet espace, un objet occupant une position sym\u00e9trique au premier dans l'au-del\u00e0 d'un miroir qui inverserait non seulement les figures mais les r\u00f4les respectifs du noir et du blanc (effet photographique) ; je l'imagine comme un espace \u00ab dual \u00bb de l'autre. Il y a des galeries de taupes, qui convergent vers les points de surface : les tasses pourraient \u00eatre de petits volcans de terre expuls\u00e9e du sol. Tel est le sc\u00e9nario irr\u00e9m\u00e9diablement frivole, math\u00e9matiquement irresponsable, dont j'accompagne en pens\u00e9e l'id\u00e9e de topologie (sc\u00e9nario cr\u00e9\u00e9 il y a longtemps, modifi\u00e9 peu \u00e0 peu par l'irruption de notions nouvelles, comme celles qui ont redonn\u00e9 vie \u00e0 l'id\u00e9e leibnizienne peut-\u00eatre d'infiniment petits). Mais que faire ? On ne commande pas ais\u00e9ment ce qui peuple notre espace int\u00e9rieur, et ses lointains.\n\n## 91 (\u00a7 73) Les plus parfaits de ces \u00eatres singuliers \u00e9taient ceux qui \u00ab convergeaient vers une limite \u00bb\n\nTels \u00e9taient les filtres de voisinages de mon sc\u00e9nario dans l'incise pr\u00e9c\u00e9dente (le filtre des voisinages d'un point ayant ce point pour limite). Mais il y avait des filtres sans points limites o\u00f9 ce qui se retrouvait en d\u00e9finitive, l'aboutissement du processus de la convergence, n'\u00e9tait pas un point.\n\nPour ces filtres sans limite sympathique j'avais un stock d'autres repr\u00e9sentations. Il se pouvait, par exemple, qu'il y ait deux, ou plusieurs points de convergence, r\u00e9sultant d'une sorte de proposition d'orientations alternatives dans l'\u00e9coulement du caf\u00e9 tombant alors dans deux, dans plusieurs tasses distinctes. Pourquoi pas ? Pourquoi reculer d'un pouce dans l'extravagance, pour ces paysages imaginaires d\u00e9ductifs ?\n\nLe plus \u00e9loign\u00e9 du cas ordinaire \u00e9tait pourtant celui que je ne pouvais me repr\u00e9senter que comme d\u00e9viation catastrophique : devant la lenteur d'\u00e9coulement de la substance topologique (les suites atomiques de corpuscules caf\u00e9in\u00e9s) depuis les filtres, ayant saisi l'\u00e9chafaudage entre mes doigts (ainsi qu'il m'arrivait souvent avec les caf\u00e9s-filtres ordinaires des caf\u00e9s ou des trains) je le laissais \u00e9chapper tant il \u00e9tait br\u00fblant et le liquide se perdait dans l'herbe, sous l'herbe dans le sol, demeurant un instant \u00e0 l'\u00e9tat de flaque brune indistincte et continue de points-caf\u00e9s totalement sans s\u00e9paration.\n\nLe sc\u00e9nario, ici encore, prend une orientation de plus en plus carrollienne : puisque je dois me repr\u00e9senter, miniaturis\u00e9 en moi-m\u00eame (dans le lieu, suppos\u00e9 physiquement int\u00e9rieur \u00e0 la t\u00eate (ce qui est peut \u00eatre s\u00e9v\u00e8rement illusoire) o\u00f9 s'\u00e9tablit une telle sc\u00e8ne), et saisissant de mes doigts ordinaires une tasse mentale (je vous invite \u00e0 effectuer la m\u00eame op\u00e9ration).\n\nJe pouvais ais\u00e9ment (\u00e0 l'\u00e9poque de ma passion pour la topologie g\u00e9n\u00e9rale) varier le paysage pour tenir compte des diff\u00e9rentes esp\u00e8ces d'espaces, selon leurs propri\u00e9t\u00e9s (connexit\u00e9, compacit\u00e9, compacit\u00e9 ou connexit\u00e9 locale, etc.), faisant coexister des for\u00eats et des d\u00e9serts, des \u00e9tendues d'eau de toutes sortes, et envoyant d'une de ces r\u00e9gions \u00e0 l'autre (chacune un espace pour son propre compte) des projectiles, des nu\u00e9es de fl\u00e8ches qui s'en allaient des points de l'une aux points de l'autre, les atteignant ou pas, et ainsi de suite : les \u00ab morphismes \u00bb d'une \u00ab cat\u00e9gorie \u00bb (ou une autre). Le monde onirique ainsi construit en prenait de l'animation (je remarque que mon imagination restait d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment champ\u00eatre).\n\nApr\u00e8s toute cette gymnastique, s'\u00e9tendre dans une prairie r\u00e9elle aurait \u00e9t\u00e9 infiniment reposant.\n\n## 92 (\u00a7 74) Tout cela \u00e9tait beau, \u00e9trange, \u00e9blouissant ; m'\u00e9blouissait ; et pourtant ne me satisfaisait pas\n\nCe n'\u00e9tait pas seulement que l'exemple premier d'un \u00ab ouvert \u00bb ou d'un \u00ab ferm\u00e9 \u00bb \u00e9tait cette chose bien mesquine, un intervalle de droite priv\u00e9 ou non (respectivement) de ses bornes, exemple qui heurtait l'image \u00e0 la fois spacieuse et contourn\u00e9e que je m'\u00e9tais faite \u00e0 partir des habitants les plus \u00e9tranges de la contr\u00e9e nomm\u00e9e \u00ab topologie \u00bb (et qui devait \u00ab accommoder \u00bb des espaces \u00ab t\u00e9ratologiques \u00bb fort peu ressemblants \u00e0 la sage droite dite \u00ab r\u00e9elle \u00bb), mais que mes imaginations situaient tous les exemples \u00e0 ma disposition (propos\u00e9s dans le texte ou bien construits en solution d'exercices) dans un champ int\u00e9rieur visuel (champ de perception, de pens\u00e9e et de m\u00e9moire) qui (sans que je puisse tr\u00e8s pr\u00e9cis\u00e9ment dire ce qu'il \u00e9tait (et je pense aujourd'hui qu'il a certainement au moins six dimensions (huit si je tiens compte du temps))) n'\u00e9tait en tout cas aucunement unidimensionnel.\n\nDe plus cet espace, imbib\u00e9 de temps, ne m'apparaissait pas du tout comme clos ; mais bien comme un ouvert. La m\u00eame difficult\u00e9 m'affrontait d\u00e8s que j'essayais de penser le temps lui-m\u00eame comme ferm\u00e9. Un temps ferm\u00e9 est concevable mais inhabitable pour notre pens\u00e9e, si on veut le voir en m\u00eame temps qu'on le con\u00e7oit. Or, ferm\u00e9, il l'est bien \u00e9videmment. Et mon espace du dedans, en tant que champ immobile, l'est aussi, s'il est vrai qu'il est enti\u00e8rement int\u00e9rieur \u00e0 mon corps.\n\nLe jugement raisonn\u00e9 qui nous conduit, contraints et forc\u00e9s \u00e0 s\u00e9parer l'int\u00e9rieur et l'ext\u00e9rieur en fait un ouvert-ferm\u00e9, fait de l'espace total qui nous contient comme morceau, comme sous-espace, un espace non connexe, auquel nous donnons comme fronti\u00e8re, infiniment mince, notre peau (pas notre peau r\u00e9elle, mais une peau imaginaire, sans \u00e9paisseur).\n\nD'avoir ainsi enferm\u00e9, d\u00e8s les commencements de mon exploration de la topologie, une vision aussi peu conforme \u00e0 celle qui avait servi de matrice originelle \u00e0 cette discipline (puisque, suivant Bourbaki, comme j'ai dit, je partais d'une g\u00e9n\u00e9ralit\u00e9 extr\u00eame enti\u00e8rement anhistorique), je pris insensiblement l'habitude non seulement de lui soumettre l'espace du monde int\u00e9rioris\u00e9 et la perception du temps mais, plus g\u00e9n\u00e9ralement, de penser dans ces termes le champ de la m\u00e9moire.\n\nIl y a un terme au lointain de l'espace dans toutes ses directions, de haut et de bas, de droite et de gauche..., et il y en a un aussi dans les deux dimensions temporelles de l'avant et de l'apr\u00e8s (qui sont toutes les deux en avant de moi \u00e0 partir du point o\u00f9 je les pense), mais ces murs me sont inatteignables et je me refuse en fait \u00e0 les dresser devant moi.\n\nJe suis habit\u00e9 d'un Z\u00e9non personnel qui spontan\u00e9ment me pr\u00e9sente la fin des temps comme impossible (et surtout de mon temps, quoi que je sache), impossible parce que ma pens\u00e9e la rejette \u00e0 l'infini ; mon temps ne peut se compter qu'en **nuheures** , ces dur\u00e9es d'un temps de nuages en mouvement qui ne cesserait de ralentir et par cons\u00e9quent ne parviendrait jamais \u00e0 une fin. C'est aussi ce que disait autrefois le conte de M\u00e9andre.\n\n## 93 (\u00a7 74) C'est ce qui se passe dans la m\u00e9moire, dans la difficile s\u00e9paration des souvenirs\n\nJe m'en suis rendu compte beaucoup plus tard, r\u00e9fl\u00e9chissant \u00e0 la topologie du souvenir et \u00e0 celle du temps int\u00e9rieur (et j'ai entrepris de le faire de mani\u00e8re plus pr\u00e9cise d\u00e8s que je me suis mis en t\u00eate, en 1985, d'\u00e9crire ce dont ceci fait partie, et de l'\u00e9crire dans le temps, en suivant le temps) ; il m'apparut \u00e0 l'\u00e9vidence que les propri\u00e9t\u00e9s de s\u00e9paration faible (l'axiome de Fr\u00e9chet en exprime une possible, et la th\u00e9orie ordinaire de la topologie n'est pas la seule description envisageable) sont infiniment plus vraisemblables que celle d'une s\u00e9paration forte. Je ne la donne pas comme d\u00e9crivant r\u00e9ellement les faits, mais comme donnant une id\u00e9e certainement plus juste du m\u00e9canisme des souvenirs que celle qui pr\u00e9tend qu'il nous est possible de les isoler nettement les uns des autres.\n\nCar les parcours de m\u00e9moire n'ont pas seulement une \u00e9trange r\u00e9versibilit\u00e9, au sein m\u00eame de la multiplicit\u00e9 de leurs directions possibles qui donne le sentiment d'une indirection g\u00e9n\u00e9rale\n\n(commen\u00e7ant \u00e0 se souvenir en un endroit toujours en fait impr\u00e9cis du temps, sur une image qui est pour ainsi dire de nul moment, parce qu'elle pourrait venir d'une multitude d'entre eux, on lui fera succ\u00e9der une autre qu'elle appelle en apparence spontan\u00e9ment, comme venant apr\u00e8s.\n\nMais si, au contraire, on \u00e9voque d'abord la seconde, on va, tout aussi spontan\u00e9ment, par le chemin du souvenir une fois fray\u00e9, partir dans l'autre sens, vers la premi\u00e8re. Les positions respectives, chronologiquement, des deux images, nous \u00e9chapperont souvent. Mais m\u00eame si on parvient \u00e0 les dater exactement on peut facilement suivre la piste qui les joint dans les deux sens).\n\nLeur succession, dans une mise en s\u00e9quence quelconque, n'est pas du tout une succession points par points deux \u00e0 deux s\u00e9parables par des voisinages (des sc\u00e8nes m\u00e9morielles) sans aucun point commun. Parmi les voisinages qui les contiennent il y a toujours empi\u00e8tement (c'est mon exp\u00e9rience), et c'est en vertu de l'existence de ces empi\u00e8tements que je peux passer d'un souvenir \u00e0 un autre,\n\nplus g\u00e9n\u00e9ralement que je peux avoir un acc\u00e8s mimimal \u00e0 une relecture du pass\u00e9.\n\n# BIFURCATION B\n\n# Marginis exiguitas\n\n* * *\n\n## 94 (\u00a7 82) Apr\u00e8s ces coups de t\u00e9l\u00e9phone, je me sentis un peu plus calme.\n\n ** _\u00ab Cubum in duos cubos aut quadrato-quadratum in duos quadrato-quadratos et generaliter nullam in infinitum, ultra quadratum, potestatem in duas ejusdem nominis fas est dividere._**\n\n ** _Cujus rei demonstrationem mirabilem sane detexi ; hanc marginis exiguitas non caperet \u00bb_** (\u00ab il est impossible de partager soit un cube en deux cubes, soit un bicarr\u00e9 en deux bicarr\u00e9s, soit en g\u00e9n\u00e9ral une puissance quelconque sup\u00e9rieure au carr\u00e9 en deux puissances de m\u00eame degr\u00e9 ; j'en ai d\u00e9couvert une d\u00e9monstration v\u00e9ritablement merveilleuse que cette marge est trop \u00e9troite pour contenir \u00bb).\n\n\u00ab La d\u00e9monstration ne tiendrait pas dans la marge. \u00bb On se demande \u00e0 qui Fermat destine cette remarque, elle-m\u00eame marginale, plac\u00e9e, parmi bien d'autres, non pas, comme le veut une version de la l\u00e9gende, dans une lettre \u00e0 un de ses nombreux correspondants, mais accompagnant un de ses \u00e9nigmatiques et pr\u00e9cieux commentaires, \u00e9crits sur son exemplaire du \u00ab Diophante \u00bb de Gaspard Bachet de Meziriac. \u00c0 lui-m\u00eame sans doute. Mais \u00e0 lui seul ? En pr\u00e9paration \u00e0 une \u00e9dition de ses \u0152uvres ? C'est peu probable, \u00e9tant donn\u00e9 la grande d\u00e9sinvolture avec laquelle il avait trait\u00e9 toute sa vie la question de l'\u00e9dition et de la pr\u00e9servation de ses r\u00e9sultats. \u00c0 sa mort, en 1665, le \u00ab Grand Th\u00e9or\u00e8me \u00bb \u00e9tait encore invisible. Et ce n'est qu'en 1679 que les pieux efforts de son fils a\u00een\u00e9, Cl\u00e9ment-Samuel de Fermat, r\u00e9\u00e9ditant le livre de Bachet en guise de prologue aux \u0152uvres de son p\u00e8re, et ajoutant aux commentaires de celui-ci sur sa traduction des \u00ab six livres \u00bb du \u00ab p\u00e8re \u00bb des arithm\u00e9ticiens, l'\u00ab Alexandrin \u00bb Diophante, les \u00ab observations \u00bb que son propre p\u00e8re y avait ajout\u00e9es ( ** _\u00ab Diophanti Alexandrini Arithmeticorum libri sex et de numeris multangulis liber unus cum comentariis C.G. Bacheti V.C._** **_et observationis D.P. de Fermat Senatoris Tolosani \u00bb_** ), le fit conna\u00eetre. Il s'y trouvait en bonne place (au moins s\u00e9quentielle) puisqu'il faisait l'objet de l' _Observation 2_.\n\nLe plus insolent des \u00ab th\u00e9or\u00e8mes \u00bb de la Math\u00e9matique (particuli\u00e8rement provoquant puisqu'il concerne les nombres entiers, qui semblent en \u00eatre les objets les plus naturels et les plus lumineux, et que leur possession est une facult\u00e9 intellectuelle qui apparemment appartient \u00e0 tous les hommes, comme la facult\u00e9 de langage : tout homme est capable de compter), rest\u00e9 ind\u00e9montr\u00e9 pendant presque trois si\u00e8cles et demi (s'il est vrai qu'il l'est enfin, comme tout le monde le suppose, mais enfin, pendant que j'\u00e9cris ceci, la d\u00e9monstration d'Andrew Wiles n'a pas encore \u00e9t\u00e9 vue, en d\u00e9tail, par d'autres yeux que les siens, et n'est donc pas r\u00e9ellement \u00ab certifi\u00e9e \u00bb), a donc \u00e9t\u00e9 \u00ab not\u00e9 \u00bb pour la premi\u00e8re fois explicitement dans les marges des marges d'une traduction du grec, comme une addition \u00e0 un codicille \u00e0 une transcription glos\u00e9e du testament de l'arithm\u00e9tique des Anciens (une de ces additions dont Fermat disait, avec son habituelle ambigu\u00eb modestie orgueilleuse : **_\u00ab peut-\u00eatre la post\u00e9rit\u00e9 me saura gr\u00e9 de lui avoir fait conna\u00eetre que les Anciens n'ont pas tout su \u00bb_** ).\n\nLa m\u00eame \u00e9troitesse marginale emp\u00eachant la r\u00e9v\u00e9lation est invoqu\u00e9e par Fermat dans un autre commentaire, l' _Observation 45,_ qui est cependant suffisamment d\u00e9velopp\u00e9e pour qu'on soit s\u00fbr que Fermat \u00ab avait \u00bb, au moins, une d\u00e9monstration (quoique peut-\u00eatre pas enti\u00e8rement rigoureuse) de son th\u00e9or\u00e8me dans le cas des \u00ab carr\u00e9s au carr\u00e9 \u00bb, c'est-\u00e0-dire des puissances quatri\u00e8mes (et tr\u00e8s probablement aussi dans le cas des cubes, cas particulier du th\u00e9or\u00e8me g\u00e9n\u00e9ral par lequel il commence son \u00e9nonc\u00e9 (\u00ab on ne peut d\u00e9composer un cube en somme de deux cubes \u00bb) et qu'il mentionne dans plusieurs lettres, d\u00e8s 1636) : **_\u00ab Demonstrationem integram et fusius explicatam inserere marginis vetat ipsius exiguitas. \u00bb_**\n\nChacun pense aussi (et aujourd'hui unanimement) conna\u00eetre l'\u00ab id\u00e9e \u00bb de d\u00e9monstration que Fermat avait dans la t\u00eate : il s'agit de la m\u00e9thode, par lui invent\u00e9e, qu'il nomme \u00ab descente infinie \u00bb. Il l'applique plusieurs fois, la qualifiant de \u00ab subtile et ing\u00e9nieuse \u00bb et toutes ses allusions aux cas particuliers (ceux des nombres 3 et 4) de son \u00ab grand th\u00e9or\u00e8me \u00bb y font indirectement r\u00e9f\u00e9rence. Il s'agit, dans chaque circonstance d'application, de montrer que si une propri\u00e9t\u00e9 \u00e9tait vraie de nombres entiers, elle le serait de nombres strictement plus petits, et par cons\u00e9quent ne pourrait l'\u00eatre d'aucuns : ainsi, si le cube d'un nombre z \u00e9tait la somme du cube d'un nombre x et du cube d'un autre nombre y, il y aurait trois nombres x', y', et z', x' strictement plus petit que x, y' strictement plus petit que y, et z' que z, tels que le cube de z' serait \u00e0 son tour somme du cube de x' et du cube de y'. D'o\u00f9 il r\u00e9sulterait, en appliquant le m\u00eame raisonnement au triplet hypoth\u00e9tique x', y', z', qu'il y aurait un nouveau triplet x\", y\", z\" (encore plus \u00ab petit \u00bb) o\u00f9 se retrouverait la m\u00eame propri\u00e9t\u00e9. Mais on ne peut pas continuer ainsi ind\u00e9finiment sans rencontrer z\u00e9ro partout (comme dit Fermat (en latin) : **_\u00ab un nombre entier \u00e9tant donn\u00e9, il ne peut y avoir une infinit\u00e9 de nombres entiers qui soient plus petits \u00bb_** ).\n\nOr, si la \u00ab m\u00e9thode de descente infinie \u00bb permet effectivement, sans trop de mal, de d\u00e9montrer le th\u00e9or\u00e8me pour le cas des cubes et des puissances quatri\u00e8me, c'est un \u00ab saut quantique \u00bb de difficult\u00e9 qu'on rencontre quand on veut l'utiliser, comme le fit Legendre au d\u00e9but du dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle, pour n = 5 ; et elle cesse totalement d'\u00eatre praticable d\u00e8s que n atteint 23. D'o\u00f9 on conclut g\u00e9n\u00e9ralement et sans h\u00e9sitations que Fermat avait une esquisse plus ou moins d\u00e9taill\u00e9e de la d\u00e9monstration des deux premiers \u00ab cas \u00bb et pensait qu'elle devait rester valable pour les autres. La descente infinie \u00e9tait trop \u00ab merveilleuse \u00bb pour ne pas donner la cl\u00e9 de ce r\u00e9sultat, comme de tant d'autres. On ajoute que, s'il est vrai que Fermat n'a presque jamais \u00e9nonc\u00e9 de propri\u00e9t\u00e9s des nombres qui se soient ensuite r\u00e9v\u00e9l\u00e9es \u00eatre fausses, cela lui est quand m\u00eame arriv\u00e9 une fois ; et on termine en disant, avec un brin de condescendance, que cela n'a rien de d\u00e9shonorant. La post\u00e9rit\u00e9, mieux arm\u00e9e, rectifie.\n\n## 95 J'ai connu un math\u00e9maticien qui n'\u00e9tait pas de cet avis.\n\nJ'ai connu, au moins, un math\u00e9maticien qui n'\u00e9tait pas de cet avis. Je garde le souvenir pr\u00e9cis d'un moment dans un d\u00eener, que je ne peux pas du tout situer ni dans le temps ni dans l'espace (non seulement ses \u00ab coordonn\u00e9es spatio-temporelles \u00bb, m\u00eame approximatives, ne l'accompagnent pas, comme il arrive parfois sans qu'on s'interroge le moins du monde \u00e0 leur sujet, non seulement ne viennent pas l'entourer de leur \u00ab aura \u00bb de certitude apr\u00e8s une l\u00e9g\u00e8re h\u00e9sitation, comme il arrive plus souvent, non seulement je ne parviens pas \u00e0 le placer dans une zone minkowskienne vraisemblable du monde ext\u00e9rieur, mais il reste absurdement d\u00e9tach\u00e9 de tout en d\u00e9pit de mes efforts irrit\u00e9s, et d'autant plus irrit\u00e9s que \u00ab d\u00eener \u00bb (\u00eatre dans un vrai d\u00eener, un d\u00eener \u00e0 nappe blanche et service, avec nombreux convives, places attribu\u00e9es \u00e0 table et conversation avec qui se trouve \u00e0 proximit\u00e9 assez imm\u00e9diate, esp\u00e8ce de d\u00eener \u00e0 laquelle appartient celui-l\u00e0 (je m'en souviens)) est un \u00e9v\u00e9nement plut\u00f4t rare dans mon existence, ce qui aurait d\u00fb le rendre mieux identifiable par ma m\u00e9moire) ;\n\n\u00e0 un moment dans ce d\u00eener je l'ai donc entendu exprimer cette opinion paradoxale (paradoxale pour quelqu'un qui n'ignore pas l'avis unanime des math\u00e9maticiens sur le sujet) que Fermat avait tr\u00e8s bien pu poss\u00e9der une d\u00e9monstration \u00ab \u00e9l\u00e9mentaire \u00bb de son th\u00e9or\u00e8me, utilisant la m\u00e9thode de descente infinie (mais parler de \u00ab descente infinie \u00bb n'est pas, en soi, suffisant pour caract\u00e9riser une d\u00e9monstration) assaisonn\u00e9e d'un ingr\u00e9dient assez \u00ab subtil et ing\u00e9nieux \u00bb pour avoir \u00e9chapp\u00e9 \u00e0 ses successeurs. Et il \u00e9crivait, au stylo sur sa serviette (qui n'\u00e9tait pas une serviette en papier) quelques formules d'explication. C'est ce moment insituable du pass\u00e9 que cependant tr\u00e8s distinctement je **vois**.\n\nCelui qui \u00e9mettait cette opinion paradoxale, surprenante et presque choquante (illustr\u00e9e d'une mani\u00e8re non paradoxale mais certainement surprenante et choquante pour la ma\u00eetresse de maison (\u00e0 moins qu'elle n'ait eu une connaissance exp\u00e9rimentale des math\u00e9maticiens en g\u00e9n\u00e9ral et de celui-l\u00e0 en particulier, auquel cas son geste de s'emparer de sa serviette blanche (qui n'\u00e9tait pas en papier), de sortir son stylo et de commencer \u00e0 la couvrir d'encre aurait cess\u00e9 (tout en demeurant peut-\u00eatre choquant) de para\u00eetre surprenant)) \u00e9tait un alg\u00e9briste et il se nommait Marc Krasner.\n\n(Il appartenait pour moi, quand j'\u00e9tais \u00e9tudiant, \u00e0 la g\u00e9n\u00e9ration des \u00ab ma\u00eetres \u00bb de la math\u00e9matique nouvelle, et la perplexit\u00e9 de ma m\u00e9moire tient aussi au fait qu'il n'y a aucune esp\u00e8ce de raison pour que je me sois trouv\u00e9, alors, en sa compagnie, dans le moindre d\u00eener ; d'o\u00f9 je conclus que ce moment doit \u00eatre assez tardif ; conclusion appuy\u00e9e du fait qu'\u00e0 l'\u00e9poque o\u00f9 je commen\u00e7ais \u00e0 apprendre l'alg\u00e8bre je n'aurais pas pu comprendre vraiment, sinon son raisonnement, du moins son caract\u00e8re insolite ; et il doit se situer en des ann\u00e9es o\u00f9, d\u00e9j\u00e0 plus avanc\u00e9, j'avais eu l'occasion de l'entendre ou de le rencontrer au s\u00e9minaire d'alg\u00e8bre de l'IHP ; j'en vois la salle et je l'y vois, lui, tr\u00e8s distinctement ; son allure \u00e9tait extr\u00eamement distinctive.)\n\nC'\u00e9tait un homme de l'esp\u00e8ce autrefois nomm\u00e9e \u00ab vieux gar\u00e7on \u00bb, \u00e0 l'accoutrement vestimentaire s\u00e9rieusement n\u00e9glig\u00e9, lourd, rond de corps et de visage, mais dans une rondeur plut\u00f4t molle et somnolente. Il parlait avec lenteur et accent (russe ?) sans para\u00eetre vous reconna\u00eetre comme appartenant \u00e0 l'esp\u00e8ce des locuteurs en langue math\u00e9matique, peut-\u00eatre m\u00eame sans vous voir. Il travaillait sur la th\u00e9orie de Galois (je n'en dirai pas plus : je ne l'ai pas connu, comme on dit, d'une mani\u00e8re que je sens absurde, \u00ab personnellement \u00bb).\n\nSa distraction \u00e9tait fabuleuse ; je devrais plut\u00f4t dire : sa passion de la somnolence (qui paraissait \u00eatre une v\u00e9ritable vocation) l'entra\u00eenait \u00e0 des distractions fabuleuses. On la racontait avec une certaine fiert\u00e9, comme ajoutant \u00e0 la qualit\u00e9 exceptionnelle et au parfum ind\u00e9finissable de la math\u00e9matique elle-m\u00eame, puisqu'elle vouait \u00e0 de telles excentricit\u00e9s certains des membres de la tribu de ses adorateurs. Prenons un exemple embl\u00e9matique : Krasner, ai-je dit, participait (?) ou assistait (?) (verbes plut\u00f4t inad\u00e9quats, comme on va voir) au s\u00e9minaire d'alg\u00e8bre et th\u00e9orie des nombres (nomm\u00e9 aussi s\u00e9minaire Dubreil-Delange-Pisot), qui se tenait au rez-de-chauss\u00e9e de l'IHP dans la premi\u00e8re salle \u00e0 gauche ouvrant sur le couloir. (Je distingue cela avec une telle nettet\u00e9 de souvenirs que je serais triste de d\u00e9couvrir que ces souvenirs sont faux.)\n\nIl arrivait toujours en retard au s\u00e9minaire. Avan\u00e7ant bruyamment et lourdement entre les auditeurs, cependant que l'auteur de l'expos\u00e9 du jour s'interrompait courtoisement pour lui laisser le temps de s'installer, il se dirigeait vers la chaise laiss\u00e9e vide au premier rang \u00e0 son intention, jetait un long coup d'\u0153il \u00e0 ce qui \u00e9tait \u00e9crit au tableau (s'approchant assez pr\u00e8s de la surface noire tach\u00e9e et trac\u00e9e de craie), s'asseyait, s'endormait et ronflait. Tel \u00e9tait le rituel \u00e0 peu pr\u00e8s immuable de sa \u00ab participation \u00bb ou \u00ab assistance \u00bb.\n\nOr, un jour, la porte s'\u00e9tant ouverte comme d'habitude un bon quart d'heure apr\u00e8s le d\u00e9but de l'heure de s\u00e9minaire, Krasner entra, s'avan\u00e7a, s'assit et se pr\u00e9para \u00e0 un bon somme p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 de la douce musique de l'alg\u00e8bre (qui arrivait quand m\u00eame \u00e0 p\u00e9n\u00e9trer dans son cerveau m\u00eame pendant son sommeil, car il se r\u00e9veillait parfois pour formuler quelque question, plus ou moins adapt\u00e9e \u00e0 la circonstance imm\u00e9diate (ce que le conf\u00e9rencier \u00e9tait en train de dire) selon le retard plus ou moins grand dans la transmission onirique), conform\u00e9ment \u00e0 la tradition. Il fallut alors respectueusement l'informer que c'\u00e9tait lui qui devait parler ce jour-l\u00e0.\n\nSon int\u00e9r\u00eat pour le th\u00e9or\u00e8me de Fermat \u00e9tait grand (je ne sais s'il avait jamais r\u00eav\u00e9 de le d\u00e9montrer). Il prenait, dans une direction particuli\u00e8re, un aspect un peu pervers. J'appris (au cours du d\u00eener dont je parle) qu'il s'\u00e9tait fait un hobby de r\u00e9pondre (moyennant de modestes honoraires) aux amateurs qui inondaient r\u00e9guli\u00e8rement l'Acad\u00e9mie des Sciences d'enthousiastes solutions de ce l\u00e9gendaire probl\u00e8me (chass\u00e9s de la quadrature du cercle et de la trisection de l'angle par les progr\u00e8s de la math\u00e9matique, les amateurs s'\u00e9taient (se sont encore si j'en juge par celui qui a profit\u00e9 de l'annonce de la d\u00e9monstration de Wiles pour arriver jusqu'\u00e0 la t\u00e9l\u00e9vision) rabattus sur \u00ab Fermat \u00bb). Il les lisait et leur indiquait leurs erreurs (\u2192 chap. 4). (Certains renon\u00e7aient ; d'autres s'obstinaient, retravaillaient leur \u00ab copie \u00bb, la renvoyaient et recevaient une nouvelle r\u00e9futation. Je me souvins de mon vieux professeur du lyc\u00e9e Henri-IV, Chauvelon, qui corrigeait et recorrigeait sans cesse nos devoirs, versions latines ou dissertations fran\u00e7aises, qu'il appelait nos \u00ab petits travaux \u00bb, et que nous devions, nous, sans cesse refaire, jusqu'\u00e0 ce qu'ils atteignent la perfection. Mais les \u00ab petits travaux \u00bb des amateurs fermatiens corrig\u00e9s par Krasner n'y parvenaient jamais (\u2192 branche deux, \u00a7 49).\n\n## 96 La conviction profonde que Fermat n'a pas pu poss\u00e9der une d\u00e9monstration de son th\u00e9or\u00e8me\n\nLa conviction profonde et partag\u00e9e que Fermat n'a pas pu poss\u00e9der une d\u00e9monstration de son th\u00e9or\u00e8me vient de la longue histoire des tentatives faites pour l'\u00e9tablir. Il s'est produit, explique-t-on, vers le milieu du dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle, un bouleversement dans la mani\u00e8re d'aborder le probl\u00e8me, un renouvellement des m\u00e9thodes d'approche de la question dont Fermat ne pouvait pas avoir la moindre id\u00e9e. Cette bifurcation (d\u00e9cisive si le but est aujourd'hui effectivement atteint) se produisit avec l'intervention de l'Allemand Kummer, qui \u00ab importa \u00bb les nombres qu'on appelle complexes (apr\u00e8s les avoir qualifi\u00e9s d'imaginaires) dans cette affaire qu'on croyait r\u00e9serv\u00e9e aux purs entiers, et \u00ab inventa \u00bb \u00e0 cette occasion un outil essentiel de l'alg\u00e8bre \u00ab moderne \u00bb, la th\u00e9orie des \u00ab id\u00e9aux \u00bb de nombres alg\u00e9briques.\n\nCommentant sa th\u00e9orie, Kummer \u00e9prouve d'ailleurs le besoin de recourir \u00e0 une m\u00e9taphore, pour faciliter en quelque sorte, dans l'esprit des math\u00e9maticiens de son temps, l'absorption de ses id\u00e9es certainement tr\u00e8s nouvelles. Il se tourne pour cela vers la chimie (qui \u00e9tait loin d'avoir encore, alors, \u00ab bifurqu\u00e9 \u00bb d\u00e9cisivement vers la th\u00e9orie atomique).\n\n ** _\u00ab La composition des NC (les nombres complexes) peut \u00eatre envisag\u00e9e comme l'analogue de la composition chimique, les facteurs premiers correspondant aux \u00e9quivalents des \u00e9l\u00e9ments. Les NC id\u00e9aux_** (son invention, dont il s'efforce de justifier la pertinence) **_sont comparables aux radicaux hypoth\u00e9tiques qui n'existent pas par eux-m\u00eames, mais seulement dans_ ****_les combinaisons ; le fluor, en particulier, comme \u00e9l\u00e9ment qu'on ne sait pas repr\u00e9senter isol\u00e9ment, peut \u00eatre compar\u00e9 \u00e0 un facteur premier id\u00e9al. \u00bb_**\n\nLe fluor, nul ne l'ignore, a \u00e9t\u00e9 depuis \u00ab isol\u00e9 \u00bb (par un camarade de jeux d'Alphonse Allais), et chacun est persuad\u00e9 de l'\u00ab existence \u00bb de cet \u00e9l\u00e9ment, pas seulement \u00ab id\u00e9ale \u00bb. Il en est de m\u00eame des \u00ab facteurs premiers id\u00e9aux \u00bb de Kummer (\u00e0 la terminologie pr\u00e8s, qui a un peu vari\u00e9, et sans insister ici sur le \u00ab degr\u00e9 de r\u00e9alit\u00e9 \u00bb qu'on peut accorder aux objets math\u00e9matiques ; pour le math\u00e9maticien d'aujourd'hui, en tout cas, leur existence est aussi solidement \u00e9tablie que celle du fluor).\n\nEt Kummer poursuivait, \u00ab filant \u00bb plus loin sa m\u00e9taphore :\n\n ** _\u00ab La notion d'\u00e9quivalence des nombres id\u00e9aux est au fond la m\u00eame que celle de l'\u00e9quivalence chimique ; car, ainsi que des quantit\u00e9s pond\u00e9rales peuvent \u00eatre substitu\u00e9es les unes aux autres pour rendre des sels neutres ou des corps isomorphes, de m\u00eame les nombres id\u00e9aux, remplac\u00e9s par les facteurs \u00e9quivalents, ne produisent que des nombres id\u00e9aux de la m\u00eame classe._**\n\n ** _\u00ab Enfin, de m\u00eame que les r\u00e9actifs chimiques, joints \u00e0 un corps en dissolution, donnent des pr\u00e9cipit\u00e9s au moyen desquels on reconna\u00eet des \u00e9l\u00e9ments contenus dans le corps propos\u00e9, de m\u00eame les nombres que nous avons d\u00e9sign\u00e9s par psi(\u00eata), comme r\u00e9actifs des NC, font conna\u00eetre les facteurs premiers contenus dans les NC, en mettant en \u00e9vidence un facteur premier q, analogue au pr\u00e9cipit\u00e9 chimique. \u00bb_**\n\nOn attribue \u00e0 Kummer une remarque d\u00e9sobligeante \u00e0 l'\u00e9gard du th\u00e9or\u00e8me de Fermat qui, aurait-il dit, est \u00ab une plaisanterie \u00bb. Une certaine ambigu\u00eft\u00e9, constamment r\u00e9surgente, des math\u00e9maticiens par rapport \u00e0 leur discipline appara\u00eet dans cette boutade. Il est certain que Kummer consid\u00e9rait comme beaucoup plus important, digne d'\u00eatre port\u00e9 \u00e0 son cr\u00e9dit, l'\u00ab id\u00e9e \u00bb des \u00ab id\u00e9aux \u00bb (dont la place \u00e9minente dans le d\u00e9veloppement de l'alg\u00e8bre a \u00e9t\u00e9 effectivement reconnue) que le fait d'avoir, \u00e0 l'aide de cette construction th\u00e9orique, obtenu d'un seul coup la d\u00e9monstration du th\u00e9or\u00e8me de Fermat dans une foule de cas. Il n'en reste pas moins que c'est ce r\u00e9sultat (tout annexe qu'il ait pu para\u00eetre \u00e0 ses yeux (\u00e9cartons ici l'hypoth\u00e8se, qui a \u00e9t\u00e9 soutenue longtemps mais maintenant remise en cause, d'une r\u00e9action du genre \u00ab les raisins sont trop verts \u00bb : Kummer aurait cru avoir enti\u00e8rement d\u00e9montr\u00e9 le th\u00e9or\u00e8me et ne se serait d'abord pas rendu compte du fait que sa d\u00e9monstration n'\u00e9tait pas applicable partout, comportait des exceptions : les entiers 37, 59 et 67, entre autres, \u00e9chappaient au \u00ab filet des id\u00e9aux \u00bb, les seuls dans la premi\u00e8re centaine)) qui montrait, sans doute possible, l'int\u00e9r\u00eat de sa conception.\n\nQuoi qu'il en soit, le chemin pris par Kummer \u00e9loignait brusquement (et semble-t-il d\u00e9finitivement) le \u00ab grand th\u00e9or\u00e8me \u00bb du domaine strict de l'arithm\u00e9tique \u00e9l\u00e9mentaire, auquel il appartenait pourtant par son simple \u00e9nonc\u00e9. Le myst\u00e9rieux \u00ab facteur premier q \u00bb, \u00ab pr\u00e9cipit\u00e9 chimique \u00bb de la th\u00e9orie kumm\u00e9rienne et d\u00e9busqu\u00e9 par ces \u00ab r\u00e9actifs \u00bb qu'\u00e9taient les non moins myst\u00e9rieux nombres complexes id\u00e9aux, laissait deviner, \u00ab derri\u00e8re \u00bb l'apparente limpidit\u00e9 de surface des nombres entiers et de leurs propri\u00e9t\u00e9s arithm\u00e9tiques, tout un monde d'\u00eatres-nombres obscurs, beaucoup plus difficilement accessibles, monde dont il fallait comprendre les lois \u00e9tranges pour avoir acc\u00e8s \u00e0 celles des premiers et avoir r\u00e9ponse \u00e0 des questions comme celle de Fermat qui, sans cela, risqueraient de rester \u00e0 jamais sans r\u00e9ponse.\n\nMais, du m\u00eame coup, la compr\u00e9hension des raisonnements par des esprits ne poss\u00e9dant, comme Fermat, que des connaissances d'arithm\u00e9tique \u00e9l\u00e9mentaire devenait inaccessible. (Il suffit, pour marquer cette \u00ab distance dans la compr\u00e9hension \u00bb, de comparer l'\u00e9nonc\u00e9 du th\u00e9or\u00e8me tel que le donne Fermat avec celui du th\u00e9or\u00e8me principal de Kummer : \u00ab L'\u00e9quation xn \\+ yn = zn est insoluble en nombres entiers pour tous les exposants premiers impairs n qui ne figurent pas comme facteurs dans les num\u00e9rateurs des (n - 3)\/2 premiers nombres de Bernouilli \u00bb ; et je ne vous dis rien de la d\u00e9monstration.)\n\n## 97 Ayant partag\u00e9 t\u00e9l\u00e9phoniquement mon \u00e9motion avec tous ceux que j'avais r\u00e9ussi \u00e0 joindre\n\nAyant partag\u00e9 t\u00e9l\u00e9phoniquement mon \u00e9motion avec tous ceux que j'avais r\u00e9ussi \u00e0 joindre (et certains s'empress\u00e8rent de transmettre \u00e0 leur tour la nouvelle. Paul Braffort, ainsi, appela Mich\u00e8le Ignazi \u00e0 la librairie (elle fut sensible, peut-\u00eatre moins \u00e0 la nouvelle elle-m\u00eame qu'\u00e0 l'enthousiasme juv\u00e9nile dont Paul (de l'Oulipo) fit preuve (me dit-elle) \u00e0 cette occasion. Il pensa (nous pens\u00e2mes (tous deux ind\u00e9pendamment)): \u00abAh ! si Queneau avait vu \u00e7a ! Ah ! si Fran\u00e7ois (Le Lionnais, pr\u00e9sident-fondateur de l'Oulipo (\u2192 Bif.A)) avait vu \u00e7a ! \u00bb)), je me retirai en moi-m\u00eame pour la savourer (m\u00eame \u00ab retrait\u00e9 des math\u00e9matiques \u00bb comme je le suis aujourd'hui, j'ai gard\u00e9 un des traits de l'esp\u00e8ce (ou tribu ou famille) (au moins dans ma g\u00e9n\u00e9ration) : se r\u00e9jouir des beaux r\u00e9sultats annonc\u00e9s comme si on avait plus ou moins particip\u00e9 \u00e0 leur d\u00e9couverte : \u00ab tu sais, \"un tel\" a d\u00e9montr\u00e9 \u00e7a ! \u2013 Pas possible, tu es s\u00fbr ? \u2013 Oui, \"un tel prime\" me l'a dit, il l'a appris aux journ\u00e9es d'alg\u00e8bre de W... \u2013 \u00c7a alors \u00bb, et on sourit et on se congratule r\u00e9ciproquement, tout en sachant qu'on n'y est strictement pour rien).\n\nJ'avais une raison suppl\u00e9mentaire, toute personnelle, de satisfaction. On savait depuis un moment d\u00e9j\u00e0 que la d\u00e9monstration \u00e9tait \u00ab dans l'air \u00bb. Il y avait eu le grand \u00ab pas en avant \u00bb fait par l'allemand Faltings en 1983, montrant que si par hasard il y avait pour un n quelconque des solutions \u00e0 l'\u00e9quation fatale, il ne pouvait y en avoir qu'un nombre fini. Il y avait eu plus r\u00e9cemment une fausse alerte japonaise... Des math\u00e9maticiens du monde entier et de nombreuses nations \u00e9taient \u00ab sur le coup \u00bb. Or, Andrew Wiles \u00e9tait anglais, et l'annonce du r\u00e9sultat avait \u00e9t\u00e9 faite \u00e0 Cambridge. Anglomane, j'aimais ce d\u00e9tail annexe.\n\nJe pris d'abord une d\u00e9cision provisoire, dont je parlerai au prochain moment. Je r\u00e9fl\u00e9chis ensuite, mon exaltation, mon euphorie un peu retomb\u00e9es, qu'\u00e0 ma joie se m\u00ealait subrepticement quelque tristesse : c'\u00e9tait entendu, le Grand Th\u00e9or\u00e8me \u00e9tait d\u00e9montr\u00e9, quel triomphe de la math\u00e9matique et, comme pourrait \u00eatre paraphras\u00e9 l'Andr\u00e9 Weil de jadis, \u00ab quelle gloire et quel honneur pour l'esprit humain \u00bb ! _Of course !_ Mais. Mais le Grand Th\u00e9or\u00e8me de Fermat n'\u00e9tait plus \u00e0 d\u00e9montrer ! Voil\u00e0 qui jetait une ombre sur ma jubilation. Non que je ne jugeasse (si j'ose utiliser une forme verbale aussi d\u00e9su\u00e8te) un peu idiote la grande manchette noire et grasse et m\u00e9taphorique du _Guardian,_ \u00ab **T HE LAST FRONTIER** \u00bb (le territoire math\u00e9matique n'est pas l'Am\u00e9rique des westerns ; les pionniers ne parviendront jamais \u00e0 l'oc\u00e9an Pacifique du savoir achev\u00e9, apr\u00e8s massacre des tribus indiennes de l'ignorance ; la \u00ab frontier \u00bb, si \u00ab frontier \u00bb il y a, ne cesse pas de reculer ; il n'y aura pas de fin de l'histoire des math\u00e9matiques, pas plus que nous n'assistons aujourd'hui \u00e0 la \u00ab fin de l'histoire \u00bb tout court, annonc\u00e9e par Mr Fukuyama, de la droite h\u00e9g\u00e9lienne am\u00e9ricaine, dans l'euphorie de la chute du mur de Berlin) ;\n\nmais enfin, c'\u00e9tait le plus ancien r\u00e9sultat ind\u00e9montr\u00e9, et son obstacle impressionnant avait suscit\u00e9 d'innombrables efforts et vocations depuis des si\u00e8cles, ce qui fait que la disparition de cette \u00ab terra incognita \u00bb me donnait une sorte de regret (je sentais que beaucoup devaient ressentir le m\u00eame).\n\n(Sans parler du fait que, une fois le fr\u00e9missement de la nouvelle (qui allait, l'apr\u00e8s-midi m\u00eame, faire la \u00ab une \u00bb du _Monde_ (et on en parlerait \u00e0 la t\u00e9l\u00e9)) calm\u00e9, on se trouverait priv\u00e9 d'un sujet de conversation de tout repos avec les non-math\u00e9maticiens : combien de fois, au cours d'une vie math\u00e9matique, n'a-t-on pas eu l'occasion de raconter pour des profanes la l\u00e9gende du Grand Th\u00e9or\u00e8me. On disait : Voil\u00e0 ce th\u00e9or\u00e8me (son \u00e9nonc\u00e9 est facile \u00e0 comprendre ; tout le monde se rappelle plus ou moins du \u00ab th\u00e9or\u00e8me de Pythagore \u00bb de son enfance ; une fois cela rappel\u00e9, et que 16 + 9 = 25, c'est facile de faire entendre le sens de l'\u00e9nonc\u00e9) ; il est tr\u00e8s difficile. \u2013 Vraiment ? \u2013 Oui, vraiment ; d'ailleurs il a \u00e9t\u00e9 \u00e9nonc\u00e9 vers 1650 et on ne sait toujours pas le d\u00e9montrer. \u2013 Pas possible. Et que dire maintenant ? qu'il est d\u00e9montr\u00e9 \u2013 Forc\u00e9ment, c'est votre boulot, \u00e0 vous math\u00e9maticiens. \u2013 Oui mais on a mis trois si\u00e8cles et demi \u00e0 y arriver. \u2013 Pour \u00e7a ? \u2013 Oui, pour \u00e7a ! \u2013 Je ne vous fais pas mes compliments ! Avant, il y avait le myst\u00e8re ! l'insondable !) (J'admets que ces regrets-l\u00e0 ne sont pas intellectuellement d'un tr\u00e8s haut niveau.)\n\nEn me t\u00e9l\u00e9phonant le lendemain matin, Jean B\u00e9nabou, qui avait lu, gr\u00e2ce \u00e0 nos appels t\u00e9l\u00e9phoniques, entre-temps l'article du _Guardian,_ me dit lui aussi sa joie suivie d'une certaine tristesse ; et il ajouta ceci qu'il y avait quelque chose d'irritant pour l'esprit dans le fait que pour d\u00e9montrer ce r\u00e9sultat, dont l'\u00e9nonc\u00e9 \u00e9tait \u00e9l\u00e9mentaire, on avait eu besoin d'une quantit\u00e9 impressionnante de r\u00e9sultats tr\u00e8s difficiles pris dans toutes sortes de r\u00e9gions de la math\u00e9matique, d'un effort continu et concert\u00e9 de la communaut\u00e9 math\u00e9matique mondiale (qui ne visait certes pas que cela, mais avait aussi \u00ab Fermat \u00bb en vue) : \u00ab C'est comme, me dit-il, si on avait conquis l'Everest avec l'aide des fus\u00e9es de la Nasa. \u00bb\n\nDans son bel expos\u00e9 de 1921, \u00ab Three Lectures on Fermat's Last Theorem \u00bb, l'Anglais Mordell (dont les \u00ab conjectures \u00bb ont d\u00e9fini d'importantes \u00e9tapes \u00e0 franchir dans l'escalade du \u00ab pic Fermat \u00bb) employait la m\u00eame comparaison alpinistique, dans un sens un peu diff\u00e9rent : **_\u00ab Les recherches math\u00e9matiques rappellent d'assez pr\u00e8s les ascensions de montagnes. Whympner fit sept essais infructueux avant de r\u00e9ussir \u00e0 gravir le Matterhorn en 1900, et cette ascension co\u00fbta la vie \u00e0 quatre de ses compagnons. Or, un alpiniste peut \u00e0 l'heure actuelle \u00eatre transport\u00e9 au sommet de la montagne pour un prix relativement modeste, mais il est certain que l'ascension effectu\u00e9e dans ces conditions ne permet pas d'appr\u00e9cier l'effort qu'il a fallu faire pour vaincre les difficult\u00e9s rencontr\u00e9es dans l'ascension premi\u00e8re. Il en est de m\u00eame en math\u00e9matiques. On a lev\u00e9 p\u00e9niblement certaines difficult\u00e9s qui nous paraissent aujourd'hui presque inexistantes gr\u00e2ce aux m\u00e9thodes modernes. \u00bb_**\n\nIl est certes vrai que la d\u00e9monstration de Wiles, une fois assur\u00e9e (elle l'est, semble-t-il finalement, apr\u00e8s quelque d\u00e9lai (ajout de 1995)), assimil\u00e9e par les sp\u00e9cialistes, sera petit \u00e0 petit r\u00e9duite, simplifi\u00e9e, balis\u00e9e, et que, dans quelques ann\u00e9es, elle sera vraisemblablement \u00e0 la port\u00e9e de beaucoup plus de personnes qu'aujourd'hui. Il reste que le \u00ab d\u00e9crochage \u00bb d'intelligiblit\u00e9 que repr\u00e9sentait la d\u00e9couverte de Kummer au milieu du dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle ne pourra pas \u00eatre vraiment r\u00e9duit. S'il faut vraiment faire appel \u00e0 des th\u00e9ories aussi diverses et aussi \u00e9labor\u00e9es qu'il le semble, le seuil d'intelligibilit\u00e9 sera malgr\u00e9 tout encore plus \u00e9lev\u00e9 que dans le cas des r\u00e9sultats de Kummer, qu'un bon \u00e9l\u00e8ve de \u00ab sp\u00e9ciales \u00bb peut aujourd'hui aborder.\n\nLa remarque de Jean B\u00e9nabou touchait, aussi, \u00e0 cette question : un \u00e9nonc\u00e9 aussi \u00ab \u00e9l\u00e9mentaire \u00bb a-t-il besoin n\u00e9cessairement, pour sa d\u00e9monstration, d'un appel \u00e0 des m\u00e9thodes en apparence si ext\u00e9rieures \u00e0 l'arithm\u00e9tique, et, en particulier, de celles qu'on nomme (terme significatif) \u00ab transcendantes \u00bb ? Doit-on trouver ce fait : naturel, sublime, in\u00e9vitable, scandaleux ? Doit-on rechercher une nouvelle d\u00e9monstration, diff\u00e9rente, \u00ab \u00e9l\u00e9mentaire \u00bb (ce qui ne veut pas dire facile) ? Est-ce envisageable, inutile, impossible ? Je me garderai de me prononcer sur ces questions.\n\n## 98 Cependant je pris une d\u00e9cision provisoire\n\nCependant je pris une d\u00e9cision provisoire : celle d'essayer de comprendre le th\u00e9or\u00e8me de Fermat. (J'ajoute \u00e0 d\u00e9cision l'adjectif restrictif \u00ab provisoire \u00bb, instruit par l'habitude ; je prends volontiers des d\u00e9cisions programmatiques, de pr\u00e9f\u00e9rence \u00e0 long terme, et de pr\u00e9f\u00e9rence exigeant beaucoup de longs efforts ; inutile d'ajouter que je ne m'y tiens pas souvent). Je fis donc un projet de comprendre, mais en quel sens ?\n\nIl \u00e9tait parfaitement vain, \u00e0 mon \u00e2ge et avec mes connaissances math\u00e9matiques plut\u00f4t rouill\u00e9es, de pr\u00e9tendre ma\u00eetriser la d\u00e9monstration du th\u00e9or\u00e8me depuis ses d\u00e9buts, m\u00eame avec les quelques simplifications qui lui seraient apport\u00e9es dans les prochaines ann\u00e9es. Il me fallait me fixer un horizon limit\u00e9 de compr\u00e9hension.\n\nJe me dis que je voulais simplement saisir l'articulation des id\u00e9es, suivre le d\u00e9veloppement des pens\u00e9es sur le th\u00e9or\u00e8me, depuis sa pr\u00e9histoire (l'avant-Fermat) jusqu'\u00e0 sa r\u00e9solution.\n\n(J'ajoutai \u00e0 cela une perspective annexe : surveiller, du coin de l'\u0153il si j'ose dire, la renaissance de l'id\u00e9e de \u00ab descente infinie \u00bb, telle que r\u00e9cemment Yvon Gautier a propos\u00e9 de la faire servir \u00e0 son entreprise de reconstruction de la logique, appuy\u00e9e sur une \u00ab arithm\u00e9tique fermatienne \u00bb o\u00f9 elle re\u00e7oit la charge de remplacer l'induction dite compl\u00e8te.)\n\nAu moment d'\u00e9crire ceci, je vois \u00e0 peu pr\u00e8s quel \u00e9tait l'\u00e9tat de choses, tel que l'exposait Mordell dans ses conf\u00e9rences de 1921, et il n'y a l\u00e0 rien d'insurmontable pour mes capacit\u00e9s de compr\u00e9hension. Mais ensuite ?\n\nJe me rends bien compte que pour la suite, le plus raisonnable serait de me trouver un guide, que quelqu'un m'indique ce qu'il faut lire, afin que je ne m'\u00e9gare pas dans des impasses d\u00e9courageantes. Mais il est vrai aussi que cela n'a que peu d'importance, puisque ce travail sera sans but autre que lui-m\u00eame, sans r\u00e9compense ext\u00e9rieure comme sans sanction. L'enqu\u00eate elle-m\u00eame, la qu\u00eate seule pourrait suffire.\n\nRetrait\u00e9 des math\u00e9matiques (bien que je ne sois pas retrait\u00e9 tout court), je peux donner un peu de temps \u00e0 ce projet, un nouveau projet de compr\u00e9hension.\n\nEn m'engageant, au d\u00e9but de 1962, dans la voie d'une insertion (m\u00eame modeste et tardive (j'avais presque trente ans)) dans la communaut\u00e9 des math\u00e9maticiens (par la pr\u00e9paration et l'ach\u00e8vement d'une th\u00e8se, accompagn\u00e9e d'une \u00e9l\u00e9vation lente mais constante dans la hi\u00e9rarchie de l'enseignement sup\u00e9rieur) j'avais, sans trop me l'avouer, abandonn\u00e9 en fait mon intention premi\u00e8re, \u00e0 la fois vague et excessive, celle qui m'avait (telle que je l'ai reconstitu\u00e9e avec souvenirs dans les deux premiers chapitres) soutenu dans la lecture acharn\u00e9e du Trait\u00e9 de Bourbaki, et certainement jusqu'aux ann\u00e9es 1960 et 1961 : comprendre la Math\u00e9matique.\n\nPourquoi ne pas renouer, sous une forme plus limit\u00e9e et plus pr\u00e9cise \u00e0 la fois, avec cette vieille intention ? Pourquoi pas, en effet ? Mais l'arbitraire de ma d\u00e9cision est entier. Dans ce cas, pourquoi l'introduire ici, dans ce r\u00e9cit ? C'est qu'en fait elle r\u00e9sulte d'une n\u00e9cessit\u00e9 int\u00e9rieure \u00e0 ce que je suis en train, \u00e0 ma propre surprise, de ne pas abandonner mais de continuer au contraire obstin\u00e9ment, ce **'grand incendie de londres'** dont vous lisez la troisi\u00e8me \u00ab branche \u00bb. L'annonce, enti\u00e8rement contingente, de la d\u00e9monstration du Grand Th\u00e9or\u00e8me n'a fait que donner un contenu explicite \u00e0 cette n\u00e9cessit\u00e9.\n\n(Bien entendu, je sais fort bien, au moment m\u00eame o\u00f9 j'\u00e9cris cela, que je n'irai pas au bout de cette intention, pas plus que je ne suis all\u00e9 au bout d'innombrables autres, pas plus que je n'ai su faire aboutir mon **Projet**. Je sais que je mourrai, selon toute vraisemblance, \u00ab fermatement idiot \u00bb ; ou quasi.)\n\n# CHAPITRE 4\n\n# Point z\u00e9ro\n\n* * *\n\n## 99 Ao\u00fbt commence et il fait chaud\n\nAo\u00fbt 1994 commence, mois des surench\u00e8res climatiques. Comme \u00e0 la fin de juillet, \u00e0 Paris, il fait chaud. Une chaleur obstin\u00e9e, sournoise, molle, satur\u00e9e de pollution automobile, sans vent. La courbe horaire de l'\u00e9touffement par exc\u00e8s d'ozone (que ne s'envole-t-il par le trou de l'Antarctique !) varie de \u00ab m\u00e9diocre \u00bb \u00e0 \u00ab tr\u00e8s m\u00e9diocre \u00bb (avec une pointe ou deux vers la cote d'alerte). Les rues, en dehors des art\u00e8res symboliques livr\u00e9es aux appareils photographiques des Japonais (principaux sectateurs modernes de Niepce, Daguerre et Fox Talbot), d\u00e9roulent des trottoirs vides, sous l'air \u00e9pais. Je vis derri\u00e8re des volets ferm\u00e9s, d\u00e8s neuf heures, ne les rouvrant que la nuit, pour laisser entrer un air frais purement imaginaire. C'est une imitation b\u00eate des coutumes m\u00e9diterran\u00e9ennes, que j'ai adopt\u00e9e \u00e0 mon retour de Roumanie (et il en est de m\u00eame exactement, un an plus tard, jour pour jour, \u00e0 mon retour de Londres, au moment o\u00f9 je relis ce chapitre et ajuste ces lignes, laiss\u00e9es immobiles tout ce temps ; j'y ajoute un peu, le moins possible, pour ne pas faire trop d'entorses aux r\u00e8gles que je me suis fix\u00e9es, marquant seulement les ajouts par une grosseur diff\u00e9rente de caract\u00e8res, sur mon \u00e9cran) ; un geste r\u00e9flexe, inscrit g\u00e9n\u00e9tiquement en moi sans doute (mais je ne secoue pas mes draps par la fen\u00eatre). Son inefficacit\u00e9 est patente. Aucun frisson de brise nocturne ne vient rafra\u00eechir mes membres h\u00e9b\u00e9t\u00e9s de mauvais sommeil aux petites heures du jour.\n\nVolets clos ou pas, mon unique pi\u00e8ce adopte instantan\u00e9ment la temp\u00e9rature externe d\u00e8s que le soleil fait son apparition indirecte sur le mur de l'autre c\u00f4t\u00e9 de la cour et la conserve ensuite jusque tr\u00e8s avant dans la nuit avec une t\u00e9nacit\u00e9 jamais d\u00e9mentie, c\u00e9dant quelques degr\u00e9s \u00e0 peine et \u00e0 regret vers quatre, cinq heures. \u00c0 ce moment peut-\u00eatre, je pourrais dormir vraiment. Mais c'est \u00e0 ce moment que, fid\u00e8le \u00e0 une compulsion de toute la vie, je me r\u00e9veille. Je n'ai pas pouss\u00e9 l'hommage \u00e0 la Provence jusqu'\u00e0 installer une gargoulette sur le rebord \u00e9troit d'une des deux fen\u00eatres. J'ai un frigidaire, dispos\u00e9 comme un placard sous la plaque chauffante de ce qui me tient lieu de cuisine. Ag\u00e9 de plus d'un quart de si\u00e8cle, il donne des signes \u00e9vidents d'essoufflement devant les efforts que lui impose la canicule. Il a accumul\u00e9 pendant mon absence (o\u00f9 j'ai oubli\u00e9 de lui faire subir l'op\u00e9ration dite de \u00ab d\u00e9givrage \u00bb, indispensable \u00e0 son hygi\u00e8ne corporelle (de plus en plus fr\u00e9quemment n\u00e9cessaire \u00e0 mesure qu'il vieillit)) une sorte de manchon neigeux de glace qui, je viens de le constater, s'est mis \u00e0 fondre goutte \u00e0 goutte sur les pots de yoghourt (au lait de brebis) situ\u00e9s \u00e0 l'\u00e9tage en dessous. Il faudrait que je tourne d'un cran au moins le bouton de r\u00e9glage du froid int\u00e9rieur arr\u00eat\u00e9 \u00e0 la graduation 2 depuis le mois de d\u00e9cembre ; mais cela m'est impossible car la hernie de glace bloque tout mouvement. Il faudrait surtout, bien \u00e9videmment, que je d\u00e9barrasse le c\u0153ur-moteur de mon fid\u00e8le serviteur de ce cholest\u00e9rol des frigidaires ; pour cela je devrais l'arr\u00eater assez longtemps pour que fonde la tumeur de gel (une nuit enti\u00e8re au moins), mais cette simple op\u00e9ration m'est interdite pour la m\u00eame raison que pr\u00e9c\u00e9demment : je ne peux pas tourner le bouton. La seule solution serait de couper l'\u00e9lectricit\u00e9 : mais si je me livre \u00e0 cette op\u00e9ration pendant la nuit je me priverai en m\u00eame temps non seulement de boissons fra\u00eeches (Coca light (version \u00ab hard \u00bb (sans caf\u00e9ine)) ou Badoit au sirop d'anis (qui me tient lieu de \u00ab pastis \u00bb : _toojoors Provence !_ )) mais de tout \u00e9clairage (la nuit n'est jamais vraiment noire \u00e0 Paris, mais quand m\u00eame !) ; et si c'est pendant la journ\u00e9e, je paralyserai mon Macintosh LC pour la m\u00eame dur\u00e9e et je devrai avoir recours au \u00ab portable \u00bb (le Power-Book \u00ab Duo \u00bb), en ayant soin de charger convenablement sa batterie. En fait, je ne fais rien de tout cela (je n'ai m\u00eame pas pens\u00e9 \u00e0 cette solution avant de l'\u00e9crire) ; j'attends tout simplement mon prochain voyage pour r\u00e9gler la question. J'esp\u00e8re seulement que mon frigidaire tiendra jusque-l\u00e0 sans infarctus. Cela s'appelle vivre dangereusement. Je pourrais en fait parfaitement rester un jour entier sans ordinateur, \u00e9tant donn\u00e9 la profonde langueur intellectuelle o\u00f9 la chaleur me jette. (Le fait que j'\u00e9crive ces lignes semble infliger un d\u00e9menti partiel \u00e0 ce qui pr\u00e9c\u00e8de. J'ai \u00e9t\u00e9 capable, au moins, de cela ; qui ne prouve rien sur l'\u00e9tat moyen de mon cerveau. (Mais c'est tout simplement que, le 6 de ce mois, hier, milieu de l'\u00e9t\u00e9, une certaine faiblesse de la chaleur vient de se faire sentir, que la m\u00e9t\u00e9o annonce des orages, que je me suis pris \u00e0 la croire.)) Ce n'est qu'ainsi, en ayant recours \u00e0 une d\u00e9bilitante canicule, que Paris arrive \u00e0 p\u00e9n\u00e9trer dans ma vie, \u00e0 m'imposer sa pr\u00e9sence, \u00e0 triompher de l'indiff\u00e9rence absolue que je ne cesse de lui opposer.\n\nJe n'ai jamais aim\u00e9 Paris. Je n'ai jamais enti\u00e8rement surmont\u00e9 l'hostilit\u00e9 visc\u00e9rale, le rejet violent que j'ai ressenti \u00e0 son \u00e9gard en y entrant pour la premi\u00e8re fois, pour y vivre, pendant l'hiver de 1944-1945, voici cinquante ans. Paris ne fut qu'une terre d'exil, o\u00f9 se perdit la libert\u00e9 enfantine qui avait \u00e9t\u00e9 la mienne pendant les ann\u00e9es de la Seconde Guerre mondiale, \u00ab la \u00bb guerre, pour ma g\u00e9n\u00e9ration : plus d'oliviers, d'amandiers, de thym, de vignes, de tuiles, de pignons, d'\u00e9cureuils, de ronces, de garrigues ; plus question de marcher pieds nus dans les rues ; plus de jardin, plus d'espace. Paris \u00e9tait une ville ennemie. Avec le temps, quand il est devenu clair que tout retour en arri\u00e8re \u00e9tait impossible, et surtout quand l'id\u00e9e m\u00eame de penser un tel retour s'est trouv\u00e9e \u00e0 son tour frapp\u00e9e d'interdiction, j'ai peu \u00e0 peu remplac\u00e9 mon hostilit\u00e9 spontan\u00e9e par de l'indiff\u00e9rence (j'y ajoute, mais indirectement, en quelque sorte par r\u00e9fraction, gr\u00e2ce au Courir les rues de Queneau, par exemple, une certaine curiosit\u00e9 assez froide, parfois amus\u00e9e, parfois malveillante, qui n'est pas forc\u00e9ment nuisible \u00e0 l'exercice de la po\u00e9sie) ; et j'ai surtout, lentement mais s\u00fbrement, arrang\u00e9 la routine de mon existence de fa\u00e7on \u00e0 y vivre comme si je n'y vivais pas.\n\nBien s\u00fbr, de temps \u00e0 autre, souvent dirais-je, je m'imagine \u00eatre autrement, vivre ailleurs. Et cet ailleurs est, \u00e0 peu pr\u00e8s toujours, l'Angleterre ; ou mieux le Royaume-Uni : Londres le plus souvent ; l'\u00c9cosse, une \u00eele \u00e9cossaise parfois (m'y retirer \u00e0 ma retraite, proche maintenant). Mais je n'ai jamais fait le moindre geste concret pour rendre cet ailleurs possible. \u00ab \u00c0 quoi bon r\u00e9aliser nos r\u00eaves ? Ils sont si beaux \u00bb disait Villiers de L'Isle-Adam (\u2192 \u00a7 18: j'aime le dandysme pessimiste de cette interrogation). Il y a cependant des semaines maudites o\u00f9 je ne peux \u00e9viter que Paris ne se manifeste \u00e0 moi ; ce sont celles de grande chaleur. Je ne souffre \u00e0 peu pr\u00e8s jamais de ses pluies sales, de ses hivers m\u00e9diocres, pas m\u00eame de ses jours de printemps suppos\u00e9s d\u00e9licieux, fringants, de ses automnes aux marronniers roux. Je me ris de ses tentatives de s\u00e9duction comme de ses bouderies climatiques. Je ne v\u00e9n\u00e8re pas ses bistrots, ses voies-express ; je ne regarde pas Notre-Dame ; ni le Panth\u00e9on, autre \u00ab joyau de l'art gothique \u00bb. Je ferme mes fen\u00eatres ; je suis chez moi ; je l'oublie. Mais je ne peux rien contre ses crises de chaleur excessive, hyst\u00e9rique. Paris ne sait pas avoir chaud. Et il (ou elle) se venge sur moi, vient perturber les heures qui sont de droit les miennes, celles de l'avant-matin. Il tente de m'emp\u00eacher de profiter pleinement de son unique vertu r\u00e9demptrice : le vide d'ao\u00fbt de ses rues, son silence t\u00e9l\u00e9phonique, son \u00e9tat de suspension auguste de presque toute activit\u00e9.\n\nD'ann\u00e9e en ann\u00e9e cependant je reste \u00e0 Paris en ao\u00fbt, je m'obstine. Apr\u00e8s tout, me dis-je plein d'espoir, il y a bien eu dans le dernier demi-si\u00e8cle des mois d'ao\u00fbt merveilleux, efficaces, froids ; je prie en vain depuis longtemps que l'\u00e9t\u00e9 soit \u00ab pourri \u00bb. En outre les tr\u00e8s grandes chaleurs parisiennes qui m'offusquent, m'indignent, me r\u00e9voltent, ont ceci de particulier qu'elles restent install\u00e9es tr\u00e8s fermement dans mon souvenir (souvenir du fait qu'il s'agissait de jours et nuits caniculaires pour moi, m\u00eame si la m\u00e9t\u00e9o ne le confirme pas num\u00e9riquement (le mois de juillet de cette ann\u00e9e (1995) serait, para\u00eet-il, moins chaud que celui de l'ann\u00e9e derni\u00e8re ; et bien loin des ann\u00e9es record ; l'Angleterre, ai-je lu, ne lui accorde que la m\u00e9daille de bronze dans le si\u00e8cle)), et s'appellent les unes les autres avec une telle facilit\u00e9 qu'elles ont fini par avoir entre elles comme une relation causale (dont le sens n'est, illogiquement dans mon esprit, pas n\u00e9cessairement en accord avec la chronologie). Par extension (par ressemblance ou par contraste) je peux, dans l'inconfort insomniaque d'un de ces minuits aux oreillers p\u00eagueux, envisager l'exploration \u00e0 la lumi\u00e8re de la m\u00e9moire de la totalit\u00e9 des \u00e9tats de grande chaleur (ou de moindre chaud ? de grand froid ?) que j'ai v\u00e9cus, \u00e0 Paris ou ailleurs : New York 1963, par exemple ; 1976 au long du Mississippi (il y faisait en fait moins f\u00e9rocement chaud qu'en Europe, qui connut cet \u00e9t\u00e9-l\u00e0 ses records \u00ab historiques \u00bb, si je ne m'abuse). (La nuit me br\u00fblait sombrement en ao\u00fbt 1952, avenue Gabriel, pour ma derni\u00e8re et rude et dure et irr\u00e9versible rencontre avec L. Je ne devais la revoir qu'une seule fois, en 1976 pr\u00e9cis\u00e9ment, \u00e0 Saint Louis, dans l'\u00c9tat du Missouri (une heure dans le mus\u00e9e, _of all places !_ ; et j'avais fait tout ce voyage, je ne dis pas seulement pour cette rencontre ; mais enfin, c'est elle qui m'avait \u00e9crit. Quand je l'ai vue, quand elle m'a vu, ce fut exactement comme dans la nouvelle d'Alphonse Allais : ce n'\u00e9tait point lui, ce n'\u00e9tait point elle ! ; car ce n'\u00e9tait plus).\n\nMais ceci ne fait pas partie de mon histoire, telle que je la con\u00e7ois, telle que je m'efforce d'en poursuivre le r\u00e9cit. Il reste que la chaleur de 1952 est exactement adjacente \u00e0 celle d'aujourd'hui et il m'est difficile d'en s\u00e9parer les images. Elles font partie d'une sorte de mois d'ao\u00fbt universel, continu. Chaque image de chaque moment n\u00e9cessaire du pass\u00e9, n\u00e9cessaire pour le compte rendu de mon aventure de m\u00e9moire, est sans cesse recouverte d'une autre image, le plus souvent \u00ab s\u00e9mantiquement \u00bb sans commune mesure avec la premi\u00e8re (du moins selon le \u00ab sens \u00bb que j'impose \u00e0 ma narration) ; chaque voisinage de chaque point du pass\u00e9 s'accroche \u00e0 un voisinage de chaque autre ; comme si la topologie de la m\u00e9moire \u00e9tait irr\u00e9pressiblement sans \u00ab axiomes de s\u00e9paration \u00bb (\u2192 chap. 3).\n\nIl n'\u00e9chappera pas au lecteur attentif, (il conna\u00eet, mieux que moi, les \u00e9v\u00e9nements marquants du si\u00e8cle) que le 6 ao\u00fbt 1945 la premi\u00e8re bombe atomique est tomb\u00e9e sur Hiroshima. (Je regarde, sur une page du _Times_ du 6 ao\u00fbt 1995, le visage rougi d'un Japonais octog\u00e9naire, un des tr\u00e8s rares survivants du massacre ; ayant \u00e9chapp\u00e9 au feu des \u00ab mille soleils \u00bb il avait d\u00e9cid\u00e9 de fuir la ville maudite ; et il se r\u00e9fugia \u00e0 Nagasaki ; o\u00f9 il ne mourut pas non plus ; un \u00ab doublet \u00bb exceptionnel qui lui vaut les attentions de la presse du village mondial, aujourd'hui ; presque un \u00ab top model \u00bb, en somme ; mais dans ses yeux ne se marque aucune satisfaction narcissique.) Cette conflagration, cette illumination horrible ne se rappelle pas seulement \u00e0 l'attention universelle du fait de la comm\u00e9moration d'un p\u00e9nible cinquantenaire, mais parce que l'\u00c9tat fran\u00e7ais, par la voix de son pr\u00e9sident fra\u00eechement \u00e9lu, s'est singularis\u00e9 en annon\u00e7ant la reprise des essais de bombe \u00ab fran\u00e7aise \u00bb sur l'atoll de Mururoa. Elle sollicite violemment aussi mes propres souvenirs. Il a fallu ce triple d\u00e9clic, cette triple contingence (l'extr\u00eame chaleur, l'accalmie dans l'extr\u00eame chaleur, le visage, rouge de papier journal, du double miracul\u00e9 de la mort atomique) pour m'aider \u00e0 triompher de l'esp\u00e8ce de paralysie \u00e0 penser les ann\u00e9es 1960 et 1961, qui m'a immobilis\u00e9 largement une ann\u00e9e au beau milieu de l'avanc\u00e9e de ces pages qui n'ont, elles, avec l'\u00e9norme circonstance historique, aucun rapport de substance (je n'ai rien vu \u00e0 Hiroshima). Insignifiant si on l'oppose \u00e0 l'\u00e9v\u00e9nement du monde, mais en m\u00eame temps d\u00e9cisif pour cette esp\u00e8ce de reconstruction argument\u00e9e \u00e0 laquelle je m'acharne, un fait de mon propre pass\u00e9, incisivement inscrit dans mon souvenir, est, par hasard mais ins\u00e9parablement, li\u00e9 \u00e0 une autre grande exp\u00e9rience de la chaleur, en m\u00eame temps qu'\u00e0 une autre explosion atomique. Je ne peux pas revenir jusqu'\u00e0 lui, r\u00e9fl\u00e9chir, depuis et selon son futur, \u00e0 la signification qu'il me faut lui donner ici, sans du m\u00eame coup laisser faire irruption \u00e0 nouveau ces images qui l'accompagnent. Elles n'ont rien en elles-m\u00eames pour moi d'effrayant. S'il m'a fallu si longtemps pour surmonter une esp\u00e8ce d'interdiction int\u00e9rieure \u00e0 les mettre au jour, cela vient sans doute (et c'est l'unique explication que je suis parvenu \u00e0 me donner) de leur proximit\u00e9, de leur relation de contigu\u00eft\u00e9 (sentie sans aucune raison comme en relation causale) avec d'autres images, qui se placent plus avant dans le temps mais assez pr\u00e8s d'elles selon la chronologie : ces visions-l\u00e0, que je ne suis pas encore capable de dire, qui sont le vrai \u00ab interdit \u00bb (pas du tout inconscient, donc) qui p\u00e8se sur ma facult\u00e9 de raconter, parce que je refuse de les laisser s'emparer de mon esprit, se comportent comme un \u00eatre vindicatif, se pr\u00e9tendent solidaires des autres : \u00ab Si tu n'es pas capable de dire ceci, tu ne diras pas cela non plus ! \u00bb\n\nEt en effet j'ai le plus grand mal \u00e0 mettre ne serait-ce qu'un doigt de pied mental dans le sable orange qui m'attend, de l'autre c\u00f4t\u00e9 de la ligne de silence, si je puis dire. Matin apr\u00e8s matin, en fait, je reste coi. Parfois je n'arrive m\u00eame pas \u00e0 allumer mon Macintosh. Parfois, je reste une, deux heures assis devant l'\u00e9cran, arr\u00eat\u00e9 au m\u00eame point, laissant dix, vingt fois la lumi\u00e8re s'y \u00e9teindre, pour laisser place \u00e0 l'horloge du repose-\u00e9cran, ironiquement anim\u00e9e. Parfois je vais jusqu'\u00e0 inscrire quelques phrases tortur\u00e9es, inad\u00e9quates, que je laisse non pas s'effacer, puisque leur existence n'est que virtuelle, mais simplement ne pas se conserver, en ne les \u00ab enregistrant \u00bb pas. Bon.\n\nQue va-t-il se passer ensuite ? Ou bien, brusquement, la difficult\u00e9 cessera d'\u00eatre insurmontable. Ou bien, comme tant de fois, en tant de jours, de tant de saisons, je ne r\u00e9ussirai toujours pas \u00e0 faire le pas en avant narratif n\u00e9cessaire, et comme tant d'autres fois, je changerai de direction (comme je change, d'ailleurs, sans cesse, m\u00eame sans avoir affaire \u00e0 une difficult\u00e9, sans avoir l'id\u00e9e d'une difficult\u00e9 (qui peut-\u00eatre existe toujours, en dessous ; bien des d\u00e9marches digressives ont pour effet d'\u00e9viter des pi\u00e8ges invisibles, des dangers obscurs)). Je bifurquerai vers un autre chemin \u00e0 frayer dans la for\u00eat des \u00e9v\u00e9nements du pass\u00e9 (gardant toujours l'espoir d'un retour). De telles luttes (fr\u00e9quentes) ne laissent pas de traces visibles dans la succession, r\u00e9guli\u00e8rement morcel\u00e9e, des moments achev\u00e9s que j'offre \u00e0 la lecture. Car tout ce qui y appara\u00eet est ce qui a re\u00e7u un droit de dur\u00e9e, en acqu\u00e9rant une place \u00e9lectronique (convertie ensuite en une autre forme mat\u00e9rielle, support\u00e9e par du papier). Mais j'ai cette fois d\u00e9cid\u00e9 d'employer une strat\u00e9gie diff\u00e9rente, afin de forcer la d\u00e9cision. J'\u00e9cris ceci, j'\u00e9cris ce qui se passe, ma difficult\u00e9 extr\u00eame \u00e0 dire, ses modalit\u00e9s ; et je ne le laisse pas dispara\u00eetre. L'axiomatique rigide qui me gouverne impose alors que ces m\u00eames lignes fassent partie de ce qui aura \u00e9t\u00e9 \u00e9crit. Je ne pourrai plus m'en d\u00e9barrasser. Si je vais au-del\u00e0 du point d'obstacle, tant mieux. Elles ne marqueront que le fait que cet obstacle a eu lieu, et que je l'ai franchi. Et sinon ? Sinon, au fond, la m\u00eame chose : le fait que cet obstacle \u00e9tait l\u00e0, et que je ne l'ai pas (encore ou jamais) franchi. Mais j'en aurai au moins dit cela.\n\n## 100 Le \u00ab foyer \u00bb des \u00ab deuxi\u00e8me classe \u00bb de la \u00ab base \u00bb \u00e9tait un hangar m\u00e9tallique en t\u00f4le ondul\u00e9e,\n\nLe \u00ab foyer \u00bb des \u00ab deuxi\u00e8me classe \u00bb de la \u00ab base \u00bb \u00e9tait un hangar m\u00e9tallique en t\u00f4le ondul\u00e9e, immense, parall\u00e9l\u00e9pip\u00e9dique, pos\u00e9 \u00e0 m\u00eame le sable, sans plancher. Pendant la longue pause de midi, et surtout plus tard, apr\u00e8s cinq heures, jusqu'\u00e0 l'heure du couvre-feu (et m\u00eame, il me semble, beaucoup plus avant dans la nuit (toujours pr\u00e9coce \u00e0 cette latitude), en vertu de quelque tol\u00e9rance bonhomme, ou laxisme, de l'autorit\u00e9 militaire), il s'emplissait de \u00ab bidasses \u00bb, en \u00ab treillis \u00bb, en uniformes tr\u00e8s variablement r\u00e9glementaires, attir\u00e9s l\u00e0 par un liquidotropisme f\u00e9roce, au moins autant que par un d\u00e9sir d'humaine et bidasso\u00efde compagnie. L'unique entr\u00e9e \u00e9tait au milieu d'une des longues faces verticales. La topographie du b\u00e2timent \u00e9tait on ne peut plus simple. Le rectangle du sol \u00e9tait un rectangle orient\u00e9 (pour le regard de ses usagers) selon sa plus grande dimension : une partie avant, une partie arri\u00e8re. \u00c0 gauche de la porte on se trouvait dans la partie avant, face \u00e0 la longue planche du \u00ab bar \u00bb ; \u00e0 droite, partie arri\u00e8re, derri\u00e8re la cloison de contreplaqu\u00e9, \u00e9taient entrepos\u00e9es les caisses de boisson.\n\nIl n'y avait \u00e0 choisir qu'entre deux esp\u00e8ces de liquides : soit des bi\u00e8res, en canettes de verre sans indication de contenu, ni de marque, il me semble (je n'en vois aucune) ; soit des sodas, des \u00ab verigoud \u00bb mandarine uniquement (comme ceux que j'ai bus l'ann\u00e9e suivante \u00e0 Alger), je crois. (Je dis ici \u00ab il me semble \u00bb, puis je dis \u00ab je crois \u00bb, mais il me faudrait le dire \u00e0 chaque phrase, \u00e0 chaque souvenir, ou presque. Je me souviens ainsi ; ajoutons : de souvenir \u00e0 souvenir j'\u00e9tablis des passerelles explicatives, qui donnent de la coh\u00e9rence au tout ; mes explications sont peut-\u00eatre enti\u00e8rement \u00ab fantaisistes \u00bb, m\u00eame si je m'efforce scrupuleusement de rester au plus pr\u00e8s du vraisemblable, ou du possible, ou du vrai ; mais que faire ? comment v\u00e9rifier ? et pourquoi ? (\u2192 \u00a7 23.)) Soldat de \u00ab deuxi\u00e8me classe \u00bb (c'\u00e9tait mon cas), on \u00e9tait servi au comptoir par d'autres \u00ab deuxi\u00e8me classe \u00bb du \u00ab contingent \u00bb affect\u00e9s au \u00ab foyer \u00bb (une \u00ab planque \u00bb tr\u00e8s recherch\u00e9e) (par \u00ab contingent \u00bb on voulait signifier, je suppose, que ceux qui appartenaient \u00e0 cette cat\u00e9gorie ne se trouvaient l\u00e0 que par le hasard de leur date de naissance, qui avait fait d'eux des \u00ab 59-2 \u00bb, des \u00ab 60-1 \u00bb, etc., tout \u00e0 fait ind\u00e9pendamment de leur volont\u00e9).\n\nOn y voyait tr\u00e8s rarement un \u00ab sous-off \u00bb ; jamais un officier ; pas m\u00eame une de ces \u00ab b\u00eates rares \u00bb du zoo militaire, un \u00ab caporal-chef de carri\u00e8re \u00bb avec son k\u00e9pi (un deuxi\u00e8me classe \u00ab professionnel \u00bb, tel qu'est le \u00ab soldat Bru \u00bb dans Le Dimanche de la vie, je n'en ai pour ma part jamais rencontr\u00e9). On prenait sa bi\u00e8re, ou son soda, et on allait s'asseoir quelque part dans le sable. \u00c0 plusieurs, on pouvait m\u00eame prendre une caisse enti\u00e8re, se r\u00e9partir autour, distribuer \u00e0 la ronde. Les premi\u00e8res bi\u00e8res, les premiers sodas des premi\u00e8res caisses \u00e9taient frais. Mais rien dans cet air, sur ce radeau dans l'oc\u00e9an de sable, ne restait frais tr\u00e8s longtemps. Les derni\u00e8res bi\u00e8res \u00e9taient pour le moins ti\u00e8des, avant l'arrivage de nouvelles caisses, venues du fond. Et les bi\u00e8res si fra\u00eeches elles-m\u00eames, \u00e0 peine tenues dans la main, ti\u00e9dissaient \u00e0 toute vitesse. On se disputait donc les premi\u00e8res.\n\nCependant c'\u00e9taient les nouveaux venus, les fra\u00eechement arriv\u00e9s sur la base, les \u00ab bleus \u00bb, qui \u00e9taient les plus avides de l'\u00e9ph\u00e9m\u00e8re froideur de ces boissons. Ils se pr\u00e9cipitaient, se querellaient enfantinement, comme des scouts, comme des adolescents d'une colonie de vacances. Une fois servis, ils buvaient ; tr\u00e8s vite. Mais la fra\u00eecheur s'\u00e9vaporait instantan\u00e9ment dans la gorge, laissant la soif intacte. Il fallait donc recommencer aussit\u00f4t. Seulement les bi\u00e8res suivantes \u00e9taient d\u00e9j\u00e0 ti\u00e8des dans les caisses, dans les mains. Jamais la c\u00e9l\u00e8bre \u00ab law of diminishing returns \u00bb, me disais-je, ne pourrait recevoir confirmation plus \u00e9clatante.\n\nAussi les \u00ab anciens \u00bb, ceux qui \u00e9taient d\u00e9j\u00e0 l\u00e0 depuis au moins cent jours exactement compt\u00e9s, ou plus, ou qui m\u00eame ne comptaient plus les jours, ou pas encore (on recommen\u00e7ait \u00e0 compter quand approchait le dernier, celui du \u00ab retour en m\u00e9tropole \u00bb, ou mieux, celui de la \u00ab permission lib\u00e9rable \u00bb, de la \u00ab quille \u00bb), \u00e9vitaient l'effort de la bousculade au comptoir \u00e0 l'ouverture des caisses neuves ; indiff\u00e9rents \u00e0 la temp\u00e9rature du liquide, \u00e9conomes de leurs mouvements ; assis toujours approximativement aux m\u00eames places (pour eux tacitement r\u00e9serv\u00e9es, pr\u00e9f\u00e9rablement pas trop loin du comptoir, le dos contre la paroi), les cheveux, les sourcils, les calots, les treillis, les pantalons, les chemises, les souliers, les visages uniform\u00e9ment de la m\u00eame couleur moyenne, entre sable (orange), bi\u00e8re p\u00e2le et soda (orang\u00e9), ils restaient l\u00e0 des heures, bougeant \u00e0 peine, parlant \u00e0 peine, buvant lentement une, deux, trois, dix canettes selon l'\u00e9tat de leur moral et de leurs finances, puis se relevaient brusquement, seuls, ou par deux, par trois, en bande, et s'en allaient rejoindre \u00e0 pas plus ou moins assur\u00e9s leurs sacs de couchage respectifs, ou leurs postes de garde, dans la nuit devenant froide, brusque, brutale, sous les \u00e9toiles invraisemblablement distinctes, proches, irritantes, moqueuses.\n\nIl se buvait, selon mes calculs, jusqu'\u00e0 dix caisses de bi\u00e8re pour une seule caisse de soda. Une proportion surprenante, \u00e0 premi\u00e8re vue. La bi\u00e8re devenue chaude est incontestablement plus inattractive, me disais-je (je n'en buvais pas), qu'un soda de m\u00eame temp\u00e9rature, mais elle a, je le vois bien, d'autres vertus : son peu d'alcool finit par faire effet de matraque chimique, assomme pour un long et bienheureux moment toute pens\u00e9e, toute solitude, toute indignation, tout d\u00e9sespoir. C'est, aurait dit Pierre Lusson, un \u00ab euphorisant l\u00e9ger \u00bb. On n'en devenait pas ivre vraiment ; ou plut\u00f4t on \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 plus ou moins ivre d\u00e8s la premi\u00e8re gorg\u00e9e, \u00e0 cause de l'innommable, insondable chaleur ; on devenait seulement plus incoh\u00e9rent, plus incoordonn\u00e9, affaiss\u00e9 dans le sable, muet, stup\u00e9fi\u00e9. Plus le soir avan\u00e7ait, plus il y avait de bouteilles \u00e0 moiti\u00e9 vides, renvers\u00e9es, de cartons \u00e9ventr\u00e9s et plus, en entrant, on sentait l'odeur bi\u00e9reuse, fade, am\u00e8re, assoiffante et naus\u00e9euse \u00e0 la fois.\n\nIl y avait presque toujours foule dans le foyer, mais c'\u00e9tait une foule peu agit\u00e9e, ralentie, morne, h\u00e9sitante, comme si on p\u00e9n\u00e9trait dans une cour d'h\u00f4pital parmi de grands malades r\u00e9sign\u00e9s, ou dans un hospice de vieillards fa\u00e7on Troisi\u00e8me R\u00e9publique. L'\u00e9loquence, les rires, les grosses blagues, les discussions, les \u00e9clats de voix, les passions, les vantardises, les disputes \u00e9taient rares ; sauf, exceptionnellement, dans le tard nuit, apr\u00e8s la fermeture, \u00e0 ce qu'on disait, \u00e0 ce que la rumeur transmettait, le lendemain ; on parlait d'insultes, de poings, de couteaux. Je n'ai jamais assist\u00e9 \u00e0 la moindre \u00e9ruption incontr\u00f4lable et dangereuse d'une fureur. Il est vrai que je venais assez t\u00f4t et ne restais pas longtemps. La tonalit\u00e9 sonore dominante \u00e9tait un brouhaha de murmures, une basse continue de voix sourdes, le \u00ab Sprechgesang \u00bb de la r\u00e9signation. (Je ne parlerai pas ici des atypiques \u00ab jours de col\u00e8re \u00bb qui r\u00e9veill\u00e8rent la base pendant le \u00ab putsch des g\u00e9n\u00e9raux \u00bb.)\n\nIci ou l\u00e0, son \u00ab transistor \u00bb coll\u00e9 \u00e0 l'oreille, quelque nostalgique \u00e9coutait les chansons du jour, les musiques des bals de son village, de sa banlieue ( ** _\u00ab J'ai une jolie femme\/ dont je suis \u00e9pris\/ mais voil\u00e0 le drame\/ elle se l\u00e8ve la nuit\/ fais-moi du couscous ch\u00e9ri\/ fais-moi du couscous !\/ \u00bb_** (Dario Moreno ?) \u2013 ou bien (Bourvil) **_\u00ab Ton p\u00e8re t'a donn\u00e9 comme pr\u00e9nom\/ salade de fruit ah quel joli nom... Salade de fruit jolie jolie jolie\/ tu plais \u00e0 ton p\u00e8re tu plais \u00e0 ta m\u00e8re\/ salade de fruit jolie jolie jolie\/ un jour ou l'autre il faudra bien qu'on se marie...\/\u00bb_** ). La plupart \u00e9vitaient ces consolations trompeuses.\n\nJe m'asseyais un moment chaque soir dans le sable, moi aussi, avec un soda ; et je regardais devant moi chaque soir, longuement, une image dont l'incongruit\u00e9 monumentale donnait \u00e0 tout ce d\u00e9cor une sorte de perfection all\u00e9gorique, cruelle, ou d\u00e9risoire : derri\u00e8re le comptoir o\u00f9 s'affairaient les serveurs, en effet, une immense photographie, un clich\u00e9 soigneusement agrandi \u00e0 l'extr\u00eame occupait la totalit\u00e9 du mur avant. En vertu d'on ne sait quelle intention philanthropique ou b\u00e9havioriste d\u00e9voy\u00e9e de bureaucrate militaire, d'un sadisme involontaire ou d'un humour un peu sp\u00e9cial, la sc\u00e8ne choisie repr\u00e9sentait un paysage de for\u00eat en pleine explosion printani\u00e8re. L'image \u00e9tait enti\u00e8rement satur\u00e9e de la plus jeune, de la plus all\u00e8gre, pr\u00e9cise et prolif\u00e9rante v\u00e9g\u00e9tation. Les feuilles des arbres (ch\u00eanes ? h\u00eatres ? bouleaux ?) fr\u00e9missaient de brise et de lumi\u00e8re, baignaient dans une lumi\u00e8re douce, indirecte, n\u00e9e non pas du soleil grossier mais de la lune amoureuse, ou de nulle part, ou des arbres, du sol onctueux m\u00eame, fait d'une terre grasse et pleine d'escargots, de racines, une lumi\u00e8re sans entraves, g\u00e9n\u00e9reuse en ombres, produit de quelque g\u00e9n\u00e9ration spontan\u00e9e, d'une distillation, d'une \u00e9vaporation ; la clairi\u00e8re m\u00e9diane \u00e9tait si gorg\u00e9e de s\u00e8ve et d'oiseaux chanteurs implicites, messiaeniques, que le noir et blanc de l'image semblait gonfl\u00e9 de verdure, de vert, de bleu, tendre ; et au pied des arbres, provocation ultime, d'une cascade moussue \u00e0 demi voil\u00e9e d'une poussi\u00e8re de gouttes, d'une brume, d'un halo, d'un rebond d'\u00e9cumes, un ruisseau joyeux et limpide s'avan\u00e7ait incessamment sur des pierres rondes \u00e0 la rencontre de nos regards. Derniers jours de 1960. Derniers mois de l'Empire fran\u00e7ais. Reggane. Sahara. (Sahara \u00ab fran\u00e7ais \u00bb : sud de Dunkerque, nord de Tamanrasset.)\n\n## 101 Le sable \u00e9tait partout. On voyait du sable, on respirait du sable.\n\n\u00c0 Reggane, le sable \u00e9tait partout. On voyait du sable, on respirait du sable. On mangeait sable, buvait sable. On dormait dans le sable. Il n'y avait aucun moyen de lui \u00e9chapper. Un sable fin, ostensible, mais aussi insinuant, insecte aux fines antennes, ail\u00e9, fluide, orange. Ce sable avait le don d'ubiquit\u00e9. Il p\u00e9n\u00e9trait dans les bouches, les oreilles, les yeux, les pores de la peau, les culs ; par toutes les portes du corps ; tel Guillaume Apollinaire, il les ouvrait toutes (mais pas du tout amoureusement). Il se glissait sous les ongles ; entre les doigts de pied, entre les dents. Les cheveux, les barbes prenaient sa couleur. Les uniformes, les treillis, les godasses prenaient sa couleur. Orange. Un orange un peu pourri. Et le ciel avait sa couleur. L'air, la lumi\u00e8re \u00e9taient couleur sable ; le soleil ; la lune ; les \u00e9toiles. Le vent. Les nuits : \u00ab Et nous avions des nuits plus orange que nos jours. \u00bb Nos ombres orange derri\u00e8re nous. Il venait, le sable, de partout ; il tombait du ciel en tonnes ; le vent en emportait des tonnes ; mais il y en avait toujours autant ; un \u00e9quilibre invariable s'\u00e9tablissait entre les entr\u00e9es de grains et les sorties ; le d\u00e9sert tenait une parfaite comptabilit\u00e9 en partie double.\n\nC'est en \u00e9valuant le sable, j'en suis s\u00fbr, grain par grain, que les savants alexandrins ptol\u00e9ma\u00efques ont con\u00e7u et surtout \u00e9t\u00e9 conduits \u00e0 d\u00e9signer, en mots et symboles, les premiers tr\u00e8s grands nombres de l'histoire math\u00e9matique grecque (plus grands que le myst\u00e9rieux \u00ab nombre nuptial \u00bb de leurs anc\u00eatres pythagoriciens). Il leur avait fallu une forte ma\u00eetrise de soi arithm\u00e9tique pour ne pas conclure \u00e0 son infinit\u00e9. Archim\u00e8de au Roi Gelon : **_\u00ab Ils sont certains, \u00f4 Roi, qui pensent que le nombre du sable est l'infini ; et je ne parle pas seulement du sable de Syracuse et de la Sicile mais aussi de celui qui se trouve dans toutes les r\u00e9gions du monde, habit\u00e9es ou inhabit\u00e9es. Et il en est d'autres, \u00f4 Roi, qui, sans pr\u00e9tendre \u00e0 l'infinit\u00e9 du sable, pensent qu'il n'est pas possible de nommer un nombre qui exc\u00e8de celui de sa multitude. \u00bb_** Prenant un grain de sable dans la paume, pensant, mesur\u00e9e en \u00ab stades \u00bb, \u00e0 la dimension maximale de toutes les \u00e9tendues possibles de plages et de dunes couvrant la surface immense mais finie du globe terraqu\u00e9, il n'\u00e9tait pas difficile de concevoir qu'il y avait n\u00e9cessairement une borne \u00e0 l'\u00e9num\u00e9ration, grain \u00e0 grain, de tout le sable du monde. Nommer, noter de tels nombres, c'\u00e9tait bien autre chose. Les mots, les signes n'existaient pas. Archim\u00e8de dut en inventer.\n\nR\u00e9ticent \u00e0 me quitter apr\u00e8s m'avoir investi, le sable de Reggane revint en force avec moi en avion jusqu'en France, imbibant mon uniforme, mon linge, mon \u00ab paquetage \u00bb, mes pens\u00e9es. Des mois, des ann\u00e9es apr\u00e8s, il en tombait encore rue Notre-Dame-de-Lorette, d'un haut de placard, d'une chaussette, d'une enveloppe, d'un sommeil. Le sable avait le temps pour lui. Et l'espace. Il \u00e9tait fort de toute son \u00e9tendue. Il effa\u00e7ait toutes les traces, animales, humaines : les squelettes des chameaux, des aventuriers morts de soif, les pistes des caravanes. Souverain, indiff\u00e9rent, il ne pressentait certainement pas qu'on allait lui faire l'insulte de le vitrifier.\n\nIl est manifeste qu'il y avait trois esp\u00e8ces d'humains sur la base (pour m'exprimer comme saint Beno\u00eet, dans sa r\u00e8gle, s\u00e9parant et jugeant les diff\u00e9rentes esp\u00e8ces de moines) : les officiers, les sous-officiers et les \u00ab hommes de troupe \u00bb (dont j'\u00e9tais). Les officiers n'\u00e9taient pas log\u00e9s sur place mais dans une oasis, \u00e0 vingt, trente kilom\u00e8tres (du luxe de laquelle on disait les choses les plus \u00e9normes, comme : il y avait pour eux des palmiers pleins de dattes, de l'eau \u00e0 volont\u00e9 ; et de la \u00ab climatisation \u00bb permanente). Les sous-officiers \u00e9taient sur place, mais dans des sortes de bo\u00eetes, \u00ab en dur \u00bb, \u00e0 temp\u00e9rature moyennement prot\u00e9g\u00e9e. Les \u00ab hommes \u00bb \u00e9taient, eux, sous les tentes ; par vingtaine, environ (une moiti\u00e9 de mesure de wagon militaire : hommes : 40 ; chevaux (en long) : 8 ; mais il n'y avait pas de tentes \u00e0 quatre chevaux).\n\nAllong\u00e9 sur mon lit de camp pendant les brefs cr\u00e9puscules, sous le poids de la chaleur solide, je voyais le d\u00f4me de toile s'emplir d'ombres, je voyais des ombres presque substantielles, de la couleur du sable, les ombres orang\u00e9es des passants, des v\u00e9hicules, s'insinuer par les interstices de la toile, plaqu\u00e9es contre elle, remuant, avan\u00e7ant, glissant avec silence, disparaissant, et parfois comme descendant vers moi en visions quasi hallucinatoires, suscit\u00e9es par l'\u00e9tourdissement, le vide des pens\u00e9es, par une chaude stupeur. Il \u00e9tait difficile alors de ne pas imaginer, comme autrefois le firent les \u00e9picuriens, et Lucr\u00e8ce, que ces ombres qui se pr\u00e9cipitaient ainsi vers moi, ces images impalpables, \u00e9taient des \u00e9manations mat\u00e9rielles des corps ext\u00e9rieurs en mouvement, comme des mues de serpent, comme des odeurs, des fum\u00e9es, d\u00e9tach\u00e9es de leur surface. Difficile de ne pas penser que tous ces objets \u00e9mettaient en abondance non seulement de leur substance intime mais m\u00eame de leur couleur. Il ne fallait pas se laisser engourdir trop longtemps au sein de ces visions, paralyser. Je me relevais la t\u00eate lourde, et je me for\u00e7ais \u00e0 aller au \u00ab foyer \u00bb, jusqu'\u00e0 la pleine nuit.\n\nLes \u00ab bidasses \u00bb qui partageaient avec moi cette idyllique existence \u00e9taient le plus souvent arriv\u00e9s l\u00e0 comme recrues, d\u00e8s leurs \u00ab classes \u00bb termin\u00e9es. Une disposition r\u00e9glementaire de ces ann\u00e9es de guerre d'Alg\u00e9rie avanc\u00e9e (comme on dirait d'une viande, d'un cadavre, de son \u00e9tat de d\u00e9composition), la r\u00e8gle dite des \u00ab dix-huit mois \u00bb (dans un \u00ab service \u00bb qui n'en comportait plus, \u00ab seulement \u00bb, que vingt-huit (certains, au d\u00e9but, \u00e9taient rest\u00e9s plus longtemps)), interdisait de les plonger imm\u00e9diatement dans le bain de la \u00ab pacification \u00bb en Grande-Kabylie ou dans les Aur\u00e8s, lieux charmants mais sans aucun attrait pour la quasi-totalit\u00e9 des appel\u00e9s. Cependant Reggane se trouvait largement hors de la zone des combats, et rien n'emp\u00eachait (astuce administrative) d'embarquer quelques recrues dans des \u00ab Nord 2000 \u00bb et de les d\u00e9poser dans le sable pour y remplir certaines des t\u00e2ches ancillaires que le bon fonctionnement de l'entreprise regannienne n\u00e9cessitait. (Il y avait aussi quelques \u00ab post-dix-huit mois \u00bb, des \u00ab pr\u00e9-quilles \u00bb qui se trouvaient l\u00e0 en vertu de diff\u00e9rents hasards que nous ne d\u00e9m\u00ealerons pas.) \u00c0 quelques exceptions pr\u00e8s, ils appartenaient tous \u00e0 des secteurs de la population peu favoris\u00e9s, \u00e9conomiquement ou culturellement. Eux-m\u00eames ni leurs familles n'avaient vu \u00ab venir le coup \u00bb, imagin\u00e9 m\u00eame un instant ce qui leur pendait au nez en se pr\u00e9sentant dans une caserne, pour l'examen pr\u00e9alable \u00e0 leur incorporation, leurs \u00ab trois jours \u00bb. Ils n'avaient donc pas \u00ab pr\u00e9par\u00e9 \u00bb leur destin militaire, fait jouer des relations (qu'ils n'avaient pas), des influences familiales ou politiques. Ils n'avaient pas non plus voulu ou pu devenir sous-officiers.\n\nCeux que je rencontrai (ceux qui \u00e9taient par exemple log\u00e9s dans la m\u00eame tente que moi) \u00e9taient des ruraux du Morbihan int\u00e9rieur (ceux du bord de mer pouvaient acqu\u00e9rir le statut b\u00e9ni, jalous\u00e9, de \u00ab conscrit maritime \u00bb) et j'eus plusieurs fois l'occasion (comme cela avait d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9 le cas pendant mes classes, \u00e0 Montlu\u00e7on) de servir d'\u00ab \u00e9crivain public \u00bb pour la composition des lettres \u00e0 la m\u00e8re, \u00e0 la fianc\u00e9e, ou \u00e0 la \u00ab petite amie \u00bb (r\u00e9elle ou putative ; je voyais toutes les photos ; je connaissais bien des d\u00e9tails ; intimes, mais chastes ; la pr\u00e9sentation r\u00e9ciproque de photos \u00e9tait un c\u00e9r\u00e9monial oblig\u00e9 de la transaction : dans mon portefeuille j'en avais une de Sylvia, une de Laurence, minuscule (Laurence, pas la photo) ; ensuite, on pouvait parler, en confiance). (C'est pour cette raison aussi que je devais aller au \u00ab foyer \u00bb, pour rencontrer d'autres \u00ab clients \u00bb que ceux de mon entourage (l'information, tr\u00e8s vite, circulait) ; on me payait (on y tenait ; il s'agissait d'un \u00e9change, pas d'une faveur) en sodas, puisque je ne buvais pas de bi\u00e8re (boisson interdite \u00e0 un math\u00e9maticien, avais-je dit pour ne pas compliquer les explications).)\n\nContemplant, \u00e0 l'arriv\u00e9e, l'horizon ininterrompu du sable, ils avaient d'abord \u00e9t\u00e9 soulag\u00e9s de se trouver \u00e0 mille lieues des bombes et embuscades (dont l'horreur, bien r\u00e9elle, \u00e9tait encore amplifi\u00e9e dans les chaumi\u00e8res par les r\u00e9cits des \u00ab revenants \u00bb de la sale guerre : un voisin, un fr\u00e8re, un cousin, quelqu'un du village \u00e0 c\u00f4t\u00e9) (quand on les avait fourr\u00e9s, quasiment sans pr\u00e9avis, avec leur paquetage, dans les soutes des avions, ils avaient \u00e9t\u00e9 intimement persuad\u00e9s, contre tout d\u00e9menti, qu'en d\u00e9pit de toute l\u00e9galit\u00e9 affich\u00e9e on allait imm\u00e9diatement les larguer sur quelque piton entour\u00e9 de \u00ab fellaghas \u00bb avec des mitraillettes dont ils ne sauraient pas se servir (leur m\u00e9fiance \u00e0 l'\u00e9gard de la France officielle \u00e9tait radicale, enti\u00e8re, ancestrale, absolue)). Quand ils se rendaient compte, et les \u00ab anciens \u00bb ne se faisaient pas faute de les mettre au courant tr\u00e8s vite, qu'il n'y avait aucune permission en perspective pour des raisons de distance, d'\u00e9conomies et de \u00ab s\u00e9curit\u00e9 \u00bb (des fois qu'ils auraient vendu nos secrets aux Russes (ou aux Amerloques)), qu'il n'y avait ni ville, ni village, ni dancing, ni bistrot dans les environs, quand ils avaient pris (vingt-quatre heures, que dis-je ? deux minutes suffisaient pour un avant-go\u00fbt) la mesure du soleil, de la chaleur, de la soif et du sable, quand ils comprenaient qu'ils \u00e9taient l\u00e0 pour longtemps, sans espoir de d\u00e9livrance, le choc moral \u00e9tait extr\u00eamement violent. Certains d\u00e9primaient, maigrissaient, certains \u00ab d\u00e9raillaient \u00bb ; certains \u00ab p\u00e9taient les boulons \u00bb (j'ai bien peur que cette expression ne soit anachronique, mais je ne trouve plus la bonne), devenaient hargneux, insultaient les copains, le soleil, le sable, les sous-offs m\u00eame (dangereux). Il y eut des suicides (selon la rumeur), des tentatives de suicide certainement (il y en eut une \u00e0 quatre lits de camp de moi, le lendemain de mon arriv\u00e9e, au couteau, assez sale). La plupart, apr\u00e8s deux, trois mois, ne disaient mot, buvaient bi\u00e8re apr\u00e8s bi\u00e8re, caisse apr\u00e8s caisse, soir apr\u00e8s soir, les yeux obstin\u00e9ment fix\u00e9s sur les arbres de la grande et moqueuse image murale, sur l'eau de la cascade tombant et ruisselant sans cesse vers eux, sans jamais les rafra\u00eechir.\n\nQu'est-ce qu'ils faisaient l\u00e0 ? Ils construisaient les b\u00e2timents, d\u00e9montaient et remontaient les tentes, recensaient et contr\u00f4laient les mat\u00e9riels, constituaient la main-d'\u0153uvre corv\u00e9able ind\u00e9finiment des pr\u00e9paratifs de l'op\u00e9ration pour la convenable ex\u00e9cution de laquelle leur pr\u00e9sence \u00e9tait n\u00e9cessaire et dont ils \u00e9taient cens\u00e9s ne rien savoir, ne rien vouloir savoir et ne rien dire et dont ils savaient, _grosso modo,_ comme tout le monde, l'essentiel. Ils \u00e9taient jeunes. Dieu ! qu'ils \u00e9taient jeunes. \u00ab Young and innocent \u00bb ! (J'avais maintenant, moi, vingt-huit ans ; et un an d'arm\u00e9e ! ; je l'\u00e9tais moins.) Et ils montaient la garde. \u00c0 mille lieues de tout commando FLN concevable, de toute population hostile ; mais c'\u00e9tait une base militaire, donc il fallait monter la garde. Gardes de nuit (excellentes), de jour (redoutables. Les postes de garde n'\u00e9taient pas climatis\u00e9s). Mais ils ne balayaient pas la cour. Nul d'entre nous, nul d'entre eux n'aurait pu r\u00e9citer, avec sinc\u00e9rit\u00e9, le po\u00e8me militaire de Poiret et Serrault : \u00ab Je balayais la cour\/ Tu balayais la cour\/...\u00bb Vous me direz qu'il n'y avait pas de cour \u00e0 balayer. Je vous l'accorde. Des tours de garde on aurait pu chanter, avec Roger Lanzac : **_\u00ab Il vaut mieux faire \u00e7a que peigner la girafe\/ que de balayer l'd\u00e9sert du Sahara\/ Il vaut mieux faire \u00e7a que rester en carafe\/ il vaut mieux faire \u00e7a que se croiser les bras \u00bb_** (pour ce qui est du quatri\u00e8me vers de la chanson, cependant, personne (aucun deuxi\u00e8me classe en tout cas) n'aurait \u00e9t\u00e9 d'accord. D'abord, on ne disait pas \u00ab se croiser les bras \u00bb mais \u00ab coincer la bulle \u00bb. Et puis, l'activit\u00e9 de ne pas en avoir une \u00e9tait plut\u00f4t id\u00e9ale pour le \u00ab troufion \u00bb ; certainement plus estimable que n'importe quelle activit\u00e9 dite militaire, garde ou autre).\n\n## 102 La chaleur, tr\u00e8s t\u00f4t dans la journ\u00e9e, \u00e9tait intense.\n\nLa chaleur, tr\u00e8s t\u00f4t dans la journ\u00e9e, devenait intense. Je n'ai jamais connu de soleil plus chaud. M\u00eame pas agressif, m\u00eame pas insolent. Chaud. Le vent, il y avait du vent parfois, \u00e9tait peut-\u00eatre plus chaud encore. Il mettait le sable en \u00e9moi et on n'y voyait pas plus que dans la pur\u00e9e de pois londonienne de la l\u00e9gende, dissimulant Mr Hyde au tournant d'une rue proche de la Tamise. Un matin, j'aper\u00e7us, levant les yeux parce que le jour \u00e9tait voil\u00e9, mais il n'y avait que peu de vent, et presque pas d'agitation sablonneuse, des nuages. Je fus surpris. Ce n'\u00e9taient pas des nuages de sable, ni des nuages de criquets. Cela ressemblait bel et bien \u00e0 des nuages d'eau. Je regardai de nouveau. Il n'y avait pas de doute. C'\u00e9taient des nuages \u00e0 pluie ; gris, ordinaires ; ils semblaient gonfl\u00e9s, impatients de pleuvoir. Il allait pleuvoir.\n\nEt bient\u00f4t il plut. Mais je ne re\u00e7us pas une goutte sur mes v\u00eatements, sur mon visage, sur mes bras. Pas une goutte, m\u00eame br\u00fblante, ne vint mouiller le sable. Et pourtant il pleuvait. Sur le mur du b\u00e2timent m\u00e9tallique o\u00f9 je me rendais, jusqu'\u00e0 la hauteur d'un premier \u00e9tage on voyait distinctement les fl\u00e8ches de la pluie frapper obliquement. Mais elles ne parvenaient pas \u00e0 descendre plus bas sans s'\u00e9vaporer. Cela dura dix minutes, un quart d'heure peut-\u00eatre. Le soleil revint. Les nuages avaient disparu. La pluie avait disparu. Rien, pas une goutte, pas une trace sur le m\u00e9tal luisant du mur. Sinon, peut-\u00eatre, un moment, une odeur surv\u00e9cut, un parfum fant\u00f4me d'humidit\u00e9, bient\u00f4t recouvert, oblit\u00e9r\u00e9, par l'odeur habituelle, tenace, veule, \u00e9paisse, des poubelles pas encore enlev\u00e9es derri\u00e8re les cuisines du camp (connaissez-vous cette odeur ? non ? c'est dommage ; elle vaut le d\u00e9placement).\n\nJe ne souffrais pas excessivement de la chaleur. J'avais la chance de passer de bonnes longues heures, les plus redoutables parmi les vingt-quatre quotidiennes, dans un b\u00e2timent solide et parfaitement climatis\u00e9. J'y aurais volontiers couch\u00e9, mais il \u00e9tait ferm\u00e9 le soir, et pour toute la nuit, apr\u00e8s le d\u00e9part du dernier officier, \u00ab pour des raisons de s\u00e9curit\u00e9 \u00bb, _of course._ J'attendais devant la porte, les jours ordinaires (je ne parle pas de ceux, d'hyst\u00e9rie pr\u00e9-op\u00e9rationnelle, o\u00f9 il fallait \u00eatre sur pied d\u00e8s quatre heures) ; le matin, le plus t\u00f4t possible ; heureusement, un des trois lieutenants de l'arm\u00e9e de l'air arrivait (comme j'eusse aim\u00e9 qu'ils fussent quatre ! ; cela m'aurait \u00e9vit\u00e9 des \u00ab corv\u00e9es de bridge \u00bb ; mais on ne peut pas tout avoir ; d'ailleurs c'\u00e9taient plut\u00f4t de braves bougres, ces aviateurs (\u00ab J'aime les aviateurs, ma m\u00e8re,\/ j'aime les aviateurs, \/ ils ont, etc. \u00bb (pas une chanson de cette guerre-l\u00e0)) qui avaient eu le bon r\u00e9flexe, pendant le \u00ab putsch \u00bb (une raret\u00e9 chez les professionnels, disons-le tout cr\u00fbment)); un lieutenant possesseur de cl\u00e9 s'amenait fort all\u00e8grement et matin de son oasis, ouvrait la porte avant que le soleil ne soit devenu franchement infr\u00e9quentable.\n\nAussit\u00f4t, d'ailleurs, venu je ne sais d'o\u00f9 avec la discr\u00e9tion d'un passe-murailles, apparaissait le balayeur de service et nous allions tous trois rejoindre nos postes de travail : le lieutenant pour ba\u00eeller, triturant son poste de radio en attendant ses deux coll\u00e8gues ; le balayeur pour balayer avec son balai ou aspirer avec son aspirateur ; moi pour comme je vais dire. Mais avant, deux mots du balayage-aspirage. Outre quelques gerboises, il y avait, ai-je dit (si je n'ai pas parl\u00e9 des gerboises, de leurs grands yeux effray\u00e9s \u00e0 la lumi\u00e8re du jour, je r\u00e9pare cette omission), essentiellement trois cat\u00e9gories d'\u00eatres sur la base, officiers, sous-officiers et hommes de troupe, les sp\u00e9cimens de chaque cat\u00e9gorie log\u00e9s selon leurs rangs respectifs et appliqu\u00e9s, selon leurs rangs respectifs, \u00e0 leurs t\u00e2ches respectives et r\u00e9glementairement r\u00e9gl\u00e9es.\n\nComme on pourrait s'en douter, si j'ai \u00e9crit trois, il fallait lire quatre (la le\u00e7on d'Alexandre Dumas (lu d\u00e8s neuf ans) n'est pas tomb\u00e9e dans l'oreille d'un sourd). Parmi les t\u00e2ches ancillaires, certaines, plus ancillaires sans doute encore que les autres, comme le balayage-aspiratage (un labeur de tous les instants, \u00e9tant donn\u00e9 le don d'ubiquit\u00e9 du sable), \u00e9taient r\u00e9serv\u00e9es \u00e0 une quatri\u00e8me esp\u00e8ce d'hommes (pas de femmes ! je ne m'\u00e9tendrai pas sur cet aspect de la vie saharienne, sinon pour signaler, en passant, que le sable \u00e9tait extr\u00eamement peu propice, de l'avis g\u00e9n\u00e9ral sur la base, au soulagement solitaire des \u00e9tats de solitude saharienne), des PLBTs, personnels civils \u00ab r\u00e9quisitionn\u00e9s \u00bb sur place (place \u00e9tant pris en un sens g\u00e9ographiquement large), ainsi sigl\u00e9s \u00e0 partir du nom de \u00ab tribu \u00bb qui leur avait \u00e9t\u00e9 unilat\u00e9ralement attribu\u00e9 : Populations Laborieuses du Bas Touareg.\n\nLes PLBTs \u00e9taient plut\u00f4t des \u00ab intouchables \u00bb. Les deuxi\u00e8me classe n'\u00e9taient pas cens\u00e9s parler aux PLBTs ; et r\u00e9ciproquement. Personne, d'ailleurs, \u00e0 ma connaissance, ne s'y essayait. Ni dans un sens (le sens deuxi\u00e8me classe \u2192 PLBT) ; ni, \u00e0 plus forte raison, dans l'autre (deuxi\u00e8me classe \u2190 PLBT) ; les obstacles \u00e0 la communication n'\u00e9taient pas seulement s\u00e9curitaires, disciplinaires, mais linguistiques. Les PLBTs \u00e9taient donc parfois \u00ab seen \u00bb, jamais \u00ab heard \u00bb. La traduction du mot phon\u00e9tique , quand j'en eus la pleine et enti\u00e8re r\u00e9v\u00e9lation, m'ouvrit de vastes horizons, jeta une passionnante lumi\u00e8re sur les mentalit\u00e9s primitives si vivaces en plein vingti\u00e8me si\u00e8cle (et par \u00ab mentalit\u00e9 primitive \u00bb je veux parler de l'ensemble de croyances et superstitions, de la veltanchaooung g\u00e9n\u00e9rale r\u00e9gnant dans les cervelles des hautes sph\u00e8res militaires et politiques de la R\u00e9publique fran\u00e7aise (Cinqui\u00e8me autant que Quatri\u00e8me)).\n\nPLBT \u00e9tait une sorte de merveilleux artefact linguistique, et j'en discutai quelquefois avec les deux, trois \u00ab coll\u00e8gues \u00bb qui \u00e9taient, comme moi, sensibles \u00e0 son originalit\u00e9. On disposait l\u00e0 d'un moyen, indirect mais efficace, de parler d'autre chose, dont il ne fallait pas trop parler clairement ; \u00e7a faisait du bien. Un peu.\n\nUne question se posait, par exemple, qui animait sp\u00e9cialement Albert, un gars de Plo\u00ebrmel, plut\u00f4t anar, dont la propension aux id\u00e9es subversives avait \u00e9chapp\u00e9 \u00e0 l'enqu\u00eate des gendarmes pr\u00e9alable \u00e0 son envoi dans ce lieu \u00e9minemment \u00ab sensible \u00bb : Les PLBTs doivent-ils \u00eatre consid\u00e9r\u00e9s comme des \u00eatres encore inf\u00e9rieurs, dans l'\u00e9chelle humaine, aux deuxi\u00e8me classe ? Il y avait du pour, et il y avait du contre. \u00ab Il se font encore plus engueuler que nous. \u2013 Oui, mais ils n'ont pas de tour de garde. \u2013 Ni d'uniforme. \u2013 Mais ils sont m\u00eame pas fran\u00e7ais ! \u2013 D'apr\u00e8s toi, c'est une inf\u00e9riorit\u00e9 ou une sup\u00e9riorit\u00e9 ? (disait B\u00e9bert). \u2013 Nous, on ne sera pas toujours deuxi\u00e8me classe ; on sera d\u00e9mobilis\u00e9s, on rentrera chez nous ; eux, ils seront toujours des PLBTs. \u2013 Tu crois ? (disait B\u00e9bert). \u2013 Non, mais tu as vu ce pays, ce climat ? \u2013 Peut-\u00eatre qu'ils s'y plaisent. \u2013 On sait pas ce qu'ils pensent. \u2013 Et eux, ils savent ce que tu penses ? \u00bb _Et cetera, et cetera_.\n\nIls avaient, en tout cas, un avantage consid\u00e9rable sur nous : une plus grande libert\u00e9 de mouvement relative, mais r\u00e9elle (une \u00ab laisse \u00bb plus longue sur le cou). S'ils avaient \u00e9t\u00e9 moines, ils auraient \u00e9t\u00e9, s'ils avaient \u00e9t\u00e9 vraiment libres, de ceux que saint Beno\u00eet nomme des gyrovagues.\n\n## 103 Une fois install\u00e9 dans le bureau, j'avais devant moi une journ\u00e9e enti\u00e8re confortable,\n\nUne fois install\u00e9 dans le bureau, j'avais devant moi une journ\u00e9e d'heures ouvrables enti\u00e8re, confortable, dans une position privil\u00e9gi\u00e9e. Les corv\u00e9es de calcul qui constituaient la justification de ma pr\u00e9sence en cet endroit pr\u00e9cis ne me prenaient pas un temps excessif. On me laissait plut\u00f4t tranquille (en dehors du bridge et de quelques passages d'autorit\u00e9s sup\u00e9rieures ; d'ailleurs la corv\u00e9e de bridge n'\u00e9tait pas trop fr\u00e9quente car, form\u00e9 \u00e0 ce jeu par mon grand-p\u00e8re qui \u00e9tait de la g\u00e9n\u00e9ration de la manille coinch\u00e9e, j'\u00e9tais d'une mod\u00e9ration, d'une prudence sans doute excessive dans les annonces (jamais plus haut que \u00ab deux sans atout \u00bb sauf circonstances exceptionnelles), qui ne manquait pas d'\u00e9nerver mes partenaires ; on ne faisait appel \u00e0 moi qu'en dernier ressort ; en plus, je ne jouais pas \u00e0 la belote (le jeu \u00ab deuxi\u00e8me classe \u00bb par excellence)). Il faisait frais.\n\nIl y avait aussi sur place, merveille des merveilles, \u00e0 chaque \u00e9tage, de ces distributeurs d'eau in\u00e9puisable, de ces bornes \u00e0 eau potable invent\u00e9es par les militaires des \u00c9tats-Unis, et adopt\u00e9es heureusement par les n\u00f4tres, de v\u00e9ritables \u00ab fontaines Wallace \u00bb sahariennes (ornement aujourd'hui caduc des places parisiennes), qui vous rafra\u00eechissaient les int\u00e9rieurs (glotte et \u00ab vestibules \u00bb) \u00e0 intervalles r\u00e9guliers et permettaient de penser sans trop d'appr\u00e9hension aux heures non climatiquement prot\u00e9g\u00e9es de la soir\u00e9e et de la nuit. Certains de mes coll\u00e8gues calculateurs s'ennuyaient. Pas moi. Je lisais. Je n'avais pour lire qu'un seul livre ; mais je n'\u00e9tais pas pr\u00eat de l'\u00e9puiser en quelques semaines (au plus) de s\u00e9jour. C'\u00e9tait un livre de math\u00e9matiques. Il venait de para\u00eetre. Il \u00e9tait de grand format, \u00e0 couverture bleue. Son titre \u00e9tait \u00c9l\u00e9ments de g\u00e9om\u00e9trie alg\u00e9brique (abr\u00e9viation affectueuse et famili\u00e8re : \u00c9g\u00e9as). Son auteur : Alexandre Grothendieck. Alexandre Grothendieck n'avait pas, en fait, \u00e9crit le livre. Il en avait fourni la substance conceptuelle, mais la r\u00e9daction \u00e9tait due \u00e0 l'un des papes de Bourbaki, l'un des fondateurs, le plus grand (en taille), le plus lourd, le plus p\u00e9remptoire : Jean Dieudonn\u00e9 (\u2192 \u00a7 61).\n\nL'Institut des hautes \u00e9tudes scientifiques, r\u00e9cemment cr\u00e9\u00e9 \u00e0 Gif-sur-Yvette, avait financ\u00e9 la publication de ce premier fascicule (ce n'\u00e9tait que le tout d\u00e9but d'une pr\u00e9vue tr\u00e8s longue s\u00e9rie) d'une entreprise colossale, le d\u00e9ploiement de la Grande Th\u00e9orie Grothendieckienne des Sch\u00e9mas. Horizon : les fameuses \u00ab conjectures de Weil \u00bb. Horizon plus lointain encore, plus \u00e9lev\u00e9 encore, Everest de la math\u00e9matique : l'hyperfameuse \u00ab Conjecture de Riemann \u00bb. Du moins c'est ce \u00ab bruit \u00bb qui accompagnait le livre, transport\u00e9 jusqu'\u00e0 moi par divers relais, qui m'avait incit\u00e9 \u00e0 cet achat, \u00e0 cette lecture. Je la savourais lentement, pos\u00e9ment. J'avais le temps. J'avais le temps et elle venait, en quelque sorte, pour moi, en son temps.\n\nCar je m'\u00e9tais tellement imbib\u00e9 de bourbakisme qu'un tel texte, fruit de sa floraison ultime, l'\u0153uvre monumentale de celui qui peut \u00eatre en un sens consid\u00e9r\u00e9 comme le Monstre du Dr Frankenstein-Bourbaki, et r\u00e9dig\u00e9 selon les normes stylistiques inimitables du groupe, appliqu\u00e9es par le r\u00e9dacteur de mani\u00e8re exacerb\u00e9e, fr\u00e9n\u00e9tique (par exemple dans la notation des paragraphes et alin\u00e9as, devenue quasi aussi charg\u00e9e que celle du Tractatus), coulait dans ma cervelle comme un miel, que dis-je ? un nectar, une ambroisie intellectuelle. Je ne peux m'en souvenir aujourd'hui sans stup\u00e9faction. J'ai \u00e9t\u00e9 quelqu'un qui a pu lire les \u00ab \u00c9g\u00e9as \u00bb avec plaisir, pis, avec d\u00e9lectation. Pour un math\u00e9maticien normalement constitu\u00e9, une affirmation de ce genre, aujourd'hui, para\u00eetra aussi perverse que l'amour de telle boisson am\u00e9ricaine, mon \u00ab soft drink \u00bb favori, nomm\u00e9 \u00ab Root Beer \u00bb.\n\nSans doute les circonstances du d\u00e9sert s'y pr\u00eataient-elles. Mais j'ai continu\u00e9 la lecture \u00e0 mon retour, et celle des fascicules suivants, avec le m\u00eame plaisir. C'est qu'en fait toute mon \u00ab histoire math\u00e9matique \u00bb, depuis mon entr\u00e9e dans l'amphi de l'institut Henri-Poincar\u00e9 que j'ai d\u00e9crite au chapitre premier m'avait pr\u00e9par\u00e9, conditionn\u00e9 \u00e0 \u00eatre un lecteur de cette esp\u00e8ce.\n\nLa locomotive Dieudonn\u00e9, telle une de ces grandes et vertigineuses machines lanc\u00e9es autrefois par les ing\u00e9nieurs victoriens sur le r\u00e9seau ferr\u00e9 britannique, \u00e0 l'\u00e2ge d'or de la propulsion vapeur, progressait sur les rails de la d\u00e9duction avec une ma\u00eetrise \u00e9blouissante (\u00e0 mes yeux), avec un d\u00e9dain souverain pour les fanfreluches de l'illustration imag\u00e9e, de la m\u00e9taphore, du rappel des origines historiques des probl\u00e8mes, des longs t\u00e2tonnements qui avaient, au moins depuis Descartes (sinon depuis les Grecs), pr\u00e9par\u00e9 l'\u00e9closion de la th\u00e9orie. L'id\u00e9e de Sch\u00e9ma paraissait \u00eatre sortie tout arm\u00e9e du cerveau de son cr\u00e9ateur, Alexandre Grothendieck. On admirait (j'admirais) au passage le fait que Dieudonn\u00e9, avec une modestie touchante chez un math\u00e9maticien de cette taille et de ce poids, s'\u00e9tait mis sans h\u00e9siter au service de son cadet d'au moins vingt ans, \u00e9tait devenu le scribe sourcilleux, pointilleux, consciencieux de cette nouvelle mani\u00e8re de constituer la g\u00e9om\u00e9trie alg\u00e9brique.\n\nLe point de vue des Sch\u00e9mas, avertissait-il dans sa pr\u00e9face, de par sa nouveaut\u00e9, sa puissance, sa complexit\u00e9, son ampleur, repr\u00e9sentait un pas en avant consid\u00e9rable ; pour cette m\u00eame raison, il n\u00e9cessitait du g\u00e9om\u00e8tre, habitu\u00e9 \u00e0 un autre langage, un gros effort d'adaptation, d'abstraction. Mais l'effort, assurait-il, en valait la peine. Et apr\u00e8s tout, ajoutait-il en substance, il n'\u00e9tait certainement pas plus redoutable que celui accompli autrefois par nos p\u00e8res (il parlait de ses p\u00e8res \u00e0 lui), s'initiant \u00e0 la th\u00e9orie des groupes, puis au vocabulaire de la th\u00e9orie des ensembles. Comme je n'\u00e9tais en aucune fa\u00e7on un g\u00e9om\u00e8tre alg\u00e9brique traditionnel, comme je n'avais des probl\u00e8mes de cette branche de la Math\u00e9matique qu'une id\u00e9e assez vague, cette difficult\u00e9 n'en \u00e9tait pas une pour moi. D'ailleurs, convenablement \u00e9clair\u00e9es (selon un mode d'exposition assez diff\u00e9rent de celui adopt\u00e9 par Dieudonn\u00e9), la continuit\u00e9 et, en un sens, la naturalit\u00e9 de l'\u00e9volution dans la discipline, depuis ses premiers probl\u00e8mes, qui se peuvent formuler \u00e9l\u00e9mentairement, jusqu'aux \u00ab Sch\u00e9mas \u00bb, sont maintenant assez ais\u00e9ment compr\u00e9hensibles \u00e0 un \u00e9tudiant de bon niveau. Le foss\u00e9, si foss\u00e9 il y avait, a \u00e9t\u00e9 combl\u00e9, pour la communaut\u00e9 des g\u00e9om\u00e8tres, en moins d'une g\u00e9n\u00e9ration.\n\nMais la difficult\u00e9, en fait, n'\u00e9tait pas du tout de m\u00eame nature que celle qu'avaient affront\u00e9e les \u00ab p\u00e8res \u00bb de Dieudonn\u00e9, au d\u00e9but du si\u00e8cle. Il s'agissait alors d'un bouleversement radical dans la mani\u00e8re de dire et d'\u00e9crire la math\u00e9matique. Et si la lecture des \u00c9g\u00e9as \u00e9tait pour moi si \u00ab naturelle \u00bb (ind\u00e9pendamment de la compr\u00e9hension r\u00e9elle des probl\u00e8mes qui y \u00e9taient pos\u00e9s), c'est tout simplement que le texte qui m'\u00e9tait offert \u00e9tait \u00e9crit et con\u00e7u selon cette mani\u00e8re, devenue universelle, de voir les objets math\u00e9matiques depuis David Hilbert. Et c'est d'ailleurs celle qui domine encore aujourd'hui l'\u00ab ethos \u00bb du \u00ab working mathematician \u00bb. \u00c0 ce point je devrais \u00e9crire, m'\u00e9crier, n'est-ce pas ? : \u00ab Alors et soudain, en un \u00e9clair aussi violent que celui d'une explosion atomique (ah ! ah !), j'ai compris que... \u00bb Il y aurait l\u00e0, narrativement, place pour un coup de th\u00e9\u00e2tre, pour une r\u00e9v\u00e9lation int\u00e9rieure. J'aurais, brusquement, l\u00e0, en plein d\u00e9sert immense, \u00ab sous le soleil exactement \u00bb, en ce moment historique (m\u00eame si ce n'\u00e9tait, en somme, qu'un tout \u00ab petit \u00bb moment historique), compris qu'il existait une autre mani\u00e8re de concevoir la math\u00e9matique, enti\u00e8rement neuve ; que je me devais de me mettre \u00e0 l'explorer ; et que je tenais l\u00e0 mon salut.\n\nJ'ai beau chercher dans ma m\u00e9moire, je ne vois pas une telle illumination, \u00e0 un tel moment. C'est dommage. Pourtant, une bifurcation s'est effectivement produite, environ cette ann\u00e9e-l\u00e0, dans mon parcours de modeste math\u00e9maticien, avec des cons\u00e9quences consid\u00e9rables (pour moi), dans la voie po\u00e9tique elle-m\u00eame. Petit \u00e0 petit, \u00e0 mon retour de Reggane, j'ai senti de plus en plus nettement que la voie que j'avais suivie jusqu'alors allait devenir, et donc \u00e9tait devenue, une impasse. Je pouvais accumuler les lectures, p\u00e9n\u00e9trer plus ou moins profond\u00e9ment les innombrables et fascinantes th\u00e9ories qui prolif\u00e9raient, explosivement, dans toutes les directions de l'alg\u00e8bre. Mais pour quoi faire ? Trouver, dans une de ces branches ? \u00c0 mesure que les choses que je lisais, les s\u00e9minaires que je suivais se rapprochaient de l'\u00e9tat contemporain des th\u00e9ories, je voyais clairement que la compr\u00e9hension, qui avait \u00e9t\u00e9 mon but, devait passer outre le seul d\u00e9chiffrement des r\u00e9sultats acquis, par l'affrontement \u00e0 l'inconnu, au non-pens\u00e9, au non-d\u00e9montr\u00e9, au non-trouv\u00e9. Devenir un \u00ab chercheur \u00bb, alors ? Mais je n'\u00e9tais m\u00eame pas certain d'en \u00eatre capable ; et si oui, au mieux, j'enfoncerais un coin \u00e9troit dans un coin \u00e9troit de l'alg\u00e8bre, commutative ou pas ; ce faisant je perdrais la vision vaste, quasi galactique, que m'avait offerte Bourbaki ; pourquoi ? Parce que je ne pourrais faire tout en m\u00eame temps ; parce que, de toute fa\u00e7on, je m'y \u00e9tais mis beaucoup trop tard, j'\u00e9tais trop tard venu, je ne rattraperais jamais mon retard. Or, il existait une vision alternative, un angle de vue enti\u00e8rement diff\u00e9rent sur la math\u00e9matique. Je ne vais pas en parler maintenant. L\u00e0 \u00e9tait la voie. Sans elle je n'aurais pas pu concevoir le **Projet**. (Sans son existence, je n'y aurais pas engag\u00e9, et perdu, ma vie (qu'elle soit maudite ! que ses inventeurs, MM. Eilenberg et Mac Lane, en soient maudits !).) Remontant en arri\u00e8re dans le temps, comme je fais, depuis son effondrement, en arri\u00e8re m\u00eame de sa conception, dans ses pr\u00e9-commencements, la bifurcation hors de Bourbaki fut bien un \u00e9v\u00e9nement d\u00e9cisif. Il y eut une autre, une nouvelle voie. Qu'est-ce qui m'emp\u00eache de fixer ici le point z\u00e9ro de cette voie ? Rien.\n\n## 104 La France avait d\u00e9cid\u00e9 d'\u00ab avoir la bombe \u00bb\n\nLa France (sa volont\u00e9 discern\u00e9e, interpr\u00e9t\u00e9e et exprim\u00e9e par son pr\u00e9sident \u00e9lu au suffrage universel direct (n'est-ce pas une preuve ?), Charles de Gaulle, qui \u00e9tait depuis toujours en communication personnelle et directe avec elle), la France avait d\u00e9cid\u00e9 d'\u00ab avoir la bombe \u00bb. L'arme atomique \u00e9tait n\u00e9cessaire \u00e0 son ind\u00e9pendance. Pour \u00ab avoir \u00bb la bombe, la fabriquer en exemplaires suffisamment nombreux, fiables, dissuasifs et op\u00e9rationnels, il fallait exp\u00e9rimenter. Il fallait faire exploser quelques prototypes \u00e0 titre d'essai. Il n'\u00e9tait pas question de se livrer \u00e0 ces petites exp\u00e9riences sur le plateau des Mille-Vaches. Mais la France d'alors \u00e9tait vaste. Elle s'\u00e9tendait tr\u00e8s bas vers le sud et poss\u00e9dait de vastes secteurs du Sahara. On choisit donc un \u00ab site \u00bb, apr\u00e8s m\u00fbre r\u00e9flexion (une _analysis situ_ d'un genre sp\u00e9cial) ; le \u00ab site \u00bb \u00e9lu fut Reggane, quelque part l\u00e0-bas, dans le d\u00e9sert. (Nous n'\u00e9tions pas suppos\u00e9s savoir o\u00f9, exactement, \u00e9tait Reggane, \u00ab pour des raisons \u00bb, \u00f4 surprise !, \u00abde s\u00e9curit\u00e9 \u00bb). Les physiciens et ing\u00e9nieurs civils et militaires travaillant pour les militaires firent leur travail. La \u00ab base \u00bb fut b\u00e2tie et peupl\u00e9e. La bombe fut amen\u00e9e sur place. Un g\u00e9n\u00e9ral commanda. Une date putative pour le jour J fut d\u00e9cid\u00e9e.\n\nPlus exactement, une certaine \u00ab fen\u00eatre de lancement \u00bb fut \u00e9tablie. Mais il \u00e9tait difficile de dire \u00e0 l'avance : ce sera tel jour. Pourquoi ? C'est simple. Un large rectangle de Sahara, appel\u00e9 p\u00e9rim\u00e8tre, d\u00e9j\u00e0 d\u00e9sert de nature, avait \u00e9t\u00e9 d\u00e9sertifi\u00e9 plus radicalement encore, \u00e9tait devenu zone interdite, sinon aux gerboises, du moins aux voyageurs et aux PLBTs. En ce temps-l\u00e0, il n'\u00e9tait pas question d'exp\u00e9riences souterraines. On choisissait un lieu inhabit\u00e9 convenable, on faisait ce qu'il fallait faire et bouf ! la bombe explosait \u00e0 l'air libre, comme un p\u00e9tard du 14 juillet (cocorico !). Un superbe champignon s'\u00e9levait en l'air ; et voil\u00e0 le travail ! Oui mais. Mais ce champignon plein de poussi\u00e8res s\u00e9v\u00e8rement radioactives de diff\u00e9rentes esp\u00e8ces (\u00e9l\u00e9ments chimiques pris dans des r\u00e9gions exotiques de la Table de Mendele\u00efev) ne restait pas immobile. Une grande partie retombait sur ses pieds, sans doute. Mais les vents de la haute atmosph\u00e8re (et de la basse, _for that matter_ ) en entra\u00eenaient une notable partie. Le but du voyage de ces particules et leur lieu ultime de chute \u00e9taient, il faut bien le dire, le cadet des soucis des autorit\u00e9s. Elles auraient largement le temps de se dissiper et diluer avant d'atteindre l'Alg\u00e9rie et la M\u00e9diterran\u00e9e, Tombouctou, le Tchad ou le sud du Maroc, l'Atlantique.\n\nSeulement voil\u00e0, selon la direction des vents, il y avait un destinataire possible aux retomb\u00e9es du nuage atomique : nous. Nous, nous n'\u00e9tions pas loin. On ne pouvait pas faire exploser la bombe si elle se mettait, dans l'heure qui suivait, \u00e0 nous cracher des saloperies radioactives, peut-\u00eatre mortelles, sur le coin de la figure. Il s'ensuivait que toute l'op\u00e9ration \u00e9tait soumise aux caprices de la rose des vents. Il fallait donc, selon les donn\u00e9es m\u00e9t\u00e9orologiques, quelques heures avant le moment suppos\u00e9 de l'explosion (juste avant l'aube, pour ne pas avoir \u00e0 rivaliser, question illumination, avec notre bon vieux soleil), pr\u00e9voir le trajet suivi par le nuage post-champignon. S'il s'en allait vers l'est, le nord ou le sud, parfait. Dans ces directions-l\u00e0, il ne risquait de s'\u00e9pancher, et faiblement, que sur des r\u00e9gions d\u00e9sertes (ou peupl\u00e9es de populations si dispers\u00e9es et si n\u00e9gligeables que ce n'\u00e9tait m\u00eame pas la peine d'y penser). On demandait le feu vert \u00e0 Paris, on pr\u00e9parait le communiqu\u00e9 officiel, le g\u00e9n\u00e9ral donnait l'ordre. Et pan ! boum ! boum ! scratch ! scratch ! (mettons). Mais si par malheur le champignon tournait la t\u00eate vers l'ouest, vers nous (je dis \u00ab ouest \u00bb plut\u00f4t que nord, est ou sud, pour fixer les id\u00e9es ; je n'ai pas l'intention, m\u00eame apr\u00e8s plus de trente ans, de violer le \u00ab secret d\u00e9fense \u00bb), il fallait remettre au lendemain ; au mieux (le lendemain, on \u00e9tait ramen\u00e9 au probl\u00e8me pr\u00e9c\u00e9dent ; ce qui \u00e9tait reposant pour les polytechniciens qui pullulaient sur la base ; avec cette chaleur !).\n\nMais le r\u00e9sultat ne d\u00e9pendait pas seulement de la m\u00e9t\u00e9o. Il fallait tenir compte aussi de la nature physico-chimique du nuage. On pouvait certes plus ou moins pr\u00e9voir ce qu'il serait, mais on aurait \u00e9t\u00e9 plus \u00e0 l'aise si, ce qui n'\u00e9tait malheureusement pas possible, il y avait eu des pr\u00e9c\u00e9dents. Mais en fait, il y avait eu des pr\u00e9c\u00e9dents. Les grands cousins, les Amerloques, avaient fait d\u00e9j\u00e0 de tr\u00e8s nombreuses exp\u00e9riences de ce genre (y compris deux en grandeur nature, avec les r\u00e9sultats que l'on sait). L'arm\u00e9e am\u00e9ricaine avait produit toute une biblioth\u00e8que de rapports et analyses sur les circonstances et effets des explosions. Et l'arm\u00e9e fran\u00e7aise s'\u00e9tait procur\u00e9e (honn\u00eatement ? on peut se poser la question \u00e9tant donn\u00e9 le peu d'enthousiasme des \u00c9tats-Unis pour les d\u00e9sirs de bombe du g\u00e9n\u00e9ral de Gaulle ; mais je ne m'engagerai pas dans d'oisives sp\u00e9culations \u00e0 ce sujet), on s'\u00e9tait donc procur\u00e9 quelques manuels yankees sur toutes ces questions. J'en avais un dans le tiroir de mon bureau. (J'eus un instant la tentation de le subtiliser, mais j'y renon\u00e7ai prudemment.)\n\nUn d\u00e9tachement tout \u00e0 fait particulier de notre glorieuse arm\u00e9e, command\u00e9 par un colonel (polytechnicien) et compos\u00e9 de quelques officiers et de quelques appell\u00e9s non officiers du contingent (des scientifiques), \u00e9tait charg\u00e9 de la t\u00e2che modeste mais importante de pr\u00e9vision : pr\u00e9vision de la position du nuage \u00e0 H+1, H+2... H+n (n < 24), puis J+1, J+2... c'est-\u00e0-dire une heure, deux heures... puis un jour, deux jours... apr\u00e8s l'explosion. Plus pr\u00e9cis\u00e9ment, il fallait tracer sur une carte de la r\u00e9gion des courbes de niveau de la radiation estim\u00e9e au sol. Pour ce faire, on disposait d'une formule, cadeau (?) donc des Am\u00e9ricains, qu'il n'y avait qu'\u00e0 appliquer et \u00e0 transformer en donn\u00e9es g\u00e9ographiques, visuellement lisibles, m\u00eame par le g\u00e9n\u00e9ral et son \u00e9tat-major. (Cette formule comportait des approximations stupides et des inexactitudes \u00e9videntes, aurait pu \u00eatre assez ais\u00e9ment am\u00e9lior\u00e9e, comme notre colonel, \u00e0 la suite de nos observations, n'avait pas manqu\u00e9 de le signaler en haut lieu ; mais en vain ; nous esp\u00e9rions seulement que les cons\u00e9quences de ces d\u00e9fauts seraient limit\u00e9es.)\n\nD\u00e8s l'entr\u00e9e dans l'intervalle de lancement selon le calendrier (apr\u00e8s la p\u00e9riode obligatoire d'exercices de pr\u00e9paration) un rituel immuable se mit en place : r\u00e9veill\u00e9s tr\u00e8s, tr\u00e8s t\u00f4t, nous arrivions endormis et f\u00e9briles dans le b\u00e2timent X, enregistrions toutes les donn\u00e9es de temp\u00e9rature et de vents, effectuions \u00e0 toute vitesse tous les calculs, reportions les r\u00e9sultats en couleurs succulentes sur la grande carte dans la salle de r\u00e9union. Le g\u00e9n\u00e9ral, arriv\u00e9 une heure environ avant l'heure H potentielle, jetait un coup d'\u0153il exerc\u00e9 sur la carte. Et repartait. Cela dura longtemps. Les premiers jours, la m\u00e9t\u00e9o \u00e9tait favorable et nous nous voyions d\u00e9j\u00e0 de retour en France ; mais le g\u00e9n\u00e9ral ne venait m\u00eame pas, car Paris ne donnait pas le feu vert.\n\nPuis les vents se mirent contre nous. Ils se mirent \u00e0 diriger invariablement le nuage mortel droit sur nous, avec une pr\u00e9cision qui t\u00e9moignait d'une intention de nuire presque affich\u00e9e. C'est pourquoi l'\u0153il du g\u00e9n\u00e9ral \u00e9tait devenu si aigu, si exerc\u00e9. Chaque jour, il \u00e9tait clair que la carte affichait la m\u00eame distribution catastrophique d'unit\u00e9s \u00ab y \u00bb \u00e0 un niveau beaucoup, beaucoup trop \u00e9lev\u00e9 (nous n'aurions pas surv\u00e9cu longtemps) (il n'\u00e9tait pas question de d\u00e9signer les unit\u00e9s de mesure de la radioactivit\u00e9 par leur nom propre, des fois que les PLBTs, en balayant la salle...). Et cela durait.\n\nJe n'avais aucune sympathie pour l'arme atomique, aucun enthousiasme pour l'ambition gaulliste de la poss\u00e9der. La machine bureaucratique, au bout de quatre mois d'arm\u00e9e, quand j'avais \u00e9chou\u00e9 (par des proc\u00e9d\u00e9s \u00e0 la soldat \u00ab Schweik \u00bb) successivement dans mes tentatives (au volontariat oblig\u00e9) de devenir officier, puis d'\u00eatre, deuxi\u00e8me \u00ab chance \u00bb, sous-officier, m'avait, au vu de mes fonctions d'assistant de math\u00e9matiques \u00e0 la facult\u00e9 des Sciences de Rennes (et semble-t-il, d'apr\u00e8s ce que je pus voir de mon \u00ab dossier \u00bb (en toute ill\u00e9galit\u00e9 bien entendu, gr\u00e2ce \u00e0 un \u00ab deuxi\u00e8me classe \u00bb bureaucrate bien plac\u00e9, selon les meilleures traditions militaires)), parce que j'y dirigeais les travaux pratiques d'un certificat dit de Calcul automatique, m'avait affect\u00e9 au fort d'Aubervilliers pour faire partie du d\u00e9tachement des calculateurs de nuages. Je n'avais pas ignor\u00e9 longtemps \u00e0 quoi j'allais (dans un r\u00f4le fort modeste) servir. Mais je ne pouvais, cette fois, pr\u00e9tendre \u00e0 l'incomp\u00e9tence pour me dispenser de Sahara.\n\nOr je tenais fermement \u00e0 ne pas attirer sur moi les regards par l'expression d'une mauvaise volont\u00e9 patente. La guerre d'Alg\u00e9rie \u00e9tait pour moi un mal infiniment plus proche, plus imm\u00e9diat que le mal atomique (que ce qu'on appelait l'\u00ab \u00e9quilibre de la terreur \u00bb paraissait devoir \u00e9carter). Je voulais \u00e9viter sinon enti\u00e8rement du moins le plus longtemps possible de m'y trouver directement m\u00eal\u00e9. D'ailleurs, j'\u00e9tais curieux. Je ne l'ai jamais regrett\u00e9.\n\n## 105 Outre les calculs plut\u00f4t rudimentaires qui servaient \u00e0 notre t\u00e2che de pr\u00e9vision des retomb\u00e9es,\n\nOutre les calculs plut\u00f4t rudimentaires qui servaient \u00e0 notre t\u00e2che de pr\u00e9vision des retomb\u00e9es, le manuel am\u00e9ricain mis \u00e0 notre disposition explorait, avec un attachement aux d\u00e9tails presque maniaque, tous les aspects de l'apr\u00e8s-explosion. Il s'appuyait visiblement sur de nombreuses exp\u00e9riences, mais donnait la vedette (si je puis dire) aux deux exp\u00e9riences les plus satisfaisantes du point de vue qui \u00e9tait celui des militaires am\u00e9ricains en temps de guerre froide, le cas Hiroshima et le cas Nagasaki ; et il \u00e9tait r\u00e9dig\u00e9 dans un esprit plut\u00f4t offensif que d\u00e9fensif.\n\nChaque s\u00e9rie de donn\u00e9es, chaque graphique \u00e9taient accompagn\u00e9s d'illustrations photographiques comment\u00e9es, sans aucune concession, m\u00eame rh\u00e9torique, \u00e0 d'\u00e9ventuelles sensibleries h\u00e9rit\u00e9es de la vie civile. La prose en \u00e9tait contr\u00f4l\u00e9e (quoique p\u00e2teuse), \u00ab matter of fact \u00bb. Tout un chapitre \u00e9tait consacr\u00e9 \u00e0 l'examen de l'\u00e9tat des \u00ab personnels \u00bb (suppos\u00e9s des soldats en cas de guerre, mais dont les exemples disponibles se trouvaient avoir \u00e9t\u00e9 des non-combattants), aussi pr\u00e8s que possible du moment initial ; les donn\u00e9es recueillies (par les Japonais, puis par les arm\u00e9es d'occupation) \u00e9taient r\u00e9parties selon plusieurs crit\u00e8res : distance au point d'explosion ; nature des obstacles rencontr\u00e9s par l'onde de choc, par l'onde de chaleur, par la pluie de particules radioactives virulentes, entre autres.\n\nCela donnait quelques s\u00e9quences d'images d'un pr\u00e9-post-modernisme impressionnant. Les auteurs du manuel semblaient avoir \u00e9t\u00e9 d\u00e9favorablement impressionn\u00e9s par le fait qu'il y avait eu, au moins pendant les premi\u00e8res heures, tant de survivants. Ils en \u00e9taient offusqu\u00e9s. Ils s'effor\u00e7aient de comprendre pourquoi et avaient pr\u00e9par\u00e9 (en utilisant des mannequins) quelques tests.\n\nJe me souviens d'un passage qui me frappa particuli\u00e8rement (ne pouvant garantir l'exactitude des donn\u00e9es num\u00e9riques, je les omets) : si une masse de terre de hauteur x et d'\u00e9paissseur y, s'interpose \u00e0 la distance z, il y a risque (c'\u00e9tait le terme employ\u00e9) de tel pourcentage (trop \u00e9lev\u00e9) de survivants. Je me souviens d'une autre s\u00e9quence d'anthologie : une demi-douzaine de Japonais d'Hiroshima, photographi\u00e9s de dos (peut-\u00eatre vivants) ; sur un dos, profond\u00e9ment br\u00fbl\u00e9, apparaissait le dessin, en n\u00e9gatif, d'une fen\u00eatre ; sur un autre l'ombre d'un quadrillage de barreaux m\u00e9talliques : cette image-l\u00e0 faisait penser \u00e0 un four \u00e0 micro-ondes d'un genre sp\u00e9cial (ou \u00e0 saint Laurent sur son gril traditionnel (comme chacun sait, la l\u00e9gende provient d'une erreur de scribe m\u00e9di\u00e9val qui, recopiant un manuscrit, a saut\u00e9 distraitement une page et est ainsi pass\u00e9, sans transition, d'une vie de saint \u00e0 une recette de cuisine)); sur un autre encore, nouveau suaire de Turin, une silhouette noire, comme sur une \u00e9toffe imprim\u00e9e.\n\nUn de ces petits matins-l\u00e0, le colonel emmena quelques membres de son \u00e9quipe inspecter les lieux. Les concepteurs de ce spectacle d'un genre nouveau avaient bien fait les choses. Un peu partout, dans un rayon d'un bon kilom\u00e8tre (autour d'un centre d'ailleurs inaccessible), on avait r\u00e9parti, comme pour la reconstitution d'une bataille historique avec \u00ab soldats de plomb \u00bb, mais \u00ab grandeur nature \u00bb, quantit\u00e9 de mat\u00e9riels de toute sorte, des tanks, des automitrailleuses, des jeeps, des avions... dans des positions vari\u00e9es, \u00e0 d\u00e9couvert sur de petites hauteurs de sable ou \u00e0 l'abri (?) dans des tranch\u00e9es derri\u00e8re des dunes ; et chaque engin militaire avait son \u00e9quipage de mannequins, rev\u00eatus d'uniformes neufs de la meilleure qualit\u00e9 ; il y avait des fantassins, des artilleurs, des aviateurs, des marins m\u00eame ; et tous les grades \u00e9taient repr\u00e9sent\u00e9s (voulait-on examiner la variation des effets de la bombe en fonction de la position sur l'\u00e9chelle hi\u00e9rarchique ?). On n'avait pas m\u00e9got\u00e9 sur les d\u00e9penses. Nous rest\u00e2mes r\u00eaveurs.\n\nLe colonel ne fit aucun commentaire. C'\u00e9tait un officier taciturne, plut\u00f4t placide et distrait, pr\u00e9occup\u00e9 seulement de ses tentatives constamment renouvel\u00e9es mais toujours d\u00e9\u00e7ues de d\u00e9montrer le grand th\u00e9or\u00e8me de Fermat. Il avait toujours \u00e0 sa disposition quelque appel\u00e9 du contingent math\u00e9maticien, dont la t\u00e2che \u00e9tait de v\u00e9rifier le dernier \u00e9tat de ses tentatives et, avec le plus de tact et de discr\u00e9tion possible, de lui en indiquer les d\u00e9fauts ; le colonel, de nouveau d\u00e9sappoint\u00e9 par un verdict toujours n\u00e9gatif, rangeait son manuscrit dans un tiroir apr\u00e8s l'avoir d\u00fbment tamponn\u00e9 du sceau du secret le plus draconien et n'y pensait plus ; jusqu'\u00e0 une nouvelle crise de fermatite aigu\u00eb. On m'avait pr\u00e9venu. Ses \u00ab d\u00e9monstrations \u00bb \u00e9taient toujours \u00e9l\u00e9mentaires, arithm\u00e9tiques strictement, et heureusement assez facilement r\u00e9futables. Mais je n'eus heureusement pas l'occasion de me casser la t\u00eate sur un de ces sp\u00e9cimens ; car ou bien le colonel \u00e9tait en p\u00e9riode de \u00ab latence \u00bb ; ou bien l'agitation ambiante l'emp\u00eachait de se concentrer sur les v\u00e9ritables probl\u00e8mes.\n\nEnfin, le grand jour arriva ; les augures parisiens et les vents se d\u00e9clar\u00e8rent favorables simultan\u00e9ment. Les personnels furent consign\u00e9s dans leurs tentes, dans leurs b\u00e2timents respectifs ; avec interdiction absolue de mettre le nez dehors. C'\u00e9tait la nuit encore. Le camp semblait mort. La p\u00e2le lueur d'avant l'aube s'insinuait. Dans le bureau o\u00f9 j'\u00e9tais depuis des heures, des lunettes pour \u00ab mille soleils \u00bb furent distribu\u00e9es. Nous attend\u00eemes. Le colonel consultait sa montre. Nous nous m\u00eemes \u00e0 la fen\u00eatre, les yeux obstin\u00e9ment dirig\u00e9s dans la direction ad\u00e9quate, que nous connaissions, et pour cause, apr\u00e8s des jours et des jours de calculs, \u00e0 la seconde d'arc pr\u00e8s sur le cercle de l'horizon. Quelqu'un bougea, se d\u00e9pla\u00e7a de quelques centim\u00e8tres devant moi, devant mes yeux, \u00e0 l'instant fatal. Je n'ai rien vu.\n\nDans sa biographie du physicien et prix Nobel, Le G\u00e9nial Pr Feynman, James Gleick d\u00e9crit l'effet de la premi\u00e8re de toutes les explosions, celle de Los Alamos en 1945, sur quelques-uns des scientifiques qui avaient contribu\u00e9 \u00e0 la mise au point de la bombe : **_\u00ab L'essai nucl\u00e9aire imprima au fer rouge des images dans leurs souvenirs : pour Bethe, la teinte parfaite du violet ionis\u00e9 ; pour Weisskopf, une valse de Tcha\u00efkovski aux \u00e9chos surnaturels ;... pour Feynman, son \"cerveau scientifique\" s'effor\u00e7ant de calmer son \"cerveau civil\", puis le son qu'il ressentit dans ses os ; pour beaucoup d'entre eux la silhouette, bien droite, de Fermi jetant dans le vent de petits bouts de papier. \u00bb_** Et il ajoute : **_\u00ab Deux jours plus tard, jugeant que les radiations au sol avaient suffisamment perdu de leur virulence, Fermi, Bethe et Weisskopf s'en all\u00e8rent en voiture observer la zone de l'explosion, que Feynman, quant \u00e0 lui, put voir d'un avion. La tour_** (o\u00f9 \u00e9tait plac\u00e9e la bombe) **_avait disparu, le sable s'\u00e9tait vitrifi\u00e9. \u00bb_** Le d\u00e9mon de la curiosit\u00e9 avait \u00e9t\u00e9 irr\u00e9sistible. Et ces physiciens avaient \u00e9t\u00e9 les premiers \u00e0 succomber \u00e0 la Tentation du Point Z\u00e9ro.\n\nDans la matin\u00e9e du jour J, \u00e0 Reggane, j'eus la chance d'assister, auditivement, \u00e0 travers la cloison qui nous s\u00e9parait du bureau de notre chef, \u00e0 une sc\u00e8ne m\u00e9morable. Moins d'une heure apr\u00e8s l'\u00e9clair d\u00e9vastateur qui avait annonc\u00e9 au monde l'existence d'une bombe atomique bien \u00ab fran\u00e7aise \u00bb, un capitaine des paras, qui avait \u00e9chou\u00e9 je ne sais comment sur la base, prit une jeep et se dirigea sans h\u00e9siter vers le lieu de l'explosion. Intercept\u00e9 au moment de p\u00e9n\u00e9trer dans le p\u00e9rim\u00e8tre interdit par une patrouille de surveillance, il fut ramen\u00e9 sans c\u00e9r\u00e9monie en d\u00e9pit de ses protestations virulentes et invit\u00e9 \u00e0 s'expliquer sur le sens de cet acte incompr\u00e9hensible au commun des mortels. Les voix \u00e9taient parfaitement audibles dans la pi\u00e8ce \u00e0 c\u00f4t\u00e9. Le colonel \u00e9tait hors de lui. Il voulait savoir si le capitaine \u00e9tait ivre, fou, ou suicidaire. Mais celui-ci ne se d\u00e9monta pas. Il ne comprenait pas ce qu'on pouvait lui reprocher. Il apparut alors qu'il se repr\u00e9sentait les particules radioactives comme des projectiles hostiles d'un calibre un peu plus petit que celui des armes ordinaires. Il \u00e9tait parti planter le drapeau tricolore au point z\u00e9ro. Il avait \u00e9chapp\u00e9 aux balles des Viets en Indochine et ce n'\u00e9tait pas une mis\u00e9rable fusillade d'atomes qui pouvait lui faire peur.\nLes lecteurs parvenus au terme du pr\u00e9sent volume pourront, s'ils le d\u00e9sirent, compl\u00e9ter leur information dans les deux branches d\u00e9j\u00e0 parues de l'ouvrage :\n\n **'Le grand incendie de londres' (La destruction)** , r\u00e9cit, avec incises et bifurcations, Paris, \u00c9ditions du Seuil, 1989 ;\n\n**La Boucle** , Paris, \u00c9ditions du Seuil, 1993.\n\nUne quatri\u00e8me branche est pr\u00e9vue, qui commencera comme suit :\n\n1 Un des premiers jours de d\u00e9cembre 1994, je marchais dans Paris\n\nUn des tout premiers jours de d\u00e9cembre 1994, je marchais dans Paris. Le ciel \u00e9tait gris, bas, l'air humide, ti\u00e8de.\n\nPour marcher dans Paris j'ai un K-Way bleu, et une casquette, bleue \u00e9galement. Le K-Way est un cadeau qu'on m'a fait. Il est l\u00e9ger, bleu, imperm\u00e9able, pr\u00e9cieux.\n\nJ'ai achet\u00e9 la casquette \u00e0 New York, au J.J. Hat Center, au carrefour de Broadway and 42nd Street. C'est une casquette \u00ab made in Scotland \u00bb et le vendeur m'a assur\u00e9 que c'est la m\u00eame exactement que porte Sean Connery dans le film Les Incorruptibles. Il n'est pas \u00e9tonnant que j'en sois satisfait. J'ai autour des pieds une paire d'ersatz de \u00ab pataugas \u00bb, en toile noire, ou beige, ou verte, c'est selon. Ils sont trop grands, mes pieds y flottent, leur dur\u00e9e de vie est m\u00e9diocre (ils se d\u00e9sarticulent, se d\u00e9chirent, de pr\u00e9f\u00e9rence juste au-dessus du talon (et sur les c\u00f4t\u00e9s), se d\u00e9litent, se d\u00e9composent, ne sont pas imperm\u00e9ables, etc.), mais j'\u00e9vite gr\u00e2ce \u00e0 eux un frottement excessif sur le flanc gauche du petit doigt de mon pied gauche (un cor, un cor, toujours renouvel\u00e9 !).\n\nDans les jardins du Palais-Royal les feuilles mortes ocre, ocre rouille, rousses, d\u00e9j\u00e0 noires parfois, se collaient \u00e0 mes semelles, faisaient \u00ab sou-ich \u00bb, \u00ab soui-ch \u00bb, \u00ab souissh \u00bb, \u00e0 chaque pas.\n\nMarcher dans Paris, sans but v\u00e9ritable, sans obligation, est occasion de po\u00e9sie. La po\u00e9sie, selon mon exp\u00e9rience, na\u00eet de la marche, principalement (je me consid\u00e8re comme po\u00e8te, principalement). Un certain \u00e9branlement rythmique, r\u00e9sultant de l'alternance fatale de l'arsis et de la thesis (si on ne marche pas \u00e0 cloche-pied, exercice auquel j'ai renonc\u00e9 depuis un trop grand nombre d'ann\u00e9es) le flip-flop du lever-tomber du pied droit puis du pied gauche, et r\u00e9ciproquement (est-il \u00efambique ou trocha\u00efque ? cela d\u00e9pend du point de vue), se transmet au cerveau, o\u00f9 il suscite l'\u00e9veil des images, des images de m\u00e9moire, les **images-m\u00e9moire** qui sont la mati\u00e8re premi\u00e8re de la po\u00e9sie.\n\nEnsuite, parfois, viennent les autres images n\u00e9cessaires qui sont des images-langue, o\u00f9 la po\u00e9sie, si elle le peut, p\u00e9n\u00e9trera. De la v\u00e9racit\u00e9 de cette explication psycho-physiologique, je ne me porterais pas garant. Disons que j'imagine que cela pourrait se passer ainsi, et suis pr\u00eat \u00e0 d\u00e9fendre cette hypoth\u00e8se, au moins dans les conversations.\n\nCe jour-l\u00e0, j'\u00e9tais sorti de la Biblioth\u00e8que nationale, j'avais descendu les marches du passage qui s'ouvre myst\u00e9rieusement \u00e0 gauche dans la rue de Richelieu, travers\u00e9 la rue de Montpensier, p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 dans les jardins \u00e0 la droite du Grand-V\u00e9four (restaurant \u00e0 la fois v\u00e9n\u00e9rable et prestigieux o\u00f9 je n'ai jamais d\u00een\u00e9 (il y a bien longtemps, en pleine guerre d'Alg\u00e9rie, j'avais pari\u00e9 avec mon ami Pierre Lusson qu'il n'y aurait pas de guerre civile en France \u00e0 cette occasion dans les cinq ann\u00e9es \u00e0 suivre. Il affirmait que si. L'enjeu du pari \u00e9tait un d\u00eener en ce restaurant. J'ai gagn\u00e9 mon pari (comme on peut le v\u00e9rifier dans les livres d'histoire), mais il ne s'est jamais acquitt\u00e9 de cette dette de jeu ! Honte \u00e0 lui !)).\n\nLes jardins \u00e9taient mouill\u00e9s, silencieux de toutes les feuilles mortes tomb\u00e9es. J'entendais mes semelles faire \u00ab sou-ich \u00bb, \u00ab sou-ich \u00bb, \u00ab souissh \u00bb, pas apr\u00e8s pas.\n\nJ'ai pass\u00e9 entre les sommets ou p\u00e9riscopes d'icebergs r\u00e9glisse-menthe des dites \u00ab colonnes de Buren \u00bb, \u00e9vitant de glisser entre leurs excroissances, sur les grilles humides, visqueuses, savonn\u00e9es de feuilles beiges \u00e9cras\u00e9es. Et je suis sorti sans surprise place Colette, sur le flanc droit du Th\u00e9\u00e2tre fran\u00e7ais. Ce parcours m'est bien connu.\n\nUn parcours familier, souvent mesur\u00e9 par la marche, entr\u00e9 dans les habitudes du corps, est amical \u00e0 la m\u00e9moire de po\u00e9sie. Il suscite en elle la reconnaissance.\n\nIl est vrai aussi qu'une rue jamais vue, ou peut-\u00eatre simplement oubli\u00e9e, et retrouv\u00e9e, inattendue, cr\u00e9e un autre sentiment, la surprise, \u00e9galement favorable \u00e0 la capture des mots. Mais diff\u00e9remment. (Henry James a dit cela excellemment. Il l'applique, lui, cette distinction \u00e0 la prose de roman.) (Une distinction qui peut se superposer, sans co\u00efncider exactement, \u00e0 celle que fait Virginia Woolf, entre deux esp\u00e8ces de moments, les _\u00ab moments of being \u00bb_ et les _\u00ab moments of non-being \u00bb._ (Les moments de po\u00e9sie sont tous des _moments of being_ ; mais ils peuvent avoir pour source la reconnaissance autant que la surprise, le sentiment d'\u00eatre autant que celui de n'\u00eatre pas (ou de n'\u00eatre plus).))\n\nDe nombreuses fois pendant l'\u00e9t\u00e9, le d\u00e9but d'automne, je suis ainsi parti \u00e0 la rencontre des rues, de leurs visages mornes, ou avenants, ou fantastiques, de leurs messages, des fissures dans leurs trottoirs, des plaques min\u00e9ralogiques qui les encombrent, des destins d'autobus (qu'ils portent sur le front). J'ai un carnet dans la poche droite de ma veste (anglaise) o\u00f9 je note, parfois, certains de ces messages des rues de Paris ; parfois linguistiquement \u00e9tranges : sur une vitrine maintenant d\u00e9sabus\u00e9e, d\u00e9saffect\u00e9e et sale, boulevard Saint-Martin, en face du BAR-YTON, on lit cette incitation \u00e0 des achats qui furent sans doute vestimentaires :\n\n**Quattro Mens.**\n\nJ'ai de l'amiti\u00e9 pour les autobus, pas pour les automobiles. Une ann\u00e9e un peu ant\u00e9rieure, j'avais exorcis\u00e9 le spectre de leur envahissement sans cesse plus visible dans la ville en notant, quand cela arrivait, la progression de leurs identificateurs, comme les \u00ab bird-watchers \u00bb des \u00eeles Britanniques consignent les apparitions des esp\u00e8ces d'oiseaux. J'avais accumul\u00e9 ainsi, dans un carnet, des \u00ab sightings \u00bb de plaques de voitures. Ensuite, cela fit un po\u00e8me.\n\nPortrait min\u00e9ralogique de Paris 1992\n\nF\u00e9vrier | rue Soufflot | 903 JTJ 75\n\n---|---|---\n\n29\/04 | \u2013 | 48 JWW 75\n\n|\n\n\u2013 rue Cl\u00e9ment-Marot | 253 JWX 75\n\n05\/05 | rue de Parme | 848 JWY 75\n\n06\/05 | Op\u00e9ra | 485 JWZ 75\n\n07\/05 | rue de Douai | 311 JXJ 75\n\n13\/05 | rue de Clichy | 688 JXJ 75\n\n16\/05 | Trinit\u00e9 | 336 JXK 75\n\n17\/05 | Franklin-Roosevelt | 182 JXM 75\n\n04\/06 | rue Marx-Dormoy | 479 JXY 75\n\n06\/06 | Saint-Lazare | 362 JXZ 75\n\nm\u00eame jour | rue du Havre | 730 JYF 75\n\n15\/06 | rue de Clichy | 407 JYX 75\n\n04\/07 | ? | 653 JZC 75\n\n12\/07 | ? | 219 JZF 75\n\n16\/07 | Trinit\u00e9 | 851 JZG 75\n\n17\/07 | Bd Saint-Martin | 754 JZM 75\n\n19\/07 | Beaubourg | 571 JZP 75\n\n20\/07 | Place de l'Europe | 867 JZR 75\n\n10\/08 | Champs-\u00c9lys\u00e9es | 939 JZR 75\n\n11\/08 | Gare de Lyon | 146 JZW 75\n\n|\n\n|\n\n13\/08 | Pont-Royal | 263 KAF 75\n\n09\/08 | rue Lepic | 4165 WK 75\n\n(une bien vieille bagnole, la derni\u00e8re, avec son immatriculation du pl\u00e9istoc\u00e8ne, au mieux, \u00e0 deux lettres ! (je ne suis pas convaincu qu'elle \u00e9tait encore en \u00e9tat de bouger)).\n\n_Et cetera._\n\n# Ma\u00eetre Roubaud \nPar Jean-Baptiste Harang\n\n* * *\n\n# Lib\u00e9ration sp\u00e9cial livres, 9 janvier 1997\n\nLe chef-d'\u0153uvre de Jacques Roubaud, _Le Grand Incendie de Londres,_ roman auquel il consacra dix-neuf ans de sa vie, de 1961 \u00e0 1980, est un trou noir de la litt\u00e9rature contemporaine, un trou qui faillit bien le happer. Ou plut\u00f4t un troublant trou blanc, immacul\u00e9, vierge et pourtant caress\u00e9, nourri et pourtant vid\u00e9, qui p\u00e8se lourdement par son absence sur l'\u00e9tag\u00e8re vide, incurv\u00e9e sous le poids de ce vide, de tout lecteur de Roubaud. De m\u00eame, on remarquera page 1642 de la derni\u00e8re \u00e9dition paradoxale du _Petit Larousse Grand Format,_ entre _\u00ab Roubaix, ch.-l. de c. du Nord \u00bb_ et _\u00ab Roublev ou Roublov (Andre\u00ef), peintre russe \u00bb_ , une ligne blanche \u00e0 peine plus large que les autres o\u00f9 se faufile discr\u00e8tement un fant\u00f4me d'un m\u00e8tre quatre-vingt-quatre (23 x 23), un K-Way sur le dos, chauss\u00e9 de sport, un sac publicitaire en plastique d'une librairie de Londres \u00e0 la main, l'air \u00e0 la fois triste et espi\u00e8gle, savant et farceur d'un fr\u00e8re sonneur, d'un fr\u00e8re convers qui sait le confort de passer pour fou, un fant\u00f4me qui tiendrait l'absence pour une forme arrangeante de la courtoisie. Jacques Roubaud excus\u00e9, il ne fait que passer. On le retrouve page 1801 du _Petit Robert des noms propres_ qui lui consacre 18 lignes (contre 8 \u00e0 Roubaix et 13 \u00e0 Roublev) : _\u00ab Roubaud Jacques. \u00c9crivain fran\u00e7ais (Caluire-et-Cuire 1932). Math\u00e9maticien et membre de l'OuLiPo, Jacques Roubaud est l'auteur d'une \u0153uvre multiple qui manifeste un souci formel constant (\u00e9criture sous contrainte, combinatoires) doubl\u00e9 du souci \"moral\" d'int\u00e9grer sa vie m\u00eame et ses vastes lectures \u00e0 cette qu\u00eate de la forme. Ainsi [...]_ Trente et un au cube _(1973) propose 31 po\u00e8mes de 31 vers de 31 syllabes chacun._ [...]. _Roubaud a \u00e9labor\u00e9 des \u0153uvres narratives, notamment avec un cycle de trois romans,_ La Belle Hortense _(1985),_ L'Enl\u00e8vement d'Hortense _(1987) et_ L'Exil d'Hortense _(1990), mais aussi, dans un projet autobiographique, avec un \"r\u00e9cit avec incises et bifurcations\",_ Le Grand Incendie de Londres _(1989) que prolonge_ La Boucle _(1993). \u00bb_\n\nLa notice est bien faite et l'on se dit qu'en l'engrossant de quelques incises et bifurcations, on viendrait sans trop de peine \u00e0 bout de cet article : ainsi, apr\u00e8s _\u00ab Caluire-et-Cuire, 1932 \u00bb_ , on pr\u00e9ciserait que 1932 \u00e9gale 23 x 84, que la naissance eut lieu au 21 _bis_ de la rue de l'Orangerie, le 5 d\u00e9cembre qui tombait, puisque les jours tombent, cette ann\u00e9e-l\u00e0, un lundi, et ainsi de suite. Et ainsi de suite mon cul (dirait Zazie) car \u00e0 la fin il aurait bien fallu faire machine arri\u00e8re au moment de mentionner ce _Grand Incendie de Londres_ , avec ses majuscules, dont on a dit au tout d\u00e9but qu'il ne brillait que par son absence visible, lisible, sinon pond\u00e9rale au monde des \u00e9tag\u00e8res. Certes, il n'existe aucun livre de papier qui r\u00e9ponde (puisque Jacques Roubaud fait sien \u00ab l'axiome \u00bb de Gertrude Stein \u00ab Un titre est le nom propre d'un livre \u00bb, _Math\u00e9matique :_ , page 18, il devrait r\u00e9pondre \u00e0 l'appel de son nom), qui r\u00e9ponde, donc, au titre de _Le Grand Incendie de Londres_ (majuscules), mais il en est un, un autre, _'le grand incendie de londres',_ avec des minuscules de la plume de Jacques Roubaud, et effectivement paru en 1989 (9 x 221, l3 x l53 17 x 117 ou 39 x 51). Remarques : 1) on ne sait pas si le passage de la majuscule \u00e0 la minuscule transforme en nom commun le nom propre qu'est le titre d'un livre, axiome de Stein que Roubaud poursuit en affirmant que chaque livre est l'autobiographie de son titre, 2) certains nombres dans ce texte, arbitrairement, et \u00e0 titre d'exemples, sont d\u00e9compos\u00e9s pour laisser appara\u00eetre dans la vie de Roubaud les nombres de son ma\u00eetre, Queneau (avouons que ce 39 fois 51 nous comble). Mais bon.\n\n _'le grand incendie de londres'_ (minuscules) raconte justement comment _Le Grand Incendie de Londres_ (majuscules) n'est jamais devenu le roman que Roubaud projetait qu'il f\u00fbt apr\u00e8s que : \u00ab Pendant dix-neuf ans, _'le grand incendie de londres'_ [eut] appartenu \u00e0 une esp\u00e8ce fort int\u00e9ressante de romans, les romans futurs \u00bb, page l66. Ce ' _grand incendie'_ \u00e9tait la premi\u00e8re branche (il s'agit effectivement de la partie construite comme arborescente de l'\u0153uvre de Roubaud) d'un travail qui en promet six, et dont, apr\u00e8s _La Boucle_ , la troisi\u00e8me parait aujourd'hui, _Math\u00e9matique :_ qui confirme page 42 : \u00ab _Le Grand Incendie de Londres_ , le roman que je n'ai pas \u00e9crit n\u00e9 et mort avec le Projet \u00bb (bien lire _Math\u00e9matique :_ , au singulier, suivi de deux points). Ces d\u00e9j\u00e0 pr\u00e8s de treize cents pages serr\u00e9es contiennent, et leurs dix ann\u00e9es de travail \u00e0 ajouter aux dix-neuf pr\u00e9c\u00e9dentes, sont la moiti\u00e9 (on attend l'autre) du formidable appareil critique d'un roman qui ne fut pas : _Le Grand Incendie de Londres._ Elles en disent la mati\u00e8re (la vraie vie de l'auteur, ou du moins la \u00ab v\u00e9racit\u00e9 \u00bb de cette vie (un niveau de v\u00e9rit\u00e9 dont la sinc\u00e9rit\u00e9 de la m\u00e9moire, malgr\u00e9 la m\u00e9fiance qu'on en a, serait le seul garant (encore que le risque de se tromper s'accepte comme un frisson acidul\u00e9 : \u00ab Je distingue cela avec une telle nettet\u00e9 de souvenir que je serais triste de d\u00e9couvrir que ces souvenirs sont faux \u00bb, _Math\u00e9matique :_ , page 209 (on sent l\u00e0 qu'il nous faudrait fermer ensemble trois parenth\u00e8ses, et maintenant quatre, ce qui n'est rien pour parler d'un auteur qui sait en fermer jusqu'\u00e0 six )))), elles (les 1 300 pages) en disent le projet (un texte qui serait le produit \u00e0 la fois organis\u00e9 et contradictoire, de la math\u00e9matique et de la po\u00e9sie, les deux vocations d\u00e9cid\u00e9es de l'auteur, \u00ab ce serait un roman malgr\u00e9 les apparences parfois contraires \u00bb ( _grand incendie_ , page 196), contradictoire puisqu'il y affirme que seule la po\u00e9sie n'est pas paraphrasable, et que la math\u00e9matique est ce qu'il y a de plus infiniment paraphrasable), elles (les 1 300 pages) en explorent la mani\u00e8re, sans la dire, puisque la dire serait la conna\u00eetre, et la conna\u00eetre en nierait l'abandon. Ces presque treize cents pages sont comme l'atlas, le guide touristique, l'histoire et la g\u00e9ographie, la langue, la vie d'un pays invent\u00e9, un pays dont on saurait tout, y compris le r\u00e9cit du seul voyageur qui l'a con\u00e7u, observ\u00e9 avant d'\u00eatre refoul\u00e9 \u00e0 la fronti\u00e8re (Roubaud), tout, et surtout qu'il n'existe pas. La somme de ce qu'on dit de ce pays devient le pays lui-m\u00eame. Apr\u00e8s tout, nombreux sont les pays du monde dont nous savons quelque chose, o\u00f9 on ne mettra jamais les pieds et dont on nous assure qu'ils existent.\n\nJacques Roubaud est n\u00e9 en 1932, on l'a dit, il a con\u00e7u le projet (plus que le projet d'un livre, le Projet, majuscule, qui englobe et d\u00e9passe celui du livre, vaste comme un projet d'existence, serr\u00e9 comme un d\u00e9sir de survie), au sortir d'un r\u00eave qui le r\u00e9veille au noir d'une nuit de d\u00e9cembre 1961. Il est d\u00e9j\u00e0 ce grand flandrin, fils d'enseignants, fils de deux langues, le proven\u00e7al du p\u00e8re, l'anglais d'\u00e9lection de sa m\u00e8re, il est d\u00e9j\u00e0 po\u00e8te, il a abandonn\u00e9 des \u00e9tudes d'anglais (mais pas la langue) pour devenir math\u00e9maticien, docteur en math\u00e9matiques, volontairement pour se noyer dans une discipline qui n'alt\u00e9rerait pas sa po\u00e9sie, pour gagner sa vie, aussi. Il est d\u00e9j\u00e0 celui qu'il d\u00e9crit au chapitre quatre du ' _grand incendie_ ' sous le titre de \u00ab Portrait de l'artiste absent \u00bb : \u00ab Je suis de taille plut\u00f4t grande \u00bb (\u00a7 42). \u00ab Je n'ai pas profit\u00e9 longtemps de ma taille maximale (\u00a743) car j'ai commenc\u00e9 tr\u00e8s t\u00f4t \u00e0 perdre mes cheveux. \u00bb \u00ab Mon nez est long \u00bb (\u00a744). \u00a745 : \u00ab Le seul moment o\u00f9 je me vois, de fa\u00e7on tr\u00e8s r\u00e9guli\u00e8re, est en fait celui o\u00f9 je me rase. Ce n'est donc pas vraiment un moment o\u00f9 je me regarde, les deux op\u00e9rations n'\u00e9tant pas possibles simultan\u00e9ment sans risques \u00bb, suivent, apr\u00e8s une minutieuse description du rasage compar\u00e9e et divergente de celle qu'il en fit dans un livre pr\u00e9c\u00e9dent ( _Autobiographie chapitre X_ , Gallimard, 1977), suivent, donc, en cinq sous-chapitres, qui d\u00e9crivent cinq qualit\u00e9s donn\u00e9es comme physiques puisque charnellement v\u00e9cues : Roubaud marcheur, Roubaud nageur, Roubaud compteur, Roubaud solitaire. Manque le Roubaud anglophile jusqu'\u00e0 l'anglomanie mais on ne perd rien pour attendre. Plus qu'un marcheur, Jacques Roubaud est un pi\u00e9ton, un pi\u00e9ton militant, haineux des automobiles, d\u00e9pourvu de permis de conduire qui serait comme le passeport d'une puissance ennemie.\n\nRoubaud \u00ab marche, tout le temps, longtemps, par plaisir, par choix, par compulsion \u00bb, il marche pleinement, consciemment, sous des contraintes assum\u00e9es, comme le membre unique (mais nous sommes candidats) d'un Ouvroir de D\u00e9ambulation Potentielle. Jacques Roubaud nage comme il marche, syst\u00e9matiquement : \u00ab Pendant que je nage, je compte \u00bb, loin, au risque de ne pas revenir, \u00ab je pense \u00e0 la sc\u00e8ne finale de _Martin Eden_ , la seule vision du suicide qui ne m'ait jamais troubl\u00e9 \u00bb, le g.i.L., page 138. Jacques Roubaud compte comme il respire : \u00ab Que je nage, que je marche, donc je compte : je suis un compteur. \u00catre compteur fait partie de mon autoportrait, dans sa partie physique (\"au physique\" par opposition \u00e0 \"au moral\"). Compter est le m\u00e8tre de ma vie [...] Si je suis seul je compte bien volontiers vocalement, ce qui justifie encore plus la classification de ce trait parmi les physiques [...] Il est bon, quand on compte, que le plus grand nombre possible de nombres ait un visage propre aux traits bien accus\u00e9s, que l'on a alors le plaisir de reconna\u00eetre quand ils se rencontrent sur notre route \u00bb, le g.i.L., page 139. Jacques Roubaud fait sienne la d\u00e9claration de Ramanujan : \u00ab Tout nombre (entier) est mon ami personnel \u00bb, ajoutons que les amis de nos amis sont nos amis. Devenu math\u00e9maticien professionnel, Roubaud, pour ne pas brouiller cet ancien sentiment du nombre, consacra ses recherches \u00e0 l'alg\u00e8bre.\n\nJacques Roubaud est un liseur, il lit comme il marche, vite et bien souvent, longtemps. Liseur de livres, boulimique (\u00ab Je suis un liseur de livres comme je suis un nageur de M\u00e9diterran\u00e9e \u00bb), principalement des romans, des romans anglais, des romans anglais en anglais, avec une inclination avou\u00e9e pour les romanci\u00e8res. Le seul journal qu'il admet lire (on \u00e9crit donc ici en toute impunit\u00e9) est le _TLS_ ( _Times Literary Supplement_ ) _,_ \u00ab le seul journal s\u00e9rieux du monde \u00e0 s'occuper de livres \u00bb, mais comment rivaliser avec un p\u00e9riodique qui eut l'\u00e9l\u00e9gance rare (on n'ose assurer qu'il fut le seul) de signaler \u00e0 ses lecteurs dans son \u00e9dition du 19 septembre1991 qu'ils \u00e9taient en train de vivre une date palindromique. Jacques Roubaud est capable de construire des circonstances o\u00f9 trois ou quatre de ces qualit\u00e9s se d\u00e9ploient de conserve, regardons-le marcher dans Londres vers la British Library, traverser en diagonale Russell Square, compter ses pas, arriver devant la porte de la biblioth\u00e8que longtemps avant l'heure. Remarques : 1) les marcheurs ne sont jamais en retard, ce que le grand-p\u00e8re de Roubaud avait formul\u00e9 ainsi : \u00ab Il faut arriver \u00e0 temps dans une gare pour rater le train pr\u00e9c\u00e9dent \u00bb ( _La Boucle_ , page 111), 2) l'amour des biblioth\u00e8ques publiques est l'enfant naturel des dispositions d'esprit de notre homme, il leur rend des hommages ironiques dans au moins trois de ses livres, et franchement rigolards dans _La Belle Hortense._ Roubaud demande un livre de Daniel Defoe qu'il soup\u00e7onne, \u00e0 tort, d'avoir \u00e9crit un _Great Fire of London_ , et se rend \u00e0 sa place habituelle, la place \u00ab R14 (R pour mon nom, Roubaud, et 14 en l'honneur de la forme sonnet qui comporte g\u00e9n\u00e9ralement, g\u00e9n\u00e9ralement seulement) quatorze vers \u00bb.\n\nEn d\u00e9cembre 1961, donc, Jacques Roubaud fait un r\u00eave. Notons que non seulement 1961 est le produit de deux nombres premiers, 37 x 53, dont l'un, 53, fait partie de la suite des nombres de Queneau mais surtout que cette ann\u00e9e est \u00ab r\u00e9versible \u00bb, on veut dire par l\u00e0 qu'on peut \u00e9galement la lire en tenant le journal \u00e0 l'envers (le nombre est graphiquement sym\u00e9trique par rapport \u00e0 un point, son centre de gravit\u00e9 (nous n'avons malheureusement pas connu 1881, \u00e0 la fois r\u00e9versible et palindromique et signalons aux amateurs qu'ils devront patienter jusqu'en 6009 pour une prochaine ann\u00e9e renversante, c'est autre chose que les \u00e9clipses de lune)). En 1980 _,_ Jacques Roubaud note pour la premi\u00e8re fois ce r\u00eave vieux de dix-neuf ans, le r\u00eave donne le d\u00e9part de l'\u0153uvre, et sa notation en signe l'abandon pour la raison symbolique que \u00ab raconter un projet l'annule \u00bb, jet\u00e9 sur le papier comme on jette l'\u00e9ponge. Voici sa premi\u00e8re version \u00e9crite, les suivantes connaissent peu de variantes : \u00ab Dans ce r\u00eave je sortais du m\u00e9tro londonien. J'\u00e9tais extr\u00eamement press\u00e9, sous la pluie grise. Je me pr\u00e9parais \u00e0 une vie nouvelle, \u00e0 une libert\u00e9 joyeuse. Et je devais p\u00e9n\u00e9trer le myst\u00e8re apr\u00e8s de longues recherches. Je me souviens d'un autobus \u00e0 deux \u00e9tages, et d'une demoiselle (rousse ?) sous un parapluie. En m'\u00e9veillant j'ai pens\u00e9 que j'\u00e9crirais un roman, dont le titre serait _Le Grand Incendie de Londres_ , et que je conserverais ce r\u00eave le plus longtemps possible, intact. Je le note ici pour la premi\u00e8re fois. C'\u00e9tait il y a dix-neuf ans. \u00bb\n\nCeux qui n'ont pas r\u00eav\u00e9 ce r\u00eave, ou plut\u00f4t cette image de fin de r\u00eave qui persiste au passage vers l'\u00e9veil, ne sauront dire en quoi il peut commander une \u00e9criture vaine de pr\u00e8s de vingt ans (le projet du _Grand Incendie de Londres_ est vain, mais Roubaud publie six livres, principalement de po\u00e9sie dans la m\u00eame p\u00e9riode), ni reconna\u00eetre dans l'\u0153uvre \u00e0 venir de Roubaud (c'est-\u00e0-dire, au fond, dans Roubaud lui-m\u00eame) ce qu'elle lui doit (elle lui doit tout, presque tout), sinon cette ambiance londonienne et cette rousse (?), puisque dans les _Hortense_ (mais pas Hortense) bien des filles sont rousses, belles, comme des gar\u00e7ons seraient roux, beaux. Il faut chercher ailleurs, peut-\u00eatre dans la premi\u00e8re phrase de l'avertissement de la premi\u00e8re branche du g.i.L. : \u00ab En tra\u00e7ant aujourd'hui sur le papier la premi\u00e8re de ces lignes de prose (je les imagine nombreuses), je suis parfaitement conscient du fait que je porte un coup mortel, d\u00e9finitif \u00e0 ce qui, con\u00e7u au d\u00e9but de ma trenti\u00e8me ann\u00e9e comme alternative \u00e0 la disparition volontaire, a \u00e9t\u00e9 pendant plus de vingt ans le projet de mon existence. \u00bb On a bien lu _ma_ trenti\u00e8me ann\u00e9e, _mon_ existence, et _la_ disparition volontaire. Rien dans les livres ne viendra dire le r\u00f4le de ce changement d'article, sinon l'aveu \u00e0 peine esquiss\u00e9 de ne pas tout dire, lorsqu'il parle page 152 du g.i.L : \u00ab mais cette nuit appartient \u00e0 l'an 1961 et ce qui, en cette ann\u00e9e sera ou ne sera pas dit par le r\u00e9cit que je construis \u00bb, ou plus loin page 317, \u00ab quelque chose que je dirai peut-\u00eatre et peut-\u00eatre pas \u00bb, et plus g\u00e9n\u00e9ralement, page 378, \u00ab la tentation constante de parler d'autre chose. Mais je me demande si ce n'est pas tout ce que je suis capable de faire \u00bb. Dans notre conversation, c'\u00e9tait une incise plus qu'une bifurcation, Jacques Roubaud a dit \u00ab 1961, l'ann\u00e9e du suicide de mon fr\u00e8re \u00bb, puis nous avons parl\u00e9 d'autre chose.\n\nAutre chose : le r\u00eave inaugural a \u00e9t\u00e9 not\u00e9 en 1980, mais le gros de l'\u00e9criture des trois branches du g.i.L. s'\u00e9crit depuis 1985, entre les deux, Alix Cl\u00e9o Roubaud, l'\u00e9pouse de Jacques, est morte, ils se sont connus pendant 1178 jours. Elle \u00e9tait photographe, Le Seuil a publi\u00e9 son journal et Jacques Roubaud est rest\u00e9 silencieux, aphasique, pendant trente mois, en 1986 il publiait un livre de deuil construit \u00e0 partir de quatre photos d'Alix, _Quelque chose noir_ , Gallimard. Ainsi, _Le Grand Incendie de Londres_ , le livre r\u00eav\u00e9, cette alternative \u00e0 la disparition, semble born\u00e9 par la mort. Vraiment autre chose : en 1961, lorsque Roubaud r\u00eava, l'Oulipo, cr\u00e9\u00e9 par Raymond Queneau et Fran\u00e7ois Le Lionnais avait un an, Roubaud en ignorait jusqu'\u00e0 l'existence. D\u00e8s la parution de son premier livre ( _Signe d'appartenance_ , Gallimard, 1967), Queneau le reconnut et l'y convia, il en est aujourd'hui un membre \u00e9minent, et n'a rien publi\u00e9 qui ne cache (ou montre) une contrainte oulipienne. Queneau avait mis \u00e0 jour une suite de nombres (5, 6, 9, 11, 14, 18, 23, 29, 30, 35, 39, 41, 43, 50, 53...) que Roubaud ne cesse d'exploiter dans ses livres. Pour les trois branches du g.i.L. ( _'le grand incendie de londres'_ , qui dit le Projet, _La Boucle_ , qui raconte en boucle des souvenirs d'enfance et _Math\u00e9matique :_ qui refait le parcours math\u00e9matique de l'auteur), Roubaud n'explicite que les contraintes des conditions de l'\u00e9criture, pas celles qui organisent le texte : \u00e9crire chaque jour, avant l'aube, un texte si possible clos de la valeur d'un paragraphe (environ 5 000 signes) avec l'interdiction de retourner sur ses pas. Les contraintes math\u00e9matiques restent \u00e0 d\u00e9couvrir (est-ce n\u00e9cessaire ?) lorsque les six volumes auront paru, 6, nombre oulipien s'il en est, la sextine invent\u00e9e voici des si\u00e8cles par le po\u00e8te p\u00e9rigourdin Daniel Arnaud est la forme m\u00e8re de bien des travaux oulipiens (et des nombres de Queneau).\n\nAu sortir de cet article, on r\u00e9alise une fois de plus qu'on a failli, qu'on a compliqu\u00e9 les choses et qu'on n'a fait qu'ajouter \u00e0 la r\u00e9putation d'auteur difficile de Jacques Roubaud, alors qu'il est si dr\u00f4le de s'y perdre, et toujours facile de s'y retrouver. La s\u00e9rie des _Hortense_ (trois ont paru, mais, bien s\u00fbr, il y en aura six), forme de d\u00e9licieux petits romans, \u00e0 la mani\u00e8re (et en hommage \u00e0) du _Pierrot mon ami_ de Queneau, in\u00e9puisables d'invention et de dr\u00f4lerie et dont bien des d\u00e9tails r\u00e9sonnent dans le reste de l'\u0153uvre. En Allemagne o\u00f9 seuls les _Hortense_ sont traduits, il ne p\u00e2tit pas de cette mauvaise r\u00e9putation d'\u00e9crivain difficile, et ses livres s'y vendent dix fois plus qu'en France (Roubaud d\u00e9sesp\u00e8re de n'\u00eatre pas traduit en anglais, sa langue de pr\u00e9dilection). Et voil\u00e0, l'espace qui nous \u00e9tait imparti a \u00e9t\u00e9 mal r\u00e9parti et nous n'avons rien dit des deux livres qui paraissent cette semaine.\n\n _Math\u00e9matique :_ la joie de s'ab\u00eemer dans les \u0153uvres de Nicolas Bourbaki (un pseudonyme collectif), qui a \u0153uvr\u00e9 \u00e0 partir de la th\u00e9orie des ensembles pour que les math\u00e9matiques puissent exister au singulier. Bourbaki est pour Roubaud un mod\u00e8le d'expression litt\u00e9raire. Il suffit de voir la vari\u00e9t\u00e9 de son usage de la typographie pour s'en convaincre. La f\u00e9brilit\u00e9 \u00e0 l'id\u00e9e que le Grand Th\u00e9or\u00e8me de Fermat a \u00e9t\u00e9 d\u00e9montr\u00e9 apr\u00e8s plus de trois si\u00e8cles d'efforts (au moment de mettre le livre sous presse, Roubaud n'avait pas encore eu acc\u00e8s \u00e0 la d\u00e9monstration qu'il n'existe aucun nombre x, y et z tels que x n _\\+ y_ n = z n (n \u00e9tant sup\u00e9rieur \u00e0 2) mais faisait confiance \u00e0 ses informateurs), sa jubilation de savoir que l'Hypoth\u00e8se de Goldbach tient toujours (\u00e0 vos crayons : tout nombre pair sup\u00e9rieur \u00e0 deux est la somme de deux nombres premiers). Mais aussi, la guerre d'Alg\u00e9rie, et le nombre d\u00e9cisif de marches qui conduisent \u00e0 l'appartement de Claude Roy (cette anecdote figure ailleurs, o\u00f9 ? c'est un jeu).\n\nL'autre livre, _L'Abominable Tisonnier de John McTaggart et autres vies plus ou moins br\u00e8ves_ , appelons-le _Le Tisonnier_ , ne fait pas partie du cycle, mais si l'on dessinait au tableau ces formes patato\u00efdes que pr\u00e9conise Bourbaki (voir _Math\u00e9matique_ : pages 21 et 22) repr\u00e9sentant A l'ensemble des histoires de _Math\u00e9matique :_ et B l'ensemble de celles du _Tisonnier_ , leur intersection d\u00e9limiterait un sous-ensemble de trois anecdotes que vous saurez d\u00e9couvrir pour d\u00e9partager les ex-\u00e6quo de la question pr\u00e9c\u00e9dente. _Le Tisonnier_ met en sc\u00e8ne un vieil ami de Roubaud, qui, sentant sa fin prochaine, rapporte mille et une vies exemplaires recens\u00e9es de destins v\u00e9ridiques ou suppos\u00e9s tels qui \u00e9clairent le mourant sur le probl\u00e8me de l'appr\u00e9hension du temps, le tisonnier de ce fameux McTaggart tend \u00e0 prouver, par exemple, que le temps n'existe pas, c'est assez convaincant, surtout le mardi. On croise l\u00e0, entre autres, Diog\u00e8ne, P\u00e9trarque et Cavafy. De ce monsieur Goodman, Roubaud \u00e9crit : \u00ab Il a un pr\u00e9nom, bien s\u00fbr, mais il ne tient pas \u00e0 le divulguer. \u00bb \u00c0 tous ceux qui ont eu la patience de nous lire jusqu'ici, nous pouvons r\u00e9v\u00e9ler qu'il se pr\u00e9nomme Nelson. Mais vous le saviez, c'est dans _La Boucle_ page 233.\n\n# \u00ab Roubaud le math\u00e9maticien \u00bb \nPar Aliette Armel\n\n* * *\n\n# Le Magazine litt\u00e9raire \nMars 1997\n\n\u00ab Quand j'\u00e9tudie, je suis heureux d'\u00eatre vivant. \u00bb Jacques Roubaud pr\u00eate cette maxime \u00e0 P\u00e9trarque, qui a men\u00e9 \u2013 de l'\u00e2ge de 55 ans \u00e0 sa mort \u2013 une vie r\u00e9gl\u00e9e dont chaque instant \u00e9tait consacr\u00e9 \u00e0 la lecture et \u00e0 l'\u00e9criture. L'auteur oulipien semble s'appliquer pareille discipline en attachant \u00e0 sa carte de la Biblioth\u00e8que nationale plus d'importance qu'\u00e0 tous les autres papiers contenus dans son portefeuille et en se levant \u00e0 l'aube pour continuer l'entreprise autobiographique ouverte avec _Le grand incendie de Londres_ et poursuivie avec _La Boucle_. Il y rassemble r\u00e9flexions et documents d'une \u00e9rudition prodigieuse, exacts \u00e0 la virgule bibliographique pr\u00e8s, servis par une libert\u00e9 et une vivacit\u00e9 d'\u00e9criture rendant jubilatoire la lecture de ces textes dont la vari\u00e9t\u00e9 suscite perp\u00e9tuellement la curiosit\u00e9.\n\nPourtant, cette construction litt\u00e9raire in\u00e9dite r\u00e9pond \u00e0 un processus logique d'une grande rigueur formelle. Dans son troisi\u00e8me volume, _Math\u00e9matique_ , Jacques Roubaud remonte \u00e0 l'origine de son attachement \u00e0 ce processus : jeune \u00e9tudiant, en proie \u00e0 une \u00ab crise de po\u00e9sie \u00bb sous l'influence surr\u00e9aliste, il d\u00e9cide brutalement d'entreprendre des \u00e9tudes math\u00e9matiques, dans le prestigieux IHP, Institut Henri Poincar\u00e9, p\u00e9pini\u00e8re de futurs laur\u00e9ats de la m\u00e9daille Fields (le Nobel des math\u00e9matiques) et lieu de naissance de la r\u00e9volution du d\u00e9but des ann\u00e9es 50, celle de Bourbaki, \u00ab math\u00e9maticien collectif \u00bb compos\u00e9 d'anciens de l'IHP, \u00ab inventeurs d'une entreprise g\u00e9n\u00e9rale assez exaltante : tout reconstruire de l'\u00e9difice math\u00e9matique, en puisant \u00e0 une \u00ab source unique \u00bb, la th\u00e9orie axiomatique des ensembles \u00bb. Pris dans ce mouvement novateur, en compagnie de celui qui devient son ami de toujours, Pierre Lusson, Jacques Roubaud structure autour de cette r\u00e9f\u00e9rence math\u00e9matique sa vie professionnelle, une part importante de son mode de pens\u00e9e mais aussi son acc\u00e8s \u00e0 la litt\u00e9rature, marqu\u00e9e par les ma\u00eetres de l'Oulipo, Raymond Queneau et le Pr\u00e9sident Le Lionnais.\n\nOn ne peut donc s'\u00e9tonner que le processus autobiographique de Jacques Roubaud se d\u00e9coupe en branches et se ramifie en chapitres, incises et bifurcations. M\u00eame \u00ab la machine \u00e0 fabriquer les souvenirs, la m\u00e9moire \u00bb, qui fonctionne par explosions de temps, se trouve int\u00e9gr\u00e9e dans une strat\u00e9gie et soumise aux r\u00e8gles d'un jeu sans que la po\u00e9sie ni la force des images n'ait jamais \u00e0 en souffrir. En ouverture du livre, la description de l'amphith\u00e9\u00e2tre o\u00f9 a lieu la r\u00e9v\u00e9lation math\u00e9matique, rend sensible jusqu'\u00e0 la bu\u00e9e sur les vitres de ce matin d'hiver : math\u00e9maticien et po\u00e8te, Jacques Roubaud \u00e9claire le monde de multiples lumi\u00e8res.\n\n# BRANCHE 3 \u2013 DEUXI\u00c8ME PARTIE\n\n# IMP\u00c9RATIF CAT\u00c9GORIQUE\n\n* * *\n\n* * *\n\n* * *\n\n# A\n\n# Premier tiers de branche\n\n* * *\n\n## \u00a7 1 \u00c0 droite de mon bureau il y avait une fen\u00eatre, une des cinq grandes fen\u00eatres sur la rue\n\n\u00c0 droite de mon bureau il y avait une fen\u00eatre, une des cinq grandes fen\u00eatres en trois pi\u00e8ces sur la rue. 56 rue Notre-Dame-de-Lorette, premier \u00e9tage. Sur la fa\u00e7ade, une plaque indique qu'il s'agit de la maison natale de Gauguin. La maison, donc, est pas mal vieille. \u00c0 cette \u00e9poque, l'an 1960 et sa suite, nous ne r\u00eavions pas, Sylvia et moi, pas tr\u00e8s argent\u00e9s, de gagner le gros lot de la Loterie nationale, mais de d\u00e9couvrir, en grattant les murs, les fresques que l'artiste enfant y avait certainement laiss\u00e9es. Elles auraient fait notre fortune. La rue Notre-Dame-de-Lorette est en pente. Elle montait \u00e0 ma droite et l'autobus 74 y grimpait, \u00e0 grand bruit, avec un bruit d'autobus qui gravit une pente. En passant devant le 56, il reprenait son souffle, si j'ose dire, avec un raclement de gorge, ou de moteur, caract\u00e9ristique. Cependant il ne me g\u00eanait pas. Je ne me souviens pas d'en avoir souffert. Pas plus que des voitures, du pas des passants sur le trottoir, des bribes de leurs conversations. La fen\u00eatre \u00e9tait rarement ouverte, sauf pour le m\u00e9nage matinal ; ou les nuits, les nuits d'\u00e9t\u00e9. Il est vrai que je n'\u00e9tais pas souvent assis le jour \u00e0 mon bureau. Ce qui expliquerait l'absence dans mes souvenirs d'une souffrance auditive due au vacarme de la rue, au chahut des moteurs, au brouhaha des voix ; pas de distraction, pas d'exasp\u00e9ration. \u00c0 moins que la raison pour laquelle j'\u00e9tais rarement assis de jour \u00e0 ce bureau ait pr\u00e9cis\u00e9ment \u00e9t\u00e9 la n\u00e9cessit\u00e9 de fuir une communion excessive avec l'autobus 74, par exemple. Mais je ne crois pas. Quand j'y pense, quand je fais, comme aujourd'hui, l'effort de me souvenir de ces ann\u00e9es, de ce lieu, quand je m'enveloppe de cet \u00e9trange fant\u00f4me du pass\u00e9 que j'appelle 'moi', je sens la nuit sur mes \u00e9paules, pas la nuit qui vient avec le soir d'automne, d'hiver, mais la nuit infiniment calme du tr\u00e8s petit matin. Sylvia dort. Laurence et Conchita dorment. L'appartement est grand, haut de plafond, \u00e0 l'ancienne. Cette pi\u00e8ce est 'le bureau'. J'y suis seul. Je suis seul, et cela est bon. Mais en m\u00eame temps je ne suis pas seul dans l'appartement, et cela est bon aussi. Et derri\u00e8re moi il y a des livres. Devant moi la lampe de bureau qui me regarde en face. Je me rappelle la lampe, et je me rappelle qu'elle est en face de moi, ou l\u00e9g\u00e8rement \u00e0 ma gauche, pas franchement \u00e0 ma gauche, et pas \u00e0 droite comme la lampe qui m'\u00e9claire en ce moment, une bonne quarantaine d'ann\u00e9es apr\u00e8s. Je suis presque s\u00fbr de la justesse de mon souvenir, quant \u00e0 la position de la lampe. Car d\u00e8s que, me levant dans la nuit, \u00e0 l'extr\u00eame commencement du matin encore nocturne je m'asseyais au bureau, S\u00e9raphin arrivait silencieusement, sautait silencieusement sur le bureau et du bureau sur mes \u00e9paules, laissait tomber ses pattes arri\u00e8re vers la droite dans mon cou, ses pattes avant vers la gauche, comme un manchon de fourrure noire, et se mettait \u00e0 ronronner contre ma joue. Sa pr\u00e9sence aidait fortement \u00e0 ma concentration. Car il ne m'\u00e9tait pas possible de bouger sans le d\u00e9ranger et, si je le d\u00e9rangeais dans le confort de la position qu'il avait adopt\u00e9e, apr\u00e8s quelques essais pr\u00e9paratoires devenue immuable, il enfon\u00e7ait ses griffes dans mon \u00e9paule pour me rappeler \u00e0 l'ordre. Au bout d'un moment cependant je finissais par le chasser. Il \u00e9tait rest\u00e9 si longtemps sous la lampe, la t\u00eate si pr\u00e8s de l'ampoule que la peau de son cr\u00e2ne \u00e9tait br\u00fblante. On aurait presque pu entendre bouger sa cervelle, liqu\u00e9fi\u00e9e \u00e0 l'int\u00e9rieur. Conchita pr\u00e9tendait qu'\u00e0 cause de ces s\u00e9ances de bronzage f\u00e9lin il \u00e9tait devenu encore plus b\u00eate qu'il ne l'\u00e9tait \u00e0 son entr\u00e9e dans la maison comme chat de Laurence. Mais Conchita n'aimait pas S\u00e9raphin. Il avait l'habitude, d\u00e9sagr\u00e9able j'en conviens, de grimper aux rideaux du 'salon', la grande pi\u00e8ce sur la cour, d'y rester dissimul\u00e9, \u00e0 l'aff\u00fbt, tel le tigre dans la jungle qu'il s'imaginait sans doute \u00eatre, sauter brusquement sur les \u00e9paules de quiconque passait en dessous. \u00ab _Demonio de gato !_ \u00bb disait Conchita, qui appr\u00e9ciait tr\u00e8s mod\u00e9r\u00e9ment son humour, pas mal traumatisant j'en conviens.\n\n## \u00a7 2 Le grimper de rideau n'\u00e9tait pas la seule raison de l'impopularit\u00e9 rapidement croissante de S\u00e9raphin\n\nLe grimper de rideau n'\u00e9tait pas la seule raison de l'impopularit\u00e9 rapidement croissante de S\u00e9raphin aupr\u00e8s de la maisonn\u00e9e, en d\u00e9pit de sa grande beaut\u00e9 noire et souple. Il lui prenait de temps \u00e0 autre la fantaisie de pisser en dehors de sa caisse. Il ne le faisait pas souvent, mais il n'y avait rien \u00e0 faire pour l'en dissuader. Un de ses endroits pr\u00e9f\u00e9r\u00e9s pour cette action peu recommandable \u00e9tait le couvercle de l'\u00e9norme machine \u00e0 \u00e9crire \u00e9lectrique qui m'avait \u00e9t\u00e9 allou\u00e9e par le d\u00e9partement de math\u00e9matiques de la facult\u00e9 des sciences de Rennes, o\u00f9 j'enseignais. Elle faisait un vacarme \u00e9pouvantable et ses touches \u00e9taient terriblement dures. S\u00e9raphin l'avait d'abord adopt\u00e9e comme niche. Puis il avait estim\u00e9 que son couvercle serait un excellent W.-C. Il parvenait de temps \u00e0 autre \u00e0 s'en emparer, s'obstinant malgr\u00e9 les racl\u00e9es r\u00e9guli\u00e8res qu'il recevait de Conchita quand il \u00e9tait pris sur le fait. Il rep\u00e9rait le couvercle dans toute cachette, le renversant au besoin d'un coup de patte. Il s'y installait, et pissait. Il fallait sans cesse le nettoyer, l'arroser d'essence de lavande ou de tel autre parfum. Mais l'odeur persistait. Elle \u00e9tait encore l\u00e9g\u00e8rement pr\u00e9sente apr\u00e8s des ann\u00e9es, et tant que je conservai la machine, qui m'accompagna en 1970 rue d'Amsterdam, o\u00f9 je suis encore, et o\u00f9 je ne me sers plus depuis longtemps de machine \u00e0 \u00e9crire. S\u00e9raphin disparut un matin, un terrible matin de printemps. Je revenais de Rennes. On m'apprit la dure nouvelle. La porte de l'appartement, m'expliqua-t-on, \u00e9tait rest\u00e9e par erreur une heure ouverte. Avec un empressement suspect Conchita et Mme Velasco, qui \u00e9tait elle aussi tomb\u00e9e fr\u00e9quemment dans les embuscades de S\u00e9raphin, tent\u00e8rent de me persuader du caract\u00e8re purement accidentel de l'\u00e9v\u00e9nement. Elles pr\u00e9tendirent, aid\u00e9es par Sylvia, que S\u00e9raphin avait certainement \u00ab choisi la libert\u00e9 \u00bb afin de courir le guilledou, autrement dit s\u00e9duire les belles chattes de Pigalle. Il reviendrait. Il ne revint pas. J'en fus fort affect\u00e9. Pendant de nombreux mois, quand je me mettais au travail dans la nuit finissante, j'avais soudain un manque aigu de fourrure s\u00e9raphine sur mes \u00e9paules. Parfois, j'avais m\u00eame un instant l'illusion de sa pr\u00e9sence, de son poids, de sa douce chaleur autour de mon cou. Des ann\u00e9es plus tard, dans d'autres lieux, mais toujours aux m\u00eames heures et dans les m\u00eames circonstances d'un commencement de travail, alors que, mal r\u00e9veill\u00e9, l'esprit brumeux, j'allumais la lampe qui \u00e9tait la lampe de l'endroit, qui n'avait pourtant aucune ressemblance avec celle d'autrefois, je sentais brusquement les pattes de S\u00e9raphin prendre contact avec mon pull-over et m'entourer son corps voluptueux. En compensation de la disparition de S\u00e9raphin, Laurence, qui avait \u00e9t\u00e9 priv\u00e9e de son animal-jouet, qu'elle appr\u00e9ciait pour sa bonne volont\u00e9 \u00e0 jouer certains r\u00f4les, tant\u00f4t de poup\u00e9e malaxable \u00e0 fourrure, tant\u00f4t de p\u00e2te \u00e0 modeler r\u00e9utilisable \u00e0 volont\u00e9, re\u00e7ut un peu plus tard le cadeau d'un chien. Son nom fut Septime. Septime \u00e9tait un petit \u00e9pagneul, au poil court, brun chocolat, boucl\u00e9 mais pas \u00e0 la caniche. Il \u00e9tait affectueux, enjou\u00e9, d'un naturel r\u00e9solument optimiste. Il aboyait avec conviction, en toutes occasions : d\u00e9parts, arriv\u00e9es, rencontres d'autres chiens dans la rue, qu'il entreprenait r\u00e9solument \u00e0 des fins \u00e9rotiques, quels que soient leur sexe et leur taille, sans se d\u00e9courager des rebuffades qu'il ne cessait d'essuyer de la part de gros bergers, de petites p\u00e9kinoises snobs et de leurs ma\u00eetresses rabat-joie. Un de ses grands plaisirs \u00e9tait de disperser des pigeons. Il obtenait l\u00e0 les victoires foudroyantes qui le consolaient un peu de ses \u00e9checs amoureux. En promenade, il tirait avec enthousiasme sur sa laisse, entra\u00eenant Conchita \u00e0 sa suite, qui s'arc-boutait pour r\u00e9sister \u00e0 ses d\u00e9parts foudroyants de sprinter court sur pattes. Il avait de longues oreilles douces d'\u00e9pagneul. Allong\u00e9 dans la b\u00e9atitude du chauffage hivernal sur le tapis du 'salon', il nous laissait sans protester en recouvrir ses yeux. On disait : \u00ab Ferme tes volets ! \u00bb Il se laissait faire. Il avait l'air content. Ravi m\u00eame.\n\n## \u00a7 3 Je me l\u00e8ve de ma chaise et je vais \u00e0 la fen\u00eatre. Je regarde dans la rue\n\nJe me l\u00e8ve de ma chaise et je vais \u00e0 la fen\u00eatre. Je regarde dans la rue Notre-Dame-de-Lorette. Il est, mettons, onze heures du matin. D'un seul mouvement du souvenir, je suis dans la rue, sur le trottoir, sous 'nos' fen\u00eatres. Je traverse, en dehors des 'clous', je suis un fant\u00f4me m\u00e9moriel, j'ai tous les droits, donc je traverse, ignorant les automobiles. Je suis sur le trottoir d'en face, du c\u00f4t\u00e9 des num\u00e9ros impairs. Je marche jusqu'au carrefour. Carrefour est un bien grand mot. Je monte la rue jusqu'\u00e0 la rencontre de la rue La Rochefoucauld, sur ma gauche. De l'autre c\u00f4t\u00e9 il y a un caf\u00e9. Le caf\u00e9 La Joconde. Dans la salle, sur le mur du fond, deux tableaux. Des peintures \u00e0 l'huile, dans un cadre. Les cadres sont beige et cr\u00e8me. Les tableaux dans les m\u00eames teintes. La toile de gauche, si on regarde le mur est une Joconde. L'artiste a peint La Joconde. Il n'y a pas de doute. C'est bien elle. D'ailleurs le caf\u00e9 s'appelle La Joconde. Cette Joconde-l\u00e0 est sign\u00e9e. Le nom de l'artiste est E. M\u00e9rou. Quand nous nous sommes install\u00e9s rue Notre-Dame-de-Lorette, quelques mois apr\u00e8s notre mariage et un peu avant mon d\u00e9part au service militaire, nous avons fait des travaux divers, notamment de peinture. Nous nous autorisions parfois une pause dans la matin\u00e9e, fatigu\u00e9s de poncer les parquets, par exemple, exercice qui a son charme, mais qui \u00e9puise. Dans nos habits sales, tach\u00e9s de peinture ou incrust\u00e9s de poussi\u00e8re comme nos cheveux, nous allions nous asseoir dans la salle du caf\u00e9 et contemplions la Joconde avec int\u00e9r\u00eat. Elle le m\u00e9rite. On ne peut pas dire que son sourire soit \u00e9nigmatique. Elle a un air calme, placide, satisfait, elle semble un peu \u00ab dondon \u00bb, comme on disait autrefois. Nous sommes fiers de notre d\u00e9couverte et nous la signalons \u00e0 tous nos amis. Ils viennent et appr\u00e9cient. Dans le caf\u00e9 nous avons li\u00e9 connaissance avec un vieux peintre en b\u00e2timent, qui boit tranquillement sa retraite et nous donne des conseils techniques fort compliqu\u00e9s, que nous \u00e9coutons avec attention, et n'essayons m\u00eame pas d'appliquer. Il nous impressionne, car il a \u00e9t\u00e9 marin et dit avoir \u00ab fait trois fois le cap Horn \u00bb, en voilier (?). Nous nous demandons qui \u00e9tait ce M\u00e9rou. Le E. de son pr\u00e9nom cache-t-il un '\u00c9mile', un 'Ernest', un 'Eug\u00e8ne' ? Peut-\u00eatre m\u00eame s'agit-il d'une peintresse, d'une '\u00c9milienne', d'une 'Ernestine', d'une 'Eug\u00e9nie' ? Le patron ne sait pas. Les clients non plus. Le patron l'avait trouv\u00e9e l\u00e0 avec le reste, et il l'avait gard\u00e9e. Son successeur du vingt et uni\u00e8me si\u00e8cle ne l'a pas bannie. Elle est toujours l\u00e0, \u00e0 la fin de l'an 2004. J'ai \u00e9crit un po\u00e8me en son honneur et quand je lis ce po\u00e8me dans une 'lecture de po\u00e9sie' quelque part, je recommande toujours \u00e0 mes auditeurs d'aller la voir. Je leur dis qu'aller voir au Louvre celle de son 'plagiaire par anticipation' est difficile car il y a au minimum un million sept cent quatre-vingt-cinq mille six cent six Japonais qui se pressent devant elle ; tandis que l\u00e0, au coin de la rue de La Rochefoucauld et de la rue Notre-Dame-de-Lorette, la foule est moins compacte et on peut la regarder tout \u00e0 loisir. Du moins, ajout\u00e9-je g\u00e9n\u00e9ralement, tant que mon po\u00e8me, d\u00e9j\u00e0 traduit en plusieurs langues, pr\u00e9cis\u00e9-je encore, ne sera pas devenu si c\u00e9l\u00e8bre que les Japonais se presseront aussi dans le caf\u00e9. Je ne donne pas ces d\u00e9tails \u00e0 mes auditeurs pour me vanter. Non ! Mais parce que La Joconde de M\u00e9rou que je c\u00e9l\u00e8bre m\u00e9rite d'\u00eatre c\u00e9l\u00e9br\u00e9e. Fran\u00e7ois Caradec m'a dit un jour qu'il pensait que M\u00e9rou (un homme selon lui) aurait peint plusieurs de ces Jocondes, dont il se trouverait encore au moins une quelque part dans Paris. \u00c0 ma grande honte, j'avoue que je n'ai pas cherch\u00e9 \u00e0 me renseigner \u00e0 son sujet \u00e0 l'\u00e9poque ; ni depuis ; aujourd'hui, j'ai bien s\u00fbr interrog\u00e9 le Net ; en vain. Aucun document ne correspond aux termes de recherche sp\u00e9cifi\u00e9s ( **E. M\u00e9rou peintre** ). Telle est la r\u00e9ponse que je viens de recevoir, la derni\u00e8re d'une s\u00e9rie, toutes aussi d\u00e9cevantes. C'est bien dommage. J'aurais pu faire des comparaisons instructives entre les diff\u00e9rentes versions. J'aurais prouv\u00e9 que la Joconde de la rue Notre-Dame-de-Lorette est la seule authentique \u0153uvre du peintre, que les autres sont des copies ou sont sorties de l'atelier de M\u00e9rou. M\u00e9rou \u00c9mile ? M\u00e9rou Ernest ? M\u00e9rou Eug\u00e8ne ?... M\u00e9rou \u00c9variste ? Comment savoir ? Sur le m\u00eame mur du caf\u00e9, M\u00e9rou a peint un visage \u00e0 belle barbe grise : un portrait de L\u00e9onard de Vinci.\n\n## \u00a7 4 Du trottoir en face, on voit bien la plaque de Gauguin, entre les deuxi\u00e8me et troisi\u00e8me fen\u00eatres\n\nDu trottoir en face, on voit bien la plaque de Gauguin, entre les deuxi\u00e8me et troisi\u00e8me fen\u00eatres, au niveau du premier \u00e9tage, pourvu que les volets soient ferm\u00e9s, ce qui \u00e9tait le cas hier. En allant \u00e0 la Biblioth\u00e8que nationale, rue de Richelieu, je descendais la rue Notre-Dame-de-Lorette sur le trottoir du 56 et, quelques maisons plus bas, je passais devant la brasserie Saint-Georges. J'y entrais souvent prendre un cr\u00e8me et deux tartines beurr\u00e9es, debout au comptoir. Il \u00e9tait un peu plus de huit heures du matin. Mme Yvonne, la patronne, servait, pendant que 'Georges', son mari, dormait encore, avant de s'occuper du repas de midi. Mme Yvonne faisait la conversation. Les habitu\u00e9s les plus habitu\u00e9s \u00e9taient des commer\u00e7ants du quartier. Ils parlaient automobiles, imp\u00f4ts, politique. Je ne me m\u00ealais pas \u00e0 ces conversations-l\u00e0, qui ne m'attiraient gu\u00e8re. Mme Yvonne ne s'en \u00e9tonnait pas, ayant d\u00e9couvert, \u00e0 la suite d'une op\u00e9ration arithm\u00e9tique ardue o\u00f9 je lui avais apport\u00e9 un jour de l'aide, que j'\u00e9tais \u00ab dans les math\u00e9matiques \u00bb, et m'avait d\u00e8s lors attribu\u00e9 le r\u00f4le de client expert pour les questions scientifiques. Sans oublier la p\u00e9dagogie, puisque j'\u00e9tais professeur. Du groupe des commer\u00e7ants, le pharmacien se d\u00e9tachait parfois pour participer \u00e0 mes \u00e9changes avec la patronne, \u00e9tant lui-m\u00eame aussi, par profession, plus ou moins un scientifique. Il y avait dans la salle un grand poste de t\u00e9l\u00e9vision, qui servait pour les matchs de foot, mais il n'\u00e9tait jamais allum\u00e9 \u00e0 l'heure o\u00f9 j'y venais. Sauf un jour. Les astronautes am\u00e9ricains venaient de descendre sur la Lune. Il y avait foule dans la brasserie. Presque tous les clients avaient pass\u00e9 la nuit devant le poste et chacun, devant son 'noir' grand, petit ou 'noisette', devant son 'cr\u00e8me', ou son calva, accoud\u00e9 au comptoir, un peu surexcit\u00e9 \u00e0 cause du manque de sommeil et de l'importance de l'\u00e9v\u00e9nement, commentait la qualit\u00e9 de l'image, et l'\u00e9normit\u00e9 de la chose. On me mit au courant. Il fallait me mettre au courant puisque je n'avais ni t\u00e9l\u00e9 ni radio. Et on voulait mon avis, en tant que sp\u00e9cialiste. Une pol\u00e9mique s'\u00e9tait engag\u00e9e entre les consommateurs sur la distance que \u00e7a repr\u00e9sentait. \u00c7a avait l'air loin, la Lune, mais combien loin ? et certains disaient que c'\u00e9tait certainement plus loin que le B\u00e9loutchistan, et d'autres, en plaisantant, que c'\u00e9tait toujours bien aussi loin que B\u00e9con-les-Bruy\u00e8res. Je ne me d\u00e9robai pas. Je parlai chiffres, Soleil, plan\u00e8tes, rayon terrestre. Je fis des dessins au stylo \u00e0 bille sur une serviette en papier. Et voil\u00e0 qu'au fil de mon discours j'en vins \u00e0 mentionner le fait que la distance Terre-Lune, certes, \u00e9tait fort grande, par rapport \u00e0 la distance Paris-B\u00e9con-les-Bruy\u00e8res, par exemple, mais que ce n'\u00e9tait pas trop grand-chose \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de celle qui nous s\u00e9parait de la plus proche des \u00e9toiles. Je causai vitesse de la lumi\u00e8re, ann\u00e9es-lumi\u00e8re, Proxima du Centaure, galaxies, etc. Je mis en sc\u00e8ne un v\u00e9ritable space opera dans la brasserie Saint-Georges. Jamais mes \u00e9tudiants n'avaient \u00e9cout\u00e9 la d\u00e9monstration d'un th\u00e9or\u00e8me fondamental sur les espaces vectoriels de dimension finie avec le dixi\u00e8me de l'attention dont les clients de Mme Yvonne me r\u00e9compens\u00e8rent de mes explications. Et je partis. Le lendemain, un matin de nouveau ordinaire, il n'y avait de nouveau pas grand-monde au bar. Et Mme Yvonne me dit : \u00ab Ah, monsieur Roubaud, vous savez que vous m'avez emp\u00each\u00e9e de dormir, cette nuit ! \u00bb et elle m'expliqua qu'elle avait essay\u00e9 de penser \u00e0 toutes ces \u00e9toiles qui \u00e9taient de plus en plus loin, avec pour ainsi dire rien entre pour poser le pied, et qu'il y en avait, qu'il y en avait, des mille et des cents et des millions et des milliards. Elle avait pens\u00e9 aux pauvres rayons lumineux qui n'arrivaient pas \u00e0 nous rejoindre depuis les galaxies et qui, avec toute leur vitesse, semblaient ne pas \u00eatre plus efficaces qu'une Mercedes sur l'autoroute du Sud un 1er ao\u00fbt. \u00c7a lui avait flanqu\u00e9 un de ces mal de t\u00eate. Elle ne me dit pas : \u00ab Monsieur Roubaud, la pens\u00e9e de ces espaces infinis m'effraye \u00bb, mais c'est tout comme.\n\n## \u00a7 5 Introduction \u00e0 la deuxi\u00e8me partie de la branche 3 du 'grand incendie de londres'\n\nImp\u00e9ratif cat\u00e9gorique est la deuxi\u00e8me partie de la branche 3 du **'grand incendie de londres'** , prose de r\u00e9cit que j **'** avance depuis presque vingt ans et que je nomme, pour moi-m\u00eame, 'prose de m\u00e9moire'. J'ai commenc\u00e9 le 11 juin 1985, il y a maintenant dix-neuf ans, quatre mois et douze jours. Il y eut d'abord une branche 1, sous-titr\u00e9e La Destruction ; ensuite une branche 2, La Boucle. Dans ces branches, comme dans les suivantes, je raconte les choses qui sont n\u00e9cessaires \u00e0 la compr\u00e9hension d'un projet, que j'avais form\u00e9 \u00e0 la fin de 1961, et qui devait comporter trois parties, un **Projet de Math\u00e9matique** , un **Projet de Po\u00e9sie** et un roman, dont le titre aurait \u00e9t\u00e9 **Le Grand Incendie de Londres**. La pr\u00e9paration de ce projet m'a occup\u00e9 jusqu'en 1978. En 1978, j'y ai renonc\u00e9. Dans **'le grand incendie de londres'** j'essaie, entre autres choses, de raconter cette pr\u00e9paration au **Projet**. Les branches 3 et 4 devaient suivre, parall\u00e8lement, les 'pr\u00e9histoires' respectives des projets de math\u00e9matique et de po\u00e9sie. Je devais conduire, et j'ai conduit le r\u00e9cit de la seconde, qui est la branche 4, intitul\u00e9e Po\u00e9sie, deux points, jusqu'au moment o\u00f9, en 1966, j'ai rencontr\u00e9, apr\u00e8s l'envoi du manuscrit de mon premier livre de po\u00e9sie, 'livre dont le titre est le signe d'appartenance en th\u00e9orie des ensembles', Raymond Queneau, dans son bureau des \u00e9ditions Gallimard. La branche 3, la pr\u00e9c\u00e9dant, devait avoir pour titre, sym\u00e9trique de celui de la branche 4, Math\u00e9matique, deux points. Elle devait me conduire jusqu'\u00e0 la soutenance de ma th\u00e8se de math\u00e9matique, en 1966 encore. J'ai bien achev\u00e9 et publi\u00e9 la branche 4. Et j'ai, auparavant, publi\u00e9 quelque chose sous le titre, qui devait \u00eatre celui d'une branche 3 compl\u00e8te, Math\u00e9matique, deux points. Mais cette branche 3-l\u00e0 n'est pas compl\u00e8te. Et je viens seulement de commencer, dix ans plus tard ou presque, \u00e0 la compl\u00e9ter. Pourquoi ? \u00c0 un certain moment, pendant la composition de la branche 3 que je poursuivais dans l'intention g\u00e9n\u00e9rale que j'ai dite, je me suis trouv\u00e9 bloqu\u00e9. Je ne sais pas pourquoi, mais je sais bien que. Ce n'\u00e9tait pas un blocage momentan\u00e9, ou une interruption pour cause d'examens universitaires, d'article \u00e0 remettre... mais bel et bien une impossibilit\u00e9 radicale \u00e0 avancer. Cela ne m'\u00e9tait jamais arriv\u00e9 et j'ai commenc\u00e9 par m'obstiner, jour apr\u00e8s jour, matin nocturne apr\u00e8s matin nocturne, me remettant d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment, maniaquement, dans les conditions exactes de mes d\u00e9buts. En vain. J'ai laiss\u00e9 passer un mois, deux, repris mes tentatives. Rien. J'ai renonc\u00e9 \u00e0 continuer, et je suis pass\u00e9 \u00e0 la branche 4, que j'ai men\u00e9e \u00e0 bien. La raison principale de mon blocage, du moins celle que j'ai trouv\u00e9e apr\u00e8s coup, \u00e9tait la suivante. Je devais, conform\u00e9ment \u00e0 ma strat\u00e9gie g\u00e9n\u00e9rale, parler de la th\u00e9orie math\u00e9matique des cat\u00e9gories, que j'avais \u00e9tudi\u00e9e, et dont j'avais pr\u00e9vu l'intervention dans la partie de mon projet g\u00e9n\u00e9ral nomm\u00e9e **Projet de Math\u00e9matique**. Or, en tant qu'\u00e9tudiant et modeste chercheur en th\u00e9orie des cat\u00e9gories, j'avais suivi pas \u00e0 pas le cheminement de la pens\u00e9e et des d\u00e9couvertes de Jean B\u00e9nabou, qui \u00e9tait devenu mon ami. Jean B\u00e9nabou est sans aucun doute l'un, peut-\u00eatre le plus grand, des cr\u00e9ateurs de concepts fondamentaux dans cette branche originale de la math\u00e9matique. Or le **Projet de Math\u00e9matique** , tel que j'avais fini par le stabiliser apr\u00e8s des ann\u00e9es d'h\u00e9sitation et tel que je le d\u00e9cris dans la branche 5, ne fait intervenir que tr\u00e8s secondairement les cat\u00e9gories. Je n'arrivais pas \u00e0 me d\u00e9cider jusqu'o\u00f9 aller dans mon r\u00e9cit sur ce point, confront\u00e9 de nouveau \u00e0 la question de l'autobiographie, dans laquelle je m'efforce de ne pas tomber trop profond\u00e9ment. Ne parvenant pas \u00e0 r\u00e9soudre le probl\u00e8me, je m'arr\u00eatai, me plongeai dans la branche 4, dans l'espoir de parvenir \u00e0 me d\u00e9cider. En vain. Je publiai donc une partie de la branche 3, achevai la branche 4, me lan\u00e7ai dans la branche 5. En finissant la branche 4, je m'\u00e9tais \u00e0 peu pr\u00e8s d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 ne faire intervenir les cat\u00e9gories que de mani\u00e8re finalement assez limit\u00e9e. Dans ces conditions, l'ach\u00e8vement de la branche 3 me paraissait devoir \u00eatre obtenu assez rapidement. Et, s\u00fbr d'y arriver assez vite, je fis m\u00eame, en \u00e9crivant la branche 5, comme si je l'avais d\u00e9j\u00e0 fait. Mais il se trouva, quand la version partielle parut, que Jean B\u00e9nabou me montra clairement sa d\u00e9ception. Il avait, je crois, pens\u00e9 que j'allais, en fait, dans les pages de la branche 3, \u00e9crire essentiellement sur les cat\u00e9gories. Sa r\u00e9action me paralysa. Je crus quelque temps m'en sortir en projetant une 'suite alternative \u00e0 la branche 3', que j'annon\u00e7ai aussi, sans aucun scrupule. J'en reviens maintenant, apr\u00e8s bien longtemps, apr\u00e8s m\u00fbre (ou s\u00e9nile ?) r\u00e9flexion, \u00e0 mon but initial.\n\n## \u00a7 6 J'abandonne ainsi, sans aucun scrupule, une 'semi-branche' de prose\n\nQue j'abandonne ainsi, sans aucun scrupule, une 'semi-branche' de prose pourtant nettement annonc\u00e9e dans une autre branche de mon ouvrage en perp\u00e9tuel inach\u00e8vement ne me donne aucun remords. Je pourrais, c'est vrai, exciser, des pages o\u00f9 elles se trouvent, les mentions intempestives. Mais je ne peux le faire, si je veux respecter mes propres r\u00e8gles de composition. Ce qui est \u00e9crit est \u00e9crit, il n'y a pas \u00e0 y revenir. Annoncer l'ach\u00e8vement totalement fictif de la 'suite de la branche 3' et de sa 'suite alternative', parler d'elles comme \u00e9tant d\u00e9j\u00e0 achev\u00e9es quand je les mentionne, alors qu'elles avaient \u00e0 peine \u00e9t\u00e9 \u00e9bauch\u00e9es, \u00e9tait une entorse assez grave \u00e0 un principe que j'avais \u00e9nonc\u00e9 solennellement : 'pas de plans pr\u00e9\u00e9tablis'. Mais en maintenant ainsi une annonce radicalement d\u00e9mentie par les faits, ne suis-je pas, en d\u00e9finitive, fid\u00e8le \u00e0 mon principe ? En effet : \u00e0 un certain moment, je pr\u00e9vois d'achever la branche 3 que j'ai laiss\u00e9e en plan, j'imagine la mani\u00e8re dont sera la continuation, je suis s\u00fbr d'y arriver, ce n'est qu'une question de mois. Quand je m'y mettrai, j'irai facilement jusqu'au bout. Je suis confiant, assur\u00e9. Cependant et en attendant je continue \u00e0 avancer dans une autre branche, o\u00f9 je rencontre des choses \u00e0 raconter qui d\u00e9pendent, narrativement, de la branche 3 inachev\u00e9e r\u00e9ellement, mais compl\u00e8te imaginativement. Pour \u00e9viter d'avoir \u00e0 pr\u00e9senter un r\u00e9sum\u00e9 de d\u00e9veloppements qui seront de toute fa\u00e7on pr\u00e9sents dans la 'branche 3 continu\u00e9e-termin\u00e9e', pourquoi ne pas y renvoyer le lecteur ? J'y renvoie donc le lecteur, sachant qu'au moment o\u00f9 un lecteur, si jamais il y en a un, ce qui est de moins en moins certain, lira, il pourra s'y r\u00e9f\u00e9rer, n'est-ce pas, puisque j'aurai, \u00e0 ce moment-l\u00e0, termin\u00e9, puisque je terminerai bient\u00f4t, ce n'est qu'une question de jours, de mois, etc. ? Seulement voil\u00e0, quand je prends enfin, il y a un mois environ, le taureau par les cornes au lieu de prendre comme tant de fois, apercevant l'\u00e9cran vide, m\u00e9taphoriquement mes jambes \u00e0 mon cou, quand je me dispose \u00e0 r\u00e9solument m'y mettre, parce j'ai assez tergivers\u00e9, quand je vais enfin terminer effectivement la branche 3, avec son rameau parall\u00e8le, dont la conception d'ailleurs m'oblige \u00e0 des contorsions num\u00e9rologiques que je vous \u00e9pargnerai ici, je me rends compte non sans angoisse que non seulement l'id\u00e9e m\u00eame de cette fourche prosa\u00efque est absurde, que je n'ai aucune envie de l'\u00e9crire, que la pr\u00e9paration \u00e0 la description du **Projet deMath\u00e9matique**, qui viendra, je le d\u00e9cide, dans la branche 5, n'en a aucun besoin, et qu'en fait je n'ai concoct\u00e9 tout \u00e7a qu'\u00e0 cause du remords que j'avais \u00e0 l'\u00e9poque, il y a sept ans, d'avoir d\u00e9\u00e7u Jean B\u00e9nabou. Mais il n'y a rien \u00e0 faire. Je n'y changerai rien. Je n'y aurais rien chang\u00e9, m\u00eame si j'avais \u00e9crit la 'suite alternative'. Je vois aussi que je me suis trop \u00e9loign\u00e9 de la math\u00e9matique pour avoir la moindre chance de le faire correctement. Je vois cela clairement. Quand je le constate, j'ai un moment de d\u00e9couragement. Je repars courageusement \u00e0 l'attaque, me disant que j'ai tout simplement la 'flemme' de m'y mettre. Je vais faire un effort r\u00e9el et constant pendant quelques jours, et \u00e7a ira. Je fais un effort : \u00e7a ne va pas mieux. Je me dis que je n'ai qu'\u00e0 me replonger quelque temps dans la th\u00e9orie des cat\u00e9gories. Je sens bien qu'il s'agit encore d'une ruse pour retarder la mise au travail sur la branche. Je ne persiste pas longtemps dans une pareille voie de garage. Mais je vois alors qu'il y a beaucoup plus grave. Telle que je la pensais, la principale 'suite de la branche 3' allait s'achever par la pr\u00e9sentation du **Projet de Math\u00e9matique** , rompant la sym\u00e9trie fondamentale que j'avais d\u00e8s le d\u00e9but sentie indispensable entre les branches 3 et 4. Je me dis que j'ai de la chance de d\u00e9couvrir la faille, les failles, avant qu'il ne soit trop tard. Pourquoi ne les ai-je pas d\u00e9cel\u00e9es plus t\u00f4t ? La conclusion s'impose. Je reviens \u00e0 la branche 3 telle que j'avais pr\u00e9vu qu'elle serait. Je pourrai toujours fourguer les morceaux qui vont se trouver sans emploi dans l''entre-deux-branches 3-5'. Il faudra bien que \u00e7a serve ! La d\u00e9cision prise, l'\u00e9cran n'est pas moins vide. Mais je vais m'y mettre. Je pense \u00e0 S\u00e9raphin. Je m'y mets.\n\n## \u00a7 7 D\u00e8s que la d\u00e9cision est prise que je viens de raconter\n\nAussit\u00f4t dit, aussit\u00f4t fait. Je veux dire : d\u00e8s que la d\u00e9cision est prise, que je viens de raconter et de mettre sur \u00e9cran avec expos\u00e9 des motifs, je me lance aussit\u00f4t dans le premier momentprose de la 'suite de la branche 3'. Je compte bien aller jusqu'au bout. Promis jur\u00e9. Les quatre premiers momentproses de la branche compos\u00e9s, je m'arr\u00eate pour vous donner les explications pr\u00e9c\u00e9dentes. Je pensais ne le faire que beaucoup plus loin, ou m\u00eame pas du tout. Mais de deux choses l'une, lecteur : \u2013 ou bien a) tu n'as pas lu les branches pr\u00e9c\u00e9dentes publi\u00e9es de mon ouvrage et n'as pas l'intention de le faire \u2013 ou bien b) tu les as lues, ou ne les ayant pas lues tu as l'intention de les lire dans un avenir proche, o\u00f9 tu n'auras pas compl\u00e8tement oubli\u00e9 ce que tu viens de lire avant ces lignes. Dans le premier cas, tu peux te dispenser du d\u00e9veloppement qui va suivre. Dans le second, il ne sera pas inutile, je pense. Voil\u00e0, j'ai pris mon \u00e9lan. On y va. Tu as lu, lecteur, la branche 4, Po\u00e9sie, deux points, et tu as donc lu la description, partielle certes, mais assez \u00e9tendue, des lieux o\u00f9 je me suis trouv\u00e9 composer les sonnets de mon premier livre de po\u00e9sie. Cela se passe dans le chapitre 4 de la branche, dont le titre est \u00ab Un livre ancien sous le bras \u00bb. Pour t'\u00e9viter d'aller rechercher le volume dans ta biblioth\u00e8que, volume dont tu ignores peut-\u00eatre la position pr\u00e9sente, ou bien que tu ne peux pas consulter parce que tu t'en es d\u00e9barrass\u00e9 en le jetant, en le vendant ou en l'offrant \u00e0 quelque ami(e) ; solution qui aurait ma faveur, je dois le dire, puisque j'aurais ainsi acquis, peut-\u00eatre, un lecteur suppl\u00e9mentaire et je dis 'peut-\u00eatre' parce que rien ne t'assure et encore moins que rien ne m'assure, \u00e0 moi, que l'ami(e) en question ait effectivement lu un livre ainsi transmis, pour ton confort de lecteur donc, je vais en citer un passage caract\u00e9ristique :\n\n _En sortant du 56 de la rue Notre-Dame-de-Lorette, \u00e0 droite, en remontant la rue bri\u00e8vement jusqu'au prochain carrefour, on aper\u00e7oit, de l'autre c\u00f4t\u00e9, en biais, un caf\u00e9. Il \u00e9tait l\u00e0 en 1960 quand nous nous sommes install\u00e9s, Sylvia, Laurence et moi, dans le quartier. Il est toujours l\u00e0 en 1995. Et il a gard\u00e9 intact, malgr\u00e9 sa r\u00e9novation fringante, un \u00e9l\u00e9ment essentiel de son d\u00e9cor ancien. Son charme troublant tenait \u00e0 un \u00e9l\u00e9ment de ce d\u00e9cor. Nous l'avions choisi comme quartier g\u00e9n\u00e9ral pendant les travaux de peinture n\u00e9cessaires \u00e0 l'installation dans notre nouveau (et premier commun) logement._\n\n _Le caf\u00e9 (modeste alors bistrot) \u00e9tait fr\u00e9quent\u00e9 par ses habitu\u00e9s. Les bistrots qui se respectent (qui alors se respectaient) s'int\u00e9ressent vivement au d\u00e9roulement des op\u00e9rations d'installation dans leur quartier, source vraisemblable de nouveaux habitu\u00e9s pouvant compenser les d\u00e9parts d'habitu\u00e9s pour cause de d\u00e9part dus \u00e0 des d\u00e9parts ou \u00e0 des d\u00e9c\u00e8s (variante du d\u00e9part) et ne manquent pas de fournir aux nouveaux venus des conseils en m\u00eame temps que des caf\u00e9s et des sandwichs._\n\n _C'\u00e9tait en la circonstance le r\u00f4le d\u00e9volu \u00e0 un habitu\u00e9, de tr\u00e8s longue date install\u00e9 comme habitu\u00e9 en chef, un peintre en b\u00e2timent v\u00eatu en peintre en b\u00e2timent, de blanc sale (comme le blanc de sa chevelure), qui ne peignait plus gu\u00e8re en b\u00e2timent, nous sembla-t-il, tant il \u00e9tait peignant en int\u00e9rieurs de b\u00e2timent dans le bistrot \u00e0 toute heure, mais les conseils tombaient de sa bouche avec une g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 de peinture fra\u00eeche et novissime s'\u00e9pandantsur une surface b\u00e2timentesque d\u00e9gag\u00e9e au pr\u00e9alable de ses papiers peints vieillis, \u00e0 grandes douches de lessive Saint-Marc._\n\n _Et le poids de ses recommandations picturales \u00e9tait soutenu, dans ses discours, par une r\u00e9f\u00e9rence constante \u00e0 ses \u00e9tats de service._\n\n _Or ses \u00e9tats de service n'\u00e9taient pas exactement de ceux qu'on aurait pu attendre, qui auraient renforc\u00e9 l'autorit\u00e9 de sa parole et balay\u00e9 d'\u00e9ventuelles objections : la repeinture d'un h\u00f4tel particulier dans le seizi\u00e8me, des salons d'un ch\u00e2teau de la Loire, d'un grand caf\u00e9 de province aux lustres \u00e9clatants. Non. Ce qui donnait un poids, estim\u00e9 par lui-m\u00eame d\u00e9cisif, \u00e9tait ceci : il avait 'fait le cap Horn'. \u00ab Je l'ai fait, moi, le cap Horn-e, et j'en suis revenu ! \u00bb Je ne sais plus s'il avait trois fois pass\u00e9 le cap Horn sur un navire de guerre, ou une fois seulement dans un trois-m\u00e2ts de la marine marchande. En tout cas il \u00e9tait un ancien combattant des mers et toute l'eau de l'oc\u00e9an n'aurait pas pu trouver la moindre tache \u00e0 critiquer sur une surface par lui peinte._\n\n _Il s'adressait de pr\u00e9f\u00e9rence \u00e0 Sylvia qui tendait vers lui, afin de l'assurer de sa pleine et enti\u00e8re attention, des yeux pilpatants de reconnaissance et de jeune m\u00e8re de vingt-quatre ans (peut-\u00eatre aussi un tout petit peu de jeune poitrine pilpatante)..._\n\n## \u00a7 8 Vous constatez que j'ai d\u00e9j\u00e0 d\u00e9crit les m\u00eames lieux, et d'une mani\u00e8re beaucoup plus succincte\n\nVous constatez que j'ai d\u00e9j\u00e0 d\u00e9crit les m\u00eames lieux, et d'une mani\u00e8re beaucoup plus succincte. Il y a d'autres r\u00e9p\u00e9titions, sur le chat S\u00e9raphin, par exemple, etc. Que se passe-t-il donc ? Les branches 3 et 4, ai-je dit, devaient avoir des destins narratifs parall\u00e8les. Leurs \u00e9v\u00e9nements survenaient dans les m\u00eames ann\u00e9es, et plus ou moins dans les m\u00eames lieux. Je dis 'plus ou moins' parce que les lieux et personnages dont les \u00e9vocation, description et narration \u00e9taient n\u00e9cessaires \u00e0 la pr\u00e9paration du r\u00e9cit du **Projet de Po\u00e9sie** \u00e9taient en partie les m\u00eames que ceux qui \u00e9taient n\u00e9cessaires \u00e0 la pr\u00e9paration du r\u00e9cit du **Projet de Math\u00e9matique** , mais en partie seulement. Car les circonstances de la po\u00e9sie ne recoupaient pas exactement les circonstances de la math\u00e9matique. La composition des deux branches aurait d\u00fb \u00eatre, sinon simultan\u00e9e, du moins d\u00e9rouler l'une \u00e0 la suite de l'autre assez vite, si bien que les choses que j'avais dites dans la branche 3 auraient \u00e9t\u00e9 encore assez proches dans le temps de la mise sur l'\u00e9cran des choses \u00e0 dire dans la branche 4. J'aurais, dans la branche 4, rappel\u00e9 bri\u00e8vement les choses qui devaient \u00eatre communes aux deux branches, et je les aurais s\u00e9par\u00e9es nettement et sans mal des autres. Seulement voil\u00e0 : il s'est pass\u00e9 beaucoup de temps. Pendant ce temps, l'affaiblissement, l'affaissement, la d\u00e9t\u00e9rioration, l'effondrement, la ruine de ma m\u00e9moire ont fait des progr\u00e8s spectaculaires. Je suis dans l'incertitude sur beaucoup de faits, d'images, de souvenirs. Que faire ? Renvoyer le lecteur \u00e0 la branche 4 ? Impossible \u00e0 cause des lecteurs de la cat\u00e9gorie a) ci-dessus. Reprendre, moi, la branche 4, noter ce qui y est dit, et vous le r\u00e9sumer ? C'est contraire aux principes g\u00e9n\u00e9raux de la composition. Je dois raconter les choses en accord avec mon souvenir au moment o\u00f9 je les raconte. Si j'avais \u00e9crit la branche 3, deuxi\u00e8me partie, imm\u00e9diatement apr\u00e8s la fin de la branche 4 ou m\u00eame, cela aurait \u00e9t\u00e9 plus raisonnable, pendant les m\u00eames mois, il n'y aurait pas eu de probl\u00e8me. J'aurais \u00e9t\u00e9 assez confiant dans l'exactitude d'un r\u00e9sum\u00e9. J'aurais fait des erreurs, j'en fais toujours, mais des erreurs v\u00e9nielles. Il n'en est pas de m\u00eame aujourd'hui. J'ai d\u00e9cid\u00e9 que je ne changerais pas de strat\u00e9gie. D\u00e9cision qui pr\u00e9sente l'avantage de donner \u00e0 voir o\u00f9 en est ma m\u00e9moire, \u00e0 propos d'une p\u00e9riode pr\u00e9cise du pass\u00e9. Il en r\u00e9sultera peut-\u00eatre quelque confusion entre les r\u00e9cits des deux branches, mais je n'y peux rien. Il en r\u00e9sultera aussi une in\u00e9galit\u00e9 entre les deux branches du point de vue de la pr\u00e9cision des d\u00e9tails. Donc un \u00e9l\u00e9ment de dissym\u00e9trie que j'aurais voulu \u00e9viter. Je n'y peux rien non plus. Je n'avais qu'\u00e0 terminer la branche 3 quand j'aurais d\u00fb la terminer. J'ai donc compos\u00e9 les quatre momentproses descriptifs et narratifs qui commencent le chapitre avant de regarder la branche 4. Un des aspects de plus en plus d\u00e9sagr\u00e9ables de mon \u00e9tat de m\u00e9moire est que je ne sais plus tr\u00e8s bien o\u00f9 se trouve dans les branches pr\u00e9c\u00e9dentes de la prose ce que je sais s'y trouver. Je relis, mais il me reste des doutes, quand je n'ai rien trouv\u00e9. Ai-je vraiment racont\u00e9 cela dans la prose ? Et si oui, o\u00f9 est-ce, si je ne le retrouve pas l\u00e0 o\u00f9 je crois que cela se trouve ? J'ai bien un moyen, puisque tout ce que j'ai \u00e9crit de ma prose se trouve dans le disque dur de mon ordinateur mac : interroger Sherlock 2, lui proposer un mot, une expression caract\u00e9ristique, et examiner le r\u00e9sultat. J'ai bien retrouv\u00e9 ainsi le chapitre 4 de la branche 4. Mais \u00ab l'affaire de Mme Yvonne et de l'infini \u00bb n'y est pas. Pourtant j'\u00e9tais s\u00fbr de l'avoir d\u00e9j\u00e0 racont\u00e9e par \u00e9crit. J'ai constat\u00e9 que Sherlock n'est pas tr\u00e8s fiable. Mais quand m\u00eame ! J'ai fini par trouver Mme Yvonne dans un texte qui n'est pas dans mon ordinateur, mon pseudo-roman La Belle Hortense. L\u00e0 le souvenir est transpos\u00e9 pour les besoins de la fiction. Je l'ai donc racont\u00e9 'pour de vrai'. Mais il me reste une g\u00eane. Ne l'ai-je pas mis ailleurs ? Si oui, je ne changerai rien, mais je pr\u00e9f\u00e9rerais le savoir.\n\n## \u00a7 9 En continuant \u00e0 descendre la rue Notre-Dame-de-Lorette au-del\u00e0 de la brasserie Saint-Georges on rencontrait\n\nEn continuant \u00e0 descendre la rue Notre-Dame-de-Lorette au-del\u00e0 de la brasserie Saint-Georges on rencontrait, hier comme aujourd'hui, une rencontre de rues, rue La Bruy\u00e8re \u00e0 droite, rue Henri-Monnier montante \u00e0 gauche dans laquelle d\u00e9bouche la rue Laferri\u00e8re qui, partie de la rue Notre-Dame-de-Lorette en dessous de la place Saint-Georges, et nettement plus bas, car la rue Notre-Dame-de-Lorette continue \u00e0 descendre, jusqu'\u00e0 l'\u00e9glise et son rendez-vous avec la rue des Martyrs, la rue Laferri\u00e8re, dis-je, qui ne parvient pas \u00e0 rejoindre la rue Notre-Dame-de-Lorette apr\u00e8s son long mouvement tournant et tranquille. La rue Laferri\u00e8re, je le signale en passant, doit son nom au comte Louis-Marie de Laferri\u00e8re-L\u00e9v\u00eaque dont la vie s'\u00e9tendit de 1776 jusqu'\u00e0 1834. Il \u00e9tait lieutenant g\u00e9n\u00e9ral et commandait la garde nationale \u00e0 cheval lors de l'ouverture, en 1832, de la voie qui se nommait, jusqu'\u00e0 l'arr\u00eat\u00e9 du 31 janvier 1882, 'passage Laferri\u00e8re'. La rue Henri-Monnier... mais j'ai d\u00e9j\u00e0 parl\u00e9 d'elle dans la branche 4. Je la grimpe et tourne dans la rue Clauzel, o\u00f9 \u00e9tait l'\u00e9cole de Laurence. Un jour, en 1965 ou 1966, je ne sais plus, en tout cas avant 1967, ann\u00e9e du d\u00e9part de Sylvia \u00e0 Madrid, \u00e0 la Casa Vel\u00e1zquez, nous f\u00fbmes, jeunes parents, moi, enseignant de math\u00e9matiques \u00e0 la facult\u00e9 des sciences de Rennes, Sylvia, assistante d'espagnol \u00e0 l'Institut hispanique, convoqu\u00e9s par l'institutrice, Mlle Escampuchi. Nous nous demandions pourquoi, si le travail ou la conduite de notre fille laissaient \u00e0 d\u00e9sirer. Il n'en \u00e9tait rien. Laurence \u00e9tait une \u00e9l\u00e8ve sage. Elle travaillait bien et Mlle Escampuchi tenait \u00e0 nous dire qu'elle lui semblait apte \u00e0 faire des \u00e9tudes sup\u00e9rieures et que nous devions tout faire pour le lui permettre. Nous prom\u00eemes. Et d'ailleurs, apr\u00e8s quelques p\u00e9rip\u00e9ties qui n'ont pas \u00e0 \u00eatre rapport\u00e9es ici, Laurence a r\u00e9pondu aux attentes de Mlle Escampuchi. Remontons maintenant la rue au lieu de la descendre. On monte, on tourne, on continue \u00e0 monter, passant le long de bars \u00e0 'h\u00f4tesses' qui fleurissaient abondamment dans ces ann\u00e9es-l\u00e0 et qui intriguaient beaucoup Laurence. Elle s'arr\u00eatait parfois sur le trottoir et disait, toute petite, moins de trois ans je crois : \u00ab \u00c0 Canada, je veux aller \u00e0 Canada ! \u00bb L'un de ces \u00e9tablissements se nommait le Canada-Bar. La porte ouverte \u00e0 la chaleur de l'\u00e9t\u00e9 en plein apr\u00e8s-midi, ces dames souriaient en l'entendant. Le dimanche, certains dimanches, j'emmenais Laurence chez ses grands-parents paternels, rue Jean-M\u00e9nans, dans le dix-neuvi\u00e8me arrondissement de Paris. Nous montions jusqu'\u00e0 la place Pigalle, nous entrions dans la station de m\u00e9tro du m\u00eame nom. Pendant le trajet, tenant Laurence par la main, je lui r\u00e9citais des po\u00e8mes, elle me racontait ce qu'elle racontait sur ses projets de cin\u00e9ma, ou autres sorties, me regardant de temps \u00e0 autre pour voir si j'avais bien entendu. J'avais tendance \u00e0 r\u00e9p\u00e9ter souvent les m\u00eames po\u00e8mes. Par exemple : \u00ab Les sanglots longs \/ des violons \/ de l'automne \/ bercent mon c\u0153ur \/ d'une langueur \/ monotone \/\/ tout suffoquant \/ et bl\u00eame, quand \/ sonne l'heure, \/ je me souviens \/ des jours anciens \/ et je pleure. \/\/ \u00bb Je sais que ce po\u00e8me de Verlaine \u00e9tait un favori dans mes r\u00e9citations parce qu'un jour, comme je commen\u00e7ais \u00e0 d\u00e9clamer, Laurence m'interrompit en disant : \u00ab Non, papa, pas les jours anciens ! \u00bb Je chantais aussi, nous chantions. Des chansons de l'\u00e9cole. D'autres chansons que mes parents avaient en disque. \u00ab Le roi a fait battre tambour ( _bis_ ) \/ pour voir toutes ces dames \/ et la premi\u00e8re qu'il a vue \/ lui a ravi son \u00e2me \/\/ \u00bb... Yves Montand chantait cette chanson. Faux, d'ailleurs. Il y avait aussi des chansons en anglais. Laurence avait appris de Conchita des airs espagnols, qu'elle m'apprenait et que je chantais avec un accent d\u00e9plorable. Elle me regardait avec commis\u00e9ration, et corrigeait mes erreurs. \u00ab _El t\u00edo Tomaz\u00f3n_ \/ _le gusta el perejil_ \/ _le gusta el perejil, perejil don don, perejil don don_ \/ _mais con la condici\u00f3n_ \/ _que llena el perejil_ \/ _la boca de la lech\u00f3n_. \/\/ \u00bb Je cite, sans aucune garantie.\n\n## \u00a7 10 Le 'cochon de lait' (lech\u00f3n) m'autorise \u00e0 revenir pour quelques lignes \u00e0 l'appartement du 56\n\nLe 'cochon de lait' ( _lech\u00f3n_ ) m'autorise \u00e0 revenir pour quelques lignes, un momentprose, \u00e0 l'appartement du 56. Sis au premier \u00e9tage, je l'ai dit, il avait deux portes d'entr\u00e9e, situ\u00e9es de part et d'autre de l'escalier. La porte principale n'\u00e9tait pas souvent ouverte. On entrait par l'autre, qui \u00e9tait la porte de la cuisine. On rejoignait la partie centrale de l'appartement par un long couloir ; bizarrerie d'un charme consid\u00e9rable. La cuisine \u00e9tait grande, confortable, et on y prenait les repas bien plus souvent qu'ailleurs, dans la 'salle \u00e0 manger' par exemple, r\u00e9serv\u00e9e aux jours d'invitation, au th\u00e9 ou \u00e0 d\u00eener. Parmi les premiers achats que fit Sylvia quand elle re\u00e7ut son premier salaire d'agr\u00e9g\u00e9e, il y eut l'\u00e9dition du Littr\u00e9 du Club fran\u00e7ais du livre, qui en engloutit une s\u00e9rieuse partie, et un livre de cuisine dont l'auteur \u00e9tait Alexandre Dumas. Une de nos premi\u00e8res invitations fut pour mon ami Dan Sabetay, qui avait \u00e9t\u00e9 mon camarade d''hypotaupe' et de 'taupe' mais qui n'avait pas pers\u00e9v\u00e9r\u00e9 dans la voie scientifique. Il \u00e9tait c\u00e9ramiste, un artiste de grand talent. Une des \u0153uvres de Dan que j'ai gard\u00e9e dans les yeux \u00e9tait un jeu d'\u00e9checs. En le voyant, je lui avais donn\u00e9 un titre : Manhattan. Je le choisis plus tard comme illustration de mon premier sonnet sur New York dans mon premier livre. Je lui associai un coup appropri\u00e9 de la partie de go qui sert d'architecture \u00e0 sa construction. Un coup jou\u00e9 par les 'noirs', les 'pierres noires' du jeu.\n\nVille de la rudesse...\n\n _Ville de la rudesse je remonte un torrent d'\u00e9querres_\n\n _le tapage de l'\u00e9t\u00e9 efface les brasiers de chiffres_\n\n _tes oiseaux vendent le globe c'est sur tes murs que j'ai vu vivre_\n\n _entre les serres \u00e9lectriques le ciel mouton de verre_\n\n _je t'aime Manhattan, pareil \u00e0 l'ombre du jeu d'\u00e9checs_\n\n _\u00e2cre mica gris ; ton n\u00e9on bout avec toute licence_\n\n _ton c\u0153ur ininterrompu de nuit se drogue de silence ;_\n\n _le m\u00e9tro de Brooklyn te d\u00e9chire ; un pont ferme son bec_\n\n _je fais un pacte avec toi, Manhattan, je vais revenir_\n\n _il est temps pour moi de quitter les villages de l'Europe_\n\n _c'est ton exil que je cherchais, ce renoncement au monde_\n\n _oraison d'autre langue, trappe de la foule, le front_\n\n _des vagues opine sombrement, la lumi\u00e8re syncope_\n\n _je vais jusqu'\u00e0 l'eau d'angoisse. le soleil va r\u00e9ussir._\n\nJe suis revenu en effet souvent \u00e0 Manhattan. J'aimais sp\u00e9cialement la grille orthogonale des rues, qui m'\u00e9voquait le plan de Carcassonne, de la nouvelle ville b\u00e2tie par Saint Louis hors la cit\u00e9, apr\u00e8s la croisade contre les Albigeois. Broadway l'oblique \u00e9tait comme une erreur dans la ville, en m\u00eame temps fascinante par son oblicit\u00e9 m\u00eame.\n\n\u00c0 l'occasion de ce d\u00e9jeuner en l'honneur de Dan, qui eut lieu apr\u00e8s ma d\u00e9livrance du cauchemar des arm\u00e9es, Sylvia avait rep\u00e9r\u00e9 une recette fort attrayante de Dumas : l'omelette au thon. C'est bon, en effet, mais c'est extr\u00eamement 'lourd', comme disait mon grand-p\u00e8re. Dan, qui \u00e9tait tr\u00e8s poli, avala jusqu'\u00e0 l'ultime bouch\u00e9e la totalit\u00e9 de la trop g\u00e9n\u00e9reuse portion qui lui avait \u00e9t\u00e9 servie, mais je le sentais verdissant int\u00e9rieurement. Nous f\u00fbmes apr\u00e8s coup pleins de remords. Nous en avons parl\u00e9 souvent. Et le ' _lech\u00f3n_ ', dans tout \u00e7a ? OK. Je vois la table de la cuisine. Un r\u00e9veillon de jour de l'an. Les festivit\u00e9s ont \u00e9t\u00e9 pr\u00e9par\u00e9es conjointement par Sylvia et mon ami Alain Gu\u00e9rin. Le clou de la soir\u00e9e est. Un cochon de lait. Voil\u00e0 le _lech\u00f3n_ qui est revenu. Un cochon de lait entier, r\u00f4ti, croustillant. D\u00e9licieux. On avait dissuad\u00e9 de justesse Alain d'offrir aux invit\u00e9s un 'sorbet au camembert' comme, semble-t-il, on pouvait en commander 'sur mesure' quelque part (chez 'Corcellet' ?). Mais on avait un fromage de Brie entier, une 'roue' de Brie. Il avait \u00e9t\u00e9, tr\u00e8s grand, majestueux-app\u00e9tissant, pos\u00e9 sur un tr\u00e8s vaste plat jaune. Je me souviens d'\u00eatre entr\u00e9, le lendemain matin, premier lev\u00e9 selon mon habitude, dans la pi\u00e8ce o\u00f9 se trouvaient les 'reliefs' du festin qui n'avaient pas \u00e9t\u00e9 ramen\u00e9s \u00e0 la cuisine. Le brie, pendant la nuit, avait coul\u00e9. De son allure calme de fromage coulant, il avait d\u00e9bord\u00e9 du plat, d\u00e9bord\u00e9 de la table, comme une nappe trop grande, en longues tresses cr\u00e9meuses, presque jusqu'au plancher. Mon p\u00e8re disait : \u00ab Le brie, rendu sur table par ses propres moyens. \u00bb\n\n## \u00a7 11 Pour aller aux Buttes-Chaumont, du c\u00f4t\u00e9 o\u00f9 se trouve la rue Jean-M\u00e9nans, la station de m\u00e9tro la plus proche est Bolivar\n\nPour aller aux Buttes-Chaumont, du c\u00f4t\u00e9 o\u00f9 se trouve la rue Jean-M\u00e9nans, la station de m\u00e9tro la plus proche est Bolivar. Si on vient de la station Pigalle, il faut changer \u00e0 Jaur\u00e8s. Si on veut \u00e9viter le changement, on descend \u00e0 Jaur\u00e8s, et on monte l'avenue Simon-Bolivar, celle qui fait un large mouvement grimpant et tournant pour aller \u00e0 la rencontre du parc, beaucoup plus haut, \u00e0 la station nomm\u00e9e pr\u00e9cis\u00e9ment Buttes-Chaumont. Mais ceci est une autre histoire. Successivement on passe, partant de Pigalle, par : Anvers, Barb\u00e8s, La Chapelle, Stalingrad et Jaur\u00e8s. Anvers est la station o\u00f9 se trouve le lyc\u00e9e Jacques-Decour, ancien coll\u00e8ge Rollin, o\u00f9 enseigna Mallarm\u00e9. J'y avais \u00e9t\u00e9 \u00e9l\u00e8ve. De l'autre c\u00f4t\u00e9 du boulevard, la rue de Steinkerque conduit au square Saint-Pierre, que je fr\u00e9quentai longuement en d'autres temps, sous le Sacr\u00e9-C\u0153ur. Aujourd'hui, MB (Marcel B\u00e9nabou, de l'Oulipo, cousin de Jean) habite tout pr\u00e8s, rue de Rochechouart. La station Barb\u00e8s-Rochechouart suscite un v\u00e9n\u00e9rable jeu de mots. On pose un gros caillou sur des barres parall\u00e8les dans un gymnase : _Barres baissent roche choir_. Ah, ah ! \u00c0 La Chapelle arrive la rue Philippe-de-Girard. Mon ami Dan, qui fut victime de l'omelette au thon du momentprose pr\u00e9c\u00e9dent, y habitait. Aujourd'hui Thelma habite rue Louis-Blanc, tr\u00e8s pr\u00e8s du m\u00e9tro. Claude Royet-Journoud loge maintenant pas loin de la station Stalingrad, rue de l'Aqueduc. Entre Stalingrad et Jaur\u00e8s va le canal de l'Ourcq, devenu mondain et 'branch\u00e9'. Il en \u00e9tait bien loin en 1950, quand je le traversais, venant de chez mes parents pour rendre visite \u00e0 mon alors ami Charles Dobzynski chez sa m\u00e8re, rue de Flandre, une femme admirable et douce. Avenue Jean-Jaur\u00e8s, au 139, habitaient les grands-parents maternels de Laurence, Paul et Gina B\u00e9nichou. On trouve enfin la station Bolivar qui jouxtait un march\u00e9 que mon p\u00e8re affectionnait pour sa poissonnerie. Le march\u00e9 ? disparu. Disparu. Monter l'avenue Secr\u00e9tan, passer devant la piscine \u00c9douard-Pailleron. Dans la rue Jean-M\u00e9nans s'est install\u00e9 r\u00e9cemment Olivier Cadiot.\n\nPour le trajet en m\u00e9tro, j'avais mis au point une chanson didactique, afin de fixer la ponctuation du voyage dans la m\u00e9moire. Il manquera ici la m\u00e9lodie, que je ne sais pas noter correctement. Peut-\u00eatre me ferai-je aider pour la reproduire, en illustration. Je l'ai encore en t\u00eate.\n\nSur le quai de Pigalle\n\nIl yavait un' petit' fille\n\nQui se nommait P\u00e9tronille\n\nEt qui \u00e9tait toujours sale\n\n _Sur le quai de Pigalle_\n\nSur le quai deu Anverss\n\nIl yavait un' petit' fille\n\nQui se nommait Elodi-lle\n\nEt qui \u00e9tait vraiment perverse\n\n _Sur le quai deu Anverss_\n\nSur le quai d'La Chapelle\n\nIl yavait un' petit' fille\n\nQui se nommait Aspasi-lle\n\nEt qui \u00e9tait vraiment pas belle\n\n _Sur le quai d'La Chapelle_\n\nSur le quai d'Stalingrade\n\nIl yavait un' petit' fille\n\nQui se nommait-ait Juli-lle\n\nEt qui \u00e9tait assez fade\n\n _Sur le quai d'Stalingrade_\n\nSur le quai de Jauresse\n\nIl yavait un' petit' fille\n\nQui se nommait L\u00e9ocadi-lle\n\nEt qui montrait toujours ses fesses\n\n _Sur le quai de Jauresse_\n\nChangement de ligne et :\n\nSur le quai d'Bolivare\n\nIl yavait un' petit' fille\n\nQui se nommait Eug\u00e9ni-lle\n\nEt qui \u00e9tait toujours en r'tard\n\n _Sur le quai d'Bolivare_\n\nEt je chantais. J'essayais de chanter \u00e0 tue-t\u00eate, mais Laurence me tirait par la manche pour me faire baisser d'un, deux ou trois tons. \u00ab Souvenir souvenir, que me veux-tu ? \u00bb Ou bien : \u00ab \u00d4 souvenir, printemps aurore. \u00bb Comme le temps passe ! et me voil\u00e0 \u00e0 soixante et douze ans presque. \u00ab En escripvant cette parole \/ \u00e0 peu que le c\u0153ur ne me fend. \u00bb Well, n'exag\u00e9rons rien. Une petite crise de nostalgie banale, comme on en a tous de temps \u00e0 autre. \u00c7a ne tire pas \u00e0 cons\u00e9quence.\n\nL'orientation g\u00e9n\u00e9rale des d\u00e9placements autour de l'appartement \u00e9tait Eastward-ho. : l'\u00e9cole, la rue Jean-M\u00e9nans et les Buttes-Chaumont, sans oublier l'avenue. J'ai du mal \u00e0 repenser Paris de cette mani\u00e8re puisque le centre de mes marches d'aujourd'hui et pratiquement sans interruption depuis 1970 est la rue d'Amsterdam et que je me dirige aussi bien vers l'ouest que vers l'est, sans oublier le nord, sans oublier le sud. Je n'ai pas continu\u00e9 la chanson de la ligne 2. Ni vers l'est, vers Colonel Fabien, vers Belleville... ni vers l'ouest, vers Blanche, Place Clichy, Europe...\n\n## \u00a7 12 Je suis 'entr\u00e9 dans la carri\u00e8re'... universitaire \u00e0 l'automne de 1958, comme assistant d\u00e9l\u00e9gu\u00e9 de math\u00e9matiques aupr\u00e8s de la facult\u00e9 des sciences de l'universit\u00e9 de Rennes\n\nJe suis 'entr\u00e9 dans la carri\u00e8re'... universitaire \u00e0 l'automne de 1958, comme assistant d\u00e9l\u00e9gu\u00e9 de math\u00e9matiques aupr\u00e8s de la facult\u00e9 des sciences de l'universit\u00e9 de Rennes, tout au bas de l'\u00e9chelle. Il n'y avait pas alors de poste plus humble dans l'enseignement dit sup\u00e9rieur. Je ne pouvais pr\u00e9tendre \u00e0 mieux, \u00e9tudiant tardif, pas normalien, pas agr\u00e9g\u00e9. J'ai b\u00e9n\u00e9fici\u00e9 de la circonstance. Un raz de mar\u00e9e d'\u00e9tudiants commen\u00e7ait \u00e0 d\u00e9ferler sur les universit\u00e9s, peu pr\u00e9par\u00e9es \u00e0 les recevoir. Et la situation \u00e9tait particuli\u00e8rement grave en math\u00e9matiques, \u00e0 cause de la d\u00e9ferlante des 'math\u00e9matiques' dites 'modernes'. Dans la plupart des 'd\u00e9partements de math\u00e9matiques' des universit\u00e9s de province, \u00e0 quelques exceptions pr\u00e8s, comme Strasbourg, les enseignants avaient \u00e9t\u00e9 form\u00e9s \u00e0 l'ancienne mani\u00e8re de consid\u00e9rer la discipline et le 'bourbakisme' leur \u00e9tait \u00e0 peu pr\u00e8s totalement \u00e9tranger. Le responsable des math\u00e9matiques \u00e0 Rennes, le professeur Martin, tout en n'ayant aucun int\u00e9r\u00eat personnel pour ce qu'il consid\u00e9rait, j'en suis s\u00fbr, comme une 'mode', se conduisit en homme avis\u00e9 et soucieux des progr\u00e8s de son 'd\u00e9partement'. Il recruta des assistants. Des agr\u00e9g\u00e9s quand il le put, les d\u00e9tournant des lyc\u00e9es et des classes pr\u00e9paratoires aux grandes \u00e9coles. Il ne pouvait \u00e9videmment pas pr\u00e9tendre \u00e0 se procurer des normaliens, qui \u00e9taient absorb\u00e9s imm\u00e9diatement par les endroits plus prestigieux ou par le CNRS. Mais il vit que les agr\u00e9g\u00e9s r\u00e9cents n'\u00e9taient pas mieux pr\u00e9par\u00e9s que les anciens aux t\u00e2ches nouvelles. Il rabattit donc ses pr\u00e9tentions au standing et vint hanter, l'un des premiers \u00e0 le faire, les couloirs de l'institut Henri-Poincar\u00e9 et les sorties des 's\u00e9minaires Bourbaki'. Mon ami Pierre Lusson fut ainsi le premier \u00e0 prendre le train pour Rennes et \u00e0 y semer la 'bonne parole' bourbakiste, terrorisant les professeurs et assistants anciens et nouveaux en leur montrant, preuves \u00e0 l'appui, qu'ils ne connaissaient rien \u00e0 ce qui se faisait dans le monde sous le nom de math\u00e9matique et dont ils n'avaient pour la plupart, il faut bien le dire, pratiquement aucune id\u00e9e. Le respect de la hi\u00e9rarchie n'a jamais \u00e9t\u00e9 son fort et s'il convertit la plupart des 'jeunes', il s'attira de solides inimiti\u00e9s chez les 'titulaires'. L'ann\u00e9e universitaire 57-58 fut pour lui finalement assez rude et pr\u00e9para la crise qui le mena ensuite \u00e0 prendre une ann\u00e9e de 'cong\u00e9 sans solde' et \u00e0 errer, non pas exactement 'sur les routes de France', mais de ville en ville chez d'anciens 'copains'. Il donna mon nom au professeur Martin, qui m'engagea, en d\u00e9pit de mon manque de dipl\u00f4mes, pour deux raisons : je ne connaissais pas trop mal cette math\u00e9matique devenue n\u00e9cessaire. Mais, de plus, j'avais dans mon bagage le 'certificat de calcul automatique'. Les machines repr\u00e9sentaient la deuxi\u00e8me branche de la nouveaut\u00e9 et il \u00e9tait bon que Rennes ne prenne pas de retard l\u00e0 non plus. Ma vie, comme on dit, en fut totalement chang\u00e9e. Depuis un ou deux ans, sachant qu'il me faudrait t\u00f4t ou tard la 'gagner', je m'\u00e9tais inscrit \u00e0 un truc qui s'appelait les 'ipes'. Je recevais une somme mensuelle modeste mais r\u00e9elle en \u00e9change d'un engagement \u00e0 'servir l'\u00e9ducation nationale' \u00e0 la fin de mes \u00e9tudes. La perspective d'un poste dans un lyc\u00e9e qui resterait m\u00e9diocre si je ne 'passais' pas l'agr\u00e9gation ne me r\u00e9jouissait pas. Je r\u00eavais vaguement de revenir \u00e0 l'\u00e9tude des langues rares, abandonn\u00e9es pour la math\u00e9matique comme je l'ai expos\u00e9 dans la premi\u00e8re partie de la branche pr\u00e9sente. Ou de partir \u00e0 l'\u00e9tranger. Une autre menace s'annon\u00e7ait : le 'service militaire', retard\u00e9 le plus possible comme 'sursitaire' mais qui allait m'absorber, en pleine guerre d'Alg\u00e9rie. Je pensais aussi, pas tr\u00e8s pr\u00e9cis\u00e9ment quand m\u00eame, \u00e0 \u00e9migrer. Je rencontrai le professeur Martin. Le r\u00e9sultat fut favorable. Il ne me cacha pas qu'il souhaitait malgr\u00e9 tout que j'oriente mes pens\u00e9es vers l'agr\u00e9gation. Je ne promis rien. Il m'engagea quand m\u00eame. Je ne gagnerais pas beaucoup plus de sous qu'aux ipes. Et je devrais prendre le train chaque semaine, avec deux ou trois nuits d'h\u00f4tel. \u00c0 moins de prendre racine \u00e0 Rennes.\n\n## \u00a7 13 Mon s\u00e9jour \u00e0 Rennes, je le compte en ann\u00e9es universitaires.\n\nMon s\u00e9jour \u00e0 Rennes, je le compte en ann\u00e9es universitaires. L'ann\u00e9e commence, commen\u00e7ait dans le courant du mois d'octobre et s'achevait au d\u00e9but de juin. Je suis arriv\u00e9 en 1958 et, en 1967, j'ai \u00e9t\u00e9 nomm\u00e9 ma\u00eetre de conf\u00e9rences \u00e0 la facult\u00e9 des sciences de Dijon. Neuf ans, donc. En fait, la neuvi\u00e8me et derni\u00e8re ann\u00e9e, j'\u00e9tais encore \u00e0 Rennes mais exil\u00e9 \u00e0 l'INSA (Institut national des sciences appliqu\u00e9es) car on n'avait pas retenu ma candidature \u00e0 une ma\u00eetrise de conf\u00e9rences \u00e0 la facult\u00e9. J'en fus pein\u00e9. Mais c'\u00e9tait moral, apr\u00e8s tout ; je n'\u00e9tais pas agr\u00e9g\u00e9. Joubert, qui \u00e9tait mon coll\u00e8gue rennais mais originaire de Dijon, avait rejoint l'ann\u00e9e pr\u00e9c\u00e9dente sa ville natale d\u00e8s sa th\u00e8se de topologie termin\u00e9e, et persuada le 'patron' de l'endroit, le professeur Arbaud, de m'y faire venir. \u00c0 cette occasion Pierre Lusson, qui m'avait pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 dix ans plus t\u00f4t \u00e0 Rennes, quittant Orsay o\u00f9 il s'ennuyait pas mal comme assistant, fit aussi le d\u00e9placement, avec armes et bagages, c'est-\u00e0-dire avec femme et enfants et une promotion au grade de ma\u00eetre assistant. Je d\u00e9passe ici un peu le point o\u00f9 cette deuxi\u00e8me partie de troisi\u00e8me branche doit m'amener, le moment de ma th\u00e8se de math\u00e9matique, mais je n'aurai plus besoin d'y revenir dans le chapitre 13 de la branche 5, o\u00f9 sera d\u00e9crit le **Projet de Math\u00e9matique**. J'ai gard\u00e9 un excellent souvenir de mes ann\u00e9es rennaises, en d\u00e9pit de tout : le deuil de mon fr\u00e8re, l'\u00e9preuve du service militaire. Je n'avais gu\u00e8re de rapports jusqu'\u00e0 l'arriv\u00e9e de Jean B\u00e9nabou et d'Italo Giorgiutti avec les enseignants de rang magistral pour des raisons \u00e0 la fois math\u00e9matiques et hi\u00e9rarchiques, mais je me suis bien entendu avec les jeunes assistants qui, l'un apr\u00e8s l'autre, se lanc\u00e8rent dans la recherche et pass\u00e8rent une th\u00e8se. Plusieurs ont fait toute leur carri\u00e8re \u00e0 Rennes. Il y a quatre ans, j'ai eu l'occasion de les revoir, invit\u00e9 \u00e0 l'une des universit\u00e9s rennaises pour discourir du lien curieux que l'Oulipo \u00e9tablit entre math\u00e9matique et po\u00e9sie. J'ai revu Houdebine, Rivet, Coetmelec, Giorgiutti. Je n'ai pas revu M\u00e9tivier, mort pr\u00e9matur\u00e9ment il y a bien longtemps d\u00e9j\u00e0, ni Leborgne, que j'ai crois\u00e9 parfois au s\u00e9minaire Bourbaki, il y a quinze ou vingt ans. J'y ai m\u00eame revu Escoffier, un ancien \u00e9tudiant du d\u00e9partement de math\u00e9matiques, devenu \u00e0 son tour professeur, comme il arrive parfois.\n\nAinsi, \u2192\n\n\u2192 Apr\u00e8s trente ans, plus, tu ne reconnais rien.\n\nSi, ce coin de b\u00e2timent sur la Vilaine,\n\nSon quai (mais l\u00e0, c'est quarante ans qui t'\u00e9loignent\n\nDe ton vieux souvenir (vieux, autant que toi,\n\nAutant que toi d'oreille dure, de c\u0153ur\n\nAgressif ; un \u0153il presbyte, l'autre \u0153il myope,\n\nL'un (\u0153il de ta m\u00e9moire) qui croit parfaite\n\nTa vision d'un pass\u00e9 si lointain, l'autre (\u0153il\n\nDe ta m\u00e9moire) o\u00f9 ces images se brouillent.\n\nTu t'accommodes des deux. Ils te pr\u00e9sentent\n\nL'un de ces plus-que-parfaits mondes possibles\n\nQue sont les mondes qui ont \u00e9t\u00e9)) ; de la\n\nFen\u00eatre de ton bureau tu regardais\n\nCouler la rivi\u00e8re. Mais dans quel sens ? Quel ?\n\n12\/04\/2000. Rennes.\n\nMemory Lane\n\nD\u00e9p\u00eache-moi de courir avant la pluie\n\nDans ces rues non reconnaissables. Sinon\n\nQue les gestes de mes pieds si m\u00e9ritants\n\nAccompagnent d'un po\u00e8me qui se montre\n\nComme \u00e7a, sans mon ordre, sous ce soleil\n\nUn peu doux d'un ciel blanc, dans le blanc mental\n\nDe ma t\u00eate, et me m\u00e8nent dans un jardin\n\nOubli\u00e9, ressouvenu. L\u00e0, tu venais\n\nCrois-tu, moudre tes calculs de rimes (po-\n\n-\u00c9sie) ou de parenth\u00e8ses (th\u00e8se (ma-\n\n-Th\u00e9matique)) \/ Soixante-trois, soixante-\n\n-Quatre. Va. Ce signal de ton pass\u00e9 t'est\n\nOffert gratuitement par L'ann\u00e9e Mondiale\n\nDes Math\u00e9matiques. Profites. Profi-\n\n-tes-en !\n\n12\/04\/2000. Rennes.\n\nJardin du Thabor\n\n\/ Bancs mouill\u00e9s. \/ Soleil de confort. \/ Mont\u00e9e de bruits de ville.\n\n\/ Le vent d'ouest \/ adh\u00e8re \u00e0 la peau. \/ Il portera des pluies\n\n\/ Tout \u00e0 l'heure. \/ Aussi je me tiens \/ prudent dans mon \u00e9tui\n\n\/ Mon K-way \/ (j'en ai deux (un noir). \/ J'aime ces ustensiles\n\n\/ Si l\u00e9gers. \/ (Un bleu j'ai, aussi)). \/Quand je marche j'enduis\n\n\/ De mon corps \/ la partie sensible \/ \u00e0 ces eaux excessives\n\n\/ Que le ciel \/ lance contre moi \/ un peu de biais, habile\n\n\/ \u00c0 jeter bas \/ si je ne fais pas \/ gaffe \u00e0 mes bastilles.\n\n\/ Bref, K-way. \/ Pour mon cr\u00e2ne qui, \/ du temps, d\u00e9chevela\n\n\/ Long ago, \/ je porte casquette : \/ aujourd'hui celle-l\u00e0\n\n\/ Qui est noire \/ et que j'apportai \/ des rues sans-franciscaines.\n\n\/ Le banc s\u00e8che \/ et la matin\u00e9e \/ croule paisiblement.\n\n\/ Je crayonne \/ au cahier mental \/ des exercices lents\n\n\/ Ces vers. Reviendrai-je jamais dans la ville de Rennes ?\n\n12\/04\/2000. Rennes. Jardin du Thabor.\n\n## \u00a7 14 Chaque semaine universitairement ouvrable, je prenais le train \u00e0 la gare Montparnasse\n\nChaque semaine universitairement ouvrable, je prenais le train \u00e0 la gare Montparnasse, sur la ligne Paris-Brest. Entre mon premier et mon dernier voyage, la vitesse du train augmenta et la dur\u00e9e du trajet, qui avait d\u00e9pass\u00e9 quatre heures \u00e0 l'origine, diminua quelque peu ; mais on \u00e9tait loin encore de l'\u00e8re du TGV. J'emmenais mes notes pour la pr\u00e9paration de mes s\u00e9ances d'exercices, les TPs et TDs, j'emmenais ou ramenais des livres de math\u00e9matique pris dans la biblioth\u00e8que du 'd\u00e9partement'. Les derni\u00e8res ann\u00e9es de mon s\u00e9jour, il y eut une p\u00e9riode b\u00e9nie pour les achats de livres, et j'en profitai abondamment. Les universit\u00e9s se d\u00e9veloppaient explosivement et les budgets des 'd\u00e9partements' en recueillaient quelques miettes. C'\u00e9tait avant la grande glaciation financi\u00e8re des ann\u00e9es 70. Le train que je prenais, un 'rapide', s'arr\u00eatait \u00e0 Chartres, au Mans, \u00e0 Nogent-le-Rotrou, \u00e0 Laval, \u00e0 Vitr\u00e9. Puis c'\u00e9tait Rennes. Je suivais, kilom\u00e8tre par kilom\u00e8tre, la progression du train, sa situation d'avance ou de retard par rapport \u00e0 l'horaire pr\u00e9vu. C'est \u00e0 cette \u00e9poque que j'ai appris \u00e0 reconna\u00eetre les indications kilom\u00e9triques des poteaux et bornes le long des voies. Le retour, en fin de semaine, \u00e9tait dur. Car on \u00e9tait vendredi, et les trains \u00e9taient envahis de soldats permissionnaires. J'avais h\u00e2te de me retrouver chez moi. J'arrivais le mardi soir. En hiver la nuit tombait avant la fin du voyage. Dans le froid d\u00e9j\u00e0 nocturne on entendait, sur le quai de la gare de Laval, la voix, toujours la m\u00eame, qui criait : \u00ab Bi\u00e8re, sandwichs, vin blanc-vin rouge ! \u00bb De temps \u00e0 autre, j'\u00e9voque ces moments devant les Lusson. Et Pierre lance \u00e0 nouveau l'appel de Laval, \u00ab Bi\u00e8re, sandwichs, vin blanc-vin rouge ! \u00bb, avec une telle fid\u00e9lit\u00e9 \u00e0 la voix ancienne que, fermant les yeux, je pourrais descendre sur le quai. Dans la grande avenue en face de la gare les voyageurs de commerce et les enseignants nomades se d\u00e9p\u00eachaient de rejoindre leurs h\u00f4tels. H\u00f4tels m\u00e9diocres, bon march\u00e9, bruyants. Dans la chambre hyperchauff\u00e9e au radiateur obstin\u00e9ment fig\u00e9 \u00e0 un niveau brutal de temp\u00e9rature, je passais des nuits troubl\u00e9es de craquements, de pas lourds et de claquements de portes \u00e0 chaque arriv\u00e9e d'un nouveau train, de concerts en cataractes de lavabos et de nouveaux grincements de portes au petit matin. Apr\u00e8s deux ou trois essais, j'avais choisi un de ces h\u00f4tels, pas meilleur pas pire que les autres dans la proximit\u00e9 de la gare, et je retenais ma chambre d'une semaine sur l'autre, pr\u00e9caution indispensable car il \u00e9tait toujours plein. La patronne de l'h\u00f4tel \u00e9tait une matrone cinquantenaire au nez bourbonien qui attendait, les cl\u00e9s d\u00e9j\u00e0 pr\u00eates, en robe de chambre, ses habitu\u00e9s et ne les laissait jamais \u00e0 la rue en fermant ses portes, m\u00eame quand le train avait du retard. Elle \u00e9tait avec moi tr\u00e8s aimable, \u00e0 cause du prestige de la 'facult\u00e9 des sciences' qui me pla\u00e7ait, dans son esprit, un cran au-dessus de ceux de ses autres jeunes clients qui n'\u00e9taient que des professeurs de lyc\u00e9e. Son amabilit\u00e9 \u00e9tait malgr\u00e9 tout l\u00e9g\u00e8rement m\u00e9prisante : je devais \u00eatre bien peu \u00e9lev\u00e9 dans la hi\u00e9rarchie pour ne pouvoir me payer une chambre que dans son h\u00f4tel. Le petit d\u00e9jeuner \u00e9tait terrible, il n'y a pas d'autre mot. Mais que faire ? Je m'\u00e9tais habitu\u00e9. Une routine inconfortable mais rassurante. Cela dura plusieurs ann\u00e9es, coup\u00e9es par le service militaire. Mais, un hiver, la neige \u00e9tait tomb\u00e9e si \u00e9paissement et rapidement sur la voie que le train avait eu un retard \u00e9norme. Me retrouvant \u00e0 deux heures du matin devant l'h\u00f4tel en totale extinction, je me sentis un scrupule \u00e0 r\u00e9veiller l'honorable dame, renon\u00e7ai \u00e0 donner de grands coups dans sa porte ou un coup de doigt dans la sonnette et finis par une chance incroyable par trouver quand m\u00eame une chambre plus avant dans la ville, \u00e9vitant ainsi de tristes heures dans la gare mal chauff\u00e9e. J'eus une chambre confortable. Bien plus ch\u00e8re. Mais j'avais commis un impair impardonnable ; pire, un v\u00e9ritable crime contre l'h\u00f4tellerie. Car ma chambre \u00e9tait rest\u00e9e vide. Une chambre vide ! abomination de la d\u00e9solation h\u00f4teli\u00e8re ! J'eus droit \u00e0 des reproches terribles de la dame quand je me pr\u00e9sentai le lendemain \u00e0 la r\u00e9ception de l'h\u00f4tel. J'offris de la r\u00e9gler quand m\u00eame. Elle accepta avec condescendance, brusquement radoucie. Souriante. Mais pour moi ce pardon venait trop tard. Mon honneur \u00e9tait en jeu. Mon scrupule n'avait pas \u00e9t\u00e9 admis. Je fus choqu\u00e9. Je payai et m'en allai sans retenir pour la semaine suivante. Et je n'y remis pas les pieds.\n\n## \u00a7 15 En octobre 1958, et jusqu'en 64 ou 65 encore, \u00e0 sept heures du soir en semaine, Rennes \u00e9tait ville morte.\n\nEn octobre 1958, et jusqu'en 64 ou 65 encore, \u00e0 sept heures du soir en semaine, Rennes \u00e9tait ville morte. Plus un caf\u00e9 ouvert, sauf le buffet de la gare. Quelques restaurants, mais pour gens argent\u00e9s. Je prenais mon repas du soir dans une cr\u00eaperie. Il \u00e9tait six heures, gu\u00e8re plus tard : galettes de sarrasin, jambon, fromage, jambon-fromage, dessert d'une cr\u00eape au sucre, ou cr\u00e8me de marron cr\u00e8me fra\u00eeche, ou miel et noix en poudre, le tout arros\u00e9 d'une bol\u00e9e de cidre. Les rues se vidaient rapidement de leurs passants, de leurs automobiles. Il \u00e9tait six heures vingt, trente. Que faire maintenant ? Je suis un couche-t\u00f4t, cela fait partie de ma d\u00e9finition, mais dormir \u00e0 sept heures du soir n'\u00e9tait pas souhaitable. Car je suis, sym\u00e9triquement, un l\u00e8ve-t\u00f4t. Or j'avais peu d'attirance pour une soir\u00e9e solitaire dans la chambre de l'h\u00f4tel solitaire et surchauff\u00e9e ou surfroide quand le surchauffage grognon s'enrouait et se mettait en gr\u00e8ve, \u00e0 la lumi\u00e8re insuffisante de la mauvaise lampe de chevet \u00e0 mauvaise faible jaunasse lumi\u00e8re plac\u00e9e de la mani\u00e8re la moins confortable possible pour un lecteur. L'attrait de l'inconfort \u00e9tait irr\u00e9sistible \u00e0 l'\u00e9poque pour les fabricants d'h\u00f4tels de cat\u00e9gorie basse. Il fallait une v\u00e9ritable passion perverse pour y r\u00e9ussir si parfaitement, sans m\u00eame le pr\u00e9texte noble, h\u00f4telli\u00e8rement parlant, de l'\u00e9conomie de bouts de chandelle ou, plus modernes, de kilowatts. J'aurais pu me coucher d\u00e8s la cr\u00eape au sucre ou cr\u00e8me de marron cr\u00e8me fra\u00eeche ou miel et noix en poudre, aval\u00e9e avec la derni\u00e8re gorg\u00e9e du bol de cidre brut, mais dans cette hypoth\u00e8se je me serais r\u00e9veill\u00e9 tellement t\u00f4t que j'aurais d\u00fb attendre des heures le petit d\u00e9jeuner inf\u00e2me dans les m\u00eames conditions de non-confort, apr\u00e8s avoir grelott\u00e9 dans le couloir non chauff\u00e9 en direction d'une salle de bains d'\u00e9tage \u00e9loign\u00e9e pour me raser devant une glace \u00e0 peine plus r\u00e9fl\u00e9chissante que celle des chambr\u00e9es militaires. Alors ? Alors je revenais dans le bureau de la fac qui \u00e9tait commun aux assistants de la noble math\u00e9matique. Il \u00e9tait toujours vide le soir, mes coll\u00e8gues, tous autochtones, au moins au d\u00e9but, n'y mettant jamais les pieds \u00e0 ces heures indues. Plus tard, quand l'invasion \u00e9tudiante dite du 'baby-boom' gaulliste le rendit indispensable, les math\u00e9matiques et autres sciences \u00e9migr\u00e8rent dans un b\u00e2timent plus vaste, plus \u00e9loign\u00e9 du centre-ville. Je n'en souffris pas, car je n'ai jamais eu, jusqu'au d\u00e9but du vingt et uni\u00e8me si\u00e8cle o\u00f9 nous sommes, de mal \u00e0 marcher, m\u00eame longtemps. Mais, au commencement de mes ann\u00e9es rennaises, la facult\u00e9 des sciences \u00e9tait log\u00e9e centralement, pas loin du jardin du Thabor, au coin de la Vilaine, pas encore recouverte d'asphalte. Le silence \u00e9tait immense. Je travaillais, ou lisais. Je travaille rarement le soir. Mais j'ai un souvenir plut\u00f4t exaltant de ces heures un peu inhabituelles pass\u00e9es l\u00e0, semblables \u00e0 celles que, bien plus t\u00f4t, j'avais consacr\u00e9es \u00e0 la d\u00e9couverte de Bourbaki dans la biblioth\u00e8que de la Sorbonne. Je n'entendais pas comme Villon la 'cloche de Sorbonne' mais 'j'estudiais' f\u00e9rocement. Je n'avais rien d'autre \u00e0 faire, il faut bien dire. De temps en temps j'allais \u00e0 la fen\u00eatre donnant sur le quai. Je regardais couler la Vilaine. Couler, oui, mais dans quel sens ? Impossible d'en d\u00e9cider en regardant l'eau boueuse et nocturne. Je disais \u00e0 tout le monde : \u00ab Vous qui \u00eates d'ici, pouvez-vous me dire dans quel sens coule la Vilaine ? \u00bb Maintenant que la voirie l'a dissimul\u00e9e sous le b\u00e9ton, la question ne se pose plus et la Vilaine fait comme elle veut sans s'attirer de sarcasmes pour son confluent avec l'Ille afin de justifier le nom du d\u00e9partement. Comme certains, bretons, avaient cru sentir comme une nuance de moquerie parisienne dans ma question, je finis par m'en abstenir. Je regardais le quai, je contemplais l'eau noire et je retournais \u00e0 ma table, \u00e0 mon labeur. Vers neuf heures, je revenais \u00e0 l'h\u00f4tel. Je choisissais des horaires de travail qui m'obligeaient, ou plut\u00f4t me permettaient, d'aller tr\u00e8s t\u00f4t \u00e0 la 'fac'. Le vendredi matin, je payais mon \u00e9cot \u00e0 l'h\u00f4telli\u00e8re au nez bourbonien, annon\u00e7ais mon retour pour la semaine suivante, ou une autre plus lointaine quand c'\u00e9taient les vacances universitaires, et emportais ma valise pour n'avoir pas \u00e0 \u00eatre oblig\u00e9 de repasser la prendre le soir en allant \u00e0 la gare. Les deux derni\u00e8res ann\u00e9es, mont\u00e9 en grade et ainsi mieux ma\u00eetre de mon emploi du temps, je ne dormis plus que deux nuits \u00e0 Rennes, au lieu de trois.\n\n## \u00a7 16 Je faisais quoi, en dehors des cours et s\u00e9ances d'exercices consacr\u00e9es aux \u00e9tudiants\n\nJe faisais quoi, en dehors des cours et s\u00e9ances d'exercices consacr\u00e9es aux \u00e9tudiants sages mais assez intellectuellement calmes pour la plupart, en dehors de la correction des copies ordinaires et des copies d'examen ? Je distinguerai trois phases principales, qui se chevauchent chronologiquement en partie mais que je s\u00e9parerai pour la clart\u00e9 de l'expos\u00e9. La premi\u00e8re, phase a), va en gros de l'automne 58 \u00e0 ma 'permission lib\u00e9rable' en avril 62, juste apr\u00e8s les accords d'\u00c9vian. La seconde, phase b), commence pendant que continue la phase a), dans le courant de l'ann\u00e9e 1961. Elle se prolonge jusqu'\u00e0 la fin de la 'p\u00e9riode rennaise', en 1966 au moins. Elle continue en fait quelque temps au-del\u00e0. La phase c), troisi\u00e8me p\u00e9riode, quoique annonc\u00e9e bien auparavant, ne commence r\u00e9ellement qu'en 1964, avec la nomination de Jean B\u00e9nabou comme 'charg\u00e9 de cours', titre qui d\u00e9signait alors un enseignant 'faisant fonction de ma\u00eetre de conf\u00e9rences' mais n'ayant encore ni soutenu sa th\u00e8se ni \u00e9t\u00e9 inscrit sur les deux fameuses 'listes d'aptitude' permettant d'acc\u00e9der officiellement au rang magistral. Elle s'ach\u00e8ve pratiquement en 1970. Tr\u00e8s bien. Quid de la phase a) ? pendant cette phase je poursuis ce qui m'occupe, dans la math\u00e9matique, depuis 1955 au moins. Je lis Bourbaki, le fameux Trait\u00e9, aussi fascinant pour moi que La R\u00e9volution surr\u00e9aliste. J'avance dans les fascicules Bourbaki, j'ach\u00e8te ou je lis dans les exemplaires que Lusson a fait acheter au 'd\u00e9partement' tous les fascicules de l'auguste Trait\u00e9 qui paraissent, au fur et \u00e0 mesure de leur parution. Je parcours, j'\u00e9tudie, j'apprends, je r\u00e9sous syst\u00e9matiquement tous les exercices propos\u00e9s, m'acharnant sp\u00e9cialement sur ceux qui sont signal\u00e9s comme 'difficiles', marqu\u00e9s du fameux 'drapeau' caract\u00e9ristique. Je v\u00e9rifie les d\u00e9monstrations des plus difficiles aupr\u00e8s, par exemple, de Houdebine qui s'est mis \u00e0 la math\u00e9matique nouvelle. Il est tr\u00e8s dou\u00e9, raisonne \u00e0 toute vitesse, mais n'a pas r\u00e9ellement d'ambition math\u00e9matique. Il m'a dit un jour qu'il se fatiguait tr\u00e8s vite et qu'un effort de recherche ardu soutenu pendant des ann\u00e9es lui faisait peur. Il a effectivement conduit son trajet de chercheur jusqu'\u00e0 une th\u00e8se, choisissant astucieusement un domaine o\u00f9 presque personne ne travaillait alors, mais je ne crois pas qu'il l'ait beaucoup prolong\u00e9 ensuite. Pour v\u00e9rifier mes raisonnements, pour trouver l'astuce qui m'avait \u00e9chapp\u00e9, il \u00e9tait une aide pr\u00e9cieuse. Nous trouv\u00e2mes quelques erreurs indiscutables dans des \u00e9nonc\u00e9s, que je n'aurais jamais os\u00e9 d\u00e9noncer moi-m\u00eame tant Bourbaki \u00e9tait pour moi sacr\u00e9. J'achevai la lecture du Livre de Topologie, mon pr\u00e9f\u00e9r\u00e9, du moins dans sa premi\u00e8re r\u00e9daction, dont les r\u00e9fections ult\u00e9rieures ont assourdi l'\u00e9clat. J'allai un peu au-del\u00e0 de son contenu, gr\u00e2ce \u00e0 l'enseignement de mon ma\u00eetre Choquet dans son 'certificat' de th\u00e9orie des fonctions et topologie, gr\u00e2ce surtout aux exercices propos\u00e9s par son assistant, Ovaert, qui me fit d\u00e9couvrir, par exemple, les espaces simplement connexes. Je fis aussi beaucoup d'alg\u00e8bre, m'autorisant, en tremblant l\u00e9g\u00e8rement de mon audace, \u00e0 m'\u00e9loigner de Bourbaki pour d\u00e9couvrir des propri\u00e9t\u00e9s plus sp\u00e9ciales de ces \u00eatres merveilleux que sont les 'groupes finis'. Il y eut aussi les EVT, espaces vectoriels topologiques, \u00e0 la nomenclature rigolote. Qui ne serait pas s\u00e9duit par les 'espaces tonnel\u00e9s' ? Je lisais, _of course_ , les notices historiques, qui montrent que les P\u00e8res bourbakistes consid\u00e9raient l'histoire de la math\u00e9matique comme les P\u00e8res de l'\u00c9glise interpr\u00e9taient ce qu'ils nommaient l'Ancien Testament. Les chr\u00e9tiens y voyaient l'annonce de la venue du Christ. Les bourbakistes, eux, d\u00e9busquaient chez Gauss, Galois ou Riemann les pr\u00e9misses de Bourbaki. Je continuais \u00e0 bourbakiser, sans penser \u00e0 mal, sans penser \u00e0 la suite, \u00e0 aucune suite. Pourquoi ? Je n'avais pas abandonn\u00e9 mon but premier et toujours unique : comprendre. Comprendre la math\u00e9matique. Et je pensais comprendre gr\u00e2ce \u00e0 Bourbaki, ou \u00e0 ses suites. Il y avait \u00e9videmment beaucoup de choses que le Trait\u00e9 n'avait pas encore mises sous forme d\u00e9finitive. Mais \u00e7a viendrait. Et je pouvais, prudemment bien s\u00fbr, aller me renseigner dans d'autres publications, pourvu qu'elles soient dans le droit-fil du bourbakisme, garanties par lui.\n\n## \u00a7 17 Interlude\n\nJe travaille en collaboration intime avec un ordinateur Macintosh, un _i-book_ que nous avons baptis\u00e9 Barnab\u00e9, saint Barnab\u00e9 \u00e9tant le saint du calendrier \u00e0 la date du 11 juin. Barnab\u00e9 est g\u00e9n\u00e9ralement un excellent gar\u00e7on. Il a quelques d\u00e9fauts, comme d'introduire parfois dans les mots que je lui propose d'inscrire des lettres non demand\u00e9es et superf\u00e9tatoires. Mais il a un d\u00e9faut beaucoup plus grave, qui n'est pas apparu tout de suite, mais dont l'effet est assez traumatisant. J'ai d\u00e9crit ce ph\u00e9nom\u00e8ne dans la branche 5 et je reproduis ici pour m\u00e9moire ma description : \u00ab Deux, trois fois dans le mois, trop souvent et, ce qui est pire, presque toujours la nuit, quand je me suis r\u00e9veill\u00e9 dans l'angoisse de trois heures du matin, quand, mon bol de 'nescaf\u00e9 s\u00e9lection' aval\u00e9, bol que j'avais rempli \u00e0 l'eau chaude du robinet de la baignoire, la porte de la salle de bains ferm\u00e9e pour ne pas r\u00e9veiller Marie-Louise, j'ai allum\u00e9 Barnab\u00e9, notre ordinateur, mais au lieu de voir appara\u00eetre sur l'\u00e9cran le rectangle habituel et familier de bienvenue c'est un autre rectangle qui s'installe, plus grand, un peu oblique, l\u00e9g\u00e8rement d\u00e9cal\u00e9 vers la droite. Le fond de l'\u00e9cran est plus sombre qu'il ne devrait, les lettres qui annoncent 'MacOs' sont plus grosses qu'il ne faudrait, grossi\u00e8res ; \u00e0 cette vue mon c\u0153ur se met \u00e0 battre imp\u00e9rativement, furieusement, \u00e0 battre d'effroi. Et quand la machine a effectu\u00e9, comme si de rien n'\u00e9tait, son parcours d'\u00e9tablissement des logiciels de mise en route, l'\u00e9cran se remplit, non des images tranquilles et r\u00e9guli\u00e8rement dispos\u00e9es des diff\u00e9rents 'dossiers' parmi lesquels sera choisi celui qui, ouvert, proposera le document sur lequel travailler en premier, mais d'une seule 'barre de menus', \u00e9crite dans la m\u00eame graphie et teinte du gros-gris horrible qui \u00e9tait celle de l'image premi\u00e8re, et le reste de l'\u00e9cran est vide : rien, pas de 'disque dur', pas de... Rien. Si je tentais d'effectuer une op\u00e9ration quelconque, de celles qui se font ordinairement, rien ne se produit, rien n'arriverait, rien. En fait, je n'essaie plus jamais. Les mains tremblantes, le c\u0153ur bataillant, je commande 'red\u00e9marrer'. \u00bb Petit \u00e0 petit, cependant, je me suis habitu\u00e9. La sensation d'effroi s'est att\u00e9nu\u00e9e, remplac\u00e9e par du d\u00e9go\u00fbt. Chaque fois que le 'ph\u00e9nom\u00e8ne' se produit, sans regarder l'\u00e9cran plus de cinq, six ou neuf secondes, selon la rapidit\u00e9 de mes r\u00e9actions, je proc\u00e8de automatiquement \u00e0 un 'red\u00e9marrage' et m'efforce de chasser au plus vite l'image grasse, grise, \u00e9paisse et pollu\u00e9e de mon esprit jusqu'\u00e0 ce que le vrai, le familier et rassurant rectangle de MacOs 9 soit r\u00e9apparu et tout rentr\u00e9 dans l'ordre. Et voil\u00e0 que ce matin, \u00e0 trois heures, heure d'hiver depuis la veille, quand Barnab\u00e9 s'est livr\u00e9, pour la troisi\u00e8me fois en vingt-quatre heures \u00e0 sa fac\u00e9tie d'un go\u00fbt plus que douteux, j'ai proc\u00e9d\u00e9 comme les autres fois, je suis all\u00e9 boire un verre d'eau dans la cuisine, distante d'environ trois m\u00e8tres, trois m\u00e8tres vingt, et je suis ensuite revenu m'asseoir, pr\u00eat \u00e0 passer aux choses s\u00e9rieuses. Seulement, voil\u00e0. Le m\u00eame visage inf\u00e2me et d\u00e9form\u00e9 de l'\u00e9cran avait r\u00e9apparu. J'ai eu le sentiment d'\u00eatre la victime d'un d\u00e9mon. Je croyais avoir fini par l'exorciser gr\u00e2ce \u00e0 la ruse et routine du red\u00e9marrage imm\u00e9diat. Et voil\u00e0 qu'il se montrait de nouveau, ricanant, plus redoutable que jamais. Comme s'il voulait me montrer qu'on ne se d\u00e9barrassait pas si facilement de lui. Et je n'ai pu m'emp\u00eacher de me dire : et s'il finit par s'imposer, par chasser enti\u00e8rement son double normal, le 'Barnab\u00e9' avec qui je travaille, si je ne peux plus avoir acc\u00e8s \u00e0 mes documents, \u00e0 mon em\u00e8l, \u00e0 internet, que vais-je devenir ? Et j'ai compris alors ce que j'aurais d\u00fb comprendre plus t\u00f4t : que Barnab\u00e9 \u00e9tait un nouveau Jekyll, menac\u00e9 par un nouveau Mr Hyde, qui peu \u00e0 peu allait prendre les commandes de son esprit, c'est-\u00e0-dire du 'syst\u00e8me', des 'logiciels' et de l'\u00e9cran. Une vague \u00e9norme de pessimisme m'a submerg\u00e9. J'ai \u00e9teint Barnab\u00e9 et suis all\u00e9 m'allonger sur le lit, dans le noir, en proie aux pr\u00e9dictions les plus catastrophiques, non seulement sur le futur de Barnab\u00e9, mais sur le mien, et sur l'\u00e9tat du monde, entre autres.\n\n## \u00a7 18 On ne peut plus naturellement, quand le premier fascicule des \u00c9-G-A, les '\u00e9g\u00e9as', \u00c9l\u00e9ments de g\u00e9om\u00e9trie alg\u00e9brique\n\nOn ne peut plus naturellement, quand le premier fascicule des \u00c9-G-A, les '\u00e9g\u00e9as', \u00c9l\u00e9ments de g\u00e9om\u00e9trie alg\u00e9brique, l'\u0152uvre-Vie, comme dirait Alain Borer, d'Alexandre Grothendieck, ouvrage r\u00e9dig\u00e9 par Jean Dieudonn\u00e9, dit 'P\u00e8se-la-Tonne', corsaire anti-Euclide de Bourbaki, a \u00e9t\u00e9 publi\u00e9 par l'Institut des hautes \u00e9tudes scientifiques de Bures-sur-Yvette et fait une irruption fracassante dans les librairies, j'en ai fait aussit\u00f4t l'acquisition et me suis jet\u00e9 avec gourmandise sur les premiers pas, tr\u00e8s assur\u00e9s, de la th\u00e9orie des sch\u00e9mas. Le volume \u00e9tait broch\u00e9, de tr\u00e8s grand format, bleu clair, d'un bleu qui revint pass\u00e9 des embrassades du soleil saharien o\u00f9 je l'emmenai \u00e0 la No\u00ebl 1961. Je le lisais avec d\u00e9lices : le frisson de la nouveaut\u00e9, de la surprise, se m\u00ealait agr\u00e9ablement \u00e0 la satisfaction de retrouver le style qui m'\u00e9tait depuis longtemps familier. Je plongeais enfin au fond de l'inconnu pour y trouver du nouveau, et cet inconnu n'\u00e9tait pas Enfer, mais Ciel, dans son v\u00eatement couleur d'azur. Que l'auteur de la th\u00e9orie qui r\u00e9volutionnait la g\u00e9om\u00e9trie alg\u00e9brique f\u00fbt Grothendieck ajoutait \u00e0 ma satisfaction, car j'entendais, depuis mon d\u00e9but dans la math\u00e9matique, autour de moi parler de lui, et la rumeur de son g\u00e9nie n'avait pas jou\u00e9 un petit r\u00f4le dans ma d\u00e9cision de me mettre \u00e0 lire les '\u00e9g\u00e9as'. Il y avait d'autres fascicules annonc\u00e9s et j'en lisais l'annonce avec espoir. Un peu auparavant, j'avais lu encore autre chose qui s'inscrivait aussi dans le droit-fil du bourbakisme. Claude Chevalley, un des fondateurs de Bourbaki, \u00e9tait revenu de son exil aux USA. Son premier cours \u00e0 l'IHP, l'institut Henri-Poincar\u00e9, avait \u00e9t\u00e9 r\u00e9dig\u00e9 par Lusson et j'en avais un exemplaire ron\u00e9ot\u00e9 et d\u00e9dicac\u00e9 par le r\u00e9dacteur. Il s'intitulait : Formes quadratiques sur un corps quelconque, et on y d\u00e9couvrait en particulier les m\u0153urs \u00e9tranges des 'corps de caract\u00e9ristique 2'. J'avais de quoi m'occuper, vous le voyez. Je n'envisageai alors en aucune mani\u00e8re de me lancer dans un travail de recherche. Je ne savais pas ce que 'chercher' voulait dire. Quoi. Comment. \u00c0 qui m'adresser. Je pensais aussi que, n'\u00e9tant ni normalien ni agr\u00e9g\u00e9, aucun 'patron' ne voudrait de moi. Je pensais aussi que la math\u00e9matique n'\u00e9tait pas le but principal de mon existence. Le but de mon existence \u00e9tait la po\u00e9sie. En po\u00e9sie, certes, j'\u00e9tais dans une impasse totale. Je l'ai dit dans la premi\u00e8re partie de la branche pr\u00e9sente. Mais la po\u00e9sie \u00e9tait quand m\u00eame mon but. La math\u00e9matique \u00e9tait objet de connaissance. Elle me donnerait de la compr\u00e9hension des choses. Je ne voyais presque pas qu'une meilleure compr\u00e9hension d'un fragment quelconque de la math\u00e9matique s'obtient par la confrontation effective \u00e0 un probl\u00e8me non r\u00e9solu. Je le pressentais, mais je ne voulais pas y penser vraiment. Une qualit\u00e9, secondaire peut-\u00eatre au regard de l'ambition de savoir, mais non n\u00e9gligeable, de la math\u00e9matique, \u00e9tait qu'elle me donnait un gagne-pain. Malgr\u00e9 mes faibles qualifications je savais que j'arriverais \u00e0 une 'titularisation' comme 'assistant'. Je ne serais alors ni tr\u00e8s riche ni tr\u00e8s estim\u00e9, mais j'aurais un m\u00e9tier, j'aurais une 'situation'. Bien des po\u00e8tes, ainsi, ont eu une activit\u00e9 professionnelle modeste, mais qui leur laissait du temps pour l'activit\u00e9 essentielle \u00e0 leurs yeux, la po\u00e9sie. Qui ne penserait ici \u00e0 Mallarm\u00e9. Et mon sort \u00e9tait beaucoup plus enviable que celui du pauvre professeur d'anglais dans le coll\u00e8ge o\u00f9 j'avais \u00e9tudi\u00e9 de la math\u00e9matique. Il est vrai que je ne me comparais pas \u00e0 Mallarm\u00e9, dont le g\u00e9nie commen\u00e7ait \u00e0 prendre place dans mon panth\u00e9on personnel occup\u00e9, trop longtemps, par les surr\u00e9alistes. Mon travail \u00e0 Rennes me prenait beaucoup de temps, c'est vrai. Je ne le n\u00e9gligeais pas. Je l'aimais bien, plus que je ne l'avais pr\u00e9vu. Mais comme je n'avais presque aucune vie 'sociale' autre que familiale, que je ne 'sortais' pratiquement jamais, comme j'avais plus ou moins cess\u00e9 d'aller au cin\u00e9ma, au th\u00e9\u00e2tre, au concert, n'avais pas la moindre activit\u00e9 politique, n'avais gard\u00e9 qu'un petit nombre d'amis, il me restait quand m\u00eame assez de temps pour mon enlisement obstin\u00e9 dans une voie po\u00e9tique qui \u00e9tait enti\u00e8rement l'impasse que je d\u00e9couvrais avec horreur qu'elle \u00e9tait. Les lectures bourbakistes, au sens large, \u00e9taient une sorte de refuge. J'en \u00e9tais l\u00e0 quand, l'ann\u00e9e 1959 s'achevant, j'atteignis l'\u00e2ge fatidique de vingt-sept ans. Mon 'sursis' expira. Je fus 'appel\u00e9 sous les drapeaux' avec le 'contingent 59-2'. L'ann\u00e9e 1960 commen\u00e7ante me trouva dans une caserne, \u00e0 Montlu\u00e7on.\n\n## \u00a7 19 Je faisais l\u00e0 mes 'classes'. J'avais refus\u00e9 la PMS, la pr\u00e9paration militaire sup\u00e9rieure qui m'aurait permis d'\u00eatre officier.\n\nJe faisais l\u00e0 mes 'classes'. J'avais refus\u00e9 la PMS, la pr\u00e9paration militaire sup\u00e9rieure qui m'aurait permis d'\u00eatre officier. Je l'avais refus\u00e9e par principe, n'aimant pas commander, ne sachant pas commander, pas m\u00eame \u00e0 moi-m\u00eame. Il n'y a plus de 'classes', de nos jours. La suppression de la conscription fut un acte antir\u00e9publicain par excellence. Si l'arm\u00e9e avait \u00e9t\u00e9 une arm\u00e9e de professionnels, ce qu'elle est devenue, le 'putsch des g\u00e9n\u00e9raux' contre le g\u00e9n\u00e9ral de Gaulle aurait certainement r\u00e9ussi, qui s'effondra \u00e0 cause du refus unanime des 'bidasses' du 'contingent', comme chacun sait. Le r\u00e9gime ordinaire du conscrit, en 1960, b\u00e9n\u00e9ficiait de tout le confort dont l'arm\u00e9e fran\u00e7aise \u00e9tait capable et qui \u00e9tait \u00e0 juste titre tr\u00e8s renomm\u00e9 : discipline tatillonne et imb\u00e9cile, nourriture d\u00e9gueulasse, brimades non point f\u00e9roces mais simplement b\u00eates. D'autres que moi en ont d\u00e9voil\u00e9 tous les charmes. Je ne veux pas ici ajouter \u00e0 la grosse masse de litt\u00e9rature antimilitariste. Le seul point digne d'\u00e9loges \u00e9tait l'apprentissage du tir. Savoir se servir d'un fusil ou d'une mitrailleuse peut \u00eatre utile. J'\u00e9tais pacifiste, mais je n'\u00e9tais pas un pacifiste inconditionnel, \u00e0 la mani\u00e8re d'un Giono \u00e9crivant, du moins on le lui a fait dire, je ne l'ai pas v\u00e9rifi\u00e9 comme je devrais, ayant \u00e9crit, para\u00eet-il, pendant l'occupation nazie : \u00ab Il vaut mieux vivre \u00e0 genoux que mourir debout. \u00bb La guerre d'Alg\u00e9rie battait son plein d'horreur. Raison suppl\u00e9mentaire de n'aller point au 'peloton d'\u00e9l\u00e8ves officiers'. Je n'avais aucune envie de me retrouver occup\u00e9 au 'maintien de l'ordre' dans les Aur\u00e8s, \u00e0 la t\u00eate d'une compagnie. Je n'avais pas plus envie d'y aller comme soldat ou caporal, mais \u00eatre officier dans la 'sale guerre' aurait \u00e9t\u00e9 pire. Je refusai aussi de me pr\u00e9parer \u00e0 \u00eatre sous-officier et restai fermement 'deuxi\u00e8me classe' pendant toute la dur\u00e9e de mon service militaire, qui fut long. J'ai fini 'deuxi\u00e8me classe' comme j'avais commenc\u00e9. Je ne fus m\u00eame pas r\u00e9compens\u00e9 de ma sagesse. J'\u00e9tais un soldat empot\u00e9 mais sage et je n'eus pas droit \u00e0 une promotion au statut de 'premi\u00e8re classe', surpassant ainsi mon p\u00e8re, qui n'y avait pas \u00e9chapp\u00e9 en d\u00e9pit de sa tendance tr\u00e8s nette \u00e0 l'indiscipline. Au commencement je fus vers\u00e9 dans l'artillerie, affectation tout \u00e0 fait quelconque, qui n'avait rien de disciplinaire. J'aurais pu craindre un sort nettement plus ennuyeux, puisque mes parents \u00e9taient des 'rouges'. L'arm\u00e9e envoya bien deux gendarmes pour une enqu\u00eate discr\u00e8te sur mes activit\u00e9s au 1 _bis_ , rue Jean-M\u00e9nans. Ils parl\u00e8rent \u00e0 la concierge qui fit l'\u00e9loge de mes parents, des gens comme il faut, qui ne recevaient qu'un journal, qu'elle leur montra. C'\u00e9tait Midi libre, que mon p\u00e8re avait fond\u00e9 \u00e0 la Lib\u00e9ration et dont on continuait \u00e0 lui envoyer chaque jour un exemplaire, alors qu'il y avait bien longtemps qu'il n'avait plus rien \u00e0 voir avec ce journal, devenu aussi r\u00e9actionnaire que la quasi-totalit\u00e9 des journaux de province. L'enqu\u00eate n'alla pas plus loin. J'eus droit \u00e0 un sort ordinaire dans un r\u00e9giment ordinaire. Et pour commencer Montlu\u00e7on. Mes compagnons d'infortune \u00e9taient nettement plus jeunes que moi, 'sursitaire' de vingt-sept ans. Ils formaient un m\u00e9lange un peu informe d'origines sociales tr\u00e8s diverses, allant du prol\u00e9taire au fils de moyenne bourgeoisie non pistonn\u00e9 donc non 'planqu\u00e9'. On s'entendait plut\u00f4t bien. Les quelques-uns qui auraient eu tendance au 'fayotage' ne r\u00e9sist\u00e8rent pas longtemps aux sarcasmes de la majorit\u00e9, et sp\u00e9cialement de deux duettistes prolos parisiens qui s'\u00e9taient mutuellement baptis\u00e9s des noms de 'Grand Loup' et 'Petit Loup'. Ils \u00e9taient extr\u00eamement dr\u00f4les, plut\u00f4t 'anars' bien s\u00fbr, quoique adh\u00e9rents, comme m\u00e9tallos, \u00e0 la CGT. Ils me faisaient rire par leur humour plus 'populaire' que celui du Canard encha\u00een\u00e9, et ils ne me trouvaient pas 'b\u00eacheur'. Je les aidais dans leur entreprise de ridiculisation syst\u00e9matique de la chose militaire. Il n'y eut personne dans notre chambr\u00e9e \u00e0 se porter volontaire pour devenir sous-officier. On parlait, on parlait filles, boulot, fianc\u00e9es. On sortait les photos des portefeuilles, on crachait tranquillement sur la hi\u00e9rarchie, les grands et les petits chefs. Et la guerre. La guerre, qui durait depuis plus de cinq ans, n'avait pas bonne presse aupr\u00e8s de la 59-2. Une angoisse sourde \u00e9treignait chacun : \u00eatre envoy\u00e9 'l\u00e0-bas'. Les fr\u00e8res a\u00een\u00e9s, les cousins, les voisins revenus ne disaient pas de bien de ce qui se passait. La sympathie pour les 'pieds-noirs' \u00e9tait tr\u00e8s, tr\u00e8s mince.\n\n## \u00a7 20 Presque chacun avait un 'poste', un poste de radio. C'\u00e9tait l'\u00e9poque des 'transistors'\n\nPresque chacun avait un 'poste', un poste de radio. C'\u00e9tait l'\u00e9poque des 'transistors' qui jou\u00e8rent un r\u00f4le d\u00e9cisif dans l'\u00e9chec du 'putsch des g\u00e9n\u00e9raux'. D\u00e8s le retour dans la chambr\u00e9e, apr\u00e8s les exercices du jour et avant le couvre-feu, presque tous les 'postes' \u00e9taient allum\u00e9s. Ils l'\u00e9taient aussi d\u00e8s le r\u00e9veil, tr\u00e8s matinal. Je fis connaissance avec toutes les chansons \u00e0 succ\u00e8s du moment. Et cela continua jusqu'\u00e0 mon retour \u00e0 la vie civile. Je ne suis pas certain d'avoir retenu le moment pr\u00e9cis o\u00f9 j'entendis celles dont j'ai conserv\u00e9 des bribes en t\u00eate. Il y eut Dario Moreno, il y eut Gloria Lasso, il y eut Bourvil : \u00ab _Salade de fruits, jolie, jolie, jolie_ \/ _tu plais \u00e0 ton p\u00e8re, tu plais \u00e0 ta m\u00e8re..._ \u00bb, et : \u00ab _Ton p\u00e8re t'a donn\u00e9 comme pr\u00e9nom salade de fruits, ah ! quel joli nom, un nom de tes anc\u00eatres tahitiens_ \/ _il faut reconna\u00eetre que tu le portes bien_... \u00bb et puis : \u00ab _Un jour ou l'autre il faudra bien qu'on se marie_. \u00bb Mon souvenir se poursuit avec : \u00ab _J'ai une jolie femme_ \/ _dont je suis \u00e9pris_ \/ _mais voil\u00e0 le drame_ \/ _elle se l\u00e8ve la nuit_ \/ _\"Fais-moi du couscous, ch\u00e9ri_ \/ _fais-moi du couscous\"_... \u00bb Il m'arrive de chanter \u00e7a, en faisant la vaisselle. Aux informations, on entendait parler de Cuba. Mon voisin de lit \u00e9tait un paysan breton, d'un bled le plus recul\u00e9 et bretonnant du Morbihan. Il se nommait Marchadour. Il \u00e9tait l\u00e0 on ne sait trop pourquoi, s\u00e9par\u00e9 de tous ses copains du m\u00eame \u00e2ge, qui \u00e9taient rest\u00e9s group\u00e9s dans le m\u00eame r\u00e9giment d'infanterie, pas bien loin de chez eux. Lui avait \u00e9t\u00e9 envoy\u00e9 \u00e0 Montlu\u00e7on, en vertu d'une d\u00e9cision enti\u00e8rement arbitraire, peut-\u00eatre par erreur. Il \u00e9tait assez maladroit, de ses mains et de sa langue. Petit Loup et Grand Loup, qui ne se privaient pas pourtant de quelques moqueries de citadins, le tiraient r\u00e9guli\u00e8rement des griffes de l'adjudant qui l'aurait bien pris pour souffre-douleur mais n'osait pas, craignant on ne sait trop quelle r\u00e9action de la troupe. Ce n'\u00e9tait pas un m\u00e9chant adjudant. Il \u00e9tait en fin de carri\u00e8re, m\u00eame pas adjudant-chef, et tenait \u00e0 sa tranquillit\u00e9. Pas de vagues ! Il insultait bien Marchadour qui ratait r\u00e9guli\u00e8rement son 'demi-tour droite', mais de mani\u00e8re routini\u00e8re, sans grande conviction. Marchadour \u00e9crivait tous les jours : un jour \u00e0 sa m\u00e8re, un jour \u00e0 sa fianc\u00e9e. Quand je dis qu'il \u00e9crivait, il me faut pr\u00e9ciser qu'il voulait \u00e9crire ces lettres, qu'il avait promis jur\u00e9 d'\u00e9crire \u00e0 l'une et \u00e0 l'autre \u00e9galement, mais qu'il n'y parvenait pas. Il prenait son papier \u00e0 lettres et son stylo de ses grosses mains plus habitu\u00e9es \u00e0 la fourche qu'\u00e0 la plume. Il r\u00e9fl\u00e9chissait, r\u00e9fl\u00e9chissait, cherchait l'inspiration, ne la trouvait pas. Il suait \u00e0 grosses gouttes. Le soir du troisi\u00e8me jour, il n'avait pas encore termin\u00e9 la premi\u00e8re lettre \u00e0 sa m\u00e8re. Je lui proposai de l'aider. Et je fis donc office pour lui, pendant ces deux mois, d''\u00e9crivain public'. Je fis des compliments fleuris \u00e0 la fianc\u00e9e, en restant dans le domaine des fleurs et des fruits et en ne descendant gu\u00e8re au-dessous du cou dans le registre des \u00e9loges physiques. \u00c0 la maman, je promis d'aller \u00e0 la messe d\u00e8s que l'occasion se pr\u00e9senterait. Je fus ainsi respectueux et plaintif dans les lettres de fils. Je n'intervenais pas dans les questions d'orthographe et n'employais que des mots qui \u00e9taient imm\u00e9diatement compris du scripteur. Les destinataires sembl\u00e8rent ravies. J'ignore si, par la suite, quand nos chemins militaires se furent s\u00e9par\u00e9s, il a trouv\u00e9 quelqu'un pour prendre le relais. J'en ai \u00e9t\u00e9 quelque peu inquiet. Mais il n'y avait rien \u00e0 faire. On n'avait droit \u00e0 aucune 'permission' pendant le premier mois, le mois de janvier 1960, donc. Ma fille Laurence est n\u00e9e le 25. Le bon gros sadisme administratif militaire fit que je n'eus pas le droit de quitter la caserne avant qu'arrive le t\u00e9l\u00e9gramme confirmant que la naissance avait bien eu lieu et ne pus assister \u00e0 l'accouchement, accouchement 'sans douleur' \u00e0 Boulogne, pour lequel Sylvia s'\u00e9tait pr\u00e9par\u00e9e sous la direction du grand ma\u00eetre et pionnier, le docteur Velay. Elle avait fait consciencieusement ses exercices de respiration et autres, je lui avais servi de r\u00e9p\u00e9titeur et je m'\u00e9tais pr\u00e9par\u00e9 \u00e0 \u00eatre l\u00e0, comme il \u00e9tait recommand\u00e9 aux maris, pour leur mettre du plomb dans la cervelle. Je n'arrivai que le lendemain et fis la connaissance de ma fille, d\u00e9j\u00e0 \u00e2g\u00e9e d'une journ\u00e9e.\n\n## \u00a7 21 Les 'classes' finirent. Mes compagnons d'infortune s'en all\u00e8rent faire les artilleurs je ne sais plus o\u00f9. Pas moi.\n\nLes 'classes' finirent. Mes compagnons d'infortune s'en all\u00e8rent faire les artilleurs je ne sais plus o\u00f9. Pas moi. Les hautes autorit\u00e9s militaires, ayant longuement d\u00e9lib\u00e9r\u00e9 de mon cas, j'en suis s\u00fbr, en leur haute sagesse, haute puisqu'elles \u00e9taient autorit\u00e9s hautes, m'exp\u00e9di\u00e8rent illico dans une autre 'affectation' : services du mat\u00e9riel, La Fert\u00e9-Hauterive, entre Orl\u00e9ans et Vierzon. Un camp isol\u00e9 en for\u00eat. Entre Montlu\u00e7on et la suite nous e\u00fbmes droit \u00e0 une 'perm' de luxe, une '48'. Laurence avait sacr\u00e9ment grandi dans l'intervalle et Sylvia s\u00e9rieusement minci. C'\u00e9tait plus pr\u00e8s de Paris que Montlu\u00e7on. Au milieu d'une for\u00eat. Le r\u00e9gime \u00e9tait tr\u00e8s calme. Les militaires de carri\u00e8re qui se trouvaient l\u00e0, fort heureux de ne pas \u00eatre en Alg\u00e9rie, ne 'faisaient pas de vagues'. L'expression consacr\u00e9e pour caract\u00e9riser leur attitude \u00e9tait : 'coincer la bulle'. _Coincer la bulle : Se reposer en position horizontale. L'origine, qui remonte aux ann\u00e9es 1950, est \u00e0 rechercher dans la bulle d'air des appareils de vis\u00e9e des pi\u00e8ces d'artillerie que le pointeur doit 'coincer' entre les rep\u00e8res._ Ils partageaient l'id\u00e9al du 'coin\u00e7age de bulle' avec les bidasses \u00e0 leurs ordres, et tout le monde en \u00e9tait content. L'absence ph\u00e9nom\u00e9nale de toute activit\u00e9 physique ou intellectuelle du militaire professionnel moyen, \u00e0 l'exception bien s\u00fbr des 'paras' et autres massacreurs qui s'en donnaient \u00e0 c\u0153ur joie en Alg\u00e9rie, m'a beaucoup impressionn\u00e9. Pour \u00eatre plus tranquille pendant le week-end, l'adjudant de service distribuait les permissions le vendredi imm\u00e9diatement apr\u00e8s la bouffe de midi et on rentrait le lundi par le premier train issu de la gare d'Austerlitz dans la bonne direction. On avait quand m\u00eame \u00e0 'travailler' pendant la journ\u00e9e. On devait apprendre \u00e0 reconna\u00eetre les marques diverses qui fleurissent sur les caisses d'obus, de munitions vari\u00e9es, de grenades. Mes coll\u00e8gues prisonniers s'en fichaient 'comme de l'an quarante'. Ils bavardaient pendant les le\u00e7ons et ne retenaient rien. Quand il y eut l'inspection de fin de 'stage' par un grad\u00e9 \u00e0 quelques barrettes, on nous pr\u00e9para en nous donnant \u00e0 l'avance les questions qui seraient pos\u00e9es, car c'\u00e9tait toujours les m\u00eames ; malgr\u00e9 cela, un ou deux de mes camarades, particuli\u00e8rement distraits ou timides, 's\u00e9ch\u00e8rent' \u00e0 l'examen, ce qui permit au grad\u00e9 de se mettre en col\u00e8re. Il les insulta, eux, leurs ascendants et descendants de toutes g\u00e9n\u00e9rations, avec une verdeur et une grossi\u00e8ret\u00e9 toutes viriles et s'arr\u00eata enfin, rouge et suant mais soulag\u00e9 par cet exercice d'autorit\u00e9. Ils furent priv\u00e9s de la perm du week-end que l'adjudant, qui ne voulait pas s'ennuyer \u00e0 les surveiller pendant son dimanche, r\u00e9tablit subrepticement sit\u00f4t son sup\u00e9rieur reparti. Pendant ces heures d'\u00e9tude, assez monotones, je ne pouvais ni lire, ni \u00e9tudier Bourbaki, ni composer de po\u00e8mes. Alors, j'\u00e9coutais. Le 'prof', un civil que la question des nomenclatures, de l'origine des marques et autres choses semblables passionnait, prit l'habitude de s'adresser quasi exclusivement \u00e0 moi, ce qui permettait aux copains de faire une petite belote clandestine en attendant que \u00e7a se termine. Au bout de deux mois je connaissais tous les marquages par c\u0153ur. Je reconnais que le syst\u00e8me s\u00e9miotique n'\u00e9tait pas idiot. Il avait peut-\u00eatre \u00e9t\u00e9 pr\u00e9par\u00e9 par un polytechnicien, ce qui fait qu'il \u00e9tait d'une rigueur et d'une logique parfaites mais rigoureusement impraticables pour un esprit non entra\u00een\u00e9. L'un d'entre nous, tir\u00e9 au sort, devait passer un week-end au camp pour monter la garde. Triste, mais pas inconfortable. On avait une petite cahute avec un lit de camp et on \u00e9tait tranquilles toute la nuit, sauf \u00e0 huit heures du soir quand le lieutenant passait tr\u00e8s vite avant d'aller 'en ville' faire son bridge. J'y ai \u00e9t\u00e9 une fois. J'avais une inqui\u00e9tude : celle de ne pas me mettre au garde-\u00e0-vous et saluer correctement quand le lieutenant entrerait. Mais il me dit tout de suite : \u00ab Repos ! \u00bb Il v\u00e9rifia que je savais me servir du t\u00e9l\u00e9phone en cas d'incendie ou d'attaque des 'fellaghas' et s'en alla guilleret. Ma foi, je n'\u00e9tais pas m\u00e9content. J'avais de quoi lire et j'ai m\u00eame conserv\u00e9 en souvenir un po\u00e8me que j'ai plac\u00e9 parmi les 'non-sonnets', dans le livre dont j'ai parl\u00e9 dans ma quatri\u00e8me branche, 'livre dont le titre est le signe d'appartenance en th\u00e9orie des ensembles'. Le ton du po\u00e8me, comme vous allez voir, ne correspond absolument pas \u00e0 la circonstance, qui n'avait rien de sombre. Je le signale \u00e0 titre d'illustration de certains rapports entre po\u00e9sie et biographie.\n\nsoleil bruit...\n\nsoleil bruit soleil chaud\n\nmains autour de nos cous\n\nnous vivons contre ton mur\n\net nous t'aimons assis\n\nseuls et fermant les yeux\n\nles pieds dans tes eaux blanches\n\non voit or et violet\n\non devient bourdonnant\n\nde la fum\u00e9e des voix\n\net ce ne pourrait \u00eatre mieux\n\ns'il n'y avait aussi le soir\n\net l'absence arm\u00e9e et la mort\n\n## \u00a7 22 Qu'arriva-t-il ensuite ? Que m'arriverait-il ensuite ? me disais-je. Ma foi, je m'en inqui\u00e9tais pas mal.\n\nQu'arriva-t-il ensuite ? Que m'arriverait-il ensuite ? me disais-je. Ma foi, je m'en inqui\u00e9tais pas mal. Inqui\u00e9tude qui trouve trace peut-\u00eatre dans le po\u00e8me pr\u00e9c\u00e9dent. Apr\u00e8s tout, tous les soldats non pistonn\u00e9s ou exempts allaient de l'autre c\u00f4t\u00e9 de la M\u00e9diterran\u00e9e pour la saloperie coloniale en cours sans perspective d'ach\u00e8vement. Et parfois on \u00e9tait envoy\u00e9 l\u00e0-bas avant m\u00eame les 'dix-huit mois fatidiques'. On ne sait jamais. Je fus affect\u00e9, toujours dans les 'services du mat\u00e9riel', \u00e0 la '5e compagnie de services'. Sa t\u00e2che \u00e9tait de nature 'scientifique'. Je ne savais pas en quoi, je ne l'ai appris que plus tard. Le lieu de mon 'affectation' se trouva \u00eatre le fort d'Aubervilliers. Proche de la station de m\u00e9tro du m\u00eame nom, b\u00e2ti en 1841, apprends-je sur le 'Net', il faisait partie des 'fortifs' qui entouraient Paris au dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle. Repr\u00e9sentez-vous le film Casque d'or, pour fixer vos id\u00e9es. Je me pr\u00e9sentai \u00e0 l'entr\u00e9e, le 2 mai vraisemblablement, je fus re\u00e7u par un bidasse ennuy\u00e9 dans un bureau. Il me donna un papier sibyllin indiquant o\u00f9 je devais aller prendre mes fonctions, mais il me dit en m\u00eame temps qu'il n'y aurait personne avant la semaine suivante car \u00ab ils n'\u00e9taient pas rentr\u00e9s \u00bb ; rentr\u00e9s d'o\u00f9 ? je ne sus et n'osai pas demander ; puis il consulta une liste et m'affecta un 'lit' dans un coin quelconque du vaste b\u00e2timent, qu'il me fallut une bonne heure pour trouver. Je voulais y laisser mes affaires mais le voisin qui \u00e9tait l\u00e0 par hasard m'en dissuada, because absence totale de surveillance ; une absence assez g\u00e9n\u00e9rale de pr\u00e9sents ; d'o\u00f9 vols fr\u00e9quents. J'\u00e9tais l\u00e0, compl\u00e8tement perdu, ne sachant que faire de tous ces jours avant de me pr\u00e9senter au colonel commandant le service parmi les services qui devait \u00eatre le mien. Mon voisin, de passage dans la chambr\u00e9e pour une petite heure, le temps de faire son courrier en 'franchise militaire', eut piti\u00e9 de moi. Je ne peux vous dire son nom car je ne l'ai jamais revu. Cela peut sembler \u00e9trange puisque son 'adresse' dans le fort \u00e9tait le lit voisin du mien. Mais la raison va vous en \u00eatre donn\u00e9e tr\u00e8s bient\u00f4t. Mon 'voisin' donc me dit : \u00ab Tu vas pas rester l\u00e0, non ? \u00bb Ne croyez pas que je reproduis les mots pr\u00e9cis de la conversation. Je n'ai pas ce type de m\u00e9moire, si tant est qu'on puisse vraiment se souvenir de phrases prononc\u00e9es dans un dialogue, trente ou quarante ans avant le moment o\u00f9 on les met sur le papier. Je n'en nie pas la possibilit\u00e9, mais cela m'\u00e9tonne. J'\u00e9cris cela comme cela parce que \u00e7a fait plus 'vivant', non ? Il me dit alors : \u00ab Viens avec moi. \u00bb Nous sort\u00eemes de la chambr\u00e9e quasi vide. Il y avait des noms sur la plupart des lits, mais ils semblaient presque tous inoccup\u00e9s. Traversant l'int\u00e9rieur du fort, nous parv\u00eenmes dans un coin o\u00f9 la muraille \u00e9tait effondr\u00e9e, laissant un passage vers l'ext\u00e9rieur \u00e0 une hauteur d'un m\u00e8tre au-dessus du sol, pas plus. M\u00e9morialiste inad\u00e9quat ou romancier flemmard, je n'ai pas fait l'effort de m'y rendre en p\u00e8lerinage v\u00e9rificatoire ces jours-ci. Il fallait un peu plus grimper dans l'autre sens, mais ce n'\u00e9tait pas bien difficile. Il entreprit de franchir le mur. Comme j'h\u00e9sitais, il me dit : \u00ab T'en fais pas, il n'y a rien \u00e0 craindre. Tout le monde le fait. \u00bb Donc je 'fis le mur'. Avec une facilit\u00e9 d\u00e9concertante. Une fois dehors, il me dit : \u00ab Pas besoin de rentrer ce soir, on ne fait pour ainsi dire jamais l'appel. \u00bb Il s'en alla de son c\u00f4t\u00e9 et moi du mien et je me retrouvai dans la rue, pr\u00e8s de la porte des Lilas vers neuf heures, neuf et demie du matin, en uniforme et dans une situation totalement ill\u00e9gale. Pas trop rassur\u00e9 par le 'pour ainsi dire', je revins le soir un peu avant l'heure du couvre-feu, mais assez vite je me dispensai de cette formalit\u00e9. Pendant tout mon 's\u00e9jour', si je puis dire, au fort d'Aubervilliers, il n'y eut qu'un seul 'appel'. Je ne sais comment j'en avais \u00e9t\u00e9 pr\u00e9venu. Je l'ai su mais je l'ai oubli\u00e9. Et je l'ai oubli\u00e9 il n'y a pas tr\u00e8s longtemps. Je m'en souviens. Parce qu'en pr\u00e9parant mentalement la branche 3 je r\u00e9capitulais dans ma t\u00eate la liste des 'choses \u00e0 raconter' et cet 'incident' en faisait partie. Je n'arrive pas \u00e0 retrouver le cha\u00eenon manquant dans la suite m\u00e9morielle. N\u00e9cessairement, quelqu'un qui avait la possibilit\u00e9 de me laisser un message \u00e0 la maison. Mais qui ? Salacroup ? Peut-\u00eatre. M\u00eame quand, vers trois heures du matin, j'ai envisag\u00e9 avec soin, selon mon habitude, le momentprose que j'\u00e9cris maintenant, aucun nom ni visage n'est venu \u00e0 mon secours. En tout cas il y eut un appel, exceptionnel, et j'\u00e9tais l\u00e0, \u00e0 ma place, devant mon lit, ayant retrouv\u00e9, quoique difficilement, mon 'adresse' dans le fort. J'\u00e9vitai ainsi d'\u00eatre de ceux qui furent marqu\u00e9s 'absents \u00e0 l'appel'. Il y en eut. Je ne sais ce qu'il en advint. Sans doute rien.\n\n## \u00a7 23 La circonstance, dieu impr\u00e9visible, a jou\u00e9 l\u00e0 une partie serr\u00e9e\n\nLa circonstance, dieu impr\u00e9visible, a jou\u00e9 l\u00e0 une partie serr\u00e9e. Tr\u00e8s t\u00f4t apr\u00e8s le d\u00e9but de mon s\u00e9jour, \u00f4 combien \u00e9pisodique, au fort d'Aubervilliers, j'ai fait une rencontre, qui fut d\u00e9cisive pour mon **Projet de Math\u00e9matique** et, plus g\u00e9n\u00e9ralement, pour mon **Projet** dans ses trois composantes. Il y fallut de la co\u00efncidence, et d'une extr\u00eame pr\u00e9cision. Je me pr\u00e9sentai, en temps voulu et au jour et \u00e0 l'heure prescrits, devant mon sup\u00e9rieur, le colonel X. J'ai oubli\u00e9 son nom, _of course_ , et je le nomme X ici, non pas parce que c'est l'habitude dans les romans de mettre un 'X' \u00e0 la place d'un nom qu'on ne veut pas mettre 'en clair', mais parce que le colonel en question \u00e9tait, en effet, un 'X' ; autrement dit un ancien \u00e9l\u00e8ve de l'\u00c9cole polytechnique. Le colonel me re\u00e7ut une demi-minute et m'orienta vers un de ses collaborateurs, un civil, physicien nomm\u00e9 Hillion, largement hors d'\u00e2ge d'\u00eatre mobilis\u00e9, qui avait trouv\u00e9 l\u00e0 une 'planque' tranquille et bien pay\u00e9e, beaucoup mieux pay\u00e9e que le CNRS, qui lui laissait une grosse quantit\u00e9 de temps libre pour sa propre recherche. Ses obligations \u00e9taient l\u00e9g\u00e8res, et de deux esp\u00e8ces : conseiller les scientifiques qui, comme moi, avaient \u00e9t\u00e9 affect\u00e9s \u00e0 la '5e compagnie de services' pour une p\u00e9riode pas encore nettement d\u00e9termin\u00e9e ; c'est-\u00e0-dire leur expliquer que ce qu'ils auraient \u00e0 faire ne d\u00e9passait pas de beaucoup les comp\u00e9tences d'un \u00e9l\u00e8ve moyen de 'math \u00e9l\u00e9m', la section 'scientifique' du baccalaur\u00e9at de l'\u00e9poque. La chose \u00e9tait vite r\u00e9gl\u00e9e. Hillion en profitait pour bavarder avec eux de physique ou de math\u00e9matique, selon le cas. J'eus d'excellentes conversations avec lui, d'une part sur Bourbaki, les 'Cat\u00e9gories', de l'autre, sur les derni\u00e8res hypoth\u00e8ses cosmogoniques ou les plus r\u00e9centes nouvelles sur les particules \u00e9l\u00e9mentaires. Il fut le premier \u00e0 me parler du grand Feynman, dont il appr\u00e9ciait particuli\u00e8rement l'humour, \u00e9tant assez anar lui-m\u00eame. D\u00e9brouillard donc, comme souvent ceux qui cultivent la phrase anarchiste. Le fait d'\u00eatre l\u00e0, parmi les militaires qu'il m\u00e9prisait comme c'est pas possible, ne s'en cachant nullement, lui procurait une joie continue. Il avait une autre t\u00e2che, qui aurait pu _a priori_ \u00eatre plus on\u00e9reuse en temps perdu, mais dont il s'acquittait avec le minimum d'efforts. L'ambition secr\u00e8te du colonel X, en effet, qui avait pris la place chez lui de l'aspiration \u00e0 la gloire militaire ou, \u00e0 d\u00e9faut, de l'accession au grade de g\u00e9n\u00e9ral, qui, je pense, ne l'int\u00e9\u00adressait pas le moins du monde, le r\u00eave du colonel, dis-je, \u00e9tait de\n\nD\u00c9MONTRER LE 'GRAND TH\u00c9OR\u00c8ME' DE FERMAT.\n\nIl y passait le plus clair de ses journ\u00e9es, enferm\u00e9 dans son bureau. De temps \u00e0 autre, l'illumination lui \u00e9tant venue, une voie nouvelle et c\u00e9leste lui \u00e9tant apparue, il r\u00e9digeait une d\u00e9monstration et l'apportait \u00e0 Hillion et celui-ci \u00e9tait charg\u00e9 de la mettre \u00e0 l'\u00e9preuve. Hillion y jetait un coup d'\u0153il. S'il voyait tout de suite l'erreur dans le raisonnement, il confiait le tout \u00e0 un bidasse matheux qui se trouvait l\u00e0, afin que celui-ci r\u00e9dige une r\u00e9futation. La r\u00e9futation r\u00e9dig\u00e9e, assez vite car les connaissances math\u00e9matiques du colonel n'avaient pas \u00e9t\u00e9 rafra\u00eechies depuis qu'il avait pass\u00e9 le grand oral du concours de Polytechnique, Hillion recopiait, expurgeait le texte des r\u00e9flexions ricanantes qu'il contenait, le saupoudrait de remarques admiratives et, quelque temps apr\u00e8s, l'apportait au colonel qui se grattait la t\u00eate, s'enfermait derechef dans le bureau et entreprenait, soit de corriger l'erreur, soit de partir sur une nouvelle piste. Il arrivait parfois que la d\u00e9couverte de l'erreur ne soit pas imm\u00e9diate. Il y a eu de tr\u00e8s nombreuses tentatives de d\u00e9monstration du 'grand th\u00e9or\u00e8me' de Fermat et le colonel en connaissait plusieurs. Ses propres d\u00e9monstrations empruntaient souvent l'un de ces chemins d\u00e9j\u00e0 suivis, en s'effor\u00e7ant d'en \u00e9viter les pr\u00e9cipices. Dans ces cas-l\u00e0, la faille pouvait bien se trouver assez loin dans le texte, et Hillion n'avait ni le temps ni l'envie de 'se farcir' toutes ces pages, dont il savait bien qu'elles ne m\u00e8neraient \u00e0 rien. Le colonel X ne savait pas beaucoup de math\u00e9matique. Il en \u00e9tait rest\u00e9, comme j'ai dit, \u00e0 ses \u00e9tudes pour le concours de Polytechnique, d\u00e9j\u00e0 fort anciennes. Mais ses calculs d'arithm\u00e9tique ou d'analyse \u00e9l\u00e9mentaire pouvaient \u00eatre assez longs. Hillion avait alors recours \u00e0 un de ses copains de l'IHP, l'institut Henri-Poincar\u00e9, un alg\u00e9briste qui avait un go\u00fbt pervers pour ce genre de folie douce et manie inoffensive. La r\u00e9futation mettait dans ce cas plus de temps \u00e0 parvenir au colonel qui, dans l'intervalle, d'attente anxieuse se rongeait les ongles et v\u00e9rifiait ses calculs, plein d'un espoir fou. La nouvelle d\u00e9ception se produisait. Le colonel rangeait son nouvel enfant mort dans un dossier sous couverture 'secret d\u00e9fense', le dossier dans un tiroir ferm\u00e9 \u00e0 cl\u00e9 de son bureau, et repartait courageusement \u00e0 l'attaque.\n\n## \u00a7 24 Le matin du jour o\u00f9 je rencontrai le colonel et fus envoy\u00e9 par lui aupr\u00e8s de M. Hillion\n\nLe matin du jour o\u00f9 je rencontrai le colonel et fus envoy\u00e9 par lui aupr\u00e8s de M. Hillion, il y avait dans le bureau de celui-ci un 'deuxi\u00e8me classe' qu'il me pr\u00e9senta. Bernard Jaulin \u00e9tait un 'quatzar', un ing\u00e9nieur sorti des 'Arts et M\u00e9tiers'. Exempt\u00e9 d'envoi en Alg\u00e9rie pour raisons familiales, il \u00e9tait certain de passer tout son service militaire dans les m\u00eames conditions. Il ne venait que de temps \u00e0 autre au fort. Il passait son temps \u00e0 se cultiver en math\u00e9matique, et \u00e0 pr\u00e9parer son retour \u00e0 la vie civile. Ce fut \u00e0 la Maison des sciences de l'homme, boulevard Raspail, o\u00f9 il travailla au Centre de calcul sous la direction de Gardin, avant d'\u00eatre nomm\u00e9 directeur d'\u00e9tudes \u00e0 l'EHESS, l'\u00c9cole des hautes \u00e9tudes en sciences sociales, quand elle se d\u00e9tacha de l'EPHE, l'\u00c9cole pratique des hautes \u00e9tudes, dont elle avait \u00e9t\u00e9 la 'sixi\u00e8me section'. L\u00e0 il se consacra au domaine qu'il avait fini par choisir : la logique math\u00e9matique. J'ai tout de suite sympathis\u00e9 avec Bernard. Nous avons eu des relations d'amiti\u00e9 ; aussi d'\u00e9tude, aussi de travail. Restons pour l'instant \u00e0 l'une des cons\u00e9quences de notre rencontre dans le bureau de M. Hillion. Au cours de l'\u00e9change d'informations intellectuelles que j'eus assez vite avec Bernard, je re\u00e7us une 'nouvelle' qui a \u00e9t\u00e9 pour moi d'une tr\u00e8s grande importance. Assez peu d'ann\u00e9es avant l'an 60 o\u00f9 nous sommes pr\u00e9sentement avait fait irruption dans le champ des 'sciences humaines et sociales', qui d'ailleurs n'\u00e9taient pas encore ainsi d\u00e9sign\u00e9es d'un terme qui englobe des disciplines fort h\u00e9t\u00e9rog\u00e8nes en fait, comme histoire, sociologie, anthropologie..., une mani\u00e8re nouvelle d'envisager la linguistique, une sorte de r\u00e9volution. Je veux parler de la 'syntaxe g\u00e9n\u00e9rative' de Noam Chomsky. Il y avait un livre \u00e0 lire, Syntactic Structures. Je ne crois pas que j'aurais \u00e9t\u00e9 boulevers\u00e9 par une telle nouvelle, qui m'aurait paru n'avoir qu'un lointain rapport avec la po\u00e9sie et aucun avec la math\u00e9matique, si Bernard n'avait pas sorti son 'atout ma\u00eetre'. \u00c0 savoir que la th\u00e9orie de la syntaxe g\u00e9n\u00e9rative et transformationnelle avait d\u00e9j\u00e0 donn\u00e9 naissance \u00e0 de la math\u00e9matique, et particuli\u00e8rement \u00e0 une th\u00e9orie alg\u00e9brique, en raison de l'intervention d'un savant fort \u00e9tonnant, M. P. Sch\u00fctzenberger. De Sch\u00fctzenberger, j'appris assez vite qu'il n'\u00e9tait pas math\u00e9maticien d'origine, ayant commenc\u00e9 sa carri\u00e8re comme m\u00e9decin, que les initiales M. P. recouvraient un improbable 'Marco Polo' et qu'il aurait \u00e9t\u00e9 le mod\u00e8le d'un personnage d'un roman de Boris Vian, 'l'affreux docteur Sch\u00fctz'. Voil\u00e0 qui ne pouvait manquer de m'intriguer. Le domaine math\u00e9matique au sein duquel op\u00e9rait _l'affreux docteur_ , dont l'aspect physique compliqu\u00e9 autant que les discours sarcastiques rendaient compr\u00e9hensible l'ironie de Vian, \u00e9tait une de ces branches lat\u00e9rales de l'alg\u00e8bre que les bourbakistes d\u00e9daignaient : la th\u00e9orie des mono\u00efdes. La structure de mono\u00efde, beaucoup moins riche que celle de groupe, ne m\u00e9ritait pas, selon eux, qu'on perd\u00eet de temps avec elle ; et les math\u00e9maticiens qui s'en occupaient m\u00e9ritaient \u00e9videmment leur sort, \u00e0 savoir, \u00eatre rejet\u00e9s dans les marges de l'institution. Tout p\u00e9tri de bourbakisme que j'\u00e9tais, ne pensant donc pas \u00e0 l'alg\u00e8bre des mono\u00efdes comme repr\u00e9sentant une branche importante de l'alg\u00e8bre, j'entrepris quand m\u00eame de l'\u00e9tudier, \u00e0 cause de ce fait, qui me parut fabuleux : une intervention de la math\u00e9matique dans un domaine d'application qui n'\u00e9tait pas celui auquel les bourbakistes semblaient la vouer : la science du langage. Je lus Syntactic Structures avec beaucoup de plaisir. Je fus largement convaincu par les arguments de Chomsky. Je voyais un parall\u00e8le, lointain mais s\u00e9duisant, entre la d\u00e9marche de la th\u00e9orie des cat\u00e9gories s'effor\u00e7ant d'introduire dans la math\u00e9matique un point de vue 'd\u00e9passant' le fixisme de la th\u00e9orie des ensembles, et la critique chomskyenne de la linguistique dominante de l'\u00e9poque, autant 'b\u00e9havioriste' que structuraliste. La grande vague saussurienne n'avait pas encore r\u00e9ellement commenc\u00e9 \u00e0 d\u00e9ferler sur la France. Ce n'est que deux ou trois ans plus tard que je me rendis compte de ce qui se passait et que je me persuadai de la pertinence du point de vue chomskyen pour la critique du 'patafouillis' qui n'allait pas tarder \u00e0 envahir le champ intellectuel, et qui continue encore aujourd'hui \u00e0 faire des ravages.\n\n## \u00a7 25 La destin\u00e9e de la '5e compagnie', qui n'a aucun rapport avec les films de Robert Lamoureux, \u00e9tait\n\nLa destin\u00e9e de la '5e compagnie', qui n'a aucun rapport avec les films de Robert Lamoureux, \u00e9tait de pr\u00e9parer l'explosion de la premi\u00e8re bombe atomique fran\u00e7aise. Une contribution extr\u00eamement modeste \u00e0 cette explosion, dans le Sahara, \u00e0 Reggane : pr\u00e9voir tous les matins les destin\u00e9es du nuage radioactif au cas o\u00f9 elle aurait effectivement lieu et conduire le g\u00e9n\u00e9ral commandant la base \u00e0 d\u00e9cider son report, chaque fois que la pr\u00e9vision am\u00e8nerait le nuage au-dessus de son bureau. Je sais que j'en ai parl\u00e9 dans la premi\u00e8re partie de la branche. J'ai fermement d\u00e9cid\u00e9 de ne pas me relire et de ne pas tenir compte des r\u00e9p\u00e9titions. Mais il ne faut pas tenter le diable. Je ne vais donc pas revenir au Sahara, du moins dans cette partie et \u00e0 cette occasion. Cela ne veut pas dire que j'ai ainsi \u00e9vit\u00e9 tout doublon dans le r\u00e9cit au cours des momentproses ant\u00e9rieurs. En effet, le portrait du colonel X et de sa monomanie fermatienne se trouve d\u00e9j\u00e0 dans la premi\u00e8re partie. Je pensais l'avoir \u00e9vit\u00e9 puisque dans la premi\u00e8re partie, \u00e0 ce que je croyais, je n'avais parl\u00e9 que du Sahara. Mais je me trompais. Et ce n'est pas tout. Elle contient aussi, comme entendus \u00e0 Reggane, les extraits de chansons que j'ai plac\u00e9es \u00e0 Montlu\u00e7on. Il n'est pas impossible que j'ai entendu ces chansons \u00e0 Reggane aussi. Mais j'aurais pu en trouver d'autres. Pourtant celles-l\u00e0 sont venues spontan\u00e9ment, avant toutes autres. Il n'y a rien \u00e0 faire. Les **images-souvenirs** dont je farcis mes chapitres, d\u00e8s qu'elles ont \u00e9t\u00e9 \u00e9crites une fois, se sont d'une certaine mani\u00e8re stabilis\u00e9es et immobilis\u00e9es. Elles ont tendance alors \u00e0 intervenir de mani\u00e8re parasite dans ma m\u00e9moire, \u00e0 s'introduire comme des coucous dans le nid d'autres souvenirs et \u00e0 effacer des images authentiques et fort diff\u00e9rentes. **Images-souvenirs d'images-souvenirs** devenues ext\u00e9rieures, et non plus **images-souvenirs** n'ayant voyag\u00e9 qu'\u00e0 l'int\u00e9rieur de la m\u00e9moire, elles sont beaucoup plus stables et fig\u00e9es. Cela leur donne de la force et elles peuvent d'autant mieux chasser les autres, qui sont par nature plut\u00f4t mouvantes. Elles font \u00e9cran aux images, disons, 'authentiques' ou, mieux, purement internes. Il est vrai aussi qu'elles peuvent parfois agir comme effecteurs de m\u00e9moire, donnant acc\u00e8s \u00e0 d'autres **images-souvenirs** que celles qu'elles ont remplac\u00e9es. Les passages en question apparaissent alors comme compos\u00e9s dans le style du double. Une version tr\u00e8s triviale du style du double : la simple reprise de ce qui a \u00e9t\u00e9 \u00e9crit ant\u00e9rieurement. On pourrait dire qu'il s'agit du style du double involontaire. Mais comment le style du double peut-il \u00eatre involontaire ? Comment un style, quel qu'il soit, peut-il \u00eatre dit 'involontaire' ? C'est possible, si on distingue, comme il faut le distinguer, le style tel qu'il a \u00e9t\u00e9 voulu par celui qui compose du style qui peut appara\u00eetre aux yeux de celui qui lit. Mais dans le cas pr\u00e9sent, en ne relisant pas avant d'\u00e9crire ce que j'avais d\u00e9j\u00e0 \u00e9crit, je savais pertinemment que je risquais de me r\u00e9p\u00e9ter et que donc certains passages pourraient appara\u00eetre comme dans le style du double. Nommons cela style du double secondaire. 'Secondaire' ne convient pas parfaitement. Disons style du double \u00e9ventuel. On sait que le r\u00e9sultat pourra \u00eatre, peut-\u00eatre, lu dans le style du double. On ne l'exclut pas. Mais ce n'est aucunement certain. Et de toute fa\u00e7on, le style du double y sera subordonn\u00e9 au style principal dans lequel les passages en question seront \u00e9crits. Le style du double secondaire, \u00e9ventuel, n'est d'ailleurs pas aussi \u00e9l\u00e9mentaire que je viens de le dire. Il n'emploie pas que la r\u00e9p\u00e9tition \u00e0 l'identique. Je dirais m\u00eame qu'il aurait beaucoup de mal \u00e0 r\u00e9p\u00e9ter enti\u00e8rement \u00e0 l'identique. Apr\u00e8s tout, il travaille aussi sur des souvenirs. Et le souvenir est une chose fort mouvante. Bien. J'ai relu, constat\u00e9 les reprises l\u00e9g\u00e8rement vari\u00e9es que j'attendais, augment\u00e9es de celles que je n'attendais pas. Et maintenant ? Je pourrais revenir au Sahara, ayant pr\u00e8s de moi les pages anciennes, les utiliser comme effecteurs de m\u00e9moire, et ajouter des choses qui n'avaient pas \u00e9t\u00e9 dites la premi\u00e8re fois.\n\n## \u00a7 26 Je me livrerai \u00e0 cet exercice dans l'entre-deux-branches 3-6, o\u00f9 la relecture est naturelle selon la d\u00e9finition des entre-deux-branches\n\nJe me livrerai \u00e0 cet exercice, je me promets de me livrer avec acharnement \u00e0 cet exercice dans ce que je nomme des entre-deux-branches, pr\u00e9cis\u00e9ment dans l'entre-deux-branches 3-6, o\u00f9 la relecture est naturelle selon la d\u00e9finition des entre-deux-branches, qui sont, je le rappelle \u00e0 mes lecteurs anciens, je le pr\u00e9cise pour mes lecteurs nouveaux, des incises nouvelles destin\u00e9es \u00e0 tracer des sentiers narratifs d'une branche \u00e0 une autre. Arr\u00eatons la digression. Le grand exploit nucl\u00e9aire des arm\u00e9es de la R\u00e9publique une fois accompli, nous retourn\u00e2mes \u00e0 Paris et je fus chass\u00e9 du paradis d'Aubervilliers. Je re\u00e7us une autre affectation, dont je n'eus d'ailleurs pas \u00e0 me plaindre. Je m'en r\u00e9jouis mais je la savais d'avance provisoire, puisqu'il y avait la date butoir du 30 juin, apr\u00e8s laquelle comme tout bidasse non pistonn\u00e9 ou exempt, il me faudrait, \u00e0 l'expiration de mes dix-huit premiers mois de 'service', de toute fa\u00e7on franchir la M\u00e9diterran\u00e9e et plonger dans l'Alg\u00e9rie o\u00f9 continuait la guerre appel\u00e9e 'pacification'. Les empires coloniaux, gros ou petits, emploient toujours les m\u00eames proc\u00e9d\u00e9s pour farcir les oreilles de leurs peuples avec des mensonges : aujourd'hui, l'empire USA agit ainsi en Irak, la Russie en Tch\u00e9tch\u00e9nie... Le discours ne se renouvelle gu\u00e8re... Je sentais la menace sur mes faibles \u00e9paules. Je n'y pouvais rien. En tant que math\u00e9maticien on pouvait r\u00eaver d'une place dans un centre de calcul \u00e0 Alger. On sait que les \u00e9chelons inf\u00e9rieurs des arm\u00e9es ont des moyens d'action tr\u00e8s limit\u00e9s mais pas toujours enti\u00e8rement inefficaces et que des circuits de transmission d'informations et d'ordres existent, qui reposent sur des principes tout autres que ceux qui animent les autorit\u00e9s. Il y avait au fort d'Aubervilliers au moins un et m\u00eame plusieurs 'coll\u00e8gues' qui connaissaient d'autres 'coll\u00e8gues' alg\u00e9rois qui pouvaient sugg\u00e9rer \u00e0 leurs coll\u00e8gues grad\u00e9s sur place l'avantage qu'ils auraient \u00e0 me r\u00e9clamer comme indispensable \u00e0 la bonne marche de leurs calculs. Hillion lui-m\u00eame avait des coll\u00e8gues civils dans les m\u00eames centres. On pouvait esp\u00e9rer. Un peu. Pas beaucoup parce que je n'\u00e9tais certainement pas le seul \u00e0 faire un r\u00eave semblable. Enfin, me disais-je, on peut toujours esp\u00e9rer. Et o\u00f9 fus-je envoy\u00e9, en attendant ? En Bretagne, pas tr\u00e8s loin de Rennes, dans la for\u00eat de Paimpont. L\u00e0 se trouvait, 'd\u00e9localis\u00e9e' depuis les proches environs de Paris, l'\u00e9cole de formation des officiers de l'arm\u00e9e fran\u00e7aise, l'\u00e9cole de Saint-Cyr, devenue Saint-Cyr-Co\u00ebtquidan. Ces jeunes gens se pr\u00e9parant \u00e0 la glorieuse carri\u00e8re des armes o\u00f9 ils entreraient apr\u00e8s le d\u00e9part de leurs a\u00een\u00e9s qui n'y seraient plus \u00e9taient cens\u00e9s faire des \u00e9tudes scientifiques. Ils pr\u00e9paraient donc des certificats de licence, dont un en math\u00e9matiques. La facult\u00e9 des sciences la plus proche, dont leur \u00e9cole d\u00e9pendait 'acad\u00e9miquement', \u00e9tait celle de Rennes. Ils passaient donc leur certificat \u00e0 Rennes. Ils avaient besoin d'une pr\u00e9paration. Mais il n'\u00e9tait pas question qu'ils perdent leur temps en trajets, leur emploi du temps \u00e9tait trop charg\u00e9, leur importance trop grande. Ils recevaient donc leur enseignement sur place. Le d\u00e9partement de math\u00e9matiques leur envoyait des fournitures professorales. Or je faisais partie, m\u00eame \u00e0 un niveau tr\u00e8s modeste, de ce d\u00e9partement. Pourquoi donc ne pas faire appel \u00e0 moi pour la t\u00e2che d'insuffler aux jeunes t\u00eates des futurs officiers quelques notions d'analyse, calcul diff\u00e9rentiel et int\u00e9gral et tutti quanti ? Il suffisait de m'installer sur place, et en plus on n'aurait pas \u00e0 me payer, puisque j'\u00e9tais un simple 'deuxi\u00e8me classe'. Ainsi, la hi\u00e9rarchie militaire, en accord avec les autorit\u00e9s acad\u00e9miques, m'exp\u00e9dia dans la for\u00eat de Paimpont. J'y passai six mois plut\u00f4t agr\u00e9ables. J'avais de nombreuses permissions et je retrouvais tous les week-ends le sein de ma famille. Pas aussi souvent rue Notre-Dame-de-Lorette qu'au temps du fort d'Aubervilliers mais pas mal souvent quand m\u00eame. De plus, de temps \u00e0 autre, les saint-cyriens partaient en man\u0153uvres. Pas de cours pendant les man\u0153uvres.\n\n## \u00a7 27 Alors, je l'avoue, cyniquement, avec tranquillit\u00e9 et en toute ill\u00e9galit\u00e9 je sortais du camp\n\nAlors, je l'avoue, cyniquement, avec tranquillit\u00e9 et en toute ill\u00e9galit\u00e9 je sortais du camp et m'en allais \u00e0 Paris. Une circonstance tout \u00e0 fait impr\u00e9vue favorisa mes d\u00e9placements irr\u00e9guliers. Voil\u00e0 la chose : si par exemple Mlle Charpentier, dite 'la miss', professeur de m\u00e9canique aupr\u00e8s du d\u00e9partement de math\u00e9matiques de la facult\u00e9 des sciences de Rennes, venait, comme c'\u00e9tait sa pr\u00e9rogative et son habitude, pr\u00e9senter la r\u00e9p\u00e9tition exacte, fort bien pay\u00e9e, du cours qu'elle donnait, toujours le m\u00eame depuis un si\u00e8cle, disait-on, devant les \u00e9l\u00e8ves officiers, quand elle entrait dans la salle de cours ils se levaient comme un seul homme et la saluaient, saluaient respectueusement la repr\u00e9sentante de la science avec son beau chapeau \u00e0 plume verte, salut qui la remplissait d'aise. Mlle Charpentier, ensuite, leur faisait passer leur examen et n'en collait jamais aucun. C'\u00e9tait ainsi depuis des temps imm\u00e9moriaux. Mais comment faire avec moi ? J'\u00e9tais dans l'arm\u00e9e, j'\u00e9tais un 'deuxi\u00e8me classe' et eux, presque des officiers d\u00e9j\u00e0. Il n'\u00e9tait pas question qu'ils me saluent, comme on peut s'en douter. La difficult\u00e9 avait \u00e9t\u00e9 lev\u00e9e de la mani\u00e8re suivante : je faisais mes cours comme si j'\u00e9tais un civil. J'\u00e9tais en civil. Ainsi, ils ne me devaient pas salut. Et ils ne me saluaient pas. Mais je n'\u00e9tais pas en civil seulement pour faire mes cours. Quant \u00e0 moi, pendant que j'\u00e9tais au tableau \u00e0 leur expliquer les s\u00e9ries de Fourier, par exemple, il \u00e9tait entendu que j'\u00e9tais en position de civil, donc je n'avais pas, moi non plus, \u00e0 saluer. Mais quand j'\u00e9tais en dehors d'un cours, marchant dans le camp et croisant l'un d'entre eux ? Si j'avais remis mon uniforme de 'deuxi\u00e8me classe' une fois les cours termin\u00e9s ? Tr\u00e8s simple. Je n'\u00e9tais jamais en uniforme, afin qu'ils ne re\u00e7oivent pas perp\u00e9tuellement des saluts d'un de leurs professeurs, auquel ils devaient malgr\u00e9 tout, tout 'deuxi\u00e8me classe' qu'il ait \u00e9t\u00e9 par ailleurs, un certain respect, quand ils le rencontraient dans le camp. Inutile de dire que j'en ai \u00e9t\u00e9 extr\u00eamement heureux. Sp\u00e9cialement parce que je venais \u00e0 Paris sans avoir \u00e0 mettre mon uniforme, ce qui m'\u00e9vitait le risque d'une f\u00e2cheuse rencontre quand j'\u00e9tais en situation irr\u00e9guli\u00e8re. Je ne pense pas que j'aurais pu sans cela faire tant de voyages. La plupart de mes '\u00e9l\u00e8ves' n'\u00e9taient pas tr\u00e8s intelligents. \u00c0 part un, qui aurait d\u00fb 'faire' Polytechnique, s'il avait \u00e9t\u00e9 mieux orient\u00e9, mais qui avait ob\u00e9i aux exigences familiales. Mes \u00e9l\u00e8ves \u00e9taient cependant attentifs, disciplin\u00e9s, assez travailleurs. Ils ont pass\u00e9 pour la plupart leur certificat sans trop de difficult\u00e9s. Il a fallu pas mal d'indulgence, trop d'indulgence certainement, mais je n'en suis pas responsable, n'ayant pas \u00e9t\u00e9 le correcteur des \u00e9preuves, ni celui qui avait compos\u00e9 le probl\u00e8me, plut\u00f4t tr\u00e8s \u00e9l\u00e9mentaire. \u00c7a se passait comme \u00e7a, dans ces ann\u00e9es. Il y avait un autre professeur, un civil, qui ne venait pas de la facult\u00e9, je ne sais m\u00eame pas quels \u00e9taient ses dipl\u00f4mes. Il \u00e9tait d'une nullit\u00e9 ind\u00e9passable : il me demanda un jour comment faire pour r\u00e9soudre une \u00e9quation du troisi\u00e8me degr\u00e9 connaissant une solution. Mais paix \u00e0 son \u00e2me math\u00e9matique. Les saint-cyriens avaient des professeurs dans plusieurs mati\u00e8res, quelques-uns militaires de carri\u00e8re, d'autres pas : fran\u00e7ais, langues... J'ai fait alors la connaissance de Marc Fumaroli, avec qui j'ai beaucoup parl\u00e9 de litt\u00e9rature. Il n'en \u00e9tait pas ignorant, on s'en doute. On revoit rarement les 'camarades de r\u00e9giment', la 'quille' pass\u00e9e, mais j'ai revu Marc Fumaroli \u00e0 la Biblioth\u00e8que nationale, que j'ai commenc\u00e9 \u00e0 fr\u00e9quenter d\u00e8s mon retour d'Alg\u00e9rie, pendant qu'il y pr\u00e9parait sa th\u00e8se. Sa conversation \u00e9tait brillante et son savoir consid\u00e9rable. On sentait qu'il allait faire une grande carri\u00e8re. Et en effet, il l'a faite : Coll\u00e8ge de France, Acad\u00e9mie fran\u00e7aise. Succ\u00e8s parfaitement m\u00e9rit\u00e9 dans le premier cas, r\u00e9compense esp\u00e9r\u00e9e et obtenue dans le second. L'institution a sans aucun doute au moins autant b\u00e9n\u00e9fici\u00e9 de son \u00e9lection que le b\u00e9n\u00e9ficiaire. L'ann\u00e9e qu'il passa \u00e0 la fondation Thiers, il me pr\u00e9senta \u00e0 deux autres 'pensionnaires' de cette institution : Ernest Coumet et Oswald Ducrot. Je suis tr\u00e8s honor\u00e9 de les avoir connus. Je n'ai pas beaucoup sympathis\u00e9 avec les autres professeurs de Co\u00ebtquidan qui \u00e9taient des militaires en civil comme moi. Je ne me souviens d'aucun, quasiment. En dehors des cours, je me promenais dans le camp, quand le temps le permettait, ou lisais, dans la petite sobre chambre qui m'\u00e9tait allou\u00e9e, une chambre de sous-officier, choix conforme \u00e0 mon statut hybride, quelque roman pris dans la biblioth\u00e8que.\n\n## \u00a7 28 Le camp militaire accaparait une assez grande \u00e9tendue de la for\u00eat de Paimpont\n\nLe camp militaire accaparait une assez grande \u00e9tendue de la for\u00eat de Paimpont. Les arm\u00e9es de la R\u00e9publique aiment prendre leurs aises dans le paysage. Il leur fallait de la place pour des tirs, pour des man\u0153uvres, auxquels d'ailleurs ils avaient l\u00e0 renonc\u00e9, sans pour autant rendre les lieux aux civils. Cette for\u00eat, sachons-le, est la version d\u00e9grad\u00e9e moderne de la fameuse for\u00eat de Broc\u00e9liande, ch\u00e8re aux l\u00e9gendes ; enfin on suppose que. Il s'y trouvait aux temps jadis, aux temps du roi Arthur et de ses chevaliers, au temps de monseigneur Gauvain, neveu du roi, de Lancelot du Lac et de la reine Gueni\u00e8vre, une magique et miraculeuse fontaine, la fontaine de Barenton, fontaine c'est-\u00e0-dire source comme dans la chanson de Margoton a\u00efe a\u00efe a\u00efe se dit Margoton. \u00c0 la fontaine de Barenton, Yvain, le chevalier au lion, tua le chevalier gardien des prodiges de la fontaine et \u00e9pousa sa veuve la belle Laudine. De toutes ces choses j'\u00e9tais il y a quarante-quatre ans enti\u00e8rement ignorant. J'allais dans la for\u00eat de Broc\u00e9liande, dans les coins recul\u00e9s du camp de Co\u00ebtquidan, pendant les jours chauds de juin 1961, apr\u00e8s la fin des cours, les \u00e9l\u00e8ves officiers partis, ma vue d\u00e9barrass\u00e9e d'eux qu'individuellement je ne trouvais pas antipathiques mais que, collectivement, je ne voyais pas sans recul puisque apr\u00e8s tout ils \u00e9taient de cette arm\u00e9e qui massacrait et torturait en Alg\u00e9rie, apr\u00e8s avoir fait la m\u00eame chose \u00e0 Madagascar et au Vi\u00eatnam. Il m'\u00e9tait difficile de ne pas y penser, donc, heureux et soulag\u00e9 de n'avoir plus \u00e0 leur inculquer de m\u00e9diocres connaissances math\u00e9matiques, peut-\u00eatre un peu honteux moi-m\u00eame de ma 'collaboration', et pour cela d'autant plus soulag\u00e9 de la certitude de ne jamais les revoir de ma vie, je profitais des ultimes semaines de mon s\u00e9jour en ces lieux marqu\u00e9s du sceau de l'imaginaire m\u00e9di\u00e9val, dont j'\u00e9tais scandaleusement ignorant \u00e0 l'\u00e9poque, r\u00e9p\u00e9tons-le, incapable donc d'apercevoir les f\u00e9es cach\u00e9es derri\u00e8re les ch\u00eanes, petites cousines des nymphes grecques, ou les traces de l'enchanteur Merlin. L'euss\u00e9-je su que j'aurais rican\u00e9, d\u00e9j\u00e0 pr\u00eat \u00e0 m'\u00e9loigner esth\u00e9tiquement d'Aragon qui avait versifi\u00e9 sans trop de science sur les troubadours et sur Broc\u00e9liande pendant la guerre qui s'\u00e9tait achev\u00e9e il y avait d\u00e9j\u00e0 plus de quinze ans. Vichy et la R\u00e9sistance s'\u00e9taient battus en propagande sur le 'legs du Moyen \u00c2ge'. Le grand Joseph B\u00e9dier, auteur de la remarquable le\u00e7on philologique intitul\u00e9e La Tradition manuscrite du Lai de l'Ombre, par ailleurs vulgarisateur des po\u00e8mes de Tristan et Iseut, avait \u00e9t\u00e9 du c\u00f4t\u00e9 de Vichy. Le linguiste Marcel Cohen, au contraire, d\u00e9celait dans l'\u00e9pisode de Chr\u00e9tien de Troyes o\u00f9 Yvain, aid\u00e9 de son lion, d\u00e9livre les fileuses exploit\u00e9es par le Seigneur de la Pire Aventure et ses contrema\u00eetres d\u00e9mons une pr\u00e9figuration des luttes ouvri\u00e8res modernes. Si j'avais su tout cela, en ces jours de mai et juin dont je ne garde qu'un souvenir de beau temps, j'aurais peut-\u00eatre \u00e9voqu\u00e9 'Geoffroy Wace de Jersey', le romancier anglo-normand du douzi\u00e8me si\u00e8cle qui, dans son Roman de Rou, raconte avoir \u00e9t\u00e9 s\u00e9duit par les r\u00e9cits des merveilles du lieu, avoir fait expr\u00e8s le voyage jusqu'\u00e0 Broc\u00e9liande, n'avoir \u00e9videmment rien vu que du banal forestier. Il conclut en \u00e9crivant : \u00ab Idiot j'y fus, idiot j'en revins. \u00bb Je ne cherchai donc pas \u00e0 d\u00e9busquer la f\u00e9e Viviane ou quelque autre demoiselle f\u00e9e que j'aurais fait \u00ab fuir vers les saules \u00bb. Peu d'arbres, en fait, avaient surv\u00e9cu depuis le douzi\u00e8me si\u00e8cle. Je m'en allais dans les sentiers d\u00e9frich\u00e9s, le plus \u00e0 l'\u00e9cart possible. Je m'\u00e9tendais parmi les foug\u00e8res. Il faisait beau, il faisait perp\u00e9tuellement beau, sous un ciel beau que j'aurais voulu ne pas cesser de me couvrir de son bleu et de son calme, d'autant plus beau et bleu et inus\u00e9 de soleil que je savais la tranquillit\u00e9 des heures de solitude heureuse dont je jouissais inexorablement pr\u00e9caire. D'un jour \u00e0 l'autre j'allais recevoir ma 'feuille de route' vers l'au-del\u00e0 de la M\u00e9diterran\u00e9e et quitter ce refuge enchanteur. Les f\u00e9es de Broc\u00e9liande peut-\u00eatre \u00e9taient encore pr\u00e9sentes parmi les fant\u00f4mes des arbres ancestraux abattus et c'\u00e9tait d'elles que je recevais un message de paix, elles dont j'entendais le murmure dans le vent ti\u00e8de.\n\n## \u00a7 29 Je r\u00eavassais.\n\nJe r\u00eavassais. Je lisais. La biblioth\u00e8que du camp o\u00f9 je puisais \u00e9tait particuli\u00e8rement riche en litt\u00e9rature allemande. J'avais remarqu\u00e9 ce d\u00e9tail que je trouvais significatif des pr\u00e9occupations des premiers biblioth\u00e9caires. Il y avait l\u00e0, abondamment, des choses de nature militaro\u00efde que je laissai s'empoussi\u00e9rer dans les rayons. Et dieu sait qu'il y en avait. Et rares \u00e9taient les saint-cyriens liseurs. Mais j'y trouvai pas mal de traductions de romans. Des classiques. Des classiques de la litt\u00e9rature allemande. La force des choses fit donc que je m'immergeai dans le grand roman allemand, qui n'est pas du tout semblable au grand roman anglais, \u00e0 un point dont je n'avais aucune id\u00e9e, n'y ayant encore presque jamais go\u00fbt\u00e9. J'avais vingt-huit ans. Avant l'\u00e2ge de vingt ans j'avais lu tous les romans de Dickens et \u00e0 vingt-huit ans je n'avais jamais lu Goethe. Sauf Les Souffrances du jeune Werther, livre qui m'avait fait ricaner \u00e0 dix-neuf ans, chose que M.-l. trouve incroyable, ayant pleur\u00e9 lors d'une premi\u00e8re lecture, \u00e0 seize ans, l'ayant relu \u00e0 vingt-cinq, persuad\u00e9e qu'on 'ne la lui ferait plus' et s'\u00e9tant de nouveau trouv\u00e9e en larmes \u00e0 la fin. J'ai honte d'avoir attendu tant de temps pour lire les Allemands. Je l'avoue. Mais je vous dois la v\u00e9rit\u00e9. Je ne connaissais en fait, cela me revient en r\u00e9fl\u00e9chissant, que quelques contes de Grimm en version enfantine et Le Marchand de chevaux Michel Kolhaas de Kleist. Je crois que c'est tout. La raison de mon ignorance n'\u00e9tait pas d'origine familiale. Mes parents, tout r\u00e9sistants antinazis qu'ils avaient \u00e9t\u00e9, n'\u00e9taient en rien 'antiboches'. Le chauvinisme ne leur plaisait pas du tout. Je n'ai donc aucune excuse. Les sentiers de Broc\u00e9liande \u00e9taient parfaitement adapt\u00e9s \u00e0 une orgie de lecture solitaire. Et mon appr\u00e9ciation de La Montagne magique en fut certainement favoris\u00e9e. Je me passionnai pour Les Ann\u00e9es d'apprentissage de Wilhelm Meister, dont la relecture l'ann\u00e9e derni\u00e8re m'a pas mal d\u00e9\u00e7u. Je n'avais pas assez attendu, sans doute, pour la relecture du Werther. Les d\u00e9bordements lacrymaux, de nouveau, me firent plus rire que pleurer. Ma pr\u00e9f\u00e9rence alla imm\u00e9diatement aux Affinit\u00e9s \u00e9lectives. Elle s'est maintenue. Je me souviens aussi de Peter Schlemihl, 'l'homme qui a perdu son ombre'. Il se trouve qu'ind\u00e9pendamment Pierre Lusson, revenu de son ann\u00e9e d'errance, assistant de math\u00e9matiques \u00e0 Orsay et install\u00e9 \u00e0 Massy, s'\u00e9tait mis lui aussi au roman allemand et nous avons plusieurs ann\u00e9es poursuivi parall\u00e8lement une exploration syst\u00e9matique de ces gisements de lecture. Il y eut Le Docteur Faustus, qu'il pla\u00e7a bien au-dessus de La Montagne magique \u00e0 cause du 'th\u00e8me musical'. Et bien d'autres. Un des points culminants de notre voyage commun fut la lecture, apr\u00e8s L'Homme sans qualit\u00e9s bien s\u00fbr, et La Mort de Virgile, du roman-fleuve de Heimito von Doderer, achet\u00e9 d\u00e8s la parution de la traduction, en 1965. Longtemps nous avons \u00e9voqu\u00e9 en diverses occasions th\u00e9oriques un des leitmotive les plus insistants du livre : \u00ab franchir la fronti\u00e8re du dialecte \u00bb. \u00c0 la relecture, notre interpr\u00e9tation n'\u00e9tait pas tout \u00e0 fait en accord avec le sens que lui donne Doderer. Mais en fait, peu importe. Je lisais, je lisais. Les jours approchaient de leur dur\u00e9e maximale, le moment de mon exil approchait lui aussi. Il faisait beau. Il me semble qu'il faisait toujours beau. Le souvenir, ici, dans ces lignes que j'accumule, dit toujours vrai. C'est sa propri\u00e9t\u00e9 fondatrice et sa fonction. Je sais qu'il se trompe, qu'il se trompe souvent, comme je m'en rends compte quand je le confronte \u00e0 des traces indubitables du pass\u00e9. Mais cela ne change rien \u00e0 son pouvoir de me persuader de sa v\u00e9rit\u00e9. Mon scepticisme par rapport \u00e0 sa pr\u00e9sentation des faits reste en fait \u00e0 l'ext\u00e9rieur de mon esprit. Rien n'\u00e9branle cette conviction intime qui me souffle : c'\u00e9tait ainsi ! Donc il faisait toujours beau. Je m'enfon\u00e7ais dans l'herbe au bord du sentier, entre les foug\u00e8res. Cessant parfois de lire, je levais la t\u00eate et regardais les passages de petits nuages blancs dans le \u00ab lac tranquille au-dessus de ma t\u00eate \u00bb. En accord avec le 'climat' allemand de mes lectures j'apprenais, et je m'en suis souvenu tr\u00e8s longtemps, un po\u00e8me de Brecht qui commence ainsi :\n\n _An jenem Tag im blauen Mond September_\n\n _Hell unter einen jungen Pflaumenbaum_\n\n _Da hielt ich sie, die stille bleiche Liebe_\n\n _In meinem Arm wie einen holden Traum._\n\nIl y est question d'amour et d'un amour dont rien ne demeure au souvenir que le souvenir d'un nuage qui passait tr\u00e8s blanc et tr\u00e8s haut, immens\u00e9ment haut dans le ciel.\n\n## \u00a7 30 Le premier signe de ma chute, de ma r\u00e9duction explicite \u00e0 l'\u00e9tat militaire dans le non-grade\n\nLe premier signe de ma chute, de ma r\u00e9duction explicite \u00e0 l'\u00e9tat militaire dans le non-grade qu'est celui de 'deuxi\u00e8me classe' suivit imm\u00e9diatement l'arriv\u00e9e de mon 'ordre de mission' au camp. Je dus abandonner ma chambre coquette de sous-officier s\u00e9dentaire pour me transformer, sans armes mais avec bagage, mon 'paquetage' r\u00e9glementaire, et rev\u00eatir mon uniforme, dans lequel je pris aussit\u00f4t l'air 'emprunt\u00e9' qui faisait rire Sylvia et Lusson, et m'en aller passer la nuit dans une cahute pour 'sous-off' de passage. J'\u00e9tais encore privil\u00e9gi\u00e9 car il n'y avait pas d'endroit pr\u00e9vu pour les moins-que-rien qu'\u00e9taient les soldats aux yeux des chefs de l'arm\u00e9e fran\u00e7aise, des 'feignasses' abrutis, demeur\u00e9s et dangereux. La population \u00e9tant un repaire de 'rouges', il devait bien s'en trouver parmi les recrues, et il convenait de leur montrer qu'on 'les avait \u00e0 l'\u0153il'. Je passai une nuit assez sombre. Je n'avais pas envie, je n'avais aucune envie de m'en aller 'l\u00e0-bas'. Certes le 'l\u00e0-bas' que je devais atteindre avait de rassurant _a priori_ qu'il ne se situait pas dans une r\u00e9gion r\u00e9ellement affect\u00e9e par la guerre. Colomb-B\u00e9char, dans le sud alg\u00e9rien, dans le Sahara mais pas tr\u00e8s en profondeur, plut\u00f4t proche de la lisi\u00e8re du d\u00e9sert. J'y emploierais mes talents de sp\u00e9cialiste du d\u00e9chiffrage des signes caract\u00e9risant grenades, obus et autres munitions. Choix qui tenait compte de ma vie ant\u00e9rieure au fort d'Aubervilliers, puisque tout pr\u00e8s se trouvait le tr\u00e8s r\u00e9cemment inaugur\u00e9 Centre fran\u00e7ais interarm\u00e9es d'essais d'engins sp\u00e9ciaux, preuve de la grande confiance r\u00e9gnant encore dans les hautes sph\u00e8res militaires en la p\u00e9rennit\u00e9 de l'Alg\u00e9rie fran\u00e7aise. Le Centre a surv\u00e9cu jusqu'en 1967. Le nom de Colomb-B\u00e9char a succomb\u00e9 beaucoup plus vite, perdant son 'colomb' pour ne garder que 'b\u00e9char', 'chef-lieu de wilaya', nous dit-on dans le dictionnaire. Ben mon colon ! Qui \u00e9tait ce 'colomb' ? je ne sais. Je r\u00eavai, au cours de mon long voyage, qu'il s'agissait de Christophe, dit Colomb, auteur de l'immortel 'Sapeur Camembert'. Je me r\u00e9confortai vaguement en pensant aux entretiens constants que je promettais d'avoir avec les \u00c9-G-A, \u00c9l\u00e9ments de g\u00e9om\u00e9trie alg\u00e9brique de Grothendieck-Dieudonn\u00e9, seul livre fourr\u00e9 au milieu de mes 'effets militaires', dont j'avais un peu n\u00e9glig\u00e9 la lecture au profit des romans allemands, dans les 'd\u00e9lices de Capoue' du printemps de la for\u00eat de Paimpont-Broc\u00e9liande. La muse de la math\u00e9matique ricanait : Ce ne sont pas tes nymphes et tes f\u00e9es qui t'accompagneront dans le d\u00e9sert pour te r\u00e9conforter dans ton \u00e9preuve. Soit ! Mais ce soir-l\u00e0, suivi, bien tard, de sa nuit d'\u00e9t\u00e9, je n'eus pas le courage de me remettre \u00e0 la s\u00e9v\u00e8re lecture. Je m'en allai en train, montrant de temps \u00e0 autre mon papier, qui me tenait lieu de billet. Je montai, avec quelques autres, dans la cale d'un Nord-2000 qui survola la M\u00e9diterran\u00e9e dont je ne vis rien : pas de hublot pour regarder le paysage. Alger la blanche nous re\u00e7ut. Je m'en fus dans la caserne qui m'\u00e9tait assign\u00e9e pour une unique nuit, dans le quartier de Bab-el-Oued, fameux pour ses 'pieds-noirs'. On me fit faire un tour de garde du soir que je partageai avec un coll\u00e8gue plus aguerri, il \u00e9tait l\u00e0 depuis un bon mois, et qui m'expliqua que les voix qu'on entendait \u00e9taient des insultes qui nous \u00e9taient adress\u00e9es par les habitants, et que les jets de trognons qui tombaient pas tr\u00e8s loin \u00e9taient intentionnels. Il me dit que parfois les projectiles visant les bidasses \u00e9taient plus consistants, mais je n'eus pas l'occasion, heureusement, de l'\u00e9prouver. Sa conclusion \u00e9tait : \u00ab Vivement qu'on se tire. \u00bb Et il ne parlait pas seulement de sa propre 'quille', proche. Entre l'avion et la caserne, j'avais travers\u00e9 le centre de la ville, qui paraissait calme, et j'avais bu dans un caf\u00e9 un 'soda v\u00e9rigoud mandarine'. Une vari\u00e9t\u00e9 qu'on ne trouvait pas \u00e0 Paris, que je n'ai jamais retrouv\u00e9e ensuite. La premi\u00e8re **image-souvenir** que le mot 'mandarine' me propose n'est pas le fruit, et pas non plus l'intellectuel chinois ou le professeur d'universit\u00e9 pendant les '\u00e9v\u00e9nements de 68', mais le caf\u00e9 d'Alger, l'\u00e9t\u00e9 de 1961.\n\n## \u00a7 31 Mon odyss\u00e9e reprit le lendemain et se poursuivit avec une impressionnante lenteur\n\nMon odyss\u00e9e reprit le lendemain et se poursuivit avec une impressionnante lenteur. Dire que je m'en inqui\u00e9tai serait mentir. Je n'avais aucune h\u00e2te d'arriver au terme du voyage. J'avais en fait une assez grande libert\u00e9 de mouvement. Aucune indication de moyens de transport, d'horaires ne m'ayant \u00e9t\u00e9 donn\u00e9e, je me contentai des renseignements plut\u00f4t impr\u00e9cis qu'on me fournit quand je quittai la caserne. Je pris mon temps. Je finis par \u00eatre accept\u00e9 dans un train qui allait dans la bonne direction. Il s'avan\u00e7a paresseusement et, apr\u00e8s avoir tra\u00een\u00e9 une journ\u00e9e enti\u00e8re, me d\u00e9posa dans une sorte de camp avant l'heure du couvre-feu, o\u00f9 on voulut bien m'orienter vers un lit de camp libre dans un poste de garde. \u00c7a se passait dans un coin perdu dont parle Leiris quelque part, mais je n'eus pas l'occasion d'un p\u00e8lerinage litt\u00e9raire. Une lumi\u00e8re tr\u00e8s faible \u00e9clairait la sc\u00e8ne. J'\u00e9tais roul\u00e9 dans une mauvaise couverture sur un sommier m\u00e9tallique d\u00e9glingu\u00e9. Les bidasses de garde se relayaient en fumant, contre tout r\u00e8glement mais sans inqui\u00e9tude. On m'avait pr\u00e9venu des dangers de nature insecto\u00efde, et je supposais que l'endroit devait leur \u00eatre favorable. Je m'\u00e9tais arros\u00e9 d'insecticide et seule une punaise parvint \u00e0 s'insinuer entre ma chemise et mon pantalon me laissant en souvenir une sorte de ceinture rouge de piq\u00fbres qui mit une bonne semaine \u00e0 calmer ses d\u00e9mangeaisons. Vint l'aube, un d\u00e9barbouillage et rasage \u00e0 l'eau froide au-dessus d'une esp\u00e8ce d'auge face \u00e0 un morceau de miroir. Ensuite je m'en allai chercher un train. Ensuite le train partit. Ensuite il arriva et je rejoignis le camp. J'avais employ\u00e9 quatre bonnes journ\u00e9es pour atteindre mon but. Sans doute, en utilisant les erreurs volontaires d'acheminement que ma b\u00eatise naturelle attendue et normale de 'deuxi\u00e8me classe' m'aurait sans doute autoris\u00e9 \u00e0 commettre j'aurais pu mettre deux ou trois jours de plus. Mais je ne tenais pas \u00e0 risquer d'attirer l'attention et l'inconfort des \u00e9tapes \u00e9tait quand m\u00eame un peu trop accentu\u00e9. Je ne m'attendais pas \u00e0 trouver un grand luxe \u00e0 Colomb-B\u00e9char, mais je pensais que ce serait quand m\u00eame supportable. Il faudrait bien que je le supporte. Au moins jusqu'au moment o\u00f9 j'aurais une t\u00e2che, dans un bureau ou un hangar, o\u00f9 avec d'autres bidasses j'\u00e9coulerais le temps qui me restait, dix mois presque. Ce serait fin avril 1962. \u00c0 moins que, d'ici l\u00e0, la paix tant attendue ne se produise et que je ne sois 'rapatri\u00e9' vers la 'm\u00e9tropole' pour ma 'permission lib\u00e9rable', la 'quille', quoi ! La quille \u00e9tait le sujet principal de toutes les conversations. Une des premi\u00e8res questions qu'on se posait quand on se rencontrait quelque part \u00e9tait : \u00ab Et toi, combien au jus ? \u00bb La plupart de ceux que j'avais crois\u00e9s depuis mon arriv\u00e9e sur le sol alg\u00e9rien \u00e9taient bien plus proches de la quille que moi et je me sentais, en leur pr\u00e9sence, redevenu un 'bleu' comme pendant mes classes \u00e0 Montlu\u00e7on. Chaque soldat, je ne veux pas parler des sous-officiers et des officiers, bien entendu, essayait de parvenir \u00e0 la quille dans un bon \u00e9tat physique et moral. Ceux que je rencontrais ne faisaient pas partie d'unit\u00e9s charg\u00e9es du 'maintien de l'ordre' et, sauf lubie brusque des sph\u00e8res \u00e9lev\u00e9es ou heurt grave avec une autorit\u00e9 quelconque, pouvaient raisonnablement esp\u00e9rer, ayant atteint un point o\u00f9 le jour de leur d\u00e9mobilisation, le point J, se trouvait \u00e0 une distance de quelques dizaines d'unit\u00e9s, ne plus risquer de catastrophes. Ils en \u00e9taient \u00e0 J - 80, J - 60, J - 15 m\u00eame, et l'envie se lisait dans les yeux des moins avanc\u00e9s, dans les miens certainement. Pour moi, il n'\u00e9tait pas encore temps m\u00eame de calculer. Si je calculais, et je calculais croyez-moi, c'\u00e9tait silencieusement dans ma t\u00eate. Pour se pr\u00e9parer \u00e0 la quille dont l'approche rendait de plus en plus angoiss\u00e9 et nerveux, l'id\u00e9al \u00e9tait d'\u00eatre plac\u00e9 dans des conditions telles qu'on avait le moins possible d'activit\u00e9s de nature militaire. Cet id\u00e9al, dont on entendait parler d\u00e8s le premier jour de son 'service', se nommait l\u00e0 aussi, comme \u00e0 La Fert\u00e9-Hauterive quand j'\u00e9tudiais les marques des caisses de munitions : 'coincer la bulle'. Les meilleurs 'coinceurs de bulle' \u00e9taient admir\u00e9s. Ils \u00e9taient, aux yeux de leurs camarades, les h\u00e9ros de l'arm\u00e9e fran\u00e7aise en Alg\u00e9rie. Je parle des simples soldats du 'contingent', bien s\u00fbr.\n\n# B\n\n# Deuxi\u00e8me tiers de branche\n\n* * *\n\n## \u00a7 32 J'en ai connu, disciples qui ne se savaient pas disciples du 'soldat Br\u00fb'.\n\nJ'en ai connu, disciples qui ne se savaient pas disciples du 'soldat Br\u00fb'. Sans angoisse apparente, dans les postes de garde, les bureaux, ces 'chambr\u00e9es' en forme de grandes tentes aux confins du Sahara, ils se pr\u00e9paraient au \u00ab dimanche de la vie \u00bb, qui suivrait un retour \u00e0 la vie civile dont ils ne se promettaient rien, m\u00eame pas du malheur, en \u00ab essayant de voir comment le temps passait \u00bb. Apr\u00e8s des mois et des mois dans les franges molles de la guerre coloniale, \u00e0 deux pas de ses violences, mais sans avoir \u00e9t\u00e9 agripp\u00e9s par elle, par suite d'un hasard bureaucratique quelconque, ils \u00e9vitaient m\u00eame d'y penser. Ils \u00e9taient devenus si experts dans l'art supr\u00eame de 'coincer la bulle' qu'ils ne faisaient pas la moindre tentative pour remplir d'une mani\u00e8re autre le temps qu'ils soustrayaient, qu'on leur laissait soustraire, qu'on les obligeait presque \u00e0 soustraire aux choses militaires. Ils ne lisaient pas, ils ne r\u00e9pondaient plus aux lettres venues de l\u00e0-bas, des parents, copains ou fianc\u00e9es. Il ne \u00ab leur restait plus que la vacuit\u00e9 m\u00eame du temps \u00bb. Ils n'\u00e9taient pas non plus visiblement d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9s. Encore moins actifs que Valentin Br\u00fb, qui avait \u00e9t\u00e9, lui, un soldat professionnel, un absolument non-grad\u00e9 de carri\u00e8re, ils ne s'\u00e9taient pas trouv\u00e9 un but provisoire d'existence dans l'observation attentive de l'effacement du temps. Ils n'\u00e9taient pas assez optimistes pour cela. Valentin, en fait, est un optimiste. Il s'applique \u00e0 regarder le temps mouvoir paresseusement la grande aiguille de l'horloge et, s'il ne parvient pas \u00e0 le surprendre en pleine action, si le temps s'obstine \u00e0 son anonymat, \u00e0 son invisibilit\u00e9, il ne se d\u00e9courage pas. Tel le physicien des particules les plus intimement constitutives qui guette la preuve de leur existence 'snarkienne' dans le brouillard des chambres \u00e0 bulles ou dans les tunnels sous montagne creus\u00e9s par le CERN dans les Alpes, Br\u00fb sait que le temps ne peut \u00e9viter de se trahir, par les discontinuit\u00e9s r\u00e9gl\u00e9es qu'il impose \u00e0 la grande aiguille de \u00ab la grande horloge fix\u00e9e au-dessus du magasin de meussieu Poucier \u00bb. Il suit \u00ab la marche de la grande aiguille \u00bb. Il r\u00e9ussit \u00ab \u00e0 la voir sauter une fois, deux fois, trois fois \u00bb, et m\u00eame s'il \u00e9choue \u00e0 faire mieux, \u00ab au bout de deux mois d'application \u00bb, qu'\u00e0 \u00ab parvenir \u00e0 enregistrer trois sauts de l'aiguille \u00bb, ce qu'il a accompli est \u00e9norme, un v\u00e9ritable treizi\u00e8me Travail d'Hercule. Je r\u00e9p\u00e8te : Br\u00fb est un optimiste. L'accent circonflexe de son nom me l'indique. Le dimanche de la vie a \u00e9loign\u00e9 \u00ab de lui tout ce qui est mauvais \u00bb. D'o\u00f9 sa bonne, son \u00e9gale humeur. \u00c0 Colomb-B\u00e9char, les 'brus' du contingent en Alg\u00e9rie, l'\u00e9t\u00e9 1961, et j'en nomme l'esp\u00e8ce en minuscules et sans accent sur la voyelle, ne portaient aux horloges ou aux montres que l'attention minimale n\u00e9cessaire \u00e0 reconna\u00eetre quelques discontinuit\u00e9s r\u00e9gl\u00e9es du temps : les heures de 'soupe', de r\u00e9veil, de couvre-feu, de commencement et de fin de tour de garde... Et ils n'avaient g\u00e9n\u00e9ralement pas besoin de confirmation m\u00e9canique aux signaux que leur horloge int\u00e9rieure leur envoyait pour les avertir, dans chaque cas. Je ne suis pas rest\u00e9 tr\u00e8s longtemps dans le camp ensabl\u00e9 o\u00f9 mon 'ordre de mission' avait fini par me conduire, loin des foug\u00e8res, f\u00e9es, fant\u00f4mes, sentiers, clairi\u00e8res et ruisseaux humides paradisiaques de la for\u00eat de Paimpont, loin de ma famille et de mes amis chers, loin de tout livre aussi, mais j'ai pass\u00e9 l\u00e0 assez de temps cependant pour observer de pr\u00e8s un 'bru' typique. Il est vrai qu'il \u00e9tait tellement typique qu'on ne pouvait manquer de le remarquer. Je le nommerai S., initiale de son nom r\u00e9el. S., comme ces recrues dont j'ai d\u00e9crit les aventures dans la premi\u00e8re partie de la branche pr\u00e9sente, \u00e9tait arriv\u00e9 \u00e0 Colomb-B\u00e9char imm\u00e9diatement apr\u00e8s ses 'trois jours' et ses 'classes', et n'en avait pas boug\u00e9 depuis, c'est-\u00e0-dire depuis vingt-trois mois quand je le rencontrai. Il en \u00e9tait donc \u00e0 J - 50 environ, si je ne me trompe pas. Mais il avait depuis longtemps cess\u00e9 de graver d'encoches le tronc de la 'quille traditionnelle' pendue au pied de son lit.\n\n## \u00a7 33 S. \u00e9tait mon voisin de sable. Il avait un m\u00e9tier dans le civil, dont il ne disait rien ou si peu que je l'ai oubli\u00e9.\n\nS. \u00e9tait mon voisin de sable. Il \u00e9tait assez grand, presque autant que moi. Maigre, pas autant que j'allais le devenir, mais quand m\u00eame assez. Il \u00e9tait brun. Il avait un m\u00e9tier dans le civil, dont il ne disait rien ou si peu que je l'ai oubli\u00e9. Il avait d\u00fb, dans un premier temps, manifester de l'activit\u00e9, ne serait-ce que pour parvenir \u00e0 la perfection dans le 'coincer de bulle' et surtout pour s'incruster dans le bureau o\u00f9 il se trouvait quasiment depuis le d\u00e9but, \u00e0 tamponner de diff\u00e9rents tampons des papiers dont il ne m'expliqua pas le contenu. Je dis qu'il avait d\u00fb \u00eatre actif, dans les commencements, mais je n'en suis m\u00eame pas certain. Peut-\u00eatre avait-il \u00e9t\u00e9 l'objet d'une d\u00e9cision sp\u00e9ciale du hasard. En tout cas, il pr\u00e9sentait \u00e0 l'\u00e9tat absolument pur les caract\u00e9ristiques du 'bru'. Il \u00e9tait am\u00e8ne, pr\u00e9sentait aux minutes, aux heures et aux journ\u00e9es un visage avenant, participait aux conversations, \u00e9coutait sur son transistor les chansons du moment, les nouvelles du moment, les communiquait \u00e0 qui les demandait, mais il ne prenait strictement aucun int\u00e9r\u00eat \u00e0 tout ce remue-m\u00e9nage. Il y avait beaucoup de va-et-vient chez les bidasses du camp. La plupart ne restaient pas tr\u00e8s longtemps. Venus d'un peu partout, de 'm\u00e9tropole' ou d'Alg\u00e9rie, ils repartaient apr\u00e8s une semaine, deux, un mois m\u00eame, vers d'autres destinations aussi improbables, et S., en fait, ne connaissait v\u00e9ritablement aucun de ses voisins. Personne ne restait assez longtemps pour remarquer la singularit\u00e9 de son absolue indiff\u00e9rence, et si j'en ai \u00e9t\u00e9 frapp\u00e9, c'est sans doute \u00e0 cause de l'\u00e9tat mental o\u00f9 je me suis trouv\u00e9, pratiquement d\u00e8s mon arriv\u00e9e, et qui m'a conduit \u00e0 prendre la d\u00e9cision dont je vais parler tr\u00e8s bient\u00f4t. Parce que S. \u00e9tait tel que je dis, parce qu'il \u00e9tait mon voisin de droite pendant tout mon s\u00e9jour et qu'il n'y avait personne \u00e0 ma gauche puisque j'\u00e9tais en bout de rang\u00e9e, j'ai pu r\u00e9ussir ce que j'avais d\u00e9cid\u00e9 de faire sans qu'il intervienne. Je ne veux pas dire que son attitude \u00e9tait simplement la cons\u00e9quence d'une l\u00e9g\u00e8re d\u00e9bilit\u00e9 intellectuelle. Il \u00e9tait loin d'\u00eatre idiot. Il n'avait pas fait d'\u00e9tudes au-del\u00e0 du baccalaur\u00e9at, mais il s'exprimait correctement. Donc. Son 'bruisme' n'\u00e9tait pas ostentatoire, m\u00eame s'il \u00e9tait, chose que j'ignore, le r\u00e9sultat d'une d\u00e9cision prise \u00e0 un moment n\u00e9cessairement fort ancien de son s\u00e9jour au camp. En fait, je n'ai pas cherch\u00e9 \u00e0 le savoir, trop pr\u00e9occup\u00e9 de ma propre situation, et je regrette \u00e9videmment aujourd'hui, apr\u00e8s l'avoir regrett\u00e9 peu de temps apr\u00e8s mon retour \u00e0 la vie civile, de n'avoir pas fait d'efforts pour mieux comprendre son attitude. On me dira, et je l'admets volontiers, que son \u00e9tat devait \u00eatre s\u00e9rieusement pathologique, et je compte bien, en vue d'une incise destin\u00e9e \u00e0 l'entre-deux-branches 3-5, interroger Laurence \u00e0 son sujet, en lui exposant le 'cas'. Au moment m\u00eame, je ne fus frapp\u00e9 que par la bizarrerie de sa situation, plus d'ailleurs que de son attitude, dont la singularit\u00e9 ne m'apparut v\u00e9ritablement que longtemps apr\u00e8s, quand je repensai aux trois ou quatre semaines de ma fr\u00e9quentation de S. Je me suis \u00e9videmment demand\u00e9 quelle avait pu \u00eatre sa r\u00e9action aux circonstances extr\u00eamement diff\u00e9rentes que sa d\u00e9mobilisation l'avait forc\u00e9ment amen\u00e9 \u00e0 affronter, une fois la quille venue. Civil, il avait habit\u00e9 Vitr\u00e9, non loin de Rennes. D\u00e9tail que j'ai retenu \u00e0 cause de la voix criarde que j'ai rappel\u00e9e plus haut, offrant dans la nuit hivernale des sandwichs aux voyageurs du train que je prenais pour aller \u00e0 Rennes et qui ne manque pas de se rappeler \u00e0 moi chaque fois que le nom de la ville surgit quelque part, \u00e0 mon oreille, \u00e0 ma vue ou \u00e0 mon souvenir. Vitr\u00e9 \u2013 S. ; et r\u00e9ciproquement S., d'o\u00f9 Vitr\u00e9. J'ai dans la t\u00eate, je dirais \u00ab aux bords de ma m\u00e9moire \u00bb, qu'il me dit une fois quelque chose sur son m\u00e9tier, mais je n'arrive pas \u00e0 extirper de l'oubli cette donn\u00e9e. Il m'est venu un jour, il y a une vingtaine d'ann\u00e9es, l'id\u00e9e qu'il avait tout simplement une activit\u00e9 occulte, qu'il \u00e9tait un espion des renseignements militaires, ou un trafiquant dans une mafia trafiquante quelconque comme il en fleurissait en des temps tellement troubl\u00e9s. Cela aurait expliqu\u00e9 (?) l'anomalie de son inamovibilit\u00e9, mais je ne le pense pas r\u00e9ellement.\n\n## \u00a7 34 Je n'ai rien dit de la chaleur. La chaleur incessante. L'uniforme lourd du bidasse. L'eau pour les ablutions rare, froide sans rafra\u00eechir.\n\nJe n'ai rien dit de la chaleur. La chaleur incessante. L'uniforme lourd du bidasse. L'eau pour les ablutions rare, froide sans rafra\u00eechir. Il y avait du chaud \u00e0 Alger. Mais la chaleur d'Alger n'\u00e9tait rien \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de celle du camp de Colomb-B\u00e9char. Une chaleur du m\u00eame type que celle de Reggane. Mais \u00e0 Reggane c'\u00e9tait l'hiver, \u00e0 B\u00e9char le plein \u00e9t\u00e9. \u00c0 Reggane je passais une grande partie de mon temps \u00e0 l'abri de la chaleur, dans un b\u00e2timent 'en dur' climatis\u00e9, puisqu'il contenait des officiers. \u00c0 Reggane je n'\u00e9tais rest\u00e9 que quelques jours, deux semaines au plus. L\u00e0 je serais enferm\u00e9 pendant pr\u00e8s de dix mois. Long. Tr\u00e8s long. Une fois connue mon affectation et plus ou moins pr\u00e9cis\u00e9ment la nature des choses dont on s'occupait dans le coin, je m'\u00e9tais imagin\u00e9 que je serais orient\u00e9 vers un bureau semblable \u00e0 celui de Reggane. J'y ferais quelques calculs. J'attendrais la quille, comme tout le monde, 'dans le calme et la dignit\u00e9'. Relative. Je me replongerais dans les splendeurs de la th\u00e9orie des sch\u00e9mas, dans l'inimitable prose p\u00e9dante de Dieudonn\u00e9, avec ses fioritures num\u00e9rologiques : \u00ab 1.1.12.23 : th\u00e9or\u00e8me. 1.1.12.23.1 : corollaire. 1.1.12.23.2 : scholie... \u00bb De temps en temps, une lettre de Sylvia, de ma m\u00e8re, quelque carte postale d'amis. La routine du 'deuxi\u00e8me classe', quoi ! On m'avait assign\u00e9 un lit, dans une des nombreuses tentes-chambr\u00e9es du camp, tr\u00e8s vaste. Le r\u00e9fectoire \u00e9tait loin, sous le soleil. Les points d'eau, pas proches. Les lavabos tout l\u00e0-bas, d\u00e9gueulasses, comme le reste. Laver son linge, une \u00e9preuve. Du sable, encore du sable, toujours du sable. Odeur de sable. Puanteur de midi. Des poubelles. De l'aube. \u00c9toiles ironiques pures dans le ciel de nuit. On m'avait mis l\u00e0, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de S. Puis rien. J'attendais. Une autre hypoth\u00e8se se pr\u00e9senta \u00e0 mon esprit, apr\u00e8s trois jours d'attente : que je n'allais pas \u00eatre occup\u00e9, comme je croyais, \u00e0 des calculs, mais, selon ma sp\u00e9cialit\u00e9 de sp\u00e9cialiste de mat\u00e9riel, \u00e0 nomenclaturer des caisses de munitions vari\u00e9es. Puis une id\u00e9e encore moins rose, ou plut\u00f4t d'un gris plus accentu\u00e9 me vint, mon pessimisme oisif faisant des progr\u00e8s de plus en plus rapides : que je n'allais pas devoir classer des paperasses concernant obus ou grenades, mais tout simplement \u00eatre affect\u00e9 \u00e0 de la manutention. D\u00e9placer des caisses sous le soleil, vider des camions sous le soleil, transporter des monceaux d'emballages lourds d'un point \u00e0 un autre d'un hangar m\u00e9tallique immense chauff\u00e9, surchauff\u00e9 par le soleil. Mon moral en prit un nouveau coup. J'\u00e9tais arriv\u00e9 pas mal \u00e9puis\u00e9 du voyage. Je ne me sentais pas tr\u00e8s bien. S. ne m'\u00e9tait pas d'un grand secours. Il ne me connaissait pas. Il avait sa niche, il ne s'int\u00e9ressait pas au reste. La plupart de ceux qui passaient une ou deux nuits dans la m\u00eame chambr\u00e9e \u00e9taient ou des arrivants ou des partants en fin de service militaire. Dans le premier cas, ils ne savaient rien. Dans le second, ils ne voulaient plus en entendre parler. Ils ne se pr\u00e9occupaient que des modalit\u00e9s de leur 'lib\u00e9ration'. Malgr\u00e9 l'\u00e9touffement de la chaleur je serais bien rest\u00e9 au pieu \u00e0 m'inqui\u00e9ter, \u00e0 coincer une bulle angoiss\u00e9e, mais S., gentiment, m'avertit qu'il valait mieux pas. Il y avait des tours de garde dans le camp, comme dans tous les camps, toutes les casernes, en diff\u00e9rents points consid\u00e9r\u00e9s comme devant \u00eatre gard\u00e9s, et l'adjudant, qui avait toujours besoin de 'volontaires' et pas le temps ni l'envie de faire des plans nominatifs avec un cheptel perp\u00e9tuellement mouvant comme celui dont je faisais partie, avait l'habitude de faire un tour dans la matin\u00e9e pour r\u00e9quisitionner ceux qui se trouvaient l\u00e0 \u00e0 rien faire, n'avaient donc pas d'emploi du temps pr\u00e9cis et constituaient un b\u00e9tail de choix. Il me conseilla de passer la journ\u00e9e dehors, en ayant l'air d'aller d'un endroit pr\u00e9cis \u00e0 un autre endroit pr\u00e9cis, en \u00e9vitant le plus possible les rencontres de grad\u00e9s pour \u00e9viter tout salut et toute question \u00e9ventuelle, et cela au moins jusqu'\u00e0 l'heure de la bouffe de midi. Il 'm'enseigna', comme on dit en Languedoc, quelques endroits o\u00f9 il y avait de l'air presque frais. Apr\u00e8s midi, on ne risquait plus rien. La liste des heureux b\u00e9n\u00e9ficiaires de la garde serait d\u00e9j\u00e0 boucl\u00e9e. L'adjudant aurait pris sa jeep et serait parti vers l'oasis. Lui-m\u00eame, S., n'avait jamais de tour de garde. Encore un myst\u00e8re, que je n'ai pas eu le temps d'\u00e9claircir.\n\n## \u00a7 35 Je n'avais rien _a priori_ contre l'id\u00e9e d'une nuit '\u00e0 la belle \u00e9toile'.\n\nJe n'avais rien _a priori_ contre l'id\u00e9e d'une nuit '\u00e0 la belle \u00e9toile'. Mais les conditions d'une nuit de garde ne m'attiraient pas, pas du tout. Avoir un fusil sur le dos, un casque, faire des saluts aux patrouilles _and so on and so on_ , quelle barbe ! Je me promenais donc, mon calot kaki de traviole sur la t\u00eate, de-ci, de-l\u00e0, avec des arr\u00eats plus ou moins longs au 'foyer', ne restant jamais tr\u00e8s longtemps au m\u00eame endroit pour ne pas attirer l'attention, comme S. me l'avait conseill\u00e9. Tr\u00e8s bon conseil. Je mangeais peu. La nourriture n'\u00e9tait pas bonne, pas spectaculairement d\u00e9gueulasse, mais pas attirante du tout. Et il faisait une de ces chaleurs, dans le r\u00e9fectoire immense ! Et il y avait une odeur. Et il y avait du sable dans la mangeaille. Tout \u00e7a tr\u00e8s banal. Je mangeais peu parce que je n'avais pas faim. Je n'avais pas faim parce qu'il faisait tr\u00e8s chaud. Parce que ce qui m'\u00e9tait propos\u00e9 comme nourriture n'\u00e9tait gu\u00e8re app\u00e9tissant. Mais la raison principale de ma quasi-abstention \u00e9tait que je m'inqui\u00e9tais. L'incertitude me taraudait. Les jours passant, et les nuits, mon inqui\u00e9tude grandissait. Il me semblait qu'on m'avait oubli\u00e9. On aurait d\u00fb depuis longtemps me faire savoir o\u00f9 je devais aller, pour y faire quelque chose. Mais je n'osais pas aller l\u00e0 o\u00f9 j'avais abouti quand j'\u00e9tais arriv\u00e9, de peur de d\u00e9couvrir que j'aurais d\u00fb y aller beaucoup plus t\u00f4t, et par cons\u00e9quent que je m\u00e9ritais une punition. Et plus le temps passait, plus j'avais peur de tenter de me renseigner, plus je me persuadais que j'\u00e9tais en faute. En m\u00eame temps, je sentais que, si j'\u00e9tais en faute, plus je tardais plus ma faute serait s\u00e9rieuse. Je devais donc absolument y aller. Mais j'avais de plus en plus peur d'y aller. J'\u00e9tais une sorte d'\u00e2ne de Buridan de deuxi\u00e8me classe. Mais jour apr\u00e8s jour je choisissais la solution de l'abstention. S., que j'interrogeai, ne parut pas inquiet de mon sort. Il est vrai que rien ne l'inqui\u00e9tait. Son absence d'inqui\u00e9tude ne me rassurait donc pas beaucoup. Il me disait que quand ils auraient besoin de m'envoyer quelque part faire ce pour quoi on m'avait amen\u00e9 l\u00e0, ils me trouveraient facilement et ils ne se pr\u00e9occuperaient pas du tout de ce que j'avais fait pendant le temps o\u00f9 j'attendais. Un beau jour ils enverraient quelqu'un me dire d'aller \u00e0 tel ou tel endroit. Ils avaient mon adresse dans le camp. Et voil\u00e0. Il parlait raisonnablement, je le sentais bien, mais avec une telle indiff\u00e9rence qu'il ne me rassurait pas du tout. En quoi j'avais sans doute tort. Mais j'\u00e9tais de moins en moins capable de surmonter la croissance de mon inqui\u00e9tude qui petit \u00e0 petit devenait une vraie angoisse. J'\u00e9tais fatigu\u00e9. J'avais chaud. Je n'avais pas faim. Je mangeais tr\u00e8s peu. Je ne parvenais pas \u00e0 travailler, m\u00eame pas \u00e0 ouvrir mon livre de g\u00e9om\u00e9trie alg\u00e9brique. Je pensais de plus en plus et avec de plus en plus de nostalgie aux charmes frais de la vie familiale. Pens\u00e9es dangereuses sous ces latitudes. La nuit je voyais des ruisseaux. Je me r\u00e9citais Desnos : \u00ab Baignade dans les ruisseaux froids \/ comme un fil de rasoir. \u00bb Ou bien je m'imaginais nageant en mer, loin des c\u00f4tes, allong\u00e9 sur le dos, sentant la pulsation chaude d'une M\u00e9diterran\u00e9e tranquille, dans une crique, dans une baie. Je me promenais la nuit dans la garrigue, assi\u00e9g\u00e9 par l'odeur du thym. M\u00e9lancoliquement mon esprit faisait la planche. De plus il m'\u00e9tait impossible d'aller voir si du courrier \u00e9tait arriv\u00e9 pour moi. Du courrier ne pouvait pas \u00eatre venu jusqu'\u00e0 moi parce que je n'avais pas envoy\u00e9 mon adresse, puisqu'en fait je l'ignorais. C'est vrai. J'ignorais mon adresse postale. Je n'avais pas cherch\u00e9 \u00e0 la conna\u00eetre et je n'avais pas \u00e9crit, car pour \u00e9crire j'aurais d\u00fb aller l\u00e0 o\u00f9 j'avais peur d'aller. De toute fa\u00e7on le courrier n'allait pas bien vite. Je me sentais coup\u00e9 de tout et de tous. J'\u00e9tais fatigu\u00e9. Une semaine passa. Une deuxi\u00e8me semaine commen\u00e7a. J'avais r\u00e9ussi \u00e0 \u00e9viter toute mauvaise rencontre, mais je sentais que \u00e7a ne pourrait pas durer comme \u00e7a \u00e9ternellement. Sinon je risquais de ne m\u00eame pas pouvoir \u00eatre d\u00e9mobilis\u00e9. 'Inconnu au bataillon', je serais condamn\u00e9 \u00e0 errer dans le camp pendant des ann\u00e9es. Il fallait que je fasse quelque chose. Il fallait que je fasse quelque chose. Quelque chose. Oui, mais quoi ?\n\n## \u00a7 36 Il me fallait rompre avec la routine d\u00e9sesp\u00e9rante dans laquelle je m'engluais.\n\nIl me fallait rompre avec la routine d\u00e9sesp\u00e9rante dans laquelle je m'engluais. Un sursaut. Il fallait que je fasse moi-m\u00eame quelque chose pour amener un changement dans ma situation, puisque aucun changement ne s'annon\u00e7ait de l'ext\u00e9rieur. Un jour, vers le d\u00e9but de ma deuxi\u00e8me semaine de s\u00e9jour, j'eus une illumination. Une id\u00e9e folle. Elle me vint en plein milieu d'une matin\u00e9e. Je sortais d'un hangar o\u00f9 je m'\u00e9tais r\u00e9fugi\u00e9 quelques minutes pour \u00e9viter une escouade de 'grad\u00e9s' qui se profilait \u00e0 l'horizon. Je fis quelques pas au soleil, le soleil inexorable qui me tombait exactement dessus, avec son insistance famili\u00e8re et son parfait d\u00e9dain du confort des soldats. Le hangar avait \u00e9t\u00e9 plein d'une grande ombre noire, et l'air gav\u00e9 de lumi\u00e8re de l'ext\u00e9rieur me heurta le front de son coup de poing. J'eus un \u00e9blouissement et je me retrouvai assis par terre. Je n'\u00e9tais pas \u00e9vanoui, mais je n'\u00e9tais pas tr\u00e8s fringant non plus. \u00c0 force de tr\u00e8s peu me nourrir par manque \u00e0 peu pr\u00e8s total d'app\u00e9tit, je commen\u00e7ais \u00e0 \u00eatre faible. En me relevant, je pensai d'abord que, si je m'\u00e9tais franchement \u00e9vanoui, on m'aurait emmen\u00e9 \u00e0 l'infirmerie du camp et rapatri\u00e9 comme inapte au Sahara. Cette id\u00e9e me fit sourire int\u00e9rieurement. Je savais bien qu'en fait de rapatriement on me rapetasserait avec un ou deux jours de lit et on me renverrait dans ma tente. Je pensai : \u00ab _Wishful thinking_ , Roubaud ! Reviens sur terre ! \u00bb \u00c0 ce moment l'id\u00e9e, l'ID\u00c9E, fit son apparition dans mon esprit. L'ID\u00c9E PURE, TRANSCENDANTE, SUBLIME. Je ne voulais pas rester l\u00e0. Je ne pouvais plus rester l\u00e0. C'\u00e9tait impossible. Conclusion claire et nette de l'examen de ma situation. Je voulais revenir en France, au sein de ma famille. Revoir non mon petit village et de ma pauvre maison fumer la chemin\u00e9e, mais le neuvi\u00e8me arrondissement de Paris, et le premier \u00e9tage du 56 rue Notre-Dame-de-Lorette. Chez moi. Chez nous. J'en avais rien \u00e0 fiche de leur truc. Je voulais qu'on me renvoie, qu'on me rapatrie, qu'on me vire du Sahara, qu'on me refourre dans un Nord-2000 direction Marseille vite fait bien fait. Pour cela il fallait que mon \u00e9tat soit tel que la solution que je d\u00e9sirais s'impose. J'avais failli m'\u00e9vanouir de chaleur, de faiblesse, d'\u00e9blouissement sous la violence du soleil. Eh bien, il fallait que je m'\u00e9vanouisse pour de bon, et s\u00e9rieusement. Si j'avais eu cet \u00e9blouissement, si j'avais \u00e9t\u00e9 proche de m'\u00e9vanouir, c'est que j'\u00e9tais affaibli par la fatigue, le manque de nourriture, sans oublier le souci, le d\u00e9go\u00fbt et le 'moral \u00e0 z\u00e9ro'. Je devais continuer, consciemment, volontairement, dans la m\u00eame direction. Je devais prendre en main ma destin\u00e9e. Sentiment exaltant. Je devais continuer \u00e0 ne pas m'alimenter, ou presque pas, \u00e0 marcher longuement dans le camp, et, loin de rechercher l'ombre, cultiver au contraire le plein soleil, etc. \u00c0 ce moment, je sentis qu'il y avait urgence. D'un jour \u00e0 l'autre on pouvait venir me chercher pour me faire faire ce qu'on avait pr\u00e9vu de me faire faire et je serais alors presque constamment sous surveillance. Donc je devais imm\u00e9diatement... ME METTRE EN GR\u00c8VE DE LA FAIM. Aussit\u00f4t pens\u00e9e, l'id\u00e9e de gr\u00e8ve m'envahit. Je serais en gr\u00e8ve de la faim. Mon \u00e9tat de sant\u00e9 se d\u00e9t\u00e9riorerait rapidement. Il serait impossible de me laisser en ce lieu. On me renverrait en France. Je r\u00e9fl\u00e9chis alors \u00e0 un probl\u00e8me grave : il \u00e9tait essentiel que le caract\u00e8re volontaire de mes actions soit ignor\u00e9 des autorit\u00e9s et, pour atteindre \u00e0 ce but, qu'il soit en fait ignor\u00e9 de tous. Autrement dit : GR\u00c8VE DE LA FAIM CLANDESTINE ! Les mots 'gr\u00e8ve' et 'clandestine', foyers de cette expression, avaient dans mon esprit une forte connotation positive, \u00e9voquant la guerre et les luttes ouvri\u00e8res. Mais je devais \u00eatre aussi prudent qu'un r\u00e9sistant sous l'occupation nazie. Car si quelqu'un en venait \u00e0 \u00e9prouver le moindre soup\u00e7on sur mon intention r\u00e9elle, les cons\u00e9quences risquaient d'\u00eatre particuli\u00e8rement d\u00e9sagr\u00e9ables. Les circonstances \u00e9tant ce qu'elles \u00e9taient, on ne plaisanterait pas avec ce qui appara\u00eetrait comme une forme sournoise, insidieuse, d'insoumission. Particuli\u00e8rement en ces temps de guerre coloniale. Prudence, prudence ! Je me sentis tout de suite beaucoup mieux. J'avais un but. D'une grande puret\u00e9. Original. Je rentrai m'allonger sur mon lit et r\u00e9fl\u00e9chir aux modalit\u00e9s. La premi\u00e8re d\u00e9cision \u00e9tait la plus simple : plus du tout de nourriture. Comme je n'\u00e9tais pas totalement fou, j'\u00e9cartai l'id\u00e9e de cesser aussi de boire. Je risquais, j'en \u00e9tais conscient, une d\u00e9t\u00e9rioration s\u00e9rieuse de ma sant\u00e9, mais je n'avais pas l'intention de me suicider. J'avais pris l'habitude, pour \u00e9viter d'avoir \u00e0 r\u00e9fl\u00e9chir, d'aller au r\u00e9fectoire toujours \u00e0 la m\u00eame heure et de m'asseoir \u00e0 la m\u00eame table, ce qui fait que je connaissais vaguement de vue quelques-uns des 'deuxi\u00e8me classe' qui y venaient aussi routini\u00e8rement. J'avais m\u00eame parl\u00e9 un peu avec eux. Je d\u00e9cidai de rompre avec cette routine. Tant que je n'aurais pas atteint mon but, je n'irais plus jamais au r\u00e9fectoire deux fois de suite \u00e0 la m\u00eame heure et au m\u00eame endroit. Dans ces conditions, mon abstention totale passerait ais\u00e9ment inaper\u00e7ue.\n\n## \u00a7 37 S. m'avait bien recommand\u00e9 de passer le moins de temps possible dans la tente pendant les heures ouvrables\n\nS. m'avait bien recommand\u00e9 de passer le moins de temps possible dans la tente pendant les heures ouvrables, afin d'\u00e9viter d'\u00eatre alpagu\u00e9 par l'adjudant qui me fourguerait sans aucun doute sur le camp quelques gardes de b\u00e2timent, de jour ou m\u00eame de nuit. Donc, deuxi\u00e8me d\u00e9cision : rester au contraire le plus possible sur place afin d'h\u00e9riter d'une ou plusieurs gardes qui ne manqueraient pas d'apporter \u00e0 mon \u00e9tat des am\u00e9liorations spectaculaires dans le sens de la d\u00e9t\u00e9rioration. La troisi\u00e8me d\u00e9cision que je pris concernait l'attitude qu'il me faudrait prendre, et de mani\u00e8re constante, une fois mon \u00e9tat apparu au grand jour, vis-\u00e0-vis des questions qui me seraient pos\u00e9es. Je conclus presque imm\u00e9diatement qu'il n'y en avait qu'une de possible : je ne savais pas ce qui m'arrivait. Je me lan\u00e7ai dans cette entreprise assez \u00e9trange sans \u00eatre aucunement assur\u00e9 de son succ\u00e8s, mais ayant commenc\u00e9 je n'eus pas un instant la tentation de revenir en arri\u00e8re. J'avais deux atouts : 1) j'\u00e9tais pratiquement isol\u00e9 dans le camp ; 2) j'\u00e9tais un simple soldat. L'int\u00e9r\u00eat que l'autorit\u00e9 militaire portait au bien-\u00eatre et \u00e0 la sant\u00e9 de ce genre d'\u00eatres \u00e9tait extr\u00eamement proche de z\u00e9ro. Le seul point faible \u00e9ventuel de mon dispositif \u00e9tait S. Je suis \u00e0 peu pr\u00e8s certain qu'il devina mon intention. Mais il ne laissa rien para\u00eetre et se comporta exactement comme il se serait comport\u00e9 s'il n'en avait eu aucune id\u00e9e. On s'affaiblit rapidement quand on ne se nourrit pas. Et je ne partais pas d'un \u00e9tat de sant\u00e9 flamboyant. J'eus assez vite des difficult\u00e9s \u00e0 marcher, \u00e0 me rendre au r\u00e9fectoire... mais je fis tr\u00e8s attention \u00e0 ne pas me laisser aller \u00e0 des manifestations pr\u00e9matur\u00e9es de faiblesse. Je fus bien s\u00fbr surpris par l'adjudant, comme je l'avais pr\u00e9vu, et me vis attribuer trois gardes nocturnes successives. Monter la garde avec tout le fourbi guerrier que cela comporte quand on est \u00e0 jeun depuis d\u00e9j\u00e0 deux jours n'est pas une exp\u00e9rience tr\u00e8s agr\u00e9able. J'eus du mal \u00e0 rester debout. La deuxi\u00e8me nuit plus que la premi\u00e8re. Or le sergent qui commandait le poste \u00e9tait un brave homme. Il vit que je n'\u00e9tais pas dans mon assiette et, au lieu de m'engueuler, il me fit asseoir, me disant de me reposer et de ne pas m'en faire. J'en fus heureux car je voulais avancer le plus possible dans la voie de l'inanition avant que mon \u00e9tat ne soit d\u00e9cel\u00e9. Le deuxi\u00e8me soir je m'\u00e9vanouis carr\u00e9ment. Je me retrouvai \u00e0 l'infirmerie, dis que je ne savais pas ce qui s'\u00e9tait pass\u00e9, sans doute le soleil. Je dormis quelques heures, d\u00e9clarai que j'allais beaucoup mieux et retournai m'allonger sur mon pieu. La troisi\u00e8me fois fut la bonne. Du moins celle qui acheva la premi\u00e8re phase. \u00c9vanoui \u00e0 nouveau et incapable de tenir sur mes jambes le lendemain \u00e0 l'infirmerie, j'attirai cette fois l'attention d'un m\u00e9decin militaire, pr\u00e9venu par un infirmier inquiet de mon \u00e9tat. Je crois que j'avais d\u00fb pas mal d\u00e9lirer pendant la nuit. J'\u00e9tais faible. Pas de doute. J'\u00e9tais faible, je n'avais pas mang\u00e9 depuis un bon bout de temps mais je n'avais pas faim. J'avais d\u00e9j\u00e0 maigri assez s\u00e9rieusement mais j'\u00e9tais dans un \u00e9tat, en somme, presque euphorique. Je r\u00e9pondis aux questions du docteur, un capitaine, avec beaucoup de sinc\u00e9rit\u00e9, de bonne volont\u00e9, indiquant mon incompr\u00e9hension des \u00e9v\u00e9nements et que je souhaitais sortir de l'infirmerie au plus vite. Un examen plut\u00f4t superficiel ne r\u00e9v\u00e9la rien de bien grave. Apr\u00e8s deux ou trois jours de repos, tout irait bien. Bien s\u00fbr, \u00e7a n'alla pas mieux. Pas du tout. J'avais de l'appr\u00e9hension quant \u00e0 la poursuite de mon abstention stricte de nourriture. L'infirmier de nuit qui avait attir\u00e9 l'attention du m\u00e9decin capitaine sur mon cas me paraissait devoir \u00eatre un individu des plus dangereux. Mais en fait, il avait fini son tour de garde et \u00e9tait parti sans doute dans une autre salle de la vaste infirmerie et je ne le revis plus. Quand je revis le docteur, en revanche, j'\u00e9tais dans un s\u00e9rieux \u00e9tat. Le jour m\u00eame je me retrouvai \u00e0 l'h\u00f4pital. Un colonel vint me voir. Il examina mon dossier, me regarda attentivement sans un mot et s'en alla.\n\n## \u00a7 38 Le lendemain je quittai Colomb-B\u00e9char en avion et en civi\u00e8re.\n\nLe lendemain je quittai Colomb-B\u00e9char en avion et en civi\u00e8re. De l'avion puis de la civi\u00e8re on me d\u00e9versa dans un lit. Pas \u00e0 Paris, h\u00e9las. \u00c0 Alger. H\u00f4pital Maillot. Pour un coup rat\u00e9, c'\u00e9tait un coup rat\u00e9. En r\u00e9alit\u00e9, je n'avais pas r\u00e9fl\u00e9chi tellement \u00e0 la suite. J'avais voulu quitter le Sahara. J'avais quitt\u00e9 le Sahara. J'\u00e9tais dans un \u00e9tat pas brillant. J'avais maigri de je ne sais combien de kilos. Je ne tenais presque plus debout sur mes jambes. Je restais toutes les journ\u00e9es et les nuits quasiment immobile \u00e0 r\u00eavasser, \u00e0 halluciner. Je n'avais pas faim le moins du monde. Il ne me fallut pas longtemps en observant mon voisinage et en \u00e9coutant plus ou moins les conversations autour de moi pour saisir que le colonel, en l'absence de toute maladie r\u00e9pertori\u00e9e, avait d\u00e9cid\u00e9 que j'\u00e9tais fou. Pas un fou d\u00e9finitif peut-\u00eatre ; un fou sans doute provisoire, \u00e0 cause de la chaleur, du soleil ayant frapp\u00e9 tr\u00e8s s\u00e9v\u00e8rement le sommet de mon cr\u00e2ne pas trop garni de cheveux. En tout cas, j'\u00e9tais militairement inutilisable pour le moment. Il m'avait donc envoy\u00e9 chez les fous. Les psychiatres du coin s'occuperaient de moi et lui, serait d\u00e9barrass\u00e9 de ma pr\u00e9sence. Dans une 'chambre' plut\u00f4t encombr\u00e9e il y avait diff\u00e9rentes esp\u00e8ces de 'fous'. Leur caract\u00e9ristique commune \u00e9tait d'\u00eatre relativement calmes et inoffensifs. Pas besoin de costauds pour ma\u00eetriser des excit\u00e9s pris de crises. De crises r\u00e9elles ou simul\u00e9es. Car il ne faudrait pas oublier que la 'sale guerre' avait encore quelques mois \u00e0 vivre et personne n'aurait vraiment pari\u00e9 sur une fin proche. Il s'ensuit que, parmi les 'fous' mes compagnons, il y en avait bien quelques-uns qui avaient voulu \u00e9chapper \u00e0 une situation devenue pour eux moralement insupportable. C'\u00e9tait le cas de mon voisin de droite, un \u00e9tudiant en droit, de p\u00e8re fran\u00e7ais et de m\u00e8re alg\u00e9rienne, enr\u00f4l\u00e9 automatiquement dans une unit\u00e9 de maintien de l'ordre muscl\u00e9 du c\u00f4t\u00e9 de Tizi-Ouzou. Il n'y \u00e9tait pas all\u00e9 par quatre chemins. Il s'\u00e9tait taillad\u00e9 les deux poignets, profond\u00e9ment et avec d\u00e9cision. L'inqui\u00e9tude le rongeait : qu'allait-on faire de lui ? Peu de temps auparavant, dans une tentative particuli\u00e8rement stupide de renverser le cours des choses, les paras fran\u00e7ais avaient saut\u00e9 sur Bizerte, en Tunisie. L'un d'eux, qui avait rencontr\u00e9 une grenade avec sa t\u00eate, bien que d\u00e9clar\u00e9 en pleine forme par le m\u00e9decin de son r\u00e9giment, en avait gard\u00e9 des douleurs internes au cr\u00e2ne accompagn\u00e9es d'\u00e9clairs et d'\u00e9blouissements fulgurants qui le faisaient hurler toutes les deux heures environ et qui, \u00e0 mon humble avis, \u00e9taient parfaitement authentiques et n'annon\u00e7aient rien de bon pour la suite. En face de moi, un paysan de Kabylie, qui n'avait aucune marque physique de blessure, r\u00e9p\u00e9tait de mani\u00e8re ininterrompue un discours pas tr\u00e8s simple \u00e0 suivre o\u00f9 il \u00e9tait question de l'adjudant qui avait eu tort qui n'avait pas \u00e9t\u00e9 gentil qui n'aurait pas d\u00fb, il le lui avait dit mais il ne l'avait pas \u00e9cout\u00e9, l'ensemble du discours durait \u00e0 peu pr\u00e8s deux minutes, il y avait ensuite trois minutes de silence et il reprenait ; exactement dans les m\u00eames termes. Je crois que, si on ne l'avait pas gav\u00e9 de potions dormitives, il ne se serait m\u00eame pas arr\u00eat\u00e9 pendant la nuit. Il parlait lentement d'un ton tra\u00eenard et geignard, assis au pied de son lit, sans regarder personne, pas m\u00eame moi qui \u00e9tais juste au bout de son regard. Nul n'arrivait \u00e0 entrer en conversation avec lui. Entre deux s\u00e9ances de ces entretiens avec un psychiatre o\u00f9 on me transportait, l'infirmier qui soutenait mes pas chancelants me r\u00e9v\u00e9la que ce brave gar\u00e7on un beau matin, sans aucune raison apparente, avait \u00e9gorg\u00e9 son adjudant. Comme il \u00e9tait gar\u00e7on boucher de son \u00e9tat, il avait fait \u00e7a proprement, et il avait m\u00eame essuy\u00e9 le couteau. Cette histoire semblait plaire tout sp\u00e9cialement \u00e0 l'infirmier. J'avais recommenc\u00e9 \u00e0 m'alimenter tr\u00e8s l\u00e9g\u00e8rement, toujours dans le but de ne pas trahir ma strat\u00e9gie, mais en fait je n'avais pas, mais pas du tout faim. Je devais me forcer \u00e0 ingurgiter de la soupe ou de la pur\u00e9e. J'en avais la naus\u00e9e, j'avalais avec peine et je continuais vraisemblablement \u00e0 m'affaiblir.\n\n## \u00a7 39 J'oscillais entre la somnolence, l'angoisse et une sorte d'euphorie optimiste.\n\nJ'oscillais entre la somnolence, l'angoisse et une sorte d'euphorie optimiste. Mon cas n'\u00e9tait pas extr\u00eame. Il n'\u00e9tait pas clair non plus. Nul jusqu'alors n'avait sembl\u00e9 me soup\u00e7onner d'intentions hostiles \u00e0 l'ordre militaire. Mais je n'arrivais pas \u00e0 imaginer la suite. Il est vrai que je sentais bien que je ne pourrais pas continuer longtemps dans la m\u00eame voie sans risquer des dommages graves pour ma sant\u00e9 ult\u00e9rieure. Mais je ne voulais pas capituler. Je fus en fait rapidement fix\u00e9. J'eus un premier 'entretien' avec un m\u00e9decin militaire. C'\u00e9tait un commandant. Il me posa quelques questions anodines, prit quelques notes et me renvoya \u00e0 mon lit. On me fit deux ou trois analyses. Trois jours apr\u00e8s, je fus de nouveau convoqu\u00e9 pour examen. Je me trouvai cette fois en pr\u00e9sence d'un aspirant, un jeune 'du contingent', comme il prit soin de me le signaler. On parla. J'avais un peu de mal \u00e0 soutenir une conversation suivie et je me m\u00e9fiais, ne sachant pas si ses questions avaient ou non une intention hostile. Apr\u00e8s quelques minutes, il sourit et me dit : \u00ab Je ne crois pas que votre \u00e9tat soit tr\u00e8s grave. Je crois que vous avez surtout besoin d'un long repos. Ici, je ne vois pas tr\u00e8s bien o\u00f9 je pourrais vous envoyer. On ne peut pas vous garder ici, on n'a pas trop de place en ce moment. Alors, je vous renvoie \u00e0 Paris. \u00c7a vous ennuie ? \u00bb Je dis que non, mais sans montrer d'enthousiasme. Il sourit encore et me dit : \u00ab Bonne chance ! \u00bb J'ai toujours \u00e9t\u00e9 persuad\u00e9 qu'il avait parfaitement compris ce que j'\u00e9tais en train de faire et la mani\u00e8re dont je raconte ici les choses est sans aucun doute biais\u00e9e par cette conviction. Quoi qu'il en soit, quatre jours plus tard, j'\u00e9tais dans l'avion pour Paris. Je ne m'\u00e9tais pas mis imm\u00e9diatement \u00e0 d\u00e9vorer de la nourriture, par prudence. Il est vrai qu'avec l'espoir revenu brusquement et de cette mani\u00e8re totalement inattendue, dans la joie du succ\u00e8s inesp\u00e9r\u00e9 de ma strat\u00e9gie, devant la perspective d'un retour imminent, l'app\u00e9tit m'\u00e9tait revenu. Je tentai d'ingurgiter un vrai repas. Mais c'\u00e9tait pr\u00e9matur\u00e9. Une heure apr\u00e8s je vomis. Je compris qu'il ne fallait pas me pr\u00e9cipiter. Je maintins ext\u00e9rieurement la m\u00eame attitude de r\u00e9signation ferm\u00e9e, de fatigue extr\u00eame et farcie de d\u00e9couragement. Et pourtant la joie m'envahissait. Je r\u00eavais de promenades dans la verdure, d'entretiens avec Laurence qui, juste avant mon d\u00e9part pour le Sahara, commen\u00e7ait d\u00e9j\u00e0 \u00e0 prononcer deux ou trois mots, et avait certainement fait d'\u00e9normes progr\u00e8s. Je pensai m\u00eame de nouveau \u00e0 la math\u00e9matique. L'avant-veille de mon retour, pendant la nuit, il y eut une sorte de brouhaha. Je ne dormais pas. Un 'nouveau' fut introduit dans notre chambr\u00e9e, qui occupa la place du para \u00e0 la t\u00eate incendi\u00e9e, dont les crises de hurlements, devenant plus sauvages et plus rapproch\u00e9es, avaient fini par rendre n\u00e9cessaire son transfert dans un autre service, parmi les 'isol\u00e9s'. Ce nouveau \u00e9tait arriv\u00e9 en pyjama, sans 'paquetage', sans rien. Il n'\u00e9tait pas le moins du monde fou. C'\u00e9tait un r\u00e9fugi\u00e9. Il nous expliqua ce qui lui \u00e9tait arriv\u00e9. Sergent d'un r\u00e9giment de parachutistes il \u00e9tait, comme il nous le dit fi\u00e8rement, admirateur du g\u00e9n\u00e9ral de Gaulle. Il \u00e9tait entr\u00e9 en conflit avec des 'camarades' de la m\u00eame unit\u00e9, qui avaient affirm\u00e9 que le G\u00e9n\u00e9ral \u00e9tait un tra\u00eetre qui allait 'brader' l'Alg\u00e9rie et la livrer aux 'fellaghas'. La querelle s'\u00e9tait envenim\u00e9e et on avait voulu lui 'faire la peau'. Il s'\u00e9tait enfui en pleine nuit et r\u00e9fugi\u00e9 \u00e0 l'h\u00f4pital o\u00f9 le sergent de garde \u00e0 l'entr\u00e9e, un 'appel\u00e9', l'avait orient\u00e9 vers un service, le n\u00f4tre, o\u00f9 il serait en s\u00e9curit\u00e9. Je ne sais pas ce qu'il est devenu. Enfin, on vint me chercher. On me fourra avec mes affaires dans un avion. Une inqui\u00e9tante pens\u00e9e nouvelle m'avait travers\u00e9 pendant la nuit : allait-on me mettre, \u00e0 Paris, dans les m\u00eames conditions que celles que je venais de quitter ? Serais-je de nouveau soumis \u00e0 des entretiens psychiatriques ? \u00c9tais-je vraiment 'sorti d'affaire' ? En fait, mon 'sauveur', l'aspirant qui m'avait 'rapatri\u00e9', avait bien fait les choses. J'atterris bien au Val-de-Gr\u00e2ce, mais on me pla\u00e7a dans un dortoir ordinaire o\u00f9 je convales\u00e7ai relativement vite. D\u00e8s mon arriv\u00e9e, j'avais t\u00e9l\u00e9phon\u00e9 \u00e0 Sylvia, qui ne fut pas enthousiasm\u00e9e de me voir dans cet \u00e9tat, on s'en doute. Mais enfin, le r\u00e9sultat \u00e9tait l\u00e0.\n\n## \u00a7 40 Je sortis de l'h\u00f4pital, arm\u00e9 d'une permission de convalescence de deux mois\n\nJe sortis de l'h\u00f4pital, arm\u00e9 d'une permission de convalescence de deux mois, ou \u00e0 peu pr\u00e8s, pas exactement dans une forme \u00e9blouissante, mais assez content tout de m\u00eame du r\u00e9sultat. Paul et Gina propos\u00e8rent de nous emmener nous requinquer au bord de l'eau, en Catalogne, Sylvia et moi. L'Espagne \u00e9tait franquiste encore, et pour encore une quinzaine d'ann\u00e9es. Certains refusaient de s'y rendre. Mais d'autres disaient qu'il fallait au contraire y aller. Bien. Nous part\u00eemes. La plage catalane \u00e9tait belle, presque d\u00e9serte. En bout de plage un restaurant-bicoque tenu par deux Allemands servait des c\u00f4tes de porc pan\u00e9es au d\u00e9jeuner. Je m'en souviens avec d\u00e9lices. Je n'en ai jamais plus mang\u00e9 d'aussi merveilleuses. Elles avaient le go\u00fbt d'un retour au monde. Nageant, je regardais au loin, dans la direction de l'Afrique. Nager \u00e9tait un autre retour au monde. D'une plage quasi vide, je partais, avec Sylvia, en brasses tranquilles, dans la M\u00e9diterran\u00e9e tranquille, calme, scintillante comme elle sait \u00eatre. Sylvia n'allait pas tr\u00e8s loin, plus loin que Paul, que Gina, cependant. Je continuais seul. Peu \u00e0 peu la couleur de l'eau devenait plus sombre, \u00e0 mesure que les collines de la c\u00f4te enfon\u00e7aient leurs pieds dans la profondeur. J'avan\u00e7ais droit devant moi, lentement, prenant soin de compter mes brasses, de les laisser aller jusqu'\u00e0 leur terme, parcourant d'une impulsion unique ma longueur, ou presque. Je nageais le matin, le soleil de septembre, amical, \u00e9vitant de me br\u00fbler. La c\u00f4te s'\u00e9loignait. Je m'arr\u00eatais de nager. Je regardais les deux extr\u00e9mit\u00e9s de la petite baie, \u00e0 ma gauche et \u00e0 ma droite. Je ne les d\u00e9passais jamais, car elles m'abritaient de la haute mer, de ses courants, serpents de couleur presque verte, qu'on apercevait depuis la terre, qui auraient pu me saisir, m'entra\u00eener vers l'Alg\u00e9rie. J'avais nag\u00e9 droit devant moi une heure, pas plus, pas encore assez r\u00e9tabli pour des distances plus s\u00e9rieuses. Je me retournais, face aux collines surmont\u00e9es de quelques rares villas, de quelques pins. La rumeur terrestre matinale me parvenait, dilu\u00e9e dans le murmure de l'eau, sourde, un entrem\u00ealement, un _entremesclar_ d'aboiements, de voix, de moteurs h\u00e9sitants, rassurante. Elle disparaissait quand j'enfon\u00e7ais la t\u00eate dans la transparence sal\u00e9e de la mer, sans que ma bouche en soit couverte mais suffisamment pour que l'eau couvre mes oreilles, caresse qui 'shuntait' les appels de la c\u00f4te. Je relevais la t\u00eate, et la rumeur reprenait. Je m'allongeais, je faisais la planche, quoi. Rien n'est plus doux que l'eau douce de la mer de septembre, rien n'est plus apaisant. Je sentais l'eau ti\u00e8de et douce sur ma nuque. Je remuais l\u00e9g\u00e8rement les pieds pour me maintenir \u00e0 flot, je ne faisais pas vraiment des battements de pied, mais de tout petits mouvements. Pour m'amuser, je fr\u00e9tillais des orteils. Je riais tout seul. J'avais battu l'arm\u00e9e. Le soleil montait derri\u00e8re moi. C'est cela. Je m'en souviens. Le soleil du matin \u00e9tait derri\u00e8re moi pendant que je flottais face aux collines. Au-dessus de moi il y avait le ciel, d'un bleu s\u00e9rieux, inaccentu\u00e9, vide de nuages, enti\u00e8rement occup\u00e9 \u00e0 recevoir le soleil lentement montant. Je restais trois, quatre minutes dans cette position nirvanesque, les jambes un peu \u00e9cart\u00e9es, le ventre l\u00e9g\u00e8rement hors de l'eau, le nombril \u00e0 l'air, comme un b\u00e9b\u00e9 au bain. Je dos-brassais quelques dizaines de m\u00e8tres. Ensuite je reprenais ma brasse habituelle, en direction de la plage cette fois, du sable, des serviettes, du d\u00e9jeuner. La nuit, j'entendais l'autre rumeur, celle de la mer, sa voix, son appel, sa consolation. Maintenant qu'il y a des ann\u00e9es que je ne nage plus, qu'il est devenu impossible de nager en M\u00e9diterran\u00e9e si on n'a pas acc\u00e8s \u00e0 quelque plage priv\u00e9e de milliardaire, et encore, il m'arrive, dans la nuit, \u00e0 quelques encablures seulement de l'endormissement, de ressentir la paume catalane de la M\u00e9diterran\u00e9e accueillant ma t\u00eate, sa fra\u00eecheur amicale dans mes cheveux, sur ma nuque, d'imaginer les battements de son pouls sal\u00e9, et son go\u00fbt de sel sur mes l\u00e8vres. Allong\u00e9 sur le dos dans l'eau paisible de la fin d'\u00e9t\u00e9, j'ouvrais la bouche, et une tr\u00e8s petite vague venait la remplir.\n\n## \u00a7 41 En bas des Ramblas, le march\u00e9 aux poissons, avec ses violets, 'bugnols', tels des tubercules, ou des racines de gingembre, gorg\u00e9s d'iode\n\nEn bas des Ramblas, le march\u00e9 aux poissons, avec ses violets, 'bugnols', tels des tubercules, ou des racines de gingembre, gorg\u00e9s d'iode, le march\u00e9 avec ses ench\u00e8res d\u00e9croissantes, ses petits bars. L\u00e0, de l' _horchata de chufa_. La chufa est une plante, dont le nom fran\u00e7ais est 'suchet' et dont la racine est concass\u00e9e dans du lait. _Horchata_ est l'\u00e9quivalent d'orgeat, et la version plus banale est l' _horchata de almendra_ , \u00e0 base d'amande, cousine en France de l'orgeat 'fantaisie', qui n'est qu'un pauvre sirop. Je ne parle m\u00eame pas de l' _horchata_ de riz, _horchata de arroz_. La plus r\u00e9put\u00e9e est celle de Valence.\n\n**_Horchata de Chufa Valenciana_**\n\n_La Horchata de Chufa tiene sabor distinto y no tiene nada que ver con la Horchata de Arroz que se encuentra en los pa\u00edses de Hispanoam\u00e9rica._\n\n**_Historia_**\n\n_El fruto seco que se llama 'chufa' tiene su origen en el antiguo Egipto. Es una de las primeras cosechas domesticadas por los hombres. De hecho, los arque\u00f3logos encontraban jarrones de chufa en las tumbas de los faraones. La chufa era muy usada en tierra de Egipto y Sud\u00e1n. Los \u00c1rabes introdujeron este tub\u00e9rculo vegetal llamado chufa en tierras espa\u00f1olas durante la \u00e9poca de los Moros (700 B.C. a 1200 A.D.)._\n\n_Valencia fue la m\u00e1s apropiada para su cultivo, y de hecho aunque se cultiva en toda Espa\u00f1a, como la Horchata Valenciana, no hay ninguna. Es muy beneficiosa para la salud por ser altamente energ\u00e9tica, diur\u00e9tica con alto contenido en hierro y su mayor mineral es el potasio. No contiene nada de sodio, y es altamente apreciada por sus minerales y vitaminas._\n\nDans le verre, elle a une teinte l\u00e9g\u00e8rement gris\u00e2tre, inqui\u00e9tante. Je r\u00eavais de go\u00fbter l' _horchata de chufa_ depuis 1943, en ayant entendu dire des merveilles \u00e0 Sainte-Lucie, dans les Corbi\u00e8res, par No\u00eblle, la fille de Camillou. Cette boisson, pour l'enfant de dix ans que j'\u00e9tais alors, fut le signe, l'embl\u00e8me, le symbole de l'Espagne r\u00e9publicaine, de la R\u00e9publique vaincue et perdue, pour laquelle Camille Boer, 'Camillou' le Catalan, avait combattu, pour la restauration de laquelle mes parents avaient aussi lutt\u00e9 en s'opposant au nazisme, pour laquelle enfin mon oncle Frantz avait fait en 1938 ce voyage mortel en moto qui jeta tant d'ombre sur notre famille. Il \u00e9tait en route pour un meeting d'opposants \u00e0 la non-intervention, cette honte impos\u00e9e par les Anglais et L\u00e9on Blum. Intensit\u00e9 de l'\u00e9motion associ\u00e9e au nom d'Espagne \u2013 intensit\u00e9 du d\u00e9sir de go\u00fbter \u00e0 la boisson magique : _horchata ! horchata de chufa !_\n\nC\u00e9sar Vallejo avant de mourir, en 1938 lui aussi mais \u00e0 Paris, \u00e9crivit : \u00ab _Espa\u00f1a aparte de m\u00ed este c\u00e1liz_. \u00bb La coupe que lui tendaient les franquistes \u00e9tait pleine de fiel. Et maintenant je buvais un grand verre d' _horchata_ , grise de _chufa_. L' _horchata_ \u00e9cartait de mes l\u00e8vres le \u00ab calice de fiel \u00bb du franquisme. Elle annon\u00e7ait la libert\u00e9 retrouv\u00e9e de l'Espagne. Je ne savais pas alors quand cela se produirait, si m\u00eame cela se produirait, moi vivant. En la buvant j'ai pens\u00e9 \u00e0 Lorca, _of course_ , \u00e0 Antonio Machado, mort \u00e0 Collioure en 1939 ; \u00e0 Miguel Hern\u00e1ndez, 'cara de patata', mort en prison en 1942. Il avait \u00e9crit \u00ab El rayo que no cesa \u00bb et je connaissais de ses derniers po\u00e8mes, des sonnets, _Sonre\u00edr con la alegre tristeza del olivo_...\n\n_Sigo en la sombra, lleno de luz; \u00bf existe el d\u00eda?_\n\n_\u00bfEsto es mi tumba o es mi b\u00f3veda materna?_\n\n_Pasa el latido contra mi piel como una fr\u00eda_\n\n_losa que germinara caliente, roja, tierna._\n\n_Es posible que no haya nacido todav\u00eda,_\n\n_o que haya muerto siempre. La sombra me gobierna._\n\n_Si esto es vivir, morir no s\u00e9 yo qu\u00e9 ser\u00eda,_\n\n_ni s\u00e9 lo que persigo con ansia tan eterna._\n\n_Encadenado a un traje, parece que persigo_\n\n_desnudarme, librarme de aquello que no puede_\n\n_ser yo y hace turbia y ausente la mirada._\n\n_Pero la tela negra, distante, va conmigo_\n\n_sombra con sombra, contra la sombra hasta que ruede_\n\n_a la desnuda vida creciente de la nada._\n\nEt tant d'autres. Il fallut attendre, pour que Franco enfin meure, encore presque quinze ans. Et l' _horchata de chufa_ , qui est catalane et non espagnole, faillit dispara\u00eetre pendant ces ann\u00e9es. On boit plut\u00f4t du Coca-Cola, \u00e0 Barcelone, aujourd'hui, comme d\u00e9j\u00e0 dans les derni\u00e8res ann\u00e9es franquistes. Il n'emp\u00eache.\n\n## \u00a7 42 Au retour du voyage, je m'\u00e9tais remis \u00e0 de la math\u00e9matique\n\nAu retour du voyage de Catalogne, pour profiter au mieux de ma permission de convalescence, qui devait durer jusqu'\u00e0 la fin octobre ou \u00e0 peu pr\u00e8s, je m'\u00e9tais remis \u00e0 de la math\u00e9matique. Il y avait un livre bourbakiste que je n'avais encore \u00e9tudi\u00e9 qu'assez superficiellement et j'avais entrepris de le lire avec l'aide de Philippe Courr\u00e8ge, qui habitait en ce temps-l\u00e0 dans le dix-neuvi\u00e8me arrondissement, villa Paul-Verlaine, une petite impasse, pr\u00e8s du m\u00e9tro Danube. Il se trouve que c'est la partie du Trait\u00e9 de monsieur Bourbaki dont j'ai gard\u00e9 le souvenir le plus vague. Je ne crois pas que cela soit d\u00fb \u00e0 la difficult\u00e9 du sujet qui n'est pas plus grande l\u00e0 qu'ailleurs ; ni \u00e0 un \u00e9tat de d\u00e9ficience intellectuelle o\u00f9 j'aurais \u00e9t\u00e9 plong\u00e9 du fait de mon trop long je\u00fbne. La mani\u00e8re des chapitres de ce livre d'espaces famili\u00e8rement nomm\u00e9s 'EVTs', m\u00e9lange pond\u00e9reux du 'style des choses comme elles sont' et du 'style de l'exhortation', ' _muss es sein_ ', l'avance du processus d\u00e9monstratif ' _more spinozo_ ', \u00e9pic\u00e9 de 'Neuvi\u00e8me Symphonie de Beethoven', n'\u00e9tait pas diff\u00e9rente des autres fascicules du Trait\u00e9 dont je m'enchantais depuis six ans. Il contenait des \u00eatres nominaux fort plaisants comme les 'espaces tonnel\u00e9s'. Et enfin il pr\u00e9parait \u00e0 la lecture d'une des premi\u00e8res \u0153uvres du 'monstre' Grothendieck, sa th\u00e8se, du pur Bourbaki, sur les 'PTTs', les produits tensoriels topologiques. Je crois plut\u00f4t que mon incapacit\u00e9 d\u00e9finitive \u00e0 m'attacher aux EVTs est due \u00e0 un refus de mon esprit associant le contenu du livre \u00e0 la circonstance qui en interrompit la lecture. On est venu me chercher l\u00e0, dans la petite chambre spartiate de Philippe, le matin o\u00f9 mon fr\u00e8re a \u00e9t\u00e9 d\u00e9couvert mort. Je suis arriv\u00e9 tout de suite. C'\u00e9tait un lundi matin. Il \u00e9tait mort le dimanche, l\u00e0, seul. Il devait ce matin-l\u00e0 pr\u00e9cis\u00e9ment aller prendre possession de sa chambre de l'ENS rue d'Ulm. Les m\u00e9decins qui s'occupaient de lui pensaient qu'il pouvait maintenant reprendre ses \u00e9tudes, avoir une vie normale. Il s'\u00e9tait d\u00e9clar\u00e9 pr\u00eat. Des amis de mes parents, Georges et Nina Morguleff, en voyage, lui avaient laiss\u00e9 leur appartement pour le week-end. J'ai not\u00e9 sa mort dans un po\u00e8me, compos\u00e9 le soir m\u00eame. Ce soir-l\u00e0 m\u00eame.\n\nCE LUNDI SOIR\n\n_en t\u00eates de mort aurons-nous un air de famille_\n\n_petit fr\u00e8re_\n\n_te voil\u00e0 proche du temps_\n\n_bient\u00f4t tu auras du temps plein les mains_\n\n_deux minutes_\n\n_deux schweppes_\n\n_deux pas jusqu'au compteur \u00e9lectrique_\n\n_et tu t'allongeras sous la table de la cuisine_\n\nJe l'avais vu. On ne l'avait pas encore d\u00e9plac\u00e9. Ni emmen\u00e9 l\u00e0 o\u00f9 il devait l'\u00eatre. Sa mort \u00e9tait une mort dont il fallait l\u00e9galement d\u00e9finir la cause. Par le po\u00e8me, je n'effacerais jamais cette vision de ma m\u00e9moire. Je la poss\u00e8de toujours, apr\u00e8s quarante-trois ans. Je vois mon fr\u00e8re mort, l\u00e0, quand je veux. Souvent m\u00eame quand je ne le d\u00e9sire pas : dans la nuit, dans la rue, \u00e0 peu pr\u00e8s n'importe o\u00f9. Souvent. Quand je vois cela, je vois son visage, je vois aussi les objets qui sont dits dans les mots de mon po\u00e8me : la table, les bouteilles de 'schweppes', le compteur. Les 'deux pas jusqu'au compteur' ne sont pas d'h\u00e9sitation \u00e0 commettre. Une attention seulement \u00e0 l'\u00e9gard des autres : \u00e9viter le danger d'une rencontre du gaz avec une \u00e9tincelle \u00e9lectrique. Donc le mode de la mort qui n'est pas dit dans ces mots est signal\u00e9 indirectement, elliptiquement. Je l'ai enregistr\u00e9 ainsi parce que lors de sa premi\u00e8re 'fausse' tentative de mort, dans l'appartement familial de la rue Jean-M\u00e9nans, au beau milieu d'une journ\u00e9e de semaine, il n'avait pas eu cette 'attention' \u00e0 l'\u00e9gard de ceux qui seraient, lui mort, des non-morts que sa mort aurait pu mettre en danger dans leurs biens sinon dans leurs corps. Comme certainement quelque docteur, plus tard, avait d\u00fb lui faire reproche, ou seulement, soyons charitable, attirer son attention sur ce que son acte aurait pu entra\u00eener. J'ai enregistr\u00e9 le fait du courant \u00e9lectrique interrompu dont une cons\u00e9quence avait \u00e9t\u00e9 qu'il faisait froid dans cette cuisine. Il me para\u00eet avoir \u00e9t\u00e9 une sorte de commentaire ultime de l'intention de mort par le mort, \u00e0 d\u00e9chiffrer apr\u00e8s la mort : non, il ne s'agit pas d'un \u00ab meurtre timide \u00bb, mais bien de l'aboutissement du jugement que je vous ai dit et r\u00e9p\u00e9t\u00e9 : \u00e0 quoi bon ! \u00c0 moins que ce ne soit encore pire !\n\n## \u00a7 43 Ma permission de convalescence, presque imm\u00e9diatement, s'acheva.\n\nMa permission de convalescence, presque imm\u00e9diatement, s'acheva. Il me fallut revenir \u00e0 l'h\u00f4pital, et \u00eatre examin\u00e9 m\u00e9dicalement \u00e0 nouveau. R\u00e9tabli, je serais de nouveau soldat. Pour six mois. Or, j'\u00e9tais tomb\u00e9 dans un mutisme \u00e0 peu pr\u00e8s total et, sans le vouloir cette fois, j'\u00e9tais de nouveau en 'gr\u00e8ve de la faim'. Je me retrouvai dans le 'pavillon des isol\u00e9s'. J'\u00e9tais l\u00e0. Je m'en souviens. Je m'en souviens intens\u00e9ment. J'\u00e9tais l\u00e0. Sylvia estima que je serais mieux chez nous. Cela se comprend. L'autorit\u00e9 militaire, repr\u00e9sent\u00e9e par un jeune m\u00e9decin psychiatre, n'avait aucune envie de se charger de moi, mais n'avait pas plus envie de se trouver avec un suicidaire sur les bras. L'autorit\u00e9 militaire avait d\u00e9cid\u00e9, au vu de la circonstance et de mes ant\u00e9c\u00e9dents sahariens, que j'\u00e9tais un sujet \u00e0 risque et que, de ce risque, elle se serait volontiers d\u00e9fauss\u00e9e sur le civil. Telle \u00e9tait la situation. Cependant j'\u00e9tais l\u00e0. Dans la nuit j'entendais crier : \u00ab Marie ! Marie ! \u00bb Les cris s'arr\u00eataient avec le jour et reprenaient avec la nuit.\n\n_je r\u00eave que tu souris_\n\n_que je te parle \u00e0 ma porte_\n\n_des livres que tu as lus_\n\n_du temps comme tu le sens_\n\n_c'est une nuit \u00e0 Paris_\n\n_puis il pleut dans notre vin_\n\n_je r\u00eave un jardin mouill\u00e9_\n\n_puis nous marchons dans la rue_\n\n_comme au retour de l'\u00e9cole_\n\n_au-devant de notre chien_\n\n_adieu adieu l'\u00e2ge des jeux_\n\n_l'\u00e2ge des vents est fini_\n\n_et tout pouvait \u00eatre mieux_\n\n_tout pouvait \u00eatre diff\u00e9rent_\n\n_je m'\u00e9veille dans les cris_\n\n_un fou avec d\u00e9rision_\n\n_appelle Marie Marie_\n\n_et moi je suis dans ce noir_\n\n_et je sais que tu es mort_\n\n_et personne ne t'attend_\n\nSylvia demanda de l'aide au docteur Lacan, que ses parents connaissaient, d'autrefois. Autrefois, \u00e0 la fin des ann\u00e9es 50, nous all\u00e2mes parfois, Paul, Gina, Sylvia et moi, chez le docteur et madame, \u00e0 Guitrancourt. Il y avait des roses, beaucoup de roses. On me conduisit chez le docteur, rue de Lille, en face des Langues-O. Je restai une demi-heure en sa pr\u00e9sence. Il ne parla quasiment pas. Moi non plus. Mais il \u00e9crivit ensuite une lettre o\u00f9 il se portait garant de ma conduite ult\u00e9rieure. Et ce fut tout.\n\n## \u00a7 44 Interlude 2\n\nEn l'an 2002 j'interviens, \u00e0 la demande de MB (Marcel B\u00e9nabou, de l'Oulipo), comme intervenant dans une s\u00e9rie d'allocutions command\u00e9es \u00e0 l'occasion de la publication d'un livre recensant les 789 n\u00e9ologismes du docteur Lacan.\n\n### QUI MATH AIME MATH\u00c8ME\n\n1\n\nJe commence ici par la premi\u00e8re partie de mon expos\u00e9\n\n1 1\n\nj'aurais pu commencer par la seconde\n\n1 1 1\n\nmais dans ce cas la seconde, n'est-ce pas, serait devenue la premi\u00e8re.\n\n2\n\n### MA VIE AVEC LE DOCTEUR LACAN\n\n2 1\n\nversion tr\u00e8s br\u00e8ve ; avec quelques incises\n\n2 11\n\nil existe une autre version, un peu diff\u00e9rente, br\u00e8ve \u00e9galement, qui comporte quelques d\u00e9tails additionnels, importants certes, mais non pertinents ici.\n\n3\n\nEn 1946, Paul B\u00e9nichou, auteur des Morales du grand si\u00e8cle, \u00e9tait revenu d'Argentine \u00e0 Paris apr\u00e8s une absence de quelques ann\u00e9es. R\u00e9voqu\u00e9 par Vichy il avait, avant son d\u00e9part, en bon r\u00e9publicain, d\u00e9pos\u00e9 un recours devant le Conseil d'\u00c9tat contre cette mesure discriminatoire et, cette \u00e9minente assembl\u00e9e ayant pris son temps pour d\u00e9lib\u00e9rer, il venait d'avoir gain de cause.\n\n4\n\nIl avait donc retrouv\u00e9 son droit \u00e0 enseigner ; et il avait \u00e9galement repris possession de sa biblioth\u00e8que, confi\u00e9e \u00e0 l'\u00e9minent cart\u00e9sien Ferdinand Alqui\u00e9 au moment de son d\u00e9part, ce qui avait eu lieu en compagnie de sa femme Gina et de sa fille\n\n4 1\n\nce n'avait pas \u00e9t\u00e9 sans mal en ce qui concerne sa collection compl\u00e8te des Fant\u00f4mas ; l'\u00e9minent cart\u00e9sien s'\u00e9tant fait un peu tirer l'oreille pour les restituer.\n\n5\n\nIl se trouve que Mme B\u00e9nichou, Gina, n\u00e9e Labin, avait \u00e9t\u00e9, dans les ann\u00e9es de 'l'avant-guerre', \u00e0 l'occasion de leur commune fr\u00e9quentation de la mouvance surr\u00e9aliste, amie de Denise Bellon, m\u00e8re de Loleh et Yannick, remarquable photographe pas encore mise \u00e0 la place qui devrait \u00eatre la sienne dans l'histoire de cet art. Denise, si mes souvenirs sont exacts, avait connu en pension trois s\u0153urs, les s\u0153urs Makl\u00e8s : il y avait Rose\n\n5 1\n\nqui ensuite fut Rose Masson\n\n6\n\nBianca\n\n6 1\n\nqui \u00e9pousa Th\u00e9odore Fraenkel.\n\n7\n\nGina se lia alors avec la troisi\u00e8me, Sylvia, qui fut ensuite Sylvia Bataille. Le lien entre Sylvia et Gina, m'a-t-on dit, \u00e9tait peut-\u00eatre n\u00e9 d'une commune origine roumaine\n\n7 1\n\nje me souviens de Paul B\u00e9nichou, oranais, disant \u00e0 Gina lors d'un \u00e9change pol\u00e9mique o\u00f9 il n'avait pas le dessus\n\n7 11\n\nil \u00e9tait, il est impossible de triompher de Gina dans une discussion\n\n7 2\n\n\u00ab Tais-toi, sale Roumaine ! \u00bb\n\n8\n\nLa fille de Paul et Gina se nomme Sylvia.\n\n9\n\nIl se trouve aussi que Paul B\u00e9nichou avait \u00e9t\u00e9, \u00e0 l'\u00c9cole normale sup\u00e9rieure, le condisciple et l'ami de mes parents, tous les deux normaliens\n\n9 1\n\n\u00e0 cette \u00e9poque, quelques demoiselles avaient conquis le droit d'\u00eatre \u00e9l\u00e8ves de la rue d'Ulm.\n\n10\n\nIls s'\u00e9taient retrouv\u00e9s apr\u00e8s l'orage, avec quelque soulagement.\n\n11\n\nSylvia avait alors onze ans, moi quatorze. Nous avions correspondu par-del\u00e0 l'oc\u00e9an d\u00e8s la paix revenue, et je fus fr\u00e9quemment invit\u00e9 dans l'appartement qu'occup\u00e8rent quelque temps les B\u00e9nichou, dans le dix-septi\u00e8me arrondissement, rue Daubigny.\n\n12\n\nEntre-temps (de guerre) Sylvia Bataille \u00e9tait devenue Sylvia Lacan, et il y eut, certains dimanches, des exp\u00e9ditions \u00e0 Guitrancourt o\u00f9 je fus, parfois, invit\u00e9 en compagnie de Sylvia. Je me souviens qu'il y avait beaucoup, beaucoup de roses. Mais je n'ai pas gard\u00e9 de souvenir tr\u00e8s net du docteur L.\n\n13\n\nNous avons eu, quelques ann\u00e9es plus tard (1960), Sylvia et moi, une fille ; nous l'avons appel\u00e9e Laurence.\n\n14\n\nTh\u00e9odore Fraenkel, ex-dada\u00efste, fut son m\u00e9decin. Nous lui rendions parfois visite chez lui, avenue Junot.\n\n15\n\nJ'ai compos\u00e9 un sonnet sur une de ces occasions :\n\n_Dans l'avenue Junot habitait Th\u00e9odore_\n\n_Fraenkel, je m'en souviens, nous lui rendions visite_\n\n_D'un coffre dans son dos il sortait un magritte_\n\n_Un max ernst un mir\u00f3 d'\u00e9toile et de mandore_\n\n_Pendant le d\u00e9jeuner il parlait d'Isidore_\n\n_(Ducasse), d'Aragon, de Breton et sa suite,_\n\n_De Desnos, Crevel, morts o\u00f9 la m\u00e9moire h\u00e9site_\n\n_Comme en d'obscurs tableaux que la lumi\u00e8re dore._\n\n_Un jour nous avons vu debout dans sa cuisine_\n\n_Un de ses vieux amis nomm\u00e9 Georges Bataille_\n\n_Verre rouge et visage d'un rose sublime_\n\n_Sa main tremblait, livrant bataille \u00e0 la bouteille_\n\n_Au moment de partir Th\u00e9odore \u00e0 Sylvia_\n\n_Offrit_ _Le Bleu du ciel_ _. \u00ab Lisez-le donc, ma ch\u00e8re \u00bb_\n\n_Dit-il, \u00ab C'est un roman d'une exquise fra\u00eecheur. \u00bb_\n\n16\n\nPendant de tr\u00e8s nombreuses ann\u00e9es je n'ai plus rencontr\u00e9 le docteur L.\n\n16 1\n\n\u00e0 une exception pr\u00e8s, dont je ne parlerai pas ici (voir plus haut, \u00a7 43).\n\n17\n\nJe ne l'ai pas aper\u00e7u non plus, ayant \u00e9t\u00e9 absent permanent, \u00e0 son s\u00e9minaire.\n\n18\n\nUn jour, vers le milieu des ann\u00e9es 60, saisi d'une de ces crises de na\u00efvet\u00e9 outrecuidante dont sont coutumiers les scientifiques, ayant travaill\u00e9 math\u00e9matiquement quelque temps sur les mod\u00e8les alg\u00e9briques de la syntaxe g\u00e9n\u00e9rative d\u00e9ploy\u00e9s par Marco Polo Sch\u00fctzenberger\n\n18 1\n\nimmortalis\u00e9 par Boris Vian en le personnage de 'l'affreux docteur Sch\u00fctz'\n\n19\n\nayant cru ou\u00efr en une rumeur qui \u00e9tait parvenue jusqu'\u00e0 mes oreilles math\u00e9matiques, que l'inconscient avait quelque chose \u00e0 voir, structurellement, avec le langage, j'\u00e9crivis, \u00e0 la suite d'un article que je lus dans le journal Le Monde, cet organe sacr\u00e9 de l'opinion, une lettre au docteur L., o\u00f9 je lui demandais\n\n19 1\n\nconfraternellement\n\n19 1 1\n\nconfraternellement dans mon esprit, je n'employai pas, bien s\u00fbr, cet adverbe dans ma missive\n\n20\n\nsi, peut-\u00eatre, il ne pensait pas que quelque syntaxe chomskyenne\n\n20 1\n\net surtout post-chomskyenne\n\n21\n\npouvait \u00eatre utile dans sa partie.\n\n22\n\nQuelques jours plus tard, le t\u00e9l\u00e9phone sonna. Je d\u00e9crochai\n\n22 1\n\nen ces temps-l\u00e0, je r\u00e9pondais au t\u00e9l\u00e9phone\n\n23\n\net dis : \u00ab All\u00f4 \u00bb\n\n23 1\n\nc'est ainsi qu'on dit g\u00e9n\u00e9ralement ; c'est l'\u00e9quivalent de _hola_ en espagnol ou _pronto_ en italien, etc. ; on n'avait pas encore invent\u00e9 le r\u00e9pondeur \u00e0 cette \u00e9poque, qui r\u00e9pond des choses g\u00e9n\u00e9ralement peu int\u00e9ressantes\n\n23 1 1\n\ng\u00e9n\u00e9ralement, mais pas toujours ; je me souviens d'une exception ; la voix d'un r\u00e9pondeur, f\u00e9minine, tr\u00e8s douce, disait : \u00ab Je suis tout seul ! Laissez-moi un message ! \u00bb\n\n23 2\n\nQuand je t\u00e9l\u00e9phone et que je tombe sur un r\u00e9pondeur, je raccroche imm\u00e9diatement, tant je suis intimid\u00e9. Je n'insiste que quand j'appelle Claude Royet-Journoud parce que je sais que, si le r\u00e9pondeur est mis, c'est le plus souvent qu'il est l\u00e0 et il choisira de r\u00e9pondre, ou pas, en entendant le message. Un jour o\u00f9 il n'\u00e9tait pas l\u00e0, je laissai le message suivant : \u00ab Ce message vous est offert par l'AILCR. Pour conna\u00eetre le contenu de votre message, raccrochez et attendez le message suivant. \u00bb Je raccrochai et recommen\u00e7ai, cinq fois de suite, la m\u00eame op\u00e9ration. La sixi\u00e8me fois, je dis : \u00ab Ici l'AILCR, Association internationale de lutte contre les r\u00e9pondeurs. Vous \u00eates le premier b\u00e9n\u00e9ficiaire de notre op\u00e9ration 'saturation'. \u00bb\n\n23 3\n\nCe fut mon premier essai de 'r\u00e9pondeur-art'.\n\n24\n\nJe d\u00e9crochai donc et dis : \u00ab All\u00f4. \u00bb L\u00e0-bas, \u00e0 l'autre bout du fil, comme on dit, une voix dit : \u00ab C'est moi. \u00bb Il y eut un long et certain silence, au bout duquel la voix reprit la parole et dit (je crois) : \u00ab Lacan. \u00bb C'\u00e9tait lui. Il me dit ensuite : \u00ab Il faut que nous parlions \u00bb ; et il me donna rendez-vous chez lui pour le lendemain. Quand je me pr\u00e9sentai\n\n24 1\n\nc'\u00e9tait tout \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de l'endroit o\u00f9 habitait autrefois Tristan Tzara auquel quelques jeunes idiots de mon genre rendaient parfois visite en 1951-52, histoire de se faire montrer les fameuses \u00e9preuves d'Alcools\n\n25\n\nil parut surpris de me voir. Il me dit qu'il avait \u00e0 faire \u00e0 la librairie La Hune et m'invita \u00e0 l'accompagner. Il acheva de s'accoutrer et nous part\u00eemes. Nous marchions c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te, lui perdu dans ses pens\u00e9es, moi attendant qu'il amorce cette 'parlerie' annonc\u00e9e par son coup de t\u00e9l\u00e9phone. Nous pr\u00eemes la rue des Saints-P\u00e8res, nous tourn\u00e2mes dans le boulevard Saint-Germain ; toujours sans un mot de sa part, ni du mien. En arrivant \u00e0 la librairie, il me tendit la main en silence.\n\n26\n\nJe ne l'ai jamais revu.\n\n26 1\n\nFIN DE LA PREMI\u00c8RE PARTIE\n\n## \u00a7 45 Interlude 2, suite\n\n### DEUXI\u00c8ME PARTIE : LISTE, LISTES EXTRAITES\n\n27\n\nMa connaissance de l'\u0153uvre de Freud et de celle du docteur Lacan est extr\u00eamement rudimentaire. Je ne suis pas non plus linguiste. Ce n'est que l'insistance amicale de Marcel B\u00e9nabou, membre, comme moi, et depuis presque aussi longtemps, de l'Ouvroir de Litt\u00e9rature Potentielle, plus connu sous le nom d'OuLiPo\n\n27 1\n\ninsistance qui, pour \u00eatre aimable, n'en est pas moins imp\u00e9rieuse, particuli\u00e8rement, je le constate depuis qu'il est, comme moi, 'pensionn\u00e9 de l'universit\u00e9'\n\n27 1 1\n\npensionn\u00e9 et non retrait\u00e9 ; je suis inscrit sur le grand livre de la Dette publique et j'ai une carte de pensionn\u00e9, que je peux vous montrer si vous l'exigez\n\n28\n\nle diktat de Marcel qui m'a conduit \u00e0 accepter d'\u00e9taler mon ignorance devant vous.\n\n29\n\nJ'ai, dans un premier temps, lu et relu la totalit\u00e9 des 789 items et exemples\n\n29 1\n\nau cours d'un voyage en train \u00e0 Munich\n\n29 1 1\n\n\u00e7a dure huit heures et demie ; et autant au retour\n\n29 1 1 1\n\nc'est bon : j'aime les longs voyages en train\n\n29 1 1 1 1\n\nj'aime aussi les courts. En fait, j'aime les voyages en train. Point\n\n30\n\nappr\u00e9ci\u00e9 les listes extraites de la liste principale et qui la suivent.\n\n30 1\n\nJ'ai une petite question \u00e0 poser : j'ai peine \u00e0 croire que l'adjectif m\u00e9di\u00e9val 'sade' qui est exclu \u00e0 cause de sa pr\u00e9sence dans plusieurs dictionnaires et qui est un terme de douceur amoureuse\n\n30 1 1\n\nil se trouve par exemple chez Richart de Semilli, un trouv\u00e8re qui a compos\u00e9 quelques-uns des premiers\n\n30 1 1 1\n\net tr\u00e8s rares\n\n30 1 2\n\nalexandrins lyriques m\u00e9di\u00e9vaux\n\n30 1 2 1\n\nqui plus est, raret\u00e9 suppl\u00e9mentaire, croyez-moi, en rimes plates\n\n30 1 3\n\ndans une 'chanson \u00e0 refrain' qui commence ainsi :\n\n30 1 4\n\n_J'aim la plus sade riens qui soit de mere nee_\n\n_En qui j'ai trestout mis cuer et cors et pensee_\n\n_Li dous deus que ferai de s'amor qui me tue_\n\n_Dame qui veut amer doit estre simple en rue_\n\n_En chambre o son ami soit renvoisie et drue_\n\n_Elle a un chief blondet, euz vers bouche sadete_\n\n_Un cors pour enbracier une gorge blanchette_\n\n_Li dous deus que ferai de s'amor qui me tue_\n\n_Dame qui veut amer doit estre simple en rue_\n\n_En chambre o son ami soit renvoisie et drue_\n\n_............................................................_\n\n30 1 5\n\nvers que j'avais retenus \u00e0 cause de la conjonction insolite de ces mots qui appartiennent au vocabulaire de la douceur, \u00e0 la 'convenance' du Grand Chant, dans sa branche en fran\u00e7ais, 'sade riens', mais que l'histoire de la langue et l'histoire de la litt\u00e9rature par hasard conjugu\u00e9es dotent \u00e0 nos yeux, aujourd'hui, d'une juxtaposition d'\u00e9vocations terme \u00e0 terme antonymes de leur signification premi\u00e8re : car 'riens' est pass\u00e9 \u00e0 'aucune chose', 'n\u00e9ant', partant de 'chose' ; et 'sade' n'a plus rien de doux.\n\n30 2\n\nJ'ai du mal \u00e0 croire que ce mot ait \u00e9t\u00e9 employ\u00e9 au sens m\u00e9di\u00e9val par le docteur L.\n\n30 2 1\n\nje me trompe sans doute ; mais comme le mot n'y est pas inclus, il n'y a pas de citation de r\u00e9f\u00e9rence dans l'ouvrage, et je ne peux pas v\u00e9rifier.\n\n31\n\nJ'aurais volontiers, pour ma part, soumis la liste \u00e0 des contraintes oulipiennes.\n\n32\n\nJ'en ai exp\u00e9rimentalement, et un peu vite, constitu\u00e9 quelques-unes :\n\n33\n\nliste lipogramme en e\n\nanalysant, \u00e2nnonation, antipoids, au-moins-un, a(u)moinszin, Autron, avision, (a)voix, blocal, contorisation, clamation, co\u00e0ncomption, condansation, dis-corps, dit-mansion, fauto, fixion, hommil, hommodit, hommoinsun, hommoinzin, hors-corps, hun, hun, hunir, in-noir, irpas, lacano, macrocorps, Marxlust, mythant, napus, nya, nyakavoir, nyania, ou\u00efr, par-dit, pas-plus-d'un, pas-sans, passifou, pastous, pastout, poursoir, pourtout, psychanalysant, ptom, stabitat, symbdad, souir, tor, torsif\n\n34\n\nliste 'revenentes'\n\nd\u00e9col\u00e9, d\u00e9jet, s'-sens, d\u00e9sent\u00e9n\u00e9brer, d\u00e9s\u00eatre, \u00e9jet, embler, entre, entre-je, entrepr\u00eat, esp, Etrenel, \u00eatrepenser, femmeuse, freudeneder, m\u00eamer, m\u00eamet\u00e9, m\u00e9-sens, m'\u00eatre, p'ter, rhegeler, sensu, seph\u00e8re, seskec\u00e9\n\n35\n\nliste 'prisonnier'\n\nacause, \u00e2mer, \u00e2moureux, amourir, (a)mur, aniser, anse-oie, en soie, asexe, assa\u00efner, au-moins-un, a(u)moinszin, avision, avision, (a)voix, canner, cens\u00e9e, c'es, cervice, commarxe, concauser, connerie-sens, connessence, cosmisme, couin\u00e9e, \u00e9croire, emmo\u00efser, evie, in-noir, insaisir, irraison, m\u00eamer, m\u00e9-moire, m\u00e9-sens, muroir, orinomant, ornure, ou\u00efr, pense-\u00eatre, pens\u00eatrer, p\u00e8re-s\u00e9v\u00e9rer, p\u00e8re-vers, p\u00e8re-versement, raie-sonner, r\u00e9-cessus, temps-p\u00e9rer\n\n36\n\nautres listes monovocaliques\n\n\\- i, o, u : sporadiques\n\n\\- onto, orthog, ptom, or\n\n\\- a : seuls deux monovocalismes en 'a' *\n\n\\- e (a) objet\n\n\\- pas-sans\n\n36 1\n\n* comme le nom propre Lacan est monovocalique en 'a', cette liste est extr\u00eamement significative\n\n36 1 1\n\nelles le sont toutes : mais de quoi ? je ne saurais dire.\n\n## \u00a7 46 La nuit avant mon anniversaire, entre le 4 et le 5 d\u00e9cembre 1961, j'ai fait un r\u00eave,\n\nLa nuit avant mon anniversaire, entre le 4 et le 5 d\u00e9cembre 1961, j'ai fait un r\u00eave, dont les indications proph\u00e9tiques, que je pris \u00e0 la lettre, m'occup\u00e8rent fortement pendant presque dix-sept ans, furent d\u00e9menties s\u00e9v\u00e8rement, mais ont recommenc\u00e9 \u00e0 m'occuper ensuite, au fil de ce r\u00e9cit, qui se poursuit ici. Ici est le milieu de la branche 3, deuxi\u00e8me partie. Une pause s'impose. Une pause est faite. De 46 lignes. Le temps d'un r\u00eave ? xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx et le souvenir du r\u00eave ? xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx\n\n## \u00a7 47 Interlude 2 (suite de la suite)\n\n### TROISI\u00c8ME PARTIE : MPL-L\n\n37\n\nR\u00e9flexions sur le monde possible de langue lacanien, ou **mpl-L**.\n\n38\n\nLa grande liste constitu\u00e9e par l'\u00e9quipe r\u00e9sulte du d\u00e9pouillement des \u00ab s\u00e9minaires, r\u00e9sum\u00e9s de s\u00e9minaire, articles, pr\u00e9faces, postfaces \u00bb... Elle repr\u00e9sente quelque chose que je vais essayer de d\u00e9gager sans responsabilit\u00e9 th\u00e9orique ; je vais faire une d\u00e9tection fictive, je vais jouer \u00e0 une esp\u00e8ce d'interpr\u00e9tation de ce que j'appellerai le **Grand Jeu de Langage lacanien, GJL-L**. Je supposerai qu'elle \u00e9claire en partie ce monde possible de langue que le jeu en question a cr\u00e9\u00e9, au cours des ann\u00e9es. Je le note **mpl-L**.\n\n39\n\nJe pose quelques hypoth\u00e8ses :\n\ni - Le lexique, ou **lexique L**. est la partie la plus caract\u00e9ristique, la plus originale du **mpl-L**.\n\nii - La Liste des 789 (compl\u00e9t\u00e9e en ses sous-listes) repr\u00e9sente le noyau caract\u00e9ristique du lexique L. C'est l\u00e0 que se manifeste le mieux l'originalit\u00e9 non r\u00e9ductible du **mpl-L**.\n\n40\n\nOn insiste souvent\n\n40 1\n\ndans l'opinion en tout cas, qui est ma seule r\u00e9f\u00e9rence\n\n41\n\nsur la nature \u00ab mallarm\u00e9enne \u00bb du jeu de langue lacanien. Je crois cet aspect, s'il existe, parfaitement secondaire. Les traits syntaxiques qu'on peut reconna\u00eetre sont en grande partie le r\u00e9sultat d'une certaine \u00ab oralit\u00e9 \u00bb\n\n41 1\n\nje dirais quenellienne\n\n42\n\nd'une part, d'une pr\u00e9dilection pour un petit nombre de constructions pas trop habituelles, qui, reconnues, servent d'indices du **GJL-L** pour les regards superficiels.\n\n43\n\nDe plus, la syntaxe du jeu de langue L est fort peu mallarm\u00e9enne, en fait, m\u00eame si la tentation de l'imiter existait chez le docteur L., ce que j'ignore. Les strat\u00e9gies syntaxiques de Mallarm\u00e9, dans sa prose comme dans ses vers, ne sont pas simples \u00e0 d\u00e9chiffrer. Le seul \u00e0 en avoir atteint v\u00e9ritablement quelque chose est, comme chacun ne sait pas mais devrait savoir, Roger Lewinter : pour la prose, dans _Qui -dans-l'ordre -au rouge du soir- des mots-_ (Ivr\u00e9a 1998).\n\n44\n\nPour l'examen des **mpl** (s) (mondes possibles de langue) il faut souvent distinguer l'\u00e9crit de l'oral. Prenons par exemple le **mpl** bourbakiste\n\n44 1\n\nl'un des trois principaux qui m'int\u00e9resseront ici.\n\n45\n\nIl se caract\u00e9rise de mani\u00e8re tr\u00e8s d\u00e9lib\u00e9r\u00e9e par un \u00e9cart consid\u00e9rable entre l'\u00e9crit et l'oral.\n\n45 1\n\nSon influence a largement et \u00e9tonnamment surv\u00e9cu \u00e0 la disparition du \u00ab point de vue \u00bb bourbakiste sur la math\u00e9matique.\n\n46\n\nEn tant que monde possible de langue, il est fait d'un fran\u00e7ais ultraclassique, \u00ab jans\u00e9niste \u00bb, ne donnant que peu de secours \u00e0 l'intuition, etc.\n\n46 1\n\nMon ma\u00eetre Claude Chevalley, \u00e9minent bourbakiste, quand il ne se laissait pas envahir, au tableau, par le bourbakisme strict, s'exprimait oralement d'une mani\u00e8re fort diff\u00e9rente, beaucoup plus accueillante \u00e0 l'intuition.\n\n47\n\nIl est impossible de ne consid\u00e9rer, dans l'examen des jeux de langue math\u00e9matique, que la seule forme \u00e9crite. Les mondes possibles de langue math\u00e9matique sont au moins autant des mondes possibles de langue ordinaire, orale, que des mod\u00e8les au sens tarskien\n\n47 1\n\nles \u00e9crits se situant entre les deux.\n\n48\n\nDans le deuxi\u00e8me des cas qui m'int\u00e9ressent\n\n48 1\n\nle troisi\u00e8me \u00e9tant le **mpl-L**\n\n49\n\ncelui de l'OuLiPo ( **mpl-O** ), la dimension orale est \u00e9galement tr\u00e8s importante\n\n49 1\n\nexemple bien connu, et spectaculaire : La Disparition.\n\n50\n\nDans le **mpl-L** le jeu \u00e9crit\/oral est essentiel.\n\n## \u00a7 48 Interlude 2 (suite de la suite de la suite)\n\n### QUATRI\u00c8ME PARTIE : LA QUESTION DE L'INCONSCIENT\n\n51\n\nJe n'ai pas beaucoup de lumi\u00e8re, je l'ai dit, sur ce qu'on nomme 'inconscient' ; pas plus sur la th\u00e9orie de l'inconscient. Je me souviens d'avoir assist\u00e9, un jour, \u00e0 une rencontre fort int\u00e9ressante. C'\u00e9tait chez des gens, je ne sais lesquels, \u00e0 l'occasion de je ne sais quoi. Il y avait l\u00e0 un 'analyste' tr\u00e8s connu ; et il y avait un ami math\u00e9maticien de ce temps, Philippe Courr\u00e8ge. Et \u00e0 propos de j'ai oubli\u00e9 quoi, Philippe se mit \u00e0 dire tout le mal qu'il pensait de la th\u00e9orie freudienne, \u00e0 nier l'existence de son objet, \u00e0 critiquer de la mani\u00e8re la plus convaincue sa pr\u00e9tention \u00e0 la scientificit\u00e9, etc., vous voyez un peu ce que cela pouvait \u00eatre, on trouve des choses de ce genre aujourd'hui \u00e0 longueur de livres et d'articles chez les Anglo-Saxons ; _well_.\n\n52\n\nUne discussion s'engagea avec l'analyste, qui en tr\u00e8s peu de temps emberlificota Philippe de mani\u00e8re telle qu'il se mit \u00e0 faire lapsus sur lapsus et \u00e0 entasser le pelion des paralogismes sur l'ossa des d\u00e9n\u00e9gations, \u00e0 tomber du charybde de l'ignorance d\u00e9montr\u00e9e dans le scylla de la contradiction. On en resta vite l\u00e0 ; et on pouvait penser que Philippe sortirait de cette escarmouche violemment renforc\u00e9 dans ses convictions hostiles par la d\u00e9faite qu'il avait subie dans cet \u00e9change pol\u00e9mique semi-public.\n\n53\n\nOr, peu de temps apr\u00e8s, il m'appela pour me dire qu'il avait fait l'acquisition des \u00c9crits du docteur L. et il voulait savoir si je voulais bien faire avec lui l'examen du s\u00e9minaire sur la lettre vol\u00e9e. Il faut vous dire que Philippe et moi avions eu une exp\u00e9rience assez voisine \u00e0 nos d\u00e9buts de math\u00e9maticien. Philippe avait commenc\u00e9 comme \u00e9tudiant de chimie et moi comme \u00e9tudiant d'anglais et nous nous \u00e9tions retrouv\u00e9s ensemble dans le fameux amphith\u00e9\u00e2tre de l'institut Henri-Poincar\u00e9 o\u00f9, au d\u00e9but de l'ann\u00e9e universitaire 1954-55, Gustave Choquet\n\n53 1\n\nqui devait \u00eatre le patron de th\u00e8se de Philippe et dont je suivis l'enseignement de topologie g\u00e9n\u00e9rale un peu plus tard\n\n54\n\nstup\u00e9fia une g\u00e9n\u00e9ration d'\u00e9tudiants en les mettant en pr\u00e9sence de la mani\u00e8re bourbakiste d'exposer la math\u00e9matique. Nous n'y comprenions strictement rien. Un troisi\u00e8me individu, mon ami Pierre Lusson, nous conseilla de lire Bourbaki. Je me souviens d'avoir ouvert un jour le premier chapitre de la Topologie g\u00e9n\u00e9rale de cet auguste Trait\u00e9 et d'\u00eatre rest\u00e9 devant la porte des premi\u00e8res lignes pendant des heures sans pouvoir trouver la cl\u00e9. Il me fallut longtemps pour surmonter cette \u00e9preuve, et en devenir un des suiveurs fanatiques et adeptes avant de m'en d\u00e9tacher vivement plus tard. Philippe et moi, \u00e0 cette \u00e9poque, nous retrouvions pour d\u00e9cortiquer ces textes redoutables. Nous les lisions mot apr\u00e8s mot jusqu'\u00e0 \u00eatre s\u00fbrs d'avoir compris. L'id\u00e9e de Philippe \u00e9tait donc d'agir ainsi avec le fameux s\u00e9minaire ; ce que nous avons fait. Ce fut dur. Je ne crois pas que nous ayons r\u00e9ussi, par cette m\u00e9thode, \u00e0 comprendre beaucoup de choses. Je ne sais ce qu'il en a conclu. Pour ma part, je suis rest\u00e9 dans une situation de difficult\u00e9 envers la th\u00e9orie analytique.\n\n55\n\nPlus r\u00e9cemment, donc bien des ann\u00e9es apr\u00e8s les \u00e9v\u00e9nements que je viens de rapporter, et quelques lectures, mon \u00e9tat d'\u00e2me est beaucoup plus serein ; gr\u00e2ce \u00e0\n\na - le s\u00e9minaire sur l'antiphilosophie de Jean-Claude Milner et son livre au beau titre si rassurant, Une \u0153uvre claire\n\nb - le travail de mon vieil ami cat\u00e9goricien Ren\u00e9 Guitard sur la math\u00e9matisation de l'inconsistant.\n\n55 1\n\nLa th\u00e9orie des cat\u00e9gories est cette branche sulfureuse de la math\u00e9matique\n\n55 1 1\n\n\u00ab _abstract nonsense_ \u00bb, disent ses d\u00e9tracteurs avec un ton d'\u00e9nervement assez voisin de celui qu'emploient certains ennemis am\u00e9ricains du freudisme\n\n55 2\n\npar laquelle j'ai \u00e9chapp\u00e9 au bourbakisme.\n\n## \u00a7 49 Interlude 2 (suite de la suite de la suite de la suite)\n\n### CINQUI\u00c8ME PARTIE : DEUX TH\u00c8SES AU PREMIER ABORD CURIEUSES\n\n56\n\nIl m'arrive dans certaines circonstances\n\n56 1\n\npar exemple quand, apr\u00e8s une lecture oulipienne, je suis confront\u00e9 \u00e0 la question : que faites-vous de l'inconscient ?\n\n57\n\nd'avancer, pour \u00e9viter des discussions qui m'inint\u00e9ressent, deux 'th\u00e8ses'. Je ne donne d'abord que la premi\u00e8re :\n\n58\n\n### TH\u00c8SE 1 OU TH\u00c8SE NON-INC \u2013 JE N'AI PAS D'INCONSCIENT\n\n59\n\nJe vais argumenter sur cette fiction d'une mani\u00e8re un peu moins abrupte.\n\n59 1\n\nRemarque : l'emploi du 'je' indique qu'avec une tr\u00e8s grande prudence je ne g\u00e9n\u00e9ralise pas \u00e0 d'autres membres de l'esp\u00e8ce ce que j'affirme valable pour moi.\n\n60\n\nJe distinguerai : d'une part kekchose que les th\u00e9ories de l'inconscient baptisent inconscient.\n\n61\n\nOn pourrait lui donner d'autres noms.\n\n62\n\nVu de l'ext\u00e9rieur, je distingue deux th\u00e9ories de ce kekchose :\n\nA - la th\u00e9orie freudienne, qui postule un inconscient, disons INCF, ou inconscient freudien\n\nB - la th\u00e9orie lacanienne, qui postule un autre inconscient, disons INCL, ou inconscient lacanien.\n\n63\n\nUne hypoth\u00e8se, que je ne discuterai pas, veut que le kekchose dont s'occupent INCF et INCL soit le m\u00eame. Je veux bien l'admettre, en premi\u00e8re analyse, n'\u00e9tant pas exag\u00e9r\u00e9ment relativiste en ces mati\u00e8res\n\n63 1\n\non pourrait faire un parall\u00e8le avec la physique fondamentale\n\n63 2\n\non pourrait \u00e9galement se demander si le Dieu de l'Ancienne Alliance est le m\u00eame que celui de la Nouvelle Alliance.\n\n64\n\nJ'admettrai aussi, ce qui est une sup\u00e9riorit\u00e9, de mon point de vue, de INCL sur INCF, que la facult\u00e9 de langage, l'existence des langues sont des conditions indispensables pour une 'bonne' th\u00e9orie du 'kekchose-inconscient'.\n\n65\n\nLa d\u00e9couverte (ou l'invention, ou la construction) de l'INCF s'est faite dans l'ignorance ou la n\u00e9gligence non du lien avec la langue et le langage, mais de la th\u00e9orie linguistique.\n\n66\n\nEn retrouvant la linguistique, en corrigeant l'INCF pour cr\u00e9er l'INCL, le docteur L. a privil\u00e9gi\u00e9 une linguistique extr\u00eamement pauvre, la linguistique structurale, et n\u00e9glig\u00e9 ou ignor\u00e9 la linguistique chomskyenne. C'\u00e9tait le sens de l'intervention na\u00efve et outrecuidante que je fis autrefois et dont j'ai parl\u00e9 ci-avant, r\u00eavant d'un INCL-Ch. En fait, je pensais que l'INCL-Ch serait inad\u00e9quat et qu'une syntaxe \u00e0 trous, d'inspiration benz\u00e9crienne, serait beaucoup plus satisfaisante et qu'il serait utile d'explorer un INCL-Benz. Je n'en parlerai pas plus, parce que la divergence qu'\u00e9nonce la th\u00e8se Non-Inc est beaucoup plus radicale.\n\n67\n\nINCF comme INCL, en effet, selon mon point de vue solipsiste, font preuve d'une autre n\u00e9gligence, ou ignorance, pas moins grave : son premier aspect (qu'on peut discuter) est de ne pas donner un r\u00f4le central assez central \u00e0 la fonction po\u00e9tique du langage (version jakobsonienne, par exemple) : projection de l'axe paradigmatique sur l'axe syntagmatique ; que je pr\u00e9f\u00e9rerai, pour des raisons qui vont appara\u00eetre, \u00e9noncer d'apr\u00e8s L\u00e9on Robel : projection de l'axe du calembour sur l'axe du contrepet.\n\n68\n\nOr Jakobson lui-m\u00eame ignore, ou n\u00e9glige, un point essentiel : que la fpl (fonction po\u00e9tique du langage) agit certes universellement, mais qu'\u00e0 ce degr\u00e9 de g\u00e9n\u00e9ralit\u00e9 on ne peut pas en tirer grand-chose. Un lieu privil\u00e9gi\u00e9 de son exercice est, d'une mani\u00e8re sp\u00e9cifique dans chaque langue, celui de la forme po\u00e9tique. C'est la forme po\u00e9tique qui, de mani\u00e8re r\u00e9gl\u00e9e, impose dans chaque langue l'exercice de la fpl. Elle l'impose de diverses mani\u00e8res qui s'articulent entre elles de mani\u00e8re descriptible pr\u00e9cis\u00e9ment : non seulement dans la po\u00e9sie en tant que telle, le vers, les formes po\u00e9tiques particuli\u00e8res, mais aussi et ins\u00e9parablement dans ce qu'on nommera avec Robert Desnos le langage cuit (dictons, proverbes, sentences, etc.) et dans les op\u00e9rateurs de cuisson de la langue (pour conserver la m\u00e9taphore de Desnos) : calembours, contrepets, etc.\n\n68 1\n\nIci, si j'avais eu le temps, j'aurais expos\u00e9, en une parenth\u00e8se sur le r\u00eave, ma\n\n### TH\u00c8SE NON-R \u2013 JE NE R\u00caVE PAS ; D'AILLEURS LE R\u00caVE N'EXISTE PAS\n\n68 2\n\nLe recours \u00e0 l'examen de ce qu'on imagine \u00eatre le r\u00eave, des lapsus, des jeux de mots et d'esprit, est un sympt\u00f4me de la chute du vers et de la forme po\u00e9tique ; comme le sont l'almanach Vermot, l'album de la comtesse du Canard encha\u00een\u00e9, la vogue des mots-valises, etc. Ce sont des traces de la crise de vers devenue crise de la po\u00e9sie.\n\n69\n\nToutes les th\u00e9ories que je viens d'\u00e9voquer, et cela vaut pour les th\u00e9ories linguistiques en premier lieu, ont ainsi un point aveugle.\n\n70\n\nOr ce point aveugle est d\u00fb en grande partie \u00e0 la circonstance historique. Je veux parler de ce qu'on nommera, pour simplifier, la crise de vers de la fin du dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle. Devenue, au cours du si\u00e8cle vingt, crise de po\u00e9sie. Il s'agit bien s\u00fbr non seulement du vers mais de la forme po\u00e9tique elle-m\u00eame. Or le vers, et la forme po\u00e9tique elle-m\u00eame, au sens large dit ci-dessus, li\u00e9e ou non au vers, sont un lieu privil\u00e9gi\u00e9 dans une langue de la fpl, disons, mieux, ce qu'avec Pierre Lusson je nommerai la composante rythmique du langage.\n\n71\n\nIl s'ensuit que l'INCF, l'INCL et autres th\u00e9ories semblables du kekchose sont, du fait de cette n\u00e9gligence, boiteuses.\n\n72\n\nVoil\u00e0 pourquoi j'affirme, pour mon propre compte, leur impertinence. D'o\u00f9 la th\u00e8se Non-Inc.\n\n73\n\nQuelques mots rapides introduisant ma deuxi\u00e8me th\u00e8se\n\n74\n\nIl y a un moment 'th\u00e9orique', th\u00e9orique d'une mani\u00e8re fort diff\u00e9rente des pr\u00e9c\u00e9dentes\n\n74 1\n\nj'ai expos\u00e9 cela assez longuement dans un expos\u00e9 L'amour la po\u00e9sie, repris, parmi d'autres auteurs, dans un petit livre\n\n75\n\nde prise en compte du kekchose en question ; c'est le moment des troubadours. En ce moment, et pour toute la suite de l'activit\u00e9 de po\u00e9sie et de chanson dans les langues occidentales modernes, le point de passage oblig\u00e9 du 'kekchose'\n\n75 1\n\n'inconscient' si vous voulez, je n'ai pas le temps d'\u00e9tablir dans mon raisonnement la n\u00e9cessit\u00e9 et la nature d'un autre terme\n\n76\n\nest le triple po\u00e9sie langue (chant) amour, tel que les troubadours l'ont constitu\u00e9.\n\n77\n\nDonc,\n\n### TH\u00c8SE DE LA DISPENSE \u2013 JE N'AI PAS D'INCONSCIENT (TH\u00c8SE NON-INC) PARCE QUE, EN TANT QUE PROVEN\u00c7AL, J'EN AI \u00c9T\u00c9 DISPENS\u00c9 PAR LES TROUBADOURS\n\n77 1\n\nla langue proven\u00e7ale, comme l'avait bien vu ce salaud de Dante, a \u00e9t\u00e9 la langue de la d\u00e9couverte ( _trouver_ ) ou l'invention de la loi du _trobar_ , _mezura_ , l'effort non de ma\u00eetriser mais de survivre \u00e0 l'\u00e9ros m\u00e9lancolique.\n\n## \u00a7 50 Interlude 2 (et fin)\n\n### SIXI\u00c8ME PARTIE : LA N\u00c9OLOGISTIQUE DU DOCTEUR L.\n\nCette derni\u00e8re partie figure ici dans un style elliptique et t\u00e9l\u00e9graphique. Je pensais la d\u00e9velopper quelque peu mais, ayant \u00e9t\u00e9 somm\u00e9 par mon MB (marcel b\u00e9nabou, de l'oulipo) de remettre mon texte de mani\u00e8re assez urgente, et devant partir incessamment sous peu au japon, j'y ai renonc\u00e9 :\n\nde la chute r\u00e9sulte la haine de la po\u00e9sie\n\nun manque\n\npour le r\u00e9mun\u00e9rer : l'oulipo\n\nl'oulipo se tourne vers la math\u00e9matique : bourbaki\n\nle docteur L. ressent confus\u00e9ment le manque, se tourne vers mallarm\u00e9 ; because le diagnostic ; mais on ne comprend pas mallarm\u00e9 sans examiner, th\u00e9oriquement, simultan\u00e9ment la d\u00e9marche de la prose et celle de la forme (sonnet puis coup de d\u00e9s)\n\nle docteur L. ne l'a pas fait, parce que la forme po\u00e9tique est pour lui, pour presque tous, point aveugle\n\ndouble aspect : comme chez les fondateurs de l'oulipo il y a fascination pour le mod\u00e8le bourbaki comme exercice d'\u00e9criture sous contraintes et comme groupe ; on pourrait dire que le retour \u00e0 freud plagie le retour \u00e0 hilbert des bourbakistes ; avec cette diff\u00e9rence que le docteur L. veut \u00eatre hilbert, prendre, comme hilbert triomphant de brouwer, prendre le pouvoir (question de l'\u00e9cole)\n\nla math\u00e9matique ; la math\u00e9matique est son amour de loin. Cet amour a un nom : math\u00e8me\n\nalors comment ? Il faut marquer de fa\u00e7on qu'on ne puisse pas confondre, son monde possible de langue\n\net voil\u00e0.\n\n## \u00a7 51 Interlude 3\n\nNous sommes arriv\u00e9s maintenant, en plein vingt et uni\u00e8me si\u00e8cle, au mois de mai 2006. Une vente organis\u00e9e par Mr Briest, d'Art-Curial, assist\u00e9 d'Olivier Devers, va, \u00e0 la fin de juin, offrir aux amateurs des documents in\u00e9dits, tous de la main du docteur Jacques L. Il m'a \u00e9t\u00e9 demand\u00e9 d'\u00e9crire un texte en vue du catalogue. Le voici :\n\n### BROUILLONS \u00ab L\u00c0-QUAND \u00bb DOCTEUR LACAN, COYOTE\n\nIl cr\u00e9e le monde mais \u00e0 peine l'a-t-il cr\u00e9\u00e9 qu'il le d\u00e9truit. Il provoque le D\u00e9luge, mais il a un radeau. Il vole le feu, le soleil, ou la lune. D\u00e8s que quelque chose se d\u00e9r\u00e8gle, on dit que c'est lui. Son nom a couru et court encore sur toutes les l\u00e8vres. Il change tout le temps. Sur sa route, \u00e9ternellement en train de marcher. Il est \u00e0 l'origine et sur tout le chemin. Grand Chef. Faux chef ? Grand Myst\u00e8re. Faux myst\u00e8re ? Premier artisan. Farceur. Tricheur. ' _Trickster_ '. Petit-fils du grand Chaman, Freud. Chaman lui-m\u00eame. On le montre du doigt : \u00ab Voil\u00e0 Joueur-de-Tours. \u00bb Tous se m\u00e9fient. Tous sont jou\u00e9s comme s'ils ne le connaissaient pas. Son nom, chez les Indiens d'Am\u00e9rique : Coyote. Son nom chez nous : Lacan. Docteur Lacan. Auteur, \u00e9crit-il dans cette archive : \u00ab _d'un po\u00e8me sign\u00e9 : \u2013 L\u00e0-quand \u2013 \u00bb_.\n\nPour ses d\u00e9tracteurs f\u00e9roces comme pour ses admirateurs b\u00e9ats, pour ses disciples acharn\u00e9s au d\u00e9chiffrement de sa pens\u00e9e, il est apparu, aux lecteurs des \u00c9crits dans les ann\u00e9es 60, aux auditeurs du S\u00e9minaire dans les ann\u00e9es 70, jusqu'\u00e0 sa mort et apr\u00e8s, jusqu'\u00e0 aujourd'hui, comme l'incarnation moderne du personnage mythique, double visage de Savant et de Magicien.\n\nL'occasion, exceptionnelle, est donn\u00e9e, dans ces pages offertes \u00e0 la possession, d'interroger le devin, de scruter l'\u00e9criture manuscrite, de tenter un d\u00e9chiffrement des assembl\u00e9es de mots, des calculs, des dessins. Ce morceau d'archive, qui correspond aux ann\u00e9es d\u00e9cisives de l'aventure topologique, aux \u00e9nigmes des 'n\u0153uds', aux entrelacements du 'triple' RSI (R\u00e9el, Imaginaire, Symbolique), est en arri\u00e8re-plan partiel du Sinthome (S\u00e9minaire 1975-1976). Donn\u00e9 \u00e0 voir.\n\n### \u00c9CRITURES.\n\nQui \u00e9crit l\u00e0 ? Un docteur. Il y a donc une 'ordonnance' ; papier \u00e0 en-t\u00eate : \u00ab DOCTEUR JACQUES LACAN, ANCIEN CHEF DE CLINIQUE \u00c0 LA FACULT\u00c9 \u00bb... signature, date : \u00ab _ce 5.1.77_ \u00bb.\n\n\u00c9critures, quelles ? des brouillons d'introduction \u00e0 ce qui sera lu au d\u00e9but d'un s\u00e9minaire (\u00ab _Voil\u00e0 dix ans, vous le savez peut-\u00eatre, que l'universit\u00e9, par une g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 inou\u00efe, me conc\u00e8de l'usage de son plus grand amphith\u00e9\u00e2tre..._ \u00bb), ou pendant, ou bien en pr\u00e9paration \u00e0 une conclusion, une p\u00e9riode 'finale' (\u00ab _comme je suis n\u00e9 po\u00e8me et papou\u00e8te_ \u00bb, surmont\u00e9 de cette indication : \u00ab _\u00e0 lire apr\u00e8s_ \u00bb).\n\nDans l'ensemble de ce qu'on pourrait nommer les 'pr\u00e9parations \u00e0 la parole', des essais d'un genre 'lacanique' tr\u00e8s caract\u00e9ristique. On prendra cela pour ce que c'est, en surface, et en un coup d'\u0153il seulement rapide, des jeux de mots :\n\n_\u00ab j'n'ai dit que des sottises_\n\n_jn\u00e9dit que Kdesso'tise_\n\n_Kdesse ottise_\n\n_jeun' nez dit_\n\n_jeun' nez dit qued\u00e8s_\n\n_quedesse'_\n\n_listerie_\n\n_lister-ie_\n\n_il faut que lister-rie_\n\n_isteron est du m\u00eame ordre_\n\n_bouffonnerie_ \u00bb\n\n_\u00ab '\u00catre o\u00f9 ?' Ce qui se dit de plus d'une fa\u00e7on, \u00e0 l'occasion : \u00e9tron. Se refuser pour que l'\u00e9tron vaille... tient le coup quoiqu'en suspens_ \u00bb\n\net autres. De telles tentatives \u00e9merge, souvent, quelque chose de durable, qui sera retenu, qui prendra place dans le 'dispositif' th\u00e9orique. Ainsi :\n\n_\u00ab La pens\u00e9e_\n\n_ai-je une appens\u00e9e_ ?\n\n_jnes padappe ans\u00e9e_ \u00bb\n\nQue valent ces \u00e9critures pour celui qui en disposerait ? la v\u00e9rification mat\u00e9rielle, bien s\u00fbr. Celle de tous les autographes : a \u00e9t\u00e9 mis sur papier de sa propre main. Ils sont tous 'olographes', comme des testaments.\n\nMais on sera fond\u00e9 \u00e0 y voir beaucoup plus. Pourquoi ? \u00e0 cause des 'ratures'. Dans la rature est enfoui le tr\u00e9sor de l'\u00e9bauche, du brouillon. On y voit la premi\u00e8re id\u00e9e, la premi\u00e8re formulation, recouverte du 'repentir'. Certaines fois, il ne s'agit que de corriger une maladresse d'expression. D'autres, c'est bien autre chose qui survient :\n\n_\u00ab je suis enfant amn\u00e9sique autant qu'un autre ce qui m'a permis de comprendre l'inconscient et d'en parler convenablement plus mieux que quiconque qu'aucuns que certains autres \u00bb_\n\nDans ce cas on (je en tout cas) est en pr\u00e9sence d'un 'boug\u00e9' de la pens\u00e9e. Parce que la confrontation des deux termes (enfant, amn\u00e9sique) \u00e9voque (m'\u00e9voque) un passage d'un auteur fort bien connu du docteur. Descartes, Discours de la m\u00e9thode, deuxi\u00e8me partie _\u2013_ \u00ab je pensai que les sciences des livres ne sont point si approchantes de la v\u00e9rit\u00e9 que les simples raisonnements que peut faire naturellement un homme de bon sens touchant les choses qui se pr\u00e9sentent [...] pour ce que nous avons tous \u00e9t\u00e9 enfants... \u00bb (c'est moi qui souligne \u2013 JR).\n\n### CALCULS DESSIN\u00c9S, DESSINS.\n\nPages plaines de nombres ; sur des pages, le plein de nombres ; calculs. Calculs arithm\u00e9tiques, d'alg\u00e8bre. Formule logique (propositionnelle) d\u00e9montr\u00e9e avec l\u00e9g\u00e8ret\u00e9, a\u00e9r\u00e9e. Au contraire, centim\u00e8tres carr\u00e9s surcharg\u00e9s. Tous ces calculs sont \u00e9l\u00e9mentaires. Pas d'esbroufe. Dans le calcul, l'\u00e9l\u00e9mentaire est indispensable, pr\u00e9alable. Les calculs du docteur sont \u00e9l\u00e9mentaires parce que c'est dans l'\u00e9l\u00e9mentaire, la m\u00e9ditation de l'\u00e9l\u00e9mentaire qu'il importe de ne pas faire erreur et que les d\u00e9couvertes les plus originales font irruption \u2013 exemple c\u00e9l\u00e8bre dans l'histoire de la math\u00e9matique : celui du z\u00e9ro. La cr\u00e9ation du z\u00e9ro n'est pas un th\u00e9or\u00e8me, mais elle fut plus d\u00e9cisive que bien des grands th\u00e9or\u00e8mes.\n\nJe note un beau triangle de Pascal. Simple. Belles lignes qui enchantent l'alg\u00e9briste.\n\n_1_\n\n| | | \n---|---|---|---\n\n_1_ | _1_\n\n| |\n\n_1_ | _2_ | _1_\n\n|\n\n_1_ | _3_ | _3_ | _1_\n\n...............................................................................................................\n\nAu milieu, une diagonale, marqu\u00e9e, surcharg\u00e9e. Quelque chose \u00e0 comprendre. Quelque chose a \u00e9t\u00e9 compris. Ce qui est d\u00e9duit n'est pas explicit\u00e9. C'est un reste ; sous la trace.\n\nCommentaires par le calcul.\n\n_\u00ab l'inconscient = le rapport \u00e0 la fonction qui engendre le Symbolique qui efface le sens, le Sens c'est-\u00e0-dire la trace_\n\n_la v\u00e9rit\u00e9 est ce qui efface la trace_\n\n_qui s'y_ _substitue_ _\u00bb_\n\nLes calculs ajoutent leur dessin propre aux dessins g\u00e9om\u00e9triques : \u00e9valuation quantitative de surfaces, partie ombr\u00e9e = 2\/3 d'un rectangle.\n\n_\u00ab ce qui se tient_\n\n_ce qui entoure dans ce qui se tient_\n\n_affecte cet objet d'affection \u00bb_\n\nDes pages parsem\u00e9es de nombres jet\u00e9s autour des dessins atteignent \u00e0 une intensit\u00e9 qui \u00e9voque celle de carnets d'artistes, mais dans une intention tout \u00e0 fait autre.\n\nEt brusquement, on est pass\u00e9 d'une page \u00e0 la suivante et on rencontre une \u00e9tonnante 'fiche' autobiographique, faite de calculs arithm\u00e9tiques myst\u00e9rieux, dont les manipulations seraient \u00e0 d\u00e9chiffrer :\n\n_\u00ab W 13 avril 1901_\n\n_13 avril 77_\n\n_je suis n\u00e9 un samedi_\n\n_si le 13 est le bon chiffre_\n\n_Samedi \u00e0 1 h du matin \u00bb_\n\n### LE ROSE ET LE VERT.\n\n_\u00ab sem. du 21 11 78_\n\n_la topologie r\u00e9siste_\n\nPlus nombreuses que les pages \u00e9crites, que les pages calculantes, sont celles qui sont gorg\u00e9es de dessins. Le 'moment machiav\u00e9lien' du docteur est bien celui-l\u00e0. \u00ab _L\u00e0_ \u00bb et \u00ab _quand_ \u00bb : dessins de 'n\u0153uds', d'entrelacements, 'tresses' ; jaillis \u00e0 la main puisant dans le grand 'lac Borrom\u00e9e' de la m\u00e9ditation. Pour ma\u00eetriser cet 'artiste du monde flottant', l'inconscient. Dessins tr\u00e8s nombreux qui sont comme des aphorismes manuels. Sur une de ses feuilles, au commencement de la noircir, il a \u00e9crit sans indiquer d'o\u00f9 venait cette r\u00e9flexion : \u00ab _Pourquoi est-ce que ces dessins m'ont plu quand on me les a montr\u00e9s ?_ \u00bb Phrase que je reprends ici \u00e0 mon compte. La couleur, je crois, n'est pas pour rien dans ce plaisir.\n\nAu d\u00e9but du s\u00e9minaire de 1975-1976, transcrit-imprim\u00e9 avec pour titre Le Sinthome, je lis cet \u00e9change :\n\n_\u00ab Si vous trouvez, quelque part, je l'ai d\u00e9j\u00e0 dessin\u00e9, ceci qui sch\u00e9matise le rapport de l'I, du S et du R, en tant que s\u00e9par\u00e9s l'un de l'autre, vous avez d\u00e9j\u00e0, dans mes pr\u00e9c\u00e9dentes figurations, mis \u00e0 plat leur rapport, la possibilit\u00e9 de les lier par quoi ? par le sinthome._\n\n_\u2013 Si j'avais une craie de couleur._\n\n_\u2013 De quelle couleur vous la voulez ?_\n\n_\u2013 Comment ?_\n\n_\u2013 De quelle couleur ?_\n\n_\u2013 Rouge. Si vous le voulez bien. Vous \u00eates vraiment tr\u00e8s gentille. \u00bb_\n\nLa couleur, il est vrai, peut \u00eatre consid\u00e9r\u00e9e comme seulement pragmatique, aide \u00e0 la distinction des lignes o\u00f9 tout se joue. Il y a le bleu. Il y a le rouge, il y a le noir, \u00e9videmment. Mais j'ai \u00e9t\u00e9 sp\u00e9cialement frapp\u00e9, \u00e9mu m\u00eame, de ces quelques cas o\u00f9 il se trouve que le choix s'est port\u00e9 sur le rose et le vert. \u00c0 cause, peut-\u00eatre, de l'\u00e9cho stendhalien, le roman abandonn\u00e9 o\u00f9 ces deux couleurs font titre. Et il me semble que la simple masse, quantit\u00e9 et vari\u00e9t\u00e9 acharn\u00e9e des dessins de couleur, donne \u00e0 l'archive un poids qui invite, mieux, donne ordre \u00e0 ceux qui s'y connaissent (ce n'est pas mon cas), \u00e0 lui poser des questions.\n\n\u00c0 partir de ceci, dans le chantier du docteur, se sont produites des transformations signifiantes : dessins au tableau, \u00e0 la craie, transcription des notes et enregistrements, mise \u00e0 jour de l'imprim\u00e9, avec ses choix indispensables mais, d'une certaine mani\u00e8re, limitants. Une d\u00e9perdition r\u00e9sulte de la normalisation parfaite des dessins par rapport au 'brouillon'. Les dessins sont parfaits dans le Sinthome mais p\u00e9trifi\u00e9s, gel\u00e9s, 'paroles gel\u00e9es'. Le brouillon g\u00e9n\u00e9ral \u00e9tait plus que 'brouillon' n\u00e9gligeable. Il introduisait un brouillage riche de sens, d\u00fb \u00e0 la main guid\u00e9e par l'effort de r\u00e9flexion, la pens\u00e9e du docteur se frayant un passage \u00e0 travers les possibles sugg\u00e9r\u00e9s par ces variations dans les courbes, les couleurs.\n\n### RETOUR SUR LE POINT DE D\u00c9PART.\n\nCe qui est clair, apr\u00e8s une plong\u00e9e un peu longue dans ces documents offerts, c'est qu'on y aper\u00e7oit un 'Lacan' bien diff\u00e9rent de la caricature qui souvent est faite de lui par l'opinion. Ils t\u00e9moignent de son acharnement passionn\u00e9 \u00e0 s'efforcer de faire autre chose que dire ce qu'on pense, parce que \u00ab _dire ce qu'on pense, c'est court_ \u00bb : montrer \u00e0 soi-m\u00eame ce qui ne se peut dire.\n\nJacques Roubaud \u2013 avril-mai 2006\n\n## \u00a7 52 Dimanche, 21 novembre 2004, au d\u00e9but de l'apr\u00e8s-midi, nous prenons le m\u00e9tro place Clichy, ligne 2, direction Nation.\n\nDimanche, 21 novembre 2004, au d\u00e9but de l'apr\u00e8s-midi, nous prenons le m\u00e9tro place Clichy, ligne 2, direction Nation. Le choix de la date n'a pas de signification particuli\u00e8re. Il a \u00e9t\u00e9 d\u00e9termin\u00e9 de mani\u00e8re tr\u00e8s simple par le fait que j'en suis venu \u00e0 un momentprose que je compte \u00e9crire le lendemain lundi. Nous changeons \u00e0 'Stalingrad', pour la ligne 7, direction La Courneuve, un changement tr\u00e8s long. O\u00f9 descendre ? Il y a deux solutions, d'apr\u00e8s le plan : ou bien 'Aubervilliers-Pantin-Quatre Chemins', station qui se nomme simplement 'Quatre Chemins' sur mon vieux plan de 1980, ou bien la suivante, 'Fort d'Aubervilliers'. J'avais propos\u00e9 'Porte de la Villette', mais il faudrait traverser le 'p\u00e9rif' pour sortir de Paris. Marie-louise met son veto. On opte pour la premi\u00e8re solution. Il faut marcher d\u00e9j\u00e0 pas mal pour atteindre le cimeti\u00e8re parisien de Pantin. Il est parisien, mais situ\u00e9 sur la commune de Pantin. Marie-Louise n'a jamais vu un cimeti\u00e8re aussi grand. Il est grosso modo trap\u00e9zo\u00efdal. Il est divis\u00e9 en avenues qui se coupent \u00e0 angle droit, comme les rues de Manhattan ou de Carcassonne. Chaque quatuor d'avenues d\u00e9finit une 'division'. Mais chaque division n'est pas elle-m\u00eame partag\u00e9e en bataillons, compagnies et sections. L'arm\u00e9e des morts n'est pas organis\u00e9e aussi strictement que celles des moins morts. Il y a longtemps que je ne suis pas venu et je me rends compte que je ne sais plus o\u00f9 se trouve exactement la tombe de Jean-Ren\u00e9, mon fr\u00e8re. Je sais qu'elle est dans l'avenue 'des Marronniers aux Fleurs Doubles', qui se nomme en fait avenue 'des Marronniers \u00e0 Fleurs Doubles', erreur de ma m\u00e9moire que je me rappelle avoir corrig\u00e9e chaque fois qu'au cours des quarante-trois derni\u00e8res ann\u00e9es je suis venu, peut-\u00eatre une demi-douzaine de fois en tout, mais qui se r\u00e9insinue chaque fois dans ma t\u00eate, vraisemblablement parce qu'elle est inscrite dans un des po\u00e8mes de mon livre,\n\n_Je suis mort, je crains les voix, la joie, je m'abats_\n\n_sans cesse sur les r\u00eaves, mes ongles de mort_\n\n_poussent, s'enfoncent je commande un automne mort_\n\n_et la huiti\u00e8me fen\u00eatre noire rabat_\n\n_cette odeur qu'Ils voulaient dissoudre dans la nuit_\n\n_mon \u00e9l\u00e9ment, mon bien, moi, ma figure bleue_\n\n_je ferme la porte en pleurant, je dis adieu_\n\n_et toi, mon fr\u00e8re, sans savoir ! mais tu n'oublies_\n\n_jamais, jamais plus, tu hurles mais \u00f4 l'All\u00e9e_\n\n_des Marronniers aux Fleurs Doubles c'est n'est-ce pas_\n\n_c'est moi si peu ! je p\u00e2lis le temps m'est vol\u00e9_\n\n_je deviens une sorte de silence dans_\n\n_les jours je voyage et je nage je suis un pas_\n\n_puis une pierre, un cri dans le bonheur, strident !_\n\nNous partons dans la direction de cette avenue, en suivant l'avenue principale. Nous croisons l'avenue des Marronniers Rouges, l'avenue des Peupliers Argent\u00e9s, l'avenue des Noisetiers de Byzance, l'avenue des Vernis, l'avenue des \u00c9rables, et nous tournons \u00e0 gauche dans l'avenue des Marronniers d'Inde. Je pense bien qu'il faut aller presque jusqu'au fond mais, ma m\u00e9moire \u00e9tant si m\u00e9diocre, je veux parcourir toute l'avenue des Marronniers \u00e0 Fleurs Doubles. Je ne pense pas v\u00e9ritablement que je vais retrouver ainsi l'emplacement exact, je n'avais pas vraiment une telle intention, simplement d'aller l\u00e0 et prendre une photographie ou deux, mais Marie-Louise, apr\u00e8s avoir dit qu'on devrait demander \u00e0 l'entr\u00e9e, n'insiste pas devant mon refus. Nous croisons l'avenue des Sophoras, l'avenue de la Zone, l'avenue des \u00c9rables Pourpres, avant d'atteindre celle que nous cherchons. Nous avan\u00e7ons, de division en division, slalomant entre les tombes, n\u00e9gligeant toutes celles qui ont des crucifix, ou des pots de fleurs en c\u00e9ramique. Nous croisons l'avenue des Tilleuls de Hollande, l'avenue du Fort, l'avenue des M\u00fbriers Blancs, l'avenue des \u00c9rables Planes, l'avenue Transversale, l'avenue des Acacias Communs, l'avenue des N\u00e9gondos, l'avenue des Fr\u00eanes enfin. Dans chaque secteur les tombes sont en majorit\u00e9 de la m\u00eame ann\u00e9e. Il y a pas mal de gadoue apr\u00e8s les pluies des derniers jours. Les morts de 1961 sont plut\u00f4t dans le secteur proche de l'avenue des N\u00e9gondos. Mais nous ne trouvons pas. Nous photographions vaguement un \u00e9criteau avec le nom de l'avenue et nous revenons vers l'entr\u00e9e. Marie-Louise est tr\u00e8s d\u00e9\u00e7ue. Elle insiste pour qu'on se renseigne. Nous nous renseignons. Une gardienne aimable cherche sur son ordinateur. C'est moderne. Elle n'a besoin que du nom. Il y a peut-\u00eatre un homonyme parce qu'elle nous demande le pr\u00e9nom. Elle nous tend un plan g\u00e9n\u00e9ral, en couleur et sort aussi un plan plus particulier, celui de la division 122. La division 122 est annonc\u00e9e comme \u00ab pleine terre catholique \u00bb. L'adresse de Jean-Ren\u00e9 est \u00ab ligne 16, no 5 \u00bb. Elle l'entoure d'un trait au stylo noir. Il bruine l\u00e9g\u00e8rement. Marie-louise insiste l\u00e9g\u00e8rement. On repart. On suit cette fois le trajet qui nous a \u00e9t\u00e9 indiqu\u00e9 sur la carte. On trouve tr\u00e8s vite. On \u00e9tait pass\u00e9s juste \u00e0 c\u00f4t\u00e9. On avait rat\u00e9 de peu. Il y a un bouquet assez r\u00e9cent sur la tombe.\n\n## \u00a7 53 Je revois la photographie l\u00e9g\u00e8rement souriante de Jean-Ren\u00e9.\n\nJe revois la photographie l\u00e9g\u00e8rement souriante de Jean-Ren\u00e9. Apr\u00e8s deux ou trois clich\u00e9s nous repartons. Il est d\u00e9j\u00e0 plus de quatre heures. Une rang\u00e9e d'\u00e9rables est au sommet de sa splendeur en rose orange rouge orang\u00e9. Tr\u00e8s peu de visiteurs, tous motoris\u00e9s. Les divisions 25, 26, 30, 31 abritent des \u00ab morts du Commonwealth \u00bb, guerre 39-45. Il y a m\u00eame, d'apr\u00e8s le plan, un carr\u00e9 de morts de 14-18. Il y a aussi des Allemands. Toutes les tombes des soldats 'alli\u00e9s' sont sur le m\u00eame mod\u00e8le, un \u00e9criteau en fer, \u00e9mergeant \u00e0 peine de terre. J'y vois un seul bouquet, un seul. Devant l'entr\u00e9e du cimeti\u00e8re, on constate que l'entreprise dominante pour tous tombeaux se nomme LECREUX Fr\u00e8res. Avant d'entrer dans le cimeti\u00e8re, nous nous \u00e9tions arr\u00eat\u00e9s au supermarch\u00e9 HUANG, dans l'avenue Jean-Jaur\u00e8s de Pantin. Nous avons achet\u00e9 des p\u00e2tes chinoises, quelques friandises. Le tout est dans un sac plastique tr\u00e8s l\u00e9ger, rose orang\u00e9, comme les \u00e9rables. Ce matin je prends un SPECIAL GINGER CANDY, 'Ting Ting Jah\u00e9'. \u00ab Import\u00e9 par Paris Store 94657 Thiais \u00bb. \u00ab Produit de l'Indon\u00e9sie \u00bb. \u00ab Bonbons au gingembre \u00bb. \u00ab Poids net : 60 g \u00bb. \u00ab Ingr\u00e9dients : Saccharose, Maltose, Gingembre, Amidon et Extrait v\u00e9g\u00e9tal \u00bb. \u00ab \u00c0 consommer de pr\u00e9f\u00e9rence avant fin 12\/2005 \u00bb. \u00c7a m'\u00e9tonnerait que j'attende jusque-l\u00e0. Nous atteignons de nouveau le m\u00e9tro 'Quatre Chemins' apr\u00e8s plus de deux heures de marche. Il bruine. Ligne 7, jusqu'\u00e0 'Op\u00e9ra'. \u00c0 'Op\u00e9ra', sortie 2, 'rue de la Paix'. Rue de la Paix nous tournons, \u00e0 droite, dans la rue des Capucines, jusqu'au Kitty O'Shea. Deux pintes de 'guinness', treize euros, \u00e0 la place habituelle. Tous les dimanches, pintes de 'guinness', \u00e0 la m\u00eame place, si possible, dans l'apr\u00e8s-midi, quatre heures, cinq heures, au Kitty O'Shea. Ce matin encore, je descends la bo\u00eete \u00e0 cigares 'King Edward' qui contient les quelques papiers et photographies que je conserve. Elle est sur la plus haute planche de la biblioth\u00e8que derri\u00e8re mon bureau. Je v\u00e9rifie que la photographie qui a \u00e9t\u00e9 mise sur la tombe de Jean-Ren\u00e9 est bien celle que j'ai dans ma bo\u00eete. Simplement, sur la tombe, il n'y a que sa t\u00eate. Je n'ai qu'une seule autre photographie de lui. De tr\u00e8s petit format, elle a \u00e9t\u00e9 pendant des ann\u00e9es dans mon portefeuille et est presque coup\u00e9e en deux. Jean-Ren\u00e9 y est b\u00e9b\u00e9. Il est debout sur une marche d'escalier, les bras un peu lev\u00e9s. La lumi\u00e8re du soleil carcassonnais, qui vient de la droite, \u00e9claire sa joue gauche, ses cheveux encore blond b\u00e9b\u00e9 et, surtout, semble rayonner de son ventre. On ne voit presque rien derri\u00e8re, rien que du noir. J'avais choisi cette photographie, je crois, parce que la regarder m'\u00e9tait particuli\u00e8rement douloureux. En buvant notre bi\u00e8re nous avons parl\u00e9 de l'effet suicide : une sorte de bombe atomique est tomb\u00e9e sur les familles, les amis. Parfois on ne se revoit plus. Le soir nous avons mang\u00e9 le reste des petites pommes de terre cuites dans leur peau de la veille, avec du jambon \u00e0 l'os achet\u00e9 rue Lepic. Et aussi de la compote de pommes truff\u00e9e d'une gousse de vanille. Le ciel, au matin du 22 novembre, est gris. J'avance de ligne en ligne lentement, avec des h\u00e9sitations. Les tombes du cimeti\u00e8re parisien de Pantin ne sont gu\u00e8re flamboyantes, compliqu\u00e9es, orn\u00e9es. Aucune ressemblance avec le P\u00e8re Lachaise. Ni avec les tout petits cimeti\u00e8res des villages proven\u00e7aux. Pas de cypr\u00e8s. Pas d'ifs. Le plus beau cimeti\u00e8re que Marie-louise ait vu est, \u00e0 ce qu'elle dit, celui de Portree, dans l'\u00eele de Skye. \u00c0 Pantin, peu d'inscriptions. \u00c0 l'entr\u00e9e il est annonc\u00e9 que les concessions expir\u00e9es sont en voie de r\u00e9vision, ce qui veut dire que des morts doivent faire place \u00e0 d'autres. Je n'ai pas pens\u00e9 \u00e0 demander si cela allait \u00eatre le cas de mon fr\u00e8re, dans un avenir proche. Ou lointain. Je n'ai pas besoin de sa pierre tombale pour continuer \u00e0 penser \u00e0 lui, souvent. Je ne regrette pas de l'avoir revue. Marie-louise a dit qu'on aurait d\u00fb mettre des fleurs. Peut-\u00eatre. Quelles ? Aujourd'hui, \u00e0 midi, nous allons manger des p\u00e2tes chinoises. J'ach\u00e8ve le momentprose. Il est temps de mettre le couvert.\n\n## \u00a7 54 Au tournant de l'ann\u00e9e, alors que 1961 disparaissait pour \u00eatre remplac\u00e9 par l'ann\u00e9e des accords d'\u00c9vian,\n\nAu tournant de l'ann\u00e9e, alors que 1961 disparaissait pour \u00eatre remplac\u00e9 par l'ann\u00e9e suivante, l'ann\u00e9e des accords d'\u00c9vian, l'ann\u00e9e de la 'paix en Alg\u00e9rie', j'avais 'd\u00e9duit' de mon r\u00eave une s\u00e9rie de r\u00e9solutions, programmes, d\u00e9cisions de vie, auxquels je ne donnais pas de contenu tr\u00e8s pr\u00e9cis, et que je ne rassemblais pas encore sous le nom g\u00e9n\u00e9rique commun de **Projet**. J'avais choisi de donner un commencement \u00e0 la mise en \u0153uvre de ma r\u00e9solution, et le r\u00eave en fut le pr\u00e9texte, interpr\u00e9t\u00e9, \u00e0 la mani\u00e8re des Anciens, si diff\u00e9rente de celle des modernes, non comme pr\u00e9monitoire toutefois, mais comme proph\u00e9tique. J'allais faire telle et telle et telle chose. Le mot 'projet', au cours des mois suivants, fut d'abord une mani\u00e8re de notation st\u00e9nographique de toutes ces 'choses'. Ensuite, \u00e0 mesure que je commen\u00e7ais \u00e0 choisir parmi les 'choses' \u00e0 faire, \u00e0 les associer les unes aux autres en pens\u00e9e, 'projet' acquit une dignit\u00e9 plus grande \u00e0 mes propres yeux et re\u00e7ut une majuscule et le droit \u00e0 l'article d\u00e9fini. Il devint **Le Projet**. Et plus le temps passait, plus la majuscule prenait de l'importance et le mot lui-m\u00eame de l'\u00e9paisseur, ce dont la prose pr\u00e9sente tient compte, dans la branche 5, en ayant recours \u00e0 un corps tr\u00e8s gros, plus gros en fait que ceux que j'emploie pour tous les autres termes. Les 'choses' en question qui allaient constituer **Le Projet** assez vite se distribu\u00e8rent en trois 'rubriques', donnant naissance \u00e0 trois parties distinctes : projet de po\u00e9sie, projet de math\u00e9matique, roman. Le roman, lui, avait \u00e9t\u00e9 'annonc\u00e9' par le r\u00eave, et ce, d\u00e8s mon r\u00e9veil. Il avait m\u00eame son titre, **Le Grand Incendie de Londres**. Mais, pendant un an au moins, son titre lui suffit. Je n'y pensais pas, je n'essayais pas d'imaginer ce qu'il serait, \u00e9tant entendu qu'entre autres activit\u00e9s romanesques il raconterait les deux autres parties. En ce qui concerne la partie 'projet de po\u00e9sie', devenue rapidement **Le Projet de Po\u00e9sie** , je me mis assez vite au travail, comme expos\u00e9 dans la branche 4. Mais pour la partie 'math\u00e9matique', qui devait devenir 'projet de math\u00e9matique' avant d'acqu\u00e9rir un statut comparable \u00e0 celui des deux autres et d'\u00eatre d\u00e9sign\u00e9e comme **Le Projet de Math\u00e9matique** , j'\u00e9tais dans le vague le plus complet. J'y suis rest\u00e9 longtemps, au moins jusqu'\u00e0 l'ach\u00e8vement de ma th\u00e8se, en 1966. Ce qu'il y a de s\u00fbr c'est que, me disais-je, je ne peux pas continuer \u00e0 lire, lire, lire, r\u00e9soudre des exercices de Bourbaki, explorer les th\u00e9ories grothendiciennes des sch\u00e9mas, et autres choses semblables. C'est plaisant, \u00e7a entretient les 'petites cellules grises', \u00e7a m'aide dans l'exercice de mes fonctions, mais c'est, en fait, une activit\u00e9 largement passive. J'ai pass\u00e9 des ann\u00e9es \u00e0 tenter de comprendre des bribes du monde math\u00e9matique. Un 'projet de math\u00e9matique' digne du 'projet' que je projette dans son ensemble, digne en particulier des deux autres parties, 'projet de po\u00e9sie' et 'grand incendie de londres', ne peut \u00e9videmment pas s'en contenter. Quel 'produit' de mes efforts pourrais-je donc mettre en parall\u00e8le au 'livre de sonnets' dont je me proposais de faire, au moins dans un premier temps, le 'projet de po\u00e9sie' ? Une r\u00e9daction de la solution des exercices propos\u00e9s par monsieur Bourbaki dans son Trait\u00e9 ? Allons donc ! Il ne s'agit plus simplement de comprendre le monde math\u00e9matique, il s'agit de le transformer. Le transformer, moi ? Ridicule ! J'en suis bien incapable. La situation est tr\u00e8s diff\u00e9rente de celle qui se rencontre en po\u00e9sie. Je peux projeter de composer un livre de po\u00e9sie, sans jamais me poser la question d'une transformation quelconque du monde de la po\u00e9sie. Mais la math\u00e9matique, c'est autre chose. M\u00eame si je place mon ambition fort bas, en tenant compte de mes faibles capacit\u00e9s math\u00e9matiques, il reste qu'il va me falloir, me suis-je dit et r\u00e9p\u00e9t\u00e9, affronter la question difficile d'un travail 'original'. Bref, d'une 'recherche'. Une recherche en math\u00e9matique. Mais qu\u00e8saco ? Quand 1962 commence, je sais que je ne sais pas. Je ne sais rien. Je suis nul, nul, nul, tel le joueur de bilboquet de Charles Cros.\n\n## \u00a7 55 Je reviens un momentprose sur la partie 'po\u00e9sie' de mon programme de d\u00e9cembre 61\n\nJe reviens un ou deux momentproses sur la partie 'po\u00e9sie' de mon programme de d\u00e9cembre 61. La math\u00e9matique y joua un r\u00f4le, essentiel quoique indirect. Je m'explique : d\u00e9couvrant en 1948 qu'il y avait eu de la po\u00e9sie en le si\u00e8cle vingti\u00e8me apr\u00e8s Lamartine, Hugo, Baudelaire, Cros, Rimbaud, Verlaine, Mallarm\u00e9, Cendrars et Apollinaire, j'avais lu les surr\u00e9alistes, m'\u00e9tais gorg\u00e9 d'Aragon, Eluard, Breton, P\u00e9ret, Michaux et autres, avec une pr\u00e9f\u00e9rence marqu\u00e9e pour Tzara et Desnos, et avais pass\u00e9 dix ann\u00e9es de ma vie de po\u00e8te \u00e0 \u00eatre 'fort mauvais po\u00e8te', \u00e0 composer de tr\u00e8s m\u00e9diocres po\u00e8mes dans le go\u00fbt 'surr\u00e9aliste tardif corrig\u00e9 d'engagement politique mou', et \u00e0 faire toutes ces choses en **vls** , _id est_ 'vers libres standard', organis\u00e9s en quatrains parfois approchant la rime sans trop y plonger d'autres fois. Apr\u00e8s dix ann\u00e9es de ces activit\u00e9s m\u00e9diocres sinon r\u00e9pr\u00e9hensibles, j'avais interrompu quasiment toute po\u00e9sie. Bourbaki me servit de la mani\u00e8re suivante : pour sortir du marasme dans lequel ils avaient estim\u00e9 se trouver l'\u00e9criture math\u00e9matique, ils avaient opt\u00e9 pour un style formellement pur, le style hilbertien associ\u00e9, assez arbitrairement il faut le dire, mais de ce caract\u00e8re arbitraire je n'\u00e9tais pas, humble lecteur du Trait\u00e9 bourbakiste, capable de me rendre compte \u00e0 l'\u00e9poque, ils l'avaient, dis-je, associ\u00e9 \u00e0 la 'm\u00e9thode axiomatique', telle qu'elle est historiquement exhib\u00e9e, par exemple, dans les Grundlagen der Geometrie, du grand Hilbert lui-m\u00eame, \u00e0 l'extr\u00eame fin du dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle. Ils avaient lanc\u00e9 leur programme d'\u00e9criture des 'structures fondamentales de l'analyse' avec leur cri de guerre, retentissant dans la cervelle des jeunes apprentis math\u00e9maticiens : \u00ab De la rigueur ! encore de la rigueur ! toujours de la rigueur ! et la math\u00e9matique est sauv\u00e9e ! \u00bb ou bien : \u00ab De la rigueur avant toute chose ! et pour cela pr\u00e9f\u00e9rez le style bourbaki ! \u00bb Ind\u00e9pendamment de tout contenu, de toute th\u00e9orie des ensembles, de toute alg\u00e8bre et de toute topologie, la rigueur apparaissait dans la mani\u00e8re incantatoirement formelle d'\u00e9crire, dans cette \u00e9criture sous contraintes qui fut leur marque et qui s\u00e9vit encore aujourd'hui plus ou moins intacte dans la communaut\u00e9 math\u00e9matique mondiale. J'en \u00e9tais p\u00e9n\u00e9tr\u00e9, et c'est vers elle spontan\u00e9ment que je me tournai pour sortir des brumes n\u00e9osurr\u00e9alistes au sein desquelles je me trouvais emp\u00e9gu\u00e9. Je d\u00e9cidai d'abandonner d\u00e9finitivement le vers libre et de trouver la rigueur compositionnelle indispensable \u00e0 ma 'vita nova' po\u00e9tique dans une forme fixe et contrainte. Les bourbakistes justifiaient leur d\u00e9marche stylistique indirectement et assez sournoisement en invoquant la math\u00e9matique grecque. Ils me disaient : \u00ab Vois, nous d\u00e9montrons rigoureusement. Aussi rigoureusement que nos anc\u00eatres, 'sur les bords de la mer \u00c9g\u00e9e'. Prends-en de la graine. \u00bb En transposant \u00e0 la po\u00e9sie la le\u00e7on stylistique de Bourbaki, je fus in\u00e9vitablement amen\u00e9 \u00e0 choisir comme mod\u00e8le formel la forme sonnet, forme v\u00e9n\u00e9rable entre toutes puisque remontant aussi aux bords de la M\u00e9diterran\u00e9e, \u00e9tant n\u00e9e dans la patrie d'Archim\u00e8de, la Sicile, un nombre respectable de si\u00e8cles avant le vingti\u00e8me. Je m'\u00e9tais vaguement essay\u00e9 au sonnet \u00e0 l'instigation d'Aragon qui l'avait pr\u00e9conis\u00e9 comme machine de guerre contre ses anciens amis, que Guillevic avait un temps adopt\u00e9, le pauvre, mais il n'y avait pas compris grand-chose, en fait. J'entrepris de faire la forme mienne, de la m\u00eame mani\u00e8re que j'avais acquis la ma\u00eetrise, m\u00eame relative, de la topologie g\u00e9n\u00e9rale, en examinant les grands mod\u00e8les, de P\u00e9trarque \u00e0 Mallarm\u00e9 par Shakespeare, en m'exer\u00e7ant. Je ferais des exercices et ensuite on verrait. On verrait quoi ? on verrait. Id\u00e9alement, je construirais un Trait\u00e9 du Sonnet selon la m\u00e9thode axiomatique. Je me mis au travail tr\u00e8s peu de temps apr\u00e8s le r\u00eave auquel j'avais donn\u00e9 le r\u00f4le de proph\u00e9tie de mon avenir. Ant\u00e9rieurement, au cours des semaines d'avant le r\u00eave, j'avais compos\u00e9 les quelques po\u00e8mes qui seraient mes derniers po\u00e8mes en vers libres. Ils sont tr\u00e8s peu nombreux et je les ai mis dans mon livre.\n\n## \u00a7 56 Le premier des survivants de ma longue et d\u00e9sastreuse histoire vers-libriste date de septembre, compos\u00e9 en nageant,\n\nLe premier des survivants de ma longue et d\u00e9sastreuse histoire vers-libriste date de septembre, compos\u00e9 en nageant, dans un registre plut\u00f4t sombre, qui peut appara\u00eetre apr\u00e8s coup comme pr\u00e9monitoire. Le po\u00e8me ne me semble pas aujourd'hui tr\u00e8s int\u00e9ressant. Il est caract\u00e9ristique en tout cas du vers-librisme morne et mou, presque compt\u00e9 et rim\u00e9, de mes ann\u00e9es 50. Je lui ai accord\u00e9, il me semble aujourd'hui \u00e0 tort, mais peut-\u00eatre pour une raison formelle noble que j'ai oubli\u00e9e, peut-\u00eatre simplement parce qu'il est prosodiquement r\u00e9gulier quoique strophiquement irr\u00e9gulier, la dignit\u00e9 d'un coup \u00e0 pion blanc dans la partie de go qui repr\u00e9sente une des organisations concurrentes, entrelac\u00e9es et compl\u00e9mentaires de mon livre.\n\nnoyade\n\n_Je suis un homme sans enfance_\n\n_moiti\u00e9 remords moiti\u00e9 fum\u00e9es_\n\n_dans ma t\u00eate dansent les nombres_\n\n_et je blanchis comme un \u00e9t\u00e9_\n\n_sur les cr\u00eates du sable sombre_\n\n_Je suis un homme du silence_\n\n_gris rang\u00e9 sous les lois du temps_\n\n_la mer mortelle offre ses chances_\n\n_et je me h\u00e2te dans le vent_\n\n_nageant vers l'insignifiance_\n\n_Je suis un homme solitaire_\n\n_que la douleur a d\u00e9vi\u00e9_\n\n_les vagues montent \u00e0 la terre_\n\n_et moi je sombre d\u00e9cri\u00e9_\n\n_sous les mouettes qui d\u00e9lib\u00e8rent_\n\n_s\u0153ur la mort \u00f4 s\u0153ur difficile_\n\n_tu m'attends couche de la mer_\n\n_oubliez les ainsi soit-il_\n\n_j'\u00e9tais un rire du d\u00e9sert_\n\n_j'\u00e9tais une bouche inutile_\n\nImm\u00e9diatement suit, pion noir, une '\u00e9pigramme fun\u00e9raire' latine anonyme, que m'avait cit\u00e9e Paul B\u00e9nichou.\n\n_non eram_\n\n_fui_\n\n_non sum_\n\n_non curo_\n\nUne expression concise d'agnosticisme romain, qui me plut fort. Une version plus moderne, moins lapidaire, moins 'pierre \u00e9crite', en alexandrins nobles mais magnifiques, se trouve dans la sc\u00e8ne 6 de l'acte V de l'extraordinaire pi\u00e8ce de Cyrano de Bergerac, La Mort d'Agrippine.\n\nJ _'ai beau plonger mon \u00e2me et mes regards fun\u00e8bres_\n\n_Dans ce vaste n\u00e9ant et ces longues t\u00e9n\u00e8bres,_\n\n_J'y rencontre partout un \u00e9tat sans douleur,_\n\n_Qui n'\u00e9l\u00e8ve \u00e0 mon front ni trouble ni terreur ;_\n\n_Car puisque l'on ne reste, apr\u00e8s ce grand passage,_\n\n_Que le songe l\u00e9ger d'une l\u00e9g\u00e8re image,_\n\n_Et que le coup fatal ne fait ni mal ni bien_\n\n_Vivant, parce qu'on est, mort, parce qu'on n'est rien,_\n\n_Pourquoi perdre \u00e0 regret la lumi\u00e8re re\u00e7ue_ ?\n\nJ'en retrouve, double, dont je cite l'une, la trace dans le livre de M-l, mettre.\n\n_et cette ombre apr\u00e8s qu'elle est perdue pourquoi perdre \u00e0 regret la lumi\u00e8re re\u00e7ue_\n\n_qu'on ne peut regretter pourquoi perdre apr\u00e8s \u00e0 regret qu'elle est perdue_\n\n_apr\u00e8s ?_\n\nMa m\u00e9moire l'oppose \u00e0 Dylan Thomas :\n\n_Do not go gentle into that good night_\n\n_Rage, rage against the fading of light !_\n\nIl y a trois po\u00e8mes. Deux viennent de mon deuxi\u00e8me s\u00e9jour au Val-de-Gr\u00e2ce. La vision me revient de la chambre o\u00f9 j'\u00e9tais enferm\u00e9 :\n\nta mort m'\u00e9clabousse...\n\n_ta mort m'\u00e9clabousse_\n\n_la nuit affleure \u00e0 la girouette_\n\n_les nuages roses se retirent par les toits_\n\n_et je supplie la lumi\u00e8re je me penche_\n\n_\u00e0 la lueur fuyante sur ta photographie_\n\n_tu regardes toujours ton verre_\n\n_tu sondes l'air du silence_\n\n_tu ouvres le jour tortur\u00e9_\n\n_et ton c\u0153ur sombre \u00e9chappe_\n\n_vaines \u00f4 vaines images_\n\n_vaine ma peine v\u00e9h\u00e9mente_\n\n_rien ne t'arrachera \u00e0 l'ombre_\n\n_l'horreur m'attend au bout de mes sommeils boueux_\n\nJe n'ai plus cette photographie. Je ne sais quand elle s'est perdue. Je l'ai recherch\u00e9e il y a deux ou trois ans et je ne l'ai pas retrouv\u00e9e. La photographie qui a \u00e9t\u00e9 mise sur la tombe dans l'all\u00e9e des Marronniers \u00e0 Fleurs Doubles du cimeti\u00e8re parisien de Pantin et dont je poss\u00e8de encore un tirage n'est pas celle-l\u00e0.\n\nLe deuxi\u00e8me (d\u00e9j\u00e0 cit\u00e9) :\n\nje r\u00eave...\n\n_je r\u00eave que tu souris_\n\n...........................\n\n## \u00a7 57 Le dernier de mes po\u00e8mes en vls est de novembre, apr\u00e8s mon retour\n\nLe dernier de mes po\u00e8mes en 'vers libre standard' est de novembre, apr\u00e8s mon retour au 56 de la rue Notre-Dame-de-Lorette.\n\nmoments\n\n_un figuier_\n\n_le tocsin des cigales_\n\n_le barrage lang\u00e9 de ronces sur l'eau d\u00e9truite_\n\n_o\u00f9 les pas font bouillir les grenouilles les bulles vertes_\n\n_l'ivresse rires grappillant les vignes_\n\n_au pied d'une garrigue d'octobre de silex de geni\u00e8vre_\n\n_la solitude \u00e9tourdissante d'ao\u00fbt en gradins_\n\n_en chutes d'argile verte roses grises_\n\n_en lavandes_\n\n_un torrent d'apr\u00e8s midi \u00e0 poings bleus sous les nuages_\n\n_un labour de juin dans les cerises_\n\n_une goutte de vin timide dans la source au bas du champ_\n\n_le chuintement des couleuvres dans l'herbe_\n\n_l'eau fuyant contre la joue dans l'immobile_\n\n_dans l'infini guet des poissons sous les rives_\n\n_le c\u0153ur fou contre la route chaude un soir_\n\ne _t les vents les vents les vents emport\u00e9s_\n\n_dans leur fureur de pierre s\u00e8che d'amandiers de collines_\n\n_sur les bassins aux quatre coins du manteau de cypr\u00e8s_\n\n_la grappe des vents la flamb\u00e9e des vents le l\u00e9zard des vents_\n\n_le vent jeu le vent nocturne de la vendange_\n\n_descendant vers la route vers les charrettes_\n\n_faisant briller les yeux et boire et voler la robe_\n\n_des chiens d'enfance que tu aimais_\n\nDans le 'livre dont le titre est le signe d'appartenance en th\u00e9orie des ensembles' les trois po\u00e8mes suivent \u00ab _ce lundi soir \u00bb_ qui d'ailleurs les pr\u00e9c\u00e8de dans la chronologie de la composition. Je les ai introduits dans une s\u00e9quence o\u00f9 ils sont associ\u00e9s \u00e0 des sonnets compos\u00e9s beaucoup plus tard. Les sonnets sont au nombre de quatre, comme les po\u00e8mes en vers libre. Ils figurent dans un carnet, selon l'ordre chronologique de leur composition. Le texte imprim\u00e9 diff\u00e8re parfois, parfois tr\u00e8s l\u00e9g\u00e8rement, parfois moins l\u00e9g\u00e8rement, du texte manuscrit. Je ne copie ici que les premi\u00e8res strophes des trois premiers, en entier le dernier qui est le plus proche dans le temps de la circonstance de composition, le plus p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 des images de la mort.\n\na - du 22\/6\/65 -\n\n23 juin 1939\n\n_Saint-Jean verveine \u00e0 travers la couronne rouge_\n\n_nul jamais plus ne bondira nul ne verra_\n\n_ni l'\u0153il-de-fum\u00e9e ni l'\u0153il-de-buis n'entendra_\n\n_en aucune ann\u00e9e les flammes du plus long jour_\n\n_........................................................._\n\nb - du 15\/11\/63 -\n\n(sans titre)\n\n_Tu es sauf dans la mort tu ne verras pas_\n\n_Moisir les jours, rompre la f\u00eate illusoire_\n\n_L'amour s'abriter, fl\u00e9chir la m\u00e9moire_\n\n_Le silence cerner de son court compas_\n\n...................................................\n\nc - du 23\/6\/65 -\n\n(sonnet court 61)\n\n_De ta mort on se fait mort et b\u00e2illon_\n\n_moi aussi j'ai d\u00e9vi\u00e9 dans ma vie_\n\n_j'\u00e9tais le plus pr\u00e8s de toi je suis sourd_\n\n_de tes regards qui m'engouffrent, millions_\n\n_et loyale et joyeuse est la survie_\n\n_et patientes et molles les vies courent_\n\n.........................................................\n\nd - du 30\/9\/63 -\n\nJe suis mort\n\n_Je suis mort je crains les voix, la joie, je m'abats_\n\n_Sans cesse_\n\nJe n'ai jamais r\u00e9utilis\u00e9 le vers libre. Il m'\u00e9tait devenu insupportable. Il l'est rest\u00e9. Je l'ai rejet\u00e9 comme mode possible de fabrication de po\u00e8mes et ce rejet, en outre, m'a rendu la lecture de la po\u00e9sie surr\u00e9aliste difficile. Ce n'est pas sa faute, bien s\u00fbr. Il m'est arriv\u00e9, beaucoup plus tard, de composer des po\u00e8mes qui ont l'apparence d'\u00eatre \u00e9crits en ce type de versification. Ils sont toujours, en fait, soumis \u00e0 des contraintes num\u00e9riques superficiellement invisibles. Du 'canada dry' de vers libre, si on veut. La d\u00e9cision formelle que j'ai prise a eu son origine dans une circonstance. Je la raconte. Le r\u00e9cit en est bien autobiographique, mais dans une perspective tr\u00e8s strictement limit\u00e9e.\n\n## \u00a7 58 Le boulevard de Latour-Maubourg prend sa source dans la Seine, comme il se doit, face au pont des Invalides.\n\nLe boulevard de Latour-Maubourg prend sa source dans la Seine, comme il se doit, face au pont des Invalides. Origine du nom : Marie Victor de Fay, marquis de Latour-Maubourg, 1768-1850, g\u00e9n\u00e9ral fran\u00e7ais, pair de France, gouverneur des Invalides. Long de 950 m\u00e8tres, plant\u00e9 d'arbres, il s'\u00e9lance, perpendiculairement au fleuve, en plein dans le c\u0153ur du septi\u00e8me arrondissement, en direction des Invalides, qu'il pourfend sur une bonne partie de son \u00e9paisseur. C'est un boulevard, selon la nomenclature officielle, et non une avenue, comme j'ai toujours cru. Environ \u00e0 la moiti\u00e9 de son parcours, sur le c\u00f4t\u00e9 des num\u00e9ros pairs, Robert Jaulin, fr\u00e8re a\u00een\u00e9 de son jeune fr\u00e8re Bernard, qui avait \u00e9t\u00e9 comme moi au fort d'Aubervilliers, l'an 60, avait lou\u00e9 un appartement de travail. Robert, ethnologue, d'abord disciple de L\u00e9vi-Strauss, mod\u00e8le qu'il avait finalement rejet\u00e9, non sans d'excellentes raisons, n'avait pas encore publi\u00e9 le premier de ses grands livres, La Mort Sara. Il avait \u00e9t\u00e9, quelque temps avant le moment dont je parle, en septembre 1960, un des initiateurs du Manifeste des 121, qui joua un r\u00f4le important dans la lutte contre la guerre d'Alg\u00e9rie. Dans cet endroit il r\u00e9unissait, pour des discussions th\u00e9oriques et politiques sur toutes sortes de sujets, toutes sortes de personnes. On y parlait librement et parfois avec violence, ethnologie, bien s\u00fbr, mais aussi, guerre, colonialisme, logique, math\u00e9matique. Pas trop litt\u00e9rature, toutefois. Robert s'int\u00e9ressait \u00e0 \u00e9norm\u00e9ment de sujets, entre lesquels il \u00e9tablissait des connexions inattendues et toujours \u00e9clairantes. Il d\u00e9testait les expos\u00e9s vagues, les id\u00e9es molles, tout ce que je d\u00e9signerais aujourd'hui par 'patafouillis'. Il r\u00e9agissait nettement, et violemment. J'ai assist\u00e9 souvent \u00e0 ces discussions, silencieusement, en raison de mon ignorance crasse. Je retenais des id\u00e9es de lecture. J'en garde un souvenir \u00e9bloui. Robert \u00e9tait rarement pr\u00e9sent chez lui le matin. Il en offrit l'hospitalit\u00e9 \u00e0 Bernard, qui s'\u00e9tait mis r\u00e9solument \u00e0 la math\u00e9matique, et Bernard m'invita \u00e0 venir y travailler avec lui la topologie et autres choses semblables. Un avantage inestimable : tranquillit\u00e9 et tableau noir. De nombreux matins des ann\u00e9es 62, 63 et 64, gu\u00e8re plus tard que huit heures du matin, nous nous y sommes retrouv\u00e9s. Ah ! comme on avait du courage, ah ! comme on l'avalait, la math\u00e9matique ! Nous r\u00e9fl\u00e9chissions, nous nous arrachions les cheveux, nous d\u00e9montrions, nous r\u00e9solvions, nous 's\u00e9chions', nous nous acharnions sur les difficult\u00e9s qui \u00e0 chaque pas se dressaient sur notre route. Exp\u00e9rience commune \u00e0 tous les apprentis math\u00e9maticiens et m\u00eame aux moins apprentis. Pour moi, qui avais toujours jusque-l\u00e0 affront\u00e9 seul la math\u00e9matique, ce fut une p\u00e9riode sp\u00e9cialement faste. Ce fut aussi une diversion efficace, une distraction. Je pensais avant toute autre chose \u00e0 la math\u00e9matique. Je pensais syst\u00e9matiquement \u00e0 cela, d'abord et avant tout. Je ne pensais presque \u00e0 rien d'autre. Je pensais syst\u00e9matiquement et obstin\u00e9ment et d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment \u00e0 l'alg\u00e8bre, \u00e0 la topologie, etc. Ainsi je ne pensais pas de mani\u00e8re constante \u00e0 ce \u00e0 quoi je ne voulais pas penser. Le deuil de mon fr\u00e8re, il est vrai, me rattrapait pendant les nuits, et les dimanches, mais il \u00e9pargnait la substance efficace de mes journ\u00e9es. J'\u00e9tais en situation militairement r\u00e9guli\u00e8re de convalescence et je pouvais oublier mon uniforme de bidasse, encore satur\u00e9 d'un sable orange du Sahara sans la moindre inqui\u00e9tude. Il ne sortait pas de son placard. Dans le m\u00e9tro, quand Sylvia voyageait avec notre fille qui franchissait maintenant ses deux ans et commen\u00e7ait \u00e0 parler avec beaucoup d'enthousiasme, la popularit\u00e9 de Laurence \u00e9tait tr\u00e8s grande quand, apercevant un groupe de troufions en tenue, elle criait \u00e0 tue-t\u00eate \u00e0 travers le wagon son cri de guerre favori \u00e0 l'\u00e9poque : \u00ab La quille pour papa ! La quille pour papa ! \u00bb Les troufions en \u00e9taient tout \u00e9mus. Ils l'applaudissaient. Ils applaudissaient Laurence qui recommen\u00e7ait, fi\u00e8re de son succ\u00e8s. Ils applaudissaient aussi la m\u00e8re de Laurence, qui n'\u00e9tait pas d\u00e9sagr\u00e9able \u00e0 regarder.\n\n## \u00a7 59 L'appartement de Robert, boulevard de Latour-Maubourg, avait ainsi deux fonctions nettement ind\u00e9pendantes\n\nL'appartement de Robert, boulevard de Latour-Maubourg, avait ainsi deux fonctions nettement ind\u00e9pendantes : les discussions d'apr\u00e8s-midi ou de soir\u00e9e, d'un c\u00f4t\u00e9, la math\u00e9matique devant le tableau pendant les matin\u00e9es, de l'autre. Mais dans les premiers temps, jusqu'au printemps 1962, il avait une troisi\u00e8me fonction, assez inattendue, et qui me surprit fort quand je la d\u00e9couvris. D\u00e9crivons ce moment, fictif bien s\u00fbr, de d\u00e9couverte : nous sommes, Bernard et moi-m\u00eame, entr\u00e9s dans l'appartement. Il est, disons, huit heures. Nous avons pris place dans la pi\u00e8ce qui est celle o\u00f9 nous avons l'habitude de travailler, avec nos papiers et livres et craies, b\u00e2tons blancs, b\u00e2tons de couleur. Les couleurs sont agr\u00e9ables pour peindre les fl\u00e8ches, pour distinguer ce qui doit l'\u00eatre. Nous raisonnons au tableau, craie en main, comme font les math\u00e9maticiens, m\u00eame ceux qui sont encore assez d\u00e9butants, comme nous le sommes alors. \u00c0 notre gauche, il y a une porte. Derri\u00e8re cette porte, je ne sais pas ce qu'il y a ; \u00e0 ce moment que je reconstitue fictivement, je ne sais pas encore ce qu'il y a. Il y a une chambre. Nous travaillons depuis un bon moment quand la porte s'ouvre. Quelqu'un en sort, en robe de chambre, plut\u00f4t endormi, qui dit bonjour \u00e0 Bernard, regarde vaguement ce qui est \u00e9crit au tableau, passe derri\u00e8re nous, va dans la cuisine se faire un caf\u00e9, se fait un caf\u00e9, repasse derri\u00e8re nous, repasse la porte et va, sans doute, se recoucher. Plus tard Bernard me dit, en guise d'explication : \u00ab C'est le lieutenant A. \u00bb Ah bon. Le lieutenant A. est alg\u00e9rien. Il en a l'air. Bernard m'explique qu'il a quitt\u00e9 Alger o\u00f9 il commandait je ne sais quelle section de _wilaya_ du FLN et que Robert le cache dans l'appartement, en attendant qu'il aille ailleurs. Ah bon. Pendant quelque temps, le lieutenant A. est l\u00e0. Quelquefois, quand il est l\u00e9g\u00e8rement plus r\u00e9veill\u00e9, il s'assied avec son bol de caf\u00e9 \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de nous \u00e0 la table et il regarde ce que nous faisons. Bernard lui explique un peu. Il trouve \u00e7a assez dr\u00f4le. Bernard m'explique qu'\u00e0 un autre moment l'appartement a servi de point de rencontre pour discussions, plans, etc., \u00e0 la f\u00e9d\u00e9ration de France du FLN, le mouvement ind\u00e9pendantiste alg\u00e9rien. Ah bon. Robert est comme \u00e7a. Il a pas peur de grand-chose. Un jour, voil\u00e0 que le lieutenant A. est parti. Quelque temps, personne ne loge chez Robert. Ensuite il y a quelqu'un d'autre. Il y avait eu plus t\u00f4t, je crois, quelqu'un que je ne crois pas avoir rencontr\u00e9, qui ne logeait pas chez Robert, il me semble, et avec lequel Robert avait, en ce temps-l\u00e0, quelque affinit\u00e9 politique : A\u00eft Ahmed. Bernard se souvient du fait que, pour se rendre \u00e0 des r\u00e9unions chez Robert, A\u00eft Ahmed, quittant sa cache habituelle, venait \u00e0 pied par la rue Saint-Dominique, passant tranquillement devant le minist\u00e8re fran\u00e7ais de la Guerre. Bernard a retrouv\u00e9 ce souvenir quand je l'ai interrog\u00e9, il y a quelques jours, et il a ri. Je me souviens de quelques visages. Je me souviens surtout de celui avec lequel nous avons, Bernard et moi, parl\u00e9 un peu longuement, dans cette m\u00eame pi\u00e8ce, Mohamed Boudiaf. Je l'aimais beaucoup. C'\u00e9tait un homme tr\u00e8s calme. Il parlait clairement. Il nous expliquait la guerre. Et ses espoirs pour l'Alg\u00e9rie ind\u00e9pendante. Je ne l'ai pas oubli\u00e9. J'avais pris rendez-vous avec Bernard pour un d\u00e9jeuner pr\u00e8s de la Maison des sciences de l'homme o\u00f9 il a son bureau. Tenant compte de l'affaiblissement grave de ma m\u00e9moire, je voulais v\u00e9rifier aupr\u00e8s de lui mes souvenirs de nos ann\u00e9es de travail commun \u00e0 'la tour Maubourg', comme nous disions. Mais Bernard m'a dit clairement qu'il avait presque tout oubli\u00e9 et ne cherchait pas du tout \u00e0 se souvenir du pass\u00e9. Il m'a parl\u00e9 de ses lectures actuelles : les textes d'Henri Poincar\u00e9, qui montrent qu'il avait d\u00e9couvert la relativit\u00e9 restreinte nettement avant Einstein. Qu'il l'avait expliqu\u00e9 clairement dans un article, que personne ou presque ne lut. Et que, contrairement \u00e0 l'opinion re\u00e7ue, ce n'est pas du tout parce qu'il n'accordait pas \u00e0 cette explication des choses plus de valeur qu'\u00e0 une autre, pas du tout, donc, en vertu d'un quelconque 'relativisme \u00e9pist\u00e9mologique', mais tout simplement par modestie ; une modestie orgueilleuse. En tout cas, c'est ce que pense Bernard. Bernard ne veut pas interroger le pass\u00e9. Bernard est sage. Pas moi, qui me suis emp\u00e9gu\u00e9 dans le souvenir. C'est seulement au moment de nous s\u00e9parer boulevard Raspail qu'il a souri en se souvenant du fait qu'A\u00eft Ahmed, allant chez Robert, passait le matin \u00e0 deux pas de ses ennemis, qui le cherchaient partout. Son sourire \u00e9tait aussi un sourire d'affection r\u00e9miniscente pour son grand fr\u00e8re Robert.\n\n## \u00a7 60 Au fort d'Aubervilliers, j'avais appris de Bernard l'existence d'une math\u00e9matisation possible de la syntaxe des langues\n\nAu fort d'Aubervilliers, j'avais appris de Bernard l'existence d'une math\u00e9matisation possible de la syntaxe des langues : la linguistique g\u00e9n\u00e9rative-transformationnelle de Noam Chomsky. Elle \u00e9tait alors superbement ignor\u00e9e des bavards parisiens qui commen\u00e7aient \u00e0 se confire en structuralisme. Au cours de la d\u00e9cennie suivante on entendrait parler de Saussure dans les journaux. Il y avait dans l'air parisien comme un fr\u00e9missement de modernit\u00e9, comme une onde d'excitation. On allait, pendant toutes les ann\u00e9es 60, en tout cas jusqu'en 68, se gargariser de 'signifiant', 'signifi\u00e9', 'sciences humaines', 'structure', _and so on und so weiter_. Sur cette vague, un conf\u00e9rencier mondain, auteur \u00e0 ses d\u00e9buts de quelques textes anodins et rigolos, allait surfer et devenir un ma\u00eetre \u00e0 penser des jeunes normaliens et autres 'bas bleus', avant de devoir partager la gloire th\u00e9orique avec le docteur Lacan d'abord, avec Jacques Derrida ensuite. J'ai nomm\u00e9 Roland Barthes. Je le lus, un peu plus tard, avec quelque stupeur. \u00ab Patafouillis \u00bb, disait Pierre Lusson. Certes. \u00ab La syntaxe est fasciste \u00bb, disait-il dans sa conf\u00e9rence inaugurale au Coll\u00e8ge de France. Faut le faire. On vit encore mieux ensuite, dans les revues dites 'd'avant-garde', mais peu importe. Bien des extravagances de cette \u00e9poque ont \u00e9t\u00e9 charitablement oubli\u00e9es. Le responsable de la math\u00e9matisation dont je parle \u00e9tait le professeur Sch\u00fctzenberger. La math\u00e9matique impliqu\u00e9e \u00e9tait une math\u00e9matique de l'esp\u00e8ce dite 'pauvre' par les bourbakistes. La langue (les langues), en effet, est (sont) s\u00e9v\u00e8rement non commutative(s). Il est difficile d'y donner un sens \u00e0 la plupart des op\u00e9rations usuelles de l'alg\u00e8bre. Si on consid\u00e8re la mise bout \u00e0 bout de mots dans une phrase, leur 'concat\u00e9nation', comme une op\u00e9ration alg\u00e9brique, elle ne poss\u00e8de pas _a priori_ beaucoup de propri\u00e9t\u00e9s capables d'aider \u00e0 un calcul. C'est bien ennuyeux pour des alg\u00e9bristes. Sch\u00fctzenberger avait opt\u00e9 pour un minimum : l'associativit\u00e9. L'hypoth\u00e8se est raisonnable. Le r\u00e9sultat des op\u00e9rations syntaxiques, la phrase \u00e9crite, concat\u00e9nation de ses mots, s\u00e9par\u00e9s par des blancs, peut \u00eatre superficiellement consid\u00e9r\u00e9 comme faisant partie de l'ensemble de toutes les suites finies de mots construites sur le vocabulaire dont dispose une langue et il n'est pas n\u00e9cessaire, en premi\u00e8re analyse, de se pr\u00e9occuper de la mani\u00e8re dont on les associe. L'associativit\u00e9 appara\u00eet comme naturelle. Le principe du travail math\u00e9matique, alg\u00e9brique, sera dans ces conditions de formaliser suffisamment les hypoth\u00e8ses linguistiques chomskyennes de fa\u00e7on \u00e0 montrer comment les phrases correctes d'une langue constitueront une partie structur\u00e9e rigoureusement de cet ensemble de suites finies de mots qui se nomme 'mono\u00efde libre'. Un mono\u00efde est un objet alg\u00e9brique compos\u00e9 d'\u00e9l\u00e9ments et dont les \u00e9l\u00e9ments se 'multiplient' suivant le m\u00e9canisme d'une op\u00e9ration ayant la propri\u00e9t\u00e9 d'associativit\u00e9 : si on 'multiplie' le produit effectu\u00e9 de x et de y par un troisi\u00e8me \u00e9l\u00e9ment, z, le r\u00e9sultat est le m\u00eame que de multiplier x par le r\u00e9sultat du produit de y par z. Cela n'a l'air de rien. On fait \u00e7a tous les jours avec les nombres les plus ordinaires, tant pour les ajouter que pour les multiplier. Bien. Le duo Chomsky-Sch\u00fctzenberger avait commenc\u00e9 \u00e0 explorer le domaine nouveau de l'alg\u00e8bre des mono\u00efdes qui r\u00e9sultait de la formalisation d'un morceau de la syntaxe g\u00e9n\u00e9rative-transformationnelle. Tout cela \u00e9chappait \u00e9videmment \u00e0 peu pr\u00e8s enti\u00e8rement \u00e0 la vis\u00e9e de Bourbaki. Les mono\u00efdes sont quelque chose de particuli\u00e8rement difficile \u00e0 \u00e9tudier. Le faible nombre d'axiomes et de propri\u00e9t\u00e9s de base, loin d'\u00eatre une aide pour le math\u00e9maticien, est au contraire un obstacle tr\u00e8s difficile \u00e0 surmonter. En alg\u00e8bre, ne pas avoir \u00e0 sa disposition les propri\u00e9t\u00e9s habituelles des familles de nombres est rude. S'il ne reste que l'associativit\u00e9, on ne peut pas d\u00e9montrer grand-chose. Cela dit, Sch\u00fctzenberger avait fait un travail admirable. J'en fus tr\u00e8s impressionn\u00e9. Je collectionnai les quelques articles parus, que je me mis \u00e0 lire et \u00e0 \u00e9tudier de pr\u00e8s. Ma foi, je trouvai ce passe-temps assez agr\u00e9able. Des m\u00e9canismes abstraits fort simples, les grammaires formelles, permettaient de construire des ensembles de suites finies de 'mots', les langages de ces grammaires, d'une complexit\u00e9 croissante. Nous, et par 'nous' je veux dire 'je', n'entrerons pas dans le d\u00e9tail. Ce n'est ni le lieu ni le moment. D'ailleurs cette prose ne saurait en \u00eatre nulle part le lieu, et aucun momentprose ne contiendra de tels d\u00e9tails calculatoires. L'alg\u00e8bre est une chose, la prose de m\u00e9moire une autre.\n\n## \u00a7 61 J'eus quelque temps une tentation.\n\nJ'eus quelque temps une tentation. Je commen\u00e7ais \u00e0 penser, l'arm\u00e9e s'\u00e9loignant de mon horizon, qu'il serait peut-\u00eatre bon que je m'efforce d'am\u00e9liorer ma position hi\u00e9rarchique dans l'universit\u00e9 ; pas uniquement pour des raisons de salaire et de prestige, mais parce que j'imaginais que j'aurais, si je devenais professeur, plus de temps pour mon activit\u00e9 po\u00e9tique. Je ne pouvais pas esp\u00e9rer trouver un 'patron' dans une branche centrale de la discipline. Tenant compte de la modestie de mes capacit\u00e9s math\u00e9matiques, je me demandai alors si je ne pourrais pas entreprendre une recherche dans le domaine des grammaires formelles, envisag\u00e9es du point de vue Chomsky-Sch\u00fctzenberger. Pr\u00e9sent\u00e9 par Bernard, je rencontrai plusieurs fois le ma\u00eetre, je l'\u00e9coutai dans ses expos\u00e9s toujours originaux, g\u00e9n\u00e9ralement assez confus et pleins d'apart\u00e9s sarcastiques sur l' _establishment_ math\u00e9matique, sur Bourbaki et les bourbakistes, et au bout d'un moment il en vint \u00e0 me proposer un petit quelque chose \u00e0 faire. La chose semblait \u00e0 premi\u00e8re vue int\u00e9ressante. Il avait 'pifom\u00e9tr\u00e9', comme disaient les math\u00e9maticiens de mon \u00e9poque, un lien entre les grammaires formelles et leurs langages d\u00e9ploy\u00e9s comme supports de s\u00e9ries formelles associatives mais non commutatives, avec ce qu'on nomme les d\u00e9veloppements en fractions continues. Je fus assez vite s\u00e9duit. Je m'employai \u00e0 r\u00e9soudre le probl\u00e8me pos\u00e9. Mais, apr\u00e8s six mois, je conclus que c'\u00e9tait une impasse totale, du moins pour moi. Or Sch\u00fctzenberger avait ses propres \u00e9l\u00e8ves favoris et ne voyait pas sans m\u00e9fiance s'approcher quelqu'un qui 'venait' d'un secteur de la math\u00e9matique qu'il ne connaissait pas et ne d\u00e9sirait pas conna\u00eetre. Je m'en \u00e9tais bien rendu compte. Je m'interrogeai sur ses intentions. Je ne sais pas s'il avait simplement voulu se foutre de moi, ou si c'est seulement ma nullit\u00e9 qui fut en cause, ce qui est probable. En tout cas, je finis par conclure que la voie propos\u00e9e \u00e9tait sans issue. Je n'insistai pas longtemps. Je continuai \u00e0 m'int\u00e9resser aux 'fractions continues', une bien belle chose. Je continuai quand m\u00eame \u00e0 me mettre au courant de la 'litt\u00e9rature' de ce tout nouveau domaine. Cependant, form\u00e9 \u00e0 la dure \u00e9cole de la lecture de Bourbaki et de la r\u00e9solution des exercices qui y sont propos\u00e9s \u00e0 la sagacit\u00e9 des lecteurs, je n'eus pas de mal excessif \u00e0 d\u00e9chiffrer au cours des ann\u00e9es 62-66, la quasi-totalit\u00e9 des publications concernant ces objets math\u00e9matiques. Un petit article de Sch\u00fctzenberger, sans doute ce qui a pu \u00eatre, \u00e0 l'\u00e9poque, fait de plus profond dans ce coin-l\u00e0 de la discipline, me donna du fil \u00e0 retordre, mais je parvins \u00e0 le ma\u00eetriser suffisamment pour qu'il finisse, de mani\u00e8re assez inattendue, par me donner l'un des 'pions' essentiels pour ma propre recherche. Je l'ai lu, l'article de Sch\u00fctzenberger, avant m\u00eame sa parution, car il eut l'amabilit\u00e9 de m'en d\u00e9dicacer une version pr\u00e9paratoire, ce qui fut bien aimable de sa part. Son titre : \u00ab On a Theorem of R. Jungen \u00bb. Il est accessible dans toute bonne biblioth\u00e8que math\u00e9matique d'universit\u00e9. La r\u00e9f\u00e9rence : Proceedings of the American Mathematical Society, vol. 13, no 6, 1962, p. 885-890. C'est pas long, comme on voit. C'est dense. Il faut s'accrocher, comme disaient les math\u00e9maticiens \u00e0 mon \u00e9poque. J'ai mis le temps qu'il fallait. Il en fallait. Je ne le regrette pas. C'est un tr\u00e8s joli th\u00e9or\u00e8me, comme disaient les math\u00e9maticiens, \u00e0 mon \u00e9poque. Je dis et r\u00e9p\u00e8te 'comme disaient les math\u00e9maticiens, \u00e0 mon \u00e9poque' parce que je ne sais pas comment les math\u00e9maticiens disent, de nos jours, et pour cause : je suis retrait\u00e9 des math\u00e9matiques. Comme j'avais fait cet effort de compr\u00e9hension, le d\u00e9tail m'en \u00e9tait rest\u00e9 tr\u00e8s pr\u00e9sent quand il se trouva que je sentis qu'il me serait utile d'y revenir. Je serais bien incapable aujourd'hui de vous en faire la d\u00e9monstration. Je me demande m\u00eame si, dans l'\u00e9tat actuel de mes capacit\u00e9s, je serais m\u00eame en mesure de relire l'article et de le comprendre. Vous ne me demandez pas cela, je le sais. \u00c7a ne vous int\u00e9resse pas, je le sais bien. D'ailleurs, m\u00eame si vous me le demandiez, je ne vous ferais pas ici cette d\u00e9monstration.\n\n## \u00a7 62 La guerre d'Alg\u00e9rie prit fin officiellement avec les accords d'\u00c9vian du 18 mars 1962.\n\nLa guerre d'Alg\u00e9rie prit fin officiellement avec les accords d'\u00c9vian du 18 mars 1962. Je vous le rappelle afin de vous \u00e9viter de vous fatiguer \u00e0 sortir votre dictionnaire pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 pour en retrouver la date. Un peu plus d'un mois auparavant, la police, qui s'\u00e9tait bien entra\u00een\u00e9e en jetant des Alg\u00e9riens en quantit\u00e9 dans la Seine, avait tu\u00e9 des manifestants anti-OAS en les entassant les uns sur les autres au m\u00e9tro Charonne. Huit morts par \u00e9touffement, tous communistes. Le pr\u00e9fet de police se nommait Papon. Un des moments de sa longue et fructueuse carri\u00e8re dont on ne parle pas assez. J'avais particip\u00e9 \u00e0 cette manifestation, dans une autre rue. Le 30 avril de la m\u00eame ann\u00e9e, je cessai d'\u00eatre militaire : j'avais commenc\u00e9 mon 'service' comme 'deuxi\u00e8me classe'. 'Deuxi\u00e8me classe' je le quittai. \u00c0 la rentr\u00e9e universitaire, je repris mon poste \u00e0 la facult\u00e9 des sciences de Rennes, comme assistant stagiaire du d\u00e9partement de math\u00e9matiques. Promotion consid\u00e9rable : de 'd\u00e9l\u00e9gu\u00e9', statut pr\u00e9caire, \u00e0 'stagiaire' et bient\u00f4t 'titulaire'. _Wunderbar !_ Robert, \u00e0 Latour-Maubourg, r\u00e9unissait un petit groupe de chercheurs divers pour discuter d'un sujet qui pr\u00e9occupait de bons esprits du moment : comment formaliser correctement et non de la mani\u00e8re 'patafouillique' qui allait en fait triompher dans ce qu'on n'appelait pas encore les m\u00e9dias, comment formaliser, dis-je, en 'sciences humaines'. Robert lui-m\u00eame a \u00e9crit un livre qui est un des rares exemples de ce qu'il faudrait faire en ce domaine : La G\u00e9omancie. La plupart des participants \u00e0 ces discussions \u00e9vitaient sans mal le pi\u00e8ge structuraliste. De plus, le fonctionnement du groupe \u00e9tait, dans le seul sens int\u00e9\u00adressant de ce terme tant banalis\u00e9 ensuite, 'pluridisciplinaire', et cela bien avant la faveur administrative et d\u00e9bilitante que la pluridisciplinarit\u00e9 rencontra, bri\u00e8vement d'ailleurs, dans l'universit\u00e9 et la recherche. Il y avait parmi eux des sociologues, des ethnologues, des math\u00e9maticiens, des logiciens, des philosophes, des linguistes, des biologistes, etc. Nous \u00e9coutions, Bernard et moi, avec beaucoup de curiosit\u00e9. La math\u00e9matisation des th\u00e9ories chomskyennes, dans le contexte de ces rencontres, apparaissait moins bizarre, moins insolite. Comme elle avait \u00e9t\u00e9 engag\u00e9e de mani\u00e8re s\u00e9rieuse par ses initiateurs, ses vertus, ses r\u00e9sultats, la lumi\u00e8re dont elle \u00e9clairerait des m\u00e9canismes fondamentaux et cach\u00e9s de la facult\u00e9 de langage ne seraient en fait pas de plus grande importance que la mise en \u00e9vidence de ses limites, de ses faiblesses, de ses incapacit\u00e9s \u00e0 \u00e9clairer d'autres m\u00e9canismes, au moins aussi fondamentaux. Telle \u00e9tait la le\u00e7on quasiment \u00e9thique que voulait donner Robert. Et il citait comme exemple de ce qu'il ne fallait pas faire la contribution du grand math\u00e9maticien Andr\u00e9 Weil, le pape num\u00e9ro un de Bourbaki, aux Structures \u00e9l\u00e9mentaires de la parent\u00e9 de L\u00e9vi-Strauss, o\u00f9 la th\u00e9orie des groupes est 'plaqu\u00e9e' de mani\u00e8re arbitraire sur le mat\u00e9riau anthropologique. Une des caract\u00e9ristiques essentielles du contexte au sein duquel se d\u00e9ployait la ferveur naissante pour les sciences humaines apparaissait aussi, que le regard port\u00e9 uniquement sur les th\u00e9ories linguistiques et les propri\u00e9t\u00e9s d\u00e9montrables des mod\u00e8les syntaxiques explor\u00e9s ne m'auraient pas du tout permis de comprendre : celui du 'financement' au sens large des recherches. Les 'g\u00e9n\u00e9rativistes' chomskyens et leurs rivaux avaient un argument de 'vente' de leurs th\u00e9ories qui fut pendant quelques ann\u00e9es tr\u00e8s efficace. Les grandes machines, les ordinateurs, pour ne pas les nommer, commen\u00e7aient leur ascension irr\u00e9sistible dans le monde dit civilis\u00e9. Dans ces conditions le slogan TRADUCTION AUTOMATIQUE ouvrait largement les coffres \u00e0 cr\u00e9dits, postes d'universit\u00e9 et bourses d'\u00e9tude et de recherche. Les militaires en \u00e9taient tr\u00e8s friands, mais ils pr\u00e9f\u00e9raient ne pas manifester toujours leur gourmandise \u00e0 visage d\u00e9couvert, particuli\u00e8rement en France en raison des pr\u00e9jug\u00e9s bien connus des intellectuels pour leurs activit\u00e9s. Les principaux commanditaires \u00e9taient donc de pr\u00e9f\u00e9rence des universit\u00e9s, des fondations pour la recherche, et des grandes entreprises d'apparence essentiellement civile comme IBM ou la Rand Corporation. Ou encore, en France, la Maison des sciences de l'homme.\n\n# C\n\n# Troisi\u00e8me tiers de branche\n\n* * *\n\n## \u00a7 63 L'origine de leurs ressources n'\u00e9tait pas toujours d'une clart\u00e9 aveuglante pour les chercheurs,\n\nL'origine de leurs ressources n'\u00e9tait pas toujours d'une clart\u00e9 aveuglante pour les chercheurs, esp\u00e8ce d'humains souvent d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9ment na\u00effs. De l'impossibilit\u00e9 de maintenir cette na\u00efvet\u00e9 parfois hypocrite d'ailleurs, apr\u00e8s 1968, r\u00e9sult\u00e8rent quelques traumatismes, dont celui qui bouleversa l'existence d'Alexandre Grothendieck a \u00e9t\u00e9 l'exemple le plus spectaculaire. Robert n'\u00e9tait pas na\u00eff. Sa position \u00e9tait claire : prendre l'argent o\u00f9 on le trouve et s'en servir \u00e0 ses propres fins. Je ne pense pas que Chomsky ni Sch\u00fctzenberger, Sch\u00fctzenberger surtout, sceptique sardonique qu'il \u00e9tait, ait jamais cru \u00e0 la viabilit\u00e9 r\u00e9elle de l'application concr\u00e8te des recherches en syntaxe g\u00e9n\u00e9rative ou th\u00e9orie des automates, \u00e0 la traduction d'une langue naturelle dans une autre. Cependant, ils accept\u00e8rent les bienfaits de toutes sortes que ce 'label' coll\u00e9 sur leurs activit\u00e9s leur permit de recevoir. Bernard, en tout cas, n'avait pas une grande ferveur int\u00e9rieure pour la traduction automatique. En revanche il pensait, \u00e0 juste titre, que les progr\u00e8s des ordinateurs allaient permettre des \u00e9tudes extr\u00eamement vari\u00e9es dans des domaines \u00e9loign\u00e9s, aussi bien du calcul des trajectoires de missiles ou de fus\u00e9es que de vastes ensembles de donn\u00e9es \u00e9conomiques ou financi\u00e8res. Entr\u00e9 au Centre de calcul de la Maison des sciences de l'homme, il s'int\u00e9ressa, et moi avec lui, aux applications 'intelligentes' des ordinateurs. En 1963 notre 'Groupe d'\u00e9tudes d'automatique non num\u00e9rique' fit quelques expos\u00e9s sur ces probl\u00e8mes. Certains d'entre eux comportent une mise au point par Bernard sur la th\u00e9orie math\u00e9matique des automates finis, compl\u00e8tement ignor\u00e9e en France en ce temps-l\u00e0. Et ma contribution est la pr\u00e9sentation d'un projet d\u00e9butant et ambitieux d'intelligence artificielle. Voici ce qu'on en dit aujourd'hui sur le Net :\n\n\u00ab _Le_ General Problem Solver _(GPS) de Newell et Simon est le syst\u00e8me de r\u00e9solution de probl\u00e8me le plus important dans l'histoire de l'intelligence artificielle (IA). Gr\u00e2ce \u00e0 son m\u00e9canisme central \u2013 l'analyse moyens-fins (angl._ means-ends analysis _) \u2013 et gr\u00e2ce \u00e0 son mod\u00e8le de la m\u00e9moire centrale, le courant de recherche initi\u00e9 \u00e0 la Carnegie-Mellon University a eu une grande influence sur l'\u00e9volution de l'IA et des sciences cognitives. Le_ General Problem Solver _(GPS) a \u00e9t\u00e9 le premier mod\u00e8le complet du traitement humain de l'information. Quelque peu d\u00e9mod\u00e9 aujourd'hui, il continue n\u00e9anmoins, \u00e0 travers son successeur (le mod\u00e8le SOAR), d'influencer d'une fa\u00e7on significative les mod\u00e8les du traitement symbolique de l'information._ \u00bb\n\nJe suis content de voir que nous avions, dans la litt\u00e9rature d\u00e9j\u00e0 vaste sur la question, choisi d'\u00e9tudier quelque chose qui reste int\u00e9ressant. Je remarque que GPS, \u00e0 l'origine, avait trois initiateurs. Le troisi\u00e8me se nommait Shaw. Je ne sais pourquoi son nom a disparu.\n\n_Le paradigme GPS_\n\n_Le titre de l'ouvrage le plus complet sur GPS est_ Human Problem Solving _(Newell, 1972). Ce titre est significatif car il exprime \u00e0 la fois l'ambition du projet et son ancrage dans la psychologie cognitive. Les auteurs ne se sont pas content\u00e9s de construire un mod\u00e8le sp\u00e9culatif sur ordinateur, mais ils ont eu l'ambition de cr\u00e9er un mod\u00e8le g\u00e9n\u00e9ral de la capacit\u00e9 humaine \u00e0 r\u00e9soudre des probl\u00e8mes et d'ancrer ces recherches gr\u00e2ce \u00e0 des \u00e9tudes cliniques avec des sujets. L'optimisme initial des auteurs peut s'exprimer dans les cinq points suivants, r\u00e9sumant l'essentiel de leur th\u00e9orie sur le fonctionnement du_ Problem Solver _humain et de sa mod\u00e9lisation._\n\n_1. Lorsqu'un humain est engag\u00e9 dans certaines t\u00e2ches de r\u00e9solution de probl\u00e8me, on peut le repr\u00e9senter comme un syst\u00e8me de traitement de l'information._\n\n_2. Cette repr\u00e9sentation peut \u00eatre formalis\u00e9e en d\u00e9tail. On peut simuler un processus de r\u00e9solution de probl\u00e8me et un probl\u00e8me peut \u00eatre d\u00e9crit comme une structure de donn\u00e9es manipul\u00e9e par ce processus._\n\n_3. Formaliser signifie \u00e9crire un syst\u00e8me qui impl\u00e9mente l'ensemble du syst\u00e8me de traitement de l'information. Un syst\u00e8me est une collection de programmes d'ordinateur. Ainsi une simulation peut \u00eatre \u00e0 la fois complexe et automatis\u00e9e._\n\n_4. Il existe des diff\u00e9rences substantielles entre ces programmes en ce qui concerne leur t\u00e2che et leur domaine d'application. Cela est le r\u00e9sultat du fait que les gens s'attaquent aux probl\u00e8mes de diff\u00e9rentes fa\u00e7ons et que les probl\u00e8mes n'ont pas la m\u00eame structure._\n\n5 _. L'environnement de t\u00e2che (angl._ task environment _) d\u00e9termine largement le comportement du_ Problem Solver _. C'est avant tout l'environnement qui est complexe. Celui qui r\u00e9sout des probl\u00e8mes humains doit r\u00e9duire cette complexit\u00e9 pour \u00eatre capable de trouver une solution._\n\nVous voil\u00e0 inform\u00e9s.\n\n## \u00a7 64 Il existait en ce temps-l\u00e0 un organisme, la DGRST, D\u00e9l\u00e9gation g\u00e9n\u00e9rale \u00e0 la recherche scientifique et technique.\n\nIl existait en ce temps-l\u00e0 un organisme, la DGRST, D\u00e9l\u00e9gation g\u00e9n\u00e9rale \u00e0 la recherche scientifique et technique. \u00c7a finan\u00e7ait. Bernard obtint pour nous deux une mission aux USA pour examiner un peu ce qui se faisait l\u00e0-bas en mati\u00e8re d'IA, _id est_ l'intelligence artificielle. Ce fut en juillet. En 63. Peut-\u00eatre en 64. Vous vous en fichez. Vous avez raison. Laissons courir mes angoisses chronologiques. Nous all\u00e2mes aux States, nous v\u00eemes, nous rencontr\u00e2mes ceux qui voulurent bien nous parler et qui nous parl\u00e8rent de ce qui n'\u00e9tait pas 'couvert' par le secret militaire. Nous f\u00fbmes l\u00e0-bas en avion. C'\u00e9tait mon premier voyage transatlantique. Je trouvai \u00e7a splendiose. On alla d'est en ouest, avec une pause \u00e0 Chicago et \u00e0 Champaign, campus de l'Iowa qui avait vu la naissance de la fameuse 'souris de Greywalter', modeste pionni\u00e8re parmi les robots \u00e9lectroniques. \u00c0 Los Angeles Bernard, apr\u00e8s un coup d'\u0153il sur la carte et ses distances, loua une automobile. Aussit\u00f4t nous part\u00eemes pour notre premier rendez-vous. Nous all\u00e2mes, nous all\u00e2mes, et voil\u00e0 que nous nous trouv\u00e2mes... dans le d\u00e9sert. Le cactus r\u00e9gnait. Pour un peu, on se serait cru dans un western spaghetti, genre cin\u00e9matographique qui n'allait \u00eatre identifi\u00e9 que l'ann\u00e9e suivante quand Sergio Leone bouleversa cette branche du septi\u00e8me art avec Pour une poign\u00e9e de dollars, o\u00f9 je reconnus un paysage fort semblable \u00e0 celui que nous avions affront\u00e9. Transport\u00e9 d'enthousiasme je ne manquai ni Et pour quelques dollars de plus, ni Le Bon la Brute et le Truand... sans oublier le chant du cygne du genre, Il \u00e9tait une fois dans l'Ouest. Nous nous plonge\u00e2mes derechef dans la carte. Pas d'erreur, nous \u00e9tions toujours dans 'L.A.'. Nous d\u00fbmes traverser ce d\u00e9sert. Nous logions dans un motel choisi parce qu'il nous avait sembl\u00e9 pr\u00e8s d'Hollywood Boulevard, sur Pacific Palisades. Et \u00e0 deux doigts de l'oc\u00e9an Pacifique. Le matin, r\u00e9veill\u00e9 tr\u00e8s t\u00f4t, bien avant l'heure de partir pour notre premier rendez-vous de travail \u00e0 la Rand Corporation, je d\u00e9cidai d'aller tremper un pied dans l'eau de l'oc\u00e9an. Je sortis, fis une centaine de m\u00e8tres et m'arr\u00eatai. Entre la plage et moi un boulevard c\u00f4tier. Sur le boulevard une file quasi ininterrompue de grosses voitures. Pas le moindre feu rouge. Je cherchai, \u00e0 droite puis \u00e0 gauche, un endroit o\u00f9 j'aurais pu traverser. Pas le moindre. Il fallut prendre la voiture pour rejoindre le bord de l'eau. Le Pacifique, ce matin-l\u00e0, \u00e9tait calme. Sa respiration, tranquille, amenait l'eau sur le sable avec des gestes d'une ampleur immense. Compar\u00e9 \u00e0 son grand cousin, l'oc\u00e9an Atlantique semble un petit roquet. En regardant au loin vers le large, le temps \u00e9tait clair, on apercevait une \u00eele. Santa Catalina. _Encyclopaedia Britannica_ : \u00ab _An island in the Pacific Ocean, one of the Santa Barbara group, about 50 miles of the centre of Los Angeles Calif. And 30 miles by steamer from Wilmington (Los Angeles harbour)... Santa Catalina attracts several thousand tourists each year. Most famous attraction is the undersea garden off the southern coast, where luxuriant marine vegetation and many varieties of fishes are seen from glass-bottomed boats. Also well known is the Catalina bird park. The climate is dry and sunny, the temperature averages 10\u00b0 warmer than the southern California costal areas in winter and 10\u00b0 cooler in summer... Santa Catalina was discovered in 1542 by Jean Rodriguez Cabrillo, portuguese navigator in the service of Spain. Sebastian Vizcaino, also sailing under the flag of Spain, rediscovered the island in 1602 on the eve of the feast of St Catherine and named it Santa Catalina in honour of the saint. The principal city is Avalon (pop 1950 : 1498)_. \u00bb Je bavais d'envie de faire la travers\u00e9e. H\u00e9las, il n'\u00e9tait pas question de d\u00e9penser l'argent de la DGRST sous un pr\u00e9texte aussi futile. Car, h\u00e9las, il n'y avait aucun laboratoire s'occupant d'intelligence artificielle dans ce paradis. Je l'imaginais et je m'imaginais y d\u00e9barquant. J'y fus, mais bien plus tard. D\u00e9ception.\n\n## \u00a7 65 Au mois de juillet de l'an 64 et pendant tout le second semestre de cette ann\u00e9e-l\u00e0, je fus envahi de math\u00e9matique,\n\nAu mois de juillet de l'an 64 et pendant tout le second semestre de cette ann\u00e9e-l\u00e0, je fus tellement envahi de math\u00e9matique, comme je vais dire plus loin, qu'il se produisit un arr\u00eat brusque dans ma composition de sonnets. Quand je repris, en janvier 1965, en l'an trente-troisi\u00e8me de mon \u00e2ge, Santa Catalina se pr\u00e9senta avec intensit\u00e9 \u00e0 mon imagination.\n\nCity of Avalon !...\n\n_City of Avalon ! l'horaire des roses_\n\n_m'\u00e9loignait (rieuses !), d\u00e9cidait d'un rouage_\n\n_piq\u00fbre de prunelles au ciel, sans cause_\n\n_de nuit, comme une aubade de torches, gr\u00e8ges_\n\n_le n\u00e9on se poussait du c\u00f4t\u00e9 des houx_\n\n_les avenues de l'ennui, \u00e0 jarres jaunes_\n\n_arrosaient les collines ; d'o\u00f9 te voir, d'o\u00f9_\n\n_venir, combattant la parole (le f\u0153hn ?)_\n\n_ici, le silence entre les heures transparentes_\n\n_qui, sinon seul sur la r\u00e9tine du luxe_\n\n_peut affronter le caressant Pacifique_\n\n_parader le bourg de morgues et de plantes_\n\n_o\u00f9 ne se peut ni f\u00eate ni neige aucune_\n\nPas encore vue alors, sinon de loin, dans la brume matinale ensoleill\u00e9e au bout de Pacific Palisades, Santa Catalina \u00e9tait l'\u00eele parfaite, l'\u00eele absolue, l'\u00eele r\u00eav\u00e9e, 'plus qu'une \u00eele'.\n\nSi le c\u0153ur est autre...\n\n_Si le c\u0153ur est autre \u2013 comme \u00e0 l'\u00e2ge lyrique \u2013 le temps mousse sur la plage des journ\u00e9es \u2013 et le ciel dore les villes enfourn\u00e9es \u2013 \u2013 from Golden gate moat \u2013 to shrill Atlantic \u2013 contre le noir que les \u00e9toiles remuent \u2013 je bois le bl\u00e9 je d\u00e9couvre mes cigu\u00ebs : \u2013 \u2013 \u00eele plus qu'une \u00eele \u2013 Santa Catalina \u2013 quand derri\u00e8re la lumi\u00e8re je me tiens \u2013 \u2013 je n'ai d'os que n'a \u2013 tteint, de mot qui ne crie le \u2013 froid, gel, de la concordance des matins. +_\n\nQuand j'ai compos\u00e9 les quelques sonnets que j'ai dispos\u00e9s dans mon livre sous le titre **'Santa Catalina Island Sonnets'** , proposant une disposition g\u00e9om\u00e9trique de mise en espace en \u00eele stylis\u00e9e, le nom de la ville principale de l'\u00eele, Avalon, n'\u00e9voquait presque rien pour moi. Sinon l'Avallon de France, o\u00f9 je n'\u00e9tais jamais all\u00e9 mais qu'un quatrain mn\u00e9motechnique que r\u00e9citait mon grand-p\u00e8re pla\u00e7ait, pr\u00e9fecture, entre les trois sous-pr\u00e9fectures du d\u00e9partement de l'Yonne : Sens, Joigny et Tonnerre :\n\n_Un jour, ayant une soif de lionne,_\n\n_En homme de sens j'y joignis_\n\n_Un verre de vin et je m'\u00e9criai :_\n\n_Tonnerre ! avalons !_\n\nMoins de dix ans plus tard, j'ai su qu'Avalon est le nom d'une \u00eele o\u00f9 la f\u00e9e Morgane, qui en est la propri\u00e9taire, emm\u00e8ne son fr\u00e8re le roi Arthur, apr\u00e8s la bataille de Salesbi\u00e8res qui marque la fin de son royaume et de la Table Ronde.\n\nDans le m\u00eame ensemble de po\u00e8mes j'ai reproduit, un non-sonnet, le\n\n_Dialogue de J.C.Shaw_\n\n_et de sa machine_\n\n_Los Angeles juillet 1963_\n\n_1047 12-31-83 JCS_\n\n_ny ilnb, lp_\n\n_xy il n x w, 1,_\n\n_error in line above : Malformed_\n\n_type 2 + 2_\n\n_2 + 2 = + 4.00000000_\n\n_type sroj 70 ; \/_\n\n_type srol 7 p ; \/_\n\n_error in line above : Malformed_\n\n_1.1 set \u00d7 = \u00d7 + 1._\n\n_1.2 type \u00d7 if fp (x \/5 = 0_\n\n_do part 1._\n\n_1.1 set \u00d7 \u00d7 = \u00d7 + 1._\n\n_Error in step 1.1 : undefined value._\n\n_set \u00d7 = 0_\n\n_Go_\n\n_X = + 5.00000000_\n\nEt puis nous sommes repartis vers l'est, vers New York et Boston. Je fus \u00e0 Cambridge, Mass. Rendre visite \u00e0 mon beau-p\u00e8re, Paul B\u00e9nichou.\n\n*****\n\n_il n'y a rien que le c\u0153ur n'englobera_\n\n_in its capacious cavity (imaginaire,_\n\n_fa\u00e7on de parler, m\u00e9taphore, comme on voudra,_\n\n_mais je me comprends) : mouettes sur la Charles River_\n\n_par exemple, 1963, cri\u00e9es, virgules col\u00e8re._\n\n_Harvard inchang\u00e9e, inchang\u00e9e. Sous les arbres va_\n\n_mon c\u0153ur de douleur jusqu'en haut du bras._\n\n_D'une apr\u00e8s-midi avec Paul \u00e0 la Widener_\n\n_je m'offre recollection..._\n\nPour chaque saut \u00e0 travers les USA, avions. Bien plus que les grandes machines transatlantiques de la Panam, les petits avions des petites lignes m'impressionn\u00e8rent.\n\n_l'Illinois alors..._\n\n_l'Illinois alors m'apparut comme un grand PAONOIR couvrant le ciel brut de sa tra\u00eene pendant que l'avion toussait sur son hublot, l'irisation des ma\u00efs progressant par \u00e9paves \u00e9paisses dans les cases d'un mile carr\u00e9 (mais la couleur est circulaire comme sait le soleil sur les cubes de l'eau) et c'\u00e9tait tout \u00e0 fait un moment d'\u00e9toiles (les laitiers d\u00e9j\u00e0 en ouvraient d'amples caisses), c'\u00e9tait un moment de fortune \u00e0 l'intersection des lignes (m\u00e9dieuses ou versantes), un moment de l'\u0153il avant les premiers insectes dans la vue PAONOIR \u00e0 mon \u00e9paule quand l'avion s'enfon\u00e7ait dans le coin l\u00e0-bas du ciel et du sol PAONOIR ILLINOIS offert par la Ozark Airlines, avec les routes comme des m\u00e8ches la terre fut une liqueur de feuilles, un dernier miel cousu de pi\u00e8ces courtes et brunes_\n\n## \u00a7 66 De retour \u00e0 Paris nous \u00e9criv\u00eemes un rapport, qui doit dormir dans les archives de la DGRST. Nous constations\n\nDe retour \u00e0 Paris nous \u00e9criv\u00eemes un rapport, qui doit dormir dans les archives de la DGRST. Nous constations que l'intelligence artificielle \u00e9tait bien peu avanc\u00e9e. Bien s\u00fbr, disions-nous, nous n'avions pas eu acc\u00e8s aux recherches cach\u00e9es, d\u00e9fendues par le secret militaire. Je devrais peut-\u00eatre introduire ce rapport dans la bibliographie de mon \u0152UVRE COMPL\u00c8TE, comme '\u0153uvre en collaboration'. Nombre de mes confr\u00e8res dits \u00e9crivains n'y manqueraient pas. Pour les po\u00e8tes, c'est moins s\u00fbr. Mais je n'en ai pas conserv\u00e9 de copie. Dommage, je le relirais bien. J'ai quasiment tout oubli\u00e9 du contenu de ces pages. J'ai retenu seulement que nous nous \u00e9tions b\u00eatement amus\u00e9s \u00e0 ironiser sur le travail d'un brave gar\u00e7on rencontr\u00e9 \u00e0 la 'Rand', qui \u00e9tait d'une visible indigence intellectuelle. Je m'en souviens parce que nous avons, Bernard et moi, plusieurs fois \u00e9voqu\u00e9 ce remords commun, au cours des ann\u00e9es qui suivirent. Mais il me semble que Bernard avait beaucoup moins de remords que moi. Heureusement nos moqueries sont rest\u00e9es enfouies dans les paperasses de la DGRST et n'ont eu aucune cons\u00e9quence sur la carri\u00e8re professionnelle de Larry. Voil\u00e0 que je retrouve son pr\u00e9nom : Larry, c'est cela. Il \u00e9tait jeune et chauve. Comme c'est tout ce que la pelle de ma m\u00e9moire parvient \u00e0 d\u00e9terrer de notre bilan d'un mois d'exploration, j'ai honte pour elle. J'ai honte pour ma m\u00e9moire, pas pour sa pelle m\u00e9taphorique. Dans mon carnet bleu, avant de partir, j'avais consign\u00e9 les premiers des sonnets de mon plan de fabrication exclusive de sonnets que mon jugement avait laiss\u00e9 survivre parmi les nombreux essais auxquels je m'\u00e9tais livr\u00e9 depuis le mois de f\u00e9vrier de l'ann\u00e9e pr\u00e9c\u00e9dente. Ils ont surv\u00e9cu aux premi\u00e8res destructions, mais ils ne sont pas parvenus \u00e0 figurer dans mon livre. J'ai tr\u00e8s longtemps h\u00e9sit\u00e9 avant de les sacrifier d\u00e9finitivement. J'avais une sorte d'affection pour eux, t\u00e9moins de plus d'une ann\u00e9e d'efforts infructueux. J'en recopie deux :\n\nDe plus loin, par la porte du temps\n\n_Br\u00fblot du temps, braise : entrevues de g\u00e9raniums_\n\n_Villas aux cerises, barreaux di\u00e8ses, alo\u00e8s_\n\n_Achevant leur fleur am\u00e8re (les orvets laissent_\n\n_Leur mue dans le sentier crayeux) baies au minium_\n\n_C'est dans la chaleur que je vois sous les billions_\n\n_De cris de cigales, les bu\u00e9es, les nymphes naissent_\n\n_Des saponaires au ruisseau, la ruche abbesse_\n\n_Si grise, le soleil boit, harasse un grillon_\n\n_Coraux du temps : pl\u00e2tre, abeille, airs, fruits, une porte_\n\n_S'ouvrira dans ce mur crev\u00e9 de tessons, puis_\n\n_tu le sais fleurira un moment d'autre sorte_\n\n_Ineffa\u00e7able comme un pav\u00e9 dans la nuit_\n\n_Heurt du temps chair du temps : des pas des yeux m'atteignent_\n\n_De tr\u00e8s loin dans la rue d'\u00e9t\u00e9 o\u00f9 ronces r\u00e8gnent_\n\n*****\n\n_La Seine parlemente avec la pierre_\n\n_Muraille d'eau soc gris je viens hanter_\n\n_La suave odeur d'un suave \u00e9t\u00e9_\n\n_Les peupliers pill\u00e9s dans le soir les lierres_\n\n_Les passants puis les vitres brill\u00e8rent_\n\n_Sur le quai : les jambes dor\u00e9es, guett\u00e9es_\n\n_D'une belle aux seins tr\u00e8s nus \u00e9cart\u00e9s_\n\n_Une silencieuse et vague et fi\u00e8re_\n\n_\u00c9tait-ce l'air \u00e9tait-ce la lumi\u00e8re_\n\n_Blanche chaude du soleil \u00e9cart\u00e9_\n\n_Les t\u00e9n\u00e8bres dans l'all\u00e9e cavali\u00e8re_\n\n_Se firent douces comme la clart\u00e9_\n\n_La terre \u00e9tait pr\u00eate pour les clameurs_\n\n_Et la berg\u00e8re, Seine, pour les rumeurs_\n\nJe vois bien ce qui m'avait fait \u00e9pargner celui-ci. Un effort d'affranchissement m\u00e9trique, par variation des types de d\u00e9casyllabes : vers 1 en 6 + 4, _a majore_ , vers 2 en 4 + 6, _a minore_ , de la c\u00e9sure 'lyrique' aux vers 9 et 10, de la c\u00e9sure '\u00e0 l'italienne' au vers 12, de la non-c\u00e9sure, tr\u00e8s nette, au vers 6. Un vers de 9 syllabes, le 5, un de 11, le dernier. Un 'taratantara', vers 3. Une syn\u00e9r\u00e8se seizi\u00e8me si\u00e8cle au vers 4, 'peupliers' comptant pour 2 syllabes, et sym\u00e9triquement une di\u00e9r\u00e8se tr\u00e8s classique au vers 8, 'silenci-euse'. Mais si je l'ai, \u00e0 la fin, exclu lui aussi, c'est certainement \u00e0 cause de son imitation trop flagrante d'un des 33 Sonnets compos\u00e9s au secret de Jean Cassou, au vers 13. Apr\u00e8s l'effort d'inauguration du carnet, le voyage scientifique aux USA m'interrompit, et je ne repris qu'en septembre.\n\n## \u00a7 67 Je ne me suis pas montr\u00e9 moins s\u00e9v\u00e8re, au moment de construire le 'livre dont le titre est le signe d'appartenance en th\u00e9orie des ensembles'\n\nJe ne me suis pas montr\u00e9 moins s\u00e9v\u00e8re, au moment de construire le 'livre dont le titre est le signe d'appartenance en th\u00e9orie des ensembles' avec les premiers po\u00e8mes qui suivent les six premiers. Le no 7 figure, mais, du no 8 au no 12, aucun des suivants. J'avais encore un reste d'indulgence pour l'un d'eux, le no 10, puisqu'il fait partie de ceux que je donnai aux Temps modernes en 1965, \u00e0 la demande de Bernard Pingaud.\n\nNue au fauteuil\n\n_Au d\u00e9but le soir interdisait b\u00e2illon jaune_\n\n_D'ampoules bues sur tous objets flore ou lingots_\n\n_Froids, fret des livres, v\u00eatus, l'air, l'aigu, l'\u00e9cho_\n\n_De la ruche nuit \u00e9claboussant tes \u00e9paules_\n\n_Au d\u00e9but tu ne fus que noire entr\u00e9e ar\u00f4me_\n\n_De cheveux sur le cuir orange griff\u00e9 chaud_\n\n_Qu'yeux caress\u00e9s, paisiblement arr\u00eat\u00e9s, rauque_\n\n_Voix, et que bras, bruns mais ouverts blancs \u00e0 la paume_\n\n_Parfum tu fus et recueillais mes yeux sur toi_\n\n_Consid\u00e9rais ma bouche lente sur ton ventre_\n\n_Bougeant un peu, la nuit de pavot sous tes doigts_\n\n_Tu rassemblais les crins d'or de notre rencontre_\n\n_Dans ton empire fait de beaut\u00e9s et d'alarmes_\n\n_Du d\u00e9sir qui l'assure et du plaisir qui l'arme_\n\nJe l'ai rejet\u00e9, pas seulement \u00e0 cause de l'effondrement du deuxi\u00e8me tercet, que j'aurais pu sans trop de mal, je crois, corriger dans le sens d'un ach\u00e8vement raisonnable de ce tableau porno soft, mais parce que la sc\u00e8ne \u00e9voqu\u00e9e \u00e9tait trop proche, trop r\u00e9elle, quoique d'un r\u00e9el invisible \u00e0 un lecteur \u00e9videmment : Sylvia nue sur le coussin d'un fauteuil de cuir orange, image kitsch s'il en est. Mais il y avait une raison suppl\u00e9mentaire, assez b\u00eate : Bernard Pingaud, qui m'avait command\u00e9 ces quelques sonnets \u00e0 la demande du patron des Temps modernes, \u00e0 la suite de la parution d'un assez gros choix publi\u00e9 par Aragon dans Les Lettres fran\u00e7aises, me confia que Sartre avait particuli\u00e8rement aim\u00e9 ce sonnet-l\u00e0. Comme je pensais que Sartre ne connaissait rien \u00e0 la po\u00e9sie, cela m'inqui\u00e9ta. On s'inqui\u00e8te pour des riens. Je comprends plus mal aujourd'hui le rejet du no 9 qui m'appara\u00eet comme plus proche de l'intention stylistique globale du livre que quelques-uns qui lui sont post\u00e9rieurs et que j'ai choisis.\n\nOiseaux\n\n_Sentence de ma nuit-No\u00ebl-le !_\n\n_Saint-Elme des nefs que j'y tiens !_\n\n_Pacage du clan musicien !_\n\n_Oisellerie de mes ruelles !_\n\n_(Quels d\u00e9bours de langue irr\u00e9elle_\n\n_Quels blancs aux carreaux m\u00e9ridiens)_\n\n_Aube ! quels passereaux pour rien_\n\n_Je grelotte en tes cris, cruelle !_\n\n_Aube, p\u00e2le pyr\u00e9n\u00e9enne_\n\n_Apaise tes ch\u0153urs coutumiers_\n\n_Dans tes Marnes dans tes Lorraines_\n\n_Tes vanneaux tes bruants tes ramiers_\n\n_Plut\u00f4t, dans les ros\u00e9es renverse_\n\n_Le bol de silence qui gerce_\n\nCertes, il y a dans le sonnet un mot qui \u00e9veille le souvenir d'une circonstance violente et priv\u00e9e, mais je crois quand m\u00eame que mon jugement serait le m\u00eame sans cela. Je lisais beaucoup de sonnets seizi\u00e9mistes ces ann\u00e9es-l\u00e0 et la syn\u00e9r\u00e8se extr\u00eame de 'bruants', violation sauvage de la 'r\u00e8gle des trois consonnes', fonctionne comme un marqueur de la po\u00e9sie d'avant Malherbe, des temps o\u00f9 ce d\u00e9testable pion n'\u00e9tait pas encore venu. De septembre 63 \u00e0 juillet 64 je compose avec acharnement, de plus en plus confiant en la forme, de plus en plus s\u00fbr d'avoir choisi la voie la plus juste pour ma r\u00e9demption po\u00e9tique. Je pousse les sonnets l'un apr\u00e8s l'autre dans mon carnet bleu, comme un troupeau d'oies m\u00e9triques, pensant sans cesse \u00e0 la disposition d'ensemble, \u00e0 l'architecture qu'il me faudra donner \u00e0 leur masse, car j'ai d\u00e9cid\u00e9, d\u00e8s avant de poser mon premier sonnet, qu'il y aurait une construction r\u00e9fl\u00e9chie pour mon livre, que ce serait vraiment un livre, pas un 'recueil', terme que j'ex\u00e9crais et ex\u00e8cre. Puis il y a un arr\u00eat. Un sonnet commenc\u00e9 le 5 ao\u00fbt, le no 161, tombe en panne, ne s'ach\u00e8ve que le 11 septembre. C'est le no 161, j'en ai donc une bonne quantit\u00e9 d\u00e9j\u00e0. Celui-l\u00e0, j'aurais pu me dispenser de l'achever.\n\n*****\n\n_Com\u00e9die candide sur le sol des pauvres_\n\n_O\u00f9 vois-tu l'eau sombre sa c\u00e9cit\u00e9_\n\n_Talonnant les clins verts le rire arr\u00eat\u00e9_\n\n_Ici, la grenaille au ciel dans la paume_\n\n_La mer n'est pas une muse l'\u00e2pre havre_\n\n_......................................................_\n\nJ'arr\u00eate ici, cela vaut mieux. Je l'ach\u00e8ve tant bien que mal, plut\u00f4t mal que bien, comme on peut voir, je ne me d\u00e9brouille pas toujours convenablement avec les vers de 11 syllabes, mais rien ne suit avant le 26 janvier 1965. Que s'\u00e9tait-il pass\u00e9 ?\n\n## \u00a7 68 En m\u00eame temps que je continue \u00e0 raconter mon parcours math\u00e9matique, avec pour horizon, dans cette demi-branche\n\nEn m\u00eame temps que je continue \u00e0 raconter mon parcours math\u00e9matique, avec pour horizon, dans cette demi-branche, troisi\u00e8me tiers maintenant, le moment de ma th\u00e8se, je cherche \u00e0 voir, comme j'ai dit, o\u00f9 en est ma m\u00e9moire. Je ne perds jamais cet objectif de vue. Eh bien, ma m\u00e9moire, elle va mal. Je suis pass\u00e9, sans bien m'en rendre compte au d\u00e9but, d'un \u00e9tat d'incertitude 'locale' sur la position des \u00e9v\u00e9nements dans le pass\u00e9 \u00e0 la constatation, oh combien regrettable, de la disparition de vastes secteurs du souvenir. Mais ce qui m'irrite le plus, c'est mon incapacit\u00e9 \u00e0 situer chronologiquement, \u00e0 l'ann\u00e9e pr\u00e8s ! \u00e0 deux ann\u00e9es pr\u00e8s quelquefois m\u00eame !, des souvenirs que je conserve et que je veux rapporter. Dans un acc\u00e8s de faiblesse, je suis all\u00e9 interroger Pierre Lusson, puis je suis all\u00e9 interroger Bernard Jaulin. Je me suis rendu compte que leurs souvenirs \u00e9taient encore moins pr\u00e9cis que les miens. Et qui plus est, ils s'en fichaient. Bernard me l'a dit on ne peut plus clairement. Cette entorse \u00e0 mon protocole prosa\u00efque, j'aurais pu l'\u00e9viter. Si je me trompe gravement, tant pis. J'ai d'autant moins d'h\u00e9sitation \u00e0 revenir au strict principe de non-v\u00e9rification externe de mon souvenir que le statut de la demi-branche pr\u00e9sente sera, selon toute vraisemblance, d'\u00e9chapper \u00e0 l'impression. Les autres morceaux de mon r\u00e9cit ont \u00e9t\u00e9 publi\u00e9s, depuis 1989, aux \u00e9ditions du Seuil, dans la collection 'Fiction & Cie' que dirigeait Denis Roche. J'\u00e9cris 'dirigeait' car, depuis quelques mois, il n'en est plus le responsable, ayant pris sa retraite. Au mois d'octobre 2004, il lui fut rendu l'hommage d'un cocktail de d\u00e9part \u00e0 la Maison de l'Am\u00e9rique Latine, boulevard Saint-Germain. La veille le journal Le Monde l'avait interrog\u00e9. \u00c0 cette occasion, la journaliste pr\u00e9sentait un bilan de la collection qu'avait anim\u00e9e Denis Roche. Je vis avec int\u00e9r\u00eat que j'\u00e9tais enti\u00e8rement absent de cette \u00e9vocation. J'en conclus que je devais peut-\u00eatre prendre acte de cet effacement et ne pas chercher \u00e0 ennuyer le successeur de Roche en lui pr\u00e9sentant un volume de la suite, ce que cependant j'ai fini par faire. Je me disais que je pourrais le confier au site de l'Oulipo. Ce n'est pas qu'elle pr\u00e9sente la moindre difficult\u00e9 pour l'\u00e9dition. Il n'y a ni couleurs ni parenth\u00e8ses superpos\u00e9es, aucune bizarrerie typographique. De toute fa\u00e7on, la branche 5, dans ses versions 'longue' et 'tr\u00e8slongue', sera \u00e9galement absente des librairies. Je crains fort qu'elle ne soit aussi absente de l'\u00e9cran des ordinateurs. Le site de l'Oulipo, accessible \u00e0 l'intervention personnelle de chaque oulipien, est de fabrication plut\u00f4t complexe, et il est hors de question qu'il puisse accommoder mes fantaisies. _Well ?_ Je ne sais si j'aurai le courage et les ressources financi\u00e8res ad\u00e9quates pour me faire fabriquer un site personnel. Il est vrai que j'y songe depuis longtemps. Que depuis longtemps je r\u00eave d'un \u00e9tat de mon texte o\u00f9 je pourrais faire jouer des contraintes pour le lecteur, avec des d\u00e9veloppements cach\u00e9s, accessibles seulement \u00e0 ceux qui seraient en mesure de r\u00e9soudre quelques puzzles construits \u00e0 partir de contraintes oulipiennes. J'y pense, j'y pense, mais j'h\u00e9site et finalement ne fais rien en ce sens.\n\n## \u00a7 69 Il est temps de faire entrer en sc\u00e8ne le personnage principal de la pi\u00e8ce, madame CAT\u00c9GORIE.\n\nIl est temps de faire entrer en sc\u00e8ne le personnage principal de la pi\u00e8ce, madame CAT\u00c9GORIE. Je connaissais son existence, bien s\u00fbr, et depuis longtemps. Pierre Lusson, \u00e0 qui j'avais d\u00fb la d\u00e9couverte du g\u00e9n\u00e9ral Bourbaki, ne m'avait pas cach\u00e9 que la th\u00e9orie des cat\u00e9gories, qu'on pensait fille cadette de la th\u00e9orie des ensembles, \u00e9tait une arme secr\u00e8te aux mains d'Alexandre Grothendieck, qui r\u00e9quisitionnait son aide pour sa d\u00e9miurgique offensive contre les fameuses 'conjectures de Weil'. Longtemps avant que je ne me penche, dans les sables du Sahara, sur les grands volumes bleus de la 'th\u00e9orie des sch\u00e9mas' qui bouleversaient la g\u00e9om\u00e9trie alg\u00e9brique, il avait assist\u00e9 au s\u00e9minaire dit 'secret' de Grothendieck sur les 'cat\u00e9gories ab\u00e9liennes', qu'il m'avait forc\u00e9 \u00e0 lire, pour que je ne demeure pas, fig\u00e9 dans un bourbakisme strictement limit\u00e9 aux volumes parus des \u00c9l\u00e9ments de Bourbaki, 'cat\u00e9goriquement analphab\u00e8te', dans un de ces 'documents multigraphi\u00e9s' \u00e0 la typographie sommaire que poss\u00e9daient seuls les initi\u00e9s, et que les non-initi\u00e9s mendiaient aupr\u00e8s des initi\u00e9s, pr\u00eats \u00e0 toutes les bassesses pour se procurer les pages pr\u00e9cieuses, tels les apprentis alchimistes d'autrefois, qu\u00e9mandant les produits indispensables \u00e0 la production de pierres philosophales. Avoir assist\u00e9 en personne au 's\u00e9minaire secret' rendait \u00e9videmment beaucoup plus profonde la possession du contenu de ces pages que la simple lecture d'une r\u00e9daction faite dans le plus pur style jans\u00e9niste bourbakiste. J'avais lu, sans beaucoup plus de difficult\u00e9s que je n'en avais rencontr\u00e9 dans le d\u00e9chiffrement des chapitres du Trait\u00e9 bourbakiste. Dois-je dire que les cat\u00e9gories ab\u00e9liennes \u00e9taient des filles de madame CAT\u00c9GORIE ? Oui, sans doute. Les filles de madame CAT\u00c9GORIE sont en nombre infini, si on croit \u00e0 l'existence de l'infini, en tout cas en nombre infini pour toutes fins pratiques. Elles s'assemblent en cohortes, en phalanst\u00e8res. Certaines ont plus de prestige que d'autres. La fille a\u00een\u00e9e, toujours dans la m\u00eame perspective, celle qui \u00e9tait, sans aucune pens\u00e9e personnelle, la mienne \u00e0 l'automne de 1963, \u00e9tait la cat\u00e9gorie des Ensembles. Il y avait ses cadettes, la cat\u00e9gorie des Groupes, celle des Anneaux, celle des Modules, etc. Parler de cat\u00e9gorie des ensembles pour d\u00e9signer d'un seul coup 'tous' les ensembles avec leurs propri\u00e9t\u00e9s, en tenant compte du fait que 'tous' doit s'entendre dans un sens restrictif pour \u00e9viter les paradoxes, \u00e9tait une mani\u00e8re commode de parler, de pr\u00e9senter les choses. On envisageait ainsi simultan\u00e9ment des objets, les Ensembles, et des mani\u00e8res d'envisager les rapports de deux ensembles entre eux, les Applications. On dessinait des patato\u00efdes pour repr\u00e9senter les 'ensembles' et on repr\u00e9sentait les 'applications' d'un patato\u00efde dans un autre par des fl\u00e8ches. C'\u00e9tait beau. Dans ce qui pr\u00e9c\u00e8de, le mot 'commode' est essentiel. En nommant par exemple la cat\u00e9gorie des groupes, il \u00e9tait entendu que le travail d'exposer les propri\u00e9t\u00e9s communes \u00e0 'tous' les groupes en \u00e9tait grandement facilit\u00e9. Certes, le g\u00e9n\u00e9ral Bourbaki n'avait pas estim\u00e9 n\u00e9cessaire d'introduire cette notion, cette mani\u00e8re de parler, dans son auguste Trait\u00e9, mais cette omission avait peu d'importance. Autrement dit, madame CAT\u00c9GORIE n'avait pratiquement aucun r\u00f4le autre que de figuration plus ou moins intelligente dans la math\u00e9matique. En 1963, la th\u00e9orie des cat\u00e9gories avait un peu moins de vingt ann\u00e9es d'existence. Le faire-part de sa naissance avait \u00e9t\u00e9 envoy\u00e9 en 1945 par ses parrains, Samuel Eilenberg et Saunders McLane, mais peu y avaient pr\u00eat\u00e9 attention.\n\nS. Eilenberg and S. McLane.\n\n**General Theory of Natural Equivalences**.\n\nTrans. Amer. Math. Soc., 1945, 58 : 231-244.\n\nOn s'int\u00e9ressait encore moins au mari de madame CAT\u00c9GORIE, monsieur FONCTEUR. Le tableau que je dresse est forc\u00e9ment limit\u00e9 par mon ignorance. Je d\u00e9cris l'\u00e9tat de mes connaissances en 1963, description faite \u00e0 la lumi\u00e8re de mes r\u00e9flexions ult\u00e9rieures. Je ne pr\u00e9tends ici, comme ailleurs, qu'\u00e0 restituer tant bien que mal des moments du pass\u00e9.\n\n## \u00a7 70 \u00c0 la rentr\u00e9e de 1963 fut nomm\u00e9 au d\u00e9partement de math\u00e9matiques de Rennes, mon universit\u00e9, un nouveau charg\u00e9 d'enseignement.\n\n\u00c0 la rentr\u00e9e de 1963 fut nomm\u00e9 au d\u00e9partement de math\u00e9matiques de Rennes, mon universit\u00e9, un nouveau charg\u00e9 d'enseignement. Un charg\u00e9 d'enseignement \u00e9tait, \u00e0 l'\u00e9poque, quelqu'un qui 'faisait fonction de professeur' sans en avoir encore le titre. Jean B\u00e9nabou quittait le CNRS pour l'enseignement sup\u00e9rieur. Il \u00e9tait n\u00e9cessaire, pour obtenir sa titularisation, qu'il soutienne une th\u00e8se dans un d\u00e9lai raisonnable. Or, il n'avait pas accompli cette formalit\u00e9, malgr\u00e9 plusieurs ann\u00e9es pass\u00e9es, apr\u00e8s l'\u00c9cole normale sup\u00e9rieure, dans les conditions exceptionnellement favorables du CNRS. La raison n'en \u00e9tait aucunement la paresse, ou la difficult\u00e9 de travailler sans obligations quelconques d'enseignement. Au CNRS, il avait eu tout le temps voulu pour la recherche. Et il employait tout son temps \u00e0 la recherche. Il n'a jamais cess\u00e9 d'employer tout son temps \u00e0 la recherche. Il travaillait tout le temps, sans aucune interruption, quasiment sans prendre le moindre repos. Par ailleurs, il n'avait pas \u00e9t\u00e9 arr\u00eat\u00e9, comme on aurait pu le supposer, par la difficult\u00e9 intrins\u00e8que, excessive, de son 'sujet' de th\u00e8se. Il n'\u00e9tait nullement incapable de 'trouver', de r\u00e9soudre les probl\u00e8mes qui se posaient ou qu'il se posait, de r\u00e9pondre aux questions qui se posaient et surtout \u00e0 celles qu'il se posait. Ce qui le retardait et risquait d'avoir des cons\u00e9quences graves pour la suite de sa carri\u00e8re \u00e9tait une quasi-impossibilit\u00e9 \u00e0 \u00e9crire ce qu'il d\u00e9couvrait. Je sens qu'il me faut ici introduire une distinction. La difficult\u00e9, la quasi-impossibilit\u00e9 \u00e0 \u00e9crire de Jean B\u00e9nabou, \u00e9tait relative. Il \u00e9crivait tout le temps. Il \u00e9crivait au tableau, il \u00e9crivait sur du papier. Innombrables sont les r\u00e9dactions de r\u00e9sultats math\u00e9matiques qu'il a accumul\u00e9es pendant des d\u00e9cennies. Mais ce qu'il ne parvenait absolument pas \u00e0 faire, c'\u00e9tait \u00e9crire de la math\u00e9matique \u00e0 des fins publiques, \u00e0 des fins de publication. Ce n'est pas non plus qu'il voul\u00fbt garder ses id\u00e9es, ses r\u00e9sultats secrets. Pas le moins du monde. Il \u00e9tait toujours pr\u00eat \u00e0 s'expliquer, \u00e0 pr\u00e9senter les choses de mani\u00e8re claire, lumineuse, sans la part de d\u00e9magogie et de rh\u00e9torique sophistique d'un Schwartz, par exemple, le seul math\u00e9maticien que j'aie \u00e9cout\u00e9 qui puisse lui \u00eatre compar\u00e9 sur le plan de la persuasion orale, le seul qui faisait comme lui une impression \u00e9blouissante sur ses auditoires. Il \u00e9tait, bien entendu, un enseignant exceptionnel. Mais il ne se contentait pas de mettre ses clart\u00e9s d'exposition orale au service de l'enseignement math\u00e9matique. Dans les s\u00e9minaires, dans les colloques, dans les congr\u00e8s, il pr\u00e9sentait ses recherches, alors m\u00eame qu'il n'en avait pas publi\u00e9 le moindre mot. Il savait que c'\u00e9tait une erreur. Mais il ne parvenait pas \u00e0 agir autrement, en d\u00e9pit des remontrances de ses amis, des miennes quand j'ai \u00e9t\u00e9 amen\u00e9 \u00e0 suivre de pr\u00e8s son travail, je ne dis pas \u00e0 travailler avec lui, ce qui serait faire preuve d'outrecuidance. Un des effets n\u00e9fastes de cette particularit\u00e9 est qu'il \u00e9tait arriv\u00e9 plusieurs fois, en fait vraiment beaucoup, beaucoup de fois, trop de fois, que quelqu'un parmi les auditeurs de Jean, lors d'une rencontre 'cat\u00e9gorique' en For\u00eat-Noire, par exemple, \u00e0 Oberwohlfahr, d'une communication pr\u00e9sent\u00e9e par lui au Canada, ou en Belgique, ou en Italie, s'empare des id\u00e9es, des concepts, des r\u00e9sultats qui lui avaient \u00e9t\u00e9 mis devant les yeux et dans les oreilles, et se les approprie. Jean en \u00e9tait chaque fois surpris, bless\u00e9, furieux, d\u00e9sempar\u00e9. Il aurait pu \u00eatre de ceux qui restent indiff\u00e9rents \u00e0 ce genre de comportement, beaucoup plus fr\u00e9quent qu'on ne pourrait le croire s'agissant de cette discipline si pure qu'est la MATH\u00c9MATIQUE. Henri Poincar\u00e9, par exemple, ne revendiqua jamais la d\u00e9couverte de la relativit\u00e9 restreinte, qui lui est due, indubitablement. Il ignora superbement le fait qu'Hilbert et Minkowski aient beaucoup puis\u00e9 dans ses articles pour aider Einstein \u00e0 en ma\u00eetriser la math\u00e9matique, qui le d\u00e9passait pas mal. Mais Poincar\u00e9 est une assez rare exception \u00e0 la r\u00e8gle g\u00e9n\u00e9rale.\n\n## \u00a7 71 Les math\u00e9maticiens sont tr\u00e8s avides de gloire\n\nLes math\u00e9maticiens sont tr\u00e8s avides de gloire : chacun veut \u00eatre le premier \u00e0 avoir invent\u00e9 un nouvel objet topologique, le premier \u00e0 avoir r\u00e9solu un probl\u00e8me en suspens. Les questions de priorit\u00e9 jouent un grand r\u00f4le dans la communaut\u00e9 math\u00e9matique. Et c'\u00e9tait ainsi autrefois. Sans doute depuis que la math\u00e9matique est apparue, 'sur les bords de la mer \u00c9g\u00e9e'. La querelle de Newton et de Leibniz \u00e0 propos de l'invention du calcul diff\u00e9rentiel vient tout de suite \u00e0 l'esprit. Mais d\u00e9j\u00e0 \u00e0 la Renaissance, on se disputa f\u00e9rocement sur la question de savoir qui avait le premier r\u00e9solu l'\u00e9quation alg\u00e9brique du troisi\u00e8me degr\u00e9. Cardan, Tartaglia, Bombelli s'affront\u00e8rent rudement, chacun accusant les autres de vol. Jean refusait de reconna\u00eetre que son m\u00e9contentement \u00e9tait d\u00fb au fait que quelque cat\u00e9goricien plut\u00f4t m\u00e9diocre essayait de faire croire qu'il avait d\u00e9couvert ou invent\u00e9 quelque chose dont il \u00e9tait, lui, Jean B\u00e9nabou, le d\u00e9couvreur ou l'inventeur. Pourtant son indignation aurait \u00e9t\u00e9 parfaitement l\u00e9gitime. Mais il disait que ce qui le rendait furieux \u00e9tait le fait que le plagiat avait \u00e9t\u00e9 effectu\u00e9 de fa\u00e7on 'gougnafi\u00e8re'. Le voleur n'avait pas compris le quart de ce dont il s'agissait. En plus, les d\u00e9veloppements concernant la notion ainsi 'emprunt\u00e9e', ou la d\u00e9monstration du th\u00e9or\u00e8me chourav\u00e9 \u00e0 son propri\u00e9taire, \u00e9taient \u00e9crits d'une mani\u00e8re moche, qui le h\u00e9rissait. Car il \u00e9crivait, lui, avec clart\u00e9, limpidit\u00e9, nettet\u00e9. Ses r\u00e9dactions \u00e9taient des mod\u00e8les du genre. Le probl\u00e8me, bien s\u00fbr, \u00e9tait que tout ce qu'il avait \u00e9crit sur le sujet restait, comme on dit, 'dans ses papiers'. On ne manquait pas, et moi le premier, d\u00e8s que je connus le probl\u00e8me, de lui faire remarquer que rien de tout cela ne se serait produit s'il avait pris la peine de publier ses r\u00e9sultats. Peut-\u00eatre m\u00eame pas de les faire para\u00eetre dans une revue, dont les d\u00e9lais de publication sont tr\u00e8s longs, mais d'en donner une version provisoire, appartenant au genre dit _working paper_. Il avait, \u00e0 ce reproche, une r\u00e9ponse invariable et qui n'a, h\u00e9las, jamais vari\u00e9 pendant quarante ans : il ne pouvait pas laisser la trace publique d'une \u00e9criture parce que ce qu'il aurait ainsi immobilis\u00e9 et montr\u00e9 \u00e0 tous \u00e9tait imparfait. Ce n'\u00e9tait pas la r\u00e9daction qui \u00e9tait imparfaite. C'\u00e9tait qu'un texte de ce genre aurait repr\u00e9sent\u00e9 un \u00e9tat de sa pens\u00e9e math\u00e9matique d\u00e9j\u00e0 d\u00e9pass\u00e9 au moment m\u00eame o\u00f9 il l'\u00e9crivait, au moment m\u00eame o\u00f9 il en faisait la pr\u00e9sentation orale. Dans les derni\u00e8res ann\u00e9es de son s\u00e9minaire, les ann\u00e9es 90, Pierre se proposa pour en assurer la r\u00e9daction. Il arrivait avec un magn\u00e9tophone, enregistrait l'expos\u00e9, notait \u00e0 mesure les diagrammes pos\u00e9s sur le tableau, d\u00e9chiffrait la 'bande magn\u00e9tique', apportait le r\u00e9sultat qui, une fois corrig\u00e9, \u00e9tait 'tir\u00e9' \u00e0 quelques exemplaires. On poss\u00e8de ainsi nombre de pages extr\u00eamement pr\u00e9cieuses, fruit de ce travail. Mais Jean, en fait, n'en fut jamais satisfait. Il ne laissa pas ces textes se r\u00e9pandre en dehors du cercle restreint des assistants \u00e0 son s\u00e9minaire. Les moins \u00e9loign\u00e9s d'une publication furent ceux qui virent le jour parmi les cahiers de la s\u00e9rie Mezura, suppl\u00e9ments aux Cahiers de po\u00e9tique compar\u00e9e, ce qui est tout dire. Qui, parmi les math\u00e9maticiens, irait les chercher dans un tel contexte ? Ceux qui connaissent Pierre Lusson ne manqueront pas de sourire en pensant \u00e0 ces \u00e9critures. Car ils savent que Lusson n'a presque jamais \u00e9crit les d\u00e9veloppements de sa Th\u00e9orie du rythme qu'on \u00e9tait en droit d'attendre de lui. Le cas est diff\u00e9rent de celui de Jean B\u00e9nabou. Il s'agit d'une paralysie plus radicale. Lusson n'\u00e9crit pas non plus pour lui-m\u00eame. J'ai en t\u00eate un troisi\u00e8me cas, encore tr\u00e8s diff\u00e9rent. Celui de Marcel B\u00e9nabou, de l'Oulipo, l'auteur de Pourquoi je n'ai \u00e9crit aucun de mes livres. Il semble bien, dans son cas, que l'impossibilit\u00e9 d'\u00e9crire ait fini par \u00eatre plus ou moins 'gu\u00e9rie'. Par la mort de Georges Perec. Je ne m'\u00e9tendrai pas ici comme je le pourrais sur le fait que Marcel est un cousin de Jean et qu'ils sont originaires du Maroc, qu'ils n'ont quitt\u00e9 que pour faire leurs \u00e9tudes sup\u00e9rieures en France..\n\n## \u00a7 72 Dans ce qui pr\u00e9c\u00e8de, quelque chose d'essentiel est absent, que vous n'avez pas manqu\u00e9, avec votre sagacit\u00e9 coutumi\u00e8re, de remarquer.\n\nDans la description que je viens de vous pr\u00e9senter du cas 'Jean B\u00e9nabou', quelque chose d'essentiel est absent, que vous n'avez pas manqu\u00e9, avec votre sagacit\u00e9 coutumi\u00e8re, de remarquer. \u00c0 savoir que la fr\u00e9quence des pillages conceptuels dont Jean a \u00e9t\u00e9 victime indique qu'il y avait un int\u00e9r\u00eat non n\u00e9gligeable \u00e0 accomplir une telle mauvaise action. Ou encore : Jean a \u00e9t\u00e9 pill\u00e9 parce qu'il \u00e9tait \u00e9minemment pillable. Ou encore : on a pris ses id\u00e9es et ses r\u00e9sultats parce qu'ils \u00e9taient originaux et importants. Le jugement que je vais porter sur cette originalit\u00e9 et cette importance est le mien. Mais il n'est pas le mien seulement. Il est corrobor\u00e9, par exemple, par l'examen attentif d'une assez r\u00e9cente 'somme' anglo-saxonne en trois volumes de d\u00e9finitions et r\u00e9sultats consacr\u00e9s \u00e0 la th\u00e9orie des cat\u00e9gories. M\u00eame en tenant compte du fait que l'auteur prend bien soin, chaque fois que cela lui est possible, c'est-\u00e0-dire pas trop \u00e9videmment scandaleux, en bon Anglo-Saxon qu'il est, d'attribuer les notions et r\u00e9sultats \u00e0 d'autres math\u00e9maticiens aussi, on se rend compte que pratiquement partout les travaux de Jean B\u00e9nabou sont \u00e0 l'origine des d\u00e9veloppements expos\u00e9s. Apr\u00e8s l'invention des cat\u00e9gories par les parrains fondateurs Eilenberg et McLane, la subs\u00e9quente invention, rest\u00e9e longtemps quasi invisible, par le topologue Daniel Kan en 1958 de ce qui se nomme 'foncteurs adjoints', deux noms dominent la th\u00e9orie. Jean B\u00e9nabou et William Lawvere. Je dirais, moi, que la contribution de Jean est plus \u00e9tendue et plus d\u00e9cisive que celle de Lawvere. Je dis aussi que, sans doute gr\u00e2ce \u00e0 l'honn\u00eatet\u00e9 de Lawvere, Jean n'a pas \u00e9t\u00e9 finalement plus radicalement effac\u00e9 de l'histoire de la th\u00e9orie, comme on aurait pu le craindre. Je vais maintenant \u00e9mettre un jugement de valeur. Vous tiendrez compte du fait que je ne suis gu\u00e8re qualifi\u00e9 pour me prononcer, n'ayant qu'une qualification math\u00e9matique tr\u00e8s modeste. Mais, d'un autre c\u00f4t\u00e9, dans cette prose, je dis ce que je veux. Je ne fais pas \u0153uvre d'historien. Bien. Ceci pos\u00e9, je pense que Jean B\u00e9nabou est un g\u00e9nie. Il y a au moins deux types de g\u00e9nie en math\u00e9matique. On met surtout en avant, dans les expos\u00e9s d'histoire des math\u00e9matiques, les g\u00e9nies du premier type. Ce sont ceux qui d\u00e9montrent un th\u00e9or\u00e8me difficile, consid\u00e9r\u00e9 comme important. L'exemple type est celui d'\u00c9variste Galois et sa d\u00e9monstration de l'impossibilit\u00e9 de la r\u00e9solution g\u00e9n\u00e9rale des \u00e9quations alg\u00e9briques 'par radicaux'. Un autre exemple, plus r\u00e9cent, est celui d'Andrew Wiles et de sa r\u00e9solution du 'grand' th\u00e9or\u00e8me de Fermat. Les g\u00e9nies du deuxi\u00e8me type sont ceux qui inventent des notions et th\u00e9ories qui jouent un r\u00f4le important dans le d\u00e9veloppement de la discipline. Par exemple, au moment m\u00eame o\u00f9 il obtenait son extraordinaire r\u00e9sultat, Galois cr\u00e9ait la th\u00e9orie des groupes, dont l'importance n'a cess\u00e9 de grandir depuis. Et, bien s\u00fbr, le cas le plus frappant est celui de l'inventeur anonyme du z\u00e9ro. Tr\u00e8s fr\u00e9quemment l'invention d'une th\u00e9orie, comme c'est le cas dans l'exemple que je viens de citer, s'accompagne de la r\u00e9solution d'une quantit\u00e9 plus ou moins grande de th\u00e9or\u00e8mes difficiles. Le prestige du th\u00e9or\u00e8me dans l'imaginaire de la communaut\u00e9 math\u00e9matique est tel qu'on y a tendance \u00e0 n'accorder du g\u00e9nie aux cr\u00e9ateurs d'objets et th\u00e9ories nouvelles que dans le cas o\u00f9 leur invention accompagne la r\u00e9solution de probl\u00e8mes difficiles. Peu de gens accorderont donc le grade de g\u00e9nie \u00e0 Eilenberg, McLane ou Kan. Sans doute influenc\u00e9 par ma fr\u00e9quentation de la po\u00e9sie japonaise m\u00e9di\u00e9vale, je construis volontiers dans ma t\u00eate une galerie de portraits des 'Cinq G\u00e9nies Cat\u00e9goriques', qui se compose donc d'Eilenberg, McLane, Kan, Lawvere et B\u00e9nabou. Or, Jean B\u00e9nabou n'a pas \u00e9t\u00e9 un d\u00e9monstrateur de th\u00e9or\u00e8mes. Je ne veux absolument pas dire qu'il \u00e9tait incapable de le faire comme, dit-on, c'\u00e9tait le cas de Ren\u00e9 Thom. Mais il avait autre chose \u00e0 faire. Tout simplement parce qu'il croyait dur comme fer \u00e0 l'importance de la th\u00e9orie des cat\u00e9gories. Tout simplement parce qu'il voulait orner madame CAT\u00c9GORIE des habits les plus beaux, car il pensa, d\u00e8s qu'il fit sa connaissance, qu'elle les m\u00e9ritait..\n\n## \u00a7 73 Rencontrer Jean B\u00e9nabou a eu pour moi des cons\u00e9quences multiples, dont plusieurs ont directement affaire avec l'\u00e9volution de mon projet,\n\nRencontrer Jean B\u00e9nabou a eu pour moi des cons\u00e9quences multiples, dont plusieurs ont directement affaire avec l'\u00e9volution de mon projet, et pas seulement dans sa partie math\u00e9matique. Pendant plusieurs ann\u00e9es \u00e0 partir de l'automne de 1963, au moins jusqu'en 1969-70 et en tout cas jusqu'\u00e0 ma th\u00e8se, j'ai \u00e9t\u00e9 pour lui un interlocuteur privil\u00e9gi\u00e9. 'Interlocuteur' n'est sans doute pas le terme le plus ad\u00e9quat, si on prend le mot au sens seizi\u00e8miste de 'partenaire dans un dialogue', car j'\u00e9tais plut\u00f4t quelqu'un qui l'\u00e9coutait, \u00e0 qui il pr\u00e9sentait \u00e0 mesure le d\u00e9veloppement de ses id\u00e9es, ses d\u00e9monstrations, l'esquisse des d\u00e9veloppements ult\u00e9rieurs, etc. Quelqu'un en somme, plut\u00f4t du genre de celui qui dans un dialogue platonicien r\u00e9p\u00e8te : \u00ab Tu as dis vrai, Socrate \u00bb, ou qui questionne le philosophe pour avoir des r\u00e9ponses \u00e0 ses interrogations. Dans mon cas, une question fut toujours privil\u00e9gi\u00e9e : \u00ab Qu'est-ce qu'une cat\u00e9gorie ? Qui est donc cette madame CAT\u00c9GORIE dont tu t'es fait le serviteur ? \u00bb Si j'ai eu un r\u00f4le b\u00e9n\u00e9fique dans nos \u00e9changes, cela tient \u00e0 cette curiosit\u00e9, qui \u00e9tait la forme nouvelle de ma curiosit\u00e9 initiale sur la math\u00e9matique, celle qui m'avait conduit \u00e0 m'immerger, tant d'ann\u00e9es, dans le Trait\u00e9 de Bourbaki. Acceptant de me r\u00e9pondre, il \u00e9tait sans cesse oblig\u00e9 de mettre en mots ses id\u00e9es. Il n'\u00e9tait pas oblig\u00e9, certes, de le faire. Mais il avait conclu, assez vite, que je ne posais pas toutes ces questions dans le but de lui d\u00e9rober ses r\u00e9sultats, mais que ma curiosit\u00e9 \u00e9tait r\u00e9elle, quoique le plus souvent d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9ment na\u00efve. Comme il avait par ailleurs une propension g\u00e9n\u00e9rale \u00e0 privil\u00e9gier l'expos\u00e9 oral, favorable \u00e0 la pens\u00e9e d\u00e9ductive en mouvement, par rapport \u00e0 l'immobilit\u00e9, \u00e0 la s\u00e9cheresse m\u00eame du texte \u00e9crit, comme, en d\u00e9pit de cette imprudence incorrigible qui le conduisait \u00e0 r\u00e9v\u00e9ler l'id\u00e9e avant de l'avoir publi\u00e9e, avant d'avoir 'pris date', il n'exposait pas tout publiquement et j'ai d\u00fb \u00e0 cette position qui fut alors la mienne de prendre connaissance de bien des choses qui n'ont jamais, en fait, \u00e9t\u00e9 amen\u00e9es devant des auditoires. La plupart de ces choses, je pense, se trouvent aussi \u00e9crites, dans la masse consid\u00e9rable de ses 'papiers'. Et il en est qui sont loin d'\u00eatre des contributions n\u00e9gligeables au d\u00e9veloppement de la th\u00e9orie des cat\u00e9gories. Si ces 'choses' sont rest\u00e9es jusqu'\u00e0 aujourd'hui in\u00e9dites, cela tient au fait qu'il \u00e9tait seul. La plupart des math\u00e9maticiens travaillent en \u00e9quipe, ils font partie d'\u00e9quipes, ils ont des \u00e9l\u00e8ves et disciples qui contribuent \u00e0 l'avanc\u00e9e de leurs travaux. Jean, en tout cas jusqu'au d\u00e9but des ann\u00e9es 70, n'ayant pas une position 'assise' dans l'universit\u00e9, n'avait ni \u00e9l\u00e8ves ni disciples. J'ai donc jou\u00e9, il me semble, un r\u00f4le utile. Mais, me direz-vous, il devait bien avoir, lui, un 'patron', un 'directeur de th\u00e8se' dont il \u00e9tait vraisemblablement l'\u00e9l\u00e8ve et peut-\u00eatre le disciple. Vous avez raison. Mais ses rapports avec Charles Ehresmann, \u00e9minent topologue, auquel il s'\u00e9tait adress\u00e9 au sortir de l'\u00c9cole normale sup\u00e9rieure, l'ayant choisi par admiration, par go\u00fbt pour la topologie et par son peu d'enthousiasme pour les mani\u00e8res excessivement rigides des diff\u00e9rents autres 'patrons' possibles, \u00e9taient difficiles. Il n'avait pas voulu entrer dans la 'mouvance' bourbakiste, \u00e0 la fois par conviction stylistique, esth\u00e9tique presque, et parce que \u00eatre ehresmannien, \u00e0 un moment o\u00f9 ce ma\u00eetre \u00e9tait plut\u00f4t mis \u00e0 l'\u00e9cart par Bourbaki, qui commen\u00e7ait sa carri\u00e8re de tendance dominante, presque de dictature dans la recherche math\u00e9matique fran\u00e7aise, marquait son ind\u00e9pendance. Ehresmann avait eu l'illumination, la r\u00e9v\u00e9lation cat\u00e9gorique. Mais, tr\u00e8s vite, la voie dans laquelle il s'\u00e9tait engag\u00e9 apparut \u00e0 Jean erron\u00e9e. Leurs relations s'en ressentirent. Disons qu'Ehresmann, se sentant, \u00e0 juste titre d'ailleurs, maltrait\u00e9, en avait tir\u00e9 la conclusion dangereuse qu'il \u00e9tait seul \u00e0 avoir raison. Et la cons\u00e9quence de cette conclusion, encore plus dangereuse, qu'il lui \u00e9tait inutile de chercher \u00e0 prendre connaissance de quoi que ce soit en ce domaine..\n\n## \u00a7 74 Se d\u00e9tournant r\u00e9solument et d\u00e9finitivement de la conception ehresmannienne des cat\u00e9gories, ce qui n'arrangea pas leurs rapports,\n\nSe d\u00e9tournant r\u00e9solument et d\u00e9finitivement de la conception ehresmannienne des cat\u00e9gories, ce qui n'arrangea pas, on s'en doute, leurs rapports d\u00e9j\u00e0 tendus, Jean entreprit de d\u00e9velopper sa propre vision. Il lut attentivement les textes fondateurs, d\u00e9couvrit avec \u00e9blouissement les 'foncteurs adjoints' de Kan et se mit au boulot. Je crois me souvenir qu'en 1964 il \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 en possession d'une grande partie des id\u00e9es qu'il mit en \u0153uvre ensuite, mais je ne saurais en jurer. Ma m\u00e9moire, ah ma m\u00e9moire ! Je me souviens assez nettement de l'insistance avec laquelle il me pr\u00e9senta l'\u0153uvre de Kan. D'autres, il est vrai, la connaissaient. Mais ce qu'il faut souligner, c'est qu'avant sa rencontre avec Lawvere, en mettant bien s\u00fbr \u00e0 part Ehresmann, et encore, il ne s'\u00e9tait trouv\u00e9 en contact avec personne qui fut pr\u00eat \u00e0 mettre madame CAT\u00c9GORIE au centre d'une conception totale de la math\u00e9matique. Kan lui-m\u00eame, une fois invent\u00e9s les foncteurs adjoints, ne poursuivit pas du tout dans la voie qu'il avait ouverte. Les bourbakistes, et Grothendieck lui-m\u00eame, n'entreprirent jamais le changement de 'paradigme' math\u00e9matique que cela repr\u00e9sentait. Et la communaut\u00e9 math\u00e9\u00admatique a jusqu'ici obstin\u00e9ment refus\u00e9 de le faire. Les cat\u00e9goriciens y font figure de secte, et se heurtent, particuli\u00e8rement en France, \u00e0 une hostilit\u00e9 peu d\u00e9guis\u00e9e. L'expression la plus claire de cette hostilit\u00e9 est la formule d\u00e9daigneuse employ\u00e9e pour qualifier la th\u00e9orie des cat\u00e9gories : _abstract nonsense !_ Un effort parfois pour argumenter ce rejet conduit \u00e0 des questions du genre : \u00ab Et quels th\u00e9or\u00e8mes d\u00e9montre-t-on avec \u00e7a ? \u00bb Et il est vain de tenter de r\u00e9pondre que l\u00e0 n'est pas la question. Que la question est : \u00ab Qu'est-ce que la math\u00e9matique ? \u00bb, question \u00e0 laquelle la th\u00e9orie des cat\u00e9gories r\u00e9pond : l'\u00e9tude des cat\u00e9gories, l'\u00e9tude de l'univers dont la reine est madame CAT\u00c9GORIE. Pour ma part, je fus converti. Ma conversion n'a gu\u00e8re de valeur intrins\u00e8que, car je n'ai pas la moindre qualit\u00e9 \u00e0 juger des m\u00e9rites respectifs des positions antagonistes. Au d\u00e9but, ce qui me s\u00e9duisit fut la nouveaut\u00e9 de la conception. De m\u00eame que la d\u00e9couverte de Bourbaki gr\u00e2ce \u00e0 Pierre Lusson m'avait donn\u00e9 une premi\u00e8re id\u00e9e d'ensemble, si neuve, si r\u00e9volutionnaire par rapport \u00e0 l'enseignement des classes pr\u00e9paratoires aux grandes \u00e9coles, les 'taupes', dans les ann\u00e9es 50, j'y vis surgir une id\u00e9e enti\u00e8rement diff\u00e9rente, s\u00e9duisante, superbe. Il faut dire que Jean \u00e9tait extr\u00eamement convaincant. De plus, en adoptant le point de vue nouveau, je sentis que j'allais \u00e9chapper \u00e0 la domination bourbakiste sur mes id\u00e9es math\u00e9matiques. Non seulement sur mon id\u00e9e g\u00e9n\u00e9rale de la math\u00e9matique, mais sur la mani\u00e8re d'en consid\u00e9rer les diff\u00e9rentes parties enchev\u00eatr\u00e9es. J'\u00e9tais donc pr\u00e9dispos\u00e9 non seulement \u00e0 l'\u00e9couter, mais \u00e0 l'entendre. Le surr\u00e9alisme avait \u00e9t\u00e9 pour moi, adolescent, la r\u00e9v\u00e9lation d'un monde po\u00e9tique nouveau. Je tentais, dans mon entreprise de sonnets, d'\u00e9chapper au surr\u00e9alisme devenu pour moi paralysant. La rencontre avec l'Oulipo, l'ann\u00e9e m\u00eame de l'ach\u00e8vement de ma th\u00e8se, me fit le m\u00eame effet cataclysmique que la d\u00e9couverte des cat\u00e9gories. Peu d'ann\u00e9es apr\u00e8s 1963, je crus voir un lien conceptuel nouveau, entra\u00eenant mon adh\u00e9sion, entre le point de vue cat\u00e9gorique et les id\u00e9es que d\u00e9veloppait mon fr\u00e8re Pierre, \u00e0 cette \u00e9poque, sa 'th\u00e9orie g\u00e9n\u00e9rale du changement'. Cela peut para\u00eetre assez enfantin, et cela l'est, en un sens, je n'en doute pas. Mais il y a dans la pens\u00e9e des math\u00e9maticiens des connexions qui s'\u00e9tablissent avec d'autres r\u00e9gions de leur esprit. Elles ne sont certes pas fond\u00e9es 'en raison', mais elles servent de support, parfois myst\u00e9rieusement efficace, \u00e0 l'imagination proprement math\u00e9matique. Un des plus grands cat\u00e9goriciens, Lawvere, fut ainsi un moment, au d\u00e9but des ann\u00e9es 70, s\u00e9duit par le marxisme, version mao\u00efste, il me semble, et la notion de 'foncteur adjoint' alors lui paraissait une image preuve de la v\u00e9rit\u00e9 de la 'dialectique'. J'ignore les bienfaits qu'il en re\u00e7ut. J'ignore aussi ce qu'il en dirait aujourd'hui..\n\n## \u00a7 75 J'ai eu le 'coup de foudre' pour madame CAT\u00c9GORIE.\n\nJ'ai eu le 'coup de foudre' pour madame CAT\u00c9GORIE. Je n'ai jamais \u00e9t\u00e9 qu'un de ses humbles servants, mais je ne regrette pas mon 'service'. L'exploration du monde cat\u00e9gorique m'a donn\u00e9 les plus grandes joies que j'aie pu retirer de mes ann\u00e9es proprement math\u00e9matiques. Je m'\u00e9tais plong\u00e9 dans la math\u00e9matique pour mieux comprendre le monde. Et voil\u00e0 ! J'\u00e9tais comme \u00e7a, en 1954, 1955, et la suite. C'\u00e9tait un but absurde, je vous l'accorde, et je n'ai pas fait beaucoup de pas dans cette direction. J'ai tent\u00e9 ensuite de comprendre la math\u00e9matique. La d\u00e9couverte puis la lecture du Trait\u00e9 de Bourbaki me donn\u00e8rent l'illusion d'un progr\u00e8s sensible dans la direction de ce but nouveau. Mais c'est seulement dans la fr\u00e9quentation du 'monde possible de langue' qu'est le dialecte cat\u00e9gorique que j'ai eu, enfin, le sentiment de saisir quelque chose de neuf, de vaste et de profond. Et quand je parle du dialecte cat\u00e9gorique, je sais que ce que j'en ai appris m'a \u00e9t\u00e9 enseign\u00e9 avec un accent particulier : celui de Jean B\u00e9nabou. N'entrons pas dans la trop vieille querelle : les concepts math\u00e9matiques sont-ils dans l'air comme des oiseaux pr\u00eats \u00e0 \u00eatre captur\u00e9s en vol par l'oiseleur avec la glu de la m\u00e9thode axiomatique ou seulement, comme le veut Brouwer, et le voulait d\u00e9j\u00e0 Hamilton, tous les deux \u00e0 la suite de Kant, le d\u00e9ploiement de cette forme _a priori_ qu'est le temps ? Ou bien sont-ils fabriqu\u00e9s \u00e0 partir de rien par le math\u00e9maticien d\u00e9miurge de g\u00e9nie ? Il reste qu'apprendre la th\u00e9orie des cat\u00e9gories dans le style, esth\u00e9tique et \u00e9thique \u00e0 la fois, que lui imposait Jean, ne consistait pas uniquement en l'absorption de r\u00e9sultats. Je suis devenu sensible \u00e0 la grande diff\u00e9rence qui existe en l'examen de la math\u00e9matique du point de vue des th\u00e9or\u00e8mes qu'on y d\u00e9montre, d'une part, et des concepts qu'on lui impose ou qu'on y d\u00e9couvre, de l'autre. Bien plus tard j'ai vu en \u0153uvre la m\u00eame distinction \u00e0 l'int\u00e9rieur de l'Oulipo. Le pr\u00e9sident fondateur Le Lionnais s'est toujours refus\u00e9 \u00e0 cr\u00e9er des \u0153uvres litt\u00e9raires oulipiennes. Il ne fut ni un Queneau, ni un Perec, ni un Calvino. En revanche, il pensa profond\u00e9ment l'id\u00e9e oulipienne et sa g\u00e9n\u00e9ralisation prospective absolument g\u00e9niale, l'Ou-X-Po, o\u00f9 X est pratiquement toute activit\u00e9. J'ai pens\u00e9 en 1963, et jusque vers 1971, que sa mani\u00e8re de voir et de cr\u00e9er des pans entiers et originaux de la th\u00e9orie des cat\u00e9gories \u00e9tait la bonne. Je le pense encore aujourd'hui. Avec cette r\u00e9serve que, les ann\u00e9es passant, absorb\u00e9 d'abord par la mise en place de mon projet g\u00e9n\u00e9ral, dont la math\u00e9matique n'\u00e9tait qu'une partie, ensuite, apr\u00e8s l'abandon de mon projet, par la mise en route de la prose dont vous lisez ici une 'demi-branche', je n'ai pas cherch\u00e9 \u00e0 continuer dans la m\u00eame voie. Disons que de toute fa\u00e7on je n'en aurais pas \u00e9t\u00e9 capable. Par faiblesse math\u00e9matique. Mais aussi parce que le domaine, une fois ouvert par les pionniers, devenait de plus en plus \u00e9tendu. Suivre ce qui s'y passait aurait demand\u00e9 de plus en plus de temps, que je ne voulais pas passer, afin de ne pas perdre de vue les buts que je m'\u00e9tais fix\u00e9s. Pour la m\u00eame raison, \u00e0 peine plus tard, j'ai envisag\u00e9 mais renonc\u00e9 tout de suite \u00e0 l'id\u00e9e d'apprendre le japonais. Pour ne pas retomber, avec la th\u00e9orie des cat\u00e9gories, dans l'erreur d'une concentration de mon \u00e9nergie sur la pure lecture du d\u00e9j\u00e0 achev\u00e9, comme cela avait \u00e9t\u00e9 le cas quand je lisais le Trait\u00e9 de Bourbaki, j'aurais \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9 de me mettre moi-m\u00eame \u00e0 la recherche cat\u00e9gorique. Et pas seulement dans une collaboration avec Jean, ce qui ne se produisit qu'une seule fois, en 1970. D\u00e8s que je suis parvenu \u00e0 mettre en place l'esquisse de mon projet de math\u00e9matique, je n'ai plus eu besoin, pour y avancer, de madame CAT\u00c9GORIE. Je suis rest\u00e9 son admirateur \u00e9perdu, mais de plus en plus lointain. Nous n'en sommes pas l\u00e0. Dans mon r\u00e9cit, je commence \u00e0 peine. L'ann\u00e9e universitaire 63-64 se termine. L'ann\u00e9e 64-65 vient. En moins de trente mois, je m\u00e8ne \u00e0 son terme la premi\u00e8re phase de mes projets, en po\u00e9sie et, presque simultan\u00e9ment, en math\u00e9matique. Plusieurs fils se rejoignent, et s'entrelacent. Je n'ai pas enti\u00e8rement perdu mon temps..\n\n## \u00a7 76 La double r\u00e9ussite, partielle, que je viens d'\u00e9voquer, celle de ce que je d\u00e9cide alors, en d\u00e9cembre, de nommer d\u00e9sormais PROJET DE PO\u00c9SIE, et celle, parall\u00e8le,\n\nVoyons comment. La double r\u00e9ussite, partielle, que je viens d'\u00e9voquer, celle de ce que je d\u00e9cide alors, en d\u00e9cembre, de nommer d\u00e9sormais **PROJET DE PO\u00c9SIE** , et celle, parall\u00e8le, de ce que je d\u00e9cide, le m\u00eame jour de d\u00e9cembre 1964, de nommer une fois pour toutes **PROJET DE MATH\u00c9MATIQUE** , deux projets que, le m\u00eame jour, toujours, le 5 d\u00e9cembre 1964, je d\u00e9cide de consid\u00e9rer comme deux parties, que je ne d\u00e9signe pas encore comme des 'branches', car j'ignore alors jusqu'\u00e0 l'existence du Lancelot en prose, comme deux parties, donc, compl\u00e9mentaires, seulement compl\u00e9mentaires, de ce que je d\u00e9cide de nommer, le 5 d\u00e9cembre 1964 \u00e0 5 h 30 du matin, d\u00e9finitivement peut-\u00eatre, en tout cas au moins jusqu'\u00e0 son accomplissement, **PROJET** , n'a pu \u00eatre atteinte que par l'intervention, contingente, de deux individus : Claude Chevalley, et Jean-Paul Benz\u00e9cri. Trois ans apr\u00e8s mon r\u00eave pr\u00e9monitoire, ainsi, mon **PROJET** prend une premi\u00e8re forme, en tant que projet unitaire. Au cours de l'ann\u00e9e 1965, chacune de ces deux parties progresse consid\u00e9rablement. Et cette progression s'accompagne de la naissance de liens autres que purement souhait\u00e9s entre elles. Non seulement le **PROJET DE PO\u00c9SIE** \u00e9merge de la s\u00e9quence de sonnets que j'ai mise en route imm\u00e9diatement apr\u00e8s le r\u00eave qui m'ordonnait de construire en po\u00e9sie, non seulement le **PROJET DE MATH\u00c9MATIQUE** \u00e9merge de l'\u00e9tude simultan\u00e9e, parall\u00e8lement et ind\u00e9pendamment jusque-l\u00e0 de la th\u00e9orie des cat\u00e9gories et de la th\u00e9orie math\u00e9matique de la syntaxe des langues naturelles, et _quibusdam aliis_ , \u00e9tude \u00e0 laquelle m'a conduit l'injonction du **R\u00caVE** , d\u00e9sormais mis m\u00e9taphoriquement \u00e0 l'origine du **PROJET** comme son axiome, dans une forme pr\u00e9par\u00e9e par une intervention contingente, impr\u00e9vue, d\u00e9cisive, celle de Jean B\u00e9nabou, mais entre les deux projets, consid\u00e9r\u00e9s comme parties du **PROJET** , un syst\u00e8me d'intrications se met en place, que je ne peux nommer encore, en d\u00e9cembre 1964, ou 1965 au moins, peut-\u00eatre m\u00eame encore en 1966, entrelacement, _entrebescar_ , car je commence \u00e0 peine \u00e0 plonger un doigt de pied dans les eaux de la M\u00e9diterran\u00e9e du _trobar_. J'assigne \u00e0 ces mises au point, bilans provisoires, imaginations programmatiques, toujours la m\u00eame date dans les ann\u00e9es, le 5 d\u00e9cembre \u00e0 5 h 30 du matin, parce que c'est ainsi que, syst\u00e9matiquement je proc\u00e8de, jusqu'en 1978. Apr\u00e8s la chute du **PROJET** , quand j'entreprends le r\u00e9cit en succession de momentproses o\u00f9 je suis encore, en d\u00e9cembre 2004, je me remets \u00e0 respecter la consigne rituelle du rendez-vous bilan. En 1964, c'\u00e9tait le troisi\u00e8me bilan, et les deux parties du **PROJET** \u00e9taient encore consid\u00e9r\u00e9es comme ind\u00e9pendantes en fait. Pour le quatri\u00e8me bilan, celui de 1965, les trois pas que je viens de d\u00e9crire ont \u00e9t\u00e9 accomplis. Le jour de ce m\u00eame bilan, qui pourrait \u00eatre non triomphal, mais au moins l'occasion de quelque satisfaction, je marque cependant une grande angoisse. Car le **R\u00caVE** ne m'avait pas seulement command\u00e9 de la math\u00e9matique et de la po\u00e9sie. Il m'avait tr\u00e8s explicitement annonc\u00e9, donc donn\u00e9 pour t\u00e2che explicite, un roman, dont il m'avait m\u00eame fourni obligeamment le titre **LE GRAND INCENDIE DE LONDRES**. Mais du roman, en 1965, en d\u00e9cembre 1965, le 5 d\u00e9cembre 1965, r\u00e9veill\u00e9 et r\u00e9fl\u00e9chissant \u00e0 5 h 30 du matin, je dois bien constater que rien n'existe, pas le moindre plan, pas le moindre d\u00e9but de commencement d'une id\u00e9e de plan, et cela m'angoisse. Je dois ob\u00e9ir au **R\u00caVE** , sous peine de devoir tout abandonner. Je le constate sombrement quoique sobrement. Cela ne d\u00e9truit pas cependant enti\u00e8rement ma satisfaction des progr\u00e8s accomplis dans les deux autres parties. En 1966, pour ce qui est du roman, \u00e7a ne va pas mieux. Mais, en 1967, je me suis lanc\u00e9 droit devant moi, je me suis mis \u00e0 l'\u00e9crire. Le jour anniversaire du **R\u00caVE** , j'ai d\u00e9j\u00e0 avanc\u00e9 quelque peu. Je vous renvoie au chapitre 13 de la branche 5, o\u00f9 j'explique, bri\u00e8vement dans la version br\u00e8ve, longuement dans la version longue, tr\u00e8slonguement dans la version tr\u00e8slongue de cette branche cinqui\u00e8me, de quoi il retourne. Et je retourne \u00e0 1965..\n\n## \u00a7 77 L'ann\u00e9e universitaire 64-65 le professeur Chevalley consacre son s\u00e9minaire \u00e0 la question de la 'descente'.\n\nL'ann\u00e9e universitaire 64-65 le professeur Chevalley consacre son s\u00e9minaire \u00e0 la question de la 'descente'. Il s'agit, dans son esprit, de donner un cadre cat\u00e9gorique \u00e9pur\u00e9 \u00e0 la notion de 'descente fid\u00e8lement plate', due \u00e0 Grothendieck. Il sollicite la participation d'Adrien Douady, de Mich\u00e8le Vergne, de Jean B\u00e9nabou et de moi-m\u00eame, accessoirement. Nous acceptons, Jean et moi, avec empressement. J'ai admir\u00e9 Chevalley \u00e9norm\u00e9ment. Premi\u00e8rement avant de le conna\u00eetre, comme l'un des fondateurs de Bourbaki, particuli\u00e8rement appr\u00e9ci\u00e9 par moi parce que alg\u00e9briste, et parce que j'ai lu la r\u00e9daction, par mon ami Pierre Lusson, de son cours de 1958 \u00e0 l'institut Henri-Poincar\u00e9, sur les formes quadratiques. Je l'ai appr\u00e9ci\u00e9 aussi pour sa contribution \u00e0 la fameuse th\u00e9orie du corps de classe, roman aux deux h\u00e9ro\u00efnes math\u00e9matiques myst\u00e9rieuses, mesdemoiselles Ad\u00e8le et Id\u00e8le. Je l'ai admir\u00e9 deuxi\u00e8mement pendant l'ann\u00e9e du s\u00e9minaire sur la descente, o\u00f9 j'ai fait sa connaissance. Admiration partag\u00e9e par Jean B\u00e9nabou. Je l'ai admir\u00e9 ensuite, troisi\u00e8mement, comme homme remarquable. Je l'admire toujours, quatri\u00e8mement. Comme vous le voyez, comme vous avez d\u00fb le constater, si vous me lisez ici, et ailleurs, j'admire beaucoup. En ces quelques pages, je vous ai fait part de mon admiration pour Alexandre Grothendieck, pour Robert Jaulin, pour Mohamed Boudiaf, pour Jean B\u00e9nabou. Et maintenant pour Claude Chevalley. \u00c0 un moment ou un autre j'ai pu me d\u00e9clarer disciple, non de l'un des trois premiers nomm\u00e9s, mais par exemple de B\u00e9nabou ou de Chevalley. Je vais dire dans quelques lignes la m\u00eame chose \u00e0 propos de Jean-Paul Benz\u00e9cri. En d'autres endroits de mon interminable prose, j'ai pu aussi m'annoncer disciple de Raimbaut d'Orange, d'Arnaut Daniel, de Kamo no Chomei, de l'architecte anonyme du Lancelot-Vulgate, de Guido Cavalcanti, de P\u00e9trarque, de Gerard Manley Hopkins, d'Alphonse Allais, de Gertrude Stein, de Louis Zukofsky, par exemple, de Raymond Queneau et, simultan\u00e9ment, de Fran\u00e7ois Le Lionnais, ou encore de Mallarm\u00e9, ou de ma\u00eetre Lim, mon professeur de go. Et j'en passe. Si je me suis d\u00e9clar\u00e9 ainsi si souvent disciple, si je fais comme profession sans cesse renouvel\u00e9e de 'disciplat' \u00e0 des ma\u00eetres successifs, ou simultan\u00e9s et contradictoirement parfois, cela veut-il dire qu'ils sont, ont \u00e9t\u00e9, mes ma\u00eetres ? Non, c'est une 'mani\u00e8re de parler'. La multiplication des 'ma\u00eetres', la prolif\u00e9ration des aveux de 'disciplat' dont je pars\u00e8me mon r\u00e9cit est une mani\u00e8re de signaler que j'essaie de n'avoir en fait aucun ma\u00eetre, de n'\u00eatre le disciple de personne. Et je tente de parvenir \u00e0 ce r\u00e9sultat non en affirmant mon refus et d\u00e9dain de toute d\u00e9pendance, mais au contraire en les faisant prolif\u00e9rer. J'ai tant de ma\u00eetres avou\u00e9s que je n'en ai aucun. Du moins je l'esp\u00e8re. Et je ne renie g\u00e9n\u00e9ralement pas l'autorit\u00e9 d'un de mes 'ma\u00eetres' d\u00e8s lors que je l'ai une fois reconnue, et confirm\u00e9e. Je peux r\u00e9p\u00e9ter aujourd'hui fermement que j'ai \u00e9t\u00e9 disciple de Raimbaut d'Orange, d'Arnaut Daniel, de Kamo no Chomei, de l'architecte anonyme du Lancelot-Vulgate, de Guido Cavalcanti, de P\u00e9trarque, de Gerard Manley Hopkins, d'Alphonse Allais, de Gertrude Stein, de Louis Zukofsky, de Raymond Queneau, de Fran\u00e7ois Le Lionnais, ou encore de Mallarm\u00e9, ou de ma\u00eetre Lim. Mais je dis que 'j'ai \u00e9t\u00e9', car aujourd'hui je ne suis rien de tout cela. Mon ma\u00eetre le plus r\u00e9cent dans la liste de ceux dont je me suis d\u00e9clar\u00e9 disciple est Gertrude Stein. Juste avant, j'avais adopt\u00e9 le fils de Leoprepes, l'inventeur des arts de m\u00e9moire, Simonide de C\u00e9os. Mais pourrais-je honn\u00eatement me d\u00e9clarer encore disciple de Simonide, moi dont la m\u00e9moire, comme dit Pierre Lusson, 'n'est plus qu'un souvenir' ? Ce serait d\u00e9risoire. Je ne suis pas oppos\u00e9 \u00e0 un certain usage de la d\u00e9rision. Mais, dans ce cas pr\u00e9cis, je ne peux. Allons, allons, Roubaud, ressaisis-toi, tu digresses. Tu t'\u00e9tais bien promis en abordant, enfin !, ta demi-branche cat\u00e9gorique, de n'avoir recours ni aux parenth\u00e8ses, ni aux incises, ni aux bifurcations, je ne parle m\u00eame pas de l'abus des d\u00e9crochements dans les lignes, et des couleurs. Rappelle-toi, octobre, ce n'est pas si loin. Et qu'est-ce que tu viens de faire, vieil imb\u00e9cile, vieux fada ?.\n\n## \u00a7 78 L'ann\u00e9e universitaire 64-65, je le r\u00e9p\u00e8te, le professeur Chevalley consacrait son s\u00e9minaire \u00e0 la question de la 'descente'.\n\nL'ann\u00e9e universitaire 64-65, le professeur Chevalley, je le r\u00e9p\u00e8te, consacrait son s\u00e9minaire \u00e0 la question de la 'descente'. J'\u00e9tais l\u00e0. J'\u00e9tais p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 de l'honneur qui m'\u00e9tait fait de participer \u00e0 ce s\u00e9minaire. Je n'\u00e9tais rien, en particulier math\u00e9matiquement rien. M\u00eame pas normalien. Jean s'\u00e9tait port\u00e9 garant de moi. De toute fa\u00e7on, le professeur Chevalley n'accordait qu'une attention tr\u00e8s distraite aux hi\u00e9rarchies. Il l'a bien montr\u00e9 en 1968. Il \u00e9tait assez petit de taille, maigre, un visage qui avait quelque chose d'extr\u00eame-oriental, ce qui faisait dire \u00e0 certains, en plaisantant, qu'il \u00e9tait revenu japonais du Japon. Il avait une voix un peu s\u00e8che et un peu nasillarde \u00e0 la fois. Il \u00e9tait s\u00e9v\u00e8re d'aspect et d'abord, assez froid, jamais malveillant, jamais d\u00e9daigneux, comme certains de ses coll\u00e8gues que je ne nommerai pas. Il n'\u00e9tait pas un enseignant \u00e9blouissant comme, chacun dans son genre, Laurent Schwartz et Jean B\u00e9nabou. Il \u00e9tait m\u00eame extr\u00eamement 'rasoir' dans ses expos\u00e9s. Il \u00e9tait un parfait exemple de ce qu'on pourrait nommer la 'schizophr\u00e9nie didactique' des bourbakistes. J'assistai en direct \u00e0 cela : quand on discutait, pr\u00e9alablement \u00e0 un expos\u00e9 qu'il allait faire, au cours du s\u00e9minaire, du contenu et de l'intention de l'expos\u00e9 en question, de sa position dans le d\u00e9veloppement d'ensemble de la question g\u00e9n\u00e9rale qui \u00e9tait pos\u00e9e, il raisonnait, oralement, avec une extr\u00eame vitesse, que Jean \u00e9tait le seul \u00e0 pouvoir suivre, corriger ou anticiper m\u00eame parfois. Je crois que Chevalley en con\u00e7ut pour lui la grande estime qu'il t\u00e9moigna dans l'affaire de sa th\u00e8se et qui, par ricochet, l'amena \u00e0 montrer de la bienveillance, un peu plus tard, pour ma propre recherche. Ensuite, il passait \u00e9crire au tableau. Et l\u00e0, il \u00e9tait mortellement ennuyeux. Ennuyeux de scrupules qui me paraissaient excessifs. Je ne citerai qu'un exemple, tr\u00e8s \u00e9l\u00e9mentaire, mais qui peut donner une id\u00e9e de ce dont je parle. Il lui est arriv\u00e9 une fois d'\u00e9crire, \u00e0 la craie, et spontan\u00e9ment, sans r\u00e9fl\u00e9chir, tout en parlant, au commencement d'un raisonnement, quelque chose comme : \u00ab soient deux objets d'une cat\u00e9gorie fibr\u00e9e C, A1 et A2... \u00bb, d'\u00e9crire \u00ab A1 et A2 \u00bb puis de s'arr\u00eater brusquement de parler et, avant d'aller plus loin, d'effacer soigneusement ce qu'il venait de mettre en haut du tableau et d'\u00e9crire autre chose \u00e0 la place : \u00ab soient Ai (i = 1,2) deux objets de C... \u00bb J'en restai baba. Pour la pr\u00e9paration de mes propres expos\u00e9s, que je voyais venir dans l'exaltation et l'angoisse, j'eus de nombreuses occasions d'aller chez lui rue de Prony. Et je continuai \u00e0 m'y rendre ensuite, jusqu'\u00e0 la fin du s\u00e9minaire et ensuite, parce qu'il me persuada de me mettre au jeu de go. Il avait rapport\u00e9 du Japon une passion pour ce jeu qui joua, nouvelle intervention de la d\u00e9esse Fortune, dans les affaires de mon **PROJET DE PO\u00c9SIE** , son r\u00f4le, rapport\u00e9 mais non encore explicit\u00e9 en d\u00e9tail dans des pages d'autres branches, dans la transformation de la s\u00e9quence de sonnets en livre organis\u00e9. Jean et moi-m\u00eame \u00e0 sa suite avons fait un s\u00e9rieux effort pour \u00eatre dignes du s\u00e9minaire descente. Ce fut pour Jean le d\u00e9part de la r\u00e9flexion qu'il a poursuivie pendant des ann\u00e9es sur les cat\u00e9gories fibr\u00e9es, avec, au passage, l'unique recherche que nous ayons men\u00e9e ensemble, o\u00f9, pour \u00eatre plus conforme \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9, je l'ai accompagn\u00e9 jusqu'\u00e0 la r\u00e9daction du r\u00e9sultat, une note aux Comptes rendus de l'Acad\u00e9mie des Sciences, parue en 1970. Qui se pr\u00e9sente ainsi :\n\n**C.R. Acad. Sc. Paris** , t. 270 (12 janvier 1970), p. 96-98. **S\u00e9rie A**\n\nALG\u00c8BRE. - _Monades et descente._ Note (*) de MM. **Jean B\u00c9NABOU** et **Jacques ROUBAUD** , transmise par M. Henri Cartan.\n\nAu moyen de la th\u00e9orie des cat\u00e9gories, on interpr\u00e8te les 'donn\u00e9es de descente' de mani\u00e8re simple et naturelle comme des 'alg\u00e8bres sur une monade'. Ceci permet de reconna\u00eetre, dans des situations tr\u00e8s g\u00e9n\u00e9rales, si un morphisme est de descente ou de descente effective.\n\n1. BIFIBRATIONS DE CHEVALLEY ET DESCENTE.\n\n.....................................................................\n\n(*) S\u00e9ance du 5 janvier 1970.\n\n## \u00a7 79 En 2001, dans une publication de l'Inalco, Forme & Mesure, constituant des m\u00e9langes qui m'\u00e9taient offerts \u00e0 l'occasion de mon d\u00e9part \u00e0 la retraite, Jean B\u00e9nabou\n\nEn 2001, dans une publication de l'Inalco, Forme & Mesure, constituant des m\u00e9langes qui m'\u00e9taient offerts \u00e0 l'occasion de mon d\u00e9part \u00e0 la retraite, Jean B\u00e9nabou a donn\u00e9 une belle r\u00e9daction de la d\u00e9monstration, entre autres d\u00e9veloppements nouveaux, de ce r\u00e9sultat. Je le cite partiellement, en enlevant aussi les r\u00e9f\u00e9rences \u00e0 la bibliographie du texte :\n\n_La descente trente ans apr\u00e8s_\n\n_Pourquoi trente ans ?_\n\n_La descente, au sens o\u00f9 elle est commun\u00e9ment entendue, a \u00e9t\u00e9 introduite par Alexander Grothendieck en 1959-1960 pour formaliser les probl\u00e8mes de recollement en g\u00e9om\u00e9trie alg\u00e9brique. Une approche moins g\u00e9n\u00e9rale de ces probl\u00e8mes, motiv\u00e9e par la topologie et la g\u00e9om\u00e9trie diff\u00e9rentielle, avait \u00e9t\u00e9 donn\u00e9e par Charles Ehresmann dans les ann\u00e9es 1955-1960 avec l'\u00e9tude des structures locales. Le premier expos\u00e9 syst\u00e9matique sur la descente, sans applications, est d\u00fb \u00e0 Jean Giraud en 1964._\n\n_Il y a exactement trente ans, dans une note publi\u00e9e en commun, Jacques Roubaud et moi-m\u00eame (B-R) avons \u00e9tabli que, pour une bifibration de Chevalley, la notion de donn\u00e9e de descente s'identifiait \u00e0 celle d'alg\u00e8bre sur une monade. Cela permettait d'utiliser les r\u00e9sultats bien connus sur ces alg\u00e8bres pour r\u00e9soudre certains probl\u00e8mes de descente. (Il n'est peut-\u00eatre pas inutile de signaler qu'en un peu plus de quarante ans d'activit\u00e9 math\u00e9matique je n'ai publi\u00e9 que deux articles en collaboration.)_\n\n_Pendant plus de vingt-cinq ans ensuite, si des progr\u00e8s ont \u00e9t\u00e9 r\u00e9alis\u00e9s, ils portaient toujours sur l'\u00e9tude de probl\u00e8mes, importants parfois, mais particuliers, et ne mettaient en jeu aucune id\u00e9e vraiment nouvelle. En outre la plupart de ces probl\u00e8mes provenaient de Chevalley, et le r\u00e9sultat de B-R \u00e9tait incontournable pour leur solution, et presque toujours cit\u00e9 en r\u00e9f\u00e9rence._\n\n_Il y a environ trois ans, r\u00e9fl\u00e9chissant \u00e0 certains passages de mon 'futur' livre sur les cat\u00e9gories fibr\u00e9es, que je n'\u00e9crirai sans doute jamais (contrairement \u00e0 un illustre plagiaire par anticipation, qui a fini par trahir le tr\u00e8s beau titre :_ _Pourquoi je n'ai \u00e9crit aucun de mes livres_ _), j'ai retrouv\u00e9 le cahier debrouillon \u00e0 couverture rose, un peu p\u00e2lie par vingt ans pass\u00e9s au fond d'un casier, sur lequel j'avais inscrit en grosses majuscules rouges : DESCENTE ! J'avais h\u00e2tivement jet\u00e9 dans ce cahier quelques id\u00e9es pour une notion plus g\u00e9n\u00e9rale de descente, plus efficace aussi, m\u00eame dans le cas usuel, que je me proposais de creuser plus tard, que j'avais totalement oubli\u00e9es. Mes connaissances sur les cat\u00e9gories fibr\u00e9es, et surtout l'intuition que j'avais d\u00e9velopp\u00e9e \u00e0 leur \u00e9gard, ayant beaucoup progress\u00e9 pendant cette p\u00e9riode je n'ai pas eu beaucoup de peine \u00e0 exploiter ces id\u00e9es, et \u00e0 mener \u00e0 bien le projet qu'elles contenaient en germe._\n\n_Et il m'a sembl\u00e9,_ for old times' sake, _que le volume d\u00e9di\u00e9 \u00e0 Jacques Roubaud \u00e9tait une bonne occasion d'en exposer les grandes lignes._\n\n_Cet article n'aurait jamais vu le jour sans l'aide de Pierre Lusson qui, \u00e0 partir d'un manuscrit tr\u00e8s complexe, a r\u00e9ussi \u00e0 force de patience, d'habilet\u00e9 et de go\u00fbt \u00e0 sortir un texte impeccable avec de jolis diagrammes ; qu'il trouve ici toute ma gratitude et mon amiti\u00e9._\n\n_Mes remerciements vont aussi \u00e0 Marcel B\u00e9nabou, qui m'a signal\u00e9 les innombrables erreurs que j'avais faites dans le d\u00e9compte des pieds de mon 'divertissement'_. _S'il en reste encore quelques-unes, j'en porte l'enti\u00e8re responsabilit\u00e9._\n\n_................................................................................._\n\n_Entracte et Divers-tissements_\n\n_Ouf !_\n\n_C'est tout ?_\n\n_Heu._\n\n_Ah ! non ! c'est un peu court, jeune homme !_\n\n_On pouvait dire... Oh ! Dieu !... bien des choses en somme..._\n\n_En prenant plus de temps, \u2013 par exemple, tenez :_\n\n_(agressif) : \u00ab Vous, monsieur, cessez de d\u00e9conner !_\n\n_Modules et foncteurs ne seraient que deux faces_\n\n_D'une m\u00eame entit\u00e9 ? ces sornettes m'agacent ! \u00bb_\n\n_(curieux) : \u00ab Peut-on, vraiment, dire pour un module,_\n\n_Qu'il est plein, qu'il est plat, sans \u00eatre ridicule,_\n\n_Ou fid\u00e8lement plat, ou qu'il a un adjoint_\n\n_D'un c\u00f4t\u00e9 ou des deux ? Aimez-vous \u00e0 ce point_\n\n_Les foncteurs que toujours vous vous pr\u00e9occup\u00e2tes_\n\n_D'aller les balancer en travers de nos pattes ! \u00bb_\n\n_................................................................................._.\n\n## \u00a7 80 La d\u00e9esse Fortune ne se montra pas envers moi avare de ses bienfaits\n\nLa d\u00e9esse Fortune ne se montra pas envers moi avare de ses bienfaits, en ces ann\u00e9es. La facult\u00e9 des sciences de Rennes, conform\u00e9ment au programme d\u00e9cid\u00e9 par le directeur de son d\u00e9partement de math\u00e9matiques, le professeur Martin, fit appel, en m\u00eame temps qu'\u00e0 Jean B\u00e9nabou, \u00e0 d'autres math\u00e9maticiens de valeur, et parmi eux \u00e0 Jean-Paul Benz\u00e9cri qui s'y installa dans une chaire cr\u00e9\u00e9e pour lui. Jean avait connu Benz\u00e9cri \u00e0 l'\u00c9cole normale. Ils \u00e9taient plus ou moins de la m\u00eame 'promotion'. Benz\u00e9cri \u00e9tait un personnage extraordinaire, destin\u00e9 \u00e0 devenir une figure de l\u00e9gende. Il \u00e9tait si rapide raisonneur et assimilateur de concepts, th\u00e9or\u00e8mes et langues anciennes et modernes qu'on pr\u00e9tendait qu'il \u00e9tait capable de se pr\u00e9senter \u00e0 l'examen d'un 'certificat' quelconque, choisi au hasard, sans pr\u00e9paration aucune, et d'y r\u00e9ussir 'haut la main'. Il \u00e9tait le plus foudroyant d\u00e9monstrateur de tous dans ce conglom\u00e9rat d'esprits rapides qui se c\u00f4toyaient \u00e0 la rue d'Ulm. Je pus en tout cas v\u00e9rifier la rapidit\u00e9 impressionnante de son esprit. Mais cela ne m'impressionna pas tant car, apr\u00e8s avoir \u00e9cout\u00e9 Laurent Schwartz, Jean B\u00e9nabou ou Claude Chevalley, j'\u00e9tais un peu blas\u00e9 sur ce chapitre. De famille oranaise, converti \u00e0 un catholicisme pur et dur et strict, connaissant la Somme th\u00e9ologique de saint Thomas par c\u0153ur, parlant grec latin h\u00e9breu chinois, \u00ab parlant anglais et javanais \u00bb, comme la fourmi de Desnos, il avait, au Centre Richelieu des \u00e9tudiants catholiques, anim\u00e9 vers 1954 ou 5 par son aum\u00f4nier futur cardinal Lustiger, stup\u00e9fait les participants math\u00e9maticiens lors de discussions sur la nature de la divinit\u00e9 par une d\u00e9finition 'topologique' de Dieu, dont Pierre Lusson, contradicteur patent\u00e9 dans ces agapes de paroles, se souvenait des ann\u00e9es plus tard, avec une grande \u00e9motion esth\u00e9tique, m\u00e9lang\u00e9e de fou rire :\n\n**Dieu est le compactifi\u00e9 d'Alexandrof de l'univers.**\n\nBenz\u00e9cri commentait son axiome dans le sens suivant, \u00e0 l'intention des profanes : Dieu a cr\u00e9\u00e9 l'univers, _of course_. Il l'a cr\u00e9\u00e9 localement compact et non compact, ce qui veut dire que, d\u00e9laiss\u00e9, livr\u00e9 \u00e0 lui-m\u00eame, il souffrirait d'un d\u00e9faut structurel grave qui ne pouvait \u00eatre r\u00e9par\u00e9 que par la pr\u00e9sence d'un point \u00e0 l'infini, marque de la pr\u00e9sence du divin. Je ne sais comment Benz\u00e9cri r\u00e9pondait \u00e0 l'objection que Pierre pr\u00e9tendait avoir faite : pourquoi cette compactification-l\u00e0 et pas une autre, la compactification de Stone-Tchech, par exemple ? Et il demandait aussi : pourquoi un seul point \u00e0 l'infini et pas deux ? L'un serait occup\u00e9 par Dieu et l'autre, pas vrai, par le Diable. Position un tantinet manich\u00e9enne. Et, en racontant cet \u00e9pisode, il pr\u00e9tendait, anachroniquement, je crois, qu'il aurait object\u00e9 \u00e0 Benz\u00e9cri que, dans cette hypoth\u00e8se, il \u00e9tait impossible de dire lequel des deux points \u00e9tait sous l'autorit\u00e9 de Dieu et lequel de l'autre ; que Dieu et son double \u00e9taient en fait indiscernables, \u00e9taient en fait 'tweedledum et tweedledee' ; th\u00e8se de th\u00e9ologie \u00e0 laquelle j'ignore s'il existe des pr\u00e9c\u00e9dents. Je ne sais ce que r\u00e9pondait Benz\u00e9cri. C'est dommage. La d\u00e9monstration se prolongeait et se compliquait par l'intervention de consid\u00e9rations multiples, notamment celle de la connexit\u00e9, l'univers, toujours consid\u00e9r\u00e9 seul et orphelin, n'\u00e9tant pas connexe ni m\u00eame localement connexe, mais \u00ab totalement \u00e9parpill\u00e9 \u00bb, d'o\u00f9 Benz\u00e9cri d\u00e9duisait \u00e9videmment l'irr\u00e9ductible \u00ab solitude de l'homme sans Dieu \u00bb. Je remarque que la th\u00e8se du total \u00e9parpillement des cr\u00e9atures est en parfait accord avec la m\u00e9ditation loyolienne de Jean de Sponde, pour qui l'enfer est \u00ab le gouffre de la pluralit\u00e9 \u00bb. Bref, Benz\u00e9cri \u00e9tait, toujours selon Lusson, un de ces \u00ab hommes les plus \u00e9tranges que j'aie rencontr\u00e9s \u00bb, \u00ab au sens du Reader's Digest \u00bb, ajoutait-il. Son apparence, quand je l'ai rencontr\u00e9 \u00e0 Rennes, \u00e9tait pas mal surprenante aussi. Il \u00e9tait, par tout temps, qu'il pleuve, qu'il vente ou que le soleil brille et br\u00fble, toujours lourdement v\u00eatu, envelopp\u00e9 dans une vaste robe de chambre, un b\u00e9ret noir sur la t\u00eate que, disait-on, pour lui donner le lustre qu'il souhaitait, il trempait de temps \u00e0 autre dans l'huile de friture. Et c'\u00e9tait un homme d'une tr\u00e8s grande bont\u00e9..\n\n## \u00a7 81 Or qu'arriva-t-il ? Que Benz\u00e9cri fit un cours de linguistique. Je le suivis. Ses id\u00e9es \u00e9taient tr\u00e8s neuves, tr\u00e8s fortes.\n\nOr qu'arriva-t-il ? Que Benz\u00e9cri fit un cours de linguistique. Je le suivis. Ses id\u00e9es \u00e9taient tr\u00e8s neuves, tr\u00e8s fortes. Je fus convaincu par nombre d'entre elles. Revenons un peu en arri\u00e8re, \u00e0 la pr\u00e9sentation sommaire de la linguistique g\u00e9n\u00e9rative et transformationnelle que je vous ai mise sous les yeux. La voie suivie par les chomskyens math\u00e9maticiens, et en particulier les chomskyens fran\u00e7ais (Sch\u00fctzenberger, Gross, Nivat, etc.), ne m'avait pas satisfait longtemps. Elle privil\u00e9gie en effet une des hypoth\u00e8ses les plus discutables du mod\u00e8le initial de Chomsky : l'associativit\u00e9, qui implique que la math\u00e9matique qu'on va explorer est l'alg\u00e8bre des mono\u00efdes, sp\u00e9cialement des mono\u00efdes libres. D'autre part, elle tend \u00e0 orienter la recherche vers des applications directement rentables, au sens des d\u00e9cideurs, ceux qui donnent les cr\u00e9dits et les postes de chercheurs, particuli\u00e8rement la programmation, manifestant ainsi la fascination un peu comique de ses principaux repr\u00e9sentants pour les 'grosses machines' avec leurs corollaires de ressources financi\u00e8res et de promesses de pouvoir ; et en m\u00eame temps \u00e0 rechercher un droit \u00e0 l'existence dans le milieu des math\u00e9matiques 'nobles', avec des slogans du genre : \u00ab C'est de l'alg\u00e8bre des mono\u00efdes, mais c'est s\u00e9rieux. \u00bb Il s'ensuit, en pr\u00e9sence des difficult\u00e9s \u00e9videmment consid\u00e9rables du sujet, qu'on y perd tr\u00e8s vite de vue le point de d\u00e9part : l'\u00e9tude, sp\u00e9cifique, de ces objets math\u00e9matiquement 'sales', les langues naturelles. Enfin, une attitude de scepticisme cynique \u00e0 l'\u00e9gard de toute formalisation hors des sciences dites exactes, qui est une cons\u00e9quence n\u00e9cessaire des points pr\u00e9c\u00e9dents, n'encourage gu\u00e8re les vocations. En tout cas rebute la mienne. La position, plus aristot\u00e9licienne, de Benz\u00e9cri me plut beaucoup plus. J'adoptai alors la position d\u00e9fendue par J.-P. Benz\u00e9cri, dans son enseignement de linguistique math\u00e9matique \u00e0 la facult\u00e9 des sciences de Rennes : il insiste, \u00e0 juste titre, sur le caract\u00e8re lacunaire des constructions grammaticales dans les langues naturelles, dont l'exemple le plus simple est la s\u00e9paration de 'ne' et 'pas' en fran\u00e7ais. Il insiste sur la n\u00e9cessit\u00e9 de tenir compte de liens '\u00e0 distance' entre syntagmes. Il affirme que la math\u00e9matique de la syntaxe doit \u00eatre non seulement non associative mais aussi 'non connexe'. Les notions de peignes et d'\u00e9chelles, la pr\u00e9sentation cat\u00e9gorique d'une alg\u00e8bre des intrications repr\u00e9sentent pour moi une voie possible, une issue \u00e0 l'impasse associative des n\u00e9o-chomskyens. Je m'oriente r\u00e9solument, en 1965, dans cette direction, m\u00eame si je sens que l'alg\u00e8bre des peignes et \u00e9chelles est sans doute \u00e0 la fois trop g\u00e9n\u00e9rale pour rendre compte de ph\u00e9nom\u00e8nes tr\u00e8s sp\u00e9cifiques et peu adapt\u00e9e \u00e0 des calculs. C'est normal : Benz\u00e9cri est spontan\u00e9ment beaucoup plus g\u00e9om\u00e8tre qu'alg\u00e9briste. J'avais achev\u00e9 le d\u00e9pouillement des principaux articles sur la syntaxe g\u00e9n\u00e9\u00adrative et j'avais identifi\u00e9 l\u00e0-dedans, gr\u00e2ce \u00e0 l'article de Sch\u00fctzenberger, \u00ab On a Theorem of R. Jungen \u00bb, la belle alg\u00e9\u00adbrisation en termes de s\u00e9ries formelles en variables associatives et non commutatives, des grammaires 'r\u00e9guli\u00e8res' et ' _context-free_ '. Cette intuition remarquable \u00e9tablit un lien soudain et impr\u00e9vu \u00e0 mes yeux entre deux 'r\u00e9gions' des math\u00e9matiques assez \u00e9loign\u00e9es _a priori_. J'\u00e9prouve une fascination certaine pour ce 'court-circuit'. Je m'efforce non de le banaliser mais de le rendre maniable. Or l'article de Sch\u00fctzenberger cite dans sa bibliographie un autre article, que d'ailleurs il n'utilise pas. Il est d\u00fb \u00e0 Michel Lazard et consacr\u00e9 \u00e0 deux notions invent\u00e9es par lui, de 'compositeur' et d''analyseur'. Les compositeurs sont une version plut\u00f4t hyper-bourbakiste, donc non cat\u00e9gorique, des cat\u00e9gories avec produits, 'mod\u00e8les' des structures alg\u00e9briques, dans les pr\u00e9sentations cousines de B\u00e9nabou et Lawvere, qui en sont des sortes de 'plagiat par anticipation'. Les analyseurs y 'ajoutent' des structures gradu\u00e9es qui permettent d'unifier les calculs les plus g\u00e9n\u00e9raux sur les s\u00e9ries formelles et d'y ins\u00e9rer, c'est leur but affich\u00e9, les groupes formels. Lazard a en vue des applications aux groupes de Lie ou de Jordan..\n\n## \u00a7 82 Je ne m'int\u00e9resse gu\u00e8re qu'en amateur aux groupes formels.\n\nJe ne m'int\u00e9resse gu\u00e8re qu'en amateur aux groupes formels. Mais il saute aux yeux que, plac\u00e9e dans le cadre nouveau, cat\u00e9gorique, de B\u00e9nabou et accessoirement Lawvere, la notion d'analyseur pourrait bien permettre de traiter des syntaxes formelles dont les calculs se ram\u00e8neraient, en derni\u00e8re analyse, si j'ose dire, \u00e0 des s\u00e9ries formelles d'un type plus g\u00e9n\u00e9ral que celui auquel la math\u00e9matique est habitu\u00e9e. C'est celui que donne Lazard, o\u00f9 viendront tr\u00e8s naturellement se placer les s\u00e9ries d'intrications d\u00e9duites des peignes de Benz\u00e9cri, sans oublier les s\u00e9ries associatives et non commutatives '\u00e0 la Sch\u00fctzenberger'. Loin donc de se limiter \u00e0 celles-l\u00e0, il sera possible de faire du calcul de la m\u00eame mani\u00e8re, avec des restrictions \u00e0 pr\u00e9ciser, \u00e0 partir d'alg\u00e8bres o\u00f9 les op\u00e9rations seront ainsi diverses familles d'intrications, ces derni\u00e8res des op\u00e9rations d\u00e9duites d'ensembles de peignes. Je pourrai \u00e9galement introduire des conditions de contexte : par exemple l'impossibilit\u00e9 d'\u00e9crire simultan\u00e9ment certaines 'constructions syntaxiques', des 'polyn\u00f4mes' de l'alg\u00e8bre mod\u00e8le, s'interpr\u00e8te en axiomes du type de ceux qui gouvernent les alg\u00e8bres de Lie ou de Jordan, entre autres alg\u00e8bres non associatives. Dans une premi\u00e8re \u00e9tape, je construis l'analogue cat\u00e9gorique des analyseurs. Ce sont les types d'A-alg\u00e8bres discr\u00e8tes \u00e0 une dimension, A \u00e9tant un anneau. Les 'substitutions' s'interpr\u00e8tent comme des compositions de morphismes. Un 'th\u00e9or\u00e8me des fonctions implicites' assure l'existence de solutions de 'syst\u00e8mes d'\u00e9quations en s\u00e9ries formelles' par la m\u00e9thode des 'approximations successives'. Je suis heureux de la retrouver. Elle me rappelle mes d\u00e9buts, alors pas si lointains, comme enseignant de 'calcul automatique'. Les syst\u00e8mes alg\u00e9briques, dans le mod\u00e8le initial sch\u00fctzenbergien, 'traduisaient' les langages engendr\u00e9s par les grammaires de type CF, _i. e._ , _context-free_. Le travail est assez fastidieux et d'une lecture plut\u00f4t p\u00e9nible, mais il est indispensable pour assurer la jonction entre les deux domaines impliqu\u00e9s : 'calcul de s\u00e9ries formelles', donc 'langages', et types d'alg\u00e8bres, donc alg\u00e8bre cat\u00e9gorique. La 'cat\u00e9gorisation' est obtenue en utilisant la th\u00e8se de Jean B\u00e9nabou. Au d\u00e9but de 1966, tout ce travail est fait, enlev\u00e9, pes\u00e9. Je pousse un 'ouf' de soulagement. Mais je n'ai pas fini. Il me reste \u00e0 me 'd\u00e9barrasser' de l'associativit\u00e9. Or, celle-ci intervient de mani\u00e8re cruciale dans l'examen du cas r\u00e9gulier, _i. e._ lin\u00e9aire, d'un c\u00f4t\u00e9, en th\u00e9orie des grammaires formelles, puisqu'elle assure la possibilit\u00e9 de r\u00e9solution des syst\u00e8mes lin\u00e9aires \u00e0 droite ou \u00e0 gauche par \u00e9limination successive des 'variables' et, par cons\u00e9quent, l'\u00e9quivalence de la notion de s\u00e9rie formelle r\u00e9guli\u00e8re avec celle de s\u00e9rie formelle rationnelle, ce terme d\u00e9signant l'appartenance de la s\u00e9rie \u00e0 la plus petite famille de s\u00e9ries qui contient les variables et est stable par les op\u00e9rations d'addition, de multiplication et d'\u00e9toile, le r\u00e9sultat de l'application de cette derni\u00e8re op\u00e9ration \u00e0 une s\u00e9rie s \u00e9tant s* = s + s2 \\+ s3 \\+... + sn \\+... Ce r\u00e9sultat exprime la 'm\u00e9taphysique' sch\u00fctzenbergienne du th\u00e9or\u00e8me de Kleene en th\u00e9orie des automates finis. On en d\u00e9duit, l\u00e0 est le 'sens profond' de l'article cit\u00e9 plus haut de Sch\u00fctzenberger, le th\u00e9or\u00e8me sur l'intersection des langages _context-free_ et r\u00e9guliers, ainsi que les repr\u00e9sentations matricielles des s\u00e9ries rationnelles, briques essentielles pour l'extension aux FAL, les 'familles abstraites de langages', l'op\u00e9ration d'intersection s'interpr\u00e9tant comme un produit 'hadamarien'. La 'brique' la plus fondamentale pour la d\u00e9monstration, donc pour la bonne tenue et solidit\u00e9 de l'ensemble de l'\u00e9chafaudage, est ainsi la possibilit\u00e9 d'\u00e9limination d'une inconnue dans une \u00e9quation lin\u00e9aire non bilat\u00e8re. L'intervention de l'hypoth\u00e8se d'associativit\u00e9 se situe, en derni\u00e8re analyse, l\u00e0. L\u00e0 presque exclusivement. Sans un substitut \u00e0 cette possibilit\u00e9, le cadre g\u00e9n\u00e9ral introduit risquait de rester plut\u00f4t vide de calculs effectifs et efficaces. J'ai su\u00e9 sang et eau sur cette difficult\u00e9. J'ai couvert des rames et des rames de papier avec mes calculs. Ce fut rude..\n\n## \u00a7 83 La solution m'a \u00e9t\u00e9 fournie de mani\u00e8re assez d\u00e9tourn\u00e9e par un r\u00e9sultat annexe de la th\u00e8se de Jean B\u00e9nabou,\n\nLa solution m'a \u00e9t\u00e9 fournie de mani\u00e8re assez d\u00e9tourn\u00e9e par un r\u00e9sultat annexe de la th\u00e8se de Jean B\u00e9nabou, dont le d\u00e9veloppement principal m'avait permis de passer de la pr\u00e9sentation ensembliste de Lazard \u00e0 de l'alg\u00e8bre cat\u00e9gorique. Car, pendant ce temps, Jean a termin\u00e9 sa th\u00e8se. Il a d\u00fb pour cela r\u00e9diger. R\u00e9diger pour lui-m\u00eame n'\u00e9tait, je l'ai dit, pas un probl\u00e8me. Mais il fallait que la r\u00e9daction soit amen\u00e9e \u00e0 la lumi\u00e8re du jour. C'est-\u00e0-dire devant un jury de th\u00e8se. Dans un premier temps, Jean alla voir Chevalley. Il lui amena ce qu'il nommait un 'premier chapitre' et lui fit une pr\u00e9sentation rapide de ce qui devait \u00eatre le contenu des chapitres suivants. Ce 'programme' contenait d\u00e9j\u00e0 une partie des outils cat\u00e9goriques mis au point par la suite. Et il me semble bien qu'il contient, dans les pages qu'il m'a communiqu\u00e9es \u00e0 l'\u00e9poque, des id\u00e9es et des concepts qu'il n'a jamais expos\u00e9s. Jean m'a racont\u00e9 sa deuxi\u00e8me entrevue avec Chevalley, qui avait rapidement pris connaissance des papiers qu'il lui avait confi\u00e9s pour appr\u00e9ciation. Chevalley fut tr\u00e8s net : le premier chapitre, le premier chapitre seul, voil\u00e0 votre th\u00e8se. Il ne faut pas y mettre plus de choses. Vous n'avez pas besoin de faire douze th\u00e8ses d'un coup. Jean fut tout joyeux. Il restait un probl\u00e8me grave : comment faire accepter \u00e0 son patron Ehresmann un travail o\u00f9 apparaissait un point de vue g\u00e9n\u00e9ral sur les cat\u00e9gories qui \u00e9tait tr\u00e8s diff\u00e9rent du sien, presque aux antipodes de sa propre conception ? Ce fut tr\u00e8s difficile. Ce n'est pas le lieu d'en parler. Cela prit du temps. Mais cela se fit enfin. Je reprends le fil de mon r\u00e9cit. Dans l'annexe de la th\u00e8se de Jean, je prends le th\u00e9or\u00e8me de coh\u00e9rence des isomorphismes dans une cat\u00e9gorie multiplicative, probl\u00e8me d'ailleurs r\u00e9solu dans un cadre plus g\u00e9n\u00e9ral o\u00f9 interviennent des familles de cat\u00e9gories. La condition du pentagone, traduite en termes ensemblistes dans le cas o\u00f9 les produits sont des lois de composition et o\u00f9 toutes les fl\u00e8ches se r\u00e9duisent \u00e0 l'\u00e9galit\u00e9, ou \u00e0 l'indication d'une relation d'ordre, conduit \u00e0 la notion d'associativit\u00e9 relative, pour une famille d'op\u00e9rations. C'est cette notion qui m'a permis de r\u00e9soudre le probl\u00e8me de l'abandon des conditions restrictives d'associativit\u00e9. Qu'est-ce que cela veut dire ? Si une loi de composition est associative, cela signifie qu'on peut d\u00e9placer les parenth\u00e8ses. La somme des trois entiers naturels x + y + z est la m\u00eame si on ajoute \u00e0 x la somme effectu\u00e9e de y et de z, ou si on ajoute z \u00e0 la somme effectu\u00e9e pr\u00e9alablement de x et de y. S'il y a associativit\u00e9, on peut par d\u00e9placements successifs amener toutes les parenth\u00e8ses \u00e0 gauche dans une expression quelconque, par exemple. Une associativit\u00e9 relative dans une famille de lois de composition sera alors la donn\u00e9e d'une r\u00e8gle selon laquelle _on changera de disposition de parenth\u00e8ses dans une expression quelconque comme on voudra, mais \u00e0 condition de changer les lois qui interviennent dans l'expression_. La 'traduction' de la condition pentagonale g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9e de B\u00e9nabou conduit alors \u00e0 la notion d'association coh\u00e9rente, o\u00f9 le d\u00e9placement de parenth\u00e8ses vers une configuration choisie \u00e0 l'avance donne le m\u00eame r\u00e9sultat quelle que soit la mani\u00e8re dont on s'y prend. Se donner une association coh\u00e9rente revient alors \u00e0 se donner une structure de mono\u00efde ordinaire sur l'ensemble des lois de composition et d'une deuxi\u00e8me op\u00e9ration sur cet ensemble, li\u00e9e \u00e0 l'op\u00e9ration associative par deux axiomes assez compliqu\u00e9s et assez contraignants. En simplifiant un peu, on peut se limiter, et c'est ce que j'ai fait alors, \u00e0 ce que j'ai nomm\u00e9 les associations coh\u00e9rentes standard finies. Si on dispose d'une famille d'op\u00e9rations li\u00e9es par une association coh\u00e9rente, on peut calculer exactement comme dans le cas d'une op\u00e9ration associative et, par cons\u00e9quent, reb\u00e2tir tout l'\u00e9difice de la th\u00e9orie des grammaires formelles en conservant tous les r\u00e9sultats de Sch\u00fctzenberger sur les s\u00e9ries formelles alg\u00e9briques et rationnelles. C'est ce qui est pr\u00e9sent\u00e9 dans la deuxi\u00e8me partie de ma th\u00e8se, o\u00f9 j'expose la g\u00e9n\u00e9ralisation des th\u00e9or\u00e8mes principaux de Kleene et Sch\u00fctzenberger..\n\n## \u00a7 84 Je ne pensais pas en avoir termin\u00e9 avec mon travail.\n\nJe ne pensais pas en avoir termin\u00e9 avec mon travail. Dans mon esprit il ne s'agissait que d'un commencement. Il y avait beaucoup de chemins \u00e0 suivre, d'applications possibles. D'autre part, c'\u00e9tait bel et bien un travail de recherche en math\u00e9matique. Mais qu'en faire ? Encourag\u00e9 par Jean, j'allai en tremblant pr\u00e9senter mes principaux objets et r\u00e9sultats \u00e0 Chevalley, qui m'accueillit avec beaucoup de gentillesse, me conseilla de condenser le tout de fa\u00e7on \u00e0 en faire les deux notes aux Comptes rendus de l'Acad\u00e9mie des Sciences de Paris qu'il se chargea de 'pr\u00e9senter', apr\u00e8s avoir corrig\u00e9 la pr\u00e9sentation de la r\u00e9daction d\u00e9j\u00e0 revue par Jean, qui assurait qu'il n'y avait pas de faute math\u00e9matique grave, d'insuffisances r\u00e9dhibitoires, de trous et de lacunes dirimantes dans les d\u00e9monstrations.\n\nNote no 1\n\n**C.R. Acad. Sc. Paris** , t. 260 (18 oct. 1965), p. 3005-3007\n\n**Groupe 1**\n\nALG\u00c8BRE. - _Types d'A-alg\u00e8bres discr\u00e8tes compl\u00e8tes : un th\u00e9or\u00e8me des fonctions implicites._ Note (*) de M. **Jacques ROUBAUD** , transmise par M. Claude Chevalley.\n\nOn introduit un formalisme, celui des types d'A-alg\u00e8bres discr\u00e8tes compl\u00e8tes, destin\u00e9 \u00e0 l'\u00e9tude 'alg\u00e9brique' de certaines classes de 'langages'. On donne un 'th\u00e9or\u00e8me des fonctions implicites' permettant de d\u00e9finir les plus importantes.\n\n1. TYPES D'A-ALG\u00c8BRES DISCR\u00c8TES.\n\n.....................................................................\n\n(*) S\u00e9ance du 27 septembre 1965.\n\nNote no 2\n\n**C.R. Acad. Sc. Paris** , t. 261 (27 oct. 1965), p. 3265-3267\n\n**Groupe 1**\n\nALG\u00c8BRE. - _Sur un th\u00e9or\u00e8me de M. P. Sch\u00fctzenberger_. Note (*) de M. **Jacques ROUBAUD** , transmise par M. Claude Chevalley.\n\nDans le cadre des types d'A-alg\u00e8bres discr\u00e8tes compl\u00e8tes, introduites en (1), on \u00e9tend un th\u00e9or\u00e8me d\u00fb \u00e0 M. P. Sch\u00fctzenberger.\n\n1. SYST\u00c8MES ASSOCIATIFS.\n\n.....................................................................\n\n(1) J. Roubaud, _Comptes rendus_ , 260, 1965, p. 3005.\n\n(*) S\u00e9ance du 27 septembre 1965.\n\nSi j'avais trembl\u00e9 avant mon rendez-vous avec le professeur Chevalley, je tremblais cent fois plus en arrivant, un matin en face de l'imprimerie Gauthier-Villars, au coin de la rue Dauphine et du quai de Seine pour remettre les \u00e9preuves corrig\u00e9es de mes notes. Je les avais lues, relues une fois, deux fois, dix fois peut-\u00eatre. Mais j'avais peur. De quoi avais-je peur ? Qu'il y ait l\u00e0 une, des erreurs graves, qui seraient telles que je serais oblig\u00e9, couvert de honte, banni \u00e0 tout jamais de la communaut\u00e9 math\u00e9matique avant m\u00eame d'y \u00eatre entr\u00e9, de 'retirer' mes 'notes'. Peur absurde, me direz-vous. Sans doute. Mais. C'\u00e9tait un beau matin d'automne. Il ne pleuvait pas. Le ciel \u00e9tait bleu et blanc. Je m'\u00e9tais lev\u00e9 tr\u00e8s t\u00f4t. J'\u00e9tais venu \u00e0 pied depuis la rue Notre-Dame-de-Lorette. J'\u00e9tais en avance. Tr\u00e8s en avance. Je suis toujours en avance. Donc j'\u00e9tais en avance. Et sp\u00e9cialement en avance. Avant de faire le geste d\u00e9cisif de traverser, d'entrer et de remettre mon texte entre les mains de l'imprimerie, je m'assis sur un banc, le plus proche du pont. Je pourrai vous le montrer, s'il n'a pas \u00e9t\u00e9 enlev\u00e9, comme tant d'autres \u00e0 Paris. Je sortis une derni\u00e8re fois mes '\u00e9preuves' et je me mis, mes mains moites s'entrechoquant, le front br\u00fblant, \u00e0 les relire. Et tout d'un coup, l\u00e0, devant mes yeux, au tout d\u00e9but, je vis l'ERREUR, je vis la FAUTE, la FAUTE \u00c9NORME, l'ERREUR \u00c9NORME, qui foutait tout par terre. Il ne restait rien de toute ma construction. Rien, nada, nib de pouic. L'\u00e9vidence de mon erreur \u00e9tait tellement forte que plus tard, m\u00eame apr\u00e8s \u00eatre revenu chez moi, je lus et relus plusieurs fois pour tenter d'en effacer de mon esprit la vision. J'\u00e9tais foutu. J'avais les larmes aux yeux. Je rentrerais chez moi. Les notes aux Comptes rendus ne para\u00eetraient pas. Je ne serais pas d\u00e9shonor\u00e9, mais ce serait comme si je n'avais rien fait, rien con\u00e7u, rien trouv\u00e9. J'abandonnerais imm\u00e9diatement la math\u00e9matique, quand j'aurais trouv\u00e9 un autre m\u00e9tier. Quelle \u00e9tait mon erreur ? Un calcul faux, un tout petit calcul \u00e9vident. Les passants passaient. Les mouettes ricanaient. Les automobiles exultaient. Les pigeons ne s'approchaient m\u00eame pas de moi. Les moineaux m\u00eame m'ignoraient. Une derni\u00e8re fois je repris mon texte. J'avais mal lu..\n\n## \u00a7 85 Pendant la r\u00e9daction de ce qui n'\u00e9tait encore qu'une r\u00e9daction sans finalit\u00e9 claire, je fis une s\u00e9rie de six expos\u00e9s\n\nPendant la r\u00e9daction de ce qui n'\u00e9tait encore qu'une r\u00e9daction sans finalit\u00e9 claire, je fis une s\u00e9rie de six expos\u00e9s dans le cadre o\u00f9 deux ans auparavant j'avais pr\u00e9sent\u00e9 le GPS, le _General Problem Solver_ , de Newell, Shaw & Simon. Je retrouve l'annonce dans mes papiers. La r\u00e9daction elle-m\u00eame a disparu. La 'VIe section' de l'\u00c9cole pratique est devenue, depuis, l'EHESS, \u00c9cole des hautes \u00e9tudes en sciences sociales, o\u00f9 j'ai termin\u00e9 ma fort modeste carri\u00e8re universitaire, voici plus de trois ans.\n\n\u00c9COLE PRATIQUE DES HAUTES \u00c9TUDES INSTITUT BLAISE-PASCAL\n\n(VIe section)\n\n**Groupe d'\u00e9tudes sur l'automatisme non num\u00e9rique**\n\n**3** e **ann\u00e9e**\n\n.....................................................................\n\n**Lundi 14 novembre** | Alg\u00e8bre non associative pour la linguistique\n\nEntiers non associatifs et associations\n\n---|---\n\n**Lundi 21 novembre** | Associations coh\u00e9rentes\n\n**Lundi 28 novembre** | Divers types de grammaires non associatives\n\n**Lundi 5 d\u00e9cembre** | Th\u00e9or\u00e8me de Kleene\n\n**Lundi 12 d\u00e9cembre** | Th\u00e9or\u00e8me de R. Jungen\n\n**Lundi 19 d\u00e9cembre** | Probl\u00e8mes et conjectures\n\n_Les s\u00e9ances du groupe auront lieu \u00e0 l'institut Blaise-Pascal \u2013 23, rue du Maroc, Paris 19e \u2013 tous les lundis \u00e0 15 h 15 (amphi 2)._\n\nDans la bibliographie de ma th\u00e8se, je cite une r\u00e9daction de ces expos\u00e9s avec le titre : \u00ab Alg\u00e8bre cat\u00e9gorique pour la linguistique **\u00bb** (Comptes rendus du groupe d'\u00e9tudes d'automatique non num\u00e9rique, Paris, 1967). Si cette r\u00e9daction a exist\u00e9, elle a disparu de ma biblioth\u00e8que o\u00f9 je ne la retrouve pas.\n\nJe me d\u00e9cidai enfin \u00e0 m'adresser \u00e0 Benz\u00e9cri pour qu'il accepte ce travail comme th\u00e8se. Il fit quelques difficult\u00e9s car le point de vue que j'avais adopt\u00e9 n'\u00e9tait pas le sien. Il h\u00e9sita quelque temps, mais finit, en juin, par l'accepter. Je qualifie aujourd'hui ce d\u00e9lai de 'quelque temps' mais ce fut, \u00e0 l'\u00e9poque, une dur\u00e9e que je ressentis comme extr\u00eamement longue. D'autant plus que la soutenance de th\u00e8se dut attendre encore plusieurs mois. J'avais achev\u00e9 mon travail en f\u00e9vrier 1966 et c'est \u00e0 ce moment que je d\u00e9cidai d'envoyer le manuscrit de l'\u00e9tat de mon livre de po\u00e8mes \u00e0 Raymond Queneau. Accept\u00e9 par le comit\u00e9 de lecture des \u00e9ditions Gallimard, il ne parut qu'en octobre de l'ann\u00e9e suivante. En f\u00e9vrier 67 j'\u00e9tais encore \u00e0 Rennes mais je n'\u00e9tais plus au d\u00e9partement de math\u00e9matiques de la facult\u00e9 des sciences, ayant \u00e9t\u00e9 nomm\u00e9 'charg\u00e9 d'enseignement' au tout nouveau INSA, Institut national des sciences appliqu\u00e9es de la ville. J'avais postul\u00e9 pour un poste dans ce d\u00e9partement o\u00f9 j'avais d\u00e9but\u00e9 et o\u00f9 je comptais de nombreux amis, mais je fus blackboul\u00e9. Le 'patron' de Rennes \u00e9tait encore le professeur Martin et il n'avait pas oubli\u00e9 que non seulement je n'\u00e9tais pas agr\u00e9g\u00e9 mais que je n'avais pas suivi son 'conseil' de me pr\u00e9parer \u00e0 ce concours. Je pense que j'aurais pu attendre un an ou deux, car le professeur Martin fut nomm\u00e9 rapidement recteur de l'acad\u00e9mie de Caen o\u00f9 il se rendit, abandonnant sans regret Rennes o\u00f9 les math\u00e9matiques avaient pris un visage qu'il ne reconnaissait pas. Mais j'\u00e9tais vex\u00e9, je ne savais pas en plus si je ne devrais pas \u00e0 nouveau essuyer au moins un refus avant de r\u00e9ussir. Pour cette raison j'acceptai, je l'ai dit plus haut, avec empressement l'offre de Dijon, ville natale de Joubert, qui avait quitt\u00e9 Rennes pour se retrouver chez lui, de le rejoindre dans cette ville, lui persuadant le patron du d\u00e9partement, Arbaud, de m'y inviter. J'y d\u00e9butai \u00e0 la rentr\u00e9e de l'ann\u00e9e universitaire 67-68. Jean B\u00e9nabou avait quitt\u00e9 Rennes pour Lille apr\u00e8s sa th\u00e8se. Benz\u00e9cri avait quitt\u00e9 Rennes pour prendre la direction de l'Institut de statistique de l'universit\u00e9 de Paris. Ma soutenance, cependant, eut lieu \u00e0 Rennes. \u00c0 cette \u00e9poque, il y avait ce qu'on appelait le 'second sujet' qui, en math\u00e9matiques s'intitulant 'propositions' et donn\u00e9 par la facult\u00e9, consistait \u00e0 faire, en pr\u00e9sence du jury, un expos\u00e9 sur une question math\u00e9matique qui \u00e9tait hors de la sp\u00e9cialit\u00e9 du candidat. Je parlai de celui que m'avait demand\u00e9 le pr\u00e9sident de mon jury, M\u00e9tivier, les 'processus de Markov', que j'\u00e9tudiai en quelques mois intenses avec l'aide de Philippe Courr\u00e8ge..\n\n## \u00a7 86 Ma th\u00e8se se pr\u00e9sente, dans sa premi\u00e8re version, avant sa publication, par les soins de mon 'patron', en juin 1968, oui, en juin 1968,\n\nMa th\u00e8se se pr\u00e9sente, dans sa premi\u00e8re version, avant sa publication, par les soins de mon 'patron', en juin 1968, oui, en juin 1968, comme le volume XVII, fascicule 4, des publications de l'Institut de statistique de l'universit\u00e9 de Paris. Ce texte-l\u00e0 est bourr\u00e9 d'erreurs. Le mot 'types', dans le titre, par exemple, est devenu 'titres'. \u00c0 cause des '\u00e9v\u00e9nements' il n'y eut aucune relecture des \u00e9preuves, aucune correction. Les exemplaires tra\u00een\u00e8rent pendant des mois dans des cartons o\u00f9 j'allai en chercher certains \u00e0 l'automne. Vou\u00e9 naturellement \u00e0 \u00eatre inaper\u00e7u, ce travail bizarre re\u00e7ut, en quelque sorte, une double couche d'invisibilit\u00e9. _Requiescat in pace._ Lors de la soutenance, il avait \u00e9t\u00e9 tir\u00e9 quelques exemplaires 'multigraphi\u00e9s' sous \u00e9l\u00e9gante couverture de toile grise, destin\u00e9s, selon la coutume, aux membres du jury et \u00e0 quelques biblioth\u00e8ques universitaires.\n\nS\u00e9rie : A\n\nN\u00b0 d'ordre : 52\n\nN\u00b0 de s\u00e9rie : 5\n\n**TH\u00c8SES**\n\nPR\u00c9SENT\u00c9ES\n\n\u00c0 LA FACULT\u00c9 DES SCIENCES\n\nDE L'UNIVERSIT\u00c9 DE RENNES\n\npour obtenir\n\n**LE GRADE DE DOCTEUR \u00c8S SCIENCES**\n\n**MATH\u00c9MATIQUES**\n\npar\n\n**Jacques Roubaud**\n\n________________________________________________________________________________\n\n1reth\u00e8se | MORPHISMES RATIONNELS ET ALG\u00c9BRIQUES DANS LES TYPES D'A-ALG\u00c8BRES DISCR\u00c8TES \u00c0 UNE DIMENSION\n\n---|---\n\n2e | th\u00e8se PROPOSITION DE LA FACULT\u00c9\n\nSoutenues le 17 f\u00e9vrier 1967 devant la commission d'examen\n\nMM. | **M\u00c9TIVIER** | _Pr\u00e9sident_\n\n---|---|--- \n|\n\n**DUGU\u00c9**\n\n| \n|\n\n**BENZ\u00c9CRI**\n\n| \n|\n\n**GIORGIUTTI** | Examinateurs\n\n________________________________________________________________________________\n\n_In memoriam J. R. R._\n\n________________________________________________________________________________\n\nINTRODUCTION\n\nL'objet du pr\u00e9sent travail est la d\u00e9finition et l'\u00e9tude...\n\nOn en restera l\u00e0..\n\n## \u00a7 87 La c\u00e9r\u00e9moniale 'soutenance de th\u00e8se', et il faudrait dire 'soutenance de th\u00e8ses', 'soutenance' au singulier, mais 'th\u00e8ses' au pluriel,\n\nLa c\u00e9r\u00e9moniale 'soutenance de th\u00e8se', et il faudrait dire 'soutenance de th\u00e8ses', 'soutenance' au singulier, Dieu merci, mais 'th\u00e8ses' au pluriel, qui est un duel, puisqu'il doit y \u00eatre question non seulement d'alg\u00e8bre cat\u00e9gorique mais de 'processus de Markov' dont je dois parler publiquement et bri\u00e8vement mais avec comp\u00e9tence, se passe dans une modeste salle de cours en \u00e9tage pas sur la Vilaine, mais sur le non-paysage qui entoure les b\u00e2timents nouveaux de la facult\u00e9 des sciences, exil\u00e9e comme un peu partout en France le sont lettres et sciences des centres-villes universitaires pour cause, affich\u00e9e, d'exigu\u00eft\u00e9 face \u00e0 l'afflux d'\u00e9tudiants, mais aussi, de mani\u00e8re moins affich\u00e9e mais pas moins d\u00e9cisive, parce que les vieux logements du savoir sont trop favorables aux d\u00e9ferlements de manifestations estudiantines. Je vois la salle de mon \u0153il-de-m\u00e9moire, mais sais-je vraiment o\u00f9 elle se trouve ? Non, je ne le sais pas vraiment. Peu importe. Dans cette salle il y a un tableau et place pour une assistance qui rassemble, outre jury et candidat, moi, et Sylvia, \u00e9pouse du candidat, une bonne partie des enseignants du d\u00e9partement, les derniers encore \u00e0 Rennes de ceux qui sont mes amis et que je vais bient\u00f4t cesser de voir parce que je vais partir pour Dijon, chose que j'ignore le 17 f\u00e9vrier 1967. Au d\u00e9but de la version 1 de ma th\u00e8se, celle qui est entre les mains du jury et que j'extirpe de son coin perdu dans la biblioth\u00e8que de derri\u00e8re mon dos, 82 rue d'Amsterdam le 16 d\u00e9cembre 2004 \u00e0 4 heures du mat., une double page \u00e9num\u00e8re, au recto de la page 3 :\n\nUNIVERSIT\u00c9 DE RENNES\n\nFACULT\u00c9 DES SCIENCES\n\nDOYEN\n\nM. BOCL\u00c9 J.\n\nASSESSEURS\n\nM. MAILLET P.\n\nM. PRIGENT J.\n\nDOYENS HONORAIRES\n\nM. MILON Y.\n\nM. SCHMITT M.\n\nM. LE MOAL H.\n\nM. MARTIN Y.\n\nPROFESSEURS HONORAIRES\n\nM. ANTOINE L.\n\nM. CONDUCH\u00c9 F.\n\nM. FREYMANN R.\n\nM. ROHMER R.\n\nMA\u00ceTRES DE CONF\u00c9RENCES HONORAIRES\n\nM. MENEZ J.-L.\n\nM. GRILLET L.\n\nMATH\u00c9MATIQUES\n\nPROFESSEURS\n\nET CHARG\u00c9S DE COURS\n\nMlle CHARPENTIER M.M. COATMELEC C.\n\nM. GLAESER G.M. BRUNEL A.\n\nM. GU\u00c9RINDON J.M. TOUGERON J.-C.\n\nM. BOCL\u00c9 J.M. KOSKAS M.\n\nMlle DELAVAULT H.M. BKOUCHE R.\n\nM. M\u00c9TIVIER M.M. PETIT J.-L.\n\nM. QUERR\u00c9 J.\n\nM. HOUDEBINE J.\n\nMA\u00ceTRES DE CONF\u00c9RENCES\n\nM. GIORGIUTTI I.\n\nM. RAVIART P.\n\nM. PRADINES J.\n\nM. LEGOUPIL J.\n\nM. C\u00c9A J.\n\nM. GUILLOT J.-C.\n\nAu verso, la liste continue, avec, dans l'ordre de math\u00e9matisation d\u00e9croissante des disciplines, la physique, la chimie, la zoologie, la botanique et la g\u00e9ologie, bonne derni\u00e8re.\n\nRemarque : il n'y a pour ainsi dire que des 'M.', _i. e._ 'monsieur'. Pas de 'madame'. Et les deux 'Mlle', l'une pr\u00e9nomm\u00e9e 'Marie', et l'autre 'Huguette', elles \u00e9taient d\u00e9j\u00e0 professeurs titulaires quand je suis arriv\u00e9 \u00e0 Rennes. Concluez. Concluez quoi ? Ce que vous voudrez.\n\nDans la portion de la liste qui recense les enseignants du d\u00e9partement de math\u00e9matiques de rang suffisant \u2013 les assistants n'y figurent pas \u2013 il n'y a que quatre noms d'amis \u2013 je dis 'amis' mais ce ne sont pas exactement des amis, ce sont des 'un peu plus que coll\u00e8gues mais n\u00e9anmoins amis', comme il est de coutume de dire, et trois seulement parmi eux ont d\u00e9but\u00e9 en m\u00eame temps que moi : M\u00e9tivier, Michel, qui pr\u00e9side le jury, Houdebine, Jean, et Coatmelec, dont je n'ai jamais su le pr\u00e9nom. Le quatri\u00e8me, Giorgiutti, Italo, est venu plus tard, apr\u00e8s mon retour du service militaire. C'est un \u00e9l\u00e8ve de Jean-Pierre Serre. Extr\u00eamement modeste, il pr\u00e9tendait que Serre, extr\u00eame sommit\u00e9, ne l'avait accept\u00e9 comme \u00e9l\u00e8ve que parce que lui, Italo Giorgiutti, le battait r\u00e9guli\u00e8rement au ping-pong. Il fait aussi partie de mon jury. Le seul, en dehors de mon 'patron', bien s\u00fbr, \u00e0 pouvoir suivre ce que je dis. J'ai constat\u00e9 aussi, en tapant la liste sur mon \u00e9cran, que le professeur Martin (Y = Yves) a d\u00e9j\u00e0 quitt\u00e9 Rennes. Le d\u00e9partement de math\u00e9matiques a \u00e9norm\u00e9ment grossi, en moins de dix ans \u2013 j'ai d\u00e9but\u00e9 en 1958 \u2013 et ne compte pas moins de vingt enseignants de 'rang magistral'. L'universit\u00e9 de Rennes a pris de l'avance sur bon nombre de ses rivales de province..\n\n## \u00a7 88 Froid et tempestueux fut cet hiver-l\u00e0\n\nFroid et tempestueux fut cet hiver-l\u00e0, mais je ne me souviens pas du temps qu'il fit le jour de ma soutenance de th\u00e8se(s). Ce fut bref. Pendant toute la dur\u00e9e de la c\u00e9r\u00e9monie, le fils de Benz\u00e9cri, alors \u00e2g\u00e9 d'\u00e0 peine plus de deux ans, qui avait accompagn\u00e9 son p\u00e8re, ne cessa de r\u00e9clamer, \u00e0 haute voix :\n\n**LA CRAIE POUR PETIT JEAN**\n\nAinsi devins-je docteur \u00e8s sciences math\u00e9matiques..\n\n# L'arpenteur \u00e9clair\u00e9 \nPar Lucie Clair\n\n* * *\n\n# _Le Matricule des Anges, n o 90, f\u00e9vrier 2008_\n\nPo\u00e8te marchant ses sonnets dans la ville, mesurant les m\u00e9triques de ses vers, Jacques Roubaud est un polygraphe qui cache sous des allures discr\u00e8tes la puissance d'un alchimiste. Parcours, forc\u00e9ment r\u00e9duit, de son exploration sans concession de la langue.\n\nPeu de po\u00e8tes ont suscit\u00e9 de leur vivant autant d'\u00e9tudes litt\u00e9raires pointues et de recherches volumineuses. Paradoxe chez celui qui abandonna hypokh\u00e2gne par r\u00e9vulsion d'une analyse textuelle qui charcutait Nerval, et plus encore lorsque l'on se penche sur ses diffusions : hormis _Quelque chose noir,_ paru en 1986, et les \u00ab pseudo-romans \u00bb de la trilogie de _La Belle Hortense,_ son plus gros succ\u00e8s (commercial) sans doute, l'ensemble de son \u0153uvre est loin de caracoler en t\u00eate des listes de best-sellers.\n\nDes paradoxes, il y en aura d'autres. Si l'homme est humble \u2013 plut\u00f4t que de parler de lui, il pr\u00e9f\u00e8re s'effacer derri\u00e8re l'hommage \u2013, l'\u00e9crivain s'est mis \u00e0 la t\u00eate d'une ambition qu'il qualifie lui-m\u00eame d'\u00ab entreprise inachevable \u00bb. Volubile, d'un parler droit, visage ouvert, corps tendu par le discours, sourires et rires en harmonie avec la _joi_ des troubadours dont il porte l'h\u00e9ritage, il peut opter pour le silence, et maintenir l'\u00e9nigme \u2013 incarnant l'avertissement de Wittgenstein : \u00ab Ce dont on ne peut parler, il faut le taire \u00bb. Po\u00e8te, il transgresse les fronti\u00e8res de genres. Car nul territoire de la litt\u00e9rature ne lui est rest\u00e9 intouch\u00e9 \u00e0 ce jour \u2013 bien qu'il s'en d\u00e9fende lorsqu'on le lui rappelle. \u00c0 la fin, il conc\u00e8de : \u00ab C'est un principe de l'OuLiPo, on attaque tous les genres \u00bb \u2013 oubliant d'indiquer que le Projet d'embrasser po\u00e9sie-math\u00e9matique et roman en un seul Grand \u0152uvre date de 1961, six ans avant qu'il n'en rejoigne les rangs. Projet qui tient ses lecteurs en haleine depuis vingt-deux ans, par la narration de sa non-r\u00e9alisation, sous forme d'\u00e9pisodes \u00e0 ramifications multiples, \u00ab les branches \u00bb. Celles d'un arbre dont on croit conna\u00eetre la nature, dont il d\u00e9crit l'essence, ses couleurs, la texture, la forme globale, mais dont il tait la substance \u2013 et dont la vision se d\u00e9voile dans un effet d'alternance de zooms et de reculs.\n\nR\u00e9put\u00e9 difficile et inclassable, Jacques Roubaud peut en d\u00e9courager plus d'un \u2013 c'est bien le probl\u00e8me des \u00e9tiquettes. De celles-ci, le bonhomme \u2013 \u00ab Mr Goodman \u00bb est l'un de ses alter ego \u2013 n'a que faire, ou bien se rit gentiment d'en \u00eatre constell\u00e9. Et, par un principe de r\u00e9fraction d'elle-m\u00eame, l'\u0153uvre de Jacques Roubaud conna\u00eet des publics multiples : lecteurs de po\u00e9sie r\u00e9ticents \u00e0 aborder les branches, aficionados de ces derni\u00e8res, lecteurs exclusifs du cycle d' _Hortense_ , lecteurs-auditeurs de l'OuLiPo. Autant de mondes possibles de lecteurs, en miroir des mondes possibles de langues que le po\u00e8te explore, dans une vision embrassante qui fait de lui l'un des disciples les plus repr\u00e9sentatifs de Fran\u00e7ois Le Lionnais.\n\nDe fait, et malgr\u00e9 toutes ces publications de lui et sur lui, l'homme reste \u00e0 bien des \u00e9gards une \u00e9nigme, proche en cela de l'id\u00e9al \u00e9r\u00e9mitique qui a nourri une bonne part de ses recherches sur les po\u00e8tes japonais m\u00e9di\u00e9vaux. Par voie de cons\u00e9quence, on aurait aim\u00e9 rencontrer Jacques Roubaud chez lui, et, dans la veine de la description d'une cabane de bois dans _Autobiographie, chapitre X,_ on imaginait un perchoir nich\u00e9 sur les contreforts de la Butte, en une rue-fronti\u00e8re du IXe arrondissement. Las ! Son \u00e9diteur lui-m\u00eame n'y a pas acc\u00e8s, parait-il.\n\nDans ce bar d'un h\u00f4tel parisien, l'homme qui arrive n'est pas sans parent\u00e9 \u2013 il y a du vrai dans chaque tentative d'autod\u00e9rision \u2013 avec celui d\u00e9crit, en effet de signature \u00e0 la Hitchcock, dans _L'Exil d'Hortense_ : \u00ab grand, chauve, extr\u00eamement intelligent et cultiv\u00e9, distingu\u00e9, au visage burin\u00e9 par les intemp\u00e9ries du si\u00e8cle \u00bb. On passera sur les d\u00e9tails vestimentaires du \u00ab pseudo-roman \u00bb, volontiers drolatiques et sans rapport avec l'\u00e9l\u00e9gance simple, discr\u00e8te, \u00e0 l'anglaise, de ce f\u00e9ru des choses, humour, et lieux britanniques. En revanche le \u00ab cabas rouge sur lequel \u00e9tait \u00e9crit _Big Shopper_ \u00bb est bien \u00e0 ses c\u00f4t\u00e9s, \u00f4tant toute \u00e9quivoque. Il se pr\u00eatera au jeu de l'entretien avec la m\u00eame infinie patience qu'il met \u00e0 travailler une des \u0153uvres les plus originales et prot\u00e9iformes de notre litt\u00e9rature depuis bient\u00f4t quarante ans.\n\nLe lieu lui pla\u00eet ou lui d\u00e9pla\u00eet, on ne sait. Il cite d'embl\u00e9e le nom d'un autre h\u00f4tel qui aurait aussi bien convenu \u2013 c'est qu'il donnait un s\u00e9minaire de po\u00e9tique pas loin jusqu'\u00e0 sa derni\u00e8re retraite. Car il en eut plusieurs. \u00ab Retrait\u00e9 de la math\u00e9matique \u00bb, qu'il a enseign\u00e9e d\u00e8s 1958, il soutient une seconde th\u00e8se de doctorat d'\u00c9tat, en litt\u00e9rature cette fois, dans les ann\u00e9es 1980, le conduisant \u00e0 une nouvelle carri\u00e8re universitaire \u00e0 l'\u00c9cole des hautes \u00e9tudes en sciences sociales \u2013 exp\u00e9rience qui illumine son visage de patricien romain d'un sourire joyeux. Il y prit ind\u00e9niablement plaisir. Le titre en \u00e9tait \u00ab La forme du sonnet fran\u00e7ais de Marot \u00e0 Malherbe \u00bb _._ Passion premi\u00e8re qui ne s'\u00e9teint pas.\n\nProven\u00e7al par son p\u00e8re, il est n\u00e9 en 1932 \u00e0 Caluire-et-Cuire, aujourd'hui commune du Grand-Lyon, o\u00f9 Jean Moulin fut arr\u00eat\u00e9 \u2013 et d'o\u00f9 sa grand-m\u00e8re maternelle, Blanche Molino, active r\u00e9sistante d\u00e9cor\u00e9e de la m\u00e9daille des Justes, dut s'\u00e9loigner pour \u00e9chapper \u00e0 la Gestapo. La marque de la R\u00e9sistance impr\u00e8gne l'enfance. Non seulement par l'activit\u00e9 de ses parents \u2013 son p\u00e8re sera pr\u00e9sident du Comit\u00e9 r\u00e9gional de lib\u00e9ration du Languedoc et fondateur du journal _Midi Libre_ \u2013 mais par son esprit de refus de conc\u00e9der. \u00ab Ce sont des ann\u00e9es d\u00e9finitoires pour un enfant. On ne se rend pas compte de ce qui se passe, mais on voit bien qu'il se passe des choses bizarres. Un jour, mon grand-p\u00e8re, qui \u00e9tait tr\u00e8s distrait, ne fait pas le code pour frapper \u00e0 la porte, et on voit aussit\u00f4t deux jeunes gens qui \u00e9taient \u00e0 table avec nous se lever pr\u00e9cipitamment, sortir dans le jardin et passer par-dessus le mur. \u00c7a am\u00e8ne, m\u00eame aux enfants, certaines interrogations ! \u00bb\n\nSur l'appel de De Gaulle, pour cause d'\u00ab Assembl\u00e9e consultative en vue de pr\u00e9parer les institutions de la IVe R\u00e9publique \u00bb o\u00f9 le p\u00e8re est nomm\u00e9, la famille d\u00e9m\u00e9nage \u00e0 Paris. Il en garde un souvenir \u00ab horrible \u00bb. \u00c0 cette \u00e9poque, la capitale n'a pas connu les grands travaux de ravalement qui lui rendront son aspect lumineux : les immeubles sont sombres, noircis de carbone, et, au c\u0153ur des restrictions, l'hiver 1944-1945 est particuli\u00e8rement froid. Mais surtout il s'y sent \u00ab confin\u00e9 \u00bb.\n\nSa famille porte le sceau de la r\u00e9ussite par l'\u00e9cole de la IIIe R\u00e9publique, v\u00e9ritable \u00ab friandise pour sociologues \u00bb. Un p\u00e8re orphelin boursier, entr\u00e9 \u00e0 la rue d'Ulm. Il y rencontre l'une des trois femmes admises en 1927 \u2013 ce n'est que la deuxi\u00e8me ann\u00e9e que l'institution ouvre ses portes aux repr\u00e9sentantes du beau sexe. Leurs cong\u00e9n\u00e8res s'appellent Simone Weil, Georges Canguilhem. Ils seront professeurs de lyc\u00e9e, lui de philosophie, elle d'anglais, d\u00e9butent \u00e0 Tulle, se fixent en 1937 \u00e0 Carcassonne.\n\nH\u00e9ritage intellectuel qui lui \u00e9choit, _a fortiori_ en tant qu'a\u00een\u00e9, et qui aiguise ses dispositions personnelles \u00e0 l'\u00e9tude. \u00c9l\u00e8ve dou\u00e9 et pr\u00e9coce, il entre au coll\u00e8ge \u00ab \u00e0 pas tout \u00e0 fait neuf ans \u00bb, n'y trouve aucun m\u00e9rite particulier, mais en con\u00e7oit un mouvement premier d'admiration pour son instituteur, \u00ab remarquable \u00bb. Des ma\u00eetres, il y en aura d'autres. Il puise au c\u0153ur des classiques une solide formation en litt\u00e9rature anglaise. Shakespeare, Lewis Carroll, Dickens. Apprend Hugo, Lamartine, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Mallarm\u00e9 par c\u0153ur. L'amour de la po\u00e9sie est l\u00e0, et la question de son accessibilit\u00e9 : \u00ab Mes parents me l'ont fortement indiqu\u00e9 d\u00e8s la troisi\u00e8me en prenant connaissance de mes bulletins trimestriels : faire de la po\u00e9sie, ils trouvaient \u00e7a tr\u00e8s bien. Mais ils ne pourraient pas me nourrir \u00e9ternellement. Il fallait que j'envisage les choses de mani\u00e8re un peu diff\u00e9rente que d'\u00e9crire des po\u00e8mes pendant les cours d'anglais ou de maths \u00bb.\n\nTout naturellement, il aborde les classes pr\u00e9paratoires qu'il abandonne rapidement, poursuit en lettres avec une licence d'anglais, bifurque vers les sciences, qui semblent lui offrir une double perspective : stabilit\u00e9 mat\u00e9rielle, et promesse de pouvoir combler s\u00e9rieusement sa curiosit\u00e9. Par l'entremise de son p\u00e8re, il a d\u00e9couvert _Les Grands Courants de la pens\u00e9e math\u00e9matique_ de Fran\u00e7ois Le Lionnais. Lecture qui le conduit droit vers le Trait\u00e9 du groupe Bourbaki. Premier coup de foudre pour la rigueur de leur invention d'\u00e9criture math\u00e9matique. La philosophie iconoclaste de ceux qui invent\u00e8rent de toutes pi\u00e8ces leur chef \u00e9ponyme ach\u00e8ve de le harponner : \u00ab C'est un peu l'effet pour un \u00e9tudiant en math\u00e9matique du surr\u00e9alisme pour un po\u00e8te dans les ann\u00e9es trente ou apr\u00e8s la guerre, \u00e7a avait le m\u00eame aspect de choc. J'ai suivi cette aventure et je me suis dit \"Il faut que je comprenne !\" C'\u00e9tait d'ailleurs la devise du grand math\u00e9maticien allemand David Hilbert, qui disait : \"Il faut comprendre, nous devons comprendre, nous comprendrons ! Chaque probl\u00e8me doit \u00eatre attaqu\u00e9 de mani\u00e8re volontariste et \u00e7a marchera\". \u00bb\n\nChoix fondateur, qui pourrait s'inscrire comme motif narratif de sa biographie, tant il semble \u00e0 la source de ramifications et rencontres d\u00e9cisives. La r\u00e9volution Bourbaki cr\u00e9e le d\u00e9sarroi chez les professeurs \u00e9tablis, provoque un appel d'air pour les jeunes dipl\u00f4m\u00e9s, recrut\u00e9s pour former leurs anciens. Il est charg\u00e9 de cours \u00e0 Rennes en 1958. Ma\u00eetre de conf\u00e9rences \u00e0 Dijon en 1967. Bernard Jaulin, rencontr\u00e9 pendant son service militaire, lui parle de Chomsky, pointe l'amorce d'un pont entre ses deux passions : math\u00e9matique et langue ne s'excluent pas. L'approche prend toute son ampleur lorsqu'il rejoint les rangs de l'OuLiPo, o\u00f9 il cr\u00e9e pr\u00e8s d'une dizaine de contraintes \u00ab officielles \u00bb. Sa ma\u00eetrise des nombres lui permet de se plonger avec d\u00e9lice dans l'analyse des sonnets, et de leur composition. \u00ab _And so on \u00bb_... Tout semble, dans sa vie comme dans ses \u00e9crits, reli\u00e9 \u00e0 la math\u00e9matique. Parler litt\u00e9rature avec Jacques Roubaud, c'est aborder des concepts math\u00e9matiques qui provoquent le vertige. Mais le po\u00e8te aime aussi se faire comprendre. Il explique, r\u00e9explique, illustre.\n\nChoix, par certains c\u00f4t\u00e9s aussi, probablement salvateur face aux tentations du jeune po\u00e8te qui se cherche. En ces ann\u00e9es d'apr\u00e8s-guerre, les surr\u00e9alistes r\u00e8gnent sans partage ou presque. Il est fugitivement adoub\u00e9 par Aragon, qui tente de voir en lui un dauphin ? disciple ? La chose ne sera pas tir\u00e9e au clair : il quitte le groupe sur un refus de m\u00ealer po\u00e9sie et politique. Un choix auquel il d\u00e9roge peu \u2013 sauf dans un texte remarqu\u00e9 en 1995, contre Le Pen. De ces errances en qu\u00eate d'initiateur, il retient surtout des ambiances, qu'il restitue avec force grimaces et ton parodique. Roubaud ne peut quitter sa peau de conteur. \u00ab J'ai commenc\u00e9 \u00e0 m'int\u00e9resser \u00e0 la po\u00e9sie de mon temps en 49-50, donc les gens qui d\u00e9butaient allaient voir les grands ma\u00eetres. Ceux qui ne voulaient pas se faire absorber par Breton ni par Aragon allaient voir plut\u00f4t Tzara ou Cendrars. Avec des amis, on allait voir Tzara, simplement pour l'\u00e9couter dire du mal de Breton ou d'Aragon. Une esp\u00e8ce de petit homme d\u00e9moniaque, plein d'impr\u00e9cations. Et puis Cendrars. Il se fichait de nous, mais ce n'\u00e9tait pas m\u00e9chant ! C'\u00e9tait un personnage impressionnant, qui avait \u00e9t\u00e9 dada, l'homme qui avait corrig\u00e9 les \u00e9preuves d' _Alcools_. \u00bb Mais les rencontres po\u00e9tiques fraternelles se font attendre. Il \u00e9crit, apprend, s'\u00e9gare, encore aux prises avec une posture de disciple. La voix personnelle t\u00e2tonne. \u00ab Je lisais Bourbaki, et je trouvais \u00e7a formidable, mais ce n'est pas faire de la recherche, c'est simplement \u00eatre \u00e9l\u00e8ve et rester \u00e9l\u00e8ve. Avec les surr\u00e9alistes, c'est pareil : je me mettais \u00e0 faire du sous-surr\u00e9alisme b\u00e9at ben\u00eat, et pour longtemps. \u00bb Le service militaire, en temps de guerre d'Alg\u00e9rie, agit comme un d\u00e9tonateur. De mani\u00e8re improbable, en litt\u00e9rature, en lui faisant d\u00e9couvrir des auteurs allemands, boud\u00e9s dans la demeure familiale. Il d\u00e9vore _La Montagne magique, Les Affinit\u00e9s \u00e9lectives, L'Homme sans qualit\u00e9s, La Mort de Virgile..._ en attendant sa feuille de route. De retour \u00e0 Paris en 1961, il est boulevers\u00e9 par la mort de son fr\u00e8re pr\u00e9c\u00e9dant de peu son retour \u00e0 la vie civile. L'incidence po\u00e9tique est radicale : \u00ab Je d\u00e9cidai d'abandonner d\u00e9finitivement le vers libre et de trouver la rigueur compositionnelle indispensable \u00e0 ma _vita nova_ po\u00e9tique dans une forme fixe et contrainte. \u00bb C'est l'adoption d\u00e9finitive du sonnet. La contrainte choisie le lib\u00e8re prodigieusement. Il entre en po\u00e9sie comme en r\u00e9sistance, \u00e9crit en secret de son entourage professionnel. \u00ab Dans le milieu math\u00e9matique, je me cachais soigneusement, parce que les math\u00e9maticiens ont le droit de faire des math\u00e9matiques et \u00e9ventuellement d'attraper des papillons ou de jouer du violon, ou de faire de l'alpinisme ! Ce sont les seules choses qui sont autoris\u00e9es. Le reste, ce n'est pas possible. \u00bb\n\n\u00c0 la rescousse de la solitude du po\u00e8te, deux pr\u00e9sences : la th\u00e9orie des cat\u00e9gories ins\u00e9parable de l'amiti\u00e9 pour Jean B\u00e9nabou, offrant l'opportunit\u00e9 d'aller plus loin qu'avec Bourbaki, et la plong\u00e9e dans le monde m\u00e9di\u00e9val des troubadours : il rencontre Daniel Arnaut, Raimbaut d'Orange (\u00e0 qui il emprunte le titre de _La Fleur inverse,_ 1986). Un pacte se noue entre les po\u00e8tes du XIIe si\u00e8cle et leur lecteur : celui de la langue. \u00ab J'ai d\u00e9couvert \u00e0 un moment o\u00f9 j'\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 tr\u00e8s engag\u00e9 dans l'\u00e9tude des troubadours en discutant avec mon p\u00e8re que dans notre famille on avait parl\u00e9 proven\u00e7al tr\u00e8s tard, donc je me suis senti en territoire familial en quelque sorte. \u00bb Elle est \u00ab la langue d'origine, la langue perdue de l'\u00e2ge d'or des langues, le jardin du parfum des langues dont Dante parle \u00bb. Une empreinte qui devient avec le temps une conviction : la langue et sa d\u00e9fense sont le combat du po\u00e8te.\n\nMais la clandestinit\u00e9 fait long feu : un an avant son int\u00e9gration \u00e0 Dijon en tant qu'enseignant, il a d\u00e9j\u00e0 envoy\u00e9 son manuscrit \u00e0 Raymond Queneau, directeur litt\u00e9raire chez Gallimard. \u00ab J'avais entendu dire qu'il s'int\u00e9ressait aux math\u00e9matiques. Je me suis dit : est-ce que dans Paris quelqu'un va pouvoir ne pas refermer imm\u00e9diatement mon manuscrit en voyant le genre de choses auxquelles il fait allusion ? Je ne vois que Raymond Queneau donc je lui envoie mon manuscrit. Sans le conna\u00eetre. \u00bb _Signe d'appartenance..._ recueil de sonnets construits autour d'une partie de jeu de go (mais pas seulement), objet litt\u00e9raire d'une complexit\u00e9 formelle telle que l'auteur offre quatre niveaux de lectures possibles en mode d'emploi. La r\u00e9ponse est imm\u00e9diate sous la forme d'une invitation aux bureaux de l'\u00e9diteur, dont la fibre oulipienne vient d'\u00eatre touch\u00e9e au c\u0153ur. \u00ab Queneau m'a parl\u00e9 de maths. On a beaucoup parl\u00e9 de cat\u00e9gories, c'\u00e9tait quelque chose d'assez neuf qui l'int\u00e9ressait... Au bout d'une heure, je me suis lev\u00e9 pour partir et il m'a dit \"Ah oui ! J'ai beaucoup aim\u00e9 votre manuscrit je le d\u00e9fendrai au comit\u00e9 de lecture.\" J'ai eu trois lectures favorables, c'\u00e9tait le minimum n\u00e9cessaire. Non seulement favorables, mais ultra favorables de Michel Deguy et Claude Roy. Et en m\u00eame temps Queneau me dit : \"Ce que vous faites dans votre livre, \u00e7a ressemble \u00e0 des choses que nous faisons avec des amis, venez nous voir\". L'OuLiPo \u00e0 l'\u00e9poque \u00e9tait un groupe clandestin. \u00bb\n\nIl y va. \u00c0 l'issue de cette visite \u2013 qui le laisse ahuri \u2013 il est int\u00e9gr\u00e9, devenant en 1966 le premier membre non-fondateur du groupe. Il s'y sent chez lui, l'est toujours. L'ann\u00e9e suivante, il coopte Georges Perec sur la proposition de Queneau. Ami de sa s\u0153ur, Perec vient de recevoir le prix Renaudot pour _Les Choses,_ et \u00e7a tombe bien \u00ab il ne savait pas trop quoi faire \u00bb. \u00c0 partir de 1967, Jacques Roubaud publie chaque ann\u00e9e. Des po\u00e8mes. Des essais sur les formes po\u00e9tiques. Des nouvelles. Dans des revues : _Change_ , _Action po\u00e9tique._ Chez Bourgois, en collaboration avec Perec et le complice Pierre Lusson, un _Petit trait\u00e9 invitant \u00e0 la d\u00e9couverte de l'art subtil du go._ Puis en 1970, _Mono no aware,_ r\u00e9sultat de plusieurs ann\u00e9es de recherches sur les formes po\u00e9tiques japonaises. Peu de temps apr\u00e8s, mut\u00e9 \u00e0 Nanterre o\u00f9 il terminera sa carri\u00e8re d'enseignant-chercheur en math\u00e9matiques, il redevient parisien \u00e0 son insu. Les bases de sa pratique d'\u00e9criture sont pos\u00e9es : inspiration triangulaire du sonnet, des formes po\u00e9tiques japonaises, du _trobar_ et de l' _amor de lonh_ des troubadours d'o\u00f9 en r\u00e9sulte une voix \/ voie personnelle o\u00f9 le nombre et le nom toujours se r\u00e9pondent, d\u00e9roulant les arp\u00e8ges de la construction de nouvelles structures qui marquent la po\u00e9sie contemporaine d'une empreinte singuli\u00e8re, d\u00e9di\u00e9e au _racontar._\n\nCelle-ci trouve \u00e0 s'\u00e9battre dans d'autres champs litt\u00e9raires, souvent en collaboration, et en hommage : la rencontre d'un Am\u00e9ricain, apr\u00e8s un voyage marqu\u00e9 par les lectures des Beat, d\u00e9clenche une anthologie de po\u00e8mes indiens avec Florence Delay, ils poursuivent avec plusieurs volumes tir\u00e9s du cycle du _Graal,_ dont une mise en voix th\u00e9\u00e2trale (2004), alliant humour et rigueur \u2013 comme toujours. Des po\u00e8mes pour enfants, sous contraintes, pour leur dimension p\u00e9dagogique aussi, des ouvrages en r\u00e9ponse \u00e0 l'inspiration suscit\u00e9e par des artistes : Boltanski, ou le tr\u00e8s beau _Ciel et terre et ciel et terre, et ciel_ (1997) en hommage \u00e0 Constable. Des traductions, des livres de la Bible, une mise en ballade de _La Chasse au snark_ de Lewis Carroll, grand initiateur de l'enfance. Le po\u00e8te partage ses coups de c\u0153ur, ses ma\u00eetres, s'en sert, les d\u00e9fend, mais toujours avec discr\u00e9tion, en retrait.\n\nUn m\u00eame retrait qui se manifeste \u00e0 l'\u00e9vocation de la disparition brutale en 1983 de sa deuxi\u00e8me femme, la photographe Alix Chlo\u00e9. Il publiera son _Journal_ en 1984, en fid\u00e9lit\u00e9. Deux ans plus tard para\u00eet le recueil _Quelque chose noir_. \u00ab J'avais \u00e9crit une s\u00e9rie de po\u00e8mes qui s'appelait _Si quelque chose noir_ et elle a pris ce titre-l\u00e0 pour l'ensemble le plus important des photographies qu'elle a faites, une s\u00e9rie de 17 photos. Dans le recueil de 1986, il n'y a plus le \"si\". L'\u00e9dition de _Quelque chose noir_ aux \u00c9tats-Unis inclut les photos de l'exposition, les 17. \u00bb\n\nEn point d'orgue d'une \u0153uvre d\u00e9j\u00e0 magistrale, le Projet, compos\u00e9 en trois parties po\u00e9sie-math\u00e9matique-roman le lancine. Les circonstances de son \u00e9chec, et de l'abandon de la partie roman, font l'objet du cycle de branches ouvert en 1985 par _'le grand incendie de londres'_ (1989). Dans ce m\u00eame tournant des ann\u00e9es 80, date charni\u00e8re, il s'essaie \u00e0 des variantes : multi-roman, biographies fantaisistes de d\u00e9doublement de lui-m\u00eame, pseudo-roman avec la trilogie des _Hortense,_ crypto-bourbakiste et oulipienne... On se dit qu'il n'a rien oubli\u00e9, rien laiss\u00e9 de c\u00f4t\u00e9 : le champ de la litt\u00e9rature est labour\u00e9. Mais, r\u00e9guli\u00e8rement aux prises avec le \u00ab d\u00e9mon du renoncement \u00bb, Jacques Roubaud, insatisfait de son rythme de travail (il commence pourtant ses journ\u00e9es d'\u00e9criture \u00e0 4 h) ne se d\u00e9livre aucun satisfecit. \u00ab \u00c0 un certain moment on r\u00e9agit contre la tentation du renoncement, on se disant : bon ce n'est pas ce qu'on voulait faire, mais enfin c'est mieux que rien. Il y a une crise de modestie qui suit \u00e7a. Par exemple, toute la prose que je suis en train d'\u00e9crire pour essayer de comprendre comment, pendant 17 ans j'ai eu un projet d\u00e9mentiel et que, ayant fini par \u00e9tablir \u00e0 ma propre satisfaction ce qu'en \u00e9tait le plan de r\u00e9alisation, je l'ai d\u00e9chir\u00e9. Ce que j'ai fait apr\u00e8s ce ne sont que des bribes. Mais \u00e0 chaque moment la tentation de recommencer dans la m\u00eame voie catastrophique existe. \u00bb\n\nPourtant, on ne peut s'emp\u00eacher de penser en l'\u00e9coutant que cette \u0153uvre complexe, articul\u00e9e autour de multiples axiomes et r\u00e8gles de construction, est autant l'espace vivifiant de sa force d'\u00e9crire que le vecteur de l'engouement d'un public souvent interloqu\u00e9 par ses proc\u00e9d\u00e9s narratifs. Des lecteurs auxquels Jacques Roubaud s'adresse volontiers directement, les incitant \u00e0 trouver leurs propres lieux de souffle dans ses jeux de langage.\n\n\u00ab C'est peut-\u00eatre d\u00fb \u00e0 la formation que j'ai eue enfant et adolescent de mes parents, de mes ma\u00eetres. Il y a un petit texte d'Emmanuel Kant : _Qu'est-ce que les Lumi\u00e8res ?_ qui devrait \u00eatre appris par tout le monde, et dont la devise est : \"ose savoir\". Il faut oser savoir et comprendre par soi-m\u00eame. C'est ce que je consid\u00e8re comme une r\u00e8gle de vie raisonnable. \u00bb\n\n# Les mondes possibles de langues \nPropos recueillis par Lucie Clair\n\n* * *\n\n\u00c0 la t\u00eate d'une entreprise in\u00e9gal\u00e9e, Jacques Roubaud explore depuis quarante ans le chant po\u00e9tique en le soumettant \u00e0 des prismes multiples. Une recherche fondamentale conjuguant l'amour de l'homme et la volont\u00e9 de le comprendre, par la r\u00e9invention radicale des modes traditionnels de narration. Deux nouveaux opus, _Imp\u00e9ratif cat\u00e9gorique_ et _Parc sauvage,_ ajoutent leur pierre \u00e0 l'\u00e9difice.\n\nJacques Roubaud aborde l'entretien comme un espace privil\u00e9gi\u00e9, dans lequel s'insuffle le d\u00e9sir de partager sa curiosit\u00e9 du monde. \u00c0 l'appui, riche de tonalit\u00e9s vari\u00e9es, d'expressions destin\u00e9es \u00e0 rendre les explications vivantes et limpides pour autrui, le style du conteur oral, tenant son auditoire par les aventures enfouies dans la narration premi\u00e8re. Celles-ci peuvent \u00eatre douloureuses, \u00e9vocatrices des deuils angulaires de l'\u0153uvre, le silence alors reprend droit. Sans tarir pourtant le dialogue qu'il instaure, fourr\u00e9 d'incises \u00e9rudites, bifurcations espi\u00e8gles, acc\u00e9l\u00e9rations math\u00e9matiques, et \u00e9chapp\u00e9es oulipiennes de (re)construction des mondes possibles.\n\n_Jacques Roubaud, vous vous pr\u00e9sentez comme \u00ab compositeur de po\u00e9sie \u00bb. Qu'exprimez-vous par l\u00e0 ?_\n\nL'id\u00e9e centrale, c'est que la po\u00e9sie peut \u00eatre comme la musique. Je suis un compositeur qui travaille avec le mat\u00e9riel mot, comme le musicien travaille le mat\u00e9riel son. C'est assis sur une parent\u00e9 entre math\u00e9matique, musique et po\u00e9sie. Mon premier livre est un livre de sonnets. Ce qui m'a plu, c'est l'extraordinaire richesse de composition de cette forme. J'ai cherch\u00e9 \u00e0 voir d'o\u00f9 elle venait, donc je suis remont\u00e9 jusqu'aux troubadours, et \u00e0 la fa\u00e7on dont ils ont b\u00e2ti les textes, les _cansos,_ leur travail sur le chant des rimes. C'est d'une richesse tellement g\u00e9n\u00e9reuse ! Et si on ajoute la musique, \u00e7a devient encore plus complexe ! \u00c7a ne pouvait \u00eatre \u00e9tudi\u00e9 que de mani\u00e8re s\u00e9rieuse, math\u00e9matique ; donc, avec mon ami Pierre Lusson, nous avons \u00e9tudi\u00e9 la combinatoire, le jeu des rimes, la fa\u00e7on dont les rimes et d'autres aspects de la composition du texte interviennent, et ses liens avec la musique.\n\nCette forme, poursuivie sur, disons deux si\u00e8cles, est arriv\u00e9e \u00e0 un grand degr\u00e9 de complexit\u00e9, dont le premier moteur est ceci : lorsqu'une _canso_ avait du succ\u00e8s, on cherchait \u00e0 l'imiter. Mais chaque troubadour devait faire preuve d'originalit\u00e9, il n'avait pas le droit de reprendre tous les \u00e9l\u00e9ments qui constituait la _canso_ , il devait la renouveler. Imaginez la richesse de composition au bout de deux si\u00e8cles ! Ce qui fait que la _canso_ est une forme de vie, un des exemples les plus extraordinaires, et le sonnet aussi !\n\n_En quoi la forme du sonnet permet-elle de retranscrire la vie pour vous ?_\n\nIl y a un sens formel, et il intervient dans l'organisation d'un texte, soit po\u00e9tique soit prosa\u00efque : c'est ce qui va permettre \u00e0 un sens de passer. \u00c9crire un livre de po\u00e9sie, c'est aussi progresser dans l'\u00e9lucidation des rapports \u00e0 une langue. Agir sur une langue, en un sens, en la consid\u00e9rant comme un bien pr\u00e9cis. Dire quelque chose d'elle, essayer de pr\u00e9voir ce qu'elle va devenir, essayer de conserver ce qu'elle avait de bien, sans avoir \u00e7a comme but. Je peux penser que ma po\u00e9sie \u2013 pas toute seule, mais avec celle de l'ensemble des po\u00e8tes fran\u00e7ais contemporains \u2013 agit contre l'avilissement de la langue. On peut regarder ce qui s'est pass\u00e9 dans les pays du socialisme, o\u00f9 la mani\u00e8re dont la langue \u00e9tait trait\u00e9e l'appauvrissait terriblement. Les gens qui composaient de la po\u00e9sie, en ne traitant pas la langue de cette mani\u00e8re, la maintenaient contre quelque chose qui \u00e9tait en train de l'affaiblir. Klemperer aussi, qui notait comment la langue \u00e9tait attaqu\u00e9e sous le IIIe Reich. Ce n'est pas enti\u00e8rement d\u00e9termin\u00e9 par le r\u00e9gime politique : aujourd'hui, il y a des mani\u00e8res de maltraiter et d'avilir la langue, \u00e0 la t\u00e9l\u00e9vision ou dans les discours politiques. La po\u00e9sie, sans avoir \u00e7a pour intention, du seul fait qu'elle existe, repr\u00e9sente une lutte contre \u00e7a.\n\n_Du coup, quelle vision avez-vous du po\u00e8te aujourd'hui dans notre soci\u00e9t\u00e9 ?_\n\nJ'oscille entre une version optimiste et une version pessimiste. Par exemple, on nous dit que l'ordinateur va rendre le livre obsol\u00e8te \u2013 qu'on n'a jamais vu quelqu'un lire un roman sur \u00e9cran, mais admettons. En revanche pour les po\u00e8mes, c'est tr\u00e8s facile, et on peut m\u00eame voir sur l'\u00e9cran le po\u00e8te en train de lire lui-m\u00eame. C'est tr\u00e8s bien. Je suis tout \u00e0 fait pour. Donc, je ne suis pas tout \u00e0 fait pessimiste. \u00c0 condition que le vroum-vroum ne se substitue pas \u00e0 la po\u00e9sie ! Il y a aujourd'hui beaucoup de lectures de po\u00e9sie, dans des Festivals, mais depuis quelque temps, la po\u00e9sie dispara\u00eet : elle est remplac\u00e9e par des versions de ce qu'on appelle le spectacle vivant. Par exemple, quelqu'un vient et descend un escalier en roulant. Ce sera : de la po\u00e9sie ! Il y a un mouvement, \u00e0 l'int\u00e9rieur des gens qui composent, tendant \u00e9galement \u00e0 mettre en cause la po\u00e9sie. \u00c7a devient quelque chose de naturel, d'abandonner de plus en plus le noyau central qui est la langue, parce que pr\u00e9cis\u00e9ment c'est tr\u00e8s difficile. Subordonner la po\u00e9sie au geste, \u00e0 la danse, au th\u00e9\u00e2tre, \u00e0 la mise en sc\u00e8ne n'a plus de rapport avec la po\u00e9sie : pour moi, la po\u00e9sie est dans _la_ langue, et la po\u00e9sie est dans _une_ langue. Il y a un rapport privil\u00e9gi\u00e9 entre la po\u00e9sie d'une langue et cette langue. Les syst\u00e8mes de composition, les syst\u00e8mes formels que repr\u00e9sentent les po\u00e9sies dans diff\u00e9rentes langues sont li\u00e9s \u00e0 l'histoire. Donc si on d\u00e9truit \u00e7a, on perd quelque chose. La po\u00e9sie est m\u00e9moire de la langue, m\u00e9moire collective : la langue en tant qu'objet collectif et m\u00e9moire individuelle. Ma langue est \u00e0 moi par la po\u00e9sie aussi. Et je voudrais que soit maintenue la possibilit\u00e9 de venir faire une lecture complexe avec aucune aide que les mots que l'on va dire.\n\n_Qu'est-ce qui faisait que vous \u00e9tiez d\u00e9j\u00e0 d'une certaine fa\u00e7on oulipien avant d'y entrer ?_\n\nC'est la m\u00e9thode axiomatique ! L'un des mod\u00e8les pour la fondation de l'OuLiPo par Fran\u00e7ois Le Lionnais et Raymond Queneau a \u00e9t\u00e9 le groupe Bourbaki tout en s'en moquant un peu : Bourbaki \u00e9tait extr\u00eamement dogmatique. C'\u00e9tait une sorte d'\u00ab _hommage et profanation \u00bb_ (rires). Parce qu'on peut difficilement pr\u00e9tendre fonder la litt\u00e9rature sur la contrainte oulipienne. Donc, c'est un amusement aussi. En m\u00eame temps, la notion de jeu est tr\u00e8s ambigu\u00eb, on nous la renvoie souvent. Notre r\u00e9ponse consiste \u00e0 emprunter (de mani\u00e8re pas tr\u00e8s s\u00e9rieuse, ni tr\u00e8s responsable), trois id\u00e9es de Wittgenstein : la premi\u00e8re, celle de jeu de langage : travailler selon la contrainte oulipienne, c'est entrer dans un certain jeu de langage. La deuxi\u00e8me chose, li\u00e9e \u00e0 la premi\u00e8re et tr\u00e8s importante, c'est qu'un jeu de langage, s'il est poursuivi, c'est une forme de vie ; jeu de langage-forme de vie. Ce n'est pas int\u00e9ressant de consid\u00e9rer le jeu de langage tout seul, cela ne devient int\u00e9ressant que si c'est une forme de vie. Et troisi\u00e8me chose : en g\u00e9n\u00e9ral, on ne peut pas d\u00e9finir de fa\u00e7on pr\u00e9cise ce qu'est tel jeu de langage, mais tout ce qui se passe dans un jeu de langage donn\u00e9 se ressemble : Wittgenstein prend l'image de la ressemblance familiale. Les textes oulipiens \u00e9crits sous une contrainte ont entre eux une grande ressemblance, ce qui frappe tout le monde.\n\n_Il y a beaucoup d'espaces collectifs dans votre pratique de la litt\u00e9rature, et pour autant la solitude fait aussi partie de vos \u00e9crits ; quelle relation faites-vous entre les deux ?_\n\nC'est une chose assez commune \u00e0 la pratique de la plupart des membres de l'OuLiPo. C'\u00e9tait tout \u00e0 fait vrai pour Perec, il avait des mani\u00e8res d'\u00e9crire extraordinairement personnelles, solitaires, mais il a eu recours \u00e0 des tas d'aides ext\u00e9rieures. N'ayant pas fait de math\u00e9matique, il a demand\u00e9 un mod\u00e8le \u00e0 Claude Berge, un autre \u00e0 moi, un troisi\u00e8me \u00e0 Fran\u00e7ois Le Lionnais. C'est normal, \u00e7a fait partie de l'id\u00e9e de Queneau et de Le Lionnais. Et les contraintes de l'OuLiPo sont r\u00e9utilisables par tout le monde.\n\nC'est aussi une mani\u00e8re de s'inscrire dans le champ r\u00e9el social : par ce travail sous contrainte, je peux r\u00e9pondre \u00e0 la commande priv\u00e9e... ou publique. Nous essayons de concurrencer les artistes sur le l % ! (rires) Nous avons eu une commande importante, il y a assez longtemps, pour les colonnes qui donnent les renseignements dans les stations du tramway de Strasbourg. On a mis dans nos textes des explications diff\u00e9rentes de chaque c\u00f4t\u00e9 du quai. \u00c7a a rendu les gens un peu perplexes (rire). Jacques Jouet a aussi \u00e9crit des textes grav\u00e9s sur les bancs d'une petite ville. On ne voit pas \u00e7a tr\u00e8s diff\u00e9remment de notre autre travail.\n\n_Pour pouvoir r\u00e9inventer, vous avez besoin d'abord de cr\u00e9er le labyrinthe de la contrainte dans lequel, pour reprendre une phrase oulipienne, vous mettez le rat_ ?\n\nOui, et apr\u00e8s je sortirai ! Si j'y arrive ! Il y a une interpr\u00e9tation de cette phrase assez int\u00e9ressante qui utilise une image d'un des auteurs du Zohar, qui dit \u00ab Pourquoi est-ce que l'enfant crie en arrivant au monde ? Parce qu'il voit o\u00f9 il arrive, et \u00e7a ne lui fait pas plaisir. \u00bb En tant qu'humains nous sommes entr\u00e9s dans le labyrinthe de ce monde, dont nous ne sortirons que de mani\u00e8re unique, par la mort. Mais on peut cr\u00e9er un petit bout dans lequel c'est nous qui d\u00e9cidons. Il y a un peu de \u00e7a. L\u00e0, c'est moi qui d\u00e9cide ! On cr\u00e9e ce petit bout d'espace et il est \u00e0 nous. Finalement, l'auteur est celui qui conna\u00eet la r\u00e8gle de sortie des labyrinthes.\n\n_Vos livres sont identifiables tout de suite par leurs codes typographiques. Quel rapport avec le formalisme d'\u00e9criture de Bourbaki ?_\n\nJe me suis inspir\u00e9 un peu d'eux pour \u00e7a : le soulign\u00e9, la num\u00e9rotation, le traitement en italique et en gras. Je suis s\u00fbr que les bourbakistes, s'ils avaient pu, auraient mis des couleurs, mais leur \u00e9diteur ne pouvait pas leur permettre (rires). C'est un traitement enfantin de la typographie. Le traitement adulte se passe ailleurs. Je l'ai conserv\u00e9 parce que pr\u00e9cis\u00e9ment le point central de l'activit\u00e9 dans ma t\u00eate est la po\u00e9sie, et la po\u00e9sie vient de l'enfance. Je commence \u00e0 plonger dans la po\u00e9sie quand je suis enfant et je continue, je n'arr\u00eate pas. Les bourbakistes, c'\u00e9taient des enfants prodiges au lyc\u00e9e, et il y a un c\u00f4t\u00e9 enfantin dans leur pr\u00e9sentation, dans leur construction. Mais les enfants jouent s\u00e9rieusement !\n\nJ'ai aussi une mani\u00e8re tr\u00e8s bizarre de ponctuer, je me bats avec les correcteurs \u00e0 chaque fois que je publie. Ils sont furieux ! Je les comprends ! Bon, \u00e7a ne facilite pas ma popularit\u00e9 ! Je les garde parce que c'est organisant : \u00e7a balise, \u00e7a soutient, c'est une armature.\n\nLe recours aux couleurs fait partie du m\u00eame ensemble de ph\u00e9nom\u00e8nes : j'avais lu une analyse des noms de couleurs dans les diff\u00e9rentes langues du monde. Il y a des langues o\u00f9 il n'y a que deux couleurs : le blanc et le noir. Tout le reste, ce sont des nuances du noir ou du blanc. La premi\u00e8re couleur qui appara\u00eet quand on passe \u00e0 trois, c'est le rouge, ensuite c'est le bleu, ensuite c'est le vert. Apr\u00e8s, les autres couleurs, \u00e7a d\u00e9pend des langues. Mes voix et mes couleurs sont li\u00e9es \u00e0 \u00e7a. La couleur du r\u00e9cit principal est le noir qui s'oppose au blanc. Puis il y a le rouge, puis le bleu et le vert, etc.\n\n\u00c7a m'a pos\u00e9 des probl\u00e8mes avec mon \u00e9diteur. Le Seuil n'a pas voulu publier la version en couleurs de la premi\u00e8re moiti\u00e9 de la branche 6, donc elle va para\u00eetre chez Nous, un \u00e9diteur de Caen. Il a pris la peine de mettre \u00e7a en typographie, couleurs, d\u00e9crochements, tout est respect\u00e9 ! Apr\u00e8s beaucoup de difficult\u00e9s, il a obtenu de l'argent pour le publier, probablement courant 2008 \u2013 \u00e7a s'appelle _La Dissolution._\n\n_La premi\u00e8re branche s'appelait_ Destruction _, en relation, entre autres, \u00e0 la destruction de votre Projet d'\u00e9criture de roman. O\u00f9 situez-vous_ Parc Sauvage _?_\n\nAu d\u00e9part je voulais faire dans le Projet : math\u00e9matique-po\u00e9sie-roman. Je voulais faire un grand roman, mais je n'y suis pas arriv\u00e9 !\n\nMon mod\u00e8le c'\u00e9tait le _Genji Monogatari._ Le roman est un grand genre, c'est _le_ grand genre litt\u00e9raire. Donc si on s'int\u00e9resse au roman, on aimerait faire Dickens, Thomas Mann, il y a plein d'exemples de romans extraordinaires. On peut faire court, long... J'ai renonc\u00e9 \u00e0 \u00e7a, mais on peut faire des romans plus modestes. _Hortense,_ c'est plut\u00f4t un roman ironique sur le roman. _Parc Sauvage_ c'est presque un roman, mais \u00e7a reste un peu pr\u00e8s du conte.\n\n_Une des choses frappantes dans_ Hortense _, mais pas seulement, c'est que vous jouez beaucoup sur la notion de mondes possibles... Qu'est-ce que cela repr\u00e9sente ?_\n\nPour les math\u00e9maticiens et logiciens, la question des mondes possibles est une chose tr\u00e8s importante. Je suis tomb\u00e9 sur un livre qui m'a passionn\u00e9 de David Lewis sur la pluralit\u00e9 des mondes. Il a pris avec une conviction philosophique enti\u00e8re l'hypoth\u00e8se de Leibniz : tous les mondes qui sont logiquement coh\u00e9rents existent. Pas seulement le n\u00f4tre.\n\nC'est une question qui peut se poser \u00e0 un niveau plus personnel dans le cas du deuil : \u00e7a pose le probl\u00e8me de la survie. Quand quelqu'un que vous avez aim\u00e9 est mort, vous vous dites que cette personne existe peut-\u00eatre dans un autre monde possible, avec la question : est-ce qu'un voyage transmonde est possible ? Vous pensez \u00e0 la survie de l'autre aussi, dans un monde qui n'est pas notre monde, qui n'est pas d\u00e9fini par nos options. Il y a \u00e9galement la possibilit\u00e9 d'imaginer qu'il y a survie dans un autre monde, mais organis\u00e9 comme le n\u00f4tre : c'est la pluralit\u00e9 des mondes. _La Pluralit\u00e9 des mondes_ de Lewis a \u00e9t\u00e9 \u00e9crit \u00e0 partir de cette id\u00e9e-l\u00e0, pour affronter la question de survie de ma femme Alix. La plupart des gens pensent que l'id\u00e9e d'autres mondes possibles n'est que pure sp\u00e9culation. Je ne parle pas des mondes possibles que pr\u00e9parent les religions, je suis agnostique. Et pourtant, que des mondes possibles existent, qui ne soient pas le n\u00f4tre, est une chose \u00e9vidente \u00e0 laquelle on ne pense pas : notre monde, celui o\u00f9 nous sommes, l\u00e0, est un monde possible, puisqu'il a \u00e9t\u00e9. Mais on ne peut pas y aller ! Il existe, et le voyage transmonde n'est pas possible. En plus, on ne sait pas comment il \u00e9tait. Et du c\u00f4t\u00e9 du monde du futur c'est : est-ce qu'il peut se produire quelque chose qui fait qu'il n'existera pas ?\n\n_Est-ce cela qui vous a conduit \u00e0 d\u00e9ployer plusieurs \u00ab mondes possibles de langues \u00bb ?_\n\nIl y a une distance entre les mondes possibles de langues et un monde qu'on qualifiera de r\u00e9el, si on n'est pas un sceptique. Je crois \u00e0 l'existence du monde r\u00e9el. Donc ce monde-l\u00e0, j'essaie de l'appr\u00e9hender et pour l'appr\u00e9hender, je me bats dans un monde ou plusieurs mondes possibles de langues. Ce sont des mondes possibles de langues qui pensent faire des passerelles avec le r\u00e9el.\n\nAutrement dit, le monde possible que j'ai construit peut \u00eatre d'une certaine fa\u00e7on justifi\u00e9 par une v\u00e9rification du r\u00e9el. C'est grosso modo ce que pense le fabricant de la fus\u00e9e de la Nasa qui envoie les astronautes : ils descendent de la fus\u00e9e, et la lune est l\u00e0 ! C'est l'id\u00e9e v\u00e9rificationniste de la v\u00e9rit\u00e9, avec la proposition : \u00ab la neige est blanche, si et seulement si la neige est blanche \u00bb. La proposition, qui est une proposition de langue : \u00ab la neige est blanche \u00bb est vraie - si et seulement si la neige, celle qui est dehors, est blanche. Faut v\u00e9rifier !\n\n_Dans_ La Boucle _, vous parlez d'un souci de v\u00e9ridicit\u00e9, qui n'est ni un souci de r\u00e9alisme ni de sinc\u00e9rit\u00e9. Qu'est-ce que vous cherchez \u00e0 atteindre avec cette exigence ?_\n\n\u00c7a ne veut pas dire que ce que je vais dire s'est effectivement pass\u00e9 comme \u00e7a dans le r\u00e9el, \u00e7a ne prouve pas que ce que je dis est vrai \u2014 mais je dis la chose comme je pense qu'elle s'est produite, donc je suis v\u00e9ridisant. J'essaie d'atteindre une certaine valeur de r\u00e9cit. J'essaie de raconter, et il faut que ce _racontar_ soit efficace pour un lecteur. En m\u00eame temps, j'essaie de comprendre pour moi ce qui s'est pass\u00e9 \u2014 mais c'est autre chose.\n\n_Vous r\u00e9p\u00e9tez parfois le m\u00eame \u00e9pisode dans diff\u00e9rents endroits, sous d'autres \u00e9clairages : on retrouve ainsi l'histoire de Mme Yvonne dans_ Imp\u00e9ratif cat\u00e9gorique _comme souvenir, et en \u00e9pisode romanesque dans_ La Belle Hortense _. Pourquoi cette logique de r\u00e9p\u00e9tition ?_\n\nCe n'est pas seulement de la r\u00e9p\u00e9tition. L'id\u00e9e, c'est de r\u00e9fl\u00e9chir, en m\u00eame temps que je le fais, sur la fonction de la fiction. Le romancier dans la conception traditionnelle du roman va utiliser le fonds, son fonds m\u00e9moriel, les choses qu'il conna\u00eet, et les changer pour cr\u00e9er quelque chose. Cr\u00e9er. Moi j'essaie de ne pas dissimuler l'origine \u2014 d'o\u00f9 \u00e7a vient \u2014 et effectivement, \u00e7a vient de ce que j'ai v\u00e9cu. \u00c0 partir de l\u00e0, on peut changer, bouger, il y a diff\u00e9rentes mani\u00e8res assez traditionnelles et simples de changer en essayant de ne pas trop s'\u00e9loigner, pour ne pas tomber dans la contradiction d'un monde qui ne serait plus un monde possible. Je cherche, comme font les math\u00e9maticiens, dans ce qui est acquis, le germe de ce qu'on pourrait prolonger. Faire diff\u00e9remment. C'est pour \u00e7a que ce que j'\u00e9cris comme fiction, qui appartient vraiment au genre roman, a des bases marqu\u00e9es dans mes propres textes de souvenirs. Il n'y a pas de dissimulation du fait que la fiction transpose le r\u00e9el de m\u00e9moire.\n\n_Et pour les branches ? Lorsque vous r\u00e9p\u00e9tez un moment, o\u00f9 est la perspective de changement ?_\n\nCe sont des esp\u00e8ces de copi\u00e9s, des copi\u00e9s mais changeants et chang\u00e9s. Pas tellement par la transformation, mais chang\u00e9s par l'environnement, qui leur fait prendre un autre sens. Derri\u00e8re il y a un code de construction. C'est li\u00e9 \u00e0 l'id\u00e9e de base de la th\u00e9orie des cat\u00e9gories : l'important n'est pas le fragment narratif, ou le fragment de r\u00e9flexion, qu'on va retrouver \u00e0 un autre endroit, c'est la fl\u00e8che de transformation que cet \u00e9l\u00e9ment narratif va produire. Dans l'\u00e9l\u00e9ment qu'on r\u00e9p\u00e8te, ce n'est pas tellement le point de vue sur le morceau qu'on r\u00e9p\u00e8te qui va changer, mais c'est le fait que l'\u00e9l\u00e9ment qu'on r\u00e9p\u00e8te va changer le point de vue sur le contexte. Du coup, on peut regarder aussi le premier contexte diff\u00e9remment. L'important dans ce mode de construction, c'est de produire cet effet-l\u00e0.\n\n_Dans_ La Biblioth\u00e8que de Warburg _, vous vous d\u00e9clarez \u00ab sceptique du souvenir \u00bb. Comment conciliez-vous cette position avec votre projet d'\u00ab \u00e9crire un_ _nouveau trait\u00e9 de m\u00e9moire_ _\u00bb ?_\n\nMon id\u00e9e dans le Projet \u00e9tait de faire une th\u00e9orie de m\u00e9moire d'une certaine esp\u00e8ce, li\u00e9e \u00e0 un Art de M\u00e9moire, \u00e0 une fa\u00e7on de travailler sa m\u00e9moire, de l'organiser, comme on faisait au Moyen \u00c2ge et au XVIe si\u00e8cle. En abandonnant mon Projet, et en faisant ce que j'appelle la prose, j'ai d\u00e9cid\u00e9 de faire une sorte d'histoire de ma m\u00e9moire individuelle. Et de sa progressive dissolution, puisque l'\u00e2ge va la dissoudre. Je me suis mis alors \u00e0 travailler avec les images-m\u00e9moires et les images-souvenirs. L'image-souvenir, c'est quelque chose qui jaillit, et que je bloque de fa\u00e7on \u00e0 le ma\u00eetriser, l'emp\u00eacher de se d\u00e9velopper dans toutes sortes de directions, comme fait toujours un souvenir. En plus, si on intervient dans ces intentions de recherche de quelque chose de sp\u00e9cifique, \u00e7a fausse le processus de souvenir, et finalement la m\u00e9moire est fausse : quelqu'un au pr\u00e9sent, quand il se souvient, il retravaille. J'essaie d'\u00e9viter \u00e7a en isolant ces images-souvenirs \u00e0 l'\u00e9tat quasiment naissant, de fa\u00e7on \u00e0 ce que je n'aie pas eu le temps r\u00e9ellement de me les raconter. Quand je reprends ces images-souvenirs, et que je suis un certain fil, je construis une image-m\u00e9moire, plus \u00e9labor\u00e9e, qui peut \u00eatre objet de narration, de tentative d'explication, de recherche des origines.\n\nEn m\u00eame temps, plus j'extrais un de ces souvenirs dans ma prose, plus je le fixe. Et le fixant, je le d\u00e9truis ! Il est fichu en un sens, parce qu'il ne r\u00e9appara\u00eet dans ma t\u00eate que comme souvenir de lui-m\u00eame. Je prends, de mani\u00e8re m\u00e9taphorique, l'image du galet sorti de l'eau qui est tout brillant de l'eau de mer et ensuite se dess\u00e8che, il n'y a plus que le sel. Et \u00e7a c'est quasiment fatal, donc en faisant \u00e7a je d\u00e9truis ma m\u00e9moire aussi. Autrement dit, je ne vais pas retrouver ma m\u00e9moire. Je suis anti-proustien au possible ! (rire)\n\n_En quoi votre prose de m\u00e9moire n'est-elle ni autobiographie ni autofiction ?_\n\nJ'aurais peur, en faisant \u00e7a, de ressembler au personnage de Chateaubriand dans _\u00c0 la mani\u00e8re de_ : il va chez les Indiens, raconte son entrevue avec le chef et dit : \u00ab je leur parlai de moi, et encore de moi ! \u00bb (rire). Je prends des \u00e9l\u00e9ments de m\u00e9moires et de souvenirs qui sont li\u00e9s \u00e0 mon Projet, et \u00e0 la description de mon Projet, sa formation, son d\u00e9veloppement, sa disparition. Le probl\u00e8me, c'est que maintenant, c'est devenu plus difficile. J'ai de plus en plus de mal \u00e0 me situer dans le temps du pass\u00e9, alors que j'avais l'impression d'avoir \u00e7a \u00e0 ma disposition, et \u00e7a a \u00e9t\u00e9 le cas pendant plusieurs ann\u00e9es, soutenu par l'avance de la prose.\n\nJ'ai un certain nombre de cahiers, mais ce sont des notes po\u00e9tiques, de r\u00e9flexion sur des contraintes, des choses comme \u00e7a. Je n'ai aucune donn\u00e9e de vie, pas m\u00eame d'agenda. Un carnet qui me sert pour prendre des notes totalement techniques. Une fois qu'il a servi, je le jette. Parce que cette entreprise de m\u00e9moire ne peut fonctionner que si elle a le moins possible de recours externe : les choses qui sont en dehors du souvenir d\u00e9truisent le souvenir.\n\n'Le grand incendie de londres' _s'ouvre sur la souffrance provoqu\u00e9e par la mort de votre femme Alix ; ce projet de prose, c'est aussi une fa\u00e7on de la combattre ?_\n\nOui. Les troubadours ont donn\u00e9 au moteur de leur composition artistique, po\u00e9tique et musicale, le nom d'amour. Dante l'a repris dans \u00ab _L'amour qui meut le ciel et les \u00e9toiles \u00bb_. Mais en m\u00eame temps, l'amour est une force de destruction par sa violence. D'o\u00f9 le fait de composer dans une forme extr\u00eamement complexe et stricte, ce qu'ils appellent la mesure : _mezura._ La mezura est un concept tr\u00e8s intense, tr\u00e8s s\u00e9rieux, et qui a du nerf ! C'est une mani\u00e8re de lutter contre l'extravagance et la violence de l'amour, l' _oltra mezura_ (l'outre-mesure), qui peut conduire \u00e0 la violence, mais aussi \u00e0 la m\u00e9lancolie, au d\u00e9sastre.\n\nC'est l'exemple du troubadour Peire Vidal, amoureux d'une femme qui s'appelle La Louve de Pennautier ; il se prend pour un loup, met des habits de loup, et va dans la montagne o\u00f9 on le chasse. Le r\u00e9cit m\u00e9di\u00e9val a beaucoup mis en fiction ces choses-l\u00e0. Chr\u00e9tien de Troyes le fait dans le _Lancelot en prose,_ par exemple quand Galehaut voit Lancelot et tombe amoureux fou de lui. Mais Lancelot est donn\u00e9 \u00e0 la reine Gueni\u00e8vre, donc lorsque Galehaut fait sa soumission \u00e0 Arthur en \u00e9change de la possibilit\u00e9 d'avoir Lancelot dans son royaume comme compagnon, il sait qu'au moment o\u00f9 il obtient \u00e7a, il l'a d\u00e9j\u00e0 perdu ! C'est typique de la m\u00e9lancolie, la chose est perdue avant m\u00eame qu'on l'ait obtenue. C'est un exemple d'\u00e9ros m\u00e9lancolique. J'essaie de comprendre \u00e7a, mais moi-m\u00eame, je ne suis pas m\u00e9lancolique. Je peux \u00eatre frapp\u00e9 de deuil, violemment malheureux, tent\u00e9 par la solitude, mais je ne suis pas m\u00e9lancolique. J'essaie de comprendre...\n\n_La_ mezura _serait une fa\u00e7on de le faire ?_\n\nOui. En prenant du retrait. Je me sens tr\u00e8s proche des po\u00e8tes ermites, Saigy\u00f4, ou Kamo No Chomei que j'ai choisi comme ma\u00eetre. Il a \u00e9crit un petit texte pour tous les errants de la tradition japonaise : _Les Notes de ma cabane de moine,_ o\u00f9 il explique comment, apr\u00e8s tout ce qui est arriv\u00e9, il s'est retir\u00e9 sur une colline.\n\nEt ne pas faire \u00e7a, c'est mourir. Quand je suis dans l'incapacit\u00e9 de composer, je vais tr\u00e8s mal. C'est plus rude que simplement m'arr\u00eater parce que je suis fatigu\u00e9 ou que je ne parviens pas \u00e0 r\u00e9soudre un probl\u00e8me de composition. Ne pas pouvoir, c'est \u00e9videmment se retrouver face \u00e0 cette esp\u00e8ce de vide m\u00e9lancolique, le risque du vide m\u00e9lancolique.\n\n_Quel est le rapport avec l'exhortation que l'on retrouve dans le titre_ Imp\u00e9ratif cat\u00e9gorique ?\n\nD\u00e8s avant que je me mette \u00e0 \u00e9crire cette prose, j'ai adopt\u00e9 dix styles japonais que j'ai emprunt\u00e9s \u00e0 Kamo No Chomei. Il y a tr\u00e8s peu de distinction dans le vocabulaire critique occidental, c'est tr\u00e8s vague : tragique, comique... La po\u00e9sie m\u00e9di\u00e9vale japonaise avait con\u00e7u de r\u00e9partir, dans les fa\u00e7ons de s'exprimer dans un po\u00e8me, diff\u00e9rents aspects en un certain nombre de styles. Ils n'\u00e9taient pas expliqu\u00e9s r\u00e9ellement, on donnait des exemples : \u00e7a, c'est dans tel style. Il y avait des disputes, des comp\u00e9titions de po\u00e8mes avec des juges qui invoquaient ce qui n'est pas conforme \u00e0 l'essence du style. J'ai essay\u00e9 de les comprendre pour les transposer, sans tenir compte de leurs applications philosophiques, religieuses, esth\u00e9tiques \u2014 donc ce sont des interpr\u00e9tations. Il y a diff\u00e9rentes panoplies de styles selon les auteurs, dont on peut \u00e0 peu pr\u00e8s, pour chacun, donner la teneur d'apr\u00e8s le nom.\n\nLe style de l'exhortation, \u00ab il faut que cela soit comme \u00e7a ! \u00bb auquel j'associe le terme de Beethoven \u00ab _muss es sein !_ \u00bb. Le style \u00ab pour dompter les d\u00e9mons \u00bb, le _rakki ta\u00ef._ Il faut dompter les d\u00e9mons, il faut emp\u00eacher l'\u00e0-quoi-bon g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9, c'est le cas de mon fr\u00e8re : l'\u00e0-quoi-bon g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9 dont l'issue est le suicide. L'\u00e0-quoi-bon vous am\u00e8ne \u00e0 renoncer \u00e0 faire des math\u00e9matiques, \u00e0 faire cela. Le _rakki tai_ est le style dans lequel on d\u00e9crit cette bataille, l'effort de surmonter que j'\u00e9voque dans _Imp\u00e9ratif cat\u00e9gorique._ Le style \u00ab des choses comme elles sont \u00bb dit bien ce qu'il veut dire. C'est : pas de m\u00e9taphore, une sorte de s\u00e9cheresse, presque de brutalit\u00e9. Les styles ont des implications formelles... Il y a aussi des choses qui sont non-style. Quand c'est l\u00e0, on est oblig\u00e9 de le constater ! (rire)\n\n_Chacun de ces styles s'articule avec vos \u00e9crits ? M\u00eame quand ce n'est pas aussi lisible que dans_ Mono no aware ?\n\nOui. Le premier style qui a \u00e9t\u00e9 important pour moi c'\u00e9tait le style \u00ab du sentiment des choses \u00bb, le \u00ab Mono no aware \u00bb _,_ qui a donn\u00e9 le livre de po\u00e9sie du m\u00eame nom. Le style \u00ab pour dompter les d\u00e9mons \u00bb _, rakki ta\u00ef_ , des choses du deuil, de l'effroi, du malheur, est le style principal de _Quelque chose noir._ \u00c0 chaque moment, je r\u00e9fl\u00e9chis pour savoir quel style je veux utiliser (style principal, \u00e9ventuellement style secondaire). Quand j'ai constat\u00e9 que \u00e7a s'\u00e9crit comme \u00e7a, alors j'appuie dans ce sens-l\u00e0, et je gomme ce qui n'irait pas. \u00c7a a \u00e9t\u00e9 pour moi la d\u00e9couverte po\u00e9tique, au sens th\u00e9orique du terme, la plus importante. J'\u00e9cris constamment en tenant compte de ces diff\u00e9rents styles. J'en ai gard\u00e9 dix, j'aurais pu en choisir d'autres. J'ai d\u00e9couvert r\u00e9cemment ce style tout \u00e0 fait extraordinaire d'un auteur relativement tardif japonais, le style \u00ab du gel \u00bb. Il donne une image pour dire \u00e0 quoi \u00e7a correspond : c'est le moment o\u00f9 dans le d\u00e9but du jour d'hiver, l'eau qui se met \u00e0 geler fait un bruit de froissement particulier. C'est tr\u00e8s impressionnant !\n\n_En amont de chaque projet d'\u00e9criture, il semble qu'il y ait une s\u00e9rie de recherches. Vous \u00e9tudiez toujours avant d'\u00e9crire ?_\n\nOui ! Je ne suis pas compositeur naturel. Vous avez des cr\u00e9ateurs totalement naturels, qui n'ont besoin en apparence absolument de personne, Rimbaud est un bon exemple. Et puis vous avez des gens comme moi, qui ont besoin de comprendre, d'apprendre, d'essayer, de se planter, de recommencer... Donc j'ai travaill\u00e9 ces styles pour la po\u00e9sie, puis je les ai adapt\u00e9s quand je me suis mis \u00e0 \u00e9crire ma prose. C'est un ensemble de donn\u00e9es que j'essaie de conserver dans mon interpr\u00e9tation. Dans un certain nombre de cas, je dis plus ou moins que je travaille dans ce style-l\u00e0. Par exemple dans la premi\u00e8re branche, je d\u00e9cris longuement une photographie de ma femme Alix qui est dans le \u00ab style du double \u00bb mais il y a \u00e9galement l\u00e0 le style \u00ab myst\u00e8re et profondeur \u00bb, parce qu'il y a le jour qui va se lever, et entre les deux morceaux du double, il y a une nuit qui s'est pass\u00e9e et \u00e7a, \u00e7a reste myst\u00e9rieux.\n\n_Votre prose se divise en branches, et en vous lisant, il y a immanquablement un effet de capillarit\u00e9..._\n\nC'est la for\u00eat m\u00e9di\u00e9vale !... (rires) Les chevaliers partent \u00e0 l'aventure, et ils arrivent \u00e0 un carrefour : Monseigneur Gauvain part \u00e0 gauche, Monseigneur Lancelot va tout droit, Perceval va vers la droite, et puis on les suit pendant un certain temps et il y a ces fibrilles. \u00c7a se ramifie terriblement, et tout d'un coup \u00e7a se recoupe ! Quelquefois, ils arrivent \u00e0 faire \u00e7a \u00e0 mille pages de distance... Mais l'auditeur m\u00e9di\u00e9val, qui n'avait pas le livre \u00e0 sa disposition, avait vraisemblablement plus de facilit\u00e9 \u00e0 retenir les choses et \u00e0 les reconna\u00eetre quand elles r\u00e9apparaissent : c'est le principe des fils qu'on voit dans les manuscrits celtes, comme le _Livre de Kells,_ dont on essaie de suivre le motif d\u00e9coratif, qui r\u00e9appara\u00eet dans des endroits invraisemblables.\n\n_Il y a aussi des passages entiers de la prose qui consistent \u00e0 faire p\u00e9n\u00e9trer le lecteur dans votre alchimie._\n\n\u00c7a s'apparente un peu \u00e0 ce que j'ai compris du conte m\u00e9di\u00e9val : ce genre de chose produit un effet de v\u00e9rit\u00e9. On a beau \u00eatre aussi sceptique qu'on veut, \u00e7a produit un effet de v\u00e9rit\u00e9. Le conte a une sorte d'autocratisme de la v\u00e9rit\u00e9. Un grand conte persuade de la v\u00e9rit\u00e9 de ce qu'il raconte. Un bon r\u00e9cit va avoir cet effet aussi. Dans un conte que j'ai \u00e9crit et qui va \u00eatre republi\u00e9, il y a cette d\u00e9finition : \u00ab Le conte dit toujours vrai. Ce que dit le conte est vrai parce que le conte le dit. Certains disent que le conte ne dit pas le vrai, parce que le vrai n'est pas un conte. D'autres disent que le conte dit vrai parce que ce que dit le conte est vrai. Mais en v\u00e9rit\u00e9, le conte dit vrai parce que le conte dit que ce que dit le conte est vrai. Voil\u00e0 pourquoi c'est si vrai ! \u00bb Dans les romans m\u00e9di\u00e9vaux, on dit : \u00ab c'est comme \u00e7a \u00bb, et dans les contes enfantins, c'est pareil \u00ab c'est comme \u00e7a \u00bb, la citrouille se transforme en carrosse, c'est clair, il n'y a pas de discussion. C'est la tradition mondiale du conte.\n\n_C'est toujours contemporain pour vous ?_\n\nOui parce que je pense que le moteur du conte est toujours l\u00e0, il tourne de mani\u00e8re diff\u00e9rente, mais il est l\u00e0.\n\n# BRANCHE 4\n\n# PO\u00c9SIE :\n\n* * *\n\n* * *\n\n* * *\n\n# PREMI\u00c8RE PARTIE, \nPREMI\u00c8RE SOUS-PARTIE\n\n# CHAPITRE 1\n\n# La forme d'une ville\n\n* * *\n\n## \u00a7 1 Un des premiers jours de d\u00e9cembre 1994, je marchais dans Paris.\n\nUn des tout premiers jours de d\u00e9cembre 1994, je marchais dans Paris. Le ciel \u00e9tait gris, bas, l'air humide, ti\u00e8de.\n\nPour marcher dans Paris j'ai un K-way bleu, et une casquette, bleue \u00e9galement. Le K-way est un cadeau qu'on m'a fait. Il est l\u00e9ger, bleu, imperm\u00e9able, pr\u00e9cieux.\n\nJ'ai achet\u00e9 la casquette \u00e0 New York, au J. J. Hat Center, au carrefour de Broadway and 42nd Street. C'est une casquette _made in Scotland_ et le vendeur m'a assur\u00e9 que c'est la m\u00eame exactement que porte Sean Connery dans le film _Les Incorruptibles_. Il n'est pas \u00e9tonnant que j'en sois satisfait.\n\nJ'ai autour des pieds une paire d'ersatz de Pataugas, en toile noire, ou beige, ou verte, c'est selon. Ils sont trop grands, mes pieds y flottent, leur dur\u00e9e de vie est m\u00e9diocre : ils se d\u00e9sarticulent, se d\u00e9chirent, de pr\u00e9f\u00e9rence juste au-dessus du talon et sur les c\u00f4t\u00e9s, se d\u00e9litent, se d\u00e9composent, ne sont pas imperm\u00e9ables, etc., mais j'\u00e9vite gr\u00e2ce \u00e0 eux un frottement excessif sur le flanc gauche du petit doigt de mon pied gauche (un cor, un cor, toujours renouvel\u00e9 !).\n\nDans les jardins du Palais-Royal les feuilles mortes ocre, ocre-rouille, rousses, d\u00e9j\u00e0 noires parfois, se collaient \u00e0 mes semelles, faisaient 'sou-ich' 'soui-ch', 'souissh', \u00e0 chaque pas.\n\nMarcher dans Paris, sans but v\u00e9ritable, sans obligation, est occasion de po\u00e9sie. La po\u00e9sie, selon mon exp\u00e9rience, na\u00eet de la marche, principalement (je me consid\u00e8re comme po\u00e8te, principalement). Un certain \u00e9branlement rythmique, r\u00e9sultant de l'alternance fatale de l'arsis et de la thesis (si on ne marche pas \u00e0 cloche-pied, exercice auquel j'ai renonc\u00e9 depuis un trop grand nombre d'ann\u00e9es), le flip-flop du lever-tomber du pied droit puis du pied gauche, et r\u00e9ciproquement (est-il iambique ou trocha\u00efque ? cela d\u00e9pend du point de vue), se transmet au cerveau, o\u00f9 il suscite l'\u00e9veil des images, des images de m\u00e9moire, les **images-m\u00e9moire** qui sont la mati\u00e8re premi\u00e8re de la po\u00e9sie.\n\nEnsuite, parfois, viennent les autres images n\u00e9cessaires qui sont des **images-langue** , o\u00f9 la po\u00e9sie, si elle le peut, p\u00e9n\u00e9trera. De la v\u00e9racit\u00e9 de cette explication psycho-physiologique, je ne me porterais pas garant. Disons que j'imagine que cela pourrait se passer ainsi, et suis pr\u00eat \u00e0 d\u00e9fendre cette hypoth\u00e8se, au moins dans les conversations.\n\nCe jour-l\u00e0, j'\u00e9tais sorti de la Biblioth\u00e8que nationale, j'avais descendu les marches du passage qui s'ouvre myst\u00e9rieusement \u00e0 gauche dans la rue de Richelieu, travers\u00e9 la rue de Montpensier, p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 dans les jardins \u00e0 la droite du Grand V\u00e9four, restaurant \u00e0 la fois v\u00e9n\u00e9rable et prestigieux o\u00f9 je n'ai jamais d\u00een\u00e9. Il y a bien longtemps, en pleine guerre d'Alg\u00e9rie, j'avais pari\u00e9 avec mon ami Pierre Lusson qu'aucune guerre civile n'\u00e9claterait en France \u00e0 l'occasion de ces d\u00e9sordres dans les cinq ann\u00e9es \u00e0 suivre. Il affirmait que si. L'enjeu du pari \u00e9tait un d\u00eener en ce restaurant. J'ai gagn\u00e9 mon pari, comme on peut le v\u00e9rifier dans les livres d'histoire, mais il ne s'est jamais acquitt\u00e9 de cette dette de jeu ! Honte \u00e0 lui !\n\nLes jardins \u00e9taient mouill\u00e9s, silencieux de toutes les feuilles mortes tomb\u00e9es. J'entendais mes semelles faire 'sou-ich', 'sou-ich', 'souissh', pas apr\u00e8s pas.\n\nJ'ai pass\u00e9 entre les sommets ou p\u00e9riscopes d'icebergs r\u00e9glisse-menthe des colonnes Buren, \u00e9vitant de glisser entre leurs excroissances, sur les grilles humides, visqueuses, savonn\u00e9es de feuilles beiges \u00e9cras\u00e9es. Et je suis sorti sans surprise place Colette, sur le flanc droit du Th\u00e9\u00e2tre-Fran\u00e7ais. Ce parcours m'est bien connu.\n\nUn parcours familier, souvent mesur\u00e9 par la marche, entr\u00e9 dans les habitudes du corps, est amical \u00e0 la m\u00e9moire de po\u00e9sie. Il suscite en elle la reconnaissance.\n\nIl est vrai aussi qu'une rue jamais vue, ou peut-\u00eatre simplement oubli\u00e9e, et retrouv\u00e9e, inattendue, cr\u00e9e un autre sentiment, la surprise, \u00e9galement favorable \u00e0 la capture des mots. Mais diff\u00e9remment.\n\nHenry James a dit cela excellemment. Il applique, lui, cette distinction \u00e0 la prose de roman : une distinction qui peut se superposer, sans co\u00efncider exactement, \u00e0 celle que fait Virginia Woolf, entre deux esp\u00e8ces de moments, les moments of being et les moments of non-being. Les moments de po\u00e9sie, eux, sont tous des moments of being ; mais ils peuvent avoir pour source la reconnaissance autant que la surprise, le sentiment d'\u00eatre autant que celui de n'\u00eatre pas ; ou de n'\u00eatre plus.\n\nDe nombreuses fois pendant l'\u00e9t\u00e9, le d\u00e9but d'automne, je suis ainsi parti \u00e0 la rencontre des rues, de leurs visages mornes, ou avenants, ou fantastiques, de leurs messages, des fissures dans leurs trottoirs, des plaques min\u00e9ralogiques qui les encombrent, des destins d'autobus (qu'ils portent sur le front). J'ai un carnet dans la poche droite de ma veste (anglaise) o\u00f9 je note certains de ces messages des rues de Paris ; parfois linguistiquement \u00e9tranges : sur une vitrine maintenant d\u00e9sabus\u00e9e, d\u00e9saffect\u00e9e et sale, boulevard Saint-Martin, en face du BAR-YTON, on lit cette incitation \u00e0 des achats qui furent sans doute vestimentaires :\n\n**Quattro Mens.**\n\n## \u00a7 2 J'ai de l'amiti\u00e9 pour les autobus, pas pour les automobiles.\n\nJ'ai de l'amiti\u00e9 pour les autobus, pas pour les automobiles. Une ann\u00e9e un peu ant\u00e9rieure, j'avais exorcis\u00e9 le spectre de leur envahissement sans cesse plus visible dans la ville en notant, quand cela arrivait, la progression de leurs identificateurs, comme les _bird-watchers_ des \u00eeles Britanniques consignent les apparitions des esp\u00e8ces d'oiseaux. J'avais accumul\u00e9 ainsi, dans un carnet, des _sightings_ de plaques de voitures. Ensuite, cela fit un po\u00e8me.\n\n **Portrait min\u00e9ralogique de Paris 1992**\n\nF\u00e9vrier, rue Soufflot | *903 JTJ 75\n\n---|---\n\n29\/04, lieu non not\u00e9 | 48 JWW 75\n\nm\u00eame jour, rue Cl\u00e9ment-Marot | 253 JWX 75\n\n05\/05 rue de Parme | 848 JWY 75\n\n06\/05 Op\u00e9ra | 485 JWZ 75\n\n07\/05 rue de Douai | 311 JXJ 75\n\n13\/05 rue de Clichy | 688 JXJ 75\n\n16\/05 devant l'\u00e9glise de la Trinit\u00e9 | 336 JXK 75\n\n17\/05 avenue Franklin-Roosevelt | 182 JXM 75\n\n04\/06 rue Marx-Dormoy | 479 JXY 75\n\n06\/06 Saint-Lazare, cour de Rome | 362 JXZ 75\n\nm\u00eame jour, rue du Havre | 730 JYF 75\n\n15\/06 rue de Clichy | 407 JYX 75\n\n04\/07 lieu non not\u00e9 | 653 JZC 75\n\n12\/07 lieu non not\u00e9 | 219 JZF 75\n\n16\/07 rue de Mogador | 851 JZG 75\n\n17\/07 boulevard Saint-Martin | 754 JZM 75\n\n19\/07 rue Beaubourg | 571 JZP 75\n\n20\/07 place de l'Europe | 867 JZR 75\n\n10\/08 avenue des Champs-\u00c9lys\u00e9es | 939 JZR 75\n\n11\/08 gare de Lyon | 146 JZW 75\n\n13\/08 Pont-Royal | 263 KAF 75\n\n|\n\n09\/08 rue Lepic | 4165 WK 75\n\n(Une bien vieille bagnole, la derni\u00e8re, avec son immatriculation du pl\u00e9istoc\u00e8ne, au mieux, \u00e0 deux lettres ! je ne suis pas convaincu qu'elle \u00e9tait encore en \u00e9tat de bouger.)\n\nLe po\u00e8me que je viens de vous donner \u00e0 lire est un peu aust\u00e8re. (C'est un po\u00e8me-liste, dont la contrainte est assez simple : noter, dans l'ordre croissant des immatriculations parisiennes des 'sightings' d'automobiles.) Certains douteraient fort qu'on puisse appeler cela po\u00e8me. Je ne chercherai pas \u00e0 les convaincre. De plus c'est, si on veut vraiment lui attribuer un sens, un po\u00e8me engag\u00e9 ; ce qui ne parle pas, de nos jours, en sa faveur.\n\nLe cinqui\u00e8me jour de d\u00e9cembre 1994, un lundi, dans l'apr\u00e8s-midi d\u00e9j\u00e0 rong\u00e9 d'obscurit\u00e9, j'\u00e9tais parti \u00e0 la recherche d'une autre esp\u00e8ce de po\u00e8me, \u00e9galement dans mes habitudes, esp\u00e9rant un effet stimulant de la rumination langagi\u00e8re entre les maisons : un po\u00e8me appuy\u00e9 sur le souvenir retrouv\u00e9 puis restitu\u00e9 d'un instant de lumi\u00e8re urbaine (je constitue une famille de po\u00e8mes de ce type).\n\nDans les rues peu passantes la seule distraction en effet est la lumi\u00e8re, qui entre puis sort, puis rentre, puis se retire, selon les heures du jour. C'est elle que je regarde en premier, pour y trouver, retrouver mes paroles de po\u00e9sie. Ensuite, souvent, j'oublierai le nom de cette rue. Elle deviendra simplement une rue \u00e0 lumi\u00e8re, de celles dont les images ne diff\u00e8rent gu\u00e8re, si je ne les interroge pas de pr\u00e8s.\n\n **Une rue**\n\nLa lumi\u00e8re, l\u00e0\n\nla lumi\u00e8re\n\nl\u00e0, l\u00e0\n\ndans la rue\n\nla lumi\u00e8re\n\nla lumi\u00e8re bue,\n\nlumi\u00e8re, l\u00e0,\n\nla lumi\u00e8re,\n\nl\u00e0\n\nQuelle rue \u00e9tait cette rue ? Quand sa lumi\u00e8re ? Je ne m'en souviens pas. Une rue. Aucune rue sp\u00e9cifique donc, sur l'image de laquelle je puisse mettre un nom. Une rue presque vide, livr\u00e9e \u00e0 la seule lumi\u00e8re, o\u00f9 je suis pass\u00e9 une fois, ou souvent, aux commencements de jours, en quelque fin de jour. **Je la vois**. **L\u00e0**.\n\nJe partais, ce jour de d\u00e9cembre, plus ou moins consciemment \u00e0 la recherche d'une calme rue, ce qui ne se trouve pas si facilement dans les environs de la Biblioth\u00e8que nationale ; en tout cas pas dans cette direction.\n\nJ'arrivai sur la place Colette, comme j'ai dit.\n\nLes lieux o\u00f9 l'on marche peuvent avoir un effet d\u00e9cisif sur la po\u00e9sie que l'on dispose dans sa t\u00eate en marchant. \u00c0 cette \u00e9poque (je dis \u00e0 cette \u00e9poque, comme s'il s'agissait d'un pass\u00e9 lointain, mais elle est extr\u00eamement proche du moment o\u00f9 je l'\u00e9cris, au d\u00e9but de 1995), \u00e0 cette \u00e9poque j'avais repris l'habitude de regarder 'po\u00e9tiquement' autour de moi lors de mes d\u00e9placements p\u00e9destres ; c'est-\u00e0-dire pas seulement pour \u00e9viter de me faire renverser par les autres pi\u00e9tons, les chiens, les arbres, les cailloux, les autobus, les automobiles, les bancs, les portes coch\u00e8res ou les bornes (cela m'arrive : c'est un effet secondaire de la concentration), mais moins pragmatiquement pour pr\u00e9lever dans les signes que le paysage urbain propose des assemblages et des circonstances propices \u00e0 la composition de po\u00e9sie.\n\nLe regard que je viens de dire 'po\u00e9tique' n'est pas destin\u00e9 \u00e0 identifier une quelconque po\u00e9ticit\u00e9 du paysage, la teneur en po\u00e9sie d'un coucher de soleil sur la voie express rive droite, par exemple. Il sert \u00e0 disposer le monde \u00e0 p\u00e9n\u00e9trer par le regard jusqu'\u00e0 cet endroit (sans lieu pr\u00e9cis : l'espace du dedans) o\u00f9 l'image en train de se faire rencontrera l' **image-souvenir ancienne** qui mettra en mouvement les s\u00e9quences marmonnantes d'un peut-\u00eatre po\u00e8me en voie de constitution.\n\nUne certaine concentration est n\u00e9cessaire, une certaine mani\u00e8re de regarder. Ainsi le chasseur d'escargots, dans les gen\u00eats gonfl\u00e9s de pluie, entre les touffes de thym et les pierrailles, doit mettre une sorte de paire de lunettes int\u00e9rieures sp\u00e9ciales, choisir un regard gast\u00e9ropodique s'il ne veut pas rentrer bredouille ; et il faut en avoir l'habitude ; pour, dans le brouillis du monde, isoler infailliblement les 'singuliers'-escargots.\n\nJe m'\u00e9tais mis en t\u00eate, depuis un bout de temps d\u00e9j\u00e0, d'extraire de Paris un livre, qui serait livre de po\u00e9sie. Cela demande pas mal de m\u00e9ditation ruminante, murmurante, r\u00e9it\u00e9rante et redondante. Les moments et les occasions de tels efforts sont extr\u00eamement discontinus. Les moyens de mise en m\u00e9moire ext\u00e9rieure, le macintosh (dont je poss\u00e8de une version dite portable, nomm\u00e9e Duo), la page de carnet, de cahier, non seulement sont peu praticables dans le mouvement continu d'une marche mais surtout sont g\u00e9n\u00e9rateurs d'interruption. Or il faut laisser s'approcher les images de m\u00e9moire, les assembler tant bien que mal en la t\u00eate pour constituer, avec de la chance, quelque chose de coh\u00e9rent.\n\n## \u00a7 3 Je ne pouvais penser produire ainsi que des po\u00e8mes.\n\nJe ne pouvais penser produire ainsi que des po\u00e8mes. Rien d'autre : ni r\u00e9cit, ni rumination, ni calcul. Il me fallait \u00e9viter toute distraction, toute pr\u00e9vision, toute r\u00e9vision, toute vision. Il n'y avait rien \u00e0 raconter.\n\nJe vois chaque po\u00e8me \u00e0 faire, mais aussi bien chaque po\u00e8me que je lis (chaque po\u00e8me \u00e0 lire ou relire est un po\u00e8me \u00e0 refaire), comme install\u00e9 dans un pr\u00e9sent pers\u00e9v\u00e9rant. Tout po\u00e8me est maintenant ; tout po\u00e8me, s'il est, est d'un seul coup. Tout po\u00e8me est un maintenant, un now. (Ou, \u00e0 la grecque, un \u03bd\u03cd\u03bd; je pr\u00e9f\u00e9rerais, si la langue fran\u00e7aise me le permettait, disposer d'un monosyllabe pour \u00e9noncer cette propri\u00e9t\u00e9, assurer une convenance rythmique entre le vocabulaire et le monde : 'maintenant' est trop long.)\n\nTout po\u00e8me est une source de lumi\u00e8re perp\u00e9tuelle, \u00e0 transmission instantan\u00e9e, telle qu'\u00e9tait la lumi\u00e8re pour la pens\u00e9e, autrefois. Tout po\u00e8me est un 'rayon qui n'a de cesse'. Je ne le situe dans aucun temps, puisque le temps implique une dur\u00e9e, une comparaison de moments, des 'avant' et des 'apr\u00e8s', mais dans un instant enti\u00e8rement pur, autonome, incomparable \u00e0 tout autre.\n\nL'instant d'un po\u00e8me pince l'\u00e9ternit\u00e9, je veux dire l'\u00e9ternit\u00e9 la plus modeste, la n\u00f4tre, celle des cr\u00e9atures terrestres, l'\u00e9ternit\u00e9 'pour toutes fins pratiques'; dans laquelle je baigne, comme nous tous, entour\u00e9s d'un temps que nous ne concevons pas, dont nous ne discernons ni le d\u00e9but, ni la fin ; j'imagine une sorte d'infini ; ou, mieux (doutant de l'infini), d'ind\u00e9fini.\n\nInfini, ind\u00e9fini ne sont peut-\u00eatre pas les mots qui conviennent. Je me suis persuad\u00e9 d'en adopter un autre, qui n'est pas de mon invention, de l'arracher \u00e0 son contexte d'origine, s\u00e9v\u00e8rement logique et arithm\u00e9tique (qu'Yvon Gauthier me le pardonne), pour les besoins de la repr\u00e9sentation mentale de l'espace o\u00f9 je **vois** que se fait la po\u00e9sie. Ce mot n\u00e9ologique est effini.\n\n **\u00c9loge de l'effini.** Le temps int\u00e9rieur, m\u00e9moriel, o\u00f9 je travaille est un temps effini : cela veut dire qu'il n'est pas infini au sens strict, habituel, tout entier existant d'un seul coup. Mais il n'est pas non plus fini au sens strict.\n\nIl est plut\u00f4t ind\u00e9fini au sens suivant : je ne lui attribue pas de borne finale ni vers l'avant (futur) ni vers l'arri\u00e8re (pass\u00e9). (On pourrait aussi bien renverser le sens de parcours : le pass\u00e9, lointain ou non, est aussi bien \u00e0 venir que l'avenir, aussi inaccessible, aussi myst\u00e9rieux, improbable.)\n\nMais ce n'est pas non plus ce qu'on appelle l'infini potentiel ; car m\u00eame si je ne lui con\u00e7ois pas de borne, il en a une. Seulement, elle n'est pas discernable ; et elle n'est pas fixe. Elle se pr\u00e9sente sur chaque parcours de pens\u00e9e et il est impossible de l'atteindre. Cet infini-fini-ind\u00e9fini-l\u00e0, cet effini, est bien peu math\u00e9matique (au sens usuel), j'en conviens. (C'est un effiniment-grand : il y a aussi dans ma fantaisie th\u00e9orique un effiniment-petit, qui ressemble aux 'impartibles' de Diodore Cronos (du moins tels que je me les interpr\u00e8te, ou invente).)\n\nPour me situer au sein de cette esp\u00e8ce bizarre de temps, qui en plus doit \u00eatre pens\u00e9 non lin\u00e9aire mais branchu, dans les deux directions habituelles (et il faut sans doute en imaginer d'autres), je suis toujours oblig\u00e9 de m'avancer par la pens\u00e9e vers une borne locale (c'est une fin dans la direction o\u00f9 je me suis port\u00e9 ; et pourtant il est inimaginable qu'il n'y ait rien apr\u00e8s elle), dans un sens ou dans l'autre, disons pour fixer les id\u00e9es dans le sens pass\u00e9-futur ; et d'ensuite revenir vers l'endroit o\u00f9 je suis, o\u00f9 je me pr\u00e9sente, o\u00f9 je comprends, mais seulement une fois que je n'y suis plus, qu'il s'agissait du pr\u00e9sent.\n\nLe pr\u00e9sent, j'en suis persuad\u00e9, n'a pas de r\u00e9alit\u00e9, est toujours virtuel, n'a de r\u00e9el qu'au pass\u00e9, quand il n'est plus ; on ne peut pas commencer \u00e0 dire : c'est ainsi que, d\u00e9j\u00e0, c'\u00e9tait ainsi.\n\nCe va-et-vient incessant du futur ant\u00e9rieur \u00e0 ce que je nommerai, sym\u00e9trique mais innomm\u00e9 dans la langue, le pass\u00e9 post\u00e9rieur (et _vice versa_ ), cette descente (ou mont\u00e9e) que rien n'arr\u00eate, tel est ce que je nomme pour moi-m\u00eame le temps, le temps de l'effini.\n\nJ'ai beaucoup march\u00e9 dans Paris, depuis l'hiver de 1944-45. Mes pas souvent y croisent et recroisent des pas ant\u00e9rieurs distants de dix, vingt, quarante, maintenant m\u00eame cinquante ann\u00e9es.\n\nJ'ai tous ces pas quelque part dans mon cr\u00e2ne, s'il est vrai que dans le souvenir rien ne se perd, mais dispara\u00eet seulement momentan\u00e9ment \u00e0 la vue. Je suis assez tent\u00e9 de croire \u00e0 cette hypoth\u00e8se inv\u00e9rifiable, qui me semble apporter une explication apaisante \u00e0 l'esp\u00e8ce de bruit de fond d'images dont je me sens, pendant ces d\u00e9ambulations, envahi.\n\nCertains croient en outre \u00e0 une sorte de bruit noir imp\u00e9n\u00e9trable, qui nous viendrait d'avant, qui serait comme la m\u00e9moire du 'big-bang' traumatique de notre naissance (ou de notre conception, m\u00eame). J'aime \u00e9galement cette hypoth\u00e8se, \u00e0 laquelle pourtant je n'apporte pas beaucoup de cr\u00e9dit.\n\n## \u00a7 4 Le ruminement de la po\u00e9sie en commencement,\n\nLe ruminement (rumination + cheminement) de la po\u00e9sie en commencement, l'emm\u00ealement de mots, syllabes, squelettes de vers et de phrases qui s'efforcent de s'accorder, fait parfois surgir brusquement le renard roux d'une **image-souvenir** de son sous-bois, de son couvert d'oubli, et je l'accueille. Je l'accueille seulement. Je ne cherche nullement \u00e0 forcer cet animal-image avec les chiens de la langue.\n\nD'ailleurs, je suis un adversaire r\u00e9solu de la chasse \u00e0 courre, particuli\u00e8rement celle qui traque les renards anglais. J'attends avec impatience le vote ces jours-ci annonc\u00e9 de la Chambre des Communes qui mettra fin \u00e0 cette coutume barbare et assurera par la m\u00eame occasion (c'est, semble-t-il, pr\u00e9vu par le projet de loi), la protection d'autres sympathiques esp\u00e8ces, les \u00e9cureuils et les h\u00e9rissons. Les blaireaux n'y figurent pas ; mais, comme dit Marie, ils ont leur propre groupe de pression (j'en fais partie).\n\nJ'ai lu il n'y a pas longtemps dans le _Times_ l'exploit de ce (ou cette) renard(e) du Yorkshire qui, poursuivi(e) par une meute faite de quarante chiens et d'un nombre non sp\u00e9cifi\u00e9 de chasseurs et chasseuses \u00e9l\u00e9gamment \u00e9quid\u00e9s, avait entra\u00een\u00e9 sans en avoir l'air ses ennemis dans une prairie de somptueuse herbe anglaise o\u00f9 paissaient innocemment quelques blancs moutons sous la houlette d'un berger du Yorkshire profond, et d'un chien _collie_.\n\nLes chiens chasseurs, les _bloodhounds_ sanguinaires (comme leur nom anglais l'indique), ne surent pas r\u00e9sister \u00e0 la tentation (l'excitation de la poursuite, la faim, l'occasion, l'herbe et la laine tendres...). Ils se jet\u00e8rent sur les blancs moutons et les d\u00e9vor\u00e8rent.\n\nLe r\u00e9sultat d\u00e9passa toutes les esp\u00e9rances du (de la) renard(e). Non seulement il (elle) fut d\u00e9barrass\u00e9(e) de la meute mais la soci\u00e9t\u00e9 de chasse d\u00e9cida de massacrer tous les chiens compromis dans cette affaire : ils avaient go\u00fbt\u00e9 aux moutons et ils n'\u00e9taient plus bons \u00e0 rien d'autre (je remarque qu'on n'ex\u00e9cuta pas les chasseurs cependant).\n\nOn voit avec quelle d\u00e9sinvolture on traita ces animaux qui, bien que peu honorables, ne m\u00e9ritaient quand m\u00eame pas ce sort.\n\nCette h\u00e9ro\u00efne renarde (je ne sais pourquoi, je suis tent\u00e9 d'attribuer cet exploit plut\u00f4t \u00e0 une renarde ( _vixen_ ), telle celle chant\u00e9e par David Garnett dans son beau roman Lady into Fox), une sorte de Sylvia Townsend Warner (renarde), un peu sorci\u00e8re comme l'h\u00e9ro\u00efne du premier roman de cette auteur, Lollie Willowes), aura certainement un jour son monument. Je souscrirai volontiers \u00e0 la collecte pour son \u00e9rection.\n\nAssez de cette m\u00e9taphore digressive (je pr\u00e9viens que je r\u00e9siste rarement \u00e0 une digression. Dans les branches pr\u00e9c\u00e9dentes de mon ouvrage (j'\u00e9cris un long trait\u00e9 en prose, divis\u00e9 en parties que je nomme des branches ; vous lisez ici la quatri\u00e8me), je leur ai accord\u00e9 un statut formel d'insertions, sous deux esp\u00e8ces : les incises, courtes et autonomes, _self-contained_ ; et les bifurcations, o\u00f9 se poursuit un sentier narratif alternatif. J'essaie maintenant de les manifester typographiquement, non seulement par des parenth\u00e8ses banales souvent superpos\u00e9es, ou encore juxtapos\u00e9es, mais par des changements de corps, de caract\u00e8res ; on peut ne pas s'attarder sur ces plages de la prose ; on peut sauter par-dessus elles, pour suivre, si on le d\u00e9sire, un r\u00e9cit moins discontinu).\n\nLa morale de cett' histoir'-l\u00e0, d'cet' histoir'-l\u00e0, comme chantait Bruant, c'est que de toute fa\u00e7on il est vain de poursuivre (po\u00e9tiquement s'entend) le renard des **images-souvenirs**. Car la po\u00e9sie n'a pas affaire avec l'intention (sinon \u00e0 contresens, peut-\u00eatre).\n\nMarcher les rues, lire les rues, voil\u00e0 ma tactique.\n\nC'est l'interpr\u00e9tation que je donne \u00e0 l'injonction (je la prends pour une injonction) de Raymond Queneau : Courir les rues. Mais je ne cours pas : d'ailleurs 'courir' dans l'expression 'courir les rues' veut-il dire 'courir', au sens ordinaire ? je ne crois pas. Seulement 'aller', d'une mani\u00e8re ou d'une autre ; mais aller beaucoup, souvent, avec obstination, avec h\u00e2te.\n\nEn d\u00e9terminant sur le plan de ville les lieux identifiables que contiennent les po\u00e8mes du livre qu'il \u00e9crivit sous ce titre, je me suis rendu compte de la grande vari\u00e9t\u00e9 et \u00e9tendue de ses d\u00e9placements m\u00e9tropolitains.\n\nSi on suivait l'ordre des po\u00e8mes et si on reportait sur une carte, sous forme de fils de couleur tendus, les trajets d'un point \u00e0 un autre que l'on est amen\u00e9 \u00e0 faire, lecteur, l'y accompagnant selon l'ordre traditionnel de l'imprim\u00e9, cela ferait un bel entrecroisement multicolore ; et un excellent exercice scolaire, en plus.\n\nParis, dans ces po\u00e8mes, est un tr\u00e9sor onomastique, une _cornucopia_ de singularit\u00e9s langagi\u00e8res, vues et entendues. J'y ai appris \u00e0 regarder d'une certaine mani\u00e8re : en lisant les rues.\n\n\u00c0 \u00eatre sensible aux _discrepancies_ minuscules entre Paris \u00e9crit et Paris parl\u00e9.\n\n **Place de Clichy**\n\nOn dit \u00ab Place Clichy \u00bb\n\nMais on ne dit pas, ou rarement, \u00ab Rue Clichy \u00bb\n\n## \u00a7 5 Le titre de mon livre de po\u00e8mes sera, serait le suivant :\n\nLe titre de mon livre de po\u00e8mes sera, serait le suivant :\n\n**La forme d'une ville**\n\n **change plus vite h\u00e9las que le c\u0153ur**\n\n **des mortels**\n\nC'est un titre assez long, et je ne l'ai pas invent\u00e9. Je l'ai pris \u00e0 Charles Baudelaire. (Mais j'ai invent\u00e9 quand m\u00eame quelque chose : de le prendre pour titre ; et j'ai eu, partiellement, un pr\u00e9d\u00e9cesseur, un plagiaire par anticipation, Mr Poirier, dit Julien Gracq.) Ce titre est, je crois, conforme \u00e0 ce qui en sera le contenu : des po\u00e8mes emprunt\u00e9s \u00e0 la ville de Paris.\n\nJ'y commencerai(s) par un quatrain :\n\n **Paris**\n\nd'apr\u00e8s Raymond Queneau\n\nLe Paris o\u00f9 nous allons\n\nN'est pas celui o\u00f9 nous all\u00e2mes\n\nEt nous pr\u00e9parons sans drame\n\nCelui que nous vous laisserons.\n\nqui serait (sera) suivi d'un\n\n **Commentaire du po\u00e8me pr\u00e9c\u00e9dent**\n\nJ. R. \u2013 Sept pieds, huit pieds\n\nSept pieds, huit pieds\n\nTu vois, moi aussi, j'ai fait\n\nUn quatrain\n\nverlainien\n\nR. Q. \u2013 Oui, mais toi\n\ntu copies.\n\nEn effet, souvent, je copie.\n\nInnombrables sont les po\u00e8mes que j'ai copi\u00e9s au cours de ma longue sinon honorable carri\u00e8re de po\u00e8te, contemporain par n\u00e9cessit\u00e9.\n\nBien de mes pr\u00e9d\u00e9cesseurs ont agi ainsi. Surtout ceux de l'\u00e9poque \u00e0 laquelle, po\u00e9tiquement, je m'imagine appartenir : les derni\u00e8res ann\u00e9es du douzi\u00e8me si\u00e8cle, en Provence.\n\nJe dis copie ; cependant, il faut s'entendre. L'appropriation pure et simple de po\u00e9sie pr\u00e9existante n'est qu'un aspect de l'op\u00e9ration. Elle s'apparente \u00e0 la strat\u00e9gie des po\u00e8mes trouv\u00e9s ( _found poems_ ), oisifs, sur les murs, dans les conversations attrap\u00e9es \u00e7\u00e0 ou l\u00e0 par l'oreille tra\u00eene-rues, dans les r\u00e9clames qu'on nomme aujourd'hui pubs (\u00ab les affiches qui chantent tout haut \u00bb de Guillaume Apollinaire).\n\nIl suffit d'\u00e9tendre un peu le terrain de chasse pour y inclure le d\u00e9j\u00e0-\u00e9crit comme po\u00e9sie, de le consid\u00e9rer comme faisant partie du pr\u00eat-\u00e0-porter de langue.\n\nD'autres modes du copiage exc\u00e8dent le simple pr\u00e9l\u00e8vement, m\u00eame s\u00e9lectif. De larges pans de mots, de vers, restent intacts, mais leur mode d'agencement, leur allure rythmique, les nombres qui les gouvernent sont neufs, les font autres en po\u00e9sie. Ils r\u00e9sonnent diff\u00e9remment.\n\nLes Troubadours proc\u00e8dent presque toujours ainsi, si bien qu'on a pu dire qu'ils ne composaient jamais qu'un seul po\u00e8me, une seule canso, toujours la m\u00eame, et on s'est d\u00e9clar\u00e9 incapable de comprendre autrement que comme une rh\u00e9torique vide, une vantardise, un gab, leurs affirmations r\u00e9p\u00e9t\u00e9es de l'originalit\u00e9, de la singularit\u00e9 de leur chant.\n\nC'est dans leur esprit que je comprends mon propre travail, incessant, de copie.\n\nJe commence toujours par copier, au sens strict, mat\u00e9riellement sur le papier, semi-mat\u00e9riellement sur l'\u00e9cran, mat\u00e9riellement et immat\u00e9riellement \u00e0 la fois dans ma t\u00eate, en r\u00e9p\u00e9tant et apprenant.\n\nTout po\u00e8me que je copie, et apprends et r\u00e9p\u00e8te, devient un po\u00e8me compos\u00e9 pour moi, par moi. Tout po\u00e8me que je compose est pr\u00eat \u00e0 \u00eatre copi\u00e9.\n\nLa copie fait partie de la copia de l'art de po\u00e9sie, au sens o\u00f9 la Renaissance entendait ce mot, synonyme presque d'abondance, de richesse, de tr\u00e9sor.\n\n## \u00a7 6 Je choisis parfois un but pour mes promenades.\n\nJe choisis parfois un but pour mes promenades. Je vais vers une rue dont le nom m'a s\u00e9duit. Je vais vers une rue qu'on m'a indiqu\u00e9e, pour ma collection de rues particuli\u00e8res, mon portefeuille de rues. Une rue sans joie ; une rue calme ; une rue abstraite ; une rue charg\u00e9e de signes. Une rue caress\u00e9e d'arbres, aux oiseaux r\u00e9tractiles ; une rue qui n'a que des coins de rue ; une rue sans num\u00e9ros ; une rue gorg\u00e9e d'automobiles arr\u00eat\u00e9es ; une rue \u00e0 escaliers, une rue plate, une rue basse. Une rue invraisemblable, une rue sereine, une rue crapule. Trois rues noires, deux rues blanches. J'examine le dessin des trottoirs, leurs fractures ; je compte des pots de fleurs, des laveries, des fen\u00eatres.\n\nJe suis l'autobus 47, l'autobus 29, le 91. Je traverse. J'attends sous une porte coch\u00e8re, sur un banc, face \u00e0 une fleur, un croissant au beurre, une boucherie hippophagique, un 'Ed-l'\u00e9picier'. Je sors du neuvi\u00e8me arrondissement. Je passe la Seine.\n\nJe vais d'une rue \u00e0 une autre pour des raisons arithmologiques, m\u00e9thodologiques, sentimentalologiques. Je vais de plus en plus loin, je vais sans savoir o\u00f9 ; je me retourne : le ciel est l\u00e0, le soleil ; une vitre s'enflamme ; la lumi\u00e8re ricoche dans une flaque. Je vais dans les jardins publics, les gares, dans les passages. Je vais m\u00eame dans les avenues. C'est tout dire !\n\nCes temps derniers, je me suis trouv\u00e9 assez r\u00e9guli\u00e8rement m'approcher de mes rues les plus anciennes, je veux dire de celles qui se sont le plus anciennement plac\u00e9es dans mes souvenirs (ceux que je parviens \u00e0 extraire en ce moment).\n\n **Rue Duguay-Trouin**\n\n@ En sortant du 56 je tournais \u00e0 gauche, puis encore une fois \u00e0 gauche au premier tournant. J'entrais alors dans la rue Duguay-Trouin.\n\n@ Au bout de la rue il y avait, s'en allant vers la gauche, en oblique, la rue Huysmans.\n\n@ Mais \u00e0 droite il y avait, en oblique encore, toujours la m\u00eame rue : la rue Duguay-Trouin !\n\n@ Le bout de ce bout de rue n'\u00e9tait pas le bout de la rue\n\nDuguay-Trouin.\n\nCar la rue Duguay-Trouin tournait sur sa droite et revenait dans la rue d'Assas,\n\nD'o\u00f9 elle \u00e9tait partie.\n\n@ Aux premiers jours de mille neuf cent quarante-cinq.\n\nJ'\u00e9tais sorti du 56 rue d'Assas et j'avais d\u00e9couvert le myst\u00e8re de la rue Duguay-Trouin.\n\nQui s'en va de la rue d'Assas mais aussit\u00f4t y revient.\n\n@ \u00d4 prodige !\n\n\u00d4 Merveille !\n\n\u00d4 myst\u00e8re insondable de la grande ville !\n\n@ Je faisais plusieurs fois le tour de ce triangle dont deux c\u00f4t\u00e9s sont la propri\u00e9t\u00e9 de la rue Duguay-Trouin.\n\n@ Aujourd'hui, 31 d\u00e9cembre 1993, \u00e0 trois heures de l'apr\u00e8s-midi, il pleut. Il pleut dans la rue d'Assas, devant le 56 ;\n\nIl pleut dans la rue Duguay-Trouin,\n\nVide.\n\n@ Et de nouveau je m'\u00e9merveille.\n\n@ Or ce qui m'\u00e9merveille aujourd'hui n'est pas que la rue Duguay-Trouin continue \u00e0 se d\u00e9verser dans la rue d'Assas apr\u00e8s un plut\u00f4t court chemin,\n\n@ Mais le souvenir vivace, apr\u00e8s quarante-neuf ans, de mon \u00e9merveillement devant ce ph\u00e9nom\u00e8ne de voierie bien parisien.\n\n@ Mon \u00e9merveillement est en fait tout ce dont je me souviens.\n\n@ Il n'y avait pourtant pas de quoi faire en moi-m\u00eame tout ce tintouin,\n\nAlors,\n\nAujourd'hui encore moins.\n\n@ Mais on s'\u00e9merveille comme on peut.\n\nSurtout un 31 d\u00e9cembre.\n\nCe jour-l\u00e0, le jour de ce po\u00e8me, face \u00e0 la perspective d'une ann\u00e9e nouvelle, mon point de vue sur le monde, mon _outlook_ g\u00e9n\u00e9ral, \u00e9tait plut\u00f4t morne. Il ne s'est gu\u00e8re am\u00e9lior\u00e9 au cours de l'an 94, comme on verra.\n\nDans ces p\u00e8lerinages sans nostalgie, aux environs g\u00e9n\u00e9raux du jardin du Luxembourg, que je traversais tous les matins scolaires de mon premier hiver parisien (1944-45) pour me rendre au lyc\u00e9e Henri-IV, il y a cependant un autre endroit que je revois toujours avec plaisir, quand j'y passe. (J'y passe de fa\u00e7on assez r\u00e9guli\u00e8re, pour des raisons qui ont \u00e0 voir avec ce que je pense \u00eatre mon devoir de po\u00e9sie, l'assistance au comit\u00e9 de r\u00e9daction d'une revue de po&sie.)\n\nLa plupart des all\u00e9es de ce jardin, ses arbres, son bassin central o\u00f9 couraient autrefois des bateaux en mauvais papier journal en l'imm\u00e9diat apr\u00e8s-guerre, les rues qui l'entourent, l'atteignent, l'avoisinent, Vaugirard ou Vavin, M\u00e9dicis, Auguste-Comte, les rues o\u00f9 il d\u00e9versa, d\u00e9verse, d\u00e9versera ses promeneurs, ses amoureux, ses landaus, ses chiens, me sont familiers d'une mani\u00e8re qui les singularise par rapport \u00e0 tous les autres endroits de Paris. La dur\u00e9e, la dur\u00e9e \u00e9paisse en est la cause. Comme si les ann\u00e9es les avaient enfonc\u00e9s plus profond\u00e9ment que tous autres dans la p\u00e2te \u00e0 modeler, dans la cire de mon cerveau.\n\nSur un Plan de ville satisfaisant, quoique imaginaire, qui tiendrait compte de ce fait, les rues seraient imprim\u00e9es plus ou moins distinctement selon l'anciennet\u00e9 de leur p\u00e9n\u00e9tration par le regard et les pas, et les rues jamais ouvertes par la marche laiss\u00e9es en blanc, comme les _terra incognita_ des cartes dans les atlas anciens. Ce serait un grand plan mural, par exemple, et tous les parcours ne serait-ce qu'une seule fois effectu\u00e9s dans le pass\u00e9 pourraient y \u00eatre anim\u00e9s lumineusement par quelque prodige \u00e9lectronique.\n\n## \u00a7 7 Mais revenons \u00e0 nos moutons, ou renards.\n\nMais revenons \u00e0 nos moutons, ou renards.\n\n(Parenth\u00e8se ajout\u00e9e en janvier 1998 :) (Au petit matin du jour de mai qui vit le triomphe \u00e9lectoral des travaillistes, un journaliste du Guardian, qui avait suivi toute la nuit les r\u00e9sultats dans la circonscription de Tony Blair, rentrant \u00e0 son h\u00f4tel croisa un renard, un des renards urbains qui, depuis la Seconde Guerre mondiale sont devenus des citoyens de nombre de villes anglaises. Et il lui sembla qu'il portait sur le front un \u00e9criteau :\n\n**Fox hunting is over !**\n\nLes travaillistes, en effet, s'\u00e9taient engag\u00e9s \u00e0 interdire, par voie l\u00e9gislative, la chasse \u00e0 courre.\n\nOn n'en est pas encore l\u00e0, plusieurs mois plus tard. Un projet de loi doit \u00eatre pr\u00e9sent\u00e9 par un honorable MP. S'il est vot\u00e9 par la Chambre des Communes, il sera ensuite discut\u00e9 par la Chambre des Lords. (Ajout\u00e9 en d\u00e9cembre de la m\u00eame ann\u00e9e 1998 : Je crains fort que cette loi ne soit jamais vot\u00e9e ; je n'aurais jamais d\u00fb faire confiance \u00e0 Mr Blair.)\n\nLe Earl of Devon, ai-je appris par le Times, a l'intention de prendre la parole sur ce sujet br\u00fblant.\n\nEntr\u00e9 \u00e0 la Chambre des Lords en 1938, \u00e0 vingt ans, il en aura quatre-vingts cette ann\u00e9e ; et ce sera son premier discours.\n\nInterrog\u00e9 sur cette soudaine envie de parler, le noble pair a expliqu\u00e9 qu'il n'\u00e9tait point jusque-l\u00e0 intervenu dans les d\u00e9lib\u00e9rations de l'auguste assembl\u00e9e parce qu'il ne voulait pas agir avec pr\u00e9cipitation. On lui demanda ensuite quelle serait la position qu'il prendrait dans ce grand d\u00e9bat. Il r\u00e9pondit qu'il n'\u00e9tait point encore d\u00e9cid\u00e9.\n\nEt il ajouta qu'un long m\u00fbrissement \u00e9tait n\u00e9cessaire pour tous les actes de quelque importance. Il prenait exemple sur sa tortue Timothy, qui avait appartenu \u00e0 son p\u00e8re et \u00e0 son grand-p\u00e8re et qui, \u00e2g\u00e9e de 179 ans, venait de se d\u00e9cider \u00e0 passer d'un c\u00f4t\u00e9 \u00e0 l'autre du jardin. (Et Timothy n'avait quitt\u00e9 la demeure ancestrale qu'en une seule occasion : pour accompagner le Lord dans son avion, quand il \u00e9tait pilote de chasse de la RAF pendant la Seconde Guerre mondiale. Son attitude (celle de Timothy) avait \u00e9t\u00e9 en tous points digne de celle d'un fid\u00e8le sujet de Sa Majest\u00e9. Elle (ou il) \u00e9tait rest\u00e9(e) impassible pendant tous les combats a\u00e9riens.) Et on veut abolir les pairs h\u00e9r\u00e9ditaires ! Quelle tristesse !)\n\nLe 5 d\u00e9cembre de l'ann\u00e9e derni\u00e8re, j'\u00e9tais sorti de la Biblioth\u00e8que nationale, j'avais travers\u00e9 les jardins du Palais-Royal sans m'arr\u00eater devant la boutique de d\u00e9corations Bacqueville o\u00f9 j'aurais pu admirer le Nissan Iftikar. Et j'arrivai donc place Colette, comme j'ai dit.\n\n\u00c0 ce moment, j'ai eu devant moi une image.\n\nC'\u00e9tait une image de souvenir. Pas une image de m\u00e9moire de po\u00e9sie, de celles qui sont n\u00e9cessaires pour la composition d'un po\u00e8me, ou son \u00e9bauche, qui contiennent en m\u00eame temps des ombres de mots, ou de pens\u00e9e, des d\u00e9bris cin\u00e9matiques d'\u00e9v\u00e9nements, des perspectives fuyantes, que des images de langue viendront condenser, enfermer, dissoudre et, s'il se peut, maintenir assez longtemps dans la t\u00eate pour que commence de la po\u00e9sie. Non. Ce n'\u00e9tait pas cela mais, plus \u00e9l\u00e9mentairement, et plus imp\u00e9rieusement en m\u00eame temps, une **image-souvenir** toute pure, nette, \u00e9vidente, irr\u00e9cusable : un message du pass\u00e9.\n\nUn bon message du pass\u00e9, convaincant, se glisse exactement sous le cr\u00e2ne comme sur leurs manches-supports les t\u00eates souples des rasoirs 'Gillette-Contour', s\u00e9parables et jetables, telles qu'apr\u00e8s des si\u00e8cles d'exp\u00e9rimentations plus ou moins heureuses et des milliers de visages coutur\u00e9s, saignants, balafr\u00e9s, le progr\u00e8s technique m'en propose maintenant chez mon \u00e9picier marocain tout-terrain, juste en face de chez moi, rue d'Amsterdam.\n\nQu'ai-je vu ? je me suis vu voyant ? Non. Je ne suis pas capable, jamais, de me voir, sauf quand j'imagine que je regarde un miroir ; et jamais dans un souvenir. Disons que je me suis souvenu voyant, voyant le monde, mais de l'autre c\u00f4t\u00e9 de la place, sur le trottoir, ayant derri\u00e8re moi la librairie Delamain. J'\u00e9tais l\u00e0, conscience individuelle fermement constitu\u00e9e, entour\u00e9e de ses oripeaux de chair p\u00e9rissable ; et j'\u00e9tais l\u00e0 il y avait de cela trente-trois ans.\n\nLe travail de la m\u00e9moire, impossible \u00e0 arr\u00eater, inscrivit aussit\u00f4t cette image, et son arri\u00e8re-plan de voyeur, un moi ancien doublant un moi pr\u00e9sent, dans un environnement raisonn\u00e9, avec des circonstances, une date m\u00eame accompagnant le tout : 5 d\u00e9cembre 1961.\n\n## \u00a7 8 Mon souvenir paraissait avoir, l\u00e0, d'excellentes justifications.\n\nMon souvenir para\u00eet avoir eu, l\u00e0, d'excellentes justifications. Le 5 d\u00e9cembre, en effet, c'est mon anniversaire. Le 5 d\u00e9cembre 1994, que je raconte, est donc un de mes anniversaires : j'ai eu alors soixante-deux ans. Je suis entr\u00e9 alors, sans aucun enthousiasme avouons-le, dans ma soixante-troisi\u00e8me ann\u00e9e.\n\nQue le raisonnement de ma m\u00e9moire ait install\u00e9 l'image qui m'\u00e9tait brusquement r\u00e9apparue dans un contexte aussi pr\u00e9cis\u00e9ment dat\u00e9 ne m'a pas non plus surpris outre mesure.\n\nMa m\u00e9moire (la v\u00f4tre peut-\u00eatre aussi) tra\u00eene constamment avec elle une machinerie de souvenirs tr\u00e8s conscients, autrement dit se propageant d'eux-m\u00eames de pr\u00e9sent \u00e0 pr\u00e9sent pour constituer des certitudes, sans doute largement illusoires (je suis un sceptique de la m\u00e9moire), souvenirs faits de dates, de convictions, de savoirs suppos\u00e9s et de croyances.\n\nJe sais, en ce sens, que 'la Loire prend sa source au mont Gerbier-des-Joncs'; je crois que ceci, je crois que cela (je crois, comme vous, bien des choses ; inutile donc d'encombrer la page avec d'autres exemples ; vous voyez ce que je veux dire).\n\nCes souvenirs ne sont pas sur du papier, ni enregistr\u00e9s sur un quelconque support de mat\u00e9riaux sonores. Ils n'en constituent cependant pas moins ce que j'appellerai une m\u00e9moire ext\u00e9rieure. Ses \u00e9l\u00e9ments, ses \u00e9chafaudages sont certes tous dans mon esprit. Mais ils ne font pas, ils ne font plus partie de ma seule m\u00e9moire propre, vivante, r\u00e9ellement int\u00e9rieure, celle qui constitue pour moi le pass\u00e9. En eux, le sens strict du pass\u00e9, le vrai pass\u00e9 interne, en fait, est absent. Ils sont tout pr\u00eats \u00e0 devenir ext\u00e9rieurs au sens ordinaire, \u00e0 \u00eatre not\u00e9s, enregistr\u00e9s.\n\nOn pourrait aussi consid\u00e9rer qu'ils sont dans une antichambre de l'ext\u00e9rieur, un sas de cosmonaute, un passage oblig\u00e9 vers le monde, o\u00f9 ils peuvent \u00eatre reconnus, fix\u00e9s, dits ; j'ai envie de les nommer semi-externes.\n\nLes souvenirs que nous partageons avec nos contemporains sont de cette nature. On le constate en lisant les Je me souviens de Georges Perec. Dans les Je me souviens, il y a assez peu de choses strictement et exclusivement priv\u00e9es.\n\nJ'avais eu l'impression qu'il n'y en avait pas du tout et que Perec s'\u00e9tait donn\u00e9 l\u00e0 une contrainte explicite de composition. Ce n'est pas tout \u00e0 fait exact. Mais on pourrait parler d'une contrainte approximativement, globalement respect\u00e9e ; ou encore d'une contrainte en voie d'\u00e9mergence. Les Je me souviens sont suffisamment proches de la contrainte que je dis ; si bien que leur simple lecture peut conduire \u00e0 sa formulation.\n\nJ'ai \u00e9t\u00e9 amen\u00e9 \u00e0 cette r\u00e9flexion par la lecture de la brochure d'hommage au peintre Joe Brainerd qui m'est arriv\u00e9e de New York, du St Mark's Poetry Project (qui ne mentionne d'ailleurs nulle part Georges Perec ; signe suppl\u00e9mentaire d'un fait bien connu : l'isolationnisme crasse des USA dans le domaine litt\u00e9raire comme en d'autres ; ne parlons pas d'imp\u00e9rialisme, bien s\u00fbr ; disons qu'il y a l\u00e0 un effet indirect et non reconnu par les \u00e9crivains eux-m\u00eames, de la situation de domination des USA dans le _global village_ cher \u00e0 l'ex-pr\u00e9sident Bush).\n\nL'ayant lue je me suis de nouveau pench\u00e9 sur la vexante quaestio de ce qu'il faut bien appeler une forme po\u00e9tique, la forme Je me souviens, Jms pour simplifier, et distinguer.\n\nQuand on compare les Jms de G. P. aux I remember (I.rem) de Joe Brainerd on est frapp\u00e9, ind\u00e9pendamment de la diff\u00e9rence de style entre les deux livres, plus intimiste \u00e0 mon sens dans le cas de Brainerd, d'une diff\u00e9rence frappante dans l'emploi de la m\u00e9thode en vue de la constitution de la liste. (Ce qui fait que, contrairement \u00e0 ce qu'on a dit, la strat\u00e9gie des Jms n'est pas une simple transposition des I.rem.)\n\nCette diff\u00e9rence, cette particularit\u00e9 des Jms _perequiens_ , qui n'a le plus souvent pas \u00e9t\u00e9 comprise par ceux qui ont fait des je me souviens de Gp (c'est particuli\u00e8rement vrai chez les mauvais journalistes comme Philippe Sollers), est la suivante : les I remember de Joe Brainerd sont non seulement priv\u00e9s (comme tous souvenirs) mais ils se r\u00e9f\u00e8rent souvent \u00e0 des circonstances strictement intransmissibles autrement que par le r\u00e9cit qui en est fait.\n\nJoe Brainerd fait son autoportrait \u00e0 travers des souvenirs et il nous invite \u00e0 en partager la narration. L\u00e0 est son invention ; et elle est extraordinaire ; c'est l'invention d'une forme (variante de la forme-liste). Il n'est pas donn\u00e9 \u00e0 beaucoup d'inventer une forme, dans le domaine des arts du langage. Mais ce n'est que par hasard que ce dont il parle peut \u00e9voquer aussi, directement, nos propres souvenirs (dans ce cas pr\u00e9cis : les souvenirs des citoyens new-yorkais de sa g\u00e9n\u00e9ration).\n\nGeorges Perec au contraire, dans la grande majorit\u00e9 des cas, a choisi de situer ses souvenirs au moyen de noms d'objets et de circonstances qui sont du domaine public.\n\n## \u00a7 9 tr\u00e8s souvent, le 'je me souviens de garap' en est un exemple,\n\nDe plus, tr\u00e8s souvent, le 'je me souviens de garap' en est un exemple, seule est pr\u00e9sente la nomination du souvenir, son nom. (Garap, d'ailleurs, terme myst\u00e9rieux apparu un jour sur tous les murs et espaces publicitaires, n'\u00e9tait qu'un nom que la profession publicitaire s'\u00e9tait invent\u00e9 pour elle-m\u00eame, pour prouver sa puissance, sa capacit\u00e9 d'attirer l'attention des contemporains.) Ou bien on sait de quoi il parle, ou on ne sait pas. On ne peut se raccrocher \u00e0 aucune anecdote, on ne peut imaginer. Perec, je l'ai dit, ne l'a pas fait de mani\u00e8re enti\u00e8rement syst\u00e9matique ; ce qui implique que chez lui la contrainte que j'imagine, la contrainte d'une forme Jms, sous-forme de la forme I.rem, \u00e9tait en gestation mais n'a pas \u00e9t\u00e9 vraiment pens\u00e9e et d\u00e9finie.\n\nCe vers quoi il tendait, et qui \u00e9tait bien conforme \u00e0 nombre de ses autres interventions dans la conversation de l'humanit\u00e9, c'\u00e9tait (contrainte s\u00e9mantique si l'on veut) de faire son autoportrait par l'infra-ordinaire. Dans Je me souviens, G. P. fait son autoportrait \u00e0 la lumi\u00e8re infra-ordinaire ; il vous offre, en utilisant un pigment langagier inhabituel, un portrait de l'artiste se souvenant.\n\nVu de l'ext\u00e9rieur, du c\u00f4t\u00e9 de la m\u00e9moire collective, le livre des Jms est donc globalement compr\u00e9hensible pour quelqu'un de sa g\u00e9n\u00e9ration, du m\u00eame environnement culturel. Mais il ne l'est que pour un tel lecteur. De plus si, au moment du succ\u00e8s remarquable du spectacle b\u00e2ti sur le livre par Sami Frey, beaucoup d'auditeurs ou lecteurs partageaient encore un grand nombre des r\u00e9f\u00e9rences des Jms (directement ou _at one remove_ , par les r\u00e9cits d'a\u00een\u00e9s, de parents), en m\u00eame temps personne, sauf G. P., ne pouvait les comprendre tous. Il y apparaissait enti\u00e8rement ressemblant, mais en creux.\n\nIl y eut beaucoup d'auditeurs et de lecteurs fascin\u00e9s ; mais il y en aura, bien s\u00fbr, de moins en moins, ou ils le seront diff\u00e9remment. On pourra bient\u00f4t \u00e9noncer, paraphrasant Alphonse Allais : \u00ab On aura beau dire, on aura beau faire il y aura de moins en moins de personnes \u00e0 comprendre les jms. \u00bb Il faudra ajouter au texte au moins autant de notes que pour un auteur m\u00e9di\u00e9val. (Ajout\u00e9 en 1998 : C'est ce que vient de faire, heureusement, Roland Brasseur avec son \"je me souviens de 'je me souviens'\". Mais il est clair que ce livre, si scrupuleux et si efficace, sera \u00e0 son tour, avec le temps, \u00e9sot\u00e9rique lui aussi ; n\u00e9cessitant un nouvel ouvrage un \u00ab je me souviens de \"je me souviens de 'je me souviens'\"\u00bb (and so on).)\n\nJ'ai cherch\u00e9 longtemps, sans y parvenir (mais peut-\u00eatre pas assez cherch\u00e9), d'autres pr\u00e9dicats pouvant donner naissance \u00e0 des formes-listes du type Jms ; \u00e9ventuellement li\u00e9es par une autre intention que celle que je viens de dire.\n\nJ'ai fait un jour l'exp\u00e9rience d'une vari\u00e9t\u00e9 assez int\u00e9ressante, les je ne me souviens pas, autrement dit je n'ai aucun souvenir de. Mais il est difficile (en tout cas il m'a \u00e9t\u00e9 difficile) de produire ainsi une liste d'une certaine ampleur (ce qui me semble formellement n\u00e9cessaire ; car un texte compos\u00e9 dans la forme Jms ne peut pas \u00eatre un texte court).\n\nJe suis all\u00e9 plus loin avec une autre variante, que j'appelle des Qui se souvient de ?, ou Qssd- ?s. Le principe des Qssd- ?s est le suivant : prendre des morceaux de langue, des noms propres, des noms d'objets, des expressions, des bouts de chansons, des r\u00e9clames (pubs) etc. mais toujours et exclusivement des s\u00e9quences compos\u00e9es de mots ou s\u00e9quences de mots qui sont litt\u00e9ralement tels dans ma m\u00e9moire, qui peuvent \u00eatre pr\u00e9fix\u00e9s sans ajustement, sans aucune addition de donn\u00e9es suppl\u00e9mentaires ou commentaires, sans aucun r\u00e9cit, de la formule caract\u00e9ristique 'qui se souvient de' et suivis d'un point d'interrogation.\n\nCes Qssd- ?s sont des bouts de langue qui viennent \u00e0 la surface de mon souvenir quand je le sollicite ; je retiens, autant que possible, ceux qui arrivent d'un pass\u00e9 suffisamment lointain (vingt ans ou plus), et qui ne font pas partie (mais je me trompe certainement parfois sur ce point) de ce que tout le monde sait et reconna\u00eet tr\u00e8s facilement aujourd'hui encore. De plus j'en exclus ce qui vient naturellement et massivement d'abord \u00e0 ma m\u00e9moire, c'est-\u00e0-dire des vers, sauf ceux qui peuvent \u00eatre appel\u00e9s par autre chose que le fait d'\u00eatre des citations. J'en exclus aussi les \u00e9nonc\u00e9s math\u00e9matiques non triviaux.\n\nCe qui implique que j'ai exclu de mes Qssd- ?s presque enti\u00e8rement et la math\u00e9matique et la po\u00e9sie, qui ont \u00e9t\u00e9 les deux activit\u00e9s principales de ma vie, mais qui me d\u00e9signeraient d'une mani\u00e8re trop directe. Avec les Qssd- ?s, je tente de d\u00e9crire le monde o\u00f9 j'ai v\u00e9cu et son observateur, moi.\n\nJ'ai dress\u00e9 une premi\u00e8re liste de Qssd- ?s : elle compte 317 items, recueillis en deux jours de novembre 1994 (il me faut retenir la date de composition, car cette forme, sous-forme de la forme Jms, est tr\u00e8s sp\u00e9cifiquement une forme de la po\u00e9sie de circonstance versifi\u00e9e). Je reproduis ici les 63 premiers vers.\n\n **Qui se souvient de ?**\n\n1. Qui se souvient de \u2013 Jean-Claude Arifon ?\n\n2. Qui se souvient de \u2013 La Loire prend sa source au mont Gerbier-des-Joncs ?\n\n3. Qui se souvient de \u2013 Le train ne peut partir que les portes ferm\u00e9es\/ Ne pas g\u00eaner leur fermeture ?\n\n4. Qui se souvient de \u2013 Des p'tits trous, des p'tits trous, toujours des p'tits trous ?\n\n5. Qui se souvient de \u2013 Le petit bleu des C\u00f4tes-du-Nord, Directeur politique Ren\u00e9 Pleven ?\n\n6. Qui se souvient de \u2013 Les connais-tu les trois couleurs, les trois couleurs de France\/ Rouge du jour, couleur d'amour\/ Bleu du soir, couleur d'espoir\/ Blanc franchise et vaillan-ance,\/ Blanc franchise et vaillance ?\n\n7. Qui se souvient de \u2013 L'amour est une balan\u00e7oire,\/ \u00e7a monte et puis \u00e7a descend ?\n\n8. Qui se souvient de \u2013 Va petit mousse,\/ Le ven-tre pousse ?\n\n9. Qui se souvient de \u2013 Je vous ferais bien une omelette au lard si j'avais des \u0153ufs, mais comme je n'ai pas de lard ?\n\n10. Qui se souvient de \u2013 Je n'aime pas le fromage. Et c'est heureux. Car si j'aimais le fromage, j'en mangerais, et comme je n'aime pas le fromage... ?\n\n11. Qui se souvient de \u2013 L'absence de raison contre n'est pas une raison pour ?\n\n12. Qui se souvient de \u2013 Il vaut mieux se laver les dents dans un verre \u00e0 pied que les pieds dans un verre \u00e0 dents ?\n\n13. Qui se souvient de \u2013 \u00c0 la ville comme \u00e0 la campagne, une seule adresse, la v\u00f4tre ?\n\n14. Qui se souvient de \u2013 Roger Lanzac ?\n\n15. Qui se souvient de \u2013 Pipette ?\n\n16. Qui se souvient de \u2013 Traversez dans les clous ?\n\n17. Qui se souvient de \u2013 Je n'ai qu'un regret, c'est de n'avoir pas connu plus t\u00f4t l'\u00c9cole Universelle ?\n\n18. Qui se souvient de \u2013 Nestrovit ?\n\n19. Qui se souvient de \u2013 Le mur de mon jardin\/ est un mur mitoyen\/ o\u00f9 la glycine en fleur\/ met de tendres couleurs ?\n\n20. Qui se souvient de \u2013 J'ai v\u00e9cu trois ans avec elle\/ Un jour ell' me dit brusquement\/ Tu ressembl' \u00e0 papa-maman\/ Horreur ! c'\u00e9tait ma s\u0153ur jumelle ! ?\n\n21. Qui se souvient de \u2013 Non non n'insistez pas, vous m'verrez pas tout' nue\/ mon papa ne veut pas ni ma maman non plus\/ je garderai mes chaussinettes ?\n\n22. Qui se souvient de \u2013 La tour Eiffel qui tue ?\n\n23. Qui se souvient de \u2013 Mais voil\u00e0 c'que c'est la vie l'existence\/ un jour elle a pris la fuite et deux draps\/ pour faire du football et son Tour de France\/ pendant qu'mes deux g'noux lui tendaient les bras ?\n\n24. Qui se souvient de \u2013 Mais o\u00f9 est donc or ni car ?\n\n25. Qui se souvient de \u2013 Otis-Pifre ?\n\n26. Qui se souvient de \u2013 Les Fran\u00e7ais parlent aux Fran\u00e7ais ?\n\n27. Qui se souvient de \u2013 Le soleil se l\u00e8ve \u00e0 l'ouest, le dimanche ?\n\n28. Qui se souvient de \u2013 ?\n\n29. Qui se souvient de \u2013 Je ne suis pas de ceux qui disent : ce n'est rien, c'est une femme qui se noie ?\n\n30. Qui se souvient de \u2013 La biche brame au clair de lune ?\n\n31. Qui se souvient de \u2013 Chut ! pas un mot \u00e0 la reine m\u00e8re\/ chut ! pas un mot \u00e0 la m\u00e8re du roi\/ dans ces cas-l\u00e0 faut garder le myst\u00e8re\/ dans ces cas-l\u00e0 faut garder \u00e7a pour soi ?\n\n32. Qui se souvient de \u2013 Pour toi cher ange un Pschitt orange ?\n\n33. Qui se souvient de \u2013 Dites 33, 33, 33 ! ?\n\n34. Qui se souvient de \u2013 C\u00e9sotica Clon\u00e9galo Vivestido ?\n\n35. Qui se souvient de \u2013 Pondich\u00e9ry, Yanaon, Chandernagor, Karikal, Mah\u00e9 ? (variante : Pondich\u00e9ry, Chandernagor, Yanaon, Karikal, Mah\u00e9)\n\n36. Qui se souvient de \u2013 Mes fils, c't'eau fait l'S ?\n\n37. Qui se souvient de \u2013 Un jour ayant une soif de l'Yonne\/ voulant savoir \u00e0 quoi l'Auxerre\/ en homme de Sens j'y Joigny\/ un verre de vin et je m'\u00e9criai\/ Tonnerre ! Avallon ! ?\n\n38. Qui se souvient de \u2013 Va-lence ton cheval dans le vaste hippo-Dr\u00f4me ?\n\n39. Qui se souvient de \u2013 Du Bo, Du Bon, Dubonnet ?\n\n40. Qui se souvient de \u2013 Ren\u00e9 Vietto ?\n\n41. Qui se souvient de \u2013 Suzanne Lenglen ?\n\n42. Qui se souvient de \u2013 En Devoluy comme ailleurs, le scepticisme est le fruit sans cesse renaissant de l'empirisme ?\n\n43. Qui se souvient de \u2013 La femme n'a pas besoin de la perfection du cheval ?\n\n44. Qui se souvient de \u2013 Quand j'\u00e9tais petit je n'\u00e9tais pas grand ?\n\n45. Qui se souvient de \u2013 \u00c8 pericoloso sporgersi et de Nicht hinauslehnen ?\n\n46. Qui se souvient de \u2013 \u00c9lecteurs ! \u00c9lectrices ! \u00c9lectricit\u00e9 ! ?\n\n47. Qui se souvient de \u2013 Labadens ?\n\n48. Qui se souvient de \u2013 Retroussons nos manches, \u00e7a ira encore mieux ?\n\n49. Qui se souvient de \u2013 Dents blanches, haleine fra\u00eeche ! super-dentifrice Colgate ! ?\n\n50. Qui se souvient de \u2013 Philippe Sollers ?\n\n51. Qui se souvient de \u2013 PSU ?\n\n52. Qui se souvient de \u2013 Broutchoutar et Paliko ?\n\n53. Qui se souvient de \u2013 Aqui Radio Andorra ?\n\n54. Qui se souvient de \u2013 \u00c8 finita la transmissione del giornale de radio ?\n\n55. Qui se souvient de \u2013 A qui la Corsica ? a noi ! A qui Nizza ? a noi ! ?\n\n56. Qui se souvient de \u2013 Mussolini a siempre ragione ?\n\n57. Qui se souvient de \u2013 En Madrid se bailen touits, touits ?\n\n58. Qui se souvient de \u2013 Tiene la tarara unos pantalones\/ que de arriba a abajo todo son botones ?\n\n59. Qui se souvient de \u2013 El tio Tomazon\/ le gusta el pejeril\/ le gusta el perejil\/ perejil don don\/ perejil don don\/ mas con la condicion\/ que liene el perejil\/ la bocca de un lechon ?\n\n60. Qui se souvient de \u2013 Le vaudou, c'est toujours Debord ?\n\n61. Qui se souvient de \u2013 Althusser trop fort ! ?\n\n62. Qui se souvient de \u2013 O\u00f9 il est, Dinu ? Dinu li pati ? O\u00f9 il est Rom\u00e9o ? Rom\u00e9o pati ?\n\n63. Qui se souvient de \u2013 \u00c0 la mani\u00e8re de... ?\n\n## \u00a7 10 J'avais re\u00e7u, sur la place, face \u00e0 la Com\u00e9die-Fran\u00e7aise\n\nLa pratique des Qssd- ?s pourrait par ailleurs donner naissance \u00e0 d'int\u00e9ressantes exp\u00e9riences de sociologie. Imaginons deux sujets sociologiques : A et B pour fixer les id\u00e9es.\n\nChacun d'eux est pri\u00e9 de dresser, assez rapidement, une liste suffisamment \u00e9tendue de Qssd- ?s (disons une centaine, pour faciliter les calculs de pourcentage, arme principale de la sociologie dite scientifique).\n\nLes Qssd- ?s de A sont ensuite lus \u00e0 B. Chaque fois que B reconna\u00eet, comprend ce qu'\u00e9voque un de ces \u00e9nonc\u00e9s il le signale \u00e0 l'exp\u00e9rimentateur d'un signe convenu, et celui-ci coche l'item en question sur sa liste. On proc\u00e8de ensuite de m\u00eame dans le sens B \u2192 A.\n\nOn obtient ainsi une mesure tr\u00e8s fine de la proximit\u00e9 culturelle des deux sujets, dont l'importance et le caract\u00e8re novateur n'\u00e9chapperont \u00e0 personne. \u00c9tendue \u00e0 tout un groupe, \u00e0 toute une population, l'exp\u00e9rience, convenablement trait\u00e9e par une s\u00e9v\u00e8re Analyse Factorielle des Correspondances (invention de mon ma\u00eetre Benz\u00e9cri), quel portrait chatoyant, vari\u00e9, scientifique et quantitatif de ce groupe, de cette population ne permettrait-elle pas de dresser ?\n\nJ'avais re\u00e7u, sur la place, face \u00e0 la Com\u00e9die-Fran\u00e7aise, du pass\u00e9 une image et je l'ai dirig\u00e9e sans r\u00e9fl\u00e9chir vers un lieu de m\u00e9moire (interne), en somme d\u00e9j\u00e0 presque situ\u00e9 \u00e0 l'ext\u00e9rieur d'elle-m\u00eame ; je l'ai plac\u00e9e, date pour date, au jour d'un ancien anniversaire, trente-trois ans auparavant.\n\nCe jour-l\u00e0 (c'est ma m\u00e9moire interne-externe (semi-externe) qui parle (la m\u00e9moire strictement externe serait faite d'un journal, de lettres, serait strictement documentaire)) j'avais d\u00e9cid\u00e9 de mettre en commencement d'ex\u00e9cution un programme de vie, un programme de travaux et de jours,\n\n(un ensemble articul\u00e9 de tels travaux, pour de nombreux jours) que je ne voyais pas encore tr\u00e8s pr\u00e9cis\u00e9ment, mais dont je savais qu'il devait comporter de la math\u00e9matique, de la po\u00e9sie et de la prose, en particulier de la prose de roman.\n\nJe savais cela parce qu'au cours de la nuit j'avais r\u00eav\u00e9 un r\u00eave (r\u00eaver n'est pas, n'\u00e9tait pas pour moi une activit\u00e9 famili\u00e8re ; je suis un sceptique du r\u00eave (l'\u00e9tant de la m\u00e9moire (est-ce vraiment une cons\u00e9quence ?) ; plus, je ne serais pas loin d'affirmer que les r\u00eaves n'existent pas (ce que je ne dirais pas de la m\u00e9moire (bien au contraire ; en fait je placerais volontiers la m\u00e9moire \u00e0 l'origine de toute pens\u00e9e))). \u00c0 mon r\u00e9veil il m'\u00e9tait apparu que ce r\u00eave \u00e9tait d\u00e9cisif, et qu'il impliquait tout ce programme que je dis (mais qui \u00e9tait alors encore tr\u00e8s vague). De plus, il imposait une d\u00e9cision de vie g\u00e9n\u00e9rale, globale, et de nombreuses d\u00e9cisions particuli\u00e8res, locales.\n\nDans ce r\u00eave, je sortais du m\u00e9tro londonien. J'\u00e9tais extr\u00eamement press\u00e9, dans la rue grise. Je me pr\u00e9parais \u00e0 une vie nouvelle, \u00e0 une libert\u00e9 joyeuse. Et je devrais \u00e9lucider le myst\u00e8re, apr\u00e8s de longues recherches.\n\nJe me souviens d'un autobus \u00e0 un \u00e9tage, et d'une demoiselle **rousse** sous un parapluie. En m'\u00e9veillant, j'ai su que ce serait un roman, dont le titre serait **Le Grand Incendie de Londres**.\n\nIl accompagnerait un **Projet** , qui serait un projet de **Po\u00e9sie** ; & de **Math\u00e9matique**. Tout cela serait l'objet d'une d\u00e9cision que j'allais prendre, aussit\u00f4t r\u00e9veill\u00e9 du r\u00eave.\n\nJ'avais pass\u00e9 la matin\u00e9e \u00e0 choisir la premi\u00e8re manifestation des cons\u00e9quences de cette brusque, imp\u00e9rieuse n\u00e9cessit\u00e9 existentielle.\n\nIci je d\u00e9duis : ce n'est pas que je ne me souvienne pas ; mais je conclus de mes images-souvenirs largement au-del\u00e0 de ce qu'elles sont en mesure de me donner avec certitude. De plus j'en suis parfaitement conscient.\n\nEt c'est pourquoi je me trouvais dans l'apr\u00e8s-midi de ce jour de d\u00e9cembre 1961 sur le trottoir de la librairie Delamain, faisant face au Th\u00e9\u00e2tre-Fran\u00e7ais, et par cons\u00e9quent face aussi \u00e0 mon double invisible qui, trente-trois ans plus tard, se souvient de moi, alors, l\u00e0.\n\n## \u00a7 11 Un livre de sonnets\n\nPourquoi l\u00e0, et comment, exactement je ne sais. Mais je sais ce \u00e0 quoi j'\u00e9tais, alors, occup\u00e9.\n\nJ'avais \u00e0 la main un petit livre ; un livre de po\u00e9sie. Dans le livre j'apprenais un po\u00e8me, qui \u00e9tait un sonnet.\n\nUn sonnet de G\u00f3ngora.\n\nLe livre\n\nTrente sonnets\n\nDe\n\nG\u00d3NGORA\n\nTraduction\n\npar Guy L\u00e9vis Mano\n\n& texte espagnol\n\nJe sais de mani\u00e8re absolument s\u00fbre, de cette certitude quasi in\u00e9branlable des souvenirs quasi ext\u00e9rieurs dispos\u00e9s en moi pour conservation explicite par ma m\u00e9moire (j'en ai parl\u00e9 plus haut) et qui se sont renforc\u00e9s d'ann\u00e9e en ann\u00e9e par simple continuit\u00e9, ressemblant de plus en plus \u00e0 des objets de ce que j'appelle, pour moi-m\u00eame, pour mon propre confort pseudo-th\u00e9orique, seconde m\u00e9moire, celle qui ne s'appuie sur aucune image-souvenir visible, celle qui est en jeu dans la restitution d'un raisonnement math\u00e9matique, par exemple ; je sais de mani\u00e8re s\u00fbre que je tenais en main ce livre, et que j'y apprenais le sonnet que voici :\n\nsonnet\n\n_Infiere, de los achaques de la vejez,_\n\n _cercano el fin a que cat\u00f3lico se alienta_\n\nEn este occidental, en este, oh Licio,\n\nclimat\u00e9rico lustro de tu vida,\n\ntodo mal afirmado pie es ca\u00edda,\n\ntoda f\u00e1cil ca\u00edda es precipicio.\n\nCaduca el paso ? Il\u00fastrese el j\u00fcicio.\n\nDesat\u00e1ndose va la tierra unida.\n\n\u00bf Qu\u00e9 prudencia, del polvo prevenida,\n\nLa ruina aguard\u00f3 del edificio ?\n\nLa piel, no s\u00f3lo sierpe venenosa,\n\nMas con la piel los a\u00f1os se desnuda,\n\ny el hombre no. \u00a1 Ciego discurso humano !\n\n\u00a1 Oh aquel dichoso, que, la ponderosa\n\nporci\u00f3n depuesta en una piedra muda,\n\nla leve da al zafiro soberano !\n\nInf\u00e8re, des infirmit\u00e9s de la vieillesse,\n\nla fin proche, qu'un catholique ne craint pas\n\n _En cet occidental, en ce, Licius,_\n\n _climat\u00e9rique lustre de ta vie,_\n\n _tout pied mal affermi est une chute,_\n\n _toute chute facile est pr\u00e9cipice._\n\n_Le pas fl\u00e9chit-il ? Qu'alors l'esprit s'illumine,_\n\n _La terre compacte va se d\u00e9sagr\u00e9geant._\n\n _Quelle prudence, pr\u00e9venue par la poussi\u00e8re,_\n\n _attendit la ruine de l'\u00e9difice ?_\n\n_Non de sa peau seule, le serpent venimeux,_\n\n _mais avec sa peau des ann\u00e9es il se d\u00e9nude,_\n\n _et l'homme point ! Aveugle entendement humain !_\n\n_Heureux celui qui, ayant d\u00e9pos\u00e9_\n\n _la part pesante sous une pierre muette,_\n\n _donne la part l\u00e9g\u00e8re au saphir souverain !_\n\nJe reproduis le texte et la traduction de l'\u00e9dition, qui est encore en ma possession, un peu jaunie par les ann\u00e9es, les lectures et les transports sous diverses intemp\u00e9ries. L'achev\u00e9 d'imprimer est de novembre 1959 ; impression en caract\u00e8res Garamond corps 10. Je poss\u00e8de l'exemplaire portant le num\u00e9ro 718.\n\nJ'apprenais ce sonnet, comme j'en avais appris d'autres, comme j'apprenais autrefois tous les po\u00e8mes que je destinais \u00e0 devoir \u00eatre longtemps convoqu\u00e9s par mon souvenir, en employant une esp\u00e8ce de m\u00e9thode, transport\u00e9e depuis l'\u00e9cole primaire, et dont j'ai d\u00e9couvert depuis qu'elle n'est qu'une des nombreuses variantes ab\u00e2tardies de l'antique 'm\u00e9thode des lieux', celle des Arts de M\u00e9moire de la Renaissance.\n\nJe l'avais adapt\u00e9e d'une strat\u00e9gie de m\u00e9morisation utilis\u00e9e dans un jeu de cartes enfantin, appel\u00e9 mariage. Il se joue \u00e0 deux. La r\u00e8gle est la suivante : on \u00e9tale les cartes, retourn\u00e9es, sur la table, en un rectangle de petit c\u00f4t\u00e9 4 unit\u00e9s, de grand c\u00f4t\u00e9 13. Le premier joueur retourne deux cartes. Si elles sont de m\u00eame d\u00e9nomination, elles constituent un mariage, et il les retire du jeu, sans modifier la position des cartes restantes. Sinon, il les remet en place. Le second joueur se livre alors \u00e0 la m\u00eame op\u00e9ration. Chaque mariage donne le droit de rejouer imm\u00e9diatement. On continue jusqu'\u00e0 \u00e9puisement de toutes les cartes. Celui qui a le plus grand nombre de mariages a gagn\u00e9.\n\nLe jeu est de pure m\u00e9moire. La strat\u00e9gie exige la constitution d'une image mentale du jeu. Chaque fois qu'une carte a \u00e9t\u00e9 vue, la place qu'elle occupe re\u00e7oit un nom, qui est celui de sa valeur : c'est un 6, un 9, un valet. On m\u00e9morise et on se r\u00e9p\u00e8te continuellement, selon un ordre de balayage fixe de l'image, rang\u00e9e par rang\u00e9e, la s\u00e9quence des noms qui se sont r\u00e9v\u00e9l\u00e9s, en omettant ceux des cartes qui ont d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9 enlev\u00e9es. J'excellais \u00e0 ce jeu. J'y jouais souvent.\n\nEn ce qui concerne le sonnet cela se passa ainsi (je d\u00e9cris, au pass\u00e9 simple de l'instance particuli\u00e8re, ce qui \u00e9tait une proc\u00e9dure habituelle, et ma description pourra servir peut-\u00eatre \u00e0 quelqu'un qui m'aura lu ; je la d\u00e9cris dans ce cas sp\u00e9cifique, qui est celui d'un sonnet ; ce fut, c'\u00e9tait et ce serait donc la m\u00eame pour tout autre sonnet).\n\nJe suis, dis-je, certain d'avoir proc\u00e9d\u00e9 de cette mani\u00e8re, exactement de cette mani\u00e8re. J'en suis certain de cette certitude qui affecte (c'est une sorte de maladie chronique de la m\u00e9moire) toutes les strat\u00e9gies de m\u00e9morisation devenues habituelles, comme celle du rasage matinal, de la pr\u00e9paration du caf\u00e9, de la mise en cadre temporel des \u00e9v\u00e9nements, de la ma\u00eetrise topologique et toponymique d'un itin\u00e9raire de marche ou de m\u00e9tro, etc.\n\nJe lus, en commen\u00e7ant, plusieurs fois, un grand nombre de fois m\u00eame, le po\u00e8me. Je l'appr\u00e9hendai avec obstination et r\u00e9p\u00e9titivement par les yeux et en m\u00eame temps auralement (j'\u00e9cris 'auralement' pour d\u00e9signer le caract\u00e8re interne de cette voix ; voix aurale).\n\n## \u00a7 12 La po\u00e9sie, autrefois, se passait toujours ainsi,\n\nLa po\u00e9sie, autrefois, se passait toujours ainsi, c'est-\u00e0-dire qu'elle \u00e9tait autant aurale qu'orale. Je crains qu'il n'en soit plus ainsi. Avant tout parce qu'il n'y a plus beaucoup de po\u00e9sie dans les t\u00eates. Le monde souffre d'une extinction de la voix int\u00e9rieure de po\u00e9sie. Et le peu qui parvient \u00e0 des lecteurs n'est que suivi des yeux, ou de l'oreille, passivement.\n\nC'est l\u00e0, h\u00e9las, un effet pervers de la (par ailleurs excellente) coutume de la lecture publique. Elle donne un acc\u00e8s plus direct, plus vivant \u00e0 la po\u00e9sie. Mais elle peut aussi, et avec encore plus d'efficacit\u00e9 que l'imprim\u00e9, dispenser de lire, d'entendre, de voir-\u00e9couter pour soi.\n\nJe lus le sonnet plusieurs fois ; je le lus en le lisant, c'est-\u00e0-dire sans y penser. Sans plus penser \u00e0 ce qu'il disait, \u00e0 ce que j'avais compris de ce qu'il disait tant intellectuellement qu'\u00e9motionnellement.\n\nJe ne m'arr\u00eatai que quand je fus assur\u00e9 d'avoir ma\u00eetris\u00e9, et par cons\u00e9quent de pouvoir redire sans h\u00e9sitation ni faute au moins son premier vers. (Je peux encore aujourd'hui restituer sans erreur les premiers vers des po\u00e8mes que j'ai appris ; disons plus justement : je crois \u00eatre capable de le faire.)\n\nLa mesure du vers traditionnel est telle que, dans un environnement o\u00f9 il est familier, il est ais\u00e9ment l'objet d'une saisie globale, d'un seul coup, de ce qu'on pourrait nommer, en g\u00e9n\u00e9ralisant le terme employ\u00e9 ordinairement par les psychologues, pour les d\u00e9nombrements de collections d'objets, une subitisation.\n\nOn n'ignore pas que, mis en pr\u00e9sence d'une poign\u00e9e de singuliers bien diff\u00e9renci\u00e9s du monde (m\u00eame h\u00e9t\u00e9roclites, pourvu qu'ils soient pr\u00e9sents s\u00e9parables dans le champ visuel) nous sommes en g\u00e9n\u00e9ral capables d'une quotification quasi instantan\u00e9e ;\n\nautrement dit de r\u00e9pondre, sans compter explicitement mais sans erreur, \u00e0 la question 'combien y en a-t-il'?\n\nIl suffit pour cela que la collection propos\u00e9e au d\u00e9nombrement ne comporte pas plus de six objets (6 est la limite la plus souvent reconnue par les sp\u00e9cialistes ; il y aurait beaucoup \u00e0 dire \u00e0 ce sujet, que je ne dirai pas, comme l'expression que je viens d'employer l'indique (je me permettrai cependant d'y revenir dans un autre chapitre ou dans une branche ult\u00e9rieure. La question de la subitisation touche de pr\u00e8s \u00e0 bien des questions qui se posent \u00e0 propos de la po\u00e9sie)). Comme il faut aussi que ces objets soient bien distincts, mieux leur nature nous est comprise, mieux nous comptons. De plus, une certaine mise en ordre spatiale favorise l'appr\u00e9hension.\n\nJ'entrepris alors de m\u00e9moriser la liste des quatorze mots-rimes, c'est-\u00e0-dire :\n\nliste\n\n**Licio,**\n\n **vida,**\n\n **ca\u00edda,**\n\n **precipicio.**\n\n**j\u00fcicio.**\n\n **unida.**\n\n **prevenida,**\n\n **edificio ?**\n\n**venenosa,**\n\n **desnuda,**\n\n **humano !**\n\n**ponderosa**\n\n **muda,**\n\n **soberano !**\n\nJ'ai dit liste, mais il s'agit en fait de quelque chose de plus pr\u00e9cis, que la repr\u00e9sentation graphique que j'ai choisie indique : une s\u00e9quence \u00e9crite rythm\u00e9e (par les blancs \u00e0 l'int\u00e9rieur des lignes, par les sauts de ligne) en succession verticale.\n\nCe qui devait \u00eatre impos\u00e9 au souvenir, dans cette \u00e9tape de la m\u00e9morisation du po\u00e8me, n'\u00e9tait pas seulement la s\u00e9quence des quatorze mots, mais leur r\u00e9partition en deux fois quatre suivis de deux fois trois, et surtout leur position dans une page mentale, o\u00f9 ils figureraient d'abord seuls, en bout de ligne, tel un po\u00e8me r\u00e9sultant d'une ha\u00efka\u00efsation \u00e0 la Raymond Queneau, de ce qu'il nomme une r\u00e9duction aux sections rimantes.\n\nLa r\u00e9p\u00e9tition murmurante, accompagn\u00e9e d'un effort concentr\u00e9 de visualisation, met en route le travail de m\u00e9moire, qui est un travail de deuil : le deuil du pr\u00e9sent. Il se heurte pour cette raison \u00e0 une forte r\u00e9ticence de notre esprit.\n\nJ'ai fini par me mettre une page en t\u00eate, une grande page blanche v\u00eatue seulement de la noirceur align\u00e9e de ces quatorze mots, les mots cl\u00e9s pour la m\u00e9moire d'un sonnet.\n\n## \u00a7 13 Nul n'ignore que dans la po\u00e9sie rim\u00e9e, la rime,\n\nNul n'ignore que dans la po\u00e9sie rim\u00e9e, la rime, les mots-rimes avec leur situation syntaxique et rh\u00e9torique propre, supportent une grande partie du sens.\n\nLa r\u00e9duction aux sections rimantes d'une trag\u00e9die de Corneille, par exemple, permet de suivre plut\u00f4t bien ce qui s'y passe.\n\nChim\u00e8ne\n\nsinc\u00e8re\n\np\u00e8re ?\n\nElvire\n\ncharm\u00e9s :\n\naimez,\n\n\u00e2me\n\nflamme.\n\nChim\u00e8ne\n\nfois\n\nchoix :\n\nprendre ;\n\nentendre,\n\namour\n\njour.\n\nbrigue\n\n? (compl\u00e9tez du mot-rime ici absent)\n\nL'action de la pi\u00e8ce s'en trouve fortement acc\u00e9l\u00e9r\u00e9e.\n\nOn peut proc\u00e9der encore autrement. Au lieu de saisir en premier l'armature de rimes, ne conserver que les d\u00e9buts des vers fortement marqu\u00e9s par l'emphase, l'insistance, l'exclamation. Je vous en livre \u00e0 l'instant un exemple. Il existe une pi\u00e8ce de th\u00e9\u00e2tre de Jean Racine, assez connue, dont le titre est Ph\u00e8dre. Je l'ai soumise \u00e0 la\n\n\u2013 **contrainte de cod\u00e9cimation.** La d\u00e9cimation antique supprimait un individu sur dix dans une l\u00e9gion ; la cod\u00e9cimation n'en laisse survivre qu'un. La version de 'Ph\u00e8dre' que j'ai compos\u00e9e a 165,4 vers, chaque vers \u00e9tant compt\u00e9 selon son nombre de syllabes et le total converti en alexandrins. Comment les vers de ma 'Ph\u00e8dre' ont-ils \u00e9t\u00e9 choisis parmi les vers de la premi\u00e8re version (celle de Racine) ? La cod\u00e9cimation n'a laiss\u00e9 subsister (\u00e0 de rares exceptions n\u00e9cessaires pour l'intelligence du tout) que les vers ou d\u00e9buts de vers dont **la charge \u00e9motive est forte** : ceux qui commencent (ou \u00e0 la rigueur contiennent) des formes telles que oh ! ah ! h\u00e9 ! Madame, Seigneur, Prince, oui, non, quoi ?, ciel !, Dieux, cruelle...\n\nVoici donc le premier acte de\n\nPH\u00c8DRE\n\ntrag\u00e9die de Jean Racine, cod\u00e9cim\u00e9e par Jacques Roubaud.\n\nActe I, sc\u00e8ne premi\u00e8re\n\nTh\u00e9ram\u00e8ne\n\nH\u00e9 ! depuis quand, Seigneur, craignez-vous sa pr\u00e9sence ?\n\nQuoi ? vous-m\u00eame, Seigneur, la pers\u00e9cutez-vous ?\n\nHippolyte\n\nToi, qui connais mon c\u0153ur depuis que je respire...\n\nTh\u00e9ram\u00e8ne\n\nAh ! Seigneur !\n\nsc\u00e8ne II\n\n\u0152none\n\nH\u00e9las ! Seigneur, quel trouble au mien peut \u00eatre \u00e9gal ?\n\nsc\u00e8ne III\n\nPh\u00e8dre\n\nH\u00e9las !\n\n( _Elle s'assied_ )\n\n\u0152none\n\nDieux tout-puissants, que nos pleurs vous apaisent.\n\nQuoi ? vous ne perdrez point cette cruelle envie ?\n\nPh\u00e8dre\n\nDieux ! que ne suis-je assise \u00e0 l'ombre des for\u00eats !\n\n\u0152none\n\nQuoi, Madame ?\n\nPh\u00e8dre\n\nInsens\u00e9e, o\u00f9 suis-je ? et qu'ai-je dit ?\n\n\u0152none\n\nAh ! s'il vous faut rougir, rougissez d'un silence\n\nCet Hippolyte...\n\nPh\u00e8dre\n\nAh ! Dieux !\n\nMalheureuse, quel nom est sorti de ta bouche ?\n\n\u0152none\n\nH\u00e9 bien ! votre col\u00e8re \u00e9clate avec raison :\n\nQuoi ? de quelque remords \u00eates-vous d\u00e9chir\u00e9e ?\n\nPh\u00e8dre\n\nJe meurs, pour ne point faire un aveu si funeste.\n\n\u0152none\n\nCruelle, quand ma foi vous a-t-elle d\u00e9\u00e7ue ?\n\nPh\u00e8dre\n\nCiel ! que lui vais-je dire ?\n\n\u00d4 haine de V\u00e9nus ! \u00d4 fatale col\u00e8re !\n\nAriane, ma s\u0153ur, de quel amour bless\u00e9e,...\n\n\u0152none\n\nPour qui ?\n\nPh\u00e8dre\n\nJ'aime... \u00c0 ce nom fatal, je tremble, je frissonne.\n\nJ'aime...\n\n\u0152none\n\nQui ?\n\nHippolyte ? grands Dieux !\n\nPh\u00e8dre\n\nC'est toi qui l'as nomm\u00e9 !\n\n\u0152none\n\nJuste ciel !\n\n\u00d4 d\u00e9sespoir ! \u00d4 crime ! \u00d4 d\u00e9plorable race !\n\nPh\u00e8dre\n\nVaines pr\u00e9cautions ! Cruelle destin\u00e9e !\n\nsc\u00e8ne IV\n\n\u0152none\n\nPanope, que dis-tu ?\n\nPanope ( _il lit_ ) *\n\nQue la Reine abus\u00e9e...\n\nPh\u00e8dre\n\nCiel !\n\nPanope\n\n... Pour le choix d'un ma\u00eetre Ath\u00e8nes se partage.\n\n\u0152none\n\nPanope c'est assez.\n\nsc\u00e8ne V\n\n\u0152none\n\nMadame,\n\nVivez, vous n'avez plus de reproche \u00e0 vous faire :\n\nPh\u00e8dre\n\nH\u00e9 bien ! \u00e0 tes conseils je me laisse entra\u00eener.\n\nLa m\u00e9morisation de la suite verticale des mots-rimes est la partie la plus difficile de l'exp\u00e9rience, parce que la plus m\u00e9canique. Or on ne m'avait enseign\u00e9 aucun moyen vraiment efficace pour parvenir sans peine au r\u00e9sultat (c'est l\u00e0 surtout que l'Art de M\u00e9moire m'aurait \u00e9t\u00e9 d'un grand secours.\n\nDans une autre vie, je commencerai par l\u00e0).\n\nEn ce qui concerne ce sonnet particulier, la liste-matrice a encore moins bien r\u00e9sist\u00e9 que le premier vers \u00e0 l'\u00e9rosion des ann\u00e9es, entra\u00eenant dans sa chute certains pans entiers du po\u00e8me. Il m'arrive (et de plus en plus) pour v\u00e9rifier mes hypoth\u00e8ses sur la m\u00e9moire, certes, mais aussi pour assister \u00e0 la destruction de la mienne avec une esp\u00e8ce de d\u00e9lectation morose, d'examiner sur tel ou tel po\u00e8me, appris il y a tr\u00e8s longtemps, tr\u00e8s longtemps su, le progr\u00e8s des l\u00e9zardes d'oubli, des fissures qui s'\u00e9largissent dans un vers, s'\u00e9tendent aux strophes, jusqu'\u00e0 ce que parfois il ne reste que le souvenir amer d'avoir su ; le po\u00e8me s'\u00e9tant \u00e9vanoui comme un _Cheshire-cat_ , laissant derri\u00e8re lui non un sourire \u00e9nigmatique, mais un rictus.\n\nEnsuite, je raboutai \u00e0 cette colonne bord\u00e9e de vide, horizontalement, le premier vers. Auralement, je me r\u00e9citai le premier vers comme une suite de syllabes en ligne droite, mais en ligne horizontale, et les mots-rimes en colonne, en verticale descendante (comme le premier vers d'un sonnet qu'on \u00e9crirait en japonais).\n\nJ'en avais ainsi l'image, une image faite de sons (int\u00e9rieurs), de vision (int\u00e9rieure) et de disposition\n\n(un espace pr\u00eat \u00e0 des parcours, \u00e0 la g\u00e9om\u00e9trie plut\u00f4t compliqu\u00e9e d'ailleurs : l'espace int\u00e9rieur de nos images a beaucoup plus de dimensions que les trois qu'on nous alloue scolairement).\n\n## \u00a7 14 L'\u00e9querre\n\nEn este occidental, en este, oh Licio,\n\nvida,\n\nca\u00edda,\n\nprecipicio.\n\nj\u00fcicio.\n\nunida.\n\nprevenida,\n\nedificio ?\n\nvenenosa,\n\ndesnuda,\n\nhumano !\n\nponderosa\n\nmuda,\n\nsoberano !\n\nLa pierre d'angle de ce b\u00e2timent en construction dans la m\u00e9moire est le dernier mot du premier vers, le porteur de la premi\u00e8re rime, **Licio**.\n\nEn ce moment que je reconstruis, celui du 5 d\u00e9cembre 1961, dans l'apr\u00e8s-midi, je supposerai (pour les besoins du r\u00e9cit (les r\u00e9cits ont sans cesse besoin de d\u00e9cisions de ce genre)) que cet angle droit du sonnet, \u00e9querre renvers\u00e9e, \u00e9tait bien \u00e9tabli dans ma t\u00eate. (Supposons aussi que c'\u00e9tait pour cette raison que j'avais march\u00e9 jusque-l\u00e0, que je m'\u00e9tais arr\u00eat\u00e9 ; assez longtemps pour que le souvenir s'installe ; et reste ; et supposons (pourquoi pas ? je n'ai de compte \u00e0 rendre \u00e0 personne) en outre que ma 'station' en ce lieu \u00e9tait due au fait que je venais d'achever cette m\u00e9morisation, qui avait un r\u00f4le symbolique fort \u00e0 jouer, ce jour-l\u00e0.) Il ne me restait plus qu'\u00e0 remplir le rectangle mental avec le reste des mots.\n\nC'est facile. (D'une mani\u00e8re g\u00e9n\u00e9rale, sauf dans le cas tr\u00e8s particulier des sonnets compos\u00e9s sur les m\u00eame rimes, des bouts-rim\u00e9s, et encore, quand on poss\u00e8de cet angle du sonnet, il est enti\u00e8rement identifi\u00e9.)\n\nLa d\u00e9cadence, irr\u00e9versible plus d'un si\u00e8cle (jusqu'\u00e0 Sainte-Beuve et Nerval), de la forme-sonnet en France (dont un des responsables fut Malherbe, inventant la conception absurde du sonnet r\u00e9gulier, correct (d'o\u00f9 r\u00e9sulte l'opprobre d\u00e8s lors jet\u00e9 sur les sonnets qualifi\u00e9s d'irr\u00e9guliers et une rigidit\u00e9 qui tend \u00e0 supprimer toute possibilit\u00e9 d'innovation interne) (conception adopt\u00e9e avec fr\u00e9n\u00e9sie par les malherbiens jusqu'\u00e0 quasi-extinction de l'art du sonnet)) se manifesta, dans la seconde moiti\u00e9 du dix-septi\u00e8me si\u00e8cle et tout le dix-huiti\u00e8me jusqu'\u00e0 1789, par la vogue du sonnet en bouts-rim\u00e9s, dont le _Mercure Galant_ accueillit avec un enthousiasme persistant les manifestations les plus redoutables.\n\n(Ainsi les productions de l'\u00e9cole des Lanternistes toulousains qui, \u00e0 partir de 1694, se consacr\u00e8rent presque exclusivement \u00e0 cet exercice.)\n\nLe chef-d'\u0153uvre d\u00e9risoire et absolu de cette tradition du sonnet bout-rim\u00e9 (qui semble avoir \u00e9t\u00e9 presque exclusivement fran\u00e7aise) est contenu dans un beau volume conserv\u00e9 \u00e0 la British Library (il y en a un exemplaire \u00e0 la biblioth\u00e8que de l'Arsenal (Paris) mais c'est \u00e0 Londres qu'il est apparu pour la premi\u00e8re fois \u00e0 mes yeux \u00e9blouis, en r\u00e9pondant \u00e0 l'appel de la cote 11481.aaa.10).\n\nIl s'agit du Recueil de sonnets, compos\u00e9s par les plus habiles Po\u00ebtes du Royaume sur les Bouts-Rimez Pan, Guenuche, Satan, Pluche, Fan, Ruche, Lan, Autruche, Hoc, Troc, Niche, Par, Friche, Car, proposez par Mr Mignon, ma\u00eftre de Musique de l'Eglise de Paris, pour estre remplis \u00e0 la lou\u00e4nge de Sa Majest\u00e9.\n\nChaque sonnet de ce livre est un v\u00e9ritable exploit. Je vous soumets le 29e (en caract\u00e8res Palatino sur mon macintosh, l'inspiration 'romaine' du premier quatrain y \u00e9tant nette) :\n\nTout doit ceder au Roy, luy seul est le grand Pan,\n\nL'Heresie \u00e0 ses pieds meurt en vieille guenuche,\n\nElle ne donne plus de supposts de Satan,\n\nLa bure l'abandonne aussi bien que la pluche.\n\nLouis voit le Lion, rampant, doux comme un Fan,\n\nIl voit le Laboureur vuider en paix sa ruche,\n\nLa frontiere n'est plus ny La Fere ny Lan,\n\nL'Aigle va terre \u00e0 terre ainsi que fait l'Autruche.\n\nS'il forma des desseins le succes en est hoc,\n\nContre tant de lauriers, Cesar auroit fait troc,\n\nMieux que luy dans le Ciel il merite une niche.\n\nIl vient, il voit, il vainc, plustost qu'avoir dit 'Par'\n\nSa bont\u00e9 ne veut pas mettre la Flandre en friche,\n\nCar il est g\u00e9n\u00e9reux, et c'est l\u00e0 le grand Car.\n\nPresque chaque po\u00e8me de la collection est ainsi paroxystique de beaut\u00e9 encomiastique (on admirera en celui-l\u00e0, j'en suis s\u00fbr, sp\u00e9cialement le premier h\u00e9mistiche du vers cinq, avec sa double di\u00e9r\u00e8se : Lou-is voit le li-on) et les narines du Roi Soleil ont certainement d\u00fb fr\u00e9mir d'aise \u00e0 de tels assauts d'encens.\n\nParmi les auteurs nous relevons : Monseigneur le Duc de Saint-Aignan \u2013 Gaudin Secretaire du Roy \u2013 Doktor Georg Conrad Schester, de Leipzig \u2013 Madame de Cardean \u2013 de Trossy, chanoine de Senlis \u2013 un po\u00ebte qui signe L'Inconnu \u2013 Le Solitaire du Mont Carmel \u2013 Le Mar\u00e9chal de La Pionniere \u2013 Monsieur Courtin, professeur de seconde au College de La Marche \u2013 La Tulipe, Dame chez Mr Duch\u00e9 rue Beaubourg \u2013 Le Berger Alcide du Faubourg Saint Michel \u2013 La Violette, cramoisier \u2013 Le nouveau Po\u00ebte de Montbrison en Forest \u2013 Frere Fournay de Beauz\u00e9 en Anjou \u2013 et tant d'autres, et tant d'autres.\n\nBravo Mr Mignon !\n\n# CHAPITRE 2\n\n# An climat\u00e9rique\n\n* * *\n\n## \u00a7 15 Capfin\n\nBravo monsieur Mignon, disais-je.\n\nJ'ai construit une repr\u00e9sentation imaginaire des chapitres de ce livre. Elle me servira de carte mentale pour leur progression.\n\nLes chapitres seront comme de grandes coblas de prose. Cobla est le terme employ\u00e9 par la po\u00e9tique de la vieille po\u00e9sie proven\u00e7ale pour strophe ; pour cette raison je le pr\u00e9f\u00e8re. Le mot strophe \u00e9voque trop l'Antiquit\u00e9 classique.\n\nLa po\u00e9sie telle que je la comprends commence beaucoup plus pr\u00e8s de nous, avec Guillaume IX d'Aquitaine, le premier des Troubadours.\n\nChaque chapitre se placera dans un ensemble, la branche que leur succession finira par constituer, qui serait lui, dans cette analogie, l'\u00e9quivalent d'une grosse canso, toujours de prose.\n\nLa canso est la principale forme po\u00e9tique de la lyrique des Troubadours.\n\nUne canso est b\u00e2tie de coblas comme un po\u00e8me de strophes.\n\nDans une canso toutes les coblas sont sur le m\u00eame patron. Elles ont m\u00eame m\u00e9lodie (la canso est une forme po\u00e9tique et musicale), m\u00eame disposition de rimes, m\u00eame disposition de m\u00e8tres. La m\u00e9lodie, invariable de cobla en cobla, accompagne les mots, m\u00e9triquement, rimiquement, lyriquement, rythmiquement r\u00e9gl\u00e9s. Je prends, m\u00e9taphoriquement, le temps pour figurer la part musicale de ma canso de prose.\n\nMon r\u00e9cit se d\u00e9roule au long du temps.\n\nLa musique temporelle qui accompagne le r\u00e9cit est une oda continua, c'est-\u00e0-dire une m\u00e9lodie continue, sans repos, sans r\u00e9p\u00e9titions.\n\nLa continuit\u00e9 de la m\u00e9lodie est celle du temps de la composition : j'\u00e9cris dans les m\u00eames heures pr\u00e9matinales de chaque journ\u00e9e, dans le m\u00eame lieu.\n\nDe jour en jour, le temps de la composition est le m\u00eame ; la m\u00e9lodie temporelle reste donc la m\u00eame.\n\nQuant aux \u00e9quivalents des m\u00e8tres et des rimes dans cette transposition de po\u00e9sie \u00e0 prose, les contraintes qui gouvernent la disposition et la d\u00e9coupe des phrases et paragraphes du r\u00e9cit, ses moments, je vous laisse identifier ce qu'ils sont.\n\nAucun lyrisme n'est pr\u00e9vu.\n\n## \u00a7 16 La mani\u00e8re dont je viens de commencer le pr\u00e9sent chapitre,\n\nLa mani\u00e8re dont je viens de commencer le pr\u00e9sent chapitre, qui constitue un rappel \u00e9vident de la fin du pr\u00e9c\u00e9dent, s'apparente, dans cette analogie, qui me sert de guide, au mode d'encha\u00eenement des coblas dites capfinidas.\n\nVoici comment Istvan Frank les caract\u00e9rise dans son R\u00e9pertoire m\u00e9trique de la po\u00e9sie des Troubadours, de longues ann\u00e9es un de mes livres pr\u00e9f\u00e9r\u00e9s :\n\n\u00ab On appelle de ce nom les strophes dont le dernier vers est li\u00e9 au premier de la strophe suivante par un des artifices que voici :\n\nle dernier mot est repris sous une forme identique ou plus ou moins chang\u00e9e ; il peut \u00eatre plac\u00e9 au d\u00e9but, \u00e0 l'int\u00e9rieur ou \u00e0 la fin du premier vers. \u00bb\n\nBien entendu, il m'a fallu transposer les caract\u00e9ristiques du mode d'encha\u00eenement au nouveau contexte, tr\u00e8s diff\u00e9rent.\n\nJe l'ai fait de mani\u00e8re l\u00e2che, sans trop de rigueur.\n\nApr\u00e8s tout, je suis de ceux qui pensent qu'il n'y a pas beaucoup d'intervention formelle dans l'art de la prose.\n\n _A fortiori_ s'il ne s'agit pas d'une prose d'art.\n\nUn des avantages de l'encha\u00eenement capfin (c'est l'abr\u00e9viation utilis\u00e9e par Frank) est d'assurer certes la continuit\u00e9 du texte.\n\nIl fut bien utile pour les scribes m\u00e9di\u00e9vaux charg\u00e9s de fixer et transmettre une po\u00e9sie o\u00f9 aucune progression narrative ou logique n'est visible g\u00e9n\u00e9ralement ; il ne sera pas inutile pour mon propre r\u00e9cit, dont l'avancement n'est pas guid\u00e9 par un plan pr\u00e9\u00e9tabli, et ne profite pas des secours d'une chronologie.\n\nIl servait aussi \u00e0 pr\u00e9parer des changements de ton, de topos, ou de rythme. Ce r\u00f4le, de s\u00e9mantique formelle, peut \u00eatre pr\u00e9serv\u00e9 sans difficult\u00e9 dans la traduction par analogie.\n\nJ'ajouterai, pour att\u00e9nuer un peu le caract\u00e8re arbitraire de mon annexion, que ce mode de liaison n'est pas seulement une particularit\u00e9 d'une po\u00e9sie d'autrefois. Il est \u00e0 l'\u0153uvre (le sens du mot convenablement g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9 hors po\u00e9sie), sans cesse, dans le fonctionnement de nos souvenirs.\n\nSouvent, par le signal d'un mot, un souvenir, dont l'image restait myst\u00e9rieuse re\u00e7oit l'\u00e9clairage d'une nouvelle cobla du pass\u00e9, chantant sur la m\u00eame m\u00e9lodie.\n\n(On pourrait dire d'ailleurs, en sens inverse, que dans la po\u00e9sie des Troubadours, parce qu'elle ignore toute progression narrative, la liaison capfinida de strophe \u00e0 strophe, en mimant un proc\u00e9d\u00e9 universel d'encha\u00eenement des souvenirs, loin d'\u00eatre une facilit\u00e9 purement m\u00e9canique, assure l'unit\u00e9 m\u00e9morielle d'une canso avec au moins autant de force que ne le ferait un encha\u00eenement d'\u00e9v\u00e9nements.)\n\n## \u00a7 17 Vous pensez : voil\u00e0 une ironie bien facile !\n\nBravo monsieur Mignon, disais-je.\n\nVous pensez : voil\u00e0 une ironie bien facile ! d'accord.\n\nMais il est \u00e0 remarquer que de telles splendeurs (ou leurs \u00e9quivalents) ont \u00e9t\u00e9 souvent mises au compte (n\u00e9gatif) de la forme-sonnet elle-m\u00eame :\n\ncomment peut-on d\u00e9fendre une pareille forme po\u00e9tique, disait-on, capable de produire cela ? !\n\nPlus r\u00e9cemment, un raisonnement du m\u00eame type est sous-jacent au refus de la po\u00e9sie elle-m\u00eame par certains (et certains de ses po\u00e8tes, h\u00e9las !) : 'si untel est po\u00e8te, alors je ne suis pas po\u00e8te' ou : 'si la po\u00e9sie c'est cela, c'est que la po\u00e9sie est morte'; etc.\n\nIl ne viendrait cependant \u00e0 aucun boulanger, je pense, l'id\u00e9e de se dire : 'untel est un mauvais boulanger, donc je ne suis pas boulanger'; et encore moins de conclure : 'la boulangerie est morte'\n\n(je ne veux pas dire qu'elle ne l'est pas ; ou n'est pas menac\u00e9e de l'\u00eatre : les 'Fournil de Pierre' et autres imitations des boulangeries, attirant les na\u00effs avec adjonction de parfum de croissants frais \u00e0 de la fabrication purement m\u00e9canique, menacent de les \u00e9liminer, ou de les forcer \u00e0 agir de m\u00eame.\n\nLa situation n'est pas tr\u00e8s diff\u00e9rente dans le cas de la po\u00e9sie et on pourrait ais\u00e9ment trouver l'\u00e9quivalent pseudo-po\u00e9tique des 'croissant\u00e9rias').\n\nUne r\u00e9flexion 'cousine' de la pr\u00e9c\u00e9dente, et \u00e0 peine plus prudente am\u00e8ne \u00e0 condamner, esth\u00e9tiquement, non la forme-sonnet elle-m\u00eame, mais ce qu'on nommera ses aberrations :\n\nl'acrostiche, l'anagramme, les oulipismes..., qui ne sont que jeux, que jeux de soci\u00e9t\u00e9, des amusettes indignes de l'artiste s\u00e9rieux.\n\nLe sonnet en bouts-rim\u00e9s est une cible particuli\u00e8rement commode pour ce type d'attaque.\n\nMais je poserai ceci : tout sonnet est, en un sens, compos\u00e9 en bouts-rim\u00e9s.\n\nCe sont les mots-rimes qui donnent leur sens rythmique au vers qu'ils terminent, c'est l'\u00e9querre (que j'ai d\u00e9finie plus haut) constitu\u00e9e du premier vers et de la liste des mots-rimes qui est d\u00e9cisive pour la fermet\u00e9 architecturale d'un po\u00e8me de cette esp\u00e8ce.\n\nIl n'est, qui plus est, pas du tout \u00e9vident que certains parmi les plus parfaits sonnets de cette tradition po\u00e9tique ne soient pas, strictement, construits par remplissage d'un tel moule (on pensera au sonnet 'en yx' de Mallarm\u00e9, par exemple).\n\n## \u00a7 18 Pour reprendre une m\u00e9taphore, autrefois employ\u00e9e par Jean-Pierre Faye\n\nPour reprendre une m\u00e9taphore, autrefois employ\u00e9e par Jean-Pierre Faye dans l'analyse politique des proximit\u00e9s entre r\u00e9volution et contre-r\u00e9volution dans l'Allemagne de Weimar, celle du fer \u00e0 cheval (forme pr\u00e9f\u00e9r\u00e9e autrefois des aimants), il y a une proximit\u00e9 redoutable entre les extr\u00eames d'une forme po\u00e9tique, entre le Capitole du sublime et la roche Tarp\u00e9ienne de Pan-Guenuche.\n\nEn se figeant, de toute fa\u00e7on, une forme po\u00e9tique r\u00e9v\u00e8le quelque chose de son essence, fait apercevoir son squelette.\n\nLa strat\u00e9gie de m\u00e9morisation que j'ai d\u00e9crite n'est, il me semble, compte tenu de ces remarques, pas si aberrante qu'elle pourrait le sembler.\n\nElle poursuit, en sens inverse, le parcours de p\u00e9n\u00e9tration du sonnet dans la m\u00e9moire individuelle de po\u00e9sie, celle du lecteur-auditeur, sollicit\u00e9e en premier par l'attaque, le vers initial, et que les \u00e9chos sonores\/visuels\/s\u00e9mantiques des rimes illuminent pr\u00e9f\u00e9rentiellement.\n\nBien plus : parce qu'un sonnet (et plus g\u00e9n\u00e9ralement tout po\u00e8me) n'est jamais ni purement objet sonore,\n\nni purement objet pos\u00e9 sur un papier,\n\nla prise en compte int\u00e9rieure du texte suppose l'appr\u00e9hension imm\u00e9diate, subitis\u00e9e, de l'espace qu'il occupera dans la m\u00e9moire,\n\nlui-m\u00eame une image du fragment d'espace-temps externe que constitue le double de sa figuration spatiale immobile et du moment de son d\u00e9voilement aural,\n\nmoment qui, dans le souvenir, sera concentr\u00e9 jusqu'\u00e0 n'\u00eatre plus qu'un instant-point, compact\u00e9, lyophilis\u00e9 en quelque sorte,\n\net par l\u00e0 susceptible ensuite d'\u00eatre restitu\u00e9, rendu \u00e0 la vie,\n\n\u00e0 l'\u00e9motion du pr\u00e9sent par la rem\u00e9moration.\n\nQuand l'oubli d\u00e9fait le texte dans la t\u00eate, le dissout, le d\u00e9sagr\u00e8ge, quand la n\u00e9gligence de la m\u00e9moire l'efface, le ronge plus ou moins de son acide,\n\ncette armature est ce qui lui r\u00e9siste le mieux, le plus longtemps.\n\nEt c'est \u00e0 partir d'elle qu'on peut le mieux et le plus rapidement le reconqu\u00e9rir.\n\n## \u00a7 19 Pendant la troisi\u00e8me semaine d'octobre\n\nPendant la troisi\u00e8me semaine d'octobre de l'ann\u00e9e derni\u00e8re (j'\u00e9cris en 1995, il s'agit donc de l'automne 94), je me suis trouv\u00e9 confront\u00e9 \u00e0 un ph\u00e9nom\u00e8ne inattendu, d\u00e9sagr\u00e9able ; et r\u00e9current.\n\nLes circonstances en \u00e9taient toujours les m\u00eames : deux, trois fois par semaine, brusquement et tr\u00e8s t\u00f4t, je me r\u00e9veillais, nettement plus t\u00f4t que mon heure de r\u00e9veil habituelle, pourtant peu tardive, cinq heures du matin.\n\nLes mots qui suivent d\u00e9crivent une **image-m\u00e9moire**\n\n(je reprends la disposition typographique que j'ai utilis\u00e9e d\u00e9j\u00e0 pour marquer de tels fragments de prose, qui se bornent \u00e0 transcrire, de ces images, ce que j'en vois, au moment de les noter (\u2192 branche 2, _passim_ )).\n\n**Il \u00e9tait trois heures. J'avais peu et tr\u00e8s mal dormi.**\n\n **J'ouvrais les yeux sur une nuit que je ne reconnaissais pas, une nuit d\u00e9naturalis\u00e9e, d\u00e9familiaris\u00e9e par l'intervention d'une puissance hostile, oppressante, lourde, f\u00e9roce, au pouvoir absolu.**\n\n **Je me d\u00e9couvrais incapable de bouger, de tendre m\u00eame la main pour allumer la lampe \u00e0 ma droite.**\n\n **Je restais \u00e9tendu sur le dos, cloporte pensant. Une angoisse compliqu\u00e9e me saisissait ; toujours la m\u00eame, qui se r\u00e9p\u00e9tait nuit apr\u00e8s nuit sans changer, sans s'affaiblir.**\n\n**Je savais, j'\u00e9tais absolument certain d'une chose, que j'avais apprise d'une source certaine : j'allais mourir**. **Ma mort \u00e9tait proche, tr\u00e8s proche.**\n\nOr je n'avais \u00e9t\u00e9 travers\u00e9 d'aucun cauchemar.\n\nJe n'avais pas \u00e9t\u00e9 victime d'une hallucination.\n\nJe n'avais pas vu se dresser devant moi un spectre tomb\u00e9 d'une danse macabre, avec son squelette ricanant, ses dents noires et sa t\u00eate de mort.\n\nAlors, en cet instant, je n'avais souffert d'aucune atteinte physique, d'aucune fi\u00e8vre, d'aucune douleur.\n\nJe n'avais d\u00e9couvert en moi aucune trace d'un r\u00eave, qui aurait \u00e9t\u00e9 la mise en sc\u00e8ne pr\u00e9monitoire du futur proche de cette mort qui m'\u00e9tait, et n'a pas cess\u00e9 ensuite, et pendant de nombreuses semaines, de m'\u00eatre, de tr\u00e8s nombreuses fois, annonc\u00e9e.\n\n## \u00a7 20 Telle \u00e9tait la source de l'angoisse.\n\nCar telle \u00e9tait la source de l'angoisse.\n\nCette mort, ma mort, s'approchait, \u00e9tait l\u00e0.\n\nElle allait me saisir. J'en avais la ferme conviction.\n\nElle allait venir dans peu, dans tr\u00e8s peu de temps.\n\nLa premi\u00e8re fois que j'ai reconnu cette menace du 'doigt de la mort',\n\nje suis rest\u00e9 comme foudroy\u00e9, \u00e9tendu sur le dos, la t\u00eate dans les oreillers,\n\nincapable de me retourner,\n\ncomme un scarab\u00e9e, un scarab\u00e9e non en or, mais en plomb.\n\nEnsuite, je ne sais pas si c'est un peu ou beaucoup plus tard, je me suis forc\u00e9 \u00e0 me lever, \u00e0 faire les gestes routiniers de mon r\u00e9veil journalier, ceux que je fais sans presque y penser tous les jours :\n\n\u2013 allumer la lampe dont la lumi\u00e8re est la moins dure \u00e0 ma gauche, rejeter les couvertures, me lever, allumer le macintosh,\n\n\u2013 aller faire couler l'eau chaude du robinet du coin-cuisine de ma pi\u00e8ce unique,\n\n\u2013 verser un fond de caf\u00e9 en poudre dans le bol bleu ou dans le bol jaune, etc.\n\nEt pendant que l'eau coulait br\u00fblante sur mon doigt j'ai trouv\u00e9, m'est venu spontan\u00e9ment un mot pour qualifier la proximit\u00e9 de cette mort :\n\n **climat\u00e9rique.**\n\n## \u00a7 21 J'admire le sonnet de G\u00f3ngora immens\u00e9ment\n\nJ'admire le sonnet de G\u00f3ngora immens\u00e9ment (comme plusieurs autres du m\u00eame auteur) ; je n'adh\u00e8re pas aux convictions religieuses qu'il y affiche (je ne suis pourtant pas non plus un ath\u00e9e, mais un agnostique, un sceptique).\n\nJ'en admire chaque vers, mais il n'y en a que cinq qui entra\u00eenent mon adh\u00e9sion enti\u00e8re, absolue, inconditionnelle, emp\u00eatr\u00e9e d'\u00e9motion : les quatre premiers vers du po\u00e8me et le vers 6, celui o\u00f9 la terre unie va se d\u00e9faisant.\n\n( En este occidental, en este, oh Licio,\n\nclimat\u00e9rico lustro de tu vida,\n\ntodo mal afirmado pie es ca\u00edda,\n\ntoda f\u00e1cil ca\u00edda es precipicio.\n\n...\n\nDesat\u00e1ndose va la tierra unid\u00e1)\n\nDes cinq vers pr\u00e9f\u00e9r\u00e9s par mon jugement po\u00e9tique, confirm\u00e9s maintenant, \u00e0 la relecture, j'en avais donc conserv\u00e9 trois. D'un quatri\u00e8me un seul mot juste, 'pr\u00e9cipice'.\n\nMais le vers 3 s'\u00e9tait, lui, presque enti\u00e8rement transform\u00e9, \u00e9tait devenu une horreur linguistiquement barbare, un cadavre de vers n'ayant de r\u00e9alit\u00e9 en aucune langue ; je donnais \u00e0 cet 'impossible de langue' (comme dirait Jean-Claude Milner) le sens suivant : chaque pas r\u00e9p\u00e9t\u00e9 est une chute. (Que le mot espagnol 'paz' signifie paix avait peut-\u00eatre \u00e0 voir avec la paix promise du tombeau.)\n\n(L'id\u00e9e de r\u00e9p\u00e9tition comme cause de chute me pla\u00eet, toutefois ; je pense que G\u00f3ngora aurait d\u00fb l'introduire.)\n\nJ'ai eu honte de moi-m\u00eame. J'ai rougi devant mon \u00e9cran (virtuellement) (je ne rougis presque jamais) (peut-on rougir quand on est seul ? devant un miroir ?).\n\nEt pourtant, alors que je pouvais comprendre ne serait-ce que par la comparaison des rimes qu'il \u00e9tait litt\u00e9ralement impossible que le vers soit tel, je ne parvenais pas \u00e0 m'en d\u00e9faire.\n\nDe la transformation barbare et lamentable qu'il a subie en \u00e9tant transport\u00e9 sans soin dans mon souvenir je ne peux tirer qu'une seule consolation : le faux vers de mon souvenir est quand m\u00eame comptable comme un hend\u00e9casyllabe espagnol, avec c\u00e9sure _a majore_ (6 + 4) et avec une synal\u00e8phe (repetido es \u2013 les deux voyelles en contact, soulign\u00e9es ne comptent que pour une seule unit\u00e9 m\u00e9trique) ; je n'en ai pas fait un vers b\u00e2ti \u00e0 la fran\u00e7aise ; ce n'est pas un d\u00e9casyllabe m\u00e9triquement franpagnol : c'est toujours \u00e7a !\n\nLe souvenir du po\u00e8me ruin\u00e9 a continu\u00e9 \u00e0 m'accompagner chaque fois que, dans la nuit, je me suis r\u00e9veill\u00e9 de nouveau avec la m\u00eame angoisse et certitude de ma mort proche. Il ne diminuait d'ailleurs aucunement l'angoisse ; qui restait intense, et sans explication.\n\nElle a disparu aujourd'hui, mais d'elle-m\u00eame, apr\u00e8s bien des efforts th\u00e9rapeutiques en fait inutiles dont l'exhumation involontaire par mon esprit de l'adjectif _climat\u00e9rico_ constitua une premi\u00e8re version, spontan\u00e9e ; mais inefficace.\n\nCe que m'avait dit l'adjectif 'climat\u00e9rique', en y r\u00e9fl\u00e9chissant de plus pr\u00e8s, \u00e9tait ceci :\n\n\u00ab Tu vas entrer dans ta soixante-troisi\u00e8me ann\u00e9e (je me tutoie. (Mais peut-on faire autrement ; se vouvoyer ? parler de soi \u00e0 soi \u00e0 la troisi\u00e8me personne ? je me le demande. Ne pas soliloquer du tout ?)).\n\nSelon une croyance, venue de l'Antiquit\u00e9 et tr\u00e8s forte encore au si\u00e8cle de G\u00f3ngora, cette ann\u00e9e est, dans une vie, l' **ann\u00e9e de tous les dangers**. Il te sera difficile de la franchir en \u00e9chappant \u00e0 ses menaces, dont la plus terrible est la menace de mort. On meurt en sa soixante-troisi\u00e8me ann\u00e9e plus qu'en toute autre. \u00bb\n\nDisons tout de suite, pour \u00e9viter un malentendu, que je ne partage pas cette croyance.\n\nDisons tout de suite que je ne suis pas superstitieux, en tant qu'animal conscient et pensant.\n\n## \u00a7 22 Le mot que j'avais trouv\u00e9 n'\u00e9tait pas climat\u00e9rique mais climat\u00e9rico.\n\nPr\u00e9cision : **Le mot que j'avais trouv\u00e9 n'\u00e9tait pas** **climat\u00e9rique** **mais** **climat\u00e9rico** **.**\n\nIl m'\u00e9tait apparu au milieu des vers qui le contiennent dans le sonnet de G\u00f3ngora.\n\nPlus exactement mon souvenir m'avait propos\u00e9 ceci :\n\n **En este occidental, en este, oh _Livio_ ,**\n\n **Climat\u00e9rico lustro de tu vida**\n\n ** _Cada paz repetido es un ca\u00eddo_**\n\npoum poum poum...... **precipicio**.\n\npoum poum poum...... ?\n\n **Desat\u00e1ndose va la tierra unid\u00e1**\n\npoum poum poum,... et encore poum...\n\n(et ainsi jusqu'\u00e0 la fin, avec quelques autres bribes exactes ou presque exactes surnageantes (mais les ruines de ma m\u00e9moire importent peu au r\u00e9cit)).\n\nTout en me r\u00e9citant cette bouillie je ne me faisais aucune illusion sur la qualit\u00e9 de ma restitution :\n\napr\u00e8s tout je savais qu'il s'agissait d'un sonnet et m\u00eame si j'en avais perdu beaucoup de mots, je savais o\u00f9 ils devaient se trouver sur la page mentale o\u00f9 le po\u00e8me s'\u00e9tait inscrit, quand je l'avais appris et tant que je l'avais correctement retenu ; donc je savais que mon vers 3 \u00e9tait n\u00e9cessairement faux.\n\n(le nom propre du vers 1 est faux \u00e9galement (le v\u00e9ritable nom est Licio) qui pourtant aurait d\u00fb \u00eatre attir\u00e9 par le mot-rime du vers 4 (seul survivant de la chute de ce vers)).\n\nMon souvenir ne s'\u00e9tait m\u00eame pas efforc\u00e9 de combler, par un renforcement phonique, le vide b\u00e9ant apparu dans la restitution du quatrain ! Or l'erreur de nom, avant m\u00eame d'avoir recours \u00e0 l'original, j'aurais \u00e9t\u00e9 en mesure, en raisonnant, de la corriger.\n\nJe remarquerai \u00e0 cette occasion qu'il m'est parfaitement possible de poss\u00e9der un souvenir, de le poss\u00e9der avec conviction, et de savoir en m\u00eame temps que ce souvenir est une image fausse de ce qu'il repr\u00e9sente ; et de ne pouvoir restituer le vrai du fragment de pass\u00e9 que ce souvenir falsifie sans oblit\u00e9rer, en m\u00eame temps, le souvenir lui-m\u00eame.\n\n(Les propositions du pass\u00e9 diff\u00e8rent en cela, et vivement, de celles du pr\u00e9sent, c'est-\u00e0-dire du pass\u00e9 tr\u00e8s proche.)\n\nLa terre unie des syllabes du sonnet s'\u00e9tait d\u00e9faite, d\u00e9lit\u00e9e, d\u00e9sassembl\u00e9e.\n\nComme font les corps morts\n\n(Ronsard : \u00ab Mon corps s'en va descendre o\u00f9 tout se d\u00e9sassemble \u00bb.) (Ou mes 'Pataugas'.)\n\n## \u00a7 23 Je l'avais su par c\u0153ur autrefois\n\nJe l'avais su par c\u0153ur autrefois (je ne me souvenais pas encore \u00e0 ce moment, ni jusqu'\u00e0 celui que je raconte, celui du 5 d\u00e9cembre encore \u00e0 venir (je suis toujours, racontant, au mois d'octobre 1994),\n\ndans quelles circonstances je l'avais appris, mais je l'avais su longtemps parfaitement, adressable \u00e0 volont\u00e9 dans ma t\u00eate).\n\nCe qui me restait (et je ne l'ai pas relu avant, pr\u00e9cis\u00e9ment, le jour o\u00f9 j'ai red\u00e9couvert les raisons qui m'avaient amen\u00e9 \u00e0 l'apprendre), c'\u00e9taient donc trois vers \u00e0 peu pr\u00e8s correctement maintenus, les vers 1, 2 et 6.\n\nJe ne dirai pas que le son pseudo-espagnol que je leur donne dans ma performance aurale est, lui, correct, mais c'est une autre affaire ; vous me lisez, vous ne m'\u00e9coutez pas.\n\nLa r\u00e9apparition du sonnet de _G\u00f3ngora_ sur la place Colette a cependant chang\u00e9 quelque chose dans mon appr\u00e9hension du ph\u00e9nom\u00e8ne climat\u00e9rique\n\n(je n'irai pas jusqu'\u00e0 dire sa compr\u00e9hension).\n\nSi je m'\u00e9tais lanc\u00e9 autrefois dans la vaste entreprise qui allait annihiler (pour se dissiper finalement en un \u00e9chec entier) tant d'ann\u00e9es de mon existence,\n\nc'\u00e9tait (on se rapportera ici aux branches pr\u00e9c\u00e9dentes de cet ouvrage) apr\u00e8s un deuil (\u2192 branche 3 (surtout la deuxi\u00e8me partie ; \u00e0 venir)).\n\nLe choix de ce premier sonnet \u00e0 mettre en m\u00e9moire, si c'\u00e9tait bien, comme ma m\u00e9moire me le sugg\u00e9rait maintenant, par l\u00e0 que j'avais, curieusement, commenc\u00e9, avait affaire, de mani\u00e8re oblique mais certaine, avec ce deuil-l\u00e0. Et sans doute avec d'autres. Le retour, par le biais de cette image impos\u00e9e du souvenir, associ\u00e9e au lien num\u00e9rique et num\u00e9rologique de la date, de l'anniversaire, sans doute aussi.\n\n(J'avais en outre \u00e0 me d\u00e9battre avec un deuil plus r\u00e9cent, se d\u00e9ployant en moi avec une lenteur sinistre, celui de ma m\u00e8re.)\n\nIl s'ensuivait que cela repr\u00e9sentait beaucoup d'ombres, une longue th\u00e9orie d'ombres, chacune \u00e9paisse, lourde.\n\nJe sais aussi qu'en avan\u00e7ant en \u00e2ge les occasions de deuil ont toutes les chances de se mutiplier. On peut y devenir insensible. On peut y devenir de plus en plus sensible au contraire. On peut se trouver devant les deux r\u00e9actions \u00e0 la fois, selon les moments. La grande ann\u00e9e climat\u00e9rique \u00e9tait un excellent pr\u00e9texte pour m\u00e9langer les deux. Ainsi ai-je raisonn\u00e9. S'obstiner \u00e0 vouloir chasser ces ombres serait b\u00eate. Il faut faire avec. Il faut s'en servir pour \u00e9loigner l'id\u00e9e qu'il n'y a plus rien \u00e0 faire, qu'il n'y a plus de temps. Ou, au contraire, de l'id\u00e9e qu'il n'y a presque plus de temps, tirer l'\u00e9nergie de son emploi 'productif', m\u00eame s'il est d\u00e9risoire au regard de la disparition.\n\nVoil\u00e0 l'occasion, m'exhortai-je, ouvrant, \u00e0 l'aube d'un jour voulu meilleur, un nouveau 'document' sur le 'bureau' de mon macintosh, de prendre de nouvelles et f\u00e9roces r\u00e9solutions de travail, de lutte contre la dispersion, l' _acedia_ , le d\u00e9couragement ; et de faire un plan. (De tels plans jamais suivis jonchent la dur\u00e9e de mon existence, vou\u00e9s \u00e0 plus ou moins br\u00e8ve \u00e9ch\u00e9ance \u00e0 la corbeille (jadis \u00e0 papier, maintenant \u00e9lectronique).)\n\nJe suis, voyez-vous, un 'type dans le genre' du Zeno de Svevo qui \u00e9crit : \u00ab je vais toujours de cigarettes en bonnes r\u00e9solutions, et de bonnes r\u00e9solutions en cigarettes \u00bb. (Il suffit de remplacer dans cette citation 'cigarettes' par 'plans abandonn\u00e9s'.)\n\n## \u00a7 24 j'avais aussi, en exhumant le mot 'climat\u00e9rique',\n\nMais j'avais aussi, en exhumant le mot 'climat\u00e9rique', d\u00e9couvert quelque chose, \u00e0 savoir la circonstance gongoresque. Or elle avait une forte pertinence pour la poursuite de mon trait\u00e9 de m\u00e9moire, que je d\u00e9signe de son titre g\u00e9n\u00e9rique, que j'ai utilis\u00e9 pour sa premi\u00e8re partie, le livre qui constitue sa branche 1, publi\u00e9e, **'le grand incendie de londres'**.\n\nBien plus, dans la composition de la branche 3, intitul\u00e9e **Math\u00e9matique :** , je m'\u00e9tais trouv\u00e9 bloqu\u00e9 depuis le mois de juin 1994 environ, \u00e0 peu pr\u00e8s \u00e0 mi-chemin. Je m'\u00e9tais obstin\u00e9 tout l'\u00e9t\u00e9, cet \u00e9t\u00e9 qui fut si d\u00e9sagr\u00e9ablement br\u00fblant, mais en vain.\n\nJe m'\u00e9tais obstin\u00e9 tout l'automne, sans plus de succ\u00e8s.\n\nMa paralysie devenait grave ; car la survie m\u00eame de mon entreprise \u00e9tait en jeu : elle suppose non seulement que je ne revienne pas en arri\u00e8re pour modifier ou corriger, mais au moins aussi imp\u00e9rativement que je ne l'interrompe pas plus de quelques jours. Six mois, c'\u00e9tait beaucoup trop. Le parfum d'un pr\u00e9sent continu de prose que je m'efforce de pr\u00e9server risquait de dispara\u00eetre sans espoir de restitution.\n\nJe finis par conclure, non sans un douloureux examen de conscience (pouvais-je faire une entorse au principe de successivit\u00e9 ? n'\u00e9tait-il pas d\u00e9j\u00e0 trop tard ?), que je ne pouvais pas tricher ; qu'il n'y avait donc qu'une seule alternative au renoncement d\u00e9finitif : en bonne m\u00e9thode il me fallait contourner l'obstacle, m'engager sans attendre dans la **branche 4**. Ce que je fais ici.\n\nJ'ai mis longtemps \u00e0 choisir de me r\u00e9signer \u00e0 cette solution, qui pourtant s'\u00e9tait pr\u00e9sent\u00e9e assez vite, d\u00e8s qu'il m'apparut clairement que j'\u00e9tais vraiment, et pour longtemps, arr\u00eat\u00e9 un peu au-del\u00e0 du milieu de la branche 3 (pour une raison au moins que je m'imagine avoir comprise, ce qui ne m'a pas cependant aid\u00e9 \u00e0 reprendre). Non seulement parce que j'ai d\u00e9cid\u00e9 d'\u00e9crire toutes ces pages \u00e0 la suite, sans revenir en arri\u00e8re. (C'est une contrainte que je me suis donn\u00e9e (elle est arbitraire mais pas immotiv\u00e9e).) Mais aussi parce que chaque branche doit comporter, pour des raisons num\u00e9rologiques, exactement le m\u00eame nombre de moments de prose (ils apparaissent ici comme des paragraphes distincts et num\u00e9rot\u00e9s, chacun sous une esp\u00e8ce de titre).\n\nL'abandon de la branche 3 au profit de la branche 4 cr\u00e9e une discontinuit\u00e9 qu'il me fallait vous dire, compte tenu des pseudo-axiomes explicites de mon ouvrage. Voil\u00e0, c'est fait. Et par cet aveu je me sens \u00e0 moiti\u00e9 pardonn\u00e9, puisqu'il est assez simple de retrouver, si on le veut, lecteur, la lecture \u00e0 la suite, car je signalerai aussi la suture, quand je reprendrai la branche 3 (je pense maintenant pouvoir le faire ; mais elle sera in\u00e9vitablement coup\u00e9e en deux parties).\n\nLa question climat\u00e9rique changeait alors enti\u00e8rement de contexte. Elle ne concernait plus mes angoisses d'existence, mais jouait un r\u00f4le d'intercesseur, de cha\u00eenon m\u00e9moriel vers le moment de la naissance de mon **Projet** , ce dont je parle, tout au long de ces branches, de liaison capfinida entre le pr\u00e9sent de 1994 et le pass\u00e9 de 1961. Mon souvenir avait repris ce mot, me permettant d'effectuer la transition entre une strophe de vie (mon obsession de la mort climat\u00e9rique) et une nouvelle strophe de m\u00e9moire.\n\n## \u00a7 25 Avan\u00e7ant dans la s\u00e9quence de livres de l'esp\u00e8ce de celui-ci,\n\nAvan\u00e7ant dans la s\u00e9quence de livres de l'esp\u00e8ce de celui-ci, que j'\u00e9cris depuis dix ans, je proc\u00e8de en quelque sorte \u00e0 une avanc\u00e9e en spirale. Ce qui veut dire que :\n\n\u00c0 diff\u00e9rents endroits de la surface de cette \u00e9criture, je reviens au m\u00eame point racont\u00e9 : un r\u00eave, que j'ai fini par nommer **le** r\u00eave, qui est en un sens (pas enti\u00e8rement clair pour moi ; et je m'efforce d'\u00e9claircir ce myst\u00e8re) origine et cause de tout ce dont je rends compte, pour une \u00e9lucidation\n\n(\u00e9lucidation pour reconstitution, \u00e9radication et distraction et description du destin d'un **Projet intellectuel** et d'un **roman** tous deux abandonn\u00e9s, du r\u00e9cit qui s'est substitu\u00e9 \u00e0 eux, et plus ou moins de tout ce qui a constitu\u00e9 mon activit\u00e9 de compositeur de po\u00e9sie, de math\u00e9matique et de litt\u00e9rature depuis trente-trois ans).\n\nC'est non seulement un retour dans ces pages, \u00e0 distance, ces pages avan\u00e7ant, mais un retour \u00e0 la pens\u00e9e de ce r\u00eave, au souvenir qu'il constitue et surtout \u00e0 ce qui reste d'int\u00e9rieur dans le souvenir de ses 'environs', int\u00e9rieur encore parce que je ne l'ai pas \u00e9crit : l'autour, les alentours du r\u00eave, de ses circonstances.\n\nJ'y reviens en outre \u00e0 des distances temporelles de plus en plus grandes par rapport \u00e0 son moment.\n\nLes d\u00e9formations que la dur\u00e9e lui fait subir dans ma m\u00e9moire ne peuvent que s'accro\u00eetre ; cela ne me g\u00eane pas, j'en ai pris mon parti th\u00e9orique (et, par la force des choses, surtout pratique).\n\nJ'ai pris mon parti aussi de cet autre fait que, d'\u00eatre devenu une narration fig\u00e9e, le r\u00eave se trouve en fait semblable \u00e0 un arbre coup\u00e9 de nombreuses racines : les mots qui le constituent maintenant ont perdu le pouvoir d'appel d'autres souvenirs contemporains, qui me sont pour cette raison devenus inaccessibles, en tout cas directement.\n\nOr je me souviens (ou crois me souvenir) qu'il y avait dans les environs du r\u00eave autre chose que ce que je peux retrouver aujourd'hui, et vais dire. Je n'y peux rien ; sinon esp\u00e9rer que, par miracle, le simple acte de dire les incitera \u00e0 resurgir, de ces ombres derri\u00e8re des ombres o\u00f9 ils sont cach\u00e9s.\n\nJ'ai \u00e9crit ce que j'appellerai le texte du r\u00eave une premi\u00e8re fois en 1980.\n\nJe l'ai \u00e9crit une seconde fois en 1985. La premi\u00e8re \u00e9criture est dans la branche 1 (la seconde aussi, et elle s'y trouve deux fois).\n\nEn outre le r\u00eave est annonc\u00e9 d\u00e8s les premi\u00e8res lignes du **'grand incendie de londres'** , d\u00e8s son troisi\u00e8me instant de prose.\n\nDans le chapitre 1 de la branche pr\u00e9sente, je me suis born\u00e9 \u00e0 reproduire le texte, maintenant fig\u00e9 parce que devenu souvenir ext\u00e9rieur, avec un simple ajout explicatif. Mais il y a maintenant trente-trois ans de pass\u00e9s depuis le moment du r\u00eave, devenu simple moment de prose. J'ai tourn\u00e9 et retourn\u00e9 trente-trois fois sur la spirale temporelle des saisons.\n\nJ'\u00e9voque ici, pour me situer dans la narration, l'image d'une spirale s'enroulant sur un cylindre vertical qui figure le flux du temps (un peu semblable \u00e0 ces cylindres que l'on voit dans les laboratoires, o\u00f9 un stylet inscrit l'\u00e9volution des temp\u00e9ratures en fonction de la dur\u00e9e).\n\nIl s'agit l\u00e0 du temps ordinaire suppos\u00e9 homog\u00e8ne, mais suppos\u00e9 aussi bidimensionnel : car la base du cylindre fictif repr\u00e9sente une deuxi\u00e8me dimension du temps, inspir\u00e9e par cette fixit\u00e9 de l'ann\u00e9e g\u00e9n\u00e9rique qui constamment nous accompagne, l'ann\u00e9e calendaire.\n\n## \u00a7 26 Dans ce moment de prose, parenth\u00e9tique mais fondamental, l'Auteur impose une th\u00e9orie rudimentaire et frivole du temps, \u00e0 des fins purement \u00e9go\u00efstes de prosateur non romancier, sans aucune responsabilit\u00e9 philosophique, ni autre\n\nJ'affirme ici en effet, avec la derni\u00e8re \u00e9nergie, que nous avons en nous (elle nous a \u00e9t\u00e9 inculqu\u00e9e de force : familialement, scolairement, socialement) l'id\u00e9e d'une ann\u00e9e abstraite, se r\u00e9p\u00e9tant quasi identiquement \u00e0 elle-m\u00eame, l'ann\u00e9e du calendrier. Elle demeure pour nous sans changements, sinon superficiels : une ann\u00e9e (de celles que l'on dit r\u00e9elles), tel jour il fait beau ; tel jour d'une autre ann\u00e9e non ; mais il s'agit bien du 'm\u00eame' jour.\n\nIl faut alors consid\u00e9rer les ann\u00e9es suppos\u00e9es r\u00e9elles (d'une r\u00e9alit\u00e9 ext\u00e9rieure \u00e0 nous), changeantes, comme distinctes de l'ann\u00e9e calendaire. L'ann\u00e9e du calendrier est inchangeante, et abstraite. Au-dessus d'elle les ann\u00e9es ordinaires s'entassent, se superposent, l'une apr\u00e8s l'autre (et plus ou moins bien). Dans la traduction g\u00e9om\u00e9trique imag\u00e9e du cylindre, l'ann\u00e9e calendaire est horizontale et s'inscrit sur un cercle ; et les autres ann\u00e9es, les pseudo-r\u00e9elles (je crois relativement peu \u00e0 leur r\u00e9alit\u00e9 dans le monde en dehors de moi) s'allongent sur des lignes verticales, dont le point d'attache est, en projection, l'origine de l'ann\u00e9e calendaire (le dit 1er janvier). Elles avancent en tournant sur la face du cylindre, cr\u00e9ant ainsi la spirale qui nous fait sentir douloureusement le vertige, le tournis du temps.\n\nPenser que le 7 novembre, par exemple, ou le 11 juin, sont toujours un m\u00eame jour, dans les ann\u00e9es changeantes, fait partie de la bidimensionnalit\u00e9 v\u00e9cue du temps. Je refuse donc ici de prendre ladite deuxi\u00e8me dimension comme une simple repr\u00e9sentation commode. L'ann\u00e9e calendaire, fixe, est une ann\u00e9e ayant pour chacun de nous autant de r\u00e9alit\u00e9 que l'autre (plus m\u00eame pour certains). Elle sert de mod\u00e8le \u00e0 l'id\u00e9e de permanence (tout en nourrissant, par contraste, celle de changement).\n\nNous pensons et vivons le temps en tenant compte de la stabilit\u00e9 potentiellement ind\u00e9finie de l'ann\u00e9e formelle. Et nous nous rep\u00e9rons, dans le monde si d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9ment flottant, sans cesse par rapport \u00e0 elle. Elle est la base du cylindre ; elle est la base de la stabilit\u00e9 du temps.\n\nEn fait on pourrait m\u00eame soutenir (je ne serais pas loin de soutenir) que ce n'est que parce que le temps en arrive \u00e0 \u00eatre pens\u00e9 comme ayant ces deux dimensions qu'il y a du temps pour nous.\n\nL'extension dimensionnelle de l'id\u00e9e de temps n'est pas dans notre existence post\u00e9rieure \u00e0 la perception m\u00eame des dur\u00e9es. Elle commence quand nous sommes enfants. Elle a alors d'abord une autre base, bien plus \u00e9troite que celle de l'ann\u00e9e : le jour. Or nous conservons en fait la base-jour du temps, m\u00eame apr\u00e8s avoir acquis celle de l'ann\u00e9e. Et il faudrait donc \u00e0 ma figuration cylindrique une autre dimension encore (que dis-je, deux dimensions suppl\u00e9mentaires au moins sans doute).\n\nJ'ai \u00e0 ma disposition, pour imaginer et me repr\u00e9senter le temps, ce que je nommerai un hypercylindre. Il a une base circulaire constitu\u00e9e de plusieurs 'composantes' : le jour g\u00e9n\u00e9rique d'abord ; une autre composante de la base serait ensuite le mois (avec, 'entre' les deux, par exemple, la semaine).\n\nCes deux (ou trois) premi\u00e8res composantes ont sur celle de l'ann\u00e9e g\u00e9n\u00e9rique le privil\u00e8ge de l'ant\u00e9riorit\u00e9 (une ant\u00e9riorit\u00e9 mentale, involontaire mais profonde, parce que ent\u00e9e sur la m\u00e9moire) dans la constitution priv\u00e9e de notre id\u00e9e du temps. (En revanche, les bases plus courtes que celle du jour, ne peuvent pas, ou peuvent assez mal servir l'\u00e9tablissement multidimensionnel du temps en nous (sans compter que leur installation dans le rep\u00e9rage des dur\u00e9es est historiquement assez r\u00e9cente. La m\u00eamet\u00e9 des heures est largement (et celle des minutes et secondes radicalement) fictive.)\n\n(On pourrait certainement trouver des preuves de la justesse de cette conception quelque part dans nos cerveaux, preuves qu'un s\u00e9rieux programme de psychologie (et linguistique) exp\u00e9rimentale(s) ne manquerait pas de faire appara\u00eetre ; je regrette de ne pas avoir le temps de l'entreprendre.)\n\nLa spirale que j'imagine, mon hyperspirale conceptuelle est g\u00e9om\u00e9triquement tordue, d'une mani\u00e8re que nous ne pouvons pas nous figurer en une image ressemblante, mais seulement comme je le fais ici, dans ces hypoth\u00e8ses parl\u00e9es.\n\nQuelques g\u00e9om\u00e8tres, semble-t-il, voient plusieurs dimensions ; je n'en suis pas.\n\nMa spirale imaginaire repasse sans cesse au-dessus des m\u00eames points, qui ont leur nom (un nom propre ; d'o\u00f9 l'excellente habitude de noter les noms de mois avec des majuscules, qui devrait \u00eatre \u00e9tablie ou r\u00e9tablie), \u00e0 trois composantes, trois coordonn\u00e9es d'un vecteur du temps, \u00e0 savoir\n\n\u2013 a) les nombres des dates ;\n\n\u2013 b) les noms des mois.\n\n## \u00a7 27 Parenth\u00e8se sur les saisons ; & suite des \u00e9lucubrations g\u00e9om\u00e9triques de l'Auteur sur le temps\n\nLes saisons constitueraient une autre composante dans la base fixe de l'hypercylindre ; une composante qui a certainement exist\u00e9 autrefois, avec importance, mais qui est en fait tomb\u00e9e en d\u00e9su\u00e9tude (et regrett\u00e9e, comme l'indique la formule proverbiale 'il n'y a plus de saisons'.\n\nCe dicton ne signifie pas qu'on pense soudain que maintenant il fait froid en \u00e9t\u00e9 et chaud en hiver, mais qu'on dit, par exemple, mercredi 19 avril 1995, neuf heures, sans plus ajouter qu'il s'agit du printemps ;\n\ncar, m\u00eame si momentan\u00e9ment le dicton fait surface pendant une p\u00e9riode d'\u00e9t\u00e9 o\u00f9 il fait froid, une semaine d'hiver o\u00f9 le temps (climatique) est exceptionnellement doux, il exprime aussi le regret d\u00e9j\u00e0 ancestral du fait qu'il ne nous est plus possible, pauvres modernes, de nous appuyer sur le cercle stable des saisons abstraites, comme nous le faisons sur les heures du jour, les jours de la semaine, les mois calendaires, les ann\u00e9es l\u00e9gales.\n\n(Quant aux si\u00e8cles et mill\u00e9naires, eux, ils nous exc\u00e8dent ; et nul n'y croit vraiment, en son for int\u00e9rieur)).\n\n\u2013 c) les mill\u00e9simes. Comme pour les vins il y a de bons mill\u00e9simes : 19xy fut une bonne ann\u00e9e, dit-on ; 19x'y' fut terrible, une _annus horribilis_. (Cette expression que pr\u00e9cis\u00e9ment la reine d'Angleterre employa il n'y a pas si longtemps, apr\u00e8s la s\u00e9paration du prince de Galles, son fils, et de la coquine Lady Di (elle n'\u00e9tait pas encore sainte \u2013 note de 1998).\n\nJe la dis coquine en pensant surtout \u00e0 une saisissante photographie de presse d'il y a quelques ann\u00e9es : en visite en Espagne, le couple pr\u00e9royal fut re\u00e7u par le gouvernement espagnol, dirig\u00e9, alors comme aujourd'hui encore mais pour peu de temps sans doute, par Felipe Gonzales.\n\nSur la photographie dont je parle, les deux aristocrates sont assis face \u00e0 la brochette des se\u00f1oritos minist\u00e9riels ; le prince est assis droit sur sa chaise avec son air habituel, s\u00e9rieux, un peu chevalin, un peu ben\u00eat. Lady Di a une robe fort courte, nettement relev\u00e9e au-dessus des genoux.\n\nSes cuisses sont largement \u00e9cart\u00e9es face \u00e0 ses h\u00f4tes, dont le regard semble invinciblement attir\u00e9 par ce qui se r\u00e9v\u00e8le sans se r\u00e9v\u00e9ler dans la p\u00e9nombre de ces britanniques cuisses princi\u00e8res, et qui est, qui sait ? une tenue \u00e0 la Sharon Stone (dans le film Fatal Attraction) (un de ces ministres, peut-\u00eatre un jour dans ses M\u00e9moires, \u00e9voquera ce moment assez unique dans l'histoire diplomatique et protocolaire).)\n\n(\u00c9vitons ici une confusion : le couple de mots latins employ\u00e9 par la reine ne doit pas \u00eatre confondu\n\n(ou co-fondu, il y avait peut-\u00eatre intention malicieuse dans la confusion que je vais dire (malicieuse au sens anglais du mot 'malicious')) comme le fit un journaliste de 'tablo\u00efd' anglais (vertement repris par le Times \u00e0 juste titre) avec cet autre, si peu convenable, d'anus horribilis, qui servit dans ce m\u00eame irrespectable journal \u00e0 sous-titrer une photographie\n\n(que le Times, qui ne l'avait pas jug\u00e9e digne de lui, s'empressa \u00e0 cette occasion de reproduire, se sentant moralement justifi\u00e9 de le faire par la n\u00e9cessit\u00e9 de relever la confusion lexicale) :\n\ndans la photographie en question on voyait l'arri\u00e8re-plan (ou -train) soudain nu (et, ma foi, pas horrible du tout, du point de vue \u00e9rotico-d\u00e9ductif, plut\u00f4t mirabilis au contraire) de la scandaleuse nouvelle fort jeune \u00e9pouse du dernier des Habsbourg (je cite de m\u00e9moire et il s'agit peut-\u00eatre d'un Hohenzollern)\n\n(que l'article pr\u00e9tendait (disait le Times, ne reprenant pas l'affirmation \u00e0 son compte, se bornant \u00e0 rapporter des propos tenus et maintenant ainsi sa distance morale avec la presse sans qualit\u00e9s) jeune femme, de notori\u00e9t\u00e9 publique, 'd\u00e9frayant la chronique' (la chronique a, semble-t-il, fr\u00e9quemment besoin d'\u00eatre 'd\u00e9fray\u00e9e') en \u00e9tant extr\u00eamement l\u00e9g\u00e8re), sur la tra\u00eene de la robe de gala de laquelle quelqu'un avait (par inadvertance ?) march\u00e9 lors d'une r\u00e9ception infiniment protocolaire\n\n(et la robe s'\u00e9tant en partie d\u00e9tach\u00e9e de son support, l'absence enti\u00e8re de sous-v\u00eatement de la propri\u00e9taire de la robe s'\u00e9tait r\u00e9v\u00e9l\u00e9e on ne peut plus nettement \u00e0 tous, occasion qu'un petit malin avait saisie pour faire un scoop paparazzique (ce qui laisse \u00e0 penser qu'il s'agissait peut-\u00eatre d'un coup mont\u00e9 (mais, dans ce cas, qui pouvait savoir avec certitude que ce qui se r\u00e9v\u00e9lerait apr\u00e8s l'incident serait le couple de ces deux beaux h\u00e9misph\u00e8res fermes, pleins et parfaitement nus ? qui sinon peut-\u00eatre l'int\u00e9ress\u00e9e elle-m\u00eame ? ; la presse britannique s'interrogea))).)\n\n## \u00a7 28 Ainsi, le 5 d\u00e9cembre de chaque ann\u00e9e, mon anniversaire,\n\nAinsi, le 5 d\u00e9cembre de chaque ann\u00e9e, mon anniversaire, je suis, sur la spirale temporelle de ma vie, simultan\u00e9ment \u00e0 la verticale de tous mes anniversaires anciens.\n\nJe suis au m\u00eame endroit, par projection, sur les plusieurs bases du cylindre pseudo-temporel, qui ne sont que par hypoth\u00e8se grossi\u00e8rement simplificatrice, les m\u00eames.\n\n(Cela veut dire que les jours ne peuvent pas \u00eatre suppos\u00e9s seulement inclus dans les semaines, les semaines dans les mois (o\u00f9 elles n'entrent pas 'rationnellement' pour le calcul), les mois dans les ann\u00e9es ; car chaque jour a aussi sa vie (sa dur\u00e9e) propre, comme chaque semaine, chaque mois, chaque ann\u00e9e, en toute ind\u00e9pendance v\u00e9cue ; ce sont, en un sens, des plages du temps enti\u00e8rement h\u00e9t\u00e9rog\u00e8nes, incomparables l'une \u00e0 l'autre, remises, embo\u00eet\u00e9es ensemble seulement par abstraction.\n\nNous vivons un temps fait de jours, un autre de semaines, un autre encore d'ann\u00e9es. Leurs pr\u00e9sents sont diff\u00e9rents, leurs dur\u00e9es sont diff\u00e9rentes..., nous avons du mal \u00e0 les recoller.)\n\nLa premi\u00e8re distinction qui cr\u00e9e le temps pour nous, qui cr\u00e9e sa perception relationnelle comme propri\u00e9t\u00e9 de propri\u00e9t\u00e9s, est la m\u00eamet\u00e9 d'une alternance d'\u00e9v\u00e9nements singuliers identifi\u00e9s eux-m\u00eames comme des 'm\u00eames' : le lever et le coucher du soleil, le jour-et-la nuit (l'arsis et thesis du soleil (si le soleil, comme aurait dit H\u00e9raclite, est \u00ab de la grandeur d'un pied d'homme \u00bb, sans doute en cette formule a-t-il voulu souligner la parent\u00e9 entre le lever-coucher de l'astre, et le lev\u00e9-pos\u00e9 du pied dans la marche des bip\u00e8des.\n\nJe propose fi\u00e8rement cette interpr\u00e9tation aux historiens de la philosophie.\n\n(Il ne m'\u00e9chappe cependant pas que nous avons deux pieds, et qu'il n'y a qu'un soleil ; plus exactement il faudrait dire que c'est le soleil qui nous appara\u00eet toujours le m\u00eame)).\n\n(Je fais ici, avec les mots arsis et thesis un rappel du chapitre 1 ; c'est le r\u00e9sultat d'une contrainte formelle ; je pense de temps \u00e0 autre \u00e0 ma d\u00e9cision d'avoir recours \u00e0 elles)).\n\nLe temps donc ne saurait \u00eatre que par une r\u00e9duction abusive identifi\u00e9 \u00e0 une succession d'une unique esp\u00e8ce de m\u00eames (qu'on les note secondes, minutes, heures ou si\u00e8cles (sans m\u00eame \u00e9voquer ici les paradoxes de l'opposition continu\/discontinu dont l'id\u00e9e de temps se nourrit depuis bien avant Aristote)).\n\nL\u00e0 n'est pas son origine, et je dirai que l\u00e0 n'est pas sa nature non plus.\n\n(Attention (ces pages, comme les contes, demandent parfois de l'attention) : mes affirmations les plus p\u00e9remptoires n'ont le plus souvent aucune valeur th\u00e9orique, ni dans le domaine de la physique ni dans celui de la philosophie. Je me borne ici \u00e0 penser le temps pour moi, c'est-\u00e0-dire pour quelqu'un qui est occup\u00e9 de l'id\u00e9e et pratique d'une activit\u00e9 ayant affaire d'une mani\u00e8re tr\u00e8s particuli\u00e8re au temps : la po\u00e9sie.)\n\nL'id\u00e9e sous-jacente, en somme, \u00e0 ces \u00e9lucubrations est que le temps de la po\u00e9sie, particuli\u00e8rement dans la po\u00e9sie compos\u00e9e suivant une forme sinon fixe (les formes vraiment fixes ne sont pas fixes mais fig\u00e9es, donc sont virtuellement mortes (ce qui ne les emp\u00eache pas, contrairement \u00e0 ce qu'un vain peuple avant-gardiste pense, de pouvoir, tels des ph\u00e9nix, de leurs cendres parfois rena\u00eetre)) du moins stable, serr\u00e9e, concentr\u00e9e, contrainte, est un temps du m\u00eame type que celui que je sugg\u00e8re dans ces deux moments.\n\nLe progr\u00e8s dans l'appr\u00e9hension d'un po\u00e8me s'effectue en effet selon une spirale temporelle analogue \u00e0 celle que j'ai imagin\u00e9e pour le temps r\u00e9el, inscrite sur un (hyper)cylindre, qui comporte une dur\u00e9e de d\u00e9roulement (image du temps r\u00e9el, hors pens\u00e9e, et inscrite dans une dur\u00e9e r\u00e9elle \u00e9galement) mais aussi des projections sur d'autres bases, fixes, intemporelles, incomparables les unes aux autres : la syllabe (ou le 'pied'), le vers, la strophe, etc.\n\nL'id\u00e9e de temps a en fait son mod\u00e8le dans l'id\u00e9e de po\u00e8me, selon cette correspondance. (Et il s'agit pour moi plus que d'une analogie. Les po\u00e8mes ont eux aussi plusieurs dimensions et la lecture s'y d\u00e9roule en spirale sur le cylindre d'une page aurale. Le parall\u00e9lisme des deux fonctions permet l'entr\u00e9e de la po\u00e9sie dans la m\u00e9moire, sans laquelle elle n'est rien (sym\u00e9triquement, je pourrais d\u00e9fendre l'id\u00e9e que l'entr\u00e9e dans la m\u00e9moire de ce qui est po\u00e9sie favorise la ma\u00eetrise de l'id\u00e9e de temps (au moins autant que la narrativit\u00e9 du langage)).)\n\n# CHAPITRE 3\n\n# All\u00e9e des Marronniers aux fleurs doubles\n\n* * *\n\n## \u00a7 29 L'autour du r\u00eave se situe dans un mois de d\u00e9cembre, dans l'ann\u00e9e 1961, \u00e0 la date qui est ma date d'anniversaire, le cinqui\u00e8me jour du mois.\n\nL'autour du r\u00eave, donc, est un point de mon temps \u00e0 trois (ou quatre) coordonn\u00e9es : il se situe dans un mois de d\u00e9cembre, dans l'ann\u00e9e 1961, \u00e0 la date qui est ma date d'anniversaire, le 5. (Quatri\u00e8me coordonn\u00e9e : l'automne.)\n\nDans la branche 1 \u2013 cap.5, je dis \u00e0 peu pr\u00e8s ceci : le d\u00e9but, qui m'appara\u00eet maintenant si lointain, est \u00e0 l'automne (d\u00e9cembre) de 1961. Autour du r\u00eave il y a l'an 1961.\n\nIl y a aussi quelque chose qu'alors je ne dis pas (j'en parle (j'en parlerai) dans la branche 3 inachev\u00e9e pendant que je note ceci) ; au moment d'\u00e9crire la branche 1, j'ignorais si je viendrais \u00e0 bout de l'effort de le dire ; ou de ne pas le dire). Et j'ajoute, \u00e0 peu pr\u00e8s, ceci : \u00ab Mais ce que je vois, et peux dire, c'est un \"pourtour\" du r\u00eave. \u00bb\n\n**C'est la nuit. Je m'\u00e9veille dans la nuit. Il est trois heures. Je suis couch\u00e9, je suis seul (moralement sinon physiquement. Et tout dort). J'ouvre les yeux dans le noir. Je n'allume pas. Il y a un peu de lumi\u00e8re, qui vient de la rue, par la porte ouverte, \u00e0 ma gauche : la porte du minuscule cabinet de toilette qui s\u00e9pare, en ce lieu, la chambre de la grande pi\u00e8ce sur la rue, mon bureau, au deuxi\u00e8me \u00e9tage du 56, rue Notre-Dame-de-Lorette, maison natale de Gauguin. Je conserve ce \u00ab pourtour \u00bb du r\u00eave, avec le r\u00eave, dans ma t\u00eate. C'est presque le seul souvenir que j'aie, non de cette chambre, mais d'y \u00eatre, seul, et comme seul pr\u00e9sent dans le lieu entier.**\n\nOr je n'ai rien gard\u00e9 dans le texte du r\u00eave de ce pourtour. J'avais besoin (narrativement) d'une large dose d'indistinction.\n\nPeut-\u00eatre aurait-il fallu au moins dire la nuit (j'en avais le souvenir (je me souviens de cela : j'en avais le souvenir ; que je n'ai plus, que tr\u00e8s vague)), et non, comme je l'ai fait, \u00e9crire seulement : \u00ab En m'\u00e9veillant, dans la nuit,...\u00bb.\n\nMais il est trop tard (aujourd'hui, en 1995 ; et il a \u00e9t\u00e9 tout de suite trop tard ; raconter un souvenir le fige). Quand j'ai \u00e9crit le r\u00eave, la nuit qui l'entourait \u00e9tait encore si pr\u00e9sente au souvenir du r\u00eave qu'elle s'est trouv\u00e9e omise, comme par trop d'\u00e9vidence.\n\nAujourd'hui, cependant, je dois revenir sur les lieux g\u00e9ographiques et temporels du r\u00eave. Cela fait partie de la t\u00e2che que j'ai assign\u00e9e \u00e0 la branche 4 de mon **'grand incendie de londres'**.\n\nSon titre, vous avez pu le remarquer, est ' **Po\u00e9sie :** '. Pas 'Po\u00e9sie'; ni 'Po\u00e9sie.' (c'est-\u00e0-dire 'Po\u00e9sie, point'); mais bien ' **Po\u00e9sie, deux points** '. (Les 'deux points' peuvent ais\u00e9ment \u00e9chapper \u00e0 un regard rapide ; c'est pourquoi j'insiste.)\n\nIl n'\u00e9chappera pas non plus \u00e0 qui a lu ou au moins vu (ou verra) le titre de la branche 3 qu'il y a un parall\u00e9lisme ostensible entre les titres respectifs de ces branches contigu\u00ebs ; le titre de la branche 3 \u00e9tant ' **Math\u00e9matique :** ' (lire : ' **Math\u00e9matique, deux points** ').\n\nDans la branche 3, cap.4, commentant son titre, j'ai justifi\u00e9 le recours \u00e0 ces deux points caract\u00e9ristiques de la mani\u00e8re suivante :\n\n\u2013 premi\u00e8rement (constatation) :\n\nCe livre ne justifiera sans doute que faiblement la provocation de son titre. Je dois le dire avant d'aller plus loin. Il serait non seulement malhonn\u00eate mais absurde de laisser croire le contraire. Notre antique, v\u00e9n\u00e9rable et toujours jeune a\u00efeule, La Math\u00e9matique, n\u00e9e, dit-on, il y a vingt-six ou vingt-sept si\u00e8cles sur les bords de la mer \u00c9g\u00e9e ne trouvera pas en ces pages un monument de papier digne d'elle. Il est vrai qu'elle n'en a gu\u00e8re besoin.\n\nLa po\u00e9sie n'a pas non plus besoin d'\u00eatre justifi\u00e9e, ni expliqu\u00e9e. (Et elle est n\u00e9e bien plus t\u00f4t encore que la math\u00e9matique.)\n\nCertes son existence m\u00eame est mise en cause par l'\u00e9volution du monde. Il se peut qu'elle ne survive pas aux progr\u00e8s de l'ECOPROF (\u00c9conomie de Profit) et de ses alli\u00e9s. Mais ces d\u00e9veloppements possibles ne concernent pas r\u00e9ellement mon pr\u00e9sent propos.\n\n## \u00a7 30 Un titre est le nom propre d'un livre.\n\n * deuxi\u00e8mement (axiome) :\n\n**Un titre est le nom propre d'un livre.**\n\n * troisi\u00e8mement (fine d\u00e9duction dans le cas g\u00e9n\u00e9ral) :\n\nUn livre n'est pas autre chose que ce qui r\u00e9pond (tente de r\u00e9pondre) \u00e0 la question : pourquoi ce titre-l\u00e0 ? cas particulier \u00e0 son tour, sous l'\u00e9clairage de l'axiome ci-dessus, de la question (de l'\u00e9nigme si l'on veut) du nom propre : qu'est-ce qui unit un nom propre au \u00ab singulier \u00bb, au singulier absolu, irr\u00e9ductible et rigide dont il est le nom ?\n\nJusqu'ici il s'agit d'une d\u00e9duction g\u00e9n\u00e9rale de la fonction des titres.\n\n * quatri\u00e8mement (application au cas particulier) :\n\nLes deux points qui suivent le mot 'math\u00e9matique' dans le titre que j'ai choisi pour cette branche de mon ouvrage (une continuit\u00e9-discontinuit\u00e9 de prose qui exc\u00e8de les pages que vous lisez ici) sont plac\u00e9s l\u00e0 dans l'intention de marquer cette propri\u00e9t\u00e9 du titre : \u00eatre le nom propre du livre qu'il d\u00e9signe.\n\nL\u00e0 est sa provocation ; parce que cette propri\u00e9t\u00e9 des titres est laiss\u00e9e, toujours, implicite. (J'ignore s'il existe d'autres exemples de titres s'achevant par le signe des deux points ; et s'il en existe, j'ignore en outre si dans ce cas les deux points peuvent y \u00eatre interpr\u00e9t\u00e9s comme ceux qui figurent dans mes deux titres de branches.)\n\nLa Tr\u00e8s Grande Biblioth\u00e8que de Paul Braffort, la TGBPB, est constitu\u00e9e d'une mise en ordre non de livres mais de biblioth\u00e8ques (biblioth\u00e8que du second ordre donc) (les biblioth\u00e8que constituantes appartiennent de plus \u00e0 des esp\u00e8ces inconnues des biblioth\u00e9caires (elles sont donc invisibles)), assembl\u00e9es selon des crit\u00e8res rationnels, comme celui, exemple originaire du genre qui gouverne les 'biblioth\u00e8ques ordonn\u00e9es' (les livres qui la composent poss\u00e8dent un nombre entier dans leur titre et sont dispos\u00e9s (dans la biblioth\u00e8que) suivant l'ordre de la suite des entiers :...\n\nLes Trois Mousquetaires, Le Signe des quatre (d'Agatha Christie), Les Cinq Sous de Lavar\u00e8de,...; jusqu'\u00e0 Le Z\u00e9ro et l'Infini en passant bien s\u00fbr par les Cent Mille Milliards de po\u00e8mes de Raymond Queneau).\n\nDans la TGBPB, une place pourrait \u00eatre r\u00e9serv\u00e9e aux livres dont les titres s'ach\u00e8vent par des signes de ponctuation (ils ne courent pas les rues, me semble-t-il).\n\nAvec des modifications mineures de formulation (je me montrerais sans doute moins solennellement d\u00e9sinvolte vis-\u00e0-vis de la po\u00e9sie que de la math\u00e9matique, m'\u00e9tant toujours senti moins ext\u00e9rieur \u00e0 elle),\n\nje peux donc pr\u00e9senter la m\u00eame explication que celle que j'ai donn\u00e9e de la marque de ponctuation qui qualifie le mot 'math\u00e9matique' pour les 'deux points' qui suivent le mot 'po\u00e9sie' dans le titre de cette branche :\n\nque la po\u00e9sie n'a pas besoin d'\u00eatre justifi\u00e9e, expliqu\u00e9e, lou\u00e9e, \u00e9lucid\u00e9e, justifi\u00e9e.\n\nDans la branche 1 (et toujours dans son m\u00eame chapitre 5), j'attribuais au r\u00eave une influence v\u00e9ritablement plan\u00e9taire sur la suite de mon existence :\n\nde lui \u00e9tait n\u00e9 (ou encore : il avait annonc\u00e9 (mais les annonces des r\u00eaves sont souvent des injonctions)) un **Projet** , et un roman, dont le titre devait \u00eatre **Le Grand Incendie de Londres**.\n\n(Je vous oriente vers ce chapitre pour plus de d\u00e9tails.)\n\n## \u00a7 31 du Projet je disais au moins ceci :\n\nOr du **Projet** je disais au moins ceci :\n\n\u2013 premi\u00e8rement (\u2192 branche 1, cap.5, \u00a7 71, assertion (51)):\n\nLe **Projet** \u00e9tait un projet de math\u00e9matiques.\n\n\u2013 deuxi\u00e8mement (\u2192 m\u00eame branche, m\u00eame chapitre, \u00a7 70, assertion (50)):\n\nLe **Projet** \u00e9tait un projet de po\u00e9sie.\n\nDans la branche 3, j'ai tent\u00e9 (je tente encore) de suivre narrativement un de ces deux fils de l'action du r\u00eave : celui de la math\u00e9matique.\n\nDans la branche pr\u00e9sente, je tente de suivre narrativement l'autre fil : celui de la po\u00e9sie.\n\nTel est le r\u00f4le du mot po\u00e9sie dans cette branche. Tel est le sens du signe des deux points dans le titre de cette branche : que cette branche tente de commencer \u00e0 \u00e9lucider le r\u00f4le de la po\u00e9sie dans ce qui fut mon **Projet**. (Je n'ach\u00e8verai sans doute pas cette \u00e9lucidation.)\n\nVoil\u00e0 qui est clair, n'est-ce pas ? Je ressens cependant la n\u00e9cessit\u00e9 de quelques \u00e9claircissements suppl\u00e9mentaires.\n\nJe signalerai avant tout ici que tout ce que je viens de dire sur le titre de la branche pr\u00e9sente montre que je n'ai pas perdu de vue mon intention initiale, annonc\u00e9e explicitement d\u00e8s le moment z\u00e9ro du **'grand incendie de londres'** (l'Avertissement de la branche 1 (il n'\u00e9tait pas qu'un avertissement pour le lecteur, il \u00e9tait aussi une recommandation \u00e0 moi-m\u00eame, \u00e0 l'instant de me lancer dans l'\u00e9criture d'une peut-\u00eatre extr\u00eamement longue suite de pages)).\n\nElle comportait (entre autres composantes non s\u00e9par\u00e9es par la chromatographie sur le buvard de l'explication) la mise au jour, aussi lucide que possible, des encha\u00eenements de circonstances qui m'avaient conduit \u00e0 un renoncement g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9, apr\u00e8s des ann\u00e9es d'efforts et d'\u00e9checs : renoncement au **Projet** , renoncement au roman qui devait constituer, avec le **Projet** , une \u0153uvre, mon \u0153uvre double.\n\nIl y a ainsi une constance certaine dans ma progression, en d\u00e9pit de son allure fortement digressive, m\u00eame si elle ne s'accompagne pas d'un plan solide et fermement pr\u00e9\u00e9tabli. Je n'avance pas seulement en ce sens que les lignes s'ajoutent aux lignes, les pages, chapitres et branches aux pages, chapitres et branches. J'avance dans une direction d\u00e9termin\u00e9e.\n\nCela pos\u00e9 (ou re-pos\u00e9, pour m\u00e9moire), il m'appara\u00eet, \u00e0 mesure que je progresse (et cela fait presque dix ans que je m'acharne ainsi), que la d\u00e9termination par le r\u00eave de ma trajectoire math\u00e9matique aussi bien que po\u00e9tique a \u00e9t\u00e9 \u00e0 la fois plus intense, plus profonde, et plus large (s'exer\u00e7ant non seulement sur le **Projet** lui-m\u00eame mais au moins autant sur mon activit\u00e9 sp\u00e9cifiquement math\u00e9matique (recherche, enseignement), sur mon activit\u00e9 sp\u00e9cifiquement po\u00e9tique (composition de po\u00e8mes, de livres de po\u00e8mes, comme aussi travail de traduction, de po\u00e9tique), mais enfin suscitant et orientant encore les quelques excursions que j'ai faites hors de ces deux champs).\n\nEt, ce qui est peut-\u00eatre sinon plus grave, en tout cas plus significatif pour le 'monsieur explicatif' qui vous parle, elle a \u00e9t\u00e9 \u00e9galement encore plus ruineuse que je ne me l'imaginais.\n\nRien, en somme, de ce que j'ai fait jusqu'\u00e0 l'effondrement accept\u00e9 du **Projet** (au milieu, \u00e0 peu de chose pr\u00e8s, de l'intervalle de temps qui me s\u00e9pare en ce moment du moment du r\u00eave ; cet instant n'est pas encore atteint, mais il est proche), n'a pu \u00e9chapper \u00e0 son influence, n'\u00e9chappe par cons\u00e9quent pas \u00e0 un jugement d'ensemble de nullit\u00e9, de vanit\u00e9.\n\nMesur\u00e9 \u00e0 l'annonce du r\u00eave, j'ai \u00e9chou\u00e9, en tant que po\u00e8te, math\u00e9maticien et romancier ambitieux, mais aussi en tant qu'individu non qualifi\u00e9, tout simplement dans la g\u00e9n\u00e9ralit\u00e9 de mon existence. Je me suis laiss\u00e9 envahir par le **Projet** et son double, et j'ai laiss\u00e9 cet envahissement d\u00e9border sur ma vie, la ronger. (Je n'ai pas accompli grand-chose d'autre.)\n\nJe ne donnerai pas cependant maintenant une valeur excessive (valeur n\u00e9gative) \u00e0 cette inopin\u00e9e d\u00e9couverte introspective. Je me rends bien compte que la conviction de l'influence g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9e du r\u00eave sur ma vie (conviction pr\u00e9sente (dans l'exaltation) au moment o\u00f9 j'ai r\u00eav\u00e9, pr\u00e9sente, aussi intens\u00e9ment (dans le d\u00e9sespoir), \u00e0 celui de mon abandon de toute perspective d'accomplissement, comme \u00e0 celui de la mise (puis remise) en texte du r\u00eave, maintenue jusqu'au moment pr\u00e9sent, et qui ne me quittera vraisemblablement plus), cette conviction n'a gu\u00e8re de fondement rationnel.\n\n## \u00a7 32 Il s'agit d'une croyance sans soubassement justifiable\n\nIl s'agit d'une croyance sans soubassement justifiable ; mais tr\u00e8s forte, semblable \u00e0 celles dont certains sceptiques s'acharnent \u00e0 d\u00e9montrer l'irrationalit\u00e9 : la croyance en la r\u00e9alit\u00e9 du monde ext\u00e9rieur, par exemple. La forme particuli\u00e8re qu'a prise cette conviction, depuis que j'ai \u00e9crit la premi\u00e8re partie de la branche 3 (la seule achev\u00e9e \u00e0 ce jour), et surtout depuis que je me suis plong\u00e9 dans celle-ci, est nouvelle et, en un sens plus d\u00e9sesp\u00e9rante encore ; d\u00e9sesp\u00e9rante est d'ailleurs un mot trop fort ; le d\u00e9couragement d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 (que j'ai \u00e9prouv\u00e9 \u00e0 plusieurs reprises dans le pass\u00e9) a singuli\u00e8rement \u00e9mouss\u00e9, en vingt ans, ses armes, s'est presque \u00e9puis\u00e9.\n\nJe suis plut\u00f4t d\u00e9sabus\u00e9 de moi-m\u00eame et de mes illusions, et ce que je d\u00e9couvre ici, par le r\u00e9cit, en racontant, est en fait plut\u00f4t intriguant. (Une r\u00e9surgence de ce d\u00e9sespoir (d\u00e9sespoir n'est pas un mot trop fort) a peut-\u00eatre \u00e9t\u00e9 marqu\u00e9e, avec dissimulation, dans la brusque apparition de l'angoisse climat\u00e9rique ; mais celle-ci s'\u00e9mousse elle-m\u00eame depuis que je l'ai \u00e9crite, bien que ne perdant rien de sa virulence persuasive.) Rien, ai-je dit, n'a dans mon activit\u00e9 \u00e9chapp\u00e9 \u00e0 l'influence du **r\u00eave** ; j'ai \u00e9num\u00e9r\u00e9 ce qui, au-del\u00e0 des tentatives de r\u00e9alisation du **Projet** et du **roman** , en d\u00e9pendait en fait aussi. Mais il m'a fallu \u00e9tendre ce champ encore au-del\u00e0. Toute la trame de ma vie est en cause (l'emploi de mon temps, bien s\u00fbr, mais le mode de vie ; mais le lieu de vie). Et le dessin que j'avais cru y inscrire est d\u00e9fait, d\u00e9compos\u00e9, effac\u00e9, d\u00e9truit.\n\n\u00c0 cela toutefois je pourrais ajouter, si je voulais \u00e9chapper \u00e0 ce qui ressemble \u00e0 une esp\u00e8ce de fatalit\u00e9, qu'en fait je n'ai pas plus d'arguments valables \u00e0 pr\u00e9senter en faveur de la conclusion d'\u00e9chec g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9 qu'en faveur de celle qui limitait l'intervention du r\u00eave dans ma vie \u00e0 ce que, sp\u00e9cifiquement, j'avais su qu'il m'annon\u00e7ait, \u00e0 mon r\u00e9veil. Je pourrais tr\u00e8s bien supposer, en plus, qu'il s'agit d'un simple artefact de la narration.\n\nMais l'id\u00e9e, parfaitement raisonnable, elle, que de l'op\u00e9ration du r\u00e9cit pr\u00e9cis\u00e9ment, du r\u00e9cit de l'\u00e9chec du **Projet,** et d'elle seulement, me vient l'id\u00e9e d'un \u00e9chec g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9 de mon existence, ce qui ne prouve absolument pas la r\u00e9alit\u00e9 de cet \u00e9chec, cette id\u00e9e ne me donne aucun soulagement. D'ailleurs il ne fait aucun doute que, pr\u00e9cis\u00e9ment parce que le r\u00e9cit que j'ai engag\u00e9 occupe une partie importante de mon temps, je peux constater, tout simplement constater, que cette influence dure, et a surv\u00e9cu (d'une dur\u00e9e maintenant au moins \u00e9gale) \u00e0 ce qui aurait pu (et peut-\u00eatre, pour le repos de mon esprit, d\u00fb) \u00eatre la fin de l'influence du r\u00eave, en m\u00eame temps que la fin de ce qu'il avait invent\u00e9 pour moi.\n\nLe r\u00eave m'avait annonc\u00e9 que j'allais me consacrer \u00e0 un **Projet** , \u00e0 un **Projet** de **math\u00e9matique** et de **po\u00e9sie**. Il y avait donc deux modalit\u00e9s tr\u00e8s distinctes du **Projet**.\n\nAu cours des ann\u00e9es, ces deux modalit\u00e9s enchev\u00eatr\u00e9es du **Projet** , que je raconte en en s\u00e9parant les fils, ont pris des formes diff\u00e9rentes, changeantes, muables, et r\u00e9agissant les unes sur les autres : les formes successives du **Projet de Math\u00e9matique** influenc\u00e8rent celle du **Projet de Po\u00e9sie** ; et r\u00e9ciproquement ; les deux constituant des 'muances' du **Projet** tout court, qui dans mon esprit restait toujours le m\u00eame (partageant cette propri\u00e9t\u00e9 d'unir des apparences changeantes et myst\u00e9rieuses \u00e0 une fixit\u00e9 \u00e9nigmatique et profonde, avec le boojum de la grande prose m\u00e9di\u00e9vale, le graal).\n\nSi donc du r\u00eave j'avais imm\u00e9diatement d\u00e9duit (au matin du 5 d\u00e9cembre 1961), en m\u00eame temps que le **Projet** , du **Projet** une muance math\u00e9matique et une muance de po\u00e9sie, chacun de ces trois objets potentiels avait sa forme propre dans mon esprit.\n\nLa forme du **Projet** sans qualificatif \u00e9tait situ\u00e9e dans une sorte d'empyr\u00e9e, flottait parmi des sph\u00e8res c\u00e9lestes et musicales, entour\u00e9e des nimbes 'en gloire' du r\u00eave, vague et future, quoique d'une grande luminosit\u00e9.\n\nLa forme propre du **Projet** \u00e9tait une forme encore informe, en puissance, une intention de forme, une forme potentielle, d'une ambition inou\u00efe, d'un vague quasi total comme les formes des nuages avant l'intervention du pharmacien et quaker Howard). Les deux autres formes prirent, elles, une nettet\u00e9 programmatique imm\u00e9diate ; mais elles \u00e9taient assez largement ind\u00e9pendantes, et clairement de nature pr\u00e9liminaire.\n\nDe la muance math\u00e9matique j'ai parl\u00e9 (et parlerai, l'achevant) dans la branche 3.\n\nComme il s'agissait de math\u00e9matique, domaine vraisemblablement peu familier \u00e0 mes lecteurs, il m'a fallu un assez long retour en arri\u00e8re, au commencement.\n\nJe ne suis pas certain que la po\u00e9sie soit beaucoup plus famili\u00e8re aujourd'hui que la math\u00e9matique.\n\nMais du moins peut-on sans d\u00e9contenancer en parler, et sans trop de pr\u00e9cautions. La premi\u00e8re forme d'un, du **Projet de Po\u00e9sie** , voil\u00e0 ce que je vais d'abord d\u00e9crire.\n\nJe tente de fixer une borne \u00e0 la part non digressive de r\u00e9cit dans la branche pr\u00e9sente. Je n'irai, me dis-je, pas au-del\u00e0 de la premi\u00e8re \u00e9tape du **Projet de Po\u00e9sie**. Du **Projet** non qualifi\u00e9, beaucoup plus auguste, je ne dirai rien.\n\n## \u00a7 33 Je n'oublie pas que ce que j'ai annonc\u00e9 dans la branche 1 et rappel\u00e9 il y a peu est,\n\nJe n'oublie pas que ce que j'ai annonc\u00e9 dans la branche 1 et rappel\u00e9 il y a peu est, en tenant compte de la distinction que je viens d'introduire, quelque chose de fort diff\u00e9rent : que le **Projet** lui-m\u00eame \u00e9tait Projet de po\u00e9sie, \u00e9tait (aurait \u00e9t\u00e9 plut\u00f4t (et ne fut jamais !)) dans une forme qui devait \u00eatre, dans un de ses aspects, forme-po\u00e9sie ; ce n'est pas du tout la m\u00eame chose. (Pour pouvoir dire autre chose que ce vague 'forme-po\u00e9sie', il me faudrait expliquer ce que j'entends par 'forme'; mais je m'engagerais alors dans une voie narrative exag\u00e9r\u00e9ment didactique, ce que je veux \u00e9viter autant que faire se peut. (Je dispose, si le besoin s'en fait sentir, de (des) l'espace(s) de phrases que j'ai nomm\u00e9 entre-deux-branches.))\n\nCe dont je vais parler prochainement est de mani\u00e8re tout \u00e0 fait reconnaissable, m\u00eame si en partie inhabituelle (ou l'\u00e9tait au moment de sa conception et surtout de son \u00e9tat final, abouti (avec quelques r\u00e9serves qui seront dites sur la solidit\u00e9 de cet aboutissement)), de la po\u00e9sie.\n\nEn m'\u00e9veillant du r\u00eave, le **Projet** m'\u00e9tait apparu. C'\u00e9tait la nuit. J'ai mis longtemps \u00e0 me rendormir. Je me suis de nouveau endormi. Au r\u00e9veil, matin de mon anniversaire, et sans avoir r\u00eav\u00e9 cette fois, je con\u00e7us la premi\u00e8re forme de mon **Projet de Po\u00e9sie**. J'en d\u00e9cidai aussit\u00f4t les modalit\u00e9s.\n\n'Aussit\u00f4t' marque un saut brusque, que je vais essayer d'\u00e9lucider. Quelque chose a eu lieu dans l'entre-deux de cette nuit, entre le r\u00eave, son \u00e9veil et l'illumination qui s'empara de moi, le reste de sommeil de la nuit, d'une part, et la mise en activit\u00e9 imm\u00e9diate d'une d\u00e9cision particuli\u00e8re, concernant la po\u00e9sie, de l'autre.\n\nDans la branche 1, je me suis essentiellement occup\u00e9 de ressaisir ce qu'avait \u00e9t\u00e9 le r\u00eave, ce qu'il avait impliqu\u00e9, son annonce, la d\u00e9cision de l'emploi de la vie qui en \u00e9tait la cons\u00e9quence.\n\nJe m'\u00e9tais \u00e9veill\u00e9, dans le noir, dans la faible lueur de la chambre, faiblement \u00e9clair\u00e9e \u00e0 gauche par les lumi\u00e8res de la rue. J'ai pens\u00e9 longtemps \u00e0 ce que je venais de voir-pr\u00e9voir dans mon r\u00eave. Puis j'ai dormi. Puis je me suis r\u00e9veill\u00e9. Je m'interroge ici sur ces plusieurs moments.\n\nJ'\u00e9cris, je l'ai dit, quelque chose comme un trait\u00e9 de m\u00e9moire (\u2192 branche 1, cap.5, \u00a7 32) : \u00ab J'\u00e9cris, au fond, \u00e0 l'imitation d'un roman, dont j'emprunte certains traits formels, un trait\u00e9 de m\u00e9moire ; mais avec cette particularit\u00e9 que c'est un trait\u00e9 r\u00e9duit au compte rendu d'une exp\u00e9rience unique, la mienne. \u00bb\n\nM\u00eame si, depuis, je suis assez longuement sorti d'un examen attentif mais limit\u00e9 de certains souvenirs, pour me renseigner, un peu au hasard, sans m\u00e9thode, sur ce qui a \u00e9t\u00e9 pens\u00e9 depuis l'Antiquit\u00e9 jusqu'aux plus r\u00e9centes \u00e9lucubrations cognitivistes sur la facult\u00e9 de m\u00e9moire, c'est encore le genre litt\u00e9raire que je revendique pour ces pages : le trait\u00e9 d'une exp\u00e9rience r\u00e9fl\u00e9chie de m\u00e9moire.\n\nLe sonnet de G\u00f3ngora m'avait r\u00e9introduit \u00e0 la circonstance du r\u00eave, par l'interm\u00e9diaire du mot climat\u00e9rique. Un encha\u00eenement assez rapide de m\u00e9moire s'\u00e9tait articul\u00e9 sur un mot, qui plus est sur un mot dans une langue \u00e9trang\u00e8re.\n\nIl m'avait ramen\u00e9 au big-bang de mon univers du **Projet** , dont le point-instant originel \u00e9tait le r\u00eave. Comme dans la fiction du big-bang cosmogonique qui anime les cosmogones, l'origine et les conditions d'apparition du r\u00eave me sont et me resteront inimaginables, imp\u00e9n\u00e9trables ; mais il me suffit que le r\u00eave ait eu lieu, tel que je l'ai dit. Une narration biographique ou autobiographique a besoin d'un point d'origine, d'une naissance, d'une avant-naissance, du premier repr\u00e9sentant d'une g\u00e9n\u00e9alogie. Dans le r\u00eave d'un **Projet** je place mon d\u00e9but. Mon commencement n'est donc pas ma naissance, ni celle de mon plus ancien anc\u00eatre connu, mais un \u00e9v\u00e9nement de la vingt-neuvi\u00e8me ou trenti\u00e8me ann\u00e9e de mon \u00e2ge (\u00ab en l'an trenti\u00e8me de mon \u00e2ge \u00bb). Tout ce qui pr\u00e9c\u00e8de, en un sens, fait partie de son futur. Du futur de la pr\u00e9sente investigation.\n\nDe l'\u00e9v\u00e9nement-r\u00eave est n\u00e9 l'univers dans lequel j'ai engag\u00e9 le reste de mon existence, en expansion, puis en implosion, semblable l\u00e0 encore \u00e0 un des mod\u00e8les cosmologiques possibles. Du r\u00eave est apparu mon microcosme, qui est surtout microcosmicomique. Or j'ai mis aussi en sc\u00e8ne dans ma narration, r\u00e9trospectivement, tout ce qui, dans mon existence, le pr\u00e9c\u00e8de, et l'implique. Les vingt-neuf premi\u00e8res ann\u00e9es de ma vie n'ont \u00e9t\u00e9 que pour arriver \u00e0 ce point. Et les ann\u00e9es qui pr\u00e9c\u00e8dent plagient (par anticipation) ce qui suit. De ma vie ne reste que ce qui, d'une mani\u00e8re ou une autre, s'y rapporte. J'\u00e9cris une oniro-autocritique.\n\nMais si du sonnet de G\u00f3ngora je suis remont\u00e9 jusqu'\u00e0 lui, c'est que ma mort imagin\u00e9e, l'id\u00e9e de ma mort en un temps dit climat\u00e9rique, entra\u00eenait avec elle un acc\u00e8s de m\u00e9moire plus \u00e9tendu, de m\u00e9moire de morts. Elle me ramenait tout naturellement le souvenir du long cort\u00e8ge des deuils familiaux, qui avait tant pes\u00e9 sur la vie de ma m\u00e8re, et sur celle de sa m\u00e8re \u00e0 elle, la mort de mon oncle Maurice, celle de mon autre oncle, Frantz Molino. Plus pr\u00e8s de moi, aussi, et plus pr\u00e8s dans le temps de cet octobre 1994, un deuil personnel, la mort r\u00e9cente de ma m\u00e8re.\n\nEn 1961, j'\u00e9tais sous le coup d'un autre deuil, un deuil familial mais qui m'appartenait aussi en propre, celui de mon plus jeune fr\u00e8re.\n\nDans ce deuil, alors encore si proche, encore rapproch\u00e9 par la circonstance (l'anniversaire), je me trouvai replong\u00e9 violemment au matin de la nuit du r\u00eave.\n\n## \u00a7 34 Dans la nuit, dans cette nuit \u00e9trange, la lumi\u00e8re du r\u00eave,\n\nDans la nuit, dans cette nuit \u00e9trange, la lumi\u00e8re du r\u00eave, heureuse, apaisante, c\u00e9leste, exaltante, avait momentan\u00e9ment effac\u00e9 toute id\u00e9e de mort, toute douleur.\n\nCette sorte de bonheur, inattendu, insolite, incongru, au matin, je l'avais presque oubli\u00e9. Mais une lueur en \u00e9tait rest\u00e9e, comme en dessous, apr\u00e8s peu de sommeil, pr\u00e9sente encore, et pourtant contenue, att\u00e9nu\u00e9e, _subdued_ , car dans la lumi\u00e8re pauvre et froide, dans la fausse lumi\u00e8re du matin de d\u00e9cembre parisien, j'\u00e9tais renvoy\u00e9, f\u00e9rocement, au deuil.\n\nLe deuil, \u00e0 la lumi\u00e8re r\u00e9elle, m\u00e9diocre, de la ville d\u00e9test\u00e9e, \u00e9tait difficilement supportable. J'avais besoin de pr\u00e9server \u00e0 toute force la lumi\u00e8re irr\u00e9elle, utopique, bienheureuse, fallacieuse, trompeuse, r\u00e9confortante, douce, proche, caressante, fluide, qui m'\u00e9tait venue du **r\u00eave**. Comme si le r\u00eave n'avait \u00e9t\u00e9 r\u00eav\u00e9 que pour le r\u00e9confort de cette lueur.\n\nC'\u00e9tait une lumi\u00e8re qui venait du noir. D'un soleil noir elle recevait sa force, son pouvoir de conviction, sa duplicit\u00e9. Elle se pr\u00e9sentait comme une blancheur jet\u00e9e sur la noirceur, annonciatrice de beaut\u00e9. Beaut\u00e9 du noir, dessous.\n\nSonnet of Black Beauty\n\nBlack beauty, which, above that common light,\n\nWhose power can no colours here renew\n\nBut those which darkness can again subdue,\n\nDost still remain unvari'd to the sight,\n\nAnd like an object equal to the view,\n\nArt neither chang'd with day, nor hid with night ;\n\nWhen all these colours which the world call bright,\n\nAnd which old poetry doth so pursue,\n\nAre with the night so perish\u00e8d and gone\n\nThat of their being there remains no mark,\n\nThou still abidest so entirely one,\n\nThat we may know thy blackness is a spark\n\nOf light inaccessible, and alone\n\nOur darkness which can make us think it dark.\n\nBeaut\u00e9 du noir\n\n_Beaut\u00e9 du noir, qui, plus que la lumi\u00e8re commune,_\n\n_Dont la force ne peut renouveler les couleurs_\n\n_Sinon celles que la noirceur de nouveau r\u00e9duit,_\n\n_Demeure toujours invariable \u00e0 la vue,_\n\n_Et tel l'objet \u00e9gal sous le regard,_\n\n_Toi que ne change pas le jour ni cache la nuit,_\n\n_Quand toutes les couleurs que le monde dit brillantes,_\n\n_Et que poursuivait tant la vieille po\u00e9sie,_\n\n_Avec la nuit sont disparues et p\u00e9ries_\n\n_Quand de leur \u00eatre l\u00e0 il ne reste aucune trace_\n\n_Tu r\u00e9sistes encore, si enti\u00e8rement une,_\n\n_Que nous comprenons que ta noirceur est l'\u00e9tincelle_\n\n_D'une lumi\u00e8re inaccessible et que seule_\n\n_Notre noirceur peut nous la faire croire noire._\n\nAutre sonnet, au noir lui-m\u00eame\n\n_Noir, toi en qui toutes couleurs se composent,_\n\n_Et vers qui toutes retournent \u00e0 la fin_\n\n_Couleur, toi, du soleil l\u00e0 o\u00f9 il br\u00fble,_\n\n_Ombre o\u00f9 il devient froid ; en toi s'enferme_\n\n_Tout ce que la Nature pose, ou disposa_\n\n_En d'autres couleurs : de toi s'\u00e9l\u00e8vent_\n\n_Ces humeurs et complexions qui, r\u00e9v\u00e9l\u00e9es_\n\n_Parties de toi, agissent comme myst\u00e8res_\n\n_De cela, cach\u00e9, ton pouvoir ; quand tu r\u00e8gnes,_\n\n_Les caract\u00e8res du destin brillent dans le ciel,_\n\n_Pour nous dire ce que les Cieux ont voulu ;_\n\n_Mais quand la lueur commune de la terre \u00e9clate \u00e0 nos yeux,_\n\n_Tu te retires tant toi-m\u00eame que ton d\u00e9dain_\n\n_Toute r\u00e9v\u00e9lation \u00e0 l'homme d\u00e9nie._\n\nAnother Sonnet to Black Itself\n\nThou Black, wherein all colours are compos'd,\n\nAnd unto which they all at last return ;\n\nThou colour of the sun where it doth burn,\n\nAnd shadow where it cools ; in thee is clos'd\n\nWhatever nature can, or hath dispos'd\n\nIn any other hue : from thee do rise\n\nThose tempers, and complexions, which, disclos'd\n\nAs parts of thee, do work as mysteries\n\nOf that thy hidden power ; when thou dost reign,\n\nThe characters of fate shine in the skies,\n\nAnd tell us what the Heavens do ordain :\n\nBut when earth's common light shines to our eyes,\n\nThou so retir'st thyself that thy disdain\n\nAll revelation unto man denies.\n\nVoil\u00e0 ce que me disait le **r\u00eave** (la lumi\u00e8re du double noir reconnue ici, apr\u00e8s coup, en ces deux sonnets du dix-septi\u00e8me si\u00e8cle anglais ; d'Edward Herbert, Lord of Cherbury ; deux si\u00e8cles avant le soleil noir de Nerval) ; par quoi il voulait me tromper, m'exalter ; me promettre la beaut\u00e9 du noir ; qu'elle me venait de l'ailleurs, du loin, de l'inaccessible, d'une transcendance ; mais je n'en connaissais aucune ; mais \u00e0 la lumi\u00e8re parisienne r\u00e9elle du jour r\u00e9el, sous \u00ab earth's common light \u00bb, je n'avais droit \u00e0 aucune lumi\u00e8re blanche, \u00e0 aucune lumi\u00e8re noire. Je ne pouvais esp\u00e9rer aucune r\u00e9v\u00e9lation. Ni offerte, ni refus\u00e9e.\n\nRien que de la douleur ; le deuil.\n\nDans le deuil, j'\u00e9tais absolument seul. Et ce jour-l\u00e0, j'avais le droit de l'\u00eatre. Je **vois** ce matin pass\u00e9 ; et j'y suis seul.\n\nC'est pourquoi de ce que m'avait annonc\u00e9, fallacieusement apaisant et optimiste, le r\u00eave (\u00e9tat d'apaisement dans une sorte d'aura du r\u00eave qui s'\u00e9tait maintenue avant que je me rendorme), il ne restait plus que ceci, comme un ordre : il faut que.\n\nIl me fallait faire de la po\u00e9sie plut\u00f4t que rien, faire de la math\u00e9matique, plut\u00f4t que rien ; qu'il y ait cela dans ma vie plut\u00f4t que rien ; mais sans promesses d'aucune sorte, ni d'accomplissement, ni de bonheur (elles r\u00e9apparurent, n\u00e9cessairement trompeuses, plus tard).\n\nPour cette raison ce que j'entrepris alors \u00e9tait du domaine du possible, et devint un projet vraisemblable, pas trop excessif.\n\n## \u00a7 35 Dans la matin\u00e9e je suis all\u00e9 au cimeti\u00e8re de Pantin,\n\nDans la matin\u00e9e je suis all\u00e9 au cimeti\u00e8re de Pantin, all\u00e9e des Marronniers aux fleurs doubles. L\u00e0 est enterr\u00e9 mon fr\u00e8re Jean-Ren\u00e9, mort par suicide le 23 ou 24 octobre 1961. C'est un lieu de m\u00e9moire, comme on dit aujourd'hui.\n\nMais il faut bien remarquer que les lieux de m\u00e9moire de ce genre avaient autrefois un sens tout diff\u00e9rent ; quand, en m\u00eame temps que leur localisation externe, la tombe dans le cimeti\u00e8re, ils avaient leur place correspondante dans la m\u00e9moire individuelle des gens. \u00c0 quoi servent les lieux dits de m\u00e9moire, estampill\u00e9s tels par les comm\u00e9morations, les mausol\u00e9es de toutes sortes dont la constitution et l'\u00e9vocation prolif\u00e8rent depuis quelques ann\u00e9es, si rien ne leur fait \u00e9cho int\u00e9rieurement ? Loin de soutenir la m\u00e9moire int\u00e9rieure, ils se substituent \u00e0 elle, ils sont une excuse \u00e0 l'oubli massif install\u00e9 en chacun. De telles m\u00e9moires sont doublement mortes, comme le sont de plus en plus les cimeti\u00e8res aujourd'hui. (Les espaces des tombes ne sont propri\u00e9t\u00e9 des familles que pour un temps limit\u00e9 ; en quelques ann\u00e9es ils tombent, comme les \u0153uvres litt\u00e9raires, dans le domaine public de l'anonymat (les concessions dites 'perp\u00e9tuelles' ne franchiront pas beaucoup de si\u00e8cles, sans aucun doute).)\n\nL'\u00e9tat dans lequel j'\u00e9tais alors, dans lequel je me souviens que j'\u00e9tais, \u00e9tait un \u00e9tat d'exaltation f\u00e9roce, sombre. Il n'y avait qu'une r\u00e9ponse \u00e0 l'\u00e0-quoi-bon, \u00e0 l'\u00e0-quoi-bon g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9 que m'opposait mon fr\u00e8re quand nous parlions, les derni\u00e8res fois o\u00f9 je l'ai rencontr\u00e9 : il faut que.\n\nD'ailleurs, dire qu'il opposait l'\u00e0-quoi-bon \u00e0 tout raisonnement sur le sens des choses, est inexact. Il posait, comme \u00e9vident, l'\u00e0-quoi-bon, l'\u00e0-quoi-bon absolu, sans rem\u00e8de. Il en \u00e9tait ainsi pour lui. Cela \u00e9tait le cas. Le monde \u00e9tait cela, \u00e0 un moment devenu cela. Il ne savait pourquoi, il ne savait pas comment, mais il savait. Il savait qu'il n'y avait rien. \u00c0 toute parole il opposait, en souriant : \u00ab A quoi bon ? \u00bb (Cependant, quand j'ai referm\u00e9 la porte, la derni\u00e8re fois que je l'ai vu, rue Notre-Dame-de-Lorette, il pleurait. Je m'en souviens. **Je referme la porte, et je le vois.** )\n\nMa r\u00e9ponse, mes essais terrifi\u00e9s, maladroits, de r\u00e9ponse n'avaient rien \u00e9t\u00e9. Il n'avait pas parl\u00e9 de l'\u00e0-quoi-bon avec moi pour que je le convainque, le r\u00e9fute, le dissuade. Il m'avait parl\u00e9 pour m'informer, plus ou moins, obliquement, de ce qu'il allait faire (il s'y est pris \u00e0 plusieurs fois).\n\nMa r\u00e9ponse \u00e0 la m\u00eame question, ce matin-l\u00e0, \u00e0 la lumi\u00e8re v\u00e9ridique du deuil, et me concernant, n'en \u00e9tait pas une non plus. Ce n'\u00e9tait pas une r\u00e9ponse mais une mani\u00e8re de faire avec.\n\nEt m\u00eame si c'\u00e9tait une r\u00e9ponse, c'\u00e9tait une r\u00e9ponse adress\u00e9e \u00e0 personne.\n\nPlus pr\u00e9cis\u00e9ment : \u00e0 plus personne.\n\n\u00c0 ce moment, regardant le matin sinistre dans la rue, descendant de l'autobus (je me vois descendant de l'autobus, \u00e0 l'arr\u00eat du cimeti\u00e8re), marchant dans les all\u00e9es mouill\u00e9es du cimeti\u00e8re, \u00e9crasant les feuilles de marronnier noires, ocre, visqueuses, mortes, je me repr\u00e9sentais absorb\u00e9 au futur dans une occupation absolue (au sens de l'importance vitale que je lui accorderais ; jusqu'au bout) par les t\u00e2ches qui s'\u00e9taient impos\u00e9es \u00e0 moi selon le r\u00eave. Il n'y avait pas de moyen terme entre le vide entier et le comblement total de la dur\u00e9e par le labeur. Pas de dur\u00e9e grise ; mais le noir pur, ou blanc pur ; ou, plus justement, noir pur et blanc pur.\n\nLe choix premier de ce qu'il fallait faire, imm\u00e9diatement apr\u00e8s la d\u00e9cision qu'il y aurait quelque chose \u00e0 faire, qu'il fallait, \u00e9tait celui de la po\u00e9sie, de l'activit\u00e9 de po\u00e9sie.\n\nL'accent initial, m\u00eame s'il s'est trouv\u00e9 ensuite sinon modifi\u00e9, du moins r\u00e9\u00e9quilibr\u00e9 au profit de la math\u00e9matique et de la tentative romanesque, \u00e9tait tr\u00e8s largement plac\u00e9 sur la po\u00e9sie. Roman, math\u00e9matique, '\u00e9taient' dans le r\u00eave et la d\u00e9cision de vie qui l'accompagnait, font partie de ce double que j'\u00e9voque dans la branche 1. Je ne reviens pas sur cela, je ne le mets pas en cause ; mais le fil de m\u00e9moire \u00e0 partir duquel je remonte depuis la place Colette et la librairie Delamain vers la nuit du 4 au 5, vers le matin du 5 d\u00e9cembre 1961 est, d'abord, le fil de la po\u00e9sie. Et la basse continue, jamais oubli\u00e9e dans la partition de la po\u00e9sie, la douleur.\n\nCe que je voyais, c'est que le r\u00eave me disait que je devais, d'abord, avant toute autre approche du **Projet** , m'\u00e9tablir en po\u00e9sie.\n\nJ'\u00e9cris que je devais 'm'\u00e9tablir', comme si la po\u00e9sie \u00e9tait une sorte de territoire, avait un lieu, o\u00f9 je pourrais choisir de vivre, o\u00f9 il me faudrait acqu\u00e9rir droit de cit\u00e9, l'\u00e9quivalent d'une citoyennet\u00e9, un passeport disant : 'vous \u00eates po\u00e8te', comme on dit : 'je suis citoyen britannique, fran\u00e7ais'.\n\nIl me fallait donner un sens \u00e0 mon intention ; et d\u00e9finir les modalit\u00e9s de cet \u00e9tablissement.\n\n## \u00a7 36 donner une r\u00e9ponse pas trop invraisemblable \u00e0 la question : qu'est-ce qui fait qu'on peut se dire math\u00e9maticien ? n'est pas impossible\n\nIl est \u00e0 peu pr\u00e8s possible de donner une r\u00e9ponse pas trop invraisemblable \u00e0 la question : qu'est-ce qui fait qu'on peut se dire math\u00e9maticien ? La math\u00e9matique a un territoire institutionnel, et il est soumis \u00e0 des proc\u00e9dures de reconnaissance. Elles valent ce qu'elles valent, mais on peut les dire ; et, grosso modo, tous les math\u00e9maticiens les reconnaissent (le ph\u00e9nom\u00e8ne est en fait assez r\u00e9cent ; il marque d'une certaine lourdeur les contours de la discipline, et pr\u00e9sente des dangers \u00e9vidents, du point de vue 'id\u00e9al' d'une math\u00e9matique consid\u00e9r\u00e9e ind\u00e9pendamment du probl\u00e8me de l'identification de ceux qui la font, les math\u00e9maticiens, avec toutes les cons\u00e9quences sociales que cela comporte ; presque aucun math\u00e9maticien n'y \u00e9chappe ; presque aucun math\u00e9maticien, de nos jours, n'est un 'amateur') (si je l'avais pu, je serais rest\u00e9 cela ; comme Queneau).\n\nLa po\u00e9sie pose le m\u00eame probl\u00e8me, mais beaucoup plus gravement. Il n'y a aucun crit\u00e8re qui puisse \u00eatre s\u00e9rieusement invoqu\u00e9 pour d\u00e9cider que quelqu'un est, ou n'est pas, po\u00e8te. Ni une institution, ni la sanction d'un 'march\u00e9'. Il n'y a pas de march\u00e9 de la po\u00e9sie. La po\u00e9sie, de ce point de vue, est hors de l'art, qui est march\u00e9. Les conditions du trafic des marchandises sont, nul ne l'ignore, s\u00e9v\u00e8res pour la po\u00e9sie. On peut penser que les po\u00e8tes ne devraient pas s'y soumettre (\u00ab \u00c0 quoi bon trafiquer de ce qui, peut-\u00eatre, ne se doit vendre, surtout quand cela ne se vend pas ? \u00bb (Mallarm\u00e9)). Dans ces conditions, on pourrait dire : c'est simple. Est po\u00e8te qui se d\u00e9clare tel. Sans doute. Mais se dire po\u00e8te ne signifie rien, sinon pour soi. D'une certaine fa\u00e7on, contrairement \u00e0 tel dicton c\u00e9l\u00e8bre (pour l'instant) sur l'analyse (on dit 'l'analyse', ou bien on dit 'la psy', les deux fragments langagiers en lesquels s'est d\u00e9compos\u00e9 le mot 'psychanalyse', perdant au passage le son 'ch' (dur)), un po\u00e8te n'est jamais autoris\u00e9 ; par personne, pas m\u00eame lui.\n\nPour la math\u00e9matique, j'avais un autre choix possible : \u00eatre seulement un transmetteur de math\u00e9matique, un enseignant et par ailleurs, de mani\u00e8re purement gratuite, un lecteur (pour conserver mon but premier, qui avait \u00e9t\u00e9 de comprendre ; et rester dans l'\u00e9tat qui m'aurait le mieux convenu, celui de lecteur, de spectateur des th\u00e9ories, d'amateur). Mais l'enseignement seul, alors, ne m'aurait pas permis de rester l\u00e0 o\u00f9 j'avais juste commenc\u00e9 \u00e0 apprendre \u00e0 \u00eatre (o\u00f9 je me plaisais plut\u00f4t, qui me nourrissait (mod\u00e9r\u00e9ment) mais en m'offrant le luxe d'une autre denr\u00e9e, le temps), l'Enseignement dit Sup\u00e9rieur. Je devais tr\u00e8s rapidement conclure (\u00e0 l'\u00e9poque) que je me soumettrais \u00e0 la r\u00e8gle commune, telle que je la comprenais : avoir fourni un travail de recherche dans ce domaine, sanctionn\u00e9 par une th\u00e8se, et une th\u00e8se reconnue valable par l'institution math\u00e9matique fran\u00e7aise, c'est-\u00e0-dire me donnant acc\u00e8s \u00e0 un poste (potentiellement de professeur des 'facult\u00e9s de science'). Il n'y avait en fait pas d'autre choix possible.\n\nJe ne voyais qu'une mani\u00e8re de satisfaire \u00e0 ce crit\u00e8re : travailler sous l'autorit\u00e9 d'un math\u00e9maticien lui-m\u00eame reconnu, pr\u00e9senter une th\u00e8se, obtenir d'instances qualifi\u00e9es l'inscription sur deux listes, dites d'aptitude ; la premi\u00e8re, LAES, \u00e0 l'enseignement sup\u00e9rieur, et surtout la seconde, dite 'liste restreinte', qui ouvrait la voie \u00e0 une nomination. (Cela comportait des obstacles ; d'\u00e9normes efforts incertains ; cela mangerait une bonne partie de ce temps que me donnait l'Universit\u00e9 ; mais il fallait en passer par l\u00e0 ; je suis pass\u00e9 par l\u00e0.)\n\nFort diff\u00e9rent \u00e9tait le cas de la po\u00e9sie. Je me suis donn\u00e9 deux conditions \u00e0 remplir pour un \u00e9tablissement en po\u00e9sie :\n\n\u2013 La premi\u00e8re \u00e9tait \u00e0 d\u00e9cider entre moi et moi, \u00e0 savoir : avoir men\u00e9 \u00e0 bout le **Projet de Po\u00e9sie** qui se mettait en place dans ma t\u00eate.\n\n\u2013 La seconde, qu'une partie du r\u00e9sultat de cet aboutissement devienne un livre, soit publi\u00e9 dans une maison d'\u00e9dition respectable en po\u00e9sie.\n\nLa premi\u00e8re condition ne d\u00e9pendait que de moi. La seconde ne d\u00e9pendait absolument pas de moi ; et ne devait \u00eatre affront\u00e9e, \u00e9ventuellement, que si je parvenais \u00e0 satisfaire \u00e0 la premi\u00e8re, c'est-\u00e0-dire si et seulement si je me jugeais digne d'\u00eatre mis sur une liste d'aptitude (en ce sens) \u00e0 la po\u00e9sie.\n\nLe choix, imm\u00e9diat et sans h\u00e9sitation de commencer le **Projet** par de la po\u00e9sie venait de ceci : je m'\u00e9tais voulu po\u00e8te, depuis aussi longtemps que je pouvais me souvenir d'une d\u00e9cision impliquant un futur. Si je choisissais, par une simple d\u00e9cision sans raisons de ne pas \u00eatre un \u00e0-quoi-boniste (comme dit la chanson), si la r\u00e9ponse \u00e0 l'\u00e0-quoi-bon \u00e9tait uniquement de continuer \u00e0 \u00eatre, je ne lui voyais d'autre modalit\u00e9 que d'\u00eatre quelque chose de d\u00e9fini, et par cons\u00e9quent d'\u00eatre ce que j'avais toujours d\u00e9cid\u00e9 d'\u00eatre, po\u00e8te. Mais j'avais \u00e9t\u00e9, pour emprunter les mots de Blaise Cendrars, jusqu'\u00e0 ce jour de 1961, \u00ab fort mauvais po\u00e8te\/ je ne savais pas aller jusqu'au bout \u00bb.\n\nCela voulait dire que je n'\u00e9tais pas v\u00e9ritablement d\u00e9j\u00e0 \u00e9tabli dans la po\u00e9sie, que je n'\u00e9tais pas v\u00e9ritablement po\u00e8te, que je ne pouvais pas me consid\u00e9rer comme tel, m\u00eame si je composais des po\u00e8mes depuis mon plus jeune \u00e2ge (\u2192 branche 2, **La Boucle** ). Je jugeai la totalit\u00e9 de tous les po\u00e8mes que j'avais compos\u00e9s depuis mon d\u00e9but totalement et irr\u00e9m\u00e9diablement nuls, \u00e0 la lumi\u00e8re qui me venait du r\u00eave, \u00e0 celle qui tombait du noir. La table est rase. C'est comme \u00e7a.\n\nIl me fallait repartir, sobrement, de cette dure constatation (donnons-lui le pr\u00e9sent de narration pour l'\u00e9noncer avec assez de solennit\u00e9) : \u00ab J'ai vingt-neuf ans. Je ne suis qu'un assez vieux et toujours d\u00e9butant po\u00e8te. Je pourrais affirmer, transposant le dire favori de mon ami Pierre Lusson : \u00e0 mon \u00e2ge Rimbaud \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 mort (en tant que po\u00e8te). \u00bb\n\nMais encore : \u00ab Po\u00e8te, je ne le suis pas, ne l'ai jamais \u00e9t\u00e9. Je le vois clairement, en pr\u00e9sence du d\u00e9mon de l'\u00e0-quoi-bon.\n\nPour vaincre, ou s'accommoder de ce d\u00e9mon (le plus dur, le plus s\u00e9duisant et pervers de tous les d\u00e9mons), pour parvenir \u00e0 ruser avec lui, assez longtemps du moins pour avoir v\u00e9cu, avoir v\u00e9cu de mourir, d'avoir vu mourir qui on aime, mais sans mourir de ne pas mourir, que me faut-il ? \u00bb\n\nSans le formuler ainsi (je n'\u00e9tais pas en mesure de le faire), je sentis que c'\u00e9tait en r\u00e9alit\u00e9 faire un choix stylistique draconien (je prends le parti de nommer cela un choix stylistique plut\u00f4t qu'\u00e9thique. Dans les choix stylistiques, il y a bien \u00e9videmment une composante fortement \u00e9thique, m\u00eame s'ils ne se r\u00e9sument pas \u00e0 elle).\n\nIl me fallait un style appropri\u00e9, un style de vie et un style de po\u00e9sie (le style n'est ni une forme, ni un 'quoi dire, quoi vouloir dire'). Il fallait en outre qu'ils soient en accord l'un avec l'autre.\n\nIl existe au moins un mod\u00e8le ad\u00e9quat \u00e0 mon intention, tel que je le comprends et telle que je la comprends (et telles que je comprends ces questions aujourd'hui) : le style que l'ermite-po\u00e8te japonais m\u00e9di\u00e9val Kamo no Chomei appelle le rakki-tai, le 'style pour dompter les d\u00e9mons'.\n\n## \u00a7 37 un des dix styles de po\u00e9sie dont il dresse la liste\n\nIl le pr\u00e9sente comme un des dix styles de po\u00e9sie dont il dresse la liste (\u2192 branche 1, cap.5, \u00a7 84). Mais il ne s'agit pas seulement de po\u00e9sie (ou de prose) : la d\u00e9cision d'ermiticit\u00e9 qu'il prit peut aussi s'interpr\u00e9ter comme le choix d'un style de vie destin\u00e9 \u00e0 tenir les d\u00e9mons \u00e0 distance, d'une vie elle-m\u00eame en rakki-tai. (La tradition \u00e9r\u00e9mitique occidentale, aussi bien celle des premiers ermites chr\u00e9tiens, du temps de Cassian, que celle, plus tardive, des ermites irlandais ; ou encore celle de Joachim de Flore (qui me sont plus famili\u00e8res et plus proches sentimentalement, \u00e0 cause de leur lien avec la po\u00e9sie) est bien telle, qui met en \u0153uvre ce que j'ai choisi de reconna\u00eetre comme l'\u00e9quivalent de plusieurs de ces styles (style des r\u00e9sonances cr\u00e9pusculaires, style du double, style du charme \u00e9th\u00e9r\u00e9...) et les invoque dans la m\u00eame vis\u00e9e : la capture, l'apprivoisement, l'\u00e9loignement des d\u00e9mons (et peut-\u00eatre aussi des anges, de beaucoup plus redoutables pour une d\u00e9cision de survie que les d\u00e9mons).)\n\nDans ce lien de la vie \u00e0 la po\u00e9sie, d'autres styles interviennent (on ne peut trouver aucun lien r\u00e9el entre la po\u00e9sie, telle que, devenue publique (c'est sa seule v\u00e9ritable existence), elle fait effet, et la vie de celui qui l'a produite, mais uniquement un lien d'insertion d'un aspect de la vie (l'activit\u00e9 de po\u00e9sie) parmi les autres ; et ce lien est stylistique).\n\nPrincipalement, en ce qui me concerne, j'ai choisi (en dehors du style majeur, le rakki-tai, donc) :\n\n * le style 'des choses comme elles sont' ;\n\n * celui des 'vieilles paroles en des temps nouveaux' ;\n\n * et surtout, surtout, de loin celui auquel j'ai le plus pens\u00e9 depuis, le style dit du 'sentiment des choses', le mono no aware. (\u00ab Le est l'esprit du (\u00e9motion nostalgique) d\u00e9couvert dans les (choses, objets). C'est un \"monde qui pourrait exister\" ( aper\u00e7u dans les objets tels qu'ils sont. On pourrait dire que c'est le monde de sentiments n\u00e9 de l'harmonie existante entre l'esprit et la forme des choses. [...] C'est un sentiment que l'on \u00e9prouvera aussi bien dans l'all\u00e9gresse d'une matin\u00e9e de printemps que dans la tristesse d'une soir\u00e9e d'automne. Si j'avais \u00e0 le d\u00e9finir, je dirais qu'il se compose surtout de la tranquillit\u00e9 d'un sentiment tendre et nostalgique. C'est \u00e0 partir de cette acception qu'il est devenu aussi sentiment de tristesse \u00bb (d'apr\u00e8s Hisamatsu Sen'ichi)).\n\nTous mes efforts, longtemps (et aujourd'hui souvent encore ; c'est un effort qui doit \u00eatre sans cesse renouvel\u00e9), pour m'\u00e9tablir dans la po\u00e9sie ont \u00e9t\u00e9 avant tout dans le style du rakki-tai. (Je ne l'ai identifi\u00e9 que beaucoup plus tard.)\n\nLe cimeti\u00e8re de Pantin \u00e9tait assez sinistre derri\u00e8re de hauts murs (cela n'a rien d'\u00e9tonnant, en la circonstance ; mais il l'est vraiment, dans tout contexte, je le crois). L'am\u00e9nit\u00e9 de son accueil n'\u00e9tait certes pas am\u00e9lior\u00e9e, dans l'all\u00e9e des Marronniers aux fleurs doubles, par l'impression d'inach\u00e8vement que donnait une section livr\u00e9e \u00e0 des tombes r\u00e9cemment ouvertes.\n\nDans les r\u00e9gions en voie d'occupation des cimeti\u00e8res encore extensibles, l'effort vers la permanence que donne une rang\u00e9e peign\u00e9e de tombes n'ayant pas \u00e9t\u00e9 accompli, un sentiment horrible de provisoire hirsute s'ajoute, pour le visiteur, dont le deuil est n\u00e9cessairement r\u00e9cent, \u00e0 celui qu'il \u00e9prouve de mani\u00e8re insurmontable, effroyable, f\u00e9roce, crue.\n\nLes fosses \u00e0 peine ferm\u00e9es ressemblent \u00e0 un appartement o\u00f9 le mort vient d'emm\u00e9nager, dans un de ces quartiers nouveaux o\u00f9 habitent, comme lui, et pauvrement, de jeunes morts (jeunes en tant que morts). (\u00ab Les morts, les pauvres morts,...\u00bb)\n\nUne all\u00e9e baptis\u00e9e d'un nom floral ou arboricole (comme c'\u00e9tait le cas) para\u00eet \u00eatre un lotissement de banlieue o\u00f9 il n'y a encore que quelques familles, la parent\u00e9 des noms ajoutant de mani\u00e8re frappante \u00e0 la ressemblance ; dans les banlieues les \u00eatres sont vivants mais on donne volontiers, l\u00e0 aussi, aux rues des noms de fleurs ou d'arbres, m\u00eame quand aucun arbre n'y est visible.\n\nLes tombes y sont \u00e0 peine recouvertes ; pas encore envelopp\u00e9es et prot\u00e9g\u00e9es de l'amiti\u00e9 d\u00e9vorante des cailloux, des insectes, des gramin\u00e9es. Les fleurs, abondantes, y sont fra\u00eeches, peu fan\u00e9es, peu noircies par les pourritures conjugu\u00e9es de la pluie et de l'oubli.\n\nLes maisons des morts sont fort ressemblantes les unes aux autres dans ces fausses rues de construction contemporaine (et d'habitants de m\u00eame g\u00e9n\u00e9ration), telles les longues 'th\u00e9ories' de _semi-detached_ dans l'immensit\u00e9 du Grand Londres, dans ces rues qui se nomment 'Marigold Crescent' ou 'Beech Square', au fond de quelque Clapham ou de quelque autre Chiswick, avec leurs rideaux, volets, bo\u00eetes aux lettres, chintzs, statuettes de jardin, etc., maisons toutes de m\u00eame mod\u00e8le mais de couleurs variables quoique sobres, ternes m\u00eame, _drab_.\n\nLes demeures fun\u00e9raires r\u00e9centes n'ont encore aucun d\u00e9guisement, n'ont pas sombr\u00e9 encore dans le difficilement approuvable, mais rassurant quand m\u00eame, mauvais go\u00fbt, en architecture comme en d\u00e9coration, des familles. Elles sont l\u00e0, tout cr\u00fbment ce qu'elles sont : des fosses, plus que des tombes.\n\nC'\u00e9tait d\u00e9cembre. Je crois qu'il pleuvait, qu'il avait plu, qu'il se mit \u00e0 pleuvoir ; je ne sais pas, car je ressens (me souvenant) sur mon visage, tant\u00f4t de la pluie, tant\u00f4t pas. Il n'y avait de marronniers qu'en nom.\n\nEt de toute fa\u00e7on, m\u00eame s'il y avait eu dans l'all\u00e9e des Marronniers aux fleurs doubles des marronniers aux fleurs simples ou doubles, les fleurs doubles n'auraient pas \u00e9t\u00e9 l\u00e0, r\u00e9pandues sur les tombes ; il y aurait eu dans l'all\u00e9e, sur les tombes, les bogues noires des marrons, et les marrons ternis, recroquevill\u00e9s, monstrueux.\n\nJe suis revenu vers midi.\n\n## \u00a7 38 Les demeures des morts portent des noms :\n\nLes demeures des morts portent des noms : le nom, les noms de leurs occupants. Sur leurs portes on a mis, souvent dans ce pays, des croix. On mettait aussi des croix sur les portes des maisons touch\u00e9es par la peste, aux temps des grandes peurs, des grandes \u00e9pid\u00e9mies, pendant le pr\u00e9tendu 'automne du Moyen Age'.\n\nLes tombes portent les noms, comme pour servir de suppl\u00e9ment \u00e0 l'adresse, celle que vous communique le gardien du cimeti\u00e8re, en consultant son Bottin de morts ; les noms sont l\u00e0, n\u00e9cessaires pour les visites, puisque les habitants sont muets ; les tombes sont comme des pense-b\u00eates pour les familles, les familiers, les \u00e9trangers de passage dans la ville des morts. On n'a pas encore pens\u00e9 \u00e0 installer des portes \u00e0 code d'entr\u00e9e dans les tombeaux, des interphones. Cela viendra.\n\nCe que je pr\u00e9f\u00e8re lire sur les tombes, c'est cela : les noms. La n\u00e9cessit\u00e9 du nom n'y est pas seulement celle d'une adresse, elle est aussi la marque ferme d'un effort \u00e0 assurer la continuit\u00e9 d'une d\u00e9signation. Le nom est ce qui survit au vivant, dans certains cas beaucoup plus longtemps que toute autre trace, souvenirs, corps, v\u00eatements, possessions, descendance.\n\nLe nom, par la vertu de son inscription tombale, tend \u00e0 \u00eatre infini en dur\u00e9e pour toutes fins pratiques, pr\u00e9sent toujours le m\u00eame dans le monde sans cesse autre, le m\u00eame et m\u00eame la seule chose m\u00eame dans son monde : le monde possible qu'est le monde qui est \u00e0 pr\u00e9sent le n\u00f4tre, si on le pense \u00e0 un instant de son futur.\n\nCar les plus \u00e9vidents et indiscutables des mondes possibles n'ont au pr\u00e9sent aucune r\u00e9alit\u00e9, et pourtant n'ont rien d'exotique : ce sont les versions de notre propre monde qui sont encore \u00e0 venir.\n\n(Le monde de la prochaine minute, si je le pense maintenant, est aussi impossible ou possible qu'un monde 'o\u00f9 les poules auraient des dents'. S'il y a une fraction de l'univers des mondes possibles pour laquelle le 'r\u00e9alisme modal' s'impose \u00e0 tous, sauf aux plus d\u00e9termin\u00e9s sceptiques, c'est bien celle-l\u00e0.)\n\nSans doute le d\u00e9sir de permanence de la place terrestre du mort est ancien ; il implique aussi l'id\u00e9e d'un rangement du cadavre, d'une assignation \u00e0 r\u00e9sidence : d'ici tu ne bougeras plus. Mais la mise des noms sur la tombe suppose l'\u00e9criture et elle marque une modalit\u00e9 tr\u00e8s particuli\u00e8re de ce d\u00e9sir :\n\nqu'il y ait parmi les mondes possibles le monde possible des tombes o\u00f9 les d\u00e9signations ne changeront pas et o\u00f9 les \u00eatres demeureront tels une fois pour toutes, simplement d'y \u00eatre nomm\u00e9s.\n\nJe suis sensible \u00e0 cette folie \u00e9perdue du d\u00e9sir de survie.\n\nIl est apparent qu'il est souvent un nom de l'amour. O\u00f9 peut s'inscrire plus s\u00fbrement le nom de l'amour que sur la tombe ? Et c'est pourquoi, dans le Lancelot en prose, c'est le tombeau qui porte le signe pur de l'amour de Galehaut : \u00ab Alors va Lancelot en cet endroit et trouve les lettres qui disaient : Ci gist Galehaut le fils de la belle g\u00e9ante le sire des Lointaines \u00celes qui pour l'amour de Lancelot du Lac mourut. Et quand il voit cela il tombe \u00e0 terre \u00e9vanoui. \u00bb\n\nDans une des versions du Roman de Tristan en prose, qui m\u00eale \u00e0 l'aventure du Graal et du royaume arthurien celle de Tristan et d'Yseut la blonde, la haine farouche du roi Marc pour les amants de la l\u00e9gende (devenus, dans cette version, dame et chevalier) se manifeste d'une mani\u00e8re qui jette d'ailleurs un jour particuli\u00e8rement \u00e9trange et sinistre sur ce que le 'conte dit sans le dire' des d\u00e9sirs profonds de ses personnages.\n\nLancelot, on le sait, apr\u00e8s avoir vu la mort de Galehaut en d\u00e9couvrant sa tombe, le fait, sur l'ordre de la Dame du Lac (celle qui l'avait 'trouv\u00e9' et 'nourri'), retirer du tombeau et mettre \u00ab en la tombe o\u00f9 vous trouv\u00e2tes votre nom \u00e9crit. En ce m\u00eame lieu sera votre corps enterr\u00e9 \u00bb.\n\nOr, apr\u00e8s la mort du roi Arthur et la fin de son royaume, le roi Marc, dans cette version (combien plus sauvage que celle d'Hamlet, qui lui ressemble : \u00ab \u00f4 trompettes de Fortinbras \u00bb), profite des \u00e9v\u00e9nements pour envahir cette terre laiss\u00e9e sans d\u00e9fenseurs et se venger de l'aide qu'y trouv\u00e8rent toujours Yseut et Tristan.\n\nIl d\u00e9truit tout sur son passage, saccage le tombeau o\u00f9 dorment, sous leurs deux noms, c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te Lancelot et Galehaut, fait incendier leurs cadavres \u00ab qui furent en peu d'heures tout br\u00fbl\u00e9s et tourn\u00e9s en cendres tant qu'on ne put y trouver ni chair ni os. Ni plus jamais savoir qui \u00e9tait l'un et qui \u00e9tait l'autre \u00bb.\n\n## \u00a7 39 La d\u00e9signation des noms par les \u00e9crits,\n\nLa d\u00e9signation des noms par les \u00e9crits, qu'ils soient prose ou po\u00e9sie, pour l'\u00e9loge ou pour l'insulte, qui fait partie de ce qu'on pourrait nommer la conception horatienne de l'\u00e9ternit\u00e9, est tout autre.\n\nL'argument en faveur de sa sup\u00e9riorit\u00e9 (sans cesse invoqu\u00e9 par les po\u00e8tes, \u00e0 des fins plus ou moins int\u00e9ress\u00e9es) est une certaine immat\u00e9rialit\u00e9 des \u00e9crits, parce qu'ils sont reproductibles (et de plus en plus), ce que ne furent jamais les tombeaux. D'o\u00f9 il s'ensuit qu'ils pourraient \u00e9chapper, plus longuement que les pierres \u00e9crites, \u00e0 l'\u00e9rosion, \u00e0 l'effacement, \u00e0 l'indistinction. C'est vrai. Mais ils n'ont pas, pour l'esprit du survivant, la m\u00eame vertu de m\u00e9moire que celle du nom sur la pierre ou le marbre.\n\nSans doute, si on a besoin pour la m\u00e9moire d'un \u00eatre (qui est plus encore peut-\u00eatre que durant sa vie entrelac\u00e9e extr\u00eamement \u00e0 son nom) d'une trace externe du nom, les lettres sur la tombe elle-m\u00eame sont n\u00e9cessaires.\n\nMais je sais aussi qu'\u00e0 un certain degr\u00e9 d'\u00e9loignement, _at one remove_ , un cimeti\u00e8re, n'importe quel cimeti\u00e8re peut jouer le m\u00eame r\u00f4le, \u00eatre effecteur de la m\u00e9moire d'un mort. J'ai connu quelqu'un (et sans doute n'est-ce pas un cas unique) qui visitait volontiers les cimeti\u00e8res des villes o\u00f9 l'amenaient ses voyages, plus encore que par curiosit\u00e9, pour, disait-il, 'penser \u00e0 ses morts'.\n\nJe ne refuse pas ces secours. Au pied de la route qui grimpe vers le village de Sall\u00e8les-Cabard\u00e8s, dans le Minervois, il y a un tout petit cimeti\u00e8re particuli\u00e8rement calme, tranquille, am\u00e8ne, dans son rectangle de cypr\u00e8s.\n\nLe climat est l\u00e0 exceptionnellement b\u00e9n\u00e9vole dans ce pays de rudes vents. Le village est si bien prot\u00e9g\u00e9 de chacun, cers et marin, vent de l'ouest et du nord comme vent du sud, par la garrigue d'un c\u00f4t\u00e9 et la Montagne Noire d\u00e9butante de l'autre, que dans un jardin au moins il m\u00fbrit quelques citrons.\n\nLe cimeti\u00e8re est minuscule. Une poign\u00e9e de tombes, une poign\u00e9e de cypr\u00e8s ; des pierres.\n\nLa lumi\u00e8re qui \u00e9claire les tombes est s\u00e8che, nette, s\u00e9v\u00e8re.\n\nSous la lumi\u00e8re les cypr\u00e8s sont noirs. Chaque tombe, chaque pierre se d\u00e9tache \u00e0 l'\u0153il ; singuli\u00e8re. Les pierres comptent les morts, les pas, les ombres.\n\nOn reste l\u00e0, debout, entour\u00e9 de cypr\u00e8s, de tombes, d'ombres, de pierres.\n\nComptent les pierres\n\nLes nuages comptent les pierres\n\nLes mouettes, les ronces, les lueurs comptent les pierres\n\nLes rectangles, les fractures, les angles comptent les pierres\n\nLes collines noires comptent les pierres\n\nLes l\u00e9zardes, les lignes de fuite comptent les pierres\n\nLes entassements r\u00e9p\u00e9t\u00e9s comptent les pierres\n\nLes lumi\u00e8res couch\u00e9es dans la flaque comptent les pierres\n\nLes lampes avan\u00e7ant dans la nuit comptent les pierres\n\nLes parall\u00e8les, le silence comptent les pierres\n\nLes pierres comptent, les pierres comptent les pierres.\n\nLe chemin jusque-l\u00e0, qui vient de la garrigue, est aust\u00e8re.\n\n**Le chemin, ce chemin**\n\nLe chemin, ce chemin, aust\u00e8re\n\net la distance\n\ntransperc\u00e9e de lumi\u00e8re\n\ntransperc\u00e9e de nuages et de lumi\u00e8re\n\nce chemin, le chemin,\n\naust\u00e8re.\n\nEt dans la plus extr\u00eame chaleur d'ao\u00fbt, pendant des ann\u00e9es, dans cette chaleur aviv\u00e9e par un soleil \u00e9blouissant apr\u00e8s une marche de presque une heure, \u00e0 l'heure la plus chaude je suis venu, l\u00e0, penser un moment \u00e0 ce mort mien.\n\n## \u00a7 40 \u00c0 l'abri des cypr\u00e8s, des pins ont surgi et les vents qui attaquent la colline\n\nIl y a eu dans l'histoire des \u00e9poques de surcharge ornementale et langagi\u00e8re des tombes. Il y a eu aussi, dans les g\u00e9n\u00e9rations qui m'ont pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 et chez ceux qui identifiaient les rites fun\u00e9raires avec une religion dont ils s'\u00e9taient \u00e9loign\u00e9s, un refus non seulement de la rh\u00e9torique baroque des tombeaux, mais aussi des enterrements, cercueils et tombes, une volont\u00e9 de ne laisser aucune trace mat\u00e9rielle de son passage sur terre. (Aujourd'hui on voit plut\u00f4t \u00e0 l'\u0153uvre une n\u00e9gligence indiff\u00e9rente g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9e.)\n\nL'incin\u00e9ration, selon les modalit\u00e9s que je connais, n'est pas cela. Apr\u00e8s le b\u00fbcher o\u00f9 s'est consum\u00e9 le cadavre, un nom est ensuite plac\u00e9 sur la porte d'un casier enfermant, comme s'il s'agissait d'un pensionnat, d'une caserne ou d'un gymnase, les affaires du mort, ses cendres, et sa pr\u00e9sence en une place assign\u00e9e du cimeti\u00e8re montre qu'il ne s'agit aucunement d'une annulation du rite.\n\nCe n'en est qu'une variation, dont les r\u00e9sultats, ce qui en demeure de visible dans les cimeti\u00e8res, ne me produisent pas un effet tr\u00e8s agr\u00e9able, c'est le moins qu'on puisse dire. (Et je ne parle pas de l'op\u00e9ration elle-m\u00eame de cr\u00e9mation, \u00e0 laquelle j'ai d\u00fb quelquefois assister.)\n\nMa m\u00e8re n'a voulu ni la tombe ni l'urne. Conform\u00e9ment \u00e0 sa volont\u00e9 explicite, apr\u00e8s qu'eut \u00e9t\u00e9 br\u00fbl\u00e9 son vieux corps d'aveugle, toutes les particules restantes furent dispers\u00e9es priv\u00e9ment chez elle, en l'air de la colline, au point le plus haut et le plus a\u00e9r\u00e9 de la terre rocailleuse du Minervois, entre les pins, endroit qu'elle avait imagin\u00e9 comme sa destination mat\u00e9rielle finale, depuis sans doute le moment o\u00f9 elle avait cess\u00e9, perdant la vue, de le voir.\n\nSur le chemin montant de la colline, en prenant possession du lieu, mon p\u00e8re avait plant\u00e9 une all\u00e9e de cypr\u00e8s, qui pendant de longues ann\u00e9es rest\u00e8rent minuscules, n'arrivant pas \u00e0 extraire assez d'eau et de nourriture des rocs \u00e0 peine couverts, maigrement, d'une couche trop mince d'argile saupoudr\u00e9e de cailloux et de touffes de thym ; jusqu'\u00e0 ce qu'un jour, brusquement, ils grandissent. \u00c0 l'abri des cypr\u00e8s, des pins ont surgi et les vents qui attaquent la colline d'avant en arri\u00e8re ou d'arri\u00e8re en avant, les vents de la garrigue et de la plaine, qui vont leur course violente entre le seuil de Naurouze et la M\u00e9diterran\u00e9e, entre les Pyr\u00e9n\u00e9es et la Montagne Noire, s'apaisent l\u00e0 un peu. Les pins y ont \u00e0 leur tour grandi.\n\nMa m\u00e8re en a fait son tombeau invisible, qui ne porte pas, lui, son nom.\n\n**In memoriam S.R.**\n\nElle avait toujours eu peur de la nuit\n\nEt dans la nuit dut\n\ntant d'ann\u00e9es\n\njusqu'\u00e0 ce matin de mars\n\n\u00eatre\n\nmais la mort n'est pas la nuit\n\nelle ne tourne pas\n\navec la terre\n\nso why\n\ndid I want to say\n\ngood nightsweet mother\n\ngood night\n\n23\/03\/93\n\nMais dans cet endroit sans tombe il y a les cypr\u00e8s. Le souvenir des morts accompagne pour moi, invariablement, la pens\u00e9e du cypr\u00e8s : \u00ab C'est un cypr\u00e8s sur un tombeau\/ o\u00f9 les quatre vents s'agenouillent \u00bb (Apollinaire). Peut-\u00eatre est-ce d\u00fb \u00e0 leur forme de flamme, de flamme sombre. \u00c0 quelques kilom\u00e8tres de la colline dont je parle sont les quatre ch\u00e2teaux de Lastours, et la pente vertigineuse (pas celle de la vall\u00e9e de l'Orbiel o\u00f9 tourne la route, mais celle, oppos\u00e9e, qui est comme int\u00e9rieure \u00e0 la montagne) s'est plant\u00e9e d'elle-m\u00eame de cypr\u00e8s.\n\nLe sentier qui s'\u00e9l\u00e8ve de la route et grimpe jusqu'aux ruines des ch\u00e2teaux, ces quelques pans de vieilles murailles et tours satur\u00e9es du souvenir suppos\u00e9 des Troubadours Peire Vidal ou Raimon de Miraval, des yeux de la belle Brunissen de Cabaret, de ceux de la Loba (louve) de Pennautier, passe parmi puis au-dessus d'eux. Quand on s'arr\u00eate un moment de monter, brusquement, ils deviennent intens\u00e9ment pr\u00e9sents \u00e0 la vue. En regardant leurs ombres violemment noires contre un tr\u00e8s fort soleil d'\u00e9t\u00e9, j'ai, souvent, imagin\u00e9 chacun d'eux comme l'ambassadeur d'un mort ; tenace, persistant, silencieux.\n\nJe ne d\u00e9sapprouve pas l'incin\u00e9ration. Je n'ai aucune raison, religieuse, de le faire. Je n'ai pas plus de raisons de l'approuver irr\u00e9ligieusement. La 'solution' choisie par ma m\u00e8re pour la disposition finale de son corps me semble certes pr\u00e9f\u00e9rable au 'Columbarium' du P\u00e8re-Lachaise mais plut\u00f4t pas \u00e0 celle d'une tombe ordinaire, quelconque.\n\nLe geste voulu par elle et qui fut accompli, je le comprends ; mais il me laisse mal \u00e0 l'aise. J'y sens, stupidement je le sais, une sorte d'\u00e9loignement, de d\u00e9tachement vis-\u00e0-vis de nous ses enfants (c'est d'autant plus stupide que nous n'allons pour ainsi dire pas (ou plus) dans les cimeti\u00e8res, porter des fleurs \u00e0 la Toussaint, en tout cas pas moi).\n\nMais je vois aussi, dans la dispersion des cendres qui un instant s'\u00e9lev\u00e8rent au-dessus de nous dans l'air printanier dangereusement remu\u00e9 de vent (moment sinistre qui valait bien, dans son genre, toutes les descentes de cercueil au tombeau), comme une application r\u00e9ussie posthume de cette id\u00e9e qu'elle avait eue dans l'enfance, et nous raconta plusieurs fois : sa th\u00e9orie de la marche verticale vers le sommet des arbres, forme modeste et en apparence raisonnable du d\u00e9sir de l\u00e9vitation.\n\nJe n'ai mis qu'une matin\u00e9e, et dans cette matin\u00e9e il faut compter mon trajet jusqu'au cimeti\u00e8re, un matin et pas plus pour d\u00e9cider d'un but de po\u00e9sie et d'une strat\u00e9gie pour l'atteindre.\n\nJ'y suis rest\u00e9 fid\u00e8le presque six ans.\n\nL'ann\u00e9e 1961 (\u2192 branche 3) avait \u00e9t\u00e9 celle de mon retour du Sahara (j'en ai dit (ou dirai (il me faut distinguer les temps de la narration en train de se faire et ceux de la narration \u00e9ventuellement accomplie)) les circonstances) et la fin de mon apprentissage math\u00e9matique, le commencement de mon d\u00e9tachement de l'influence bourbakiste (il fut lent et p\u00e9nible). Sans une op\u00e9ration de d\u00e9sintoxication, analogue, sous le choc du r\u00eave, \u00e0 la _tabula rasa_ po\u00e9tique, je n'aurais jamais pu commencer mon **Projet de Math\u00e9matique**. Car\n\n## \u00a7 41 La lecture acharn\u00e9e du trait\u00e9 du math\u00e9maticien collectif Bourbaki avait constitu\u00e9 l'essentiel de mon absorption dans la math\u00e9matique pendant au moins sept ann\u00e9es ;\n\nLa lecture acharn\u00e9e du trait\u00e9 du math\u00e9maticien collectif Bourbaki avait constitu\u00e9 l'essentiel de mon absorption dans la math\u00e9matique pendant au moins sept ann\u00e9es ; et dans les sables orange du Sahara j'avais aussi aval\u00e9 avidement les premiers fascicules, bleus, de la floraison ultime et \u00e0 bien des \u00e9gards monstrueuse du bourbakisme, les fameux 'Egeas', \u00c9l\u00e9ments de g\u00e9om\u00e9trie alg\u00e9brique, d'Alexandre Grothendieck (le Sahara en est rest\u00e9 bleu dans ma t\u00eate ; bleu comme son sable couleur orange).\n\nLe s\u00e9isme mental caus\u00e9 par le r\u00eave produisit aussi et presque imm\u00e9diatement (dans les jours qui suivirent) une 'r\u00e9volution' interne dans ma mani\u00e8re de concevoir ma situation devant la math\u00e9matique (je n'\u00e9tais pas \u00e9tabli non plus 'l\u00e0-dedans'); commen\u00e7ant \u00e0 dessiner plus lentement mais non moins certainement ce qui serait la forme math\u00e9matique, la muance de math\u00e9matique de mon **Projet**.\n\nIl \u00e9tait on ne peut plus clair cependant que cette forme, au moment o\u00f9 je commen\u00e7ais \u00e0 entreprendre la mise en \u0153uvre de mon ambitieux **Projet de Po\u00e9sie** , n'existait pas, m\u00eame vaguement, en pens\u00e9e.\n\nN'affleurait qu'une intention, encore non r\u00e9fl\u00e9chie, de rem\u00e9dier \u00e0 mon \u00e9tat de math\u00e9maticien passif (en partie pour des raisons pragmatiques : je ne pouvais penser, ai-je dit, rester dans une situation universitaire trop subalterne, et pas seulement parce que j'y gagnais trop peu d'argent ; je voulais conqu\u00e9rir de la tranquillit\u00e9, de l'ind\u00e9pendance, du temps ; j'avais faim de temps) ; mais la direction sp\u00e9cifique, je ne l'avais pas d\u00e9cid\u00e9e. Le **Projet de Math\u00e9matique** ne pouvait par cons\u00e9quent m'\u00eatre d'aucun secours pour le **Projet de Po\u00e9sie**.\n\nSituation regrettable, sans doute, puisque math\u00e9matique et po\u00e9sie devaient \u00eatre pr\u00e9sentes ensemble dans le **Projet**. Mais il n'y avait rien \u00e0 faire \u00e0 cela. Il fallait bien commencer en quelque fa\u00e7on. J'avais un sentiment d'extr\u00eame urgence (cela aussi me venait du r\u00eave).\n\nCependant, une chose m'a \u00e9t\u00e9 certaine d\u00e8s le d\u00e9but : que le mode de compr\u00e9hension et de raisonnement dont je m'\u00e9tais p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 en des ann\u00e9es de bourbakisme, la discipline s\u00e9v\u00e8re que je m'\u00e9tais impos\u00e9e pour parvenir \u00e0 le ma\u00eetriser, allaient me servir aussi en po\u00e9sie.\n\nJe vais tenter d'en pr\u00e9senter une 'd\u00e9duction'. Je l'offre au pr\u00e9sent, suppos\u00e9 pr\u00e9sent de 1961, marquant ainsi qu'il s'agit d'un pr\u00e9sent de fiction : car je ne peux pas affirmer que j'ai raisonn\u00e9 ainsi ; je ne peux pas me souvenir de la mani\u00e8re dont j'ai raisonn\u00e9 alors.\n\nJ'affirmerais volontiers pire : je ne crois pas qu'il soit jamais possible de restituer un raisonnement lointainement tenu dans le pass\u00e9, sans le support de quelque trace externe. La seconde m\u00e9moire (j'attribue les raisonnements \u00e0 une vari\u00e9t\u00e9 particuli\u00e8re de la m\u00e9moire ; ma narration s'aide de telles fictions th\u00e9oriques purement personnelles) est irr\u00e9cup\u00e9rable en tant que souvenir (donc en tant, selon la m\u00eame fiction, qu'\u00e9v\u00e9nement de la premi\u00e8re m\u00e9moire, celle qui nous pr\u00e9sente le vrai du pass\u00e9, m\u00eame illusoirement, comme vrai, et comme pass\u00e9).\n\nJe me suis dit ce qui suit :\n\n\u2013 i \u2013 Je vais me servir de la math\u00e9matique, disons comme garantie technique et mentor moral.\n\n\u2013 ii \u2013 Mon exercice de la po\u00e9sie jusqu'\u00e0 ce jour (et Dieu sait que je m'y suis fortement 'exercis\u00e9') se caract\u00e9rise par un manque total de rigueur. J'\u00e9cris comme cela me vient et ce qui me vient me vient d'ailleurs, d'autres po\u00e8tes, principalement de surr\u00e9alistes et postsurr\u00e9alistes, de Breton, Tzara, Aragon, \u00c9luard ; d'\u00c9luard surtout (ce qui est particuli\u00e8rement d\u00e9bilitant).\n\nJ'\u00e9cris comme un \u00e9pigone minuscule de ces po\u00e8tes que je lis depuis mon adolescence. Je fais preuve en cela non seulement d'une grande irresponsabilit\u00e9, mais d'une grave imprudence ; je n'arriverai \u00e0 rien ainsi.\n\n\u2013 iii \u2013 Par rigueur j'entends (ceci _a posteriori_ , anachroniquement vis-\u00e0-vis de moi-m\u00eame) nettet\u00e9 et complexit\u00e9 minimale de la forme. Plus les conditions formelles d'une po\u00e9sie (et c'est le cas de celle de tous les po\u00e8tes que je viens de citer) sont molles et floues (plus ceux qui les adoptent se sentent et s'affichent libres par rapport \u00e0 leurs propres conditions d'exercice), plus la personnalit\u00e9 po\u00e9tique \u00e9merge difficilement. Le sentiment de d\u00e9j\u00e0-vu, d\u00e9j\u00e0-entendu, d'air de famille vague domine leurs productions.\n\nSans th\u00e9oriser aucunement ce qui ne va pas dans la conception de la po\u00e9sie que la d\u00e9marche de ces mod\u00e8les repr\u00e9sente (ce dont je veux m'\u00e9loigner ; je ne juge pas la d\u00e9marche surr\u00e9aliste elle-m\u00eame), sans \u00eatre en mesure de le faire, je sens qu'imp\u00e9rativement je dois rompre. Je romps.\n\n## \u00a7 42 D'une d\u00e9cision de rupture (suite) : commencer, c'est rompre ; pas pour faire table rase de la po\u00e9sie du pass\u00e9 (illusion avant-gardiste), mais pour un retour en arri\u00e8re, jusqu'au n\u0153ud de l'erreur, pour prendre un autre chemin.\n\n\u2013 iv \u2013 Et pour une telle rupture, je n'ai aucune h\u00e9sitation \u00e0 prendre appui sur la conduite du math\u00e9maticien. Je prends le math\u00e9maticien pour mod\u00e8le et pour guide, tel qu'il m'appara\u00eet proc\u00e9der, maintenant que j'ai acquis un savoir un peu \u00e9tendu des travaux modernes (et en d\u00e9pit, dirais-je aujourd'hui, de mon ignorance cependant beaucoup plus grande que je ne pensais, de ce qu'est une vraie d\u00e9marche de recherche math\u00e9matique).\n\nN\u00e9antmoins (j'\u00e9cris 'n\u00e9antmoins' parce que je pr\u00e9f\u00e8re \u00e9crire ainsi ce mot ; sans autre intention) je ne calque pas directement la fabrication de po\u00e9sie sur le mod\u00e8le technique de la construction axiomatique strictement formalis\u00e9e (trop difficile pour moi \u00e0 concevoir alors) ; et je ne pense m\u00eame pas qu'il pourrait \u00eatre utile de concevoir une telle transposition, un tel parall\u00e9lisme (j'ai tort, mais je l'ignore encore (\u2192 branche 5, peut-\u00eatre)). J'utilise le bourbakisme uniquement comme manuel sur la mani\u00e8re de se comporter devant les probl\u00e8mes que pose la composition de la po\u00e9sie.\n\nJe me donne quelques axiomes f\u00e9roces de comportement (il est bon de les situer au pass\u00e9 ; ils sont en grande partie na\u00effs). \u00c0 savoir :\n\n\u2013 v \u2013 S\u00e9parer les mots de l'\u00e9motion.\n\n\u2013 vi \u2013 S\u00e9parer la po\u00e9sie de la v\u00e9rit\u00e9 : ce qui est vrai est ce qui est dit. Si c'est dit incorrectement ce n'est pas vrai.\n\nL''axiome' pr\u00e9c\u00e9dent a en partie une origine circonstantielle : un des textes les plus repr\u00e9sentatifs de ce qu'on a appel\u00e9 la Po\u00e9sie de la R\u00e9sistance (dans l'ombre de laquelle j'ai fait mes premiers pas po\u00e9tiques) avait pour titre quelque chose comme Po\u00e9sie et V\u00e9rit\u00e9 42.\n\nC'\u00e9tait un titre satur\u00e9 de sens (un peu comme l'est la moindre image de _soap-opera_ \u00e0 la t\u00e9l\u00e9vision). Mon rejet de tout ce qui, dans la po\u00e9sie de mes a\u00een\u00e9s, m'avait, pensais-je, \u00e9gar\u00e9 (il est facile de charger les autres de ses propres erreurs (cela vaut aussi pour les erreurs politiques (dans une certaine mesure, on est responsable de ses choix : Dieu, le Parti, le March\u00e9, la Nation, la Religion n'y sont pour rien. Comme on pourrait le faire dire \u00e0 un 'dit' de Baudelaire, en le d\u00e9tournant : A trente ans, on est responsable de son visage (po\u00e9tique, politique...)))), mon rejet, donc, de la pratique surr\u00e9aliste de la po\u00e9sie et plus encore de la pratique des po\u00e8tes communistes anciennement surr\u00e9alistes m'encourageait \u00e0 me diriger vers des positions th\u00e9oriques qui me paraissaient \u00e0 moi-m\u00eame extr\u00eames\n\n(mais j'allais ensuite me trouver beaucoup plus loin encore dans cette inorthodoxie (c'est une inorthodoxie, face \u00e0 la 'doxa' concernant ce qu'est la po\u00e9sie)). Je l'exprimerai par un redoublement de l'axiome vi, en plus agressif :\n\n\u2013 vi _bis_ \u2013 Po\u00e9sie et v\u00e9rit\u00e9 n'ont rien \u00e0 faire ensemble.\n\n\u2013 vii \u2013 Composer dans sa t\u00eate. Composer avant d'\u00e9crire, avant de montrer. L'articulation du pseudo-raisonnement conduisant de la math\u00e9matique \u00e0 la po\u00e9sie \u00e9tait, en gros :\n\n\u2013 0 \u2013 Un th\u00e9or\u00e8me est dans la t\u00eate avant d'\u00eatre d\u00e9montr\u00e9 sur le papier.\n\n(Je pensais cela ; je n'\u00e9tais pas encore en \u00e9tat de concevoir (sinon comme ph\u00e9nom\u00e8ne : le 'cas' Grothendieck (\u2192 branche 3, bif. A)) qu'on peut '\u00e9crire' de la math\u00e9matique \u00e0 mesure qu'on la pense (ce qui veut dire que je n'\u00e9tais pas un vrai math\u00e9maticien, je ne savais pas composer de la math\u00e9matique ; en fait je ne devais jamais vraiment y parvenir).)\n\n\u2013 00 \u2013 Sur le papier on calcule, on ne raisonne pas.\n\n\u2013 000 \u2013 Quand on \u00e9crit un po\u00e8me, quand on voit \u00e0 quoi il ressemble, on se livre \u00e0 l'\u00e9quivalent po\u00e9tique du calcul ; le po\u00e8me a d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9 mis dans la t\u00eate.\n\n\u2013 viii \u2013 Composer constamment : ne pas attendre le chant du rossignol....\n\n\u2013 ix \u2013 \u00catre seul pour composer, \u00eatre seul int\u00e9rieurement ; \u00eatre seul ou pas seul ext\u00e9rieurement n'a pas d'importance. Composer mentalement ; donc \u00eatre insensible \u00e0 la distraction.\n\nJ'ai acquis une exp\u00e9rience certaine de la r\u00e9sistance \u00e0 la distraction. J'ai appris que la pr\u00e9occupation d'une recherche de la d\u00e9monstration d'un th\u00e9or\u00e8me, de la r\u00e9solution d'un exercice de Bourbaki par exemple, est g\u00e9n\u00e9ratrice d'extr\u00eame concentration.\n\n# CHAPITRE 4\n\n# Un livre ancien sous le bras\n\n* * *\n\n## \u00a7 43 Commencement de chapitre qui compl\u00e8te le pr\u00e9c\u00e9dent \u2013 S\u00e9v\u00e8res axiomes de comportement en po\u00e9sie (seconde suite, et presque fin)\n\n\u2013 x \u2013 Je n'ai pas d'inspiration math\u00e9matique ; je n'ai pas besoin d'inspiration en po\u00e9sie.\n\n(Je prends \u00e0 la lettre une des id\u00e9es implicites (mais discutables) de la math\u00e9matique bourbakis\u00e9e : l'axiomatique guide, que dis-je, commande nos pas, non la vision intuitive. L'intuition est dangereuse, g\u00e9n\u00e9ratrice d'erreurs. Bien poss\u00e9der la m\u00e9thode (hilbertienne) et c'est tout. Certes, de telles affirmations provoquent, \u00e0 juste titre, le l\u00e8vement de sourcils de l'incr\u00e9dulit\u00e9. On pense, en souriant, \u00e0 la pr\u00e9face du Clavecin bien temp\u00e9r\u00e9 : chacun peut faire comme moi, s'il s'y applique. Mais une suspension provisoire et volontaire de mon incr\u00e9dulit\u00e9 aura une vertu p\u00e9dagogique ; et elle est particuli\u00e8rement souhaitable dans le cas de la po\u00e9sie o\u00f9 la doctrine de la fureur inspir\u00e9e, dans sa variante moderne (le surr\u00e9alisme), fait des ravages, et m'a conduit \u00e0 l'impasse dont je cherche \u00e0 me d\u00e9gager.)\n\n(Contre-axiome : \u00ab \u00c7a m'est venu de nuit en \u00e9coutant le rossignol. \u00bb)\n\n\u2013 xi \u2013 Ne pas corriger, ou tr\u00e8s peu. D\u00e9chirer ; recommencer.\n\n(Les corbeilles \u00e0 papier ne sont pas faites pour les chiens, mais pour les po\u00e8tes.)\n\n\u2013 xii \u2013 Apr\u00e8s composition, \u00e9crire : un po\u00e8me non pos\u00e9 n'existe pas.\n\n(C'est-\u00e0-dire : il doit \u00eatre entier dans une t\u00eate avant d'\u00eatre pos\u00e9. Mais il n'existe pas, m\u00eame pos\u00e9, s'il n'entre pas dans une t\u00eate au moins. Comme la t\u00eate de celui qui pose ne compte pas comme t\u00eate o\u00f9 poser, un po\u00e8me n'a aucune existence avant d'avoir \u00e9t\u00e9 lu. Tous ces po\u00e8mes que je vais \u00e9crire n'auront, pour longtemps, qu'une existence provisoire.)\n\n(\u00ab Apr\u00e8s composition \u00bb veut dire : la composition est enti\u00e8rement ant\u00e9rieure \u00e0 la notation.)\n\n\u2013 xiii \u2013 Poursuivre, contre tout d\u00e9couragement.\n\n(Le d\u00e9couragement est l'\u00e9tat dominant du compositeur de po\u00e9sie. L'absence de d\u00e9couragement est, comme la sant\u00e9 pour le docteur Knock de Jules Romains, \u00ab un \u00e9tat transitoire qui ne pr\u00e9sage rien de bon \u00bb).\n\n\u2013 xiv \u2013 \u00catre certain du moment d'arr\u00eat.\n\n(Le moment de la pose sur papier, donc (\u2192 pr\u00e9cepte xii).)\n\n(En math\u00e9matique, quand il s'agit de la d\u00e9monstration d'un th\u00e9or\u00e8me, d'un r\u00e9sultat dont l'\u00e9nonc\u00e9 est pr\u00e9alablement connu, on s'arr\u00eate quand on a atteint la d\u00e9monstration. Il est beaucoup plus difficile de savoir quel est le point d'ach\u00e8vement de la 'd\u00e9monstration' po\u00e9tique. L'axiome xiv ne pouvait gu\u00e8re \u00eatre plus qu'une exhortation.)\n\n\u2013 xv \u2013 \u00c0 intervalles r\u00e9guliers, faire son examen de conscience po\u00e9tique.\n\n(\u00c0 cette consigne esth\u00e9tique, je donnais une formulation morale, inspir\u00e9e d'une pratique qui s'associait dans mon esprit aux plus s\u00e9v\u00e8rement moraux des \u00eatres moraux, les protestants. (Mais aussi : la derni\u00e8re lettre de Gabriel P\u00e9ri, fusill\u00e9 par les Allemands, disait : j'ai fait mon examen de conscience. Il est positif.))\n\nRemarque : en grande partie ces pr\u00e9ceptes, que je me mets en mesure de noter pour encouragement pendant tout le mois de d\u00e9cembre (je parle encore au pr\u00e9sent du pass\u00e9) ne sont en fait pas ceux d'un math\u00e9maticien qui fait des math\u00e9matiques, mais plut\u00f4t ceux d'un \u00e9tudiant avanc\u00e9 (je ne suis encore que cela). Je ne suis pas un math\u00e9maticien ; et je d\u00e9cide de 'faire po\u00e8te' en m'inspirant de ce que je pense que fait celui qui 'fait math\u00e9maticien' mais je ne comprends ce que c'est que de mani\u00e8re tr\u00e8s imparfaite. Voil\u00e0 qui est dr\u00f4le, pas vrai ?\n\nEt pourtant, quand je vois comment souvent des math\u00e9maticiens r\u00e9ellement cr\u00e9ateurs (et beaucoup plus que je ne le fus jamais moi-m\u00eame) parlent de l'op\u00e9ration mentale et mat\u00e9rielle de cr\u00e9ation en math\u00e9matique, je suis s\u00fbr que j'aurais \u00e9t\u00e9 incapable de me s\u00e9parer en po\u00e9sie de l'id\u00e9e 'bateau' d'inspiration (celle du sous-pr\u00e9fet aux champs d'Alphonse Daudet, qui est la conception la plus universellement r\u00e9pandue en la mati\u00e8re) si j'avais d\u00e9j\u00e0 connu l'exp\u00e9rience de l'invention en alg\u00e8bre, par exemple ; car ils ont la m\u00eame vision pauvre et triste, et transmettent avec un bel enthousiasme les id\u00e9es re\u00e7ues les plus banales sur la CR\u00c9ATION qui transcendent largement les fronti\u00e8res des disciplines et comblent all\u00e8grement le foss\u00e9 entre les 'deux cultures' (scientifique et litt\u00e9raire). De nos jours, tout le monde est 'cr\u00e9atif' (surtout les publicitaires). C'est une condition de la culture. (Quand j'entends parler de culture, je sors mes boules Quies.)\n\nQuoi qu'il en soit, ainsi ai-je proc\u00e9d\u00e9. Et de cette mani\u00e8re de faire en po\u00e9sie, je n'ai plus boug\u00e9, ne bougerai plus, sans doute.\n\nJe me suis trouv\u00e9 ensuite d'abondantes justifications th\u00e9oriques. Longtemps apr\u00e8s.\n\nUne autre s\u00e9rie de r\u00e9solutions \u00e9tait d'un ordre un peu diff\u00e9rent. Il s'agissait de d\u00e9cisions \u00e0 forte composante th\u00e9rapeutique, pourrais-je dire (comment dompter les d\u00e9mons).\n\n\u2013 xvi \u2013 Il importe que le temps de mise en \u0153uvre du **Projet de Po\u00e9sie** soit long.\n\n(Il faut qu'il exige de l'obstination. Il faut que mon effort soit long et difficile, demande des assauts continus ; prenne du temps, tout le temps qui ne sera pas celui de la math\u00e9matique ; m'occupe ; ne me laisse pas le moindre intervalle pour les enchantements de l'\u00e0-quoi-bon.)\n\n(\u00c9galement d\u00e9cision de prudence, presque de peur ; beaucoup de temps se passera avant d'avoir \u00e0 affronter un regard ext\u00e9rieur, un jugement \u00e9ditorial. Plus c'est loin, plus j'\u00e9viterai (peut-\u00eatre) d'y penser. Plus l'effort sera pur (\u2192 pr\u00e9cepte xix).)\n\n## \u00a7 44 que le Projet de Po\u00e9sie soit un isolant contre les insinuations de la douleur.\n\n\u2013 xvii \u2013 Il faut que le **Projet de Po\u00e9sie** soit un isolant contre les insinuations de la douleur.\n\nLa cause de la douleur \u00e9tait \u00e0 la fois \u00e9vidente et incompr\u00e9hensible. Contre elle, l'exp\u00e9rience de l'incompr\u00e9hension math\u00e9matique absolue, de la compr\u00e9hension obtenue tr\u00e8s lentement mais atteinte tout de m\u00eame de la topologie (\u2192 branche 3, cap.3) m'a servi de phare. Je n'ai pas compris ma douleur de la mort de mon fr\u00e8re, je n'ai pas compris le pourquoi de sa mort, ni l'\u00e0-quoi-bon, ni la moindre r\u00e9ponse \u00e0 l'\u00e0-quoi-bon, mais je me suis obstin\u00e9 dans l'\u00e9tablissement d'une forme personnelle de po\u00e9sie. J'ai compris quelque chose de la po\u00e9sie (pas de la po\u00e9sie en g\u00e9n\u00e9ral, mais de la po\u00e9sie pour moi qui voulais \u00eatre po\u00e8te) et je suis all\u00e9 \u00e0 peu pr\u00e8s jusqu'au bout de cette compr\u00e9hension ( ? : un tel compliment de moi-m\u00eame \u00e0 moi-m\u00eame a une valeur tr\u00e8s mod\u00e9r\u00e9e ; personne ne peut en juger ; pas m\u00eame moi ; c'est une \u00e9valuation purement sentimentale ; pourtant j'y tiens).\n\n\u2013 xviii \u2013 Le **Projet de Po\u00e9sie** a besoin d'un terme. Ce terme sera un livre. Un livre au sens contemporain. Un livre. Pas seulement un livre publi\u00e9.\n\nDans la mesure o\u00f9 je pr\u00e9voyais une tentative de longue dur\u00e9e, il fallait lui offrir un but louable, digne de l'intention : m'\u00e9tablir dans la po\u00e9sie. Comme le crit\u00e8re de reconnaissance que j'avais choisi \u00e9tait celui de l'\u00e9dition, le but de la tentative ne pouvait \u00eatre que celui-l\u00e0 : le livre. Mais en fait je voulais que ce soit un livre en un autre sens encore, moins ext\u00e9rieur. Il fallait que l'ensemble de l'exp\u00e9rience ait une unit\u00e9. Il fallait que l'aboutissement soit un livre, en un sens priv\u00e9, qui serait peut-\u00eatre autre que le sens ordinaire. En quoi ? je ne le savais pas encore. Je savais que je devais le d\u00e9couvrir (c'est-\u00e0-dire l'inventer (ou croire l'inventer)).\n\nExiger de parvenir \u00e0 la publication pour satisfaire \u00e0 l'id\u00e9al de l'\u00e9tablissement en po\u00e9sie \u00e9tait une position apparemment conforme \u00e0 l'id\u00e9e absurde fort r\u00e9pandue alors et implicite dans les manuels de litt\u00e9rature comme dans l'enseignement de la litt\u00e9rature, qu'il n'y a pas de chef-d'\u0153uvre inconnu. Pas de po\u00e8te inconnu. Si inconnu, pas po\u00e8te. On retrouve une variante de cette id\u00e9e dans celle, si r\u00e9pandue, de la 'mort de la po\u00e9sie'. Les po\u00e8tes sont quasiment tous inconnus. Donc la po\u00e9sie est morte.\n\nCette id\u00e9e n'a de sens que si on consid\u00e8re le temps de la po\u00e9sie comme lin\u00e9aire et irr\u00e9versible. Alors, dans cette id\u00e9e, le pass\u00e9 est fig\u00e9, les po\u00e8tes peuvent devenir oubli\u00e9s, puis \u00eatre red\u00e9couverts, mais on ne peut v\u00e9ritablement 'd\u00e9couvrir' un po\u00e8te neuf dans le pass\u00e9. Il suffit de lire par exemple la po\u00e9sie fran\u00e7aise du seizi\u00e8me si\u00e8cle pour voir l'absurdit\u00e9 d'une telle conception, mais on ne peut s'en rendre compte que si on est pr\u00eat \u00e0 admettre que le point de vue de la valeur change n\u00e9cessairement (aussi souvent qu'un paysage de montagne quand on grimpe) et que par cons\u00e9quent la po\u00e9sie du pass\u00e9 est aussi une po\u00e9sie du futur, et se trouve presque aussi peu pr\u00e9d\u00e9termin\u00e9e que lui.\n\n(On ne niera pas ici (on, c'est moi maintenant) les diff\u00e9rences : par exemple que l'ensemble des po\u00e8mes compos\u00e9s dans le pass\u00e9 est fig\u00e9 ; on ne peut lui ajouter quoi que ce soit (sinon des faux : _la chasse spirituelle_ , par exemple, ce faux Rimbaud, cet 'homme de _piltdown_ ' de la po\u00e9sie ; les faux shakespeariens de Collier, and so on (\u00e0 une certaine distance philologique, tous les textes ne sont-ils pas des inventions du pass\u00e9 par le futur, des faux ?)). Et cette affirmation m\u00eame est sujette \u00e0 caution. Chaque nouvelle lecture d'un po\u00e8me ancien fait un po\u00e8me nouveau. Mais je dirais bien plus : la po\u00e9sie n'est jamais seulement un objet-m\u00e9moire externe, sur le papier, ou autres supports. Elle n'a d'existence que dans la m\u00e9moire individuelle d'un \u00eatre pr\u00e9sent. Que la po\u00e9sie est 'maintenant' est un axiome que je d\u00e9fends et qui signifie, entre autres choses, cela. La po\u00e9sie est un double : m\u00e9moire ext\u00e9rieure, o\u00f9 elle est propos\u00e9e ; m\u00e9moire int\u00e9rieure, o\u00f9 elle est re\u00e7ue. En ce sens, tout po\u00e8me du pass\u00e9 est n\u00e9cessairement aussi un po\u00e8me futur.)\n\nAlors pourquoi me mettre en position d'ob\u00e9issance face \u00e0 une conception fausse ? Tout simplement parce que de la valeur que je pourrais atteindre je ne pouvais pas, moi, juger. Je n'avais aucun moyen d'anticiper le jugement collectif. Je n'avais pas \u00e0 faire preuve d' _hubris_.\n\nDans la perspective qui \u00e9tait la mienne, il me fallait une reconnaissance minimale situ\u00e9e hors de la mienne propre, la plus proche, comme j'ai dit, de celle qui est offerte (ou refus\u00e9e) au math\u00e9maticien.\n\n(La d\u00e9finition de Dieudonn\u00e9 (un des p\u00e8res fondateurs du bourbakisme) : est math\u00e9maticien celui qui a d\u00e9montr\u00e9 un th\u00e9or\u00e8me digne de publication, est bien s\u00fbr si ambigu\u00eb qu'elle en est presque priv\u00e9e de sens. M\u00eame si je l'avais alors connue, je n'aurais pas m\u00eame pens\u00e9 \u00e0 la traduire pour la po\u00e9sie, en : est po\u00e8te celui qui a publi\u00e9 un po\u00e8me.)\n\nPr\u00e9voir la dur\u00e9e, une mesure longue de mon effort (le r\u00e9sultat aurait alors peut-\u00eatre de l'ampleur) \u00e9tait aussi un dispositif de protection : je retardais le moment de me confronter au r\u00e9el de mon exigence de publication.\n\nJe voulais pour ma po\u00e9sie, pour la reconna\u00eetre telle, qu'elle n'ait de sens que dans le monde ext\u00e9rieur (une forme sp\u00e9ciale de la th\u00e8se de la 'publicity of meaning'), mais je me mettais dans une position telle que pendant tr\u00e8s longtemps je ne pourrais pas savoir si ce que je faisais n'allait pas \u00eatre enti\u00e8rement vain. Au d\u00e9but (je suis, dans mon r\u00e9cit, au d\u00e9but), je d\u00e9cidai que l\u00e0 n'\u00e9tait pas la question ; que, pour que mon effort puisse durer, je devais repousser la question de la reconnaissance. Autrement dit (je reviens au pr\u00e9sent de narration) :\n\n\u2013 xix \u2013 Je ne dois pas soumettre ce que je fais au jugement ext\u00e9rieur, avant compl\u00e9tion.\n\nCela n'a pas emp\u00each\u00e9, r\u00e9current, le doute.\n\n## \u00a7 45 le doute : j'y ai succomb\u00e9 pour la premi\u00e8re fois, apr\u00e8s plus de deux ans\n\nJ'y ai succomb\u00e9 pour la premi\u00e8re fois, apr\u00e8s plus de deux ans, en cherchant une petite reconnaissance publique pour une partie de mon 'travail de po\u00e9sie' (reconnaissance aux effets, d'ailleurs, ambigus ; tout compte fait, j'aurais d\u00fb m'abstenir). Mais en somme, j'ai plut\u00f4t r\u00e9sist\u00e9 \u00e0 la tentation.\n\nIl est vrai que j'avais en fait un autre dispositif de protection, \u00e0 distance, _at one remove_... Je pouvais me dire (je me disais, dans les crises de doute) que mon travail de po\u00e9sie n'\u00e9tait qu'un aspect du **Projet** , que le **Projet** , lui, \u00e9tait, m\u00eame dans le grand vague de son \u00e9tat initial, d'une originalit\u00e9 telle que je pouvais l'imaginer (puisque je le r\u00e9aliserais) comme suffisamment significatif en soi pour m'assurer vis-\u00e0-vis de moi-m\u00eame une certaine valeur, m\u00eame au cas o\u00f9 j'\u00e9chouerais et en po\u00e9sie et en math\u00e9matique.\n\n\u00c0 vrai dire je ne suis pas s\u00fbr que j'\u00e9tais enti\u00e8rement persuad\u00e9 par le raisonnement que je me faisais \u00e0 moi-m\u00eame ; renvoyant \u00e0 l'avenir non la reconnaissance po\u00e9tique au cas o\u00f9 j'aurais \u00e9t\u00e9 refus\u00e9 sur ce plan, mais celle d'avoir invent\u00e9 mon **Projet** , reconnaissance que j'assurerais parce que mon **Projet** serait racont\u00e9 dans le roman qui en accompagnerait les monuments.\n\nCar, soyons lucides, cela n'aurait \u00e9t\u00e9 qu'une consolation du genre : \u00ab Mes arri\u00e8re-neveux vous devront cet ombrage. \u00bb Je ne sais pas ce que j'aurais fait si je n'avais pas r\u00e9ussi \u00e0 mener \u00e0 bien la premi\u00e8re \u00e9tape, po\u00e9tique, du **Projet**.\n\nComposer dans sa t\u00eate, mon exhortation no vii, avait aussi sa 'source' dans l'habitude math\u00e9matique. J'avais longuement et douloureusement (\u2192 branche 3, cap.3) d\u00e9couvert par exp\u00e9rience que la compr\u00e9hension d'un th\u00e9or\u00e8me ne pouvait \u00eatre confondue avec la simple restitution parfaite de la lettre de son \u00e9nonc\u00e9, puis\u00e9e dans une **image-souvenir** offrant \u00e0 la vision int\u00e9rieure la page pr\u00e9cise (avec sa typographie et son num\u00e9ro d'ordre) de sa position dans le chapitre du trait\u00e9 (Bourbaki) o\u00f9 il apparaissait.\n\nLa mani\u00e8re dont la m\u00e9moire intervenait \u00e9tait radicalement diff\u00e9rente de celle qui remplissait ma t\u00eate de centaines de po\u00e8mes, de milliers de vers appris depuis l'enfance. La mise en m\u00e9moire effective d'un th\u00e9or\u00e8me, c'\u00e9tait la facult\u00e9 de le red\u00e9montrer pour soi-m\u00eame, au pr\u00e9sent.\n\nDans le m\u00eame temps o\u00f9 je m'\u00e9tais familiaris\u00e9 avec les math\u00e9matiques bourbakistes (et avec la math\u00e9matique tout court), et particuli\u00e8rement \u00e0 partir du moment o\u00f9 j'avais commenc\u00e9 \u00e0 enseigner (dans la position modeste d'assistant) en universit\u00e9 (o\u00f9 la pose professionnelle obligatoire \u00e9tait de se tenir debout, au tableau, avec la craie et le chiffon \u00e0 la main et pas assis au bureau, lisant ou discourant), j'avais pris l'habitude de r\u00e9duire au minimum les auxiliaires \u00e9crits du raisonnement, pour tenter de dominer les encha\u00eenements de 'raisons' math\u00e9matiques, de les poss\u00e9der aussi fid\u00e8lement que je poss\u00e9dais 'La chanson du mal-aim\u00e9' (Apollinaire) ou 'Le petit roi de Galice' (Victor Hugo) :\n\ndans l'obscurit\u00e9 de la nuit, au moment de dormir, ou dans la rue, en marchant, autrement dit, dans et uniquement dans la t\u00eate.\n\n\u00c0 cette \u00e9poque je pouvais ainsi restituer \u00e0 l'identique la plus grande partie du livre de Topologie g\u00e9n\u00e9rale de Bourbaki (et dans ce cas-l\u00e0, \u00e9tant donn\u00e9 la mani\u00e8re tr\u00e8s particuli\u00e8re de ma rencontre avec lui, que j'ai racont\u00e9e dans la branche 3, je le ma\u00eetrisais selon les deux modes op\u00e9ratoires distincts de ma m\u00e9moire : en r\u00e9inventant les d\u00e9ductions et en voyant appara\u00eetre les mots sur leurs pages).\n\nL'id\u00e9e de choisir comme r\u00e8gle de composer dans la t\u00eate \u00e9tait donc une transposition du mode de rem\u00e9moration math\u00e9matique \u00e0 un secteur d'activit\u00e9 mentale fort diff\u00e9rent, puisqu'il s'agissait non de retrouver une cha\u00eene de micro-sauts d\u00e9ductifs mais d'imaginer une succession de micro-sauts po\u00e9tiques, des sauts de syllabes, de vers.\n\nJe me suis exerc\u00e9 \u00e0 pratiquer la po\u00e9sie de cette fa\u00e7on et j'en suis venu plus tard, en y r\u00e9fl\u00e9chissant, \u00e0 l'id\u00e9e que la composition de po\u00e9sie est aussi un exercice de cette seconde m\u00e9moire qui commande la pens\u00e9e math\u00e9matique (inventer et imaginer sont des formes de la m\u00e9moire). Certes, dans le cas de la fabrication de po\u00e8mes il s'agissait non de re-trouver mais de trouver.\n\nLes deux op\u00e9rations, cependant, n'\u00e9taient pas si diff\u00e9rentes, m\u00eame sur ce point-l\u00e0 : la langue de po\u00e9sie puise dans la m\u00e9moire.\n\nJ'ai pens\u00e9 tr\u00e8s longtemps qu'elle n'avait besoin que de ce que j'appelle notre premi\u00e8re m\u00e9moire, celle qui commande le rappel des images-souvenirs, la r\u00e9collection des \u00e9v\u00e9nements singuliers du monde dont notre pass\u00e9 est plein, et de la m\u00e9moire de notre langue en nous qui nous rend capable de dire ces \u00e9v\u00e9nements, et de susciter ensuite \u00e0 leur tour par la voie des po\u00e8mes l'\u00e9veil d'autres m\u00e9moires, irr\u00e9ductiblement distinctes et s\u00e9par\u00e9es de la n\u00f4tre (ce qui fait que, quoi qu'un po\u00e8me ait 'voulu dire', il ne dira pas cela \u00e0 quelqu'un, et pas m\u00eame, plus tard, \u00e0 celui-l\u00e0 m\u00eame qui l'a compos\u00e9).\n\nMais je crois aujourd'hui (croyance qui ouvre \u00e0 des tentatives po\u00e9tiques d'un autre genre) que la po\u00e9sie peut solliciter aussi la seconde m\u00e9moire, autrement dit prendre appui sur des d\u00e9ductions, au sens strict du terme (ce qui ne veut pas dire qu'elle le fera de mani\u00e8re 'responsable', en se soumettant aux crit\u00e8res qui gouvernent la bonne marche des raisonnements ; cela n'aurait gu\u00e8re de sens, parce que inutile, une fois le r\u00e9sultat pos\u00e9 ; la m\u00e9moire de po\u00e9sie est comme une troisi\u00e8me m\u00e9moire, dont le fonctionnement a peu \u00e0 voir avec les deux premi\u00e8res).\n\n## \u00a7 46 La po\u00e9sie suscite, apr\u00e8s coup, le sentiment tr\u00e8s fort d'une pr\u00e9existence,\n\nLa po\u00e9sie suscite, apr\u00e8s coup, le sentiment tr\u00e8s fort d'une pr\u00e9existence, peut-\u00eatre pas du po\u00e8me lui-m\u00eame (l'aventure de Coleridge avec son Kubla Khan est une all\u00e9gorie de ce sentiment de pr\u00e9destination des po\u00e8mes).\n\n(Les Troubadours d\u00e9signent leur art comme un 'trouver' : le trobar ; il faut trouver, donc retrouver ce qui a \u00e9t\u00e9 mis en nous par l'amour, Amors), on doit rester rationnellement sobre, n'est-ce pas, mais en tout cas du mat\u00e9riau que l'activit\u00e9 de fabrication des po\u00e8mes va fa\u00e7onner (chez les Troubadours, encore, la m\u00e9taphore omnipr\u00e9sente de la 'forge', de l'atelier, obrador (d\u00e9j\u00e0 l'ouvroir oulipien !).)\n\n(La position, dite platonicienne par abus de langage et paresse de pens\u00e9e, de la plupart des math\u00e9maticiens qui croient fermement que le th\u00e9or\u00e8me qu'ils viennent de mettre au jour \u00e9tait l\u00e0, ant\u00e9rieurement \u00e0 sa d\u00e9monstration, dans leur t\u00eate (ou dans la t\u00eate d'un Dieu math\u00e9maticien, qui consent \u00e0 se laisser d\u00e9chiffrer, par anamn\u00e8se), n'est gu\u00e8re diff\u00e9rente.)\n\nEn traduisant la m\u00e9moire de math\u00e9matique (sous son aspect strat\u00e9gique) en invention de po\u00e9sie j'effectuais aussi un second saut puisque je n'\u00e9tais pas alors le moins du monde trouveur de math\u00e9matique.\n\nQuand, plus tard dans les m\u00eames ann\u00e9es je me suis mis, avec prudence, \u00e0 essayer de composer \u00e9galement en math\u00e9matiques, j'ai assez naturellement retraduit les strat\u00e9gies et proc\u00e9dures que j'avais mises au point pour la po\u00e9sie.\n\nLa re-transposition, quoique bizarre, et certainement inhabituelle, n'a pas \u00e9t\u00e9 totalement inefficace.\n\nCes exp\u00e9riences, en fait, m'ont \u00e9t\u00e9 particuli\u00e8rement utiles quand j'ai \u00e9t\u00e9 amen\u00e9 \u00e0 mettre en \u0153uvre la th\u00e9orie nouvelle du rythme, la T.R.A.(M,m) (Th\u00e9orie du Rythme Abstrait (M\u00e9taphysique et math\u00e9matis\u00e9e) de Pierre Lusson, \u00e0 partir de 1967.\n\nElle avait besoin d'une alg\u00e8bre sp\u00e9ciale, cr\u00e9\u00e9e pour elle ; et elle offrait des possibilit\u00e9s de 'patrons' combinatoires pour la composition de po\u00e8mes. Je r\u00e9fl\u00e9chirai sur cette th\u00e9orie, mais en son temps.\n\nArriv\u00e9 au bout de la disposition des conditions pr\u00e9alables \u00e0 la mise en route de ma tentative (les dix-neuf exhortations, pr\u00e9ceptes, axiomes reproduits ci-dessus), je commen\u00e7ai. Mais avant, aujourd'hui, de commencer le r\u00e9cit de ce commencement, je jetterai un coup d'\u0153il r\u00e9trospectif dans l'espace.\n\nJ'habitais au premier \u00e9tage rue du 56 de la rue Notre-Dame-de-Lorette. J'y vivais avec Sylvia, ma femme, Laurence, ma fille, Mlle Martinez (Conchita) qui veillait sur Laurence (\u00e2g\u00e9e de moins de deux ans) en notre absence ; et S\u00e9raphin, chat. En dirai-je plus ? \u00c9cris-je une autobiographie ? Je n'en dirai pas plus (je n'\u00e9cris pas une autobiographie). (Un peu parfois, dans les environs de ce qui motive mon parcours de mots ; et je parlerai de S\u00e9raphin, un jour.)\n\nSortant de notre chambre, je traversais le minuscule cabinet de toilette et entrais dans le bureau-biblioth\u00e8que (en fait toutes les pi\u00e8ces \u00e9taient biblioth\u00e8ques ; et le sont plus encore aujourd'hui, o\u00f9 je n'y suis plus, mais o\u00f9 Sylvia est rest\u00e9e ; j'y vais de temps en temps ; et chaque fois il y a plus de livres). Sur le bureau il y avait la lourde machine \u00e0 \u00e9crire que me pr\u00eatait la facult\u00e9 des sciences de Rennes. Elle \u00e9tait encombrante, incommode, elle me rompait les doigts. Je ne m'en servais pas pour la po\u00e9sie. Dans son couvercle S\u00e9raphin avait r\u00e9ussi, une fois ou deux, \u00e0 pisser ; cet objet conserva, longtemps apr\u00e8s sa disparition, son odorant souvenir imp\u00e9rissable.\n\nSur le bureau la lampe ; dans mon dos des livres : math\u00e9matiques (tous les volumes du trait\u00e9 de Bourbaki) ; po\u00e9sie. En face de moi, des livres (romans anglais ? comme je me souviens mal !). \u00c0 droite, par la fen\u00eatre, je voyais monter l'autobus 74, son toit presque \u00e0 ma hauteur. Il se pr\u00e9parait \u00e0 affronter, en mont\u00e9e, le feu rouge. Bruyamment.\n\nMais je ressens, surtout, dans la nuit ; la lampe allum\u00e9e.\n\nDans la nuit de l'avant-matin. Comme aujourd'hui.\n\n## \u00a7 47 \u00abUn des premiers jours de d\u00e9cembre 1994, je marchais dans Paris. \u00bb\n\n\u00ab Un des tout premiers jours de d\u00e9cembre 1994, je marchais dans Paris. Le ciel \u00e9tait gris, bas, l'air humide, ti\u00e8de. \u00bb Tout naturellement se sont pr\u00e9sent\u00e9s \u00e0 moi ces mots, pour le commencement de cette branche de mon r\u00e9cit. Tout naturellement parce que les ann\u00e9es que j'en viens \u00e0 raconter sont celles o\u00f9 j'ai (jusqu'\u00e0 cette ann\u00e9e) le plus longuement et constamment march\u00e9 dans Paris, d\u00e9ambul\u00e9, sans but pr\u00e9cis, sans raisons pratiques.\n\nUne partie de la semaine j'\u00e9tais \u00e0 Rennes, o\u00f9 j'enseignais. J'\u00e9crivais sur les tableaux noirs des salles de travaux dirig\u00e9s, \u00e0 la craie, les solutions des exercices que j'avais mis en t\u00eate, et je n'avais presque pas besoin d'aide, de notes, de papiers. Le reste de mon temps je math\u00e9matisais, sorti de l'h\u00f4tel bon march\u00e9 et m\u00e9diocre le plus t\u00f4t possible, pr\u00e9sent dans les b\u00e2timents de la facult\u00e9 des sciences le plus t\u00f4t possible, regardant par la fen\u00eatre ne pas couler, couleur de boue, la Villaine. Je devrais dire plut\u00f4t que la rivi\u00e8re coulait, certes, mais qu'il \u00e9tait impossible de discerner dans quel sens. J'avais la t\u00eate vide de toute po\u00e9sie.\n\nLe reste du reste de mes jours je marchais dans Paris et j'\u00e9crivais \u00e0 la craie mentale sur le ciel, sur les fa\u00e7ades des maisons, sur le sol, les solutions aux exercices de po\u00e9sie que je m'\u00e9tais propos\u00e9s, que j'avais r\u00e9solus, plus ou moins, dans ma t\u00eate ; et je me refusais absolument le secours de notes, du papier. (J'aime cette comparaison.) Je n'avais pas \u00e0 ma disposition la totalit\u00e9 de tous ces jours, parce que je m'y occupais aussi de math\u00e9matique. (J'essayais, difficilement, de m'engager dans une recherche.) Les jours de la po\u00e9sie \u00e9taient des jours enti\u00e8rement sans math\u00e9matique. Les jours de la math\u00e9matique r\u00e9solument sans po\u00e9sie. Cette scission s\u00e8che m'\u00e9tait pr\u00e9cieuse, me soutenait. (J'ai continu\u00e9 ainsi, la po\u00e9tique formelle (un tout petit peu math\u00e9matis\u00e9e) s'\u00e9tant, petit \u00e0 petit, substitu\u00e9e aux pures et nobles math\u00e9matiques.) \u00ab En ce temps-l\u00e0, seul, dans Paris, r\u00e9solument \u00bb : un po\u00e8me de ce temps aurait pu commencer ainsi.\n\nJ'ai march\u00e9 dans Paris, partout dans Paris, j'ai appris et r\u00e9cit\u00e9 des po\u00e8mes en marchant, j'ai march\u00e9 en r\u00e9citant et composant dans Paris, partout, n'importe o\u00f9 dans Paris, aux confins de Paris, compos\u00e9 et recompos\u00e9 sur les restes d'une d\u00e9composition ant\u00e9rieure. Ai-je compos\u00e9 parce que je marchais, ai-je march\u00e9 parce que j'apprenais, composais, marmonnais en r\u00e9citant de la po\u00e9sie ?\n\nQuoi qu'il en soit, je marchais. Je marchais et je me souvenais, je composais et lisais et apprenais et me r\u00e9citais de la po\u00e9sie. Parfois \u00ab Je marchais au bord de la Seine\/ Un livre ancien sous le bras \u00bb. Le fleuve, certes, \u00e9tait pareil \u00e0 ma peine. Il s'\u00e9coulait et ne tarissait pas. Mais que la fin de la semaine f\u00fbt lointaine ou proche m'indiff\u00e9rait. (Je m'exer\u00e7ais aussi, ceci en est un exemple, \u00e0 de la prosification par transitions successives de po\u00e8mes (Apollinaire, dans le cas pr\u00e9sent). J'ai d\u00e9couvert un jour une variante de l'exercice, qui m'a beaucoup fascin\u00e9, mais que je ne suis pas arriv\u00e9 \u00e0 r\u00e9ussir de mani\u00e8re satisfaisante : l'insertion invisible, dans une conversation et sur le ton de la conversation, d'un po\u00e8me. Le cin\u00e9aste Jean Eustache en \u00e9tait un virtuose. Ses 'morceaux' favoris \u00e9taient La chanson du mal-aim\u00e9 et Mes petites amoureuses (le po\u00e8me de Rimbaud qui lui donna le titre d'un de ses films) dont il pr\u00e9tendait avoir plac\u00e9 la totalit\u00e9 dans une discussion avec un producteur ignare sans que celui-ci se doute de rien.) La surface de Paris \u00e9tait le support de mon art de m\u00e9moire po\u00e9tique par commodit\u00e9 seulement, par n\u00e9cessit\u00e9. Car je n'ai aucune admiration, ni passion, ni amour pour Paris. Si j'aime une ville, c'est Londres. Mais \u00e0 Londres je ne pouvais vivre.\n\nParis n'a donc \u00e9t\u00e9 pour moi qu'un lieu de m\u00e9moire, pas au sens b\u00eate et bateau qu'on impose \u00e0 cette expression aujourd'hui, mais au sens des Arts de m\u00e9moire de la Renaissance, un r\u00e9servoir de fen\u00eatres, maisons, recoins, creux, encoignures, plans d'arrondissement, plans de m\u00e9tros, lignes d'autobus, fissures de trottoirs, flaques, toits lointains, arbres diurnes et nocturnes, chiens, cyclistes, enseignes qui chantent tout haut, passantes bleues et blondes, yeux noirs ( _kak lioublious' ia vas\/ kak boious' ia vas_ ), cours et lessives, une grande surface o\u00f9 disposer des **images-m\u00e9moire** , venant de ou dirig\u00e9es vers la constitution d'un espace de po\u00e9sie. En chacun de ces lieux un vers, un quatrain, tout un po\u00e8me.\n\nComme le recommande le p\u00e8re Gesualdo en sa Plutosofia, au chapitre de la formation, constitution des lieux (c'est le premier de ses dix-sept points) : \u00ab Le Formateur choisira les lieux de m\u00e9moire d'abord dans la ville m\u00eame o\u00f9 il habite, o\u00f9 il se sent le mieux \u00eatre. Presque toujours il recherchera les \u00e9glises, les palais, les caf\u00e9s qu'il conna\u00eet le mieux ; mais il \u00e9vitera ceux o\u00f9 il a re\u00e7u des offenses graves, qui furent l'occasion d'accidents, de p\u00e9rils, de catastrophes dans son existence. \u00bb\n\nJe ne dirais pas que je me sentais bien dans Paris, mais je n'avais pas le choix. Et en tout cas, c'est vrai, j'\u00e9tais devant la plupart des endroits de Paris o\u00f9 je passais dans un \u00e9tat d'indiff\u00e9rence ; ils ne pr\u00e9sentaient pas d'obstacle \u00e9motionnel \u00e0 l'activit\u00e9 m\u00e9morielle. Je ne fus gu\u00e8re dans les \u00e9glises (j'aurais craint qu'elles ne me tombent sur la t\u00eate). Mais j'allais beaucoup dans les caf\u00e9s.\n\nLes caf\u00e9s de ce temps (je parle de ceux des quartiers non \u00e9clatants (\u00ab Au Grand Caf\u00e9 vous \u00eates entr\u00e9 par hasard\/ Tout \u00e9bloui par les lumi\u00e8res du Boul'vard \u00bb) \u00e9taient encore fort semblables aux caf\u00e9s que je qualifierais volontiers de l'adjectif quenellien, tant ils semblaient naturellement offrir un d\u00e9cor (y compris humain) fait pour y entendre des bribes de phrases, de dialogues tout droit sortis d'un roman de Raymond Queneau (ou de La Compagnie des zincs de Fran\u00e7ois Caradec).\n\nIls n'\u00e9taient pas g\u00e9n\u00e9reux en \u00e9clairage, en sucre, en douces sensations gustatives ou olfactives (je buvais principalement des diabolos de diff\u00e9rentes couleurs, \u00e0 dominante d'anis, d'orgeat, de grenadine ou de fraise) ; ils avaient des tables courtes, des chaises \u00e9troites, des banquettes crev\u00e9es ou devant crever prochainement, ils ne brimaient aucunement les courants d'air.\n\nMais on pouvait y rester une ou deux heures tranquille sans \u00eatre d\u00e9rang\u00e9, sans se sentir l'objet d'un quelconque ressentiment cafetier. D'ailleurs, en lecteur non oublieux de certain dialogue de caf\u00e9 de Courteline, j'avais la courtoisie de ne pas abuser de l'hospitalit\u00e9 offerte, et renouvelais ma limonade \u00e0 des intervalles d\u00e9cents.\n\nJ'entrais dans un caf\u00e9 de la rue Ravignan, de la rue Lepic, de la rue des Martyrs. Je posais sur la table dans la salle obscure, dans un coin plus obscur encore mon carnet \u00e0 po\u00e8mes, mon livre, ma m\u00e9moire (invisible). Je sortais mes quatre stylos \u00e0 bille de quatre couleurs (respectives) : un bleu, un noir, un vert, un rouge.\n\nIl pleuvait, il ne pleuvait pas. C'\u00e9tait un jour de froid, un jour ti\u00e8de. J'\u00e9tais un client quelconque.\n\nUn jour quelconque.\n\n## \u00a7 48 Je pr\u00e9f\u00e9rais certes les petits bistrots de petites rues indistinctes\n\nJe pr\u00e9f\u00e9rais certes les petits bistrots de petites rues indistinctes, tombantes-grimpantes, petits tabacs \u00e0 salle renfonc\u00e9e, rencoign\u00e9e, renfrogn\u00e9e, irrigu\u00e9e de p\u00e9nombre, d'odeurs de Javel, de pot\u00e9e, de bi\u00e8re, de couleurs de murs brun\u00e2tres-jaun\u00e2tres mais, m\u00eame dans les lieux vastes comme le Wepler o\u00f9 je venais parfois, aucun 'gar\u00e7on' n'arrivait au bout d'un quart d'heure me r\u00e9clamer 'l'encaissement' de mes sous, sous pr\u00e9texte d'un 'changement de service' aussi faux que lacieux. J'ai toujours \u00e9vit\u00e9 Les Deux Magots, rendez-vous de l'\u00e9lite intellectuelle (qu'a fr\u00e9quent\u00e9 au moins une fois le directeur de la collection dans laquelle j'esp\u00e8re qu'aura \u00e9t\u00e9 publi\u00e9 ce livre, si je l'ach\u00e8ve et s'il l'accepte (comme les trois branches pr\u00e9c\u00e9dentes) ; et je peux le prouver : j'ai une 'carte' de cet \u00e9tablissement, o\u00f9 Denis Roche a \u00e9crit \u00e0 mon intention : \u00ab tu vois, je fais partie de l'\u00e9lite intellectuelle \u00bb (il me tutoie)).\n\nL\u00e0 j'entendais, lundi rue Christine, mardi rue de la Clef, mercredi rue Ravignan, jeudi rue du Moulin-de-Beurre (elle existait encore la rue, la belle rue du Moulin-de-Beurre), vendredi rue Bleue, samedi rue Violet, dimanche (non, jamais le dimanche), les conversations tomber comme les gouttes d'eau de la pluie sur la vitre pendant une averse. Je n'en distinguais g\u00e9n\u00e9ralement pas le sens, comme si la langue parl\u00e9e avait \u00e9t\u00e9 entendue \u00e0 l'envers, \u00e0 travers la vitre de mon isolement, de ma concentration dans la po\u00e9sie.\n\nSur la vitre d'un pub, de l'int\u00e9rieur, Dickens, lui, lisait \u00ab moor eeffoc \u00bb. Chesterton y voit l'embl\u00e8me de l'art de la prose de roman, en tout cas de la prose de Charles Dickens. J'y pensais parfois, dans quelque r\u00eaverie pr\u00e9paratoire \u00e0 ce qui serait, quand le temps en serait venu, ma tentative romanesque ; plus tard, quand j'aurais mis en place l'architecture de mon **Projet**. Ce roman que j'\u00e9crirais, **Le Grand Incendie de Londres** , serait au **Projet** ce que ' **moor eeffoc** ' est \u00e0 'coffee room' : rendu \u00e9trange par r\u00e9flexion.\n\nEn sortant du 56 de la rue Notre-Dame-de-Lorette, \u00e0 droite, en remontant la rue bri\u00e8vement jusqu'au prochain carrefour, on aper\u00e7oit, de l'autre c\u00f4t\u00e9, en biais, un caf\u00e9. Il \u00e9tait l\u00e0 en 1960 quand nous nous sommes install\u00e9s, Sylvia, Laurence et moi, dans le quartier. Il est toujours l\u00e0 en 1995. Et il a gard\u00e9 intact, malgr\u00e9 sa r\u00e9novation fringante, un \u00e9l\u00e9ment essentiel de son d\u00e9cor ancien. Son charme troublant tenait \u00e0 un \u00e9l\u00e9ment de ce d\u00e9cor. Nous l'avions choisi comme quartier g\u00e9n\u00e9ral pendant les travaux de peinture n\u00e9cessaires \u00e0 l'installation dans notre nouveau (et premier commun) logement.\n\nLe caf\u00e9 (modeste alors bistrot) \u00e9tait fr\u00e9quent\u00e9 par ses habitu\u00e9s. Les bistrots qui se respectent (qui alors se respectaient) s'int\u00e9ressent vivement au d\u00e9roulement des op\u00e9rations d'installation dans leur quartier, source vraisemblable de nouveaux habitu\u00e9s pouvant compenser les d\u00e9parts d'habitu\u00e9s pour cause de d\u00e9part dus \u00e0 des d\u00e9parts ou \u00e0 des d\u00e9c\u00e8s (variante du d\u00e9part) et ne manquent pas de fournir aux nouveaux venus des conseils en m\u00eame temps que des caf\u00e9s et des sandwichs.\n\nC'\u00e9tait en la circonstance le r\u00f4le d\u00e9volu \u00e0 un habitu\u00e9, de tr\u00e8s longue date install\u00e9 comme habitu\u00e9 en chef, un peintre en b\u00e2timent v\u00eatu en peintre en b\u00e2timent, de blanc sale (comme le blanc de sa chevelure), qui ne peignait plus gu\u00e8re en b\u00e2timent, nous sembla-t-il, tant il \u00e9tait peignant en int\u00e9rieurs de b\u00e2timent dans le bistrot \u00e0 toute heure, mais les conseils tombaient de sa bouche avec une g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 de peinture fra\u00eeche et novissime s'\u00e9pandant sur une surface b\u00e2timentesque d\u00e9gag\u00e9e au pr\u00e9alable de ses papiers peints vieillis, \u00e0 grandes douches de lessive Saint-Marc.\n\nEt le poids de ses recommandations picturales \u00e9tait soutenu, dans ses discours, par une r\u00e9f\u00e9rence constante \u00e0 ses \u00e9tats de service.\n\nOr ses \u00e9tats de service n'\u00e9taient pas exactement de ceux qu'on aurait pu attendre, qui auraient renforc\u00e9 l'autorit\u00e9 de sa parole et balay\u00e9 d'\u00e9ventuelles objections : la repeinture d'un h\u00f4tel particulier dans le seizi\u00e8me, des salons d'un ch\u00e2teau de la Loire, d'un grand caf\u00e9 de province aux lustres \u00e9clatants. Non. Ce qui donnait un poids, estim\u00e9 par lui-m\u00eame d\u00e9cisif, \u00e9tait ceci : il avait 'fait le cap Horn'. \u00abJe l'ai fait, moi le cap Horn-e, et j'en suis revenu ! \u00bb Je ne sais plus s'il avait trois fois pass\u00e9 le cap Horn sur un navire de guerre, ou une fois seulement dans un trois-m\u00e2ts de la marine marchande. En tout cas il \u00e9tait un ancien combattant des mers et toute l'eau de l'oc\u00e9an n'aurait pas pu trouver la moindre tache \u00e0 critiquer sur une surface par lui peinte.\n\nIl s'adressait de pr\u00e9f\u00e9rence \u00e0 Sylvia qui tendait vers lui, afin de l'assurer de sa pleine et enti\u00e8re attention, des yeux pilpatants de reconnaissance et de jeune m\u00e8re de vingt-quatre ans (peut-\u00eatre aussi un tout petit peu de jeune poitrine pilpatante) (vous connaissez tous, je suppose, la technique des yeux et poitrines (de pr\u00e9f\u00e9rence sans soutifs (qu'on appelle aussi 'soutiens-georges')), pilpatants-pilpatantes de concert ou conserve (on pourrait comparer les m\u00e9rites du pilpatage \u00e0 ceux du clignement, mais le clignement d'yeux a le d\u00e9savantage de ne pas avoir de pendant raisonnable du c\u00f4t\u00e9 poitrine, car le clignement de seins est extr\u00eamement difficile \u00e0 mettre en \u0153uvre (de mani\u00e8re volontaire) (j'arr\u00eate l\u00e0 cette concat\u00e9nation de parenth\u00e8ses, qui nous entra\u00eenerait fort loin)). Il s'adressait \u00e0 Sylvia plut\u00f4t qu'\u00e0 moi, le mari, rarement l\u00e0 parce que trop \u00e9videmment troufion et incomp\u00e9tent, ou qu'\u00e0 Pierre (Lusson) venu parfois en renfort bricoleur, car il sentait en lui (\u00e0 juste titre) un rival en conseils, et un sceptique sarcastique.\n\nSa table favorite \u00e9tait dans la salle du fond, entre deux tableaux \u00ab de plate peinture \u00bb, comme dirait Blaise Vigen\u00e8re, traduisant Philostrate. Il ne les prenait pas \u00e0 t\u00e9moin de la justesse v\u00e9h\u00e9mente de ses conseils soutenus de bi\u00e8re. Il ne les invoquait pas comme caution de ses dires. Peut-\u00eatre ne les voyait-il m\u00eame pas. Et pourtant !\n\nUne conversation entre Sherlock Holmes et son fid\u00e8le Watson, rapport\u00e9e par Herv\u00e9 Le Tellier, de l'Oulipo, \u00e0 qui je l'emprunte, me dispensera de faire l'effort de d\u00e9crire moi-m\u00eame la dame peinte sur celui des deux tableaux qui se trouvait \u00e0 la droite de notre ami, l'ancien du cap Horn :\n\n\u2013 Cette dame habite Florence, Watson, sa coiffure et sa fa\u00e7on de disposer son ch\u00e2le sont tout \u00e0 fait caract\u00e9ristiques, et elle est de bonne famille, car ses v\u00eatements sont d'excellente facture. \u00c9tant donn\u00e9 son visage avenant, son \u00e2ge et sa condition, elle est tr\u00e8s vraisemblablement d\u00e9j\u00e0 mari\u00e9e, bien qu'elle ne porte pas son alliance. Elle est venue en cal\u00e8che, abrit\u00e9e du vent, puisque son voile de soie est d\u00e9licatement pos\u00e9 sur sa chevelure soign\u00e9e. Et elle s'appelle Mona Lisa.\n\n\u2013 Ah, pour \u00e7a, Holmes, comment le savez-vous ?\n\n\u2013 Enfin quoi, Watson, vous ne reconnaissez pas la Joconde ?\n\nLa Joconde ? me direz-vous, la Joconde ? mais elle est au Louvre !\n\nSans doute mais \u00e9coutez ! (si vous lisez, vous n'en devez pas moins \u00e9couter en m\u00eame temps).\n\n### LA JOCONDE\n\nQuand on est un vrai amateur de peinture, pour voir la Joconde, on n'a pas besoin d'aller au Louvre. On va au coin de la rue La Rochefoucauld et de la rue Notre-Dame-de-Lorette. On entre dans le caf\u00e9 : elle est l\u00e0. Le tableau est sur le mur, beige et cr\u00e8me. Le cadre est beige et cr\u00e8me, un peu orange. La toile est sign\u00e9e de la main m\u00eame de l'artiste : E. M\u00e9rou. C'est la Joconde ; la Joconde de M\u00e9rou. M\u00e9rou \u00c9mile ? M\u00e9rou Eug\u00e8ne ? M\u00e9rou Ernest ? et pourquoi pas \u00c9milie, Eug\u00e9nie, Ernestine ? comment savoir ?\n\nDerri\u00e8re sa vitre bien propre, la Joconde a l'air contente. Elle me regarde ; elle sourit : pas la moindre condescendance ; pas un atome de myst\u00e8re. Placidit\u00e9. Calme. Belle. La Joconde, quoi !\n\nEn 1995 (et en 1998 aussi) le bistrot, repeint en jaune beigeux, devenu caf\u00e9, est toujours l\u00e0, s'appelle toujours La Joconde. La Joconde de M\u00e9rou est toujours l\u00e0. \u00c0 sa gauche, sur le mur, et comme autrefois, le portrait de L\u00e9onard de Vinci par M\u00e9rou, compl\u00e8te le diptyque con\u00e7u par cet artiste parisien. Mais notre ami, le peintre en b\u00e2timent, a sans doute depuis longtemps tourn\u00e9, sur le voilier de la mort, et sans retour, le cap Horn du ciel.\n\n## \u00a7 49 En remontant encore (pour une fois 'remonter' veut bien dire s'\u00e9lever, pas seulement sur le plan de ville) on traverse une r\u00e9gion jonch\u00e9e de bars\n\nEn remontant encore (pour une fois 'remonter' veut bien dire s'\u00e9lever, pas seulement sur un plan de la ville pos\u00e9 verticalement) on traverse une r\u00e9gion jonch\u00e9e de bars \u00e0 h\u00f4tesses c'est-\u00e0-dire de bars \u00e0 putes (aurait-on dit jadis).\n\nIls p\u00e9riclitent plus ou moins aujourd'hui sous les assauts conjugu\u00e9s du sida et des porno-shops, o\u00f9 les charmes clean, fr\u00e9n\u00e9tiques, explicites et vari\u00e9s (en position, en genre et en nombre de participants) de vedettes comme Tabatha Cash, Raven, et autres Cindy Crawford (qui offre \u00e0 l'amateur \u00e9clair\u00e9 une s\u00e9ance de _back-door fucking_ , avec Richard Gere soi-m\u00eame (qui s\u00e9vit sur nos \u00e9crans en composant le Lancelot le plus ridicule de l'histoire du cin\u00e9ma \u2013 remarque de septembre 1995) qui surprendrait certainement les lectrices de Elle) assurent des plaisirs plus mentaux certes mais moins co\u00fbteux, sinon moins fatigants et surtout moins dangereux, aux amateurs de ce genre d'art (des touristes beaucoup, et on y voit entrer maintenant de jeunes couples et m\u00eame des dames seules, preuve des progr\u00e8s foudroyants de l'\u00e9galit\u00e9 des sexes) (\u00ab Those who like this sort of thing will find this the sort of thing they like \u00bb (Abraham Lincoln)).\n\nPlus haut, plus haut, je me h\u00e2tais vers le calme des pentes montmartroises, vers les bancs du square Saint-Pierre au-dessous du Sacr\u00e9-C\u0153ur, ce gros biberon (le plus gros d'une vraie panoplie de biberons (de quoi nourrir une famille d'anges avec le lait c\u00e9leste)), par exemple,\n\nou bien, obliquant vers l'ouest, j'allais en direction du cimeti\u00e8re de Clignancourt, de l'avenue Junot (o\u00f9 v\u00e9cut Th\u00e9odore Frankel), ou des Batignolles, par exemple.\n\nPlus loin encore sont les portes, porte de la Chapelle, de Clignancourt ; \u00e0 l'ouest le parc Monceau. Horizon presque sans limites, sinon du temps.\n\nC'\u00e9tait le matin, neuf heures ; c'\u00e9tait deux heures de l'apr\u00e8s-midi ; c'\u00e9tait l'avant-soir, presque la nuit, en automne ; voil\u00e0 quelles \u00e9taient mes heures, les heures non familiales, industrieuses. J'allais comme un oisif, comme un badaud (mot vieux), un 'nez en l'air' (expression 'vieillote' (le mot 'vieillot' lui-m\u00eame est vieilli, est vieillot ; tant de mots ont vieilli pendant que je n'y prenais garde)): derniers jours de 1961, de 1962, 1963, 1964. La guerre d'Alg\u00e9rie s'acheva, avait fini, s'oubliait. Elle \u00e9tait enfin derri\u00e8re moi. On ne savait pas qu'elle viendrait nous retomber sur la t\u00eate.\n\nJ'\u00e9tais un travailleur qui n'en avait pas l'air, un travailleur pas du tout 'horrible', d'un travail non-travail, exer\u00e7ant une force de travail qui ne se vendrait pas, qui aurait eu bien du mal \u00e0 se vendre, la force de po\u00e9sie. (Je n'y pensais m\u00eame pas. \u00ab \u00c0 quoi bon trafiquer de ce qui, peut-\u00eatre, ne se doit vendre, surtout quand cela ne se vend pas. \u00bb Mais je n'en ressentais aucune sup\u00e9riorit\u00e9 morale.)\n\nMon **Projet de Po\u00e9sie** demeurait \u00e0 l'\u00e9tat latent, provisoire, _work in progress_ virtuel, toujours virtuel. J'\u00e9tais d'une irresponsabilit\u00e9 totale.\n\nDans la marche machinale, sans but assign\u00e9, les pas prennent machinalement les chemins routiniers, suivent les pas de la veille, des mois anciens. C'est l'\u00e9criture automatique du marcheur, \u00e0 la surface des villes que l'on croit conna\u00eetre, parce qu'on y vit. Apr\u00e8s quelque temps, on n'y voit plus rien. Alors, les souvenirs s'endorment, les **images-souvenirs** s'\u00e9teignent. On marche un peu v\u00e9g\u00e9talement.\n\nMais j'avais besoin, moi, pendant les marches de po\u00e9sie, de rester en \u00e9veil. Je m'inventai alors la m\u00e9thode des parcours oblig\u00e9s, des parcours \u00e0 contrainte. Car l'attention \u00e0 la contrainte force un degr\u00e9 sup\u00e9rieur d'attention, et met en mouvement, par en dessous, l'attention de la m\u00e9moire. La m\u00e9canique formelle agit aussi parce que les lieux o\u00f9 elle conduit la marche sont souvent inattendus. Je m'inventai bien des parcours oblig\u00e9s. J'ai d\u00e9crit quatre telles contraintes au \u00a7 46 du chapitre 4 de la branche 1 ; on s'y reportera avec avantage, si on prend soin de lire le tout de ce que j'offre aux yeux ; mais j'y ajouterai ici :\n\n\u2013 La contrainte du feu rouge favorable (on traverse chaque fois que possible et on prend \u00e0 droite (ou \u00e0 gauche)).\n\n\u2013 La contrainte des noms de rue qui sont des noms g\u00e9ographiques (cas particulier d'une famille plus vaste de contraintes portant sur l'onomastique de la ville : rues sans e par exemple (les rues sans 'e' du neuvi\u00e8me arrondissement : Ballu, Chaptal, Charras, Chauchat, de Douai (si on veut bien n\u00e9gliger le 'de' du g\u00e9nitif), Frochot, Gluck (je refuse Godot-de-Mauroy (pas pour des raisons morales (une rue alors vou\u00e9e \u00e0 ce commerce dont chante Brassens en une chanson : \u00ab elle chassait l'm\u00e2le aux alentours de la Mad'leine \u00bb) mais parce que le 'de', cette fois, est int\u00e9rieur au nom et ne saurait \u00eatre consid\u00e9r\u00e9 comme hors contrainte)), Guyot, Haussmann (boul'vard) (je reste dans le neuvi\u00e8me arrondissement), Jadin (vraiment ? il y a une rue Jadin ? je ne suis jamais pass\u00e9, je crois, rue Jadin (il faut que j'aille y voir de pr\u00e8s, au cas o\u00f9 ce serait une rue invent\u00e9e (si je devais faire un guide des rues, elles seraient ordonn\u00e9es d'une mani\u00e8re moins \u00e9l\u00e9mentaire que par l'ordre alphab\u00e9tique, et il y aurait au moins une rue qui aurait d\u00fb exister, mais n'existe pas en apparence)) (je consulte en ce moment mon 'Paris par Arrondissements', version 1980, aux \u00e9ditions L'Indispensable (il est plac\u00e9 \u00e0 la gauche de mon \u00e9cran))), Jouffroy (passag'), Kossuth (plass'), Mansart, des Martyrs, Mayran (?), Milton, de Mogador, Montholon (d', et squar'), d'Montyon, Morlot (j'avais compl\u00e8tement oubli\u00e9 qu'il y en avait tant, des rues dans le neuvi\u00e8me arrondissement, et tant qui n'ont pas de 'e'; j'avais d\u00e9cid\u00e9 d'\u00eatre exhaustif, mais je renonce (je n'ai certainement pas pu faire un tel parcours, j'ai d\u00fb sans doute me limiter) (bien souvent des rues sans joie) (il faut, il fallait les ins\u00e9rer dans un itin\u00e9raire qui comporte d'autres rues, car elles ne sont pas contigu\u00ebs) (on peut alors trouver une sous-contrainte qui permet les transitions ; et si celle-ci laisse encore des 'trous', une sous-sous-contrainte)).\n\n\u2013 la contrainte 'du troisi\u00e8me type' : suivre une femme s\u00e9duisante (cette contrainte est risqu\u00e9e : elle est g\u00e9n\u00e9ratrice, disons, de distraction, le pi\u00e8ge par excellence du marcheur en po\u00e9sie\n\n(il y a des distractions de toute esp\u00e8ce : l'incident, l'accident, l'altercation, le cin\u00e9ma, la saucisse s\u00e8che d'occasion, la librairie, la demande de sous, de renseignements (en ce temps-l\u00e0 j'\u00e9tais sans doute trop jeune, on ne m'arr\u00eatait gu\u00e8re pour s'enqu\u00e9rir de son chemin. Depuis que je suis grand-p\u00e8re, une certaine bienveillance rassurante est peut-\u00eatre peinte sur mon visage, on m'interroge de plus en plus souvent (ce que je pr\u00e9f\u00e8re, c'est indiquer leur chemin \u00e0 des touristes fran\u00e7ais quand je suis \u00e0 Londres, les laissant s'emp\u00eatrer dans leurs phrases pseudo-anglaises et leur r\u00e9pondant en un fran\u00e7ais correct, mais avec un tr\u00e8s l\u00e9ger accent \u00e9cossais (ou ce que je m'imagine \u00eatre un accent \u00e9cossais))); il y a \u00e9galement : la rencontre inopin\u00e9e avec une connaissance, avec un panneau de signalisation (il s'agit l\u00e0 plut\u00f4t d'un heurt (cela m'est arriv\u00e9))) (je me souviens \u00e0 ce propos d'avoir affirm\u00e9, de la m\u00eame contrainte de d\u00e9placement, du m\u00eame type de moment dans la branche 1, \u00ab je ne les aborde jamais \u00bb (je parle des femmes s\u00e9duisantes, pas des panneaux de signalisation ; ne pas se perdre dans mes parenth\u00e8ses, si possible) ; il n'y a pas cependant de contradiction ; mon affirmation ant\u00e9rieure ne doit \u00eatre consid\u00e9r\u00e9e comme valable que pour les ann\u00e9es \u00e0 l'int\u00e9rieur desquelles se situait l'instant o\u00f9 je composais (j'\u00e9cris au pr\u00e9sent, et j'\u00e9crivais, l\u00e0, d'un \u00e9tat qui, alors, \u00e9tait l'\u00e9tat pr\u00e9sent)).\n\n## \u00a7 50 (autres contraintes, suite) \u2013 La contrainte du passage par les passages\n\n\u2013 La contrainte du passage par les passages : Jouffroy, V\u00e9ro-Dodat, Vivienne, Choiseul (\u00ab J'aime les magasins du passage Choiseul\/ C'est un v\u00e9ritable divertissement pour l'\u0153il \u00bb (P.-J. Toulet) \u2013 vers qui sont un v\u00e9ritable agacement pour l'oreille, de par leur rime qui n'est m\u00eame pas rime pour l'\u0153il, et le d\u00e9glinguement appuy\u00e9 du deuxi\u00e8me alexandrin)...\n\n\u00c0 ces exemples j'ajouterai, pour faire bon poids :\n\n\u2013 La contrainte des trois minutes : apr\u00e8s trois minutes dans la m\u00eame rue, en prendre une autre. (Et s'il n'y en a pas d'imm\u00e9diatement disponible ? attendre la premi\u00e8re venue ; attendre trois nouvelles minutes ; comme vous voudrez.)\n\n\u2013 La contrainte alphab\u00e9tique : d'abord une rue en A, puis une rue en B, puis une rue en C, and so on (contrainte qui avait l'inconv\u00e9nient de faire se terminer la marche toujours au m\u00eame endroit, qui est loin de la rue Notre-Dame-de-Lorette, au boulevard de la Zone (mais il faut \u00eatre strict, et ce boulevard vaut le d\u00e9placement)).\n\nUn des effets heureux des parcours \u00e0 contrainte est de raccourcir la dur\u00e9e apparente d'un d\u00e9placement. Jamais ne vous y effraie le sentiment poreux de l'interminable.\n\nS\u00e9v\u00e8rement ponctu\u00e9 par les exigences de soumission \u00e0 la consigne, la contrainte divise la dur\u00e9e en autant de plages plus petites, plus maniables par l'esprit. On \u00e9vite, ayant \u00e0 se concentrer sur la t\u00e2che en cours (apprendre un po\u00e8me, en composer un), la distraction de l'incertitude quant \u00e0 la distance temporelle \u00e0 franchir avant d'atteindre au terme attendu de la marche.\n\nElle se substitue avantageusement \u00e0 la connaissance pr\u00e9alable du parcours, qui donne la m\u00eame tranquillit\u00e9 d'esprit : avantageusement parce que fournissant aussi la part d'inconnu, de surprise, qui maintient l'\u00e9veil.\n\n(Un trajet bien connu de nous, habituel, prend moins de temps qu'un autre, c'est une chose bien connue. Cela tient, il me semble \u00e0 ceci qu'en nous le futur est dilat\u00e9, et que le pass\u00e9 se condense. \u00c0 tout instant de notre marche nous envisageons le but futur \u00e0 atteindre comme d\u00e9j\u00e0 accompli, dans un des nombreux mondes possibles alternatifs que notre plus ou moins grande connaissance du trajet nous propose ; moins nous avons de renseignements sur lui, plus lourd est l'effort de la repr\u00e9sentation anticip\u00e9e, plus long para\u00eet le passage. Mais quand nous avons d\u00e9j\u00e0 en m\u00e9moire le chemin, il n'y a plus qu'un seul futur possible (ou presque : il faut tenir compte des erreurs de stockage de nos images) et notre pr\u00e9vision s'apparente \u00e0 un souvenir. L'espace, mental \u00e9lastique, raccourcit (\u00ab Comme le monde est grand \u00e0 la clart\u00e9 des lampes\/ Aux yeux du souvenir que le monde est petit \u00bb).)\n\nSouvent, je suivais la Seine, un livre (de po\u00e9sie) ancien (ou r\u00e9cent) sous le bras.\n\nL'eau, contrainte, me pr\u00e9c\u00e9dait silencieusement.\n\nLe fleuve (sans voie express encore) \u00e9tait pareil \u00e0 ma peine. Il s'\u00e9coulait et ne tarissait pas.\n\nLa semaine \u00e9tait interminable, mais elle finissait toujours par finir.\n\nPas mon si laborieux effort.\n\nPas la douleur ; la douleur, elle, n'avait que des fins provisoires : le silence, et tout ce qui s'ensuit.\n\n## \u00a7 51 Le centre, l'\u0153il, le moyeu de Paris-roue \u00e9tant le 56 de la rue Notre-Dame-de-Lorette,\n\nLe centre, l'\u0153il, le moyeu de Paris-roue \u00e9tant ferme \u00e9tabli au 56 de la rue Notre-Dame-de-Lorette, la ville tournait dans ma t\u00eate en s'appuyant sur quelques axes, ou rayons : des trajets r\u00e9guliers, plus ou moins des routines. Ouvrir la porte de la cuisine, sortir, descendre un seul \u00e9tage, sortir sous le porche, sortir dans la rue, tourner \u00e0 droite, montant la rue, tourner \u00e0 gauche, la descendant. Que faire ici et maintenant ? descendre.\n\nTout le monde descend ! Il est huit heures vingt-cinq du matin. Un matin de semaine. Un matin comme aujourd'hui, septembre ; la lune se sera \u00e9vapor\u00e9e dans le ciel devenu blanc, blanc et bleu, l'air frais dans la rue montante, pas loin d'ici (82, rue d'Amsterdam ; ann\u00e9e 1995). \u00c0 gauche remonte la rue Henri-Monnier, et juste en face la biscornue rue Lafferri\u00e8re redescend et 'fait retour' dans la rue Notre-Dame-de-Lorette (n'\u00e9vitant pas la relation incestueuse identique \u00e0 celle que la rue Duguay-Trouin entretient avec la rue d'Assas (\u2192 cap.1)).\n\nDans la rue Henri-Monnier, que nous suivons de l'\u0153il un instant, prend \u00e0 droite la rue Clauzel, s'arrondissant \u00e0 cette occasion en une petite place o\u00f9 s'ouvrit un jour un restaurant indien, l'Anarkali (toujours pr\u00e9sent d'apr\u00e8s mon Annuaire Soleil, \u00e9dition de 1994), que Laurence patronna d\u00e8s son premier retour de Madras.\n\nRue Clauzel la m\u00eame Laurence, ma fille (mais de nombreuses ann\u00e9es auparavant), se rendit \u00e0 l'\u00e9cole, tant et si bien qu'\u00e0 la fin de son cours pr\u00e9paratoire premi\u00e8re ann\u00e9e, autrement dit CP 1, nous f\u00fbmes, ses parents, convoqu\u00e9s par l'institutrice, Mlle Escampuchi, et e\u00fbmes le plaisir ing\u00e9nu d'entendre que notre fille \u00e9tait sans doute aucun apte \u00e0, sinon encore tout \u00e0 fait pr\u00eate pour des \u00c9tudes sup\u00e9rieures. Elle y excellerait, Mlle Escampuchi s'en portait garante.\n\nDu c\u00f4t\u00e9 droit, et montante aussi quoique moins rudement, la rue La Bruy\u00e8re. Les deux rues (Henri-Monnier et La Bruy\u00e8re) font \u00e0 la rue Notre-Dame-de-Lorette sur le plan comme deux ailes, mais de traviole plut\u00f4t.\n\nJuste en retrait de notre parcours (\u00e0 deux : un lecteur (ou une lectrice), un auteur) le th\u00e9\u00e2tre du m\u00eame nom que la rue, o\u00f9 nous all\u00e2mes deux ou trois fois (je ne vais, je n'allais gu\u00e8re chez le th\u00e9\u00e2tre (je dis 'aller au docteur', 'au coiffeur'; et je dis, pour compenser une telle impropri\u00e9t\u00e9 que Marie rel\u00e8ve vertement, 'chez le cin\u00e9ma' (je dis aussi 'souliers', 'r\u00e9clames'; et je serre \u00e0 l'exc\u00e8s mon bracelet-montre sur mon poignet, sol\u00e9cisme du m\u00eame ordre qu'un obstin\u00e9 pass\u00e9isme langagier))),\n\no\u00f9 nous all\u00e2mes, disais-je, assister un soir \u00e0 la repr\u00e9sentation d'une pi\u00e8ce de Labiche (et non d'Henri Monnier, malheureusement (je dis 'malheureusement' non parce que les pi\u00e8ces de Labiche sont inf\u00e9rieures \u00e0 celles de son contemporain Monnier mais parce qu'il aurait \u00e9t\u00e9 convenable de jouer du Henri Monnier dans la rue qui porte son nom)\n\n(j'observe \u00e0 cette occasion que les personnages qui acc\u00e8dent \u00e0 la dignit\u00e9 de nom-de-rue acqui\u00e8rent en m\u00eame temps un trait d'union entre pr\u00e9nom et nom de famille en s'ins\u00e9rant dans le Guide des rues de la capitale, ce qui signifie quelque chose, mais je ne sais quoi), malheureusement peut-\u00eatre mais heureusement aussi parce que la rue Eug\u00e8ne-Labiche est loin, dans le seizi\u00e8me arrondissement, commen\u00e7ant b.J.-Sandeau, 27, et s'achevant Oct.-Feuillet, 28, et la rue Henri-Monnier se trouve tout pr\u00e8s (mais quand m\u00eame, on souhaiterait plus de rigueur et de coh\u00e9rence dans les circonstances du monde)),\n\nd'une pi\u00e8ce de Labiche, disais-je, dont j'ai retenu un air (il s'y trouvait des chansons), chant\u00e9 par une petite et fort jolie actrice, qui se penchait sur le devant de la sc\u00e8ne et, me regardant droit dans les yeux (pensais-je, assis au premier rang), parlait et surtout chantait, laissant d\u00e9border ses petits jolis seins d'une courte robe bleue, \u00ab si jamais j'te pince\/ si tu m'es inconstant\/ si jamais j'te pince\/ j'en ferai tout autant ! \u00bb (j'\u00e9tais presque g\u00ean\u00e9 de l'entendre chanter cela en me regardant si fixement (si peu au fait des conditions du th\u00e9\u00e2tre que je ne me rendais pas compte qu'elle ne me voyait certainement pas)).\n\n(J'ai vu ailleurs une pi\u00e8ce d'Henri Monnier, qui entourait aussi quelques chansons. Une me plut particuli\u00e8rement, dont j'ai retenu ce couplet : \u00ab Le lendemain toute fra\u00eeche et pimpante\/ \u00e0 sa fen\u00eatre on aurait pu la voir\/ elle arrosait ses petites plantes grimpantes\/ avec l'eau de son arrosoir \u00bb\n\n(j'imagine distinctement la petite actrice de \u00ab si jamais j'te pince \u00bb sur son balcon, ses petits seins balconnant de sa robe bleue, distillant \u00e0 voix menue l'\u00e9lixir des gouttes de sa voix (sa voix \u00e9tait acidul\u00e9e et mince) depuis l'arrosoir de sa gorge fr\u00e9missante).)\n\nLes quatre vers de la chanson me font la m\u00eame impression (quelque chose comme un frisson \u00e9rotico-m\u00e9trique) que le distique de Toulet (\u2192 \u00a7 50), par son troisi\u00e8me vers qui devrait compter les dix syllabes d'un d\u00e9casyllabe classique mais dont le deuxi\u00e8me h\u00e9mistiche est occup\u00e9 par la s\u00e9quence \u00ab ses petites plantes grimpantes \u00bb, qui en 'vaut' huit au lieu des six exig\u00e9s, et qu'il faut par cons\u00e9quent dire tr\u00e8s vite, pour en masquer l'imperfection prosodique.\n\n(Un frisson \u00e9rotique non m\u00e9trique accompagnait aussi autrefois (quand je n'\u00e9tais pas encore grand-p\u00e8re) la vision de quelque imperfection vestimentaire chez une belle jeune femme ; et c'\u00e9tait aussi, apr\u00e8s tout, une question d'h\u00e9mistiche : si le regard veut suivre en imagination une jambe sous une robe jusque l\u00e0 o\u00f9, semble-t-il, elle en rencontrera une autre, y a-t-il plus s\u00fbr guide qu'un bas fil\u00e9 (un bas, pas un collant) ?)\n\n(Les \u00e9carts prosodiques et les \u00e9carts sensuels ont souvent \u00e9t\u00e9 associ\u00e9s, pour le bl\u00e2me plus que pour l'\u00e9loge. Barbey d'Aurevilly ne d\u00e9non\u00e7ait-il pas les 'enjambements' de Mallarm\u00e9 ? Le d\u00e9r\u00e8glement de l'alexandrin n'annon\u00e7ait-il pas, pour les Versaillais, le d\u00e9r\u00e8glement de tous les sens ?)\n\n## \u00a7 52 La rue La Bruy\u00e8re a r\u00e9clam\u00e9 r\u00e9cemment \u00e0 nouveau mon attention po\u00e9tique.\n\nLa rue La Bruy\u00e8re a r\u00e9clam\u00e9 r\u00e9cemment \u00e0 nouveau mon attention po\u00e9tique. Elle s'est trouv\u00e9e au milieu d'un long parcours \u00e0 contrainte que j'ai suivi, tout un apr\u00e8s-midi, en vue d'un de mes po\u00e8mes parisiens (\u2192 cap.1).\n\nJe le nomme : **Commerce des classiques.** Je commence par la rue Corneille. Je regarde les automobiles. Les automobiles entrent dans la rue Corneille. Elles viennent de la rue de Vaugirard ou de la rue de M\u00e9dicis. Je regarde les automobiles. Les automobiles quittent la rue Corneille par la place de l'Od\u00e9on.\n\nJe vais ensuite rue Racine. Je regarde les automobiles. Les automobiles entrent dans la rue Racine. Elles viennent du boulevard Saint-Michel ou de la rue des \u00c9coles. Certaines sortent \u00e0 gauche dans la rue Monsieur-le-Prince. D'autres s'en vont par la place de l'Od\u00e9on.\n\nMaintenant les automobiles entrent dans la rue La Bruy\u00e8re. Elles viennent de la rue Moncey ; ou descendent de la rue Blanche. Certaines s'en vont par la rue Henner (\u00e0 gauche). D'autres remontent la rue Pigalle.\n\nD'autres partent par la rue La Rochefoucauld. Les automobiles arrivent au bout de la rue La Bruy\u00e8re. Je regarde les automobiles. Certaines remontent la rue Notre-Dame-de-Lorette. D'autres la descendent. D'autres encore s'\u00e9loignent dans la rue Henri-Monnier.\n\nMaintenant je regarde les automobiles entrer dans le premier tron\u00e7on de la rue Boileau, venant du boulevard Exelmans. Elles remontent la rue \u00e0 rebrousse-num\u00e9ros. il y en a qui tournent dans la rue Molitor (\u00e0 gauche ou \u00e0 droite). Je regarde les automobiles sortir de la rue Boileau par la rue d'Auteuil.\n\nJe suis ensuite rue La Fontaine. Je regarde. Les automobiles entrent dans la rue La Fontaine. Elles viennent de la rue de l'Assomption ; ou bien de la rue de Boulainvilliers ; ou encore de la rue Raynouard. Certaines tournent \u00e0 droite dans l'avenue du Recteur-Poincar\u00e9. Certaines tournent \u00e0 gauche dans la rue Agar. D'autres s'engouffrent dans la villa Patrice-Boudart (c'est une impasse). Certaines automobiles tournent \u00e0 gauche dans la rue Fran\u00e7ois-Millet ; d'autres, toujours \u00e0 gauche dans l'avenue de l'Abb\u00e9-Roussel, ou bien dans la rue du P\u00e8re-Brottier, dans la rue des Perchamps, ou dans la rue George-Sand (\u00e0 droite), ainsi que dans la rue du G\u00e9n\u00e9ral-Largeau). Les automobiles sortent de la rue La Fontaine. Elles s'\u00e9loignent par la rue Poussin ou par l'avenue Mozart.\n\nMe voici enfin dans la rue Moli\u00e8re. Je regarde les automobiles entrer dans la rue Moli\u00e8re. Elles viennent de la rue de Richelieu ou de la rue Th\u00e9r\u00e8se. Les automobiles quittent la rue Moli\u00e8re par l'avenue de l'Op\u00e9ra.\n\nElles ne peuvent pas faire autrement.\n\nLe style de ce po\u00e8me en prose est celui des 'choses comme elles sont'. Quant \u00e0 la contrainte, je vous laisse la trouver. C'est une contrainte m\u00eame pas douce : facile.\n\nFaisant \u00e0 cette occasion un rep\u00e9rage des lieux du po\u00e8me pour ne pas me tromper sur les sens uniques, j'ai d\u00e9couvert sur un trottoir une plaque d'asphalte d'une anciennet\u00e9 remarquable, m\u00e9ritant d'\u00eatre not\u00e9e (anciennet\u00e9 qui indique, ou bien une n\u00e9gligence sp\u00e9ciale de la voierie, ou bien la tranquillit\u00e9 intense de la rue) : \u00ab mars 1960 \u00bb.\n\nPoursuivant notre chemin nous traversons la ronde place Saint-Georges (du c\u00f4t\u00e9 gauche) ; nous d\u00e9laissons la biblioth\u00e8que Thiers ;\n\nun peu plus bas un h\u00f4tel me perplexait autrefois (il est signal\u00e9 quelque part par Leiris (je ne sais plus quand, je ne sais plus o\u00f9)).\n\nIl s'appelait Modial H\u00f4tel ; et chaque fois que je passais devant lui, j'avais la nette impression qu'il y avait l\u00e0 une faute d'orthographe. (Il est devenu aujourd'hui quelque chose comme 'Grand Hotel Modial Europe', un nom banal qui ne me surprend m\u00eame plus.)\n\nL'\u00e9glise Notre-Dame de Lorette n'est plus loin. Nous y sommes presque (je vous laisse le temps de descendre encore le bout de rue). Face \u00e0 laquelle Bourdaloue P\u00e2tissier et Bourdaloue Traiteur. C'\u00e9tait le temps de leur splendeur. C'\u00e9tait le temps de la splendeur des 'puits d'amour'. Le ma\u00eetre des puits d'amour se tenait assis \u00e0 sa caisse, surmont\u00e9 de son chapeau rond ; il ne l'enlevait jamais (sauf pour absorber un puits d'amour, qui sait ?).\n\nLes puits d'amour de Bourdaloue ne sont plus ce qu'ils \u00e9taient. C'est No\u00eblle qui me l'a dit ; et elle s'y conna\u00eet. Il n'y a plus de puits d'amour comme autrefois ; comme il n'y a plus de saisons. Et il n'y a plus d'op\u00e9ras de chez Stohrer. (Il y a toujours des op\u00e9ras chez Stohrer, car il y a toujours Stohrer, mais ce ne sont plus, ce ne seraient plus des **OP\u00c9RAS** ; de m\u00eame que les puits d'amour actuels de chez Bourdaloue ne sont plus, ne seraient plus des **PUITS D'AMOUR**.) La chute du puits d'amour est parall\u00e8le \u00e0 la chute de l'op\u00e9ra ; car les deux faisaient la paire.\n\n\u00d4 d\u00e9cadence des m\u0153urs et des p\u00e2tisseries ! _O tempora ! o mores !_ dis-je, gr\u00e2ce \u00e0 mon \u00e9ducation classique.\n\n(Et non 'aut tempora, aut mora', comme l'\u00e9crivit un jour un journaliste de La D\u00e9p\u00eache de Toulouse au temps des fr\u00e8res Sarraut, piliers de la Troisi\u00e8me R\u00e9publique radicale ; s'en \u00e9gay\u00e8rent mes parents (qui avaient eu une \u00e9ducation classique (ainsi que le journaliste en question, mais demeur\u00e9 plut\u00f4t cancre ; qui n'aurait pu sans une teinture de latin introduire dans la formule un authentique mot latin, et faire un aussi satisfaisant barbarisme. ('Mora', remarquons-le en passant, est un nom de famille languedocien. Lors de ma derni\u00e8re ann\u00e9e professionnelle \u00e0 l'universit\u00e9 de Paris-X Nanterre, d\u00e9partement des Math\u00e9matiques \u00e0 l'int\u00e9rieur de l'UFR de Psychologie, il m'advint de participer \u00e0 ce qui se nommait une commission de sp\u00e9cialistes, destin\u00e9e \u00e0 examiner les candidatures \u00e0 un poste de ma\u00eetre de conf\u00e9rences dans cette universit\u00e9, et \u00e0 donner son avis r\u00e9fl\u00e9chi et motiv\u00e9 aux instances sup\u00e9rieures responsables de la d\u00e9cision finale. C'\u00e9tait une de ces r\u00e9currentes ann\u00e9es o\u00f9 la politique de recrutement en accord\u00e9on du minist\u00e8re (tant\u00f4t malthusienne, tant\u00f4t l\u00e2che) avait brusquement ouvert quelques postes dans notre \u00e9tablissement. Comme Paris-X n'\u00e9tait pas un endroit tr\u00e8s attirant pour les math\u00e9maticiens, bien des candidats, ayant postul\u00e9 un peu partout, et se trouvant retenus \u00e0 la fois 'chez nous' et en quelque lieu plus prestigieux (Orsay ou Paris-VII, par exemple) nous abandonnaient sans vergogne \u00e0 la n\u00e9cessit\u00e9 de faire un nouveau choix. Pour lutter contre cette fatalit\u00e9 malheureuse, quand nous recevions les candidats, nous leur demandions de s'engager, au cas o\u00f9 ils seraient retenus par nous, \u00e0 prendre le poste propos\u00e9 (nous esp\u00e9rions qu'ils r\u00e9pondraient candidement). Or, un jour, nous examin\u00e2mes une Toulousaine. Il n'y avait pas place pour elle \u00e0 Toulouse, \u00e0 cause de sa sp\u00e9cialit\u00e9, peu r\u00e9pandue. C'\u00e9tait une bonne candidate et nous lui pos\u00e2mes, avec espoir, la question. Elle s'appelait Marianne Mora. Et elle nous r\u00e9pondit, dans un cri du c\u0153ur \u00e0 l'accent occitan : \u00ab Ah ! je sais bien qu'il faut que je m'expatrie ! \u00bb))))\n\nTraversant le carrefour de Ch\u00e2teaudun devenu place Kossuth \u00e0 la suite des \u00e9v\u00e9nements de Hongrie 1956, d\u00e9j\u00e0 d\u00e9laiss\u00e9 par le Parti communiste qui y eut son immeuble pendant les ann\u00e9es froides, nous nous engouffrons un moment dans la rue du Faubourg-Montmartre, puis obliquons, d\u00e9laissant le cin\u00e9ma Studio 43 o\u00f9 nous v\u00eemes, vers l'an 50 et suivants (moi ; pas vous ; mais moi et moi et moi, mes plusieurs moi successifs) force films sovi\u00e9tiques, pas tous m\u00e9morables ; puis prenons la rue Drouot sans jeter le moindre coup d'\u0153il philat\u00e9lique dans les vitrines (mes souvenirs philat\u00e9liques... ; pas de souvenirs philat\u00e9liques maintenant ; d'ailleurs il fait jour).\n\nLa rue de Richelieu vient enfin, o\u00f9 si\u00e8ge la Biblioth\u00e8que nationale.\n\nNous entrons.\n\n## \u00a7 53 La d\u00e9couverte de la Biblioth\u00e8que nationale a \u00e9t\u00e9 un des \u00e9v\u00e9nements les plus marquants de mon existence\n\nLa d\u00e9couverte de la Biblioth\u00e8que nationale a \u00e9t\u00e9 un des \u00e9v\u00e9nements les plus marquants de mon existence. Jusqu'au jour, qu'h\u00e9las je ne peux retrouver exact dans mon souvenir, o\u00f9 j'ai franchi pour la premi\u00e8re fois ses augustes portes dans l'intention de demander, en tremblant, une carte de lecteur, je n'avais fr\u00e9quent\u00e9 les biblioth\u00e8ques (je veux dire les biblioth\u00e8ques publiques ; ma premi\u00e8re biblioth\u00e8que avait \u00e9t\u00e9 celle de mes parents et je fr\u00e9quentais beaucoup la mienne, la n\u00f4tre) que pour des raisons strictement fonctionnelles, de travail\n\n(la biblioth\u00e8que de la Sorbonne, comme \u00e9tudiant, d'abord d'anglais, puis de math\u00e9matiques (\u2192 branche 3), la biblioth\u00e8que du d\u00e9partement de math\u00e9matiques, \u00e0 Rennes, et celle de l'institut Henri-Poincar\u00e9, depuis que j'avais acc\u00e9d\u00e9 \u00e0 un poste de l'enseignement sup\u00e9rieur). Il ne m'\u00e9tait jamais venu \u00e0 l'id\u00e9e d'y aller lire ; et encore moins d'aller lire dans la plus grande, la plus vaste de toutes, du moins en France, la BN, la b\u00e9enne.\n\nDevenir lecteur \u00e0 la BN (c'est le titre qui vous est attribu\u00e9, avec la d\u00e9livrance d'une carte) fut le r\u00e9sultat d'une d\u00e9cision aux cons\u00e9quences incalculables alors (je pensais, au d\u00e9but, n'y faire s\u00e9jour que pendant l'ex\u00e9cution de mon projet de po\u00e9sie ; mais j'y vais encore aujourd'hui). Elle fut \u00e0 l'origine d'un mode particulier d'exercice d'une des passions fondamentales de ma vie, la lecture (j'ai dit m'autorisant un barbarisme horrible que j'\u00e9tais un homo lisens (\u2192 branche 1) ; tant qu'\u00e0 faire, ajoutons-en un autre : je suis un sp\u00e9cimen de l'homo bibliothecus, dont on nous annonce la disparition, sous les assauts de la 'r\u00e9alit\u00e9 virtuelle'; l' _homo lisens_ comme l' _homo bibliothecus_ , l'une de ses races, devant rejoindre l'homo neandertalis dans le cimeti\u00e8re des esp\u00e8ces).\n\nL'amour des biblioth\u00e8ques, d'abord exerc\u00e9 sur un objet unique, la BN, s'\u00e9tendit ensuite \u00e0 toutes les biblioth\u00e8ques, ou presque. Et un jour je rencontrai celle qui devint et reste de toutes ma pr\u00e9f\u00e9r\u00e9e, la British Library, \u00e0 Londres. Mais je n'oublie pas que la BN fut la premi\u00e8re (\u00ab Jamais de la vie on ne l'oubliera\/ la premi\u00e8re biblioth\u00e8que qui vous a ouvert ses bras \u00bb).\n\nJ'ignorais que je suivais les traces de mon ma\u00eetre Queneau. Dans un po\u00e8me de Courir les rues, livre qui m'accompagne dans mon p\u00e9riple parisien de ces derniers mois, je recopie ce d\u00e9but de po\u00e8me :\n\n **Square Louvois**\n\nLe jour de Munich je suis all\u00e9 \u00e0 la Biblioth\u00e8que nationale\n\nseul lecteur\n\nhantant les 1155 m\u00e8tres carr\u00e9s du hall construit par Labrouste en 1868\n\n[...]\n\nJe connaissais un lecteur constant et fid\u00e8le de la BN : mon beau-p\u00e8re Paul B\u00e9nichou. Il y venait tous les jours pendant les mois o\u00f9 il n'enseignait pas \u00e0 Harvard (et il avait d\u00fb y venir bien avant guerre, puis dans l'imm\u00e9diat apr\u00e8s-guerre assid\u00fbment, avec une parenth\u00e8se argentine rendue n\u00e9cessaire par les agissements d'un certain Darquier de Pellepoix (et autres personnages de cette esp\u00e8ce)).\n\nIl occupait toujours la m\u00eame place, la place 115 (je ne peux pas passer devant la place 115, en bord d'all\u00e9e centrale, du c\u00f4t\u00e9 droit, sans consid\u00e9rer son occupant comme un usurpateur), et y disposait avec soin un des fichiers o\u00f9 il enfermait, patiemment, m\u00e9ticuleusement, le tr\u00e9sor fourmillant de donn\u00e9es et r\u00e9flexions sur le romantisme fran\u00e7ais et ses suites, dont il distilla ensuite, longtemps apr\u00e8s, en quelques livres magistraux, l'essentiel.\n\nIl nous expliqua un jour (\u00e0 sa fille Sylvia et \u00e0 moi-m\u00eame) sur quelques exemples comment, d'un tout petit carton de papier \u00e9troit, d'une fiche couverte de son \u00e9criture nette mais minuscule, il pouvait sans h\u00e9sitation et rapidement extraire le contenu factuel et mental qui s'y \u00e9tait trouv\u00e9 enferm\u00e9, parfois des ann\u00e9es auparavant, par ses soins. C'\u00e9tait une op\u00e9ration presque magique, qui faisait penser \u00e0 ces architectures autant mentales que mat\u00e9rielles qui naissent brusquement, de quelques brins de papier, entre les mains d'un ma\u00eetre japonais des origami.\n\nIl \u00e9tait honorablement connu \u00e0 la biblioth\u00e8que. Non seulement des conservateurs de diverses fonctions, dans la salle des imprim\u00e9s, aux p\u00e9riodiques, \u00e0 la r\u00e9serve, mais des magasiniers. Il offrait chaque ann\u00e9e, \u00e0 l'occasion des v\u0153ux de nouvel an, au chef des magasiniers de la 'grande salle', une petite somme d'argent, pour \u00e9trennes, \u00e0 r\u00e9partir en quelques bouteilles sans doute, symbole de sa courtoisie et de sa reconnaissance.\n\nQuand Sylvia, \u00e0 son tour, vint y travailler, il la pr\u00e9senta \u00e0 cet homme qui ne put s'emp\u00eacher de dire : \u00ab Si jeune, et vous la mettez d\u00e9j\u00e0 dans les livres ! \u00bb\n\nCe n'est pas sans h\u00e9sitation que j'en vins \u00e0 me d\u00e9cider \u00e0 devenir, moi aussi, un lecteur.\n\nMes fonctions universitaires me le permettaient maintenant, me donnant droit, sans trop de difficult\u00e9, \u00e0 une carte annuelle.\n\nMais je n'arrivais pas \u00e0 me d\u00e9barrasser de l'id\u00e9e que l'usage que j'allais faire de ce droit d'acc\u00e8s \u00e0 toute la m\u00e9moire du monde (pour reprendre le titre du documentaire d'Alain Resnais) \u00e9tait horriblement frivole.\n\n## \u00a7 54 Et quoi donc voulais-je faire dans cette biblioth\u00e8que ?\n\nEt quoi donc voulais-je faire dans cette biblioth\u00e8que ? pour quel motif voulais-je puiser dans l'immense r\u00e9servoir de livres de la rue de Richelieu ? (Pour quel motif v\u00e9ritable ; pas celui que j'offris \u00e0 l'examinateur bienveillant de ma candidature au lectorat : \u00e9claircir quelque point dans l'histoire de l'alg\u00e8bre (je finis d'ailleurs par ouvrir aussi des livres et revues de math\u00e9matique ancienne, pour trouver des \u00e9nonc\u00e9s de probl\u00e8mes, mais aussi par curiosit\u00e9 historique pure, ce qui fait que mon pr\u00e9texte n'en fut plus tout \u00e0 fait un).)\n\nJe m'\u00e9tais mis \u00e0 lire tous po\u00e8mes, afin de m'imbiber de po\u00e9sie. Il y avait les po\u00e8mes que je connaissais d\u00e9j\u00e0 et apprenais, ou renouvelais au souvenir ; mais il me fallait du nouveau ; je voulais voir sinon toute la po\u00e9sie, du moins assez pour \u00e9tablir mon id\u00e9e de ce qu'il fallait faire ; je voulais avoir le moins d'ignorance possible de ce qui avait \u00e9t\u00e9 fait. Je fus dans les librairies, chez les bouquinistes.\n\nJ'achetais, au hasard, tout ce qui se trouvait et n'\u00e9tait pas trop cher (les livres d'occasion \u00e9taient alors singuli\u00e8rement bon march\u00e9, d\u00e8s qu'on sortait des sentiers trop fray\u00e9s d'un d\u00e9sir consensuel nourri par les gazettes et les professeurs).\n\nJ'acquis Jouve et Ephra\u00efm Michael, Paul-Jean Toulet et Xavier Forneret, L\u00e9on Dierx (po\u00e8te si aim\u00e9 de Raymond Barre, qui le fit entendre \u00e0 la t\u00e9l\u00e9vision, et tarte comme il n'est pas permis ; au Paradis, o\u00f9 il se trouve certainement comme tous les mauvais po\u00e8tes, quelle n'a pas \u00e9t\u00e9 sa surprise de se voir lu devant des millions de t\u00e9l\u00e9spectateurs !), Philot\u00e9e O'Neddy, Tristan Der\u00e8me et Mellin de Saint-Gelais, Sc\u00e8ve (choc salutaire), Mathurin R\u00e9gnier, Jacques Gr\u00e9vin, Marceline Desbordes-Valmore, au moins. (Pour ne citer que des po\u00e8tes de langue fran\u00e7aise.)\n\nMais les autres ? les \u00e9puis\u00e9s, les d\u00e9laiss\u00e9s, les hors de prix, les introuvables ? La BN, voil\u00e0 la solution. On trouve tout \u00e0 la Biblioth\u00e8que nationale, Samaritaine de l'imprim\u00e9, pensai-je. (On y trouve en effet beaucoup de choses, gr\u00e2ce au d\u00e9p\u00f4t l\u00e9gal ; on les trouve quand on sait o\u00f9 les chercher ; on y trouve donc difficilement ces po\u00e8tes dont personne ne nous a parl\u00e9. Mais de cela je ne me rendais pas compte. Ni de sa faiblesse en ouvrages \u00e9trangers, alors manifeste, pour toute la po\u00e9sie r\u00e9cente.) Ainsi commen\u00e7ai-je ma carri\u00e8re de lecteur de biblioth\u00e8que. Qui je fus ? un rat, si on veut.\n\nPour m'y rendre, je suivais le trajet immuable le long duquel vous venez de m'accompagner. Il \u00e9tait tellement inscrit dans les habitudes de mes jambes que, quand je quittai la rue Notre-Dame-de-Lorette pour m'installer rue d'Amsterdam (o\u00f9 je suis) \u00e0 l'automne de 1970, pendant des mois je me h\u00e2tai de le rejoindre le plus vite possible, par la rue de Parme, la rue de Clichy et la rue La Bruy\u00e8re, avant de me r\u00e9signer \u00e0 choisir un itin\u00e9raire mieux appropri\u00e9, c'est-\u00e0-dire physiquement et non plus seulement mentalement plus court.\n\n\u00c0 la BN j'arrivais, j'arrive nettement avant l'heure d'ouverture. J'ai rarement r\u00e9ussi, malgr\u00e9 mon d\u00e9sir, \u00e0 y \u00eatre le premier. De vieux lecteurs m'y pr\u00e9c\u00e9daient, m'y pr\u00e9c\u00e8dent (mais je les bats maintenant plus facilement ; je suis moi-m\u00eame devenu un vieux lecteur).\n\n\u00c0 cette \u00e9poque, il suffisait de se pr\u00e9senter cinq minutes avant neuf heures pour obtenir la place de son choix (je choisissais, j'ai choisi jusqu'\u00e0 l'introduction des places \u00e0 prise \u00e9lectrique pour macintosh portable, le 28, parce que 28 est non seulement deux fois 14, nombre du sonnet (la place 14 est trop proche du comptoir o\u00f9 on prend les livres mis de c\u00f4t\u00e9) mais est le deuxi\u00e8me nombre parfait, selon la tradition pythagoricienne (le premier \u00e9tant 6, nombre de la sextine), \u00e9tant \u00e9gal \u00e0 la somme de ses diviseurs (le nombre parfait suivant d\u00e9passe le nombre qui est celui des places offertes dans la salle de lecture)).\n\nCes temps-ci, l'informatisation mod\u00e9r\u00e9e, provisoire, de la salle des Imprim\u00e9s (en attendant le transfert tant redout\u00e9 des amateurs vers la nouvelle BN, la turbo-BN voulue par un ex-pr\u00e9sident de la R\u00e9publique ex-p\u00e9tainiste) a cr\u00e9\u00e9 plusieurs goulots d'\u00e9tranglement : pour ne pas perdre toute chance d'atteindre un livre en moins de deux heures (et m\u00eame d'avoir tout simplement une place) il faut arriver de plus en plus t\u00f4t. \u00c0 neuf heures, quand retentit la cloche d'ouverture de la salle, il y a bien une centaine de postulants, r\u00e9partis en deux files serpentines dans le hall r\u00e9cemment r\u00e9nov\u00e9 dans le style bancaire. Arriv\u00e9, moi, avant huit heures trente, je les regarde avec satisfaction de derri\u00e8re mon exemplaire du Times.\n\nDu c\u00f4t\u00e9 droit, la responsable de la distribution des plaques vertes (le c\u00f4t\u00e9 gauche a des plaques blanches) conna\u00eet les places pr\u00e9f\u00e9r\u00e9es par tous les habitu\u00e9s et me tend automatiquement le 28 (m\u00eame si au lieu de ma carte je lui tends, cela m'arrive, une carte de t\u00e9l\u00e9phone ou ma carte bleue ; elle est habitu\u00e9e \u00e0 la distraction des vieux lecteurs).\n\nUn de ces vieux lecteurs a, je ne sais comment, appris qu'elle se pr\u00e9nommait Bernadette. \u00c0 neuf heures moins une, il dit : \u00ab Bernadette va sonner. \u00bb Quand la cloche retentit, se pr\u00e9parant \u00e0 entrer il dit : \u00ab Bernadette a sonn\u00e9 \u00bb ; et en recueillant de la main de Bernadette le carton de sa place, le 20, il dit une derni\u00e8re fois \u00ab Bernadette a sonn\u00e9 \u00bb ; cela vaut pour \u00ab bonjour \u00bb.\n\nIl y a trente-trois ans, donc, je m'initiai aux proc\u00e9dures fort complexes qu'il fallait ma\u00eetriser pour \u00eatre en mesure d'esp\u00e9rer raisonnablement parvenir \u00e0 lire les livres que l'on d\u00e9sirait.\n\nAu cours des ann\u00e9es, le nombre des lecteurs augmentant, les cr\u00e9dits de fonctionnement de la biblioth\u00e8que diminuant de fa\u00e7on, vraisemblablement, \u00e0 ce que le produit des deux reste constant, j'assistai, comme tout le monde, \u00e0 une d\u00e9gradation continue de la qualit\u00e9 de vie du lecteur de la BN.\n\nIl y eut, voici dix ans, un moment paroxystique que je ne r\u00e9sistai pas au plaisir (exorcisant l'exasp\u00e9ration) de d\u00e9crire au sein d'une narration compos\u00e9e en ce que j'appelle prose inoffensive, et intitul\u00e9e La Belle Hortense.\n\n## \u00a7 55 La t\u00eate pleine de po\u00e9sie,\n\nLa t\u00eate pleine de po\u00e9sie, l'oreille int\u00e9rieure bourdonnant de vers et strophes, je sortais me calmer de l'excitation intense que me donnait l'accumulation de mes lectures.\n\nJ'allais m'asseoir sur un banc du square Louvois s'il ne faisait pas trop mauvais temps, regardant sans la voir l'eau de la fontaine aux quatre muses-rivi\u00e8res ; s'il pleuvait je me r\u00e9fugiais au caf\u00e9-tabac le plus proche, o\u00f9 des th\u00e8ses, des articles savants, des projets de livre se discutaient, mais aussi des conversations plus intimes se tenaient \u00e0 voix basse, pr\u00e9paratoires \u00e0 de futures fornications.\n\nLe bouquiniste du passage Vivienne me d\u00e9cevait toujours ; toujours je m'obstinais.\n\nEt je copiais. Pas de photocopie en ce temps-l\u00e0 ; pas d'ordinateur en ce temps-l\u00e0. La copie, la copie seule. Je copiais jusqu'\u00e0 en avoir mal au bras.\n\nMais copier \u00e9tait un plaisir ; et je n'eus jamais la crampe de l'\u00e9crivain qui indique, \u00e0 ce qu'on dit, un m\u00e9contentement face \u00e0 l'objet de l'\u00e9criture.\n\nJe copiais des sonnets principalement.\n\nDes sonnets en fran\u00e7ais, en anglais ; des sonnets espagnols, italiens (avec regard dans les dictionnaires) ; allemands (avec traduction).\n\nJe lisais, je choisissais, je copiais.\n\nJe me concentrais fortement, imperm\u00e9able aux conversations, aux circulations des chariots \u00e0 livres et des personnes. Je n'en connaissais pour ainsi dire aucune. Je ne risquais pas de rencontrer de math\u00e9maticiens.\n\nPaul B\u00e9nichou allait prendre son caf\u00e9 chez Poccardi (Poccardi n'est plus), rue Saint-Augustin.\n\nSylvia et moi allions parfois l'y rejoindre.\n\nLes conditions de travail \u00e9taient parfaites.\n\nPour un travail qui n'en \u00e9tait pas un ; qui n'avait aucune justification sociale ; un luxe.\n\nLe sentiment d'\u00eatre dans une dur\u00e9e luxueuse, d\u00e9rob\u00e9e aux temps ordinaires, aidait \u00e0 la concentration.\n\n## \u00a7 56 Me stimulait aussi le sentiment de la pr\u00e9carit\u00e9 de ma possession de ces livres\n\nMe stimulait aussi le sentiment de la pr\u00e9carit\u00e9 de ma possession de ces livres que la biblioth\u00e8que mettait \u00e0 ma disposition pour quelques heures de jour, pendant quelques jours.\n\nJe me devais d'en extraire l'essence po\u00e9tique, de ne rien en laisser \u00e9chapper.\n\nLes po\u00e8mes que je choisissais de retenir, une fois appr\u00e9hend\u00e9s par la main, en route vers ma m\u00e9moire, commen\u00e7aient d\u00e9j\u00e0 \u00e0 m'appartenir. D\u00e9j\u00e0 je m'en sentais le coauteur. D\u00e9j\u00e0 j'en \u00e9tais presque moi-m\u00eame l'auteur.\n\nParfois je devais faire un effort, me retenir de leur apporter quelque retouche.\n\nDe l\u00e0 \u00e0 imaginer une r\u00e9\u00e9criture, il n'y a pas loin. Un petit pas, qu'il m'est arriv\u00e9 depuis, bien plus tard, de franchir, apr\u00e8s avoir d\u00e9couvert que c'\u00e9tait chose commune et naturelle dans la transmission m\u00e9di\u00e9vale des po\u00e8mes (et je ne parle pas seulement des traductions).\n\nL'heure avan\u00e7ait. Une cloche annon\u00e7ait que les communications de livres allaient s'interrompre.\n\nUn peu plus tard la m\u00eame cloche annon\u00e7ait, cette fois, que les communications entre magasins et lecteurs \u00e9taient d\u00e9finitivement interrompues pour la journ\u00e9e.\n\nLa salle de lecture allait fermer ses portes.\n\nIl restait moins d'une heure pour s'enivrer encore au vin de la lecture, \u00e0 la bi\u00e8re du savoir.\n\nEt je dis 'bi\u00e8re' parce que la biblioth\u00e8que alors, avait quelque ressemblance avec un pub anglais \u00e0 l'approche du _closing time_ (annonc\u00e9 aussi par une cloche), les lecteurs se pr\u00e9cipitant pour d\u00e9poser \u00e0 la h\u00e2te un bulletin de demande ultime, leur derni\u00e8re pinte de _best bitter_.\n\nLa nuit s'\u00e9tait faite dans le monde quand je sortais dans la cour, dans la rue (je **vois** la nuit ; c'\u00e9tait l'automne, c'\u00e9tait l'hiver).\n\nNuit peupl\u00e9e de mots, lumineuse au lointain int\u00e9rieur.\n\nDe po\u00e9sie, la nuit remue.\n\n# PREMI\u00c8RE PARTIE, \nDEUXI\u00c8ME SOUS-PARTIE\n\n# CHAPITRE 5\n\n# La tabati\u00e8re du Notaro\n\n* * *\n\n## \u00a7 57 Au chant 24 du Purgatoire Dante, se surpassant dans la mauvaise foi\n\nAu chant 24 du Purgatoire Dante, se surpassant dans la mauvaise foi, au c\u0153ur de ce chant, en une sorte d'incise, brossant un de ces tableaux pervers dont il a le secret, a mis en sc\u00e8ne \u00e0 l'intention de la post\u00e9rit\u00e9 (avec sa redoutable efficacit\u00e9 habituelle), en vue de d\u00e9truire d\u00e9finitivement sa r\u00e9putation, un po\u00e8te, Bonagiunta Orbicciani da Lucca.\n\nBonagiunta, apercevant Dante, s'adresse \u00e0 lui ; comme \u00e0 l'auteur qu'il croit reconna\u00eetre, d'une canzone dont il r\u00e9cite le premier vers, ce qui permet \u00e0 Dante un peu d'autocitation (on n'est jamais si bien servi que par soi-m\u00eame)\n\nMa d\u00ed s'i' veggio qui colui che fore\n\ntrasse le nove rime, cominciando\n\n\u00ab Donne ch'avete intelletto d'amore. \u00bb\n\nE io a lui \u00ab I' mi son un, che quando\n\nAmor mi spira, noto, e a quel modo\n\nch'e' ditta dentro vo significando. \u00bb\n\n\u00ab O frate, issa vegg'io \u00bb diss'elli \u00ab il nodo\n\nche'l Notaro e Guittone e me ritenne\n\ndi qual dolce stil novo ch'i' odo !\n\nIo veggio ben come le vostre penne\n\ndi retro al dittator sen vanno strette,\n\nche delle nostre certo non avvenne ;\n\ne qual pi\u00fa a gradire oltre si mette,\n\nnon vede pi\u00fa d'all'uno al'altro stilo \u00bb ;\n\ne, quasi contentato, si tacette.\n\n(Traduction Jacqueline Risset : \u00ab Mais dis-moi si je vois celui qui a trouv\u00e9\/ le nouvel art des rimes, qui commencent :\/\/ \"Dames qui avez intelligence d'amour.\"\/\/ [...]\/\/ \"\u00d4 fr\u00e8re, je vois \u00e0 pr\u00e9sent\", dit-il, \"le n\u0153ud\"\/\/ qui retient le Notaire, et Guittone, et moi\/ en de\u00e7\u00e0 du doux style nouveau que j'entends !\/\/ Je vois comment vos plumes\/ s'en vont serr\u00e9es derri\u00e8re celui qui dicte,\/ et cela n'advint certes jamais aux n\u00f4tres ;\/\/ et celui qui veut aller au-del\u00e0\/ ne voit plus rien de l'un \u00e0 l'autre style\" ;\/ puis, comme satisfait, il se tut.\/\/\/\u00bb)\n\nBonagiunta n'est pas bien vu de Dante. Il a os\u00e9 pol\u00e9miquer avec Guido Guinizelli, le Bolognais, que Dante a choisi comme devant jouer le r\u00f4le de saint Jean l'Annonciateur en chef de son propre g\u00e9nie (sans lui demander son avis et en le flanquant quand m\u00eame dans le Purgatoire, parmi les 'luxurieux' (il y est en bonne compagnie : avec le Troubadour Arnaut Daniel), peut-\u00eatre \u00e0 cause d'une certaine Lucia et de son petit capuchon de petit-gris, \u00ab var capuzzo \u00bb) :\n\nChi vedesse a Lucia un var capuzzo\n\nIn c\u00f2 tenere, e como li sta gente,\n\nE' non \u00e8 om de qui 'n terra d'Abruzzo\n\nChe non ne 'namorasse coralmente.\n\nPar, si lorina, figliuola d'un tuzzo\n\nDe la Magan o de Franza veramente ;\n\nE non se sbatte c\u00f2 de serpe mozzo\n\nCome fa lo meo core spessamente.\n\nAh, prender lei a forza, ultra su' grato,\n\nA bagiarli la bocca e 'l bel visaggio\n\nE li occhi suoi, ch'\u00e8n due fiamme de foco !\n\nMa pentomi, per\u00f2 che m'ho pensato\n\nCh'esto fatto poria portar dannaggio\n\nCh'altrui despiaceria forse non poco.\n\n(Traduction de l'\u00e9dition de la Pl\u00e9iade : \u00ab \u00c0 voir Lucie coiff\u00e9e d'un chaperon\/ de petit-gris qui lui sied \u00e0 ravir,\/ il n'est, d'ici jusqu'en terre d'Abruzze,\/ homme qui ne serait tout feu tout flamme.\/\/ En cet atour, on croirait qu'elle est fille\/ d'un Teuton d'Allemagne ou d'un Fran\u00e7ais :\/ t\u00eate coup\u00e9e d'un serpent ne s'agite\/ plus violemment que ne le fait mon c\u0153ur.\/\/\/ Ah ! la prendre de force, outre son gr\u00e9,\/ baiser sa bouche et tout son beau visage,\/ et ses yeux tels deux flamm\u00e8ches de feu !\/\/ ici je me ravise, ayant song\u00e9\/ que ce geste pourrait me faire tort\/ en risquant fort de d\u00e9plaire \u00e0 telle autre.\/\/\/\/\u00bb)\n\n(Dante, on le sait, est tr\u00e8s g\u00e9n\u00e9ralement prude, d'une prudit\u00e9 fort bcbg.)\n\nQuoi qu'il en soit, il emploie ici un de ses proc\u00e9d\u00e9s favoris : ayant mis son ennemi en Enfer ou en Purgatoire (ses amis aussi, d'ailleurs) par d\u00e9cision strat\u00e9gique, une de ses tactiques consiste \u00e0 faire faire au malheureux, en le distrayant de son occupation pr\u00e9sente qui demande une grande concentration, que ce soit sur son supplice infernal ou sur le pensum \u00e9ternellement r\u00e9p\u00e9titif de sa r\u00e9habilitation au Purgatoire (\u00e0 la longue l'Enfer ne doit gu\u00e8re para\u00eetre tr\u00e8s diff\u00e9rent du Purgatoire, qui est pire peut-\u00eatre m\u00eame), ce que plus r\u00e9cemment, dans une autre version d'Enfer, augment\u00e9 de Purgatoire (mais en vrai), on appelait une autocritique. (Je sais que le mot dans ce contexte est anachronique, mais je ne vois pas pourquoi je me priverais d'\u00eatre de mauvaise foi ; je ne fais que m'inspirer du ma\u00eetre.)\n\nBonagiunta reconna\u00eet donc qu'il a eu tort de s'opposer sans rien y comprendre au _doulx stile nouvel_ , au _dolce stil novo_... Un trait r\u00e9current dans les mani\u00e8res d'\u00eatre des gangs litt\u00e9raires est de revendiquer ainsi l'\u00e9clat de la nouveaut\u00e9 pour des comportements et des inventions qui souvent ne sont que la mise d'habits neufs sur de vieilles outres (caricature involontaire d'un des dix styles de Kamo no Chomei, celui des 'vieilles paroles en des temps nouveaux').\n\nDans la mesure ou le _dolce stil novo_ ( _d.s.n._ ) existe, s'il n'est pas une simple d\u00e9nomination choisie par Dante pour donner plus de lustre \u00e0 sa propre d\u00e9marche (ensuite transform\u00e9e en \u00e9cole par les philologues), ce qu'il a de neuf est de retrouver un des accents d'intensit\u00e9 de la po\u00e9sie des Troubadours qui s'\u00e9tait un peu perdu dans les versions plus arides et parfois l\u00e9g\u00e8rement scolastiques des po\u00e8tes italiens post-troubadouresques comme Bonagiunta pr\u00e9cis\u00e9ment, et surtout dans la voix de son ma\u00eetre \u00e0 lui, Guittone d'Arezzo, qu'on a appel\u00e9 (sans tr\u00e8s bien comprendre sa d\u00e9marche, d'ailleurs) _Guittone dell'aridit\u00e0_...\n\nMais le _d.s.n_. t\u00e9moigne aussi d'une tr\u00e8s r\u00e9elle r\u00e9gression. Le caract\u00e8re moralement bon chic bon genre de cette po\u00e9sie amoureuse dont tout accent de d\u00e9sir reconnaissable franc et direct est retranch\u00e9 (sauf r\u00e9surgences spasmodiques comme la brusque passion incontr\u00f4l\u00e9e du sonnet de Guinizelli pour la belle Lucia, par exemple, (ou de l' _altro Guido_ , Cavalcanti dans sa suave 'pastourelle ': \u00abor \u00e8 stagione\/ di questa pasturella gio' pigliare \u00bb) (c'est le moment de jouir de cette pastourelle)),\n\nle conformisme \u00e9thique qui la met en accord moins avec l'enseignement dit \u00e9vang\u00e9lique du christianisme qu'avec les directives de l'\u00c9glise catholique dans ses injonctions les plus redoutables donne naissance \u00e0 une po\u00e9sie sublime certes mais quelquefois un peu \u00e9dent\u00e9e.\n\n## \u00a7 58 Les paroles que lui pr\u00eate Dante placent Bonagiunta Orbicciani dans une ligne de po\u00e9sie\n\nLes paroles que lui pr\u00eate Dante placent Bonagiunta Orbicciani dans une ligne de po\u00e9sie commenc\u00e9e presque un si\u00e8cle avant la composition du _Purgatoire_.\n\nOn l'appelle l'\u00e9cole sicilienne.\n\nJe poss\u00e8de dans ma biblioth\u00e8que (ou ce qu'il en reste \u00e0 la suite de nombreuses r\u00e9ductions, d\u00e9placements et concentrations faute de place dans l'unique pi\u00e8ce peu grande du neuvi\u00e8me arrondissement de Paris o\u00f9 je vis g\u00e9n\u00e9ralement) un ouvrage en deux volumes (dont un qu'une description de catalogue qualifierait de 'fort'), cartonn\u00e9s, de couleur cr\u00e8me, intitul\u00e9s Le Rime della Scuola Siciliana (ouvrage de Bruno Panvini publi\u00e9 en 1962, et que j'acquis peu de temps apr\u00e8s, en une \u00e9poque b\u00e9nie o\u00f9 les livres italiens \u00e9taient \u00e0 la port\u00e9e m\u00eame d'un petit assistant de math\u00e9matiques de l'universit\u00e9 de Rennes, charg\u00e9 de famille par surcro\u00eet ; ces temps ne sont pas pr\u00e8s de revenir).\n\nBonagiunta, le Bonagiunta invent\u00e9 par Dante, se confesse troisi\u00e8me d'une famille dont le p\u00e8re fondateur, le patriarche, est le ma\u00eetre d'\u00e9cole des Siciliens, il Notaro, le 'Notaire' (le fils spirituel du Notaro et p\u00e8re spirituel de Bonagiunta \u00e9tant Guittone, Guittone d'Arezzo). (L'autocritique de Bonagiunta, dans l'excellente tradition stalinienne (h\u00e9riti\u00e8re elle-m\u00eame de certaines habitudes inquisitoriales), sert en m\u00eame temps comme d\u00e9nonciation de ses inspirateurs : d'une pierre trois coups.)\n\nLe raisonnement est tr\u00e8s net : Il y a les bons et il y a ceux qui ne le sont pas, par m\u00e9chancet\u00e9 ou par impuissance. Qui sont-ils ? \u2013 Premi\u00e8re g\u00e9n\u00e9ration : il Notaro. \u2013 Deuxi\u00e8me g\u00e9n\u00e9ration : Guittone. \u2013 Troisi\u00e8me (et derni\u00e8re avant le Purgatoire) : Bonagiunta. Bonagiunta a r\u00e9primand\u00e9 Guido Guinizelli (le premier des bons) \u2013 or de Guido (Guinizelli) proc\u00e8de (par parth\u00e9nog\u00e9n\u00e8se po\u00e9tique : ou par \u00e9closion d'\u0153uf ; Dante parle ailleurs d'un 'nid') un autre Guido (Cavalcanti).\n\nEnfin na\u00eet, ou sort de l'\u0153uf, h\u00e9ritier supr\u00eame, le Ph\u00e9nix des h\u00f4tes des bois du mont Parnasse, territoire des Muses, Dante soi-m\u00eame, tel qu'en lui-m\u00eame l'\u00e9ternit\u00e9, convenablement pr\u00e9par\u00e9e par la _Divine Com\u00e9die_ , le change.\n\nIl chasse tout ce beau monde du nid, les bons comme les m\u00e9chants ; les amis comme les ennemis. Cavalcanti, le Guido _number two_ , est \u00e0 Guinizelli, le Guido _number one_ , ce que Bonagiunta est \u00e0 Guittone \u2013 Guittone est au Notaro ce que Guido (Cavalcanti) est \u00e0 Dante.\n\nTout cela r\u00e9sulte immanquablement de la Th\u00e9orie v\u00e9n\u00e9rable des Proportions.\n\nCar les g\u00e9n\u00e9rations po\u00e9tiques s'opposent, mais dans l'ordre inverse, du point de vue de la valeur, dont les esp\u00e8ces sonnantes sont les vers, end\u00e9casyllabiques de pr\u00e9f\u00e9rence.\n\nDu Notaire au Fr\u00e8re (Guittone) et de Guittone au Lucquain (Bonagiunta) on est sur la pente descendante. Une hi\u00e9rarchie dans le lustre des villes, peut-\u00eatre, s'y refl\u00e8te.\n\nDe l'un \u00e0 l'autre Guido (de Bologne \u00e0 Florence) on est sur le remonte-pente de la gloire, la gloire de la langue, et la gloire des villes (c'est pareil ; la bataille de la langue est d'abord une bataille municipale).\n\nEnfin on arrive au sommet, sur lequel se tient Dante, et duquel, regardant vers le dessous, sur l'autre pente de la cime \u00e9th\u00e9r\u00e9e du _Paradiso_ ( _of course_ ) on peut contempler quarante si\u00e8cles au bas mot de po\u00e9sie future. Cela se passe \u00e0 Florence ; car une fois que la po\u00e9sie est parvenue \u00e0 Florence, elle ne peut plus en bouger, sous peine de d\u00e9choir.\n\nElle restera encore assez haut, quoique plus bas, en transmettant la torche \u00e9blouissante de Dante \u00e0 son disciple Cino (da Pistoia) puis de Cino \u00e0 P\u00e9trarque (d'Arezzo). (Cino serait-il \u00e0 P\u00e9trarque ce que Guittone est au Notaro ? serait-ce Cino (da Pistoia) le nouveau Notaro, puisque juriste de grand renom ? L'alg\u00e8bre se complique ; trop ; mais il me fallait poursuivre cette d\u00e9duction historique de la po\u00e9sie en langue italienne au moins jusqu'\u00e0 P\u00e9trarque pour des raisons qui vont devenir claires dans tr\u00e8s peu de temps (de prose) (je rappelle que tout ceci est une fiction ; en ce sens que j'y exprime un jugement personnel non \u00e9tay\u00e9 par les cinquante ann\u00e9es de recherche n\u00e9cessaires pour le rendre (\u00e9ventuellement) admissible \u00e0 ceux qui savent, mieux que moi, ce qu'il en est).\n\nPla\u00e7ons-nous alors au tout d\u00e9but de la cha\u00eene des haines et filiations. En le Notaro on reconna\u00eet un certain Giacomo da Lentini, qui fut tr\u00e8s haut fonctionnaire du fabuleux empereur Fr\u00e9d\u00e9ric II (de Sicile : lui-m\u00eame grand-p\u00e8re d'un autre empereur fabuleux, Fr\u00e9d\u00e9ric Barberousse (qui n'a en son souvenir les deux vers immortels de notre Victor Hugo : \u00ab Je le d\u00e9clare ici, la v\u00e9rit\u00e9 m'y pousse,\/ Que voici l'empereur Fr\u00e9d\u00e9ric Barberousse \u00bb? Vous, lecteur ? apprenez-les sur-le-champ)), de Fr\u00e9d\u00e9ric donc qui impressionna si fort Kantorowicz (le biographe de l'empereur pr\u00e9-nomm\u00e9), lequel, \u00e9migr\u00e9 sur la c\u00f4te du Pacifique, impressionna le po\u00e8te usa-ien (d\u00e9nomination moins imp\u00e9rialistement m\u00e9tonymique qu'\u00ab am\u00e9ricain \u00bb) Robert Duncan, jouant ainsi un r\u00f4le, indirect mais trop n\u00e9glig\u00e9, sur la pr\u00e9-Renaissance californienne de la po\u00e9sie (dans les ann\u00e9es quarante, bien avant Ginsberg et les Beats (mais ceci est une autre histoire)); de Fr\u00e9d\u00e9ric II, toujours, qui _florescuit_ (fleurissa) dans le deuxi\u00e8me quart du treizi\u00e8me si\u00e8cle et \u00e0 qui on accorde la gloire (il s'agit de nouveau \u00e0 la fin de cette longue phrase enchev\u00eatr\u00e9e parenth\u00e9tiquement, non de l'empereur mais du Notaire Giacomo) (ou la responsabilit\u00e9, selon le point de vue o\u00f9 on se place) d'une forme po\u00e9tique destin\u00e9e \u00e0 une grande et longue carri\u00e8re, la forme du **sonnet,** que je nommerai, r\u00e9v\u00e9rentiellement, la **forme-sonnet**.\n\n## \u00a7 59 C'est au titre d'inventeur du sonnet que le Notaro figure allusivement dans le titre de ce chapitre\n\nC'est au titre d'inventeur du sonnet que le Notaro figure allusivement (\u00e0 travers le Purgatoire dantesque) dans le titre de ce chapitre de la branche 4 de mon ouvrage, **'le grand incendie de londres'**.\n\nMon insistance sur ces questions de filiations, g\u00e9n\u00e9rations, haines familiales (les 'guittoniens' siculo-toscans et les stil-novistes engag\u00e9s dans une lutte \u00e0 mort pour la conqu\u00eate de la post\u00e9rit\u00e9, tels des Montagu et Capulet de la po\u00e9sie), n'est pas enti\u00e8rement gratuite, dans le d\u00e9veloppement d'un **Projet** po\u00e9tique que je d\u00e9cris ici.\n\nJe ne me suis pas abandonn\u00e9 sans aucune excuse au d\u00e9mon de la digression. (Le d\u00e9mon de la digression est un petit d\u00e9mon qui joue sa petite partie stylistique comme composante, un peu paradoxale, dans le style du rakki-tai (\u2192 cap.3, \u00a7 37).)\n\nLa reconnaissance d'une analogie avec une situation contemporaine (en cet instant narratif, 'contemporain' veut dire des ann\u00e9es cinquante et soixante du vingti\u00e8me si\u00e8cle) n'a aucune valeur explicative historiquement et n'\u00e9claire certes ni le contemporain ni le r\u00e9volu distant de plusieurs si\u00e8cles.\n\nMais elle a son importance pour un expos\u00e9 des motifs (les miens, quoique pas seulement les miens) dans les batailles ou querelles litt\u00e9raires (la po\u00e9sie y joua un r\u00f4le) qui constituaient l'arri\u00e8re-plan de ma tentative.\n\nJ'avais beau avoir d\u00e9cid\u00e9 de m'en extraire pour poursuivre une voie purement individuelle, la d\u00e9cision d'abstraction comme le choix de la voie en d\u00e9pendaient consid\u00e9rablement. Je fus sensible \u00e0 certaines parent\u00e9s formelles imaginaires avec le treizi\u00e8me si\u00e8cle italien. Et la lecture d\u00e9sinvolte que je fais devant vous de la strat\u00e9gie dantesque a l\u00e0 sa source, sinon sa justification.\n\nJe ne me priverai pas de la poursuivre \u00e0 l'occasion et de traiter de la m\u00eame mani\u00e8re, si c'est n\u00e9cessaire, telle autre GFPM (Grande Figure de Pierre de la Modernit\u00e9).\n\nPar l'invocation du Notaro j'ai donc nomm\u00e9 l'inventeur suppos\u00e9 de la forme-sonnet. C'est son titre de gloire po\u00e9tique, que lui reconna\u00eet plus ou moins Dante d\u00e9j\u00e0.\n\n(Il faudrait ajouter qu'il a au moins autant invent\u00e9 une autre forme, la forme-canzone, mais il n'en re\u00e7oit aucun prestige suppl\u00e9mentaire. On s'accorde \u00e0 n'y voir qu'une 'traduction' de la forme-canso des Troubadours ; et l'op\u00e9ration de traduction, depuis la Renaissance, est toujours affect\u00e9e d'un l\u00e9ger coefficient de m\u00e9pris, est regard\u00e9e avec m\u00e9fiance.\n\nDe la forme-sonnet, en revanche, on a tr\u00e8s longtemps ni\u00e9 la m\u00eame filiation, pourtant assez claire (et prouvable par une recherche d'empreinte g\u00e9n\u00e9tique). C'est l\u00e0 l'effet d'une autre querelle, qui se poursuit entre langues (le proven\u00e7al et l'italien) et encore plus \u00e0 l'int\u00e9rieur d'une seule langue. Rien n'\u00e9tait plus d\u00e9sagr\u00e9able aux \u00e9rudits italiens de l'\u00e9poque positiviste que l'id\u00e9e que leurs monuments po\u00e9tiques les plus impressionnants pouvaient devoir quelque chose \u00e0 ces moralement peu fr\u00e9quentables amuseurs, les Troubadours.)\n\nLa forme-sonnet, ayant \u00e9t\u00e9 reconnue pour ce qu'elle \u00e9tait, et devenue par la multiplication des exemples et l'imitation, une forme \u00e0 part enti\u00e8re, toute neuve et nouvelle, par les enfants des Siciliens (Guittone, Bonagiunta, donc, mais aussi Chiaro Davanzati, et Monte Andrea, et d'autres) (les Siciliens vraisemblablement ne l'identifi\u00e8rent ni ne la nomm\u00e8rent comme forme propre, autonome), passa \u00e0 Cavalcanti et \u00e0 Dante, et de l\u00e0 \u00e0 Cino da Pistoia.\n\nAux extr\u00e9mit\u00e9s de ce premier arc dans le mouvement du sonnet, je marquerai que les deux intervenants, le Notaire et le 'Pistoien', sont tous les deux des habitu\u00e9s du langage juridique, de la rigueur, au moins apparente, qui impr\u00e8gne la langue de fer des lois.\n\nIl y a une parent\u00e9 profonde entre les formes s\u00e9v\u00e8res et les jeux de langage \u00e0 pr\u00e9tention de rigueur. \u00c0 bien des moments dans l'histoire du traitement non purement communicationnel des langues, on a cherch\u00e9 \u00e0 appuyer le jeu de po\u00e9sie, mais aussi le jeu de litt\u00e9rature (le jeu narratif du roman, surtout), ou le jeu de concepts, la philosophie, sur des mod\u00e8les emprunt\u00e9s \u00e0 d'autres jeux de langage suppos\u00e9s par\u00e9s de certaines vertus de fermet\u00e9, de pr\u00e9cision, de logique. On citera ici la 'prose du Code civil' ch\u00e8re \u00e0 Stendhal, la sentence \u00ab Tout condamn\u00e9 \u00e0 mort aura la t\u00eate tranch\u00e9e \u00bb tant admir\u00e9e par Claudel ; et tous les 'more geometrico'; sans oublier (patati) les nombreux 'Tractati' (ou 'Tractata' (patata)).\n\n## \u00a7 60 Je montre maintenant du doigt de la prose le responsable majeur de la prolif\u00e9ration de la forme-sonnet\n\nJe montre maintenant du doigt de la prose le responsable majeur de la prolif\u00e9ration de la forme-sonnet (ce serait donc un nouveau 'p\u00e8re' po\u00e9tique, \u00e0 la descendance innombrable) : celui-l\u00e0 ne l'a pas invent\u00e9e, mais il lui a donn\u00e9 un tel prestige qu'apr\u00e8s lui elle s'est lanc\u00e9e dans la conqu\u00eate du march\u00e9 po\u00e9tique lyrique o\u00f9 elle a longtemps conserv\u00e9 une position dominante. Tout le monde a reconnu Fran\u00e7ois P\u00e9trarque.\n\nLe Canzoniere de P\u00e9trarque regorge de sonnets. Dans cette composition organique complexe, o\u00f9 plusieurs formes s'unissent en un tout 'unissonant', le sonnet, quantitativement (et pour le regard de la post\u00e9rit\u00e9, qualitativement aussi), domine.\n\nIl y en a 317.\n\n(N'oublions pas de noter d\u00e8s maintenant que 317 est un excellent nombre, num\u00e9rologiquement parlant, dans ma mythologie num\u00e9rique, en tout cas. C'est un nombre premier, ce qui d\u00e9j\u00e0 n'est pas rien, car dans la troisi\u00e8me centaine de la suite des entiers ils commencent \u00e0 se rar\u00e9fier s\u00e9rieusement, et son palindrome en notation d\u00e9cimale, en tant que chiffre donc, est 713, qui est premier \u00e9galement. Mais c'est aussi le nombre 'mystique' du grand po\u00e8te futuriste russe Khlebnikov. (Trois parmi plusieurs raisons, pour moi, de le v\u00e9n\u00e9rer.) (Car il y en a d'autres encore.))\n\nL'influence de P\u00e9trarque sur le destin ult\u00e9rieur de la forme-sonnet est si grande qu'elle ne peut m\u00eame pas \u00eatre r\u00e9ellement \u00e9valu\u00e9e.\n\nTout sonnet de toute langue, compos\u00e9 apr\u00e8s lui (et avant !) renvoie au Canzoniere, par des cha\u00eenes de d\u00e9rivation de toutes sortes (formelles et autres) si directes, si courtes qu'on pourrait poser, en exag\u00e9rant \u00e0 peine, l'axiome suivant :\n\nAxiome :\n\n**Tout sonnet est un sonnet de P\u00e9trarque.**\n\nEn tout sonnet un \u00e9cho est identifiable, en peu de transformations, comme provenant du Canzoniere. C'est au Canzoniere qu'est d\u00fb cet air de famille, cette ressemblance familiale entre tous les sonnets, qui est caract\u00e9ristique de la forme (peu d'autres formes, dans la po\u00e9sie mondiale, la poss\u00e8dent \u00e0 un tel degr\u00e9 ; peut-\u00eatre aucune).\n\nCe n'est pas tout. \u00c0 travers P\u00e9trarque, l'invention majeure des Troubadours, l'id\u00e9e moderne de la po\u00e9sie, que la po\u00e9sie est li\u00e9e \u00e0 la langue par amour, qu'elle est d'abord parole d'amour et l'est parce qu'elle est amour, indissolublement, et d'un \u00eatre concret, charnel, et d'une langue concr\u00e8te, ne s'est pas perdue avec la chute, la destruction et l'oubli du trobar proven\u00e7al.\n\nElle s'est transmise \u00e0 toute l'Europe (et au-del\u00e0). Et la conqu\u00eate de l'Europe par cette id\u00e9e infuse de la po\u00e9sie, sur les ailes de livre imprim\u00e9, a eu pour v\u00e9hicule privil\u00e9gi\u00e9 la forme du sonnet.\n\nIl y a eu quatre temps (je laisse ici, o\u00f9 je ne fais qu'expliquer mon titre de chapitre, le vingti\u00e8me si\u00e8cle de c\u00f4t\u00e9 (cette branche que je compose est l'\u00e9lucidation de son titre ; ce chapitre l'\u00e9lucidation du sien) (l'ensemble des branches \u00e9crites et projet\u00e9es est, en un de ses aspects au moins l'\u00e9lucidation de son titre propre, **'le grand incendie de londres'** , qui est un titre ne poss\u00e9dant '\u00e0 soi' que des guillemets mis autour d'un int\u00e9rieur, **Le Grand Incendie de Londres** , lequel n'a pour r\u00e9f\u00e9rent qu'un fant\u00f4me, celui d'un livre non \u00e9crit (la mise des guillemets qui devrait avoir pour effet (de notation) de d\u00e9majusculiser les mots Le, Grand, Incendie et Londres ; l'\u00e9lucidation du titre est l'un des fils de ma tache de prosateur ; chaque branche en tire un brin, qu'\u00e9voque son titre \u00e0 elle (sous-titre dans l'ensemble des branches : **La Destruction** pour la premi\u00e8re ; **La Boucle** pour la deuxi\u00e8me ; **Math\u00e9matique :** pour la troisi\u00e8me ; **Po\u00e9sie :** est la quatri\u00e8me (celle que vous lisez) ; la cinqui\u00e8me (pr\u00e9vue) devrait se nommer (sauf changement ult\u00e9rieur) **La Biblioth\u00e8que de Warburg** ; et la sixi\u00e8me et derni\u00e8re, **La Distraction** )))):\n\n\\- i - Lent envahissement de la po\u00e9sie de langue italienne, jusqu'au d\u00e9but du seizi\u00e8me si\u00e8cle.\n\n\\- ii - Dispersion vers l'Espagne, l'Angleterre, la France, puis les Pays-Bas, l'Occitanie, la Catalogne, le Portugal, l'Allemagne, puis plus loin encore, aux seizi\u00e8me et dix-septi\u00e8me si\u00e8cles.\n\n\\- iii - L'\u00e9clipse du dix-huiti\u00e8me (presque m\u00eame en Italie), jusqu'au 'sonnet revival', cette reviviscence sonnettique qui s'en fut saisir l'Europe, depuis l'Angleterre, apr\u00e8s 1759.\n\n-iv- La renaissance, courte en dur\u00e9e mais non exempte d'\u0153uvres majeures (Nerval, Mallarm\u00e9, Hopkins...) du dix-neuvi\u00e8me.\n\nVers la fin de ce si\u00e8cle, la crise du vers traditionnel a pour corollaire la condamnation port\u00e9e sur une forme qui semble \u00eatre devenue m\u00e9canique, et mondaine, et vide. Claudel la ridiculise : \u00ab Ces sonnets qui partent tout seuls comme des tabati\u00e8res \u00e0 musique. \u00bb De l\u00e0, en un raccourci (saisissant n'est-ce pas ?) de cette histoire acc\u00e9l\u00e9r\u00e9e de la forme-sonnet, la formule, unissant le fondateur au contempteur, qui fait un titre de chapitre satisfaisant :\n\n**La tabati\u00e8re du Notaro.**\n\n## \u00a7 61 En 1961, je n'ignorais pas totalement la forme-sonnet\n\nEn 1961, je n'ignorais pas totalement la **forme-sonnet**. J'en avais en t\u00eate d'assez nombreux exemples, surtout de langue fran\u00e7aise. C'\u00e9tait pour moi une forme fixe, d'une fixit\u00e9 fix\u00e9e depuis de v\u00e9n\u00e9rables si\u00e8cles. J'ai appris depuis qu'une id\u00e9e semblable est plut\u00f4t un contresens (du moins il faut nuancer s\u00e9rieusement (en lui donnant un contenu pr\u00e9cis) l'id\u00e9e commune de forme fixe ; la situer par exemple, dans un arc de formes, allant de l'informe \u00e0 la pr\u00e9-forme, de la pr\u00e9-forme \u00e0 la forme en pr\u00e9figuration, puis aux formes souples d'un c\u00f4t\u00e9, aux formes rigides, puis aux formes fig\u00e9es, enfin aux formes fossiles, de l'autre). Mais ce contresens me fut plus qu'utile. J'avais besoin d'une version aussi \u00e9l\u00e9mentaire que possible de la rigueur : d'une rigidit\u00e9.\n\nMa premi\u00e8re d\u00e9cision substantielle en inaugurant mon **Projet de Po\u00e9sie** fut que la forme que je lui donnerais serait celle d'un livre de sonnets. Il y avait deux aspects hi\u00e9rarchis\u00e9s dans cette d\u00e9cision. (Ils auraient pu en fait \u00eatre ind\u00e9pendants mais je ne les ai pas envisag\u00e9s ainsi.) Les deux aspects \u00e9taient automatiquement pr\u00e9sents ensemble dans mon intention : le choix d'une forme qui investirait chaque po\u00e8me, et l'id\u00e9e que le livre lui-m\u00eame aurait une forme, une organisation d'ensemble, qu'il ne serait pas qu'une mise bout \u00e0 bout de po\u00e8mes, sonnets ou pas. L'id\u00e9e de livre, une telle id\u00e9e de livre \u00e9tait, dans mon esprit, premi\u00e8re.\n\nJe la pensais originale. Originale absolument.\n\n(\u00c0 tort : elle conserve une certaine originalit\u00e9 relative, par le choix de ses modalit\u00e9s d'ex\u00e9cution ; mais ce qui importe surtout, c'est que le caract\u00e8re pens\u00e9 absolu de mon originalit\u00e9 \u00e9tait indispensable \u00e0 l'accomplissement. J'avais une croyance fausse, intenable factuellement, mais n\u00e9cessaire. Le d\u00e9sir moderniste de l'originalit\u00e9 \u00e9tait pr\u00e9sent, son point d'application distinctement plac\u00e9 de mani\u00e8re au moins inhabituelle.)\n\nL'origine tout \u00e0 fait \u00e9vidente de mon id\u00e9e d'un livre enti\u00e8rement construit \u00e9tait, encore une fois (\u2192 branche 3, s'il vous pla\u00eet), le Trait\u00e9 de math\u00e9matiques de Mr Nicolas Bourbaki ; et dans les \u00c9l\u00e9ments de math\u00e9matique de notre ma\u00eetre Nicolas, je m'inspirais plus sp\u00e9cialement d'un de ses Livres.\n\n(Le Trait\u00e9, qui est rest\u00e9 inachev\u00e9, comportait de nombreux Livres (mon **Projet de Po\u00e9sie** devait aussi \u00eatre partie de quelque chose de plus vaste, que je nommais **Projet** tout court ; il va de soi que le fait de l'architecture du Trait\u00e9 bourbakiste en Livres ne m'avait pas \u00e9chapp\u00e9. J'\u00e9tais fermement d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 ce que le **Projet de Po\u00e9sie** ne soit qu'un des **Livres** de mon **Projet** , qui en comporterait plusieurs (je pensais, j'ai pens\u00e9 longtemps en ces termes)).)\n\nLe livre de Topologie g\u00e9n\u00e9rale \u00e9tait celui que je connaissais le mieux (\u2192 branche 3, cap.3) ; celui qui \u00e9tait pour moi le premier degr\u00e9 sur l'\u00e9chelle de la splendeur math\u00e9matique. Il avait une organisation fortement r\u00e9fl\u00e9chie (je m'en \u00e9tais longuement p\u00e9n\u00e9tr\u00e9) et ne se contentait pas d'explorer les propri\u00e9t\u00e9s de la topologie d'un objet particulier m\u00eame prestigieux et influent dans le monde des objets de la math\u00e9matique, comme la sph\u00e8re, la droite dite r\u00e9elle, ou le tore.\n\nLe livre que j'\u00e9tais en train d'entreprendre aurait donc, strat\u00e9giquement, dans le **Projet** , une place comparable \u00e0 celle de la Topologie dans le Trait\u00e9 de Bourbaki. Il y aurait donc d'autres livres de po\u00e9sie dans le **Projet.** En outre, de m\u00eame qu'un sous-titre de Bourbaki, de la partie de l'\u0153uvre dont la Topologie est un morceau, est Premi\u00e8re partie \u2013 Les structures fondamentales de l'analyse, ainsi, mon livre de po\u00e9sie, accomplissement du **Projet de Po\u00e9sie** que j'\u00e9bauchais, serait dans la m\u00eame position, \u00e9l\u00e9mentaire, par rapport \u00e0 ceux qui suivraient. Une d\u00e9signation provisoire du **Projet** (sous son visage le plus ambitieux, le plus lointain) \u00e9tait, dans cette perspective : **\u00c9l\u00e9ments de Po\u00e9sie**. (La p\u00e9n\u00e9tration des termes de la math\u00e9matique ensembliste dans le vocabulaire des \u00e9mergentes sciences humaines au cours des ann\u00e9es qui suivirent (une revue se nomma \u00c9l\u00e9ments ; on ne voyait partout qu'\u00e9l\u00e9ments de ceci, \u00e9l\u00e9ments de cela ; je ne parle m\u00eame pas de la burlesque Th\u00e9orie d'ensemble de Tel Quel qui me causa un frisson r\u00e9trospectif (j'aurais pu c\u00f4toyer ces plaisanteries)) me persuada d'abandonner un titre aussi mou.)\n\n(La grande nettet\u00e9 que je donne \u00e0 ma rumination prospective initiale n'est pas, cette fois, un artefact de m\u00e9moire. J'ai gard\u00e9 une trace \u00e9crite, dans un vieux, cent fois compuls\u00e9, jauni et \u00e9corn\u00e9 carnet, de ma d\u00e9cision-exhortation.\n\nUn fort \u00e9l\u00e9ment moral s'y m\u00eale en quelques pages \u00e0 des consid\u00e9rations d'une grande sobri\u00e9t\u00e9 technique. Le style en est carr\u00e9ment plagi\u00e9 de l'inimitable et invraisemblable prose des Introductions et Notices historiques de Bourbaki (leur style est en \u00e9quilibre instable entre Bossuet et le Code Napol\u00e9on) (je n'y reconnais aucun de mes 'dix styles' (sauf \u00e0 la rigueur une vari\u00e9t\u00e9 tr\u00e8s simplette du style 'muss es sein !' (\u2192 branche 1, cap.5)).\n\n(Je me demandais m\u00eame, dans une incise, ce qui pourrait jouer le r\u00f4le de l'Alg\u00e8bre au sein de cette transposition volontariste et excessivement m\u00e9taphorique (Pierre Lusson aurait dit 'irresponsable').))\n\nLa d\u00e9cision de choisir une forme fixe pour y composer les po\u00e8mes qui constitueraient le livre fut une d\u00e9cision seconde. (En hi\u00e9rarchie comme en succession temporelle.)\n\nLa Topologie, dans la perspective bourbakiste, \u00e9tait une structure particuli\u00e8re (plus exactement toute une famille de structures) (le mot 'structure' avait pour les bourbakistes une r\u00e9sonance sacr\u00e9e, mais en m\u00eame temps une signification limit\u00e9e et pr\u00e9cise ; tr\u00e8s peu ressemblante en fait \u00e0 la structure des structuralistes, non moins sacr\u00e9e mais fort peu pr\u00e9cise, qui commen\u00e7ait \u00e0 faire ses ravages dans l'intelligentsia fran\u00e7aise. J'en \u00e9tais bienheureusement enti\u00e8rement inconscient (par l'adverbe 'bienheureusement' je veux \u00e9voquer le grand calme th\u00e9orique int\u00e9rieur r\u00e9sultant de mon \u00e9tat d'ignorance (le mot 'b\u00e9atifiquement' serait encore meilleur), je ne donne aucune valeur, positive ou n\u00e9gative, \u00e0 ce fait (au moins pour le moment pr\u00e9cis o\u00f9 est, toujours, arr\u00eat\u00e9 mon r\u00e9cit))).\n\nLes objets dont s'occupait la Topologie (g\u00e9n\u00e9rale), nomm\u00e9s Espaces topologiques, \u00e9taient ceux qui exhibaient les propri\u00e9t\u00e9s de la (des) structure(s), ses (leurs) axiomes. Sans h\u00e9siter une seconde, je d\u00e9cidai d'appartenir d\u00e9sormais \u00e0 la famille des descendants du 'Notaro', donc que les objets de la structure po\u00e9tique 'd\u00e9ploy\u00e9e' dans mon Livre seraient des **sonnets**.\n\n## \u00a7 62 Et la structure ? la structure serait celle de la forme-sonnet\n\nEt la structure ? la structure serait celle d\u00e9finie par une **forme** , par cette forme po\u00e9tique. J'\u00e9tablissais explicitement une analogie entre structure (au sens math\u00e9matique) et forme (po\u00e9tique). La structure \u00e9tait comprise selon le mod\u00e8le des math\u00e9matiques ensemblistes ; je connaissais d\u00e9j\u00e0 une autre notion de structure math\u00e9matique, celle de la th\u00e9orie des cat\u00e9gories, et elle avait d\u00e9j\u00e0 remplac\u00e9 pour moi l'ensemblisme bourbakiste dans ma vision de la math\u00e9matique ; mais pour les besoins de mon **Projet de Po\u00e9sie** , j'\u00e9tais tout naturellement 'retomb\u00e9' dans ce que je connaissais encore le mieux ; j'\u00e9tais donc, au moment m\u00eame de mes commencements, en retard d'une guerre math\u00e9matique, si j'ose dire. Cependant, toute limit\u00e9e qu'elle f\u00fbt, cette mani\u00e8re de voir la forme po\u00e9tique avait l'avantage de ne pas limiter la notion de forme (fixe) \u00e0 une liste de r\u00e8gles. Elle \u00e9tait potentiellement beaucoup plus riche. La famille des structures sonnettistiques serait repr\u00e9sent\u00e9e par les vari\u00e9t\u00e9s de po\u00e8mes en cette forme r\u00e9sultant de la diff\u00e9rence des \u00e9poques ou des langues.\n\nCependant, entre l'\u00e9tat global, le livre, et ses morceaux constituants, les po\u00e8mes dans la forme choisie, il y avait un \u00e9cart : il fallait d\u00e9terminer comment les po\u00e8mes seraient assembl\u00e9s pour faire un livre.\n\nSi les po\u00e8mes que je compose, me disais-je, sont des objets con\u00e7us suivant une certaine structure po\u00e9tique ils formeront chacun un tout autonome (je tenais tr\u00e8s fermement \u00e0 cet aspect de la transposition). Leur mise en livre devra constituer la r\u00e9v\u00e9lation de certaines propri\u00e9t\u00e9s de leur structure. Voil\u00e0 qui est clair.\n\nMais cela ne me dit absolument pas comment je vais, pratiquement, b\u00e2tir le livre lui-m\u00eame.\n\nD'une certaine mani\u00e8re, la m\u00e9thode bourbakiste, la m\u00e9thode axiomatique, oriente largement la fa\u00e7on dont les livres consacr\u00e9s \u00e0 des structures vont \u00eatre \u00e9crits : elle impose en un sens le d\u00e9roulement des paragraphes et chapitres. Elle est l'image dans le tapis de la prose math\u00e9matique. Le livre de Topologie g\u00e9n\u00e9rale est, en un sens, le r\u00e9cit jamesien de la topologie.\n\nLe livre de po\u00e8mes pourrait-il \u00eatre un r\u00e9cit ? dans ce cas il faudrait un r\u00e9cit qui ait un lien non excessivement arbitraire avec la forme. Cela ne para\u00eet gu\u00e8re possible. Une histoire de la forme ? dans ce cas il faudrait que je connaisse l'histoire de la forme, d'une mani\u00e8re moins sommaire qu'aujourd'hui (5 d\u00e9cembre 1961). Je ne pourrais m\u00eame pas entreprendre d'\u00e9crire en sonnets avant d'avoir acquis un savoir raisonn\u00e9 de son pass\u00e9. Par cons\u00e9quent, le livre de po\u00e8mes que j'envisage ne saurait \u00eatre un r\u00e9cit.\n\nEt si je ne fais pas de r\u00e9cit, si je ne fais pas non plus le r\u00e9cit de la forme, comment mettre en rapport les po\u00e8mes ? comment faire appara\u00eetre leurs propri\u00e9t\u00e9s de structure, autrement que par proximit\u00e9 et succession ? que pourrait \u00eatre une d\u00e9duction de la forme ? (Je pourrais, en cet autre aujourd'hui, dans la fin d'\u00e9t\u00e9 de 1995, pr\u00e9senter un programme non idiot selon cette perspective, \u00e9tant donn\u00e9 que je sais un peu mieux ce que sont une d\u00e9duction, un syst\u00e8me formel, et autres choses semblables ; mais le temps de notre vie n'est pas fait de plages de dur\u00e9e commutatives, pour parler alg\u00e9briquement. Ce qui fut avant reste avant, ce qui fut apr\u00e8s fut apr\u00e8s.)\n\nJe ne savais pas r\u00e9pondre. Mais je d\u00e9cidai de ne pas m'arr\u00eater \u00e0 cette petite difficult\u00e9, que j'en viendrais \u00e0 r\u00e9soudre en temps utile. (Optimisme n\u00e9 du d\u00e9sespoir ; j'\u00e9tais dans l'urgence ; je vivais sous le coup d'une injonction : il fallait. J'\u00e9tais bien dans le style du 'muss es sein !' \u2013 'Cela doit \u00eatre.' Il fallait que j'avance, m\u00eame sans savoir vraiment comment, et jusqu'au bout.)\n\nS'explique en tout cas pourquoi il importait (il m'importait) que la forme choisie, la forme-sonnet, soit une forme fixe. Je la croyais m\u00eame (\u00e0 tort) plus que fixe, ce que je nommerais aujourd'hui rigide. Il \u00e9tait indispensable, si je voulais m'appuyer fermement sur l'analogie math\u00e9matique (elle \u00e9tait pour moi salvatrice), que la d\u00e9finition du sonnet puisse \u00eatre consid\u00e9r\u00e9e, simplement consid\u00e9r\u00e9e m\u00e9taphoriquement, car je n'avais aucune id\u00e9e de la mani\u00e8re dont on pourrait la d\u00e9crire comme on d\u00e9crit une structure math\u00e9matique, comme l'\u00e9quivalent d'un syst\u00e8me d'axiomes.\n\nVoil\u00e0 \u00e9galement pourquoi le choix de la forme \u00e9tait subordonn\u00e9 \u00e0 la d\u00e9cision du livre. N'importe quelle forme stricte, sans doute, aurait pu convenir.\n\nLe choix du sonnet \u00e9tait, de ce point de vue, contingent. Il venait en fait d'ailleurs, tr\u00e8s loin de la math\u00e9matique.\n\nParmi les po\u00e8mes que j'aimais il y avait pas mal de sonnets. Cela pouvait d\u00e9j\u00e0 presque suffire.\n\nMais il y avait aussi dans mon choix un double aspect circonstanciel. \u2013 La forme-sonnet avait \u00e9t\u00e9 tr\u00e8s \u00e9videmment m\u00e9pris\u00e9e par les surr\u00e9alistes (m\u00e9pris qui n'\u00e9tait qu'un sous-produit de leur rejet absolu du vers compt\u00e9-rim\u00e9. Dans l'id\u00e9e finalement tr\u00e8s traditionnelle de la po\u00e9sie qui \u00e9tait la leur, la forme-sonnet \u00e9tait ins\u00e9parable du vers traditionnel).\n\nIl est vrai qu'il y a chez certains d'entre eux parfois de 'faux' sonnets. Il est vrai que Rimbaud, l'une de leurs idoles a compos\u00e9, ma foi, des sonnets de belle tenue. Mais, dans leur mani\u00e8re de raisonner, la valeur po\u00e9tique des sonnets de Rimbaud, par exemple, qui de toute fa\u00e7on n'\u00e9taient pas pour eux les po\u00e8mes rimbaldiens les plus importants, n'avait rien \u00e0 voir avec le fait qu'ils \u00e9taient sonnets. D'une mani\u00e8re g\u00e9n\u00e9rale (et ils ne sont pas les seuls \u00e0 avoir pens\u00e9 ainsi) la po\u00e9sie selon le surr\u00e9alisme peut \u00eatre d\u00e9tach\u00e9e de toute forme et pos\u00e9e libre, sans entrave aucune. Il n'y a, dans cette mani\u00e8re de voir, aucun point commun entre un sonnet de Rimbaud et un sonnet de Heredia. L'un est po\u00e9sie, l'autre pas. Voil\u00e0 tout ce qui importe. En plus, le sonnet de Rimbaud est po\u00e8me en d\u00e9pit du fait qu'il est sonnet. Toute forme est un carcan qui bride la libert\u00e9 sacr\u00e9e du po\u00e8te. \u00c0 l'\u00e9poque, mon antisurr\u00e9alisme primaire ne pouvait qu'\u00eatre satisfait d'un choix qui appara\u00eetrait, s'il devait jamais appara\u00eetre, comme provocateur. Je m'en r\u00e9jouissais d'avance.\n\n## \u00a7 63 Je ne cacherai pas (le fait est un peu oubli\u00e9 mais il est ais\u00e9ment v\u00e9rifiable)\n\nJe ne cacherai pas, deuxi\u00e8me circontance contingente (le fait est un peu oubli\u00e9 mais il est ais\u00e9ment v\u00e9rifiable), que dans les ann\u00e9es o\u00f9 je me suis lanc\u00e9 dans mon entreprise sonnettistique priv\u00e9e, quelqu'un de beaucoup plus 'autoris\u00e9' que moi s'\u00e9tait mis brusquement \u00e0 revendiquer tr\u00e8s publiquement le sonnet, tout en \u00e9tant pratiquement incapable d'en \u00e9crire, pas plus que son grand 'mod\u00e8le' strat\u00e9gique, Victor Hugo (qui n'en a laiss\u00e9, je crois, que quatre, de bien peu de poids dans son \u0153uvre).\n\n(Il y en a cependant un, un sonnet d'album (eh oui !) offert \u00e0 quelque dame, qui est une f\u00e9roce \u00e9pigramme antiversaillaise et aurait sa petite place dans une anthologie de la forme-sonnet (il commence par : \u00ab On leur fait des sonnets, passables quelquefois \u00bb, et se termine ainsi : \u00ab Et ces colombes-l\u00e0 vous disent des paroles\/ \u00c0 faire frissonner d'horreur les os des morts. \u00bb) (Il fait allusion \u00e0 cette r\u00eaverie charmante de certaines dames versaillaises d'enfoncer le bout de leur ombrelle dans les yeux des communards prisonniers.))\n\nJe nomme Aragon. Quelles \u00e9taient ses raisons ?\n\nIl pensait agir contre les surr\u00e9alistes ses anciens amis, et contre le vers-librisme ; parce qu'il croyait, sans aucun doute \u00e0 tort, que la forme-sonnet ne peut pas exister sans le m\u00e8tre alexandrin (\u00e0 la rigueur l'octosyllabe) (il offrait l\u00e0 une nouvelle variante, une variante redoubl\u00e9e de son retour \u00e0 l'alexandrin de la fin des ann\u00e9es trente).\n\nIl affirmait aussi bizarrement qu'\u00e9crire des sonnets serait la mani\u00e8re la plus ad\u00e9quate pour une po\u00e9sie politique nationale de d\u00e9fendre la France contre les envahisseurs yankees et (\u00e0 travers sa po\u00e9sie) la langue fran\u00e7aise contre l'invasion de l' _american-english_.\n\nL'id\u00e9e est assez baroque, si on veut \u00eatre indulgent, ou burlesque, si on veut l'\u00eatre moins (selon d'autres, il s'agirait d'une plaisanterie, de l'exercice d'un certain go\u00fbt de la d\u00e9rision : hypoth\u00e8se \u00e0 laquelle la suite des \u00e9v\u00e9nements a donn\u00e9 un d\u00e9but de vraisemblance).\n\nLe sonnet n'est certainement pas une forme originellement ni exclusivement fran\u00e7aise.\n\nIl est exact que fut d\u00e9fendue par d'excellents esprits, en d'autres temps, et chaudement, la th\u00e8se de l'invention du sonnet par les premiers lyriques fran\u00e7ais, les Trouv\u00e8res (t\u00e9moin Guillaume Colletet, en son Traitt\u00e9 de l'\u00c9pigramme et Traitt\u00e9 du Sonnet, de 1658 : \u00ab Quoy que disent tous [les] fameux Autheurs touchant la premiere invention du Sonnet, je croy qu'il est encore de plus ancienne datte. Car je trouve que Thibaut 7, Comte de Champagne, qui fit une infinit\u00e9 de Chansons amoureuses en faveur de la Reyne Blanche, Mere du Roy saint Louys, plus pour honorer la vertu de cette sage Princesse, que pour quelque affection d\u00e9regl\u00e9e qu'il eut pour elle, ou plustost pour exercer son esprit, t\u00e9moigne qu'avant lui le Sonnet estoit d\u00e9ja en usage, puisqu'il en fait mention dans ses Vers. \"Et maint Sonnet, et mainte recordie\". \u00bb Et Colletet ajoute : \u00ab [...] le Sonnet n'est pas une invention Italienne, ny mesme Proven\u00e7ale, mais purement Fran\u00e7ois. \u00bb\n\nOr la forme n'est nullement d'invention fran\u00e7aise ; elle est, au mieux, devenue fran\u00e7aise (\u00ab Forme italienne o\u00f9 Shakespeare a pass\u00e9\/ Et que Ronsard fit superbement fran\u00e7aise,\/ Fine basilique au large dioc\u00e8se\/ Saint-Pierre des vers immense et condens\u00e9 \u00bb (Verlaine \u2013 en son 'sonnet sur le sonnet' o\u00f9 l'alexandrin est d\u00e9tr\u00f4n\u00e9 (exemple rare) au profit de l'hend\u00e9casyllabe (il pr\u00e9f\u00e8re l'impair !)) (un hend\u00e9casyllabe que la di\u00e9r\u00e8se emp\u00eache tout juste de tomber dans la mesure paire (le d\u00e9casyllabe !))).\n\nOn pourrait dire que le sonnet est une forme par excellence unificatrice de la po\u00e9sie europ\u00e9enne et on ne peut manquer d'\u00eatre surpris de ne pas avoir vu offerte une telle consid\u00e9ration en faveur du trait\u00e9 de Maastricht (vive la monnaie unique po\u00e9tique : le sonnet ! Un sonnet, un \u00e9cu ! etc.).\n\nPreuve nouvelle, s'il en \u00e9tait encore besoin, de la triste d\u00e9cadence du prestige de la po\u00e9sie dans le monde contemporain.\n\nLa forme-sonnet a \u00e9t\u00e9 une forme de la po\u00e9sie fran\u00e7aise o\u00f9 il s'est fait beaucoup de belle po\u00e9sie. C'est vrai. Mais cela est vrai en bien d'autres pays, et langues.\n\nS'il y a quelque chose d'irr\u00e9ductiblement fran\u00e7ais dans le sonnet fran\u00e7ais, c'est d'\u00eatre \u00e9crit en fran\u00e7ais et ce n'est certainement pas d'\u00eatre sonnet (au niveau de non-analyse qui \u00e9tait celui d'Aragon, en tout cas ; il y a une certaine francitude dans le mod\u00e8le formel du sonnet de langue fran\u00e7aise qui l'\u00e9loigne d\u00e9cisivement du patron italien ; c'est un fait aveuglant certes, mais qui n'a jamais \u00e9t\u00e9 remarqu\u00e9).\n\nMes raisons \u00e9taient autres, plus proches de celles de Queneau, par exemple, qui a toujours \u00e9crit des sonnets, et a mis la forme-sonnet comme ligne bleu horizon de l'invention oulipienne (\u2192 branche 5 (?) et ici m\u00eame) ; j'aurais eu plus de mal \u00e0 me lancer dans la confection de sonnets si je n'avais pas senti une sorte de caution en Queneau, une justification secr\u00e8te contre l'accusation (que je pr\u00e9voyais) de ringardise ou (presque pire) une justification erron\u00e9e de mon choix, une ob\u00e9issance au mot d'ordre aragonesque.\n\n## \u00a7 64 Le sonnet n'\u00e9tait pas pour moi un moyen de manifester politiquement d'une mani\u00e8re quelconque un attachement quelconque\n\nLe sonnet n'\u00e9tait pas pour moi un moyen de manifester politiquement d'une mani\u00e8re quelconque un attachement quelconque \u00e0 la nation fran\u00e7aise, ni m\u00eame une all\u00e9geance quelconque \u00e0 la langue fran\u00e7aise.\n\nOn ne peut certes pas, surtout quand on est d'origine proven\u00e7ale, confondre la langue avec la nation. (Le jugement vaut dans les deux sens, donc vis-\u00e0-vis de la revendication ind\u00e9pendantiste, si elle s'appuie sur la question de la langue.) Et encore moins je ne voulais manifester un lien \u00e0 la FRANCE, toute m\u00e8re des arts, des armes et des lois qu'elle f\u00fbt (on \u00e9tait en pleine guerre d'Alg\u00e9rie, que diable !) par le moyen de la po\u00e9sie, qui plus est. Je n'ai pens\u00e9 que trop tard \u00e0 \u00e9crire en proven\u00e7al et je n'ai jamais os\u00e9 \u00e9crire en anglais, sinon sporadiquement.\n\nEn fait, j'aimerais avoir \u00e9crit en une no-langue, ou en une pluri-langue ; en utilisant plusieurs langues mises sur le m\u00eame plan ; donc ni seulement par farcissure (bien que j'appr\u00e9cie cette mani\u00e8re de faire, celle de Jo Guglielmi par exemple) ni seulement par macaronisme, ni sym\u00e9triquement par glottocrisisme (plut\u00f4t en appuyant dans le sens du po\u00e8me de Valery Larbaud, La Neige, dont le premier vers est \u00ab Un agno mas und iam eccoti mit uns again \u00bb (\u00ab une ann\u00e9e de plus et te revoici d\u00e9j\u00e0 parmi nous \u00bb) o\u00f9 s'unissent des mots espagnol, latin, italiens, anglais et allemands, sous une syntaxe cependant fran\u00e7aise (le po\u00e8me est donc malgr\u00e9 tout \u00e9crit en fran\u00e7ais, m\u00eame si c'est un fran\u00e7ais n\u00e9ologique, un fran\u00e7ais pourrait-on dire g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9, comme l'est le po\u00e8me en langue inconnue de Marc de Papillon de Lasphrise : \u00ab Cerdis zerom deronty toulpinye \u00bb)).\n\nLe sonnet \u00e9tait et resta au contraire le lieu de mon d\u00e9tachement provisoirement d\u00e9finitif de toute id\u00e9e de vouloir 'dire' quelque chose de politique-avant-tout en po\u00e9sie (et plus g\u00e9n\u00e9ralement de fonder la diction po\u00e9tique sur un vouloir-dire quoi que ce soit de quelque nature que ce soit). (Je pense encore plus fermement aujourd'hui, comme le r\u00e9clamait Desnos, qu'on doit 'pouvoir tout dire' donc aussi ce qu'on pense politiquement, mais que cela n'est pas du tout une question qui concerne la po\u00e9sie en tant qu'elle est po\u00e9sie (et le jugement vaut aussi bien pour le dire politique que pour les autres esp\u00e8ces du dire).)\n\n(Cela ne m'a pas emp\u00each\u00e9 d'envoyer, quand je me suis laiss\u00e9 aller \u00e0 cette faiblesse de chercher un embryon de reconnaissance avant d'avoir termin\u00e9 ma t\u00e2che, certains de mes sonnets \u00e0 Aragon qui, \u00e9tant un 'politique' avis\u00e9, passant sur l'\u00e9cart qu'ils montraient par rapport \u00e0 son intention (\u00e0 la fois politiquement (par absence) et formellement (par quelques particularit\u00e9s dont je parlerai) (il les qualifia d''impossibles'), en publia quelques-uns dans Les Lettres fran\u00e7aises (l'id\u00e9e que le sonnet est une forme fixe rigide, largement partag\u00e9e par les th\u00e9oriciens de la versification et les po\u00e8tes sensibles \u00e0 leurs injonctions (le syndrome rh\u00e9torique) a introduit, tardivement dans l'histoire du sonnet, des termes comme sonnet r\u00e9gulier, et cons\u00e9quemment ceux de sonnet irr\u00e9gulier, de 'sonnet ill\u00e9gitime'; et autres)).\n\nMais j'en envoyai aussi (gr\u00e2ce \u00e0 Bernard Pingaud) \u00e0 Sartre qui en publia \u00e0 son tour dans Les Temps modernes (lui sans doute parce qu'il y voyait un exemple d'une po\u00e9sie qui n'\u00e9tait pas moderne ; car il n'aimait pas la modernit\u00e9 en po\u00e9sie (je dirais volontiers qu'il n'aimait pas la modernit\u00e9 artistique tout court, ni la po\u00e9sie tout court (d'ailleurs il n'y comprenait visiblement pas grand-chose))).\n\n(Je fus cependant bien soulag\u00e9 de ces approbations, m\u00eame si j'en sentais le malentendu (cela m'amena d'ailleurs \u00e0 \u00e9liminer nombre de ces po\u00e8mes de ma construction ult\u00e9rieure). Elles valaient malgr\u00e9 tout comme \u00e9tape de mon insertion dans le monde de la po\u00e9sie r\u00e9ellement et publiquement existante. Je ne suis pas un saint.)\n\n(Il est vrai aussi que le tri qu'effectu\u00e8rent dans mes envois ces deux figures prestigieuses du monde des lettres m'amena (positivement) \u00e0 abandonner des variantes trop convenues de la forme, mais aussi (n\u00e9gativement) \u00e0 me refuser quelques voies plus audacieuses o\u00f9 je m'\u00e9tais (encore maladroitement) engag\u00e9. On n'a rien sans rien, comme aurait dit ma grand-m\u00e8re (mais je n'ajouterai pas, comme l'aurait fait Pierre Lusson, \u00ab en mettant ses chaussettes, qu'elle avait d'ailleurs fort longues \u00bb).)\n\nLe choix d'\u00e9crire en sonnets dans les circonstances de l'extr\u00eame d\u00e9but des ann\u00e9es soixante \u00e9tait donc triplement orient\u00e9 :\n\n\\- i - contre la domination de la po\u00e9sie vers-libriste et le refus de toute forme ;\n\n\\- ii - contre la po\u00e9sie engag\u00e9e et ses injonctions de sens ;\n\n\\- iii - contre l'id\u00e9e de po\u00e9sie nationale parce que le sonnet n'est pas une forme marqu\u00e9e nationalement.\n\nIl me restait quelques probl\u00e8mes tactiques \u00e0 r\u00e9soudre.\n\nComment commencer ?\n\nJe me creusais la cervelle.\n\n## \u00a7 65 Je proc\u00e9derais par \u00e9tapes\n\nJe proc\u00e9derai, pensai-je, par \u00e9tapes.\n\nDans une premi\u00e8re je m'approprierais le plus possible de sonnets existants. Lire, choisir, apprendre, mettre en m\u00e9moire (j'ai d\u00e9crit la m\u00e9thode sur l'exemple du sonnet de G\u00f3ngora, qui fut le premier).\n\nLes sonnets d\u00e9j\u00e0 \u00e9crits (par d'autres) pr\u00e9sentent tous les caract\u00e8res de la sonnetticit\u00e9 (ils offrent une garantie par le pr\u00e9c\u00e9dent ; ils font jurisprudence. Leur appartenance aux mod\u00e8les de la structure du sonnet est assur\u00e9e). La structure n'y appara\u00eet pas sous son aspect abstrait (d'ailleurs je ne sais pas (et ne sais toujours pas, trente ans plus tard, enti\u00e8rement) ce qu'est l'axiomatique de la structure-sonnet. La structure-sonnet, je le vois maintenant, n'est pas la forme. Il y a dans l'id\u00e9e de la forme-sonnet plus qu'une structure au sens bourbakiste, ou bourbakiste m\u00e9taphoriquement d\u00e9riv\u00e9. Je ne veux pas dire par l\u00e0 que le sonnet, dans ses exemples, est ineffablement 'plus' que sa forme ; c'est clair, mais vide, du point de vue de l'explication ; mais que, m\u00eame formellement, il y a plus et autre chose qu'une forme analys\u00e9e suivant la logique des syst\u00e8mes formels ; j'en ai identifi\u00e9 quelques aspects, qui n'ont pas \u00e0 figurer dans le pr\u00e9sent r\u00e9cit).\n\nLes sonnets que je choisis pour les apprendre ou les r\u00e9apprendre pr\u00e9sentent la sonnetticit\u00e9 dont j'ai besoin sous une apparence plus amicale que ne pourrait m'offrir une liste de praecepta. Ils sont po\u00e9sie pour moi, avec tout ce que ce mot comporte d'intensit\u00e9 dans l'\u00e9motion, de sollicitation du souvenir, et de richesse formelle. La p\u00e9n\u00e9tration de la sonnetticit\u00e9 dans ma m\u00e9moire se fera, gr\u00e2ce \u00e0 eux, plus ais\u00e9e. (Je me souviens d'une recommandation de ma m\u00e8re, au temps o\u00f9 j'\u00e9tudiais le latin : \u00ab lire, relire, apprendre du latin facile ! \u00bb)\n\nJe me constituerai(s) un monde de po\u00e9sie en sonnets, avec un r\u00e9seau de liens, d'\u00e9chos entre eux. J'identifierai(s) certains de ces \u00e9chos. Je les laisserai(s) agir aussi spontan\u00e9ment.\n\nIl s'agit d'une d\u00e9marche surtout na\u00efve, peu abstraitement r\u00e9fl\u00e9chie. D'une part parce que j'ai toujours proc\u00e9d\u00e9 ainsi, depuis qu'enfant j'ai voulu \u00eatre po\u00e8te. J'ai appris du Victor Hugo, et \u00e9crit en ayant appris du Victor Hugo. Ensuite (je saute quelques \u00e9tapes) j'ai appris de la po\u00e9sie surr\u00e9aliste et j'ai \u00e9crit en ayant appris de la po\u00e9sie surr\u00e9aliste. Or j'ai jug\u00e9 cette mani\u00e8re-l\u00e0 de po\u00e9sie pour moi ruineuse. Je change naturellement de terrain. Mes sonnets auront pour voisins dans ma t\u00eate des sonnets.\n\nMais je le fais de mani\u00e8re tr\u00e8s d\u00e9lib\u00e9r\u00e9e. L\u00e0 est la diff\u00e9rence avec ma pratique ant\u00e9rieure. Quand j'apprenais et me r\u00e9citais du Victor Hugo je ne savais pas que j'\u00e9crivais en ayant appris et en m'\u00e9tant r\u00e9cit\u00e9 du Victor Hugo. Je ne faisais aucun rapprochement entre ces deux donn\u00e9es. Quand j'\u00e9crivais en ayant dans la t\u00eate d'innombrables vers de la logorrh\u00e9e surr\u00e9aliste (orthodoxes et dissidents), je ne voyais aucun rapport entre ce fait et mes propres vers, libres ou pas.\n\nEnsuite j'ai vu ce qui se passait, mais uniquement du c\u00f4t\u00e9 du r\u00e9sultat : mes po\u00e8mes, nuls. Du coup, et sans savoir pourquoi, je ne pouvais plus \u00e9crire. Cette fois, je me promets bien que cela se passera autrement. J'apprends des sonnets, je sais ce que je fais. Le r\u00e9sultat sera peut-\u00eatre nul encore, mais j'aurais fait de mon mieux. \u00ab Fais ce que dois, advienne que pourra. \u00bb\n\nMais pourquoi apprendre des sonnets, et pas des pantoums, des ha\u00efkus, par exemple, des \u00e9pop\u00e9es, de la prose ?\n\nEt d'ailleurs, pourquoi apprendre de la po\u00e9sie, et associer d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment la mise en m\u00e9moire de po\u00e8mes avec la composition de po\u00e8mes ?\n\nJe r\u00e9pondrais, maintenant, volant au secours de mon moi ancien, qui ne peut plus r\u00e9pondre ; et qui n'aurait peut-\u00eatre pas voulu r\u00e9pondre, peut-\u00eatre pas vraiment saisi le sens de la question, parce que la finalit\u00e9 du rapprochement que je marque ici tr\u00e8s fermement ne lui (c'est de moi que je parle, mais de moi en 1961) \u00e9tait gu\u00e8re apparente, je r\u00e9pondrais par exemple ceci : que la po\u00e9sie se fait dans la m\u00e9moire, qu'elle est faite d'abord de notre m\u00e9moire, des **images-m\u00e9moire** de notre vie et d' **images-langue** qui s'en emparent. La po\u00e9sie est en un sens ma m\u00e9moire ; et en un sens elle est ma langue. Mais dans ce cas ma langue est, avant tout (dans ce contexte), une langue de po\u00e9sie. Comme ma langue ne m'appartient pas seulement (je la partage), ma po\u00e9sie non plus. Je d\u00e9pends de la langue de tous, et, comme po\u00e8te, de la po\u00e9sie de tous. Si la po\u00e9sie se construit de mes images-m\u00e9moire et de mes images-langue, les images-langue privil\u00e9gi\u00e9es de ma m\u00e9moire sont des **images-po\u00e9sie**. Essayant d'unir, en un po\u00e8me, quelque chose de mes **images-m\u00e9moire** et de mes **images-langue** j'ai de toute mani\u00e8re recours \u00e0 des **images-po\u00e9sie** ; et ceci de mani\u00e8re privil\u00e9gi\u00e9e. Je d\u00e9pends, que je le veuille ou non, de tout ce que la po\u00e9sie a d\u00e9pos\u00e9 dans ma m\u00e9moire. Tout ce que je peux faire, de fa\u00e7on d\u00e9lib\u00e9r\u00e9e, est d'essayer d'orienter ma m\u00e9moire, par la langue de po\u00e9sie.\n\nSi maintenant je me place dans la perspective d'un jeu particulier de po\u00e9sie, le jeu d'une forme, la **forme-sonnet** par exemple, c'est \u00e0 travers le jeu du sonnet dans la po\u00e9sie que se jouera le mien. Je lis, j'examine, j'assimile, je r\u00e9p\u00e8te, j'apprends donc des sonnets.\n\nJ'insisterai cependant sur ceci : il est clair que c'est au moins autant dans le non-sonnet, dans la non-po\u00e9sie, dans la non-langue, que se jouera le sort d'un objet de langue qui sera po\u00e9sie, qui sera sonnet (s'il aura abouti, ou non). En grande partie ce qui adviendra m'\u00e9chappe. Mais pas enti\u00e8rement. Ce qui m'\u00e9chappe peut \u00eatre laiss\u00e9 m'\u00e9chappant. De ce qui d\u00e9pend de moi je m'occupe.\n\nC'est pourquoi je me suis mis d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment \u00e0 apprendre des sonnets. Beaucoup de sonnets. Beaucoup beaucoup de sonnets.\n\n## \u00a7 66 J'ouvris donc un carnet, un 'carnet \u00e0 sonnets'\n\nJ'ouvris dans ce but un carnet, qui fut un 'carnet \u00e0 sonnets'. Il \u00e9tait jaune (je le sais ; en plus, je l'ai conserv\u00e9 ; donc je peux v\u00e9rifier qu'il \u00e9tait de la couleur que mon souvenir me dit (me dit, dis-je, parce qu'il ne me montre pas la couleur)). Je lus, je choisis, je copiai, j'appris.\n\nLes sonnets que j'apprenais et me r\u00e9citais en v\u00e9rifiant dans le carnet jaune que je les poss\u00e9dais correctement n'\u00e9taient pas seulement des sonnets de langue fran\u00e7aise. Le tout premier, celui que j'ai appris le jour du commencement de tout \u00e7a, \u00e9tait, je l'ai dit, un sonnet de G\u00f3ngora. Il n'y avait pas d'intention consciente \u00e0 la variabilit\u00e9 des langues (espagnol, italien, anglais essentiellement, un peu d'allemand), sinon que mon effort n'\u00e9tait pas nationaliste. (Ni m\u00eame nationaliste d'une langue. La po\u00e9sie n'a pas affaire avec la nation mais avec la langue.)\n\nMais il ne m'a pas fallu longtemps, parce que je n'apprenais pas seulement pour apprendre, mais aussi afin de voir comment c'\u00e9tait fabriqu\u00e9, pour que je constate que la forme du sonnet \u00e9tait beaucoup plus 'labile' que je ne l'avais pens\u00e9 et que ne le pensaient et disaient la plupart de ceux qui en parlaient.\n\n(En dehors des sp\u00e9cialistes. Il n'existait (et n'existe toujours) qu'un seul ouvrage d'ensemble sur la forme-sonnet, celui de Walter M\u00f6nch, Das Sonett, Gestalt und Geschichte, qui est paru en 1955. Il n'a m\u00eame pas \u00e9t\u00e9 traduit en fran\u00e7ais, et je ne connaissais m\u00eame pas, au moins au d\u00e9but, son existence.)\n\nIl est vrai qu'on peut tr\u00e8s bien se p\u00e9n\u00e9trer de sonnets de diff\u00e9rentes langues, les lire et m\u00eame les apprendre par c\u0153ur, sans faire r\u00e9ellement attention \u00e0 leurs diff\u00e9rences ou du moins sans identifier certaines diff\u00e9rences formelles qui devraient pourtant, semble-t-il, appara\u00eetre comme essentielles.\n\n(Deux exemples : Dans ses \u0152uvres Poetiques de 1547, Jacques Peletier du Mans introduit d'un des premiers sonnets en langue fran\u00e7aise sa traduction de douze sonnets de P\u00e9trarque\n\nQui d'un po\u00e8te entend suivre la trace\n\nEn traduisant, et proprement rimer,\n\nAinsi qu'il faut la diction limer,\n\nEt du fran\u00e7ois garder la bonne gr\u00e2ce,\n\nPar un moyen luy conviendra qu'il face\n\nEgale au vif la peinture estimer\n\nL'art en tous pointz la Nature exprimer\n\nEt d'un corps naistre un corps de mesme face :\n\nMais par sus tout met son honneur en gage,\n\nEt de grand'peine emporte peu d'estime\n\nQui fait parler Petrarque autre langage,\n\nLe translatant en vers rime pour rime :\n\nQue plust aux Dieux et Muses consentir\n\nQu'il en vinst un qui me peust dementir.\n\nOr, apr\u00e8s cette profession de foi litt\u00e9raliste (dans le vers que j'ai soulign\u00e9), on constate qu'en plusieurs cas, traduisant P\u00e9trarque, il ne respecte pas la disposition de rimes de son mod\u00e8le, lui en pr\u00e9f\u00e9rant d'autres, qui auront une grande faveur dans l'histoire fran\u00e7aise du sonnet, mais qui sont inconnues de P\u00e9trarque. Il ne traduit pas non plus 'vers pour vers', si on comprend l'expression 'rime pour rime' comme d\u00e9signant les vers (en tant que support de leurs rimes) et non les rimes (en tant que timbres autonomes). Ou bien ce 'd\u00e9tail' de la constitution du sonnet lui \u00e9chappe, ou bien il le consid\u00e8re comme n\u00e9gligeable.\n\nLe second exemple est plus bizarre. Traduisant une ballade du po\u00e8te fran\u00e7ais Oton de Granson, qui mourut \u00e0 Azincourt (\u00ab Amours, sachiez que pas ne le vueil dire \u00bb), l'Anglais Chaucer (\u00ab Grant translateur, noble Geoffroy Chaucier \u00bb, disait Eustache Deschamps) fait \u00e9tat du grand effort qu'il a d\u00fb fournir pour obliger la ballade \u00e0 changer de langue en respectant son \u00e9tat originel, \u00e0 cause de la difficult\u00e9 de trouver des rimes en nombre suffisant en anglais\n\n(toutes les strophes d'une ballade \u00e9tant sur les m\u00eames rimes, on y rencontre plusieurs vers de m\u00eame timbre final) (l'excuse de la pauvret\u00e9 de l'anglais en rimes est un vieil argument, qui s'est transmis de si\u00e8cle en si\u00e8cle jusqu'\u00e0 nos jours pour 'expliquer', par exemple, la forme du sonnet anglais dit shakespearien, si \u00e9loign\u00e9e du mod\u00e8le italien, et qui est b\u00e2tie sur sept rimes (je pense que l'argument ne vaut pas grand-chose, mais je r\u00e9sisterai cette fois \u00e0 l'appel de la digression dans la digression)):\n\n\u00abAnd eek to me hit is a greet penaunce,\/ Sith rym in English hath swich scarsitee,\/ To folowe word for word the curiositee\/ of Graunson, flour of hem that make in Fraunce \u00bb (\u00ab cela a \u00e9t\u00e9 bien dur pour moi, \u00e9tant donn\u00e9 qu'il y a une telle p\u00e9nurie de rimes en anglais, de suivre mot pour mot la curiosit\u00e9 de Granson, fleur de ceux qui composent en France \u00bb). En d\u00e9pit de cette affirmation de fid\u00e9lit\u00e9, Chaucer ne suit pas du tout la constitution formelle de son mod\u00e8le.)\n\nDe mes lectures et de mon exp\u00e9rience de scrutateur de formes, j'ai retir\u00e9 bien des enseignements. J'ai, depuis, lu \u00e9norm\u00e9ment plus de sonnets, et r\u00e9fl\u00e9chi \u00e9norm\u00e9ment plus sur la forme-sonnet. Apr\u00e8s coup, mes 'd\u00e9couvertes' de ces ann\u00e9es me paraissent bien maigres.\n\nSur tous les plans :\n\n\u2013 le choix m'appara\u00eet aujourd'hui assez \u00e9troit ;\n\n\u2013 les le\u00e7ons techniques que j'ai trouv\u00e9 \u00e0 retenir, trop limit\u00e9es.\n\nIl est vrai (une excuse ?) que c'\u00e9tait la premi\u00e8re fois que je m'effor\u00e7ais d'\u00e9tudier la po\u00e9sie, une esp\u00e8ce de po\u00e9sie, syst\u00e9matiquement, comme dit Marx, 'du c\u00f4t\u00e9 de la forme'. Je manquais d'exp\u00e9rience ; et d'une table d'orientation. En tout cas, il me faut constater, \u00e0 nouveau, l'inad\u00e9quation partielle de la d\u00e9marche que j'avais choisie : je m'engageais dans la composition en sonnets sans conna\u00eetre vraiment la forme-sonnet (je dis '\u00e0 nouveau' parce que j'ai d\u00e9j\u00e0 \u00e9voqu\u00e9 une inad\u00e9quation de nature semblable : j'avais choisi de 'voir' la forme-sonnet comme une structure ensembliste et non comme une cat\u00e9gorie (au sens math\u00e9matique)). Je n'\u00e9tais pas totalement aveugle \u00e0 ces insuffisances. Mais j'avais devant moi, comme repoussoir, ce que j'appellerais le syndrome du bilboquet, si bien d\u00e9crit par Charles Cros : on n'en sait jamais assez ; on ne peut donc rien faire. \u00ab Je ne sais rien ! rien ! rien ! je suis nul ! nul ! nul ! \u00bb\n\n## \u00a7 67 Dans le m\u00eame temps j'ouvris un deuxi\u00e8me carnet destin\u00e9, lui, \u00e0 la composition\n\nDans le m\u00eame temps (deuxi\u00e8me \u00e9tape, mais chronologiquement enchev\u00eatr\u00e9e \u00e0 la premi\u00e8re) j'ouvris un deuxi\u00e8me carnet destin\u00e9, lui, \u00e0 la composition des sonnets.\n\nMon premier effort date de f\u00e9vrier 1962. Je m'en souviens comme si c'\u00e9tait hier. Il faisait froid. Je m'\u00e9tais assis sur un banc froid du jardin froid des Tuileries. Je luttais avec acharnement contre le froid int\u00e9rieur et ext\u00e9rieur.\n\nCe sonnet \u00e9tait nul et je ne l'ai pas conserv\u00e9.\n\nMon deuxi\u00e8me essai le suit de deux mois. Je m'en souviens comme si c'\u00e9tait hier. Je marchais. Je ne sais plus comment j'\u00e9tais arriv\u00e9 l\u00e0, rue Ordener. Je luttais avec acharnement contre la douceur de l'air et la mollesse de mes pens\u00e9es. Ce sonnet \u00e9tait nul, et je ne l'ai pas conserv\u00e9. Mon troisi\u00e8me effort, etc. etc. etc.\n\nCe n'est qu'apr\u00e8s six mois d'immersion intense dans la sonnettomanie (lecture, apprentissage, marches, d\u00e9cortiquage, plagiat, marches, parodie, pastiche, imitation, marches, extractions maladroites : labeur, labeur, labeur !) que je me mis \u00e0 avoir des r\u00e9sultats capables de me satisfaire momentan\u00e9ment (la plupart se trouv\u00e8rent nuls aussi, mais je ne les jugeai d\u00e9finitivement insuffisants qu'apr\u00e8s h\u00e9sitation, ou relecture au bout d'une semaine, d'un mois, deux ; un progr\u00e8s !).\n\nEn juin 1963 je d\u00e9cidai de relire le tout, de recopier dans un nouveau carnet tout ce que je voulais alors (et d\u00e9sormais) conserver de ma tentative apr\u00e8s dix-huit mois d'efforts continus. Il y a un moment o\u00f9 il faut s'arr\u00eater de remplir la corbeille \u00e0 papier ; ou alors il faut y mettre aussi le **Projet de Po\u00e9sie**. Et se limiter \u00e0 la math\u00e9matique.\n\nUn carnet bleu (qui fut bleu ; il a p\u00e2li et verdi). Je l'ai encore.\n\nUn carnet \u00e0 spirales. Sur la deuxi\u00e8me de couverture mon nom et adresse et t\u00e9l\u00e9phone d'alors : JACQUES ROUBAUD \u2013 56, rue Notre-Dame-de-Lorette \u2013 Paris 9 \u2013 PIG 74 55 (les 'num\u00e9ros' de t\u00e9l\u00e9phone parisiens avaient 4 chiffres, pr\u00e9fix\u00e9s de trois lettres associ\u00e9es au 'central t\u00e9l\u00e9phonique' local (PIG ne d\u00e9signait pas le porc mais le central Pigalle) ; c'\u00e9tait le bon temps : on pouvait dire \u00e0 quelqu'un de press\u00e9, sur le point de partir pour une course urgente, \u00ab il faut que tu rappelles d'urgence MARignan 15 15 \u00bb (et qui ne connaissait alors la date de la bataille de Marignan, qui donnait tout son sel \u00e0 cette merveilleuse 'blague'?). On pouvait dire, au cin\u00e9ma, quand apparaissait sur l'\u00e9cran la 'signature' des 'r\u00e9clames' de Jean Mineur et qu'on entendait dire son num\u00e9ro BALzac, z\u00e9ro z\u00e9ro z\u00e9ro un : \u00ab Un peu plus, il avait pas le t\u00e9l\u00e9phone ! \u00bb ; comme c'est loin, tout \u00e7a !).\n\nLa page 1 (les pages sont num\u00e9rot\u00e9es de 1 \u00e0 190 \u2013 il y a toutes sortes de chiffres dans le carnet, partout) porte en haut \u00e0 gauche, \u00e0 l'encre verte, carnet 1. En milieu de page, en noir, SONNETS. Au-dessous, en rouge, entre parenth\u00e8ses, deux dates : (1963-1966) (1966 est d'une \u00e9criture un peu diff\u00e9rente, d'une encre d'un rouge un peu diff\u00e9rent ; c'est une notation post\u00e9rieure).\n\nSous 1963, toujours en rouge, en plus petit, 11\/6 ; et sous 1966, 15\/7.\n\nDeux lignes plus bas, au crayon noir : \u00ab textes 61(d\u00e9cembre)-63 (juin) retravaill\u00e9s puis (1964) not\u00e9s \u00e0 mesure. \u00bb\n\nPage 2 une \u00e9pigraphe, un quatrain \u00e0 l'encre bleue\n\nc'aisi vauc entrebescant\n\nlos motz e.l so afinant :\n\nlengu'entrebescada\n\nes en la baizada\n\nBERNART MARTI lo PINTOR\n\nJ'ai plac\u00e9 l'ensemble sous l'autorit\u00e9 morale (esth\u00e9tique) des Troubadours. J'ai adopt\u00e9 ce que dit dans ces vers Bernart Marti 'le Peintre' (peintre en quel sens ? on ne sait) comme d\u00e9finition du po\u00e8te :\n\nAinsi je vais enla\u00e7ant les mots et rendant purs les sons\n\ncomme la langue s'enlace \u00e0 la langue dans le baiser.\n\n## \u00a7 68 Puis, page 3, vient la transcription des sonnets.\n\nPuis, page 3, commence la transcription des sonnets. Il y en a deux par page, parfois r\u00e9duits \u00e0 un seul vers. En tout 355. Les derni\u00e8res pages forment un registre du contenu du carnet.\n\nQuelques sonnets ont un titre, en rouge. Les textes proprement dits sont en noir.\n\nEntre parenth\u00e8ses, apr\u00e8s le num\u00e9ro d'ordre, en vert \u00e9galement, parfois, des indications de 'vari\u00e9t\u00e9'; formelle ou 's\u00e9mantique' : sonnet secret 1 (le no 3) \u2013 curtal-sonnet no 1 (le no 47), etc.\n\nEn bas du texte, \u00e0 gauche, en bleu, la date de transcription (qui apr\u00e8s janvier 1964 est pratiquement aussi la date de composition, la 'r\u00e9capitulation' du travail ant\u00e9rieur \u00e9tant alors achev\u00e9e).\n\nJ'ai not\u00e9 le sonnet no 1 le 17 juin 1963, six jours apr\u00e8s avoir 'ouvert' le carnet, ayant pass\u00e9 ces jours \u00e0 faire le point. Du 17 au 22 juin j'ai reproduit, apr\u00e8s changements ultimes, six po\u00e8mes. (J'ai \u00e9vit\u00e9 de commencer le 18 juin, mais certainement sans le faire expr\u00e8s.)\n\nIl s'agissait d'une troisi\u00e8me \u00e9tape, fort diff\u00e9rente de la deuxi\u00e8me (la premi\u00e8re, l'\u00e9tude de la tradition, continuait ind\u00e9pendamment). J'inscrivais des po\u00e8mes auxquels je ne toucherais plus. J'avais d\u00e9cid\u00e9 que je n'y toucherais plus. (Une moiti\u00e9 environ d'entre eux ayant \u00e9t\u00e9 publi\u00e9s, je peux v\u00e9rifier qu'il y a eu tr\u00e8s peu de changements ; je me suis tenu r\u00e9solument \u00e0 cette r\u00e8gle.)\n\nLa r\u00e8gle \u00e9tait plus pr\u00e9cis\u00e9ment celle-ci : composer dans la t\u00eate, ne poser sur le papier que ce qui a \u00e9t\u00e9 d\u00e9cid\u00e9 dans la t\u00eate et a \u00e9t\u00e9 maintenu un temps (assez long) en m\u00e9moire. Ensuite, ne plus y revenir. (Je me tiens encore aujourd'hui (g\u00e9n\u00e9ralement) \u00e0 cette r\u00e8gle.)\n\nLa r\u00e8gle n'\u00e9tait pas nouvelle (c'est mon exhortation vii du chapitre 3.) \u00c9taient nouveaux le passage de l'exhortation \u00e0 la d\u00e9cision, et la pr\u00e9cision de ses modalit\u00e9s d'application.\n\nLe moment en \u00e9tait venu. En 1961, il ne pouvait s'agir que d'une esp\u00e9rance.\n\n(Comme dit l'acteur principal, dont j'ai oubli\u00e9 le nom (Seagal ? c'est un grand mou, au visage mou de grand mou nourri de _peanut butter_ ), dans un film de s\u00e9rie B (dont j'ai oubli\u00e9 le titre) (il doit se venger des 'ripoux' qui ont tu\u00e9 sa femme et presque liquid\u00e9 en m\u00eame temps son fils (la femme est plus 'disposable' pour le sc\u00e9nario ; sa mort permet une nouvelle histoire d'amour ; mais un fils, \u00e7a ne se retrouve pas aussi facilement) ; ils l'ont lui-m\u00eame laiss\u00e9 pour mort), au moment de passer \u00e0 l'action, son seul ami lui demandant pourquoi il a attendu si longtemps, il r\u00e9pond, avec une intonation que je voudrais pouvoir d\u00e9poser dans la page : \u00ab It wasn't the time. Now is the time. \u00bb)\n\nJe me suis arr\u00eat\u00e9 le 22 juin, nuit de la Saint-Jean. Ensuite (le carnet en t\u00e9moigne), il y a un hiatus de presque trois mois.\n\n(Je sais qu'entre-temps j'ai fait mon premier voyage aux USA, en compagnie de Bernard Jaulin, un voyage d'\u00e9tude et d'enqu\u00eate sur une toute nouvelle et balbutiante extr\u00eamement discipline, l'Intelligence artificielle ; elle a bien grandi, depuis.)\n\nAu retour, le 16 septembre de la m\u00eame ann\u00e9e 1963, j'ai \u00e9crit, sous le no 7, le premier des sonnets que j'aie conserv\u00e9s jusqu'\u00e0 publication en un livre\n\n**7**\n\n**Rasoir d'Occam**\n\nLa couperose du marbre la carafe\n\nL'encrier le velours tumultueux d'\u0153illets noirs\n\nJ'affirme l'arsenal m\u00e9duse rouille et soir\n\nAtt\u00e9nu\u00e9 lichen gris o\u00f9 l'Ourse s'agrafe\n\nJ'ai le cuivre les grives la main d'\u00e9meraude\n\nDe l'\u00eele sans doute de la rose j'aurai\n\nPrise au coin du soleil safran, la centaur\u00e9e\n\nEffigie jou\u00e9e de table pelouse chaude\n\nJusqu'o\u00f9 ? J'\u00e9tends une neige nomm\u00e9e Merise\n\nVers le boqueteau quand bifurquent les remparts\n\nLe fagot violet de cendres d'armes plus tard\n\nLe cri comme les loups d\u00e9chiraient la chemise\n\n\u00d4 cri qui d\u00e9noue la dur\u00e9e point extr\u00eame\n\nD'enfance couloirs vers ce matin o\u00f9 j'attends, aime\n\n## \u00a7 69 J'avais plus de trente ans et j'avais \u00e9crit un po\u00e8me\n\nJ'avais plus de trente ans et j'avais \u00e9crit un po\u00e8me. Un seul. Court. Quatorze vers. Un sonnet. C'\u00e9tait peu. Et je ne savais m\u00eame pas si j'en avais m\u00eame vraiment \u00e9crit un (selon les crit\u00e8res d'\u00e9valuation que je m'\u00e9tais donn\u00e9s). J'h\u00e9sitais, je me r\u00e9p\u00e9tais ce po\u00e8me, je marchais, j'h\u00e9sitais. (Apr\u00e8s coup, je trouve quelque satisfaction, quelque sentiment de congruence, dans le fait que ce premier po\u00e8me ait dans son titre le nom du philosophe par excellence du 'singulier'; parce que j'en suis venu \u00e0 penser la po\u00e9sie comme un monde de po\u00e8mes, dont chacun est cela, un singulier de langue plein, irr\u00e9ductible, ind\u00e9composable, entier.)\n\nLe sonnet liminaire de mon carnet y est rest\u00e9. Je l'ai abandonn\u00e9 \u00e0 son sort, mais pas d\u00e9truit.\n\nJ'en relis le premier vers :\n\nEn ce temps-l\u00e0, bleus, par la baie, profond\u00e9ment\n\nJe pense voir aujourd'hui ce qui m'a fait le placer en premier (en dehors de la couleur bleue) et en faire le premier des textes que je ne jetterais pas au panier, \u00e0 la diff\u00e9rence de quasiment tous les vers \u00e9crits par moi ant\u00e9rieurement. \u00ab Franchement, il est bon \u00e0 mettre au cabinet \u00bb \u00e9tait mon slogan autocritique favori, \u00e0 l'\u00e9poque. (Je n'aurais pas mis \u00e0 la corbeille celui d'Oronte, quoique (d'ailleurs il n'y est pas, de par le succ\u00e8s du Misanthrope, et a conquis plus de gloire que bien d'autres mieux dou\u00e9s de po\u00e9ticit\u00e9 (m\u00eame si c'est une notori\u00e9t\u00e9 suppos\u00e9e 'n\u00e9gative')).)\n\nIl y a une raison formelle : un dod\u00e9casyllabe c'est, qui n'est pas, classiquement parlant, un alexandrin. Sa non-alexandrinit\u00e9, indubitable (il est c\u00e9sur\u00e9 majoritairement apr\u00e8s 'bleus', en sa cinqui\u00e8me position (syllabe, pied)), cependant est en un sens masqu\u00e9e parce que c'est un vers qui est fortement 'ralenti', qui avance avec h\u00e9sitation, et, bien qu'en un 'placement' anomal, offre les quatre accents que Milner et Regnault dans Dire le vers (\u00e0 la suite de Grammont, mais avec une pertinence linguistiquement bien mieux appuy\u00e9e et une conviction beaucoup plus sauvage) r\u00e9clament et m\u00eame exigent de tout alexandrin, et qu'ils recommandent aux acteurs de nous faire sentir auralement dans tout vers de cette esp\u00e8ce.\n\nLe deuxi\u00e8me vers continuait dans la m\u00eame veine rythmique (je ne r\u00e9siste pas \u00e0 la tentation de l'am\u00e9liorer l\u00e9g\u00e8rement ici, tout en respectant sa constitution m\u00e9trique (je ne change que deux mots et les mots de remplacement riment avec les originaux) (certes je n'ai pas honte du vers dans sa version d'alors, mais les raisons qui font que je n'ai pas inclus le sonnet dans mon livre (ni dans la version publi\u00e9e, ni dans la version compl\u00e8te que j'ai gard\u00e9e impubli\u00e9e) sont toujours valables) :\n\nSous les b\u0153ufs d'\u00e9cu **me** , bas, aux confins de fer\n\nLe d\u00e9coupage de ce vers-l\u00e0 avait une ressemblance certaine avec celui du pr\u00e9c\u00e9dent, macroscopiquement disons, mais son anti-alexandrinisme cette fois se marquait surtout par sa c\u00e9sure, de l'esp\u00e8ce dite lyrique, qui place un e muet non \u00e9lid\u00e9 dans la position qui devrait \u00eatre (classiquement parlant) la plus forte apr\u00e8s la derni\u00e8re du vers, le 'e' final d'\u00e9cume (je pensais sans doute (je veux dire que ma m\u00e9moire avait pens\u00e9 pour moi) au \u00ab rien, cette \u00e9cume,...\u00bb de Mallarm\u00e9).\n\nContre-lyrique ou 'italienne' en revanche (et anormalement enjambante) \u00e9tait la c\u00e9sure du troisi\u00e8me vers du quatrain :\n\nS'enfouissaient les chiff **res** sombres de la mer\n\npuisque le 'e' final de chiffres (que j'ai soulign\u00e9 typographiquement comme les autres 'e' significatifs de cette discussion technique, pour faciliter votre appr\u00e9hension du ph\u00e9nom\u00e8ne (toujours par ce que j'estime, m\u00eame ici, en un r\u00e9cit, mon devoir didactique)) appartient au premier segment, et n'est pas 'mang\u00e9' par une voyelle dans le mot suivant (on doit le compter, et il est septi\u00e8me pied du vers).\n\nPour ce qui s'y dit, c'est une imitation, de m\u00e9trique irr\u00e9guli\u00e8re encore, du trim\u00e8tre romantique type (s'en-fou-i-ssaient\/ les-chi-ffres-som\/ bres-de-la-mer\/). (Je ne l'ai pas boug\u00e9 pour vous le faire lire ; rien ne pourrait le sauver de sa m\u00e9taphore d'allure famili\u00e8re quoique priv\u00e9e de sens.) Le quatri\u00e8me et dernier enfin\n\nSous leurs t\u00eates noires, leur odeur et leurs chants\n\n(je ne vois plus trop ce qui s'y montre : des sir\u00e8nes sans doute, ou pire) est de nouveau c\u00e9sur\u00e9 \u00e0 l'italienne. (Le reste du sonnet, qui ne soutient pas l'effort rythmique r\u00e9el du premier quatrain, \u00e9voque Naples, le Pausilippe, la Sibylle... la 'mer d'Italie', en somme ; n'\u00e9tais-je pas un 'c\u0153ur d\u00e9sol\u00e9'?)\n\nLa tension, m\u00e9trique essentiellement, qu'exhibent ces quatre vers repr\u00e9sentait, m\u00eame si le sonnet dans son ensemble n'\u00e9tait pas 'sauvable', quelque chose comme un condens\u00e9 de mes progr\u00e8s formels en dix-huit mois d'avanc\u00e9e aveugle : rien en effet n'aurait \u00e9t\u00e9 plus vain que d'abandonner le vers libre pour reprendre, dans un exercice de po\u00e9sie qui supposait l'usage d'un vers compt\u00e9-rim\u00e9, exactement les mani\u00e8res les plus compass\u00e9es du vers traditionnel, celles dont pr\u00e9cis\u00e9ment les sectateurs du vers libre, les surr\u00e9alistes pour ne pas ne-pas-les-nommer, avaient pr\u00e9tendu d\u00e9barrasser d\u00e9finitivement la po\u00e9sie fran\u00e7aise (sans y parvenir le moins du monde, \u00e0 cause d'un contresens sur la nature du vers, confondu par eux avec les plus superficiels de ses traits d\u00e9finitoires (\u00ab juste ce qu'il n'importe d'apprendre \u00bb, avait pourtant pr\u00e9venu Mallarm\u00e9)).\n\nJe ne cacherai pas que cette propri\u00e9t\u00e9 des vers que je viens de reproduire n'est perceptible que si on a dans l'oreille l'\u00e9quivalent de ce que Val\u00e9rie Beaudoin et Fran\u00e7ois Yvon appellent le 'm\u00e9trom\u00e8tre'. La d\u00e9marche est donc \u00e9troitement d\u00e9pendante d'une id\u00e9e de po\u00e9sie non comme rupture, comme table rase, mais comme prolongement critique de la po\u00e9sie du pass\u00e9. Mon traitement de l'alexandrin n'est pas, l\u00e0, la d\u00e9mantibulation radicale dont Jean Ristat s'est fait une d\u00e9cennie plus tard, une sp\u00e9cialit\u00e9 (\u00e9crivant des vers \u00e0 douze anneaux qu'il faut compter sur ses doigts pour les reconna\u00eetre (en comptant d'une mani\u00e8re tr\u00e8s classique d'ailleurs ; ceci n'est pas une critique d\u00e9favorable ; une constatation simplement)). Il est \u00e9videmment beaucoup plus proche de celui qu'emploie Queneau dans la Petite Cosmogonie portative.\n\nUne deuxi\u00e8me raison, circonstancielle, et s\u00e9mantique si l'on veut, m'a fait interrompre la destruction quasi imm\u00e9diate de mes essais, pourtant longuement r\u00e9fl\u00e9chis, transport\u00e9s dans la t\u00eate. C'est une raison que je ne me suis pas donn\u00e9e alors, mais que je vois, identifie \u00e0 la relecture, aujourd'hui, o\u00f9 je tente de m'expliquer le d\u00e9roulement de l'entreprise. \u00c0 partir du moment o\u00f9 j'ai cess\u00e9 de d\u00e9chirer, d'effacer, d\u00e9truire, tous les po\u00e8mes que j'ai reproduits, sortis de leur lieu de m\u00e9moire (int\u00e9rieure) sont des po\u00e8mes dont les mots, les images, les significations renvoient tous \u00e0 des mots, des images, des significations ant\u00e9rieurs \u00e0 octobre 1961. Ils ont tous une distance au pr\u00e9sent qui les place, sans exception, de l'autre c\u00f4t\u00e9 d'un mur, le mur du deuil (mur ou miroir ; miroir mur\u00e9).\n\nCar j'\u00e9crivais dans un silence int\u00e9rieur qui excluait totalement, de la po\u00e9sie, le pr\u00e9sent.\n\nLa lumi\u00e8re qui tombait sur les mots et les nombres que je choisissais, qui se choisissaient en leurs places (un sonnet, \u00e9tant une forme, est un \u00e9chafaudage de nombres, entre autres choses) venait d'un avant, et c'\u00e9tait un avant s\u00e9par\u00e9 de moi par une distance excessive, lourde, \u00e9norme. Elle \u00e9clairait les rues de la ville d'une irr\u00e9alit\u00e9 presque absolue. Elle \u00e9tait l\u00e0, toujours l\u00e0, ant\u00e9rieure \u00e0 tout ce que disaient les mots, comptaient les nombres.\n\n## \u00a7 70 J'avais, en inaugurant ce carnet bleu\n\nJ'avais, en inaugurant ce carnet bleu, en l'emportant partout avec moi, accompagnant maintenant le carnet jaune o\u00f9 je consignais les sonnets m\u00e9moris\u00e9s de mon canzoniere personnel ; en cessant de d\u00e9truire \u00e0 mesure, d'h\u00e9siter, de me raviser, de raturer, de recommencer ; en inscrivant \u00e0 mesure, sans retours en arri\u00e8re, sans repentirs ; en me tenant quatre ann\u00e9es enti\u00e8res \u00e0 cette d\u00e9cision\n\n(jusque dans un deuxi\u00e8me carnet, un carnet rouge qui fait suite au carnet bleu, rempli jusqu'au bord) (il n'y a qu'un seul espace ratur\u00e9 dans le carnet\n\n(ce qui fait que le nombre total des textes est 355 et non 356, comme il faudrait) qui aurait \u00e9t\u00e9 occup\u00e9 par le sonnet 184, mais il ne s'agit pas d'une suppression significative, simplement d'une erreur d'intitul\u00e9)\n\nmis en marche une v\u00e9ritable machine \u00e0 composition. J'avais en main ma tabati\u00e8re \u00e0 sonnets. J'\u00e9tais un 'notaro'; le carnet \u00e9tait mon registre de d\u00e9lib\u00e9rations, mon grand livre. Et j'\u00e9tais en possession d'une mani\u00e8re nouvelle (je la pensais nouvelle) de sonnettiser.\n\nLa **forme-sonnet** , dans son histoire, a souvent montr\u00e9 ce que j'appellerais un grand pouvoir multiplicateur. Il y a soudain, dans une langue, dans un moment de l'histoire po\u00e9tique de cette langue, une brusque explosion de sonnets.\n\n\u00c0 la suite de la publication en livre du _Canzoniere_ de P\u00e9trarque en 1470, une des premi\u00e8res \u0153uvres en langue vernaculaire \u00e0 avoir connu l'honneur de l'imprimerie, on assiste en Italie \u00e0 une inflation de sonnets, \u00e0 une soudaine surchauffe de l'\u00e9conomie sonnettistique, pour employer le jargon actuel.\n\nIl se compose, s'\u00e9crit, se consigne en manuscrit ou s'impriment des quantit\u00e9s v\u00e9ritablement impressionnantes, invraisemblables, 'astronomiques' de sonnets et les individus les plus inattendus s'y adonnent (\u00e9v\u00eaques, papes et marchands, Machiavel et Bronzino...).\n\nUne v\u00e9ritable \u00e9pid\u00e9mie de sonnets ; qui dure. Mais il n'y a pas que l'Italie qui est touch\u00e9e ; qu'on pense \u00e0 la France d\u00e8s 1547, \u00e0 l'Angleterre de 1530, \u00e0 l'Espagne...\n\nOr, de m\u00eame qu'il y a des temp\u00e9raments plus ais\u00e9ment r\u00e9ceptifs \u00e0 tel virus, de m\u00eame il y a des exemples attest\u00e9s de po\u00e8tes (disons, pour tenir compte de tous les cas, de fabricants de po\u00e8mes) qui succomb\u00e8rent \u00e0 cette fi\u00e8vre, que je baptise sonnet-fever.\n\nJ'ai d\u00e9couvert incidemment l'existence de Tommaso Baldinotti (1451-1511) dont, \u00e9crit l'\u00e9diteur d'un tout petit choix de ses \u0153uvres rest\u00e9es manuscrites, \u00ab le sei canzonieri autografi contengono qualcose come circa tremilcinquecento rime \u00bb. Et la tr\u00e8s grande majorit\u00e9 de ces quelque trois mille cinq cents 'rime' sont des sonnets. Il les a compos\u00e9s surtout dans les derni\u00e8res ann\u00e9es de sa vie \u00e0 un moment o\u00f9, retir\u00e9 \u00e0 la campagne comme cur\u00e9, il ne trouvait plus \u00e0 s'occuper dans les luttes municipales de sa ville. Il \u00e9tait lui-m\u00eame apparemment conscient de sa maladie et l'a d\u00e9crite en une belle expression. \u00ab Li miei sonetti fanno come el fungo,\/ ch\u00e9 da l'una ora a l'altra sanno nascere \u00bb (\u00ab Mes sonnets sont comme les champignons ! \u00bb), dit-il (dans un sonnet !). De telles fascinations conduisant presque \u00e0 la monomanie me fascinent.\n\nJ'ai entrepris de rechercher les plus extraordinaires victimes de la maladie, les 'recordmen' (ou 'women') (on dirait maintenant les 'recordpersons') de la composition de sonnets (du point de vue exclusif de la quantit\u00e9), ceux qui seraient dignes de figurer, sous cette rubrique, dans le Guinness Book of Records. Mon champion, jusqu'\u00e0 une date r\u00e9cente, \u00e9tait Giuseppe Gioachino Belli, ce Romain qui en dialecte romain produisit en vingt ans, au milieu du dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle, plus de deux mille sonnets. (En plus, bien que ceci soit hors sujet, j'ajouterai que son \u0153uvre est assez g\u00e9niale, ce qui ne g\u00e2te rien.) Mais Belli et Baldinotti ne sont que des sonnettistes paresseux \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de ma plus r\u00e9cente d\u00e9couverte, dont je vous parlerai en temps utile ('Now is not the time !').\n\nDevant de tels prodiges, je me sens tout petit. En comptant large, je ne peux pas me consid\u00e9rer responsable de beaucoup plus de quatre cents exemples de la forme. Je n'ai au fond souffert que d'une forme att\u00e9nu\u00e9e de la maladie. De plus, malgr\u00e9 l'acharnement dont mes champions ont pu faire preuve (je proposerais volontiers un classement, analogue \u00e0 celui des \u00e9checs (\u00e0 celui du go) (ou bien si on veut \u00e0 celui des bois de cerf dont se servent les soci\u00e9t\u00e9s cyn\u00e9g\u00e9tiques) qui permettrait de les placer dans la cat\u00e9gorie des Grands Ma\u00eetres (respectivement des septi\u00e8me-dan) (resp. des 'plus de 400 points')),\n\nils sont tous laiss\u00e9s loin en arri\u00e8re par Queneau, qui dans les C.m.m.p (Cent Mille Milliards de po\u00e8mes) a atteint des sommets num\u00e9riques auxquels nul n'\u00e9tait parvenu avant lui. (M\u00eame si on conteste la qualit\u00e9 de sonnet \u00e0 certains d'entre eux, \u00e0 cause d'un malheureux mot-rime ('marchandise') qui se pr\u00e9sente parfois deux fois dans le m\u00eame texte, il en reste quand m\u00eame presque autant) (je contesterais cependant aujourd'hui l''existence' des sonnets seulement 'potentiels'; mais c'est un autre probl\u00e8me).\n\nEt remontant en arri\u00e8re dans le temps et en tenant compte de cet exemple, il faudrait aussi se souvenir du grand Quirinus Kuhlmann, dont le quarante et uni\u00e8me baiser d'amour condense, potentiellement, 12! (factorielle 12, _i.e._ 1 \u00d7 2 \u00d7 3 \u00d7 4 \u00d7 5 \u00d7 6 \u00d7 7 \u00d7 8 \u00d7 9 \u00d7 10 \u00d7 11 \u00d7 12) sonnets, soit plus de cinquante millions, nombre de taille respectable, somme toute.\n\n# CHAPITRE 6\n\n# For\u00eat racine et labyrinthe\n\n* * *\n\n## \u00a7 71 D'une des deux fen\u00eatres de ma chambre je voyais, de l'autre c\u00f4t\u00e9 du chemin de terre \u00e9troit,\n\n **D'une des deux fen\u00eatres de ma chambre je voyais, de l'autre c\u00f4t\u00e9 du chemin de terre \u00e9troit, montant entre la maison et le mur, la population g\u00e9n\u00e9ralement silencieuse, sombre mais sans myst\u00e8re des h\u00eatres qui remplissaient uniform\u00e9ment l'espace au-dessous du ciel.**\n\n **\u00c0 cette hauteur j'\u00e9tais encore un peu plus bas que leurs t\u00eates. Ma vue ne p\u00e9n\u00e9trait, m\u00eame en hiver, pas plus loin que leurs tout premiers rangs, plant\u00e9s c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te sans gr\u00e2ce dans ce coin non de for\u00eat mais d'un parc, peut-\u00eatre morceau de la for\u00eat coup\u00e9 d'elle par l'avanc\u00e9e de la ville, en des temps d\u00e9j\u00e0 vieux, et pourrissant avec lenteur de n\u00e9gligence, de solitude, d'abandon et d'ennui.**\n\n **Les oiseaux y venaient \u00e0 peine, les branches mortes tomb\u00e9es ou cass\u00e9es par les vents restaient o\u00f9 elles s'\u00e9taient arr\u00eat\u00e9es dans leur chute, \u00e0 mi-course, avant de glisser vers le sol invisible, certainement lourd d'une liti\u00e8re de feuilles d\u00e9compos\u00e9es, de brindilles, humide \u00e0 perp\u00e9tuit\u00e9 ; les troncs trop serr\u00e9s \u00e9taient maigres.**\n\n **On n'y voyait jamais personne, ni jour ni nuit, ni jardiniers ni belles f\u00e9es inconnues d\u00e9nud\u00e9es \u00e0 la fontaine, dans la clairi\u00e8re (il n'y avait pas la place d'une clairi\u00e8re) ; ni b\u00eates fabuleuses \u00e0 minuit, ni enchanteurs, m\u00eame pourrissants. Parfait support pour un regard vague, incurieux, pour toute r\u00eaverie oisive. J'y restais des heures, \u00e0 ma toute petite table, la fen\u00eatre ouverte, devant.**\n\n**En mai cependant, les apr\u00e8s-midi ensoleill\u00e9s, un bruissement continu se faisait entendre, un murmure de mastication appliqu\u00e9e, par des milliers de mandibules. Alors les feuilles \u00e9taient d\u00e9vor\u00e9es de vers minuscules, qui les laissaient ensuite r\u00e9duites \u00e0 l'\u00e9tat d'une** **dentelle de nervures, quand ils s'en d\u00e9tachaient pour vivre leurs autres aventures pr\u00e9\u00adprogramm\u00e9es, les autres \u00e9pisodes in\u00e9vitables de leur vie vou\u00e9e \u00e0 la m\u00e9tamorphose**.\n\n\u00c0 cette distance de ma fen\u00eatre je ne pouvais pas les apercevoir, mais la for\u00eat aussi \u00e9tait habit\u00e9e de h\u00eatres, dans les basses branches des arbres on pouvait indiscr\u00e8tement surveiller les vers \u00e0 leur t\u00e2che incessante, sans qu'ils se vexent, ou s'effraient, et la cause du murmure s'identifiait ais\u00e9ment, par analogie.\n\nJe savais que ces mangeoires \u00e0 vers \u00e9taient des h\u00eatres, parce que le h\u00eatre est un arbre non m\u00e9diterran\u00e9en, donc sans charmes (le charme est aussi un arbre non m\u00e9diterran\u00e9en, sans charme \u00e9galement, mais je ne savais pas le reconna\u00eetre), et une particularit\u00e9 de son nom anglais m'avait, \u00e0 mon premier s\u00e9jour dans le Royaume-Uni, permis de retenir son identit\u00e9 : mon professeur de sixi\u00e8me au lyc\u00e9e de Carcassonne, M. Charles, initiait ses \u00e9l\u00e8ves \u00e0 l'onomastique arboricole britannique par ce beau jeu de mots didactique : \u00ab Pourquoi dit-on _beech_ ? parce que _to be_ \u2013 \u00eatre ! ; retenez donc que son nom commence par be. \u00bb\n\nJe pense qu'un arbre tel que celui-l\u00e0 aurait m\u00e9rit\u00e9 d'\u00eatre beau ; presque aussi beau qu'un pin, un cypr\u00e8s, ou un olivier. Il ne cessait de me d\u00e9cevoir. Il \u00e9tait si terne ( _drab_ ). Je n'\u00e9tais pas encore sensible, en 1946, aux charmes si discrets de la _drabness_ (anglaise).\n\nUn peu plus tard, environ la Saint-Jean, un ph\u00e9nom\u00e8ne naturel infiniment plus impressionnant animait les arbres (ceux de la for\u00eat ; et quelquefois ceux de notre jardin) : des plus hautes branches s'\u00e9lan\u00e7aient, pour un vol lourd, compulsif, maladroit et presque toujours inexorablement descendant, les lucanes, les grands lucanes noirs comme des tanks-insectes capara\u00e7onn\u00e9s et carapac\u00e9s de chitine.\n\nLeurs \u00e9lytres battaient, brassaient l'air f\u00e9rocement, ayant en effet fort \u00e0 faire pour maintenir en l'air les forteresses volantes de leurs corps affubl\u00e9s d'\u00e9normes bois de cerf.\n\nCes impressionnants appendices les ont fait nommer ausi 'grands cerfs-volants'. Je constate avec regret que le mot 'lucane' appara\u00eet en 1789 dans la langue fran\u00e7aise ; cela veut dire que le minist\u00e8re de la Culture qui fut un temps charg\u00e9 des Grands Travaux et C\u00e9l\u00e9brations a manqu\u00e9 un anniversaire : le bicentenaire de l'invention du nom de ces petits animaux ; un l\u00e2cher de lucanes portant des drapeaux tricolores depuis les arbres des Tuileries, par exemple, aurait enchant\u00e9 les populations.\n\n(Ce n'est pas la seule occasion manqu\u00e9e des derni\u00e8res ann\u00e9es. 1991, par exemple, fut une ann\u00e9e palindromique. Il e\u00fbt donc \u00e9t\u00e9 naturel de la baptiser Ann\u00e9e du Palindrome, et de pr\u00e9voir une s\u00e9rie de manifestations digne d'elle. Quelques exemples :\n\n\u2013 La ville de Laval aurait pu abriter un colloque que le pr\u00e9sident argentin de l'\u00e9poque, Mr Menem, aurait inaugur\u00e9. \u2013 Les enfants des \u00e9coles de France auraient \u00e9t\u00e9 invit\u00e9s \u00e0 composer des po\u00e8mes palindromiques, apr\u00e8s avoir appris par c\u0153ur le fameux palindrome perecquien, toujours record du monde \u00e0 l'heure actuelle (\u00ab trace l'in\u00e9gal palindrome... \u00bb). On aurait d\u00e9cern\u00e9 un prix, et pour la No\u00ebl, tous les L\u00e9on de France auraient re\u00e7u une carte de v\u0153ux reproduisant le po\u00e8me prim\u00e9. \u2013 Comme il n'y a pas que des palindromes litt\u00e9raux, les syllabiques ont droit \u00e0 l'existence, eux aussi, la ville de Miami aurait \u00e9t\u00e9 \u00e0 l'honneur, et un jumelage enthousiaste entre le Mali et Lima aurait \u00e9t\u00e9 richement subventionn\u00e9. \u2013 On aurait dignement comm\u00e9mor\u00e9 la pr\u00e9c\u00e9dente ann\u00e9e palindromique, 1881, avec un hommage \u00e0 la loi de 1881 qui instaura simultan\u00e9ment la libert\u00e9 de la presse et les \u00ab d\u00e9fense d'afficher \u00bb qui longtemps s'affich\u00e8rent sur nos murs.\n\nLes possibilit\u00e9s \u00e9taient immenses. Et l'Oulipo, qui, \u00e0 mon initiative, en avait dress\u00e9 un catalogue \u00e9tendu, \u00e9crivit en ce sens au minist\u00e8re ; qui ne daigna pas r\u00e9pondre. Esp\u00e9rons que la prochaine ann\u00e9e palindromique ne sera pas oubli\u00e9e, et particuli\u00e8rement la date cruciale du 20\/02 2002, que je verrai peut-\u00eatre, si je survis \u00e0 mon ann\u00e9e climat\u00e9rique dans de bonnes conditions.)\n\n## \u00a7 72 Le pourquoi de leur migration soudaine \u00e9tait la compulsion amoureuse\n\nLe pourquoi de la migration soudaine des lucanes (qui ne durait pas beaucoup plus d'une quinzaine de jours) \u00e9tait la compulsion amoureuse : les gros machos-lucanes arm\u00e9s de leurs bois allaient rejoindre d'\u00e9l\u00e9gantes et pour eux d\u00e9licieuses et soumises fianc\u00e9es sans cornes ; et leur d\u00e9collage brusque \u00e9tait d\u00fb \u00e0 la conjonction de deux exigences imp\u00e9rieuses de la constitution lucanienne : l'amour d'une part, et de l'autre la loi inexorable de l'exogamie qui oblige les malheureux m\u00e2les de l'esp\u00e8ce \u00e0 cette exhibition ridicule (qui devait bien faire se marrer les femelles), loi qui se formule ainsi : on n'\u00e9pouse pas une lucane du m\u00eame arbre.\n\nEn fait je ne sais pas si une telle loi peut \u00eatre invoqu\u00e9e pour expliquer le comportement des messieurs lucanes. Je ne le sais pas et bien que je ne sois pas indiff\u00e9rent \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9, en particulier biologique (je compte me renseigner et j'ai suffisamment de biologistes parmi mes proches pour esp\u00e9rer tirer la chose au clair), je ne pourrais pas en profiter (et vous en faire profiter) en l'occurrence.\n\nN'ayant pas fait l'enqu\u00eate n\u00e9cessaire avant le moment o\u00f9 le probl\u00e8me s'est pr\u00e9sent\u00e9, narrativement, de fa\u00e7on toute contingente (comme cela ne cesse de m'arriver), je n'en ai pas le droit, \u00e0 cause de l'axiome que je me suis inflig\u00e9 de non-retour en arri\u00e8re, qui m'interdit la moindre correction ou insertion retrospective. (Je me suis impos\u00e9 une telle exigence parfois rude ; mais je n'y renonce pas malgr\u00e9 les tentations ; car elle donne \u00e0 la prose son sens (au moins de parcours).)\n\nJ'avais conclu \u00e0 cette explication du mouvement des lucanes par analogie avec le cas du h\u00e9risson (pour lequel je sais (?) que la loi est valable, et est la cause de tant de catastrophes dans une population si sympathique, car elle les oblige \u00e0 franchir des routes, ce qui, joint \u00e0 leur syst\u00e8me de d\u00e9fense (se rouler en boule devant tout danger) les livre pieds et poings li\u00e9s (pattes et piquants immobilis\u00e9s en tout cas) \u00e0 la fureur h\u00e9rissonicide des automobilistes).\n\nIl y avait, \u00e0 ma connaissance d'alors, une raison \u00e0 la loi biologique (on ne parlait pas en ces temps de maintien de la diversit\u00e9 du 'pool' g\u00e9n\u00e9tique, et pour cause (nous sommes au printemps de 1947 ou 8 ; l'ADN n'est pas encore sorti en double h\u00e9lice du cerveau fertile de Crick (nouveau Sherlock Holmes) et Watson)): \u00e9viter la d\u00e9g\u00e9n\u00e9rescence qui accompagne fatalement les mariages consanguins (un mariage consanguin entre lucanes !).\n\nJ'avais \u00e9t\u00e9 averti de la gravit\u00e9 universelle de ce probl\u00e8me par la rumeur familiale, car ma grand-m\u00e8re tenait l'exc\u00e8s de mariages entre cousins (germains ; m\u00eame pas 'issus de') dans son ascendance et celle de son mari, mon grand-p\u00e8re, pour responsable de toutes les fragilit\u00e9s et maladies (physiques et surtout mentales).\n\n(Elle ne craignait pas l'idiotie (souvent invoqu\u00e9e par les psychiatres de cette \u00e9poque pleine de certitudes) qui en effet ne semblait gu\u00e8re appara\u00eetre chez ses petits-enfants des trois souches (celle de son fils cadet et de ses deux filles) mais plut\u00f4t les exc\u00e8s intellectuels, et m\u00eame la folie, qui ne manqueraient pas de se produire dans sa descendance (j'exag\u00e8re \u00e0 peine).) (Le mariage entre cousins, si caract\u00e9ristique des romans victoriens, est une sorte d'inceste timide.)\n\nQuoi qu'il en soit, les lucanes embarquaient dans les airs sans grande exp\u00e9rience pr\u00e9alable de la navigation, pouss\u00e9s par la foi, et se pr\u00e9cipitaient maladroitement contre les murs, les vitres, s'affalaient \u00e9puis\u00e9s sur les pelouses, ayant pr\u00e9sum\u00e9 de leurs forces, ou ayant d\u00e9velopp\u00e9 sur leurs cr\u00e2nes de trop impressionnants bois de cerf (y a-t-il des lucanes six-corps, un classement international quantifi\u00e9 des bois de lucanes, une soci\u00e9t\u00e9 de chasseurs de lucanes (et partant des braconniers de lucanes), comme il en existe pour les cervid\u00e9s proprement dits ?\n\n(Dans le cas des cervid\u00e9s, il semble que les braconniers soient souvent plus efficaces que les chasseurs patent\u00e9s et autoris\u00e9s. J'ai constat\u00e9 ce fait de mani\u00e8re tout \u00e0 fait contingente en recevant, un jour, un prix litt\u00e9raire : le Prix de la chasse et de la nature (eh oui !).\n\nUne soci\u00e9t\u00e9 de chasse prosp\u00e8re d\u00e9cernait (d\u00e9cerne sans doute encore) annuellement quelques prix, dont un de po\u00e9sie. Et j'en fus une ann\u00e9e l'heureux quoique perplexe b\u00e9n\u00e9ficiaire pour un livre de po\u00e8mes, Les Animaux de tout le monde. La d\u00e9livrance des prix, c\u00e9r\u00e9monieusement, se tenait dans une salle en sous-sol du mus\u00e9e de la Chasse (un bel h\u00f4tel du troisi\u00e8me arrondissement de Paris) o\u00f9 la soci\u00e9t\u00e9 en question se r\u00e9unissait. Paul Fournel, de l'Oulipo (alors responsable des \u00e9ditions Seghers, qui avaient publi\u00e9 mon livre), ayant invit\u00e9 quelques amis \u00e0 la 'soutenance' afin que je me sente moins seul dans cette \u00e9preuve, nous p\u00e9n\u00e9tr\u00e2mes dans l'antre cyn\u00e9g\u00e9tique avec circonspection. Aux murs se trouvaient affich\u00e9es des t\u00eates de 'record-harts' (des champions-cerfs), affubl\u00e9e chacune d'une \u00e9tiquette indiquant son origine (le nom de son chasseur) et le nombre de points, selon le classement international, de ses bois. Et je pus constater alors que l'assassinat des plus majestueux d'entre eux \u00e9tait attribu\u00e9 \u00e0 des braconniers (rest\u00e9s, par modestie vraisemblablement, anonymes).)\n\nLes lucanes pouvaient faire peur, au d\u00e9but, et Coqui, notre chien collie, ne les approchait du museau qu'avec circonspection, pouss\u00e9 par une curiosit\u00e9 r\u00e9currente, malgr\u00e9 les exp\u00e9riences ant\u00e9rieures d\u00e9sagr\u00e9ables de pincement (plus ou moins imaginaire) de sa truffe, mais on voyait vite qu'ils \u00e9taient parfaitement inoffensifs.\n\nAvec de grands b\u00e2tons, ou de longs roseaux, nous les interceptions en vol, les pr\u00e9cipitant vers l'herbe. Nous les saisissions ensuite entre deux doigts de par-derri\u00e8re les cornes (qui se fermaient et refermaient furieusement sur du vide en guise de protestation et de terrible menace (mais elles \u00e9taient en fait tr\u00e8s peu efficacement agressives ; et on pouvait m\u00eame mettre le doigt entre elles et r\u00e9sister sans peine \u00e0 leurs pitoyables tentatives de pin\u00e7ons (pas des pinces de crabe, en tout cas !)) et nous les alignions sur le perron pour les mesurer (afin de d\u00e9terminer un champion), en les posant bien s\u00fbr sur le dos.\n\nL\u00e0, ils gigotaient, incapables de se retourner, emp\u00eatr\u00e9s de ces grosses et ridicules excroissances dont ils \u00e9taient si fiers (?), dont ils r\u00eavaient de s\u00e9duire les dames lucanes de leurs r\u00eaves.\n\n## \u00a7 73 J'ai, on le voit, une tendance accus\u00e9e \u00e0 l'anthropomorphisme g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9 ;\n\nJ'ai, on le voit, une tendance accus\u00e9e \u00e0 l'anthropomorphisme g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9 ; je l'ai toujours eue, je l'ai encore. Avec cependant moins de conviction \u00e0 ce sujet que Nerval, \u00e9tant plut\u00f4t sceptique en ces mati\u00e8res, comme en d'autres. Mon anthropomorphisme est ludique, plut\u00f4t.\n\n(Nerval va tout de m\u00eame tr\u00e8s loin, englobant dans la cat\u00e9gorie du vivant non seulement le r\u00e8gne animal (\u00ab Respecte dans la b\u00eate un esprit agissant \u00bb), le v\u00e9g\u00e9tal (\u00ab Chaque fleur est une \u00e2me \u00e0 la nature \u00e9close \u00bb), mais le min\u00e9ral m\u00eame (\u00ab Et comme un \u0153il vivant cach\u00e9 par ses paupi\u00e8res\/ un pur esprit s'accro\u00eet sous l'\u00e9corce des pierres \u00bb).\n\nVoil\u00e0 qui est fort beau. Un peu difficile \u00e0 prendre \u00e0 la lettre toutefois.\n\nJ'imagine organiser une manifestation de protestation devant quelque carri\u00e8re de Cornouailles (il n'y a gu\u00e8re que dans les \u00eeles Britanniques qu'on pourrait mettre cela en \u0153uvre) par la LPCM, la Ligue pour la Pr\u00e9vention de la Cruaut\u00e9 envers les Min\u00e9raux, avec des pancartes o\u00f9 on lirait : \u00ab Non au concassage du granit ! \u00bb \u00ab Cessez de faire couler le sang des pierres ! \u00bb ; and so on.)\n\n(\u00c0 propos de v\u00e9g\u00e9taux : Charlotte, ma seconde fille (je ne dirai pas ma fille adoptive, car je suis plut\u00f4t son 'p\u00e8re adopt\u00e9'), est une biologiste d\u00e9butante qui vient de consacrer une ann\u00e9e enti\u00e8re \u00e0 l'\u00e9tude tr\u00e8s studieuse du stress hydrique du plant d'orge.\n\nSon Dipl\u00f4me d'\u00e9tudes approfondies (pr\u00e9sent\u00e9 sous la double surveillance de l'universit\u00e9 de Montpellier-II et de l'\u00c9cole nationale sup\u00e9rieure agronomique de Montpellier) a pour titre : Contr\u00f4le stomatique de la transpiration en relation avec l'accumulation d'acide abscissique dans la s\u00e8ve, chez cinq lign\u00e9es d'orge (.) de tol\u00e9rances \u00e0 la s\u00e9cheresse contrast\u00e9es. J'ai un exemplaire de la r\u00e9daction devant mes yeux.\n\nSous une apparence de neutralit\u00e9 s\u00e9v\u00e8re se dissimule une op\u00e9ration de torture effroyable de malheureux plants d'orge. Une planche de la r\u00e9daction du m\u00e9moire nous montre de jeunes pousses vertes, all\u00e8gres et vivaces des cinq lign\u00e9es \u00e9tudi\u00e9es, trois fran\u00e7aises (LM-28-87, Express et Plaizant) et deux syriennes (Tadmor et Faiz) ; fr\u00e9tillantes, p\u00e9tillantes de sant\u00e9 vert tendre dans leurs pots. La sant\u00e9 insouciante, la joie de vivre resplendissent sur leurs feuilles. On sent qu'elles ont \u00e9t\u00e9 plac\u00e9es et \u00e9lev\u00e9es dans des conditions luxueuses, avec le plus grand soin.\n\nElles ont \u00e9t\u00e9 bien arros\u00e9es, bien nourries (\u00ab les graines ont \u00e9t\u00e9 sem\u00e9es \u00e0 raison d'une graine par pot [...] dans des pots plastiques de 800 cm3 (hauteur 10 cm, c\u00f4t\u00e9 9 cm) couverts d'une feuille d'aluminium. [...] L'arrosage quotidien \u00e0 l'eau a \u00e9t\u00e9 compl\u00e9t\u00e9 par un apport hebdomadaire de solution nutritive Hoagland dilu\u00e9e 10 fois \u00bb). Les photographies nous les montrent heureuses, prosp\u00e8res, confiantes. Elles ne se doutaient visiblement pas du sort qui les attendait.\n\nEt voil\u00e0 que brusquement, pour satisfaire aux exigences d'une science sans piti\u00e9, on les assoiffa. Le m\u00e9moire dit, avec une s\u00e9cheresse (c'est le cas de le dire !) qui fait fr\u00e9mir : \u00ab Apr\u00e8s ce stade, l'irrigation a \u00e9t\u00e9 arr\u00eat\u00e9e soit pour tous les pots le 2 mai pour le semis du 12 avril, soit \u00e0 raison de deux pots par jour pour chaque lign\u00e9e \u00e0 partir du 28 juin pour le semis du 16 juin. \u00bb\n\nJ'avais essay\u00e9, \u00e0 plusieurs reprises, au cours de l'ann\u00e9e, d'attirer l'attention de Charlotte sur les souffrances qu'elle causait ainsi \u00e0 ces pauvres petites plantes qui avaient eu confiance en elle (qui avaient certainement \u00e9t\u00e9 sensibles aux soins dont elle les avait entour\u00e9es), et qui soudain d\u00e9couvraient en elle un bourreau. Rousse, certes, mais bourreau.\n\nJ'imaginai et lui repr\u00e9sentai le cri douleureux et muet de la pousse d'orge r\u00e9clamant \u00ab \u00e0 boire ! \u00e0 boire par piti\u00e9 ! \u00bb. Ayant d'abord cru \u00e0 une erreur, \u00e0 un oubli, \u00e0 une n\u00e9gligence, entendant t\u00e9l\u00e9pathiquement les cris simultan\u00e9s de ses s\u0153urs des autres pots, elle comprenait, pendant l'horreur d'une profonde nuit, que cet assoiffement \u00e9tait volontaire.\n\nElle tentait d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9ment de fouiller la terre du pot pour en extraire des gouttes d'humidit\u00e9 peut-\u00eatre cach\u00e9es au fond (Charlotte m'apprit, confirmant mon hypoth\u00e8se, que la pression exerc\u00e9e vers le bas par les racines augmentait \u00e9norm\u00e9ment pendant le stress hydrique). Puis, d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e, elle renon\u00e7ait \u00e0 la lutte, se dess\u00e9chait et sans doute expirait avec un doux regard (?) de reproche envers celle qui l'avait trahie. (J'observai qu'aucune photographie des plantes apr\u00e8s leur assoiffement ne nous \u00e9tait montr\u00e9e.)\n\nCe fut en vain. Charlotte refusa obstin\u00e9ment de s'apitoyer sur le sort de l'orge. Aucun anthropomorphisme, m\u00eame vague et r\u00e9siduel, n'effleura sa conscience d\u00e9j\u00e0 scientifiquement endurcie. (Elle m'accusa m\u00eame, avec une extr\u00eame mauvaise foi, sous pr\u00e9texte que je lui avais un jour cit\u00e9 les paroles de l'arithm\u00e9ticien Ramanujan : \u00ab il faut que chaque nombre entier soit votre ami personnel \u00bb, de torturer, moi, les 'nombres de Queneau' !)\n\nPire : je viens d'apprendre que pour sa th\u00e8se, qu'elle commence pr\u00e9sentement, elle va r\u00e9cidiver, et traquer l'acide abscissique dans des plants de tabac sauvage !)\n\n## \u00a7 74 Le vol des lucanes, abstraction faite de leurs appendices encombrants\n\nLe vol des lucanes, abstraction faite de leurs appendices encombrants, ressemblait, en plus maladroit et empot\u00e9 encore, \u00e0 celui des hannetons. Un hanneton, parfois, entrait par ma fen\u00eatre ouverte, ne savait plus o\u00f9 aller, se heurtait partout, aux meubles, aux carreaux, au plafond. Je l'attrapais sans peine et le remettais sur son chemin, d'oxyg\u00e8ne et d'azote m\u00eal\u00e9s, l'air. Il repartait brouillon, bougon, m\u00e9content. Mais les hannetons, d\u00e9j\u00e0, se faisaient rares.\n\n **Hanneton**\n\nLe hanneton a disparu\n\nil \u00e9tait lourd et maladroit\n\nil ne volait pas toujours droit\n\ndans le soir de juin jaune et cru\n\nOn lui chantait \u00ab hanneton !\n\nhanneton vole vole vole ! \u00bb\n\nOn lui chantait \u00ab hanneton !\n\nhanneton vole vole donc ! \u00bb\n\nLe hanneton a disparu\n\nde quel mal \u00e9tait-il la proie\n\nquelle poudre jet\u00e9e de quel droit\n\nl'a ray\u00e9 de la carte des vies ?\n\nOn lui chantait : \u00ab hanneton !\n\nhanneton vole vole vole ! \u00bb\n\nOn lui chantait \u00ab hanneton !\n\nhanneton vole vole donc ! \u00bb\n\npar la fen\u00eatre ouverte\n\nil entrait dans ma chambre\n\n\u00e9tonn\u00e9 h\u00e9sitant\n\nil venait des feuilles vertes\n\net chaudes dans l'ombre\n\nje m'en souviens souvent\n\nOn lui chantait \u00ab hanneton !\n\nhanneton vole vole vole ! \u00bb\n\nOn lui chantait \u00ab hanneton ? \u00bb\n\nFin mai, d\u00e9but juin 48, je pr\u00e9parais la premi\u00e8re partie du baccalaur\u00e9at.\n\nLe baccalaur\u00e9at, en ces temps lointains, se passait en deux parties, deux ann\u00e9es cons\u00e9cutives (quand on avait franchi sans encombre la premi\u00e8re \u00e9tape), chacune avec \u00e9crit, oral ; on faisait le plein d'\u00e9preuves : de l'histoire-g\u00e9o, des langues, des math\u00e9matiques, tout \u00e7a.\n\nJe pr\u00e9parais le baccalaur\u00e9at dans ma chambre, c'est-\u00e0-dire que j'avais quelque livre du programme sur ma table, face \u00e0 la fen\u00eatre ouverte \u00e0 l'air ti\u00e8de de mai, de juin.\n\nJe regardais par la fen\u00eatre vers la cime indiff\u00e9renci\u00e9e des h\u00eatres. Les heures passaient.\n\nEt je ne faisais rien.\n\nOu plut\u00f4t je r\u00eavassais. Et, parfois, quand l'envie m'en prenait, j'\u00e9crivais un po\u00e8me.\n\nParfois je composais un po\u00e8me. Parfois j'apprenais un po\u00e8me, dont je notais quelques vers sur un morceau de page de cahier que je collais ensuite sur le papier \u00e0 fleurs du mur de ma chambre au-dessus de mon lit. Je pla\u00e7ais l\u00e0 un vers, des vers, une 'maxime'.\n\nJe me souviens de celle-ci, la premi\u00e8re qui me vient \u00e0 la pens\u00e9e en regardant, int\u00e9rieurement, ce mur de 1946, 7, 8 et 9 : \u00ab Non moins que de savoir il me pla\u00eet de douter. \u00bb\n\n(Cela vient tout droit d'un vers de la Divine Com\u00e9die, que citait ma m\u00e8re, pris je ne sais o\u00f9, Enfer ou Paradis qu'importe, dans je ne sais quel chant, et je l'avais traduit en un alexandrin l\u00e9g\u00e8rement classicisant. (D\u00e9j\u00e0 sceptique donc \u00e9tais-je ? sans doute pas : c'est maintenant que mon souvenir s\u00e9lectionne ce qui, aujourd'hui, lui convient (qui \u00e7a, 'lui'?)))\n\nJ'\u00e9crivais ces vers, ces maximes, avec le plus grand soin, en couleurs diff\u00e9rentes, bleu pour la po\u00e9sie, noir pour la prose, un titre en vert, un nom d'auteur en rouge. (Quatre couleurs, d\u00e9j\u00e0 ; j'ai continu\u00e9. J'\u00e9cris toujours en quatre couleurs. Ce choix ne pouvait \u00eatre alors en hommage au 'th\u00e9or\u00e8me des quatre couleurs'; je ne le connaissais pas.)\n\nJe les **vois** : sur le mur inclin\u00e9, au-dessus de la t\u00eate du lit, de part et d'autre de chaque fen\u00eatre (une est tourn\u00e9e vers la for\u00eat, l'autre vers le jardin) ; il y en a beaucoup, cinquante au moins, cent peut-\u00eatre, bouts de papier coll\u00e9s aux murs, au plafond (assez bas) m\u00eame. Je les vois, en distingue quelques-uns.\n\nJ'\u00e9tais envahi de vers. J'\u00e9tais, en cela au moins, un po\u00e8te. Le po\u00e8te, a dit le docteur Lacan, est rong\u00e9 de vers.\n\n## \u00a7 75 J'avais un peu plus de quinze ans\n\nJ'avais un peu plus de quinze ans. J'allais passer mon baccalaur\u00e9at. J'\u00e9tais, comme on dit, pr\u00e9coce. Et encore cela aurait pu \u00eatre pire ; car mes parents m'avaient fait redoubler une classe de seconde : pour rien, puisque j'\u00e9tais de toute fa\u00e7on trop jeune pour \u00eatre bien dans une classe, o\u00f9 mes condisciples \u00e9taient surtout pr\u00e9occup\u00e9s de rasoirs et de filles ; et je m'ennuyais profond\u00e9ment, inexorablement (sauf pendant les cours dits de fran\u00e7ais).\n\nJe n'\u00e9tais pas autrement honteux de mon peu d'assiduit\u00e9 au programme de mes r\u00e9visions (dans trop de cas plut\u00f4t des premi\u00e8res visions, d'ailleurs), j'avais plus ou moins confiance en ma capacit\u00e9 de m'en tirer \u00e0 l'examen.\n\nLe seul probl\u00e8me \u00e9tant que le r\u00e9sultat serait plut\u00f4t m\u00e9diocre, ce qui me g\u00eanerait ensuite (et en fait j'eus la mention dite 'assez bien', qui d\u00e9sappointa mes parents (moi je fus soulag\u00e9 ; j'avais craint pire en recevant, sur ma table de candidat, le sujet d'histoire)).\n\nEt surtout j'avais d\u00e9couvert dans Baudelaire une justification. (Ah qui dira l'influence n\u00e9faste de Baudelaire sur les lyc\u00e9ens de ma g\u00e9n\u00e9ration ! Comme Gustave Lanson avait eu raison de l'exclure de sa _Litt\u00e9rature fran\u00e7aise_ , qui \u00e9tait encore la bible des \u00e9tudes litt\u00e9raires, pas encore d\u00e9tr\u00f4n\u00e9e (quoique en voie de proche d\u00e9tr\u00f4nement) par le 'Lagarde et Michard' (Lagarde avait \u00e9t\u00e9 mon professeur de seconde, il me semble (mais peut-\u00eatre \u00e9tait-ce un autre Lagarde)) qui eut lui-m\u00eame une 'dur\u00e9e de vie' beaucoup plus courte.\n\n(Mon oncle Frantz, d'apr\u00e8s ma m\u00e8re, pr\u00e9tendait que pour r\u00e9ussir aux \u00e9preuves de dissertation fran\u00e7aise du baccalaur\u00e9at, puis \u00e0 celles du concours d'entr\u00e9e \u00e0 l'\u00c9cole normale sup\u00e9rieure (rue d'Ulm), et enfin \u00e0 l'agr\u00e9gation, il fallait conna\u00eetre par c\u0153ur cet ouvrage mais\n\n\u2013 a) ne jamais le citer textuellement (le paraphraser avec componction et un zeste de critique) ;\n\n\u2013 b) ne jamais rien lire d'autre ou para\u00eetre avoir lu, et en particulier ne jamais lire une seule des \u0153uvres litt\u00e9raires dont Lanson avait parl\u00e9.\n\nDans une 'revue' de normaliens des ann\u00e9es vingt, racontait ma m\u00e8re, on voyait sur sc\u00e8ne Lanson. Une femme apparaissait, rev\u00eatue d'une toge. \u00ab Qui es-tu ? \u00bb disait le normalien jouant le r\u00f4le du ma\u00eetre Lanson. \u00ab La Litt\u00e9rature fran\u00e7aise \u00bb, disait-elle. Et lui : \u00ab Quelle \u00e9dition ? \u00bb)\n\n(Dans un autre tableau de revue Lanson interrogeait un candidat au concours d'entr\u00e9e \u00e0 l'ENS. Il lui disait : \u00ab Supposez que vous ayez un cheval dont le nom est Que-voulez-vous-qu'il-f\u00eet-contre-trois-qu'il-mou, et que ce cheval donne des coups de pied, que diriez-vous ? \u00bb Le candidat, apr\u00e8s s'\u00eatre vainement creus\u00e9 la t\u00eate et gratt\u00e9 le cr\u00e2ne, avouait qu'il ne savait pas. Et Lanson disait triomphalement : \u00ab Que-voulez-vous-qu'il-f\u00eet-contre-trois-qu'il-mou rue ! \u00bb Le candidat, d'abord d\u00e9sar\u00e7onn\u00e9, alors se regrattait la t\u00eate, se recreusait le cr\u00e2ne un moment, et disait : \u00ab Mais... supposez que vous ayez un cheval dont le nom est Ou-qu'un-beau-d\u00e9sespoir-alors-le-secou et que ce cheval donne des coups de pied, que diriez-vous ? \u00bb Lanson r\u00e9fl\u00e9chissait, r\u00e9fl\u00e9chissait, mais ne trouvait pas ; que les normaliens de cette \u00e9poque \u00e9taient de sales gamins !))\n\nBaudelaire donc, disais-je, avait fini par entrer dans le 'canon' et de l\u00e0 dans le 'cursus' (et je vois encore certains de mes condisciples r\u00e9citant de mani\u00e8re bovine et d\u00e9go\u00fbt\u00e9e 'La Charogne' pour quelque composition de r\u00e9citation (en premi\u00e8re : mon professeur de seconde, Lagarde de 'Lagarde et Michard' si c'est lui, M. Lagarde sinon, se serait bien gard\u00e9 de nous imposer un tel texte d'un go\u00fbt douteux)).\n\nMais il y avait dans Les Fleurs du mal bien des passages consid\u00e9r\u00e9s comme d\u00e9l\u00e9t\u00e8res, lesquels les Morceaux choisis mis \u00e0 notre disposition \u00e9vitaient soigneusement. (Lesbos ? qu\u00e9saco ?)\n\nLord Bertrand Russell qui (on le sait peu) n'a pas \u00e9crit que de la logique (injustement par certains d\u00e9cri\u00e9e d'ailleurs) et une fameuse autobiographie mais s'est aussi essay\u00e9 \u00e0 la fiction, fait, dans une nouvelle, le portrait d'un couple victorien (c'est une caricature certes, mais assez r\u00e9ussie).\n\nLe mari, un gentleman fort \u00e9thique, d\u00e9sireux de maintenir sa jeune \u00e9pouse dans l'ignorance de certaines 'choses', ignorance indispensable \u00e0 toute conduite f\u00e9minine morale, l'ayant surprise \u00e0 ouvrir, en toute innocence pr\u00e9cisons-le, dans sa biblioth\u00e8que un volume des \u0153uvres de Shakespeare, le lui arrache des mains en disant : \u00ab Malheureuse ! jette ce livre avant qu'il soit trop tard ! Du poison coule de chaque page ! _Poison drips from every page !_ \u00bb\n\nPeu de temps apr\u00e8s la sc\u00e8ne se transporte chez un libraire louche de Soho, \u00e0 Londres, qui vend 'sous le manteau' des \u00e9ditions libertines et pornographiques avec illustrations 'cochonnes'.\n\n## \u00a7 76 Dans ce lieu sordide entre un matin, v\u00eatue de noir et le visage voil\u00e9 d'une voilette violette\n\nDans ce lieu sordide entre un matin, v\u00eatue de noir et le visage voil\u00e9 d'une voilette violette (si elle n'est pas violette elle devrait l'\u00eatre, \u00e0 la rigueur mauve), une femme \u00e9l\u00e9gante, visiblement de la meilleure soci\u00e9t\u00e9 (en laquelle le lecteur perspicace ne manque pas de reconna\u00eetre l'innocente mais curieuse \u00e9pouse du gentleman moral), qui s'adresse au jeune vendeur \u00e0 la tenue n\u00e9glig\u00e9e, et dans un murmure musical et rougissant (un murmure rougissant !) lui demande s'il n'aurait pas, par hasard, dans ses rayons quelque Shakespeare \u00e0 vendre.\n\nEt le jeune homme, avec un sourire lubrique et de connivence (un 'leer' = regard libidineux) sussssurrrre \u00e0 l'oreille nacr\u00e9e de la prospective et app\u00e9tissante cliente (\u00e9cartant la voilette d'une d\u00e9j\u00e0 insolente main) : \u00ab Mais certainement, madame, veuillez me suivre dans l'arri\u00e8re-boutique. \u00bb\n\nO\u00f9 en \u00e9tais-je ? \u00c0 l'\u00e9poque qu'\u00e9voque Russell (et c'est \u00e0 cela qu'il fait allusion), pour \u00e9viter de mettre les ouvrages dangereux entre des mains non pr\u00e9par\u00e9es \u00e0 les recevoir, un certain Bowdler (Thomas, mort en 1825) avait imagin\u00e9 de publier un Shakespeare expurg\u00e9 de tous les passages 'douteux'.\n\nCar il y avait bien trop, \u00e0 son avis, chez le 'barde', de ces vers qui risquaient de faire monter la rougeur sur le visage des honn\u00eates femmes et de troubler le teint rose (qu'on dit mi-p\u00eache mi-cr\u00e8me, 'peaches-and-cream') des innocentes jeunes filles (faire surgir ce que Mr Podsnap, dans un roman de Dickens, appelle 'A Blush on the Cheek of the Young Person') (le rougeoiement de la honte sur le visage de la Jeune Personne).\n\nLe nom de Bowdler est ainsi entr\u00e9 tout droit dans la langue anglaise (il s'y trouve encore), avec le verbe 'bowdlerize' (que le r\u00e9cent dictionnaire Oxford-Hachette, \u0153uvre de mon amie Helo\u00efse, traduit n\u00e9gligemment par 'expurger'). (Il y a aussi _bowdlerizer_ et _bowdlerization_.)\n\nUne version 'bowdl\u00e9ris\u00e9e' des Fleurs du mal, voil\u00e0 ce que connaissaient le plus souvent les \u00e9l\u00e8ves des lyc\u00e9es et coll\u00e8ges de la Troisi\u00e8me et m\u00eame de la Quatri\u00e8me R\u00e9publique.\n\n(Le titre d'une traduction anglaise par un 'bowdlerizer' pourrait \u00eatre : The Flowers of Discomfort\n\n(euph\u00e9misme mis ici pour montrer que le livre contient des passages inconvenants : dans un roman de Trollope, quand l'h\u00e9ro\u00efne annonce \u00e0 ses s\u0153urs qu'elle envisage d'\u00e9pouser un jeune homme qui ne 'convient' pas, ses s\u0153urs se r\u00e9crient et s'exclament, ouvrant largement leur bouche rose sur le deuxi\u00e8me 'a' de 'papa' : \u00abOh no ! it would make papa uncomfortable ! \u00bb))\n\nMais je m'\u00e9gare, comme disait Diodore Cronos. Ce n'est pas du tout les 'pi\u00e8ces condamn\u00e9es' des Fleurs du mal qui nuisaient \u00e0 ma pr\u00e9paration du baccalaur\u00e9at, mais ces vers bien autrement redoutables : \u00ab Et mon esprit subtil que le roulis caresse\/ Saura vous retrouver \u00f4 f\u00e9conde paresse\/ Infini bercement du loisir embaum\u00e9 \u00bb.\n\nAvec cette caution illustre, au nom de la po\u00e9sie toute paresse \u00e9tait f\u00e9conde (la po\u00e9sie !), toute m'\u00e9tait permise.\n\nToutes les r\u00eaveries, toutes les distractions.\n\nJ'\u00e9tais autoris\u00e9 sp\u00e9cialement \u00e0 consacrer la grande majorit\u00e9 des heures attribu\u00e9es \u00e0 la pr\u00e9paration du baccalaur\u00e9at \u00e0 une orgie de lecture, \u00e0 une mise en m\u00e9moire ou composition de po\u00e9sies mollement inspir\u00e9es.\n\nLa saison s'y pr\u00eatait, d\u00e9licieuse. C'\u00e9tait le mois de mai ; c'\u00e9tait le mois de juin. Il faisait beau et chaud ; puis il faisait chaud et beau. L'air \u00e9tait plein de murmures pollinis\u00e9s, si j'ose m'exprimer ainsi. Les petits vers du parc et de la for\u00eat murmuraient des mandibules dans les h\u00eatres. La douce chaleur printani\u00e8re murmurait dans les veines des \u00eatres (ah ! ah !) vivants : fourmis, lucanes, chiens, h\u00e9rissons, renards, \u00e9cureuils, hirondelles et adolescents. Les jours s'attardaient, les aubes \u00e9taient impatientes, le soleil saturait les clairi\u00e8res. L'id\u00e9e de ros\u00e9e s'incarnait dans les cils des fleurs, dans les herbes jeunes des chemins.\n\nUne s\u00e8ve moins po\u00e9tique troublait les jeunes et p\u00e2les \u00e2mes lyc\u00e9ennes. Une critique cin\u00e9matographique du Canard encha\u00een\u00e9, recommandant le film D\u00e9d\u00e9 d'Anvers \u00ab malgr\u00e9 l'\u00e9rotisme un peu trop pouss\u00e9 de la sc\u00e8ne d'amour \u00bb, faisait monter vivement les recettes des cin\u00e9mas proches d'un \u00e9tablissement secondaire d'enseignement.\n\n## \u00a7 77 Un avantage non n\u00e9gligeable du d\u00e9m\u00e9nagement de notre famille\n\nUn avantage non n\u00e9gligeable du d\u00e9m\u00e9nagement de notre famille (apr\u00e8s un traumatique transbordement depuis Carcassonne peu de temps apr\u00e8s la Lib\u00e9ration (\u2192 branche 2)), qui n'\u00e9tait rest\u00e9e qu'un an \u00e0 peine \u00e0 Paris, jusqu'au d\u00e9but de 1946\n\n(mes parents, dans un (regrettable) respect r\u00e9publicain de la parole donn\u00e9e ayant restitu\u00e9 \u00e0 la propri\u00e9taire du 56 rue d'Assas l'appartement r\u00e9quisitionn\u00e9 que nous y occupions quand elle d\u00e9clara en avoir besoin (elle l'avait r\u00e9clam\u00e9 pour son fils revenant d'Allemagne o\u00f9 il avait \u00e9t\u00e9 prisonnier ; mais elle s'empressa, elle, de ne pas respecter sa propre parole : les logements dans le Paris d'apr\u00e8s la Lib\u00e9ration \u00e9taient rares et les loyers commen\u00e7aient leur irr\u00e9sistible ascension ; c'\u00e9tait le temps des 'pas-de-porte', ill\u00e9gaux mais universels ; et fort co\u00fbteux)),\n\net de notre installation au 27 de la rue Franklin \u00e0 Saint-Germain-en-Laye dans une villa \u00e0 deux \u00e9tages au bord de la for\u00eat (mais tr\u00e8s loin de la gare) fut que pour la premi\u00e8re fois de ma vie j'eus une chambre \u00e0 moi.\n\n('A room of one's own' n'est pas seulement un slogan exprimant le d\u00e9sir d'\u00e9mancipation des Anglaises de la classe moyenne pendant le premier vingti\u00e8me si\u00e8cle, c'est aussi une aspiration d'adolescents dans une famille nombreuse de la petite bourgeoisie intellectuelle (et ailleurs, sans doute).)\n\nJ'eus brusquement une chambre pour moi tout seul, au deuxi\u00e8me \u00e9tage, sous le toit. En haut d'un escalier point trop silencieux, seul. Les autres pi\u00e8ces du m\u00eame \u00e9tage \u00e9taient le plus souvent inoccup\u00e9es (inoccupation qui fut pour moi la cause indirecte d'un \u00e9v\u00e9nement traumatisant de ces m\u00eames ann\u00e9es), j'y \u00e9tais paresseux et r\u00eavasseur en toute s\u00e9curit\u00e9.\n\nLa douceur de mai, la chaleur de juin, le murmure des petits vers dans les feuilles des h\u00eatres, la distraction des lourds lucanes, la lecture, l'incessante et boulimique lecture (je commen\u00e7ais \u00e0 pouvoir lire en anglais, ce qui a enti\u00e8rement boulevers\u00e9 ma vie, mon lien \u00e0 la langue, aux langues), tout cela contribuait \u00e0 me rendre les exercices scolaires infiniment fastidieux.\n\nEt puis, je venais de voir s'ouvrir devant moi tout un territoire enti\u00e8rement nouveau, inimaginable auparavant, de po\u00e9sie.\n\nEt j'allais m'y aventurer seul, sans y \u00eatre guid\u00e9 par ma m\u00e8re, ni par mes camarades de classe, ni par mes professeurs. Je fis \u00e0 cette \u00e9poque l'exp\u00e9rience d'une \u00e9mancipation. Et je me crus libre.\n\nLa rue Franklin, je m'en souviens, \u00e9tait en pente. Les chiens, les bicyclettes, les arbres descendaient d'un c\u00f4t\u00e9, de l'autre les automobiles remontaient. Au bas de la rue il y avait une gare dite de ceinture, d\u00e9saffect\u00e9e. \u00c0 droite, on entrait en for\u00eat. La for\u00eat de Saint-Germain \u00e9tait une for\u00eat comme nous n'en avions jamais connu, mes fr\u00e8res, ma s\u0153ur et moi, dans nos premi\u00e8res ann\u00e9es. Alors nous n'avions pour image concr\u00e8te de l'id\u00e9e de for\u00eat qu'un assez petit bois, proche de Carcassonne, le bois de Serres, et un autre un peu plus grand, dit Gaja, qui nous paraissait tr\u00e8s grand, mais ne l'\u00e9tait gu\u00e8re. On ne s'y perdait que pour faire semblant. J'avais aussi \u00e9t\u00e9 dans les for\u00eats montagnardes des Alpes (une fois), des Pyr\u00e9n\u00e9es (une fois), mais bien peu de temps.\n\nDans cette vraie for\u00eat d'\u00cele-de-France, les essences \u00e9taient enti\u00e8rement diff\u00e9rentes : pas de pins, cypr\u00e8s, oliviers, amandiers. Pas de pignons, donc, pas d'odeur de r\u00e9sine. Un fait regrettable certes (profiter de conditions nouvelles et favorables n'interdit pas la nostalgie) mais compar\u00e9e au jardin du Luxembourg la for\u00eat tr\u00e8s peign\u00e9e de Saint-Germain \u00e9tait presque vaste comme une Amazonie. Elle n'\u00e9tait gu\u00e8re hirsute, mis \u00e0 part quelques massifs d\u00e9bois\u00e9s envahis par les ronces et, en un ou deux endroits fort bien venus, des framboisiers ignor\u00e9s de tous sauf de nous ; mais elle avait de la dimension. Les marronniers avaient de la classe, en automne.\n\nSes arbres, h\u00eatres, ormes, ch\u00eanes, marronniers \u00e9taient sans aucun prestige \u00e0 mes yeux de m\u00e9diterran\u00e9en, mais elle \u00e9tait plut\u00f4t bien entretenue ; on y rencontrait peu de voitures, peu de pique-niqueurs sinon les dimanches ; en dehors de quelques r\u00e9gions d'\u00e9tendue tr\u00e8s limit\u00e9e, on y circulait vivement, facilement, all\u00e8grement \u00e0 pied ou \u00e0 v\u00e9lo. D'un c\u00f4t\u00e9, au-dessous de la 'terrasse', derri\u00e8re le mus\u00e9e et la gare, on surplombait vertigineusement Le Pecq, et la Seine. De l'autre on pouvait aussi retrouver la Seine non loin de Conflans-Sainte-Honorine. On atteignait l\u00e0 un grand bassin d'arrosage, o\u00f9 on pouvait, en \u00e9t\u00e9, se baigner. Nous ne nous en privions pas.\n\nLes rues, le bois \u00e9taient encore assez libres d'automobiles. Ce n'\u00e9tait plus tout \u00e0 fait la tranquillit\u00e9 souveraine dont la guerre nous avait gratifi\u00e9s, nous, les enfants de 39-45, mais, jusqu'\u00e0 ce que nous revenions de nouveau \u00e0 Paris en 1950, on ne peut pas dire que les oua-tures et autres autom\u00e9dons nous g\u00ean\u00e8rent beaucoup. Nous n'en avions pas nous-m\u00eames.\n\nMon p\u00e8re passa son permis, mais ne conduisit pas plus de deux fois, en tout et pour tout. Ensuite ma m\u00e8re s'y mit \u00e0 son tour, avec plaisir. Elle aima beaucoup une deux-chevaux qu'elle conduisit jusqu'\u00e0 ce qu'elle perde la vue ; mais ces faits, quoique vrais, ne sont pas de ces temps-l\u00e0.\n\nNous allions donc partout \u00e0 pied, \u00e0 v\u00e9lo ; et \u00e0 chien.\n\n## \u00a7 78 En 1940 en effet ma tante Ren\u00e9e et mon oncle Walter \u00e9taient partis pour l'Am\u00e9rique\n\nEn 1940 en effet (cet 'en effet' annonce un d\u00e9veloppement explicatif du mot 'chien') ma tante Ren\u00e9e et mon oncle Walter \u00e9taient partis pour l'Am\u00e9rique (et ils avaient bien fait ; l'Allemagne nazie avait des intentions tr\u00e8s mauvaises \u00e0 l'\u00e9gard de mon oncle, dont le nom \u00e9tait Walter Juda ; une certaine situation apocalyptique le mena\u00e7ait, lui sp\u00e9cialement). Ils s'y \u00e9taient install\u00e9s et prosp\u00e9raient depuis leur arriv\u00e9e dans le Nouveau Monde \u00e0 Lexington, Massachusetts, dans un quartier nomm\u00e9 Moon Hill, plus ou moins pr\u00e8s de Harvard et du MIT (mon oncle \u00e9tait un excellent chimiste).\n\nIls croissaient (en biens mat\u00e9riels) et multipliaient (trois cousins \u00e9taient en voie de l'un apr\u00e8s l'autre succ\u00e9der \u00e0 une premi\u00e8re cousine). Ils invit\u00e8rent un beau jour mon fr\u00e8re Pierre \u00e0 un s\u00e9jour un peu \u00e9tendu dans ce pays de cocagne alimentaire. Il y alla avec enthousiasme, accompagn\u00e9 de notre admiration et de notre envie. Pensez donc.\n\nDans ce pays on mangeait des oranges \u00e0 pleines dents, ou sous la forme de jus infiniment mousseux ; on y disposait d'ice-creams d'innombrables saveurs, sous d'innombrables formes (des purs, des 'floats', des 'frappes', des ice-creams-sodas, que sais-je ?). On y d\u00e9vorait de fabuleux 'banana-splits'; on y buvait du lait \u00e0 volont\u00e9, qui n'\u00e9tait pas pl\u00e2treux, d\u00e9cr\u00e9m\u00e9, bleu de maigreur comme le n\u00f4tre. Et je ne parle m\u00eame pas des T-bone steaks, des chips, du peanut butter.\n\nToutes ces merveilles gastronomiques faisaient r\u00eaver et saliver en r\u00eavant. Elles nous avaient fait r\u00eaver pendant la guerre, quand ma grand-m\u00e8re \u00e9tait revenue d'un voyage intr\u00e9pide sur l'oc\u00e9an Atlantique infest\u00e9 de sous-marins allemands. Ses r\u00e9cits avaient nourri en nous l'imagination d'incroyables splendeurs gustatives. Elles nous \u00e9merveillaient toujours. Il y avait encore en France de s\u00e9v\u00e8res restrictions.\n\nPierre partit, traversa l'oc\u00e9an en bateau, s\u00e9journa six mois, revint bien nourri, parlant anglais avec un accent peu oxonien, et en possession d'un beau cadeau : un chien ; un berger \u00e9cossais, un collie, nomm\u00e9 Coqui.\n\nPour vous donner une id\u00e9e de son aspect physique je vous renvoie \u00e0 une ancienne s\u00e9rie t\u00e9l\u00e9vis\u00e9e qui eut son heure de gloire, 'La Fid\u00e8le Lassie'.\n\nL'h\u00e9ro\u00efne est le portrait tout crach\u00e9 (quoiqu'un peu moins r\u00e9ussi) de Coqui (je dis l'h\u00e9ro\u00efne, mais sa ressemblance tr\u00e8s forte avec Coqui, donc avec un chien, tient au fait, qui m'a \u00e9t\u00e9 rapport\u00e9, et qui est peut-\u00eatre exact, que l'actrice jouant Lassie \u00e9tait en fait un homme (je veux dire un chien). C'\u00e9tait un travesti ! (renouant ainsi avec une ancienne tradition du th\u00e9\u00e2tre \u00e9lisab\u00e9thain) (et si c'est vrai, le malheureux devait jouer, m'a-t-on dit (je tiens ce d\u00e9tail de Jean-Claude Milner, prodigieux encyclop\u00e9diste), ces r\u00f4les interminablement idiots avec le handicap suppl\u00e9mentaire d'un camouflage de sparadrap mal plac\u00e9 pour son confort !)).\n\nUne des innombrables qualit\u00e9s de Coqui \u00e9tait sa rapidit\u00e9 infatigable. Il courait comme personne derri\u00e8re nos v\u00e9los et quand nous revenions de promenade, apr\u00e8s des kilom\u00e8tres, quand il sentait la proximit\u00e9 de la maison et d'un repos (malgr\u00e9 tout) bien gagn\u00e9, il acc\u00e9l\u00e9rait encore et faisait bien du quarante \u00e0 l'heure en grimpant la rue Franklin.\n\nComme les collies sont des chiens de berger particuli\u00e8rement performants (ils vous ram\u00e8nent, trient et rangent un troupeau de cent moutons en moins de temps qu'il ne faut pour le dire), comme Coqui \u00e9tait un collie priv\u00e9 de moutons, il avait instinctivement tendance \u00e0 nous ramener, \u00e0 nous trier et \u00e0 nous ranger, en aboyant \u00e0 haute, claire et intelligible voix.\n\nCe qui nous avait conduit \u00e0 une variante du jeu de chat perch\u00e9 dans le jardin, adapt\u00e9e \u00e0 son atavique et inemploy\u00e9 talent. Le 'perchoir' \u00e9tait par convention le perron, ouvrant sur les pi\u00e8ces de s\u00e9jour du rez-de-chauss\u00e9e de la villa ; du perron on descendait et se r\u00e9pandait en courant et en d\u00e9sordre dans le jardin, poursuivis par Coqui qui donnait de la voix et de la gueule afin de ramener ce troupeau indisciplin\u00e9 au sens du devoir.\n\nIl nous courait apr\u00e8s et saisissait (fermement mais sans mordre ; effet de l'instinct collie et d'un des dix commandements de l'\u00e9ducation canine puritaine de la Nouvelle-Angleterre, o\u00f9 il \u00e9tait n\u00e9 et avait pass\u00e9 les trois premiers mois de son existence : tu ne mordras point !), il saisissait ses moutons de substitution r\u00e9calcitrants par l'\u00e9quivalent de la toison laineuse, le bas du pantalon ou de la jupe. Quiconque \u00e9tait attrap\u00e9 par lui devait s'immobiliser sur-le-champ. Quand tout le monde \u00e9tait pris, on recommen\u00e7ait.\n\nCoqui \u00e9tait tr\u00e8s beau, mais modeste. Quand il accompagnait ma m\u00e8re au march\u00e9, m\u00eame l'air malheureux qu'il prenait d'avoir \u00e0 supporter la laisse ne le privait pas d'attirer partout des regards admiratifs (il a certainement d\u00fb \u00eatre le premier collie \u00e0 se promener dans ces rues, si t\u00f4t apr\u00e8s la fin de la guerre).\n\nOn l'attachait \u00e0 un poteau quelconque. Il attendait avec patience notre retour avec les paquets, et, r\u00e9compense de sa patience, un bel os moelleux et doux \u00e0 la dent.\n\nEt les enfants de tous \u00e2ges s'approchaient, saisis d'une envie folle de passer la main dans les longs poils fauves, de caresser la ligne blanche qui partageait son cr\u00e2ne tr\u00e8s plat au-dessus de son tr\u00e8s long museau ; retenus d'abord par des m\u00e8res inqui\u00e8tes, ils s'enhardissaient vite. Car Coqui, d\u00e9bonnairement, se laissait admirer et caresser, recevant les hommages enfantins avec une bienveillance royale, et une grande modestie.\n\n## \u00a7 79 Il \u00e9tait en fait extr\u00eamement doux et confiant en la bont\u00e9 de la nature humaine\n\nIl \u00e9tait en fait extr\u00eamement doux et confiant en la bont\u00e9 de la nature humaine. Il ne manifestait d'hostilit\u00e9 indiscutable (g\u00e9n\u00e9tiquement ou culturellement programm\u00e9e : ne tranchons pas) qu'envers les chats, les facteurs et les employ\u00e9s d'EDF.\n\nMais il \u00e9tait d'une patience \u00e0 toute \u00e9preuve avec les petits enfants. Ils pouvaient lui tirer les poils, grimper sur son dos, lui souffler dans ses longues, douces, soyeuses oreilles, lui jeter des cailloux sur l'\u00e9chine et du sable dans les yeux, il supportait tout sans presque protester (avec l'air de dire : \u00ab Ne les grondez pas ; il faut bien qu'ils s'amusent, ces petits ! \u00bb).\n\nIl lui fallait de la patience pour ne pas \u00eatre \u00e9touff\u00e9 de leur enthousiasme. Car partout o\u00f9 il allait, il attirait leurs regards admiratifs, leurs exclamations flatteuses.\n\nPartout donc, pas seulement au march\u00e9, o\u00f9 on le laissait dans la rue attach\u00e9 \u00e0 quelque borne, on le retrouvait entour\u00e9 d'une foule d'admirateurs et admiratrices dont il accueillait sans morgue les hommages. \u00ab Charmant, jeune, tra\u00eenant tous les c\u0153urs apr\u00e8s soi \u00bb, disions-nous fi\u00e8rement et citationnellement, baignant dans cette gloire dont le prestige rejaillissait un petit peu sur nous.\n\nCoqui avait le poil long. La masse immense de sa robe fauve demandait des soins attentifs, souvent renouvel\u00e9s, auxquels il se soumettait sans enthousiasme, avec ob\u00e9issance et r\u00e9signation. Il faut souffrir pour \u00eatre beau, lui disions-nous, d\u00e9semm\u00ealant avec \u00e9nergie quelque touffe emberlificot\u00e9e de poils d'\u00e9chine (et encore avait-il la chance de ne pas avoir \u00e0 courir dans la garrigue o\u00f9 il aurait \u00e9t\u00e9 recouvert d'agafaroths acharn\u00e9s comme des pucerons). D\u00e8s que les beaux jours revenaient il en abandonnait de plus en plus largement sur les crins de la brosse m\u00e9tallique, et il en d\u00e9posait surtout de larges touffes dans tous les coins de la maison, particuli\u00e8rement la bourre et le duvet blanc de ses flancs et de son ventre.\n\nNous les recueillions avec soin dans un sac afin d'en confectionner en temps utile des coussins, un \u00e9dredon m\u00eame, dont les vertus th\u00e9rapeutiques et soporifiques seraient, pensions-nous, incomparables, venant de lui.\n\nSa beaut\u00e9, disions-nous, ne le rendait pas immodeste. Il n'\u00e9tait pas le moins du monde vaniteux. Ce n'\u00e9tait pas un caniche, ce n'\u00e9tait pas un p\u00e9kinois. Il n'\u00e9tait pas, dirais-je anachronistiquement, un top-model, malgr\u00e9 un pedigree (authentifi\u00e9 par un parchemin) \u00e0 faire envie \u00e0 bien des setters (p\u00e8re et m\u00e8re champions dans les comp\u00e9titions canines des \u00c9tats du Vermont, du Maine et du Mets-sa-chaussette). Mais il n'avait pas non plus l'immense b\u00eatise \u00e9l\u00e9gante et d\u00e9gingand\u00e9e du l\u00e9vrier afghan.\n\nL'extr\u00eame platitude de son cr\u00e2ne et l'extr\u00eame allongement de son museau auraient pu nourrir _a priori_ quelque inqui\u00e9tude sur ses facult\u00e9s intellectuelles. Le palmar\u00e8s prestigieux et indiscutable des collies dans les \u00e9preuves classificatoires de moutons \u00e9tait certes enti\u00e8rement rassurant \u00e0 cet \u00e9gard, au moins en ce qui concerne ses pr\u00e9dispositions naturelles.\n\nIl \u00e9tait assur\u00e9, rien qu'en tant que repr\u00e9sentant de son esp\u00e8ce, d'un QI de chien fort respectable. Mais il nous \u00e9tait apparu insuffisant de nous en remettre \u00e0 la nature et \u00e0 l'h\u00e9r\u00e9dit\u00e9. Nous n'\u00e9tions pas pour rien des petits-enfants d'instituteurs de la Troisi\u00e8me R\u00e9publique, gratuite, la\u00efque et obligatoire, \u00e9prise de Libert\u00e9, d'\u00c9galit\u00e9 et de Fraternit\u00e9 transethniques et transesp\u00e8ces. L'instinct didactique \u00e9tait tr\u00e8s fortement enracin\u00e9 en nous.\n\nIl avait un bon fond, sans doute, mais l'instruction n'est pas faite pour les chiens, que diable !, si j'ose dire puisque nous br\u00fblions d'en appliquer les principes \u00e0 une nature canine. Nous ne voulions pas, pour des raisons morales, qu'il ne soit qu'un beau museau.\n\nNous avions donc d\u00e9cid\u00e9 qu'il fallait cultiver aussi son intellect. Il \u00e9tait en cons\u00e9quence soumis perp\u00e9tuellement \u00e0 des sollicitations langagi\u00e8res destin\u00e9es \u00e0 lui apprendre d'importantes nuances et distinctions de sons et de sens.\n\nIl fallait imp\u00e9rativement qu'il apprenne \u00e0 r\u00e9agir de mani\u00e8re diff\u00e9rentielle et indiscutable \u00e0 la pr\u00e9sentation de deux phrases nominales distinctes.\n\nDans le cas du couple \u00ab promenade ! \u00bb _versus_ \u00ab sousoupe ! \u00bb, ce n'\u00e9tait pas trop difficile. Dans le premier cas il se pr\u00e9cipitait vers la porte, dans le second vers son assiette, souvent d\u00e9\u00e7u d'ailleurs quand l'une ou l'autre annonce restait purement rh\u00e9torique.\n\nMais nous voulions lui inculquer aussi des oppositions plus subtiles.\n\n## \u00a7 80 Quand nous sortions du jardin dans la rue par exemple\n\nQuand nous sortions du jardin dans la rue par exemple, il y avait deux directions possibles : \u00e0 gauche, en descendant, on allait vers la for\u00eat. \u00c0 droite, en montant, on parcourait un peu de rue, puis on partait \u00e0 droite le long du jardin vers la ville (vers le march\u00e9, les lyc\u00e9es, la gare).\n\nNous aurions voulu que Coqui, dont les oreilles se dressaient avec enthousiasme quand il saisissait, flottant en l'air familial, une intention de d\u00e9part, se montre capable de d\u00e9cider entre les deux directions par l'unique moyen du langage ; autrement dit, qu'ayant franchi le seuil de la porte ouverte sur la rue, il se dirige vers la gauche en ayant entendu \u00ab promenade ! \u00bb et vers la droite s'il avait per\u00e7u \u00ab march\u00e9 ! \u00bb.\n\nEffectivement, \u00e0 notre intense satisfaction, il avait tr\u00e8s vite fait la s\u00e9paration entre les deux injonctions et ne se trompa jamais de direction. La promenade et le march\u00e9 \u00e9taient dans son esprit deux activit\u00e9s nettement distinctes, avec un avantage tr\u00e8s net pour la premi\u00e8re, du point de vue de la d\u00e9sirabilit\u00e9.\n\nMais si on nous avait dit que son infaillibilit\u00e9 n'\u00e9tait pas due n\u00e9cessairement \u00e0 une appr\u00e9hension magistrale des signes linguistiques mais \u00e0 d'autres indices moins abstraits (comme le fait qu'\u00e0 un d\u00e9part au march\u00e9 \u00e9tait associ\u00e9e une prise de paniers, qui n'\u00e9taient pas pr\u00e9vus pour une promenade en for\u00eat), nous aurions repouss\u00e9, indign\u00e9s, une telle insinuation. Et je ne pense pas que nous ayons jamais tent\u00e9 la contre-\u00e9preuve, \u00e0 savoir de prononcer \u00ab promenade ! \u00bb en prenant au m\u00eame moment des paniers.\n\nLe _factum loquendi_ \u00e9tant un trait caract\u00e9ristique de l'hominisation, il importait que Coqui acqui\u00e8re un vocabulaire assez \u00e9tendu si nous voulions faire de lui un pionnier dans le grand projet de l'\u00e9galit\u00e9 des esp\u00e8ces (projet d'instruction publique g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9e), afin qu'un jour nos descendants puissent causer alg\u00e8bre et litt\u00e9rature avec ses descendants \u00e0 lui.\n\nCoqui \u00e9tait donc soumis \u00e0 de fr\u00e9quentes le\u00e7ons, ainsi qu'\u00e0 des s\u00e9ances de d\u00e9monstration devant les visiteurs charg\u00e9s de v\u00e9rifier, impartialement, ses progr\u00e8s. Par ses gestes, r\u00e9actions et comportements langagiers propres (les aboiements, entre lesquels nous distinguions plus que des nuances, qui \u00e9taient en fait selon nous de v\u00e9ritables discours articul\u00e9s (nos connaissances de linguistique \u00e9taient assez frustes, il faut bien le dire) il devait manifester sa compr\u00e9hension des messages qui lui \u00e9taient adress\u00e9s.\n\nIl devait se lever, se coucher, dresser les oreilles, aboyer (plus ou moins fort, dans plusieurs tonalit\u00e9s et intensit\u00e9s distinctes, o\u00f9 nous d\u00e9celions les pr\u00e9mices d'un langage-chien proprement dit), tourner la t\u00eate de ce c\u00f4t\u00e9-ci ou de ce c\u00f4t\u00e9-l\u00e0, avoir l'air heureux, ou triste, reconna\u00eetre le nom de chacun de nous, de nos parents.\n\nMa m\u00e8re pr\u00e9tendait que certains soirs, apr\u00e8s une le\u00e7on particuli\u00e8rement longue, Coqui avait l'air abruti de quelqu'un qui souffre de surmenage intellectuel. Nous n'opposions que sourires \u00e0 cette preuve manifeste d'incompr\u00e9hension adulte.\n\nCoqui \u00e9tait un grand sentimental. Il \u00e9tait extr\u00eamement sensible aux humeurs manifest\u00e9es par les voix. Un soup\u00e7on de reproche le rendait fr\u00e9n\u00e9tiquement troubl\u00e9. Il se pr\u00e9cipitait vers la bouche qui l'avait \u00e9mis et s'effor\u00e7ait de faire rentrer les mots blessants dans la gorge responsable en l\u00e9chant le nez, les l\u00e8vres, le menton (il n'\u00e9tait pas un l\u00e9cheur aussi imp\u00e9nitent qu'un labrador, mais presque).\n\n\u00c0 la suite d'une maladie grave caus\u00e9e par une tique qui lui avait transmis une an\u00e9mie tard d\u00e9cel\u00e9e et fait se pencher pendant des jours nos t\u00eates anxieuses \u00e0 son chevet (sa paillasse), il lui suffisait de saisir une expression d'inqui\u00e9tude apitoy\u00e9e sur nos visages pour se sentir imm\u00e9diatement en chancelante sant\u00e9. Il baissait les oreilles et prenait l'air dolent.\n\n(On lui chantait alors une chanson d'outre-Atlantique rapport\u00e9e par Pierre de son voyage et qui, pensions-nous, devait lui rappeler sa premi\u00e8re enfance ; une chanson triste, d'amour d\u00e9\u00e7u : \u00ab Bow down your head and cry, poo' boy\/ Bow down your head and cry\/ stop thinking about\/ That woman you know\/ Bow down your head and cry. \u00bb)\n\nUne autre fois, \u00e0 la suite d'une chute en for\u00eat sans doute il avait 'attrap\u00e9', ph\u00e9nom\u00e8ne \u00e9trange, un \u00e9panchement de synovie. (Je dis '\u00e9trange' parce que pour moi l'\u00e9panchement de synovie \u00e9tait une affection purement fictive, \u00e0 cause de sa pr\u00e9sence dans un de mes livres pr\u00e9f\u00e9r\u00e9s, Trois Hommes dans un bateau, de Jerome K. Jerome (c'est l'unique affection que le personnage principal, ayant ouvert par hasard et par erreur une encyclop\u00e9die m\u00e9dicale, se d\u00e9couvre, en lisant la description des sympt\u00f4mes, ne pas avoir))\n\n(en outre, autre \u00e9tranget\u00e9, on d\u00e9couvrit \u00e0 cette occasion que le genou du chien n'est pas plac\u00e9 comme le n\u00f4tre, ce qui ne manqua pas de nous para\u00eetre comique).\n\nChaque fois, ensuite, longtemps apr\u00e8s sa gu\u00e9rison, qu'il entendait l'un d'entre nous dire, avec le ton qui s'impose, \u00ab Pauvre Coqui ! Il a mal \u00e0 la patte ! Friction ! friction ! \u00bb (les soins prescrits par le v\u00e9t\u00e9rinaire avaient comport\u00e9 de longs massages au Synthol sur le genou enfl\u00e9), il baissait aussit\u00f4t les oreilles, prenait simultan\u00e9ment un air dolent, s'allongeait imm\u00e9diatement sur le sol et tendait la patte qui avait \u00e9t\u00e9 malade, pour la m\u00e9dication.\n\n## \u00a7 81 Nous avions mis au point \u00e0 son intention un discours formula\u00efque affectueux\n\nNous avions en outre mis au point \u00e0 son intention un discours formula\u00efque affectueux (il l'accueillait comme tel) qui \u00e9tait une sorte de version hyperr\u00e9aliste des hom\u00e9lies b\u00eatifiantes qu'adressaient autrefois les concierges parisiennes \u00e0 leurs roquets (pas seulement elles, pas seulement eux), d'un sentimentalisme niais exacerb\u00e9 (qui le plongeait, lui, dans un ravissement \u00e9mu).\n\nOn commen\u00e7ait \u00e0 peu pr\u00e8s ainsi : \u00ab Et bazou le chienchienm\u00e9m\u00e9 (en un seul mot). Et comanskiva ? et duduche ! \u00bb (mon fr\u00e8re Pierre est encore en mesure de restituer en entier ce long discours dans toute sa splendeur et inconfortable niaiserie originelle).\n\nCela veut-il dire que nous \u00e9tions conscients d'une certaine imb\u00e9cillit\u00e9 dans notre comportement ? que nous d\u00e9sirions exorciser le spectre de certaines assimilations de notre attitude avec celle de personnes qui n'avaient point notre estime ? Sans doute. Oui. Non. Peut-\u00eatre. Je ne sais pas trop, au fond.\n\nCe qu'il y a de s\u00fbr, c'est qu'apr\u00e8s l'exp\u00e9rience traumatisante de notre enfermement urbain dans un morne appartement froid de Paris, rue d'Assas (ayant, comme j'ai dit, quitt\u00e9 Carcassonne o\u00f9 nous avions v\u00e9cu les ann\u00e9es de guerre quand, apr\u00e8s la Lib\u00e9ration, mon p\u00e8re avait \u00e9t\u00e9 nomm\u00e9 par le g\u00e9n\u00e9ral de Gaulle \u00e0 son Assembl\u00e9e consultative), nous nous \u00e9tions retrouv\u00e9s avec soulagement dans une villa \u00e0 jardin, avec une for\u00eat \u00e0 proximit\u00e9, et nous avions entrepris de renouer avec l'enfance des jeux et cris (dans mon cas, d'y retomber).\n\nEt nous y vivions dans un intense enfermement de tribu, de famille nombreuse (nous \u00e9tions quatre enfants et il y avait souvent un ou deux autres enfants en visite ou en h\u00e9bergement d'urgence (le fils d'amis dont la m\u00e8re \u00e9tait malade ; un enfant des corons du Nord pendant la grande gr\u00e8ve des mineurs de l'hiver 48...)).\n\nQuand je me rends compte que ces ann\u00e9es-l\u00e0, les ann\u00e9es-Coqui, de 1946 \u00e0 1950, sont celles o\u00f9 j'ai pass\u00e9 mes 'deux bacs' (et m\u00eame trois, puisque j'ai gaspill\u00e9 une autre ann\u00e9e d'attente (plus qu'inutile, il me semble maintenant) en 'pr\u00e9parant' (en ne pr\u00e9parant pas, en fait) le bac dit 'math\u00e9lem' apr\u00e8s celui dit de 'philo'), celles aussi o\u00f9 je suis pass\u00e9, dans mes lectures, presque sans transition de Victor Hugo \u00e0 Eluard, puis Tzara, je m'\u00e9tonne un peu.\n\nUn peu, mais pas plus. Les po\u00e8tes, comme les chiens, ne restent-ils pas toute leur vie de grands enfants ?\n\n(Je ne parle pas des math\u00e9maticiens, en tant que savants, c\u00e9l\u00e8bres pour leur distraction dont j'\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 adepte r\u00e9solu : \u00ab Scolastique, dit le savant Cosinus, vous qui n'avez pas d'id\u00e9e pr\u00e9con\u00e7ue, pouvez-vous me dire combien j'ai de pieds ? \u00bb) (On pr\u00e9tend d'ailleurs que le mod\u00e8le du savant Cosinus fut le si sympathique math\u00e9maticien Hadamard.) (Cependant mon id\u00e9al de conduite serait plut\u00f4t celui de l'excentrique au sens anglais, de l''ermite ornemental', par exemple.)\n\nL'hypersentimentalit\u00e9 de nos rapports avec ce brave chien n'\u00e9tait vraisemblablement pas sans rapport avec la r\u00e9ticence familiale non moins frappante qui r\u00e9gnait sur l'expression des sentiments vis-\u00e0-vis des humains.\n\nEt ceci, de nouveau, me renvoie \u00e0 l'Angleterre. M\u00eame si je laisse de c\u00f4t\u00e9 l'anthropomorphisme d\u00e9brid\u00e9 (qui a nourri tant de chefs-d'\u0153uvre de la litt\u00e9rature anglaise, de Lewis Carroll \u00e0 A. A. Milne, le cr\u00e9ateur de Pooh), le mod\u00e8le des relations qui existaient entre tous les membres de notre ensemble familial \u00e9tait celui qu'avait d\u00e9fini ma m\u00e8re, et il constituait un m\u00e9lange curieux d'une version britannique (comme les familles Austen, Trollope, Bront\u00eb, et Gladstone par exemple la manifest\u00e8rent) et d'une autre, transmise par mes grands-parents maternels, qu'on pourrait qualifier de mod\u00e8le 'instituteur de la Troisi\u00e8me R\u00e9publique'.\n\nLe premier mod\u00e8le, on le rencontre le plus souvent dans les familles des clergymen de l'\u00c9glise anglicane (les excentriques ; mais la dose d'excentricit\u00e9 chez les clergymen of the Church of England est sans doute la plus forte du monde). Et le second mod\u00e8le a bien des ressemblances (en ce qui concerne les vies de famille) avec le premier, dans la mesure o\u00f9 comme lui il se d\u00e9finit en concurrence avec le mod\u00e8le catholique.\n\nCoqui, dans cette interpr\u00e9tation, se serait trouv\u00e9 recevoir un trop-plein d'affection qui ne parvenait pas \u00e0 s'\u00e9pancher (sauf en direction de mon plus jeune fr\u00e8re, Jean-Ren\u00e9 ; ce qui, _a posteriori_ , m'appara\u00eet un fait plut\u00f4t terrifiant).\n\nIl en \u00e9tait plut\u00f4t satisfait, apparemment. Et cela encourageait chez lui une certaine tendance personnelle au sybaritisme.\n\nSi elle est naturelle \u00e0 l'esp\u00e8ce, elle doit \u00eatre singuli\u00e8rement brid\u00e9e en \u00c9cosse, chez les collies 'normaux', travailleurs parmi les moutons.\n\n## \u00a7 82 Il aurait de beaucoup pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 dormir dans un lit\n\nIl avait pour passer les nuits une paillasse, confortable dans son genre, faite d'une vieille mais \u00e9paisse couverture. Mais il aurait de beaucoup pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 dormir dans un lit (celui de mes parents ou de l'un de nous) (particuli\u00e8rement en hiver o\u00f9 on chauffait de mani\u00e8re spartiate une maison ouverte volontiers \u00e0 tous les courants d'air (comme dans l'Angleterre traditionnelle)) plut\u00f4t que sur sa couverture \u00e0 m\u00eame le sol si dur et si froid.\n\nAussi, quand on n'y faisait pas attention, il grimpait sur un lit, sur un divan, et il ne se laissait d\u00e9loger pour la nuit qu'avec un long regard de douloureux martyr.\n\nUne pi\u00e8ce du rez-de-chauss\u00e9e, dite bureau, quoique sans affectation r\u00e9elle, poss\u00e9dait un divan. On oubliait parfois d'en fermer la porte pour la nuit (et de toute fa\u00e7on, il avait rapidement appris \u00e0 l'ouvrir en se dressant sur ses pattes arri\u00e8re et en appuyant de ses deux pattes avant sur la poign\u00e9e (les portes vitr\u00e9es donnant sur le jardin \u00e9taient ainsi marqu\u00e9es des traces boueuses de ses griffes, les jours de pluie)).\n\nIl attendait que tout le monde dorme, entrait, montait sur le divan (un divan pour invit\u00e9s), se couchait et, comme il trouvait le couvre-lit un peu rugueux, il le tirait de la patte et posait sa t\u00eate sur le frais et tellement plus mol oreiller).\n\nQuand on l'y d\u00e9couvrait et du doigt lui signifiait, avec une expression s\u00e9v\u00e8re, d'avoir \u00e0 abandonner cette couche paradisiaque mais interdite, il n'avait pas seulement l'air malheureux. Il prenait aussi un air coupable.\n\nNous en avions conclu, apr\u00e8s que j'eus fait connaissance de l'\u00c9cosse et \u00e0 cette occasion inform\u00e9 un peu de son histoire et de ses m\u0153urs, qu'il \u00e9tait vraisemblablement sous l'influence d'une ascendance presbyt\u00e9rienne (renforc\u00e9e par sa Nouvelle-Angleterre familiale).\n\nC'\u00e9tait un \u00eatre non seulement tr\u00e8s fortement moral mais \u00e9galement capable de ressentir un net sentiment de culpabilit\u00e9, m\u00eame sans avoir aucun souvenir d'avoir commis une faute ou un p\u00e9ch\u00e9 quelconque. Bien que tr\u00e8s propre il prenait un air honteux et p\u00e9nitent chaque fois qu'une fuite d'eau dans une tuyauterie, un parapluie un jour de pluie ou un \u00e9vier d\u00e9bordant r\u00e9pandait une flaque sur le carreau de la cuisine.\n\nEt il suffisait de lui dire sous le moindre pr\u00e9texte et dans le ton appropri\u00e9 \u00ab Oh le vilain Coqui ! qu'est qu'il a fait ! \u00bb pour cr\u00e9er en lui le malaise de la mauvaise conscience. Il baissait les oreilles et attendait le ch\u00e2timent. Et le pardon.\n\nNotre retour \u00e0 Paris, en 1950, imposa une dure s\u00e9paration. Encore dans la force de l'\u00e2ge, il dut prendre sa retraite et partager la vie s\u00e9dentaire et lente de mes grands-parents.\n\nIl passa ainsi les derni\u00e8res ann\u00e9es de sa vie de chien (plut\u00f4t douce, pour une vie de chien) \u00e0 Caluire, rue de l'Orangerie, en haut de la mont\u00e9e de la Boucle, sur la colline qui domine \u00e0 la fois le Rh\u00f4ne et la Sa\u00f4ne.\n\nIl avait l\u00e0 un grand jardin (\u2192 branche 2), o\u00f9 il passait et repassait pendant les longues journ\u00e9es, nonchalamment ; un peu ennuy\u00e9, un peu curieux des oiseaux, des insectes ; gu\u00e8re des fleurs. Il levait la patte pour pisser distraitement contre les m\u00fbriers.\n\nIl tenait compagnie \u00e0 mon grand-p\u00e8re allant faire ses courses dans le quartier, le 'Clos Bissardon', recueillant, comme toujours, l'hommage admiratif des gamins du voisinage, les compliments b\u00eatifiants des dames et des messieurs ; \u00e9vitant soigneusement les querelles avec les autochtones canins, d\u00e9daignant pacifiquement les menaces des petits roquets, qu'il aurait pu trancher en deux d'un coup de dents.\n\nIl tenait compagnie plus tard dans la journ\u00e9e \u00e0 ma grand-m\u00e8re, souvent invalide, dans sa chambre, partageant avec elle le th\u00e9, et les toasts (beurr\u00e9s).\n\nNous le retrouvions aux vacances, heureux de nous voir, mais bien vite fatigu\u00e9 de notre agitation excessive. Il s'\u00e9paississait, sous l'action conjugu\u00e9e d'une alimentation excessivement 'riche' (mon grand-p\u00e8re, tr\u00e8s strict sur son propre r\u00e9gime, \u00e9tait d'une indulgence coupable pour ses gourmandises, lui permettait bien des \u00e9carts di\u00e9t\u00e9tiques) et d'une oisivet\u00e9 r\u00eaveuse. Nous le trouvions \u00ab tr\u00e8s beau, tr\u00e8s noble, un peu apais\u00e9 par l'\u00e2ge \u00bb (je cite la l\u00e9gende d'un livre d'histoire de classes primaires, sous un portrait du vieux Louis XIV). Puis il mourut.\n\n## \u00a7 83 Dans la for\u00eat, le travail des petits vers d\u00e9voreurs me fascinait.\n\nDans la for\u00eat, le travail des petits vers d\u00e9voreurs me fascinait. Je les voyais descendre le long d'un fil sur leur proie, un peu comme des araign\u00e9es, mais avec une fixit\u00e9 de but plus maniaque. Ils trouaient minutieusement chaque feuille, et des feuilles de h\u00eatre consomm\u00e9es il ne restait apr\u00e8s leur labeur qu'une maigre dentelle de nervures.\n\nJ'aurais pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 qu'ils soient des vers \u00e0 soie ; parce que je pr\u00e9\u00adf\u00e9rais les m\u00fbriers aux h\u00eatres. (Dans le jardin de Caluire o\u00f9 Coqui finissait ses jours de chien heureux, il y avait des m\u00fbriers, et ces m\u00fbriers avaient des fruits blancs, douce\u00e2trement sucr\u00e9s.)\n\nAujourd'hui, conjurant l'image d'une de ces feuilles de h\u00eatre mang\u00e9e et trou\u00e9e par les vers dans la for\u00eat estivale, trou\u00e9e elle-m\u00eame depuis les hauteurs des fils solaires plongeant poussi\u00e9reusement vers le sol, j'y vois l'all\u00e9gorie de ma m\u00e9moire, d\u00e9vor\u00e9e par le ver de l'oubli, et, all\u00e9gorie du second ordre, celle de ma narration.\n\nDe toutes ces ann\u00e9es, de toutes les ann\u00e9es, ne reste-t-il vraiment \u00e0 dire que cette dentelle de souvenirs, que ces nervures que mon r\u00e9cit, nerveusement, parcourt ?\n\nM\u00eame si, perdant de vue le phare de mon intention narrative, qui est en cette branche la restitution des circonstances initiales et \u00e9tapes des pr\u00e9paratifs de mon ancien **Projet de Po\u00e9sie** , je m'abandonnais \u00e0 la tentation de la restitution pure et simple des jours, est-ce que j'en retrouverais beaucoup plus ? Plus brutalement et plus simplement encore, combien de souvenirs distincts est-on en mesure d'extraire de sa m\u00e9moire, en s'y appliquant, par exemple, quelques heures de quelques journ\u00e9es ? je ne veux pas dire raconter une tranche de pass\u00e9, mais seulement d\u00e9ployer devant ses yeux et sa pens\u00e9e, et d\u00e9crire, une \u00e0 une, les feuilles d'images-souvenirs.\n\nLa psychologue Marigold Linton, auteur de l'une des deux seules tentatives de ce genre que j'aie pu d\u00e9couvrir dans la 'litt\u00e9rature' savante, en recensa quelque six mille. Malheureusement je n'ai pas pu lire la transcription qu'elle en a fait.\n\nDans la for\u00eat, j'allais pour \u00eatre mieux encore que dans ma chambre \u00e0 l'abri de tous regards ; pas tellement parce qu'ils auraient exprim\u00e9 des reproches devant mon oisivet\u00e9, mais parce qu'ils auraient suscit\u00e9 un m\u00e9contentement aigu de moi-m\u00eame envers moi-m\u00eame, puisque que je perdais jour apr\u00e8s jour un peu plus du pr\u00e9cieux temps scolaire pr\u00e9-bac pour une activit\u00e9 si peu responsable.\n\nJ'avais beau m'\u00eatre forg\u00e9 l'alibi baudelairien, je n'en \u00e9tais pas moins mal \u00e0 l'aise. Alors je partais en for\u00eat avec un livre de po\u00e9sie, avec un cahier \u00e0 po\u00e8mes. A v\u00e9lo. (\u00ab Je n'irai pas au tro-tro\/ sur ma belle yclette-yclette\/ je n'irai pas au bistrot\/ j'y perdrais bien du temps, trop. \u00bb)\n\nDans la for\u00eat, dans la chaleur et fra\u00eecheur m\u00eal\u00e9es de juin je choisissais une clairi\u00e8re, une semi-clairi\u00e8re \u00e9loign\u00e9e, sem\u00e9e de mousse, aux arbres clairsem\u00e9s mais aux hautes branches se rejoignant dans la hauteur.\n\nJe posais ma bicyclette contre un arbre, je m'asseyais, le dos contre le tronc, sur la mousse tortur\u00e9e de brindilles ; ou bien je m'allongeais, regardant le ciel parall\u00e8le, le lacis du toit v\u00e9g\u00e9tal, clairsem\u00e9 dans le bleu tendre. La douche solaire att\u00e9nu\u00e9e se d\u00e9versait devant moi sur le tapis in\u00e9gal ; j'enlevais mon pull-over, je l'\u00e9tendais sous moi contre le picotement des brindilles, les morsures acides des minuscules fourmis ; et je lisais.\n\nPour beaucoup de po\u00e8tes comme pour beaucoup d'organismes vivants, l'ontogen\u00e8se a tendance \u00e0 r\u00e9capituler la phylogen\u00e8se. Il en fut en tout cas ainsi pour moi. Autrement dit je suis pass\u00e9 de classes du primaire en classes de lyc\u00e9e par La Fontaine et par Victor Hugo, et Lamartine et Ronsard et du Bellay, par Baudelaire et Rimbaud.\n\nEt de l\u00e0 je suis parvenu \u00e0 Charles Cros et \u00e0 Tristan Corbi\u00e8re, \u00e0 Jules Laforgue et Paul Verlaine et Isidore Ducasse (\u00e0 travers le comte de Lautr\u00e9amont) et St\u00e9phane Mallarm\u00e9 (un peu seulement : je n'y comprenais que pouic). Chaque fois, \u00e0 chaque nouvelle irruption d'une voix nouvelle de po\u00e9sie encore insoup\u00e7onn\u00e9e, j'absorbais un nouveau choc sonore int\u00e9rieur, mental, qui \u00e9tait compos\u00e9 \u00e0 la fois d'\u00e9merveillement, de jalousie, de d\u00e9sir, d'\u00e9mulation, de d\u00e9couverte de recettes versificatoires, d'efforts de nouvelles mises en m\u00e9moire. Je rongeais des pages-feuilles mentales de po\u00e8mes, en murmurant.\n\nJ'absorbai telle une \u00e9ponge m\u00e9trique les d\u00e9casyllabes de L'Olive, les alexandrins des Amours d'H\u00e9l\u00e8ne et des Regrets, les insolences rythmiques de R\u00e9ponse \u00e0 un acte d'accusation (\u00ab J'ai disloqu\u00e9 ce grand ni-ais d'alexandrin \u00bb), les torrents de larmes de Seine et de Jersey de A celle qui est rest\u00e9e en France (\u00ab Autrefois quand septembre en larmes revenait \u00bb ; \u00ab Demain, d\u00e8s l'aube, \u00e0 l'heure o\u00f9 blanchit la campagne\/ je partirai, vois-tu, je sais que tu m'attends \u00bb jusqu'aux voiles finales \u00ab au loin descendant vers Harfleur \u00bb).\n\nJe pourrais faire une liste ; je devrais faire une liste (je renvoie \u00e0 plus tard cette t\u00e2che, \u00e0 un autre type de livre de prose que je nomme Entre-deux-branches (ce serait raisonnablement \u00e0 mettre dans mon entre-deux-branches 2-4, celui qui joint la branche 2, La Boucle, \u00e0 celle-ci).\n\n## \u00a7 84 J'absorbais et apprenais et me r\u00e9citais et copiais explicitement sur des pages, involontairement dans les vers que j'\u00e9crivais\n\nJ'absorbais et apprenais et me r\u00e9citais et copiais explicitement sur des pages, involontairement dans les vers que j'\u00e9crivais, tour \u00e0 tour selon les ann\u00e9es hugoliens et rimbaldiens et raciniens et ceci et puis cela, au fil des rencontres, des absorptions successives ou simultan\u00e9es, comme cela d\u00e9bordait de ma m\u00e9moire tranquille, rapide (pour la po\u00e9sie), efficace.\n\n(Ma m\u00e9moire n'\u00e9tait pas encore tomb\u00e9e comme aujourd'hui '\u00e0 son plus bas niveau historique'\n\n(si vous lisez l'expression que je viens d'employer, lecteur d'ann\u00e9es plus lointaines, il vous sera sans doute possible de dater assez pr\u00e9cis\u00e9ment le moment de composition de ce passage ; il se situe deux ou trois mois apr\u00e8s celui o\u00f9, pendant une crise de faiblesse du dollar, les commentateurs de l'\u00e9tat des devises sur le march\u00e9 des changes se mirent \u00e0 r\u00e9p\u00e9ter imperturbablement d'un jour sur l'autre, exactement dans les termes que je dis, sans le moindre effort de renouvellement, la m\u00eame concat\u00e9nation de mots : 'plus bas niveau historique', 'plus bas niveau historique', 'plus bas niveau historique'... ; un signe, entre des milliers, de l'effet d\u00e9vastateur du comportement journalistique press\u00e9, paresseux, mouton-de-panurgique dans le traitement de la langue, que les progr\u00e8s techniques (l'informatisation principalement) ont favoris\u00e9. Il fallait beaucoup plus de temps, autrefois, pour qu'un mot, un groupe de mots originaux \u00e9puisent leurs effets, par r\u00e9p\u00e9tition ; j'identifie ce trait comme un de ceux qui d\u00e9finissent la langue-muesli, langue du march\u00e9 plan\u00e9tairement triomphant).)\n\nDe l'\u00e9cole primaire aux premiers mois de l'ann\u00e9e 1948 (pendant mon ann\u00e9e scolaire de premi\u00e8re) je fus enti\u00e8rement soumis \u00e0 deux influences : celles de mes ma\u00eetres (mon instituteur Mr Castel, puis mes professeurs de fran\u00e7ais) et celle de ma m\u00e8re qui elle-m\u00eame devait son go\u00fbt po\u00e9tique \u00e0 ses propres ma\u00eetres de 'fran\u00e7ais', et \u00e0 ses fr\u00e8res.\n\nCette ann\u00e9e-l\u00e0 dont le printemps m'a laiss\u00e9 une impression tr\u00e8s forte, je subis ma derni\u00e8re influence de ce genre.\n\nMon professeur de premi\u00e8re, Mr Espiand (qui arborait une 'lavalli\u00e8re'), me conseilla la lecture d'autres modernes que Rimbaud (je connaissais Cros depuis la guerre, par Joe Bousquet, Laforgue par ma m\u00e8re) : il \u00e9num\u00e9ra ces po\u00e8tes bien loin du 'programme du bac' \u2013 Lautr\u00e9amont, Corbi\u00e8re, Germain Nouveau, Guillaume Apollinaire, Blaise Cendrars et \u00ab quelque chose que vous devrez conna\u00eetre aussi si vous voulez \u00e9crire de la po\u00e9sie \u00bb. \u2013 \u00abQuoi ? \u00bb ai-je d\u00fb dire. \u2013 \u00abLe surr\u00e9alisme. \u00bb\n\n\u00ab Le surr\u00e9alisme, kek' c'est k'\u00e7a ? \u00bb dis-je (aurais-je pu dire ; mais si j'ai r\u00e9pondu quelque chose, c'est certainement avec plus de respect) : \u00ab Eh bien Breton, Eluard, Aragon... \u00bb Je fus plong\u00e9 un instant dans la confusion. Eluard, Aragon \u00e9taient des noms que je connaissais. Il y avait eu la guerre et la R\u00e9sistance, \u00e0 laquelle mon p\u00e8re avait pris part. Il y avait eu une po\u00e9sie dite 'de la R\u00e9sistance' que je ne connaissais gu\u00e8re tout en l'admirant de confiance en raison de son admirabilit\u00e9.\n\nMais Mr Espiand ne voulait pas parler de cela seulement ; et peut-\u00eatre m\u00eame pas de cela du tout. Il me dit qu'il s'agissait de quelque chose d'ant\u00e9rieur, d'avant guerre, mais cependant de moins, disons, classique.\n\nMr Espiand, mon professeur, \u00e9tait un excellent enseignant un peu d\u00e9\u00e7u et distrait en sa fin modeste de carri\u00e8re. C'\u00e9tait un 'progressiste' en politique, comme on disait alors, mais un peu moins conventionnel dans ses choix po\u00e9tiques, compris-je plus tard. Je l'\u00e9coutai. Je lus.\n\nJ'avais quinze ans et des poussi\u00e8res de jours. Mettre certains textes de ce genre, Champs magn\u00e9tiques et autres Pers\u00e9cut\u00e9s pers\u00e9cuteurs entre les mains d'un \u00e9l\u00e8ve de premi\u00e8re nourri de Victor Hugo ne peut que provoquer en lui une conflagration int\u00e9rieure.\n\nElle fut celle qu'on imagine et je ne m'y \u00e9tendrai pas pour le moment.\n\nLe fil qu'il m'importe de suivre est diff\u00e9rent. Voyons un peu :\n\nOu plut\u00f4t non. Il est d\u00e9j\u00e0 trop tard dans le chapitre pr\u00e9sent pour m'y mettre.\n\nRemettons donc \u00e0 demain, au chapitre suivant, au moment suivant, \u00e0 plus tard. (C'est fait ; j'ai remis.)\n\n# CHAPITRE 7\n\n# Concerto pour la main gauche\n\n* * *\n\n## \u00a7 85 \u00c0 la suite de cette rencontre changea du tout au tout le rapport que j'\u00e9tablissais entre la po\u00e9sie et le lyc\u00e9e\n\n\u00c0 la suite de cette rencontre changea du tout au tout le rapport que j'\u00e9tablissais entre la po\u00e9sie et le lyc\u00e9e (\u00e0 l'universit\u00e9, il n'y en eut aucun). Je peux dire que d\u00e8s que j'ai lu Capitale de la douleur, Pers\u00e9cut\u00e9 pers\u00e9cuteur et Nadja (dans la m\u00eame journ\u00e9e), j'ai cess\u00e9 de consid\u00e9rer qu'il pouvait y avoir le moindre rapport entre la po\u00e9sie et les institutions d'enseignement.\n\nUne conclusion rapide, sans grande justification, je le reconnais volontiers. Je n'invoquerai pas mon \u00e2ge, son impulsivit\u00e9 bien connue, pour expliquer une r\u00e9action de ce genre. En fait, ce n'\u00e9tait peut-\u00eatre qu'un pr\u00e9texte pour rompre un lien que j'avais toujours senti d\u00e9sagr\u00e9able. La po\u00e9sie devait \u00eatre une affaire priv\u00e9e. En un sens, elle l'est toujours, pour chacun.\n\nPo\u00e9sie et \u00e9tudes furent d\u00e9sormais pour moi deux ordres enti\u00e8rement distincts, s\u00e9par\u00e9s et, dans une large mesure, antagonistes ; l'ordre didactique n'\u00e9tant pas le plus honorable des deux. Je fus tr\u00e8s vite confirm\u00e9 dans l'id\u00e9e d'une inad\u00e9quation fondamentale de l'enseignement \u00e0 la po\u00e9sie par la d\u00e9couverte de ces listes \u00e0 deux colonnes, semblables \u00e0 celle que dresse Robinson Cruso\u00e9 sur son \u00eele (comme en un livre de comptes : d'un c\u00f4t\u00e9 ce qui va, l'avoir du sort consenti au naufrag\u00e9 (il est vivant, il a de l'eau douce...), de l'autre ce qui ne va pas (il est seul, loin de toute civilisation, de toute compagnie humaine)), o\u00f9 les surr\u00e9alistes avaient fait leurs comptes litt\u00e9raires (division que r\u00e9adapta plus tard Eluard dans son livre Une le\u00e7on de morale). Je veux parler de ces longues dichotomies p\u00e9remptoires : \u00ab on peut lire\/on ne peut pas lire \u00bb. J'en fus profond\u00e9ment influenc\u00e9.\n\nCurieusement, les interdictions qui tombaient ainsi sur des po\u00e8tes que j'aimais et avais en t\u00eate avant ma d\u00e9couverte du surr\u00e9alisme (Victor Hugo ou La Fontaine, par exemple) gliss\u00e8rent sur moi comme si elles n'avaient rien \u00e9t\u00e9. (Il y en avait certainement d'autres ; mais je les ai oubli\u00e9es.)\n\nEn revanche, quand ces listes me conseillaient de lire des po\u00e8tes que je ne connaissais pas, elles me pr\u00e9cipit\u00e8rent vers eux. Et quand elles me d\u00e9fendaient de lire des po\u00e8tes que je n'aimais pas, je m'empressai de me sentir justifi\u00e9 de mon refus.\n\nJe ne citerai qu'un exemple, mais il est important dans le contexte qui est ici le mien, parce qu'il est li\u00e9 \u00e0 une deuxi\u00e8me cons\u00e9quence de ma rencontre avec la secte bretonne : je cessai aussi d'\u00eatre influenc\u00e9 par ma m\u00e8re po\u00e9tiquement.\n\nElle m'avoua qu'elle ne pouvait me suivre dans mon admiration pour des mani\u00e8res de dire aussi \u00e9loign\u00e9es de ses habitudes. La po\u00e9sie pour elle \u00e9tait et resta devant \u00eatre principalement compt\u00e9e et rim\u00e9e. \u00c0 cause de Baudelaire (quelques \u00ab merveilleux nuages \u00bb) et des Illuminations (\u00ab J'ai embrass\u00e9 l'aube d'\u00e9t\u00e9. Rien ne bougeait encore au front des palais... \u00bb) elle admettait cependant aussi, quoique avec circonspection, et dans quelques cas tr\u00e8s limit\u00e9s, le po\u00e8me en prose\n\n(ce qui fait que bien plus tard, pendant ses ann\u00e9es d'aveugle, o\u00f9 elle d\u00e9pendait enti\u00e8rement de bonnes volont\u00e9s ext\u00e9rieures pour des lectures, quand j'entrepris de lui restituer sur cassette, par ma voix parlant devant magn\u00e9tophone, les po\u00e8mes qu'elle d\u00e9sirait entendre, ayant pris l'habitude d'y ajouter d'autres textes qu'elle ne connaissait pas, je pus lui faire appr\u00e9cier le Ponge du Parti pris des choses (il aurait sans doute \u00e9t\u00e9 fort surpris de cet apparentement avec Rimbaud), mais bien d'autres po\u00e8tes contemporains lui rest\u00e8rent ferm\u00e9s (j'en enregistrai pas mal quand m\u00eame mais je me rendais bien compte, par la position o\u00f9 elle les rel\u00e9guait dans son tiroir \u00e0 cassettes, qu'elle ne les \u00e9coutait pas souvent)).\n\nJ'en viens alors \u00e0 l'exemple typique d'interdiction surr\u00e9aliste qui me fit fort plaisir et qui marqua, cette fois, une divergence r\u00e9elle avec ma m\u00e8re (et aussi avec mon p\u00e8re (mais pas en ce qui concerne la po\u00e9sie)). Je veux parler de Paul Val\u00e9ry.\n\nMes parents, dans leurs ann\u00e9es d'ENS (\u00c9cole normale sup\u00e9rieure, rue d'Ulm), avaient \u00e9t\u00e9 des lecteurs fanatiques de Val\u00e9ry (mon p\u00e8re appr\u00e9ciait le prosateur, son intelligence, son acuit\u00e9 de pens\u00e9e ; ma m\u00e8re le po\u00e8te). Toutes les \u0153uvres de cet auteur se trouvaient dans notre biblioth\u00e8que (du moins celles qui n'avaient pas \u00e9t\u00e9 emprunt\u00e9es par d'anciens \u00e9l\u00e8ves de mon p\u00e8re, et non rendues (mon p\u00e8re pr\u00eatait volontiers ses livres, n'ayant pas tenu compte de la ballade d'Eustache Deschamps o\u00f9 celui-ci se promet bien de ne plus jamais faire une erreur pareille :\n\nJ'ay mes livres en tant de lieux prestez\n\nEt a pluseurs qui les devoient rendre\n\nDont li termes est failliz et passez\n\nQu'a faire prest ne doy jamais entendre\n\nLaiz, ne chan\u00e7ons, ne faiz d'amours comprandre\n\nYstorier, n'oneur ramentevoir\n\nQuand je me voy sans cause de revoir\n\nEt retenir mon labeur et ma paine\n\nDolens en sui, a Dieu jure, pour voir\n\n **PLUS NE PRESTAY LIVRE QUOY QUI AVIENGNE**.\n\nIl souffrist bien que je soie entestez,\n\nQue j'aie mis mon labeur en apprandre\n\nEt se j'ay fait en mes chetivetez\n\nChose qui soit ou biens se doye prandre\n\nDonner le vueil liement, non pas vendre\n\nMais qu'on face de l'escripre devoir\n\nEn mon hostel ; pource a tous faiz s\u00e7avoir\n\nQue desormais nul n'enquerir n'empraigne\n\nDe mes livres ne mes papiers avoir\n\n **PLUS NE PRESTAY LIVRE QUOY QUI AVIENGNE**.\n\nPerdu en ay maint, dont je suis troublez\n\nPar emprunter, et ce me fait deffendre\n\nQue jamais nul ne m'en sera ostez\n\nPar tel moien, a quoy nul ne doit tendre.\n\nDe ce serment ne me doit nul reprandre\n\nMais qui vouldra de mes choses s\u00e7avoir\n\nTres voulentiers l'en feray apparoir\n\nSans porter hors ; veoir vers moi les viengne\n\nSe sires n'est qui ait trop grant pooir :\n\n **PLUS NE PRESTAY LIVRE QUOY QUI AVIENGNE**.\n\nPrinces Eustaces qui a la teste tendre\n\nSupplie a tous que des or leur souviengne\n\nDe mes livres non retenir, n'emprandre\n\n **PLUS NE PRESTAY LIVRE QUOY QUI AVIENGNE**.))\n\nOr une des condamnations les plus virulentes des surr\u00e9alistes \u00e9tait celle de Val\u00e9ry. Voil\u00e0 qui \u00e9tait pour moi fort int\u00e9ressant. Je me trouvais l\u00e0 devant une contradiction certaine, chez mes parents, entre leurs jugements litt\u00e9raires de l'avant-guerre et ceux, qu'apr\u00e8s les ann\u00e9es s\u00e9v\u00e8res qui avaient suivi, ils auraient d\u00fb, en accord avec la modification de leurs id\u00e9es politiques, adopter avec plus de conviction. Et Val\u00e9ry, pensais-je, est un auteur typiquement r\u00e9actionnaire, en politique comme en litt\u00e9rature (l'Acad\u00e9mie, n'est-ce pas !).\n\nJe n'\u00e9tais pas un adolescent rebelle. Un terrain d'opposition \u00e0 l'autorit\u00e9 parentale comme celui-l\u00e0, de port\u00e9e somme toute limit\u00e9e, me convenait parfaitement. Il convenait parfaitement aux deux parties.\n\nMais il y avait mieux encore, dans le m\u00eame ordre d'id\u00e9es. Il y avait le 'cas Aragon'.\n\n## \u00a7 86 Aragon avait rompu avec les surr\u00e9alistes.\n\nAragon avait rompu autrefois, avant ma naissance, avec les surr\u00e9alistes. Il avait trouv\u00e9 un autre surr\u00e9alisme (\u00e0 la fois exaltant et sinistre) dans le bolchevisme de 1930. Mais il \u00e9tait surtout l'un des deux repr\u00e9sentants les plus visibles de la po\u00e9sie de la R\u00e9sistance. La po\u00e9sie d'Aragon, au moins depuis Le Cr\u00e8ve-c\u0153ur (et au moins jusqu'\u00e0 la mort de Staline*), \u00e9tait redevenue d'apparence traditionnelle (il comptait et il rimait ; en fait de tradition il suivait, en innovant bien moins qu'il ne le croyait et pr\u00e9tendait, plut\u00f4t celle, fort r\u00e9cente au regard de toute l'histoire du vers qui commence vers 1150, d'Apollinaire que celle de Hugo et se trouvait, ce faisant, assez loin de la versification de Val\u00e9ry, qui s'imaginait, elle, classique (un classicisme de reconstitution, \u00e0 la Cuvier (reconstituant les diplodocus \u00e9merg\u00e9s de la terre encore 'mouill\u00e9e et molle' du d\u00e9luge)), et ne se savait pas anachronique).\n\n(*Ajout\u00e9 en 1998 \u2013 Remarques sur Le Roman inachev\u00e9 :\n\nEn 1953, le choc de la mort de Joseph Staline, et surtout de l''affaire' de son portrait par Picasso dans Les Lettres fran\u00e7aises, que le peintre et ami avait repr\u00e9sent\u00e9, non en bon grand-p\u00e8re moustachu, mais en jeune et \u00e9quivoque r\u00e9volutionnaire-brigand de G\u00e9orgie, fit subir \u00e0 la trajectoire politique d'Aragon une inflexion qui devait, en dix ans, conduire sa po\u00e9sie jusqu'aux rivages irr\u00e9alistes d'un grandiose mysticisme amoureux dans Le Fou d'Elsa.\n\nLe Roman inachev\u00e9, en 1956, est le t\u00e9moin de cette d\u00e9viation spectaculaire. Je voudrais consacrer ces quelques lignes \u00e0 l'observer, comme le recommandait jadis Marx \u00e0 propos d'\u00e9conomie, 'du c\u00f4t\u00e9 de la forme'.\n\nEn revenant, seize ans plus t\u00f4t, d\u00e8s le premier po\u00e8me du Cr\u00e8ve-c\u0153ur, au vers traditionnel, 'vraiment compt\u00e9, vraiment rim\u00e9', principalement en son repr\u00e9sentant dominant, l'alexandrin, Aragon r\u00e9ussissait un double exploit : il inaugurait ce qu'on a nomm\u00e9 la po\u00e9sie de la R\u00e9sistance, transform\u00e9e, la paix revenue, en po\u00e9sie de la circonstance et de l'engagement, et il l'imposait, comme signe de sa rupture avec ses anciens amis de la secte bretonienne, sous la banni\u00e8re du 'vers majeur', du vers-drapeau, dans une de ses vari\u00e9t\u00e9s r\u00e9centes (l'alexandrin, comme les mammif\u00e8res, se manifeste, dans l'histoire de la po\u00e9sie fran\u00e7aise, sous des apparences fort diverses) : celle d'Apollinaire.\n\nAvec les ann\u00e9es, il en \u00e9tait venu \u00e0 s'identifier \u00e0 l'alexandrin, au point de s'imaginer \u00eatre, comme Mallarm\u00e9 autrefois l'avait dit de Victor Hugo, \u00ab le vers personnellement \u00bb. Et ce vers \u00e9tait le vers par excellence national, le vers fran\u00e7ais, \u00e0 l'aide duquel les po\u00e8tes communistes, et eux seuls, pouvaient montrer la voie inexorable du futur : celle de la r\u00e9volution.\n\nLe traumatisme politique de 1953, la fermeture d\u00e9finitive de l'horizon r\u00e9volutionnaire qu'il annon\u00e7a pour lui, eurent un effet formel presque imm\u00e9diat.\n\nEt c'est pourquoi sans doute Le Roman inachev\u00e9 marque, dans la po\u00e9sie d'Aragon, l'\u00e9clipse douloureuse de l'alexandrin.)\n\nPour toutes ces raisons ma m\u00e8re \u00e9tait pr\u00eate \u00e0 le suivre, po\u00e9tiquement au moins (elle trouvait, comme ma grand-m\u00e8re, l'homme plut\u00f4t antipathique et ne se 'r\u00e9concilia', partiellement, avec lui que dans la vieillesse (leurs deux vieillesses)).\n\nOr, en quittant le surr\u00e9alisme, Aragon n'en avait pas acquis pour autant de l'estime pour Val\u00e9ry. Il le qualifie quelque part, si je ne m'abuse, de \u00ab parfait orf\u00e8vre en bijouterie fausse \u00bb. Il y avait l\u00e0, devant mes yeux, un fort prometteur redoublement de la contradiction parentale.\n\nJ'adoptai, bien s\u00fbr, et de mani\u00e8re tranchante, le point de vue n\u00e9gatif des surr\u00e9alistes sur Val\u00e9ry po\u00e8te.\n\nJe ne fus pas aussi s\u00e9v\u00e8re avec le prosateur mais, ce qui est presque pire, indiff\u00e9rent.\n\nJ'\u00e9tais plut\u00f4t indiff\u00e9rent \u00e0 la prose, g\u00e9n\u00e9ralement, je veux dire en tant que mod\u00e8le qu'on pourrait suivre pour \u00e9crire, puisque je ne voulais pas en \u00e9crire du tout, \u00e0 l'\u00e9poque (et plus tard, en 1961, bien qu'ayant pr\u00e9vu de faire accompagner le **Projet** par le **Roman** , je ne m'envisageai pas prosateur non plus, du moins pas avant quelques ann\u00e9es, apr\u00e8s la fin de mon **Projet de Po\u00e9sie** d\u00e9butant et de mon **Projet de Math\u00e9matique** , \u00e0 venir).\n\nLa prose n'\u00e9tait pour moi qu'objet de lecture, de divertissement. Le cas Val\u00e9ry \u00e9tait tr\u00e8s simple. Je pouvais 'jouer' Aragon contre lui. Le cas Aragon se montra beaucoup plus difficile \u00e0 r\u00e9gler. Cela me prit longtemps.\n\n## \u00a7 87 \u00c0 l'\u00e9tage de ma chambre, au deuxi\u00e8me, il y avait quatre pi\u00e8ces,\n\n **\u00c0 l'\u00e9tage de ma chambre, au deuxi\u00e8me, il y avait quatre pi\u00e8ces,** dispos\u00e9es aussi banalement qu'il est possible, de part et d'autre d'un couloir. La pi\u00e8ce contigu\u00eb \u00e0 la mienne servait de d\u00e9barras.\n\nIl y avait l\u00e0 des malles et des valises, de vieilles chaises d\u00e9mantibul\u00e9es attendant une r\u00e9paration \u00e9ventuelle, de vieux v\u00eatements, de vieux livres, et d'autres objets naufrag\u00e9s de l'existence familiale (sans oublier quelques-uns des r\u00e9sidus des vies familiales de g\u00e9n\u00e9rations plus anciennes).\n\nIl y avait un lit, couvert de tels objets. Rien de bien pr\u00e9cieux, rien de bien myst\u00e9rieux non plus.\n\nOn avait pos\u00e9 l\u00e0 un jour (peu de temps avant l'\u00e9v\u00e9nement violent de mon existence que je vais raconter) les grands morceaux d'une glace d'armoire qui s'\u00e9tait bris\u00e9e. Ils attendaient une hypoth\u00e9tique r\u00e9habilitation, ou une \u00e9limination d\u00e9finitive ; leur sort n'\u00e9tait pas encore tranch\u00e9.\n\nMon p\u00e8re, professeur de philosophie par m\u00e9tier, mais bricoleur par vocation, avait du mal \u00e0 se d\u00e9cider \u00e0 \u00e9liminer le moindre de ces vestiges.\n\nIls \u00e9taient pos\u00e9s \u00e0 plat sur la vieille couverture couvrant le lit ; celui qui va intervenir \u00e9tait sur son coin le plus proche, en regardant depuis la porte, qui s'ouvrait \u00e0 gauche dans le couloir.\n\nEnfants (cela se passe en 1947, je l'\u00e9tais encore pas mal), nous passions beaucoup de notre temps \u00e0 jouer. Il y avait le jardin, et Coqui, notre chien, qui n'\u00e9tait pas le moindre joueur. Il y avait la fa\u00e7ade biscornue de la villa, grenue de cr\u00e9pis saugrenus et affubl\u00e9e de balustrades, architecture de banlieue cossue.\n\nOn pouvait presque en faire le tour sans toucher terre, alpinistes du d\u00e9partement de Seine-et-Oise, \u00e0 la hauteur g\u00e9n\u00e9rale du premier \u00e9tage. Nous varappions sur les murs avec un certain succ\u00e8s ; pas trop haut tout de m\u00eame.\n\nIl y avait des pi\u00e8ces nombreuses, des portes vitr\u00e9es et non vitr\u00e9es, des escaliers, que sais-je ? Deux \u00e9tages. Il y avait des fen\u00eatres partout.\n\n **(Si je les ouvre, aujourd'hui, si je regarde vers le dehors, de l'une d'entre elles, d'une chambre au premier \u00e9tage je vois le jardin en profusion printani\u00e8re, de l'autre un amas de feuilles hivernales, un tas de feuilles brunes et noires qui br\u00fble, qui rougeoie ; de la fum\u00e9e monte. C'est dans le coin extr\u00eame du jardin, du c\u00f4t\u00e9 de la rue, celle qui va vers la ville, pas vers la for\u00eat. La terre nue, les grilles sur la rue, un air du soir froid, \u00e0 l'odeur d'hiver. Le chien. Le feu l'excite, l'effraie. Il court. La nuit avive l'\u0153il de la braise. Le tout du feu, du chien, des arbres, de l'hiver, des enfants est un volume travers\u00e9 de cris, que je n'entends pas. C'est le pass\u00e9, parce que tout y est silence. Le feu de feuilles hivernales est le pass\u00e9, ce pass\u00e9, son sens m\u00eame.)**\n\nUne circulation permanente et vocif\u00e9rante d'enfants de la maison et d'enfants invit\u00e9s, tourbillonnant rapidement du dedans au dehors et du dehors au dedans, une insurrection permanente de bruits de courses, de souliers, de galoches ou de pieds nus, ponctu\u00e9e d'incessants aboiements et des \u00e9panchements du tourne-disque, \u00e9tait la norme, en dehors (et encore) des heures de classe, de for\u00eat, de sommeil ou de repas.\n\nJe vais en fixer un moment. Il a laiss\u00e9 quelques images tr\u00e8s fortes dans mon souvenir. On va voir que cela n'a rien d'\u00e9tonnant. J'explore ses alentours. J'\u00e9claire, comme de la torche d'un policier temporel, dans la longue s\u00e9quence des \u00e9v\u00e9nements pass\u00e9s, demeures \u00e9ternellement immobiles au bord de la rivi\u00e8re du temps (paradoxe par excellence de notre id\u00e9e du temps), celle o\u00f9 ces images sont enferm\u00e9es.\n\nC'\u00e9tait le soir, un soir d'hiver il me semble, puisque c'\u00e9tait une heure proche du d\u00eener (qui \u00e9tait pris t\u00f4t) et qu'il faisait nuit. **Je vois qu'il faisait nuit.**\n\nNous jouions \u00e0 un cache-cache int\u00e9rieur, un jeu tout ce qu'il y a de plus ordinaire. Il y avait Coqui, qui ne se cachait pas, mais qui trouvait ais\u00e9ment, aboyant en cas de succ\u00e8s ; il y avait nous quatre, enfants Roubaud, et mon amie d'enfance, Sylvia (qui plus tard serait la m\u00e8re de ma fille Laurence).\n\n## \u00a7 88 Je me souviens d'\u00eatre mont\u00e9 en courant au deuxi\u00e8me \u00e9tage\n\nJe me souviens, le souvenir est net, d'\u00eatre mont\u00e9 en courant au deuxi\u00e8me \u00e9tage. En entrant dans la pi\u00e8ce de d\u00e9barras, il faisait nuit, j'ai gliss\u00e9 ou but\u00e9, je suis tomb\u00e9 en avant, j'ai voulu me rattraper au bord du lit et j'ai trouv\u00e9, rencontr\u00e9, paume de ma main droite en avant et en mouvement assez rapide (les lois de la m\u00e9canique !), le tranchant du plus gros morceau de la glace d'armoire qui attendait, sagement, le moment de se rendre utile ; je le lui fournis.\n\nLa coupure fut bien nette et plut\u00f4t profonde. Je ne ressentis, il me semble, aucune douleur, sinon que je m'\u00e9tais coup\u00e9 et que ma main saignait beaucoup. Je repris les escaliers en sens inverse et en courant, suivi par la rumeur fraternelle affol\u00e9e (ma main saignait beaucoup ; les taches en rest\u00e8rent bien enfonc\u00e9es dans les planches, sur le sol de la salle \u00e0 manger : Blood on the dining-room floor, comme dans le 'roman policier' de Gertrude Stein), et fis une entr\u00e9e remarqu\u00e9e dans la salle \u00e0 manger familiale, nocturne et festive.\n\nMa m\u00e8re, qui ne supportait pas la vue du sang, bl\u00eamit. Mon p\u00e8re jeta un coup d'\u0153il \u00e0 ma main, l'enveloppa dans un linge, m'enveloppa moi-m\u00eame dans un manteau (je commen\u00e7ais \u00e0 p\u00e2lir, j'avais, soudain, froid). Une heure apr\u00e8s, j'\u00e9tais sur une table d'op\u00e9ration.\n\nOn m'endormit et on me recousa, ou recousut (je sens que ce sont les formes verbales qui devraient convenir), on me recousit grosso modo, en attendant mieux. Les nerfs de mes quatri\u00e8me et cinqui\u00e8me doigts (petit doigt) de la main droite avaient \u00e9t\u00e9 assez fermement sectionn\u00e9s par le verre, agissant avec d\u00e9cision, compte tenu de la rapidit\u00e9 de mon escalade des escaliers dans le feu du jeu ; je l'avais abord\u00e9 imp\u00e9tueusement. Je ne sentais plus rien dans cette r\u00e9gion de mon corps et mes doigts ne bougeaient plus.\n\nCela avait \u00e9t\u00e9 un accident spectaculaire, s\u00e9rieux mais pas trop grave, somme toute assez banal. Mes fr\u00e8res et s\u0153ur, et Sylvia, avaient \u00e9t\u00e9 convenablement impressionn\u00e9s. Coqui, m'a-t-on dit, s'\u00e9tait senti vaguement coupable. (Il n'y \u00e9tait pour rien, ce n'est pas sur sa patte que j'avais tr\u00e9buch\u00e9 ; mais il se croyait quand m\u00eame un peu responsable.)\n\nJ'\u00e9tais sorti de l'h\u00f4pital bandag\u00e9. J'avais peu mal. Je n'avais plus mal. La blessure cicatrisait. Mais je ne sentais toujours rien dans mes deux doigts, qui ne s'\u00e9taient pas remis \u00e0 fonctionner. (Et le m\u00e9dium \u00e9tait \u00e9galement plut\u00f4t engourdi.)\n\nMon p\u00e8re, autrefois, enfant, s'\u00e9tait \u00e9crabouill\u00e9 l'index (de la main droite \u00e9galement), sous une grosse pierre. Il en avait \u00e9t\u00e9 amput\u00e9. J'avais fait \u00e0 la fois mieux (deux et m\u00eame trois doigts) et moins bien (les doigts \u00e9taient encore attach\u00e9s \u00e0 ma main, bien que de peu d'utilit\u00e9). La propension \u00e0 l'accident affectant la main droite \u00e9tait peut-\u00eatre une tendance h\u00e9r\u00e9ditaire, ou un droit familial transmis de p\u00e8re en fils a\u00een\u00e9.\n\nL'\u00e9tat de ma main n'\u00e9tait pas tr\u00e8s handicapant. Je parvins assez bien \u00e0 retrouver l'usage de l'\u00e9criture (apr\u00e8s quelques essais peu convaincants de la main gauche). Et le reste, peut-\u00eatre, reviendrait. On m'avait fait, \u00e0 l'h\u00f4pital, promesse de r\u00e9parations ult\u00e9rieures. Mais.\n\nMais une inqui\u00e9tude tr\u00e8s vive m'emp\u00eachait de profiter de mon \u00e9tat quasi h\u00e9ro\u00efque. Et le piano ? je concevais assez bien qu'une op\u00e9ration nouvelle, faite assez pr\u00e8s de la premi\u00e8re, par un sp\u00e9cialiste, pourrait m'amener \u00e0 une r\u00e9cup\u00e9ration convenable des facult\u00e9s ordinaires de ma main.\n\nMais le piano ? Ce n'est pas que je me destinais \u00e0 une carri\u00e8re pianistique de virtuose ; il n'en avait jamais \u00e9t\u00e9 question. Je jouais pas trop mal mais pas de mani\u00e8re \u00e9blouissante. Cependant la musique avait un r\u00f4le important dans ma, dans notre vie.\n\nMa m\u00e8re avait une intense passion de musique (qui pour elle commen\u00e7ait \u00e0 Mozart (avec un coup d'\u0153il r\u00e9trospectif \u00e0 Bach et \u00e0 Haendel) et s'achevait juste avant Brahms, avec Schumann (en Brahms commen\u00e7ait l'exc\u00e8s sentimental, tombant facilement dans le 'facile' (Weber, Mendelssohn) et m\u00eame le 'd\u00e9gueulando'; suivi plus tard du grandiloquent, du compass\u00e9, du biscornu ; et enfin de l'incompr\u00e9hensible (les Viennois, ces 'vers-libristes' du son))).\n\nElle ne condamnait pas toutes les musiques qu'elle n'aimait pas et n'\u00e9coutait pas, mais disait qu'elle n'avait tout simplement pas \u00e9t\u00e9 form\u00e9e \u00e0 les appr\u00e9cier.\n\nAu centre m\u00eame de la musique, pour des raisons \u00e0 la fois techniques et sentimentales (le souvenir de ses fr\u00e8res) se trouvait la musique de piano : les sonates de Mozart, de Beethoven (ah ! Beethoven ! les derni\u00e8res sonates, toutes les sonates ; les variations Diabelli) ; et Schubert (ah ! Schubert ! ah ! Schubert ! les impromptus, ces gouttes m\u00e9lancoliques !).\n\nElle se sentait presque coupable d'aimer Chopin, ses polonaises, ses mazurkas (que je jouais, quoique difficilement), parce qu'il avait \u00e9t\u00e9 jug\u00e9 par ma grand-m\u00e8re excessivement pour demoiselles sentimentales (ma grand-m\u00e8re \u00e9tait d'une \u00e9toffe plus rude).\n\n## \u00a7 89 Ma s\u0153ur Denise et moi-m\u00eame avions pris, d\u00e8s notre plus jeune \u00e2ge, des le\u00e7ons de piano.\n\nMa s\u0153ur Denise et moi-m\u00eame avions pris, d\u00e8s notre plus jeune \u00e2ge, des le\u00e7ons de piano. Nous avions plaisir \u00e0 jouer. Nous avions plaisir \u00e0 l'appr\u00e9hension tactile de la musique, si diff\u00e9rente de la seule saisie 'aurale'. 'Jouer' instrumentalement fait partie naturelle, \u00e9vidente, de la compr\u00e9hension musicale.\n\nC'est une chose qui est assez g\u00e9n\u00e9ralement admise, sans qu'il soit besoin de la justifier longuement. Il en est clairement de m\u00eame pour la peinture, pour le dessin.\n\nMais ce qui pourrait \u00eatre l'\u00e9quivalent dans les arts du langage, et sp\u00e9cialement dans le cas de la po\u00e9sie, est en revanche totalement ignor\u00e9, sinon m\u00e9pris\u00e9 et rejet\u00e9 au nom de la libert\u00e9, de la spontan\u00e9it\u00e9. Il para\u00eet invraisemblable \u00e0 beaucoup de consid\u00e9rer l'art de po\u00e9sie aussi comme un art de la main, de la bouche, qui demande exercices, entra\u00eenement, application.\n\nApprendre \u00e0 'jouer' de la po\u00e9sie, c'est-\u00e0-dire mettre des po\u00e8mes dans sa t\u00eate et les restituer pour soi-m\u00eame ou pour d'autres devrait \u00eatre aussi naturel que de se mettre au violon, \u00e0 la viole de gambe, \u00e0 la guitare, au saxophone ou \u00e0 l'ordinateur. (Ou chanter ; mais on ne chante plus gu\u00e8re, dans les maisons, dans les rues, \u00e0 ce qu'il me semble brusquement. Je passe sous des \u00e9chafaudages dans les rues, je n'entends pas de chansons. \u00ab De hardis compagnons sifflaient sur leurs \u00e9chelles \u00bb est un vers devenu passablement anachronique) (le contact public \u00e0 la musique est orient\u00e9 vers l'int\u00e9rieur, avec le 'walkman', qui donne \u00e0 vos compagnons de bus ou de m\u00e9tro un air niais, distrait, absent).\n\nL'instrument langue ne m\u00e9rite-t-il pas d'\u00eatre aussi exerc\u00e9 dans ce but ? Il ne sert pas qu'\u00e0 la communication, quotidienne, technique, amoureuse ou savante. (Disons encore : il peut servir \u00e0 des communications d'un autre type, qui n'int\u00e9ressent pas la pens\u00e9e, ni directement la survie \u00e9conomique.)\n\nJ'irais plus loin : dans le cas de la musique comme dans le cas de la langue, l'apprentissage d'un maniement instrumental devrait comporter, aussi, l'exercice de la composition.\n\nEt, si on doit rester plus tard dans la vie, apr\u00e8s les orages de la jeunesse, quelqu'un qui n'est pas aveugle et sourd \u00e0 la po\u00e9sie, donc, dans une certaine mesure, \u00e0 sa propre langue, on devrait continuer. Il n'y a pas de reproche plus imb\u00e9cile aux po\u00e8tes contemporains (il fait partie du catalogue des id\u00e9es re\u00e7ues) que celui qui consiste \u00e0 dire : \u00ab Vous n'\u00e9crivez que pour d'autres po\u00e8tes. \u00bb Tous les lecteurs de po\u00e9sie devraient \u00eatre des compositeurs de po\u00e9sie.\n\nMais restons sobres. Je n'ai pas de consignes \u00e0 donner aux responsables de l'Instruction publique. (D'ailleurs j'y perdrais mon temps ; \u00ab instruire \u00bb est le cadet de leurs soucis ; l'id\u00e9e d'instruction, donc de transmission de savoirs, est si peu p\u00e9dagogique !)\n\nDevant l'\u00e9tat assez pitoyable de ma main, mes parents s'adress\u00e8rent \u00e0 un chirurgien sp\u00e9cialiste de la couture des nerfs, un des meilleurs sur le march\u00e9, le professeur I. (je ne suis plus absolument certain de son nom, et je pr\u00e9f\u00e8re ne pas l'estropier, ce qui serait un comble).\n\nIl nous re\u00e7ut. Ma m\u00e8re le trouva froid, mais fut fascin\u00e9e par sa description de l'op\u00e9ration qu'il comptait entreprendre sur les d\u00e9bris de mes doigts. Il eut un geste d'une \u00e9l\u00e9gance infinie pour lui repr\u00e9senter comment il se saisirait de la peau du nerf, pour le persuader, pour l'\u00e9tirer, pour l'amener \u00e0 rejoindre son extr\u00e9mit\u00e9 orpheline. Il aurait fait une extraordinaire dentelli\u00e8re, conclut-elle.\n\nIl tenta de me rassurer en me disant, avec un brin de condescendance, que je pourrais bient\u00f4t rejouer mon Beethoven. Mais il ne montra pas une excessive conviction dans ses encouragements. Je pense qu'il fit une pr\u00e9sentation encore plus sobre de l'\u00e9tat de choses \u00e0 mon p\u00e8re.\n\nJ'ai retrouv\u00e9, gr\u00e2ce \u00e0 lui, en grande partie l'usage de mes deux doigts. Ils restent raides. Le petit doigt est en permanence l\u00e9g\u00e8rement courb\u00e9. Tous les deux (et le troisi\u00e8me dans une certaine mesure encore) bougent plus lentement que les autres. Ils sont sans force de saisie ou de traction. Plus curieux encore, un retard tr\u00e8s net \u00e0 la circulation des messages sensoriels fait que je me br\u00fble facilement, par exemple, parce que je ressens la douleur de la br\u00fblure plus tard qu'il ne faudrait. (Les nerfs recousus ont gard\u00e9 une tendance \u00e0 la paresse dans la transmission des informations sensorielles vers le cerveau.)\n\nApr\u00e8s avoir \u00e9t\u00e9, \u00e0 l'\u00e9cole, un gaucher contrari\u00e9, je suis devenu \u00e0 quatorze ans un droitier handicap\u00e9 (l\u00e9g\u00e8rement).\n\nUne cartographie de cicatrices se superpose \u00e0 mes lignes de la main, les brouille ; cela ressemble \u00e0 un second syst\u00e8me, celui de mon double, de mon fant\u00f4me. Il a sa propre ligne de vie (aussi longue que la mienne ; il ne me quittera pas), sa propre ligne de c\u0153ur (il a \u00e9t\u00e9, bien des fois, mon rival). Je n'ai jamais rejou\u00e9 du piano. (M\u00eame pas le Concerto pour la main gauche.)\n\n## \u00a7 90 Apr\u00e8s la deuxi\u00e8me op\u00e9ration, tr\u00e8s longue, je suis rest\u00e9 \u00e0 l'h\u00f4pital plusieurs jours\n\nApr\u00e8s la deuxi\u00e8me op\u00e9ration, tr\u00e8s longue, je suis rest\u00e9 \u00e0 l'h\u00f4pital plusieurs jours, en attendant que tout revienne en l'ordre physiologique, que les tissus cicatrisent assez, que le risque des infections postop\u00e9ratoires s'\u00e9loigne, que le choc de l'anesth\u00e9sie s'att\u00e9nue.\n\n(Pendant quelques mois, de temps \u00e0 autre, des bouts de m\u00e9tal remontaient \u00e0 la surface de ma main, comme des vers de terre dans un champ coutur\u00e9 par les labours ; ils se manifestaient d'abord sous la peau par une d\u00e9mangeaison, accompagn\u00e9 d'un gonflement local des chairs (tels de petits volcans de taupe) ; et \u00e9mergeaient brusquement, telles les taupes dans le champ ; mais seule leur pointe \u00e9tait sortie, et je devais les attirer au-dehors avec pr\u00e9caution, pour \u00e9viter des blessures ; je m'y appliquais longuement ; c'\u00e9tait un exercice plut\u00f4t agr\u00e9able (chatouilles, ou gratouilles : \u00ab \u00c7a vous chatouille, ou \u00e7a vous gratouille ? \u00bb disait le docteur Knock)).\n\n\u00c0 l'h\u00f4pital je passai des jours d'attente morne, interminable, dans une salle commune o\u00f9 j'entendais en permanence les bruyants postes de TSF de mes voisins de lit (chacun \u00e0 l'\u00e9coute de son \u00e9mission pr\u00e9f\u00e9r\u00e9e, qui \u00e9tait rarement la m\u00eame pour tous ; une sorte de tour de Babel radiophonique ; sans oublier ceux qui 'zappaient' les ondes, cacophoniquement).\n\nDes ann\u00e9es apr\u00e8s, alors que je ne pensais plus du tout \u00e0 cet \u00e9pisode de mon existence, j'entendis brusquement un jour \u00e0 la radio une chanson de ces journ\u00e9es (une chanson oubli\u00e9e, sans gr\u00e2ce, sans charme, et n'ayant gu\u00e8re laiss\u00e9 de traces dans les m\u00e9moires) ; je l'entends encore, je l'\u00e9voque si je veux : \u00ab Hardi les gars, disait-elle, c'est aujourd'hui diman-che\/ hardi les gars y a du pain sur la plan-che. \u00bb\n\nInstantan\u00e9ment je me suis retrouv\u00e9 en pens\u00e9e dans le lit de cet h\u00f4pital et j'ai retrouv\u00e9 aussi, fra\u00eeche, nette, comme r\u00e9cente, toute la s\u00e9quence des \u00e9v\u00e9nements ant\u00e9rieurs, \u00e0 peu pr\u00e8s tels que je viens de les restituer : une s\u00e9lection d'instants de souvenir avec leurs images et les commentaires implicites de ces images qui ne se s\u00e9parent plus d'elles, qui les soulignent, les signent, tels des intertitres de films muets. C'\u00e9tait comme si j'avais plong\u00e9 leur s\u00e9quence dans un bain r\u00e9v\u00e9lateur. Ce ph\u00e9nom\u00e8ne est bien connu. Mais ce qui m'y frappe n'est pas cela : c'est l'effectuation imm\u00e9diate d'une seule s\u00e9quence de souvenirs bien d\u00e9limit\u00e9e, par un effecteur de m\u00e9moire, ici cette bribe de stupide chanson.\n\nIl y a d'une part le caract\u00e8re fig\u00e9 et r\u00e9p\u00e9titif de l'\u00e9v\u00e9nement m\u00e9moriel. J'entends spontan\u00e9ment la chanson, ou bien j'appelle \u00e0 mon souvenir la chanson, et le souvenir de l'accident, de l'op\u00e9ration, est l\u00e0. Mais il ne bouge pas, n'a plus boug\u00e9 (je sens qu'il n'a plus boug\u00e9) (il se d\u00e9roule seulement de plus en plus vite). Non seulement il est rest\u00e9 le m\u00eame (donne le sentiment d'\u00eatre rest\u00e9 le m\u00eame), mais il s'est isol\u00e9 du reste de ma vie pass\u00e9e. Il ne m'est presque pas possible d'y rien ajouter.\n\nLa suite des images du r\u00e9cit implicite qui est dans la d\u00e9pendance \u00e9troite de ces sons qui l'appellent est comme retranch\u00e9e de mes autres souvenirs. Il me faudrait faire des efforts intenses pour vaincre cet isolement. Ce sont des souvenirs qui se sont plac\u00e9s presque \u00e0 l'ext\u00e9rieur de moi, semi-externes, ai-je dit (\u2192 cap.1) ; ce sont des peaux mortes du souvenir.\n\nQui plus est, le r\u00f4le des sons, de l'auralit\u00e9 (je n'ose parler de musique) dans ce ph\u00e9nom\u00e8ne est central. Je poss\u00e8de ainsi (je m'en suis clairement rendu compte quand j'ai identifi\u00e9 ce ph\u00e9nom\u00e8ne, au point que je peux maintenant en fait agir sur lui, le susciter consciemment) une assez \u00e9tendue biblioth\u00e8que de sc\u00e9narios de m\u00e9moire, articul\u00e9s autour de telles s\u00e9quences d' **images-m\u00e9moire** comment\u00e9es et encha\u00een\u00e9es en imbrication tr\u00e8s solide dans mon souvenir, et qui appartiennent chacun \u00e0 une p\u00e9riode plus ou moins \u00e9tendue du pass\u00e9.\n\nDans presque tous les cas, une musique, une chanson signent l'\u00e9v\u00e9nement. Leur int\u00e9r\u00eat esth\u00e9tique est en principe sans importance, mais je cherche d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment \u00e0 l'infl\u00e9chir, en choisissant, pour agir sur le futur de ma m\u00e9moire, des moments musicaux qu'il me plaira de retrouver pour eux-m\u00eames aussi. Malheureusement, on le sait, la m\u00e9moire est une facult\u00e9 perverse ; et ce n'est pas toujours ces musiques-l\u00e0 que j'ai d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment promues qui survivent ; mais d'autres, que je n'aurais pas voulues, qui me d\u00e9plaisent, qui grincent, qui sont en porte-\u00e0-faux esth\u00e9tique absolu, en contradiction absolue avec la gravit\u00e9 ou l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 des moments qu'elles \u00e9voquent, comiques, primesauti\u00e8res quand il faudrait pleurer, tragique dans des saisons de joie. Longuement r\u00e9p\u00e9t\u00e9e au long des jours (elle me vient de l'air ambiant, de circonstances particuli\u00e8res, ou d'un choix conscient, comme je viens de dire) la musique auxiliaire devient une commande du pass\u00e9, entre dans un glossaire des moments du pass\u00e9.\n\nBien s\u00fbr, en m\u00eame temps, comme ces moments de m\u00e9moire se stylisent, s'immobilisent, je perds \u00e0 travers eux, parce que je les conserve, eux, aux d\u00e9pens de bien d'autres, l'acc\u00e8s \u00e0 d'\u00e9normes quantit\u00e9s cin\u00e9matiques de pass\u00e9.\n\nDans la for\u00eat-racine-labyrinthe du pass\u00e9, ce sont des sentiers fray\u00e9s, battus. Je d\u00e9c\u00e8le l\u00e0 une des mani\u00e8res dont la m\u00e9moire d\u00e9termine, d\u00e9cide, choisit l'oubli. Bien s\u00fbr aussi, un d\u00e9clic fortuit (de musique encore, ou qui fait intervenir les autres sens : odeur de fum\u00e9e, de feu, de feuilles hivernales, comme dans l'instant que j'ai \u00e9voqu\u00e9 plus haut ; une saveur ; un toucher (plus rarement)) peut faire p\u00e9n\u00e9trer dans ce circuit de nouveaux morceaux de temps r\u00e9volu, mais en enfon\u00e7ant simultan\u00e9ment d'autres choses, \u00e9v\u00e9nements, \u00e9motions, dans un oubli encore plus profond. Bien s\u00fbr enfin, et c'est le plus important ici, je vois, ayant identifi\u00e9 ce m\u00e9canisme, ce en quoi j'ai, ailleurs, un acc\u00e8s extr\u00eamement diff\u00e9rent \u00e0 la m\u00e9moire, ce en quoi est exceptionnel le lien si \u00e9troit, si \u00e9trange, de la m\u00e9moire et de la po\u00e9sie.\n\nL'une des diff\u00e9rences majeures, en ce qui me concerne, est que l'acc\u00e8s au souvenir que donne la musique est direct, saisissant un moment \u00e9troit du pass\u00e9, son aura, son odeur, sa singularit\u00e9 sentimentale. Je ne peux absolument rien y changer. Un po\u00e8me agit de mani\u00e8re tr\u00e8s diff\u00e9rente sur la m\u00e9moire. Il engendre des s\u00e9quences explosives, multiples, variables ; il ne restitue pas le sens d'un \u00e9v\u00e9nement pr\u00e9cis mais un chemin dans les r\u00e9gions sans lumi\u00e8re du pass\u00e9.\n\nC'est sans doute pourquoi j'ai pu, pendant les ann\u00e9es o\u00f9 le deuil de mon fr\u00e8re fut le plus proche, le plus violent, le plus insurmontable, faire entrer ce deuil dans la po\u00e9sie ; parce qu'il avan\u00e7ait en quelque sorte, en dessous, en silence, sans affleurer trop directement \u00e0 la conscience.\n\nEn revanche, la musique, elle, me fut totalement interdite. Je ne parle m\u00eame pas des musiques qui \u00e9taient les plus directement celles qu'aimait Jean-Ren\u00e9, comme les Suites pour violoncelle seul de Bach, dont il avait achet\u00e9 un nouvel enregistrement quelques jours avant sa mort (j'\u00e9tais all\u00e9 le choisir avec lui, place de la R\u00e9publique ; je sais o\u00f9 ; j'en ai la vision) ; ou le Quintette pour clarinette de Mozart et surtout, surtout, la musique de chambre de Schubert (ah ! Schubert ! Schubert ! il est vrai que Schubert peut agir sur le nerf d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 de notre \u00eatre, en l'absence de toute 'occasion' particuli\u00e8re). Tout affleurement de musique me rendait sourd.\n\n## \u00a7 91 Comme, d\u00e8s le d\u00e9but, j'ai su que je ne pourrais dire ce que j'allais m'efforcer de dire de mani\u00e8re rapide (sinon instantan\u00e9e)\n\nComme, d\u00e8s le d\u00e9but, j'ai su que je ne pourrais dire ce que j'allais m'efforcer de dire de mani\u00e8re rapide (sinon instantan\u00e9e (r\u00eave narratif r\u00e9current)) (et la mise en prose est encore plus lente que ne serait un dire oral, un 'raconter' sans exigences de 'tenue', \u00e0 quelqu'un), j'ai eu, vivant dans la peur de ne pas avoir le temps (ce qui ne me donnait gu\u00e8re de temps, en d\u00e9vorant mon temps d'inqui\u00e9tude), besoin, pour \u00e9crire ceci, d'une discipline int\u00e9rieure s\u00e9v\u00e8re, appuy\u00e9e d'une routine.\n\nJ'ai fait alors cette concession, limit\u00e9e, \u00e0 la conception biographique de la litt\u00e9rature, que ma vie pr\u00e9sente l'accompagnerait. Je me placerais, pour dire, aussi pr\u00eat que possible des conditions de ce qui serait un r\u00e9cit ininterrompu, et maintenu, dans la pr\u00e9sentation sur la page ou l'\u00e9cran de ses r\u00e9sultats, strictement parall\u00e8le \u00e0 la dur\u00e9e o\u00f9 il prend naissance.\n\nJ'ai, dans cette perspective, choisi une unit\u00e9 de temps, selon l'acception de la trag\u00e9die classique : tout ce que j'\u00e9cris appartient au m\u00eame temps, le temps de quelques heures pr\u00e9matinales, la m\u00eamet\u00e9 \u00e9tant celle-l\u00e0 m\u00eame que les horloges reconnaissent aux jours (aux demi-jours) ; toutes les heures de tous les jours, marqu\u00e9es 4 ou 5 ou 6 sont pour l'arithm\u00e9tique horlog\u00e8re les m\u00eames, des 'm\u00eames' substantifi\u00e9s ; elles sont les m\u00eames aussi pour raconter. (J'ajoute de cette fa\u00e7on une base horaire tr\u00e8s pr\u00e9cise \u00e0 l'hypercylindre temporel o\u00f9 s'inscrit, en spirale, le temps de ma vie (\u2192 cap.2).)\n\nDans mon unit\u00e9 de temps, de plus, toutes les heures, toutes les minutes se valent. Une m\u00eamet\u00e9 de gestes fait que le temps horloger se borne \u00e0 ponctuer ce qui est une dur\u00e9e d'un seul tenant, un pr\u00e9sent \u00e9tendu.\n\nJ'ai aussi une unit\u00e9 de lieu : celui o\u00f9 je vis. Et dans ce lieu presque rien ne bouge. Une fracture apparente dans la permanence du lieu serait celle d'un d\u00e9m\u00e9nagement, mais ce ne serait en fait qu'un changement n\u00e9gligeable ; la m\u00eamet\u00e9 du lieu est d'\u00eatre celui o\u00f9 je vis.\n\n(D'ailleurs, m\u00eame si je changeais de lieu, ce qui ne m'est plus arriv\u00e9 depuis les premiers mois de 1986 (et je suis revenu alors dans un endroit o\u00f9 j'avais v\u00e9cu auparavant), \u00e0 l'int\u00e9rieur du nouveau lieu je d\u00e9finirais, je circonscrirais un espace qui ressemblerait comme deux gouttes d'eau \u00e0 l'ancien : m\u00eame disposition d'objets, m\u00eame routine de vie.)\n\nCar je ne compose pas ces lignes en marchant, ni dans l'autobus, dans des lieux de vacances, dans les biblioth\u00e8ques (qui de toute fa\u00e7on ne sont pas accessibles aux heures impos\u00e9es par ma r\u00e8gle de l'unit\u00e9 de temps, semi-nocturne), mais entre les murs d'une pi\u00e8ce unique.\n\nPlus important encore est le fait que, dans le lieu o\u00f9 je suis (quel qu'il soit par cons\u00e9quent ; mais en fait je n'ai boug\u00e9 qu'une seule fois au cours des dix derni\u00e8res ann\u00e9es (il y aura bient\u00f4t dix ans que j'ai commenc\u00e9, le 11 juin 1985 (\u2192 branche 1, cap.1, \u00a7 1))), la disposition de ma vie, celle des heures o\u00f9 s'effectue la transmission de l'existence \u00e0 la prose qui lui est parall\u00e8le, est invariante.\n\nLa nuit en est la premi\u00e8re et n\u00e9cessaire constante. L'hiver, au-dehors, quand je m'\u00e9veille et jusqu'au moment o\u00f9 je cesse d'\u00e9crire, il fait nuit. Quand viennent le printemps, l'\u00e9t\u00e9, quand le soleil se met \u00e0 envahir les heures qui sont les miennes, pourvu qu'elles demeurent dans une obscurit\u00e9 trou\u00e9e seulement d'une lampe et de l'illumination bl\u00eame de l'\u00e9cran, des volets, et des rideaux devant les vitres me prot\u00e8gent. Et le silence, nuit des bruits.\n\nLes quelques bruits qui me parviennent sont accept\u00e9s par le silence en raison de leur r\u00e9currence, de jour \u00e0 jour, en raison, toujours, de leur m\u00eamet\u00e9 : battements d'ailes de pigeons, glissements dans la cour des grosses poubelles vertes et chiraquiennement conformes que sort Mme Jaquet, la concierge de l'immeuble, dans la rue d'Amsterdam (75009, Paris).\n\nJ'estime en cons\u00e9quence respecter la r\u00e8gle de l'unit\u00e9 de lieu. Je suis en somme un auteur classique. Mes livres sont des trag\u00e9dies (ou com\u00e9dies) classiques. Il n'y manque que la m\u00eamet\u00e9 du vers, l'alexandrin. Mais j'en ai un \u00e9quivalent : l'instant de prose (que je ne note pas pour la version imprim\u00e9e, mais identifie num\u00e9riquement tr\u00e8s pr\u00e9cis\u00e9ment dans celle que je conserve pour moi-m\u00eame seulement).\n\nEt l'unit\u00e9 d'action, me demandez-vous ? car vous savez que la trag\u00e9die classique respecte la r\u00e8gle des trois unit\u00e9s, dont la r\u00e8gle d'unit\u00e9 d'action est la troisi\u00e8me ; et la plus \u00e9pineuse.\n\nL'unit\u00e9 d'action est l'unit\u00e9 de ce que je raconte. Elle est d\u00e9finie par une d\u00e9finition (on ne peut gu\u00e8re exiger mieux), qui explicite ce que sont les branches de mon ouvrage, que je vous pr\u00e9sente en des livres. Elle \u00e9nonce ce que sont ces livres dans leur ensemble, sous leur titre g\u00e9n\u00e9rique, **'le grand incendie de londres'**. J'ai d\u00e9cid\u00e9 une d\u00e9finition de leur contenu. Mais je ne la livre pas 'en clair'. Je vous laisse la d\u00e9chiffrer (imaginer des solutions possibles, vraisemblables) dans sa forme vide : **'le grand incendie de londres' est ............. ........** ).\n\nLa transposition de la vie au r\u00e9cit (des morceaux de la vie qui sont pertinents au regard de la d\u00e9finition) s'effectue de la mani\u00e8re suivante. J'ai pr\u00e9lev\u00e9 dans la dur\u00e9e r\u00e9elle les constituants d'un jour de mon existence, un jour unique, mise bout \u00e0 bout d'intervalles de temps \u00e0 peu pr\u00e8s \u00e9gaux et semblables en fait (le temps, le lieu, l'action ; les conditions de leur m\u00eamet\u00e9) et g\u00e9n\u00e9riquement \u00e9gaux en droit.\n\n## \u00a7 92 Fracture\n\nIl tra\u00eenait depuis quelques semaines dans ma t\u00eate le sentiment vague d'une circonstance num\u00e9rologique importante que j'avais omise ou allais omettre, faute de la calculer d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment. Je viens de r\u00e9parer cette omission (juste \u00e0 temps) et c'est ce qui m'am\u00e8ne aujourd'hui, dans le moment que je commence \u00e0 composer, \u00e0 fracturer mon r\u00e9cit pour l'accueillir. Mais d'abord quelques pr\u00e9cisions de nomenclature et quelques donn\u00e9es chiffr\u00e9es. Je tiens \u00e0 \u00eatre pr\u00e9cis.\n\nJ'ai divis\u00e9 mon r\u00e9cit en branches, les branches en chapitres et insertions (les unes sont des incises, les autres des bifurcations), les uns, les unes et les autres en unit\u00e9s journali\u00e8res de composition, des moments ; chacun des moments est isol\u00e9, identifi\u00e9 en surface par un titre ; et par un nombre, r\u00e9sultant d'une r\u00e8gle de num\u00e9rotation.\n\nLa version publique de l'ensemble, divis\u00e9e en livres (certains d\u00e9j\u00e0 imprim\u00e9s, d'autres qui peut-\u00eatre le seront (mais je suis de moins en moins s\u00fbr de le vouloir)), diff\u00e8re de la mienne tr\u00e8s l\u00e9g\u00e8rement. Le texte est le m\u00eame. Mais, dans ma propre version, que je conserve sur disquettes pour r\u00e9f\u00e9rence, il y a plus de nombres. D'une part, chaque moment est partag\u00e9 en instants de prose, qui le ponctuent (le rythment), et ces instants sont num\u00e9rot\u00e9s, \u00e0 l'int\u00e9rieur de chaque moment (ils sont interpr\u00e9t\u00e9s sur la page en alin\u00e9as ; les moments en paragraphes) (les nombres des instants sont pr\u00e9c\u00e9d\u00e9s d'un signe que j'affectionne, l'arrowbase, @). D'autre part, \u00e0 la num\u00e9rotation des moments propre \u00e0 chaque branche (elle repart d'un \u00a7 1 dans chaque livre), sont associ\u00e9es deux autres num\u00e9rotations, globales dont l'une, seconde num\u00e9rotation, \u00e9num\u00e8re, \u00e0 la suite, tous les moments pris dans la s\u00e9quence de composition des branches.\n\nLe pr\u00e9sent moment, selon cette seconde num\u00e9rotation, porte le num\u00e9ro **589**. (Le num\u00e9ro d'ordre global du moment suit son num\u00e9ro local, en caract\u00e8res plus petits (corps 10, le plus souvent).)\n\nDans ma pr\u00e9vision num\u00e9rique de composition du **'grand incendie de londres'** (c'est la seule pr\u00e9vision que je fais ; elle n'a pas d'implication sur le contenu, et il se peut qu'elle n'aboutisse pas dans le monde r\u00e9el), il y aura 6 branches. Chaque branche aura le m\u00eame nombre de moments. Ce nombre est **196**. (La premi\u00e8re branche publi\u00e9e, ainsi que la seconde, v\u00e9rifient cette contrainte num\u00e9rique. Le troisi\u00e8me livre, qui devrait avoir paru quand vous lirez ceci, n'est que la premi\u00e8re partie de la troisi\u00e8me branche. (J'ai dit pourquoi.) Il a **105** moments.)\n\n(Les nombres des instants sont \u00e9galement soumis \u00e0 contraintes ; mais de ces contraintes je ne dirai rien pr\u00e9sentement.) (Les nombres des chapitres, les nombres respectifs des incises et bifurcations aussi ; mais je n'en dirai rien pr\u00e9sentement.) (Cela fait beaucoup, beaucoup de nombres, et pas mal de contraintes.)\n\n **105 + 91 = 196**. **6** \u00d7 **196 = 1176**. **1176** : **2 = 588**. Il r\u00e9sulte de ces trois op\u00e9rations arithm\u00e9tiques \u00e9l\u00e9mentaires qu'avant de commencer le moment pr\u00e9sent, j'avais \u00e9crit 588 moments, soit **la moiti\u00e9 exactement de ceux que j'ai pr\u00e9vus**.\n\n(Dans la premi\u00e8re branche, il y a un moment additionnel, l'avertissement, qui est un moment z\u00e9ro. Il y aura(it) un moment additionnel \u00e0 la fin de la sixi\u00e8me et derni\u00e8re branche, le moment z\u00e9ro-z\u00e9ro ; portant le total des moments \u00e0 1178. Et on a : **1178** : **2 = 589** ).\n\nApr\u00e8s la fracture qui interrompt le r\u00e9cit, ainsi, commence la seconde moiti\u00e9 (potentielle) de l'ensemble ; chaque moment, comme j'ai dit, \u00e9tant consid\u00e9r\u00e9 comme prosa\u00efquement \u00e9quivalent \u00e0 tout autre, quelle que soit sa longueur r\u00e9elle, que cette longueur soit \u00e9valu\u00e9e en nombre d'instants ou en quantit\u00e9 de mots, ou en milliers de signes typographiques (les valeurs num\u00e9riques de tous ces param\u00e8tres varient, mais pas enti\u00e8rement au hasard).\n\nChaque moment est le r\u00e9sultat du travail d'un jour (dans le jour, le matin). Un jour de prose. Un moment \u2194 un jour. Strictement. Chaque moment est la condensation en prose d'un jour (abstrait) de narration. Les blancs entre les moments sont les nuits de la narration. Les nuits sont faites de blancs et de silences. Ce sont des blancs, parce que absence d'\u00e9crits. Ce sont des silences, pour la lecture (int\u00e9rieure ou pas). La vie est continue, la narration discr\u00e8te.\n\nTous les jours se valent, au regard de la narration. Tous les moments se valent, au regard du r\u00e9cit, ou des insertions. Ils sont des \u00e9v\u00e9nements singuliers autonomes, se succ\u00e9dant. Aucun n'est plus important qu'un autre. (Et r\u00e9ciproquement.)\n\nTous les blancs, tous les silences sont \u00e9gaux en droit prosa\u00efque, ou narratif, et toutes les nuits sont \u00e9quinoxiales ; sauf ceux, celles qui s\u00e9parent les chapitres, les sections d'incises, les bifurcations ; ceux, celles-l\u00e0 sont de plus longs silences, de plus grandes nuits. D'encore plus grandes nuits s\u00e9parent les branches. Elles ont plus de silences ; plus lourds. Plus d'obscurit\u00e9. Nuits blanches. Nuits silencieuses. Mutisme.\n\nLes blancs et silences ordinaires, ceux qui s\u00e9parent les moments int\u00e9rieurs \u00e0 des chapitres, ou \u00e0 des bifurcations, \u00e0 des paquets d'incises (les incises d'un chapitre donn\u00e9) ont la 'valeur', virtuelle, d'un moment moyen : trois, quatre, cinq mille signes typographiques (plus parfois ; tr\u00e8s rarement moins).\n\nJ'avais donc atteint, avant de composer le pr\u00e9sent moment, selon ces calculs, la moiti\u00e9 de mon parcours total. J'avais franchi la nuit m\u00e9diane de la narration. M\u00eame si je ne vais pas jusqu'au bout des six branches que je suppose, ce sera quand m\u00eame le milieu du tout. Simplement, il y aura un plut\u00f4t beaucoup plus long silence implicite au bout des derni\u00e8res pages noircies, un tr\u00e8s grand blanc. Virtuel. Pr\u00e9c\u00e9dant le mot FIN. Il y aura un mot FIN. **Je le vois**.\n\n## \u00a7 93 J'ai entrepris mon Projet le 5 d\u00e9cembre 1961\n\nJ'ai entrepris mon **Projet** le 5 d\u00e9cembre 1961. J'ai pris acte de son \u00e9chec d\u00e9finitif le 24 octobre 1978. Entre ces deux dates, 17 ann\u00e9es ont pass\u00e9, moins 42 jours. Que 17 ann\u00e9es encore se passent (moins 42 jours), et la date atteinte est celle du 12 septembre 1995. J'ai \u00e9crit le moment 92 de cette branche hier. Hier, c'\u00e9tait le 12 septembre 1995, un mardi. Ah ! (Mais que ce soit un mardi ne fait rien \u00e0 l'affaire.)\n\nEn fait je n'ai pas calcul\u00e9 exactement ainsi. J'ai compt\u00e9 en ann\u00e9es (16), mois (10) et jours (19) (la date atteinte est la m\u00eame). Ann\u00e9es, mois et jours sont les dur\u00e9es g\u00e9n\u00e9riques de trois des esp\u00e8ces de temps selon lesquels je compte ce qui passe (\u2192 cap.2). Toutes les ann\u00e9es se valent ; tous les mois se valent ; tous les jours se valent. Il m'arrive parfois de compter selon une seule esp\u00e8ce, en jours par exemple.\n\nIl me fallait trois esp\u00e8ces, distinctes, de dur\u00e9es. Moments, chapitres (ou blocs d'insertions), branches, sont aussi trois esp\u00e8ces de dur\u00e9e qui organisent la narration que je poursuis, avec une certaine obstination, il faut bien le dire (le mot narration a un aspect scolaire qui me satisfait). J'\u00e9tablis une correspondance terme \u00e0 terme entre ces deux triplets de dur\u00e9es nomm\u00e9es : entre jours et moments, chapitres (et assimil\u00e9s) et mois, branches et ann\u00e9es.\n\nGr\u00e2ce \u00e0 cette correspondance je passe, si je le veux, d'une famille de temps \u00e0 une autre ; de la vie \u00e0 la prose. En nombres ; rien qu'en nombres. Je peux calculer des corr\u00e9lations entre les deux ordres de ph\u00e9nom\u00e8nes. (Je ne m'en prive pas. Je joue avec les jours, avec les dates. Dans la correspondance que je dis, les moments de la prose acqui\u00e8rent des dates (fictives) (variables, selon les points de r\u00e9f\u00e9rence choisis (une origine des coordonn\u00e9es temporelles)). Certaines contraintes narratives en r\u00e9sultent, parfois.) (Les instants du texte, qui ponctuent les moments, peuvent \u00eatre transpos\u00e9s en heures ; et r\u00e9ciproquement ; on peut m\u00eame pousser plus loin : signes typographiques, ou mots, ou lettres, se traduisant en minutes, par exemple. Ce n'est pas impraticable. Mais je vais rarement loin dans ce sens, qui transformerait le r\u00e9cit en b\u00e9ton (pr\u00e9\u00adcontraint).)\n\nJ'ai commenc\u00e9 \u00e0 \u00e9crire le 11 juin 1985 (je me cite : \u00ab Ce matin du 11 juin 1985 (il est cinq heures), pendant que j'\u00e9cris ceci sur le peu de place laiss\u00e9 libre par les papiers \u00e0 la surface de mon bureau,...\u00bb (\u2192 branche 1, cap.1, \u00a7 1)). Du 24 octobre 1978 au 11 juin 1985 il y a 6 ans, 7 mois et 18 jours. Si je compte 6 ans, 7 mois et 18 jours apr\u00e8s le 5 d\u00e9cembre 1961, la date est celle du 23 juillet 1968.\n\nCe jour-l\u00e0, **ce jour-l\u00e0 tr\u00e8s exactement** , j'ai conclu que mon **projet de po\u00e9sie** et mon **projet de math\u00e9matique** (premi\u00e8re \u00e9tape) \u00e9taient termin\u00e9s et j'ai entrepris la deuxi\u00e8me \u00e9tape, celle du **Projet** proprement dit, et simultan\u00e9ment envisag\u00e9 les modalit\u00e9s de la composition du roman suppos\u00e9 l'accompagner, **Le Grand Incendie de Londres**. (Les pr\u00e9occupations g\u00e9n\u00e9rales de l'\u00e9poque \u00e9taient plut\u00f4t tourn\u00e9es vers les pav\u00e9s et les plages (les uns poussant sous les autres, \u00e0 ce qu'on disait ; il n'y a plus gu\u00e8re de pav\u00e9s ; mais il n'y a plus gu\u00e8re non plus de plages libres de b\u00e9ton), mais j'\u00e9tais peu perturb\u00e9 par ces circonstances. Je ne me laisserais pas distraire plus longtemps, pensais-je. Comme on se conna\u00eet mal !)\n\nDe toutes ces donn\u00e9es je retire un sentiment de r\u00e9confortante sym\u00e9trie. Plus pr\u00e9cis\u00e9ment :\n\n\u2013 Aux premi\u00e8res ann\u00e9es, studieuses et productrices du **Projet** , celles du **projet de po\u00e9sie** et du **projet de math\u00e9matique** , font pendant exactement (en ans, mois et jours) les ann\u00e9es (de 1978 \u00e0 1985) qui ont suivi l'effondrement du **Projet** , occup\u00e9es de mes efforts infructueux \u00e0 le dire.\n\n\u2013 \u00c0 la longue litanie de jours que, depuis 1985, je consacre \u00e0 la narration pr\u00e9sente correspond, exactement selon le m\u00eame mode de calcul, celle de mes efforts obstin\u00e9s et infructueux \u00e0 accomplir le **Projet** , \u00e0 \u00e9crire le roman.\n\nVous me direz, et vous aurez raison, que, de ces dates, \u00e9tant donn\u00e9 ce que je viens de vous dire, il en est une qui n'est certainement pas le r\u00e9sultat du hasard seul, si tout ce que j'avance ici est exact : la date du commencement de la branche 1, 11 juin 1985. J'ai choisi en effet de commencer ce jour-l\u00e0 pour assurer la sym\u00e9trie des deux dur\u00e9es. C'est clair. (Elle contient cependant sa part de rencontre fortuite lourde de sens douloureux, qui provient d'un tout autre ordre de consid\u00e9rations, express\u00e9ment intime.)\n\nSi je signale tout \u00e0 coup, sans avertissement, d'une fracture ostensible dans le r\u00e9cit, la date du 12 septembre 1995, c'est en raison d'une co\u00efncidence num\u00e9rique tr\u00e8s forte dont l'\u00e9vidence, pr\u00e9par\u00e9e sans doute par mon calculateur int\u00e9rieur non conscient (qui sans cesse d\u00e9nombre et marmonne des nombres), s'est brusquement impos\u00e9e \u00e0 moi comme m\u00e9ritant d'\u00eatre marqu\u00e9e dans le r\u00e9cit.\n\nDe part et d'autre du 24 octobre 1978, en remontant jusqu'au 5 d\u00e9cembre 1961 d'une part, en avan\u00e7ant jusqu'au 12 septembre 1995, avant-hier, de l'autre, les dur\u00e9es (en ans, mois et jours) sont \u00e9gales. Le 24 octobre 1978, le jour de mon renoncement au **Projet** , est au milieu de ces presque trente-quatre ann\u00e9es de ma vie. C'est l\u00e0 le premier terme du couple d\u00e9finissant la co\u00efncidence.\n\nSi j'ach\u00e8ve les six branches projet\u00e9es du **'grand incendie de londres'** , j'aurai \u00e9crit en tout **1176** moments de prose. ( **1178** , si je tiens compte du moment z\u00e9ro initial et du moment z\u00e9ro-z\u00e9ro final). J'ai atteint le milieu exact de ma longue et lourde t\u00e2che. Tel est le second terme (num\u00e9rique) de la co\u00efncidence.\n\nJe suis assez satisfait de constater une certaine bienveillance inattendue des nombres. Qu'elle se soit produite ; que je l'ai remarqu\u00e9e.\n\nCertes, nous vivons entour\u00e9s de co\u00efncidences (comme de silicates, d'ailleurs). Nous en rencontrons sans cesse. D'une personne \u00e0 l'autre, les types d'\u00e9v\u00e9nements qui m\u00e9ritent le nom de co\u00efncidences varient. Mais un calcul assez simple montre que, contrairement \u00e0 ce qu'on attendrait, selon l'opinion, les co\u00efncidences ont \u00e9norm\u00e9ment de chances de se produire ; tr\u00e8s fr\u00e9quemment. Ce qui varie, c'est notre propension \u00e0 les remarquer ; et \u00e0 en \u00eatre frapp\u00e9.\n\nMes habitudes me portent tr\u00e8s naturellement \u00e0 guetter et d\u00e9busquer les co\u00efncidences d'une seule esp\u00e8ce, les co\u00efncidences num\u00e9riques. Je n'ai pas rat\u00e9 celle-l\u00e0. J'aurais beaucoup regrett\u00e9 de ne la d\u00e9couvrir qu'apr\u00e8s coup.\n\n## \u00a7 94 Il m'est difficile de m'en tenir \u00e0 la simple constatation\n\nIl m'est difficile de m'en tenir \u00e0 la simple constatation. Devant toute co\u00efncidence, la r\u00e9action naturelle de notre esprit est de se dire \u00ab ce n'est pas par hasard que \u00bb ; de rechercher une explication causale ; d'en trouver une et dire \u00ab c'\u00e9tait donc \u00e7a \u00bb ; ou de ne point en trouver et de s'\u00e9merveiller, \u00ab \u00e7a alors ! \u00bb ou \u00ab qui l'e\u00fbt dit ? qui l'e\u00fbt cru ? \u00bb (\u00ab l'eusses-tu cru ? \u00bb).\n\nJ'\u00e9cris 'notre esprit' mais je devrais \u00e9crire 'votre'. Car je ne m'\u00e9merveille pas outre mesure des co\u00efncidences, presque toutes num\u00e9riques, qui sont le pain quotidien de mon existence mentale. Je ne leur cherche aucune raison. Elles ne m'expliquent rien. Et elles n'ont rien pour moi de myst\u00e9rieux.\n\nLeur qualit\u00e9 est d'abord de me fournir des distractions, et des occasions de calcul. Les bonnes co\u00efncidences sont celles qui peuvent trouver application dans mon labeur prosa\u00efque.\n\nCelle que je viens de d\u00e9nicher joue ce r\u00f4le excellemment. Je n'aurai pas souvent la chance d'en trouver une aussi pr\u00e9cise, ne n\u00e9cessitant quasiment aucun ajustement (dans la vie ordinaire, les co\u00efncidences sont rarement des co\u00efncidences sans un peu de bonne volont\u00e9, sans de l\u00e9gers d\u00e9placements par rapport au respect strict des faits) ; et surtout aussi forte, touchant au c\u0153ur m\u00eame de mon entreprise, dans ses rapports avec l'emploi de mon temps.\n\nIl n'est pas \u00e9tonnant que j'en sois satisfait (autant que de mon K-way, qui me prot\u00e8ge de la pluie parisienne (\u2192 cap.1)).\n\nVoyons cela de plus pr\u00e8s. \u2013 Les 588 premiers fragments d'\u00e9criture que j'ai achev\u00e9s depuis que j'en ai termin\u00e9 avec l'illusion du **Projet** sont la moiti\u00e9 d'un tout \u00e0 compl\u00e9ter, fait de six branches (je ne tiens pas compte de ce que j'ai nomm\u00e9 les entre-deux-branches, s\u00e9quences qui vagabondent d'une branche \u00e0 l'autre, selon d'autres principes que ceux qui gouvernent les branches proprement dites (si on devait tenir compte de tout, il n'y aurait plus de co\u00efncidences ; les co\u00efncidences demandent de s\u00e9rieuses restrictions dans la prise en compte des touts)).\n\n\u2013 \u00c0 la date de leur ach\u00e8vement, le jour o\u00f9 j'ai d\u00e9cid\u00e9 que le **Projet** n'avait plus de sens se situe au milieu de l'intervalle de temps qui me s\u00e9pare du commencement du **Projet**. Appelons \u00c0 la quantit\u00e9 de temps qui s\u00e9pare le 5 d\u00e9cembre 1961 du 24 octobre 1978 ; B la quantit\u00e9, \u00e9gale, qui s\u00e9pare le 24 octobre 1978 du 12 septembre 1995 (qui n'est d\u00e9j\u00e0 plus 'aujourd'hui', d'ailleurs). Appelons C la quantit\u00e9 de moments d\u00e9j\u00e0 compos\u00e9s au 12 septembre 1995, D celle de ceux qui restent \u00e0 \u00e9crire. On a alors le r\u00e9sultat suivant : **A est \u00e0 C ce que B est \u00e0 D**.\n\nC'est la mani\u00e8re la plus simple de voir les choses.\n\nMais je pourrais aussi bien dire que **A est \u00e0 D ce que B est \u00e0 C** , puisque A et B d'une part, C et D de l'autre sont des quantit\u00e9s num\u00e9riquement \u00e9gales. So far so good.\n\nToutefois, du c\u00f4t\u00e9 de l'interpr\u00e9tation des ph\u00e9nom\u00e8nes, c'est fort diff\u00e9rent. Dans un cas, je mets en un certain rapport le d\u00e9roulement de ma vie depuis que j'ai eu l'id\u00e9e du **Projet** et celui de ma narration, o\u00f9 son apparition puis disparition jouent un r\u00f4le central, en respectant les positions temporelles : ce qui est avant dans la dur\u00e9e est avant dans la prose ; ce qui est apr\u00e8s, apr\u00e8s. Les ann\u00e9es du **Projet** sont associ\u00e9es aux trac\u00e9s accomplis de la prose ; les ann\u00e9es d'apr\u00e8s le **Projet** aux trac\u00e9s \u00e0 venir.\n\nDans l'autre cas, c'est le contraire.\n\nComment choisir ? et quel sens donner \u00e0 l'une ou l'autre de ces deux correspondances ? Vous me direz, et vous aurez une fois encore certainement raison, pourquoi choisir ? pourquoi donner le moindre sens \u00e0 ces mises en rapport arbitraires ?\n\n\u00c0 cela je r\u00e9pondrai que, n'ayant aucun plan pr\u00e9alable pour guider, et contraindre ma progression, c'est de telles consid\u00e9rations que se nourrit l'imagination, l'anticipation de ce que je vais \u00e9crire. J'avance ainsi, comme la locomotive de Michaux \u00e0 la surface de la mer dans le port de Honfleur, pouss\u00e9 par la foi (num\u00e9rique).\n\nOr l'\u00e9galit\u00e9 des deux dur\u00e9es que j'ai constat\u00e9e, associ\u00e9e \u00e0 l'\u00e9galit\u00e9 des deux nombres de moments qui l'accompagne m'apparaissant comme un hasard essentiel au sein de la narration, il est naturel que je m'y arr\u00eate quelque peu. De ce point de vue il est dommage que je ne parvienne ni \u00e0 choisir entre les deux \u00e9quivalences possibles, ni \u00e0 leur choisir un sens parmi les nombreux qui s'offrent \u00e0 moi.\n\n## \u00a7 95 J'ai pass\u00e9 trois jours \u00e0 diss\u00e9quer le m\u00e9canisme d'une certaine co\u00efncidence entre ma vie et ma narration\n\nJe viens de passer trois jours (les moments de trois journ\u00e9es cons\u00e9cutives) \u00e0 diss\u00e9quer le m\u00e9canisme d'une certaine co\u00efncidence entre ma vie et ma narration. Je suis parvenu \u00e0 le d\u00e9crire, mais pas \u00e0 lui donner un sens utile pour la suite. Ce matin je vois les choses diff\u00e9remment.\n\nConstater que j'ai d\u00e9j\u00e0 pass\u00e9 autant de temps \u00e0 me d\u00e9battre avec ce qui est, entre autres choses, un post-mortem d'un **Projet** abandonn\u00e9 par \u00e9chec me plonge ce matin dans une d\u00e9solation profonde (pas profonde au point de me paralyser, toutefois ; je suis en train de la dire).\n\nSi je laisse de c\u00f4t\u00e9 les quantit\u00e9s de narration \u00e9crites et si je regarde de nouveau les dates et les dur\u00e9es, je suis bien oblig\u00e9 de m'apercevoir que la seule p\u00e9riode efficace de mon **Projet** a \u00e9t\u00e9 celle que je consid\u00e9rais comme purement pr\u00e9liminaire, celle du **projet de po\u00e9sie** et du **projet de math\u00e9matique**. De la suite, qui aurait d\u00fb \u00eatre la vraie vie du **Projet** , o\u00f9 j'aurais d\u00fb me plonger dans l'ivresse d'une composition romanesque (ou son enfer ; les romanciers ne sont pas d'accord sur ce point), il ne reste strictement rien que de p\u00e9riph\u00e9rique. Et c'est \u00e0 cela que j'ai pass\u00e9 le plus de temps ! ! ! !\n\nEt je dois aussi ajouter qu'avant de me mettre \u00e0 la narration actuelle, il m'a fallu autant de temps (sans arriver \u00e0 rien) que j'en avais pass\u00e9 \u00e0 travailler sur les t\u00e2ches pr\u00e9liminaires du **Projet**.\n\n\u00c0 cela il n'y aurait qu'un rem\u00e8de. Cesser. Mais serait-ce un rem\u00e8de ? Non. **Il n'y a aucun rem\u00e8de.** Autant continuer.\n\nJe reprends mes calculs. La dur\u00e9e des projets pr\u00e9liminaires, qui est aussi celle de mes tentatives de mettre en route la narration, est (en unit\u00e9s de temps g\u00e9n\u00e9riques que j'ai dites) de 6 ans, 7 mois, 18 jours. La dur\u00e9e totale de vie du **Projet** , \u00e9gale \u00e0 celle que j'ai d\u00e9j\u00e0 pass\u00e9 sur ' **le grand incendie de londres** ' est de 16 ans, 10 mois et 19 jours. Je convertis ces deux dur\u00e9es en jours, en comptant 365 jours pour une ann\u00e9e moyenne, 30 jours pour un mois moyen. J'obtiens 2 418 et 6 159 'jours' respectivement. En 6 159 jours j'ai compos\u00e9 588 moments de prose. Combien en avais-je atteint au bout des 2 418 premiers jours ?\n\nPar prudence, bien que j'aime immod\u00e9r\u00e9ment le calcul mental, je fais appara\u00eetre la calculette du macintosh LC sur mon \u00e9cran ; et je lui pose le probl\u00e8me. J'obtiens le r\u00e9sultat suivant : 230,846566.\n\nAutrement dit, le point de la prose que je cherche se situe dans le deux cent trente et uni\u00e8me paragraphe (moment formel), selon la num\u00e9ration globale. Ce paragraphe est le trente-cinqui\u00e8me de la branche 2, **La Boucle**. Dans ce paragraphe, qui compte onze alin\u00e9as (instants formels), je dois examiner le dixi\u00e8me (puisque 0,846566 multipli\u00e9 par 100 et divis\u00e9 par 11 donne, toujours selon la calculette, 9 virgule 312226). Cherchons le mot crucial. C'est le dix-septi\u00e8me (il y a 52 mots dans l'alin\u00e9a en question). C'est un article, **du** , qui ne me dit pas grand-chose. Je note les deux mots voisins. **Assiette** est avant, **miel** apr\u00e8s.\n\nCe message du hasard, je dois le reconna\u00eetre, n'est pas tr\u00e8s clair. Certes, je pourrais l'interpr\u00e9ter quand m\u00eame. Mais je n'en ai pas envie. Il faudrait que l'explication aille de soi ; saute aux yeux (aux miens en tout cas). Cependant ici, je sens qu'il me faut faire un effort.\n\nJe me penche donc de nouveau sur le texte du dixi\u00e8me instant du moment 35 de **La Boucle**.\n\n **Nous sommes entr\u00e9s**. **Sur une table de bois, on m'a servi du miel dans une assiette, du miel comme je n'en avais jamais vu,** comme je n'en verrai jamais plus **, le miel du Cingle, liquide et transparent, intens\u00e9ment savoureux, glissant sur le disque de l'assiette inclin\u00e9e sans se plisser, sans se presser.** (Le Cingle est un lieu-dit, dans les Corbi\u00e8res. L'image-souvenir est une image des ann\u00e9es de guerre ; 1943 ou 4.)\n\nJ'interpr\u00e8te, pouss\u00e9 par la n\u00e9cessit\u00e9 : Le miel dans l'assiette. L'assiette \u2192 le **Projet**. Le miel \u2192 la narration.\n\nTransparence. Lucidit\u00e9, \u00e9lucidation. Pr\u00e9sent fluide ; pass\u00e9 fig\u00e9, dur.\n\nJe ne peux pas faire mieux, \u00e0 premi\u00e8re vue. Il me faudra m'en contenter. Revenir au r\u00e9cit.\n\nFin de la fracture.\n\n## \u00a7 96 Chaque unit\u00e9 g\u00e9n\u00e9rique de prose, transposition d'une page de vie, est donc un moment\n\nChaque unit\u00e9 g\u00e9n\u00e9rique de prose, transposition d'une page de vie, est un moment formel ; mais pas seulement. C'est aussi un 'moment of being', moment d'\u00eatre, selon l'expression de Virginia Woolf, et pas moins un 'moment of non-being', moment de ne pas \u00eatre puisque tout ce qui est hors prose en est expuls\u00e9, et que ce reste de ma vie est sans importance (du point de vue avanc\u00e9 ici).\n\nTous les moments, je l'ai dit, se valent ; aucun n'est plus un moment, au sens ordinaire, qu'aucun autre ; aucun n'est sp\u00e9cial, n'a de couleur propre, de singularit\u00e9 ; et chacun d'eux est \u00e0 consid\u00e9rer non seulement comme formellement identique \u00e0 chaque autre, mais comme une image fid\u00e8le, condens\u00e9e, compactifi\u00e9e, microcosmique, du tout.\n\nInversement, le jour total unique de vie que je d\u00e9tache ainsi du temps (et sans lui assigner, pour le moment, de borne, au-del\u00e0 du temps de composition des six branches (je ne parle pas seulement de borne 'naturelle', mais de borne qui pourrait \u00eatre d\u00e9cid\u00e9e)) est \u00e0 regarder comme d'une substance homog\u00e8ne \u00e0 chacun des moments qui le forment.\n\nId\u00e9alement la correspondance entre les moments-vie et la vie-moment devrait \u00eatre absolument fid\u00e8le : une hom\u00e9omorphie, dans la m\u00e9taphore topologique ; ou plus ambitieusement peut-\u00eatre, en empruntant l'image g\u00e9om\u00e9trique de la droite due au math\u00e9maticien italien Giuseppe Veronese, je dirais que l'unit\u00e9 de la vie est une forma fondamentale, et chaque segment pris par **'le grand incendie de londres'** (les moments-jours) est identiquement (\u00e0 une transformation d'\u00e9chelle pr\u00e8s) la forma fondamentale encore.\n\nCe que j'appelle ici ma vie est ma vie-en-prose, compl\u00e9mentaire dans le temps de ce qui reste, mon existence ordinaire, ma vie-non-vie. En chaque moment, en ce sens du mot 'moment', est ma vie, toute ma vie.\n\nLe r\u00e9cit qui s'y compose est lui aussi, une unit\u00e9 ; **'le grand incendie de londres'** est son nom (le nom de ma vie est mon nom, Jacques Roubaud), et chaque moment de vie contient un moment de prose.\n\nLa raison de chaque moment de vie est une raison de prose. Il n'y a rien d'autre. Il n'y a pas d'autres raisons.\n\nUn moment de prose reproduit les divisions du moment de vie qui lui sert de support (un peu \u00e0 la mani\u00e8re des subdivisions num\u00e9riques arbitraires du temps mesur\u00e9 par les horloges), suit ce qui s'y passe, est comme lui fragment\u00e9, ponctu\u00e9.\n\nMais, id\u00e9alement, de m\u00eame que le moment de vie est, id\u00e9alement, dans une relation de m\u00eamet\u00e9 avec la vie enti\u00e8re, la forma fondamentale de ma vie, chaque moment de prose aussi contient le tout de la prose, le jour entier de mon r\u00e9cit. Comme il est clair qu'il n'en est rien 'r\u00e9ellement', ni dans un cas ni dans l'autre, il ne s'agit que d'une mimique.\n\nJ'ai cependant l'intention de poursuivre plus tard cette analogie avec la g\u00e9om\u00e9trie de Veronese (qui me sert de mod\u00e8le m\u00e9taphorique, que je me permettrai, sans aucun esprit de responsabilit\u00e9 th\u00e9orique, d'arroser d'un peu de brouet brouwerien) en m\u00ealant \u00e0 la discussion le personnage central de la branche pr\u00e9sente, la **po\u00e9sie (** la po\u00e9sie, deux points **)**.\n\nMa routine journali\u00e8re commence \u00e0 l'instant o\u00f9 j'ouvre les yeux depuis mon mauvais sommeil et se termine avec l'extinction de l'\u00e9cran de mon appareil de notation. Mais les conditions que je viens d'\u00e9num\u00e9rer ont des cons\u00e9quences draconiennes. Si pour une raison quelconque le moment de vie n'aboutit pas \u00e0 un moment de prose, c'est un moment vide ; il est en quelque sorte excis\u00e9 de ma vie.\n\nLe moindre \u00e9chec de ce genre a des cons\u00e9quences n\u00e9gatives pour la suite. Car si un moment potentiel est rest\u00e9 vide, la probabilit\u00e9 d\u00e9j\u00e0 toujours forte pour que la matin\u00e9e du lendemain soit vide aussi en est imm\u00e9diatement augment\u00e9e. Au bout de quelques jours, elle devient quasiment \u00e9gale \u00e0 1. Autant dire une certitude. Et me voil\u00e0 en arr\u00eat de prose, en coma prolong\u00e9 de la prose.\n\nEn voyage, je ne peux pas facilement trouver des conditions ad\u00e9quates. (Il me faut par exemple, emporter mon macintosh portable, dormir dans une chambre pas trop diff\u00e9rente de celle o\u00f9 je vis.)\n\nMais des interruptions de ce type sont beaucoup moins graves. Je m'y attends. Je ne sens pas le silence de tels jours, ponctu\u00e9 de bribes sur un carnet, comme un \u00e9chec.\n\n## \u00a7 97 Je pourrais marquer effectivement un moment vide par un blanc, je devrais le marquer par un blanc\n\nJe pourrais marquer effectivement un moment vide, et pas seulement formellement, par un blanc ; je devrais le marquer par un blanc d'\u00e9cran, puis de papier, \u00e9tendu, plus que symbolique. (Mais comme je marque les nuits par un blanc formel, il faudrait plut\u00f4t mettre du noir !)\n\nIl y en aurait beaucoup. Le compte rendu de mon exp\u00e9rience, ces pages, serait alors majoritairement fait de blancs combl\u00e9s \u00e7\u00e0 et l\u00e0 d'un peu de noir \u00e9crit. Voil\u00e0 qui serait peu pratique pour une lecture (je ne parle m\u00eame pas des r\u00e9actions pr\u00e9visibles d'un \u00e9diteur). (C'est pourquoi, aussi, je tends de plus en plus \u00e0 m'\u00e9loigner de l'id\u00e9e de publication de toutes les branches.)\n\nC'est pourquoi je concentre, compactifie le tout en omettant de marquer durement les vides, mes d\u00e9missions, mes renoncements, mes \u00e9checs, mes distractions. Le saut d'un moment de vie \u00e0 un autre (dans la succession des jours du calendrier) se marque seulement et toujours de la m\u00eame mani\u00e8re par le mince intervalle (quelques lignes) qui s\u00e9pare un moment de prose du suivant (\u00e9ventuellement par des fractures plus importantes d\u00e9sign\u00e9es comme des chapitres, des bifurcations, et des branches).\n\nIl s'agit d'un intervalle formel. C'est lui que je nomme blanc (en plus petits caract\u00e8res ; et silences). Mais la condition primordiale d'existence du r\u00e9cit est celle d'une continuit\u00e9.\n\nOr, la discontinuit\u00e9 obligatoire de l'existence qui fait que le reste de mes journ\u00e9es est autrement occup\u00e9, et surtout la fracture redoutable des nuits a cette cons\u00e9quence que jamais je ne passe d'un moment de prose \u00e0 un autre sans de grandes et parfois d'\u00e9normes difficult\u00e9s.\n\nCar il se trouve que chaque recommencement me demande un effort. J'arrive \u00e0 peine \u00e0 y croire ; cela me para\u00eet invraisemblable, indigne, mis\u00e9rable.\n\nMais il n'y a rien \u00e0 y faire. L'habitude, contrairement \u00e0 tous mes espoirs, n'y a rien chang\u00e9 ; et la routine, l\u00e0, ne m'est d'aucun secours.\n\nJ'ouvre les yeux dans l'angoisse, je redoute d'affronter la s\u00e9quence obligatoire de gestes qui me mettra en pr\u00e9sence de cette imitation-page mang\u00e9e de toutes les indications que le logiciel Word 5 croit indispensable d'imposer \u00e0 ma vue (elles occupent un bon cinqui\u00e8me de mon \u00e9cran ; magma de mots et d'icones (ici s'imposerait une reproduction du haut de page d'\u00e9cran) dont je n'utilise pas le dixi\u00e8me d'ailleurs).\n\nEt bien souvent, trop souvent, je renonce. L\u00e2chement. Je renonce avant de commencer, apr\u00e8s une longue plage de stupeur immobile, \u00e9tendu sur le dos, insecto\u00efde. Je me mets \u00e0 lire, je sors dans la nuit marcher ; je me rendors ; je r\u00eavasse ; je projette (je fais d'immenses projets pour le lendemain, les jours et semaines suivantes, les ann\u00e9es (passe encore de marcher, mais projeter \u00e0 mon \u00e2ge !)).\n\nOu bien je vais jusqu'au 'mac', je l'allume, je le regarde, je l'\u00e9teins, je me recouche (on est ramen\u00e9 \u00e0 la situation pr\u00e9c\u00e9dente).\n\nOu bien, dans un sursaut de volont\u00e9 je commence, je balbutie des doigts quelques phrases, je bute, je m'obstine, je renonce.\n\nJe ne rature jamais, je ne corrige pas (je respecte scrupuleusement ces axiomes) mais ce que je peux faire, tant qu'un moment n'est pas termin\u00e9, c'est tout jeter \u00e0 la corbeille \u00e0 papier symbolique de l'ordinateur. Un moment de ma vie-prose restera vide ; un de plus.\n\nOr ces difficult\u00e9s qui existent depuis que j'ai trac\u00e9 la premi\u00e8re ligne noir sur blanc (du papier dans un cahier, alors) se sont fortement aggrav\u00e9es depuis que j'ai eu la r\u00e9v\u00e9lation climat\u00e9rique de ma mort en marche, proche, il y a maintenant presque dix mois.\n\nComme je ressens simultan\u00e9ment le besoin d'aller plus vite, comme je sens que je n'ai plus le temps ; je suis en m\u00eame temps en proie \u00e0 la pr\u00e9cipitation et frapp\u00e9 de paralysie. C'est charmant !\n\n## \u00a7 98 la strat\u00e9gie g\u00e9n\u00e9rale de la branche pr\u00e9sente renforce encore la gravit\u00e9 du ph\u00e9nom\u00e8ne\n\nPire : la strat\u00e9gie g\u00e9n\u00e9rale de la branche pr\u00e9sente renforce encore la gravit\u00e9 du ph\u00e9nom\u00e8ne. Car elle n\u00e9cessite un d\u00e9bordement de ma vie en prose sur ma vie en non-prose (ou en non-cette-prose en tout cas) en une s\u00e9rie d'actes qui ont une finalit\u00e9 unique manifest\u00e9e sous un double aspect.\n\nUne des particularit\u00e9s de mon entreprise, parmi d'autres, en effet, est d'\u00eatre une interrogation plus ou moins r\u00e9fl\u00e9chie sur la nature de la m\u00e9moire \u00e0 partir d'un exemple principal, le mien (le mat\u00e9riel exp\u00e9rimental est \u00e0 ma disposition, m\u00eame si son maniement est souvent difficile).\n\nOr \u00e0 mesure que je progresse dans cet examen, \u00e0 mesure que ce faisant j'extrais des paquets et des s\u00e9quences de souvenirs pour les soumettre \u00e0 diff\u00e9rentes interrogations, je me rends compte que je suis en train en fait (aid\u00e9 par l'\u00e2ge certes, mais quand m\u00eame !) de proc\u00e9der \u00e0 la liquidation pure et simple de ma m\u00e9moire et tout sp\u00e9cialement de ma m\u00e9moire de po\u00e9sie.\n\nJ'ai dans ces conditions d\u00e9cid\u00e9 de faire semblant de le faire expr\u00e8s et de m'y mettre s\u00e9rieusement. Je me livre donc \u00e0 une r\u00e9capitulation g\u00e9n\u00e9rale : d'une part je tente de retrouver tous les po\u00e8mes et fragments de po\u00e8mes qui se sont accumul\u00e9s dans ma t\u00eate depuis que j'ai commenc\u00e9 \u00e0 apprendre de la po\u00e9sie.\n\nEn dehors de ceux que je ne sais m\u00eame plus que j'ai su et qui ne me reviennent pas d'eux-m\u00eames, je d\u00e9couvre des trous inattendus dans bien de ceux que je croyais encore savoir.\n\nIls sont comme de vieux pull-overs sortis d'une penderie et qui y ont \u00e9t\u00e9 d\u00e9vor\u00e9s par les mites ; ils partent en loques dans ma bouche quand je tente de les redire. Ils s'effilochent, comme de m\u00e9lancoliques dur\u00e9es.\n\nIl est vrai que par l'obstination, l'effort, le harc\u00e8lement de ma m\u00e9moire par le murmure rythmique, je parviens \u00e0 quelques heureuses et surprenantes exhumations (pas toujours des meilleurs po\u00e8mes d'ailleurs ; l'absence de discernement esth\u00e9tique de mes m\u00e9canismes de recherche m'afflige).\n\nMais il m'arrive aussi sans le faire expr\u00e8s de soulever des pierres mentales au-dessous desquelles je d\u00e9couvre de redoutables scorpions.\n\nLa vertu de m\u00e9moire de la po\u00e9sie, qui est \u00e0 la fois tr\u00e8s puissante et tr\u00e8s sp\u00e9ciale (elle a une mani\u00e8re qui lui est propre de lancer les s\u00e9quences de souvenirs) lui permet de susciter des images du pass\u00e9 que le reste de mon esprit avait, avec de grandes pr\u00e9cautions, rang\u00e9 dans les t\u00e9n\u00e8bres pour n'en \u00eatre plus jamais volontairement sorti.\n\nIl en est exactement de m\u00eame dans la seconde phase, externe, de la r\u00e9capitulation.\n\nJ'ai en effet d\u00e9cid\u00e9 de reprendre tout ce que j'ai \u00e9crit et publi\u00e9 depuis que j'\u00e9cris et publie (une trentaine d'ann\u00e9es) afin de s\u00e9lectionner ce qui peut encore me servir aussi bien pour mon travail professionnel que pour le rangement des armoires de la m\u00e9moire o\u00f9 j'ai besoin de puiser pendant les moments actifs de ma vie en prose.\n\nSur le dessus de mon imprimante Desk-writer, \u00e0 gauche d'un petit r\u00e9veil Lorus un h\u00e9risson en peluche nomm\u00e9 Pataposh. Il a un bout de nez en feutre rose et un pelage d'une grande douceur ; jamais il ne m'oppose de piquants indign\u00e9s. C'est mon ami. Aujourd'hui il tourne vers moi des yeux compatissants mais l\u00e9g\u00e8rement r\u00e9probateurs.\n\nToute cette agitation lui para\u00eet inutile, dangereuse m\u00eame. Pas seulement \u00e0 cause des poussi\u00e8res qui se soul\u00e8vent des livres et papiers d\u00e9rang\u00e9s dans leur sommeil de plusieurs ann\u00e9es par mes rangements.\n\nSi je d\u00e9chiffre bien son expression, son message est simple : \u00e0 quoi bon ?\n\n# CHAPITRE 8\n\n# Fifty two \u2013 Station Road \u2013 Lochgelly \u2013 Fife\n\n* * *\n\n## \u00a7 99 Je m'efforce \u00e0 un recensement et \u00e0 un d\u00e9sencombrement\n\nJe m'efforce \u00e0 un recensement et \u00e0 un d\u00e9sencombrement. Mon lieu de vie est tr\u00e8s \u00e9troit, \u00e9touffe sous les papiers et les livres. Ma biblioth\u00e8que, mon bureau, les planches charg\u00e9es de dossiers en chemises et sous-chemises multiplement color\u00e9s selon un syst\u00e8me extr\u00eamement coh\u00e9rent mais toujours d\u00e9sempar\u00e9 par la n\u00e9gligence sont en d\u00e9sordre, et ce d\u00e9sordre va croissant.\n\nLes images antiques de la m\u00e9moire la comparent tant\u00f4t \u00e0 une ruche o\u00f9 les abeilles industrieuses de l'esprit emplissent les rayons du miel des souvenirs, tant\u00f4t au pigeonnier o\u00f9 chaque oiseau du pass\u00e9 a son alv\u00e9ole, tant\u00f4t \u00e0 une sorte de version modeste mais bien ordonn\u00e9e de la biblioth\u00e8que du Congr\u00e8s, o\u00f9 chaque tablette de cire imprim\u00e9e du sceau m\u00e9moriel a sa cote invariable.\n\nPour ce qui est de la mienne, aujourd'hui, le d\u00e9sordre essentiel de mes livres et papiers serait une m\u00e9taphore bien plus ad\u00e9quate. Je m'y retrouve de moins en moins, int\u00e9rieurement et ext\u00e9rieurement. J'essaie de me d\u00e9livrer de tout ce d\u00e9sordre. Le principe est fort simple : r\u00e9duire l'encombrement ; \u00e9liminer l'inutile.\n\nJ'ai persuad\u00e9 mon ami Pierre Lusson, qui a de la place chez lui, d'accueillir en d\u00e9p\u00f4t de savoirs et techniques de m\u00e9moire tout ce que je ne d\u00e9truis pas mais ne veux plus garder sous cette forme : les exemplaires complets des revues ou livres o\u00f9 je figure partiellement par quelque texte, po\u00e8me ou traduction ou r\u00e9flexion de quelque nature.\n\nJ'ai \u00e9tabli une liste, suppos\u00e9e compl\u00e8te (elle ne l'est pas), de toutes ces publications. Je regarde, j'extrais de l'\u00e9tag\u00e8re, je mets dans un cabas (de l'esp\u00e8ce 'Big Shopper' ou de l'esp\u00e8ce 'No problem'. (J'en ai plusieurs, des deux gammes, en de nombreuses couleurs. (On n'en trouvait d'abord qu'aux environs du m\u00e9tro Barb\u00e8s et je m'approvisionnais en ces ustensiles pr\u00e9cieux quand j'allais chez mon dentiste de toujours, peut-\u00eatre l'unique dentiste parkinsonien de Paris, le docteur Torchinski. Il ne l'\u00e9tait pas (parkinsonien) dans les ann\u00e9es cinquante, quand je lui rendis visite pour la premi\u00e8re fois ; mais je lui restai fid\u00e8le jusqu'\u00e0 sa retraite, malgr\u00e9 l'impressionnant tremblement de sa main s'approchant de ma bouche ouverte (une fois en action, il ne d\u00e9viait pas d'un pouce dans son trajet th\u00e9rapeutique, rassurez-vous ; il fallait seulement avoir confiance ; et le docteur T., qui \u00e9tait un saint, inspirait confiance.)) Il y a maintenant des Big Shoppers dans toutes les boutiques de l'esp\u00e8ce Troifoirien qui prolif\u00e8rent, avec les parapharmacies, dans ma rue (les charlatans m\u00e9dicaux (chers \u00e0 une ex-ministre de notre ex-pr\u00e9sident) et les vendeurs d'objets inutiles prosp\u00e8rent de conserve en temps de haut ch\u00f4mage).\n\nJe descends le plan de Paris de haut en bas, \u00e0 pied si j'ai le temps et s'il ne pleut pas, sinon avec l'autobus 68 jusqu'\u00e0 l'avenue Ernest-Reyer. Je me rem\u00e9more le code de la porte d'entr\u00e9e (qui change souvent, selon les consignes de la RIVP ; en ce moment c'est 753A (je ne mets pas en danger la s\u00e9curit\u00e9 du domicile car, quand vous lirez ces mots, le code aura chang\u00e9 ! ah ! ah !)). L\u00e0. Deuxi\u00e8me \u00e9tage droite en sortant de l'ascenseur. Il y a deux sonnettes quasiment c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te ; l'une accompagnant la porte d'entr\u00e9e, l'autre une porte condamn\u00e9e. Je donne quelques coups de sonnette en alternance sur les deux, selon un m\u00e8tre iambique ou trocha\u00efque, anapestique \u00e0 l'occasion. Grand calme. On m'ouvre. J'entre. Bonjour. Po\u00e8me.\n\n **Jours tranquilles \u00e0 la porte d'Orl\u00e9ans I**\n\n(version de 1991)\n\nL'avenue Ernest-Reyer\n\nest tr\u00e8s pr\u00e8s de la banlieue\n\nsud\n\non traverse le pont sur le p\u00e9rif\n\net \u00e7a y est\n\nLa maison est un peu vide\n\nMathieu est parti \u00e0 Montrouge (avec Yuka)\n\nC\u00e9cile est partie \u00e0 Villejuif (avec Philippe (et Ferdinand))\n\nJuliette est partie \u00e0 Montr\u00e9al (Qu\u00e9bec) (avec Patrick)\n\nIls sont partis\n\nc'est d'un calme !\n\nnon seulement\n\n\u00ab quand l'aurore discr\u00e8te\n\nrougit dans un ciel pur \u00bb\n\nmais encore\n\n\u00e0 cette \u00ab heure tranquille o\u00f9 les li-ons vont boire \u00bb\n\nc'est-\u00e0-dire, g\u00e9n\u00e9ralement,\n\nle soir\n\nil y a toute la place pour le zinzin\n\n& pour le \u00ab mac \u00bb\n\n& pour l'imprimante\n\n& pour le plan-travail de la cuisine\n\n& pour le plan-travail du bureau\n\navec tous les dossiers, tous les livres\n\nen vue de la Th\u00e9orie\n\n& de ses d\u00e9veloppements\n\nputatifs\n\nc'est la retraite\n\ndehors les feuilles\n\ntombent\n\nCe po\u00e8me a plusieurs versions. Il change avec les ann\u00e9es. Mais peu. La version pr\u00e9c\u00e9dente a quatre ans. La plus r\u00e9cente est la cinqui\u00e8me. C'est un po\u00e8me temporel.\n\n **Jours tranquilles \u00e0 la porte d'Orl\u00e9ans V**\n\n(version de 1998)\n\nL'avenue Ernest-Reyer\n\nest tr\u00e8s pr\u00e8s de la banlieue\n\nsud\n\non traverse le pont sur le p\u00e9rif\n\net \u00e7a y est\n\nLa maison est un peu vide\n\nMathieu est parti \u00e0 Chaville (avec Yuka) (et Izumi) (et Augustin)\n\nC\u00e9cile est partie \u00e0 Villejuif (avec Philippe (et Ferdinand) (et Capucine) (et Ang\u00e8le))\n\nJuliette est partie \u00e0 Montr\u00e9al (Qu\u00e9bec) (la voil\u00e0 revenue, mais pas ici)\n\nIls sont partis\n\nc'est d'un calme !\n\nnon seulement\n\n\u00ab quand l'aurore discr\u00e8te\n\nrougit dans un ciel\n\npur \u00bb\n\nmais encore\n\n\u00e0 cette \u00ab heure tranquille o\u00f9 les li-ons vont boire \u00bb\n\nc'est-\u00e0-dire, g\u00e9n\u00e9ralement,\n\nle soir\n\nil y a toute la place pour le zinzin\n\n& pour le \u00ab mac \u00bb\n\n& pour l'imprimante\n\n& pour le plan-travail de la cuisine\n\n& pour le plan-travail du bureau\n\navec tous les dossiers, tous les livres\n\nen vue de la Th\u00e9orie\n\n& de ses d\u00e9veloppements\n\nputatifs\n\nc'est la retraite\n\ndehors les feuilles\n\ntombent\n\nCalme donc ; spacieux. J'apporte des g\u00e2teaux, ou des fleurs pour Claire, ou des chocolats. C'est selon.\n\nOn d\u00e9jeune, on commente le monde, on photocopie en cochant \u00e0 mesure sur le double de la liste. Je repars.\n\n\u00ab Qui donc reconnais-tu sur ces vieilles photographies ? \u00bb ; \u00ab C'\u00e9tait je m'en souviens \u00e0 la fin de l'\u00e9t\u00e9 \u00bb : des vers d'Apollinaire se pr\u00e9sentent, qui disent bien ce qui se passe en ces op\u00e9rations, une ouverture de pi\u00e8ces ferm\u00e9es dans une maison des souvenirs morts ; qui ressuscitent sans qu'il soit possible de ma\u00eetriser, d'adoucir leur irruption.\n\nAu jour le jour le pass\u00e9 nous revient ; il est re\u00e7u prudemment. Il est rare que nous soyons confront\u00e9s, pendant ces exhumations, \u00e0 ce qu'on pourrait appeler un accident de souvenir (une rencontre de mots, un objet, une couleur, un timbre de voix, un membre de phrase, un choc de silence, un ricochet de silence).\n\nCela se produit quand m\u00eame parfois. Il y a plein de tombeaux ouverts dans, derri\u00e8re, autour de ces textes. Celui, celle, qui est mort, morte, dont la signature c\u00f4toie la mienne dans le sommaire de la revue, morte ; dans le livre, pilonn\u00e9.\n\nUn ange passe. Il n'a rien de mieux \u00e0 faire, sans doute. Je ramasse les feuilles de papier, les fourre dans mon Big Shopper noir, ou beige, dans mon No problem bleu marine, ou pourpre. Le livre, la revue va prendre sa place sur l'\u00e9tag\u00e8re, parmi ses compagnons de la m\u00eame ann\u00e9e de publication (principe chronologique). \u00ab Qu'est-ce que tu es bavard ! \u00bb dit Pierre ; je fais observer que \u00e7a ne fait quand m\u00eame pas beaucoup de pages en beaucoup de jours. \u2013 D'ailleurs Gertrude Stein l'a dit. Si on \u00e9crit ne serait-ce qu'une demi-heure par jour, en vingt ans, \u00e7a fait un sacr\u00e9 nombre de pages. \u2013 Vrai, mais quand m\u00eame ! On \u00e9teint la machine. On passe dans l'autre pi\u00e8ce ; d\u00e9jeuner en re-bavardant.\n\n## \u00a7 100 Nous prenons soin de n'invoquer les moments r\u00e9volus qu'avec pr\u00e9caution\n\nNous prenons donc soin de n'invoquer les moments r\u00e9volus qu'avec de grandes pr\u00e9cautions, et eux-m\u00eames ne se pr\u00e9sentent qu'envelopp\u00e9s d'une ouate dispos\u00e9e spontan\u00e9ment par notre esprit. Ils ont pris du flou en vieillissant.\n\nDans l'op\u00e9ration que je d\u00e9cris, la brutalit\u00e9 du pass\u00e9 me heurte, nous heurte brutalement (nous avons beaucoup de souvenirs communs, dont certains nettement sinistres). De plus, quel que soit le but affich\u00e9 poursuivi, assurer un rangement moins al\u00e9atoire que celui qui r\u00e8gne \u00e0 pr\u00e9sent chez moi, il s'agit aussi d'une simple action de liquidation, de mise en ordre, en somme, testamentaire (toujours le syndrome climat\u00e9rique).\n\nJe constate enfin, ce qui n'arrange pas mon moral, que ma m\u00e9moire documentaire n'est gu\u00e8re en meilleur \u00e9tat que l'autre. Je ne sais pas o\u00f9 tout \u00e7a est pass\u00e9 ; si j'ai jet\u00e9, \u00e9gar\u00e9, ou perdu. Je d\u00e9couvre des trous partout.\n\nMais que faire ? rien sans doute. Au moins je saurai ce qui manque, si je me souviens de ce qui manque. Mais je ne retirerai qu'un mince b\u00e9n\u00e9fice de le savoir. Une fois d\u00e9barrass\u00e9 de ces kilos de papier, en fait, je les oublie. Jamais plus je ne les regarderai.\n\nQuand j'ai achev\u00e9 de composer \u00e9lectroniquement ce que j'ai nomm\u00e9 un moment j'\u00e9teins mon appareil de mesure de la prose. La journ\u00e9e formelle est termin\u00e9e.\n\nQuand je le rallume le lendemain matin, je place la petite barre verticale oscillante au point o\u00f9 je l'avais laiss\u00e9e. (Dans la nuit, les yeux ferm\u00e9s, dans un demi-sommeil, elle se pr\u00e9sente souvent devant moi, se d\u00e9pla\u00e7ant rapidement vers la droite pendant que des lettres l'accompagnent que je peux d\u00e9chiffrer mais qui ne forment pas de mots ; ou bien forment des mots dans une langue que je ne connais pas ; ou plus ; plusieurs fois elle oscille ainsi, revenant sans cesse en arri\u00e8re, d'un saut, puis recommen\u00e7ant son man\u00e8ge ; je ne vois pas la totalit\u00e9 de l'\u00e9cran ; simplement un bout de ligne lumineuse termin\u00e9e de cette esp\u00e8ce de ver luisant filiforme et gigotant, bavant le fil de soie de ses messages illisibles.)\n\nJe marque de lignes vides l'intervalle des heures \u00e9coul\u00e9es. Dans l'id\u00e9al, alors, je me remets aussit\u00f4t en marche \u00e9crite, je suture imm\u00e9diatement le silence (le silence formel de l'intervalle laiss\u00e9 vide pendant la nuit sur l'\u00e9cran) ; et je poursuis, depuis le point exact o\u00f9 je m'\u00e9tais arr\u00eat\u00e9 la veille.\n\nLa premi\u00e8re question qui se pose le matin est : \u00ab where was I ? \u00bb ou bien : \u00ab o\u00f9 est-ce que j'en \u00e9tais ? \u00bb (mais je m'adresse plut\u00f4t la premi\u00e8re question ; je me parle volontiers \u00e0 moi-m\u00eame en anglais (un anglais plus ou moins correct)). Si le moment de la veille n'a pas \u00e9t\u00e9 un \u00e9chec, un vide, je n'ai pas de peine \u00e0 m'y retrouver (l'affaiblissement de ma m\u00e9moire n'a pas encore atteint un tel degr\u00e9, pr\u00e9-alzheim\u00e9rien).\n\nJe n'ai pas trop de peine non plus \u00e0 poursuivre, si le passage que je dois effectuer se situe \u00e0 l'int\u00e9rieur d'un chapitre (ou de toute autre unit\u00e9 narrative autonome d'une certaine ampleur, comportant plusieurs moments).\n\nC'est un peu plus difficile s'il me faut commencer quelque chose d'enti\u00e8rement nouveau. Toutes choses \u00e9tant \u00e9gales par ailleurs (en ne tenant pas compte de la difficult\u00e9 variable des 'choses \u00e0 dire' en un moment, qui se d\u00e9cident g\u00e9n\u00e9ralement dans le moment m\u00eame, arrivent sans avertissement), une menace r\u00e9currente d'arr\u00eat, d'immobilisation, provient, comme j'ai dit, de tout arr\u00eat ant\u00e9rieur (et cela d'autant plus que l'arr\u00eat ant\u00e9rieur a \u00e9t\u00e9 long), et elle est rendue plus grave si l'arr\u00eat s'est produit dans un entre-deux-chapitres, dans un silence formel de grand poids.\n\nUn intervalle prosa\u00efquement substantiel de ce genre est l'analogue d'un voyage, o\u00f9 je m'arr\u00eate, \u00e9tant g\u00e9n\u00e9ralement dans l'impossibilit\u00e9 d'y assurer les r\u00e8gles d'unit\u00e9 de temps et de lieu (la r\u00e8gle de l'unit\u00e9 d'action est \u00e9videmment imperm\u00e9able \u00e0 ces consid\u00e9rations). (J'ai quelquefois essay\u00e9 de poursuivre pendant des s\u00e9jours \u00e9tendus ailleurs qu'en mon lieu habituel. (Tel le peintre Opalka avec ses 'd\u00e9tails' de voyage.) Mais le r\u00e9sultat a toujours \u00e9t\u00e9 d\u00e9sastreux. J'ignore pourquoi.)\n\nCe matin, lundi, vers quatre heures et demie (je me suis r\u00e9veill\u00e9 un peu avant quatre heures. Autrefois, il ne me fallait gu\u00e8re plus d'une dizaine de minutes pour effectuer la transition du lit \u00e0 la table par le bol de caf\u00e9-poudre mais je suis de plus en plus atteint de lenteur ; je tra\u00eene ; je bois un bol de caf\u00e9 soluble \u00e0 l'eau presque chaude ; je me recouche quelques minutes ; je lis une page du TLS, d'un roman anglais), ayant allum\u00e9 la lampe sur la planche-bureau (pos\u00e9e sur tr\u00e9teaux), ayant pass\u00e9 la main derri\u00e8re l'ordinateur (entre l'ordinateur et l'imprimante Desk-writer qui est \u00e0 sa droite) et press\u00e9 les deux boutons de mise en route de la b\u00eate ;\n\nayant attendu la grimace de bienvenue du 'mac' puis le remplissage de ce qu'il appelle son 'bureau' par ce qu'il appelle des 'ic\u00f4nes', aux noms ad\u00e9quats (je laisse toujours l'\u00e9cran enti\u00e8rement vide de ces images quand je l'\u00e9teins), ayant 'cliqu\u00e9' sur l'image dite Macintosh HD et vu r\u00e9appara\u00eetre le tableau\n\n(bien rang\u00e9, je peux le dire ; autant mes papiers, ma biblioth\u00e8que, ma m\u00e9moire et ma vie sont s\u00e9rieusement d\u00e9sordonn\u00e9s, autant les donn\u00e9es plac\u00e9es dans mon disque dur sont convenablement dispos\u00e9es) ; ayant accompli toutes ces op\u00e9rations pr\u00e9liminaires\n\n## \u00a7 101 j'ai voulu comme chaque matin ouvrir le dossier GRIL\n\nj'ai voulu comme chaque matin ouvrir le dossier **GRIL** (sigle symbolique par acronymie de ' **gr** **and** **i** **ncendie (de)** **l** **ondres** '), dans le dossier **R-GRIL** le dossier **POE** (segment initial du titre de la branche) dans le dossier **POE** le document **POE-cap.8** (existant d\u00e9j\u00e0 depuis deux jours, en tant qu'espace d'\u00e9cran, mais encore empli seulement de deux moments) afin de me trouver le plus rapidement possible l\u00e0 o\u00f9 il me faudrait commencer.\n\nEt quelle ne fut pas ma surprise pein\u00e9e de constater que l'image du dossier qui noircissait (elle doit devenir noire pour \u00eatre 'activ\u00e9e', disponible pour l'action) n'\u00e9tait pas celle nomm\u00e9e **R-GRIL** mais une autre, dont le nom est INTERVENTIONS (o\u00f9 s'accumulent les textes pr\u00e9par\u00e9s pour des lectures publiques, des colloques, savants et moins savants), dont je n'avais que faire. J'aurais pu \u00eatre non seulement surpris mais atterr\u00e9 si je n'avais pas eu d\u00e9j\u00e0, quelque mois, une exp\u00e9rience de ce genre, que je m'en vais relater illico (ou illico presto ; je n'ai pas su choisir entre les deux solutions ; je suis rest\u00e9 immobilis\u00e9 tr\u00e8s longtemps sur ce probl\u00e8me stylistique parfaitement inint\u00e9ressant ; par cons\u00e9quent, pour pouvoir repartir, je mets les deux).\n\nCela avait commenc\u00e9 exactement de la m\u00eame mani\u00e8re (sauf que je ne me souviens pas pr\u00e9cis\u00e9ment du nom du dossier que m'avait offert ce jour-l\u00e0 le mac \u00e0 la place de celui que je d\u00e9sirais, qui n'\u00e9tait pas, et pour cause **POE-cap.8** , mais le dossier POE d'un chapitre moins avanc\u00e9. Qu'\u00e0 cela ne tienne. L'exp\u00e9rience est suffisamment semblable et suffisamment pr\u00e9sente \u00e0 mon souvenir pour que je n'aie aucun scrupule \u00e0 vous pr\u00e9senter ce qui est, pour les d\u00e9tails de ce genre, seulement un contrafactum (la stabilit\u00e9 de mes conditions de travail fait que la m\u00e9lodie temporelle de ces deux moments distants de composition est quasiment la m\u00eame).\n\nJe m'y ram\u00e8ne par la pens\u00e9e.\n\nMa surprise se changea vite en stupeur quand je vis que je n'avais pas fait d'erreur de man\u0153uvre, et que mon appareil, g\u00e9n\u00e9ralement si docile \u00e0 mes instructions, avait d\u00e9cid\u00e9 une fois pour toutes de ne pas m'ob\u00e9ir et de ne m'offrir pour 'ouverture' que le dossier Interventions.\n\nJ'\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 inquiet, mais pas trop, pensant \u00e0 une lubie momentan\u00e9e (une micro-coupure, comme dit Lusson). J'affectai cependant de me rendre \u00e0 son injonction, ouvris le dossier propos\u00e9 et m'effor\u00e7ai d'atteindre \u00e0 partir de lui le document qu'il me fallait.\n\nIl s'ouvrit sans h\u00e9sitation, mais quelle ne fut pas mon horreur quand, sans la moindre intervention de ma part, la petite ligne verticale pulsante qui indique le point d'insertion des signes command\u00e9s par action digitale sur le clavier se mit \u00e0 se d\u00e9placer d'elle-m\u00eame vers le bas du document ; quand elle l'eut atteint, j'entendis un 'tut tut tut tut tut tut...', non pas une invitation au voyage comme les trois appels d'un paquebot ou d'une locomotive, mais une sorte de signal de d\u00e9tresse qui ne me parut pas de bon augure.\n\nMes mains tremblaient. Mon c\u0153ur battait la chamade ( _chamade_ : n.f. mot d'origine pi\u00e9montaise (comme mon arri\u00e8re-grand-p\u00e8re Molino, de Villanova d'Asti). Appel de trompettes et de tambours par lequel des assi\u00e9g\u00e9s informaient les assi\u00e9geants d'une ville qu'ils voulaient capituler).\n\nIl \u00e9tait bien trop t\u00f4t pour appeler au secours. Voil\u00e0 qui m'apprendra \u00e0 avoir des heures de travail aussi peu chr\u00e9tiennes ! me dis-je. Je tentai, mais en vain, la man\u0153uvre dilatoire consistant \u00e0 \u00e9teindre et \u00e0 'red\u00e9marrer', qui permet parfois au mac de se ressaisir, de ne pas s'obstiner dans son erreur. En vain, car le m\u00eame ph\u00e9nom\u00e8ne \u00e9pouvantable se reproduisit, exactement de la m\u00eame mani\u00e8re.\n\nMon c\u0153ur battait maintenant dangereusement vite. On passait de la chamade \u00e0 la tachycardie. J'\u00e9teignis et ne rallumai pas. Un quart d'heure s'\u00e9coula. Je restais totalement incapable de toute pens\u00e9e et de tout mouvement, les mains sur le clavier, devant l'\u00e9cran, gris et vide sous la lampe.\n\nApr\u00e8s ce long moment de trouble, je me dis que rien n'\u00e9tait perdu, puisque j'avais aussi mon autre machine, le 'portable', qui attendait, sagement, sous la table, dans son \u00e9tui de protection.\n\nJe n'avais qu'\u00e0 travailler avec lui, et j'\u00e9claircirais l'inqui\u00e9tant myst\u00e8re plus tard.\n\nCertes, je n'ai pas l'habitude d'utiliser le portable sur mon bureau. Il est r\u00e9serv\u00e9 aux voyages, aux biblioth\u00e8ques, o\u00f9 je ne peux me servir que de lui. Ce n'est pas que j'aie du m\u00e9pris \u00e0 son \u00e9gard, mais son clavier est plus \u00e9troit et mes doigts maladroits n'arrivent pas \u00e0 l'utiliser sans d'incessantes fautes, ce qui fait que je vais \u00e0 peu pr\u00e8s deux fois moins vite qu'avec l'autre appareil. Mais il n'y avait pas d'autre solution.\n\nJe repoussai donc le clavier du LC, vidai mon bureau de tous papiers pour pouvoir y placer le portable ; branchai celui-ci, l'allumai, et me reposai la question \u00ab where was I ? \u00bb, afin de repartir dans la prose comme si de rien n'\u00e9tait.\n\n## \u00a7 102 J'\u00e9tais en proie \u00e0 une angoisse totalement disproportionn\u00e9e \u00e0 l'\u00e9v\u00e9nement\n\nMais je ne pus y parvenir. J'\u00e9tais en proie \u00e0 une \u00e9motion, \u00e0 une angoisse totalement disproportionn\u00e9es \u00e0 l'\u00e9v\u00e9nement, que mon esprit me signalait n'\u00eatre qu'un contretemps mineur ; puisque j'avais \u00e0 ma disposition le moyen de ne pas perdre m\u00eame plus d'un quart d'heure du temps qui m'\u00e9tait allou\u00e9 ce matin-l\u00e0.\n\nRien \u00e0 faire. Je n'insistai pas. Mais je ne savais plus quoi faire. Dans mon d\u00e9sespoir je fis ce que j'aurais d\u00fb faire tout de suite (axiome de base du travailleur au macintosh) : v\u00e9rifier toutes les connections. Et c'\u00e9tait \u00e7a. La belle Mme Martha, qui tous les vendredis met all\u00e8grement de la propret\u00e9 portugaise dans mon logement, en repla\u00e7ant une prise apr\u00e8s le passage de l'aspirateur, ne l'avait pas enfonc\u00e9e suffisamment. (C'est exactement ce qui s'est pass\u00e9 aujourd'hui, 25 septembre 1995, un lundi de nouveau, deuxi\u00e8me jour de l'heure d'hiver ; cette fois, averti par l'exp\u00e9rience pr\u00e9c\u00e9dente, je n'ai pas eu trop d'inqui\u00e9tude ; j'ai gard\u00e9 mon sang-froid et enfonc\u00e9 la prise comme il fallait, fier de mon calme.)\n\nC'\u00e9tait, apparemment, tout. Tout marchait comme tout aurait d\u00fb, une fois r\u00e9par\u00e9 cet oubli mineur. Le mac n'\u00e9tait pas atteint d'une maladie mortelle.\n\nEt pourtant je fus incapable de me remettre au travail. Mes mains tremblaient toujours, mon front br\u00fblait, mon c\u0153ur n'arr\u00eatait pas de se pr\u00e9cipiter excessivement dans la r\u00e9alisation de son programme de battements. Je renon\u00e7ai.\n\nJe passerais (me dis-je) la journ\u00e9e \u00e0 la Biblioth\u00e8que nationale (rien de tel pour me calmer) o\u00f9 j'effectuerais\n\n\u2013 quelque v\u00e9rification ultime en vue de la r\u00e9daction finale d'une 'vie semi-moyenne' (livre que je tentais d'achever en ces semaines (avec des ann\u00e9es de retard sur mon contrat !) (je venais de lui trouver un titre convenable, ce qui me donnait un espoir de progression rapide ; (espoir d\u00e9\u00e7u : je n'ai toujours pas termin\u00e9)): r\u00e9cits de vies dont certaines sont trop \u00e9tendues dans leur r\u00e9daction pour \u00eatre des 'vies br\u00e8ves' \u00e0 la Aubrey, mais ne sont pas non plus de la taille du 'Henry James' de Leon Edel ou du m\u00e9diocre 'Joyce' d'Ellman (ouvrage de r\u00e9putation surfaite sur un auteur de r\u00e9putation surfaite));\n\n\u2013 l'enqu\u00eate bibliographique n\u00e9cessaire \u00e0 l'identification des fragments survivants de la monumentale Vie des Poetes Fran\u00e7ois de Guillaume Colletet dont le manuscrit unique s'envola en fum\u00e9e lors de l'incendie de la biblioth\u00e8que du Louvre pendant la Commune.\n\nJe me tranquillisai provisoirement en lisant le TLS ('Times Literary Supplement'), puis, l'heure venue, pris un cabas No problem noir, y mis mon cahier, mes quatre couleurs de stylos, le TLS qui me servirait pour la demi-heure d'attente devant la porte avant l'ouverture au cas o\u00f9 je ne trouverais pas le Times du jour rue du Quatre-Septembre ; et quelques feuilles de papier brouillon).\n\nLa porte de la salle de lecture de la BN o\u00f9 je me pr\u00e9sentai vers huit heures vingt-cinq (pour une ouverture pr\u00e9vue \u00e0 neuf heures, moyen unique d'\u00eatre parmi les tout premiers entrants, ce qui fait gagner une bonne demi-heure tant est encombr\u00e9 son syst\u00e8me informatique) m'apprit qu'elle serait ferm\u00e9e pour deux semaines, comme tous les ans \u00e0 cette \u00e9poque, du lundi 24 avril au 6 mai. Dans mon trouble, j'avais enti\u00e8rement oubli\u00e9 ce d\u00e9tail.\n\nDevant ce nouveau contretemps j'eus tout d'abord un geste de d\u00e9couragement. Mais je me ressaisis aussit\u00f4t. Bah, me dis-je, qu'importe ? je vais aller \u00e0 la biblioth\u00e8que de la Sorbonne.\n\nJ'avais \u00e0 ma disposition deux autres solutions biblioth\u00e9caires : la biblioth\u00e8que de math\u00e9matiques de Jussieu ; celle de l'institut Henri-Poincar\u00e9. Mais je ne me sentais pas assez dispos pour lire de la math\u00e9matique.\n\n(\u00ab J'eus tout d'abord un geste de d\u00e9couragement \u00bb est presque une citation. Cela fait partie de ces fragments de texte qui tra\u00eenent dans mon souvenir, et l'encombrent, o\u00f9 ils sont install\u00e9s solidement, alors que leur int\u00e9r\u00eat propre est mince, et que d'autres ont disparu, que j'aurais pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 conserver.\n\nLa source en est un des volumes de la s\u00e9rie \u00c0 la mani\u00e8re de, qui m'enchantait quand j'\u00e9tais lyc\u00e9en. Je ne sais plus de qui la mani\u00e8re est, mais \u00e7a va plus ou moins comme suit :\n\n\u00ab Le trente septembre mil neuf cent x x, quand le sculpteur Lepetit-Legrand (Joseph dit Babylas dit N\u00e9pomuc\u00e8ne) s'aper\u00e7ut en p\u00e9n\u00e9trant dans son atelier que de son groupe de neuf statuettes intitul\u00e9 Les Neuf Muses, l'une s'\u00e9tait \u00e9croul\u00e9e et qu'il n'en restait plus que huit, il eut tout d'abord un geste de d\u00e9couragement. Mais il se ressaisit aussit\u00f4t. Bah, se dit-il, qu'importe ! j'intitulerai dor\u00e9navant mon groupe Les Huit Jours de la semaine. \u00bb Le charme, consid\u00e9rable pour l'\u00e9l\u00e8ve de quatri\u00e8me ou troisi\u00e8me que j'\u00e9tais, lisant ces mots, \u00e9tait que le texte continuait, se r\u00e9p\u00e9tant \u00e0 l'identique pendant plusieurs paragraphes, en une comptine \u00e0 rebours : \u00ab Le trente et un septembre mil neuf cent x x quand le sculpteur Lepetit-Legrand (Joseph dit Babylas dit N\u00e9pomuc\u00e8ne) s'aper\u00e7ut en p\u00e9n\u00e9trant dans son atelier que de son groupe de huit statuettes intitul\u00e9 Les Huit Jours de la semaine, l'une s'\u00e9tait \u00e9croul\u00e9e et qu'il n'en restait plus que sept, il eut tout d'abord un geste de d\u00e9couragement. Mais il se ressaisit aussit\u00f4t. Bah, se dit-il, qu'importe ! j'intitulerai dor\u00e9navant mon groupe Les Sept Merveilles du monde \u00bb, disait le second paragraphe du po\u00e8me (dans ma m\u00e9moire, c'est un po\u00e8me). Et les nombres d\u00e9croissaient inexorablement ; et le nom du groupe changeait pour tenir compte de l'\u00e9croulement nocturne d'une nouvelle statue, jusqu'\u00e0 la chute finale : \u00ab Mais il se ressaisit aussit\u00f4t. Bah, se dit-il, qu'importe ! j'intitulerai dor\u00e9navant mon groupe Le N\u00e9ant ! \u00bb J'aimais immod\u00e9r\u00e9ment ce petit texte, transpos\u00e9 des 'dix petits n\u00e8gres' d'Agatha Christique m\u00e9moire, et voil\u00e0 que je suis encombr\u00e9 de lui pour le restant de mes jours.)\n\n## \u00a7 103 On \u00e9tait en plein milieu des vacances dites de P\u00e2ques dans l'acad\u00e9mie de Paris et il y avait peu de monde dans la salle de lecture\n\nOn \u00e9tait en plein milieu des vacances dites de P\u00e2ques dans l'acad\u00e9mie de Paris et il y avait peu de monde dans la salle de lecture de la biblioth\u00e8que de la Sorbonne. J'eus facilement acc\u00e8s au catalogue informatis\u00e9 des acquisitions r\u00e9centes et je tombai en arr\u00eat, ayant cherch\u00e9 si par hasard quelque chose y concernait Colletet, sur une contribution d'un Italien nomm\u00e9 Janinni. Mais on ne m'en donnait pas la cote.\n\nL'\u00e9cran m'indiquait que le livre faisait partie d'une collection et qu'il fallait le demander \u00e0 l'int\u00e9rieur de cette collection (on ajoutait obligeamment qu'il s'agissait du tome II (indication tranquillisante, puisqu'elle semblait assurer que la biblioth\u00e8que connaissait bien l'ouvrage ; et comment pourrait-elle le conna\u00eetre, si elle ne le poss\u00e9dait pas ; les biblioth\u00e8ques, de mon temps, offraient parfois des notices fausses, mais pas des notices fant\u00f4mes).\n\nJ'aurais volontiers suivi cette indication, \u00e0 cette r\u00e9serve pr\u00e8s que nulle part ne m'\u00e9tait dit quelle \u00e9tait la collection en question ; et on ne me donnait pas non plus cette cote-l\u00e0.\n\nJe commen\u00e7ais \u00e0 me sentir traqu\u00e9 en pr\u00e9sence d'une telle mauvaise volont\u00e9 patente de l'univers. Une biblioth\u00e9caire passant par l\u00e0 et voyant ma mine d\u00e9confite s'offrit \u00e0 me tirer d'embarras, supposant implicitement (cela se lisait sur son visage) que, comme la plupart des universitaires de mon \u00e2ge, j'\u00e9tais incapable de lire un catalogue informatis\u00e9. Pour une fois, elle avait tort.\n\nElle refit (comme moi) plusieurs fois la m\u00eame s\u00e9quence d'op\u00e9rations (on esp\u00e8re toujours qu'une intervention divine fera appara\u00eetre la cote esp\u00e9r\u00e9e l\u00e0 o\u00f9 pr\u00e9c\u00e9demment il n'y avait rien eu) et il fallut se rendre \u00e0 l'\u00e9vidence, le renseignement ne s'y trouvait pas.\n\nElle m'amena dans son bureau o\u00f9 elle invoqua sur son \u00e9cran un esprit myst\u00e9rieux nomm\u00e9 Sybil. Sybil confirma que l'ouvrage \u00e9tait bien r\u00e9pertori\u00e9, donna m\u00eame le num\u00e9ro d'ordre qu'il (ou elle) lui avait attribu\u00e9, son num\u00e9ro Sybil donc, mais fut incapable d'am\u00e9liorer le r\u00e9sultat. La cote demeura obstin\u00e9ment absente. L'affaire devenait grave. \u00ab Je vais, me dit-elle, monter au deuxi\u00e8me voir les coll\u00e8gues charg\u00e9s de Sybil. Allez chercher les autres livres dont vous avez besoin et je vous communiquerai le r\u00e9sultat. \u00bb\n\nJe me rendis aussit\u00f4t au septi\u00e8me \u00e9tage du magasin B o\u00f9 je pris le volume des Hellenic Studies de l'ann\u00e9e 1992 (je n'\u00e9tais pas venu du tout chercher cette revue-l\u00e0, mais la Revue de la Renaissance de 1907 (qui contient, \u00e9dit\u00e9e par Van Bever une des 'vies' de Colletet qui a \u00e9chapp\u00e9 au naufrage de l'incendie de son manuscrit (pardonnez cette image plut\u00f4t contradictoire)) mais, appliquant le pr\u00e9cepte warburgien dit 'du bon voisin', qui veut que l'ouvrage que vous cherchez vraiment soit celui qui se trouve \u00e0 proximit\u00e9 de celui dont vous pensez avoir besoin,\n\nj'avais ouvert les revues proches dans les rayons, jet\u00e9 un coup d'\u0153il sur leurs sommaires respectifs et d\u00e9couvert chez les hell\u00e9nistes une annonce qui me sembla prometteuse : \u00ab where was Simplicius ? \u00bb s'y demandait un certain Foulkes ; or telle \u00e9tait la question sur laquelle pr\u00e9cis\u00e9ment je me penchais contigument (dans l'autre dur\u00e9e de ma vie) pour une de mes VSM (sigle mis pour 'vies semi-moyennes'), lesquelles, comme j'ai dit, j'avais en chantier.\n\n(Dans ce court article l'auteur s'en prend s\u00e9v\u00e8rement (la bri\u00e8vet\u00e9 de l'article redouble sa s\u00e9v\u00e9rit\u00e9) \u00e0 une contribution ing\u00e9nieuse et spectaculaire de Michel Tardieu, \u00e9minent gnostique du Coll\u00e8ge de France et de l'\u00c9cole pratique, qui avait, \u00e0 l'aide d'un raisonnement portant sur quatre esp\u00e8ces de calendriers en usage dans l'Empire romain \u00e0 l'\u00e9poque de Justinien (l'extincteur brutal des derniers feux de la philosophie pa\u00efenne antique, par la fermeture de l'Acad\u00e9mie platonicienne en 529), d\u00e9busqu\u00e9 la myst\u00e9rieuse retraite des derniers Sages de la Gr\u00e8ce, autour du n\u00e9oplate Simplicius (je vous renvoie, pour ne pas d\u00e9florer le myst\u00e8re, aux publications sp\u00e9cialis\u00e9es).\n\nLe scepticisme rev\u00eache de Mr Foulkes me fit mal.\n\nJe r\u00e9solus de ne pas le croire. M\u00eame si l'hypoth\u00e8se de Mr Tardieu n'est pas prouv\u00e9e, elle est tellement plus belle que la version traditionnelle qui fait revenir les philosophes pa\u00efens \u00e0 Ath\u00e8nes, apr\u00e8s une excursion malheureuse en Perse, \u00e0 l'invitation de Cosro\u00e8s (pas celui de Rotrou, mais celui d'avant), pour y mener une fin de vie obscure et m\u00e9diocre).\n\nRedescendant pour faire enregistrer mes emprunts j'appris\n\n\u2013 que la coll\u00e8gue parmi les coll\u00e8gues responsables de la bonne conduite de la myst\u00e9rieuse Sybil qui avait \u00e9t\u00e9 r\u00e9dactrice de la notice Janinni incrimin\u00e9e \u00e9tait absente, en vacances en Gr\u00e8ce, croyait-on, et qu'on lui poserait la question \u00e0 son retour ;\n\n\u2013 d'autre part que l'ordinateur charg\u00e9 de 'g\u00e9rer' le pr\u00eat-professeur \u00e9tait en panne.\n\n## \u00a7 104 \u00abMais ne pourriez-vous les noter manuellement sur un bout de papier ? \u00bb\n\n\u00ab Mais ne pourriez-vous noter manuellement mes emprunts sur un bout de papier quelconque ? \u00bb \u2013 \u00abNous n'en avons plus le droit \u00bb, me dit-on. Informatiquement enregistr\u00e9s doivent \u00eatre les pr\u00eats, informatiquement not\u00e9es les restitutions. Si les pr\u00eats ne sont pas informatiquement not\u00e9s, \u00e0 la date voulue, comment informatiquement pourra-t-on v\u00e9rifier l'ad\u00e9quation de la date de restitution effective (manuelle, elle) de l'ouvrage \u00e0 la date ultime pr\u00e9vue par le r\u00e8glement et informatiquement enregistr\u00e9e au moment de l'emprunt ? Comment pourra-t-on autoriser de nouveaux emprunts, ou distribuer les punitions savamment gradu\u00e9es pour les retards ?\n\nComment, en effet, comment ?\n\nDe retour chez moi, au moyen de l'autobus 27 compl\u00e9t\u00e9 d'un petit coup de 68 \u00e0 partir de l'arr\u00eat Pyramides (je descends \u00e0 Li\u00e8ge plut\u00f4t qu'au terminus Place de Clichy, ce qui me permet de passer \u00e0 la boulangerie Feyeux acheter ma baguette Passion du jour), je me suis allong\u00e9 un instant sur mon lit pour me purger de toutes ces \u00e9motions et je me suis endormi.\n\nJe n'ai pas r\u00eav\u00e9. (Je pense ne r\u00eaver jamais ; et je ne crois pas aux r\u00eaves.)\n\nMais le samedi suivant, apr\u00e8s avoir \u00e9chou\u00e9 \u00e0 repartir dans la prose pendant toute la semaine, je me retrouvai devant la question, de plus en plus difficile \u00e0 mesure que du temps vide passait : \u00ab where was I ? \u00bb\n\nTout \u00e0 l'heure (je reviens au pr\u00e9sent de la narration), dans l'obscurit\u00e9 de l'avant-matin, la lumi\u00e8re int\u00e9rieure de la m\u00e9moire m'est apparue ressembler \u00e0 celle tardive, estivale, qui illumine obliquement le paysage insulaire des Orcades (Orkneys), \u00e0 l'extr\u00eame nord-est de l'\u00c9cosse.\n\n(L\u00e0 o\u00f9 le docteur Frankenstein, pour r\u00e9pondre \u00e0 l'insistante demande du monstre qui r\u00e9clame une compagne, va hanter \u00e0 minuit les gr\u00e8ves afin de pr\u00e9lever sur les cadavres de naufrag\u00e9s rejet\u00e9s par la mer le mat\u00e9riel de chair n\u00e9cessaire \u00e0 la confection d'une nouvelle \u00c8ve pour caricature d'Adam.)\n\nUne de ces petites \u00eeles s'appelle Westray. Et \u00e0 tr\u00e8s peu de distance de Westray il y a une encore plus petite \u00eele, nomm\u00e9e Papa Westray (toutes les \u00eeles appel\u00e9es \u00ab Papa X \u00bb, X \u00e9tant un nom orkneyien ou shetlandien quelconque (on en trouve aussi dans les Shetlands, galop\u00e9es de petits poneys, sans doute (de vraies t\u00eates de mule, les poneys shetlandais, d'apr\u00e8s Charlotte)), toutes ces \u00eeles sont d'anciennes demeures d'ermites, de l'\u00e9poque m\u00e9di\u00e9vale ; et elles sont ainsi qualifi\u00e9es et pr\u00e9fix\u00e9es scandinavement du mot 'Papa', qui a, selon le guide, rapport \u00e0 la chr\u00e9tient\u00e9 catholique suppos\u00e9e de ces saints hommes).\n\nPapa Westray est habit\u00e9e de quelques fermes mais est trop petite pour avoir droit \u00e0 plus d'un ferry hebdomadaire pour rejoindre la plus grande Westray. On s'y rend donc, quand on est touriste, pendant les mois d'\u00e9t\u00e9, en avion. L'avion a huit places. Il d\u00e9colle de l'a\u00e9roport de Westray (de la taille d'un terrain de rugby), prend une centaine de m\u00e8tres de hauteur. Westray est visible dans son ensemble ; Papa Westray semble plut\u00f4t petite, en dessous ; il y a de la mer un peu partout ; tranquille ; c'est l'\u00e9t\u00e9 et il ne pleut pas (plus, ou pas encore). \u00c0 ce moment, le pilote arr\u00eate son moteur, les h\u00e9lices cessent de tourner. Silence.\n\nLa descente commence.\n\nOn regarde par le hublot. On voit Papa Westray qui s'approche, l\u00e0-dessous. Mais on ne distingue aucun terrain d'atterrissage. Il n'y a aucun terrain d'atterrissage. On se pose dans un champ, o\u00f9 les vaches s'\u00e9cartent en grommelant.\n\nLe voyage dure \u00e0 peine plus d'une minute ; c'est une des plus courtes lignes a\u00e9riennes r\u00e9guli\u00e8res du monde, dit la brochure avec fiert\u00e9.\n\nAu bord du champ on voit une sorte de hangar ; et derri\u00e8re le hangar, dissimul\u00e9 aux yeux du touriste moyen, une petite camionnette-citerne, avec un extincteur, au cas o\u00f9.\n\nOn fait quelques pas, pour se remettre de son \u00e9motion, courte mais bonne. D\u00e9j\u00e0 les oyster-catchers (hu\u00eetriers-pies) viennent voler au-dessus de votre t\u00eate, commentant sarcastiquement votre apparence, \u00e0 voix criarde, dans leur jargon orkneyien.\n\n## \u00a7 105 Les toutes petites \u00eeles du pass\u00e9 que tente de fixer ma m\u00e9moire, tous les 'Papa Westray' de mon souvenir\n\nLes toutes petites \u00eeles du pass\u00e9 que tente de fixer ma m\u00e9moire, tous les 'Papa Westray' de mon souvenir, voil\u00e0 ce que je m'efforce d'atteindre, chaque matin, au moment de mettre deux doigts sur le clavier de la machine (je tape avec deux doigts) pour le dire, dire ce que j'y vois ; mais je n'ai aucune carte ; et je ne sais jamais dans quel champ, parmi quels bovins je vais atterrir ; quel accident m'y menace.\n\nJe m'\u00e9tablis d'abord dans les plus grandes \u00eeles ; j'y marche, j'en fais le tour. Je les \u00e9claire d'une lumi\u00e8re estivale, de celle qui, sous ces latitudes, ne cesse jamais d'\u00eatre au moins l\u00e9g\u00e8rement pr\u00e9sente pendant les heures ailleurs r\u00e9serv\u00e9es \u00e0 la nuit.\n\nL'illumination de ces souvenirs n'est jamais forte, dure, directe. Elle vient en rasant presque la mer temporelle, hyperbor\u00e9ale. Je marche au bord des eaux froides, sur les longues plages o\u00f9 r\u00e8gnent les phoques, les lapins et les oyster-catchers bavards (parasites des souvenirs). L'horizon est net (l'oubli rend l'air transparent) ; sensible donc est la courbure de la Terre.\n\nLes Orcades font partie de l'\u00c9cosse. L'\u00c9cosse \u00e9tait l\u00e0 o\u00f9 j'en \u00e9tais, ou plus exactement l\u00e0 o\u00f9 j'allais en \u00eatre, ayant laiss\u00e9 le chapitre 7 pour entrer dans le chapitre 8.\n\nPendant la premi\u00e8re moiti\u00e9 de l'ann\u00e9e lyc\u00e9enne 1948 (mon ann\u00e9e de 'premi\u00e8re') j'ai pris dans la lecture de po\u00e9sie une voie purement personnelle, autonome, \u00e9chappant \u00e0 toute directive, et de ma m\u00e8re et de l'institution scolaire (je n'y suis pas revenu en entrant \u00e0 l'Universit\u00e9 deux ans plus tard). Je n'en suis pas devenu po\u00e8te autonome pour autant (il m'a fallu presque quinze ann\u00e9es suppl\u00e9mentaires), tout au plus po\u00e8te approximatif. Tout au plus bout de m\u00e9tal r\u00e9sonnant \u00e0 la m\u00e9moire, \u00e0 coups de vers.\n\n(\u00ab Les cloches sonnent sans raison et nous aussi \u00bb, \u00e9crivit Tristan Tzara, en une sorte de refrain, dans la premi\u00e8re strophe du long po\u00e8me qui fut mon po\u00e8me pr\u00e9f\u00e9r\u00e9, environ ces ann\u00e9es-l\u00e0 (voir plus loin sans doute) : L'Homme approximatif.\n\nJe me sentais plus 'approximatif' en tant que po\u00e8te qu'en tant qu'homme (\u00ab non pas \"un\" homme, mais \"cet\" homme : se m\u00e9fier de l'universel \u00bb) \u00ab perdu \u00e0 l'int\u00e9rieur de soi-m\u00eame l\u00e0 o\u00f9 personne ne s'aventure sauf l'oubli \u00bb.\n\nEt encore : \u00ab Le temps laisse choir de petits poucets derri\u00e8re lui \u00bb. Et encore : \u00ab je parle de qui parle qui parle je suis seul \u00bb. Et toujours : \u00ab chiffre lumineux ta t\u00eate pleine de po\u00e9sie \u00bb.)\n\nQuel rapport avec l'\u00c9cosse ? Eh bien voil\u00e0, autrement dit je m'en vais vous l'expliquer tout \u00e0 l'heure. (Voir ligne suivante ; instant suivant de la prose.)\n\nL'\u00e9t\u00e9 de 1947 j'ai travers\u00e9 pour la premi\u00e8re fois les fronti\u00e8res du Royaume-Uni, et p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 dans ces r\u00e9gions r\u00eav\u00e9es depuis mon enfance en guerre. J'avais une admiration immense pour l'Angleterre, qui n'\u00e9tait pas seulement le pays o\u00f9 on parlait anglais, langue que ma m\u00e8re enseignait au lyc\u00e9e (et utilisait parfois dans ses \u00e9changes avec mon p\u00e8re, pour ce qui nous semblait, \u00e0 nous enfants, \u00eatre des secrets), mais aussi, surtout m\u00eame, le pays qui, seul pendant une interminable ann\u00e9e, de juin 1940 \u00e0 juin 1941 avait r\u00e9sist\u00e9 \u00e0 l'Allemagne occup\u00e9e par les nazis. La Lib\u00e9ration n'avait fait que redoubler mon enthousiasme, mon anglotropisme, mon anglomanie, par les r\u00e9cits d\u00e9vor\u00e9s de la bataille d'Angleterre (qui m'impressionnait \u00e0 l'\u00e9gal de celle de Stalingrad) et par la certitude impatiente qu'enfin je pourrais bient\u00f4t \u00eatre l\u00e0.\n\nOn \u00e9tait en juillet. Il faisait beau. J'allais passer un mois en \u00c9cosse, dans une famille \u00e9cossaise, la famille Lugton, dont un des fils, George, \u00e9tait d'\u00e2ge \u00e0 peu pr\u00e8s \u00e9quivalent au mien, et de situation scolaire comparable. Il \u00e9tait mon correspondant, comme on disait. Il voyagerait avec moi au retour, pour partager \u00e0 son tour un mois la vie d'une famille fran\u00e7aise. Il y eut le bateau, la mer grise, les falaises blanches de Douvres, la douane de Douvres, les premi\u00e8res voix dans la gare parlant anglais, Waterloo Station (ou Victoria, ou Charing Cross. I don't remember exactly), une nuit dans la banlieue londonienne (\u00e0 Clapham ; des tilleuls, un bourdonnement d'abeilles, un bavardage de pluie anglaise, dans la nuit demi-insomniaque, heureuse), le train, le lent train encore. Pas une minute de ce tr\u00e8s long voyage ne me fut longue.\n\nMme Lugton \u00e9tait une petite grosse dame ronde et boulotte ; elle avait de tr\u00e8s beaux chapeaux \u00e0 fleurs, de couleur verte, celle des green peas (qui semblent avoir \u00e9t\u00e9 peints un \u00e0 un avant d'\u00eatre jet\u00e9s dans l'assiette), de couleur bleu lavande m\u00e9lang\u00e9 d'outremer, ou rose cardinalice, chapeaux plus ou moins copi\u00e9s sur ceux que la reine (m\u00e8re) porte encore aujourd'hui pour recevoir, le jour de son anniversaire, l'hommage de ses innombrables admirateurs. Mr Lugton \u00e9tait directeur d'\u00e9cole dans la petite ville de Lochgelly, qui est situ\u00e9e dans le Fife. L'adresse \u00e9tait : **Fifty two, Station Road, Lochgelly \u2013 Fife**. (Les myst\u00e8res de la m\u00e9trique anglaise permettent de pr\u00e9tendre que cette succession de trois dactyles et d'un monosyllabe accentu\u00e9 final (s\u00e9quence rythmiquement assez \u00e9loign\u00e9e des exemples traditionnels, 'Exc\u00f9se me w\u00ecll you p\u00e0ss the m\u00f9stard, ple\u00e0se' (registre familier) ou 'The C\u00f9rfew t\u00f2lls the kn\u00e8ll of p\u00e0rting D\u00e0y' (registre noble : pour qui sonne le glas de l'iambe ?)) est un pentam\u00e8tre iambique correct, il me semble) (\u00ab Les cloches sonnent sans raison et nous aussi \u00bb)\n\nEn pronon\u00e7ant Lochgelly il fallait s'arr\u00eater longuement sur le 'ch' de 'Loch', l'avaler dans sa bouche silencieusement, puis le faire revenir, l'extraire, l'expulser de l'arri\u00e8re-gorge avec violence (je m'entra\u00eenai avec enthousiasme \u00e0 une \u00e9nonciation sur-\u00e9cossaise du mot).\n\n( _Loch_ veut dire 'lac'; dans Lochgelly c'est le m\u00eame 'loch' qu'on trouve dans Loch Lomond ou dans Loch Ness, monstrueux pour les gosiers anglais ; je crois que Nessie, la c\u00e9l\u00e8bre monstresse de ce lac, n'est en fait pas autre chose qu'une incarnation aquatique du phon\u00e8me (?) 'ch', essence de l'\u00e9cossitude.)\n\n## \u00a7 106 mon p\u00e8re me fit observer que c'\u00e9tait \u00e0 peu de chose pr\u00e8s le m\u00eame son que celui du 'r' faubourien de Saint-Jean-du-Var\n\nQuand je fis la d\u00e9monstration en famille, \u00e0 mon retour, de ce son, mon p\u00e8re me fit observer que c'\u00e9tait \u00e0 peu de chose pr\u00e8s le m\u00eame que celui du 'r' faubourien de Saint-Jean-du-Var pr\u00e8s Toulon (village de son enfance) tel qu'on le trouve dans 'mar' et tel que nul ne peut l'\u00e9mettre s'il n'est toulonnais.\n\n(Quand on se d\u00e9cidera \u00e0 expulser de Toulon tous les non-Toulonnais de souche, pour instaurer la 'pr\u00e9f\u00e9rence toulonnaise', la prononciation de 'r' dans le mot mar servira de test aux autorit\u00e9s municipales luttant contre l'immigration clandestine des Franciliens, Bretons, Chleuhs, Ritals, et tous autres Vikings.)\n\nL'\u00c9cosse, dont il jugeait l'\u00e9quipe de rugby pleine de talent mais un peu l\u00e9g\u00e8re en comparaison de celle de Toulon, fit des progr\u00e8s, gr\u00e2ce \u00e0 ce 'ch' rugueux, dans son estime.\n\nToute l'\u00e2me \u00e9cossaise \u00e9tait pr\u00e9sente dans les 'r'; celui, final et caverneux, de 'loch' et celui, roul\u00e9, roulant et rampant, des 'r' int\u00e9rieurs aux mots. D'un film d'int\u00e9r\u00eat local (avec ch\u00e2teau hant\u00e9 et tout et tout) que nous all\u00e2mes voir \u00e0 la capitale du comt\u00e9, Dunfermline, je retins une mal\u00e9diction, un 'curse' qui me tint lieu de mod\u00e8le pour la ma\u00eetrise de ces superbes sons :\n\n\u00ab This is the cu **r** se of Ellen of C **r** aig against Mac Neil of Killo **rr** an, and eve **r** y Mac Neill afte **r** him. If he eve **r** pass the th **r** eshold of this castle, he shall neve **r** be a f **r** ee man. He shall be chained to a woman (la prononciation de ce 'wo' \u00e9tait aussi 'tout un po\u00e8me') and shall neve **r r** ecove **r** f **r** om his chains \u00bb (je me le suis r\u00e9cit\u00e9 chaque fois que la nostalgie de l'\u00c9cosse m'a saisi au cours des longues ann\u00e9es qui ont suivi).\n\nIl faut un entra\u00eenement s\u00e9rieux des gosiers \u00e0 de tels sons pour exceller dans la pratique du 'tug of war', sport guttural s'il en est. (J'ai formul\u00e9 la th\u00e9orie suivante : les 'r' \u00e9cossais sont un r\u00e9sultat du substrat picte de la langue ; qui l'apparente au basque, lesquels Basques ont \u00e9galement un sport voisin du 'tug of war'.)\n\nC'est le deuxi\u00e8me 'r', le 'r' roulant que j'apprivoisai aussi en r\u00e9p\u00e9tant sans cesse le slogan 'Home **R** ule for Scotland !' que George avait re\u00e7u de son fr\u00e8re James \u00e9tudiant \u00e0 \u00c9dimbourg. C'\u00e9tait le slogan des 'd\u00e9volutionnistes' qui voulaient une autonomie \u00e9cossaise plut\u00f4t que l'ind\u00e9pendance.\n\nLes parents Lugton \u00e9coutaient ces exc\u00e8s patriotiques juv\u00e9niles avec indulgence. Mr Lugton \u00e9tait mod\u00e9r\u00e9ment travailliste et Mme Lugton sans opinions d\u00e9celables. Mais un peu d'\u00e9cossitude enfantine ou adolescente ne tirait pas \u00e0 cons\u00e9quence et n'emp\u00eacherait pas, esp\u00e9rait-elle, l'indispensable fid\u00e9lit\u00e9 \u00e0 la reine.\n\nS'il y avait jamais eu un _loch_ en cet endroit, qui aurait eu pour nom _gelly_ , il avait depuis longtemps disparu, englouti par un puits de mine. Le Fife \u00e9tait un pays de mineurs et de charbon (qui vont souvent ensemble) ; les maisons de Lochgelly \u00e9tait des maisons de mineurs, d'un charme tout presbyt\u00e9rien, \u00e0 la pierre grise. La r\u00e9gion, toute noire et grise de charbon, en avait le parfum, la s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 ; \u00e9tait encore politiquement rouge. Elle avait m\u00eame pour honorable membre des Communes, un MP communiste, Willie Gallagher, pour lequel James, afin de faire hausser les \u00e9paules \u00e0 son p\u00e8re, quand il revenait d'\u00c9dimbourg et de la Medical School \u00e0 l'occasion d'un week-end, pr\u00e9tendait vouloir voter d\u00e8s qu'il en aurait l'\u00e2ge.\n\n(J'avais une vague image des \u00e9tudiants en m\u00e9decine \u00e9cossais d'apr\u00e8s un bizarre roman de Stevenson, que j'ai presque oubli\u00e9 : volant, 'body-snatchers', des cadavres r\u00e9cents dans les cimeti\u00e8res pour apprendre l'anatomie (\u00ab dans un amphith\u00e9\u00e2tre\/ y'avait un macchab\u00e9e\/ ce macchab\u00e9e disait\/ -b\u00e9e disait -b\u00e9e disait -b\u00e9e disait tsoin soin... \u00bb).)\n\nMr Lugton ne se laissait pas attirer par son fils a\u00een\u00e9 dans le pi\u00e8ge d'une discussion politique. Il se replongeait dans son journal, le Scotsman, aussi s\u00e9v\u00e8re que les couleurs de la pierre et du ciel. Il le lisait dans son fauteuil, et Mme Lugton lui massait doucement le cr\u00e2ne (qu'il avait chauve) pendant que nous gambadions dans le petit jardin.\n\nLes soir\u00e9es \u00e9taient lumineuses et longues, gr\u00e2ce \u00e0 l'\u00e9t\u00e9 et \u00e0 la latitude. Comment dormir quand le ciel \u00e9tait si clair, l'air si vif ? Mme Lugton criait du bas de l'escalier : \u00ab Children ! children ! There is to be no nonsense tonight ! \u00bb\n\nStation Road, comme son nom l'indique, et pour une fois justement, \u00e9tait la rue de la gare. (Je le pr\u00e9cise car, dans le Royaume-Uni, les rues sont rarement ce que leur nom indique.) On arrivait d'\u00c9dimbourg en train (et on prenait le m\u00eame train en sens inverse pour visiter la capitale, en vertu du principe du retour inverse valable pour les rayons lumineux (en principe) et les lignes ferroviaires (souvent)).\n\nEt le train franchissait fi\u00e8rement la merveille du Forth Bridge qui surplombe m\u00e9talliquement et avec toute l'audace de l'ing\u00e9nierie \u00e9cossaise les flots fjordesques du 'Forth'. Par la fen\u00eatre du compartiment, j'ouvrais au moins une douzaine d'yeux.\n\n## \u00a7 107 Une visite au Science Museum de Kensington\n\n(Une visite au Science Museum de Kensington me persuada deux ans plus tard que l'\u00c9cosse est de par sa nature m\u00eame le berceau des artistes en ponts et locomotives, auxquels j'associai ensuite les philosophes empiristes qui me parurent en accord in\u00e9vitable avec les premiers ; on pouvait subsumer tout \u00e7a sous la rubrique du 'no nonsense !'; j'ai gard\u00e9 un faible pour de telles mani\u00e8res de pens\u00e9e (rafra\u00eechie par ma d\u00e9couverte r\u00e9cente du plus \u00e9cossais de ces \u00c9cossais, Thomas Reid).)\n\nJe n'avais jamais vu une langue de mer si incrust\u00e9e dans les terres que celle du Forth. Je n'avais jamais contempl\u00e9 un scintillement de petites vagues de si haut. Le Golden Gate californien, en 1963, me d\u00e9\u00e7ut. Apr\u00e8s le Forth Bridge, ce n'\u00e9tait pas grand-chose, me sembla-t-il, mon \u0153il insensible au changement d\u00e9formant d'\u00e9chelle suscit\u00e9 par le souvenir.\n\nToutes les maisons de Station Road \u00e9taient frapp\u00e9es d'une m\u00eamet\u00e9 redoutable : un seul \u00e9tage au-dessus du rez-de-chauss\u00e9e, un petit jardin \u00e0 l'arri\u00e8re, m\u00eame pas les variations de couleurs de portes et rideaux qui diversifient leurs \u00e9quivalents dans les banlieues londoniennes.\n\nPierre grise, maisons grises. Le d\u00e9cor \u00e9tait 'dou **r** ' (renfrogn\u00e9, morne, maussade et aust\u00e8re, explique le tout nouveau 'Oxford Hachette French Dictionary'; mais aucun de ces adjectifs n'approche la granitude r\u00e9elle du mot).\n\nOn devinait partout la mine, on croisait des mineurs et leurs familles : _dour_ , tr\u00e8s _dour_. D\u00e9cembre ne devait pas \u00eatre exag\u00e9r\u00e9ment riant au long de Station Road. Qu'importe, c'\u00e9tait l'\u00e9t\u00e9, holidays !, holidays ! vacances !\n\nLes jours brillaient, s'avan\u00e7aient loin dans la nuit, resurgissaient tr\u00e8s t\u00f4t, bien avant l'invraisemblable splendeur du breakfast, des toasts, du th\u00e9, du porridge (mang\u00e9 sal\u00e9, comme le recommandait mon grand-p\u00e8re ; ce n'\u00e9tait donc pas une bizarrerie de sa part), du beurre ! pensez donc : il y avait du beurre pour les toasts, vous vous rendez compte ! Je ne savais pas (ou je l'avais oubli\u00e9 depuis 1940) ce que c'\u00e9tait que des toasts avec du beurre.\n\nOn \u00e9tait en 47, rappelez-vous. Vous ne vous rappelez pas ? Vous n'\u00e9tiez pas n\u00e9s sans doute, mais on sortait \u00e0 peine en France des 'restrictions'; en Angleterre aussi mais elles avaient \u00e9t\u00e9 quand m\u00eame moins s\u00e9v\u00e8res ; et le Fife \u00e9tait loin de Londres.\n\nOn buvait du lait. Et c'\u00e9tait du lait r\u00e9el, avec de la cr\u00e8me sur le dessus, apport\u00e9 par un laitier comme dans le po\u00e8me : \u00ab Les laitiers font tinter leurs bidons dans la rue \u00bb (tant de choses ont disparu du monde et ne sont plus que dans les po\u00e8mes ! L'h\u00e9r\u00e9dit\u00e9 des caract\u00e8res acquis chez les m\u00e9sanges britanniques a eu le temps d'appara\u00eetre et de dispara\u00eetre : ces charmantes b\u00eates avaient appris (et transmis \u00e0 leur descendance), comment d'un coup de bec percer le couvercle des bouteilles de lait d\u00e9pos\u00e9es \u00e0 l'aube devant les portes et en aspirer d'un seul coup la suave cr\u00e8me ; elles ont semble-t-il cess\u00e9 de le faire \u2013 a) parce que les livraisons de lait tendent \u00e0 dispara\u00eetre \u2013 b) parce qu'il n'y a plus de cr\u00e8me dans le haut des goulots des bouteilles ; et d'ailleurs il n'y a plus de bouteilles, mais du plastique).\n\nJ'allais chercher les bouteilles du matin devant la porte et tout le goulot \u00e9tait bien plein d'un bouchon de cr\u00e8me qui r\u00e9sistait \u00e0 l'\u00e9coulement avant de tomber brusquement dans la tasse.\n\nJe le regardais fondre un peu dans le th\u00e9. Mais je ne le laissais pas dispara\u00eetre enti\u00e8rement dans le 'early morning tea'. Portant la tasse \u00e0 mes l\u00e8vres, j'aimais sentir la cr\u00e8me encore consistante et fra\u00eeche sur la langue, l'avaler d'un coup mais lentement.\n\nMme Lugton, encore sous le coup de longs reportages effar\u00e9s sur les mis\u00e8res alimentaires de la France occup\u00e9e, me consid\u00e9rait comme devant n\u00e9cessairement \u00eatre maigre et affam\u00e9 et me gavait en cons\u00e9quence. Les Lugton \u00e9taient g\u00e9n\u00e9ralement bien nourris et assez solidement b\u00e2tis. George, disait mon p\u00e8re un peu plus tard en le regardant attentivement d'un \u0153il-rugby, pourrait faire un bon seconde ligne, sinon m\u00eame un pilier, s'il prenait encore un ou deux inches et quelques kilos.\n\nOn mangeait le porridge sal\u00e9, on mettait sur les toasts de la confiture, des 'raspberry' ou 'strawberry preserves'. Et c'\u00e9tait vrai, je le voyais de mes yeux : les fraises, strawberries, \u00e9taient bien des baies de paille, car elles poussaient dans le petit jardin, sous verre et sur de la paille, \u00e0 ces latitudes.\n\nContre le mur mitoyen, \u00e0 gauche, il y avait des cassis, black currants, des groseilles, red currants, et des 'groseilles \u00e0 maquereaux' (gooseberries ; ah ! le vert un peu gris des gooseberries ; le vert plus franc des sublimes gooseberry trifles !).\n\nCar Mme Lugton confectionnait des gooseberry trifles, et des gooseberry fools. Ah, oh ! les gooseberry trifles, ah ! oh ! les gooseberry fools ! d'un vert d'\u00e9toffe, de robe, de chapeau. Ah les scones ! les baps imperm\u00e9ables aux dents qu'il fallait s\u00e9duire de th\u00e9 et de salive tr\u00e8s longtemps. Et le 'blanc-mange' ! Et les jellies, les tremblantes jellies fr\u00e9missantes, au go\u00fbt infinit\u00e9simal.\n\n## \u00a7 108 J'eus le coup de foudre pour les jellies\n\nJ'eus particuli\u00e8rement le coup de foudre pour les jellies. J'aimai bien s\u00fbr leurs couleurs improbables, leur consistance sans vraisemblance, leurs tremblements timides dans l'assiette, qui dissimulaient une tenace coh\u00e9sion.\n\nMais ce fut leur go\u00fbt qui m'enflamma (certains mentionneraient, malveillants, plut\u00f4t une absence de go\u00fbt). L'impossibilit\u00e9 absolue d'\u00e9tablir la moindre corr\u00e9lation entre le go\u00fbt, la couleur et la consistance de ces objets culinaires du troisi\u00e8me type (ni certes sal\u00e9s ni cependant vraiment sucr\u00e9s), et surtout la t\u00e9nuit\u00e9 incommensurable de leur saveur me furent une v\u00e9ritable r\u00e9v\u00e9lation, \u00e0 laquelle les avertissements de ma m\u00e8re ne m'avaient pas vraiment pr\u00e9par\u00e9.\n\nMrs L. fabriquait des jellies sans aucune mauvaise conscience culinaire. Les moqueries et sarcasmes continentaux n'\u00e9taient pas parvenus jusque dans le Fife. (La jellymania figure, lourde pi\u00e8ce \u00e0 conviction (si j'ose dire), dans l'acte d'accusation de l'Angleterre pour crimes contre la gastronomie.) (Il faut reconna\u00eetre que le traitement de la viande dans les cuisines britanniques (sp\u00e9cialement \u00e0 cette \u00e9poque) est un peu difficile \u00e0 d\u00e9fendre. Mon p\u00e8re raconta souvent qu'accompagnant l'\u00e9quipe de France de rugby en d\u00e9placement au pays de Galles pour un match du tournoi des Cinq Nations, il entendit, pendant le trajet ferroviaire du retour, un pilier de Castelnaudary soupirer et dire, en regardant par la fen\u00eatre du compartiment de beaux b\u0153ufs se pr\u00e9lasser dans de la belle herbe : \u00ab Et dire que tout \u00e7a finira bouilli ! \u00bb)\n\nDans le no 210 de la revue Pour la science d'avril 1995, j'ai not\u00e9 (gr\u00e2ce \u00e0 Pierre Lusson ; je le signale pour qu'il ne m'accuse pas de n\u00e9gliger ses contributions au progr\u00e8s de mes connaissances) qu'un certain professeur V\u00e9tisse avait propos\u00e9 une explication du go\u00fbt (pour d'autres incompr\u00e9hensible) des Anglais pour certaines aberrations culinaires (jug\u00e9es telles par les autres nations d'Europe) dont bien s\u00fbr la jelly.\n\nCitons : \u00ab Il n'y a chez les Anglais ni masochisme ni incapacit\u00e9 cong\u00e9nitale \u00e0 faire la cuisine. Conditionn\u00e9e depuis son plus jeune \u00e2ge par la prononciation r\u00e9p\u00e9t\u00e9e du th, la langue d'un Anglais n'a pas la m\u00eame forme que celle d'un Fran\u00e7ais, d\u00e9termin\u00e9e, elle, par les nasales et par le u.\n\n\u00ab Or la forme de la langue d'un sujet d\u00e9termine, autant que ses papilles gustatives, les sensations qu'il \u00e9prouve en mangeant. La langue maternelle intervient donc dans le go\u00fbt. Le professeur V. a montr\u00e9 exp\u00e9rimentalement qu'une langue form\u00e9e \u00e0 la prononciation anglaise \u00e9prouve au contact de la jelly la sensation qu'\u00e9prouve une langue form\u00e9e \u00e0 la prononciation fran\u00e7aise au contact du foie gras. \u00bb\n\nCette th\u00e9orie est certes tr\u00e8s \u00e9clairante, et elle aurait pu avantageusement venir, gr\u00e2ce \u00e0 l'homologie de 'langue' \u00e0 langue qu'elle suppose, au secours d'une version fr\u00e9n\u00e9tique et \u00e0 peine ab\u00e2tardie de telquelliens attard\u00e9s dans les ann\u00e9es soixante-dix qui allaient r\u00e9p\u00e9tant comme une incantation \u00ab corps textuel ! corps textuel ! corps textuel ! \u00bb (ajoutant, sans doute pour \u00e9voquer une sorte de triple cunnilinguisme, amoureux, litt\u00e9raire et culinaire, \u00e0 corps textuel corps sexuel).\n\nToutefois l'hypoth\u00e8se v\u00e9tissienne, dont je reconnais et salue la puissance explicative, m'a laiss\u00e9, disons-le, sur ma faim.\n\nElle n'explique pas pourquoi les Anglais devraient tenir \u00e0 avoir dans leur panoplie culinaire l'\u00e9quivalent langagier (ou plut\u00f4t languier) du foie gras, sous les esp\u00e8ces de la jelly.\n\nOr je crois avoir trouv\u00e9 la raison de ce ph\u00e9nom\u00e8ne, qui est de nature diachronique, faisant intervenir l'Histoire, comme il se doit. Je sens que vous m'avez compris.\n\nMettons cependant les points sur les i et le tout sur le bout de la langue.\n\nQuel est le pays par excellence du foie gras ? l'Aquitaine. \u00c0 qui appartenait l'Aquitaine au quatorzi\u00e8me si\u00e8cle ? aux Anglais. Qu'est-ce que le quatorzi\u00e8me si\u00e8cle pour la langue anglaise ? une p\u00e9riode d'\u00e9mergence de la langue moderne.\n\nPriv\u00e9e(s) pour longtemps du foie gras (par la faute de Jeanne d'Arc), la (les) langue(s) anglaise(s) en a (ont) cherch\u00e9 l'\u00e9quivalent phonique (resp. gustatif) : d'o\u00f9 le phon\u00e8me th ; et la jelly.\n\nCQFD et Quod Erat Demonstrandum (pour faire bonne mesure).\n\n## \u00a7 109 On d\u00e9lavait beaucoup les viandes et les l\u00e9gumes, mais cela ne sera une r\u00e9v\u00e9lation pour personne.\n\nDu reste de mes exp\u00e9riences culinaires \u00e9cossaises, je n'ai gard\u00e9 que peu de souvenirs. On d\u00e9lavait beaucoup les viandes et les l\u00e9gumes, mais cela ne sera une r\u00e9v\u00e9lation pour personne.\n\n\u00c0 son arriv\u00e9e en France (on l'amena chez nous \u00e0 Saint-Germain-en-Laye puis chez mes grands-parents, \u00e0 Lyon) George fut transport\u00e9 de surprise et d'enthousiasme par les r\u00f4tis, les frites et autres choses semblables. Mon p\u00e8re le d\u00e9clara digne du rugby toulousain, \u00e0 voir comment il avalait le cassoulet...\n\nCependant les fruits de mer le laiss\u00e8rent circonspect (ce qui fait qu'il n'aurait pu jouer dans l'\u00e9quipe de Toulon).\n\nIl parvint, un jour d'audace favoris\u00e9e par le vin, auquel il s'\u00e9tait habitu\u00e9 r\u00e9solument, \u00e0 avaler un escargot. Mais il ne r\u00e9cidiva pas.\n\nGeorge \u00e9tait un bon gar\u00e7on. Nous nous entend\u00eemes fort bien. Il ne parlait pratiquement pas un mot de fran\u00e7ais (ses parents non plus) et ce fait favorisa mes progr\u00e8s qui furent rapides (comme chez nous presque tout un chacun parlait anglais, il ne progressa pas autant que moi dans la langue adverse ; mais je ne pense pas qu'il en souffrit beaucoup).\n\nJe pus en un mois arriver \u00e0 m'exprimer 'fluently' quoique avec un l\u00e9ger accent \u00e9cossais bien entendu. Je pense que je n'ai jamais ma\u00eetris\u00e9 l'anglais parl\u00e9 aussi bien que pendant mes deux s\u00e9jours \u00e0 Lochgelly (le second en 1949). (Plus tard et de plus en plus, j'ai \u00e9t\u00e9 atteint de paralysie momentan\u00e9e par une inqui\u00e9tude accentuelle grave qui me laissait, qui me laisse (je l'attribue \u00e0 l'exercice immod\u00e9r\u00e9 de la po\u00e9sie en langue fran\u00e7aise) 'self-conscious' et h\u00e9sitant devant de nombreux mots, ce que je n'\u00e9tais pas \u00e0 quatorze ou \u00e0 seize ans.)\n\nL'accueil de la famille Lugton fut sans faute, spontan\u00e9, chaleureux ; un trait que j'ai tendance \u00e0 attribuer aux \u00c9cossais dans leur ensemble, qui me fait souhaiter y avoir v\u00e9cu, r\u00eaver m'y retirer pour ma retraite, et caetera.\n\nMme Lugton avait bien eu quelque appr\u00e9hension \u00e0 l'id\u00e9e de ma venue ; elle \u00e9tait d'ordre je ne dirai pas id\u00e9ologique, mais de convention religieuse. Elle avait craint un petit peu ma pr\u00e9sence (comme elle s'en ouvrit, d'une mani\u00e8re indirecte et contourn\u00e9e, dans une lettre \u00e0 ma m\u00e8re, une fois rassur\u00e9e) parce que, les Fran\u00e7ais \u00e9tant catholiques, elle craignait une mauvaise influence th\u00e9ologique possible sur son fils.\n\nLes Lugton \u00e9taient Church of Scotland (pas presbyt\u00e9riens, pas sectaires, pas pros\u00e9lytes, religieux par convention et habitude sinc\u00e8re (une croyance habituelle et conventionnelle peut \u00eatre tr\u00e8s sinc\u00e8rement tenue, ce que ne comprennent pas certains anticl\u00e9ricaux)).\n\nD\u00e9couvrant que j'\u00e9tais tout simplement un 'free-thinker \u00bb (ma libert\u00e9 de pens\u00e9e sur ces sujets \u00e9tait relative, puisque je n'avais gu\u00e8re r\u00e9fl\u00e9chi \u00e0 la question) elle en fut extr\u00eamement soulag\u00e9e, et nos rapports furent d\u00e8s lors sans nuages.\n\nIl y avait une raison particuli\u00e8re plus personnelle \u00e0 son inqui\u00e9tude cependant. Elle \u00e9tait li\u00e9e \u00e0 l'avenir de George, avenir qui avait \u00e9t\u00e9 d\u00e9cid\u00e9 pour lui par sa m\u00e8re, selon les meilleures traditions.\n\nMme Lugton avait deux fils, et deux seulement. Trois carri\u00e8res \u00e9taient envisageables pour eux, qui les am\u00e8neraient plus loin que leur p\u00e8re, simple directeur d'\u00e9cole : il y avait l'arm\u00e9e, la m\u00e9decine, et la clergymanie (pour ne pas dire la 'pr\u00eatrise' car je n'arrive pas \u00e0 consid\u00e9rer les clergymen anglicans comme des pr\u00eatres ; ils forment une esp\u00e8ce totalement \u00e0 part, qui n'a d'\u00e9quivalent en aucun autre pays).\n\n(Les secousses de toute esp\u00e8ce qui \u00e9branlent en ce moment la Church of England font ressortir le caract\u00e8re excentrique de cette institution, qu'on peut d\u00e9j\u00e0 savourer dans les 'Barchester novels' de Trollope.\n\nQuelle \u00c9glise pourrait produire l'\u00e9quivalent de ce clergyman, exclu pour avoir d\u00e9clar\u00e9 ne pas croire en Dieu, ce qui est banal, mais, ce qui l'est moins, indign\u00e9 de son exclusion, et pr\u00e9tendant ne pas comprendre en quoi cette opinion parfaitement rationnelle pouvait entrer en contradiction avec les devoirs de son minist\u00e8re ?)\n\n## \u00a7 110 L'arm\u00e9e, deux ans apr\u00e8s la fin de la Seconde Guerre mondiale,\n\nL'arm\u00e9e, deux ans apr\u00e8s la fin de la Seconde Guerre mondiale, apparaissait \u00e0 Mme Lugton \u00e0 la fois trop dangereuse \u00e0 cause des orages qui s'annon\u00e7aient sur l'Empire ; ou alors sans avenir, si la paix devait y \u00eatre durable.\n\nD'ailleurs Mr Lugton, sans \u00eatre antimilitariste, \u00e9tait pacifiste et consid\u00e9rait les militaires, \u00e0 l'exception du mar\u00e9chal Montgomery, comme des \u00eatres peu utiles \u00e0 une soci\u00e9t\u00e9 \u00e9volu\u00e9e.\n\nRestaient les ordres : m\u00e9dical et religieux. Deux carri\u00e8res entre lesquelles devaient se distribuer les deux fils. James, \u00e9tant l'a\u00een\u00e9, eut le choix. Il choisit la m\u00e9decine.\n\nNe restait plus alors pour George, le cadet, que la carri\u00e8re de clergyman. Il ne fit rien pour l'\u00e9viter. J'imagine (je l'ai h\u00e9las perdu de vue trop t\u00f4t) qu'il a \u00e9t\u00e9 (est encore s'il est vivant et pas \u00e0 la retraite) un clergyman excellent, bon vivant (il apprit chez nous \u00e0 appr\u00e9cier les vins), am\u00e8ne, de temp\u00e9rament \u00e9gal, consciencieux, sans convictions excessives, s'ennuyant sans trop le montrer ; parfait.\n\nIl saurait (il aura su) r\u00e9sister aux administrations et aux d\u00e9votes ; cela se voyait \u00e0 la fa\u00e7on dont il tenait, ferme, sa position dans le 'tug of war', ce sport si r\u00e9solument \u00e9cossais o\u00f9 deux \u00e9quipes s'efforcent chacune d'amener, par une traction collective puissante et obstin\u00e9e, un grand poteau de bois dans son camp.\n\nBon, me direz-vous, l'\u00c9cosse c'est bien. Les gens sont sympathiques, les paysages sont sublimes (dans les \u00eeles, dans les Highlands, pas \u00e0 Lochgelly !), le porridge est une merveille (n'oublions pas le haggis, 'panse de mouton farci', qu'on mange frit au petit d\u00e9jeuner en criant (potentiellement) : \u00ab tiens, voil\u00e0 du boudin ! \u00bb).\n\nMais la pluie ?\n\nLa pluie, parlons-en calmement, franchement. C'est vrai ; il pleut ; beaucoup. \u00c0 propos de pluie, je r\u00e9pondrai ceci :\n\n\u2013 D'abord, en ce qui concerne les \u00eeles Britanniques dans leur ensemble. C'est vrai qu'il pleut, il serait vain de le nier, vain de le minimiser. Mais pour un M\u00e9diterran\u00e9en, \u00e0 vrai dire, du moment qu'il ne fait pas presque uniform\u00e9ment beau, le temps peut \u00eatre consid\u00e9r\u00e9 comme m\u00e9diocre, ou ex\u00e9crable, selon les jours.\n\nDans ces conditions, s'il doit pleuvoir, ne pensez-vous pas qu'on peut souhaiter qu'au moins il pleuve franchement ? Le climat parisien de ce point de vue n'est pas net, est hypocrite. Une fois qu'on sait qu'il pleut, on prend de l'int\u00e9r\u00eat \u00e0 la pluie ; mieux, on en vient \u00e0 aimer la pluie. (On suit l'\u00e9quivalent du pr\u00e9cepte de John Cage : si un bruit ou un son vous d\u00e9range, \u00e9coutez-le.)\n\nOn apprend le maniement des p\u00e9pins et casquettes, le port des burberrys et autres waterproofs ; on les a toujours avec soi. Si le matin on voit qu'il fait soleil, on prend son imperm\u00e9able parce que vraisemblablement plus tard il pleuvra. Si on voit qu'il pleut, on le prend, bien s\u00fbr, puisqu'il pleut. De plus, s'il fait vraiment soleil, on prend un parasol.\n\n(\u00c0 la diff\u00e9rence de la Provence \u00e0 la saison des orages, on a rarement besoin d'emporter un paratonnerre.)\n\n(La parent\u00e9 pluviale du Royaume-Uni avec le Japon est tr\u00e8s claire (ce qui implique des parent\u00e9s culinaires, litt\u00e9raires et morales qui ont \u00e9t\u00e9 maintes fois soulign\u00e9es ; mais au Japon la pluie est plus saisonni\u00e8re).)\n\n\u2013 Maintenant, pour ce qui est de l'\u00c9cosse, il faut ajouter ceci, qui cr\u00e9e un charme sp\u00e9cial \u00e0 cette contr\u00e9e : \u00e7a va vite. Autrement dit, les vents charg\u00e9s de pluies atlantiques passent tr\u00e8s vite sur l'\u00c9cosse, ils ont \u00e0 peine le temps d'une averse que d\u00e9j\u00e0 ils saluent les moutons d'\u00e9cume et rouleaux de vagues de la mer du Nord.\n\n## \u00a7 111 un instant le soleil brille au-dessus du Scott Monument\n\nEt aussit\u00f4t, sur Princes Street, la grande avenue centrale d'\u00c9dimbourg, un instant le soleil brille derri\u00e8re le Scott Monument ; puis, l'instant d'apr\u00e8s, c'est de nouveau l'averse ; une for\u00eat de parapluies jusque-l\u00e0 totalement invisibles (o\u00f9 se cachent-ils ?) s'\u00e9l\u00e8ve d'un seul mouvement au-dessus des t\u00eates et personne n'est surpris, ne proteste, ne ralentit sa marche, personne ne rentre s'abriter sous une porte coch\u00e8re, dans un magasin.\n\nLa pluie, en \u00c9cosse, est le plus souvent discr\u00e8te (au sens math\u00e9matique du terme : fortement discontinue). La pluie galloise est \u00e9galement int\u00e9ressante ; mais c'est plut\u00f4t une pluie qui \u00e9claire en vous le concept topologique fondamental, dit du 'continu'; il faut s'y faire : _it is an acquired taste_... On y prend go\u00fbt, \u00e0 la longue.\n\nEh bien, moi, j'aime les pluies \u00e9cossaises. Bref, j'aime l'\u00c9cosse.\n\nLe seul probl\u00e8me climatique r\u00e9el est celui de la plage. Il y a un peu partout de belles plages de sable, de beau sable, mais il est impossible de se baigner. L'eau est trop froide.\n\nNous all\u00e2mes un jour \u00e0 Saint Andrews, et \u00e0 Saint Andrews nous nous rend\u00eemes \u00e0 la plage. C'\u00e9tait le d\u00e9but du mois de juillet, il faisait quatorze, quinze degr\u00e9s \u00e0 l'ombre ; la canicule, quoi. On se mit en maillot. Je frissonnais. Je trempai un doigt de pied dans l'eau et le ressortit aussit\u00f4t. Il \u00e9tait rouge. L'eau devait faire huit ou neuf degr\u00e9s, \u00e0 tout casser.\n\nJusqu'\u00e0 notre visite \u00e0 la piscine de Portobello, \u00e0 \u00c9dimbourg, George fut persuad\u00e9, malgr\u00e9 mes d\u00e9n\u00e9gations qu'il prit pour de la vantardise, que je ne savais pas nager.\n\nMarie raconte que quelques-uns de ses amis s'\u00e9tant rendus en vacances sur la c\u00f4te ouest du nord de l'\u00c9cosse, et logeant dans un pub, ayant surpris par la fen\u00eatre entre deux Guinness ce qui paraissait devoir \u00eatre une \u00e9claircie durable et vivement ensoleill\u00e9e, d\u00e9cid\u00e8rent avec optimisme d'aller se baigner sur la plage situ\u00e9e quelques centaines de m\u00e8tres en contrebas.\n\nIls prirent donc leurs maillots et leurs serviettes.\n\nEn arrivant non loin du bord, l'un d'entre eux dit aux autres : \u00ab Qu'est-ce qu'il y a, d'apr\u00e8s vous, l\u00e0, sur le sable ? ces gros tas de saindoux sale qui remuent \u00e0 peine, c'est quoi ? \u00bb Ils \u00e9carquill\u00e8rent les yeux et regard\u00e8rent.\n\nAucun doute, c'\u00e9taient des phoques ; or il existe un th\u00e9or\u00e8me natatoire bien connu de tous les baigneurs : si une temp\u00e9rature d'eau est bonne pour un phoque, elle n'est pas bonne pour un humain.\n\nCe jour-l\u00e0 ils ne s'approch\u00e8rent pas plus avant de l'eau (ni un autre jour, d'ailleurs).\n\nL'\u00c9cosse \u00e9tait belle, est belle. J'en fus, j'en suis intimement convaincu. Pourtant, lors de ce premier s\u00e9jour (un mois) je n'en ai vu qu'une toute petite partie. De Lochgelly ne disons rien (les Lugton avaient un peu honte de son charme mod\u00e9r\u00e9 plut\u00f4t, devant moi qui connaissais Paris ; et Carcassonne). Il y avait Dunfermline, hum hum. Il y avait, sur la c\u00f4te, Saint Andrews. Nous all\u00e2mes une ou deux fois en 'excursion' pique-nique en direction de Perth, pas tr\u00e8s loin.\n\nMais il y avait \u00c9dimbourg. On n'eut que fiert\u00e9 \u00e0 me montrer \u00c9dimbourg. Et je fus convaincu. Une ville \u00e0 taille humaine comme Lyon (selon mon exp\u00e9rience, peu favorable \u00e0 Paris ; j'ignorais encore Londres). Il y avait un beau ch\u00e2teau (plus 'authentique' me semblait-il que la Cit\u00e9 de Carcassonne o\u00f9 j'avais jou\u00e9 enfant ; j'y aurais volontiers vu entrer Macbeth). Je grimpai all\u00e8grement en haut du Scott Monument (j'avais \u00e9t\u00e9 un fervent lecteur de Quentin Durward, d'Ivanho\u00e9, de La Fianc\u00e9e de Lamermoor ; Sir Walter Scott \u00e9tait un nom sacr\u00e9) (et je n'avais pas encore le vertige).\n\n## \u00a7 112 Au beau milieu de la ville on vous offre, tout simplement, une colline,\n\nAu beau milieu de la ville on vous offre, tout simplement, une colline, une montagne presque. Cela me sembla d'une originalit\u00e9, d'un 'chic' extraordinaire. \u00c0 quatorze ans je n'eus aucun mal \u00e0 escalader _Arthur's Seat_ par la face la plus abrupte. D'un c\u00f4t\u00e9, assis dans la bruy\u00e8re, on voyait Princes Street, la gare de Waverley.\n\nDe l'autre, la vue descendait vers le port de Leith, vers l'eau scintillante ou voil\u00e9e de nuages, le Firth. **Dans les bassins du port, d'\u00e9normes m\u00e9duses \u00e9chou\u00e9es, s'entassaient les unes contre les autres, clapotaient immobiles avec les mouvements de la mer, grasses de mazout, couleur de rouille, fascinantes, abjectes. D'un b\u00e2ton, on pouvait les chatouiller,** **les d\u00e9ranger, les \u00e9nerver, les faire se remuer, tortues iris\u00e9es, marmites urticantes. Je les regardais avec horreur, avec r\u00e9pulsion, avec joie. Je les ai vues.**\n\nDes bateaux paresseux sillonnaient l'eau (des 'steamers', me disais-je, des 'caboteurs' peut-\u00eatre ; des chalutiers, qui sait ?) ; et l\u00e0-bas, le grand pont, le grand Forth Bridge roux de minium avec, toute petite, oui, une locomotive qui s'en allait, charbonneuse, sa voix chuintante apport\u00e9e par un saut de vent.\n\nDe retour \u00e0 Lochgelly, un apr\u00e8s-midi de pluie un peu excessive (cela arrive ; je ne le nie pas ; 'amicus Scotland, sed magis amicus veritas'), j'\u00e9tudiai longuement le plan de la ville, puis, sur l'atlas, la carte d'\u00c9cosse, sa belle allure, son \u00e9l\u00e9gance, son panache fractal, avec sa c\u00f4te infiniment dentel\u00e9e d'\u00eeles \u00e0 l'ouest. Je r\u00eavais de tout en conna\u00eetre, d'aller poursuivre le 'grouse' \u00e0 la course, de p\u00eacher la truite \u00e0 la main dans les torrents (dans un de ces torrents, un peu plus tard, j'abandonnai cet aspect de mon r\u00eave, tant la truite, que je prenais, tromp\u00e9 par le dicton ('Trout is a gentleman'; un axiome de p\u00eacheur \u00e0 la ligne), pour un poisson noble et susceptible d'offrir une r\u00e9sistance s\u00e9rieuse au p\u00eacheur \u00e0 la main, est en fait tellement persuad\u00e9e de sa sup\u00e9riorit\u00e9 et noblesse intrins\u00e8que qu'il ne lui vient m\u00eame pas \u00e0 l'id\u00e9e qu'on pourrait tenter de se saisir de sa personne par des moyens ill\u00e9gaux !, il n'y a aucun m\u00e9rite \u00e0 l'attraper : elle ne r\u00e9siste m\u00eame pas) ; je r\u00eavais de manger toutes les myrtilles des collines, d'explorer les rives de tous les lochs. J'avais m\u00eame choisi, \u00e0 cause de son nom, le village o\u00f9 j'habiterais : Bellabegwinnie.\n\nCet \u00e9t\u00e9-l\u00e0 Mme Lugton avait une raison particuli\u00e8re de se rendre \u00e0 \u00c9dimbourg. Pas seulement pour m'en faire partager les splendeurs. Elle voulait surprendre dans les magasins, aupr\u00e8s de ses amies, dans la foule, en achetant les derni\u00e8res revues f\u00e9minines illustr\u00e9es de photographies en noir et blanc, la rumeur des progr\u00e8s de l'affaire sentimentale par excellence remuant les c\u0153urs britanniques, qui devait se conclure en ma pr\u00e9sence (je veux dire alors que j'\u00e9tais pr\u00e9sent sur le territoire du Royaume-Uni) par les fian\u00e7ailles de la princesse \u00c9lisabeth. Mon r\u00e9publicanisme s'abstint de ricaner. J'ai pu dire ensuite : \u00ab La reine d'Angleterre et moi nous nous connaissons de longue date. J'\u00e9tais en \u00c9cosse l'ann\u00e9e de ses fian\u00e7ailles. Cela cr\u00e9e des liens ! \u00bb\n\nParfois, disais-je, il pleuvait trop. Ou bien : c'\u00e9tait le soir. Mme Lugton nous envoyait coucher. Mais il faisait jour encore, tr\u00e8s jour. Je n'avais nullement sommeil, je voulais profiter de tout ce temps exceptionnel. Alors je lisais. J'ai toujours lu. Je crois que depuis l'\u00e2ge de cinq ans je n'ai jamais pass\u00e9 une journ\u00e9e sans ouvrir un livre (m\u00eame \u00e0 l'h\u00f4pital, m\u00eame \u00e0 l'arm\u00e9e). Quand je ne pourrai plus lire, je mourrai.\n\nSeulement voil\u00e0 : tous les livres de George (peu nombreux), de Mr Lugton (rares ; je fus surpris : dans ma famille il y avait, il y avait eu toujours beaucoup de livres (Mme Lugton ne lisait que des magazines)), \u00e9taient bien \u00e9videmment en anglais. Je me mis donc \u00e0 lire en anglais. Il y avait un gros livre de nouvelles pour 'jeunes' (mortelles), quelques Agatha Christie, des Walter Scott (un \u00c9cossais v\u00e9n\u00e9r\u00e9 ; livres tr\u00e8s longs, un peu difficiles \u00e0 cause du vocabulaire ; et je connaissais d\u00e9j\u00e0 'l'histoire') et surtout, il y avait tout Stevenson (un \u00c9cossais). J'avais lu quelques-uns de ses r\u00e9cits en traduction (L'\u00cele au tr\u00e9sor par exemple) mais il y en avait tant et tant d'autres ; et j'\u00e9tais l\u00e0, l\u00e0, en \u00c9cosse, \u00e0 deux pas ou presque des lieux m\u00eames o\u00f9 s'\u00e9taient pass\u00e9s Kidnapped, ou The Master of Ballantrae. Et le faucon de l'imaginaire m'y projetait, rien qu'en tournant les pages. J'ai commenc\u00e9 \u00e0 lire vraiment la prose anglaise avec Stevenson. \u00c0 mon retour, j'ai continu\u00e9. Ce n'\u00e9taient pas les livres anglais qui manquaient, chez nous, dans la biblioth\u00e8que. J'ai commenc\u00e9 \u00e0 lire des romans anglais. J'ai continu\u00e9 \u00e0 lire des romans anglais, puis d'autres proses anglaises ; de l'american-english m\u00eame (pourquoi pas ?). Je n'ai plus jamais cess\u00e9.\n\nMais ce qui est plus \u00e9trange peut-\u00eatre, c'est que j'ai presque enti\u00e8rement cess\u00e9, dans le m\u00eame temps et pour de nombreuses ann\u00e9es, de lire d'autres proses que des proses anglaises. (Et aujourd'hui encore, il me faut faire effort pour y parvenir ; je lis par exemple, beaucoup plus ais\u00e9ment des romans allemands en traduction anglaise qu'en fran\u00e7ais). J'exag\u00e8re certes, mais pas tellement. Or, dans le chapitre pr\u00e9c\u00e9dent (s'il n'est pas enti\u00e8rement sorti de votre m\u00e9moire), vous vous en souvenez, j'ai marqu\u00e9 l'ann\u00e9e 48 comme celle de mon \u00e9mancipation (de ma premi\u00e8re \u00e9mancipation) po\u00e9tique. J'ai alors cess\u00e9 enti\u00e8rement de recevoir l'id\u00e9e de po\u00e9sie d'autres lectures que celles que je choisirais de faire (condition n\u00e9cessaire, en ce qui me concerne, et selon l'id\u00e9e que je me fais de la po\u00e9sie en tout cas, pour '\u00eatre po\u00e8te'; elle n'est pas du tout suffisante, bien entendu).\n\nLe fait d'avoir, simultan\u00e9ment, choisi une autre langue, l'anglais, comme langue de lecture privil\u00e9gi\u00e9e, presque exclusive, en prose, m'appara\u00eet \u00e0 la r\u00e9flexion, comme strictement compl\u00e9mentaire du choix pr\u00e9c\u00e9dent.\n\nJ'avais d\u00e9sormais en main deux outils :\n\n\u2013 Avec l'un, la lecture des po\u00e8tes, je pouvais d\u00e9cider des voix de po\u00e9sie que je voulais entendre, pour les faire miennes, pour faire la mienne autre. Cela demandait, demanda, un long apprentissage, longtemps sans effet, longtemps d\u00e9sesp\u00e9rant dans ses r\u00e9sultats. Quand j'ai cess\u00e9 de me d\u00e9sesp\u00e9rer absolument des r\u00e9sultats, ce n'est pas parce que j'ai esp\u00e9r\u00e9 d'eux, mais parce que j'ai conclu que je n'irais pas radicalement au-del\u00e0 de ce que, au moment o\u00f9 j'ai conclu qu'il en \u00e9tait ainsi, je serais capable d'atteindre. Alors, il fallait ou bien m'arr\u00eater d\u00e9finitivement, ou bien ne plus jamais me poser la question, dans l'absolu. Faire mieux peut-\u00eatre (dans la mesure o\u00f9 cela a un sens constituable), faire diff\u00e9remment, s'acharner \u00e0 changer, \u00e0 comprendre certes, mais ne plus remettre en cause jusqu'au principe m\u00eame de tout commencement.\n\n\u2013 L'autre outil \u00e9tait la prose anglaise (dont je n'ai essay\u00e9 que beaucoup plus tard de faire un usage 'positif' (au point d'envisager quelque temps d'\u00e9crire romanesquement, en anglais)), qui me fut un outil de s\u00e9paration, au service, aussi, de la po\u00e9sie. Il fit na\u00eetre, puis affermit en moi non seulement l'id\u00e9e de la radicale autonomie de la po\u00e9sie, entre les arts du langage, parmi les jeux de langue, dans la langue, mais, pragmatiquement, celle de son efficacit\u00e9.\n\nJe n'ai jamais fait le dur apprentissage de la prose d'art en fran\u00e7ais, de la prose romanesque, je ne me suis p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 d'aucun mod\u00e8le narratif implicite ou explicite en cette langue, ni de Stendhal, ni de Flaubert, ni de Proust, ni de Queneau (pour ne prendre que quelques-uns des grands exemples qui auraient pu me s\u00e9duire).\n\nJe n'ai jamais pens\u00e9 \u00eatre un romancier fran\u00e7ais. (Je ne pense pas qu'il y ait l\u00e0 une d\u00e9claration contradictoire avec le fait que, du r\u00eave que j'avais fait, j'avais d\u00e9duit une intention de roman, dont j'avais re\u00e7u le titre, **Le Grand Incendie de Londres** , et que ce roman aurait peut-\u00eatre \u00e9t\u00e9 \u00e9crit en fran\u00e7ais.\n\nL'id\u00e9e de roman qui s'y trouvait enferm\u00e9e programmatiquement \u00e9tait, pour le moins, excentrique. Je m'en expliquerai peut-\u00eatre (j'ai l'intention de le faire ; mais on ne sait jamais) ; cependant je n'ai pas encore introduit toutes les donn\u00e9es n\u00e9cessaires \u00e0 une \u00e9ventuelle explication.)\n\n# DEUXI\u00c8ME PARTIE, \nPREMI\u00c8RE SOUS-PARTIE\n\n# CHAPITRE 9\n\n# Grande illusion\n\n* * *\n\n## \u00a7 113 M'\u00e9tant lib\u00e9r\u00e9 au chapitre 8 qui vient de s'achever, et de mani\u00e8re d\u00e9finitive, de tout guide scolaire et familial sur la voie de la po\u00e9sie\n\nM'\u00e9tant lib\u00e9r\u00e9 au chapitre 8 qui vient de s'achever, et de mani\u00e8re d\u00e9finitive, de tout guide scolaire et familial sur la voie de la po\u00e9sie ; ayant proc\u00e9d\u00e9 de m\u00eame vis-\u00e0-vis de la prose (fran\u00e7aise) en refermant (pour longtemps) non seulement Balzac (Honor\u00e9 de) ou Val\u00e9ry (Paul) mais aussi en n'ouvrant quasiment pas Gide Andr\u00e9, Montherlant monsieur de, Saint-Exup\u00e9ry Antoine de, Giraudoux Jean, Colette, Mauriac Fran\u00e7ois, Malraux Andr\u00e9 et Maurois de m\u00eame (n'en jetez plus !), dont j'avais remarqu\u00e9 d'ailleurs que les surr\u00e9alistes ne les recommandaient gu\u00e8re, je souris finement et dans ma barbe (mentale) devant les pr\u00e9tentions naissantes de Sartre Jean-Paul et de Camus Albert (nous sommes en 1948) et je me mis en mesure de consacrer mes jours et mes nuits (ainsi qu'une bonne et excessive partie des heures pr\u00e9vues pour l'\u00e9tude) \u00e0 la po\u00e9sie de notre (de mon) temps \u00e0 seule fin de m'en imbiber (telle \u00e9tait ma m\u00e9thode) et partant de m'y ins\u00e9rer \u00e0 mon tour de la mani\u00e8re la plus efficace possible. Illusion ! illusion ! illusions !\n\nAvec le regard aigu, lucide et profond d'une exp\u00e9rience riche de presque un demi-si\u00e8cle (plus l'exp\u00e9rience est longue plus l'exp\u00e9rimentateur se sent sage, n'est-ce pas ?), comme je suis tent\u00e9 d'ironiser sur les incoh\u00e9rences, les b\u00e9vues, les b\u00eatises de ce jeune homme \u00ab \u00e0 l'\u00e2me pure, aux sentiments \u00e9lev\u00e9s \u00bb ainsi que dit Stalky dans Stalky and Cie de Kipling, de ce jeune inconscient qui en 1949, et qui en 1950 et qui, et caetera.\n\nProc\u00e9dons sobrement et avec m\u00e9thode, sans nous encombrer outre mesure de la chronologie qui ne pourrait qu'\u00eatre g\u00eanante en la mati\u00e8re.\n\nJe suppose que mes lecteurs situent \u00e0 peu pr\u00e8s dans le temps chronologique la p\u00e9riode historique en question, qui est celle dite de la Guerre-qui-est-rest\u00e9e-froide et, en France (corollaire de la situation mondiale), celle des beaux jours (Madagascar ! Indochine !) de la 'troisi\u00e8me force' jusqu'\u00e0 son inglorieuse fin dans les Aur\u00e8s (prolongation de Madagascar et du Vietnam avec les m\u00eames moyens), et le retour sur le devant de la sc\u00e8ne de ce g\u00e9n\u00e9ral qui s'en \u00e9tait \u00e9cart\u00e9 avec hauteur en 1946. Cela s'appela 'Quatri\u00e8me R\u00e9publique'. J'ai pataug\u00e9 dans cette belle douzaine d'ann\u00e9es-l\u00e0, historiquement plut\u00f4t ingrate. Je vous renvoie aux m\u00e9moires et aux manuels.\n\nJe suivrai dans le pr\u00e9sent chapitre et suivants (si je ne change pas d'avis en cours de route) deux fils : le fil scolaire et universitaire (1), base mat\u00e9rielle, finie, de mes actions ; le fil po\u00e9tique proprement dit (2), la qu\u00eate de l'itin\u00e9raire id\u00e9al et infini pour parvenir \u00e0 la po\u00e9sie.\n\n(Ajoutons-y, quoique avec la discr\u00e9tion qui s'impose, quelques tourments amoureux. \u00ab J'ai souffert de l'amour \u00e0 vingt et \u00e0 trente ans\/ j'ai v\u00e9cu comme un fou et j'ai perdu mon temps \u00bb (plus ou moins de l'Apollinaire).)\n\nEt la politique, vous exclamez-vous ? La politique ? hum.\n\nLa politique, n'est-ce pas la trame o\u00f9 s'ourdissent les fils embarrass\u00e9s de nos vies, de la v\u00f4tre ? (vous insistez ; et vous me vouvoyez). Sans doute. Aussi est-ce on ne peut plus d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment que j'\u00e9carte l'id\u00e9e de donner \u00e0 mon 'parcours politique' (selon l'expression consacr\u00e9e), aux opinions et activit\u00e9s politiques qui ont \u00e9t\u00e9 les miennes entre quatorze et vingt-cinq ans, le moindre r\u00f4le sp\u00e9cifique, explicatif, justificatif, revendicatif, d\u00e9claratif, exhortatif, c\u00e9l\u00e9bratif, plaintif, excusatif, vitup\u00e9ratif, critique ou autocritique, en ces pages. La politique n'a pas plus de lien causal avec la po\u00e9sie que la m\u00e9t\u00e9orologie.\n\nJe vous r\u00e9ponds donc (et 'vous', c'est aussi moi) : ce n'est point dans mon propos.\n\nJe ne dirai pas (parce que je ne crois pas qu'il soit r\u00e9ellement possible de se souvenir de ce qu'on a pens\u00e9) qu'en ces ann\u00e9es j'aurais r\u00e9pondu de la m\u00eame mani\u00e8re \u00e0 la m\u00eame question ; je suis \u00e0 peu pr\u00e8s certain du contraire.\n\nJe vous aurais selon toute vraisemblance ass\u00e9n\u00e9 des phrases comme \u00ab rien n'\u00e9chappe \u00e0 la politique ! \u00bb ; \u00ab nier l'influence de la politique est une position politique \u00bb (\u00ab r\u00e9actionnaire \u00bb, euss\u00e9-je ajout\u00e9 sans doute) (\u00ab et qui montre sans le vouloir l'influence de la politique \u00bb, euss\u00e9-je dit) ; et autres choses semblables.\n\nOn parlait comme cela autour de moi. J'ai l'impression que je parlais comme cela moi-m\u00eame. Longtemps apr\u00e8s que des croyances, des convictions ont disparu, des traces demeurent en nous sous la forme de phrases toutes faites, un peu moisies seulement dans les recoins des circonvolutions c\u00e9r\u00e9brales (si tant est qu'une localisation c\u00e9r\u00e9belleuse quelconque puisse \u00eatre attribu\u00e9e \u00e0 des phrases, ce dont je doute).\n\nUne certaine pr\u00e9visibilit\u00e9 des \u00e9changes de jugements politiques, \u00e0 cette \u00e9poque, fait que bien des discussions prenaient in\u00e9vitablement toujours le m\u00eame cours, que les mots sortaient des bouches selon des s\u00e9quences immuables, d'innombrables fois prof\u00e9r\u00e9es. On pouvait laisser aller en roue libre la bicyclette de l'esprit sur les routes plates et droites de l'argumentation, \u00e9vitant avec soin les mont\u00e9es comme les descentes, et les tournants dangereux.\n\nC'\u00e9tait le temps o\u00f9 les b\u00fbcherons militants d'un des deux camps en pr\u00e9sence sur la sc\u00e8ne fran\u00e7aise (imitant la sc\u00e8ne mondiale) allaient dans les for\u00eats des discours, des tracts et des proclamations lier leurs fagots de langue de bois (m\u00e9taphore g\u00e9niale qui n'avait pas encore \u00e9t\u00e9 invent\u00e9e). Mais il ne serait pas difficile de montrer (en feuilletant la collection du _Figaro_ de ces m\u00eames ann\u00e9es par exemple) que l'autre camp avait sa propre version de la m\u00eame langue, n'ayant pas encore trouv\u00e9 la langue nouvelle adapt\u00e9e \u00e0 la communication des id\u00e9es et opinions qui doivent \u00eatre celles de tout-le-monde dans le Village mondial ; appelons-la langue-muesli.\n\n## \u00a7 114 la r\u00e9ponse que je donne, maintenant, \u00e0 l'interrogation ironique \u00ab et la politique, alors ? \u00bb\n\nCe qui veut dire, sans aucun doute, que la r\u00e9ponse que je donne, maintenant, \u00e0 l'interrogation ironique \u00ab et la politique, alors ? \u00bb indique au moins que je n'ai pas le m\u00eame jugement qu'autrefois sur les rapports du politique et du po\u00e9tique (je n'aurais pu, alors, employer ces mots-l\u00e0, ces adjectifs substantiv\u00e9s \u00e0 parfum de jargon sociologique et journalistique, je ne les emploie toujours pas, d'ailleurs ; ils font partie de la langue-muesli, pendant sinon version postmoderne lib\u00e9rale, occidentale, de la funestement c\u00e9l\u00e8bre langue de bois).\n\nMais je ne r\u00e9ponds pas politiquement ; je ne pr\u00e9sente pas une position, un jugement politique ; je r\u00e9ponds po\u00e9tiquement ; je ne veux pas dire par de la po\u00e9sie, mais du-point-de-vue-de-qui-se-consacre-\u00e0-de-la-po\u00e9sie. Je d\u00e9fends une position, un jugement sur la nature de la po\u00e9sie. J'ajoute simplement qu'heureusement je n'ai rien \u00e0 dissimuler et ne dissimule rien.\n\n(Je raconte comme je pense qu'est arriv\u00e9 ce que je raconte. J'ai pos\u00e9 cet axiome d\u00e8s mon d\u00e9but (\u2192 branche 1).) On ne trouvera donc ici de politique qu'aux tournants de la description et de la narration, sans hochements de t\u00eate et jugements longuement pond\u00e9r\u00e9s par le regard r\u00e9trospectif. Et, r\u00e9flexion faite, ma contribution \u00e0 la vie publique de ce pays, dans les ann\u00e9es quarante finissantes et les ann\u00e9es cinquante, a \u00e9t\u00e9 plut\u00f4t d'une inefficacit\u00e9 comique. Peut-\u00eatre ne faut-il point trop m'en plaindre. C'\u00e9tait une exp\u00e9rience, pas vrai ?\n\nL'essentiel de mes pens\u00e9es (je reviens r\u00e9solument \u00e0 1949 et la suite ; et au premier fil que va suivre mon r\u00e9cit), elles-m\u00eames pens\u00e9es comme essentielles, \u00e9tait certes orient\u00e9 vers la po\u00e9sie\n\n(\u00e0 laquelle l'amour ne pouvait que me ramener tout en \u00e9tant lui-m\u00eame en bonne doctrine surr\u00e9aliste bretonne, \u00e9luardienne, desnosienne, consubstantiel \u00e0 la po\u00e9sie : l'amour la po\u00e9sie ; la po\u00e9sie l'amour ; l'amour la po\u00e9sie l'amour (c'est-\u00e0-dire, par exemple, en interpr\u00e9tant comme le vieux g\u00e9nitif vieux fran\u00e7ais, l'amour de la po\u00e9sie (mais encore, la po\u00e9sie de l'amour)).\n\nJe n'en \u00e9tais pas moins soumis \u00e0 des exigences de nature, pourriez-vous dire, en derni\u00e8re analyse, d\u00e9termin\u00e9es par l'infrastructure de la soci\u00e9t\u00e9 et de la famille, me direz-vous.\n\nJe n'avais pas de fortune (dit-on encore 'avoir de la fortune'? je me le demande ; et 'avoir du bien'?), mes parents \u00e9taient (relativement) pauvres mais (s\u00e9rieusement, r\u00e9solument m\u00eame) honn\u00eates (depuis plusieurs g\u00e9n\u00e9rations, autant que je puisse en juger, ce qui aggrave leur cas).\n\nLe mouvement dit d'ascension sociale dans les deux branches de mon arbre g\u00e9n\u00e9alogique, depuis la gl\u00e8be (terrestre ou maritime), avait \u00e9t\u00e9 plus ou moins le m\u00eame, atteignant dans la g\u00e9n\u00e9ration de mes grands-parents l'enseignement primaire, dans celle de mes parents le secondaire.\n\nDans chaque cas, cela signifiait non seulement des ressources financi\u00e8res modestes, mais une absence \u00e0 peu pr\u00e8s totale d'efforts pour les am\u00e9liorer. Je ne dirais pas qu'ils m\u00e9prisaient l'argent ; mais ils avaient \u00e0 son \u00e9gard une indiff\u00e9rence presque absolue.\n\nLa R\u00e9publique, comme toujours, payait peu ses enseignants. De la modestie de leurs \u00e9moluments, les membres de ma famille tiraient une certaine fiert\u00e9. (Mon p\u00e8re aimait \u00e0 r\u00e9p\u00e9ter le d\u00e9but d'une lettre envoy\u00e9e par un de ses amis \u00e0 un parent (riche) d'\u00e9l\u00e8ve (m\u00e9diocre) : \u00ab Fils de purotin, purotin moi-m\u00eame. \u00bb Le terme est d\u00e9suet, l'\u00e9tait d\u00e9j\u00e0. Le purotin n'\u00e9tait pas pauvre, mais presque.)\n\nC'est un trait qu'ils avaient en commun avec nombre de leurs amis. Il en r\u00e9sultait parfois (comme dans l'affaire de la rue de l'Orangerie que j'ai racont\u00e9e dans la branche 2) une certaine maladresse dans le maniement des ressorts de l'\u00e9conomie ; pensant \u00e0 des gens de leur esp\u00e8ce, Pagnol avait mis dans la bouche de personnages de son Topaze l'\u00e9change de r\u00e9pliques suivant : \u00ab D'o\u00f9 sortez-vous ? \u2013 De l'Universit\u00e9. \u2013 J'aurais d\u00fb m'en douter ! \u00bb\n\nMais sautons tout \u00e7a, Lewis Carroll le conseille tr\u00e8s judicieusement dans La Chasse au snark. Devant les cons\u00e9quences \u00e9videntes de cet \u00e9tat de fait, je ne me r\u00e9voltai pas (je n'avais pas lu et ne lirais pas L'Homme r\u00e9volt\u00e9 de Jean-Paul Camus ou Albert Merleau-Ponty, je ne sais ('je', dans cette phrase d\u00e9daigneuse, c'est moi-1950)).\n\nMa trajectoire devait donc \u00eatre : \u00e9tudes, \u00e9tudes, enseignement. \u00ab Tu auras du temps \u00e0 toi \u00bb, m'avait-on dit (version douce de 'passe ton bac d'abord !'; pour moi, c'\u00e9tait fait ; et plut\u00f4t deux fois qu'une). Mes parents aimaient enseigner (eh oui !) (c'\u00e9tait chez eux, et surtout chez ma m\u00e8re, une v\u00e9ritable vocation (eh oui !)). Ils ne me semblaient pas avoir beaucoup de temps \u00e0 eux, mais les implications d\u00e9sagr\u00e9ables de cette constatation ne me frapp\u00e8rent qu'avec retard, d\u00e9clenchant des r\u00e9actions de quasi-panique semblables \u00e0 celles de la gu\u00eape engag\u00e9e dans le pi\u00e8ge d'une bouteille au fond de goulot enduit de miel ou de confiture. Cependant nous n'en sommes point l\u00e0.\n\nAu d\u00e9but, la Voie royale (financi\u00e8rement la plus assur\u00e9e (quoique modestement) ainsi que la plus courte (quoique relativement)) paraissait claire (d'ailleurs je n'en connaissais aucune autre) : 'la rue d'Ulm'.\n\n## \u00a7 115 Je ne fis qu'un bref s\u00e9jour dans une classe pr\u00e9paratoire au concours de l'\u00c9cole normale sup\u00e9rieure, section des Lettres\n\nPourtant je ne fis qu'un bref s\u00e9jour dans une classe pr\u00e9paratoire au concours de l'\u00c9cole normale sup\u00e9rieure, section des Lettres, autrement dite hypokh\u00e2gne ; au lyc\u00e9e Louis-le-Grand ; rue Saint-Jacques ; \u00e0 Paris.\n\nCertes j'avais \u00e9t\u00e9 pouss\u00e9 vers ces lieux r\u00e9barbatifs par une lourde tradition familiale qui risquait de devenir h\u00e9r\u00e9ditaire et j'avais \u00e9t\u00e9 admis \u00e0 Louis-le-Grand (classe pr\u00e9paratoire de premier choix) en d\u00e9pit de r\u00e9sultats de qualit\u00e9 douteuse \u00e0 ma paire de baccalaur\u00e9ats.\n\n(Je ne dis pas 'mes deux bacs' car cette expression d\u00e9signait en fait les deux parties, en deux ans, d'un baccalaur\u00e9at unique, avec trois branches, dont j'avais suivi deux : section 'philo' et section 'math\u00e9lem' (un an plus tard).)\n\nEn six semaines, pas une de plus, j'eus le temps de pr\u00e9senter \u00e0 la correction professorale hypokh\u00e2gneuse trois th\u00e8mes latins. Ma premi\u00e8re note fut 1-1\/2. C'\u00e9tait peu. Je n'\u00e9tais pas le dernier (il y avait m\u00eame pas mal de notes n\u00e9gatives, en vertu d'un bar\u00e8me de correction impitoyable qui retranchait de l'inatteignable 20 tant de points pour un barbarisme, tant d'autres pour un sol\u00e9cisme, ce qui faisait tomber ais\u00e9ment le thermom\u00e8tre de la copie au-dessous de z\u00e9ro). Mais c'\u00e9tait peu.\n\nOr une bonne note en th\u00e8me latin \u00e9tait une condition quasi n\u00e9cessaire pour une place gagnante au concours d'entr\u00e9e, deux ann\u00e9es scolaires plus tard, dans la section que j'avais choisie. La situation \u00e9tait grave ; mais non d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e.\n\nBien que mes parents me laissassent faire \u00e0 ma guise, tout en ne dissimulant pas l'inqui\u00e9tude que leur causait ma nonchalance scolaire, ma m\u00e8re me fit remarquer que j'avais eu, pas si longtemps auparavant, des r\u00e9sultats franchement excellents en latin et qu'il serait peut-\u00eatre bon et rentable que je m'y remisse avec un minimum de s\u00e9rieux.\n\nElle me rappela le pr\u00e9cepte infaillible, qui \u00e9limine, pourvu qu'on le suive avec attention et pr\u00e9cision, la plus grande partie des fautes dans les th\u00e8mes latins : \u00ab Genre, nombre, cas ! Mode, temps, personne ! \u00bb (Beau d\u00e9casyllabe du type taratantara ; ils se retiennent bien.)\n\nArrach\u00e9 momentan\u00e9ment \u00e0 mon indolence sp\u00e9cieusement justifi\u00e9e par la vocation, convaincu (provisoirement) de l'importance de l'enjeu, je me penchai tr\u00e8s s\u00e9rieusement sur cet objet infime (j'aurais eu tant de choses plus urgentes et plus passionnantes \u00e0 faire !), le texte de mon deuxi\u00e8me th\u00e8me latin. J'eus cette fois une note inesp\u00e9r\u00e9e, 13-1\/2 ; quasiment une des meilleures notes.\n\nMais pourquoi reconnaissais-je cette importance quasi mystique accord\u00e9e au latin (et au grec ; mais h\u00e9las ! je n'avais pas fait plus d'une ann\u00e9e de grec ; comme je l'ai regrett\u00e9 depuis ; comme je le regretterai encore en poussant mon dernier soupir !) ?\n\nFils de m\u00e8re et p\u00e8re 'normaliens', neveu de deux oncles normaliens (ainsi que d'une tante quasi normalienne), cousin d'un dans-un-futur-proche normalien (et d'un autre qui serait quasi normalien (mais polytechnicien)), je n'avais pas manqu\u00e9 d'entendre et de retenir la chanson : \u00ab Le papa du petit homme\/ lui dit un matin\/ je suis heureux de voir comme\/ tu mords au latin \u00bb, dont le refrain sonna souvent \u00e0 mes oreilles enfantines (\u00ab Tu seras comme ton p\u00e8re\/ Normalien mon fi(ls)\/ c'est la seule chose \u00e0 faire\/ quand on a d'l'esprit mon ami\/ Quand on a d'l'esprit ! dame oui ! \u00bb). L'indice d\u00e9terminant de la vocation \u00e9tait donc bien le latin.\n\nComme j'avais pendant quelque temps, \u00e9l\u00e8ve de troisi\u00e8me au lyc\u00e9e Henri-IV du fabuleux Chauvelon (\u2192 branche 2), \u00e9prouv\u00e9 une passion violente quoique br\u00e8ve pour la langue latine, j'\u00e9tais marqu\u00e9, pr\u00e9destin\u00e9, 'fa\u00e9' (autrement dit 'fada') pour l'\u00c9cole normale.\n\nD\u00e8s notre arriv\u00e9e \u00e0 Paris j'avais visit\u00e9 les lieux avec mon p\u00e8re, je connaissais les endroits strat\u00e9giques les plus satisfaisants pour la projection des bombes \u00e0 eau sur les cr\u00e2nes des 'archicubes' (les anciens) jug\u00e9s pompeux, ou des 'conscrits' (les \u00e9l\u00e8ves pr\u00e9sents depuis peu dans les lieux) atteints de pr\u00e9tentions. Tout ce qu'il importe de savoir, en somme.\n\nMon p\u00e8re suivait, dans les journaux, dans les lettres de ceux de ses contemporains avec lesquels il \u00e9tait rest\u00e9 li\u00e9, l'essor vers la gloire politique, litt\u00e9raire, philosophique ou simplement bancaire de sa promotion et des promotions avoisinantes. Certains \u00e9taient morts \u00e0 la guerre. Certains \u00e9taient devenus collabos. Celui-l\u00e0 serait ministre ; celui-l\u00e0 directeur de l'Unesco ; cet autre, ambassadeur au Vatican. Cet autre encore, entr\u00e9 apr\u00e8s la R\u00e9sistance dans la haute police, allait \u00eatre un des protagonistes de l'obscure affaire des bijoux de la Begum. La plupart \u00e9taient rest\u00e9s ce pour quoi ils avaient \u00e9t\u00e9 choisis par les jurys, des enseignants de lyc\u00e9e. Si je devenais normalien, moi aussi, ils feraient tous partie de ma famille, en un sens un peu \u00e9tendu du mot.\n\n(Apr\u00e8s avoir, pendant tr\u00e8s longtemps, d\u00e9daign\u00e9 de cotiser \u00e0 l'association des anciens \u00e9l\u00e8ves de son \u00e9cole, mon p\u00e8re, il y a quelques ann\u00e9es, a chang\u00e9 d'avis. Il re\u00e7oit donc tous les ans son Annuaire. Le dernier paru est g\u00e9n\u00e9ralement \u00e0 port\u00e9e de sa main, sous le fauteuil qui fait face au grand poste de t\u00e9l\u00e9vision (il y est presque en permanence). J'ai observ\u00e9 qu'il coche, avec soin, le progr\u00e8s des disparitions dans sa promotion (et celles qui en sont proches).)\n\n## \u00a7 116 Je n'ai pas su, et ne saurai jamais, quelle fut ma troisi\u00e8me note de th\u00e8me latin\n\nJe n'ai pas su, et ne saurai jamais, quelle fut ma troisi\u00e8me note de th\u00e8me latin. Car, entre-temps, j'avais quitt\u00e9 l'hypokh\u00e2gne et le lyc\u00e9e pour la vie tr\u00e9pidante et surtout sans surveillance scolaire aucune de la Sorbonne, pour une ann\u00e9e de ce qui s'appelait alors 'Prop\u00e9deutique'.\n\nJ'entrais ainsi, mais sans le fardeau \u00e9puisant de deux ou plus ann\u00e9es pr\u00e9paratoires et d'\u00e9checs au concours, dans la grande arm\u00e9e des 'anciens futurs \u00e9l\u00e8ves de l'\u00c9cole normale sup\u00e9rieure \u2013 section des Lettres'.\n\nJ'\u00e9tais assez fier des raisons que je m'\u00e9tais trouv\u00e9es pour cette action, somme toute pr\u00e9cipit\u00e9e. Banalement, et principalement, l'effort n\u00e9cessaire m'ennuyait.\n\nMais (je ne sais si c'est au moment m\u00eame ou seulement apr\u00e8s coup) j'avais d\u00e9nich\u00e9 une raison beaucoup plus noble pour ma d\u00e9cision, que je me suis r\u00e9p\u00e9t\u00e9e et racont\u00e9e nombre de fois par la suite, si bien que je suis persuad\u00e9 de l'avoir invent\u00e9e au moment m\u00eame.\n\nLa semaine de l'hypokh\u00e2gneux \u00e9tait charg\u00e9e (comme \u00e9taient charg\u00e9es de plus de quarante individus les salles inconfortables du 'base grand') d'un menu \u00e0 plusieurs plats, tous plut\u00f4t 'estoufo gari' (ou, si vous pr\u00e9f\u00e9rez, '\u00e9touffe-chr\u00e9tien'. 'Gari' est un mot proven\u00e7al, qui ne veut pas dire chr\u00e9tien. Le _gari_ est, je crois, un petit poisson proven\u00e7al tr\u00e8s goinfre ; l'\u00e9quivalence gari = chr\u00e9tien est int\u00e9ressante. Il y a souvent, dans le passage d'une langue \u00e0 une autre, des translations \u00e9tranges de ce genre. J'imagine un dictionnaire, par exemple allemand-fran\u00e7ais (c'est l'exemple qui me vient naturellement \u00e0 l'esprit) dans lequel \u00e0 _Zitrone_ on ferait correspondre 'oranger'. Pourquoi ? Parce que le vers c\u00e9l\u00e8bre \u00ab Kennst du das Land wo die Zitronen bl\u00fchen ? \u00bb donne, pour des raisons m\u00e9triques claires, en fran\u00e7ais \u00ab Connais-tu le pays o\u00f9 fleurit l'oranger ? \u00bb. Dans le dictionnaire anglais-fran\u00e7ais de ce type 'cat' serait traduit par 'chien' et 'King' par '\u00e9v\u00eaque'; en vertu du fait qu'\u00e0 l'expression anglaise 'a cat can look at a king' on oppose tout naturellement 'un chien peut regarder un \u00e9v\u00eaque'). Il y avait au programme hebdomadaire de la philosophie, de l'histoire, de l'anglais (de l'allemand aussi pour moi qui ne faisait pas de grec). Et du 'fran\u00e7ais'.\n\nCe qui veut dire que nous nous livrions en commun, sous la conduite vigilante du professeur, \u00e0 une op\u00e9ration de dissection, appel\u00e9e 'explication de texte'.\n\nIl se trouva qu'une des toutes premi\u00e8res de ces explications tomba sur un sonnet de Nerval, pour lequel j'avais de la v\u00e9n\u00e9ration (en ce temps-l\u00e0 j'\u00e9tais plut\u00f4t d\u00e9vot en po\u00e9sie) : El Desdichado. Il y eut une heure de d\u00e9corticage de soupirs de sainte et de cris de f\u00e9e ; nous e\u00fbmes le vertige en plongeant du Pausilippe dans la mer d'Italie ; quant au \u00ab Soleil noir de la m\u00e9lancolie \u00bb je pr\u00e9f\u00e8re oublier son sort. Pendant cette heure sinistre op\u00e9ra (comme un \u00e9tudiant du 'PCB' (apprenti m\u00e9decin) charcutant une grenouille) un de mes malheureux et maladroits condisciples, tortur\u00e9, en m\u00eame temps que le texte, pouss\u00e9 et aiguillonn\u00e9 par le professeur\n\n(dont je tairai le nom, par une d\u00e9cision qui est dans mon esprit une preuve de charit\u00e9, mais apr\u00e8s tout sa mani\u00e8re de lire \u00e9tait probablement fort intelligente ; l\u00e0 n'\u00e9tait pas le probl\u00e8me. Je ne suis pas en train de dire : d\u00e9fense de commenter et expliquer les po\u00e8mes. Je l'aurais certainement dit alors, empruntant et singeant avec superbe la sentence p\u00e9remptoire d'Aragon : 'd\u00e9fense de d\u00e9poser des commentaires le long des images' (ou quelque chose de ce genre). Je n'ai plus la moindre sympathie pour cette attitude).\n\nJe pr\u00e9tendis en avoir ressenti de la naus\u00e9e. En tout cas je me jugeai incapable de faire subir \u00e0 un po\u00e8me, quel qu'il soit, le m\u00eame sort. Et l'ayant fait, de recommencer. La conclusion \u00e9tait on ne peut plus claire : je n'\u00e9tais pas \u00e9quip\u00e9 pour un tel exercice. Peut-\u00eatre \u00e9tait-il respectable, indispensable m\u00eame (je n'en pensais pas un mot), mais il \u00e9tait nuisible \u00e0 l'appr\u00e9ciation de la po\u00e9sie. Partant, il \u00e9tait nuisible \u00e0 qui voulait devenir po\u00e8te. Or, je voulais devenir po\u00e8te. CQFD.\n\nEnfin, comme je n'\u00e9tais pas capable de m'y livrer sans d'immenses efforts sur moi-m\u00eame, comme ces immenses efforts se sentiraient n\u00e9cessairement dans les r\u00e9sultats de ces efforts, il s'ensuivait que je n'avais en fait aucune chance de r\u00e9ussir au concours et que je perdais un temps qui serait mieux employ\u00e9 ailleurs.\n\nJ'objectai aussi, avec une extr\u00eame mauvaise foi, je le crains, aux arguments dilatoires de mes parents (qui apr\u00e8s tout finan\u00e7aient toutes ces p\u00e9rip\u00e9ties ; ce que je reconnaissais volontiers, qui ne me donnait pas une conscience tr\u00e8s pure et nuisait en retour \u00e0 ma s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 int\u00e9rieure, donc \u00e0 mon travail, n'est-ce pas ?), que j'avais des obligations politiques assez lourdes (ah ! ah !), et des devoirs po\u00e9tiques non moins consid\u00e9rables (qu\u00e9saco ? voir plus loin).\n\nBref, je franchis une derni\u00e8re fois les portes hypokh\u00e2gneuses du lyc\u00e9e Louis-le-Grand un jour de novembre 1950, dans le sens de la sortie, et pour ne plus y revenir. Je ne serais pas \u00e9l\u00e8ve de l'ENS, section des Lettres.\n\nDire que je ne l'ai jamais regrett\u00e9 serait faux. Il \u00e9tait clair, selon les r\u00e9cits de mes parents, que leurs ann\u00e9es d'\u00c9cole normale avaient \u00e9t\u00e9 heureuses (pour mon p\u00e8re certainement ; pour ma m\u00e8re presque). Je pouvais contempler les portes de ce b\u00e2timent sans grand charme comme le porche d'une nouvelle Arcadie ( _Et in Arcadia ego_. Les Arcadies les plus regrettables sont bien celles o\u00f9 on n'est jamais all\u00e9). Je m'en \u00e9tais exclu avant m\u00eame d'avoir essay\u00e9 d'y p\u00e9n\u00e9trer. Mais ces regrets n'ont jamais \u00e9t\u00e9 que fugitifs et superficiels.\n\nEn accord avec une habitude constante de mes pens\u00e9es depuis l'enfance, je me suis choisi un tout autre Paradis acad\u00e9mique m\u00e9lancolique (c'est-\u00e0-dire perdu avant d'avoir \u00e9t\u00e9 poss\u00e9d\u00e9) : Oxford (puis, quand je me suis converti \u00e0 la math\u00e9matique (ce fut presque litt\u00e9ralement une conversion (\u2192 branche 3)), Cambridge. Je n'ai jamais r\u00eav\u00e9 du 'bassin aux Ernests', mais des pelouses de King's, de Trinity, des ponts sur la Cam o\u00f9 Newton \u00e9ternellement croise Lord Kelvin, o\u00f9 Hardy apporte \u00e0 Littlewood la fameuse lettre de Ramanujan, et o\u00f9 Bertrand Russell tente de d\u00e9montrer \u00e0 Wittgenstein qu'il n'y a pas de rhinoc\u00e9ros parmi les canards).\n\n## \u00a7 117 \u00c0 l'automne de 1951 je m'inscrivis en licence d'anglais \u00e0 la Sorbonne\n\n\u00c0 l'automne de 1951 je m'inscrivis en licence d'anglais \u00e0 la Sorbonne, pour y pr\u00e9parer les deux premiers certificats de ce cursus, nomm\u00e9s Litt\u00e9rature anglaise et \u00c9tudes pratiques. Les Cours et certains Travaux pratiques (fort peu nombreux, il n'y avait pas beaucoup d'enseignants pour des effectifs en voie de progression exponentielle) se tenaient \u00e0 l'Institut d'anglais, rue de l'\u00c9cole-de-M\u00e9decine, en face de chez Gibert, librairie dont les m\u00e9tastases n'avaient pas encore envahi le quartier. (En concurrence avec celles des restaurants, des fast-foods, des pizzerias, de Gibert jeune, et du Vieux Campeur.)\n\nJe m'inscrivis aussi \u00e0 l'Institut britannique, rue de la Sorbonne, pour m'y entra\u00eener \u00e0 l'exercice de la version (\u00e9preuve propos\u00e9e \u00e0 l'\u00e9crit du deuxi\u00e8me certificat). La conversation pr\u00e9vue \u00e0 l'oral, elle, ne m'inqui\u00e9tait pas outre mesure.\n\nPourquoi l'anglais ? eh bien, de m\u00eame que la carri\u00e8re enseignante \u00e9tait la plus naturelle et quasiment l'unique voie, de m\u00eame, parmi les mati\u00e8res \u00e0 enseigner, l'anglais \u00e9tait le choix le plus naturel ; et pour ainsi dire le seul possible. Je connaissais assez bien la langue, j'avais d\u00e9j\u00e0 lu beaucoup et lisais quantit\u00e9 de litt\u00e9rature anglaise ; lire de la litt\u00e9rature anglaise ferait m\u00eame partie de ce que je consid\u00e9rais comme mes devoirs, dans une perspective plus vaste que les \u00e9tudes ; il n'y avait pas \u00e0 h\u00e9siter.\n\nEt apr\u00e8s ? apr\u00e8s je finirais une licence ; apr\u00e8s, il y aurait une ann\u00e9e en Angleterre, et la confection de ce qu'on nommait un Dipl\u00f4me d'\u00e9tudes sup\u00e9rieures. Et apr\u00e8s ? Apr\u00e8s il y aurait l'Agr\u00e9gation.\n\nMais aux \u00e9preuves de l'agr\u00e9gation, n'y avait-il pas des explications de texte ? N'aurais-je pas, par exemple, \u00e0 d\u00e9cortiquer, diss\u00e9quer, d\u00e9membrer mot \u00e0 mot et vers \u00e0 vers un po\u00e8me de Keats, de Shelley (mes dieux, alors) ? Les m\u00eames objections que j'avais oppos\u00e9es \u00e0 la dissection de Nerval ne valaient-elles pas aussi face \u00e0 celles de la po\u00e9sie anglaise ? Ne m'enferrais-je point dans une contradiction ?\n\nJe vous arr\u00eate imm\u00e9diatement (et r\u00e9trospectivement ; votre mauvaise foi m'offusque) :\n\n\u2013 a) on verrait bien ;\n\n\u2013 b) (j'affinais d\u00e9j\u00e0 l\u00e9g\u00e8rement mon argumentation) la po\u00e9sie en langue anglaise n'est pas la po\u00e9sie en langue fran\u00e7aise. Je veux \u00eatre un po\u00e8te en fran\u00e7ais, pas en anglais. Ce que je n'ai pu, et ne peux supporter, c'est la dissection d'un po\u00e8me compos\u00e9 dans la langue qui est la mienne pour \u00e9crire.\n\nCe ne sera, ne serait pas agr\u00e9able de soumettre An Ode to a Nightingale \u00e0 un traitement du m\u00eame type, mais enfin, ce n'est pas tout \u00e0 fait la m\u00eame chose. Les flies peuvent bien murmurer de mani\u00e8re haunteuse pendant les Summer's eves, il suffirait de ne les \u00e9couter qu'en version fran\u00e7aise, de mettre en sommeil l'\u00e9coute po\u00e9tique.\n\nEn outre, il y a bien des subtilit\u00e9s de type technique, langagi\u00e8res et autres, dans un po\u00e8me en langue anglaise, sur lesquelles on peut s'appuyer pour \u00e9viter d'entamer trop gravement la puret\u00e9 po\u00e9tique du texte.\n\nEt puis de toute fa\u00e7on, je poserai quatre arguments, tous d\u00e9cisifs :\n\n\u2013 i \u2013 je n'ai pas le choix.\n\nEt puis, et de toute fa\u00e7on,\n\n\u2013 ii \u2013 qui sait ce qui se passera dans trois, quatre ou cinq ans ? O\u00f9 en sera le rapport des forces \u00e0 l'\u00e9chelle mondiale ? N'y aura-t-il pas la guerre atomique ? n'y aura-t-il pas la dictature fasciste foment\u00e9e par l'imp\u00e9rialisme yankee que nous pr\u00e9pare la bourgeoisie avec la complicit\u00e9 des sociaux-d\u00e9mocrates de la SFIO de Guy Mollet ? Et puis,\n\n\u2013 iii \u2013 qui vous dit que je continuerai dans la m\u00eame voie ?\n\n\u2013 iv \u2013 qui vous dit que je resterai dans un pays si peu fait pour l'aventure r\u00e9volutionnaire ? la Chine, sortie glorieusement de la Longue Marche, ne vient-elle pas de basculer dans le camp du socialisme ? (le sens de \u2013 iv \u2013 s'\u00e9clairera l\u00e9g\u00e8rement dans un d\u00e9veloppement post\u00e9rieur).\n\nJe glose tout de suite l'argument \u2013 iii \u2013. D\u00e9sireux de montrer, et de me montrer \u00e0 moi-m\u00eame que je n'avais pas abandonn\u00e9 l'hypokh\u00e2gne par simple et m\u00e9diocre paresse, j'avais commenc\u00e9, en m\u00eame temps que la licence d'anglais, des \u00e9tudes de russe (langue principale de l'URSS, patrie du socialisme install\u00e9 ferme sur un sixi\u00e8me du globe) \u00e0 l'\u00c9cole des langues orientales. Il y avait l\u00e0 en perspective un dipl\u00f4me, qui se pr\u00e9parait en trois ans ; et il y aurait sans doute malgr\u00e9 l'opposition des milieux r\u00e9actionnaires et sous la pression conjugu\u00e9e des masses populaires, des familles et sans doute aussi des besoins imp\u00e9rialistes en espions, un jour, une agr\u00e9gation de russe. Je pourrais \u00eatre parmi les pionniers de l'enseignement du russe en France. Je transmettrais l'amour de Pouchkine et de Ma\u00efakovski comme mes grands-parents avaient fait aimer La Fontaine et Victor Hugo, et ma m\u00e8re Shakespeare et Keats. (\u2013 Vous pratiqueriez donc l'explication de texte de la po\u00e9sie de langue russe, me dites-vous ? Je vous entends tr\u00e8s bien ; et je r\u00e9ponds : \u2013 Selon des principes enti\u00e8rement diff\u00e9rents ; enti\u00e8rement diff\u00e9rents, je vous assure. Pourquoi n'y aurait-il pas une science progressiste des textes litt\u00e9raires ? \u2013 Dans ce cas, pourquoi ne pas l'appliquer \u00e0 la po\u00e9sie de langue fran\u00e7aise ? \u2013 Parce que, etc.)\n\nAlors, pourquoi pas cette voie-l\u00e0 ? Et je si devais dans ce cas diss\u00e9quer l'Eug\u00e8ne On\u00e9guine de Pouchkine, je ne reculerais pas devant ce sacrifice.\n\nIl y avait en fait tant de possibles, tant de possibles divergents ou convergents, \u00e0 la fois offerts et menac\u00e9s par les menaces et offres du monde. Pourquoi se pr\u00e9occuper de la suite ? et les simples questions de 'carri\u00e8re' n'\u00e9taient-elles pas d'une p\u00e9nible mesquinerie petite-bourgeoise ?\n\n## \u00a7 118 Tout en p\u00e9n\u00e9trant avec enthousiasme dans les d\u00e9dales de la palatalisation slave\n\nTout en p\u00e9n\u00e9trant avec enthousiasme dans les d\u00e9dales de la palatalisation slave, dans les myst\u00e8res de l'imperfectif et du perfectif, dans les merveilles d'une d\u00e9clinaison \u00e0 tant de cas (sp\u00e9cialement l'impressionnant 'instrumental' (qui me jeta un court moment, plus tard, sur le chemin des \u00e9tudes indo-europ\u00e9ennes)), je partageai un banc de la rue de Lille avec une tr\u00e8s tr\u00e8s jolie jeune russisante, qui donnait un charme additionnel et roux \u00e0 ces travaux ; nous sort\u00eemes parfois pour r\u00e9viser, pour bavarder, nous promener au bord de la Seine (qui n'est pas loin), nous embrass\u00e2mes (\u00e0 peine ; comme nous \u00e9tions chastes !) en traversant le pont des Arts.\n\nMais la 'morale communiste', ne tol\u00e9rant que des c\u0153urs rigoureusement monoplaces, avec l'aide, il faut bien le dire, des r\u00e9ticences rousses, mit un frein \u00e0 une naissante et distractive attraction. (Voir l'\u00e9claircissement qui sera apport\u00e9 au quatri\u00e8me argument ci-dessus.)\n\nJ'\u00e9tais parti \u00e0 l'automne avec d'excellentes r\u00e9solutions. J'avais un emploi du temps f\u00e9rocement rempli, au moins autant que celui du lyc\u00e9e Louis-le-Grand. Tous les \u00e9tudiants et non-\u00e9tudiants de ma connaissance, saisis comme moi de fr\u00e9n\u00e9sie laborieuse, amoureuse et militante avaient un emploi du temps f\u00e9rocement rempli.\n\nD'ailleurs nos ressources \u00e9taient maigres et les occasions de distraction rares. D'ailleurs nous \u00e9tions infiniment s\u00e9rieux.\n\nJ'avais quitt\u00e9 en famille Saint-Germain-en-Laye et nous habitions maintenant rue Jean-Menans (1 _bis_ ; cinqui\u00e8me \u00e9tage), une petite rue dormante du dix-neuvi\u00e8me arrondissement, proche des Buttes-Chaumont, entre la rue Manin et la rue \u00c9douard-Pailleron.\n\n\u2013 Rue Manin se trouvait le Chalet \u00c9douard, qu'on reconna\u00eet dans un des Fantomas de Louis Feuillade, Le Gant de peau humaine, il me semble. Un des \u00e9pisodes s'intitule : L'Apr\u00e8s-midi aux Buttes-Chaumont. Fantomas surgit dans un coin de l'\u00e9cran. Il pense (on le voit \u00e0 sa d\u00e9marche pr\u00e9cautionneuse) qu'il fait nuit, et il est masqu\u00e9. Il ne voit pas que le cameraman a \u00e9clair\u00e9 largement la sc\u00e8ne. On lit distinctement sur l'image, muette et persistante : Chalet \u00c9douard, Noces et banquets. J'avais vu ce film au cin\u00e9-club de Saint-Germain-en-Laye et je reconnus aussit\u00f4t le lieu.\n\n\u2013 Quant \u00e0 la rue Pailleron, elle contenait une piscine et (bient\u00f4t) un coll\u00e8ge d'enseignement secondaire, si bien construit par la R\u00e9publique attentive au confort de ses enfants que plus tard il grilla comme une allumette, s'effondrant au passage sur quelques \u00e9l\u00e8ves qu'on ne r\u00e9ussit point \u00e0 \u00e9carter \u00e0 temps.\n\nLes Buttes-Chaumont \u00e9taient un jardin quasiment mythique pour un lecteur des surr\u00e9alistes. Le sentiment de la nature y \u00e9tait ind\u00e9niable, renforc\u00e9 par ses cascades en b\u00e9ton, ses faux troncs d'arbres et branches en ciment le long des all\u00e9es.\n\nL'appartement familial \u00e9tait au cinqui\u00e8me ; il \u00e9tait grand mais cependant \u00e9troit pour six. J'avais une chambre qui \u00e9tait une demi-pi\u00e8ce, s\u00e9par\u00e9e de l'autre demi-pi\u00e8ce (chambre de ma s\u0153ur) par une mince cloison de contre-plaqu\u00e9 et je traversais, en rentrant tard le soir d'une 'r\u00e9union', celle o\u00f9 dormaient mes deux fr\u00e8res.\n\nPour aller au Quartier latin, je prenais le m\u00e9tro \u00e0 la station Bolivar et je descendais apr\u00e8s changement \u00e0 Saint-Michel pour atteindre la Sorbonne, ou \u00e0 Od\u00e9on, pour l'Institut d'anglais, \u00e0 deux pas.\n\nLa station Cluny n'avait pas rouvert ses portes \u00e0 la Lib\u00e9ration. Plusieurs stations du Paris d'avant-guerre avaient \u00e9t\u00e9 victimes du couvre-feu et des restrictions, et certaines ne devaient jamais rouvrir. (Je parle ici pour les provinciaux, les Japonais et les jeunes g\u00e9n\u00e9rations ; pourquoi n'aurais-je pas quelques lecteurs parmi eux ? Vous pouvez v\u00e9rifier tout ce que je vous dis sur un plan.)\n\nD\u00e8s les premiers cours du professeur Farmer, ne reculant devant aucune audace, je levai le doigt dans l'amphi(th\u00e9\u00e2tre) (salle) pour me porter volontaire \u00e0 un expos\u00e9 oral devant l'amphi(th\u00e9\u00e2tre)(contenu de la salle : la masse des \u00e9tudiants) tout entier.\n\nCe serait un excellent entra\u00eenement scolastique ; et par ailleurs la consigne donn\u00e9e par les 'politiques' responsables dans les cellules du Parti communiste (PC ; ces initiales d\u00e9signaient alors un parti, non un ordinateur IBM, ni une variation am\u00e9ricaine et langue-muesli du jdanovisme, le 'politically-correct American-English'), dans la mienne, \u00e9tait d'\u00eatre un \u00e9tudiant consciencieux, afin de se faire conna\u00eetre du plus grand nombre et d'acqu\u00e9rir le respect des masses \u00e9tudiantes. Le militant ouvrier doit \u00eatre un bon ouvrier. Le militant paysan doit avoir de bonnes r\u00e9coltes. Le militant \u00e9tudiant doit \u00eatre un bon \u00e9tudiant.\n\nEt le militant soldat, me demandai-je plus tard, bien plus tard, quand ce fut le moment de mon service militaire ? (Mais alors je n'\u00e9tais plus, et depuis longtemps, un militant.) Il doit faire la PMS (Pr\u00e9paration militaire sup\u00e9rieure) et se porter officier (les militants connus comme tels par les enqu\u00eates de police avaient peu de chances d'y parvenir, disons-le. Et pendant la guerre d'Alg\u00e9rie, c'\u00e9tait l\u00e0 une consigne moralement bien p\u00e9rilleuse) (\u2192 branche 3).\n\n## \u00a7 119 Je choisis de parler \u00e0 mes condisciples d'une sc\u00e8ne de Shakespeare\n\nJe choisis de parler \u00e0 mes condisciples d'une sc\u00e8ne de Shakespeare. Julius Caesar \u00e9tait au programme. Devant l'amphi plus que plein, je m'adressai \u00e0 tous par la voix de Marc-Antoine (avec un accent l\u00e9g\u00e8rement \u00e9cossais). Je les invitai \u00e0 m'\u00e9couter : \u00ab Friends, Romans, countrymen, lend me your ears ;\/ I come to bury Caesar, not to praise him.\/ The evil that men do live after them,\/ The good is oft interred with their bones ;\/ So let it be with Caesar. [...]\u00bb Je lisais, mais en fait je savais le texte par c\u0153ur.\n\nApr\u00e8s cet effort intense et plut\u00f4t r\u00e9ussi, j'arr\u00eatai de suivre les cours.\n\nCar je n'avais pas perdu de vue le jugement d'ensemble que j'avais, ultrarapidement et p\u00e9remptoirement port\u00e9, l'ann\u00e9e pr\u00e9\u00adc\u00e9dente, sur l'activit\u00e9 explicatoire de la critique universitaire, en particulier dans sa version p\u00e9dagogique.\n\nJe ne fis strictement aucune attention aux savoirs distill\u00e9s oralement ou par \u00e9crit (les 'polys'; et les ouvrages \u00e0 la lecture 'recommand\u00e9e' par mes professeurs). Pourtant, il fallait bien faire quelque chose pour r\u00e9ussir \u00e0 l'examen.\n\nJe mis au point ma m\u00e9thode. Prendre les textes au programme (la strat\u00e9gie ordinaire \u00e9tait plut\u00f4t de se dispenser de cette formalit\u00e9, en ne se reposant que sur les cours des professeurs) ; les lire. Deux mois avant les \u00e9preuves \u00e9crites, les apprendre par c\u0153ur.\n\nPeut-\u00eatre pas en entier, dans le cas d'une prose longue par exemple ; mais presque. Lire les autres \u0153uvres de l'auteur ; et saupoudrer sa m\u00e9moire de quelques passages de ces autres \u0153uvres (qui n'\u00e9taient pas au programme ; n'exag\u00e9rer point en ce sens, par prudence, au cas o\u00f9 l'examinateur ne conna\u00eetrait pas lui-m\u00eame ces autres \u0153uvres de l'auteur \u00e9tudi\u00e9 (cela s'est vu ; et on risque alors un fatal 'hors sujet')).\n\nEnsuite, on verrait bien. En pr\u00e9sence du sujet d'examen, r\u00e9fl\u00e9chir un moment, pos\u00e9ment, gardant la ma\u00eetrise de ses pens\u00e9es et de sa m\u00e9moire (pas de panique !), puis noter tous les vers ou toutes les phrases qui pouvaient avoir un rapport vraisemblable avec la question pos\u00e9e ; les arranger dans un ordre agr\u00e9able et d\u00e9ductif ; \u00e9crire sa dissertation d'un seul jet, en trois points principaux, et autant de triplets de points secondaires \u00e0 l'int\u00e9rieur des points principaux, arroser d'une conclusion prudente mais nette, le tout sans raturer, en farcissant les pages des citations choisies, aux endroits appropri\u00e9s. Relire pour corriger les fautes d'anglais et\/ou d'orthographe (ne pas oublier l'insertion de quelques expressions 'idiomatiques' et litt\u00e9raires, montrant une bonne ma\u00eetrise de la langue dans ses recoins). Remettre au surveillant de salle \u00e0 la fin exacte du temps r\u00e9glementaire. Sortir. Attendre avec confiance les r\u00e9sultats de l'admissibilit\u00e9.\n\nAinsi fis-je. Je sus des sc\u00e8nes enti\u00e8res de Shakespeare, des pans entiers de Milton (je ne m'en suis pas plus mal port\u00e9).\n\nJe me souviens de la question que j'eus \u00e0 traiter, \u00e0 l'\u00e9preuve \u00e9crite du certificat de Litt\u00e9rature anglaise. L'auteur \u00e9tait Alexander Pope. L'\u0153uvre au programme \u00e9tait un po\u00e8me, The Rape of the Lock. Le sujet fut : 'The Rape of the Lock' as a poetic trifle. Beau, n'est-ce pas ?\n\nJe traitai sans aucun mal par ma m\u00e9thode cette bagatelle. Le sujet pr\u00e9cis de l'examen avait \u00e9t\u00e9 diss\u00e9qu\u00e9 en long et en large dans son cours par celui qui l'avait pos\u00e9. Je l'ignorais. J'eus \u00e0 l'\u00e9crit une excellente note. Mais c'\u00e9tait au b\u00e9n\u00e9fice du doute.\n\nSur quelques points bien s\u00fbr, les plus \u00e9l\u00e9mentaires, j'\u00e9tais en accord avec l'examinateur. Mais j'avais omis des commentaires \u00e0 ses yeux \u00e9vidents qu'il avait pris soin de longuement d\u00e9velopper devant son petit auditoire, une poign\u00e9e de mes condisciples (je ne dirai pas qu'il avait tort).\n\n\u00c0 l'oral, il m'interrogea lui-m\u00eame et il apparut nettement :\n\na) \u2013 qu'il ne m'avait jamais vu dans son cours (qui \u00e9tait peu suivi ; et ma haute taille faisait qu'on me remarquait, si j'\u00e9tais l\u00e0) ;\n\nb) \u2013 que je n'avais pas non plus pris soin de me renseigner aupr\u00e8s de quelques coll\u00e8gues de ce qui avait \u00e9t\u00e9 dit dans ces cours. Ma note descendit s\u00e8chement et je fus re\u00e7u avec la mention passable.\n\n## \u00a7 120 Plus tard, alors que j'\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 engag\u00e9 dans les math\u00e9matiques,\n\n(Plus tard, alors que j'\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 engag\u00e9 dans les math\u00e9matiques, \u00e0 un moment tr\u00e8s d\u00e9courageant o\u00f9 je me demandais s\u00e9rieusement si je ne devrais pas revenir \u00e0 l'\u00e9tude de l'anglais (\u2192 branche 3), je passai, toujours selon la m\u00eame m\u00e9thode (on ne se refait pas !), le certificat dit de Civilisation am\u00e9ricaine.\n\n(J'avais fait de gros progr\u00e8s dans la lecture de la litt\u00e9rature en american-english (ne pouvant acheter beaucoup de livres, j'empruntais \u00e0 tour de bras \u00e0 la biblioth\u00e8que de l'American Center, place de l'Od\u00e9on : je lus Theodore Dreiser, O'Henry, Melville. (La fr\u00e9quentation d'un pareil lieu m'aurait certainement \u00e9t\u00e9 fatale si la France \u00e9tait devenue une 'd\u00e9mocratie populaire' dans le style de la Bulgarie ou de la Tch\u00e9coslovaquie.) Et je connaissais beaucoup de choses (certes plut\u00f4t partiales !) sur le syst\u00e8me de fonctionnement de la 'pseudo' (\u00e0 mon sens d'alors) d\u00e9mocratie imp\u00e9rialiste am\u00e9ricaine. Le nom d'Eugene Debs ne m'\u00e9tait pas inconnu (il l'est tr\u00e8s probablement de vous, mes lecteurs ; ce n'est pas un nom 'm\u00e9diatique' de l'histoire des USA. Je vous conseille de vous renseigner).\n\nJe dus disserter sur Hemingway (Le Vieil Homme et la Mer : du pseudo-po\u00e9tique, des tics, du toc ; je n'appr\u00e9ciais gu\u00e8re Hemingway (90 % Rotary Club, a dit Gertrude Stein) ; je ne l'appr\u00e9cie toujours pas (sauf peut-\u00eatre A Farewell to Arms)). J'en tartinai de longues p\u00e9riodes sur ma copie (sans h\u00e9sitation, je n'avais pas absolument besoin d'\u00eatre re\u00e7u \u00e0 ce certificat, ce qui me rendait plus d\u00e9contract\u00e9).\n\nMa performance impressionna vivement l'examinateur (qui avait en main mon 'curriculum'; glorifi\u00e9 par la math\u00e9matique, il jouait fortement en ma faveur, et excusait largement mon ignorance de la litt\u00e9rature critique) et je fus cette fois et pour l'unique fois de ma carri\u00e8re re\u00e7u brillamment \u00e0 un examen !\n\n(La m\u00eame m\u00e9thode appliqu\u00e9e au certificat dit de Philologie anglaise m'avait pr\u00e9sent\u00e9 une difficult\u00e9 particuli\u00e8re. Quand on avait r\u00e9ussi l'\u00e9preuve du th\u00e8me de l'\u00e9crit on se trouvait \u00e0 l'oral devant des questions de vieil anglais et de moyen anglais ; et le fait de conna\u00eetre de longs morceaux de Beowulf ou de Sir Gawain and the Green Knight par c\u0153ur ne suffisait pas (et je le regrette encore) \u00e0 d\u00e9terminer de mani\u00e8re pr\u00e9cise les structures grammaticales et les lois phon\u00e9tiques sinon phonologiques \u00e0 l'\u0153uvre dans ces textes ma foi fort anciens.\n\nUne fois traduit le morceau qui m'avait \u00e9t\u00e9 propos\u00e9, je me trouvai en panne de commentaires. J'essayai bien d'orienter la discussion vers l'indo-europ\u00e9en, \u00e0 partir des lois de Grimm. Mais on ne se laissa pas distraire. Ce fut juste.\n\nL'un de mes deux interrogateurs fut Antoine Culioli qui n'avait pas encore vraiment entam\u00e9 sa trajectoire de linguiste \u00e9minent. Il n'\u00e9tait qu'assistant. Il se montra fort s\u00e9v\u00e8re avec moi. Quand je le revis plus tard, beaucoup plus tard, il ne s'en souvenait pas, et pour cause. Moi oui !\n\nOn peut \u00e9noncer \u00e0 l'aide de cet exemple qu'il n'y a pas d'\u00e9quivalent g\u00e9n\u00e9ralement satisfait du principe du retour inverse (valable pour la lumi\u00e8re) dans le cas de la pr\u00e9servation par le souvenir des relations oculaires entre examinateur et examin\u00e9.)\n\n\u00c0 tout moment l'actualit\u00e9 politique, qui semblait alors \u00e9voluer \u00e0 un rythme fr\u00e9n\u00e9tique, exigeait de la part du Parti de la Classe ouvri\u00e8re qui \u00e9tait encore, assez pr\u00e8s de la fin de la guerre, quand il parlait de lui-m\u00eame, le Parti des Fusill\u00e9s, une vigilance de tous les instants.\n\nArr\u00eatons-nous un instant sur ces expressions, Parti de la Classe ouvri\u00e8re, Parti des Fusill\u00e9s. Mises ensemble, en tandem, en couple, elles sont aussi parlantes d'un certain moment du pass\u00e9 qu'une photographie, qu'une premi\u00e8re page de journal, qu'un style de robe, qu'une typographie.\n\nElles faisaient en ces temps-l\u00e0 partie, comme auto-'description d\u00e9finie', de l'organisation dont j'\u00e9tais un atome doublement insignifiant (parce que simple adh\u00e9rent sans 'responsabilit\u00e9s' et parce qu'\u00e9tudiant, donc peut-\u00eatre intellectuel, mais certainement 'petit-bourgeois'), et elles \u00e9taient effectivement et r\u00e9ellement employ\u00e9es, je dirai m\u00eame fr\u00e9quemment.\n\nJe noterai que si, interrogeant aujourd'hui quelqu'un de ma g\u00e9n\u00e9ration, il r\u00e9pondait \u00e0 la question \u00ab \u00e9tiez-vous membre du Parti communiste ? \u00bb quelque chose comme \u00ab oui, j'\u00e9tais membre du Parti de la Classe ouvri\u00e8re \u00bb ou \u00ab oui j'\u00e9tais membre du Parti des Fusill\u00e9s \u00bb, il ne me semble pas que cette r\u00e9ponse aurait la neutralit\u00e9 qu'un simple \u00ab oui \u00bb ou qu'un \u00ab oui, j'ai \u00e9t\u00e9 membre du Parti communiste fran\u00e7ais \u00bb.\n\nDe plus, je serais fort \u00e9tonn\u00e9 si les deux premi\u00e8res r\u00e9ponses n'avaient pas une intention p\u00e9jorative, ou ironique.\n\n\u00c0 tout moment l'actualit\u00e9 politique, exigeait du Parti communiste des r\u00e9actions rapides, unanimes, et fortes. Il y avait une nouvelle menace ; un nouveau coup avait \u00e9t\u00e9 port\u00e9 \u00e0 la cause de la Paix, ou \u00e0 une autre (c'\u00e9tait toujours la m\u00eame cause ; mais ce n'\u00e9tait pas la cause du peuple. L'expression 'cause du peuple', dans ce contexte, serait un anachronisme).\n\n## \u00a7 121 Aussit\u00f4t on se r\u00e9unissait.\n\nAussit\u00f4t on se r\u00e9unissait. On arrivait l'un apr\u00e8s l'autre, l'air grave, dans un local du Parti (la section du cinqui\u00e8me, rue Linn\u00e9, par exemple), dans une arri\u00e8re-salle de caf\u00e9, chez un camarade, chez un sympathisant (terme technique). \u00ab Tu as vu ? \u00bb On hochait la t\u00eate affirmativement, avec s\u00e9rieux, avec componction. On s'asseyait sur les chaises de caf\u00e9, les rudes bancs de bois, le plancher d'une salle \u00e0 manger.\n\nLe sentiment de la gravit\u00e9 de la situation, d'abord saisi par le Secr\u00e9tariat du Parti (averti \u00e0 la fois par un sixi\u00e8me sens, par une analyse scientifique de la situation, et par une rumeur remontant de la 'base' militante), puis par le Bureau politique (je dis cela comme je pouvais voir, de tr\u00e8s en bas), redescendu ensuite dans le vigilant Comit\u00e9 central, et de l\u00e0 dans les masses ouvri\u00e8res par l'interm\u00e9diaire de leur avant-garde, le Parti, en ses cellules d'entreprise ; et de l\u00e0 encore un peu p\u00e9riph\u00e9riquement jusqu'\u00e0 nous, \u00e9tudiants ; rayonnait autour ensuite, en des cercles concentriques, d'abord chez les proches, chez les sympathisants, les indiff\u00e9rents m\u00eame qui cependant ne pouvaient enti\u00e8rement se soustraire \u00e0 notre voix, qui s'\u00e9levait fortement dans les amphis, \u00e0 la sortie des cours, venant heurter de front les vagues de la propagande adverse, celle du gouvernement (g\u00e9n\u00e9ralement le plus r\u00e9actionnaire que la France ait jamais connu (attention : je ne veux pas dire qu'il n'\u00e9tait pas r\u00e9actionnaire, au sens le plus \u00e9l\u00e9mentaire du terme)), celle du Figaro, de la radio.\n\nLa v\u00e9rit\u00e9 se heurtait au mensonge, le mensonge agressait la v\u00e9rit\u00e9. Les d\u00e9marcations \u00e9taient nettes.\n\nDevant l'urgence, que faire ? r\u00e9diger en h\u00e2te un num\u00e9ro sp\u00e9cial du journal de cellule, un tract, appeler \u00e0 la 'vigilance', \u00e0 la manifestation, en peaufiner les mots d'ordre, en pr\u00e9parer les banderoles, les points de ralliement, les itin\u00e9raires alternatifs en cas d'interdiction (fr\u00e9quente, \u00e0 cons\u00e9quences brutales) par la Pr\u00e9fecture de police.\n\nOn traduisait, transposait en une r\u00e9daction 'originale' (d\u00e9veloppant le point de vue sp\u00e9cifiquement \u00e9tudiant) l'\u00e9ditorial de L'Humanit\u00e9, la d\u00e9claration du Bureau politique.\n\nOn cherchait des citations de Marx, de L\u00e9nine, de Thorez (\u00e0 la rigueur, si on \u00e9tait litt\u00e9raire, on pouvait citer un vers d'Aragon). Les camarades charg\u00e9s de la r\u00e9daction venaient nous lire le r\u00e9sultat de leurs efforts. On critiquait, certes, mais tr\u00e8s vite.\n\nIl y avait urgence. Il y avait toujours urgence.\n\nOn tirait les 'stencils' sur la 'ron\u00e9o' de la 'section'. Le papier \u00e9tait mis\u00e9rable, l'encre tachait les doigts. On r\u00e9partissait les t\u00e2ches : distribution de tracts (points sensibles : sortie d'amphis, restaurants universitaires, biblioth\u00e8ques, cour de la Sorbonne, de l'Institut d'anglais), vente de L'Huma, 'prises de parole'.\n\nParticuli\u00e8rement graves \u00e9taient les moments de deuil : la mort d'un dirigeant, l'assassinat de r\u00e9volutionnaires dans un pays soumis \u00e0 la dictature (pas celle du prol\u00e9tariat).\n\nJe prendrai un exemple, \u00e0 la fois g\u00e9n\u00e9rique, paroxystique, et proph\u00e9tique. Ce fut un moment maximal du retentissement des \u00e9motions ; l'effet ne pouvait ensuite que d\u00e9cro\u00eetre. On pourrait m\u00eame dire que ce fut, pour beaucoup dans ma g\u00e9n\u00e9ration, au commencement du d\u00e9but de la fin de la r\u00e9volution d'Octobre ; le d\u00e9but de la fin de l'espoir en la r\u00e9volution tout court.\n\n(Dans une de ses versions : on peut bien entendu remonter dans le temps pour marquer cela ; jusqu'\u00e0 Octobre m\u00eame, ou avant. On peut parler de l'espoir r\u00e9volutionnaire quel qu'il soit comme d'une erreur, d'une illusion ; comme d'un r\u00eave ; d\u00e9form\u00e9, trahi ; impossible, utopique, stupide. On ne s'en prive pas. Mais je ne parle pas en historien.)\n\nUn jour, Staline mourut. Le Parti communiste fran\u00e7ais \u00e9tait stalinien. Il en \u00e9tait fier (ne l'oublions pas). Il fut durement atteint de deuil.\n\nJ'anticipe, je le sais, un peu ; on est pass\u00e9 \u00e0 1953. J'ai quitt\u00e9 l'Institut d'anglais, j'ai abandonn\u00e9 les 'Langues-O', j'ai renonc\u00e9 \u00e0 l'\u00e9tude du russe, j'ai renonc\u00e9 aux Lettres, je suis un apprenti math\u00e9maticien, \u00e9l\u00e8ve du lyc\u00e9e Jacques-Decour, classe d'hypotaupe, futur 'ancien futur \u00e9l\u00e8ve de l'ENS section des Sciences' (apr\u00e8s l'avoir \u00e9t\u00e9 de la section des Lettres ; c'est une manie !) (\u2192 branche 3).\n\nQu'\u00e0 cela ne tienne ; anticipons r\u00e9solument.\n\n## \u00a7 122 C'est le matin de la nouvelle de la mort du camarade Staline. L'Humanit\u00e9 est \u00e9norme, noire\n\nC'est le matin de la nouvelle de la mort du camarade Staline. L'Humanit\u00e9 est \u00e9norme, noire. On se l'arrache. Les ennemis de classe exultent. La classe ouvri\u00e8re, \u00e0 ce qu'on dit, est effondr\u00e9e. Mais on serre les dents. Picasso pr\u00e9pare un sale coup. On ne le sait pas encore. On va bient\u00f4t le savoir. Ceux qui avaient \u00e9crit des po\u00e8mes pour les soixante-dix ans du Mar\u00e9chal (Staline ; pas P\u00e9tain) se frappent les flancs et fourbissent leurs stylos. (Pas Eluard : il est mort.) (Je n'avais pas fait l'un ; je ne fis pas l'autre. Mais attention : pas du tout par sagesse, par respect pour la po\u00e9sie ; tout simplement parce que je m'en estimais incapable.)\n\nJe suis dans la cour du lyc\u00e9e ; c'est l'interclasse ; d'habitude on rit, on se d\u00e9tend nerveusement, entre deux doses de math\u00e9matiques s\u00e9v\u00e8res. Ce jour-l\u00e0, je suis en deuil, moi aussi. Silencieux. Digne. Comme mes camarades : R\u00e9gis Pelet, Albert Hanen ; et R., et K., et A. : et les autres. (Je ne cite que deux noms, parce qu'il ne me para\u00eet pas qu'ils seront g\u00ean\u00e9s de ce rappel ; pour les autres, je ne sais pas ; alors je m'abstiens.)\n\nIl y a deux sortes d'\u00e9l\u00e8ves dans la classe. Ceux de la famille communiste, dont je suis ; les autres. Beaucoup sont de gauche. Certains sont de gauche mais r\u00e9solument anticommunistes, comme mon ami, futur c\u00e9ramiste, Dan Sabatay. Certains sont de droite. Il y a des 'rpf' parmi eux, peut-\u00eatre ; des 'sfio' qui sait ? ; des ind\u00e9pendants-paysans ? (S'il y en a, ils ne le disent pas ; peut-\u00eatre n'y en a-t-il aucun.)\n\nMais tous, je dis bien tous, viennent 'nous' pr\u00e9senter ce que je ne peux pas d\u00e9signer autrement que comme 'leurs condol\u00e9ances'. De temps \u00e0 autre, au cours des ann\u00e9es, accompagnant de r\u00e9ajustements progressifs dans mes jugements les modifications spectaculaires du statut de l'Union sovi\u00e9tique sur la sc\u00e8ne de l'Histoire, pourrait-on dire (et ce n'est pas fini), j'ai repens\u00e9 \u00e0 ce matin-l\u00e0. Ce me fut un exercice utile.\n\nCar il faut aussi regarder les choses sym\u00e9triquement. Je m'explique. Dans la sc\u00e8ne des condol\u00e9ances, face \u00e0 la masse des \u00e9l\u00e8ves, vaguement incertains, vaguement indiff\u00e9rents, plus ou moins approbateurs, ou m\u00e9fiants, ou hostiles, il y a 'nous', qui sommes s\u00fbrs, totalement s\u00fbrs, de ce qui est juste. La mort de Staline est une douleur que l'on sent nous affecter, m\u00eame si on ne la partage pas. Mais 'nous', moi ? Nous sommes emplis d'un sentiment profond, celui d'avoir absolument raison, d'avoir choisi la voie juste, la seule voie juste, la voie r\u00e9volutionnaire.\n\n(Je n'en discute pas l'origine. Dans des cas comme le mien, le choix ne r\u00e9sultait \u00e9videmment pas d'une r\u00e9action \u00e0 une situation ressentie directement comme oppressive dans la soci\u00e9t\u00e9 (fait qui donnait une apparence de justification \u00e0 l'argument sp\u00e9cieux concernant la solidit\u00e9 et la fiabilit\u00e9 des 'engagements' politiques des intellectuels 'aux c\u00f4t\u00e9s de la classe ouvri\u00e8re'; comme si les ouvriers ne pouvaient pas avoir, du fond de leur condition propre, des doutes aussi vifs sur la justesse d'une ligne de parti) (le m\u00e9pris politique \u00e0 l'\u00e9gard des intellectuels est r\u00e9solument commun \u00e0 toutes les tendances politiques fran\u00e7aises). Le sentiment d'\u00eatre dans le vrai avait pour corollaire la condescendance.\n\n\u2013 La conviction condescendante du militant communiste \u00e9tudiant (j'\u00e9vite de trop g\u00e9n\u00e9raliser) s'exer\u00e7ait d'une mani\u00e8re particuli\u00e8rement nette \u00e0 l'\u00e9gard des 'sympathisants'. La mani\u00e8re de parler \u00e0 tous ceux qui avaient une sympathie plus ou moins ti\u00e8de pour le Parti communiste \u00e9tait un m\u00e9lange d'affection sinc\u00e8re et de m\u00e9pris l\u00e9ger.\n\nIl \u00e9tait bien de leur part de reconna\u00eetre, en gros, que les communistes avaient raison. Bien s\u00fbr, ils ne pouvaient pas en accepter toutes les positions, sinon on ne comprend pas pourquoi ils n'auraient pas \u00e9t\u00e9 eux-m\u00eames communistes. Il y avait certains points o\u00f9 ils n'\u00e9taient pas \u00e9clair\u00e9s et o\u00f9 il \u00e9tait n\u00e9cessaire de les \u00e9clairer.\n\nMais leurs r\u00e9serves, leurs r\u00e9ticences, m\u00eame faibles, \u00e9taient en fait un indice chez eux d'un d\u00e9faut plus grave : le refus de s'engager, la peur du risque, la faiblesse vis-\u00e0-vis des menaces et pressions de l'ennemi.\n\nIl \u00e9tait donc naturel d'adopter \u00e0 leur \u00e9gard le ton du ma\u00eetre-nageur qui veut persuader l'enfant que l'eau de la piscine n'est pas froide et que l'\u00e9l\u00e9ment liquide vous soutient si vous avez assez de ruse et de courage pour le dompter.\n\nIneffable \u00e9tait la mani\u00e8re dont le communiste A disait au communiste B en parlant de C : \u00ab C'est un progressiste \u00bb (j'ai reconnu, plus tard, avec quelque amusement inquiet, un \u00e9cho de ce ton de voix chez certains r\u00e9volutionnaires (non communistes au sens de 'membre du Parti communiste') de l'apr\u00e8s-68 (S.L., par exemple)).\n\nUne des composantes majeures d'une telle attitude \u00e9tait la conviction de d\u00e9tenir un savoir : un communiste avait un savoir, le savoir de la r\u00e9volution. Et ce savoir, forg\u00e9 dans les luttes (disait-on) autant que dans les textes (Marx (un peu), L\u00e9nine, Staline surtout ; et dans les \u00e9crits n\u00e9s de l'exp\u00e9rience du communisme fran\u00e7ais (Fils du Peuple de Maurice Thorez, par exemple)), avait deux sources bien distinctes : spontan\u00e9e, ineffable, irrempla\u00e7able, pure, difficilement transmissible, dans la classe ouvri\u00e8re, par appartenance de classe, exp\u00e9rience de l'exploitation capitaliste, des r\u00e9voltes puis des luttes r\u00e9volutionnaires ; acquise, r\u00e9fl\u00e9chie, n\u00e9cessaire, toujours imparfaite mais perfectible, chez les militants de toutes origines, par appartenance au Parti, et participation \u00e0 ses combats.\n\nOr ce deuxi\u00e8me mode du savoir \u00e9tait fortement hi\u00e9rarchis\u00e9. Le secr\u00e9taire de cellule en savait plus que le militant de base mais moins que le secr\u00e9taire de section qui lui-m\u00eame \u00e9tait loin du s\u00e9cr\u00e9taire f\u00e9d\u00e9ral qui lui-m\u00eame \u00e9tait surclass\u00e9 par le membre du Comit\u00e9 central qui ne pouvait pr\u00e9tendre approcher celui du membre du Bureau politique.\n\nJuste au-dessus encore \u00e9tait le Secr\u00e9tariat du parti que dominait de toute sa stature le secr\u00e9taire g\u00e9n\u00e9ral.\n\n## \u00a7 123 Je n'en ai connu qu'un pendant ma courte vie de militant.\n\nJe n'en ai connu qu'un pendant ma tr\u00e8s courte vie de militant. Maurice Thorez. Thorez, pour la bourgeoisie, Maurice pour le prol\u00e9tariat.\n\n(Un des sommets de la d\u00e9rision en forme de po\u00e8me, de Louis Aragon, a pour titre : Il revient (Thorez, malade, rentrait d'Union sovi\u00e9tique. Son s\u00e9jour avait \u00e9t\u00e9 long ; l'ennemi de classe pr\u00e9tendait qu'il \u00e9tait mort ; ou prisonnier). On voit surgir \u00e0 l'\u00e9vocation des syllabes d'alexandrin, des v\u00e9los prol\u00e9taires qui \u00ab se croisent rapprochant leur nickel \u00e9bloui \u00bb. My God !)\n\nMaurice Thorez savait, de la r\u00e9volution, beaucoup plus de choses que n'importe lequel des communistes fran\u00e7ais. Et lui-m\u00eame, pourtant, en savait moins que Staline.\n\nTerme \u00e0 terme chaque communiste fran\u00e7ais \u00e0 un niveau quelconque de la hi\u00e9rarchie en savait moins qu'un communiste sovi\u00e9tique, au niveau correspondant (si tant est que la correspondance \u00e9tait possible). (Et c'est ainsi, dirait Heissenb\u00fcttel, 'que \u00e7a a fonctionn\u00e9'. (Je sais bien que, dans le texte que je cite allusivement, Heissenb\u00fcttel parle de l'Allemagne, de son Allemagne, et du nazisme ; je sais bien qu'il ne faut pas tout confondre, tout m\u00e9langer ; je ne crois pas outre mesure \u00e0 une cat\u00e9gorie explicative universelle, celle du totalitarisme ; mais cela n'emp\u00eache pas des parent\u00e9s, ind\u00e9niables, de comportement.))\n\nMais quand j'\u00e9cris 'savoir', 'en savoir', plus, ou moins, j'introduis une ambigu\u00eft\u00e9 ; voulue.\n\nVu d'en bas le savoir r\u00e9volutionnaire \u00e9tait de nature lumineuse. Les militants recevaient plus de lumi\u00e8re que la population (je ne parle pas de ceux qui se trouvaient dans les t\u00e9n\u00e8bres, par aveuglement, ou par int\u00e9r\u00eat de classe), mais ils n'en \u00e9taient pas moins dans une semi-obscurit\u00e9. En montant dans la hi\u00e9rarchie, on disposait de plus de lumi\u00e8res, on rayonnait plus soi-m\u00eame. Mais c'\u00e9tait une lumi\u00e8re pure, innocente, vraie, sans m\u00e9lange.\n\nComme dans Le Bapt\u00eame du Christ de Piero della Francesca, cette lumi\u00e8re maintenait les figures des dirigeants en \u00e9tat de l\u00e9vitation au-dessus du sol des militants, en une brume poudr\u00e9e d'or, qui ne portait aucune ombre.\n\nOr l\u00e0-haut, l\u00e0-haut, et l\u00e0-bas, l\u00e0-bas, comme la suite l'a amplement montr\u00e9, il y en avait pas mal, de ces ombres. Cela donnait, aux regards que jetaient les sources lumineuses d'une certaine magnitude, sur celles qui rayonnaient moins, un caract\u00e8re qui m'\u00e9chappa enti\u00e8rement.\n\nJe parle en mon nom seul et ne cherche pas \u00e0 m'excuser d'un manque de discernement politique ou tout simplement d'un d\u00e9faut de raisonnement. Je ne dis pas : \u00ab C'est pas moi, c'est lui. On m'a tromp\u00e9. Je hais les mensonges qui nous ont fait tant de mal, etc. \u00bb Je pense qu'on est responsable de ses choix, dans une certaine mesure, et sans aucun doute je l'\u00e9tais, dans la France des ann\u00e9es cinquante. Dieu ni Staline n'y furent pour rien.\n\nJ'ai un souvenir extr\u00eamement vif d'un incident minuscule qui me servira d'illustration. Un jour de ces ann\u00e9es-l\u00e0, un ami provincial de ma famille venu participer \u00e0 un congr\u00e8s de quelque chose qui s'appelait Mouvement de la Paix et logeant chez nous \u00e0 cette occasion revint d\u00e9jeuner entre deux s\u00e9ances accompagn\u00e9 (honneur insigne, r\u00e9serv\u00e9 \u00e0 quelqu'un qui \u00e9tait un 'progressiste' mais pas un 'camarade') d'un alors membre du Bureau politique, nomm\u00e9 Roger Garaudy.\n\nL'occasion \u00e9tait, sinon priv\u00e9e, du moins semi-priv\u00e9e, et mettait en pr\u00e9sence, hors manifestation, meeting, ou r\u00e9union publique, du tr\u00e8s haut (lui) et du tr\u00e8s bas (nous) dans la hi\u00e9rarchie, hors de tout protocole.\n\nGaraudy revenait d'Union sovi\u00e9tique, o\u00f9 aucun de nous n'\u00e9tait all\u00e9. Nous avions de la v\u00e9n\u00e9ration pour l'Union sovi\u00e9tique, \u00e0 cause de Stalingrad, \u00e0 cause du socialisme qui s'y \u00e9tablissait. Nous avions de la curiosit\u00e9 pour elle, \u00e0 cause du socialisme qui s'y r\u00e9alisait. Apr\u00e8s le d\u00e9jeuner (rapide), avant de repartir au congr\u00e8s, le dirigeant nous raconta une sc\u00e8ne, \u00e0 laquelle il avait assist\u00e9 dans le m\u00e9tro de Moscou.\n\nIl y avait eu une petite bagarre, entre deux hommes ivres. Des policiers s'\u00e9taient approch\u00e9s pour les s\u00e9parer. La foule\n\n(il y avait toujours foule dans cette splendide \u0153uvre de l'art momumentaire socialiste (vous ins\u00e9rerez ici, s'il vous pla\u00eet, vous-m\u00eames, une description : ne pas oublier le marbre profus, les escaliers m\u00e9caniques lents et immenses, les 'babas' indicatrices du KGB assises \u00e0 leur poste de surveillance)), la foule avait imm\u00e9diatement r\u00e9agi hostilement \u00e0 l'\u00e9gard des agents de la force publique.\n\n## \u00a7 124 D'o\u00f9 il r\u00e9sultait, de mani\u00e8re tout \u00e0 fait \u00e9vidente pour les auditeurs,\n\nD'o\u00f9 il r\u00e9sultait, de mani\u00e8re tout \u00e0 fait \u00e9vidente pour les auditeurs, et moi donc, et il ne fut pas n\u00e9cessaire au narrateur de mettre les points sur les i, que la population sovi\u00e9tique ne craignait pas sa police, pouvait r\u00e9agir de mani\u00e8re libre et spontan\u00e9e, y compris injuste \u00e0 son \u00e9gard (forc\u00e9ment injuste, car cette police \u00e9tait 'socialiste' (en un sens du mot fort \u00e9loign\u00e9 de celui que lui aurait donn\u00e9 un membre du parti de Guy Mollet, la SFIO), et elle ne pouvait donc qu'\u00eatre juste, bonne, bienveillante), et il s'ensuivait que l'Union sovi\u00e9tique n'\u00e9tait pas, comme le pr\u00e9tendaient ses adversaires, un \u00c9tat policier.\n\nJe ne peux m'emp\u00eacher de penser qu'il me para\u00eet difficile de croire que Roger Garaudy pouvait ignorer ce qu'il en \u00e9tait r\u00e9ellement et que par cons\u00e9quent l'insertion de cette anecdote dans ses propos \u00e9tait purement du cynisme ; ou bien (mais ce n'\u00e9tait peut-\u00eatre pas incompatible) l'effet d'une esp\u00e8ce de _Schaden-Freude_ , d'une ironie int\u00e9rieure am\u00e8re ressentie devant l'insondable ab\u00eeme de na\u00efvet\u00e9 dont faisaient preuve ses auditeurs.\n\nCela n'excuse ni l'un, et, j'insiste, ni les autres. Il y avait bien eu, de la part d'un membre du BP (Bureau politique, pas British Petroleum), corruption ; corruption politique, intellectuelle, sentimentale ; mais il y avait de notre c\u00f4t\u00e9, du c\u00f4t\u00e9 de ses auditeurs, ce que le vocabulaire judiciaire appelle corruption passive. L'une et l'autre sont condamnables.\n\n(Il se trouve que le premier r\u00f4le, dans cette insignifiante mais symptomatique affaire est jou\u00e9 par quelqu'un dont la trajectoire s'est depuis \u00e9loign\u00e9e du Parti communiste pour rejoindre les rives d'un islamisme plus ou moins outrancier (et il a fait pire) ; il se trouve que c'est lui qui \u00e9tait l\u00e0 ; n'importe quel autre dirigeant de son niveau aurait pu agir de m\u00eame, qu'ils soient ult\u00e9rieurement rest\u00e9s 'orthodoxes', ou pas ; ce n'est donc pas l'individu Garaudy que je vise, mais l'esp\u00e8ce \u00e0 laquelle il appartint un temps.)\n\nToutes mes activit\u00e9s non universitaires et non po\u00e9tiques prenaient beaucoup de temps. Bien des r\u00e9unions de cellule avaient lieu le soir, ce qui ne m'a jamais \u00e9t\u00e9 tr\u00e8s agr\u00e9able. M\u00eame les dimanches, mes jours n'\u00e9taient pas blancs de politique.\n\nJ'avais adh\u00e9r\u00e9 au parti. En adh\u00e9rant au parti \u00e0 dix-sept ans \u00e0 peine je n'avais pas suivi la fili\u00e8re conseill\u00e9e, celle de l'UJRF (Union des jeunesses r\u00e9publicaines de France, dont le recrutement \u00e9tait m\u00e9lang\u00e9 de sympathisants) ni celle des JC (Jeunesses communistes) (y avait-il d\u00e9j\u00e0 une organisation autonome des \u00c9tudiants communistes ? je suis incapable de le dire) ; j'avais saut\u00e9 une \u00e9tape.\n\nJe n'avais pas franchi ce pas solennel sans h\u00e9sitation. Quand je fis part de cette h\u00e9sitation \u00e0 un de mes a\u00een\u00e9s, nomm\u00e9 J.D. (je n'\u00e9cris pas son nom en clair ; apr\u00e8s tout, s'il est toujours en vie, il ne tient peut-\u00eatre pas \u00e0 ce rappel de paroles qui ne sont que dans ma m\u00e9moire, certainement faillible), il me dit : \u00ab Guy M\u00f4quet, \u00e0 seize ans, s'est-il pos\u00e9 cette question ? \u00bb (je vous rappelle que Guy M\u00f4quet n'est pas seulement une station de m\u00e9tro (pas encore d\u00e9baptis\u00e9e) ; ce fut un adolescent fusill\u00e9 par les nazis (je n'\u00e9cris pas 'les Allemands')).\n\nC'\u00e9tait un argument irr\u00e9futable, qui balaya mes scrupules.\n\nCependant, m\u00eame si j'\u00e9tais pr\u00eat, au d\u00e9but, \u00e0 sacrifier all\u00e8grement des heures de cours et de lectures suppos\u00e9es studieuses \u00e0 d'innombrables r\u00e9unions, discussions, tractifications et autres agitations de m\u00eame farine, je n'\u00e9tais pas dispos\u00e9 \u00e0 me priver du temps que je consacrais aux romans anglais et \u00e0 la composition de po\u00e9sie.\n\nJe ne l'\u00e9tais pas, c'est tout.\n\nEt je ne pouvais pas non plus m'opposer int\u00e9rieurement l'argument, sp\u00e9cieux, que ma po\u00e9sie servirait la R\u00e9volution. (Encore moins, car c'est l\u00e0 une id\u00e9e idiote qui n'est venue \u00e0 certains que beaucoup plus tard, qu'elle serait r\u00e9volutionnaire du simple fait d'\u00eatre po\u00e9sie.)\n\nJe savais que ma po\u00e9sie ne servait nullement la r\u00e9volution. (Je n'irai pas jusqu'\u00e0 \u00e9crire, ce qui serait presque aussi pr\u00e9somptueux : 'au contraire'.) Je n'avais, \u00e0 la diff\u00e9rence de quelques-uns de mes amis po\u00e8tes (devenus des amis dans les circonstances que je vais dire au prochain chapitre sans doute), Charles Dobzynski ou Ren\u00e9 Depestre par exemple, aucun talent pour la po\u00e9sie dite r\u00e9volutionnaire. J'en \u00e9tais parfaitement conscient. Je n'en suis pas aujourd'hui autrement fier (position qui serait anachronique, qui n'est m\u00eame pas la mienne maintenant (ni son contraire)). \u00c0 l'\u00e9poque, j'avoue que j'en \u00e9tais plut\u00f4t honteux.\n\nIl ne me semble pas cependant que j'aie jamais esp\u00e9r\u00e9 parvenir \u00e0 les \u00e9galer. Mais je ne peux m\u00eame pas pr\u00e9tendre qu'il y avait dans la paralysie angoiss\u00e9e qui me saisissait quand je constatais mon impuissance \u00e0 r\u00e9pondre aux exigences de l'heure \u00e0 mon 'cr\u00e9neau de po\u00e8te' (\u00abToute ma force sonnante de po\u00e8te\/ je te la donne, classe \u00e0 l'attaque \u00bb, avait \u00e9crit Ma\u00efakovski) la moindre prescience d'un temps \u00e0 venir o\u00f9 je r\u00e9cuserais l'id\u00e9e m\u00eame d'un tel r\u00f4le pour la po\u00e9sie.\n\n(Mon incapacit\u00e9 \u00e0 \u00eatre un po\u00e8te communiste (pendant de mes faiblesses comme militant) fut certes, en un sens, une circonstance heureuse, qui m'\u00e9vita les exc\u00e8s les plus prodigieux de la rh\u00e9torique de l'\u00e9poque ; mais ne m'emp\u00eacha pas de me laisser aller \u00e0 quelques approximations molles, timides, h\u00e9sitantes et m\u00e9diocres. Ce qui est presque pire. Apr\u00e8s tout, la flamboyance de certaines des productions de mes amis de cette \u00e9poque a quelque chose de vertigineux. On les anthologisera un jour, j'en suis certain (je vous en citerai tout \u00e0 l'heure).)\n\n## \u00a7 125 Je sus tr\u00e8s vite que, pas plus que je n'acc\u00e9derais \u00e0 l'\u00e9lite universitaire par la Voie acad\u00e9mique royale,\n\nJe sus tr\u00e8s vite que, pas plus que je n'acc\u00e9derais jamais \u00e0 l'\u00e9lite universitaire par la Voie acad\u00e9mique royale, je ne grimperais vers l'\u00e9lite militante, de la 'cellule' \u00e0 la section, de la section \u00e0 la 'f\u00e9d\u00e9', de la f\u00e9d\u00e9 \u00e0... (l\u00e0 c'\u00e9tait vraiment trop haut pour m\u00eame se permettre d'y penser ; la distance aux instances supr\u00eames de d\u00e9cision dans 'le Parti', Comit\u00e9 central et Bureau politique, \u00e9tait proprement, \u00e0 des yeux comme les miens, stellaire).\n\nJe n'avais pas l'\u00e2me d'un militant, la patience et la ferveur qu'exige ce type de vie \u00e9taient au-dessus de mes forces, m'\u00e9puisaient ; ou plut\u00f4t, au d\u00e9but, j'aurais bien voulu l'avoir, mais j'\u00e9tais trop facilement distrait, fatigu\u00e9, trop vite ennuy\u00e9 ; j'y voyais une parent\u00e9 redoutable avec la discipline des classes pr\u00e9paratoires ; ensuite, assez vite et de plus en plus, je me sentis inadapt\u00e9 \u00e0 cette mani\u00e8re d'\u00eatre, \u00e0 ses modalit\u00e9s m\u00e9caniques, \u00e0 la lourdeur oppressante de sa rh\u00e9torique, de moins en moins port\u00e9e par la conviction. Ne pouvant \u00eatre un vrai militant, je cessai d'\u00eatre adh\u00e9rent.\n\nC'est de cette mani\u00e8re-l\u00e0, enti\u00e8rement non h\u00e9ro\u00efque, intellectuellement peu raisonn\u00e9e, que, petit \u00e0 petit, j'ai pris une distance grandissante par rapport \u00e0 mes premi\u00e8res ferveurs politiques.\n\nJe n'ai pas \u00e9t\u00e9 un jour (ou une nuit) brusquement converti \u00e0 l'anticommunisme dans ses divergentes versions, pas plus que je n'avais \u00e9t\u00e9 le si\u00e8ge d'une conversion soudaine au communisme (dans sa version fran\u00e7aise et stalinienne).\n\nPar des r\u00e9ajustements progressifs, comme nombre de mes contemporains, j'ai laiss\u00e9 se r\u00e9duire lentement mais s\u00fbrement la distance entre certaines croyances, que je pense aujourd'hui insoutenables, et certains faits, que je pense aujourd'hui indiscutables.\n\nEn transposant, sans aucun esprit de responsabilit\u00e9, le vocabulaire politique en cours dans ces ann\u00e9es, je dirai que j'ai agi, vis-\u00e0-vis de mes convictions initiales, en r\u00e9formiste et non en r\u00e9volutionnaire. Les circonstances historiques qui ne furent jamais en France (sauf imaginairement, utopiquement, en 1968 (et pour certains, aussi aventureusement, en 1945)) de nature r\u00e9volutionnaire (de ces moments o\u00f9 'la critique des armes doit remplacer les armes de la critique') se sont montr\u00e9es favorables \u00e0 une pareille \u00e9volution.\n\nD'ailleurs, enfant politique de la guerre froide, les convictions qui en ce temps furent les miennes ne m'\u00e9taient pas venues d'une situation violente directement v\u00e9cue : ni de l'oppression d'une dictature, ni d'un conflit mettant en jeu mon existence \u00e9conomique (gr\u00e8ve).\n\nElles m'arrivaient de la R\u00e9sistance, de l'id\u00e9e de R\u00e9sistance, et de mani\u00e8re doublement indirecte, puisque j'\u00e9tais enfant encore en 44 ; et puisqu'elles supposaient une lecture particuli\u00e8re, r\u00e9trospective, le r\u00e9cit offert par le Parti communiste de ce qui avait eu lieu dans ces ann\u00e9es-l\u00e0.\n\n(Les pens\u00e9es, dit Lichtenberg, ne naissent pas du cerveau ; elles naissent de la mer Caspienne.)\n\nIl s'agissait donc plut\u00f4t d'une transposition, du prolongement consid\u00e9rablement infl\u00e9chi d'un engagement ant\u00e9rieur familialement transmis.\n\nJe ne veux pas dire que mes convictions d'alors furent ti\u00e8des. Simplement que je ne les avais pas acquises seul, que je ne pouvais aucunement penser les avoir acquises seul.\n\nJe ne suis pas assez b\u00eate pour penser qu'on peut vraiment, dans ce domaine (et bien d'autres) choisir seul ; mais il n'est pas mauvais de consacrer quelque \u00e9nergie \u00e0 l'examen r\u00e9flexif des d\u00e9cisions que l'on prend.\n\nC'est ce que j'avais fait, ai fait ensuite et refait \u00e0 plusieurs reprises pour choisir une voie, puis une autre, dans la po\u00e9sie ; une voie, puis une autre dans la math\u00e9matique. Mais je ne me livrai, en 1950, \u00e0 aucune r\u00e9flexion critique de la voie politique que j'allais suivre. Je me d\u00e9terminai avec enthousiasme, tel Neville Beauchamp, le h\u00e9ros du roman de George Meredith, Beauchamp's Career. Je le regrette. Il aurait pu en r\u00e9sulter, en d'autres lieux, en d'autres ann\u00e9es, de tristes cons\u00e9quences. Je fais, sur ce point, mon examen de conscience. Il n'est pas positif.\n\n## \u00a7 126 J'ai longuement h\u00e9sit\u00e9 \u00e0 me lancer dans la description condens\u00e9e d'un examen de ma conscience politique\n\n@ 1 \u2013 J'ai longuement h\u00e9sit\u00e9 \u00e0 me lancer dans la description condens\u00e9e que je viens de faire pour l'inclure dans ces pages : d'un examen de conscience politique. Ce n'est pas parce que j'avais \u00e9t\u00e9 tent\u00e9 d'omettre ce qu'il valait mieux oublier. (\u00ab Et qu'\u00e0 tout l'avenir\/ Un silence \u00e9ternel cache ce souvenir. \u00bb) (De toute fa\u00e7on, dans des cas semblables, je pense qu'il vaut mieux omettre d'oublier ; cela peut aider \u00e0 \u00e9viter de commettre, sinon les m\u00eames erreurs, du moins des erreurs comparables (aider seulement ; sans garantie).)\n\n@ 2 \u2013 Mais j'\u00e9tais presque certain, en \u00e9crivant, il y a quelques jours de prose \u00ab Et la politique, vous exclamez-vous ? La politique ? hum \u00bb, et en concluant, \u00e0 peine plus loin : \u00ab La politique n'a pas plus de lien causal avec la po\u00e9sie que la m\u00e9t\u00e9orologie \u00bb, que ces consid\u00e9rations n'avaient pas leur place dans la description de mon **Projet de Po\u00e9sie**. Or une telle affirmation, que je d\u00e9fendrais aujourd'hui, n'est pas en fait pertinente ici, \u00e0 propos du pass\u00e9.\n\n@ 3 \u2013 Si je peux, aujourd'hui, s\u00e9parer r\u00e9solument la question de la po\u00e9sie de la question politique (ce qui ne signifie pas \u00eatre indiff\u00e9rent \u00e0 ce qui se passe dans le monde, pr\u00e9cisons-le ; la tour d'ivoire n'est pas my cup of tea), il n'en \u00e9tait absolument pas ainsi au moment o\u00f9 je me suis engag\u00e9 dans le **Projet** , et encore moins dans les ann\u00e9es qui en constituent la pr\u00e9histoire proche.\n\n@ 4 \u2013 Pas seulement parce que j'\u00e9tais imbib\u00e9 de politique, absorb\u00e9 par la question de l'engagement, en po\u00e9sie comme ailleurs, mais parce que la forme m\u00eame que prit le **Projet de Po\u00e9sie** , au moment o\u00f9 je le con\u00e7us et m'y plongeai, constituait une rupture explicite avec l'id\u00e9e de po\u00e9sie politique, telle que je l'avais faite mienne, sans parvenir \u00e0 m'y soumettre, mais faite mienne tout de m\u00eame, \u00e0 l'automne de 1949. Pour cette raison, il \u00e9tait n\u00e9cessaire \u00e0 mon r\u00e9cit autant qu'\u00e0 mon souvenir de regarder de nouveau ces \u00e9tranges ann\u00e9es, m\u00eame s'il me fallait, pour ce faire, affronter \u00e0 mes d\u00e9pens le ridicule (on verra encore mieux dans quelques moments).\n\n@ 5 \u2013 Il est vrai aussi que les circonstances politiques pr\u00e9sentes (depuis le printemps de 1995) et l'\u00e9volution m\u00eame de mes r\u00e9flexions sur la nature et la fonction de la po\u00e9sie (que j'ai \u00e9t\u00e9 litt\u00e9ralement forc\u00e9 de tenter d'\u00e9claircir par le simple fait d'avoir \u00e0 parler de po\u00e9tique devant un auditoire, \u00e0 l'EHESS) m'ont amen\u00e9 \u00e0 examiner de nouveau les rapports de la po\u00e9sie avec la politique (pas seulement avec la politique d'ailleurs : avec le roman, la philosophie, la math\u00e9matique...).\n\n@ 6 \u2013 M\u00eame si j'en suis venu \u00e0 revendiquer l'autonomie radicale de la po\u00e9sie par rapport \u00e0 toute autre activit\u00e9 dans les arts du langage, m\u00eame si je refuse ce que je nommerai la posture du po\u00e8te engag\u00e9, je n'en oublie pas pour autant ce que disait Robert Desnos vers 1944 (je cite de m\u00e9moire, sans v\u00e9rifier) : \u00ab Le po\u00e8te doit pouvoir parler de tout en toute libert\u00e9 ; essayez donc un peu, mes amis, pour voir que vous n'\u00eates pas libres. \u00bb\n\n@ 7 \u2013 Autrement dit, il n'y a aucune raison pour que dans ce que dit un po\u00e8me, qui n'est pas ce qui le fait po\u00e8me, mais accompagne en lui la po\u00e9sie, ne figurent pas, aussi, la circonstance politique, l'\u00e9v\u00e9nement, l'impr\u00e9cation, le d\u00e9sastre, la terreur, la d\u00e9rision ou l'espoir politique.\n\n@ 8 \u2013 Pourvu que la po\u00e9sie s'y r\u00e9it\u00e8re.\n\n@ 9 \u2013 (L'interdit sur toute expression politique dans la po\u00e9sie, renversement de l'injonction d'engagement, part du m\u00eame contresens sur la nature de la po\u00e9sie : qu'elle est et n'est que ce qu'on pense qu'elle dit.)\n\n@ 10 \u2013 Au printemps de cette ann\u00e9e, la ville de Toulon, ville natale de mon p\u00e8re, est devenue la premi\u00e8re grande ville fran\u00e7aise \u00e0 se donner, d\u00e9mocratiquement, un maire du Front national, parti politique \u00e0 tendances fascistes, dirai-je, pour m'exprimer avec mod\u00e9ration. J'ai aussit\u00f4t salu\u00e9 cet \u00e9v\u00e9nement d'un po\u00e8me, dont le titre est La Pr\u00e9f\u00e9rence toulonnaise.\n\n@ 11 \u2013 Dans ce po\u00e8me, en prose, narratif, je rends visite \u00e0 une tante (fictive), habitante et native de Toulon, la tante Ginouvier (il y a eu dans ma famille une tante Ginouvier, mais il y a bien longtemps (\u2192 branche 2)). Comme elle est volontiers impr\u00e9catoire \u00e0 l'\u00e9gard des 'estrangers' qui nous envahissent, ne parlent pas comme nous, et ruinent notre S\u00e9curit\u00e9 sociale, je la salue d'un \u00ab vous devez \u00eatre bien contente, la tante, avec ces \u00e9lections ! \u00bb. Mais pas du tout ! car quand la tante dit 'estrangers' elle ne vise pas, ou pas principalement, les immigr\u00e9s. Pour elle quiconque n'est pas toulonnais de souche doit \u00eatre mis \u00e0 la porte de Toulon. (\u00c0 la rigueur si on est de Soli\u00e8s (-Ville plut\u00f4t que -Pont), une exception est concevable.) Que partent les Ritals comme les Boches, les Engliches comme les Vikings, les Bretons comme 'ce Le Pen', les Juifs comme les Arm\u00e9niens, les Toulousains comme les Tourangeaux. Et particuli\u00e8rement le nouveau maire, avec tous 'les' Parisiens. \u00ab Qui sont ces estrangers qui ne sont pas d'ici ? je te le demande ! qu'est-ce qu'ils se croient ? qu'ils s'en aillent. \u00bb C'est ce qu'elle appelle la pr\u00e9f\u00e9rence toulonnaise.\n\n@ 12 \u2013 J'ai rencontr\u00e9, encore adolescent, la politique fran\u00e7aise dans son \u00e9tat le plus obtus, entre guerre froide et guerres coloniales. La po\u00e9sie \u00e9tait prise dans une nasse de vocif\u00e9rations antagonistes.\n\n@ 13 \u2013 Certains prenaient la posture du Po\u00e8te engag\u00e9 ; d'autres celle du Po\u00e8te pur. Les premiers insultaient les seconds, qui le leur rendaient au centuple. Les po\u00e8tes engag\u00e9s \u00e9taient juch\u00e9s sur les \u00e9paules de la R\u00e9sistance, comme des nains sur les \u00e9paules de g\u00e9ants. Ils brandissaient L'Honneur des po\u00e8tes, anthologie des efforts clandestins de po\u00e8tes r\u00e9sistants contre Vichy et l'Occupation. Avec Benjamin P\u00e9ret, les po\u00e8tes-po\u00e8tes r\u00e9pondaient par Le D\u00e9shonneur des po\u00e8tes. Entre les deux r\u00e9gnait un certain affolement. Ren\u00e9 Char, serein, annon\u00e7ait : \u00ab \u00c0 chaque effondrement des preuves, le po\u00e8te r\u00e9pond par une salve d'avenir. \u00bb Bigre.\n\n@ 14 \u2013 Ce n'est pas tout. \u00c0 certains h\u00e9rauts de la po\u00e9sie engag\u00e9e, P\u00e9ret reprochait le crime de la rime, et la d\u00e9roul\u00e8derie patriotarde d\u00e9gradante de l'alexandrin (non pas de certains alexandrins, mais du vers alexandrin en tant que tel). \u00c0 quoi il \u00e9tait oppos\u00e9 la l\u00e2chet\u00e9 de son abandon : refuser pour le vers et le compte et la rime, ce n'\u00e9tait pas seulement \u00eatre en retard d'une guerre ; c'\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 se soumettre ; accepter la d\u00e9gradation de la nation fran\u00e7aise ; ramper devant l'imp\u00e9rialisme yankee. Tel fut le charmant climat de mon entr\u00e9e dans les temps po\u00e9tiques contemporains.\n\n# CHAPITRE 10\n\n# \u00ab On doit toujours penser \u00e0 Staline, m\u00eame quand on fait l'amour ! \u00bb\n\n* * *\n\n## \u00a7 127 Ma premi\u00e8re immersion militante, en fait, ne fut pas directement politique\n\nMa premi\u00e8re immersion militante, en fait, ne fut pas directement politique, et fut le r\u00e9sultat de mon parcours en po\u00e9sie.\n\n\u00c0 l'automne 1949 Elsa Triolet prit l'initiative de publier, chaque semaine pendant plusieurs mois dans Les Lettres fran\u00e7aises (hebdomadaire issu d'une publication clandestine de m\u00eame titre, et dirig\u00e9 par son mari, Louis Aragon), quelques po\u00e8mes d'inconnus, d'\u00e2ge respectablement bas (\u00ab jeunesse \u00f4 jeunesse \u00f4 jeunesse n\u00e9buleuse \u00bb) qu'elle extrayait d'un abondant courrier (dont l'abondance ne cessa de cro\u00eetre d\u00e8s que la premi\u00e8re de ces r\u00e9v\u00e9lations apparut) d'elle (ou d'Aragon) re\u00e7u. Cela s'appela La Po\u00e9sie des Inconnus.\n\nLe format de la publication \u00e9tait toujours le m\u00eame : un \u00e9chantillon de longueur respectable, pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 d'une br\u00e8ve pr\u00e9sentation par un \u00ab a\u00een\u00e9 \u00bb dans la carri\u00e8re (je citerai ici Claude Roy, Guillevic, Jean Marcenac, par exemple, mais je cite de m\u00e9moire, selon la vraisemblance, et il se peut que je me trompe).\n\nIl y eut sans doute des centaines, peut-\u00eatre des milliers de postulants. (\u00ab Un millier de po\u00e8mes\/ S'appr\u00eatent \u00e0 combattre\/ Ils ont leur sens\/ Grand sens\/ Ils ont leur forme\/ Ils se rangent avec lenteur\/ Sur un millier de feuilles de papier\/ Qui\/ Sans en avoir l'air\/ Tiennent encore \u00e0 leur silence. \u00bb)\n\nJe lus chacun des textes de ces inconnus (mes rivaux, mes compatriotes) plusieurs fois, avec passion. J'\u00e9tais fascin\u00e9. Ils me paraissaient tous beaux, tous forts, tous extraordinaires. Jamais je ne pourrais \u00e9crire aussi bien. J'\u00e9crivais tellement mieux. Je lisais les pr\u00e9sentations avec \u00e9merveillement. Et que dirait-on de moi, si on disait ? et qui ?\n\nEt celui-l\u00e0, cette exception orgueilleuse : \u00ab G\u00e9rard de Cranc\u00e9 se pr\u00e9sente lui-m\u00eame \u00bb ; quel chic ! (comme on disait) (si c'est bien lui, il eut ensuite un poste important mais fort peu po\u00e9tique au journal Le Dauphin\u00e9 lib\u00e9r\u00e9 ; j'ai lu sa notice n\u00e9crologique voil\u00e0 quelque temps ; il avait au d\u00e9but quelques lourdes ann\u00e9es de plus que moi (il les avait encore au moment de sa mort, mais les \u00e9carts d'\u00e2ge tendent \u00e0 raccourcir) ; c'\u00e9tait une 'grande gueule'. Il ne resta pas longtemps chez les 'cocos'. Je l'ai crois\u00e9 un jour de 68, sans qu'il me reconnaisse. Il avait pris une t\u00eate de grand buveur).\n\nLa tentation de se joindre \u00e0 eux \u00e9tait certes irr\u00e9sistible pour un adolescent appartenant (politiquement, et\/ou po\u00e9tiquement) \u00e0 la galaxie dite 'progressiste'. J'envoyai.\n\nJ'eus la chance de ne pas \u00eatre retenu parmi les gagnants de cette sorte de concours. C'\u00e9tait une chance ; bien s\u00fbr ; je ne le compris pas. Je fus d\u00e9\u00e7u ; horriblement. Si je l'avais compris ainsi, comme un cadeau et un avertissement des dieux, j'aurais, pourrait-on dire, 'gagn\u00e9' quelques ann\u00e9es dans mon itin\u00e9raire de po\u00e9sie, en \u00e9vitant de nombreuses impasses, principalement celle de 'l'engagement', (cette mani\u00e8re de dire n'a pas grand sens, mais faisons comme si elle en avait un).\n\nJ'ai pens\u00e9 cela plus tard (au moment m\u00eame, j'en fus triste), que j'avais eu de la chance. Mais je n'en suis plus si s\u00fbr aujourd'hui. Il y a des erreurs utiles. Le d\u00e9sir de reconnaissance, sans doute, est naturel. Avoir \u00e9t\u00e9 'choisi' aurait \u00e9t\u00e9 cependant une catastrophe. C'est certain.\n\nMais ne pas l'avoir \u00e9t\u00e9 pouvait avoir, en dehors de la maladresse ou de l'insuffisance \u00e9vidente, deux causes antagonistes : ou bien \u00eatre dans une direction po\u00e9tique strictement irr\u00e9ductible \u00e0 celle des 'd\u00e9cideurs' (et dans ce cas on pouvait le plus simplement du monde s'\u00e9loigner), ou bien \u00eatre simplement moins ad\u00e9quat dans la m\u00eame ligne que ceux qui avaient triomph\u00e9 (et dans ce cas on pouvait \u00eatre tent\u00e9 de se rattraper, h\u00e9las).\n\nDans le premier cas, le chemin \u00e9tait, tout naturellement, ailleurs : au groupe surr\u00e9aliste, qui persistait dans son \u00eatre (un peu rid\u00e9) ; chez les lettristes ; \u00e0 la ville ou \u00e0 la campagne, and so on. Mais dans le second, s'il \u00e9tait n\u00e9cessaire (ce que je pense) de se d\u00e9tourner enti\u00e8rement de toutes les variantes m\u00eame consid\u00e9rablement \u00e9loign\u00e9es en surface (pensons \u00e0 l'\u00e9cart de 'mani\u00e8re' entre la po\u00e9sie de Guillevic et celle d'Aragon, par exemple) de la 'posture engag\u00e9e' de concevoir la po\u00e9sie, il n'\u00e9tait sans doute pas inutile de faire l'exp\u00e9rience de sa nocivit\u00e9.\n\nJ'ai eu, un peu plus tard, acc\u00e8s deux ou trois fois, moi aussi, aux pages des Lettres fran\u00e7aises. Mais comme rien ne pouvait plus changer le fait que je n'avais pas \u00e9t\u00e9 des premiers dans cette voie, je n'ai pu m'en sentir glorieux. Or, rien n'est pire qu'atteindre sinon \u00e0 la gloire, du moins \u00e0 un l\u00e9ger succ\u00e8s, dans une voie qu'on reconna\u00eet, ensuite, fausse (relativement \u00e0 une vision propre ult\u00e9rieure ; je ne juge pas dans l'absolu). Pour cette raison, je peux estimer, aujourd'hui encore, avoir \u00e9t\u00e9 chanceux.\n\n\u00c0 la suite de la fanfare de ces publications (la d\u00e9crue de l'influence communiste, et celle de la litt\u00e9rature parall\u00e8lement (je n'affirme pas une corr\u00e9lation), avaient certes commenc\u00e9, mais \u00e9taient encore superficiellement invisibles), les envois de po\u00e9sie redoubl\u00e8rent. Peut-\u00eatre fatigu\u00e9e de cette mar\u00e9e noir sur blanc de courrier po\u00e9tique (elle dit un jour : il y a trop de mauve dans les po\u00e8mes que je re\u00e7ois, \u00ab je ne peux plus souffrir le mauve \u00bb\n\n(pourtant, me semble-t-il, elle portait souvent une voilette de cette couleur. Son visage, derri\u00e8re cette barri\u00e8re d\u00e9su\u00e8te, \u00e9tait dur. (Elle avait une certaine ressemblance (morale ; en surface) avec ma grand-m\u00e8re. Je n'\u00e9tais pas \u00e0 l'aise en sa pr\u00e9sence))),\n\n## \u00a7 128 d\u00e9sireuse donc de mettre un terme \u00e0 une correspondance d\u00e9bordante, Elsa Triolet inventa\n\net d\u00e9sireuse donc de mettre un terme \u00e0 une correspondance d\u00e9bordante, Elsa Triolet inventa d'inviter ses correspondants (publi\u00e9s et non publi\u00e9s) \u00e0 se r\u00e9unir en un 'groupe' qui s'appela (qu'on appela pour lui) Groupe des Jeunes Po\u00e8tes, et \u00e0 se d\u00e9brouiller d\u00e9sormais (quoique maternellement-paternellement surveill\u00e9s de loin) entre eux.\n\nElle (et lui) leur offri(ren)t, une fois par semaine (au moins) un local, un endroit invraisemblablement luxueux \u00e0 quelques pas de la Concorde et de l'ambassade am\u00e9ricaine (mon ami Alain \u00e9crivit un po\u00e8me pour mettre en chanson, dont j'ai retenu que les flics qui la prot\u00e9geaient veillaient pour que \u00ab ne vienne pas\/ le peuple rue\/ Boissy-d'Anglas \u00bb (avec un rejet de vers \u00e0 vers sur une syncope m\u00e9lodique du plus bel effet)), avenue Gabriel, une sorte de palais qui abritait un de ces organismes survivant de l'\u00e9poque guerri\u00e8re, le CNE (Comit\u00e9 national des \u00e9crivains).\n\nIl y avait du marbre en grands escaliers et chemin\u00e9es, et des salons de plafond tr\u00e8s \u00e9loign\u00e9 des moquettes. On y croisait Aragon, Eluard, Tzara ; Queneau m\u00eame une fois (refusant, avec un enjouement jamais d\u00e9menti et une habilet\u00e9 diabolique, de r\u00e9pondre pr\u00e9cis\u00e9ment \u00e0 toutes questions politiques pr\u00e9cises) ; quelques autres.\n\nJe pense aussit\u00f4t au merveilleux presque centenaire Andr\u00e9 Spire, un tout petit vieillard aux yeux jeunes, que j'entendis un jour raconter comment, ne tenant plus \u00e0 la vie que par un fil t\u00e9nu, incertain, il passait chaque matin une heure hors, au-dessus de lui-m\u00eame, une fois r\u00e9veill\u00e9, \u00e0 'rentrer dans son corps'; belle image, il me semble, parfaitement \u00e0 sa place dans la bouche de l'auteur de ce livre si enthousiaste, Plaisir po\u00e9tique et Plaisir musculaire, que je d\u00e9couvris alors, l'ayant cherch\u00e9 \u00e0 lire, \u00e0 cause de la joie \u00e9tonn\u00e9e que me donna ce moment (je n'avais pas dix-huit ans ; \u00e0 soixante-deux, avoir \u00e0 retrouver son corps au moment de l'\u00e9veil me para\u00eet d\u00e9j\u00e0 un \u00e9tat plus naturel que prodigieux ; mais la parole reste belle).\n\nRencontrer Andr\u00e9 Spire parmi les habitu\u00e9s de cet endroit m'apparut encore plus \u00e9trange quand, ayant mentionn\u00e9 son nom \u00e0 ma m\u00e8re, elle me dit que, jeune fille, elle avait lu un po\u00e8me de lui (des ann\u00e9es vingt, donc) qui commen\u00e7ait(?) par : \u00ab On dira \"Spire est mort\"... \u00bb Et trente ans plus tard, il \u00e9tait l\u00e0 ! Comme c'\u00e9tait \u00e9trange !\n\nOn se pressait volontiers autour de lui pour \u00e9couter ses paroles et anecdotes vives, all\u00e8gres, \u00e0 voix minuscule et douce, doucement ironiques et doucement anachroniques, m\u00eame si elles n'avaient que peu de rapport avec les questions br\u00fblantes de l'heure.\n\nIl raconta un jour l'histoire d'un M. Dubois qui, ayant fait fortune, s'\u00e9tait fait appeler M. Du Bo\u00efs, avec un tr\u00e9ma de noblesse et un 's' final sonore ; sous lequel nom il s'\u00e9tait mis \u00e0 fr\u00e9quenter divers salons ; pour s'entendre dire, un soir, par une h\u00f4tesse, \u00ab Monsieur du Bo-\u00efss, voulez-vous me passer les petits po-\u00efss ? \u00bb\n\nPourquoi ai-je retenu cela ? est-ce parce qu'un des membres les plus fervents, les plus sectaires du Groupe de Jeunes Po\u00e8tes se nommait Jacques Dubois ?\n\nLes 's\u00e9ances', au regard du futur presque irr\u00e9elles, presque 'm\u00e9diumniques' du CNE m'ont laiss\u00e9 des impressions fortes, que je ne peux r\u00e9\u00e9prouver sans un m\u00e9lange de fou rire et d'un \u00e9norme sentiment de ridicule, d'absurdit\u00e9. (Mais l'image d'Andr\u00e9 Spire en l\u00e9vitation matinale au-dessus de soi-m\u00eame conserve une aura de douceur extr\u00eame.)\n\nElsa, donc, avait promis aux Jeunes Po\u00e8tes de veiller maternellement, mais de loin, sur leurs travaux, et de leur ouvrir de nouveau, de temps \u00e0 autre (avec parcimonie et seulement \u00e0 bon escient, afin qu'ils se montrent sages et empress\u00e9s sans doute), Les Lettres fran\u00e7aises ; et parfois la revue mensuelle Europe, pourvu qu'ils la d\u00e9rangent mod\u00e9r\u00e9ment d\u00e9sormais par la mar\u00e9e noire de leurs envois.\n\nLes plus r\u00e9solument et ad\u00e9quatement politiques de ces militants-po\u00e8tes se virent parfois supr\u00eamement r\u00e9compens\u00e9s par l'incomparablement plus glorieuse pr\u00e9sence d'un quelconque de leurs po\u00e8mes justement circonstanci\u00e9s dans L'Humanit\u00e9 et m\u00eame (sommet de tous les sommets de cons\u00e9cration) dans France nouvelle, l'hebdomadaire 'th\u00e9orique' du Parti communiste, o\u00f9 la 'ligne' la plus nette, r\u00eache, s\u00e9v\u00e8re et pure trouvait son expression m\u00fbrement pes\u00e9e. (Omettra-t-on La Nouvelle Critique, revue destin\u00e9e aux intellectuels ? On omettra : les intellectuels communistes \u00e9taient r\u00e9fractaires \u00e0 la po\u00e9sie (comme tous les autres, d'ailleurs).)\n\n\u00catre publi\u00e9 \u00e9tait bien. \u00catre publi\u00e9 dans Les Lettres fran\u00e7aises \u00e9tait mieux ; l'\u00eatre dans Europe n'\u00e9tait pas mieux, mais plus rare, plus raffin\u00e9. Voir un matin son po\u00e8me dans L'Humanit\u00e9 vous gonflait d'un orgueil mi-po\u00e9tique mi-politique. En atteignant France nouvelle, on se voyait d\u00e9j\u00e0 au Comit\u00e9 central. (\u00c0 la rigueur, ce qui \u00e9tait plus obscur mais sans doute plus confortable, 'collaborateur du Comit\u00e9 central'.)\n\nC'\u00e9tait presque aussi sublime que de faire inscrire son nom sur la couverture d'un livre. Car deux ambitions antagonistes tiraillaient les plus politiques de ces jeunes gens. Ils voulaient la gloire, certes. Mais ils voulaient aussi \u00eatre d'efficaces intervenants dans les affaires du monde.\n\nEt comment l'\u00eatre mieux, en France, \u00e0 l'\u00e9poque de la lutte titanesque que se livraient les \u00c9tats-Unis et l'Union sovi\u00e9tique, qu'\u00e0 un poste de commande au sein du Parti, qu'en acc\u00e9dant \u00e0 des 'responsabilit\u00e9s'?\n\n## \u00a7 129 Ils ne tard\u00e8rent pas \u00e0 se rendre compte que le champ po\u00e9tique,\n\nIls ne tard\u00e8rent pas \u00e0 se rendre compte que le champ po\u00e9tique, qui leur avait (\u00e0 cause et uniquement \u00e0 cause d'Aragon) ouvert parfois les colonnes des journaux militants, n'\u00e9tait pas le lieu le plus fertile en carri\u00e8res de parti.\n\n(Quand je pense aux innombrables couleuvres que le pauvre Jean Marcenac, qui en r\u00eava, je le crains, dut avaler avec sourire et grimace int\u00e9rieure, lui dont Le Cavalier de Coupe avait \u00e9t\u00e9 publi\u00e9 \u00e0 la NRF par Paulhan dans la collection 'M\u00e9tamorphoses' !)\n\nLes 't\u00e2ches' du Groupe, en tant que groupe, ne furent jamais clairement \u00e9tablies ; sa place entre les organisations qu'on disait 'proches' du Parti (ou 'amies', 'd\u00e9mocratiques', 'progressistes'; le mot 'satellite' \u00e9tait un mot d'adversaires, un mot du Figaro) resta fermement floue. Et qu'est-ce qu'on y faisait ?\n\nOn discutait, je crois, g\u00e9n\u00e9ralement de la place de la po\u00e9sie dans les \u00e9v\u00e9nements du monde ; on lisait, je crois, on se lisait des, nos po\u00e8mes ; on envisageait, je crois bien, des interventions : dans les meetings, dans les manifestations.\n\nIl y avait fort \u00e0 faire : les gr\u00e8ves, que la langue-muesli n'avait pas encore transform\u00e9es en 'arr\u00eats de travail de certaines cat\u00e9gories de personnel', expression PC (politiquement correcte) qu'on peut aujourd'hui parfois entendre, susurr\u00e9e par les haut-parleurs dans la salle des Pas perdus de la gare Saint-Lazare.\n\nIl y avait la menace atomique (et le fameux appel de Stockholm, que des millions de personnes sign\u00e8rent) (parmi elles le pr\u00e9sent pr\u00e9sident de la R\u00e9publique fran\u00e7aise, Jacques Chirac soi-m\u00eame (je m'\u00e9tonne que le FBI le laisse entrer sur le territoire des USA) (qui s'en souvient ? et qssd (qui se souvient de) Jean-Paul David, fondateur du mouvement contre-feu Paix et Libert\u00e9, animateur de la campagne (si d\u00e9licate) des anti-appel de Stockholm (\u00ab La pelle de Stockholm pour enterrer nos libert\u00e9s \u00bb)? \u2013 comme c'est loin !)).\n\nIl y avait la lutte anticolonialiste (situ\u00e9e (chronologiquement) entre les massacres de Madagascar et ceux de la guerre d'Alg\u00e9rie, c'est la guerre du Vietnam (nomm\u00e9 encore Indochine) qui nous \u00e9mouvait ; la protestation contre la 'sale guerre'. Je lisais dans un petit livre de po\u00e8mes, intitul\u00e9 Doc Lap ('ind\u00e9pendance', en vietnamien), d'un Georges Danhiel (pseudonymique sans doute ; je n'ai jamais su de qui) : \u00ab Doc lap !\/ Il est peut-\u00eatre encore temps \u00bb ; et ceci : \u00ab Attendre est un mouvement militaire\/ Le premier dans l'ordre de la fr\u00e9quence\/ Apr\u00e8s mourir \u00bb ; au d\u00e9but d'un po\u00e8me qui se terminait par : \u00ab Nous avons tout juste droit \u00e0 un petit bout de fer dans la poitrine\/ Et nous n'osons esp\u00e9rer que ce soit une r\u00e9compense \u00bb).\n\nTout cela est vraisemblable. Le d\u00e9tail de tout cela reste bien vague dans mon souvenir.\n\nJe me souviens cependant d'avoir lu en public, plusieurs fois, avec Jean-Pierre Voidies ; et toujours sous la pluie ; je me souviens d'une pleine pluie, et nous, tremp\u00e9s, \u00e0 peine soulev\u00e9s de la boue g\u00e9n\u00e9rale \u00e9paissement ambiante sur une estrade de fortune, un apr\u00e8s-midi \u00e0 une f\u00eate de 'L'Humanit\u00e9'. (On \u00e9tait plusieurs du 'Groupe' \u00e0 venir ; mais on s'\u00e9tait dispers\u00e9s par paires dans l'immensit\u00e9 de la foule, afin d'atteindre un plus large auditoire, sans aucun doute avide d'entendre la po\u00e9sie r\u00e9solue, d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9ment et f\u00e9rocement militante qui \u00e9tait la n\u00f4tre.)\n\nOn \u00e9tait pr\u00e9cis\u00e9ment au centre paroxystique de la 'sale guerre'. Un certain Henri Martin \u00e9tait notre principal h\u00e9ros du jour. C'\u00e9tait une sorte de nouveau 'marin de la mer Noire', un nouveau Charles Tillon, un nouvel Andr\u00e9 Marty. (Il fut, \u00e9cras\u00e9 de notori\u00e9t\u00e9, absorb\u00e9 \u00e0 son retour en France par le Comit\u00e9 central, o\u00f9 il sombra dans une obscurit\u00e9 indiff\u00e9rente.) On nous donna un micro ; et nous l\u00fbmes. Mais quoi ? aurais-je compos\u00e9 un po\u00e8me sur la 'sale guerre', moi aussi ? je n'en ai pas trace, ni dans ma t\u00eate, ni ailleurs. Mais sait-on jamais ? J'en fr\u00e9mis.\n\nCe que je **vois** , **entends** , avec une grande nettet\u00e9, c'est qu'autour de nous hurlaient des haut-parleurs vantant les produits en vente au stand et au profit de la f\u00e9d\u00e9ration de la Corse (\u00e0 notre droite), les vins d'Alsace et les disques 78 tours des ch\u0153urs de l'Arm\u00e9e rouge ('f\u00e9d\u00e9' du Haut-Rhin (il y avait des communistes dans le Haut-Rhin, en ce temps-l\u00e0, capables de tenir un stand \u00e0 eux seuls \u00e0 la f\u00eate de 'L'Huma' !) \u00e0 notre gauche). Je lisais devant une demi-douzaine de curieux, qui n'attendirent m\u00eame pas la fin de ma lecture. La faute \u00e0 la pluie, sans doute. (En tout cas, nous ne r\u00e9cidiv\u00e2mes point souvent.)\n\nEt je lisais quoi ? Je ne me souviens pas de po\u00e8mes par moi compos\u00e9s sur la guerre. C'\u00e9tait un sujet trop vaste pour mes faibles forces po\u00e9tiques. Pourtant je devais avoir tent\u00e9, effort surhumain, quelque chose dans ce registre. En tout cas, ce que je sais, c'est que je lisais \u00e0 partir d'un texte grav\u00e9 dans le marbre d'un tr\u00e8s mauvais papier, \u00e0 mauvaise frappe de mauvaise machine \u00e0 \u00e9crire et reproduit, comme les tracts, sur 'stencil'. Jean-Pierre Voidies et moi-m\u00eame lisions, puis distribuions aux camarades et curieux nos \u0153uvres, d'une liasse de feuilles de po\u00e8mes abrit\u00e9s tant bien que mal sous nos imperm\u00e9ables, menac\u00e9s par la pluie peu cessante. J'\u00e9tais dans un \u00e9tat de g\u00eane climatique et po\u00e9tique intense. Je sentais comme tout cela \u00e9tait inconfortable ; vain, en somme.\n\nMais mon compagnon \u00e9tait dans un tout autre \u00e9tat. Il \u00e9tait persistant, obstin\u00e9, convaincu. Pour lui, et cela l'est rest\u00e9 par la suite (je l'ai rencontr\u00e9 de temps en temps plus tard, de manif en manif, contre une autre 'sale guerre', par exemple), le vrai mode d'existence de la po\u00e9sie \u00e9tait celui-l\u00e0 : militante, imm\u00e9diate, distribu\u00e9e au chaud de la circonstance, l\u00e0 o\u00f9 \u00e9taient les foules de ceux auxquels ses po\u00e8mes s'adressaient, qu'ils le veuillent ou non. Il ne montrait aucun int\u00e9r\u00eat pour leur r\u00e9action ; aucune joie de leur approbation (terriblement rare), aucun d\u00e9couragement de leur indiff\u00e9rence (bienveillante, mais massive).\n\nIl \u00e9tait d'\u00e2ge indistinct (qu'il m'a sembl\u00e9, tel le docteur Faustroll de Jarry, conserver inchang\u00e9 dans les d\u00e9cennies qui ont suivi) (une des derni\u00e8res fois o\u00f9 je l'ai vu, longtemps, longtemps apr\u00e8s que le Groupe des Jeunes Po\u00e8tes eut disparu, il \u00e9tait accompagn\u00e9 d'une femme un peu indistincte comme lui, qui se tenait l\u00e9g\u00e8rement en arri\u00e8re, et portait les liasses de po\u00e8mes-tracts ; il me dit, sans me la pr\u00e9senter plus : \u00ab C'est ma copine. \u00bb C'\u00e9tait la premi\u00e8re fois, je crois, que j'entendais cette expression). En 1950 il \u00e9tait de quelques ann\u00e9es plus vieux que la moyenne d'entre nous, et il avait \u00e9t\u00e9 d\u00e9port\u00e9. Il n'en parlait jamais. Il eut toujours une certaine affection pour moi (\u00e0 la suite de cette exp\u00e9rience de lecture publique partag\u00e9e) ; du moins je me l'imagine, pour une seule raison : il me reconnaissait en me voyant, marque d'estime (?) qu'il octroyait tr\u00e8s rarement aux \u00eatres.\n\n## \u00a7 130 Avenue Gabriel, on recevait des visites.\n\nAvenue Gabriel, on recevait des visites dans nos salons. On invitait \u00e0 venir nous voir, nous parler, r\u00e9pondre \u00e0 nos questions passionn\u00e9es, d\u00e9f\u00e9rentes et agressives, admiratives et f\u00e9roces, stupides, na\u00efves et moins stupides, moins na\u00efves (nous n'\u00e9tions pas tous idiots).\n\nVenaient nous voir, en dehors des a\u00een\u00e9s communistes ou 'progressistes' (reconnus comme po\u00e8tes) (Eluard, Tzara, Guillevic, C\u00e9saire, Pierre Morhange, Jean Marcenac, Claude Roy, Ren\u00e9 Lac\u00f4te) d'autres po\u00e8tes pas trop politiquement hostiles (Queneau, Fr\u00e9naud, Tardieu, par exemple (j'en oublie certainement)).\n\nMais venaient aussi, soi-disant pour nous conseiller, en fait surtout pour rabattre notre caquet, ceux que je nommerai les vieux jeunes.\n\nN\u00e9s \u00e0 la po\u00e9sie dans la mouvance d'Elsa Aragon et Louis Triolet, n'existant po\u00e9tiquement que par eux, ils n'avaient pas eu de pass\u00e9 po\u00e9tique ind\u00e9pendant (ou quasiment pas), ni g\u00e9n\u00e9ralement de pass\u00e9 de R\u00e9sistance, et ils avaient eu la malchance irr\u00e9m\u00e9diable et insurmontable d'\u00eatre '\u00e9clos' \u00e0 cet \u00e9tat fort limit\u00e9 de po\u00e9sie pendant le tr\u00e8s peu d'ann\u00e9es qui s'\u00e9taient \u00e9coul\u00e9es entre l'enthousiasme de la Lib\u00e9ration et l'apog\u00e9e de la guerre froide. Ils \u00e9taient sur-aragoniens (comme les 'jeunes' surr\u00e9alistes de ces ann\u00e9es \u00e9taient sur-bretoniens). Je ne leur ai, m\u00eame alors, pas accord\u00e9 beaucoup d'attention po\u00e9tique.\n\nEt voil\u00e0 que Triolet-Aragon leur avait mis dans les pattes cette bande de gamins \u00e9chevel\u00e9s et \u00e9cervel\u00e9s. Ils nous d\u00e9testaient donc ; ils ha\u00efssaient ces nouveaux venus turbulents, usurpateurs, irresponsables. Ils nous le faisaient bien sentir, de mani\u00e8re indirecte (ils ne pouvaient pas le faire ouvertement) mais nette.\n\nIls nous rappelaient que notre exp\u00e9rience politique \u00e9tait nulle, que notre militantisme \u00e9tait faiblard ; ils nous signalaient, fraternellement, nos tentations surr\u00e9alistes, anarchistes (la pol\u00e9mique de second rayon contre les surr\u00e9alistes, ou autres, \u00e9tait leur sp\u00e9cialit\u00e9). Leur m\u00e9contentement aigre \u00e9tait visible (il s'est maintenu avec les ann\u00e9es, d'autant plus net qu'ils ont perdu (presque) tout moyen d'agir en cons\u00e9quence). Je ne dirai pas leurs noms.\n\nIls avaient un avantage sur nous : un peu d'existence \u00e9ditoriale dans quelques publications, ces m\u00eames pages o\u00f9 nous esp\u00e9rions figurer. Mais surtout ils avaient su tisser quelques liens tenaces avec leurs cousins (\u00f4 combien plus puissants \u00e0 l'\u00e9poque) de l'Union dite sovi\u00e9tique et des d\u00e9mocraties dites populaires. Ils traduisaient (du hongrois, de l'albanais, du bulgare, de l'estonien, du turkm\u00e8ne (liste non limitative)), \u00e9taient traduits (en hongrois, en albanais, en bulgare, en estonien, en turkm\u00e8ne (liste non limitative)); pour traduire et \u00eatre traduits, ils voyageaient ; \u00e9taient bien re\u00e7us, bien pay\u00e9s ; ramenaient des souvenirs, des offrandes, des m\u00e9dailles, des dipl\u00f4mes, des prix litt\u00e9raires, du caviar, de l'art socialiste, des cadeaux. Ils pouvaient eux-m\u00eames sugg\u00e9rer de nouveaux traducteurs (du hongrois, de l'albanais, du bulgare, de l'estonien, du turkm\u00e8ne (liste non limitative)), de nouveaux voyageurs (\u00e0 diriger vers l'Albanie, la Hongrie, la Bulgarie, l'Estonie, le Turkm\u00e9nistan...).\n\nEt c'est ainsi qu'ils se trouv\u00e8rent en mesure de faire alliance avec leurs \u00e9quivalents po\u00e9tiques dans d'autres familles politiques, de gauche raisonnable ou de droite pond\u00e9r\u00e9e. Ceux-l\u00e0 aussi traduisirent (du hongrois, de l'albanais, du bulgare, de l'estonien, du turkm\u00e8ne), furent traduits (en hongrois, en albanais, en bulgare, en estonien, en turkm\u00e8ne (liste non limitative)); pour traduire et \u00eatre traduits, ceux-l\u00e0 \u00e0 leur tour voyag\u00e8rent ; furent bien re\u00e7us (bien mieux d'ailleurs que les autres ; pensez donc, des 'po\u00e8tes bourgeois', qui peut-\u00eatre pourraient devenir 'progressistes', par osmose (plus tard, quand on comprit que dans les pays capitalistes la po\u00e9sie n'avait plus la moindre importance sociale et politique, on invita des prosateurs, l'acad\u00e9mie Goncourt au grand complet, par exemple, s'en alla \u00e0 Moscou)), bien pay\u00e9s (les droits d'auteur dans ces pays, les pays dits de l'Est, \u00e9taient aussi scandaleusement \u00e9lev\u00e9s qu'ils \u00e9taient (scandaleusement ?) inexistants '\u00e0 l'Ouest'); ramen\u00e8rent des souvenirs, des offrandes, des m\u00e9dailles, des dipl\u00f4mes, des prix litt\u00e9raires, du caviar (toujours du caviar), de l'art socialiste, des cadeaux. Je ne donnerai pas leurs noms (plus connus, parfois, que les autres ; plus puissants dans le monde des lettres (ce qu'il en reste)).\n\nNous, les jeunes, nous organisions des s\u00e9ances d'hommage, de d\u00e9fense de po\u00e8tes emprisonn\u00e9s, menac\u00e9s (pourvu qu'ils soient dignes de l'\u00eatre, selon le jugement du Parti). Le Turc Nazim Hikmet, en gr\u00e8ve de la faim (la Turquie, membre v\u00e9n\u00e9r\u00e9 de l'Alliance atlantique, avait une mani\u00e8re d\u00e9j\u00e0 bien \u00e0 elle de respecter les 'droits de l'homme'; comme elle en t\u00e9moigne aujourd'hui avec les Kurdes). Le Chilien Neruda.\n\nLe chanteur argentin Atahualpa Yupanki. Le chanteur am\u00e9ricain Paul Robeson. Nous nous enflammions m\u00eame pour des romanciers, des cin\u00e9astes ; c'est tout dire (l'Am\u00e9ricain Howard Fast ; les 'dix d'Hollywood').\n\nNous ne recevions pas que des po\u00e8tes. Des peintres, des prosateurs (peu), des musiciens. Je me souviens (pourquoi de \u00e7a ? je me le demande) d'un certain MP (membre du Parlement anglais) travailliste ultragauchiste nomm\u00e9 Koni Ziliacus nous expliquant avec des arguments voisins de ceux employ\u00e9s par Dominique Desanti, mais plus grossiers de vocabulaire, les agissements du 'ren\u00e9gat' Tito.\n\nNous avions aussi des discussions strat\u00e9giques et th\u00e9oriques d'une intensit\u00e9 f\u00e9brile : \u2013 Qu'est-ce que l'engagement en po\u00e9sie ? (pas 'faut-il \u00e9crire de la po\u00e9sie engag\u00e9e ?', la r\u00e9ponse allait de soi). \u2013 Pourquoi faut-il rimer ? \u2013 Peut-on ne pas compter-rimer ? and so on.\n\nL'agitation de ces apr\u00e8s-midi avenue Gabriel, de ces soir\u00e9es \u00e9lectriques, \u00e9tait pour moi un moment de vie intense, un _moment of being_ plus vif qu'aucun autre moment de la semaine. Les \u00e9tudes, les routines militantes, les lectures m\u00eame, en paraissaient ternes. Je ne manquais aucune s\u00e9ance. Je n'y disais rien ; mais j'\u00e9coutais passionn\u00e9ment.\n\nJe vivais l\u00e0 ; l\u00e0 seulement. La vraie vie.\n\n## \u00a7 131 En tant que mouvement po\u00e9tique, le Groupe des Jeunes Po\u00e8tes du CNE n'a laiss\u00e9 aucune trace discernable \u00e0 la surface de la vie litt\u00e9raire fran\u00e7aise.\n\nEn tant que mouvement po\u00e9tique, le Groupe des Jeunes Po\u00e8tes du CNE n'a laiss\u00e9 aucune trace discernable \u00e0 la surface de la vie litt\u00e9raire fran\u00e7aise. En \u00e9voquant en cet instant les visages, je vois qu'une fois cette troupe dispers\u00e9e (l'exp\u00e9rience ne dura pas tr\u00e8s longtemps) chacun d'eux a suivi sa trajectoire, certes, mais que l'ensemble de ces trajectoires n'a gu\u00e8re de coh\u00e9rence du point de vue de la po\u00e9sie, qui avait \u00e9t\u00e9 cens\u00e9 les r\u00e9unir.\n\nJe reconnais parmi eux d'alors futurs journalistes, de presse et de radio, de Paris et de province, des po\u00e8tes devenus estimables, des romanciers itou (au moins un prix litt\u00e9raire (prix Renaudot), peut-\u00eatre plus (je ne suis pas cela de tr\u00e8s pr\u00e8s)), des professeurs des divers ordres d'enseignement... ; mais peu, tr\u00e8s peu, il me semble, de 'politiques' (communistes ou non).\n\nCela veut peut-\u00eatre dire quelque chose ; mais je ne sais pas quoi (peut-\u00eatre seulement quelque chose de mes propres centres d'attention).\n\nP\u00eachant dans mes souvenirs je me sens comme en train de consulter une photo de classe int\u00e9rieure (d'essayer de me rem\u00e9morer des 'camarades de r\u00e9giment'; ou les habitu\u00e9s d'un caf\u00e9 que j'ai fr\u00e9quent\u00e9 assid\u00fbment deux, trois ans, puis d\u00e9laiss\u00e9 : le caf\u00e9 Plantin pr\u00e8s de l'institut Henri-Poincar\u00e9 (\u2192 branche 3) ; le tabac pr\u00e8s de la BN ;...). Des visages apparaissent, sollicit\u00e9s par l'effort intense de la rem\u00e9moration, mais ils n'ont pas entre eux de rapport n\u00e9cessaire, coh\u00e9rent, stable (\u00e0 la diff\u00e9rence de ceux de l'Oulipo, par exemple ; de ceux des math\u00e9maticiens que j'ai connus ; des membres des comit\u00e9s de r\u00e9daction des revues auxquelles j'ai particip\u00e9, Action po\u00e9tique, Change, Po&sie). Leur cohabitation m\u00e9morielle est contingente. Qui c'est celui-l\u00e0 ? celui qui... (compl\u00e9tant les lignes de points selon des renseignements indirects, selon des rencontres fortuites, \u00e0 des ann\u00e9es de distance, en n'importe quelles ann\u00e9es ; sans le faire expr\u00e8s ; comme r\u00e9sultat d'une curiosit\u00e9 brusque).\n\nSi je s\u00e9pare d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment ceux qui particip\u00e8rent, m\u00eame bri\u00e8vement, aux activit\u00e9s du Groupe, des quelques visiteurs occasionnels (Claude Vig\u00e9e ; Pierre Garnier en jeune homme p\u00e2le et silencieux qui, d\u00e9cid\u00e9ment, n'\u00e9tait pas l\u00e0 dans son \u00e9l\u00e9ment et s'en fut aussit\u00f4t participer \u00e0 la cr\u00e9ation d'un des mouvements les plus significatifs de la po\u00e9sie contemporaine ;...); il y aurait\n\n\u2013 Celui qui travaille \u00e0 France Culture, que je rencontre de temps \u00e0 autre quand j'y vais ; et qui a fait une th\u00e8se de lettres sur Strindberg. A.M. sont ses initiales. (Il m'annonce r\u00e9guli\u00e8rement quand je le vois qu'il va \u00e9crire une 'histoire du Groupe', pour laquelle il a 'plein de documents'; mais je n'ai encore rien vu venir.)\n\n\u2013 Celui qui \u00e9tait ouvrier typographe (et l'un des 'membres fondateurs', l'un de ceux qui avaient \u00e9t\u00e9 choisis et pr\u00e9sent\u00e9s \u00e0 l'initiative d'Elsa Triolet). S.G.\n\n\u2013 Celui (aussi un 'chef historique' du Groupe) qui revenait du service militaire et avait \u00e9crit un po\u00e8me intitul\u00e9 Vancouver, dont je peux citer ceci (\u00e7a parle, \u00e0 cet endroit du po\u00e8me, d'uniformes) : \u00ab j'en eus un kaki\/ on ne m'aima gu\u00e8re\/ pas \u00e0 Paris\/ \u00e0 Vancouver \u00bb (j'ai conserv\u00e9 ce bout de po\u00e8me, \u00e0 la fois parce que j'ai toujours eu envie d'aller \u00e0 Vancouver (je n'y suis pas parvenu), et en raison de sa m\u00e9trique, qui m'aga\u00e7ait (favorablement) l'oreille (5 + 5 + 4 + 4)). Lui, c'est N.M.\n\n\u2013 Celui qui publia plusieurs livres chez Gallimard, puis cessa brusquement d'y appara\u00eetre ; il \u00e9tait angliciste et je l'ai crois\u00e9 l'ann\u00e9e derni\u00e8re \u00e0 la Biblioth\u00e8que nationale (il \u00e9tait toujours angliciste ; il anime une revue et une collection ; il m'en parla, mais ne me parla pas de po\u00e9sie). J.-P. A.\n\n\u2013 Celui qui voulait entrer \u00e0 l'\u00c9cole normale sup\u00e9rieure (section des Lettres), s'en alla faire de la radio en Afrique ; avait beaucoup de talent, je pense. J.-J. R.\n\n\u2013 Et d'autres ; et tant d'autres.\n\nDes \u00e9trangers venaient parfois ; de passage plus ou moins longtemps. J'ai eu pour ami, un an \u00e0 peu pr\u00e8s, l'un d'eux, un peintre de l'Inde, nomm\u00e9 Ram Kumar. On se parlait anglais. Il est revenu ici pendant l'Ann\u00e9e de l'Inde, avec d'autres artistes, ayant maintenant de la renomm\u00e9e dans son pays. J'ai su qu'il se souvenait de moi, aurait voulu me rencontrer ; mais j'\u00e9tais \u00e0 Londres.\n\nDes provinciaux, des provinciales \u00e9crivaient de leur province. Le secr\u00e9tariat du Groupe \u00e9tait charg\u00e9 de leur r\u00e9pondre. Le secr\u00e9tariat leur r\u00e9pondait avec fraternit\u00e9, avec condescendance.\n\nUne de ces correspondantes (publi\u00e9e d\u00e9j\u00e0 par Elsa) (elle fut ensuite journaliste \u00e0 Paris ; j'ai re\u00e7u d'elle il y a peu un roman) nous impressionna beaucoup. Ses po\u00e8mes, alors, \u00e9taient extr\u00eamement d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9s. Mon ami Alain r\u00e9p\u00e9tait avec \u00e9merveillement ces deux vers : \u00ab J'enfonce\/ et les crabes ne mangent que les morts. \u00bb Nous \u00e9tions presque tous amoureux d'elle, pour ces quelques vers. Elle s'appelait Denise Jallais. Elle \u00e9tait, savions-nous, rousse. Mais elle ne vint jamais, h\u00e9las, \u00e0 Paris, \u00e0 ce moment. Sa po\u00e9sie de d\u00e9sespoir adolescent se changea, h\u00e9las aussi, en joliesse. (Je suis all\u00e9 copier dans une biblioth\u00e8que ceci, de 1954 : \u00ab Un \u00e9cureuil a saut\u00e9 sur la fen\u00eatre\/ par-dessus les brouillards\/ et la branche du sapin.\/ Il a mang\u00e9 les noix\/ et l\u00e9ch\u00e9 la confiture\/ sans trembler\/ peut-\u00eatre parce que mes cheveux\/ \u00e9taient aussi roux\/ que les siens. \u00bb)\n\n## \u00a7 132 Je viens de dire que son influence po\u00e9tique fut nulle. En fait, je peux au moins en reconna\u00eetre une. N\u00e9gative.\n\nJe viens de dire que l'influence po\u00e9tique du 'Groupe' fut nulle. En fait, je peux au moins en reconna\u00eetre une. N\u00e9gative. C'est contre le sens m\u00eame de cette exp\u00e9rience, identifi\u00e9e plus ou moins justement de l'ext\u00e9rieur comme se situant sous l'influence directe, politique et po\u00e9tique d'Aragon, que plusieurs autres jeunes gens du m\u00eame \u00e2ge (des provinciaux, souvent ; \u00e0 Marseille, par exemple, o\u00f9 allaient s'assembler les cr\u00e9ateurs de la revue Action po\u00e9tique), eux aussi pris de la passion de po\u00e9sie, se d\u00e9termin\u00e8rent.\n\nIl en fut de m\u00eame de l'int\u00e9rieur du groupe. Mais plus difficilement. Pour la plupart, prenant conscience d'un malentendu fondamental, tant\u00f4t politique, tant\u00f4t po\u00e9tique, tant\u00f4t les deux \u00e0 la fois, le r\u00e9sultat fut un renoncement : renoncement ou bien changement politique ; renoncement ou bien changement po\u00e9tique ; renoncements ou changements ind\u00e9pendants ; ou li\u00e9s. Leur association dans cette esp\u00e8ce de faux mouvement n'avait pas grand sens. Ceux qui y \u00e9taient venus se s\u00e9par\u00e8rent, tr\u00e8s vite ; et s'en all\u00e8rent, chacun de leur c\u00f4t\u00e9, \u00ab dans l'tourbillon d'la vie \u00bb.\n\nLa guerre froide, inaugur\u00e9e par la bombe atomique d'Hiroshima qui en fut le coup d'envoi, et le discours de Fulton de mon h\u00e9ros d'enfance, Winston Churchill, qui la mit en sc\u00e8ne, a pes\u00e9 de son nuage sur toutes ces ann\u00e9es. La po\u00e9sie, alors, n'y \u00e9chappa gu\u00e8re.\n\nEt elle se trouva, ainsi, sous plusieurs nuages simultan\u00e9s : le nuage surr\u00e9aliste (presque tous les autres, en fait, en provenaient), dont les grands noms, devenus c\u00e9l\u00e8bres, \u00e9taient f\u00e9rocement et vocif\u00e9remment sous nos yeux divis\u00e9s. Il y avait le nuage 'Po\u00e9sie de la R\u00e9sistance' et celui, pr\u00e9tendument justifi\u00e9 par le pr\u00e9c\u00e9dent, de 'l'engagement' (r\u00eave d'une po\u00e9sie politique, r\u00e9volutionnaire, utile : \u00ab la po\u00e9sie doit avoir pour but la v\u00e9rit\u00e9 pratique \u00bb ; cette parole d'Isidore Ducasse a \u00e9t\u00e9 si souvent invoqu\u00e9e pour pas grand-chose. Elle n'est pas la seule. Je serais tent\u00e9 de dire, paraphrasant encore une forte parole du mar\u00e9chal P\u00e9tain : je hais ces proclamations, ces dictons et po\u00e8mes p\u00e9remptoires qui nous ont fait (po\u00e9tiquement) tant de mal ('je hais', cependant, dans un contexte aussi modeste, est nettement exag\u00e9r\u00e9) ; par exemple : \u00ab Bont\u00e9, ton nom est homme \u00bb ou bien \u00ab C'est entendu, je hais le r\u00e8gne des bourgeois\/ le r\u00e8gne des flics et des pr\u00eatres\/ mais je hais encore plus l'homme qui ne les hait pas\/ comme moi\/ de toutes ses forces\/ je crache \u00e0 la figure de l'homme plus petit que nature\/ qui \u00e0 tous mes po\u00e8mes ne pr\u00e9f\u00e8re pas cette\/ critique de la po\u00e9sie \u00bb (Eluard) ; et encore : \u00ab \u00c0 chaque effondrement des preuves, le po\u00e8te r\u00e9pond par une salve d'avenir \u00bb !!! ; et caetera !).\n\nEn outre, la po\u00e9sie, en tant qu'art, avait encore quelque vague prestige public. Les effets convergents de 'l'ordre des choses' \u00e9conomique et culturel allaient tr\u00e8s vite le lui \u00f4ter ; d\u00e9finitivement, semble-t-il (il n'y a pas que du mal \u00e0 penser de cette \u00e9volution).\n\nIl \u00e9tait difficile, \u00e0 dix-huit ans, \u00e0 vingt ans, et de pr\u00e9voir, et de se reconna\u00eetre dans ce qui arrivait (tr\u00e8s vite ; mais les \u00e9v\u00e9nements du monde n'arrivent-ils pas toujours tr\u00e8s vite ; trop vite ? on n'est jamais pr\u00eat). La 'sortie au jour', l'abandon de ces plusieurs sortes d'illusions, les rejets indispensables furent p\u00e9nibles. Ils se firent selon diff\u00e9rentes voies. Certains pers\u00e9v\u00e9r\u00e8rent, de moins en moins \u00e0 l'aise d'ailleurs. Certains suivirent Ren\u00e9 Char ; certains Michaux (Henry, ou Henri). Il y eut..., il y eut \u00e7a et \u00e7a et \u00e7a.\n\nEn ce qui me concerne, l'esprit de 'r\u00e9forme' eut son temps, que j'associe _a posteriori_ \u00e0 la lecture du premier livre d'Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l'immobilit\u00e9 de Douve. Il me montra qu'il \u00e9tait possible d'\u00e9crire hors du nuage surr\u00e9aliste sans retourner au vers r\u00e9gulier (en fait le vers r\u00e9gulier est extr\u00eamement pr\u00e9sent et \u00e0 mon sens de plus en plus pr\u00e9sent chez Bonnefoy ; et il est l\u00e0 d\u00e8s le d\u00e9but : avec le temps on est plus sensible \u00e0 la parent\u00e9 qu'\u00e0 la diff\u00e9rence).\n\nJ'eus ensuite mon moment 'reconstructeur'; enfin 'refondateur'. Au bout de cette trajectoire, fort longue, j'en vins \u00e0 r\u00e9cuser enti\u00e8rement toutes ces voies, sans exception. Du moins est-ce ce que j'imagine.\n\n\u00c0 chaque pas, selon cette trajectoire, se pr\u00e9sent\u00e8rent des lectures. Les lectures, les relectures facilitent, ou suscitent le mouvement. S'\u00e9loigner d'Aragon, d'Eluard, de Guillevic, sans retourner \u00e0 Breton, \u00e0 P\u00e9ret (j'allais dire 'retomber dans', mais je me retiens) am\u00e8ne \u00e0 relire (ou commencer \u00e0 lire) Tzara, Desnos ; \u00e0 lire Daumal, Gilbert-Lecomte, Ponge, Follain, avec d'autres yeux, avec deux yeux ; l'un presbyte, et l'autre myope.\n\nDe Bonnefoy on revient \u00e0 Jouve (il suffit d'ouvrir les livres, sans rien savoir, sans rien avoir lu, pour saisir la parent\u00e9. Elle se voit d'embl\u00e9e sur la page (mais c'est une page sage ; on n'est pas encore \u00e0 m\u00eame de regarder du Bouchet ; la po\u00e9sie, aussi, \u00e7a se regarde)). Desnos, puis Queneau, \u00e9vitent de seulement fuir Pr\u00e9vert. Michaux tranquillise.\n\nIl faut cinq, dix ans, plus. Je n'oublie certes pas la po\u00e9sie du pass\u00e9. Je n'oublie certes pas la po\u00e9sie d'autres langues. Comprendre que l'ici, le maintenant sont aveugles si on ne regarde que ce qui s'\u00e9crit ici, maintenant, prend du temps. Apr\u00e8s coup je vois que toutes ces r\u00e9visions sont en fait d\u00e9j\u00e0 en germe dans ces ann\u00e9es m\u00eames qui en semblent le plus \u00e9loign\u00e9es. Comme je vais dire plus tard.\n\nJe ferai une place \u00e0 part, bien s\u00fbr, \u00e0 Pierre Reverdy. \u00ab La fontaine coule sur la place du port d'\u00e9t\u00e9. \u00bb Lucarne ovale. Jockeys camoufl\u00e9s. \u00ab En ce temps-l\u00e0 le charbon \u00e9tait devenu aussi pr\u00e9cieux et rare que des p\u00e9pites d'or,...\u00bb\n\nComment la po\u00e9sie peut-elle \u00eatre \u00e0 ce point invisible ? \u00e9gale ? imp\u00e9n\u00e9trable ? \u00e9vidente ?\n\nUn de mes amis d'alors (de juste un peu plus tard) a \u00e9crit : \u00ab Je n'aime pas la transparence du cristal. J'aime la transparence des pierres. \u00bb\n\n## \u00a7 133 Je m'\u00e9tais rendu \u00e0 la premi\u00e8re r\u00e9union, inaugurale, annonc\u00e9e, avec pompe, par Les Lettres fran\u00e7aises\n\nJe m'\u00e9tais rendu \u00e0 la premi\u00e8re r\u00e9union, inaugurale, annonc\u00e9e, avec pompe, dans Les Lettres fran\u00e7aises. Il y avait foule, foule. Je n'h\u00e9sitai pas \u00e0 revenir. Toutes les semaines. Je participai. Je ne parlai gu\u00e8re.\n\nPeu \u00e0 peu je me liai plus fortement avec une demi-douzaine d'entre ces jeunes gens. Leur fermet\u00e9, leur certitude, leur absolutisme me fascinaient. Il y avait une hi\u00e9rarchie implicite dans le Groupe. Ils en \u00e9taient, naturellement ou presque, les chefs.\n\nCar tout naturellement se trouvaient parler plus fort, \u00eatre \u00e9cout\u00e9s, diriger les d\u00e9bats, bref commander, ceux qui avaient fait partie de la toute petite cohorte des '\u00e9lus', choisis par Elsa Triolet. Ils \u00e9taient les g\u00e9n\u00e9raux de l'arm\u00e9e des 'sans-culottes' communistes ou 'progressistes' de la po\u00e9sie.\n\nEt \u00e0 ceux-l\u00e0 s'ajoutaient les vivants exemples de la R\u00e9volution mondiale dans la po\u00e9sie, ceux qui seraient, pensions-nous, les successeurs des GFP (Grandes Figures de Pierre), des Aragons, des Nerudas, des Hikmets ; ils seraient les Ma\u00efakovskis de l'\u00e9poque du socialisme triomphant, d\u00e9bordant de l'Union sovi\u00e9tique en une vague irr\u00e9sistible (nous-m\u00eames petite \u00e9cume lyriquement vocif\u00e9rante), hors de son sixi\u00e8me de globe arrach\u00e9 \u00e0 l'exploitation capitaliste, en Chine d\u00e9j\u00e0, et bient\u00f4t en Afrique ; en Am\u00e9rique ; partout.\n\nAu premier rang de ceux-l\u00e0 r\u00e9gna le Ha\u00eftien Ren\u00e9 Depestre, qui avait presque seul fait la r\u00e9volution en son pays (avec deux ou trois copains ; gardant, disait-on, le pouvoir une demi-douzaine d'heures, avant l'intervention d'une canonni\u00e8re yankee).\n\nSes po\u00e8mes, d'une imagerie torrentielle, \u00e9bouriffante (pleine de 'jus de corossol'), port\u00e9s par sa voix rapide, exotique, passionn\u00e9e, pr\u00e9cipit\u00e9e, nous transportaient de ferveur, d'admiration, d'un d\u00e9sir \u00e9perdu d'\u00e9mulation (mais nous le soup\u00e7onnions (moi en tout cas) impossible \u00e0 \u00e9galer).\n\nIl \u00e9tait plus ou moins clandestin en France, en proie aux tracasseries polici\u00e8res et administratives du pouvoir, qui mena\u00e7ait constamment de l'arr\u00eater et de l'expulser, mais ne s'y d\u00e9cidait pas vraiment, par crainte des r\u00e9actions.\n\nIl fut h\u00e9berg\u00e9 pendant quelque temps chez mes parents, en leur absence (pour cause de vacances). Il y confectionnait des 'pois et riz', version ha\u00eftienne du colombo guadeloup\u00e9en (du cassoulet, de la 'habada'); sa femme, Edith, une belle Hongroise (? ; plus tard isra\u00e9lienne), sculpturale, brune, au visage impassible, dansait immobilement dans la salle \u00e0 manger pendant qu'il tournait rapidement autour d'elle. Nous \u00e9tions rudement impressionn\u00e9s, croyez-moi.\n\nIl eut les honneurs de L'Humanit\u00e9, d'une double page enti\u00e8re, immense, de France nouvelle. Il partit un jour, vers 1952, en Tch\u00e9coslovaquie d\u00e9mocrate-populaire, o\u00f9 il eut toutes les peines du monde \u00e0 ne pas \u00eatre englouti dans le 'complot sioniste' qui se r\u00e9v\u00e9la sinistrement au monde, par les aveux si convaincants, si sinc\u00e8res, de Slansky. (\u00ab J'ai trop \u00e0 faire avec des innocents qui clament leur innocence, pour m'occuper de coupables qui clament leur culpabilit\u00e9 \u00bb, r\u00e9pondit Eluard \u00e0 quelqu'un de ses proches, qui s'inqui\u00e9tait. Ah mais !)\n\nIl y avait beau y avoir une situation grave, tendue, peut-\u00eatre pr\u00e9r\u00e9volutionnaire en France, il \u00e9tait impossible, quatre, cinq ans apr\u00e8s la Lib\u00e9ration, de ne pas sentir que tout cela n'\u00e9tait rien, ou presque.\n\nNotre imagination se transportait d'un coup ailleurs, vers le Ha\u00efti de Ren\u00e9, de Jacques Stephen Alexis (que les Tontons Macoutes de Duvalier devaient plus tard massacrer et jeter, cousu dans un sac, non 'en Seine' comme dans la ballade de Villon, mais en la mer des Cara\u00efbes), vers l'Iran du Toudeh, la Gr\u00e8ce des Andartes, le Vietnam de Ho Chi Minh, la Chine de la Longue Marche.\n\nNous r\u00eavions de d\u00e9part : \u00ab Pars courageusement, laisse toutes les routes\/ Ne ternis plus tes pieds aux poudres des chemins. \u00bb\n\nNos a\u00een\u00e9s ne nous y encourageaient pas. Ils attiraient notre attention sur l'urgence de t\u00e2ches qui s'imposaient, ici, sur place, en France, toutes ces luttes dans lesquelles la po\u00e9sie devait trouver et prendre sa place, toute sa place.\n\nNous avions du mal \u00e0 la trouver. \u00c7a ne bougeait pas assez vite. Le nomadisme r\u00e9volutionnaire nous exaltait. Brecht : \u00ab Nous traversions les luttes de classe... \u00bb\n\n## \u00a7 134 En attendant, il y avait une carte du Groupe, avec un num\u00e9ro d'adh\u00e9sion ; et une photographie\n\nEn attendant, il y eut une carte du Groupe, avec un num\u00e9ro d'adh\u00e9sion ; et une photographie. Dans un effort remarquable d'originalit\u00e9 (on est po\u00e8te ou on ne l'est pas) la photographie des adh\u00e9rents avait \u00e9t\u00e9 plac\u00e9e, d\u00e9coup\u00e9e en cercle, \u00e0 l'int\u00e9rieur du mot PO\u00c8TE (imprim\u00e9 en grandes majuscules), occupant et d\u00e9bordant, vers le bas et vers le haut, la place du O.\n\nUn regard non pr\u00e9venu et non attentif pouvait (avec un brin de malveillance) ne pas identifier cette image comme \u00e9tant celle d'une lettre, de la lettre O, et lire par cons\u00e9quent Groupe des Jeunes P \u00c8TES, version du mot 'po\u00e8te' \u00e0 laquelle il n'avait pas encore, m\u00eame par Queneau, \u00e9t\u00e9 pens\u00e9 (on connaissait po\u00ebte, poh\u00e8te, pw\u00e8te) (le point (ou \u00e9tait-ce trois points ? plus m\u00eame) condensant le O et en tenant lieu exprimant, par sa position entre le P initial et la suite, le caract\u00e8re explosif, p\u00e9taradant, p\u00e9gaso\u00efde, de l'inspiration po\u00e9tique : P...\u00e8tes !).\n\nAu cours de sa br\u00e8ve et chaotique existence le Groupe eut \u00e0 quelque moment un pr\u00e9sident, un bureau, une bureaucratie donc, et par cons\u00e9quent au moins une exclusion (un malheureux, dont il me semble que le pr\u00e9nom \u00e9tait Ariel, fut exclu pour 'b\u00eatise'). Car il y avait un c\u00f4t\u00e9 farce \u00e0 cette 'organisation'.\n\nMais on lisait ; effervescence de lectures : po\u00e9sie po\u00e9sie po\u00e9sie.\n\nEt quoi ? Quoi qu'on lisait ?\n\nAragon, sans doute. Car, c'\u00e9tait entendu, Aragon avait raison. Il \u00e9tait le plus avanc\u00e9 dans l'ordre des raisons politiques, donc dans l'ordre des raisons po\u00e9tiques, donc dans l'ordre des raisons prosodiques. Ce chemin d\u00e9ductif avait son poids. Ayant raison politique, prouv\u00e9e par la R\u00e9sistance et l'appartenance au Comit\u00e9 central, ayant d\u00e9ductivement raison po\u00e9tique (et elle \u00e9tait reconnue m\u00eame par Eluard, qui dans ses Po\u00e8mes politiques pr\u00e9fac\u00e9s par Aragon pr\u00e9cis\u00e9ment disait, \u00e0 peu pr\u00e8s : \u00ab Aragon a eu le premier raison contre les monstres ; et raison contre moi \u00bb ; lui-m\u00eame s'effor\u00e7ant, n\u00e9gation apparente de toute sa trajectoire formelle (en fait pas si invraisemblable que cela) de retrouver la forme du \u00ab po\u00e8me vraiment rythm\u00e9 vraiment rim\u00e9 \u00bb).\n\nC'est que nous lisions Eluard beaucoup. Il repr\u00e9sentait la transition la moins rude entre la po\u00e9sie de nos \u00e9tudes et celle des temps nouveaux. (N'oublions pas qu'on n'enseignait pas ces po\u00e8tes, ni Breton, dans les \u00e9coles.) La caution, politique et po\u00e9tique, d'Eluard \u00e9tait n\u00e9cessaire \u00e0 la dictature aragonesque sur nos esprits (c'en \u00e9tait une).\n\nEt cependant. Malgr\u00e9 une in\u00e9vitable mauvaise conscience ou au contraire pr\u00e9cis\u00e9ment, dirais-je, en raison de la rencontre de cette mauvaise conscience et du d\u00e9sir irr\u00e9pressible de radicalit\u00e9 (po\u00e9tique d'abord, et politique secondairement) qui nous avait amen\u00e9s en ce lieu (le Groupe des Jeunes P...\u00c8TES), nous \u00e9tions en m\u00eame temps attir\u00e9s vers Dada (Tzara surtout), vers l'Aragon surr\u00e9aliste (et les autres), vers les 'irr\u00e9guliers' du Grand Jeu, Daumal, Gilbert-Lecomte (l'artaudmania \u00e9tait encore ombilicale dans les limbes du futur)...\n\nChacun avait ainsi son 'vice impuni', son po\u00e8te 'politiquement incorrect' (employons une bonne expression anachronique), ou tout simplement n\u00e9glig\u00e9 pour des raisons pas tr\u00e8s claires.\n\nDans mon cas, je choisis (ou me laissai emporter vers) Tzara, Desnos, plus tard Queneau. Les Sept Manifestes dada me transport\u00e8rent (\u00ab Voil\u00e0 pourquoi vous cr\u00e8verez tous ; et vous cr\u00e8verez, je vous le jure \u00bb, lus-je avec d\u00e9lices). Et j'eus une grande histoire d'amour formel avec L'Homme approximatif, d\u00e9couvert par un ou deux de ses morceaux dans l'anthologie tristan-tzariste qu'avait publi\u00e9e Bordas en 46 ou \u00e0 peu pr\u00e8s. Ce long po\u00e8me avait paru en un volume introuvable (et financi\u00e8rement inaccessible). Renouant sans le savoir avec une pratique qui avait \u00e9t\u00e9 celle de mon p\u00e8re autrefois pour acc\u00e9der \u00e0 la lecture des textes '\u00e0 tirage limit\u00e9' de Paul Val\u00e9ry, je m'en allai en copier int\u00e9gralement les dix-neuf sections chez un camarade plus fortun\u00e9 (c'est-\u00e0-dire ayant acc\u00e8s \u00e0 la biblioth\u00e8que de son p\u00e8re, lui-m\u00eame pas pauvre).\n\nJe les copiai et les mit sous la garde de ma m\u00e9moire, qui les conserva longtemps :\n\nles cloches sonnent sans raison et nous aussi\n\n[...]\n\nperdu \u00e0 l'int\u00e9rieur de moi-m\u00eame perdu\n\nl\u00e0 o\u00f9 personne ne s'aventure port\u00e9 sur le brancard des ailes d'oubli\n\net en d\u00e9pit des fus\u00e9es parties \u00e0 l'int\u00e9rieur du globe\n\nles armoiries g\u00e9ologiques somnolent dans le gosier de la montagne\n\ndont les corbeaux troublent le silence ind\u00e9chiffrable\n\nvissant leurs larges et dures spirales d'acier autour du vol unique\n\nperdu \u00e0 l'int\u00e9rieur de soi-m\u00eame l\u00e0 o\u00f9 personne ne s'aventure sauf l'oubli.\n\nAvec quelques 'coll\u00e8gues' je rendis quelquefois visite \u00e0 Tzara en personne ; petit homme vilain, tr\u00e8s vilain \u00e0 voir ; tr\u00e8s sarcastique ; heureux de voir l'attraction que son personnage m\u00e9phistoph\u00e9lique exer\u00e7ait sur ces jeunes ben\u00eats ; aux moments d'extr\u00eame confidence il sortait son exemplaire des \u00e9preuves d'Alcools, corrig\u00e9es apr\u00e8s lecture de La Prose du Transsib\u00e9rien. \u00ab Apollinaire, nous disait-il, vous croyez tous que c'est Apollinaire qui a tout fait ! mais il y a Cendrars ! \u00bb\n\nIl \u00e9tait extr\u00eamement mal \u00e0 l'aise dans l'environnement po\u00e9tique que son engagement politique lui imposait. Il avait toujours \u00e9t\u00e9 mal \u00e0 l'aise depuis que le surr\u00e9alisme avait assassin\u00e9 Dada. Il appr\u00e9ciait \u00e0 sa juste valeur l'intensit\u00e9 de perfidie de l'\u00e9loge que faisait de lui Aragon dans Les Chroniques du Bel Canto (\u00ab elle a grandi, la petite fleur bleue de dada ! \u00bb). Nous \u00e9coutions avec un ravissement m\u00e9lang\u00e9 de mauvaise conscience ses impr\u00e9cations anti-aragoniennes (il ne se privait pas de parler, en priv\u00e9). \u00ab Eluard, nous disait-il, c'est Lamartine, c'est Musset ! \u00bb\n\nIl avait publi\u00e9, juste apr\u00e8s la guerre (mais compos\u00e9 pendant), un tout petit livre de quelques po\u00e8mes (quelques pages, de format minuscule, \u00e0 couverture de papier mince, et rose th\u00e9 (?)), \u00e9crits dans les pens\u00e9es et esp\u00e9rances nourries de la bataille de Stalingrad, sous le titre Une Route Seul Soleil. Au lendemain de la chute du drapeau sovi\u00e9tique depuis le fronton du Kremlin, j'ai \u00e9crit, \u00e0 l'intention de mon ami Henri Deluy, mais en pensant \u00e0 Tristan Tzara (mort depuis longtemps, non sans avoir, en 1956, particip\u00e9 \u00e0 la chute du r\u00e9gime stalinien de Rakosi), ce tr\u00e8s court po\u00e8me :\n\n **No\u00ebl 1991**\n\n**U** ne **R** oute **S** eul **S** oleil !\n\n## \u00a7 135 Robert Desnos \u00e9tait mort au sortir de la d\u00e9portation.\n\nTout le monde (nous tous en tout cas) savait que Robert Desnos \u00e9tait mort au sortir de la d\u00e9portation. Ce fait donnait \u00e0 sa po\u00e9sie un statut exceptionnel. Le 'Choix de po\u00e8mes' que nous avions tous, sous sa couverture bleue contenait le fameux 'dernier po\u00e8me', dont on n'ignore plus qu'il ne serait pas un po\u00e8me de Desnos, mais une abr\u00e9viation involontaire d'un texte des premi\u00e8res ann\u00e9es (\u00ab J'ai tant r\u00eav\u00e9 de toi que tu perds ta r\u00e9alit\u00e9 \u00bb), qu'on croyait alors recueilli juste avant la mort du po\u00e8te par l'\u00e9tudiant tch\u00e8que qui le reconnut dans le camp et le transmit : \u00ab Il me reste d'\u00eatre l'ombre parmi les ombres\/ d'\u00eatre cent fois plus ombre que l'ombre\/ d'\u00eatre l'ombre qui viendra et reviendra\/ dans ta vie ensoleill\u00e9e. \u00bb\n\nNous avons tous, et bien d'autres apr\u00e8s nous, su cette version d'un po\u00e8me ancien de Desnos dans notre c\u0153ur. Le scrupule d'authenticit\u00e9 qui amena \u00e0 faire remarquer qu'il ne s'agissait pas d'un po\u00e8me \u00e9crit et reconnu comme sien apr\u00e8s coup par Desnos lui-m\u00eame (il n'\u00e9tait plus question, et pour cause, de l'interroger \u00e0 ce sujet) aura peut-\u00eatre, avec les ann\u00e9es, pour cons\u00e9quence de faire dispara\u00eetre la version dite apocryphe des \u00e9ditions (c'est sans doute d\u00e9j\u00e0 fait) mais aussi, en cons\u00e9quence, des m\u00e9moires, et en d\u00e9finitive peut-\u00eatre m\u00eame de la faire s'\u00e9vanouir quasi enti\u00e8rement. (Il est cependant grav\u00e9 dans la pierre, dans l'\u00eele de la Cit\u00e9.)\n\nEn compilant cet automne (1995) un petit choix de 128 po\u00e8mes pour une anthologie (publi\u00e9e chez Gallimard) command\u00e9e par Henriette Zoughebi et le Salon du livre de jeunesse de Montreuil, j'ai \u00e9t\u00e9 un moment tent\u00e9 de le faire figurer dans la section de ce livre que j'ai intitul\u00e9e Po\u00e9sie dans la guerre, avec l'indication suivante : \u00ab Po\u00e8me attribu\u00e9 \u00e0 Robert Desnos \u2013 1945\u00bb.\n\nJ'y ai renonc\u00e9, et je regrette un peu aujourd'hui cette timidit\u00e9. Je dis 'timidit\u00e9' parce que en fait\n\n\u2013 a \u2013 Je ne vois aucune raison d\u00e9cisive de refuser absolument, m\u00eame en la sachant l\u00e9gendaire, l'attribution \u00e0 Desnos de cette 'version simplifi\u00e9e' (elle n'aurait rien eu d'impossible ; car on pourrait tr\u00e8s bien supposer que Desnos, dans les circonstances extr\u00eames de son emprisonnement, aurait transmu\u00e9 lui-m\u00eame dans sa m\u00e9moire ce po\u00e8me d'amour ancien ; c'est souvent ainsi que se produit la transmission po\u00e9tique m\u00e9di\u00e9vale).\n\n\u2013 b \u2013 La 'condensation', d'accord, n'est pas de son fait (elle est due \u00e0 un autre, au hasard (un hasard o\u00f9 joue, autre caract\u00e9ristique 'orale' et 'm\u00e9di\u00e9vale', la traduction (en l'occurrence, le passage \u00e0 la langue tch\u00e8que))); mais je ne vois rien de po\u00e9tiquement inf\u00e9rieur dans la version apocryphe (j'irai jusqu'\u00e0 dire que je la trouve au contraire bien plus intens\u00e9ment ins\u00e9parable de la circonstance qui l'a suscit\u00e9e que la version ancienne du po\u00e8me, qui n'\u00e9tait pas adress\u00e9e, comme l'\u00e9taient les pens\u00e9es de Desnos d\u00e9port\u00e9, parlant au jeune homme qui \u00e9tait pr\u00e8s de lui, \u00e0 Youki).\n\n\u2013 c \u2013 'Po\u00e8me apocryphe' c'est s\u00fbr, mais beaucoup plus proche de la 'mani\u00e8re' des derni\u00e8res ann\u00e9es de Desnos que de celle o\u00f9 il \u00e9crivait Corps et Biens (qui contient la version 'authentique') ou Fortunes.\n\n\u2013 d \u2013 Je le trouve, enfin, en tant que po\u00e8me, tout simplement meilleur.\n\n\u2013 e \u2013 Il y a plus : le rejeter enti\u00e8rement est donc en fait nier, pour le moment contemporain, un des modes les plus anciens et les plus universels de la transmission de po\u00e9sie, de la bouche \u00e0 la bouche par l'oreille, de m\u00e9moire \u00e0 m\u00e9moire, avec transmutation, contresens, r\u00e9invention, celui de l'oralit\u00e9-auralit\u00e9 ; et d'\u00e9crit \u00e0 \u00e9crit quand l'\u00e9crit a \u00e9t\u00e9 invent\u00e9.\n\n\u2013 f \u2013 Et c'est avoir des po\u00e8mes une conception tr\u00e8s pauvre, qui les identifie et les limite \u00e0 leur seul \u00e9tat \u00e9crit, externe et immobilis\u00e9. Un po\u00e8me n'est pas qu'en dehors des t\u00eates qui le voient ou l'entendent. Il est et doit \u00eatre \u00e0 la fois dedans et dehors, \u00e9crit et oral ; \u00e9Crit (sur une page int\u00e9rieure) et aural ; et il ne reste jamais fixe, tant qu'il vit. Et le pseudo-dernier po\u00e8me de Robert Desnos a \u00e9t\u00e9 indissolublement li\u00e9 au nom de Robert Desnos, en beaucoup de m\u00e9moires, qui ne s'en sont pas si mal trouv\u00e9es.\n\nPour toutes ces raisons, j'aurais aim\u00e9 que demeure dans le souvenir le 'dernier po\u00e8me de Robert Desnos' (accompagn\u00e9, si l'on veut, dans une \u00e9dition quelconque, d'un avertissement concernant les circonstances de sa transmission (ou r\u00e9invention)).\n\nDesnos, m\u00eame s'il n'\u00e9tait jamais pris comme mod\u00e8le et exemple de ce qu'il fallait faire maintenant (en 1949-50), pr\u00e9sentait pour moi un avantage de nature formelle (et je le lui ai conserv\u00e9 ensuite, de mani\u00e8re plus r\u00e9fl\u00e9chie mais en allant dans le m\u00eame sens).\n\nIl \u00e9chappait \u00e0 la dichotomie paralysante o\u00f9 s'enfermaient les encore surr\u00e9alistes et leurs adversaires politiques-po\u00e9tiques : \u2013 ou bien le vers libre strict (non compt\u00e9 et non rim\u00e9 (slogan compris comme 'jamais compt\u00e9, jamais rim\u00e9')) \u2013 ou bien le vers compt\u00e9-rim\u00e9 (au sens de 'toujours compt\u00e9, toujours rim\u00e9' (dans une version d'ailleurs 'arr\u00eat\u00e9e' en l'\u00e9tat d\u00e9fini par Apollinaire)), exig\u00e9, alors, par Aragon.\n\nLes 'progressistes' du vers, politiquement d'accord entre eux ou pas, se dirigeaient plus ou moins vite, avec plus ou moins de r\u00e9ticences et d'h\u00e9sitations vers la position prosodiquement 'juste', mais restaient g\u00e9n\u00e9ralement (comme Eluard, comme Tzara lui-m\u00eame apr\u00e8s 1945, sans oublier Char ; et bien d'autres), dans un entre-deux o\u00f9, tout en fuyant la rime, leurs po\u00e8mes \u00e9taient de plus en plus envahis de mesures traditionnelles, alexandrins et octosyllabes surtout, flottant comme des ions libres dans une soupe chimiquement encore d'apparence vers-libriste. (On la trouve aussi chez Jouve, chez Bonnefoy.)\n\nFaire coexister, comme dans les grands po\u00e8mes de Fortunes, plusieurs possibles m\u00e9triques ; ne pas reculer d'horreur devant la rime ; ne pas lui donner non plus statut de statue patriotique ; composer m\u00eame des sonnets (dont Aragon ne devait d\u00e9couvrir la n\u00e9cessit\u00e9 politique que vers 1954), ne pas privil\u00e9gier le ton sublime dans l''amour fou' au d\u00e9triment du 'langage cuit' ou du registre humble, violent, cru, sordide m\u00eame de la langue (on sait avec quelle efficacit\u00e9 pol\u00e9mique les sonnets argotiques, comme Mar\u00e9chal Ducono ou P\u00e9trus d'Aubervilliers, compl\u00e9mentent les lyriques Couplets de la rue Saint-Martin dans la po\u00e9sie de R\u00e9sistance), telle \u00e9tait la le\u00e7on implicite propos\u00e9e, \u00e0 qui savait lire, par Desnos.\n\nLe Queneau de ces ann\u00e9es \u00e9tait celui de L'Instant fatal. Le Queneau peut-\u00eatre le plus novateur po\u00e9tiquement n'\u00e9tait pas encore. Mais il offrait d\u00e9j\u00e0 comme Desnos une alternative au faux populaire de Pr\u00e9vert, menue monnaie et version molle du surr\u00e9alisme. \u00ab Quand nous p\u00e9n\u00e9trerons la gueule de travers\/ dans l'empire des morts\/\/ avecque nos verrues nos poux et nos cancers\/ comme en ont tous les morts\/...\u00bb\n\nMe r\u00e9clamer de Desnos et (un peu plus tard) de Queneau fut pour moi un choix d\u00e9cisif, du c\u00f4t\u00e9 de la forme.\n\n## \u00a7 136 Pour \u00eatre aragonien strictement, politiquement comme prosodiquement,\n\nPour \u00eatre aragonien strictement, politiquement comme prosodiquement, sans sombrer dans le ridicule, ou du moins se contenter de la position sans avenir de petit \u00e9pigone (toutes les personnalit\u00e9s po\u00e9tiques d'une certaine envergure, associ\u00e9e \u00e0 une forte visibilit\u00e9, ont ainsi leurs satellites, qui poussent jusqu'\u00e0 la caricature les traits les plus imitables de leurs idoles, jusqu'\u00e0 leur faire, paradoxale, ombre eux-m\u00eames ; les 'petits' surr\u00e9alistes tardifs, par exemple, ont beaucoup mieux r\u00e9ussi \u00e0 donner de la vieillesse \u00e0 la po\u00e9sie de Breton que les efforts (m\u00e9ritoires certes dans les ann\u00e9es d'apr\u00e8s-guerre) de l'int\u00e9ress\u00e9 ; le 'cas' de Char est au moins aussi redoutable, dans son genre), il fallait une s\u00e9rieuse tranquillit\u00e9 int\u00e9rieure et un optimisme personnel \u00e0 toute \u00e9preuve.\n\nC'est dans ce r\u00f4le (il ne l'avait pas cherch\u00e9 consciemment, mais les circonstances le lui impos\u00e8rent) que Charles Dobzynski fit son entr\u00e9e en sc\u00e8ne po\u00e9tique (une sc\u00e8ne po\u00e9tique pi\u00e9g\u00e9e, dont les feux (allum\u00e9s dans Les Lettres fran\u00e7aises) \u00e9taient destin\u00e9s \u00e0 s'\u00e9teindre tr\u00e8s vite ; mais il ne pouvait pas le pr\u00e9voir ; nous ne pouvions, nous ne s\u00fbmes pas le pr\u00e9voir).\n\nJe l'ai connu. Nous avons \u00e9t\u00e9 li\u00e9s longtemps. Il \u00e9tait de famille pauvre, autodidacte oblig\u00e9 de par la pauvret\u00e9, et la guerre, vivant rue de Flandre avec sa m\u00e8re laiss\u00e9e veuve (ses mains tremblaient de maladie, et la langue fran\u00e7aise aussi tremblait, incertaine, dans sa bouche).\n\nIl avait trois ans, plus de trois ans de plus que moi. En 1949, 1950, c'\u00e9tait beaucoup.\n\nCe fut \u00e0 ce moment de sa vie une aventure, ce fut un conte de f\u00e9es. Il envoya des po\u00e8mes \u00e0 la Po\u00e9sie des Inconnus et il fut d\u00e9clar\u00e9 premier de la composition, premier de la classe. Si Ren\u00e9 Depestre fut le premier de ceux venus de loin et d'ailleurs, des Antilles fabuleuses, r\u00e9volutionnaires, exploit\u00e9es et pauvres,\n\nil fut, lui, le premier d'ici, bien que venu de loin aussi (en un autre sens), le premier des quartiers pauvres, peupl\u00e9s d'exploit\u00e9s pauvres, des quartiers dits 'populaires' de la capitale (ils l'\u00e9taient : la pesanteur immobili\u00e8re et chiraquienne n'avait pas encore vid\u00e9 Paris de ses 'pauvres' insalubres, ne les avait pas chass\u00e9s de leurs logements insalubres, pour y mettre de moins pauvres, r\u00e9nov\u00e9s par l'argent, \u00e0 leur place, en des immeubles flambant neufs ou v\u00e9n\u00e9rables r\u00e9g\u00e9n\u00e9r\u00e9s, flanqu\u00e9s d'immigr\u00e9s et de SDF, encore plus pauvres et insalubres que les anciens pauvres, pour assurer aux vrais Parisiens leur frisson de peur, la satisfaction d'\u00eatre soi bien au chaud (l'aum\u00f4ne \u00e9ventuelle), et le ramassage des ordures ; eh oui, c'est comme \u00e7a).\n\nPierre Seghers publia d'embl\u00e9e son premier livre ; en 1950 ; et ce fut La Question d\u00e9cisive (en \u00e9pigraphe cette phrase, c\u00e9l\u00e8bre \u00e0 l'\u00e9poque, de Maurice Thorez : \u00ab La Question d\u00e9cisive de l'heure, c'est la lutte pour la paix \u00bb). \u2013 Un des po\u00e8mes de cette 'plaquette', comme on disait (expression que d\u00e9j\u00e0 je trouvais horrible), La Quadrature du si\u00e8cle (exemple pr\u00e9coce de cette propension au jeu de mots m\u00e9taphorique qui fut, il me semble, la mal\u00e9diction qu'offrit la muse de la po\u00e9sie \u00e0 Charles Dobzynski), est d\u00e9di\u00e9 \u00ab Au groupe des jeunes po\u00e8tes du CNE \u00bb : \u00ab Mes amis de vingt ans\/ mes amis de ce temps \u00e0 la gueule des roues... \u00bb Passons.\n\nL'ann\u00e9e suivante il en publia un second mais dans un tirage semi-luxueux, limit\u00e9 \u00e0 cent exemplaires, Notre amour est pour demain ; la couverture reproduisant le plan de Paris en son extr\u00eame nord-est, la rue de Flandre, la Villette, et les communes aux noms populistes, Aubervilliers, Pantin, tout l'autour du canal de l'Ourcq le long duquel j'ai des ann\u00e9es march\u00e9 (c'\u00e9tait possible, jusqu'en 1965 certainement, 1970 ?).\n\nUn po\u00e8me de vingt-deux strophes de huit octosyllabes chacune : \u00ab Trottoirs mouill\u00e9s ma d\u00e9chirure... \u00bb \u2013 Une sorte de 'Chanson du mal-aim\u00e9'-1950. Le vers est le m\u00eame ; il y a des quasi-rimes, plut\u00f4t (comme dans Les Collines : \u00ab Au-dessus de Paris, un jour\/ combattaient deux grands avions\/...\u00bb).\n\nCar il y avait deux Apollinaires \u00e0 la disposition du jeune po\u00e8te de ces ann\u00e9es : celui de la 'Chanson' et des 'Collines'; et celui de Zone, le premier po\u00e8me d'Alcools (que La Prose du Transsib\u00e9rien de Cendrars avait fait bouger d\u00e9cisivement, disait Tzara) : \u00ab \u00c0 la fin, tu es las de ce monde ancien\/ Berg\u00e8re \u00f4 tour Eiffel le troupeau des ponts b\u00eale ce matin. \u00bb Un de ces deux Apollinaires est en mesure r\u00e9guli\u00e8re, l'autre en mesure tr\u00e8s irr\u00e9guli\u00e8re (vers tr\u00e8s longs, tr\u00e8s courts, rimes, pas rimes, ton sublime, ton de la conversation, apostrophes ; ce n'est pas si facile que \u00e7a \u00e0 imiter ; bien des s'y sont cass\u00e9 les dents (rythmiques)).\n\nL'Apollinaire alexandrin (troisi\u00e8me choix) est celui de L'\u00c9migrant de Landor Road, et surtout des Saisons, un po\u00e8me de la guerre de 14 (\u00ab C'\u00e9tait un temps b\u00e9ni, nous \u00e9tions sur les plages\/ va-t'en de bon matin, pieds nus et sans chapeau\/ et vite comme va la langue d'un crapaud\/ L'amour blessait au c\u0153ur les fous comme les sages \u00bb). Aragon avait \u00e9t\u00e9 \u00e0 diff\u00e9rents moments marqu\u00e9 par ces trois Apollinaires. En suivre un ne pouvait que faciliter son attention.\n\n\u00ab L'air est bleu comme du futur \u00bb, \u00e9crivait le jeune Charles.\n\n\u00ab Les femmes sont imperm\u00e9ables \u00bb, me disait-il (\u00e0 moi qui le lisais).\n\n\u00ab Et je regrette mon enfance\/ comme si j'avais cinquante ans\/ je t'ai aim\u00e9e \u00e0 pierre fendre\/ H\u00e9l\u00e8ne aujourd'hui je suis seul\/ je suis comme une p\u00e9ninsule\/ abandonn\u00e9e par ses rivages\/...\u00bb\n\n\u00abLe canal de l'Ourcq est d\u00e9sert\/ ah ma vie lui ressemble-t-elle\/...\u00bb (d\u00e9sert, le canal de l'Ourcq, dix ans plus tard, que je suivais).\n\nLes choses s'acc\u00e9l\u00e9r\u00e8rent, du point de vue de sa trajectoire de mont\u00e9e au firmament de la po\u00e9sie militante, avec ces po\u00e8mes de 1951, un mod\u00e8le du genre, Dans les jardins de Mitchourine (il y a m\u00eame en prime deux illustrations d'\u00c9douard Pignon) : \u00ab Dans les jardins de Mitchourine\/ je vois un vieillard \u00e0 la t\u00eate\/ de ruche amassant un miel\/ d'\u00e9quations et de merveilles\/ un vieillard vert qui d\u00e9truit\/ les fl\u00e9aux jusqu'aux racines\/ la haine la s\u00e9cheresse\/ et les erreurs mend\u00e9liennes\/ de la bourgeoisie assise\/ sur l'impuissance de vivre\/...\u00bb\n\nQu'on me comprenne bien. Je ne veux pas ici m'amuser \u00e0 ses d\u00e9pens. Ce serait facile et b\u00eate. Si je n'ai pas moi-m\u00eame \u00e9crit des choses de cette nettet\u00e9 dans l'impossible, c'est tout simplement que je ne m'en sentais pas capable. Je n'ai pas de quoi \u00eatre fier. Je ne me sentais pas assez 'avanc\u00e9', \u00abdu juste pas sur le juste chemin \u00bb (un d\u00e9casyllabe de Jean Marcenac). Mes propres tentatives \u00e9taient beaucoup plus t\u00e9nues, p\u00e2les, molles. Tant qu'\u00e0 faire, il vaut mieux avoir \u00e9t\u00e9 jusqu'aux extr\u00e9mit\u00e9s de certains de mes petits camarades d'alors (en tenant compte du fait qu'elles n'ont nui \u00e0 personne, sinon \u00e0 eux-m\u00eames (n'oublions pas ce d\u00e9tail)). C'est plus franc. Qu'on ne puisse m'opposer des vers aussi peu d\u00e9fendables (est-ce s\u00fbr ? un doute me vient) que j'aurais \u00e9crits moi-m\u00eame sur de tels sujets ne me r\u00e9conforte pas ; pas du tout.\n\nPour comprendre cette strophe il faut se rappeler qu'on \u00e9tait en pleine 'bataille' du lyssenkisme ; en pleine querelle sur 'science bourgeoise' et 'science prol\u00e9tarienne' (Mitchourine \u00e9tait ce praticien de l'h\u00e9r\u00e9dit\u00e9 des caract\u00e8res acquis dont Trophime Lyssenko s'\u00e9tait fait l'ap\u00f4tre th\u00e9orique (lui-m\u00eame tourn\u00e9 sur sa 'gauche', si j'ose m'exprimer ainsi, par l'ineffable Lepedinska\u00efa qui faisait changer les esp\u00e8ces v\u00e9g\u00e9tales dans sa baignoire). Le patriotisme affich\u00e9 du Parti communiste fran\u00e7ais trouvait \u00e0 se r\u00e9jouir de ce retour, dit 'mat\u00e9rialiste', \u00e0 Lamarck. Tout cela est bien connu. Passons. (Un lecteur du Times faisait remarquer r\u00e9cemment que les progr\u00e8s du g\u00e9nie g\u00e9n\u00e9tique ont fait que l'h\u00e9r\u00e9dit\u00e9 des caract\u00e8res acquis est maintenant une chose acquise, m\u00eame si ce n'est point au sens que lui donnait Lamarck.)\n\n## \u00a7 137 En 1954 Aragon \u00e9crivit une pr\u00e9face \u00e0 Une temp\u00eate d'espoir, livre que Charles Dobzynski avait d'abord publi\u00e9 sous un pseudonyme, Charles Marse, pendant son service militaire\n\nEn 1954 Aragon \u00e9crivit une pr\u00e9face \u00e0 Une temp\u00eate d'espoir, livre que Charles Dobzynski avait d'abord publi\u00e9 sous un pseudonyme, Charles Marse, pendant son service militaire. On signalait au d\u00e9but du volume que le po\u00e8te avait \u00e9t\u00e9 \u00ab couronn\u00e9 au Festival de la Jeunesse de Bucarest d'un Prix International \u00bb.\n\nEt que disait Aragon, citant quelques vers de ces po\u00e8mes ? entre autres compliments ceci : \u00ab Je n'ai la place pour rien. Tout est immense. \u00bb\n\nJe viens de relire ce texte, que j'avais pieusement referm\u00e9 depuis longtemps et oubli\u00e9.\n\nIl date de cette p\u00e9riode v\u00e9ritablement d\u00e9mente dans la vie d'Aragon (et de quelques autres ; mais Aragon \u00e9tait toujours all\u00e9 jusqu'\u00e0 l'extr\u00e9mit\u00e9 de ses choix) o\u00f9, avec la mort de Staline, le commencement de la fin de la possibilit\u00e9 de la dissimulation de l'\u00e9vidence de la r\u00e9alit\u00e9 de la nature de la soci\u00e9t\u00e9 sovi\u00e9tique commence.\n\nEt pendant un peu de temps, \u00e9branl\u00e9 \u00e0 l'int\u00e9rieur du Parti par l'affaire du portrait de Staline de Picasso (un acte politique-pictural fort int\u00e9ressant), Aragon r\u00e9agit par une surench\u00e8re politico-po\u00e9tique \u00e9chevel\u00e9e, dont cette pr\u00e9face est un t\u00e9moignage secondaire, mais saisissant : \u00ab Il faut faire savoir ce qui vient de se produire. Un \u00e9v\u00e9nement. Une date. Notre po\u00e9sie, la grande, celle des Chansons (de geste je suppose), celle de Villon et de Ronsard, celle de D'Aubign\u00e9 et de Victor Hugo, celle d'Apollinaire et d'Eluard, continue. M'entendez-vous ? voil\u00e0 le grand fait de cette f\u00eate que fut la Vente du CNE au Vel' d'Hiv' le 24 octobre 1953. Il faut savoir saluer ses cadets. \u00bb\n\n\u00c0 la fin de ce livre, Charles parvenait au bout d'une trajectoire formelle ultrarapide qui le conduisait, partant de ce que j'ai nomm\u00e9 l'Apollinaire no 1, celui de la Chanson du mal-aim\u00e9, \u00e0 l'Aragon des impr\u00e9cations antinazies et antip\u00e9tainistes de la guerre, aux quatrains d'alexandrins en rimes altern\u00e9es (l'Apollinaire no 3) du mus\u00e9e Gr\u00e9vin principalement :\n\n\u00ab Au quatri\u00e8me \u00e9t\u00e9 de notre Apocalypse\/ Une \u00e9trange lueur para\u00eet sur l'horizon\/ Est-ce qu'on toucherait \u00e0 la fin de l'\u00e9clipse ?\/ L'espoir palpite sur la paille des prisons\/\/\u00bb (Aragon)\n\n(et Charles) \u00ab Sommes-nous donc tomb\u00e9s d'un r\u00eave sur les planches\/ Assistons-nous sans rire \u00e0 quelque Branquignol ?\/ Quels m\u00e9caniciens d'ombre ont mis des blouses blanches\/ Leurs gestes d'\u00e9pouvante ont l'air d'un Grand-Guignol\/\/...\u00bb\n\n\u00abLa France est un pays plus beau que de raison\/ Et je p\u00e8se mon bien dans d'obscures balances\/ Dans le rire du ciel et l'essaim des saisons\/ Dans le silence qui calcule des semences.\/\/\u00bb (L\u00e0, c'est l'Aragon de Les Yeux et la M\u00e9moire, deux ans plus tard : \u00ab Il faut savoir imiter ses cadets ! \u00bb)\n\nNul doute que ce fait prosodique, si sensible \u00e0 l'oreille, n'ait jou\u00e9 son r\u00f4le dans l'enthousiasme aragonien. Politiquement, les po\u00e8mes s'appuyaient sur un parall\u00e8le entre les luttes antiam\u00e9ricaines du Parti communiste et la lutte antinazie de la R\u00e9sistance. Passons. Po\u00e9tiquement, Charles \u00e9tait en train de se transformer en clone d'Aragon. Il \u00e9tait \u00e0 ce moment-l\u00e0 fils adoptif en titre.\n\nIl ne pouvait qu'aller au-devant de s\u00e9rieuses d\u00e9sillusions. En po\u00e9sie, en art, en bien d'autres domaines, plut\u00f4t qu'\u00eatre fils adoptif il vaut bien mieux avoir un p\u00e8re adopt\u00e9 (peut-\u00eatre m\u00eame plusieurs ; c'est plus s\u00fbr ; moins dangereux (et la litt\u00e9rature permet des choix de ce genre ; m\u00e9taphoriques en plus, ce qui leur enl\u00e8ve de la nocivit\u00e9)).\n\nDans le cas pr\u00e9cis qui m'occupe, \u00eatre fils adoptif d'Aragon \u00e9tait proprement une catastrophe. Car Aragon changeait facilement de fils, et souvent ; il jouait les uns contre les autres, et caetera. Apr\u00e8s Charles, il y eut Pichette, il y eut B\u00e9n\u00e9zet (plus ou moins 'chip\u00e9' \u00e0 Breton, ce qui \u00e9tait cerise sur le g\u00e2teau narcissique), il y eut Alain Jouffroy ; il aurait pu y avoir Philippe Sollers, mais celui-l\u00e0 \u00e9tait trop malin (et le temps avait pass\u00e9 ; le pouvoir de l'attraction du soleil aragonien sur les jeunes lunes litt\u00e9raires s'\u00e9tait fort affaibli ; pourquoi n'\u00eatre pas soi-m\u00eame un nouveau p\u00f4le ?) ; et il y eut enfin Jean Ristat, qui voulut et sut rester le seul fils, et dernier. Chaque fois, \u00e0 chaque changement, un fils soudain d\u00e9laiss\u00e9, sinon d\u00e9sh\u00e9rit\u00e9, restait sur le trottoir, \u00e0 la pluie. Et floc !\n\nLes d\u00e9sillusions po\u00e9tiques et politiques pr\u00e9cipit\u00e9es sur sa t\u00eate (ce n'\u00e9tait pas la seule affect\u00e9e) par les ann\u00e9es proches de celles dont je parle furent certes rudes pour Charles. Il abandonna peu \u00e0 peu, lentement mais s\u00fbrement, les certitudes devenues caduques.\n\nMais il ne renon\u00e7a pas \u00e0 la po\u00e9sie ; ni aux choix formels et stylistiques qui avaient \u00e9t\u00e9 les siens (en dehors de son moment d'hyper-aragonisme aberrant). Ils ne sont pas fondamentalement \u00e9loign\u00e9s de ceux qu'on trouve chez la plupart des po\u00e8tes des ann\u00e9es cinquante et soixante. Je ne tiens pas \u00e0 les d\u00e9crire ici. Je vous renvoie aux publications.\n\nSon \u00e9garement mitchourinien avait eu pour origine un amour sinc\u00e8re et \u00e9merveill\u00e9 pour la SCIENCE (amour non accompagn\u00e9 de savoir : il n'avait pas eu droit aux \u00ab \u00e9tudes sup\u00e9rieures \u00bb). Il trouva dans la science-fiction un lieu d'\u00e9vasion intellectuelle, un r\u00e9servoir in\u00e9puisable d'images et de m\u00e9taphores, un refuge d'utopies. Il fut un des rares \u00e0 tenter d'acclimater ce genre, mal-aim\u00e9 de la litt\u00e9rature, en po\u00e9sie. Son Op\u00e9ra de l'espace fut publi\u00e9 par Gallimard.\n\n## \u00a7 138 \u00abJe suis blanc je l\u00e2che des ballons\/ sur les toits de la ville des blancs \u00bb\n\n\u00ab Je suis blanc je l\u00e2che des ballons\/ sur les toits de la ville des blancs. \u00bb Si la SF fut la bou\u00e9e de sauvetage formel de Charles Dobzynski, c'est le jazz qui joua ce r\u00f4le pour Alain Gu\u00e9rin. Mais il ne le priva pas du renoncement \u00e0 la po\u00e9sie.\n\nLes deux vers qui commencent ce moment de prose, l'un parmi ceux que je consacre comm\u00e9morativement au Groupe des Jeunes Po\u00e8tes en \u00e9voquant quelques-uns entre ses membres, parmi ceux que j'ai plus longuement connus, sont au d\u00e9but du premier po\u00e8me d'une petite plaquette seghersienne sign\u00e9e du nom d'Alain Gu\u00e9rin, sous le titre de Suzanne.\n\nLe jazz, mode d'expression du 'peuple noir', y est fortement invoqu\u00e9 (un des po\u00e8mes s'intitule m\u00eame Suzanne noire), et sa pr\u00e9sence justifi\u00e9e par l'id\u00e9e qu'il fut l'invention artistique la plus pure des plus opprim\u00e9s d'entre les citoyens des USA, victimes de l'imp\u00e9rialisme yankee agissant pour son propre compte \u00e0 l'int\u00e9rieur de son territoire officiel. Mais en fait la passion jazzique d'Alain, en 1950 d\u00e9j\u00e0, \u00e9tait en fait largement au-del\u00e0 de toute justification de nature politique.\n\nC'\u00e9tait une passion musicale, certes, mais aussi existentielle ; mais aussi une passion de collectionneur ; mais enfin l'expression d'une originalit\u00e9 l\u00e9g\u00e8rement soufreuse dans le milieu qui devint le sien, extr\u00eamement politique lui, et pas seulement en po\u00e9sie, comme on va voir ; ce fut peut-\u00eatre, plus ou moins consciemment, un lieu d'ind\u00e9pendance dans un monde tr\u00e8s astreignant, g\u00e9n\u00e9rateur de d\u00e9pendance, mat\u00e9rielle et id\u00e9ologique.\n\nJ'ai \u00e9t\u00e9 tr\u00e8s longtemps proche d'Alain, d'Alain et Suzanne, sa femme, de leur fille, Fr\u00e9d\u00e9rique, quand elle \u00e9tait enfant. Ma formation musicale n'\u00e9tait pas du tout de ce type (je ne connaissais que quelques blues en '78 tours' \u00e9gar\u00e9s parmi les disques de mes parents).\n\nMais Alain imposait, unilat\u00e9ralement, dictatorialement (en ce domaine comme en d'autres), \u00e0 tous ses visiteurs (et il se d\u00e9pla\u00e7ait peu pour des raisons autres que professionnelles, ce qui fait qu'\u00eatre de ses amis impliquait qu'on allait chez lui, dans la banlieue nord-est pauvre),\n\nun arri\u00e8re-plan f\u00e9roce de jazz ; ce qui fait que j'ai acquis involontairement une sorte de formation fant\u00f4me en ce domaine, faite de noms et bribes sonores que je ne suis que rarement capable d'associer correctement.\n\nJe place ici une parenth\u00e8se : chacun de ceux des membres du groupe dont je parle (et quelques autres par surcro\u00eet) a publi\u00e9, entre 1950 et 1954 (pratiquement un terminus _a quo_ ) une ou plusieurs minces brochures de po\u00e9sie dans la collection 'Po\u00e9sie 19xy' de Pierre Seghers (x et y \u00e9tant les chiffres de l'ann\u00e9e en cours). Pierre Seghers \u00e9tait sorti de la guerre et de la R\u00e9sistance comme 'l'\u00e9diteur des po\u00e8tes'.\n\nLe lecteur de po\u00e9sie des ann\u00e9es quarante, cinquante et au-del\u00e0, les lyc\u00e9ens ou les \u00e9tudiants n'ont connu la plupart des noms de la po\u00e9sie contemporaine (je veux dire contemporaine de ces ann\u00e9es-l\u00e0) qu'\u00e0 travers les introductions et choix de la collection 'Po\u00e8tes d'aujourd'hui'. Les noms nouveaux, les \u0153uvres originales \u00e9taient confi\u00e9s \u00e0 cette autre et plus confidentielle collection, 'Po\u00e9sie 19xy'.\n\nLe Suzanne d'Alain, par exemple, y occupe le num\u00e9ro 57 _bis_ (c'est un 'bis' par suite d'une erreur de num\u00e9rotation, o\u00f9 Alain voulut voir plus tard la preuve pr\u00e9monitoire qu'il se devait d'abandonner la po\u00e9sie pour la prose).\n\nAvec les ann\u00e9es, le reflux rapide du lectorat de po\u00e9sie, l'oubli des temps h\u00e9ro\u00efques, les exigences commerciales amen\u00e8rent l'\u00e9diteur \u00e0 charger la barque de sa grande collection de statues dont on peut dire, sans craindre de se tromper beaucoup, qu'elles n'\u00e9taient pas toujours resplendissantes. Sa collection avait \u00e9t\u00e9 prestigieuse ; elle perdit de son prestige. Et ces abondantes additions au Panth\u00e9on de la po\u00e9sie fran\u00e7aise n'ont pas arrang\u00e9 la r\u00e9putation, d\u00e9j\u00e0 chancelante, de la po\u00e9sie en g\u00e9n\u00e9ral, et de la po\u00e9sie qui se fait en particulier.\n\n(On peut craindre d'ailleurs qu'elles n'aient pas \u00e9t\u00e9 toujours \u00e0 compte d'\u00e9diteur (et ce fut plus vrai encore, en tout cas vers la fin de son existence, de la \u00ab petite collection \u00bb (d\u00e9j\u00e0, j'en juge par exp\u00e9rience, en 1952, les auteurs \u00e9tant souvent des jeunes gens pourvus de famille, la publication des po\u00e8mes comportait une \u00e9dition num\u00e9rot\u00e9e en beau papier pour laquelle une souscription \u00e9tait faite, \u00e0 laquelle les parents et amis des parents s'empressaient de contribuer (je doute qu'il y ait eu beaucoup d'autres souscripteurs))). (Quand Pierre Seghers, bien plus tard, vendit sa maison d'\u00e9dition, il ne se trouva pas dans le besoin.))\n\nSi on ajoute \u00e0 cela que les convictions po\u00e9tiques de l'\u00e9diteur ne le dirigeaient pas spontan\u00e9ment vers des \u0153uvres r\u00e9put\u00e9es formalistes ou difficiles (ses go\u00fbts personnels le portaient plut\u00f4t, il me semble, vers Alain Bosquet que vers Andr\u00e9 du Bouchet, par exemple), on peut dire sans craindre de se tromper beaucoup, mais en employant un ton de voix \u00e9crite mod\u00e9r\u00e9 (qui n'est pas celui que, vers la fin de sa vie, il se permit d'employer \u00e0 l'\u00e9gard de l'Oulipo, dans l'\u00e9ditorial d'un num\u00e9ro de la revue qu'il dirigeait et pour lequel la collaboration d'oulipiens avait \u00e9t\u00e9 sollicit\u00e9e) qu'il a apport\u00e9 une contribution non n\u00e9gligeable \u00e0 la crise de la po\u00e9sie dans ce pays, et \u00e0 son affaiblissement.\n\n## \u00a7 139 Charles Dobzynski, \u00e0 ses d\u00e9buts, avait puis\u00e9 son inspiration la plus \u00e9vidente dans l'Apollinaire octosyllabique 'Mal-aim\u00e9',\n\nSi Charles Dobzynski, \u00e0 ses d\u00e9buts, avait puis\u00e9 son inspiration la plus \u00e9vidente dans l'Apollinaire octosyllabique 'Mal-aim\u00e9', c'est vers Cendrars qu'Alain Gu\u00e9rin se tourna spontan\u00e9ment.\n\nLes P\u00e2ques \u00e0 New York le mettaient en transe, presque autant que Louis Armstrong. La Prose du Transsib\u00e9rien itou. Il r\u00e9p\u00e9tait : \u00ab Dis, Jeanne, sommes-nous encore loin de Montmartre ? \u00bb Il r\u00e9p\u00e9tait, plut\u00f4t deux fois qu'une : \u00ab Mais j'\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 fort mauvais po\u00e8te\/ Je ne savais pas aller jusqu'au bout. \u00bb Panama, ou l'Aventure de mes sept oncles, je ne vous dis pas !\n\nLe Cendrars de Bourlinguer, de La Main coup\u00e9e, de L'Or, pas moins. Tout Cendrars, en somme. Je partageais cet enthousiasme (pour la po\u00e9sie, surtout ; et je continue ; en tout cas pour mon propre compte).\n\nEt nous nous enchantions sp\u00e9cialement de ce qui se nommait encore Kodak (livre dont le titre est devenu 'Feuilles de route' par philistinisme accus\u00e9 de l'entreprise commerciale _Kodak_ (montrant la m\u00eame c\u00e9cit\u00e9 m\u00e9prisante que la compagnie des eaux d'\u00c9vian, refusant l'offre de la photographie publicitaire d'une famille bien fran\u00e7aise, sous-titr\u00e9e, l'eau des Vian ; publicit\u00e9 qui lui aurait fait, apr\u00e8s 68, si ses 'commerciaux' avaient eu la moindre prescience et jugeote litt\u00e9raire, gagner bien des parts de march\u00e9 sur Perrier, ou Vittel ; et cela aurait mis un peu de beurre dans les \u00e9pinards de Boris Vian, qui en avait bien besoin). (Je pr\u00e9viens, par prudence, que l'histoire est peut-\u00eatre apocryphe.) (Nous ne connaissions cependant pas le principe de composition du livre, qui m'a fait l'appr\u00e9cier plus encore, quand je suis devenu membre de l'OULIPO, en 1966)).\n\nAyant eu l'occasion de rendre visite \u00e0 Cendrars, \u00e0 l'occasion d'un reportage, Alain revint encore plus fascin\u00e9 et enchant\u00e9. Il avait la t\u00eate \u00e9tourdie de toutes les extraordinaires histoires que le vieux Cendrars avait vers\u00e9es dans ses deux oreilles.\n\nSelon l'une, Cendrars avait remarqu\u00e9 que dans un tableau \u00e9minemment religieux du mus\u00e9e d'Aix-en-Provence, une crucifixion, le peintre avait dissimul\u00e9 dans un coin, derri\u00e8re un pilier, un tout petit personnage de diable enjou\u00e9 et ricanant (un petit Malin, en somme)\n\n(tels ces tout petits v\u00e9los qu'un peintre restaurateur de mes amis s'amusait \u00e0 enfouir dans de vieilles toiles qu'il traitait (petits v\u00e9los qui n'\u00e9taient pas n\u00e9cessairement \u00e0 guidon chrom\u00e9)).\n\nAlain, au cours d'un voyage \u00e0 Aix quelques mois plus tard, eut la curiosit\u00e9 d'aller voir cette curiosit\u00e9. Il examina le tableau sur toutes ses coutures, mais ne vit de diable nulle part. Revoyant Cendrars, il le lui dit. Et Cendrars s'\u00e9cria : \u00ab Les salauds ! ils l'ont censur\u00e9 ! \u00bb Le prestige du 'vieux' n'en fut pas entam\u00e9 \u00e0 nos yeux ; bien au contraire !\n\nAlain avait quelques mois de plus que moi \u00e0 peine. Lyc\u00e9en dans un lyc\u00e9e de province profonde, il lui arriva, \u00e0 dix-sept ans \u00e0 peine, l'ann\u00e9e du bac, de d\u00e9couvrir la po\u00e9sie, le communisme, et l'amour ; simultan\u00e9ment ou successivement (si successivement je ne sais dans quel ordre).\n\nAyant envoy\u00e9 des po\u00e8mes \u00e0 Elsa Triolet, il fut introduit dans Les Lettres fran\u00e7aises par Claude Roy, qui ne se doutait pas alors de la responsabilit\u00e9 dont il chargeait ses \u00e9paules. Suzanne (qui avait tout juste seize ans) \u00e9tant enceinte, le p\u00e8re d'Alain s'\u00e9tant montr\u00e9 peu r\u00e9ceptif \u00e0 cette nouvelle, Alain \u00e9crivit \u00e0 Claude Roy : aidez-moi.\n\nEt Claude se trouva, \u00e0 son corps d\u00e9fendant, p\u00e8re adopt\u00e9 de cette naissante et encore toute enfantine famille. Il l'assuma avec g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9. Il fit entrer Alain comme journaliste \u00e0 L'Humanit\u00e9. Il y a fait toute une carri\u00e8re professionnelle (ce qui ne manqua pas, comme on s'en doute, d\u00e8s 1956, d'amener des difficult\u00e9s, puis une rupture, entre p\u00e8re spirituel et fils intransigeant).\n\nCependant les Gu\u00e9rin, toutes ces ann\u00e9es, \u00e9taient tr\u00e8s pauvres. Je ne sais o\u00f9 allait alors le fameux 'or de Moscou'; peut-\u00eatre dans la non moins fameuse 'baignoire en or' de Maurice Thorez ch\u00e8re \u00e0 la propagande anticommuniste la moins subtile ; mais, en tout cas, je peux vous assurer que L'Humanit\u00e9 ne payait pas beaucoup ses journalistes ; et encore moins les d\u00e9butants.\n\nAlain, Suzanne (et Fr\u00e9d\u00e9rique, n\u00e9e au d\u00e9but de 1950) vivaient \u00e0 Drancy (nom qui habitait sinistrement les m\u00e9moires, avec ceux de po\u00e8tes assassin\u00e9s, Robert Desnos, Max Jacob, qui \u00e9taient pass\u00e9s par le camp qui se trouvait l\u00e0 en 44), dans un petit coin d'une bicoque pas salubre du tout (ils eurent ensuite une HBM un tout petit peu plus confortable). Mais qu'importe ! c'\u00e9tait 1950, c'\u00e9tait 1951, 1952 ; la po\u00e9sie ! la r\u00e9volution ! la jeunesse ! l'amour ! l'avenir !\n\nJe pataugeais dans la boue de banlieue mal \u00e9clair\u00e9e le samedi soir. J'amenais des g\u00e2teaux, du vin. Je prenais Fr\u00e9d\u00e9rique sur mes genoux. Quand elle sut parler elle me donna le nom de 'grand z\u00e8bre'. L'aiguille 'chuintait' sur le 'pick-up'.\n\n## \u00a7 140 Aux derni\u00e8res phrases du dernier moment de ce chapitre viendra l'explication de son titre\n\nAux derni\u00e8res phrases seulement du dernier moment du pr\u00e9sent chapitre viendra l'explication de son titre. Je l'ai pr\u00e9par\u00e9 mentalement ainsi.\n\nJacques Dubois avait un nom terriblement fran\u00e7ais, ordinaire, r\u00e9pandu (dans l'\u00e9dition 1995 de l'annuaire du t\u00e9l\u00e9phone (pages blanches) il n'y a pas moins de neuf colonnes serr\u00e9es de 'Dubois'). Il \u00e9tait terriblement fier, moins de la banalit\u00e9 du nom lui-m\u00eame que de son caract\u00e8re pl\u00e9b\u00e9ien, et surtout de n'en avoir pas chang\u00e9 pour entrer en po\u00e9sie. Il entra en po\u00e9sie en m\u00eame temps qu'en r\u00e9volution. Il y resta longtemps, trait\u00e9 ingratement par l'une (la r\u00e9volution) et (dans une large mesure, il me semble, \u00e0 cause de l'ingratitude de la premi\u00e8re) par l'autre, la po\u00e9sie.\n\nIl \u00e9tait extr\u00eamement d\u00e9cid\u00e9, entier, absolu dans ses jugements ; extr\u00eamement attir\u00e9 par les solutions extr\u00eames ; c'\u00e9tait un plagiaire par anticipation de la tendance rigoureuse soixante-huitarde. En 68, il aurait \u00e9t\u00e9 'mao' (il le fut un temps, juste avant ; il alla m\u00eame en Chine ; fut d\u00e9\u00e7u).\n\nSa voix avait de la conviction ; rapide, violente. Jamais le 'Parti' ne lui offrit de chemin. On le devina trop perm\u00e9able aux tentations 'aventuri\u00e8res'. Aragon ne lui accorda jamais beaucoup d'attention.\n\nJe me souviens fort bien de ses po\u00e8mes, avec accompagnement dans ma t\u00eate du timbre de sa lecture orale, pr\u00e9cipit\u00e9e, oratoire, entre le ton du meeting et celui de la discussion querelleuse. Des po\u00e8mes tr\u00e8s convaincus. Tr\u00e8s sectaires. Violents ; orageux. Il \u00e9tait ainsi hors po\u00e9sie. Il faisait un peu Savonarole du Mouvement ouvrier. Il lisait ses po\u00e8mes clairement, sans buter, avec force (d'une diction \u00e9loign\u00e9e de la diction h\u00e9sitante, chevrotante m\u00eame de quelques-uns de ses camarades ; ou rh\u00e9torique, oratoire, chantante, soporifique, de certains autres) :\n\nFr\u00e8res\n\nle temps est venu d'\u00eatre juste et droit comme un arbre devant soi-m\u00eame\n\net quand je marche dans la ville fraternelle\n\nje veux entendre\n\nplus haut que la toux stridente des moteurs\n\nle battement terrestre de vos c\u0153urs...\n\nIl \u00e9tait n\u00e9 en 1928. \u00ab L'an 1928 m'a tir\u00e9 du puits des temps\/ et les oiseaux me regardent sans comprendre \u00bb (je cite de m\u00e9moire, depuis le tr\u00e8s tr\u00e8s autrefois).\n\nIl venait de Touraine. Il \u00e9tait chasseur, fils de garde-chasse. Il avait une femme, ou amie (on ne remarquait pas ces distinctions, bourgeoises) : Paule, belle, silencieuse, aux joues de pomme p\u00e2le, \u00e0 taches de rousseur).\n\nSon Apollinaire \u00e0 lui \u00e9tait plut\u00f4t celui de Zone, avec un zeste conversationnel pris dans Lundi rue Christine. Mais aussi, dans quelques po\u00e8mes, une mani\u00e8re de faire qui ressemblait un peu \u00e0 autre chose.\n\nEn 1951 il eut droit \u00e0 sa courte brochure, comme nous tous, chez Seghers. Titre, La Vigie.\n\n(Le premier po\u00e8me : 1950) \u00ab petit fou, petit cheval\/ ne me donne pas de coups de pied dans le ventre\/ c'est ma t\u00eate qui est malade\/ c'est ma t\u00eate petite m\u00e8re \u00bb.\n\nPuis vient, quasi in\u00e9vitable \u00e0 cette \u00e9poque, une Autocritique :\n\n\u00ab J'ai beaucoup de choses \u00e0 te dire\/ les hommes se m\u00e9tamorphosent\/ et nous voici sous les platanes de Paris\/... \u00bb\n\n\u00ab Je suis un homme encore jeune et qui a pouss\u00e9 de travers\/ \u00e0 moiti\u00e9 d\u00e9racin\u00e9 par la charrue de la guerre\/... et regardant se lever vers moi la carabine de tes yeux\/ je crois encore \u00e0 la possibilit\u00e9 du bonheur... \u00bb\n\n\u00ab \u00f4 mes fr\u00e8res je suis une terre in\u00e9gale\/ o\u00f9 la zone de la politique se lib\u00e8re\/ quand celle de l'amour est au pouvoir de l'ennemi\/... \u00bb\n\n\u00ab dans la main droite la pluie\/ dans la gauche le soleil\/ ainsi vont les chevaux du temps\/ l'un recule quand l'autre avance\/\/... \u00bb\n\n\u00ab deux ann\u00e9es il y a du bon et du mauvais\/ et puis merde\/ assez fait l'inventaire\/... \u00bb\n\nAu bout du petit livre, enfin, et aussi in\u00e9vitablement, Ind\u00e9pendance nationale. Dans ce po\u00e8me, tous les ennemis de classe en prennent pour leur grade ; particuli\u00e8rement les imp\u00e9rialistes yankees, interpell\u00e9s d\u00e8s le d\u00e9but, et leurs complices de la SFIO. Condensons :\n\n\u00ab Regardez-les ces enfants d'Al Capone\/ \u00e9lev\u00e9s en couveuse et \u00e7a veut dominer\/... \u00bb\n\n\u00ab Am\u00e9rique,\/ b\u0153uf suant sous le poids de tes syndicats jaunes... \u00bb\n\n\u00ab et fr\u00e8res vous voil\u00e0 devant les HBM\/ comme devant Narbonne \u00e9tait Aymerillot\/ Ne faites pas confiance \u00e0 la SFIO\/... \u00bb\n\n(Les HBM \u00e9taient les 'habitations bon march\u00e9', qui devinrent ensuite, par changement de d\u00e9nomination selon les crit\u00e8res de la langue-muesli, '\u00e0 loyer mod\u00e9r\u00e9', HLM)\n\n\u00ab Ah le soleil de la social-d\u00e9mocratie\/ tu peux crever dans les caves des banques\/... \u00bb\n\n\u00ab Hitler avait ta photo Henri Ford\/ \u00c0 Nuremberg dans son petit bureau\/ le parti nazi tenait sous un parapluie\/ et d\u00e9j\u00e0 tu tendais la corde \u00e0 nos bourreaux\/\/... \u00bb\n\nPar cons\u00e9quent et pour finir, disait le po\u00e8me, luttons. Luttons, camarades,\n\npour que de Gaulle\n\nqui veut passer le peuple au fil de l'\u00e9p\u00e9e soit tenu en laisse\n\nEt que Blum\n\nqui voulut nous ramener \u00e0 l'\u00e9chelle humaine de la b\u00eate pourrisse\n\ndans le cimeti\u00e8re de l'Histoire.\/\/\/\n\net vlan ! !\n\nJe ne terminerai pas ces citations sans reproduire cependant, entier, un tout autre ton de po\u00e8me, pas du tout indiff\u00e9rent \u00e0 mes yeux de lecteur de bien plus tard ; il coexiste bizarrement avec les autres :\n\n **La ville**\n\nSur le quai de la gare\n\npleure un petit p\u00e2tre\n\ndis-moi petite locomotive\n\no\u00f9 sont les oiseaux de la for\u00eat\n\n\u00e0 la main une valise\n\nqui est sa jeunesse\n\n\u00e0 la main une valise\n\ngrande comme une rose\n\nque cherches-tu petit p\u00e2tre\n\nsi tu cherches une femme\n\ntes yeux sont des mains\n\ntes mains des rivi\u00e8res\n\nje cherche ma m\u00e8re\n\nta m\u00e8re est au ciel\n\navec vingt-six anges\n\ndans une grande pelouse blanche\n\nsur le boulevard Saint-Michel\n\nil n'y a pas d'hirondelles\n\nla ville est une \u00e9glise\n\nles oiseaux y meurent\n\no\u00f9 vas-tu petit p\u00e2tre\n\nje vais place de Gr\u00e8ve\n\nenterrer mon c\u0153ur\n\nsous un cytise.\n\nQuelques bonnes ann\u00e9es apr\u00e8s ces \u00e9v\u00e9nements, il n'y avait plus de Groupe des Jeunes Po\u00e8tes, j'\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 dans la math\u00e9matique, je d\u00e9couvris, quand il me t\u00e9l\u00e9phona brusquement et demanda \u00e0 me voir, que Jacques avait reconverti la plus grande partie de sa passion politique dans une autre passion, celle du jeu. Il jouait \u00e0 la roulette, il jouait dans les casinos. Il m'appelait parce qu'il avait d\u00e9couvert une martingale, et il voulait mon avis, puisque j'\u00e9tais math\u00e9maticien. \u00ab On ne gagne pas beaucoup, me dit-il, mais on gagne. \u00bb\n\nJe me fis expliquer sa d\u00e9couverte. Sa martingale \u00e9tait fort simple. On joue une somme quelconque sur le rouge, par exemple. Si le noir tombe, on rejoue rouge, en doublant la mise. Si le noir r\u00e9cidive, on double encore ; jusqu'\u00e0 ce qu'il c\u00e8de. \u00ab Jamais, me dit-il, le noir ne tombe plus de six, sept fois de suite. On est s\u00fbr de gagner. Si on a mis un franc, puis deux, puis quatre, puis huit par exemple, quand le rouge sort enfin, la cinqui\u00e8me fois, on a jou\u00e9, risqu\u00e9 seize francs. Mais le rouge a fini par venir. On ne r\u00e9colte que sa mise initiale, sans doute ; mais on gagne. Je joue beaucoup depuis quelques mois, et \u00e7a me rapporte. \u00bb Je lui fis observer que des s\u00e9quences tr\u00e8s longues de 'pile' ou de 'face' au lancer des pi\u00e8ces de monnaie sont tr\u00e8s rares, certes, mais enfin, il arrive qu'elles arrivent. Avec le rouge et le noir de la roulette, c'est pareil. Ce qui veut dire non seulement qu'on ne peut pas gagner des sommes importantes avec cette martingale ; que quand on gagne (on gagne le plus souvent, j'en conviens), on gagne peu ; mais qu'on peut aussi perdre beaucoup. Deux \u00e0 la puissance dix, par exemple, c'est 1024. Je lui fis observer aussi que cette martingale \u00e9tait aussi ancienne que la roulette, ce qui ne l'\u00e9branla pas consid\u00e9rablement. \u00ab Je ne veux pas de droits d'auteur \u00bb, me dit-il. Je lui dis enfin qu'il oubliait le z\u00e9ro dans ses pr\u00e9visions, que les salles de jeu avaient invent\u00e9 depuis des si\u00e8cles pour \u00eatre s\u00fbres de gagner \u00e0 la fin des fins. Il \u00e9carta sans h\u00e9sitation toutes mes objections. \u00ab Soyons mat\u00e9rialistes, me dit-il. Le crit\u00e8re fondamental est celui de l'exp\u00e9rience. Voici ce que je te propose. On ne peut pas jouer \u00e0 Paris, tu le sais (je l'ignorais), c'est d\u00e9fendu. Mais il y a un casino pas trop loin, \u00e0 Forges-les-Eaux. Je vais jouer cette nuit. Viens avec moi \u00bb (il avait une voiture maintenant ; il gagnait sa vie maintenant (pas trop mal ; au Reader's Digest ; un poste de cadre ; je ne me souviens pas bien de ce qu'il y faisait ; je ne relevai pas le caract\u00e8re ironique de ce fait, \u00e9tant donn\u00e9 son pass\u00e9 politique)). Je dis oui. Je n'ai pas l'habitude de jouer au casino ; j'ai encore moins l'habitude de partir brusquement, tout d'un coup, dans la nuit, en voiture (je n'aime gu\u00e8re les voitures), en voiture rapide qui plus est, \u00e0 plus de cent kilom\u00e8tres de Paris. Mais je dis oui, pouss\u00e9 par la curiosit\u00e9, et une certaine auto-ironie interne. En route, il m'expliqua (conduisant tr\u00e8s vite), qu'il ne misait pas tout de suite. Il ne commen\u00e7ait \u00e0 miser 'rouge' par exemple, que si le noir \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 sorti au moins trois fois (je me tus ; je ne lui dis pas que cela ne changeait rien, les tirages \u00e9tant sans m\u00e9moire) ; pour pouvoir cependant jouer souvent, puisque ses gains, \u00e0 chaque coup, \u00e9taient faibles, il jouait aussi simultan\u00e9ment sur plusieurs tables ; il jouait en m\u00eame temps de toutes les possibilit\u00e9s dichotomiques, rouge et noir, pair et impair, passe et manque, etc. Il avait pr\u00e9par\u00e9 une liasse de feuilles de papier o\u00f9 il notait \u00e0 mesure ce qui 'sortait', par colonnes (une pour le rouge, une pour le noir, etc.) de fa\u00e7on \u00e0 ne pas rater le moment de jouer, quand la situation \u00e9tait, selon ses estimations, devenue favorable. Il notait aussi, soigneusement, ses choix, ses mises ; ses gains, ses pertes. Il m'engagea comme assistant pour la nuit. Je devais suivre \u00e0 la lettre ses instructions. Quand il avait jou\u00e9, en rentrant chez lui, il conservait toutes ces donn\u00e9es, faisait le bilan. \u00ab \u00c7a marche, me dit-il sur la route noire, tu verras, \u00e7a marche. \u00bb Je trouvais qu'il conduisait un peu vite ; je le lui dis ; mais il m'assura qu'il avait de bons r\u00e9flexes, \u00ab des r\u00e9flexes de chasseur \u00bb. Nous arriv\u00e2mes, nous jou\u00e2mes, nous jou\u00e2mes toute la nuit, bondissant de table en table, notant tout ; nous gagn\u00e2mes ; une somme, ma foi, pas trop petite. Je dis 'nous gagn\u00e2mes' mais en fait tout cet argent \u00e9tait le sien ; je n'avais pas voulu jouer pour mon compte. Nous sommes rentr\u00e9s dans Paris \u00e0 l'aube, dans l'aube de mai encore sombre. Il m'invita \u00e0 d\u00eener aux Halles (\u00e0 cette \u00e9poque, il y avait encore les Halles, celles de Baltard, avec leurs mara\u00eechers, leurs bouchers, l'odeur des choux, l'odeur de sang, l'odeur des soupes \u00e0 l'oignon, les Halles avec leurs c\u00e9l\u00e8bres restaurants de nuit) ; nous nous gorge\u00e2mes d'hu\u00eetres ; somptueusement. Pendant le d\u00eener, il se mit \u00e0 regarder ses papiers, ses colonnes de r\u00e9sultats, pour faire le bilan, pour triompher aupr\u00e8s de moi. Je le vis p\u00e2lir. Dans la moiti\u00e9 ou presque des cas, il s'\u00e9tait tromp\u00e9 de colonne. Il avait jou\u00e9 ce qu'il n'aurait pas fallu qu'il joue, selon son syst\u00e8me. Nous aurions, en fait, d\u00fb perdre. Finalement, il rit. J'ignore s'il a continu\u00e9 \u00e0 jouer.\n\nAux r\u00e9unions du Groupe, assidu, il \u00e9tait parmi les plus s\u00e9v\u00e8res, les plus intransigeants, les plus raides, les plus sectaires. C'\u00e9tait le temps du 'jdanovisme'; et il fut donc le plus jdanovien d'entre nous. Et c'est ainsi qu'un jour, ayant d\u00e9fendu la th\u00e8se selon laquelle tout \u00e9tait, \u00e0 tout instant de la vie, en toutes circonstances, politique (les actions publiques comme les comportements priv\u00e9s (on entend un \u00e9cho exacerb\u00e9 de cela dans le grand slogan politiquement correct am\u00e9ricain d'aujourdhui : 'The personal is the political')), il r\u00e9pondit, sans se d\u00e9monter, \u00e0 une question insidieuse d'un sceptique :\n\n\u00ab Mais oui, camarade,\n\nil faut sans cesse penser \u00e0 Staline,\n\nm\u00eame quand on fait l'amour. \u00bb\n\n# CHAPITRE 11\n\n# LamourLapo\u00e9sieLamour\n\n* * *\n\n# PREMI\u00c8RE PARTIE\n\n# Portrait photographique : la Jeune Fille \u00e0 l'Oursin.\n\n## \u00a7 141 L'\u00e9t\u00e9 de 1950 se tint \u00e0 Nice un Festival international de la jeunesse\n\nL'\u00e9t\u00e9 de 1950 se tint \u00e0 Nice un Festival international de la jeunesse. Plac\u00e9 sous la protection peinte de Picasso, de sa colombe de la paix reproduite dans l'\u00e9toffe de tous les foulards des jeunes participants, c'\u00e9tait un centre d'attraction peu r\u00e9sistible. Je m'inscrivis.\n\nOn \u00e9tait nombreux. On \u00e9tait sages ; pas le moins du monde bruyants, dissip\u00e9s. On \u00e9tait nombreux ; on ne nous logeait pas tous \u00e0 Nice. On \u00e9tait sous la tente, un peu partout dans les environs, l\u00e0 o\u00f9 les municipalit\u00e9s voulaient bien, m\u00eame assez loin. Le plus souvent sous des tentes. On partait t\u00f4t le matin, en 'car', pour les rencontres, les danses, les meetings. Je dis ces mots au hasard. Je n'ai strictement aucun souvenir d'aucune de ces activit\u00e9s. On rentrait le soir avant minuit. Le plus souvent beaucoup plus t\u00f4t.\n\nIl y avait des 'jc' (Jeunesses communistes) d\u00e9cid\u00e9s, des 'progressistes' ti\u00e8des, des jeunes gens venus seulement danser, flirter, 'fr\u00e9quenter' (c'est ainsi qu'on parlait \u00e0 Carcassonne). On entendait plusieurs langues : anglais, italien, les plus r\u00e9pandues. Je parlais anglais avec des Anglais, avec des Am\u00e9ricains (bien imprudents ils \u00e9taient de passer ainsi outre aux avertissements hostiles du d\u00e9partement d'\u00c9tat), des Indiens de l'Inde. Des Sovi\u00e9tiques ? peut-\u00eatre, certainement quelques-uns, bien tri\u00e9s, \u00e9taient l\u00e0 ; je n'en ai jamais rencontr\u00e9.\n\nC'\u00e9tait l'\u00e9t\u00e9. J'avais dix-sept ans. Pas de parents, pas de connaissances. Tout changeait. Tout finissait. Tout commen\u00e7ait. J'avais fini le lyc\u00e9e, j'avais quitt\u00e9 Saint-Germain-en-Laye. J'\u00e9tais inscrit pour la rentr\u00e9e d'octobre dans une classe de premi\u00e8re sup\u00e9rieure (hypokh\u00e2gne), \u00e0 Paris, au lyc\u00e9e Louis-le-Grand. J'\u00e9tais membre du Groupe des Jeunes Po\u00e8tes ; du Parti communiste. Nous habitions \u00e0 Paris. Pas beaucoup d'argent, mais quasiment tout \u00e9tait pay\u00e9 (pas cher) d'avance. Et c'\u00e9tait l'\u00e9t\u00e9, le sable, la mer, la M\u00e9diterran\u00e9e.\n\nOn campait. Je campais dans le sable. Les tentes \u00e9taient jet\u00e9es sur la plage, quelque part parmi la presqu'\u00eele de Giens ; pas loin d'Hy\u00e8res. C'\u00e9tait avant l'explosion immobili\u00e8re, avant les 'marinas', le b\u00e9ton 'pieds dans l'eau', avant l'arriv\u00e9e irr\u00e9sistible du HLM de Gibraltar, celui qui fait peu \u00e0 peu le tour de la M\u00e9diterran\u00e9e (il a presque fini ; seuls les troubles d'Alg\u00e9rie, ou d'ailleurs, le ralentissent). Une vraie plage. Pins, grands pins parasols, sable, eau ti\u00e8de, eau p\u00e2le. Touffes d'\u00e9toiles proven\u00e7ales, les nuits.\n\nIl y avait des tentes de gar\u00e7ons, des tentes de filles. Sages. Proches. S\u00e9par\u00e9es. On se parlait le soir, s\u00e9rieusement, de gar\u00e7ons \u00e0 filles, on ne peut plus chastement. J'\u00e9tais le plus jeune. Je parlais peu. J'\u00e9coutais. Je nageais bien.\n\nOn s'\u00e9tait mis \u00e0 se parler, \u00e0 partir ensemble \u00e0 Nice, \u00e0 rentrer ensemble, \u00e0 marcher ensemble dans les rues du Vieux Nice, dans la rue Droite si tordue, sur la Promenade des Anglais, reconnaissables \u00e0 nos foulards du Festival, regard\u00e9s d'un \u0153il torve et politiquement hostile par les retrait\u00e9s fortun\u00e9s ; s'\u00e9tait cr\u00e9\u00e9e une petite bande fortuite, d'une grosse demi-douzaine d'unit\u00e9s, deux trois gar\u00e7ons, trois quatre filles. On riait. On discutait. On parlait de la paix. On parlait d'amour. On racontait.\n\nClaude (gar\u00e7on) \u00e9tait \u00e9tudiant en g\u00e9ographie ; Claude (fille), je ne sais plus. (Il me semble bien qu'il y avait bien parmi nous une Claude (fille) parce que dans une lettre, plus tard, on m'\u00e9crivit qu'on avait revu \u00ab Claude (gar\u00e7on) \u00bb ; de l\u00e0 je conclus comme je vous dis.) Fabienne \u00e9tait coiffeuse (si mes souvenirs ne se trompent pas dans leurs attributions). Il y avait Louise (?), institutrice dans l'Est, et aussi ?, ouvri\u00e8re (?) de la banlieue sud-est.\n\nIl y avait une employ\u00e9e dans l'administration de la s\u00e9curit\u00e9 sociale \u00e0 Bois-Colombes (\u00e7a, je sais).\n\nToutes ces demoiselles \u00e9taient rieuses, espi\u00e8gles, moqueuses, gentilles ; pas mari\u00e9es ; un peu fianc\u00e9es peut-\u00eatre ; infiniment sympathiques ; pas trop 'politiques'; quoique grosso modo d'accord avec le but annonc\u00e9 du rassemblement : pour la paix, contre la Bombe, pour l'amiti\u00e9 entre les peuples. Elles, ils avaient deux, trois, quatre ans de plus que moi ; sauf une, presque ma contemporaine. C'\u00e9tait la plus jolie (je trouvais) ; petite, plut\u00f4t silencieuse, plut\u00f4t timide. On parlait tard le soir. C'\u00e9tait l'\u00e9t\u00e9. Sable, \u00e9toiles, la mer.\n\n\u00c0 Carcassonne, la mer ne passe pas devant les yeux. \u00c0 Toulon, oui ; mais il faut aller la chercher. On prend le bateau pour les Sablettes. On monte sur les pentes du mont Faron pour la regarder, en bas. Jamais, depuis des vacances 'd'avant-guerre', \u00e0 Hy\u00e8res pr\u00e9cis\u00e9ment (mais j'avais cinq ans \u00e0 peine), je n'avais eu la mer \u00e0 port\u00e9e de la main, si j'ose dire.\n\n\u00c0 Nice m\u00eame, pas de plage ; je ne me souviens pas de plage. Mais d'un entassement dans l'eau de blocs de b\u00e9ton. On s'y trempait aussi. On emmenait les maillots, encore mouill\u00e9s de la veille, dans le 'car', sous les jupes, sous les pantalons.\n\nOn oubliait le programme : de rencontres, de ceci, de cela (je ne sais m\u00eame pas dire quoi ; j'ai oubli\u00e9). On allait dans l'eau. On s'\u00e9claboussait. On riait.\n\n\u00ab Jeunesse \u00f4 jeunesse \u00f4 jeunesse n\u00e9buleuse. \u00bb\n\n## \u00a7 142 Il y a eu une photographie de prise, parmi d'autres, que j'ai gard\u00e9e longtemps.\n\nIl y a eu une photographie de prise, parmi d'autres, \u00e0 Nice m\u00eame, que j'ai gard\u00e9e longtemps. La photographie pr\u00e9sente l'eau, ensoleill\u00e9e entre quelques blocs et dalles grumeleuses de b\u00e9ton. Il y a une personne au centre de l'image ; debout, faisant face \u00e0 la cam\u00e9ra, la regardant ; l'air s\u00e9rieux, tranquille. Une jeune fille. Elle est en maillot de bain ; un 'bikini' en bas (ce n'est pas une photographie en couleurs ; pourtant je sais savoir que le maillot est rose sombre), en haut un soutien-gorge de maillot ; ordinaires l'un et l'autre, sages ; sans audace ni incorrection (sauf que le bikini est une invention r\u00e9cente). Une touffe presque noire invisible gonfle le bas du devant du maillot. Je le sais ; j'ai beaucoup regard\u00e9 cette photo ; des centaines, des milliers de fois.\n\nLa particularit\u00e9 principale de la photographie de cette jeune fille (par ailleurs totalement banale en tant que photographie) est la suivante : entre les seins du mod\u00e8le est pos\u00e9 un oursin. L'oursin est noir ; les seins sont petits, ronds, et le soutiennent juste. Quelques gouttes d'eau de mer, restitu\u00e9es par l'oursin, ont coul\u00e9 sur la peau. Ces gouttes brillent sur le ventre. (Je n'ai pas go\u00fbt\u00e9 le go\u00fbt des gouttes d'eau de mer froide sur la peau chaude ; j'aurais voulu ; mais ce n'\u00e9tait pas le lieu ; ni le moment ; et je n'ai jamais eu d'autre chance ('en escripvant ceste parole', j'en ai une douleur soudaine, vive et aigu\u00eb ; b\u00eate).)\n\nC'est moi qui ai mis l'oursin dans cette position. J'ai d\u00e9tach\u00e9 un oursin m\u00e9content de sa prise de roche, malgr\u00e9 ses protestations (\u00e0 la mani\u00e8re oursine : de la gesticulation de piquants), je l'ai pos\u00e9 entre les seins de la jeune fille ; et quelqu'un (qui n'est pas moi) a pris la photo.\n\nCette photo (un tirage de cette photo) est venue en ma possession. C'est le mod\u00e8le de la photographie, la jeune fille \u00e0 l'oursin, qui me l'a donn\u00e9e, plus tard, en septembre, apr\u00e8s la fin du Festival, \u00e0 Paris.\n\nLe cadeau de cette image \u00e9tait la reconnaissance d'un droit. J'avais acquis le droit de porter cette image avec moi, dans mon portefeuille. C'\u00e9tait un droit d'amoureux.\n\nQuand on d\u00e9tache l'oursin de son support (plus facilement qu'une arap\u00e8de, qui colle en ventouse et qu'on ne peut capturer que par un violent coup de pied (ou un couteau)), il est \u00e9videmment furieux, et remue ses piquants en tous sens, mais lentement, sans grande efficacit\u00e9. Retourn\u00e9, on voit l'orifice qui offrirait au couteau son int\u00e9rieur orange, tendre et gorg\u00e9 de liquide, \u00e0 saveur de mer (ce qu'on mange).\n\nLourdement symbolique peut appara\u00eetre mon geste, il semble, quand j'\u00e9cris cela. Mais je n'y pensai pas, je crois. Que cela m'ait fait plaisir, c'est probable. J'aime les oursins.\n\nEn espagnol, oursin se dit 'h\u00e9ri\u00e7o de mar', h\u00e9risson de mer ; par analogie de piquants, je suppose. Le h\u00e9risson est un de mes animaux pr\u00e9f\u00e9r\u00e9s. Il a une toute petite langue rose, de roses cuisses. Son ventre rose est duveteux et doux, sous la touffe, pelote, de piquants. Quand on est ami avec un h\u00e9risson, quand il vous laisse le poser sur vos genoux, il ne dresse pas ses piquants, il ne se roule pas en boule.\n\nD'oursin \u00e0 h\u00e9risson, je peux poursuivre le chemin analogique et m\u00e9taphorique, vers le rose et le noir, vers \u00ab le charme inattendu d'un bijou rose et noir \u00bb, ou encore vers \u00ab le palais de cette \u00e9trange bouche\/ p\u00e2le et rose comme un coquillage marin \u00bb (je ne dis pas que je n'y ai pas pens\u00e9, j'y ai fermement pens\u00e9 \u00e0 l'\u00e9poque (apr\u00e8s tout j'\u00e9tais lecteur de Baudelaire, j'\u00e9tais lecteur de Mallarm\u00e9) ; mais seulement un peu plus tard).\n\nDans le m\u00eame ordre de comparaisons, si on est un fr\u00e9quentateur de la M\u00e9diterran\u00e9e, on conna\u00eet aussi une d\u00e9licieuse limace maritime des basses eaux \u00e0 sable, qui a une robe iris\u00e9e, et qui se nomme une 'doris', il me semble.\n\nSes alternances de fermet\u00e9 semi-\u00e9rectile et de rel\u00e2chement mouill\u00e9 ouvrent des champs insoup\u00e7onn\u00e9s \u00e0 l'imagination sp\u00e9cialis\u00e9e d'un amoureux fervent. Mais restons convenables, comme dirait mon ami Pierre Lusson.\n\nLa jeune fille de la photo s'appelait Michelle. Son p\u00e8re \u00e9tait chinois de Chine, sa m\u00e8re espagnole ; elle-m\u00eame fran\u00e7aise de naissance (droit du sol : de quoi faire fr\u00e9mir d'horreur un lep\u00e9niste). L'Espagne ! la Chine ! la guerre perdue par la R\u00e9publique ! Guernica ! la Longue Marche ! la guerre gagn\u00e9e hier (en 1949) par la R\u00e9volution ! mon amoureuse chinoise ! mon amoureuse espagnole ! comment aurais-je pu ne pas l'aimer ?\n\nMichelle \u00e9tait de taille plut\u00f4t petite (au jugement de mes un m\u00e8tre quatre-vingt-quatre et demi) ; ses cheveux s'approchaient du noir, ses yeux \u00e9taient bruns, \u00e0 peine allong\u00e9s (mais mon but n'est pas une description \u00e0 la Brunet Latin ; je m'arr\u00eate dans la descente (traditionnelle dans le portrait en mots m\u00e9di\u00e9val) du regard qui d\u00e9crit, de haut en bas).\n\nJ'ai d\u00e9j\u00e0 dit que ses seins \u00e9taient petits ; ils tenaient chacun dans une main ; rondement ; il m'est arriv\u00e9 de prendre son sein droit dans ma main gauche, et son sein gauche dans ma main droite, puis de faire l'\u00e9change des seins et des mains ; \u00e0 Nice ses orteils avaient du rouge \u00e0 l\u00e8vres ; pas sa bouche, ni l\u00e0 ni ailleurs ; ces d\u00e9tails vous suffiront.\n\n## \u00a7 143 M. Tchen, p\u00e8re de mon amoureuse (elle le devint d\u00e8s notre retour \u00e0 Paris), \u00e9tait un ouvrier\n\nM. Tchen, p\u00e8re de mon amoureuse (elle le devint d\u00e8s notre retour \u00e0 Paris), \u00e9tait un ouvrier ; de ces ouvriers chinois qui firent leur apprentissage r\u00e9volutionnaire dans l'industrie automobile fran\u00e7aise entre les deux guerres, d\u00e9couvrant les droits de l'homme, et les droits nettement plus limit\u00e9s des travailleurs ; il avait bien connu Peng Chen, qui tout d'un coup, apr\u00e8s la victoire des communistes de Mao sur le mar\u00e9chal Tchang et son Kuomintang, \u00e9tait devenu maire de P\u00e9kin (la R\u00e9vo Cul de la Chine Pop ne s'est pas montr\u00e9e cl\u00e9mente avec lui). Mr Tchen envisageait, je crois, de rentrer au pays (je ne sais s'il l'a fait).\n\nC'\u00e9tait un p\u00e8re fort s\u00e9v\u00e8re d'une fille orpheline de m\u00e8re et tr\u00e8s respectueuse des commandements d'un p\u00e8re rude et respectable. Je ne suis jamais all\u00e9 chez lui. Mes amours avec sa fille furent plut\u00f4t secr\u00e8tes (et le rest\u00e8rent jusqu'au bout).\n\nMichelle travaillait toute la semaine, neuf heures-cinq heures, sans variations. Je lui t\u00e9l\u00e9phonais \u00e0 son travail. Je demandais qu'on me passe son 'poste'. Je l'entendais enfin. Elle me t\u00e9l\u00e9phonait chez mes parents. Cela manquait s\u00e9v\u00e8rement de 'privacy'. Nous n'avions que les rues pour territoires, les bancs publics. Les bancs publics sont l\u00e0 pour s'embrasser. Il y a aussi le samedi, banc public de la semaine.\n\nLe samedi, j'emmenais Michelle au CNE. Elle y rencontra mes amis de po\u00e9sie. Nous \u00e9tions ensemble. J'\u00e9tais fier. J'\u00e9tais deux.\n\nTous mes amis d'alors \u00e9taient deux. Roland avec Nicole. Alain avec Suzanne. Charles avec H\u00e9l\u00e8ne (perdue). Jacques (D.) avec Paule. Ren\u00e9 avec \u00c9dith. Fran\u00e7ois avec Maryse. Nous \u00e9tions les deux plus petits de ces couples pas tr\u00e8s vieux. On attendrissait. Comme Michelle \u00e9tait jolie. L'Espagne ! la Chine !\n\n\u00catre deux \u00e9tait une condition n\u00e9cessaire et suffisante de la po\u00e9sie. \u00catre deux \u00e9tait une condition n\u00e9cessaire de la r\u00e9volution. L'amour la po\u00e9sie \u00e9tait un titre d'Eluard (Eluard surr\u00e9aliste) ; qu'on peut comprendre comme un g\u00e9nitif de la vieille langue : l'amour de la po\u00e9sie. Alors il vaudrait mieux dire : l'amour la po\u00e9sie l'amour. L'amour de la po\u00e9sie de l'amour.\n\nsoudain je fus amoureux : l'amour la po\u00e9sie lamour lamour lapo\u00e9sie lamour lamourlapo\u00e9sielamour la po\u00e9sie l'amour.\n\nEluard encore, mais bien plus tard, avait \u00e9crit, en alexandrins, en un quatrain d'alexandrins moraux : \u00ab Nous n'irons pas au but un par un mais par deux\/ Nous connaissant par deux nous nous conna\u00eetrons tous\/ Nous nous aimerons tous et nos enfants riront\/ De la l\u00e9gende noire o\u00f9 pleure un solitaire. \u00bb\n\nHum.\n\nJ'embrassais Michelle successivement dans les salons du CNE, en montant ou en descendant ses escaliers, sur tous les bancs des jardins pr\u00e8s de l'avenue Gabriel, sous les arbres au bas des Champs-\u00c9lys\u00e9es, sur la place de la Concorde, sur les plates-formes des autobus qui \u00e9taient des autobus ad\u00e9quats aux amoureux, avec plates-formes \u00e0 l'arri\u00e8re, par lesquelles on montait dans l'autobus ; il y avait un conducteur et un receveur ; et les tickets en carnet \u00e9taient faits de toutes petites languettes de papier d\u00e9tachables ; et le receveur tirait sur son cordon ; et l'autobus repartait, et nous nous serrions dans un coin de la plate-forme pour nous embrasser ; enfin j'avais une amoureuse \u00e0 embrasser ; et nous n'arr\u00eations pas de nous embrasser. Je r\u00eavais plus ; et plus encore que tout ce que me donnait Michelle, d'une nuit, d'une pleine nuit avec elle. Mais o\u00f9 ? Tout nous fut toujours sinon inconfortable, du moins spatialement et temporellement confin\u00e9 ; et nous n'avons jamais dormi une nuit ensemble dans un lit. Je r\u00eavais de nous laisser enfermer un samedi dans les salons de marbre du CNE, de coucher sur les grands canap\u00e9s, entre les velours ; mais Michelle avait peur.\n\nJe r\u00eavais, j'envisageais, je projetais de partir avec Michelle en Chine rejoindre la R\u00e9volution en marche. Cela lui faisait encore plus peur que mes mains sous sa jupe dans l'autobus, sur les bancs (l\u00e0, elle n'avait pas si peur que \u00e7a). Mais nous n'avions pas vingt ans. Je n'avais pas le moindre sou. \u00ab Tu ne vas pas abandonner tes \u00e9tudes ! \u00bb (\u00ab Et c'est pour \u00e7a qu'on s'a quitt\u00e9, moiz-et-elle \u00bb, chantait Maurice Chevalier. C'est pour \u00e7a, finalement. Je ne voulais pas attendre. Michelle ne voulait pas ne pas attendre. Elle avait peur. Elle avait raison ; moi aussi peut-\u00eatre.)\n\nLe r\u00eave d'internationalisme, des ailleurs r\u00e9volutionnaires m'enivrait. Le r\u00eave de l'amour fou me rendait fou. \u00ab Jacques ! tu es fou \u00bb, disait-elle. Personne ne m'avait encore appel\u00e9 \u00ab Jacques ! \u00bb, sans diminutif ; j'en br\u00fblais.\n\nAlors dans les fins d'apr\u00e8s-midi de semaine, dans les fins de soirs des samedis, je la raccompagnais jusqu'\u00e0 Saint-Lazare. \u00ab Le train de Bois-Colombes emporte mon amour \u00bb, \u00e9crivais-je (un alexandrin \u00e0 c\u00e9sure \u00e9pique : 'Bois-Colomb' !). Dans la salle des Pas perdus elle laissait partir un train ; ou deux ; jamais le dernier, malgr\u00e9 mes objurgations ; malgr\u00e9 mes supplications ; mes bouderies. Dans la salle des Pas perdus de la gare Saint-Lazare (qu'elle soit maudite !) j'embrassais Michelle, qui m'embrassait.\n\nJ'ai, vous voyez, un tr\u00e8s ancien contentieux avec la salle des Pas perdus de la gare Saint-Lazare. J'y repense parfois aujourd'hui, quand j'y passe, acheter le Times du jour.\n\n## \u00a7 144 \u00abLes belles de ce temps sont aujourd'hui grand-m\u00e8res \u00bb, \u00e9crivait \u00e0 peu pr\u00e8s Tzara dans un long po\u00e8me de la fin de sa vie\n\n\u00ab Les belles de ce temps sont aujourd'hui grand-m\u00e8res \u00bb, \u00e9crivait \u00e0 peu pr\u00e8s Tzara dans un long po\u00e8me de la fin de sa vie (Tzara n'\u00e9tant pas connu pour un amour immod\u00e9r\u00e9 de l'alexandrin, et ce vers en \u00e9tant un, ou bien je l'ai retenu \u00e0 cause du fait qu'il est un exemple rare dans l'\u0153uvre de ce po\u00e8te que j'aime fort, ou bien mon souvenir a alexandrinis\u00e9 la citation, n'est-il pas vrai ?) ; un po\u00e8me que je lisais assez pr\u00e8s des d\u00e9buts de la mienne.\n\nCela fait au moins quarante-trois ans que je n'ai pas revu ni eu nouvelles quelconques de Michelle et de cette immense litanie de jours et d'ann\u00e9es (\u00e9norme et d\u00e9risoire) une s\u00e9rieuse partie me trouve pris de doute \u00e0 l'\u00e9gard de l'orthographe de son pr\u00e9nom : 'Michelle', ou 'Mich\u00e8le'? l'un ou l'autre s'\u00e9crit, ou s'\u00e9crivent. Il y a des 'Michelle' avec deux L, il y a des 'Mich\u00e8le' qui n'en ont qu'un. Ai-je aim\u00e9 une Michelle ou une Mich\u00e8le ?\n\nJe suis incapable de d\u00e9cider 'which is which'? j'opte pour les deux ailes ; mais plus j'y pense, moins je suis s\u00fbr ; et plus cette incertitude grandit, plus elle m'agace, m'\u00e9nerve, me d\u00e9courage.\n\nJ'ai honte de mon peu de souvenir, de mon infid\u00e8le, impr\u00e9cis souvenir. Invariablement alors je me r\u00e9cite des morceaux pas trop d\u00e9form\u00e9s d'un po\u00e8me de Brecht\n\n(je sais tr\u00e8s peu d'allemand, mais quelques po\u00e8mes) que m'apprit Gerda, pas beaucoup plus tard que 1953\n\n(je pourrais retrouver la date exactement, puisque c'\u00e9tait au temps de ce qu'on appela la 'nouvelle vague'; o\u00f9 on entendait partout une chanson extraordinairement stupide, qui m'aga\u00e7ait l'oreille, et s'y est plus ou moins incrust\u00e9e : \u00ab un' ptit' MG et trois comp\u00e8res\/ (je ne sais pas ce qu'ils font) par-dessus (?) la porti\u00e8re.\/ Trois p\u00e9p\u00e9es s'avancent, fort bien balanc\u00e9es\/ qui chantent une chanson\/ d'Elvis Presley.\/ Aussit\u00f4t nos comp\u00e8res sont int\u00e9ress\u00e9s (?)\/ par cett' nou\u2014-velle'\u2014-vague\/\/\u00bb;\n\net Gerda (j'\u00e9tais dans son lit), apr\u00e8s que nous e\u00fbmes fait l'amour (la premi\u00e8re fois ; une autre fois je jouis dans sa bouche, exp\u00e9rience qu'elle me proposa, que je n'avais jamais eue encore, et dont je lui fus extr\u00eamement reconnaissant),\n\nme dit qu'elle avait \u00e9t\u00e9 attir\u00e9e vers moi dans cette soir\u00e9e (?) parce que je ressemblais \u00e0 l'acteur qui jouait le r\u00f4le principal dans un film juste sorti dans les salles obscures et qui traitait de ce 'sujet de soci\u00e9t\u00e9'. Je n'en fus nullement flatt\u00e9 (ce n'\u00e9tait qu'un jeune cr\u00e9tin, cet acteur, et un joli gar\u00e7on, \u00e0 mon sens ; je ne me trouvais pas, moi, joli, et je ne me croyais pas cr\u00e9tin), mais de sa bouche je me souviens, je me souviens !) :\n\nAn jenem Tag im blauen Mond September\n\nHell unter einen jungen Pflaumenbaum\n\nDa hielt ich sie, die stille bleiche Liebe\n\nIn meinem Arm wie einen holden Traum.\n\nC'\u00e9tait septembre, son amour immobile et p\u00e2le, il la tenait dans ses bras sous un jeune prunier ; 'en ce temps-l\u00e0'. Et au-dessus d'eux, \u00ab Und \u00fcber uns \u00bb, dit-il, dans le ciel, il y avait un nuage (War eine Wolke die ich lange sah) ; un nuage blanc ; tr\u00e8s blanc, \u00ab Sie war sehr weiss, und kam von oben her... \u00bb ; il venait de tr\u00e8s loin, tr\u00e8s haut. \u00ab Seit jenem Tag \u00bb, depuis ce jour, \u00ab sind viele viele Monde \u00bb, plein et plein de mois (et de lunes pleines et vides), ont pass\u00e9 \u00ab hinunter und vorbei \u00bb, \u00e9crit ici Brecht en son po\u00e8me chevillistiquement ;\n\net tu me demandes (\u00ab und fragst du mich \u00bb, \u00e9crit-il rh\u00e9toriquement \u00e0 son lecteur), \u00ab was mit der Liebe sei ? \u00bb, qu'en est-il d'elle maintenant ? Il r\u00e9pond qu'en fait il n'en sait rien ; il ne sait pas ce qu'elle est devenue ; elle a peut-\u00eatre sept enfants. Et lui ne se souviendrait peut-\u00eatre m\u00eame pas de son visage, s'il n'y avait pas eu le nuage, le tr\u00e8s blanc nuage de ce jour-l\u00e0. \u00ab Und als ich aufsah, war sie nimmer da \u00bb ; et quand j'ai lev\u00e9 les yeux, il n'\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 plus l\u00e0. (Le choix de ce po\u00e8me par Gerda n'\u00e9tait-il pas appropri\u00e9 ? ne le pensait-elle pas en me guidant dans ma prononciation maladroite des mots allemands (ma voix \u00e9trang\u00e8re, sans doute, l'attendrissait et l'excitait ; comme m'excitait la sienne) ; est-ce que je me souviendrais, comme je m'en souviens, de ses yeux tristes, sentimentaux, allemands de l'Est, sans le petit nuage de foutre dans sa bouche ?) (Je n'ai jamais cess\u00e9 d'imaginer ce nuage brechtien, all\u00e9gorie ironique de la _Verfremdung_.)\n\nQuand je pense \u00e0 Michelle, pour penser \u00e0 elle, je n'ai pas besoin d'un nuage, mais d'un oursin. Je pense \u00e0 elle ; je la vois. Je vois (moi qui suis vieux) le visage et le corps de la tr\u00e8s jeune Michelle (ou Mich\u00e8le). Je la revois. Je revois tr\u00e8s bien son visage.\n\nEn fait, ce que je revois (dans les diff\u00e9rents d\u00e9cors que j'associe \u00e0 nos amours : jardins, autobus, place de la Concorde, salle des Pas perdus de la gare Saint-Lazare,...) c'est toujours la petite photo de Nice, le portrait de Michel(l)e \u00e0 l'Oursin ; je l'ai gard\u00e9e bien au-del\u00e0 de notre s\u00e9paration\n\n(et je ne le retrouve plus qu'en pens\u00e9e, ayant perdu l'image mat\u00e9rielle, noire et blanche, dans des circonstances qui m'\u00e9chappent ; l'ayant perdue, ou d\u00e9truite dans une de ces crises d'annihilation documentaire qui me saisissent p\u00e9riodiquement mais que je n'ai pas moins oubli\u00e9e ; il vaut mieux donc dire que je me souviens de son visage photographique).\n\n## \u00a7 145 Mais ce que je ne parviens pas \u00e0 r\u00e9habiter avec conviction\n\nMais ce que je ne parviens pas \u00e0 r\u00e9habiter avec conviction c'est mon corps d'alors ; dans ses rapports avec son jeune, son brun d\u00e9licieux corps aim\u00e9 en ce vieux temps.\n\nSi ma relation de mes amours adolescentes avec Mlle Tchen est ici rest\u00e9e presque enti\u00e8rement chaste, ce n'est pas par pruderie, mais par scrupule : il m'est quasi impossible de ressusciter int\u00e9rieurement, avec la moindre illusion de v\u00e9ridicit\u00e9, nos gestes amoureux.\n\nLeur singularit\u00e9 absolue a \u00e9t\u00e9 enti\u00e8rement effac\u00e9e, recouverte, d\u00e9natur\u00e9e par des gestes ult\u00e9rieurs certes ressemblants mais pourtant irr\u00e9ductiblement autres.\n\nComme notre \u00e9criture, comme notre voix, nos gestes, nos postures bougent avec le temps.\n\nEt dans le cas des baisers, des caresses, des fa\u00e7ons d'\u00eatre dans la nudit\u00e9, dans la p\u00e9n\u00e9tration, l'envahissement, l'accueil de l'un \u00e0 l'autre, quand, le temps passant, il ne s'agit plus vraiment du m\u00eame 'un' et plus du tout de la m\u00eame 'autre', ce sont d'extr\u00eames diff\u00e9rences dans une extr\u00eame 'm\u00eamet\u00e9' qui devraient dominer le souvenir, l'individualiser, et constater leur oubli ajoute en cons\u00e9quence \u00e0 la douleur du pass\u00e9 celle, non moins intense, d'une perte irr\u00e9m\u00e9diable des signes de la distinction.\n\nLes \u00e9tats de po\u00e9sie que je d\u00e9cris dans ces chapitres ont au moins autant de liens avec le d\u00e9sir amoureux qu'avec la ferveur politique ; et quand le chemin de narration m'a conduit \u00e0 Nice, \u00e0 l'oursin, \u00e0 Michelle, j'ai essay\u00e9 de restituer, au moins comme images int\u00e9rieures \u00e9prouv\u00e9es, quelques-uns des instants les plus intenses de ma passion pour elle. Je me suis heurt\u00e9 \u00e0 une incertitude analogue \u00e0 celle que j'ai dite, concernant l'orthographe de son pr\u00e9nom.\n\nMon souvenir est devenu un 'livre \u00e9rotique sans orthographe' (dirais-je, d\u00e9tournant Rimbaud).\n\nIl m'est impossible de voir nos gestes d'une mani\u00e8re telle que je puisse croire \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9 de ma vision.\n\nLa repr\u00e9sentation film\u00e9e des moments de fusion amoureuse ou fornication (comme on voudra) est toujours d\u00e9cevante ; parce qu'elle ne se heurte pas seulement aux interdits portant sur la plus ou moindre grande partie des corps offerts \u00e0 la vue des spectateurs invit\u00e9s \u00e0 \u00eatre voyeurs, \u00e0 la plus ou moins grande 'normalit\u00e9' des positions prises, \u00e0 la plus ou moins grande congruence suppos\u00e9e du genre et nombre des partenaires, de leurs \u00e2ges, \u00e0 la plus ou moins grande banalit\u00e9 des lieux o\u00f9 cela se passe, \u00e0 la plus ou moins grande partie du vocabulaire excis\u00e9e dans les \u00e9changes verbaux, mais parce qu'elle souffre de l'invraisemblable paresse des cin\u00e9astes (ou de leur g\u00eane, de leur r\u00e9ticence, de leur timidit\u00e9 conjugu\u00e9e peut-\u00eatre avec celles des acteurs et actrices) qui fait que le caract\u00e8re formula\u00efque, r\u00e9p\u00e9titif, st\u00e9r\u00e9otyp\u00e9, interchangeable des postures, des d\u00e9cors, des paroles (des absences de paroles) de ces sc\u00e8nes d\u00e9passe tout ce qu'on peut d\u00e9plorer de plus conventionnel ailleurs que dans les lits.\n\nOr seul un glissement insignifiant hors du st\u00e9r\u00e9otype pourrait l\u00e0 faire effet de v\u00e9rit\u00e9, de violence, de trouble, de s\u00e9duction visuelle, de m\u00e9moire pour quelqu'un.\n\nBien s\u00fbr, le r\u00e9sultat appara\u00eetrait imm\u00e9diatement aux yeux de la plupart comme pornographique.\n\nMais il n'y a rien \u00e0 y faire. Si la d\u00e9piction film\u00e9e ne choque pas, elle n'est rien que page de magazine de mode ; et elle est d'ailleurs g\u00e9n\u00e9ralement re\u00e7ue comme telle. Montrer (ou \u00e9crire) ce qui se passe r\u00e9ellement dans un lit est n\u00e9cessairement une \u00ab repr\u00e9sentation (par \u00e9crits, dessins, peintures, photos (et films)) de choses obsc\u00e8nes destin\u00e9es \u00e0 \u00eatre communiqu\u00e9es au public \u00bb (une 'chose obsc\u00e8ne' \u00e9tant celle qui \u00ab blesse d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment la pudeur en suscitant des repr\u00e9sentations d'ordre sexuel \u00bb) (je prends tout \u00e7a dans le Petit Robert).\n\nS'il n'y a pas d'intention pornographique, mieux vaut s'abstenir.\n\n(N'oublions pas le fait qu'un choc d'un autre type, dans les images conventionnelles, vient du d\u00e9s\u00e9quilibre massif des orientations de la cam\u00e9ra, qui, entre les deux moiti\u00e9s principales des populations dont elles sollicitent le regard, choisissent d'en privil\u00e9gier une ; il serait int\u00e9ressant (je ne sais si cela a \u00e9t\u00e9 tent\u00e9) de filmer la m\u00eame sc\u00e8ne dite '\u00e9rotique' en deux versions entre lesquelles le spectateur pourrait choisir (il y aurait deux salles distinctes de projection) en insistant visuellement ou sur l'un ou sur l'autre des deux corps engag\u00e9s dans le corps \u00e0 corps (s'il y en a deux au moins (ce que nous supposerons pour simplifier) ; et pas plus de deux (ce que nous supposerons aussi pour simplifier)).)\n\n## \u00a7 146 Les pornographes hollywoodiens des ann\u00e9es r\u00e9centes ont parfois atteint leur but par un simple d\u00e9placement de contexte\n\nLes pornographes hollywoodiens des ann\u00e9es r\u00e9centes ont parfois atteint leur but par un simple d\u00e9placement de contexte (si j'ose m'exprimer ainsi). Si la blondeur 'knickerless' de Mme Sharon Stone a d\u00e9cha\u00een\u00e9 tant d'enthousiasme chez tant de spectateurs, c'est certainement par un effet de cette esp\u00e8ce.\n\nMais revenons aux sc\u00e8nes primordiales, pubiques ou autres.\n\nDans un film de Deville, o\u00f9 jouent deux chanteurs (mais ils n'y chantent pas), Patrick Bruel et Jacques Dutronc (qui fut jadis un excellent Pierrot dans un t\u00e9l\u00e9-filmage de Pierrot mon ami), le personnage f\u00e9minin principal, qui est femme du second puis passe \u00e0 l'autre (du truand au flic), est repr\u00e9sent\u00e9e s'allongeant pour faire l'amour avec l'un, puis avec l'autre ; on ne montre presque rien de ces \u00e9v\u00e9nements, sinon que dans chaque cas elle s'allonge et, encore habill\u00e9e, \u00e9carte exactement, par anticipation, et exactement de la m\u00eame mani\u00e8re, ses jambes sous sa robe.\n\nM\u00eame si ce d\u00e9tail a en premier lieu dans le film un dessein narratif destin\u00e9 \u00e0 caract\u00e9riser (et juger) le personnage, il est clair qu'on peut y voir aussi un effort m\u00e9ritoire pour sortir de la fatalit\u00e9 st\u00e9r\u00e9otypique dont je parlais.\n\nCependant, une innovation louable de cette esp\u00e8ce me para\u00eet aller quand m\u00eame dans le sens d'une conception des rapports sexuels (ils n'existent pas, comme on sait) qui les marque du sceau d'une r\u00e9p\u00e9titivit\u00e9 compulsive et absolue : on aime toujours, fatalement, de la m\u00eame fa\u00e7on ; avec les m\u00eames gestes.\n\nIl y a apparemment du vrai dans cette conception. On pourrait dire que, sans doute, il y a une r\u00e9p\u00e9tition massive des gestes de l'amour, quand on s'y livre, de moment \u00e0 moment avec le m\u00eame \u00eatre, et d'un \u00eatre \u00e0 l'autre, dans les m\u00eames temps, ou d'autres. Mais dire cela n'est pas dire beaucoup plus que : 'Tous les Chinois se ressemblent.' Ce sont les particularit\u00e9s, m\u00eame minuscules, qui leur donnent sens. Malheureusement, je le constate en tout cas pour moi apr\u00e8s peut-\u00eatre trop d'ann\u00e9es, il est difficile de les maintenir souvenues en soi. On \u00e9tend beaucoup plus loin, dans la conception commune, l'id\u00e9e de la 'm\u00eamet\u00e9' de chacun dans l'amour. On pense, et dit souvent, que chacun (chacune) s'il, si elle aime des \u00eatres diff\u00e9rents, ces \u00eatres sont toujours, en un sens, les m\u00eames, le (la) m\u00eame. Un amour exceptionnel, \u00e9lev\u00e9, immense, un amour fou, un 'amors' m\u00e9di\u00e9val doit alors \u00eatre ce qui \u00e9chappe au destin de la r\u00e9p\u00e9tition.\n\nAur\u00e9lien (le personnage) dans Aur\u00e9lien (le roman d'Aragon) dit de l'h\u00e9ro\u00efne, B\u00e9r\u00e9nice, qu'elle \u00ab n'\u00e9tait pas son type \u00bb. Cette d\u00e9claration, destin\u00e9e \u00e0 montrer qu'il n'est pas question dans cette histoire (pour le h\u00e9ros) d'une ordinaire attraction du corps mais bien d'une manifestation romanesque de l'amour fou, m'a toujours paru bizarre.\n\nJe ne me trouve, en pensant aux femmes qui m'ont attir\u00e9, \u00e0 celles que j'ai aim\u00e9es (il n'y en a pas tellement), victime de ou vou\u00e9 \u00e0 aucun 'type' d\u00e9celable : ni social, ni national, ni physique, ni moral, ni religieux. Je ne trouve, en fait, entre elles aucune ressemblance.\n\nEn revanche, et c'est ce qui m'a amen\u00e9 \u00e0 ces consid\u00e9rations dont l'int\u00e9r\u00eat intrins\u00e8que est mod\u00e9r\u00e9, \u00e0 chaque moment, \u00e0 chaque saison amoureuse de ma vie se trouve enchev\u00eatr\u00e9e de la po\u00e9sie.\n\nJ'ai dit ailleurs, en ces pages, que la musique \u00e9tait pour moi un effecteur de m\u00e9moire privil\u00e9gi\u00e9. Mais elle agit sur les m\u00e9canismes du souvenir, d'une mani\u00e8re, en quelque sorte, indiff\u00e9renci\u00e9e, sans discernement : sans discernement esth\u00e9tique (n'importe quelle musique, ou presque, peut faire effet d'un s\u00e9same du pass\u00e9) et sans discernement existentiel (n'importe quel moment, ou presque, peut r\u00e9pondre \u00e0 son appel).\n\nTr\u00e8s diff\u00e9rent a toujours \u00e9t\u00e9, est, l'effet de po\u00e9sie. Toutes mes passions amoureuses (qu'elles soient passions sentimentales ou passions d'amour) ont \u00e9t\u00e9 entrelac\u00e9es \u00e0 de la po\u00e9sie. Et ce lien a toujours \u00e9t\u00e9 \u00e0 la fois intense, sp\u00e9cifique, et chaque fois contemporain.\n\nJ'ai eu de la passion pour quelqu'un en m\u00eame temps que j'avais de la passion pour un, des po\u00e8mes, pour une configuration enti\u00e8re de po\u00e9sie. Lamourlapo\u00e9sielamour.\n\nL'effet de po\u00e9sie \u00e9tant, dans mon id\u00e9e de ces choses, un effet de m\u00e9moire, de m\u00e9moire de la langue, il en r\u00e9sulterait peut-\u00eatre que la co\u00efncidence puis la fusion d'un amour et d'une po\u00e9sie ont eu leur source dans la voix.\n\nJe ne vois pas cela clairement.\n\n# SECONDE PARTIE\n\n# \u00c9ros \u00e9nergum\u00e8ne\n\n## \u00a7 147 Au m\u00e9tro Anvers se trouve le lyc\u00e9e Jacques-Decour, anciennement nomm\u00e9 coll\u00e8ge Rollin\n\nAu m\u00e9tro Anvers se trouve le lyc\u00e9e Jacques-Decour, anciennement nomm\u00e9 coll\u00e8ge Rollin. Il y est aujourd'hui, il y \u00e9tait en octobre 1952 quand j'entrai dans son unique classe de math\u00e9matiques sup\u00e9rieures autrement dite hypotaupe sous la direction de Mr Durrix, dit lui-m\u00eame (sobriquet peu \u00e9vitable, mais employ\u00e9 par antiphrase pour d\u00e9signer ce brave homme bourru), 'le Dur', comme futur \u00e9l\u00e8ve de l'\u00c9cole normale sup\u00e9rieure, section des Sciences (un futur qui ne devait jamais devenir pr\u00e9sent).\n\nSon nom actuel date de la Seconde Guerre mondiale. Jacques Decour fut le fondateur des Lettres fran\u00e7aises, publication clandestine que les occupants ne lui pardonn\u00e8rent pas ; ils le tu\u00e8rent ; et il devint le nom d'un lyc\u00e9e. Au coll\u00e8ge Rollin avait enseign\u00e9, idiosyncrasique, M. Mallarm\u00e9 St\u00e9phane.\n\nAu-dessus de la station de m\u00e9tro et du lyc\u00e9e plane ou tr\u00f4ne le Sacr\u00e9-C\u0153ur (remarquable r\u00e9ussite dans la laideur d'une catholicit\u00e9 \u00e0 la 'Mgr Dupanloup' aux temps de la la\u00efcit\u00e9 r\u00e9publicaine mena\u00e7ante).\n\nUn vrai biberon !\n\nDepuis le square d'Anvers on monte vers les biberons d\u00e9vots du Sacr\u00e9-C\u0153ur (ils sont sept) par la rue de Steinkerque, fort surcharg\u00e9e de cartes postales et pacotilles. \u00c0 droite se trouve la halle Saint-Pierre, d\u00e9naturalis\u00e9e aujourd'hui comme la plupart des halles et march\u00e9s de Paris (les ateliers sont devenus des lofts, les march\u00e9s ont laiss\u00e9 la place \u00e0 des bureaux ou \u00e0 des appartements de grand standing ; parfois sont devenus 'culturels'; Paris n'ayant jamais abrit\u00e9 en ses murs de mastodontes industriels, on n'y verra pas d'usines converties en mus\u00e9es, comme en Angleterre (\u00e0 Londres, au bord de la Tamise) ; le march\u00e9 de l'art fran\u00e7ais reste plus attach\u00e9 aux march\u00e9s, c'est-\u00e0-dire aux l\u00e9gumes).\n\nLa halle Saint-Pierre \u00e9tait jadis un temple de tissus ; maintenant un bout de tissu \u00e0 culture dans la capitale ; o\u00f9 l'Oulipo s'exerce \u00e0 la 'performance' depuis le d\u00e9but de l'an 1996 (prospectus d'annonce : page 1 : Les Jeudis\/ de l'OULIPO\/ 1996\/\/ Lectures publiques\/ \u00e0 la Halle Saint-Pierre\/ 2\/ rue\/ Ronsard\/ 75018 Paris\/ (Montmartre)\/ m\u00e9tropolitain Anvers\/\/ \u2013 page 2: OULIPO n.m. \u2013 Ouvroir de litt\u00e9rature\/ potentielle fond\u00e9 en 1960 par Fran\u00e7ois\/ Le Lionnais et Raymond Queneau... Apr\u00e8s la pluie, .\/ est la continuation\/ de la litt\u00e9rature par d'autres moyens.\/ est le propre de l'homme\/...\/ La chair est triste, h\u00e9las, et j'ai lu \/\/ \u2013 page 3: [...] **R\u00c9SERVATION IN\/ DIS\/ PEN\/ SABLE** au 42 58 72 89\/\/). La halle est du c\u00f4t\u00e9 droit du jardin montant, au pied du tr\u00e8s grand escalier (plusieurs fois 39 marches).\n\n\u00c0 gauche le funiculaire ; au centre la pente, la grande pente, avec de l'herbe, des arbres, des moineaux, des passants ; \u00e7a se pose, \u00e7a s'envole, \u00e7a monte, \u00e7a s'arr\u00eate, \u00e7a descend ; en 1953, 1954, les \u00e9l\u00e8ves du lyc\u00e9e Decour y venaient, les beaux jours, r\u00e9viser, r\u00eavasser, bavarder, regarder les filles de 'Lamartine' qui n'est pas loin, les zieuter, les interpeller avec l'humour d\u00e9bordant qui leur est propre, les chahuter, les fr\u00e9quenter parfois.\n\nIls sont toujours l\u00e0, mais n'ont plus besoin maintenant d'exogamie scolaire, puisque Decour est devenu mixte, comme tous les lyc\u00e9es.\n\nUne dizaine d'ann\u00e9es plus tard, mais trente bonnes ann\u00e9es avant aujourd'hui, en 64, 5, surtout, 1966, 7 un peu moins, ce fut une de mes stations favorites dans mes p\u00e9riples de composition. Depuis la rue Notre-Dame-de-Lorette on y parvient, si on veut, vite, par le bas, par les rues Henri-Monnier, Victor-Mass\u00e9, l'avenue Trudaine ;\n\nou lentement, par le haut, apr\u00e8s une courbe montmartroise, depuis la place Blanche, par la longue et spiralante rue Lepic, la place du Tertre, par exemple ; \u00e7a monte et \u00e7a tourne.\n\nOn se chante en grimpant (silencieusement, pour ne pas effrayer les populations) le d\u00e9but de la chanson des places de Paris, une de ces complaintes en faux ancien, avec poutres apparentes de parler dit populaire d'en ces temps-l\u00e0 (qui a son charme, quoique) : \u00ab \u00e7a na\u00eet au hasard sur la Butte\/ \u00e7a pousse on ne sait trop comment\/ et de cabriole en culbute\/ \u00e7a tombe dans les bras d'un amant\/ un joli enfant de Monmertre\/ pour deux ronds de frit' un beau jour\/ l'initie au choz' de l'amour\/ place du Te-e-rtre\/\/ [...] On a d'la poitrine et des hanches\/ on sait qu'on est bien roul\u00e9e qu'on pla\u00eet\/ alors sur l'coup d'minuit on fait\/ la place Blan-an-che \u00bb ; les variantes d'itin\u00e9raire sont nombreuses.\n\n(Il y a aussi la place Pigalle, et les rues en dessous convergentes pleines de bars \u00e0 'h\u00f4tesses', c'est-\u00e0-dire \u00e0 putes ; \u00e7a prosp\u00e9rait ferme, dans les ans soixante.)\n\nJe m'asseyais sur une chaise, avec un livre de po\u00e9sies, avec un livre de cohomologie, avec mon carnet \u00e0 po\u00e8mes, avec mon carnet \u00e0 calculs de parenth\u00e8ses (\u2192 branche 3, deuxi\u00e8me partie) ; supposons qu'il fait doux, que c'est le printemps, qu'il fait chaud, c'est l'\u00e9t\u00e9, qu'il fait redoux, c'est l'automne ; parfois m\u00eame c'est l'hiver, les arbres sont nus, les chaises de jardin mouill\u00e9es, froides.\n\nMais pensons principalement printemps. Mai. Les arbres \u00e9clatants de jeunes feuilles, l'herbe. Assis sur une chaise, en bord de pente, on regarde ce qui se passe, ce qui passe.\n\n## \u00a7 148 Je regardais souvent un chat, un gros chat pl\u00e9b\u00e9ien, pas beau, pas jeune, \u00e0 la fourrure d'un blanc pas propre,\n\nJe regardais souvent un chat. C'\u00e9tait un gros chat pl\u00e9b\u00e9ien, pas beau, pas jeune, \u00e0 la fourrure d'un blanc pas propre, qui avait fait de cette pente son terrain de m\u00e9ditation. Il ne bougeait presque pas, comme d\u00e9pos\u00e9 sur l'herbe par quelqu'un, et oubli\u00e9 l\u00e0.\n\nQuand un enfant l'approchait pour le caresser, il se d\u00e9pla\u00e7ait juste assez pour \u00e9viter la main importune, avant de reprendre la m\u00eame pose, inerte, les yeux ferm\u00e9s, un peu plus loin.\n\nIl semblait blas\u00e9, mou, endormi, totalement inint\u00e9ress\u00e9 par le spectacle ; mais son indiff\u00e9rence apparente au monde \u00e9tait trompeuse. La pente \u00e9tait litt\u00e9ralement inond\u00e9e de pigeons, objet de ses pr\u00e9occupations r\u00e9elles ; une v\u00e9ritable id\u00e9e fixe ; les plus imb\u00e9ciles de ces volatiles se donnaient l\u00e0 rendez-vous, pour quelque d\u00e9votion peut-\u00eatre (d\u00e9poser leurs offrandes glaireuses sur le parvis, par exemple), mais surtout pour l'exploitation \u00e9hont\u00e9e des touristes grimpant et d\u00e9grimpant sans cesse du square et abondamment pourvus de miettes.\n\nDe temps en temps le chat se mettait en mouvement ; tr\u00e8s lent, tr\u00e8s innocent, rampant dans l'herbe, il s'approchait des pigeons ; les pigeons le laissaient s'approcher \u00e0 deux ou trois m\u00e8tres puis, d'un mouvement n\u00e9gligent d'aile mauvasse, s'\u00e9levaient dans les airs hors de sa port\u00e9e pour retomber ailleurs, jouant un ballet steinien (\u00ab Pigeons on the grass, alas \u00bb). Le chat retournait se coucher. Mais il ne se d\u00e9courageait jamais. Dix, cent fois dans une journ\u00e9e il recommen\u00e7ait son man\u00e8ge.\n\nDes passants parfois s'arr\u00eataient, le regardaient un moment faire, comme moi ; et certains se moquaient, avec les pigeons, de ses tentatives maladroites, de ses \u00e9checs r\u00e9p\u00e9t\u00e9s ; il les faisait rire.\n\nMais moi, qui restais plus longtemps et qui venais jour apr\u00e8s jour je savais qu'il savait tr\u00e8s bien ce qu'il faisait ; et qu'il \u00e9tait bien rare qu'il rentre bredouille \u00e0 la maison ; s'il \u00e9tait lent, et maladroit, c'\u00e9tait expr\u00e8s.\n\nIl savait qu'\u00e0 un moment ou un autre, t\u00f4t ou tard, un de ces oiseaux stupides tarderait une seconde de trop \u00e0 s'envoler, ayant pris l'habitude de ses approches, et croyant avoir une fois pour toutes la mesure de sa vitesse, de la port\u00e9e de ses bonds.\n\nAlors, et alors seulement, il acc\u00e9l\u00e9rerait soudainement, il saisirait le kairos du moment, le moment machiav\u00e9lien du chat, l'occasion par les cheveux, et le pigeon par l'aile. (Un pigeon : je ne l'ai jamais vu attraper le moindre moineau ; les pigeons seuls l'int\u00e9ressaient, lui paraissaient dignes de ses efforts.)\n\nAu printemps, sp\u00e9cialement au printemps, particuli\u00e8rement si le printemps \u00e9tait doux, et l'air de la temp\u00e9rature appropri\u00e9, tirant vers le chaud mais sans s'y abandonner \u00e0 l'exc\u00e8s, la densit\u00e9 touristique sur la pente, sur la terrasse (on y contemple Paris, g\u00e9n\u00e9reusement \u00e9tal\u00e9 en bas, et tout aur\u00e9ol\u00e9 du halo de la pollution automobile ch\u00e8re \u00e0 nos \u00e9diles), passait brusquement par des maxima.\n\nEt parmi les touristes, il y avait des dames et des demoiselles : des Scandinaves et des Anglaises, des Allemandes et des Danoises, des Am\u00e9ricaines du Sud et du Nord, des Canadiennes qui sait ; certaines \u00e9taient jolies, d'autres moins, certaines \u00e9taient blondes, d'autres moins (plus ou moins brunes \u00e9taient certaines, plus ou moins et rarement, h\u00e9las, rousses, d'autres) ; certaines \u00e9taient jeunes, d'autres moins.\n\nElles allaient par deux ou plus, avec des amies, avec des amants et des maris, avec des familles, des b\u00e9b\u00e9s, des chiens ; mais souvent, souvent, elles allaient seules. Ces solitaires s'asseyaient sur les bancs, regardaient le paysage, regardaient leurs plans de Paris d'un air perplexe, le ciel, les arbres, les moineaux, les pigeons, le chat, examinaient les alentours derri\u00e8re leurs lunettes de soleil, \u00e9prouvaient l'air, sa douceur.\n\nJe les regardais. Je regardais les matous humains de l'endroit, les candidats \u00e0 des baccalaur\u00e9ats vari\u00e9s, les candidats des classes pr\u00e9paratoires \u00e0 de grands et moins grands concours, et d'autres sp\u00e9cimens moins inoffensifs s'approcher d'elles lentement, chercher le bout d'aile symbolique \u00e0 saisir de la griffe ; ils engageaient la conversation, proposaient ceci, cela, essuyaient les refus de leur pelage, de leur ramage et de leur expression, s'en allaient plus loin, plus tard, recommen\u00e7aient ; et comme le chat, avec assez de patience, finissaient par r\u00e9ussir ; enfin, disons par r\u00e9ussir \u00e0 faire un brin de causette, \u00e0 faire un brin d'accompagnement ; apr\u00e8s, bien s\u00fbr, je ne sais pas.\n\nJe regardais ; je regardais ces man\u00e8ges, comme ceux du chat, avec int\u00e9r\u00eat, avec agacement ; ils me distrayaient ; ils me plongeaient dans la distraction. Je regardais les belles ou jeunes \u00e9trang\u00e8res, les belles jeunes femmes, les belles femmes ; mais je regardais plut\u00f4t que la beaut\u00e9 la non-banalit\u00e9 de quelques visages, des visages curieux, des visages \u00e9tranges, des yeux d\u00e9rangeants, une brusque imperfection \u00e9mouvante (comme le l\u00e9ger strabisme qui plaisait tant \u00e0 Descartes), des d\u00e9marches moins convenues, des expressions et allures moins certaines, moins assur\u00e9es que celles des conventionnellement belles selon l'opinion, qui provoquaient les r\u00e9actions les plus salivantes, les plus traditionnelles des lyc\u00e9ens, des \u00e9l\u00e8ves des classes pr\u00e9paratoires, des matous de quartier.\n\nRares, surprenantes, troublantes, elles me distrayaient, elles me plongeaient dans de dangereux \u00e9tats de distraction. Je refermais mon carnet, mon livre, avec agacement, avec col\u00e8re, je m'en allais. Et pourtant je venais l\u00e0, je revenais l\u00e0 souvent. Qu'est-ce \u00e0 dire ?\n\n## \u00a7 149 j'\u00e9tais parfois, souvent, trop souvent tent\u00e9 d'entrer \u00e0 mon tour dans ce jeu,\n\nQu'est-ce \u00e0 dire ? Qu'il y avait de la tentation. Que j'\u00e9tais parfois, souvent, trop souvent tent\u00e9 d'entrer \u00e0 mon tour dans ce jeu, de saisir le regard ou r\u00e9pondre au regard d'une de ces passantes bleues et blondes, vertes et brunes, de lui parler, de la suivre, de l'aborder, de faire linguistiquement sa connaissance, de la convaincre d'aller dans un caf\u00e9 avec moi, d'aller visiter un bout de Paris avec moi, de s'embrasser avec moi, d'aller dans un parc tranquille avec moi sous les arbres profonds, d'aller dans un lit avec moi.\n\nJ'\u00e9tais tent\u00e9, je d\u00e9sirais les rencontrer, leur parler, les conna\u00eetre, et en m\u00eame temps je craignais les d\u00e9ceptions, leurs h\u00e9sitations, leurs refus, le temps pass\u00e9, le temps perdu \u00e0 ne pas composer de la po\u00e9sie, \u00e0 ne pas calculer les calculs, j'appr\u00e9hendais les efforts allong\u00e9s de la conviction, de la persuasion, tout ce temps perdu pour un gain si al\u00e9atoire, pour un gain si d\u00e9licieux (en imagination) mais qui n'en \u00e9tait pas un.\n\nC\u00e9der \u00e0 la tentation du regard, de la qu\u00eate, de la poursuite, de l'abord, de la conversation, de l'audace, de la ruse, de la d\u00e9n\u00e9gation de l'\u00e9vidence de l'intention, \u00e9tait \u00e0 la fois d\u00e9lice et supplice ; je n'en attendais pas vraiment une r\u00e9compense \u00e9rotique effective (cela ne m'est pas arriv\u00e9 plus d'une poign\u00e9e de fois en ces trois, quatre ann\u00e9es ; je n'ai jamais \u00e9t\u00e9 tr\u00e8s pers\u00e9v\u00e9rant, jamais tr\u00e8s efficace en ce domaine ; une poign\u00e9e de fois aussi j'ai continu\u00e9 telle rencontre, par lettre, par t\u00e9l\u00e9phone, ai suivi quelques ann\u00e9es de ces vies, de loin (et ce ne sont pas n\u00e9cessairement les vies de celles avec qui j'ai couch\u00e9));\n\nmais l'ivresse et la douleur \u00e0 la fois de sortir, ainsi, du silence de mes jours, de mon mutisme alors quasi permanent entre travail et deuil, se montraient, sans cesse, malgr\u00e9 mes objurgations int\u00e9rieures, mes d\u00e9cisions renouvel\u00e9es de s\u00e9rieux, d'abstention, proprement irr\u00e9sistibles.\n\nJ'aimais les voix de ces jeunes femmes, leurs voix \u00e9trang\u00e8res (c'\u00e9taient quasi toujours des \u00e9trang\u00e8res), j'aimais leur incertitude sym\u00e9trique de la mienne, leurs h\u00e9sitations, leurs sourires, leurs yeux, leurs bouderies, leurs baisers (aussi linguistiquement exotiques que leur vocabulaire), leur chaleur, leurs seins, leurs jambes, leurs dessous, leurs histoires, leurs curiosit\u00e9s, leurs ignorances, leur exotisme, leurs cheveux, leurs.\n\nMais il y avait un seuil \u00e0 franchir, celui des premi\u00e8res paroles offertes et accept\u00e9es. Je l'atteignis rarement. Il y avait des refus (je ne les risquais gu\u00e8re ; je n'\u00e9tais pas insistant, importun, sourd), mais presque toujours la rencontre inaboutie r\u00e9sultait de mon renoncement. Je cultivais avec assiduit\u00e9 le renoncement. \u00c0 quoi bon ? me disais-je.\n\nToutes ces aventures, bribes d'aventures n'ont gu\u00e8re laiss\u00e9 de trace dans les mots que j'assemblais alors. Il n'y a rien d'\u00e9tonnant \u00e0 cela. Le pr\u00e9sent doit dispara\u00eetre comme une pluie sous des couches d'argile dans la m\u00e9moire avant d'en ressortir, peut-\u00eatre, et de loin, obliquement, plus tard ; m\u00e9connaissable souvent, m\u00eal\u00e9 toujours. J'\u00e9crivis cependant ceci, un 'sonnet court' (du 9:5:64 \u2013 en hend\u00e9casyllabes, m\u00e8tre d'irr\u00e9gularit\u00e9 ; et le sonnet court est, lui aussi, irr\u00e9gulier) (et les images y m\u00ealent d'autres temps ; les 'yeux violets' sont d'autres ann\u00e9es (\u2192 branche 3)\n\nle boulevard est plein de filles perli\u00e8res\n\n\u2013 une blonde mangue sur la chaise bleue \u2013\n\n\u2013 une loutre aux yeux de plomb aux yeux violets \u2013\n\net plus loin la haute douceur dentelli\u00e8re\n\nde vingt ans en jabot blanc o\u00f9 le creux\n\nde seins dursah ce port obtus de mulet !\n\nboulevard serein des filles s\u00e9maphores\n\nhavre des hasards des jambes et des rires\n\ntoute l'attirance du long jour encore\n\net ce ciel menhir\n\nqui noircit des bouches sanglantesfort\n\nJe m'imagine (je reconstitue, ou tout simplement constitue) une famille de raisons \u00e0 cette attitude, peu en accord avec mon comportement (ant\u00e9rieur et post\u00e9rieur \u00e0 cette 'olympiade' particuli\u00e8re, 1964-67 (et qui est en fait caract\u00e9ristique surtout des deux premi\u00e8res de ces ann\u00e9es, \u00e0 cause de ce que je vais rapporter un peu plus loin)).\n\nL'extr\u00eame tension de mon r\u00e9gime de travaux forc\u00e9s math\u00e9matiques et po\u00e9tiques, d'une part, pourrait avoir eu besoin de r\u00e9pits.\n\nQuand je poursuivais la nuque et les petits seins d'une jeune Anglaise, ou les cuisses l\u00e9g\u00e8rement perceptibles un peu lourdes mais \u00f4 combien confortables sous la jupe d'une Allemande dans les rues tortueuses de Montmartre, j'oubliais momentan\u00e9ment toute syllabe, tout m\u00e8tre, tout sonnet, les alg\u00e8bres de Clifford, le th\u00e9or\u00e8me de Wedderburn, les octaves de Cayley ou la descente fid\u00e8lement plate dans les cat\u00e9gories fibr\u00e9es. J'\u00e9tais litt\u00e9ralement ailleurs, sans avoir besoin de prendre le train, l'avion, le ferry. Je m'accordais une forme inaccoutum\u00e9e de distraction (ma distraction la plus habituelle \u00e9tant la lecture).\n\nMais pourquoi, dans ce cas, ces angoisses, ces h\u00e9sitations, ces battements de c\u0153ur fr\u00e9n\u00e9tiques, cette joie m\u00e9lang\u00e9e sans cesse d'une esp\u00e8ce de terreur ? pourquoi la distraction d'\u00e9ros, et pas une autre, plus calme, plus reposante ?\n\nIci intervient le deuxi\u00e8me volet de raisons explicatoires. Ne pourrait-on pas penser au vieux lien (th\u00e8me un peu rebattu par la 'vulgate' freudienne, mais quand m\u00eame) entre \u00c9ros, le 'vieil enfant', et Thanatos ?\n\nN'\u00e9tait-ce pas le deuil qui \u00e9tait en cause ? la fuite devant le deuil, la terreur du deuil, la joie mauvaise et d\u00e9lectation noire de la douleur du deuil de mon fr\u00e8re, qui faisait surgir ainsi \u00c9ros, cet \u00e9nergum\u00e8ne ?\n\n## \u00a7 150 J'ai connu une jeune Allemande des Sud\u00e8tes\n\nJ'ai connu une jeune Allemande des Sud\u00e8tes (les Allemands et Allemandes, \u00e9tudiantes, \u00e9tudiants, recommen\u00e7aient \u00e0 venir \u00e0 Paris) (elle habitait Munich, les Sud\u00e8tes ayant laiss\u00e9 la place aux Tch\u00e8ques apr\u00e8s 45).\n\nElle s'appelait Margret. Margret D. Elle avait un nom tch\u00e8que, \u00e0 vue superficielle (et un petit myst\u00e8re l\u00e0), avec un 'y', qu'elle pronon\u00e7ait comme un 'u'; elle me faisait r\u00e9p\u00e9ter son nom, que je ne disais pas exactement comme il fallait, ce qui l'amusait.\n\nJe l'avais vue assise dans le square. Je l'avais suivie un moment. C'\u00e9tait dans l'apr\u00e8s-midi. Je lui avais parl\u00e9 place Blanche. Elle n'avait pas fait de difficult\u00e9 \u00e0 entrer dans un caf\u00e9 avec moi.\n\nElle \u00e9tudiait le fran\u00e7ais. Elle aimait les choses fran\u00e7aises. Elle n'aimait pas l'Allemagne. (Un petit myst\u00e8re l\u00e0, jamais \u00e9clairci pour moi.) Enfin, elle aimait la France, les sons du fran\u00e7ais. Elle pouvait me consid\u00e9rer comme faisant partie de son entra\u00eenement linguistique.\n\nNous avons parl\u00e9, puis march\u00e9. Dans l'avenue Junot (je nous revois brusquement dans l'avenue Junot. How strange !). Nous avons pris rendez-vous pour le lendemain. Nous avons visit\u00e9 plein de lieux de 'sight-seeing'. Nous all\u00e2mes m\u00eame \u00e0 la Sainte-Chapelle, joyau de l'art gothique, dirait Zazie.\n\nQue ne ferait-on pour des bas noirs, pour des yeux bleus ? Car elle avait des yeux bleus. Tr\u00e8s. Je me souviens fort bien de la bleuit\u00e9 extr\u00eame de ses yeux bleus. Je pensais \u00e0 ceci, de Tzara : \u00ab Capitaine ! prends garde aux yeux bleus ! \u00bb (Chaque fois que je pense \u00e0 ces mots, je pense \u00e0 Margret ; chaque fois que je pense \u00e0 Margret, je pense \u00e0 ces mots de Tristan Tzara. Lamourlapo\u00e9sielamour. LamourLapo\u00e9sieLamour.)\n\nJ'avais pu lui parler, la suivre, l'aborder ; j'avais fait linguistiquement sa connaissance (elle faisait des erreurs tr\u00e8s agr\u00e9ables dans les verbes, dans les fins de mots, dans les dur\u00e9es des syllabes), pu la convaincre d'aller dans un caf\u00e9 avec moi, d'aller visiter des bouts de Paris avec moi ; le troisi\u00e8me de ces jours je pus la convaincre de s'embrasser avec moi au jardin du Luxembourg, au bord du bassin, sous les fesses des dames statues qui ne s'en scandalis\u00e8rent point (elles en avaient vu d'autres ; et leurs mod\u00e8les avaient donn\u00e9 bien des baisers).\n\nJe pus la persuader d'aller le lendemain dans un parc tranquille avec moi sous les arbres profonds (dans la for\u00eat de Saint-Germain (je connaissais bien) ; l\u00e0, j'eus l'autorisation de mettre mes mains sous son pull, d'enlever son pull et de mettre sa poitrine au soleil tranquille entre les feuilles des h\u00eatres mang\u00e9es des petits vers murmurants (et autres activit\u00e9s semblables qu'il n'est pas n\u00e9cessaire d'\u00e9num\u00e9rer)). La veille de son retour, j'ai pu, toujours l'apr\u00e8s-midi, la persuader d'aller dans un lit avec moi. C'\u00e9tait le sien, dans la maison de l'amie qui la recevait, et qui s'\u00e9tait gentiment absent\u00e9e.\n\nOn s'est \u00e9crit, on s'est parl\u00e9 quelquefois au t\u00e9l\u00e9phone. Elle est revenue une fois \u00e0 Paris. C'\u00e9tait en 1966. Elle allait commencer \u00e0 enseigner dans un lyc\u00e9e. Elle allait se marier.\n\nOn s'est donn\u00e9 rendez-vous le long du canal de l'Ourcq.\n\nJ'ai \u00e9crit cela, plus ou moins allusivement, dans un 'sonnet en prose' :\n\n\u00e9tendue sur une unique dalle intacte plate d\u00e9barqu\u00e9e de la p\u00e9niche Kiel 60 qui descendit comme un bouchon le long d'impr\u00e9visibles fibrilles de voies d'eau avec laine cir\u00e9 noir soie verte soyeusement sur verre \u00e2cre s'\u00e9veillant de la pluie d'ao\u00fbt au plafond moins bas du ciel\n\nsur le gravier de verre chaud soudain d'un morceau de soleil au bleu de la hauteur contre l'\u00e9toffe de verre rase le bras nu le poignet sans mouvement et regarde entre deux lattes du caisson de planches regarde le miroir infracassable pour ballons pour flocons ou nu\u00e9es la proche et niaise eau boueuse l'ourcque\n\nIl y avait un nuage. Un petit nuage blanc dans le ciel pendant que je l'embrassais. \u00ab Sie war sehr weiss un kam von ober her. \u00bb Je m'en souviens tr\u00e8s bien. Je me souviens tr\u00e8s bien de son visage, de son corps. Je ne m'en souviens pas parce qu'il y avait un nuage. Je me souviens du nuage, et de son visage, \u00e0 travers des mots ; par de la po\u00e9sie.\n\n## \u00a7 151 je m'\u00e9tais mis \u00e0 fr\u00e9quenter assid\u00fbment la Biblioth\u00e8que nationale.\n\nOr je m'\u00e9tais mis \u00e0 fr\u00e9quenter assid\u00fbment la Biblioth\u00e8que nationale. Je descendais la rue Notre-Dame-de-Lorette, je faisais halte \u00e0 la brasserie Saint-Georges, o\u00f9 Mme Yvonne me servait un grand cr\u00e8me et deux croissants allong\u00e9s de deux croissants et grand cr\u00e8me de conversation sur divers sujets d'int\u00e9r\u00eat cafetier donc g\u00e9n\u00e9ral.\n\nJ'\u00e9tais son expert en choses de science comme le pharmacien que je vois \u00e0 ma gauche au comptoir (je le vois, aujourd'hui 6 mars 1996, en blouse blanche bien qu'il n'ait pas encore ouvert boutique, il est trop t\u00f4t en 1965, \u00e0 peine plus de huit heures) son oracle en choses politiques et commerciales.\n\nJe reprenais ma descente de la rue, par la place Saint-Georges, laissant la biblioth\u00e8que Thiers sur ma droite je passais devant le MODIAL-H\u00d4TEL dont le nom invariable semblait invariablement \u00e0 mon subconscient orthographique une erreur, aussi aga\u00e7ante qu'une pomme trop acide sur la langue, pour MO **N** DIAL-H\u00d4TEL (l'\u00ab erreur \u00bb n'\u00e9tait jamais corrig\u00e9e ; je le constatais \u00e0 mon retour ; ce n'\u00e9tait pas une erreur ; je le savais mais je ne m'y habituais jamais ; elle n'a pas \u00e9t\u00e9 corrig\u00e9e depuis, et pour cause ; mais l'h\u00f4tel a \u00e9t\u00e9 r\u00e9nov\u00e9, refourbi et s'appelle maintenant MODIAL-H\u00d4TEL-EUROPE, et du coup (?) il ne me fait plus aucun effet ; je n'ai plus la moindre tendance \u00e0 rectifier mentalement).\n\nJe traversais le carrefour de Ch\u00e2teaudun, abandonn\u00e9 depuis les '\u00e9v\u00e9nements' de Hongrie par le si\u00e8ge du Parti communiste et donc inutilement renomm\u00e9 place Kossuth (ainsi nomm\u00e9 par une d\u00e9cision onomastique des \u00e9diles parisiens pour 'punir' le Parti de l'intervention sovi\u00e9tique en Hongrie (1956) ; le sens de ce nom sera bient\u00f4t ind\u00e9chiffrable (sauf aux historiens de la capitale), parce que les ann\u00e9es ont pass\u00e9 et parce que le si\u00e8ge du Parti communiste est parti ; et d'ailleurs personne ne sait que ce carrefour se nomme ainsi ; tout le monde dit toujours 'carrefour de Ch\u00e2teaudun'), puis, par la rue Drouot des philat\u00e9listes et la rue de Richelieu je parvenais devant la porte auguste de la BN.\n\nLes heures y \u00e9taient pleines, merveilleuses. Je lisais, je r\u00e9fl\u00e9chissais, des journ\u00e9es enti\u00e8res dans les arbres de parenth\u00e8ses, dans les for\u00eats de po\u00e9sie anglaise, proven\u00e7ale s'engloutissaient, neutres, sans asp\u00e9rit\u00e9s, sans \u00e9motions autres que celles des lectures de po\u00e8mes, du d\u00e9chiffrement des d\u00e9monstrations, ouat\u00e9es, sereines.\n\nEt pourtant c'est l\u00e0 qu'un jour \u00e9ros \u00e9nergum\u00e8ne, insatisfait peut-\u00eatre de mon insuffisante assiduit\u00e9 dans les parcs, les transports en commun ou les rues, s'avisa de venir me relancer.\n\nIl est vrai que c'\u00e9tait novembre, ou d\u00e9cembre ; il pleuvait, il faisait froid. Quand je sortais de la biblioth\u00e8que, o\u00f9 j'arrivais avant l'ouverture, la nuit \u00e9tait tomb\u00e9e.\n\nLe petit dieu p\u00e9trarquiste a besoin, en ext\u00e9rieurs, d'un rien de beau temps, de chaleur. Apr\u00e8s tout, il va nu.\n\nJe m'asseyais invariablement \u00e0 la m\u00eame place et je voyais donc le contenu de la salle de lecture toujours du m\u00eame point. Peu \u00e0 peu je me rendis compte de la pr\u00e9sence constante, jour apr\u00e8s jour, me faisant face, \u00e0 quelques rang\u00e9es en oblique sur la droite (\u00e0 ce qu'il me semble) d'une jeune femme dont le visage ne m'\u00e9tait pas d\u00e9sagr\u00e9able, le nez particuli\u00e8rement.\n\nVoil\u00e0 un fait un peu bizarre. Pourtant, de l'exercice p\u00e9rilleux de reconstitution (certainement irr\u00e9alisable en fait) de toutes images post\u00e9rieures auquel je me livre pour le dire (et il s'agit l\u00e0 d'un visage et d'un corps que j'ai connu, assez longtemps, dans la proximit\u00e9 et l'attention la plus extr\u00eame) c'est bien comme cela que je le vois, son nez droit se voit comme le nez au milieu de la figure (un nez \u00e0 la 'Monica Vitti', dirons-nous pour fixer les id\u00e9es des lecteurs de mon \u00e2ge, ou des plus jeunes, s'ils sont cin\u00e9philes). Ensuite ses cheveux, clairs.\n\nAyant petit \u00e0 petit ainsi singularis\u00e9 son visage entre tous les autres, il m'arriva de la regarder. Je vis que, l'apr\u00e8s-midi avan\u00e7ant, elle levait de plus en plus souvent le nez (cette partie d'elle qui avait ma principale approbation) des papiers et ouvrages certainement aust\u00e8res qu'elle avait devant elle et regardait dans le vide, vers le plafond de la salle, avec des signes extr\u00eamement nets de d\u00e9saffection \u00e0 l'\u00e9gard du travail intellectuel. Puis, avant l'heure de la fermeture, elle s'en allait. Visiblement, le labeur qu'elle s'imposait la fatiguait plut\u00f4t, lui pesait m\u00eame peut-\u00eatre.\n\nJ'eus envie de faire sa connaissance. \u00c0 ce moment \u00c9ros, mon ami, s'\u00e9tait fait aussi petit et invisible que possible. Ses mani\u00e8res sont bien connues. Elles ont \u00e9t\u00e9 d\u00e9crites dans d'innombrables publications, po\u00e9tiques ou autres ; nous ne nous y attarderons pas. Donc, dirons-nous, 'je ne pensais pas \u00e0 mal'. J'avais de la curiosit\u00e9 ; un petit peu de compassion pour cette fort jeune lectrice (c'\u00e9tait une fort jeune lectrice) affect\u00e9e par l'aust\u00e9rit\u00e9 du lieu. Elle b\u00e2illait.\n\nComme mes intentions \u00e9taient pures et \u00e9lev\u00e9es, je n'eus pas d'h\u00e9sitation ni de r\u00e9ticence \u00e0 agir pour satisfaire ma curiosit\u00e9, et je n'eus pas de difficult\u00e9 \u00e0 d\u00e9cider du moyen.\n\nUn apr\u00e8s-midi je laissai sur sa table, comme elle ne s'y trouvait pas, un de ces petits papiers \u00e0 l'aide desquels les biblioth\u00e9caires de la salle de lecture communiquent avec les lecteurs. Le message imprim\u00e9 est quelque chose comme : \u00ab Le lecteur occupant la place xx est invit\u00e9 \u00e0 se rendre au bureau pour yy... \u00bb J'avais tout simplement modifi\u00e9 le texte ; qui \u00e9tait devenu : \u00ab Le lecteur occupant la place xx (la mienne) serait heureux de prendre un caf\u00e9 en votre compagnie. \u00bb De retour \u00e0 sa place, elle lut le message, leva la t\u00eate dans ma direction (elle n'ignorait pas enti\u00e8rement mon existence) et me fit signe que oui.\n\n## \u00a7 152 elle s'appelait Agn\u00e8s X, n\u00e9e Y.\n\nJe m'appelais Jacques Roubaud et elle s'appelait Agn\u00e8s X, n\u00e9e Y. Car elle \u00e9tait mari\u00e9e et m\u00e8re d'un petit gar\u00e7on. Ce fut dit tout de suite ; et r\u00e9ciproquement. Passons. \u00ab Et que faites-vous en ce lieu s\u00e9v\u00e8re ? \u00bb\n\nElle \u00e9tait \u00e9tudiante et \u00e9tudiait. Elle pr\u00e9parait un Dipl\u00f4me d'\u00e9tudes sup\u00e9rieures (exercice qui suivait la licence, avant la pr\u00e9paration aux concours de l'enseignement, capes, agr\u00e9gation) ; sur un po\u00e8me en vieil anglais, le 'Brut' de Layamon. Il ne s'agissait pas d'une \u00e9tude litt\u00e9raire, mais d'une grave enqu\u00eate philologique, sujet propos\u00e9 par Antoine Culioli.\n\nUne bonne dizaine d'ann\u00e9es auparavant, j'avais pass\u00e9 l'oral du certificat de Philologie anglaise avec le m\u00eame Culioli ; sans \u00e9clat. Quelle co\u00efncidence ! Il \u00e9tait entre-temps devenu un ma\u00eetre en linguistique ; moi j'\u00e9tais maintenant ma\u00eetre assistant de math\u00e9matiques \u00e0 la facult\u00e9 des sciences de Rennes. L\u00e0-bas.\n\nTout cela m\u00e9ritait commentaires et \u00e9claircissements r\u00e9ciproques (rares sont les \u00e9tudiantes de langue qui pr\u00e9f\u00e8rent la philologie \u00e0 la litt\u00e9rature ; rares sont les candidats d'un jour au certificat de Philologie anglaise qui sont, dix ans apr\u00e8s, enseignants d'universit\u00e9 en math\u00e9matiques ; il faut s'en expliquer ; on parle, sans avoir besoin de faire d'embarrassants efforts pour trouver des sujets de conversation).\n\nNous pr\u00eemes des habitudes de bavardage. Quelques minutes, un quart d'heure, pendant l'attente aux portes de la salle de lecture avant neuf heures ; un bon moment avant qu'elle ne rentre domestiquement autour de quatre heures, au caf\u00e9. Nous parl\u00e2mes de tout et de plus en plus de rien. C'est ainsi que les choses se passent.\n\nSon nom prit de la douceur. Agn\u00e8s. Son visage s'\u00e9tendit dans mon regard, se pr\u00e9cisa, devint entier, devint le sien. Elle m'apparaissait tant\u00f4t tr\u00e8s jeune, adolescente, surprise ; tant\u00f4t beaucoup moins ; dans ses yeux ; ses jambes ; sa gabardine bleue invariable.\n\nElle n'\u00e9tait pas riche ; moi non plus. Nous rentrions chez nous respectivement d\u00e9jeuner ; ou bien nous mangions des sandwichs. Plusieurs jours j'\u00e9tais \u00e0 Rennes. Parfois, elle suivait des cours.\n\nSon p\u00e8re \u00e9tait un haut fonctionnaire de la police. Elle n'\u00e9tait pas de droite. Sa m\u00e8re avait quitt\u00e9 son p\u00e8re, l'emmenant avec elle. Elle \u00e9tait morte peu apr\u00e8s. Son p\u00e8re s'\u00e9tait remari\u00e9. Il avait un appartement rue Saint-Florentin. Agn\u00e8s avait v\u00e9cu avec sa grand-m\u00e8re (maternelle). Sa grand-m\u00e8re \u00e9tait pour Agn\u00e8s ce que mon grand-p\u00e8re \u00e9tait pour moi.\n\nEn face de la BN il y a le square ; des bancs. En descendant la rue de Richelieu, sur la gauche, les jardins du Palais-Royal. Il faisait un peu moins froid. Ce n'\u00e9tait pas encore le printemps.\n\nNous \u00e9tions sur un banc. J'ai mis mon bras autour des \u00e9paules d'Agn\u00e8s. J'ai embrass\u00e9 Agn\u00e8s. Elle a bien voulu. C'est un souvenir heureux. Il n'y en a pas tellement dans une vie. J'ai aim\u00e9 Agn\u00e8s.\n\nDans le jardin, sur le banc, je l'ai d\u00e9sir\u00e9e brusquement, violemment. Le d\u00e9placement dans le registre de mes pens\u00e9es s'est fait soudainement. Un instant je pensais \u00e0 elle amicalement et tendrement. L'instant d'apr\u00e8s j'\u00e9tais pris d'un d\u00e9sir net, dur. Les jardins du Palais-Royal, sous les fen\u00eatres de l'appartement o\u00f9 avait habit\u00e9 Colette, ont rejoint les pentes du square Saint-Pierre. J'ai embrass\u00e9 Agn\u00e8s. J'ai mis mes mains dans sa gabardine, bleue, sur sa hanche. J'ai pens\u00e9 sous ces \u00e9toffes. J'ai pens\u00e9 \u00e0 elle dans mon lit, dans son lit, dans un lit. J'ai pens\u00e9 la foutre. Mais n'anticipons pas.\n\nDe plus en plus nous mangions les heures de biblioth\u00e8que, les fins de matin\u00e9e, les apr\u00e8s-midi. Il n'y avait pas d'autres heures possibles. nous allions dans le jardin, dans les passages, le passage Vivienne, le passage V\u00e9ro-Dodat.\n\nJ'embrassais Agn\u00e8s tout sp\u00e9cialement passage V\u00e9ro-Dodat. Je ne sais pas pourquoi. Soixante pour cent de tous nos baisers \u00e9taient passage V\u00e9ro-Dodat ; les autres dans les jardins ; debout, assis sur un banc ; arr\u00eat\u00e9s dans la rue, sous un porche.\n\nJe tenais Agn\u00e8s par la taille. Je prenais son visage dans mes mains, je prenais toute sa t\u00eate dans mes mains, j'ouvrais ses l\u00e8vres de ma langue. Je disais \u00ab Agn\u00e8s \u00bb. Je passais mes mains dans son pull, sur le haut de ses seins, sur ses hanches, entre la ceinture de sa jupe et sa chair. Agn\u00e8s se serrait contre moi. Elle me tenait la main. Elle mettait ma main sous sa gabardine, sur le dessus de ses seins, sur son ventre. Elle ne parlait pas. Elle m'embrassait. Elle me tirait les oreilles. Elle avait l'air \u00e9tonn\u00e9e. Je vois tout cela. C'est loin. Ce n'est pas si loin. Pourquoi est-ce si loin ?\n\n## \u00a7 153 J'ai dit \u00e0 Agn\u00e8s que j'avais envie d'elle. Elle a dit qu'elle voulait. Mais o\u00f9 ?\n\nJ'ai dit \u00e0 Agn\u00e8s que j'avais envie d'elle. Elle a dit qu'elle voulait. Mais o\u00f9 ? ce ne pouvait \u00eatre qu'un apr\u00e8s-midi. Plusieurs jours nous avons h\u00e9sit\u00e9, recul\u00e9 le moment ; nous venions \u00e0 peine \u00e0 la biblioth\u00e8que, pour repartir errer dans les rues, les jardins, les passages.\n\nIl y a un autre passage proche de la BN que le passage Vivienne ; C'est le passage Choiseul. Encore plus pr\u00e8s se trouve, faisant communiquer la rue Sainte-Anne avec le passage Choiseul, un tr\u00e8s court autre passage, le passage Sainte-Anne. Il est tr\u00e8s \u00e9troit, presque vide (il y avait juste un cordonnier).\n\nAu coin de l'entr\u00e9e du passage, \u00e0 droite, il y a un h\u00f4tel. Cet h\u00f4tel s'appelait alors (1965) Etna H\u00f4tel. Mais il s'\u00e9tait nomm\u00e9, longtemps auparavant, l'H\u00f4tel d'York. Et Baudelaire y avait habit\u00e9 un an. (In\u00e9vitablement, il a encore chang\u00e9 de nom et c'est maintenant le Baudelaire-H\u00f4tel. Il a \u00e9t\u00e9 luxuis\u00e9, dans le m\u00eame mouvement.)\n\nJe passais par l\u00e0 une fin d'apr\u00e8s-midi, tout \u00e0 mon projet de faire l'amour avec Agn\u00e8s. J'entrai dans le hall de l'h\u00f4tel, et je vis la plaque qui rappelait l'auguste, diabolique et po\u00e9tique pr\u00e9sence en ce lieu. L'\u00e9vidence m'aveugla. Je pris une chambre dans cet h\u00f4tel ; le lendemain, j'y pris Agn\u00e8s.\n\n(Deux ans plus tard, ma cousine Yannick Bellon (cousine par alliance d'alliance ; je ne pr\u00e9ciserai pas plus), devant filmer un film de t\u00e9l\u00e9vision sur Baudelaire (mort depuis cent ans), ayant d\u00e9couvert \u00e0 l'occasion de l'exploration iconographique une ressemblance entre ma t\u00eate de l'\u00e9poque et un des portraits photographiques de Nadar, me prit pour figurant dans son film.\n\nD\u00e9guis\u00e9 en Baudelaire, je dus monter et descendre des escaliers (passage Vivienne notamment), marcher dans des rues \u00e9troites, d\u00e9ambuler dans la foule de Saint-Germain-des-Pr\u00e9s sous les yeux d'une cam\u00e9ra invisible (et les yeux incurieux des passants qui ne s'\u00e9tonnaient pas de ma tenue). Il en reste deux minutes dans le produit fini.\n\nLe jour de la projection t\u00e9l\u00e9vis\u00e9e, il y eut un article dans France-Soir, \u00ab Le sosie de Baudelaire est un po\u00e8te prof de maths \u00bb (mon livre venait de para\u00eetre).\n\nJe fus plein d'espoir : j'attendis les offres d'Hollywood pour le r\u00f4le de Baudelaire dans un western. Mais rien ne vint.)\n\nNue, sous moi, enfonc\u00e9 en elle, les yeux d'Agn\u00e8s \u00e9taient soudain agrandis, \u00e9tonn\u00e9s, comme avan\u00e7ant. Son regard interrogeait mon visage, ma bouche, mes yeux d'envahisseur.\n\nLa chambre \u00e9tait au premier \u00e9tage sur la rue Sainte-Anne. La circulation bruyante de la rue l'emplissait ; la lumi\u00e8re de l'apr\u00e8s-midi \u00e0 travers des rideaux d'une banalit\u00e9 essentielle ; comme les murs, le plafond, les chaises ; le lit.\n\nMais Agn\u00e8s \u00e9tait exceptionnellement nue. Avec une brusquerie exaltante j'\u00e9tais pass\u00e9 des rues et jardins avec elle \u00e0 une chambre avec elle, mon regard de l'ext\u00e9rieur de ses v\u00eatements \u00e0 son corps qui les habitait et presque sans transition de la vue de sa nudit\u00e9, du toucher de ses l\u00e8vres, de ses jambes, de ses seins, de l'int\u00e9rieur mouill\u00e9 de ses jambes \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9 indiscutable de ce que d\u00e9signe cette fort \u00e9trange expression, \u00eatre en elle.\n\nSe d\u00e9tacher l'un de l'autre, se s\u00e9parer, retrouver la rue, une heure abolie, ensuite ; le regard chang\u00e9, les paroles chang\u00e9es, l'attente du lendemain diff\u00e9rente, plus tranquille, plus assur\u00e9e, plus impatiente.\n\nQuand je reviens en pens\u00e9e \u00e0 ce jour, \u00e0 cette chambre, je vois qu'Agn\u00e8s se d\u00e9shabille sans h\u00e9sitation, sans pr\u00e9cipitation, comme on se d\u00e9shabille quand on va au lit, quand on se couche pour dormir. Elle n'a pas peur de mon regard, elle ne sollicite pas mon regard. Elle se d\u00e9shabille pour s'allonger dans les draps, pour faire l'amour avec moi. ll n'y a pas de doute sur son intention. Et elle est l\u00e0 comme elle est, pas diff\u00e9rente. Elle agissait toujours conform\u00e9ment \u00e0 sa nature m\u00e9lang\u00e9e, timide, r\u00e9serv\u00e9e, d\u00e9cid\u00e9e, r\u00e9solue ; j'aimais cela en elle ; je l'aimais pour cela aussi avec amour, et avec excitation.\n\nMais il y avait aussi une sorte d'inqui\u00e9tude dans son regard, une anxi\u00e9t\u00e9 intense, transperc\u00e9e de plaisir. Tous ces premiers moments tr\u00e8s silencieux.\n\n## \u00a7 154 Ensuite nous avons voulu recommencer\n\nEnsuite, aussit\u00f4t, de plus en plus impatiemment nous avons voulu recommencer ; nous voulions le plus souvent possible recommencer ; c'\u00e9tait un \u00e9tat agr\u00e9able, une impatience imp\u00e9rieuse, \u00e9nervante ; mais prendre chaque fois une chambre \u00e0 l'H\u00f4tel d'York \u00e9tait impossible pour de simples raisons de sous. Un ma\u00eetre assistant \u00e0 la facult\u00e9 des sciences de Rennes ne pouvait pas emmener sa ma\u00eetresse \u00e9tudiante \u00e0 l'h\u00f4tel pour faire avec elle ce que la morale r\u00e9prouve (mollement sous nos climats) (n'aurait pas pu le faire non plus si la morale ne l'avait pas r\u00e9prouv\u00e9, d'ailleurs).\n\nAgn\u00e8s alors s'en vint chez moi, dans mon lit. Les matins o\u00f9 je pouvais y \u00eatre seul ; les apr\u00e8s-midi o\u00f9 il n'y avait personne. La morale, certes, r\u00e9prouve cette mani\u00e8re de faire plus encore. Il y a l\u00e0 de quoi choquer, certainement. Mais que faire ? Je ne m'excuserai pas.\n\nJe laissais la porte d'entr\u00e9e de l'appartement ouverte. Je me d\u00e9shabillais, je me couchais dans le lit, nu. J'entendais le pas press\u00e9 d'Agn\u00e8s dans l'escalier, son pas d'adolescente, de femme mari\u00e9e venant chez son amant ? non, le pas d'Agn\u00e8s tout simplement.\n\nElle entrait dans la chambre, posait ses v\u00eatements un \u00e0 un sur la chaise, sur la m\u00eame chaise, comme elle l'avait fait \u00e0 l'h\u00f4tel, sans pr\u00e9cipitation ni h\u00e9sitation, sans soin ni d\u00e9sordre ; elle enlevait sa culotte en dernier, une culotte bleue \u00e0 gros pois noirs (je me suis souvenu de cette culotte bleue \u00e0 gros pois noirs parce que je l'ai mise (bien plus tard) en un po\u00e8me (mais je m'en serais souvenu de toute fa\u00e7on));\n\nje la regardais faire, me branlant sous le drap ; elle entrait dans le lit et sous moi nue, ouverte, elle disait, tr\u00e8s vite : \u00ab jacques jacques jacques jacques jacques jacques jacques jacques jacques jacques jacques jacques \u00bb (douze fois ?, je ne le garantis pas ; j'ai mis douze 'jacques' dans mon po\u00e8me parce que douze est le nombre f\u00e9tiche de la prosodie fran\u00e7aise, c'est tout). Ses yeux, alors, \u00e9taient tr\u00e8s ronds.\n\nNue, sous moi, enfonc\u00e9 en elle, je voyais me regardant les yeux d'Agn\u00e8s soudain agrandis, \u00e9tonn\u00e9s, comme avan\u00e7ant. Son regard interrogeait mon visage, ma bouche, mes yeux d'envahisseur.\n\nJe me soulevais au-dessus d'elle sur mes poignets, pour la voir, pour me voir tenu en elle, je passais une main autour de mon sexe s'enfon\u00e7ant dans le sien, sortant, et caetera. Je ne vous apprends rien.\n\nNous passions, quand c'\u00e9tait possible, des heures, vraiment des heures dans ces mouvements extr\u00eames, sans jamais finir comme on finit, le plus longtemps que nous pouvions sans finir, essayant de nier la pr\u00e9carit\u00e9 des heures par le refus d'en finir. Nous faisions l'amour des heures ; des heures je restais dur en elle, retenu en elle par son sexe, par son regard, par l'intensit\u00e9 de mon d\u00e9sir de ne pas finir, de son d\u00e9sir de ne pas finir, de me garder infiniment longtemps fich\u00e9 en elle. C'\u00e9tait le matin, la fin de matin\u00e9e, c'\u00e9tait l'apr\u00e8s-midi, le d\u00e9but de l'apr\u00e8s-midi ; j'avais tir\u00e9 les gros rideaux dans la chambre sur la cour ; il y avait peu de lumi\u00e8re, au premier \u00e9tage ; il y avait le bruit de la matin\u00e9e, la rumeur de l'apr\u00e8s-midi, les bruits, les rumeurs les moins habituels \u00e0 l'activit\u00e9 qui \u00e9tait la n\u00f4tre.\n\nQuand nous sortions, ensuite, dans les rues je vacillais un peu \u00e0 la lumi\u00e8re, j'avais comme un \u00e9blouissement, j'avais le sexe courbatu, les reins douloureux, la main courbatue d'avoir caress\u00e9 le sexe d'Agn\u00e8s, d'avoir enfonc\u00e9 mes doigts dans son con et de l'avoir branl\u00e9e fort, longtemps. Nous marchions dans la rue enlac\u00e9s et j'avais son odeur sur les doigts, sur mon sexe, j'avais le go\u00fbt de sa bouche, de sa langue sur ma langue, dans ma bouche, le go\u00fbt de sa basse bouche sur ma langue, et toutes ses odeurs et saveurs dans ma t\u00eate avec la vision de ses yeux, de son sexe, de ses seins, de ses fesses, avec le souvenir du toucher de toutes les parties de son corps dans ma t\u00eate, et je lui disais cela, comme on dit quand on aime. Je disais : \u00ab Je vous aime. \u00bb\n\nUn matin, quand Agn\u00e8s est venue, je ne sais pourquoi Rosario, la femme de m\u00e9nage, n'\u00e9tait pas partie encore, allait partir, elle \u00e9tait dans la cuisine (qui ne se trouvait pas du m\u00eame c\u00f4t\u00e9 de l'escalier que la porte d'entr\u00e9e (un bizarre couloir circulaire enveloppait l'escalier de l'immeuble et la cuisine avait une porte \u00e0 elle sur le palier).\n\nJe ne m'\u00e9tais \u00e9videmment pas couch\u00e9, je n'\u00e9tais pas nu dans le lit, j'\u00e9tais tout habill\u00e9 et impatient d'Agn\u00e8s au nom innocent ; j'\u00e9tais dans la pi\u00e8ce sur la rue qui \u00e9tait mon bureau et ma biblioth\u00e8que ; j'\u00e9tais assis sur l'esp\u00e8ce de canap\u00e9 indistinct qui se trouvait l\u00e0 contre le mur, face aux fen\u00eatres, \u00e0 gauche de la porte du petit cabinet de toilette interne, plac\u00e9 entre le bureau et la chambre.\n\nAgn\u00e8s est entr\u00e9e, elle est all\u00e9e \u00e0 la porte de la chambre, puis elle est venue jusqu'\u00e0 moi, toujours assis, je n'avais pas boug\u00e9, je n'avais pas dit un mot, j'\u00e9tais paralys\u00e9 de d\u00e9sir ; elle s'est pench\u00e9e sur moi pour m'embrasser ; je l'ai prise par la taille, par les hanches, debout, devant moi, j'ai d\u00e9fait les boutons de sa gabardine bleue, j'ai d\u00e9fait son soutien-gorge, pris ses seins dans les mains, j'ai remont\u00e9 sa jupe sur ses cuisses, j'ai \u00e9cart\u00e9 sa culotte (mettons que c'est la culotte bleue \u00e0 gros pois noirs, mais je ne la voyais pas), j'ai frott\u00e9 l'entre-jambes de sa culotte jusqu'\u00e0 sentir l'\u00e9toffe mouiller, j'ai \u00e9cart\u00e9 l'\u00e9toffe tremp\u00e9e des poils, de la touffe, du petit chat d'Agn\u00e8s,\n\nj'ai sorti ma queue de mon pantalon et j'ai foutu Agn\u00e8s ainsi, sans dire un mot, sans qu'elle dise un mot, je l'ai bais\u00e9e, enfil\u00e9e, prise (comme vous voudrez, comme vous avez l'habitude de dire, je vous laisse le choix de l'expression), elle habill\u00e9e, moi habill\u00e9, Agn\u00e8s habill\u00e9e, dans sa gabardine bleue, son pull-over, sa jupe, ses jambes nues (elle ne portait jamais de bas) ses souliers,\n\nassise sur mes cuisses, sur le dehors de mes cuisses, ses cuisses \u00e9cart\u00e9es, le plus \u00e9cart\u00e9es qu'elle pouvait faire dans cette position, tout habill\u00e9e, mes mains sur ses fesses dans sa culotte, \u00e9cartant ses fesses de mes mains chaque fois que je m'enfon\u00e7ais en elle, elle ses mains sur mes \u00e9paules, d'une main rentrant ma queue dans son trou quand je ressortais trop rapidement se penchant sur moi pour mettre le regard de ses yeux ronds dans mes yeux, sa langue dans ma bouche, pour enfoncer violemment sa langue dans ma bouche comme je for\u00e7ais son sexe \u00e0 s'ouvrir sous le mien,\n\nmoi su\u00e7ant sa langue, son con su\u00e7ant ma queue, jusqu'\u00e0 la faire jouir, vite.\n\n# DEUXI\u00c8ME PARTIE, \nDEUXI\u00c8ME SOUS-PARTIE\n\n# CHAPITRE 12\n\n# La distorsion\n\n* * *\n\n## \u00a7 155 Publier une '\u0153uvre en sonnets' n'\u00e9tait pas, en 1967, une chose nouvelle\n\nPublier une '\u0153uvre en sonnets' n'\u00e9tait pas, en 1967, une chose nouvelle ; du moins si on envisage la longue dur\u00e9e, depuis les origines. Les exemples abondent : les Amours de Ronsard, les Sonnets de Shakespeare, les Chim\u00e8res nervaliennes.\n\nOn pourrait dresser sans trop de peine une liste contenant plusieurs centaines d'\u0153uvres (de taille in\u00e9gale, de qualit\u00e9 in\u00e9gale (Jacques Poille, en 1623, a publi\u00e9 chez Thomas Blaise, \u00e0 Paris, sous le titre Les \u0152uvres, 972 sonnets inspir\u00e9s de l'histoire universelle, tous moraux et tous irr\u00e9sistiblement nuls (\u00e0 mon jugement, qui ne rencontrerait pas, je crois, beaucoup de contradicteurs))).\n\nNombre de ces assemblages, fruits d'innombrables 'nuits d'Idum\u00e9e' sont rest\u00e9s, du vivant de leur auteur, et restent encore, \u00e0 l'\u00e9tat de manuscrits. (\u00d4 combien de sonnets, \u00f4 combien de po\u00e8mes\/ qui sont partis confiants vers des oreill's lointaines...)\n\nCombien ont disparu, dans les catastrophes de l'histoire, ou simplement jet\u00e9s au feu par d'ingrats h\u00e9ritiers. En d\u00e9couvrant dans les biblioth\u00e8ques telle ou telle de ces longues et lourdes t\u00e2ches m\u00e9triques d'un auteur \u00e0 peine identifiable du seizi\u00e8me si\u00e8cle italien (le si\u00e8cle d'or (ou de plomb, selon vos pr\u00e9f\u00e9rences po\u00e9tiques) de la forme), la r\u00e9action \u00e9rudite est un soupir ; on peut l'entendre s'\u00e9lever des pages de ceux qui vont jusqu'\u00e0 extraire de ces reliques une poign\u00e9e d'exemples, choisis pour la seule raison qu'on y trouve ench\u00e2ss\u00e9 quelque fait digne de mention, quelque personnage glorieux, quelque coutume \u00e9trange, quelque paillardise fr\u00e9missante ou insolite ; quelque mot lexicographiquement go\u00fbtu.\n\n(Le pauvre Tommaso Baldinotti a d\u00fb ainsi \u00e0 sa qualit\u00e9 de cur\u00e9 de campagne (et \u00e0 la na\u00efvet\u00e9 po\u00e9tique que son \u00e9tat pr\u00e9suppose, en lui donnant acc\u00e8s (par d\u00e9faut) \u00e0 un pr\u00e9cieux 'naturalisme' (il se pr\u00e9occupe de cuisine, de promenades, mais aussi du 'mal fran\u00e7ais' qui venait de faire une irruption fracassante (ou fracastorante) sur le th\u00e9\u00e2tre de la mis\u00e8re humaine)) de voir ainsi quelques dizaines de ses innombrables sonnets-champignons reproduits dans une mince r\u00e9cente monographie (\u2192 cap.5, \u00a7 70).)\n\nJe ne peux pas dire que j'en connaissais beaucoup moi-m\u00eame au moment de jeter sur le march\u00e9 de la lecture un h\u00e9ritier tardif de ce qui fut une honorable tradition. Mon savoir sur ce sujet s'est tr\u00e8s consid\u00e9rablement enrichi depuis.\n\nMais pourquoi suis-je devenu savant apr\u00e8s coup et pas avant ? Bien s\u00fbr, parce que se livrer \u00e0 une exploration de ce type demande beaucoup de temps, demande de longs s\u00e9jours dans des biblioth\u00e8ques souvent g\u00e9ographiquement fort \u00e9loign\u00e9es, et s'il m'avait fallu attendre pour mettre en route mon **Projet de Po\u00e9sie** d'acqu\u00e9rir les connaissances que j'ai maintenant de l'histoire de la forme-sonnet, je n'aurais jamais pu m\u00eame le commencer. R\u00e9pondre \u00e0 votre question, mon cher moi-m\u00eame, est facile.\n\nPlus difficile serait de trouver r\u00e9ponse \u00e0 la version beaucoup plus courte et s\u00e9v\u00e8re de la question : pourquoi le faire ? Pourquoi ai-je continu\u00e9 (recommenc\u00e9 en fait bien des ann\u00e9es plus tard) \u00e0 me pencher sur cette forme apr\u00e8s qu'elle eut cess\u00e9 d'\u00eatre pour moi le terrain principal de l'exercice de la po\u00e9sie ?\n\nJe dispose d'un nombre consid\u00e9rable de r\u00e9ponses \u00e0 cette question-l\u00e0 (j'en pr\u00e9senterai certaines) ; mais la multiplicit\u00e9 m\u00eame de ces r\u00e9ponses indique assez qu'en un sens je suis dans la situation des c\u00e9l\u00e8bres canonniers d'Henri IV qui n'avaient pas donn\u00e9 de la voix et du boulet dans la bataille et qui, somm\u00e9s par leur monarque m\u00e9content de s'expliquer sur cette carence, offrirent pour leur d\u00e9fense une bonne trentaine de raisons, dont la derni\u00e8re \u00e9tait qu'ils n'avaient pas de canons.\n\nEt pourquoi, en quoi suis-je semblable aux canonniers du roi Henri ? je r\u00e9serve ma r\u00e9ponse \u00e0 cette question.\n\nQuoi qu'il en soit, s'il y a eu d'innombrables \u0153uvres en sonnets depuis le 'Notaro', elles ont indubitablement eu tendance \u00e0 se rar\u00e9fier au vingti\u00e8me si\u00e8cle. En France au moins, m\u00eame si la d\u00e9faveur de la prosodie traditionnelle \u00e9tait combattue par de nombreux po\u00e8tes (pour des motifs \u00e0 mes yeux fort variables dans leur pertinence), il n'\u00e9tait pas extr\u00eamement de bon ton de produire des sonnets, et encore moins de leur r\u00e9server toute la place dans un livre.\n\nRendant compte, \u00e9logieusement (je n'ai pas \u00e0 me plaindre), de mon livre dans un article de presse, Andr\u00e9 Pieyre de Mandiargues notait sa surprise du fait qu'y \u00e9tait employ\u00e9e cette forme que l'on croyait, disait-il, r\u00e9serv\u00e9e de nos jours aux Jeux Floraux de Toulouse (o\u00f9 elle s\u00e9vit depuis le milieu du seizi\u00e8me si\u00e8cle).\n\nEt il est vrai qu'il s'agissait, majoritairement, d'une survivance. La forme-sonnet (et d'autres formes de l'histoire po\u00e9tique en langue fran\u00e7aise plus encore) n'\u00e9tait (n'est) plus cultiv\u00e9e, ainsi que la patate douce, les crones ou les topinambours, que par des amateurs (socialement situ\u00e9s plut\u00f4t dans des secteurs \u00e9conomiquement confortables de la soci\u00e9t\u00e9) le plus souvent pass\u00e9istes (par volont\u00e9, distraction ou inculture). Je ne peux pas dire que je me rangerais volontiers, esth\u00e9tiquement parlant, parmi eux.\n\nEt cependant, et cependant. J'ai une propension ancienne \u00e0 sympathiser avec les amateurs.\n\n## \u00a7 156 \u00c9tant po\u00e8te, je suis in\u00e9vitablement un amateur\n\n\u00c9tant po\u00e8te, en effet, je suis in\u00e9vitablement un amateur : aucune inscription de la po\u00e9sie dans la mat\u00e9rialit\u00e9 marchande du monde contemporain ne m'a jamais \u00e9t\u00e9 concevable. M\u00eame enfant, je savais cela. On ne peut pas \u00eatre, en po\u00e9sie, le contraire d'un amateur. Personne ne pourrait inscrire, sur un document administratif 'Profession : Po\u00e8te', sans faire se lever quelques sourcils bureaucratiques.\n\nMon ma\u00eetre Raymond Queneau \u00e9tait, de plus, sp\u00e9cimen d'une esp\u00e8ce devenue extr\u00eamement rare, un amateur en math\u00e9matique. (L'amateur en math\u00e9matique est \u00e0 peu pr\u00e8s aussi inconcevable de nos jours que le po\u00e8te professionnel.)\n\nMon grand-p\u00e8re, qui reste un mod\u00e8le pour moi sur bien des points, \u00e9tait un inventeur amateur (inventeur est en soi presque synonyme d'amateur), concourant annuellement au concours L\u00e9pine, menuisier de qualit\u00e9.\n\nIl fabriquait lui-m\u00eame ses prototypes de chaises longues, ma foi fort \u00e9l\u00e9gants (les plans en sont rest\u00e9s, qu'il a l\u00e9gu\u00e9s \u00e0 ses petits-enfants, et ma s\u0153ur en a fait ex\u00e9cuter un par un artisan de village). (Il consacrait \u00e9galement une partie de son temps \u00e0 des calendriers perp\u00e9tuels, ayant le go\u00fbt, que j'ai adopt\u00e9, des dates : quel jour de la semaine fut le 21 novembre 1949 ? r\u00e9pondre en moins d'une minute.)\n\nCertes, son amateurisme se manifestait principalement dans un domaine o\u00f9 intervient l'habilet\u00e9 manuelle, et je ne peux pr\u00e9tendre l'avoir imit\u00e9 sur ce point. En fait, je n'ai jamais eu la moindre compr\u00e9hension des gestes qui assurent la domination des outils.\n\n(Les tournevis, les scies, les marteaux, les pinceaux, les ciseaux, les aiguilles, les allume-gaz fonctionnant par pi\u00e9zo-\u00e9lectricit\u00e9, les automobiles (je ne conduis pas), les instruments de musique, les plumes, les stylos, les machines \u00e0 \u00e9crire, les ordinateurs (\u00e0 l'exception du macintosh, trait\u00e9 comme une machine \u00e0 \u00e9crire bienveillante), me sont peu familiers.)\n\nBref, je suis maladroit. Comme je n'en suis pas fier (cela fait de moi un indigne petit-fils d'un honorable grand-p\u00e8re) je pr\u00e9f\u00e8re penser que je suis devenu ainsi par accident : \u00e0 la suite, non d'une chute de cheval, mais du d\u00e9coupage involontaire de la paume de ma main droite, quand j'ai perdu toute agilit\u00e9 en quelques doigts (\u2192 cap.7)\n\nMais je me console en pensant qu'apr\u00e8s tout j'ai \u00e9t\u00e9 un travailleur manuel du sonnet,\n\ncomme Philippe Courr\u00e8ge, mon ami de ces temps-l\u00e0, l'\u00e9tait de math\u00e9matiques axiomatiques (mais je dois reconna\u00eetre qu'il \u00e9tait, lui, aussi un excellent menuisier).\n\nJe fis son \u00e9loge (et sournoisement un peu aussi l'apologie de ma tentative : la transposition implicite est transparente) dans un po\u00e8me de 1963 :\n\nsonnet 19\n\n **Pour Philippe Courr\u00e8ge**\n\nAvec papiers, crayons, encre, couleurs, avec\n\nDes signes puis des mots, avec des r\u00e8gles pour\n\nLes assembler, avec patience et le secours\n\nDe l'habitude (mais le silence brav\u00e9\n\nQui corrode ta force et, qui sait ?, aussi le\n\nCiel verlainien blanc l\u00e0-bas, les cris d'\u00e9colier\n\nAutour*), tu construis plus qu'un langage, un objet\n\nLourd, beau, r\u00e9alisant cet accord difficile\n\nDe la pens\u00e9e, de la parole et de la main\n\nOuvrier** des math\u00e9matiques je salue\n\nTon exemple et je marque aux hommes de demain\n\nD\u00e9samor\u00e7ant la magie, ce badaud des nues\n\nCombien est s\u00fbr l'outil forg\u00e9 par tous et digne***,\n\nG\u00e9nial ou pas, celui qui b\u00e2tit dans les signes.\n\n* Philippe Courr\u00e8ge habitait alors, \u00e0 Paris, villa Verlaine (\u2192 branche 3, bif.E, \u00e0 venir ?).\n\n** Telle est la version de mon carnet bleu ; j'ai ensuite corrig\u00e9 en 'artisan', pas seulement par souci d'employer le terme le plus juste, mais aussi aux fins d'exactitude, et pour effacer aussi le t\u00e9moignage d'un reste d'ouvri\u00e9risme latent.\n\n*** On reconna\u00eetra l\u00e0 l'\u00e9quivalent de la th\u00e9orie du po\u00e8te comme 'fabbro' (et de la plus modeste trollopienne conception du romancier-comme-cordonnier, ch\u00e8re \u00e0 Queneau).\n\nDe plus, en me donnant int\u00e9rieurement un statut d'amateur, je me prot\u00e9geais sinon \u00e0 l'avance, du moins pour ce qui \u00e9tait alors le pr\u00e9sent, de la contemplation d'un futur parfaitement concevable (et plus probable que son contraire) o\u00f9, apr\u00e8s avoir pass\u00e9 tant de jours \u00e0 m'acharner, avec papier, crayons, encre, couleurs, signes et mots, l'objet lourd de langage que j'aurais construit ne serait pas consid\u00e9r\u00e9, je ne dis pas 'beau', mais m\u00eame seulement publiable, et il me faudrait me contenter, peut-\u00eatre pour toujours, d'un \u00e9tat de non-reconnaissance.\n\nJ'\u00e9tais \u00e9galement dans un \u00e9tat semi-amateur en math\u00e9matique : je n'avais produit aucune recherche, et j'avais soigneusement s\u00e9par\u00e9 ma lecture de Bourbaki de toute inscription institutionnelle directe.\n\nJe n'ai jamais r\u00e9ellement abandonn\u00e9 ce point de vue. (L'invraisemblable multiplication usa-ienne des ateliers de 'creative writing', ces workshops innombrables et parfois lourdement payants o\u00f9 on apprend \u00e0 faire po\u00e8te, \u00e0 faire romancier et nouvelliste (ce qui comporte des le\u00e7ons sur la mani\u00e8re de s'adresser \u00e0 un \u00e9diteur, de choisir un agent litt\u00e9raire, de composer son curriculum vitae, et autres choses semblables), produisant des fourn\u00e9es mal cuites de clones de Raymond Carver (et autres), m'enfonce r\u00e9solument dans cette position.)\n\n## \u00a7 157 Aucun des ensembles de sonnets que je lisais dans la po\u00e9sie du vingti\u00e8me si\u00e8cle n'\u00e9tait un v\u00e9ritable Livre de Sonnets\n\nAucun des ensembles de sonnets que je lisais dans la po\u00e9sie du vingti\u00e8me si\u00e8cle, ni les Sonnets \u00e0 Orph\u00e9e de Rilke, ni les Sonnets \u00e9lastiques ou d\u00e9natur\u00e9s de Cendrars (qui me furent pourtant d'un grand secours l'un et l'autre), n'\u00e9tait un ensemble muni d'une structure tel que j'entendais en produire un.\n\nJe ne voyais nulle part de v\u00e9ritable Livre de Sonnets. J'en \u00e9tais fort r\u00e9joui. S'il en avait \u00e9t\u00e9 de r\u00e9cent, je n'aurais pas du tout aim\u00e9 le d\u00e9couvrir.\n\nMais deux exemples, pris dans la premi\u00e8re moiti\u00e9 remarquablement sanglante du m\u00eame si\u00e8cle (la deuxi\u00e8me ne semblait pas devoir \u00eatre beaucoup plus sympathique ; et on peut maintenant dire qu'elle ne l'aura pas \u00e9t\u00e9) et explicitement con\u00e7us en r\u00e9ponse \u00e0 des circonstances cr\u00e9\u00e9es par la propension enthousiaste du monde aux massacres me parurent, eux, mettre en \u00e9vidence un trait de la **forme-sonnet** que je jugeai sp\u00e9cialement important et positif.\n\nAyant v\u00e9cu enfant dans la guerre, encore toute r\u00e9cente (\u2192 branche 2), et dans une famille qui s'\u00e9tait de plusieurs mani\u00e8res engag\u00e9e dans le camp de la R\u00e9sistance, j'ai \u00e9t\u00e9, m\u00eame si je me dirigeais obstin\u00e9ment sur la voie d'une po\u00e9sie non apolitique mais situ\u00e9e hors la d\u00e9termination ou l'injonction politique (et sans doute m\u00eame \u00e0 cause de cette d\u00e9cision), tr\u00e8s sensible \u00e0 des po\u00e8mes, \u00e9crits sous la menace d'une mort proche, et d'une mort dont les responsables allaient \u00eatre les m\u00eames, les nazis.\n\nOr ces po\u00e8mes \u00e9taient des sonnets.\n\nLes 33 Sonnets compos\u00e9s au secret sont l'\u0153uvre de Jean Cassou, enferm\u00e9 sous la menace capitale en 1941, qui \u00e9chappa \u00e0 la mort (et faillit \u00e0 nouveau perdre la vie, des mains des m\u00eames ennemis, laiss\u00e9 pour mort par la Milice quelques jours avant la lib\u00e9ration de Toulouse).\n\nLes Sonnets de Moabit, eux, ont \u00e9t\u00e9 \u00e9crits en prison par Albrecht Haushofer, l'un des acteurs du complot du 20 juillet 1944 contre Hitler ; ils furent \u00e9crits avec son sang et transmis ainsi \u00e0 sa famille avant son ex\u00e9cution.\n\nLe choix ind\u00e9pendant de la forme-sonnet par deux po\u00e8tes si diff\u00e9rents, plac\u00e9s dans des circonstances de 'pr\u00e9sent et imm\u00e9diat danger' (comme dit l'expression l\u00e9gale anglo-saxonne, \u00e0 propos de 'self-defense' (il s'agissait bien d'une esp\u00e8ce de self-defense)), exprimait spectaculairement quelque chose de son essence : la forme-sonnet est une forme po\u00e9tique extr\u00eamement m\u00e9morisable.\n\nIl y avait, dans les deux cas une contrainte draconienne pesant sur l'intention de dire, une fois choisie comme mode de dire, pr\u00e8s de la mort, la po\u00e9sie : l'impossibilit\u00e9 de disposer des conditions habituelles, tranquilles, de l'\u00e9criture. Il fallait composer dans sa t\u00eate, porter le plus longtemps possible dans sa t\u00eate les po\u00e8mes, avant d'essayer de les transmettre au dehors. Le prisonnier dispose de tr\u00e8s peu d'espace pour dire ce qu'il doit imp\u00e9rativement dire (qui, pour Jean Cassou comme pour Albrecht Haushofer, n'\u00e9tait pas d'ordre uniquement priv\u00e9). C'est la Contrainte du Prisonnier.\n\nL'Oulipo l'a all\u00e9goris\u00e9e de la mani\u00e8re suivante : on suppose que le prisonnier, pour transmettre son message \u00e0 l'ext\u00e9rieur de la prison, ne dispose que d'un tout petit bout de papier. Il compose donc son message en \u00e9vitant dans l'\u00e9criture ce qui prend excessivement de la place sur les pages : les lettres de l'alphabet qui d\u00e9passent de la ligne, vers le haut ou vers le bas. Un texte compos\u00e9 selon la Contrainte du Prisonnier a une allure fortement concentr\u00e9e. Pour peu qu'on se dispense de noter les accents (on peut m\u00eame interdire les lettres accentu\u00e9es : c'est la version stricte, on pourrait dire ultra, de la contrainte), le texte n'a besoin que d'interlignes minimaux (plus faibles que le plus faible de ceux que me propose mon macintosh LC). Le r\u00e9sultat (en manuscrit) est fort original d'allure et fort plaisant pour l'\u0153il dans sa minceur top-model :\n\n **un incarc\u00e9r\u00e9 \u00e9conome**\n\nnous, communs amis, \u00e9crivons sans ennui une missive, minime corv\u00e9e, une mine ac\u00e9r\u00e9e crisse sur un mince \u00e9cran o\u00f9 se ranime une sc\u00e8ne ancienne ressass\u00e9e en nos souvenirs :...\n\nOr le prisonnier, s'il s'exprime en po\u00e9sie, doit de la m\u00eame mani\u00e8re, faire entrer le plus possible de choses en le moins de mots, puisqu'il doit ensuite s'efforcer de ne pas les oublier. Il doit remplir de la mani\u00e8re la plus serr\u00e9e possible la page mentale o\u00f9 s'inscrira son po\u00e8me, avant de la consigner \u00e0 sa m\u00e9moire. Il lui faut pour cela un s\u00e9rieux effort de concentration.\n\nLa menace de mort qui pesait sur ces deux po\u00e8tes et la menace de mort qui au m\u00eame moment pesait \u00e0 l'ext\u00e9rieur sur ce qu'ils d\u00e9fendaient furent des auxiliaires puissants de la m\u00e9moire. (Le docteur Johnson a dit que si un homme apprend qu'il va \u00eatre pendu dans une heure \u00ab it concentrates his mind wonderfully ! \u00bb.)\n\nLa **forme-sonnet** , et son histoire le prouve abondamment, est par excellence une forme compacte, et se pr\u00eate donc particuli\u00e8rement bien \u00e0 la concentration, \u00e0 la m\u00e9ditation.\n\n## \u00a7 158 En pr\u00e9sentant des po\u00e8mes d'un format si d\u00e9suet je ne pouvais \u00eatre accus\u00e9 de suivre une mode.\n\nEn pr\u00e9sentant des po\u00e8mes d'un format si d\u00e9suet je ne pouvais \u00eatre accus\u00e9 de suivre une mode.\n\nSi on ne me jugeait pas 'fort mauvais po\u00e8te' j'apparaissais comme un original. Bien s\u00fbr la posture d'\u00e9loignement d\u00e9lib\u00e9r\u00e9 de la mode (qui n'\u00e9tait pas encore une posture \u00e0 la mode) peut \u00eatre consid\u00e9r\u00e9e comme d\u00e9pendante de la mode m\u00eame, et par cons\u00e9quent de peu d'int\u00e9r\u00eat en elle-m\u00eame.\n\nMais dans le cas pr\u00e9sent, l'id\u00e9e de sonnet \u00e9tait tellement \u00e9loign\u00e9e de l'id\u00e9e contemporaine de la po\u00e9sie que je ne craignais pas d'\u00eatre plac\u00e9 dans la mode, ni non plus dans l'antimode. Au pire, je passerais pour r\u00e9actionnaire.\n\nMais je pensais de toute fa\u00e7on \u00e9chapper \u00e0 une mise en cause de mon choix de mise en forme par le deuxi\u00e8me aspect de mon 'coup d'\u00e9clat', le deuxi\u00e8me \u00e9tage de ma fus\u00e9e : la mise en livre.\n\nEt je croyais, en choisissant la strat\u00e9gie de composition qui fut la mienne qu'elle \u00e9tait enti\u00e8rement originale. Voil\u00e0 qui est \u00e9videmment pr\u00e9somptueux (je m'en doutais).\n\nJe peux dire apr\u00e8s coup que ma tr\u00e8s longue enqu\u00eate post\u00e9rieure (elle reste partielle) a en fait plut\u00f4t confirm\u00e9 mon sentiment, n\u00e9 dans une bienheureuse ignorance, \u00e0 savoir qu'il existe peu d'exemples de construction concert\u00e9e formellement d'un ensemble de sonnets (ou d'autres formes d'ailleurs), avec r\u00e8gles explicites ; les quelques cas qu'on peut recenser sont \u00e9l\u00e9mentaires (assis, chez Drelincourt, sonnettiste protestant du dix-septi\u00e8me si\u00e8cle (republi\u00e9 autrefois par Albert-Marie Schmidt, de l'Oulipo), par exemple, sur des consid\u00e9rations num\u00e9rologiques d'origine th\u00e9ologique).\n\nOn trouve des r\u00e9cits biographiques sentimentaux, des s\u00e9quences qui tracent plus ou moins visiblement une histoire (g\u00e9n\u00e9ralement amoureuse), mais on n'atteint gu\u00e8re plus qu'une \u00e9bauche de narration ; car la r\u00e8gle d'autonomie de tout sonnet individuel, qui est une des constantes de son histoire, ne facilite pas la tendance romanesque. Et de toute fa\u00e7on, rien dans ces constructions n'a de caract\u00e8re formellement pr\u00e9cis, descriptible.\n\nDans mon esprit le Canzoniere de P\u00e9trarque n'\u00e9tait pas diff\u00e9rent des autres agglom\u00e9rations de sonnets. Je me laissai influencer par la lecture ordinaire qui en fait le r\u00e9cit de son amour pour Laure, et je ne voyais pas du tout alors que cette lecture laisse de c\u00f4t\u00e9 un aspect essentiel de l'\u0153uvre.\n\nIl est vrai qu'une trame biographique (qu'il s'agisse ou non d'\u00e9v\u00e9nements r\u00e9els de la vie de P\u00e9trarque et de quelqu'une autre qui se serait appel\u00e9e (ou pas) Laura, importe peu ; les ravages de la lecture 'selon la vie' sont plus larges) est visible dans son d\u00e9roulement mais l'organisation des 366 po\u00e8mes individuels (dont 317 sonnets) qui y jouent les uns avec les autres ne se r\u00e9duit pas \u00e0 une histoire, est illisible selon une chronologie.\n\nOn a affaire \u00e0 un tout concert\u00e9, mais dont les principes de construction \u00e9chappent ; ce qui fait qu'on ne peut gu\u00e8re employer pour le qualifier une expression plus pr\u00e9cise que celle de 'tout organique'.\n\nCertains, poursuivant l'analogie avec les formes vivantes, entreprennent d'en reconstituer le 'g\u00e9nome'. On leur souhaite bonne chance.\n\nL'interpr\u00e9tation simplement biographique, centr\u00e9e sur la division du Canzoniere en deux parties, lues comme les Rime in Vita et les Rime in Morte (respectivement) et s\u00e9par\u00e9es par une fracture qui symboliserait la mort de Laure, a eu longtemps les faveurs g\u00e9n\u00e9rales du public (elle demeure dominante dans le public non savant).\n\nDans le premier seizi\u00e8me si\u00e8cle, quand l'imprimerie a commenc\u00e9 \u00e0 r\u00e9pandre partout le p\u00e9trarquisme gr\u00e2ce \u00e0 de nombreuses \u00e9ditions du Canzoniere, elle atteignit son sommet avec la version de Velutello, arrangeant les po\u00e8mes selon un ordre favorable \u00e0 la lecture romanesque et accompagnant chacun d'eux d'une commentaire qui rendait explicites les circonstances vitales que le po\u00e8te avait dissimul\u00e9es, selon lui, par prudence, par discr\u00e9tion, par go\u00fbt du myst\u00e8re.\n\nLe plus extraordinaire chapitre sans doute de ce roman est celui o\u00f9 Velutello raconte, carte du Vaucluse \u00e0 l'appui, le lieu et le moment de la rencontre entre P\u00e9trarque et Laure. Il ne prit pas, si on l'en croit, naissance en Avignon.\n\n## \u00a7 159 Reste \u00e0 dire le lieu o\u00f9 leur amour prit son commencement\n\n\u00ab Reste \u00e0 dire le lieu o\u00f9 leur amour prit son commencement. Pour l'intelligence de quoi, il faut savoir que l'antique habitude \u00e9tait celle, et elle est encore telle en la terre de Cabri\u00e8res aujourd'hui, que la nuit avant le Vendredi saint on partait un peu avant le jour et par le chemin des collines on allait jusqu'\u00e0 Vaucluse pour visiter l'\u00e9glise de Saint-V\u00e9ran en la vall\u00e9e.\n\nLequel saint \u00e0 ce qu'on dit v\u00e9cut dans ce lieu en ermite, o\u00f9 en mourant il fit plusieurs miracles ; et le chemin passait par un petit pont au-dessus de deux bras de la Sorgue, et traversant l'\u00eele faite par ces deux bras, on arrivait au lieu dit l'Ille sur l'autre rive pour entendre l'office divin comme il \u00e9tait d'usage en cet endroit parce qu'\u00e0 Cabri\u00e8res on ne dit la messe qu'une fois.\n\nDe Cabri\u00e8res \u00e0 l'Ille le chemin est d'une lieue et Vaucluse se trouve \u00e0 \u00e9gale distance de l'une et de l'autre ; et pour aller de Vaucluse \u00e0 l'Ille le chemin est \u00e9troit et tout bord\u00e9 d'am\u00e9nissimes prairies irrigu\u00e9es de quelques ruisseaux venant des eaux de la Sorgue pour la bonification des prairies.\n\nEt en ce qui concerne cette portion du chemin, pour rendre les choses plus d\u00e9monstratives, je n'ai pas respect\u00e9 les proportions exactes comme je l'ai fait ailleurs.\n\n\u00c9tait donc Madame Laure la nuit venant le Vendredi saint partie de Cabri\u00e8res et visit\u00e9 avait \u00e0 Vaucluse l'\u00e9glise de Saint-V\u00e9ran\n\net pour rejoindre l'Ille \u00e9tant arriv\u00e9e o\u00f9 les deux bras de la Sorgue se s\u00e9parent, peut-\u00eatre un peu fatigu\u00e9e de la marche elle s'\u00e9tait pour se reposer et rafra\u00eechir assise sous un arbre fleuri pr\u00e8s d'un de ces petits ruisseaux comme il est expliqu\u00e9 dans la canzone \"chiare fresche et dolci acque...\",\n\nquand du Po\u00ebte qui pour la m\u00eame raison de Vaucluse \u00e0 l'Ille se rendait elle fut pour la premi\u00e8re fois aper\u00e7ue\n\net le commencement de leur amour en r\u00e9sulta. \u00bb\n\nSur la carte dress\u00e9e par Velutello et \u00e0 l'endroit exact qu'il rapporte dans son r\u00e9cit on peut, \u00e0 la loupe, \u00e0 la gauche de l'Ille apercevoir un arbre, au-dessous duquel est repr\u00e9sent\u00e9e une toute petite figure de dame ; elle para\u00eet \u00eatre accompagn\u00e9e de deux ladies et d'un gentleman ; \u00e0 droite encore se trouve un groupe de lignes verticales minuscules qui pourraient bien figurer P\u00e9trarque.\n\nLa d\u00e9couverte de cette preuve picturale presque invisible de la rencontre fameuse est due \u00e0 Wilkins, le savant p\u00e9trarquiste qui patiemment d\u00e9senchev\u00eatra les fils de la longue histoire de la fabrication du Rerum Vulgarum Fragmenta, v\u00e9ritable titre du Canzoniere, \u00e0 laquelle P\u00e9trarque s'employa toute sa vie.\n\nJe l'imagine, pench\u00e9 avec sa loupe sur l'\u00e9dition de Velutello et survelutellisant ('outvelutelling Velutello') conclure \u00ab It is certainly the tinest enamorment on record \u00bb (\u00ab C'est certainement la plus petite repr\u00e9sentation d'un coup de foudre jamais attest\u00e9e \u00bb).\n\nUne attitude plus critique, plus respectueuse de la vraisemblance et de la philologie a conduit, d\u00e9j\u00e0 au seizi\u00e8me si\u00e8cle, chez les 'cognoscenti', \u00e0 discr\u00e9diter le P\u00e9trarque de roman de gare (de 'ma\u00eetre de poste' plut\u00f4t) au profit d'un 'vrai' P\u00e9trarque, tel qu'en lui-m\u00eame le changea par exemple le cardinal Bembo.\n\nMais, pris dans l'\u00e9tau de ces lectures contradictoires, quelque chose se perdit : le fait de l'unit\u00e9 et de la progression du Canzoniere comme forme po\u00e9tique en sa totalit\u00e9. Il n'y a aucun exemple, chez aucun p\u00e9trarquiste, d'un effort comparable en vue de la composition d'un Livre.\n\nDe tout cela cependant, je n'avais pas, en 1963 ou 1965, la moindre id\u00e9e.\n\n## \u00a7 160 J'avan\u00e7ais soumis \u00e0 mon tour \u00e0 la fascination de la forme\n\nMais j'avan\u00e7ai quand m\u00eame. J'avan\u00e7ai soumis \u00e0 mon tour, comme bien de mes pr\u00e9d\u00e9cesseurs, \u00e0 la fascination de la forme. Je m'y concentrai r\u00e9solument. Or qui dit concentration dit aussi distraction. Et qui dit distraction dit obsession. Et qui dit obsession n'est pas loin de dire id\u00e9e fixe ; pire, manie.\n\nJ'aurais pu continuer, je crois, ind\u00e9finiment. La maladie du sonnet me guettait. Elle aurait pu devenir pour moi chronique.\n\nLa maladie du sonnet sera maintenant et pour la suite baptis\u00e9e : sonettomania. J'avan\u00e7ais, guett\u00e9 par la sonettomania.\n\nEn guise d'avertissement pour les jeunes g\u00e9n\u00e9rations, je vais en pr\u00e9senter un cas extr\u00eame, que j'ai \u00e9tudi\u00e9 r\u00e9cemment\n\n(mais pas encore vraiment \u00e0 fond car je ne dispose pas de toute la documentation n\u00e9cessaire (je l'ai am\u00e9lior\u00e9e r\u00e9cemment, quoique de mani\u00e8re encore insuffisante (mais ce sera toujours \u00e7a !), \u00e0 la British Library, en juin de notre ann\u00e9e pr\u00e9sente, 1995. Vous voudrez bien vous reporter \u00e0 la publication ult\u00e9rieure, \u00e9videmment d\u00e9finitive, que je pr\u00e9vois sur ce sujet)).\n\n\u00c9l\u00e9ments d'une VSM (vie semi-moyenne) de Merrill Moore\n\nJ'ai rencontr\u00e9 John Cage une fois, chez mon ami Pierre Lartigue. De la d\u00e9licieuse conversation de cet excellent po\u00e8te, si attentif au silence et aux champignons, je rapporte ici ceci qui servira de pr\u00e9lude.\n\n\u00c0 la remarque d'une ressemblance entre ses belles ha\u00efkuisations du grand ermite de Nouvelle-Angleterre, David Thoreau, et certaine op\u00e9ration po\u00e9tique exerc\u00e9e par Queneau sur Mallarm\u00e9, qui autrefois avait 'r\u00e9duit' tel sonnet de Mallarm\u00e9 \u00e0 ses 'sections rimantes' il voulut savoir \u00e0 quel \u00e2ge \u00e9tait mort le cofondateur de l'Oulipo ; et apprenant qu'il \u00e9tait mort \u00e0 soixante-treize ans il en parut affect\u00e9, disant : \u00ab Mais c'est trop jeune ! beaucoup trop jeune ! \u00bb (C'\u00e9tait aussi mon avis.) Il fit aussit\u00f4t, peut-\u00eatre en illustration de sa remarque, l'\u00e9loge de certains champignons fran\u00e7ais dont il avait r\u00e9cemment \u00e9prouv\u00e9 les charmes.\n\nPuis il voulut en savoir, par politesse, un peu plus sur le programme oulipien. La comparaison offerte entre l'espoir de l'invention d'une nouvelle contrainte et la d\u00e9couverte sicilienne du sonnet amena chez lui une moue r\u00eaveuse et il me dit, \u00e0 peu pr\u00e8s, ceci :\n\n\u00ab J'ai rencontr\u00e9 autrefois, il y a bien vingt-cinq ans, un homme qui avait \u00e9crit 1 000 sonnets. Comme je lui demandais pourquoi tant de sonnets, il me r\u00e9pondit : \"Sur la quantit\u00e9, il y en aura peut-\u00eatre quelques-uns de bons.\" \u00bb J'enregistrai cette critique implicite, polie et oblique, l\u00e9g\u00e8rement zen, de l'id\u00e9e de contrainte, et n'y pensai plus.\n\n\u00c0 l'automne dernier, \u00e9tant \u00e0 Londres pour pr\u00e9parer les bavardages de mon s\u00e9minaire, que j'allais prononcer les vendredis au cours de la saison 94-95 (je suis en ce moment proche de la saison suivante, celle de 95-96), je cherchais, pour les lire, et m'informer de leur allure, des sonnets en la langue principale, officielle (et bient\u00f4t minoritaire (ce qui ne sera pas n\u00e9cessairement un mal ; en tout cas pour l'anglais)) des USA, que beaucoup, je ne sais pourquoi, continuent d'appeler anglais.\n\nJe vis qu'un certain Merrill Moore en avait \u00e9crit beaucoup, et avait m\u00eame publi\u00e9 un volume, ne comportant que des sonnets, et en comprenant 1 000. 1 000 pr\u00e9cis\u00e9ment.\n\nIl y eut un bruit presque audible dans la quincaillerie de mes souvenirs, et la bienveillante image de John Cage vint flotter devant mon \u0153il interne : \u00ab Tiens, tiens ! \u00bb me dis-je.\n\nJe n'ai pas de certitude absolue sur l'identit\u00e9 des r\u00e9f\u00e9rents de ces deux \u00e9tiquettes de langue : 'Merrill Moore' et 'l'homme qui avait \u00e9crit 1 000 sonnets'. \u00c9taient-ils ou non dans la m\u00eame relation que 'Walter Scott' et 'l'auteur de Waverley' (Walter Scott, pr\u00e9cis\u00e9-je, a \u00e9crit le roman de ce titre), tr\u00e8s bien connus des logiciens ? je ne saurais en toute rigueur l'affirmer.\n\nMais la co\u00efncidence me sembla trop belle pour ne pas conclure positivement. Se pouvait-il vraiment qu'il y ait eu dans les USA des ann\u00e9es quarante un po\u00e8te ayant publi\u00e9 un livre fait de 1 000 sonnets, et d'autre part un homme autre, qui aurait avou\u00e9 \u00e0 John Cage avoir compos\u00e9 exactement le m\u00eame nombre de po\u00e8mes dans la m\u00eame forme, dans l'espoir d'en avoir r\u00e9ussi quelques-uns ? peu probable.\n\nQuoi qu'il en soit, ma curiosit\u00e9 all\u00e9ch\u00e9e, je me lan\u00e7ai zeugmatiquement sur le champ et sur la piste de ce curieux animal.\n\n## \u00a7 161 Merrill Moore est mort le 20 septembre 1957\n\nMerrill Moore est mort le 20 septembre 1957. Deux ans auparavant, Henry W. Wells lui avait consacr\u00e9 un ouvrage : Poet and Psychatrist \u2013 Merrill Moore, M.D. (un exemplaire de cet ouvrage est poss\u00e9d\u00e9 par la Biblioth\u00e8que nationale, sous la cote 8\u00b0 Pz 3956. \u2013 Je pr\u00e9cise ce point, car il existe ici ou l\u00e0 une f\u00e2cheuse tendance \u00e0 imaginer les oulipiens, engeance dont je suis, capables de supercheries et on pourrait me soup\u00e7onner d'avoir invent\u00e9 toute cette histoire ; je prends donc mes pr\u00e9cautions).\n\nJe lui c\u00e8de un moment la parole :\n\n\u00ab Merrill Moore a dans une certaine mesure fait rena\u00eetre au vingti\u00e8me si\u00e8cle le personnage de l'artiste-savant, Da Vinci.\n\nEn po\u00e9sie, il est une sorte d'homme de science, en science une sorte de savant. On peut affirmer sans crainte d'\u00eatre d\u00e9menti qu'il a \u00e9crit plus de sonnets \u00e0 lui tout seul qu'il n'en a \u00e9t\u00e9 compos\u00e9 avant lui (il faut h\u00e9las, d\u00e9mentir ; mais cela n'enl\u00e8ve rien \u00e0 la qualit\u00e9 de la performance). On peut dire et il faut prendre cette expression \u00e0 la lettre que, mieux que n'importe quel autre po\u00e8te aujourd'hui, avec la cl\u00e9 du sonnet il a ouvert non seulement son c\u0153ur mais la plus grande partie de son \u00e2me (Mr Wells fait l\u00e0 une fine allusion \u00e0 Wordsworth, parlant des sonnets de Shakespeare : \u00ab With this same key Shakespeare unlock'd his heart \u00bb).\n\nLa plupart des personnes qui s'int\u00e9ressent \u00e0 l'\u00e9tat pr\u00e9sent des lettres en Am\u00e9rique savent de Moore qu'il a \u00e9crit un nombre incalculable de sonnets. \u00c0 leurs yeux ce n'est pas un auteur, mais une l\u00e9gende. On sait de lui qu'il a compos\u00e9 50 000 sonnets ; qu'il a publi\u00e9 un livre qui en contient 1 000. Il est l'homme qui est capable de commencer et terminer un sonnet, dans sa voiture, en attendant que le feu passe au vert. Il est le sonnet \u00e0 lui tout seul. (Mr Wells retrouve ici presque les mots m\u00eames employ\u00e9s par Mallarm\u00e9 \u00e0 propos de Victor Hugo : \u00ab Il \u00e9tait le vers personnellement. \u00bb)\n\nIl n'avait pas vingt ans quand l'\u00e9criture de sonnets devint pour lui une activit\u00e9 aussi naturelle que s'habiller ou se d\u00e9shabiller. Il \u00e9crit en sonnets plus facilement qu'en prose, plus facilement qu'il ne soutient une conversation (bien qu'il s'exprime brillamment). Il pense en sonnets. Ils lui tiennent lieu de journal.\n\nPourtant les noms de personnes et de lieux y sont rares. On n'y trouvera aucune anecdote, aucune allusion \u00e0 des \u00e9v\u00e9nements sp\u00e9cifiques priv\u00e9s ou publics. Une certaine impersonnalit\u00e9 'cool' caract\u00e9rise l'atmosph\u00e8re de ses po\u00e8mes.\n\nD'ailleurs (? \u2013 J.R.), il est originaire du Tennessee.\n\nDe 1919 \u00e0 1929, ann\u00e9e de sa mort, son p\u00e8re, John Trotwood Moore, fut directeur \u00e0 la fois de la biblioth\u00e8que, des archives et de la soci\u00e9t\u00e9 d'histoire du Tennessee (fonctions dans lesquelles la m\u00e8re de Merrill succ\u00e9da, avec comp\u00e9tence, \u00e0 son mari). Il fut po\u00e8te, romancier, essayiste, journaliste, orateur, historien, moraliste, naturaliste, fermier, et propagandiste politique. Son fils lui attribue sa propre d\u00e9f\u00e9rence envers le langage, source de ses deux vocations : la po\u00e9sie et la psychiatrie. Il n'y a rien d'\u00e9tonnant \u00e0 cela. Apr\u00e8s tout, l'art et la psychiatrie sont les deux moyens principaux qui permettent \u00e0 l'homme d'explorer sa propre psych\u00e9 (Mr Wells est psychiatre lui-m\u00eame).\n\nLa plus grande partie de son \u0153uvre scientifique a \u00e9t\u00e9 consacr\u00e9e au suicide et \u00e0 l'alcoolisme. Pendant la Seconde Guerre mondiale il a pris part \u00e0 des actions destin\u00e9es \u00e0 la pr\u00e9vention de ces deux fl\u00e9aux qui risquaient de retarder la production de guerre et de nuire \u00e0 la sant\u00e9 de l'\u00e9conomie nationale.\n\nDurant les premi\u00e8res ann\u00e9es de son s\u00e9jour dans le Massachusetts son esprit a \u00e9t\u00e9 l'objet d'une analyse rigoureusement scientifique par Mr Fred Lyman Wells (est-ce un parent ?) qui a conduit \u00e0 une brochure intitul\u00e9e Mesures mentales de Merrill Moore, probablement la premi\u00e8re tentative jamais faite pour \u00e9prouver la capacit\u00e9 de la m\u00e9thode scientifique moderne \u00e0 \u00e9clairer le fonctionnement d'une personnalit\u00e9 de g\u00e9nie.\n\nDans sa jeunesse il nageait beaucoup (moi aussi \u2013 J.R. La passion natatoire est-elle li\u00e9e \u00e0 la propension \u00e0 la sonettomania ?). Il a particip\u00e9 pendant des ann\u00e9es aux huit miles du marathon nautique dans le port de Boston.\n\nIl a deux autres activit\u00e9s cr\u00e9atrices : la conchyologie et la photographie. De la premi\u00e8re de ces deux passions, il dit : \"On me demande souvent : Pourquoi \u00e9tudiez-vous la conchyologie ? \u00e0 quoi vous sert cette \u00e9tude ? \u00c0 la seconde de ces questions la r\u00e9ponse est simple : \"A rien.\" \u00c0 la premi\u00e8re je r\u00e9ponds : \"Parce que j'aime \u00e7a. La richesse, la vari\u00e9t\u00e9 de forme des mollusques me fascinent.\" Ses photographies, presque aussi nombreuses que ses sonnets, ont la candeur intimiste de ses po\u00e8mes. Il n'y a, psychologiquement parlant, aucune diff\u00e9rence entre elles et eux.\n\nSa m\u00e8re \u00e9tait sudiste. Son influence reste extr\u00eamement forte. \u00bb\n\nD\u00e9j\u00e0 singuli\u00e8rement \u00e9clair\u00e9 par la puissante analyse de Henry W.Wells (malheureusement je n'ai pu trouver la brochure donnant les mensurations du g\u00e9nie de Moore), je me suis mis \u00e0 rechercher des renseignements suppl\u00e9mentaires sur le 'cas' et aussi \u00e0 lire les publications de cet auteur (toutes de sonnets) dont je d\u00e9nichai la trace dans le catalogue.\n\n## \u00a7 162 Parue peu apr\u00e8s la mort de Moore la notice de Stanley Kunitz\n\nParue peu apr\u00e8s la mort de Moore la notice de Stanley Kunitz compl\u00e9ta l\u00e9g\u00e8rement mon information :\n\n\u00ab N\u00e9 le 11 septembre 1903. \u2013 Lieutenant-colonel en Chine. \u2013 Hobby : culture de l'iris (ah bon, voil\u00e0 encore autre chose \u2013 J.R.) \u2013 \u00c9crivait des sonnets \"par n\u00e9cessit\u00e9 compulsive\" \u2013 \"comme occupation th\u00e9rapeutique\". \u2013 \"Mon sonnet a eu un p\u00e8re italien et une m\u00e8re anglaise, c'est un m\u00e9tis, un hybride.\" \u2013 Dans sa maison de Squantum, M. avait construit un \"Sonnetorium\" o\u00f9 il conservait plus de 100 000 sonnets qu'il avait \u00e9crits et \"trait\u00e9s\". \u00bb\n\nLe concept de Sonettorium me fascina. Vraiment une tr\u00e8s belle id\u00e9e. Ce serait une occupation excellente pour ma retraite, si je survis \u00e0 mon ann\u00e9e climat\u00e9rique.\n\nJ'avais cependant quelque appr\u00e9hension devant la perspective de lire une po\u00e9sie qui peut-\u00eatre \u00e9tait totalement d\u00e9nu\u00e9e d'int\u00e9r\u00eat. L'avertissement implicite de Cage (s'il s'agissait bien de Moore, ce dont j'\u00e9tais maintenant convaincu) m'inqui\u00e9tait. Une remarque incidente de Mr Wells (\u00ab Les sonnets r\u00e9ussis semblent constituer une toute petite partie de sa production ; jugement auquel Mr Moore adh\u00e8re bien volontiers \u00bb) ne me rassurait pas.\n\nEn fait, apr\u00e8s lecture d'une bonne centaine d'exemples (je n'ai malheureusement pas eu le temps, \u00e0 la British Library, en juin, de me plonger r\u00e9ellement dans **M** , l'\u0153uvre majeure, publi\u00e9e en 1938, celle des fameux 1 000 sonnets ; il me faudrait y revenir, et le livre n'est pas \u00e0 la BN), je pense que Cage s'est montr\u00e9 un peu sournois.\n\nCe n'est pas d'envoyer d'\u00e9normes salves de mitraille dans l'espoir que quelques petits plombs parviendraient \u00e0 toucher la cible du Beau qui int\u00e9ressa Merrill Moore, mais bien de faire de ses largement plus de 100 000 sonnets le compte rendu d'une exp\u00e9rience unique : sa vie.\n\nEt le mode d'investigation de l'existence qu'il choisit, d\u00e8s l'instant o\u00f9 il eut, \u00e0 vingt ans, le 'coup de foudre' non pour la forme d'une Laure mais pour une forme po\u00e9tique, est pour le moins original.\n\nJe d\u00e9couvris d'ailleurs avec une certaine stupeur que William Carlos Williams, le grand docteur Williams soi-m\u00eame (pas celui du Tennessee), imposante figure de la po\u00e9sie moderne et moderniste des USA, avait \u00e9crit une curieuse et extraordinairement \u00e9logieuse pr\u00e9face \u00e0 une petite plaquette de vers de Moore, en 1938, les Sonnets from New Directions.\n\nLe titre de la pr\u00e9face et les deux premi\u00e8res phrases du texte, qu'il faudrait citer en entier (mais ce n'est ni le lieu ni le moment) en t\u00e9moignent :\n\nMerrill Moore's Sonnets. .\n\nMerrill Moore's sonnets are magnificent. Never in this world did I expect to praise a living writer because of his sonnets, but these have been a revelation to me...\n\nImm\u00e9diatement apr\u00e8s sa mort, il n'y a pas quarante ans, Moore est tomb\u00e9 dans un oubli profond. Il dispara\u00eet quasi instant\u00e9ment de toutes les bibliographies de litt\u00e9rature am\u00e9ricaine que j'ai ouvertes.\n\nJe prendrai ici cong\u00e9 de lui en vous donnant \u00e0 lire un sonnet, un et un seul, soit moins de 0,000001 % de l'\u0153uvre.\n\n **The Flies**\n\nDeath came to him so quickly that the flies\n\nIn the room were unaware that he was dead,\n\nWhich is usually not the case.\n\nThey avoided his head\n\nStrangely enough and did not light on his eyes\n\nAt all as flies are very apt to do\n\nWhen the blood stops and the brittle ribs stop heaving\n\nAnd the heat goes off while the last breath is leaving\n\nAnd the works of the lungs and the brain is finally through.\n\nThey continued describing circles in the air\n\nUsing the light globe to describe a radius,\n\nBut toward dusk this must have ben tedious\n\nTo them, to judge from the deliberate care\n\nWith which they took it on themselves to stop\n\nAnd rest for the night on the mantel-top.\n\n(\u00ab La mort lui vint si rapidement que les mouches\/ dans la chambre ne se rendirent pas compte qu'il \u00e9tait mort,\/ ce qui est rarement le cas. Elles \u00e9vitaient bizarrement\/ sa t\u00eate et ne se posaient pas sur ses yeux\/ ce qu'elles ne manquent presque jamais de faire\/ quand le sang s'arr\u00eate et quand les c\u00f4tes friables cessent de se soulever\/ quand la chaleur s'\u00e9vapore avec la derni\u00e8re respiration\/ et le travail des poumons et du cerveau cesse enfin\/\/ Elles continuaient \u00e0 tracer des cercles en l'air\/ concentriquement autour du globe de la lampe\/ mais vers le soir elles finirent par trouver cet exercice\/ ennuyeux \u00e0 en juger par le soin d\u00e9lib\u00e9r\u00e9\/ dont elles firent preuve pour prendre la d\u00e9cision de s'arr\u00eater\/ et de se poser pour la nuit sur le manteau de la chemin\u00e9e.\/\/\/\u00bb)\n\n## \u00a7 163 J'ai \u00e9t\u00e9 sauv\u00e9 de la sonettomania\n\nDe la sonettomania j'ai \u00e9t\u00e9 sauv\u00e9 par le fait que je ne pouvais me permettre de perdre de vue mon but, qui n'\u00e9tait pas tellement d'exceller dans le sonnet en soi, mais seulement de le pratiquer en vue d'un but autre, le **Projet de Po\u00e9sie**.\n\nJe n'y ai pas \u00e9chapp\u00e9 totalement. Je ne me suis pas abandonn\u00e9, comme Merrill Moore, \u00e0 la confection compulsive de 'sonnets on several occasions', mais j'ai, plus de dix ans apr\u00e8s la fin de mon livre (et peu de temps apr\u00e8s l'abandon d\u00e9finitif et traumatisant de mon **Projet** ), recommenc\u00e9 \u00e0 en lire (et pour en lire suffisamment, ma soif devenant inextinguible, \u00e0 en rechercher dans les biblioth\u00e8ques).\n\nJe crois bien en avoir recens\u00e9 et lu plus que Moore n'en a \u00e9crit. (on pourrait dire que j'ai \u00e9t\u00e9 atteint d'une forme l\u00e9g\u00e8rement att\u00e9nu\u00e9e du m\u00eame virus).\n\nJe pourrais, si j'en avais la possibilit\u00e9 immobili\u00e8re, comme j'ai dit moi aussi constituer un vaste Sonettorium (les progr\u00e8s techniques permettent d'envisager une version moins encombrante d'un tel projet : le CD-rom).\n\nMais revenons au **Projet de Po\u00e9sie**. En 1965, je m'y suis mis r\u00e9solument. Et l'ann\u00e9e 1965 a \u00e9t\u00e9 de toutes la seule ann\u00e9e strictement positive de mon **Projet**. (Dans son ensemble.)\n\nPendant cette ann\u00e9e-l\u00e0 j'ai trouv\u00e9 une solution au probl\u00e8me de la mise en livre.\n\nJ'ai par ailleurs, commenc\u00e9 \u00e0 faire, vraiment, quoique modestement, de la math\u00e9matique.\n\nEt je devrais encore ajouter ce que je n'y ajouterai pas (sinon tr\u00e8s partiellement dans la ligne du chapitre pr\u00e9c\u00e9dent), qui pourrait faire partie d'une autre branche prosa\u00efque, qui ne fera pas partie d'une autre branche, ni m\u00eame de ces ajouts que j'ai nomm\u00e9s entre-deux-branches (sinon, \u00e0 la rigueur, en 'texte cach\u00e9', inaccessible au lecteur qui ne serait pas capable de trouver la contrainte d'acc\u00e8s) et qui pourrait constituer dans une telle branche un chapitre 'rose et noir' (les r\u00e9cits qui sont du domaine du 'rose et noir' (Baudelaire : \u00ab Le charme inattendu d'un bijou rose et noir \u00bb) sont sp\u00e9cialement qualifi\u00e9s pour figurer en texte cach\u00e9).\n\nLe registre de ma progression, carnet bleu, consigne chronologique de ma m\u00e9moire, enregistre, pour l'ann\u00e9e 1965, 164 sonnets (du no 162 au no 325), presque la moiti\u00e9 du tout. J'en ai gard\u00e9, pour publication, dans le livre ou dans ses ajouts, 92. C'est aussi, selon ce crit\u00e8re-l\u00e0, ma 'meilleure' ann\u00e9e. (Je veux dire seulement l'ann\u00e9e o\u00f9 le travail effectu\u00e9 a \u00e9t\u00e9, jug\u00e9 apr\u00e8s coup, le mieux accord\u00e9 \u00e0 mon intention.) Cela fait un sonnet tous les deux jours, en moyenne (presque exactement : ils se r\u00e9partissent, apr\u00e8s janvier, sur les onze autres mois). J'en compte \u00e0 peu pr\u00e8s autant dans le carnet de mes lectures (l'autre casier \u00e0 la consigne de ma m\u00e9moire ; ces sonnets-l\u00e0 sont not\u00e9s une fois appris ; ils y sont num\u00e9rot\u00e9s \u00e9galement, \u00e9galement enregistr\u00e9s chronologiquement, je peux comparer, terme \u00e0 terme, jour \u00e0 jour).\n\nDes vers d'un carnet r\u00e9apparaissent, imm\u00e9diatement ou en diff\u00e9r\u00e9, dans l'autre (le sens de parcours n'a pas besoin d'\u00eatre pr\u00e9cis\u00e9 : on conviendra que j'aurais eu du mal \u00e0 influencer les sonnets de mes pr\u00e9d\u00e9cesseurs. Ce n'est pourtant pas l'envie qui m'en manquait. Et ma m\u00e9moire, en d\u00e9formant, sous l'action du d\u00e9mon de l'oubli, qui ne se soumet \u00e0 aucune r\u00e8gle d\u00e9ontologique, n'a pas manqu\u00e9 de se livrer \u00e0 de point toujours mineures modifications dans des textes pourtant pour moi 'canoniques'. J'ai fait, aujourd'hui, quelques v\u00e9rifications. Et j'ai eu plaisir (plaisir de la confirmation du savoir) \u00e0 identifier quelques-uns des traits r\u00e9pertori\u00e9s par les sp\u00e9cialistes, de la transmission orale de la po\u00e9sie !).\n\nIl est vrai que ma timidit\u00e9, alors, \u00e9tait telle que je ne m'appropriais pas (j'aurais moins de scrupules aujourd'hui) les vers que je volais (ou empruntais) dans leur litt\u00e9ralit\u00e9. Je d\u00e9robais un patron rythmique, un mot (les mots, \u00e9tant dans le dictionnaire, sont consid\u00e9r\u00e9s comme bien public ; ce n'\u00e9tait donc pas l'emploi d'un m\u00eame mot qui constituait l'emprunt (ou le vol ; car si emprunt, comment rendre ?) ; mais la congruence des positions respectives du m\u00eame mot dans les deux sonnets (positions m\u00e9triques, strophiques, ou sentimentales), le mien et celui que je pillais). Je traduisis, je transposai, je renversai, je critiquai.\n\nJe me constituai aussi des kennings, c'est-\u00e0-dire (par d\u00e9tournement de terme technique (depuis la po\u00e9sie skaldique)) des sortes de kyrielles s\u00e9mantiques, des \u00e9quivalents en suite d'images du c\u00e9l\u00e8bre po\u00e8me \u00ab marabout\/ bout de ficelle\/ selle de cheval\/ cheval de course\/ course \u00e0 pied\/ pied \u00e0 terre\/ terre de feu\/ feu follet\/ lait de vache\/ vache qui pisse\/ pisse-froid\/ froid de la tombe\/ tombe issoire\/ soir de ?\/...\u00bb.\n\nDans le cas des kennings, on a affaire \u00e0 une kyrielle 'r\u00e9cup\u00e9rable', en tout cas par le public de ces po\u00e8mes, qui s'entendait \u00e0 les entendre, plus difficilement pour le lecteur contemporain (j'emprunte, et de seconde main en plus (suivant Jean-Louis Aroui), \u00e0 R\u00e9gis Boyer cet exemple du po\u00e8te Halldrethr Ottarsson Vandraethskald : \u00ab Heita dyrbliks dynsoethinga hungrdeyfir \u00bb, qui se traduit (de droite \u00e0 gauche) par : \u00ab Celui qui apaise la faim de la sterne du vacarme de l'\u00e9clat de la b\u00eate de Heiti \u00bb (en fran\u00e7ais, cela donne quasiment un vers '\u00e0 la Mich\u00e8le M\u00e9tail' (de l'Oulipo), un 'compl\u00e9ment de noms') \u2013 lecture : Heiti est un roi de mer l\u00e9gendaire, la b\u00eate de Heiti est le bateau. \u2013 L'\u00e9clat du bateau ? le bouclier. \u2013 Le vacarme du bouclier ? la bataille, of course. \u2013 La sterne de la bataille ? le corbeau, brrrr ! \u2013 Celui qui apaise la faim du corbeau ? le guerrier. How charming !).\n\nLes miennes ('kenning' semble \u00eatre un mot f\u00e9minin) ne sont g\u00e9n\u00e9ralement pas d\u00e9chiffrables ; elles viennent du fonctionnement en kyrielle des souvenirs. Il est tr\u00e8s difficile de voir vraiment, explicitement \u00e0 l'\u0153uvre ce fonctionnement ubiquiste de la po\u00e9sie (qui rend, au mieux, partielles les tentatives de d\u00e9chiffrement des po\u00e8mes). (Les seules possibilit\u00e9s (le t\u00e9moignage des po\u00e8tes eux-m\u00eames est n\u00e9cessairement suspect, \u00e9tant donn\u00e9 le fonctionnement r\u00e9el de la m\u00e9moire) sont, \u00e9ventuellement, les diff\u00e9rents \u00e9tats d'un m\u00eame texte. Un superbe \u00e9l\u00e9mentaire exemple se trouve dans le brouillon d'un sonnet de Louis de Gallaup de Chasteuil (recueilli par Pierre Lartigue ; qu'il en soit lou\u00e9 !) dont il existe par ailleurs une version imprim\u00e9e de 1599. Le premier vers du po\u00e8me, destin\u00e9 \u00e0 la Fauconnerie de Charles d'Arcussa seigneur d'Esparron, qui \u00e9tait d'abord \u00ab L'un devient grand Prophete au **jargon** des oyseaux \u00bb se lit finalement \u00ab L'un devient grand Prophete au **jardin** des oyseaux \u00bb.)\n\n## \u00a7 164 Loin sur l'horizon brillait, diamantinement, le Livre de Mallarm\u00e9\n\nLoin sur mon horizon brillait, diamantinement, le Livre de Mallarm\u00e9. J'avais en main les Variations sur un sujet, qui contiennent Quant au Livre ; je ne savais rien, ou presque (autre qu'anecdotique), sur le projet mallarm\u00e9en lui-m\u00eame (je consid\u00e8re cette circonstance comme m'ayant \u00e9t\u00e9 favorable).\n\nJ'avais par ailleurs en t\u00eate (et dans mon carnet jaune, mon autre registre, celui de mes lectures et m\u00e9morisations) tous ses sonnets et tous les po\u00e8mes que je pouvais d\u00e9cider \u00eatre, par assimilation, sonnets (Mallarm\u00e9 ne les nomme pas toujours ainsi.)\n\nJe devais \u00e9carter absolument l'id\u00e9e d'y rechercher une inspiration.\n\nHeureusement (je l'ai constat\u00e9 ensuite) le sonnet en tant que forme ne semble pas avoir jou\u00e9 le moindre r\u00f4le dans le projet mallarm\u00e9en.\n\n\u00c9tant absolument seul en pr\u00e9sence du probl\u00e8me de l'int\u00e9gration des sonnets en un tout 'organique' avec de pr\u00e9f\u00e9rence un squelette lisible sous l'organicit\u00e9 m\u00e9taphorique, je suis parvenu en plusieurs \u00e9tapes (en partie simultan\u00e9ment poursuivies) (disons aussi, alternativement, en \u00e9levant plusieurs \u00e9tages) \u00e0 une solution.\n\nLe premier \u00e9tage de la construction utilisait un principe de variation dont je pr\u00e9senterais l'argumentation, aujourd'hui, ainsi :\n\n\u2013 Tous les sonnets sont singuliers, sont compos\u00e9s seuls, pour \u00eatre lus seuls.\n\nLa 'm\u00eamet\u00e9' de leur disposition (celle par exemple, qu'on trouve dans les Amours de Ronsard en 1552, o\u00f9 tous les textes sont en d\u00e9casyllabes, tous ont la m\u00eame pr\u00e9sentation sur la page, tous (quasiment) ont le m\u00eame agencement de rimes, tous parlent d'amour) maintient, sous l'uniformit\u00e9 massive, la singularit\u00e9 de chaque terme. Ils sont, simplement, s\u00e9par\u00e9s typographiquement.\n\n\u2013 Il en r\u00e9sulte qu'en fait ils sont difficilement comparables les uns aux autres, sinon en appuyant cette comparaison sur des crit\u00e8res qui ne font intervenir que des \u00e9l\u00e9ments 'oubliant' leur forme, oubliant qu'ils sont sonnets, qu'ils sont faits de vers, etc. En tant que sonnets, ils sont singuliers, certes, uniques chacun, certes, comme tout sonnet, mais sans individualit\u00e9. En mettre deux en correspondance am\u00e8ne, si on veut les comparer s\u00e9rieusement, \u00e0 les faire intervenir tous. Je sais que leur force, leur excellence, viennent aussi pr\u00e9cis\u00e9ment du fait qu'ils sont pr\u00e9sents en masse, qu'ils font masse.\n\nJe suis (apr\u00e8s lecture de plus de 150 000 exemples de sonnets (peut-\u00eatre plus)) devenu sensible \u00e0 cet aspect-l\u00e0 de la forme (que j'apparenterai, pour me faire comprendre, \u00e0 l'effet esth\u00e9tique d'\u00e9normit\u00e9 (par exemple 100 000 Gallois chantant 'Sospan Fach' \u00e0 Cardiff dans leur stade avant un match de rugby du tournoi des Cinq Nations (vous ajouterez vous-m\u00eames des cas musicaux (mahl\u00e9riens ou estoniens par exemple) plus classiques)).\n\nTel est l'effet recherch\u00e9, en fait, par le sonnettomaniaque Merrill Moore. Il ne s'agit pas du tout pour lui de composer un sonnet excellent au milieu de cent quelconques. Il s'agit de faire chanter ensemble cent mille ex\u00e9cutants de la symphonie sonnet. De la multiplicit\u00e9 amalgam\u00e9e des voix na\u00eet le chant.\n\nChaque voix individuelle peut bien alors \u00eatre plut\u00f4t de qualit\u00e9 moyenne (une voix exceptionnellement belle serait de toute fa\u00e7on noy\u00e9e, ou serait cause de distraction) (bien s\u00fbr ne pas tomber dans cette autre distraction que serait la m\u00e9diocrit\u00e9 exag\u00e9r\u00e9e, le ridicule) pourvu qu'un tout se fasse entendre. Chaque po\u00e8me individuel fait r\u00e9sonner, parce qu'il est \u00e9l\u00e9ment de ce tout, quelque accord qu'il ne peut produire seul.\n\nMais je ne pouvais absolument pas choisir cette voie, car je ne serais parvenu, dans ce cas, et au mieux, qu'\u00e0 un ensemble sans structure (objet qui n'est plut\u00f4t pas bien vu des math\u00e9maticiens, qui tout ce temps regardaient, en somme, par-dessus mon \u00e9paule), fait seulement d'\u00e9l\u00e9ments, peu diff\u00e9rents les uns des autres (dans la d\u00e9finition id\u00e9ale les \u00e9l\u00e9ments ne pr\u00e9sentent entre eux aucune diff\u00e9rence ; ils sont la m\u00eamet\u00e9 m\u00eame).\n\nIl y aurait eu mon livre, l'ensemble, et ses \u00e9l\u00e9ments, les sonnets. En plus, dans ce cas, pour qu'il y ait une possible valeur \u00e0 l'entreprise, une masse critique serait n\u00e9cessaire (je l'avais) mais surtout il faudrait, ou bien que tous les sonnets soient sur un seul 'patron' tr\u00e8s strict (cas Ronsard) ou bien au contraire, encore sur un seul patron, mais tr\u00e8s l\u00e2che (cas Moore).\n\nDans les deux cas, cela aurait conduit ou \u00e0 une parent\u00e9 avec le vers libre que je ne pouvais m\u00eame pas envisager, ou \u00e0 une parent\u00e9 avec les grandes machines alexandrines (L\u00e9gende des si\u00e8cles) qui n'\u00e9tait pas dans ma vis\u00e9e non plus. Ne restait disponible que le Principe de Variation.\n\n## \u00a7 165 Du principe de variation : d\u00e9tail.\n\nChaque aspect de la construction devait faire l'objet d'une variation.\n\nLes variations que j'ai tent\u00e9es ont \u00e9t\u00e9 limit\u00e9es par mon ignorance (qui allait d\u00e9croissant \u00e0 mesure que je lisais, composais, apprenais, mais elle me para\u00eet aujourd'hui quand m\u00eame assez s\u00e9rieuse).\n\n\u00c0 cela je dois ajouter ceci (qui vaut pour tous les autres aspects de mon travail dont je vais parler) : que le seul fait de d\u00e9cider d'une variation quelconque, ou de m'y trouver entra\u00een\u00e9 sans trop y r\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 l'avance, ne garantissait rien sur le r\u00e9sultat.\n\nEt comme je ne pouvais pas avoir la supr\u00eame indiff\u00e9rence au r\u00e9sultat qui caract\u00e9rise l'exercice oulipien (o\u00f9 il s'agit seulement, d'exhiber, de faire fonctionner la contrainte (par opposition \u00e0 l'\u0153uvre oulipienne, qui a la m\u00eame exigence, mais aussi une autre vis\u00e9e)) plusieurs de ces variations n'ont pas abouti.\n\nJ'ai fait bouger les m\u00e8tres.\n\nCe qui bouge est, tr\u00e8s \u00e9l\u00e9mentairement, le nombre des 'syllabes', au sens de la versification ordinaire, compt\u00e9 d'une mani\u00e8re spontan\u00e9e, conform\u00e9ment aux habitudes du vingti\u00e8me si\u00e8cle dans ce qui demeure de po\u00e9sie compt\u00e9e.\n\nAutrement dit je ne respecte pas la r\u00e8gle malherbienne proscrivant le 'e' non \u00e9lidable apr\u00e8s voyelle : ainsi dans 'Je vais les vignes repen **ties** sous de la gr\u00eale' je ne compte pas le 'e' de 'repenties' et ne m'interdis pas de le mettre. Je n'insiste pas.\n\nJe pratique des syn\u00e9r\u00e8ses et synal\u00e8phes, des hiatus (dial\u00e8phes) et di\u00e9r\u00e8ses (tous les cas possibles du '1 qui compte pour 2' et du '2 qui compte pour 1', dans les mots et de mot \u00e0 mot) quand \u00e7a me chante. Je m'en rends, il faut bien le dire, sauf dans quelques cas, \u00e0 peine compte (c'est une pratique de certains de mes po\u00e8tes pr\u00e9f\u00e9r\u00e9s, \u00e0 la fin du dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle ; je l'ai absorb\u00e9e sans y r\u00e9fl\u00e9chir). (Pour que le vers \u00ab Soie tenace, qui faisait la douce, souriait \u00bb fasse douze, en tenant compte du fait que je ne supprime aucun 'e' comptable classiquement (ici, celui de 'tenace' et celui de 'douce'), il faut que dans 'souriait' \u2013riait ne compte que pour 1 (ce n'est pas une syn\u00e9r\u00e8se tr\u00e8s naturelle).) J'oscille effectivement de 5 \u00e0 18.\n\nMes alexandrins sont tordus de toutes les mani\u00e8res du c\u00f4t\u00e9 de la c\u00e9sure.\n\nL\u00e0, c'est expr\u00e8s.\n\nIl faut souvent se battre pour les compter juste.\n\nL\u00e0, c'est expr\u00e8s.\n\nJ'extrais un exemple de chaque type de longueur de vers, en un po\u00e8me auto-centon d'incipits genre 'Djinns', 'boule de neige fondante' (forme po\u00e9tique oulipienne), m\u00e9trique :\n\nEncre lav\u00e9e du livre oubli\u00e9 dans l'arbre (peaux-rouges lie-de-vin)\n\nCe sont les maillets d'arbres roses tendus au ciel grill\u00e9 jadis\n\nC'\u00e9tait la beaut\u00e9 traversi\u00e8re et son quadrige de cavales\n\nCe n'\u00e9tait pas une douleur aux branches bien dessin\u00e9es\n\nEntassements de la mer au pelage de mercure\n\nBr\u00fblot du temps, braise : entrevue de g\u00e9raniums,\n\nEnfin le temps s'ira changer en nuit roide\n\nLa Seine parlemente avec la pierre\n\nOn d\u00e9masque le talus violet\n\nJe suis sombre je suis en cendres\n\nHors, flamb\u00e9 le tocsin d'arcs\n\nSur la Place vivait\n\nQue ce soit en vain\n\n## \u00a7 166 Du champ des rimes.\n\nUn sonnet a g\u00e9n\u00e9ralement quatorze vers. Dans moins de dix mille caract\u00e8res de ce livre je vais en pr\u00e9senter qui en ont moins, ou plus. Cela ne fait rien. Un sonnet a g\u00e9n\u00e9ralement quatorze vers. Un sonnet est rim\u00e9. Dans moins de dix mille caract\u00e8res de prose je vous en annoncerai qui ne le sont pas. Cela ne fait rien. Un sonnet a g\u00e9n\u00e9ralement des rimes pour chacun de ses vers. Du point de vue de la rime, les dispositions possibles sont s\u00e9v\u00e8rement limit\u00e9es. Elles le sont beaucoup moins qu'on ne le croit g\u00e9n\u00e9ralement, mais g\u00e9n\u00e9ralement on peut dire que les dispositions de rimes d'un sonnet se ressemblent pas mal. Tout lecteur de sonnets le sent.\n\nConsid\u00e9rons un po\u00e8me de quatorze vers, rim\u00e9, et demandons-nous combien il existe de mani\u00e8res diff\u00e9rentes de disposer des rimes en ces quatorze vers. Je ne parle que des dispositions abstraites, que je nommerai des formules.\n\nJe r\u00e9p\u00e8te la question : combien y a-t-il de mani\u00e8res de placer des rimes au bout de quatorze vers, combien y a-t-il de formules de rimes ? Mettons-nous bien d'accord sur le sens de cette expression : soit un sonnet (\u00e0 quatorze vers) que pour simplifier j'irai chercher dans une \u00e9poque sage, du point de vue du m\u00e8tre et de la rime. C'est le Sonnet en langue inconnue de Marc de Papillon de Lasphrise (1599)\n\nCerdis Zerom deronty toulpinye,\n\nPursis harling linor orifieux,\n\nTictic falo mien estolieux,\n\nLeulfiditous lafar relonglotye.\n\nGerefeluz tourdom redassinye ;\n\nErvidion tecar doludrieux,\n\nGesdoliou nerset bacincieux,\n\nArlas destol osart lurafinie.\n\nTast derurly tast qu'ent derontrian,\n\nTast deportul tast fal minadian,\n\nTast tast causus renula dulpissoistre\n\nLadimirail reledra fruvioux,\n\nC'est mon secret, ma Mignonne aux yeux doux,\n\nQu'autre que toy ne s\u00e7auroit reconnoistre.\n\nDes douze premiers vers on ne conna\u00eet pas de traduction, la \u00ab Mignonne \u00bb de Papillon ayant emport\u00e9 le secret de leur sens, avec ses 'doux yeux', dans la tombe am\u00e8re. Mais c'est exactement ce qu'il nous faut ; la rime y est pure. Il y a une premi\u00e8re rime, port\u00e9e par le mot ' **toulpinye** '; c'est une rime dont le timbre est \u2013 **ye**. Nous la notons, abstraitement, **a**. Dans la formule de rime ne figurera que la lettre **a** repr\u00e9sentant, abstraitement, cette rime ; pas le timbre de la rime, \u2013 **ye** , ni le mot qui la porte, si beau, ' **toulpinye** '. La rime qui figure dans la formule de rimes est le r\u00e9sultat d'une ablation ('toulpin' est retranch\u00e9 de 'toulpinye'), puis d'une abstraction.\n\nLe deuxi\u00e8me vers s'ach\u00e8ve par le mot ' **orifieux** '; \u2013 **ieux** est le timbre de cette rime ; cette rime n'est pas la m\u00eame rime que la premi\u00e8re ; c'est une rime nouvelle, qui ne peut avoir le m\u00eame nom abstrait que la premi\u00e8re, la rime **a** ; donnons-lui un nouveau nom de rime (abstraite) **b**. Tel est le principe de d\u00e9signation des formules de rime. Chaque fois qu'une nouvelle rime appara\u00eet elle re\u00e7oit comme nom celui de la premi\u00e8re lettre de l'alphabet qui n'a pas encore \u00e9t\u00e9 employ\u00e9e dans la formule. Continuons.\n\nLe mot-rime du troisi\u00e8me vers est ' **estolieux** '. Le timbre de sa rime est \u2013 **ieux** ; nous reconnaissons une rime qui s'est d\u00e9j\u00e0 pr\u00e9sent\u00e9e (assez pr\u00e8s de nous pour que nous puissions sans peine nous en rendre compte) ; c'est la rime **b** ; c'est encore la rime **b**. La formule de rimes, en voie d'\u00e9criture, a d\u00e9j\u00e0 trois termes ; nous les disposons \u00e0 la suite : **abb**... Tel est son commencement.\n\nAcc\u00e9l\u00e9rons un peu. Nous allons jusqu'au vers 8, sans encombres, c'est-\u00e0-dire en ne rencontrant que des vers dont la rime est d\u00e9j\u00e0 connue de nous ; c'est la rime **a** ou c'est la rime **b**. La **formule de rimes** de ce huitain est : **abbaabba**. Je vous laisse mentalement achever l'op\u00e9ration. La formule de rimes du sonnet en langue inconnue est finalement :\n\n**abbaabbaccdeed.**\n\nJe remarquerai (\u00e0 votre place, car si vous avez fait cette remarque vous ne m'en avez pas fait part) qu'en effet cette mani\u00e8re de faire est sage : chaque vers a une rime (le po\u00e8me ne contient pas de vers sans rime ni de rime sans vers), et il rime par son bout droit. Cela ne va nullement de soi.\n\nJe vous ai introduit (fid\u00e8le \u00e0 l'un des caract\u00e8res de mon ouvrage, qui est en partie didactique ; les amateurs de litt\u00e9rature strictement non didactique peuvent omettre de lire ce chapitre, entre autres) aux beaut\u00e9s de l'art du bout-rim\u00e9. Dans les sonnets en bouts-rim\u00e9s les mots-rimes, pr\u00e9alablement propos\u00e9s, sont au bout des vers, comme le nom l'indique, et on pense tout naturellement qu'il s'agit du bout droit.\n\nEt cependant quelqu'un...\n\nDans le Mercure galant de mai 1723 paraissait un sonnet en bouts-rim\u00e9s anonyme mais dont le num\u00e9ro suivant de la revue r\u00e9v\u00e9lait, levant l\u00e9g\u00e8rement le voile (retomb\u00e9 depuis) que l'auteur en \u00e9tait un certain \u00ab Ma\u00eetre d'\u00c9cole d'Aplincourt \u00bb, qu'un autre anonyme remerciait \u00ab d'avoir trouv\u00e9 une nouvelle maniere de mettre en \u0153uvre les bouts-rim\u00e9s \u00bb.\n\nEn effet, voici :\n\n **Cabale** d'org\u00fceilleux qui croyez qu'on vous doit,\n\n **Tribut** de r\u00e9v\u00e9rence & ayant la bile am\u00e8re\n\n **Exhale** son venin sur ce qui vous d\u00e9pla\u00eet,\n\n **Salut** , il faut que je vous raconte une histoire :\n\n **Dedale** eut un enfant, lequel sans avoir soif\n\n **But** trop d'un coup voulant voler jusqu'au tonnerre,\n\n **Intervale** affreux arpenter on ne scauroit,\n\n **Belzebut** fit tant que ses ailes lui manquerent :\n\n **Paradoxe** instructif qui fait voir qu'il est un\n\n **Equinoxe** certain que doit chercher chacun\n\n **Num\u00e9ro** du milieu sans vouloir passer outre :\n\n **Sape** du monde entier les fermes fondemens,\n\n **Pape** deviens, ou monte au poste d'intendant ;\n\n **Zero** apr\u00e8s ta mort tu ne seras que poudre.\n\nC'est beau. (J'ai moi-m\u00eame \u00e9crit un sonnet sur une seule rime et m\u00eame un seul mot-rime, qui est un bout-rim\u00e9 par les deux bouts. Le mot-rime est ' **chandelle** ', bien entendu. On le d\u00e9busquera sans mal dans les publications oulipiennes, allais-je dire. J'ai failli craindre que sa pr\u00e9sence ne nuise ici \u00e0 la haute tenue de ma prose ; mais apr\u00e8s tout...\n\nsonnet bout-rim\u00e9 aux deux bouts\n\n **Chandelle**\n\n**Chandelle** je te vis, oui, je te vis, **Chandelle**\n\n **Chandelle** je te pris, oui, je te pris, **Chandelle**\n\n **Chandelle** je te tins, oui, je te tins, **Chandelle**\n\n **Chandelle** tu fus suif, oui, tu fus suif, **Chandelle**\n\n **Chandelle** tu fus m\u00e8che, m\u00e8che tu fus, **Chandelle**\n\n **Chandelle** tu fus blanche, blanche tu fus, **Chandelle**\n\n **Chandelle** tu fus droite, tu fus droite, **Chandelle**\n\n **Chandelle** tu fus haute, tu fus haute, **Chandelle**\n\n **Chandelle** tu fondis, quoi !, tu fondis, **Chandelle**\n\n **Chandelle** tu coulas, quoi !, tu coulas, **Chandelle**\n\n **Chandelle** tu fumas, quoi !, tu fumas, **Chandelle**\n\n **Chandelle** tu brillas, ah !, tu brillas, **Chandelle**\n\n **Chandelle** tu croulas, ah !, tu croulas, **Chandelle**\n\n **Chandelle** tu mourus, ah !, tu mourus, **Chandelle** ,\n\n **Chandelle** oh ! **Chandelle**\n\n(C'est un sonnet avec coda ; agr\u00e9ment\u00e9 d'un quinzi\u00e8me (demi)-vers.))\n\n## \u00a7 167 Je repose la question\n\nJe vous repose la question : combien y a-t-il de formules de rimes distinctes possibles pour un po\u00e8me de quatorze vers (il peut avoir de une \u00e0 sept rimes et toutes les formules sont \u00e9crites avec certaines des lettres a, b, c, d, e, f, g). Vous ne savez pas ? mais vous ne savez rien ! Il y en a (je vous guide sur la voie du calcul : un joli petit probl\u00e8me de d\u00e9nombrement) des millions (on peut \u00e9galement calculer combien sont \u00e0 2 rimes, combien \u00e0 3, etc.).\n\nCela fait beaucoup. Beaucoup.\n\nSi on explore la vaste tradition sonnettistique des langues et des \u00e2ges on ne manque pas de constater que le nombre des formules utilis\u00e9es dans ce genre de po\u00e9sie est plut\u00f4t limit\u00e9 (quoique bien plus grand qu'on ne pourrait croire). Le sonnet ne s'est \u00e9tabli que dans une paroisse toute petite du pays des rimes, un lopin assez \u00e9troit du champ des rimes. M\u00eame si nous n'avons pas une id\u00e9e pr\u00e9cise du nombre exact des formules possibles nous avons cependant dans la t\u00eate un compteur approximatif capable de nous dire que les sonnets n'en prennent qu'une toute petite parcelle, et certaines, tr\u00e8s peu nombreuses, de ce maigre bagage de formules y sont \u00e9norm\u00e9ment plus repr\u00e9sent\u00e9es que les autres. Ce sont elles qui donnent au sonnet son visage reconnaissable \u00e0 des lieues.\n\nLa disposition des rimes, la formule de rimes donnent aux exemples de la forme-sonnet, dans ses manifestations effectives, un air de famille fort marqu\u00e9. La formule employ\u00e9e par Papillon, que l'on \u00e9crira **abba** **abba ccd eed** pour y signaler les s\u00e9parations strophiques (le fait de la s\u00e9paration strophique complique l'examen des formules ; et si on en tient compte, il y a \u00e9norm\u00e9ment plus de formules distinctes possibles ; le champ des rimes est en fait beaucoup beaucoup plus vaste encore que je n'ai dit), cette formule est une des deux formules les plus fr\u00e9quentes dans la branche fran\u00e7aise de la famille sonnet. (L'une a pour p\u00e8re (ou m\u00e8re) Marot, l'autre Peletier du Mans. Il y a de m\u00eame un couple de formules g\u00e9n\u00e9riques pour la famille (si bien unie ; on a le sens de la famille, en pays catholique romain !) du sonnet italien.)\n\nCela pos\u00e9, comment ai-je appliqu\u00e9 le principe de variation \u00e0 cet aspect, essentiel, de la forme ? D'une mani\u00e8re en apparence plut\u00f4t prudente, dans l'ensemble. J'avais \u00e0 ma port\u00e9e trois grands mod\u00e8les, l'italien (qui vaut aussi pour l'espagnol), le fran\u00e7ais et l'anglais. Je les ai m\u00e9lang\u00e9s all\u00e8grement (comme un fils, prodigue mais l\u00e9gitime, du dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle prosodique, je ne le nie pas). Qu'est-ce \u00e0 dire ?\n\nDans la formule de rimes du sonnet, on le sait, deux segments le plus g\u00e9n\u00e9ralement s'opposent, et ne se m\u00e9langent pas. On reconna\u00eet un huitain (divisible en deux quatrains de constitution identique ou tr\u00e8s proche) et un sizain, coup\u00e9, plus ou moins nettement, en deux tercets.\n\nAux temps anciens les huitains, ceux des fondateurs, \u00e9taient, toujours g\u00e9n\u00e9ralement, sur deux rimes. Certains Anglais, pr\u00e9textant du peu de richesse de leur langue en mots mariables phoniquement (ou, si on pr\u00e9f\u00e8re, fiers de la richesse de leur langue en syllabes distinctes) en mirent trois (Spenser) et m\u00eame quatre (Shakespeare) (\u00e0 ce point de rel\u00e2chement on ne peut m\u00eame plus parler de huitain et de sizain ; il y a trois quatrains, et un couplet final (du coup on a pu refuser \u00e0 ces po\u00e8mes leur droit \u00e0 se nommer sonnet) ; il y eut une longue pol\u00e9mique \u00e0 ce sujet chez les po\u00e8tes anglais de 1758 \u00e0 1914).\n\nLes tercets, eux, \u00e0 moins de ne pas rimer du tout (ou de rimer en allant chercher des rimes dans le huitain, ce qui n'est gu\u00e8re orthodoxe) sont \u00e0 deux rimes ou \u00e0 trois (6 ayant le bon go\u00fbt d'\u00eatre autant 3 fois 2 que 2 fois 3 (ce n'est pas le seul charme de ce nombre admirable, que les pythagoriciens dirent parfait).\n\nDans les formules de tercets le penchant d'un sonnet se r\u00e9v\u00e8le, qui le porte soit vers l'Italie (qui a soumis l'Espagne), soit vers la France, soit vers l'Angleterre. La g\u00e9opolitique de la forme-sonnet r\u00e9v\u00e8le ainsi trois puissances h\u00e9g\u00e9moniques.\n\nToutes les autres langues distribuent, selon les \u00e9poques et les pr\u00e9f\u00e9rences individuelles des po\u00e8tes, leurs faveurs entre celles-l\u00e0. Il y eut, par exemple, un parti italien, vite battu, pendant les premi\u00e8res ann\u00e9es du sonnet fran\u00e7ais. En Angleterre, la lutte fit rage \u00e0 la Renaissance, et de nouveau pendant tout le dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle.\n\nOr on peut mettre en \u00e9vidence dans toutes ces formules, un trait qui r\u00e9v\u00e8le de mani\u00e8re indiscutable leur affiliation \u00e0 l'un des trois empires du sonnet.\n\n\u2013 Les vari\u00e9t\u00e9s italiennes ont pour trait commun de ha\u00efr la platitude : elles ne commencent leurs tercets ni ne l'ach\u00e8vent par un couplet de vers de m\u00eame rime.\n\n\u2013 Les vari\u00e9t\u00e9s fran\u00e7aises ont pour trait commun d'adorer le couplet initial plat (toujours dans les tercets).\n\n\u2013 Les vari\u00e9t\u00e9s anglaises r\u00e9v\u00e8rent le couplet final plat.\n\nLes exceptions (le plus souvent des agents de l'\u00e9tranger dans les traditions respectives) sont rares. Au seul vu des rimes du sizain final on peut imm\u00e9diatement dire d'un sonnet : celui-l\u00e0, il est d'inspiration italienne (respectivement fran\u00e7aise, ou anglaise) sans risquer de se tromper beaucoup (cela est vrai surtout avant le dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle, o\u00f9 il y a plus de m\u00e9lange (anticipant sur les accords de Maastricht)). Ce fait, vous vous en doutez, n'est pas sans rudes cons\u00e9quences. Il p\u00e8se lourdement, s\u00e9v\u00e8rement, gravement, sur l'\u00eatre rythmique du sonnet. Le couplet final favorise le penchant \u00e9pigrammatique, appelle la 'pointe', le 'concetto', le 'wit'. Le couplet initial dans les tercets est un boulet. Il freine brusquement le sonnet, il oblige la machine \u00e0 ralentir, elle risque de se bloquer, le moteur po\u00e9tique de tomber en panne. Le po\u00e8me a du mal \u00e0 repartir, voudrait bien s'arr\u00eater l\u00e0 (en adjoignant le couplet aux huit vers qui pr\u00e9c\u00e8dent, on aurait un excellent dizain, vieille habitude fran\u00e7aise). Mais le po\u00e8te qui a su 'n\u00e9gocier' ce virage difficile en re\u00e7oit une impulsion nouvelle qui le projettera victorieusement en avant, jusqu'\u00e0 la fin, et le fera alors peut-\u00eatre aborder heureusement aux \u00e9poques lointaines, 'vaisseau favoris\u00e9 par un grand Aquilon', de la gloire po\u00e9tique.\n\nRefuser enfin les pi\u00e8ges, les venins, les gouffres, les tentations, les facilit\u00e9s de la platitude, aussi bien en commen\u00e7ant les tercets qu'en les finissant permet une musique fluide, un souffle ample, une harmonie subtile, parfois hautaine, toujours \u00e9l\u00e9gante, jusque dans les plus effroyables obsc\u00e9nit\u00e9s.\n\nEn r\u00e9sum\u00e9, le traitement de la platitude est la pierre de touche de la position 'nationale' dans le sonnet (par position 'nationale' je veux parler, uniquement, de la question de la langue). (Les 'marginaux' qui osent pr\u00e9senter des tercets \u00e0 rimes enti\u00e8rement plates (ccddee) ou m\u00eame monorimes (cccccc) sont des provocateurs. Esp\u00e9rons qu'ils savent ce qu'ils font ! (particuli\u00e8rement les derniers qui, avec leur ccc redoubl\u00e9, semblent vraiment imperm\u00e9ables aux principes les plus sacr\u00e9s de la sonnetticit\u00e9 !))\n\n## \u00a7 168 Dans ces conditions, moi, qu'ai-je fait ?\n\nDans ces conditions, moi, pauvre sonnettiste du deuxi\u00e8me vingti\u00e8me si\u00e8cle, qu'ai-je donc fait ? Pour vous \u00e9viter la souffrance consid\u00e9rable d'avoir \u00e0 lire les r\u00e9sultats d'une dissection exhaustive (je r\u00e9siste cette fois (une fois n'est pas coutume) \u00e0 la tentation), je n'\u00e9num\u00e9rerai que les formules de tercets reconnaissables (dans une quinzaine de cas, qui appartiennent aux cons\u00e9quences d'un autre '\u00e9tage' de la construction, il faut aller chercher les rimes hors du tercet, dans la totalit\u00e9 du sonnet).\n\nJe les ai ordonn\u00e9es par ordre de pr\u00e9f\u00e9rence d\u00e9croissante (palmar\u00e8s ou classement de championnat).\n\nLes formules sont \u00e9crites, comme des sizains, \u00e0 l'aide des lettres c, d et e (en supposant donc, pour simplifier, des quatrains 'orthodoxes', sur deux rimes a et b, bien que ce ne soit que rarement le cas).\n\n **1** | **cdcdee** | **58 exemples**\n\n---|---|---\n\n **2** | **cdecde** | **33**\n\n **3** | **cddcee** | **22**\n\n **4** | **ccdeed** | **20**\n\n **5** | **ccdede** | **10**\n\n **6** | **cdcede** | **10**\n\n **7** | **cdeedc** | **4**\n\n **8** | **ccddee** | **4**\n\n **9** | **cdedce** | **3**\n\n **10** | **cddece** | **3**\n\n **11** | **cdeced** | **2**\n\n **12** | **cdcdcd** | **2**\n\n **13** | **cdedec** | **1**\n\n **14** | **cdeecd** | **1**\n\n **15** | **cddcdd** | **1**\n\nToutes ces formules sont attest\u00e9es (avec des fr\u00e9quences in\u00e9gales) dans la tradition. Je n'en ai invent\u00e9 aucune.\n\nIl appara\u00eet, j'en suis heureux et fier, que ma position est r\u00e9solument internationaliste (je pr\u00e9f\u00e8re la qualifier ainsi, plut\u00f4t que d'\u0153cum\u00e9nique (un vieux reste d'un pass\u00e9 politique tourment\u00e9 !)), puisque je pratique des formules appartenant aux trois grandes traditions (sans oublier quelques-unes de celles qui ne sont sp\u00e9cifiquement d'aucune, qui sont minoritaires partout, apatrides) (cependant, j'ai pratiquement n\u00e9glig\u00e9, je le constate \u00e0 ma courte honte, l'une des deux vari\u00e9t\u00e9s de formules \u00e0 l'italienne, la vari\u00e9t\u00e9 \u00e0 deux rimes, au profit de celle \u00e0 trois rimes, amplement repr\u00e9sent\u00e9e, qui est plus 'aristocratique', ce qui n'est pas en accord avec mes sentiments r\u00e9solument r\u00e9publicains).\n\nMais ce qui domine visiblement apr\u00e8s ce recensement, c'est une pr\u00e9f\u00e9rence marqu\u00e9e pour le couplet final \u00e0 rimes plates, la forme anglaise, caract\u00e9ristique comme j'ai dit de la plupart des vari\u00e9t\u00e9s anglaises antagonistes (symbolisables par les trois S, Shakespeare, Spenser et Sidney), qui ne co\u00efncident que sur ce point. Mon anglomanie affleure encore ici involontairement.\n\nApparemment mon audace unique, si j'ose employer ce mot, est que, empruntant \u00e0 droite et \u00e0 gauche, j'ai finalement employ\u00e9 beaucoup de vari\u00e9t\u00e9s rimiques (il y en a 41 possibles : v\u00e9rifiez !). De plus, en bien des cas j'ai eu recours \u00e0 une d\u00e9finition assez \u00e9lastique de ce qui, entre deux mots, les fait couple rimant. On a vu pire (ou mieux) dans le si\u00e8cle. Je n'y insisterai pas. Il ne s'agissait que de mettre la forme-sonnet au courant des changements intervenus par l'ancestrale et si menac\u00e9e pratique du vers rim\u00e9.\n\nMais il \u00e9tait n\u00e9anmoins indispensable qu'ils restent reconnaissablement rim\u00e9s (m\u00eame s'il faut parfois quelque attention pour le reconna\u00eetre : sans aller jusqu'aux extr\u00e9mit\u00e9s du personnage des 'Copains' de Jules Romains qui, disciple sans aucun doute inconscient et continuateur du Ma\u00eetre d'\u00c9cole d'Aplincourt, somm\u00e9 de produire un quatrain bout-rim\u00e9 sur le quatuor de rimes Ambert\/ Issoire\/ camembert\/ passoire\/\/, place ces mots \u00e0 l'int\u00e9rieur de ses vers, j'ai quelquefois distribu\u00e9 les \u00e9l\u00e9ments des rimes entre deux ou plusieurs vers).\n\nPerdre la rime, pour la remplacer par autre chose, ou rien, serait all\u00e9 enti\u00e8rement \u00e0 l'encontre de mon intention rigidement maintenue.\n\nDu Bellay, dans L'Olive, peut se permettre un sonnet en vers blancs (non rim\u00e9s). Mais faire de m\u00eame aurait \u00e9t\u00e9 pour moi une abdication, dans le contexte de la domination sectaire du vers libre.\n\nJ'ai dit qu'il y a 41 formules de rimes envisageables pour une strophe de six vers. L'histoire du sonnet les conna\u00eet toutes. (Elle ne les traite pas de mani\u00e8re \u00e9gale, tant s'en faut.) J'aurais pu, cela aurait \u00e9t\u00e9 la solution naturelle pour l'emploi du principe de variation dans ce cas, les 'essayer' toutes. J'ai d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment \u00e9vit\u00e9 de le faire. Car je voulais inscrire reconnaissablement 'mon' sonnet dans la famille des sonnets, dans l'ensemble de la tradition. Je voulais faire table rase des formes vieillies de la modernit\u00e9, table rase du geste avant-gardiste de la 'table rase'.\n\nChacune des 15 formules que j'ai employ\u00e9es a son mod\u00e8le, un sonnet qui se trouvait dans ma m\u00e9moire, ou parmi ceux que, sans les retenir, j'avais cependant lus attentivement, et observ\u00e9s, du point de vue de leur fabrication, comme \u00e9tant dignes de l'\u00eatre. Chaque sonnet que j'\u00e9crivais \u00e9tait un hommage au sonnet, un hommage \u00e0 une famille de sonnets parlant la m\u00eame belle langue, un hommage \u00e0 un sonnet ant\u00e9rieur. Et la mani\u00e8re de cet hommage \u00e9tait l'emprunt, l'emprunt formel. Dans le cas pr\u00e9cis auquel je me limite maintenant, j'honorais un sonnet de Cavalcanti en disposant mes rimes comme lui. Cet hommage n'a pas beaucoup de visibilit\u00e9. Mais il a des cons\u00e9quences. Du simple fait de faire attention \u00e0 l'ordre des rimes dans mes mod\u00e8les, je me suis trouv\u00e9 employer 15 sch\u00e9mas diff\u00e9rents ; j'ai beaucoup vari\u00e9. Au d\u00e9but de la tradition fran\u00e7aise, si du Bellay dans L'Olive emploie 8 formules distinctes, Pontus de Tyard dans les Erreurs amoureuses se contente de 5 et Ronsard, dans les Amours de 1552, pour 182 po\u00e8mes, n'en pr\u00e9sente plus que 3 (dont une n'est pr\u00e9sente que dans un seul exemple).\n\nAlors je peux dire que la variation tend \u00e0 mettre en d\u00e9s\u00e9quilibre la forme, \u00e0 introduire en elle une tension. (Ce n'est pas l'imitation ob\u00e9issante \u00e0 la forme qui maintient la forme ; ce n'est pas la d\u00e9rision, la destruction de la forme qui fait la forme (une autre forme).) C'est autre chose que je cherchais : dans la forme mettre une tension, menant \u00e0 une distorsion.\n\n# CHAPITRE 13\n\n# Livre dont le titre est le signe d'appartenance\n\n* * *\n\n## \u00a7 169 Chaque sonnet est semblable \u00e0 une sph\u00e8re\n\nChaque sonnet est semblable \u00e0 une sph\u00e8re, \u00e0 une sph\u00e8re math\u00e9matique. Chaque sonnet est clos. Sa fin boucle sur son d\u00e9but. Sa surface s'incurve, enfermant le sens en son c\u0153ur. Sph\u00e8re, sph\u00e9ro\u00efde, donc. La math\u00e9matique m'avait appris que sous le masque d'une perfection parm\u00e9nidienne, lisse en apparence, la sph\u00e8re math\u00e9matique rec\u00e8le un v\u00e9ritable grouillement de structures h\u00e9t\u00e9rog\u00e8nes, troubles, antagonistes, \u00e9tranges, au premier regard inaper\u00e7ues.\n\nElle a bien des ressources : de quoi intriguer, satisfaire, s\u00e9duire, d\u00e9sesp\u00e9rer l'arithm\u00e9ticien comme l'alg\u00e9briste, le topologue comme le g\u00e9om\u00e8tre (qu'il soit g\u00e9om\u00e8tre de la vari\u00e9t\u00e9 dite alg\u00e9brique ou g\u00e9om\u00e8tre diff\u00e9rentiel (et le probabiliste m\u00eame, qui aime \u00e0 effectuer des mouvements browniens sur sa coquille de noix !)).\n\nSi on insiste sur une de ses propri\u00e9t\u00e9s plut\u00f4t que sur les autres, elle r\u00e9v\u00e8le des parent\u00e9s insoup\u00e7onn\u00e9es avec d'autres objets de la math\u00e9matique, qu'on n'aurait pas pens\u00e9, sans attention axiomatisante, lui reconna\u00eetre comme cousins.\n\nQui plus est, en poursuivant une investigation de ce type, on voit surgir des objets nouveaux, sph\u00e9ro\u00efdes en un sens tr\u00e8s sp\u00e9cial, qui deviennent \u00e0 leur tour source de passion, de joies et de d\u00e9sespoirs (la conjecture ind\u00e9montr\u00e9e est comme la lettre d'amour qui reste sans r\u00e9ponse).\n\nPeut-\u00eatre ces objets ne sont-ils nouveaux que parce que nous (je veux dire les math\u00e9maticiens) ne les avions pas encore aper\u00e7us dans nos lunettes astronomiques, peut-\u00eatre avaient-ils toujours \u00e9t\u00e9 l\u00e0, dans le Grand Ciel Empyr\u00e9e (beau titre de Claude de Kaerlec pour un recueil de sonnets de 1588, absent des biblioth\u00e8ques publiques, et disparu aux yeux du monde depuis la vente Rahir de 1930) ;\n\npeut-\u00eatre n'\u00e9taient-ils au firmament des 'id\u00e9alit\u00e9s' qu'en puissance, attendant qu'un petit-fils ou arri\u00e8re-petit-fils de David Hilbert, notre patriarche en th\u00e9ories axiomatiques (et \u00e0 ce titre figure tut\u00e9laire aussi de l'Oulipo), les fasse \u00eatre 'actuellement';\n\npeut-\u00eatre au contraire sont-ils cr\u00e9\u00e9s de toutes pi\u00e8ces par notre pens\u00e9e raisonnante, faits de langage, de signes logiques, b\u00e2tis \u00e0 la chaux et au sable des sch\u00e9mas de d\u00e9duction, et glu\u00e9s comme des particules de la microphysique par la coh\u00e9rence d'une 'bonne' th\u00e9orie ; certains disent \u00e7a, comme certains disent ce qui pr\u00e9c\u00e8de ; moi,\n\nje n'en sais rien et \u00e7a m'est plut\u00f4t \u00e9gal, au moins \u00e0 l'instant o\u00f9 je vous parle (par l'interm\u00e9diaire d'un livre encore 'potentiel'). Moi, comme aime \u00e0 r\u00e9p\u00e9ter Pierre Lusson, 'je ne dis ni ci ni \u00e7a'.\n\nDans le registre chronologique de mes sonnets, le carnet bleu, je trouve, consign\u00e9e \u00e0 la date du 4 d\u00e9cembre 1963, la trace d'une telle d\u00e9couverte d'objet nouveau, parent de l'objet premier, le sonnet-sph\u00e8re traditionnel, d\u00e9couverte suivie d\u00e8s le lendemain 5 d\u00e9cembre d'une 'invention' axiomatique (modeste, car ce n'est qu'une traduction formelle).\n\n **sonnet 47**\n\n **Couleurs I. Pentes du Rh\u00f4ne**\n\nLes caveaux de vert pur buvaient nervures\n\nBrises aussi dans le temps aux framboises\n\nLe temps de l'argile du cygne jaune\n\nLes glycines d\u00e9bordaient de l'armure\n\n\u00d4 tonnelles des bleus, noir, sous la toise,\n\nMousses du daim violet, et, vois, d'un Rh\u00f4ne\n\nTroupeaux d'\u00e9cume, tout un bruit de bruns\n\nDe gris chancelants, fondus, aigres gris\n\nQui surgissaient dans la ros\u00e9e d'iris\n\nAux jardins de la rougeur, aux crocs d'un\n\nLion blanc des prairies\n\nLa source formelle de ce 'sonnet' se r\u00e9v\u00e8le dans une parenth\u00e8se qui suit son num\u00e9ro d'ordre\n\n(curtal-sonnet no 1)\n\nEt le mod\u00e8le, l'objet dit sonnet dans la tradition que j'emprunte est lisible dans mon autre carnet, le carnet jaune de mes copies pour la m\u00e9moire, exactement un an auparavant : de Gerard Manley Hopkins,\n\n **Pied Beauty**\n\nGlory be to God for dappled things \u2013\n\nFor skies of couple-colour as a brinded cow ;\n\nFor rose-moles all in stipple upon trout that swims ;\n\nFresh-firecoal chestnut-falls ; finches' wings ;\n\nLandscape plotted and pieced \u2013 fold, fallow, and plough ;\n\nAnd all trades, their gear and tackle and trim.\n\nAll things counter, original, spare, strange ;\n\nWhatever is fickle, freckled (who knows how ?)\n\nWith swift, slow ; sweet, sour, adazzle, dim ;\n\nHe fathers forth whose beauty ist past change :\n\nPraise him.\n\n(Trad. Pierre Leyris : Beaut\u00e9 Piol\u00e9e \u2013 Gloire \u00e0 Dieu pour les choses bariol\u00e9es,\/ Pour les cieux de tons jumel\u00e9s comme les vaches tavel\u00e9es,\/ Pour les roses grains de beaut\u00e9 mouchetant la truite qui nage ;\/ Les ailes des pinsons, les frais charbons ardents des marrons chus ; les paysages\/ Morcel\u00e9s \u2013 marquet\u00e9s \u2013 friches, labours, pavages ;\/ Et les m\u00e9tiers : leur attirail, leur appareil, leur fourniment.\/\/ Toute chose insolite, hybride, rare, \u00e9trange,\/ Ou moir\u00e9e, madrur\u00e9e (mais qui dira comment ?)\/ De lent-rapide, d'ombreux-clair, de doux-amer,\/ Tout jaillit de Celui dont la beaut\u00e9 ne change :\/ Louange au P\u00e8re !\/\/\/) (J'ai quelque r\u00e9ticence \u00e0 l'\u00e9gard de cette traduction, que je trouve pompeuse, mais je ne me sens pas capable de faire mieux.)\n\n## \u00a7 170 L'inspiration qui m'a inspir\u00e9 est on ne peut plus \u00e9vidente\n\nL'inspiration qui m'a inspir\u00e9 est on ne peut plus \u00e9vidente. (Je ne fais ici qu'une mise en rapport de constructions, je ne compare pas l'aspirant po\u00e8te au ma\u00eetre Hopkins : mais un chien peut regarder un \u00e9v\u00eaque (ce qui se traduit par : _a cat can look at a king_ ). (Dans cette mani\u00e8re de passer de langue \u00e0 langue, fort int\u00e9ressante, je vous l'ai d\u00e9j\u00e0 signal\u00e9 et je vous le rappelle, cat se traduit par 'chien' et king par '\u00e9v\u00eaque'; on peut g\u00e9n\u00e9raliser.)\n\nLa d\u00e9signation parenth\u00e9tique signe l'emprunt. Dans la pr\u00e9face \u00e0 son Livre de po\u00e8mes (livre potentiel, puisqu'il resta \u00e0 l'\u00e9tat de manuscrit, en la possession de Robert Bridges) Hopkins \u00e9crivait : \u00ab N\u00b0 13 and 22 are Curtal-Sonnets, that is they are constructed in proportions resembling those of the sonnet proper, namely, 6 + 4 instead of 8 + 6, with however a halfline tailpiece (so that the equation is rather 12\/2 + 9\/2 = 21\/2 = 10 1\/2).\u00bb\n\nJ'avais \u00e9t\u00e9 frapp\u00e9 et s\u00e9duit par cette brusque et sobre pr\u00e9sentation d'une invention (ou d\u00e9couverte) d'une vari\u00e9t\u00e9 nouvelle de sonnet, aussi surprenante ( _mutatis mutandis_ ) qu'en topologie le fameux 'retournement de la sph\u00e8re'.\n\nLa pr\u00e9sentation que fait Hopkins est non seulement sobre mais trompeuse. Car si le curtal-sonnet doit avoir les m\u00eames proportions relatives entre ses deux parties principales que le v\u00e9ritable, conventionnel 'sonnet proper', cela ne nous explique pas pourquoi il doit \u00eatre, globalement, r\u00e9duit dans la m\u00eame proportion. Pourquoi ne pas le r\u00e9duire de moiti\u00e9 ? au tiers ? J'ai r\u00e9pondu pour moi-m\u00eame \u00e0 cette question et ai associ\u00e9 \u00e0 la r\u00e9ponse une image. Je m'en suis fait une vision. Je me figure le passage de l'esp\u00e8ce ancienne \u00e0 la nouvelle comme obtenue par un double mouvement (qu'il faut penser g\u00e9om\u00e9triquement) :\n\nD'abord, c'est le plus clair, une homoth\u00e9tie de rapport 3\/4 (6 sur 8) dont le centre se situerait dans l'entre-deux-yeux mental contemplant la page o\u00f9 s'inscrit un sonnet, page verticale, situ\u00e9e face \u00e0 nous, et un rayon de lecture tombant perpendiculairement au centre de la ligne qui s\u00e9pare les deux grandes parties du po\u00e8me. Vous me suivez, j'esp\u00e8re.\n\nOn cr\u00e9e de cette mani\u00e8re un nouvel espace, un nouveau plan mental vertical o\u00f9 on place une nouvelle feuille, tout aussi mentale, pour y d\u00e9poser le po\u00e8me nouveau. L'espace du huitain est alors resserr\u00e9, il n'a plus huit lignes mais six, qu'il faut emplir, et on le remplit de six vers. Celui du sizain, trait\u00e9 de la m\u00eame mani\u00e8re ne permet plus un nombre entier de vers ; on en met quatre et demi.\n\n(Le demi-vers additionnel, dans le po\u00e8me o\u00f9 na\u00eet la forme (plus court d'ailleurs qu'un demi-vers ordinaire, mais valant cependant un demi-vers \u00e0 cause de l'extr\u00eame densit\u00e9 des mots qui le lestent), est, bien entendu, \u00e0 la gloire de Dieu ; _Praise him_ n'a qu'en apparence deux syllabes ; elles en valent bien quatre, ou m\u00eame six (un demi-pentam\u00e8tre iambique a deux 'isotopes'; il peut prendre l'une de ces deux valeurs syllabiques).)\n\nCependant la simple homoth\u00e9tie n'est pas suffisante ; il y a en fait une deuxi\u00e8me transformation, n\u00e9cessaire mais non explicit\u00e9e par Hopkins et qui peut demeurer invisible si on n'y pr\u00eate pas suffisamment d'attention.\n\nLes six vers g\u00e9n\u00e9riques qui, dans le curtal-sonnet, viennent remplacer les huit vers habituels sont \u00e9videmment rim\u00e9s. Et leur disposition de rimes est **cde cde** (ils sont bien agenc\u00e9s en deux fois trois, la position dans les lignes des d\u00e9buts de vers redouble la figure rimique (voir plus haut))\n\n(je note leur formule avec les lettres c, d et e \u00e0 dessein), c'est-\u00e0-dire la formule pour le style '\u00e9lev\u00e9' dans le sonnet italien (Hopkins, \u00e9tant j\u00e9suite, n'emploie que des formules italiennes, marque m\u00e9trique de sa 'romanit\u00e9' th\u00e9ologique (j'esp\u00e8re qu'on m'accordera que je fais un effort pour mettre en rapport l'homme et l'\u0153uvre)). Ce qui veut dire qu'au mouvement de l'homoth\u00e9tie s'est ajout\u00e9 en fait un renversement, un retournement qui \u00e9change (mouvement prouv\u00e9 par les rimes) les positions respectives des 'quatrains' et 'tercets' de d\u00e9part.\n\nL'ensemble constitue une transformation fort complexe. (Mentalement elle ne co\u00fbte pas trop d'effort ; notre espace mental, multidimensionnel, est souple.) Il faut ajouter encore que la formule des 'nouveaux tercets', qui valent neuf demi-vers, est, dans la notation que j'ai choisie **adbab** , c'est-\u00e0-dire celle d'un demi-huitain ordinaire de type **(abab) 2**, o\u00f9 est ins\u00e9r\u00e9e une rime suppl\u00e9mentaire, l'accrochant aux tercets anciens, la rime **d** de 'how ?' (comment, en effet ?).\n\nApr\u00e8s un an de circulation int\u00e9rieure dans la sph\u00e8re de ma m\u00e9moire (j'avais bien entendu appris ce sonnet, et pouvait l'\u00e9voquer \u00e0 volont\u00e9 pour contemplation), l'id\u00e9e de curtal-sonnet s'est pr\u00e9sent\u00e9e \u00e0 moi comme quelque chose que je pourrais \u00e0 mon tour essayer, dans mon idiome propre, comme un terrain d'application additionnel du principe de variation et distorsion. (\u2192 cap.12) Ce faisant, je commen\u00e7ais \u00e0 \u00e9largir consid\u00e9rablement le champ des modifications que je m'autorisais. Dans les variations m\u00e9triques j'avais raisonn\u00e9 sur le nombre, sur le simple d\u00e9compte des syllabes du vers.\n\nDans les variations de l'ordre de pr\u00e9sentation des rimes j'avais puis\u00e9 dans les trois grands dialectes familiaux du sonnet, anglais, fran\u00e7ais et italien. En mettant en cause le nombre des vers du sonnet, qui semble indissolublement li\u00e9 \u00e0 l'id\u00e9e m\u00eame de la forme, je commen\u00e7ais \u00e0 \u00e9prouver plus consciemment son \u00e9lasticit\u00e9 axiomatique. La transformation, telle que je la vois et ai tent\u00e9 de la d\u00e9crire, est en fait plus qu'une simple r\u00e9duction proportionnelle, contrairement \u00e0 la pr\u00e9sentation qu'en donne Hopkins ; c'est une v\u00e9ritable (et au moins double) distorsion.\n\nEn m'interrogeant aujourd'hui sur le choix _a priori_ \u00e9trange du rapport de proportion qu'il choisit, j'ai saisi la diff\u00e9rence entre ce qu'il fait et ce qui, sporadiquement, a \u00e9t\u00e9 essay\u00e9 ailleurs au seizi\u00e8me si\u00e8cle (notamment par Jean de Boyssi\u00e8res en France) : le double ou le demi-sonnet. Il y a \u00e0 la fois au moins homoth\u00e9tie, renversement et mise en \u00e9vidence d'une troisi\u00e8me dimension des po\u00e8mes, hors la page, dans le champ mental o\u00f9 travaille la m\u00e9moire de po\u00e9sie. (Mais ces op\u00e9rations ne sont pas seulement reconnaissables dans l'invention de la forme ; elles ont un sens, elles devraient avoir un sens pour le lecteur, \u00e0 partir du moment o\u00f9 on entend la d\u00e9signation de la forme comme faisant partie int\u00e9grante de la forme. Parce qu'il s'agit d'un curtal-sonnet, le 'sonnet propre' est pr\u00e9sent, en arri\u00e8re. En outre, par la lecture des autres sonnets de Hopkins, on peut savoir qu'il ne s'agit pas d'une transformation du sonnet shakespearien.)\n\n## \u00a7 171 sous le nom de sonnet court\n\nLe lendemain 5 d\u00e9cembre 1963 je fis un pas de plus. M'\u00e9tant appropri\u00e9 le curtal-sonnet, je le passai en langue fran\u00e7aise sous le nom de sonnet court.\n\n **sonnet 48 (sonnet court 2)**\n\n **Couleurs II. En contre-couleur**\n\nJe vais m'arr\u00eater dans le noir, dans le noir\n\nJe n'ai plus d'\u0153il, je n'ai plus de c\u0153ur chaud\n\nJ'ai perdu le droit d'\u00eatre un c\u0153ur et de battre\n\nSur une porte d'aurore ah cher renard\n\nEt tu voulais des roses dans ton cachot\n\nCouche couche-toi sous les t\u00e9n\u00e8bres plates\n\nNe parle pas, oublie, pas le plus petit point\n\nDe paix jaune, tais l'or, frotte-toi d'obscur\n\nArrache de ton champ le chiendent d'azur\n\nVa et la nuit bient\u00f4t te p\u00e8sera moins\n\nQue tes jours re\u00e7urent\n\n(Le premier de ces sonnets courts est en d\u00e9casyllabes de diverses all\u00e9geances (c\u00e9sures), plus ou moins inspir\u00e9 du pentam\u00e8tre iambique ; le second est en hend\u00e9casyllabes, le troisi\u00e8me en vers de neuf\n\n(l'un et l'autre avec de l\u00e9g\u00e8res entorses num\u00e9riques, que je m'autorise au pr\u00e9texte que la vari\u00e9t\u00e9 est nouvelle et n'a donc pas de tradition ; plus encore : parce que le po\u00e8me a, plus ou moins, dix vers, un plus ou moins nombre entier de vers doit avoir un plus ou moins \u00e9gal nombre de syllabes par vers, etc. (je ne donne pas ici une justification _ad hoc_ de l'in\u00e9galit\u00e9 du d\u00e9compte des syllabes, d'erreurs que j'aurais commises dans mes d\u00e9nombrements : depuis l'\u00e2ge de sept ans j'ai su compter juste les 'pieds' des vers, et selon plusieurs modes de d\u00e9compte ; j'ai presque su les nombres des vers en m\u00eame temps que les nombres ordinaires.\n\nIl n'y a l\u00e0 rien de tr\u00e8s surprenant. Un ph\u00e9nom\u00e8ne analogue est on ne peut plus courant dans le cas de la musique. Autrement dit, l'id\u00e9e de nombre est pour moi, quasi depuis toujours associ\u00e9e \u00e0 l'id\u00e9e de nombre dans les vers. Elle a une influence tr\u00e8s intense sur la mani\u00e8re de 'sentir' les autres incarnations du nombre. Un musicien aura ais\u00e9ment appris \u00e0 compter selon les sons et cette circonstance influera sur la fa\u00e7on dont il se comportera vis-\u00e0-vis du nombre ordinaire.\n\nPour cette raison je ne suis pas v\u00e9ritablement surpris du fait que mon ami Pierre Lusson qui n'a aucun mal \u00e0 'compter' Jean-S\u00e9bastien Bach a pu me pr\u00e9senter l'autre jour, alors que nous travaillons ensemble sur ces questions depuis trente ans (on ne peut donc dire qu'il n'a pas l'habitude de d\u00e9nombrer les positions dans un vers fran\u00e7ais, ou qu'il a oubli\u00e9), un bel alexandrin qu'il venait, dit-il (et il me t\u00e9l\u00e9phonait expr\u00e8s pour me le dire, sachant que je collectionne les 'alexandrins trouv\u00e9s' d'une part ; d'autre part que je ne lis pas la presse fran\u00e7aise, qui m'ennuie), d'apercevoir dans son journal ; il \u00e9tait tr\u00e8s beau en effet, mais il avait bel et bien treize pieds, on ne peut plus nettement, sans la moindre complexit\u00e9))).\n\nLes 'sonnets courts' de Hopkins (et partant les miens) \u00e9taient profond\u00e9ment diff\u00e9rents, \u00e0 premi\u00e8re vue, de sonnets de P\u00e9trarque, Ronsard, G\u00f3ngora ou Shakespeare.\n\nEn donnant une repr\u00e9sentation g\u00e9om\u00e9trique (en partie m\u00e9taphorique) de la transformation qui les engendrait \u00e0 partir des sonnets ordinaires, j'ai voulu marquer que la distorsion qu'ils imposent n'est pas perceptible directement, ni rythmiquement, \u00e0 l'oreille, ni visuellement, sur la page.\n\nElle est d'ordre conceptuel. Je ne cessai pourtant pas de voir ces po\u00e8mes comme des sonnets. J'admis implicitement que Hopkins \u00e9tait parfaitement justifi\u00e9 \u00e0 conserver le nom de sonnets \u00e0 ses deux oraisons bizarres.\n\nJ'ob\u00e9issais \u00e0 deux forces de nature tr\u00e8s diff\u00e9rente. La premi\u00e8re \u00e9tait l'autorit\u00e9 po\u00e9tique. Je reconnaissais, librement, l'autorit\u00e9 de Hopkins, parce que le po\u00e8te Hopkins \u00e9tait pour moi l'un des plus grands inventeurs du sonnet (dans ses autres exemples). Si Hopkins disait que cela \u00e9tait sonnet, cela serait pour moi sonnet. Je suivrais une tradition dont je reconnaissais la valeur.\n\nMais je suivais aussi l'autre autorit\u00e9 qui me guidait dans ma tentative, celle de la m\u00e9thode axiomatique. La parent\u00e9 entre sonnet et curtal-sonnet (si comme je l'ai remarqu\u00e9 on voit qu'il ne faut pas la lire selon la seule variation en proportions) \u00e9tait suffisamment nette, clairement descriptible, conservant suffisamment de traits significatifs du mode de composition pour justifier, de ce point de vue \u00e9galement, l'extension de la d\u00e9finition.\n\nLa seule mani\u00e8re de ma\u00eetriser une forme est la composition d'exemples. J'ai compos\u00e9 au moins 77 sonnets courts.\n\n## \u00a7 172 Moins d'une semaine plus tard, j'ai inaugur\u00e9 une nouvelle vari\u00e9t\u00e9, extension de l'id\u00e9e de 'faire plus court'\n\nMoins d'une semaine plus tard, j'ai inaugur\u00e9 une nouvelle vari\u00e9t\u00e9, extension de l'id\u00e9e de 'faire plus court' (l'aspect le plus \u00e9l\u00e9mentaire du curtal-sonnet). Le no 56 de ma liste, dat\u00e9 du 11 d\u00e9cembre, intitul\u00e9 Dans les ann\u00e9es pauvres (l'influence de Jouve est perceptible, en intention) et commen\u00e7ant par \u00ab Ozone intime \u00e0 tant d'oiseaux amerrissant \u00bb n'a que onze vers, des alexandrins. Il est fabriqu\u00e9 de deux quatrains, d'un tercet en **cde** , puis s'arr\u00eate.\n\nJe dis \u00ab s'arr\u00eate \u00bb et non se termine parce que le contre-titre de la d\u00e9signation indique qu'il est fini tout en ne l'\u00e9tant pas, parce qu'il a cess\u00e9 d'\u00eatre compos\u00e9 avant d'avoir cess\u00e9 d'\u00eatre ce qu'il devait \u00eatre pour \u00eatre achev\u00e9 (une autre hypoth\u00e8se serait que l'arr\u00eat est un artefact de la notation ; que le sonnet \u00e9tait termin\u00e9 ; mais que sa fin a \u00e9t\u00e9 supprim\u00e9e, effac\u00e9e, pour quelque raison ; je laisse cette hypoth\u00e8se de c\u00f4t\u00e9). C'est le **sonnet interrompu 1**.\n\nLa d\u00e9marche est fortement oppos\u00e9e \u00e0 la pr\u00e9c\u00e9dente. Le po\u00e8me n'est pas une image en r\u00e9duction et distorsion d'un sonnet plein, mais une suspension. Il ne va pas au bout de ce qui \u00e9tait en voie de se dire.\n\nJe n'ai pas marqu\u00e9 l'inach\u00e8vement par l'enseigne traditionnelle de la typographie, les 'trois petits points' (qui ne me sont pas sympathiques, d'ailleurs. Je les trouve l\u00e9g\u00e8rement ridicules (comme s'ils disaient : \u00ab ainsi font font les petit's marionnettes, ainsi font font font trois p'tits tours et puis s'en vont \u00bb). Je ne vois pas tous les signes de ponctuation avec la m\u00eame faveur (sans avoir, comme Gertrude Stein, la phobie de la virgule)). Tout simplement parce que leur pr\u00e9sence serait l\u00e0 redondante. M\u00eame sans la pr\u00e9cision du titre, la lecture des rimes montrerait qu'il devrait y avoir un deuxi\u00e8me tercet. Dans le contre-titre s'annonce aussi l'intention de continuer, (puisque j'indique qu'il s'agit du sonnet interrompu **1** ), donc de mettre en route une vari\u00e9t\u00e9 nouvelle.\n\nOn pourrait penser interrompre le sonnet par l'autre bout, _i.e._ , commencer par le second quatrain (ou n'importe o\u00f9). Cela ne me vint pas \u00e0 l'id\u00e9e.\n\nJe con\u00e7us cependant celle de le creuser de l'int\u00e9rieur, soit en retranchant une tranche en son milieu, soit en le traitant comme un gruy\u00e8re, laissant des trous m\u00e9triques de vers en vers, tel un fromage habit\u00e9 par un rat des villes (variante : tel un vieux pullover mang\u00e9 de mites dans un placard).\n\nSuivant la premi\u00e8re hypoth\u00e8se (essay\u00e9e deux fois) j'excisai un morceau du sizain final, laissant leur place aux syllabes et vers manquants (il s'agit d'un sonnet excis\u00e9 plut\u00f4t que d'un sonnet tronqu\u00e9, en fait)\n\n **sonnet 210 (sonnet tronqu\u00e9)**\n\n **Avenir**\n\n\u00ab les coquelicots noirs... \u00bb\n\nNous saurons lyophiliser les rossignols\n\nnous aurons pour mains des antennes sensibles\n\ndes yeux collectifs (verts, roses pour l'air), cribles\n\ndu flux solaire, anxieux, des yeux tournesols\n\nNous dormirons dans les vides dans les sols\n\njusqu'aux plan\u00e8tes rampantes inaudibles\n\nl'arc l'ours l'orchid\u00e9e l'amibe le\n\nmouvant l'obscurnous sauronset temps (l'alcool)\n\nNous sera donn\u00e9 par si\u00e8cles et possibles\n\nau jour naturel (sans pierremotni fiole\n\nphilosophale\n\nou bien\n\nla terre vitrifi\u00e9e les villes vapeurs rien\n\nSelon la seconde, les trous (blancs) marqu\u00e9s avaient une 'valeur' de syllabes (des syllabes blanches, du silence) et leur addition devait redonner la mesure exacte du vers, 17 dans son unique repr\u00e9sentant inconfortable (une mesure longue permettant d'avoir assez de place pour des trous). Un d\u00e9but suffira.\n\n **sonnet 214 (sonnet et vides)**\n\nMod\u00e8les de phrases de printemps disponibles \u00e0 la m\u00e9moire\n\nCe sont les s\u00e9quences de muguet qui se pr\u00e9sentent les premi\u00e8res\n\nLes langues d'alcool de fen\u00eatres l'accent sur les lacis d'\u00e9corce\n\n(L'imaginaire fouillant le des images le silex\n\nHabille de sens plausible sa mani\u00e8re noire\n\n............................................................\n\n(Il 'manque' deux syllabes dans le premier vers trou\u00e9, sans ambigu\u00eft\u00e9, quatre (ou cinq, selon que la s\u00e9quence 'mang\u00e9e' apr\u00e8s 'plausible' commen\u00e7ait par une consonne ou une voyelle (il importe pour que l'exp\u00e9rience ait un sens perceptible que la r\u00e8gle classique de d\u00e9nombrement soit suppos\u00e9e v\u00e9rifi\u00e9e strictement)).)\n\n(Je ne vois pas, aujourd'hui, quels \u00e9taient les mots suppos\u00e9s omis. Je me demande s'il y en avait, ou s'ils devaient seulement \u00eatre suppos\u00e9s avoir exist\u00e9 avant de succomber au rongeur ou \u00e0 l'insecte formel. (Dans une version infiniment plus 'radicale' et de loin plus conceptuelle de la 'troncature' par \u00e9videment, le sonnet ainsi la toute la du pr\u00e9sident-fondateur de l'Oulipo, Fran\u00e7ois Le Lionnais, o\u00f9 il n'y a ni verbe, ni substantif, ni adjectif, ni adverbe, peut se lire de deux mani\u00e8res :\n\n\u2013 ou bien les repr\u00e9sentants des cat\u00e9gories majeures ont \u00e9t\u00e9 massacr\u00e9s, et il y avait \u00e0 l'origine un texte 'en clair' (qui ne pouvait \u00eatre un sonnet (ou alors un sonnet fait de vers tr\u00e8s longs, ce qui me para\u00eet douteux, \u00e9tant donn\u00e9 le classicisme bien connu du fraisident-pondateur)) (certains vieux oulipiens pr\u00e9tendent m\u00eame savoir qu'il s'agissait d'un po\u00e8me d'amour tr\u00e8s \u00e9mouvant, d\u00e9chirant m\u00eame),\n\n\u2013 ou bien le lecteur doit imaginer soit\n\na) de donner aux articles des substantifs, aux substantifs des adjectifs, aux pr\u00e9positions des phrases nominales, aux squelettes de phrases des verbes etc., soit\n\nb) d'investir les cat\u00e9gories grammaticales restantes apr\u00e8s l'ablation de toutes les fonctions manquantes : faire des articles des substantifs, des pr\u00e9positions des verbes... La bataille fait rage au sein de l'Oulipo entre les interpr\u00e9tations antagonistes.)\n\n## \u00a7 173 Il existe au moins un exemple ancien de la troncature du sonnet,\n\nIl existe au moins un exemple ancien de la troncature du sonnet, pr\u00e9sent\u00e9e comme telle, dans les ESSAYS DE M\u00c9DITATIONS PO\u00c9TIQUES Sur la Passion Mort et Resurection de Nostre Seigneur JESUS CHRIST (A Paris, chez Francois Muguet rue de la Harpe) du quasi-anonyme F.Z.D.V.R (suite \u00e9nigmatique de lettres qu'on propose, sans trop de conviction, d'interpr\u00e9ter en **Fr\u00e8re Zacharie de Vitr\u00e9, R\u00e9collet** ), livre de sonnets paru en 1659, et l'une des rares magnifiques floraisons ultimes de la premi\u00e8re mani\u00e8re du sonnet en langue fran\u00e7aise.\n\nJe ne saurais mieux faire pour vous en donner id\u00e9e que de vous pr\u00e9senter le deuxi\u00e8me sonnet du livre premier de l'\u0153uvre (un sonnet entier, o\u00f9 ne manque aucune des cent soixante huit syllabes compt\u00e9es du sonnet fran\u00e7ais traditionnel en alexandrins). Il a un titre latin, traduit en marge, comme suit : (approximativement : c'est le 'format' de chaque po\u00e8me))\n\n **Dignus es Domine ? accipere librum, & aperire signacula eius ; quia occisus es, & redemisti nos in sanguine tuo. **\n\nSeigneur ? vous estes digne de ce livre, & d'en faire l'ouuerture : Parce que vous au\u00e9 est\u00e9 mis \u00e0 mort, & vous nous av\u00e9s ra- chet\u00e9 par v\u00f4tre sang. | Jesus ? puis qu'en toy seul mon dessein se termine,\n\nJe Consacre ce Liure a tes derniers abois :\n\nTes tourmens Sacr\u00e9s-Saincts font que ie te le dois,\n\nComme un humble present dont ils sont l'origine.\n\n---|---\n\nLe papier precieux de cette chair diuine,\n\nL'ancre de ton beau Sang, la presse de la Croix,\n\nT'ont fait l'Original dont par un digne choix\n\nJ'entreprens la coppie, & descris la doctrine.\n\nVray liure des esleus ? dont les sainctes Le\u00e7ons\n\nFournissent de matiere a mes foibles Chansons,\n\nEnseigne moy le sens de ces sanglans mysteres\n\nEt m'eschauffant le sein de ton esprit vainqueur\n\nMarque moy, Dieu d'amour ? de tes saincts caracteres,\n\nEt de ma propre main trace les dans mon C\u0153ur.\n\nLes po\u00e8mes de F. Z.D.V.R. sont pr\u00e9c\u00e9d\u00e9s d'une d\u00e9dicace (\u00ab \u00c0 monseigneur l'illustrissime & Reverendissime Camille de Neufville, Archevesque & Comte de Lyon, Primat des Gaules, & Lieutenant General pour le Roy en sa ville de Lyon, Pa\u00efs de Lyonnois, Forests, & Beaujolois \u00bb) et d'un AVERTISSEMENT AU LECTEUR :\n\nIl est bien juste, mon cher Lecteur,\n\npuisque vous pren\u00e9s la peine de\n\nlire cet Ouurage, que je vous rende\n\nraison de son titre, de l'occasion\n\nqui me l'a fait composer, de la fin que je me\n\nsuis propos\u00e9e en le laissant imprimer, & de\n\nquelques autres choses qui me touchent.\n\nJ'appelle cet Ouurage des Essays, & je n'au-\n\nray pas de peine \u00e0 vous persuader que je luy\n\nay choisi ce nom conuenablement : le peu de\n\nproportion qu'il a auec ceux de ces grands\n\nGenies, qui paroissent aujourd'hui par la\n\nFrance auec tant d'\u00e9clat & d'admiration, ju-\n\nstifie assez qu'il n'est qu'un Essay que j'ay\n\nvoulu faire de mes petites forces, afin d'en\n\nconnaistre la port\u00e9e. Ie nomme Po\u00ebtiques\n\nces Meditations ; quoy que ny l'elocution de\n\nma versification, ny la fiction qui est propre au\n\nPo\u00ebte ne luy deussent pas faire donner ce nom,\n\nd'autant que mon stile est languissant & peu\n\nnaturel en beaucoup d'endroits, ainsi que je\n\nle reconnois & l'avo\u00fce franchement, & par\n\nconsequent peu po\u00ebtique.\n\n(Comme ces protestations auraient eu mieux leur place au commencement de mon propre ouvrage, si peu accompli en comparaison de celui de Zacharie ! Je sais bien qu'il s'agit d'une _captatio benevolentiae_ , d\u00e9veloppement recommand\u00e9 par tous les bons trait\u00e9s de rh\u00e9torique sinon depuis des temps imm\u00e9moriaux, au moins depuis le Moyen Age, mais les paroles pleines d'humilit\u00e9 (je ne saurais me permettre de la croire feinte) de Zacharie (j'ose le nommer ainsi, famili\u00e8rement), si je les oppose \u00e0 la splendeur de sa po\u00e9sie, me font d'autant plus honte de pr\u00e9tendre, ne serait-ce que sur un point de technique, me comparer \u00e0 lui.)\n\nJ'en viens au passage d\u00e9cisif, qui annonce, sous les dehors les plus innocents, une singularit\u00e9 formelle \u00e0 laquelle je ne connais pas d'ant\u00e9c\u00e9dent. Elle est r\u00e9sult\u00e9e, selon lui, le plus naturellement du monde, de la difficult\u00e9 qu'il rencontra \u00e0 faire v\u00e9rifier ses po\u00e8mes et \u00e0 les corriger de leurs d\u00e9fauts ; et elle appara\u00eet brusquement, en une incise (que je souligne, si modestement ench\u00e2ss\u00e9e qu'elle est dans une longue phrase qu'on pourrait fort bien ne pas l'apercevoir) :\n\n\u00ab J'ay diff\u00e9r\u00e9 plus de deux ans auant que d'en former le dernier dessein ayant compos\u00e9 la plus grande partie de l'Ouvrage en un pa\u00efs ou je ne pus trouuer aucun qui sceut ou voulut me reprendre de mes defauts, quoy que j'en eusse pri\u00e9 quelques-uns, & ne voulant pas l'exposer aux yeux de tous sans cela, enfin j'ay rencontr\u00e9 ailleurs une personne de marque qui a eu la bont\u00e9 & la patience de le reuoir tout, & qui en a corrig\u00e9 les plus lourdes fautes. En sorte que s'il y a quelque chose de bien, cela luy doit pl\u00fbtost estre attribu\u00e9 qu'\u00e0 moy ; & sa correction est la cause que cette Po\u00ebsie qui n'estoit que des Sonnets, a chang\u00e9 de forme en plusieurs endroits ; d'autant qu'en d\u00e9truisant ceux qui n'estoient pas so\u00fbtenables, du d\u00e9bris de ceux ou il y auoit quelque chose de raisonnable, il s'en est basti d'autres pieces plus petites, si la modestie de celuy a qui j'ay ceste obligation ne me le deffendoit je le nommerois de bon c\u0153ur, et luy donnerois des eloges qu'il m\u00e9rite, tant pour sa Piet\u00e9 que pour la connoissance qu'il a des belles Lettres ; son nom qui est assez conn\u00fb par la France authoriseroit cet Ouurage, & luy serviroit de passeport pour luy donner entr\u00e9e en beaucoup d'endrois, & pour l'y faire accuillir favorablement. \u00bb\n\nAinsi, du nom de F.Z.D.V.R., bien qu'il ne soit pas encore 'assez conn\u00fb par la France', je m'autorise ( _a posteriori_ ) les diff\u00e9rentes formes du sonnet tronqu\u00e9, \u00e9mond\u00e9, d\u00e9mantel\u00e9, ou ruin\u00e9.\n\nJe n'en citerai qu'un exemple, o\u00f9 la disposition des rimes est celle d'une strophe de stance, mais on reconna\u00eet donc un sonnet amput\u00e9 de ses deux quatrains :\n\n **\u00c0 Iudas baisant nostre Seigneur**\n\nTon infame Apostat, ta Sainte Penitente,\n\nTe baisent bien, Seigneur ? de fa\u00e7on differente,\n\nElle embrasse tes pieds d'un amoureux transport\n\nIl outrage ton front de sa bouche felonne ;\n\nLe baiser du meschant va commencer sa mort,\n\nEt l'autre rend la vie \u00e0 celle qui le donne.\n\n(La disparition des originaux des sonnets recompos\u00e9s ne permet pas toujours d'imaginer la nature de l'op\u00e9ration de d\u00e9molition et de reconstruction ; dans quelle mesure les vers eux-m\u00eames ont \u00e9t\u00e9 atteints et r\u00e9\u00e9crits ; deux ou plusieurs po\u00e8mes, parfois, n'ont-ils pas \u00e9t\u00e9 fondus en un seul ? faudrait voir.)\n\n## \u00a7 174 Le sonnet court \u00e9tant en un certain sens moins lourd \u00e0 manier que son fr\u00e8re standard\n\nLe sonnet court \u00e9tant en un certain sens moins lourd \u00e0 manier que son fr\u00e8re standard (il est plus court, mais surtout il n'a pas sept si\u00e8cles d'histoire derri\u00e8re lui, du moins pas directement), j'ai essay\u00e9, \u00e0 partir de lui, encore une nouvelle extension.\n\nOn \u00e9tait en mars (de 1964), mois propice aux m\u00e9taphores v\u00e9g\u00e9tales. L'exemple parlera de lui-m\u00eame :\n\n **sonnet 98 (sonnet court et lierre 1)**\n\nLes acacias tendent le becpar exemple\n\nRousses cosses pareilles \u00e0\n\nUn \u00e9tui de pierres minimes\n\nGemmes jaunes et d'un \u0153il sec\n\nRoc glaciaire que de l\u00e9zard\n\npar exempleLe bonnet de tilleuls opine\n\nLe soir au peigne v\u00e9g\u00e9tal\n\n(les tremblesRuissellent, la peur naturelle)\n\nLe soir s\u00e9pia, chaul\u00e9, comtal\n\nB\u00e2che les feuilles sous l'aisselle\n\nL'eau de m\u00e9talchancelle\n\nIl y eut encore :\n\n\\- unsonnet d\u00e9sempar\u00e9\n\nSans doute il souriait\/ les chiens friables\n\nparmi ((cobalt) les buildings, (spores) les\n\ncitrons des p\u00e2turages grin\u00e7ants, blouses\n\nde marmousets vermillon aux couse-\n\nettes) heurtaient de voix nobles virelais\n\nd'un vent citadin assidu aux c\u00e2bles\/\n\nSans doute il jetait sur les grands toits mornes\n\nSes rosaires de surface, ses d\u00e9s\n\nQuand le jour Subit Siffla la mort\/ n'en\n\npouvant plus de rouges (le bleu perdait,\n\nse d\u00e9fit, au Nord)\/\n\n\u2013 et un faux sonnet court (il semble un peu pr\u00e9somptueux de sous-entendre qu'on peut d\u00e9finir la notion de vrai sonnet court, pour une vari\u00e9t\u00e9 si r\u00e9cente, apr\u00e8s une trentaine d'essais au plus ; je n'ai pas insist\u00e9 (le genre du faux sonnet court tourna court)).\n\n(Le 'sonnet d\u00e9sempar\u00e9' \u00e9tait assez d\u00e9sempar\u00e9 dans l'ex\u00e9cution, mais l'id\u00e9e pourrait \u00eatre reprise.)\n\nMais pourquoi pas un allongement, pensai-je ? Les grands anc\u00eatres y ont pens\u00e9 avant moi. Ils ont essay\u00e9 bien des solutions. En Italie l'une d'entre elles a eu une faveur immense, s'est maintenue jusqu'en plein dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle : le sonnet caudato. Dans sa version la plus simple, on a (de Giambattista Marino, vers 1620, contre son ennemi Murtola, en sa Murtoleide fort injurieuse (\u00e0 laquelle Murtola r\u00e9pondit par une Marineide gu\u00e8re plus tendre)), ceci :\n\nLa pecora bellando f\u00e0 be bu,\n\nil Cavallo nitrendo f\u00e0 hi hi\n\nil Grillo grisolando f\u00e0 gri, gri,\n\ne il Porco grugnando f\u00e0 gr\u00f9, gr\u00f9,\n\nil Cucco veggiando f\u00e0 c\u00f9, c\u00f9,\n\ncantando il Gallo f\u00e0 chi chirichi,\n\npigolando il Pulcino f\u00e0 pi, pi ;\n\ne avvaiando il Cane f\u00e0 b\u00f9, b\u00f9,\n\nla Papera stridendo f\u00e0 p\u00e0, p\u00e0,\n\nla Chiocha cocciolando f\u00e0 co, co,\n\ne il Gatto maolando f\u00e0 mia, mia,\n\nil Corvo crocitando f\u00e0 cro, cro,\n\nla Cornacchia gracchiando f\u00e0 cr\u00e0, cr\u00e0,\n\net l'Asino raggiando f\u00e0 hi, ho,\n\ne tu cantor di Pindo,\n\nche' l Poema n'hai pien per tua f\u00e8\n\nquel \u00e8 quel verso, che convien a te ?\n\nLes quatorze premiers vers, seuls, feraient un sonnet fort honn\u00eatement rim\u00e9. Toutes les rimes sont oxytoniques, selon la m\u00e9lodie u i i u\/ u i i u\/ a o a\/ o a o\/ et la formule tr\u00e8s orthodoxe **abba\/ abba\/\/ cdc\/ cdc**. Soit.\n\nEn bout de po\u00e8me, en appendice, se trouvent trois vers additionnels rim\u00e9s en o, \u00e9, \u00e9 (formule : **eff** ) (l'ajout permet de faire sonner la voyelle '\u00e9', absente du d\u00e9but). Le premier vers du tercet de suppl\u00e9ment, la 'queue', s'agrippe, s'accroche au corps du sonnet par la reprise de la derni\u00e8re rime ( **e = c** ; une liaison capcauda, dans la terminologie ancestrale du trobar) et marque son caract\u00e8re adventice en \u00e9tant plus court (un heptasyllabe selon le d\u00e9compte \u00e0 l'italienne (on voit qu'ici la nouvelle rime en 'o' est inaccentu\u00e9e, \u00e0 la diff\u00e9rence des trois autres ; c'est un peu bizarre)). Il y a alors sonnet, mais sonnet de dix-sept vers.\n\nMais on peut tr\u00e8s bien recommencer l'op\u00e9ration de greffe, ajouter un nouvel 'anneau' du m\u00eame type (vers court, vers long, vers long ; derni\u00e8re rime du premier anneau, puis nouvelle rime, r\u00e9p\u00e9t\u00e9e) ; puis un autre, un autre. Cela s'est fait. Beaucoup, longtemps.\n\nIl y a m\u00eame de cette mani\u00e8re des sonnets qui atteignent cinquante, cent vers, qui ont dix, vingt, trente anneaux (le record (autour de 200 vers !) doit se trouver chez le po\u00e8te milanais Carlo Porta, au d\u00e9but du dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle, ou bien \u00eatre un 'pasquin', un de ces dazibaos du premier seizi\u00e8me si\u00e8cle qui \u00e9taient coll\u00e9s sur une statue du centre de Rome, vrais feux d'artifice d'injures, \u00e0 l'occasion g\u00e9n\u00e9ralement des conclaves (chaque cardinal de la faction ennemie avait droit \u00e0 son 'triplet' d'insultes \u00e9normes) (l'Ar\u00e9tin fut un des plus prolifiques et virulents auteurs de pasquins)).\n\n## \u00a7 175 Les sonnets 'caudato' ont eu tendance, avec les si\u00e8cles, \u00e0 devenir de plus en plus lourds\n\nLes sonnets de l'esp\u00e8ce 'caudata' ont eu tendance, avec les si\u00e8cles, \u00e0 devenir de plus en plus lourds. On a l'impression que la forme s'allonge \u00e0 la fa\u00e7on des vers de terre (ou des vers solitaires), anneau apr\u00e8s anneau, irr\u00e9sistiblement, le quatorzain initial finissant par n'\u00eatre plus qu'une toute petite t\u00eate tra\u00eenant un corps interminable.\n\nUne telle effervescence m'intimidait. (De plus, d\u00e8s le deuxi\u00e8me anneau, le texte n'aurait pas tenu dans la demi-page du carnet que j'avais allou\u00e9e \u00e0 chacun ; or c'\u00e9tait une contrainte (de nature pragmatique) que je m'\u00e9tais donn\u00e9e en l'ouvrant et je voulais le remplir sans en changer.) J'ai tent\u00e9, sous le nom de sonnet et coda, un allongement minimal :\n\nJ'ai des \u0153illets de l'\u00e2cre rose disait-elle\n\nVoil\u00e0 le vent menace l'horrible boucher\n\nTrouvera cette cible blanche recherch\u00e9e\n\nLa d\u00e9sirade la laineuse nue agnelle\n\nVoil\u00e0 je suis un bois un essaim disait-elle\n\nMon amour viens sur moi quand mes ge\u00f4liers m'oublient\n\nTraverse l'aube o\u00f9 le frelon velu m'\u00e9pie\n\nJ'ai de l'ombre j'ai bouche chaude sombre aisselle\n\nRieuse me semblait en chevelure longue\n\nCelle qui me h\u00e9lait sur son ventre je vis\n\nLe premier soleil se retourner une bague\n\nBougeante sa main brune couvrait (boucl\u00e9, lit)\n\nLe mont touffu pr\u00e9 renvers\u00e9 je l'embrassai\n\nJe fis s'enfuir ces loups crier qui la blessaient\n\nEn pens\u00e9e, en pens\u00e9e\n\nLa strat\u00e9gie du caudato est duale, sym\u00e9trique de celle du sonnet interrompu ou tronqu\u00e9.\n\nMais on peut aussi, et la tradition ne l'a pas ignor\u00e9, rechercher une autre dualit\u00e9, une transformation plus ou moins analogue \u00e0 celle du curtal-sonnet (ou du demi-sonnet des Fran\u00e7ais) (en fait, c'est plut\u00f4t cette version-l\u00e0 qui se pr\u00e9sente d'abord).\n\nOn imaginera des doubles ou des triples sonnets, des sonnets et demi.\n\nJ'aurais d\u00fb penser (je suis impardonnable) \u00e0 une homoth\u00e9tie de rapport 7\/4 (14\/8) ou bien de rapport 4\/3 (8\/6) (22 vers et un demi dans le premier cas, r\u00e9partis en 14 1\/2 + 8 (avec renversement, comme pour le curtal-sonnet, le huitain venant en position finale (il faudrait examiner l'agencement des rimes de la premi\u00e8re partie, ce que je n'ai pas le temps de faire) (curieuse excuse, puisque j'ai exactement le temps que je d\u00e9cide de prendre)); 18 vers et deux tiers dans le second cas, d'un principe diff\u00e9rent, avec la friandise d'un 'deux tiers de vers', particuli\u00e8rement int\u00e9ressant \u00e0 concevoir pour des d\u00e9casyllabes : cela ferait 6,666666... syllabes ; on peut penser \u00e0 des approximations graphiques, et m\u00eame sonores, d'un 'deux tiers de syllabe').\n\nTr\u00e8s t\u00f4t, pendant le _duecento_ , \u00e0 la suite de son ma\u00eetre Guittone d'Arezzo, Monte Andrea a obstin\u00e9ment cultiv\u00e9 un sonnet de seize vers, construit par gonflement des quatrains en cinquains.\n\nMon unique sonnet long (dans la version directe, \u00e0 partir du type standard) m'a si peu inspir\u00e9 que je n'ose pas vous en pr\u00e9senter m\u00eame un vers (je me limite, par prudence, \u00e0 une description).\n\nIl est b\u00e2ti en vingt-quatre vers.\n\nCes pauvres vers se r\u00e9partissent en trois gros morceaux (au lieu de deux).\n\nLes deux premiers (qui transforment le huitain) sont chacun de sept unit\u00e9s, rimant sur trois rimes (au lieu de deux (l'homoth\u00e9tie des strophes et des rimes est la m\u00eame, la plus proche possible de celle du nombre des vers entre les parties 1 + 2 et la partie 3, soit 14\/10)), de sch\u00e9ma **abc-b-abc** (une rime **b** servant de pivot entre deux groupements **abc** ).\n\nLe sizain devient un dizain, de deux cinquains \u00e9crits d'un seul tenant, et de rimes (assez brouill\u00e9es) probablement **dedfe\/ gegdf** (le principe m'\u00e9chappe ; comme j'ai oubli\u00e9 !). (Le rapport global d'homoth\u00e9tie choisi n'est pas beaucoup plus clair.)\n\n## \u00a7 176 J'\u00e9tendais donc, mais avec une certaine prudence, le champ de la forme-sonnet\n\nJ'\u00e9tendais donc, mais avec une certaine prudence, le champ de la forme-sonnet. Une prudence intentionnelle.\n\nD\u00e8s qu'on a admis dans le champ po\u00e9tique des objets aussi exorbitants que le sonnet court hopkinsien, on peut estimer qu'il n'y a aucune raison d'\u00eatre pusillanime. Apr\u00e8s tout, pense-t-on, dans le climat de l'art du vingti\u00e8me si\u00e8cle, tout est possible, _anything goes_... (Telle est, dans sa version anglo-saxonne, la formule qui r\u00e9sume le mieux la 'vulgate' de l'opinion concernant l'art 'moderne'.)\n\nJ'\u00e9tais violemment en d\u00e9saccord avec cette conception. Et je le suis encore. Je voulais pousser ensemble continuit\u00e9 et discontinuit\u00e9, tradition et nouveaut\u00e9, ordre et aventure. (\u00ab combattre \u00e0 leurs fronti\u00e8res \u00bb, selon le mot d'ordre d'Apollinaire).\n\nEn utilisant le vocabulaire politique, je dirai que je n'\u00e9tais ni r\u00e9formiste (je ne voulais pas faire de petits pas) ni r\u00e9volutionnaire (je ne voulais pas rompre absolument).\n\nJe n'avais aucune affinit\u00e9 avec le programme de l'illusionniste qui affirme : \u00ab Le monde \u00e0 bas je le b\u00e2tis plus beau. \u00bb (Bien des d\u00e9sastres, pas seulement esth\u00e9tiques, accompagnent ce genre de d\u00e9clarations.)\n\nAux contre-choses je pr\u00e9f\u00e8re les autres-choses.\n\nIl est vrai qu'il y a un moment de parodie, de d\u00e9rision n\u00e9cessaire, face \u00e0 toute mani\u00e8re vieillie de paresser dans une forme, et de s'y accrocher ; face aux producteurs de \u00ab sonnets qui partent tout seuls comme des tabati\u00e8res \u00e0 musique \u00bb, des \u00ab sonnets d\u00e9natur\u00e9s \u00bb ainsi que des \u00ab sonnets \u00e9lastiques \u00bb sont indispensables. Je n'en doute pas.\n\nMais je dirai que ce n'est jamais la forme po\u00e9tique elle-m\u00eame qui est r\u00e9ellement vieillie ; et si momentan\u00e9ment, jamais d\u00e9finitivement ; de plus la critique par la d\u00e9rision ou l'interdit n'atteint g\u00e9n\u00e9ralement que les plus pauvres, les plus m\u00e9caniques fa\u00e7ons de s'y mouvoir. Les mainteneurs et les destructeurs font sinon la m\u00eame chose, du moins s'\u00e9paulent les uns les autres ; et le 'nouveau' appara\u00eet malgr\u00e9 eux.\n\nC'est pourquoi les traitements d'apparence d\u00e9finitifs et d\u00e9sinvoltes de formes ou de m\u00e8tres sont pris dans une contradiction.\n\nSi le po\u00e8me qui ridiculise le m\u00e8tre, ou la forme, veut marquer clairement son intention, il doit se faire caricatural, simplificateur \u00e0 l'extr\u00eame.\n\nJe dis 'il doit' parce que s'il ne se pr\u00e9sente pas ainsi, s'il respecte la complexit\u00e9 r\u00e9elle, inh\u00e9rente \u00e0 toute forme qui a eu une certaine dur\u00e9e, son pouvoir destructeur en est diminu\u00e9 d'autant.\n\nUne anthologie de sonnets allemands _Deutsche Sonette_ , parue en 1979, pr\u00e9sente plus de quatre cents exemples, \u00e9tal\u00e9s sur quatre si\u00e8cles. L'avant-dernier po\u00e8me du recueil, d\u00fb \u00e0 Gerard R\u00fchm exhibe bien l'ambigu\u00eft\u00e9 dont je parle.\n\nsonett\n\nerste Strophe erste Zeile\n\nerste Strophe zweite Zeile\n\nerste Strophe dritte Zeile\n\nerste Strophe vierte Zeile\n\nzweite Strophe erste Zeile\n\nzweite Strophe zweite Zeile\n\nzweite Strophe dritte Zeile\n\nzweite Strophe vierte Zeile\n\ndritte Strophe erste Zeile\n\ndritte Strophe zweite Zeile\n\ndritte Strophe dritte Zeile\n\nvierte Strophe erste Zeile\n\nvierte Strophe zweite Zeile\n\nvierte Strophe dritte Zeile\n\nPour moi, si c'est un antisonnet, il \u00e9choue, par trivialit\u00e9 formelle. Si c'est un sonnet (ce que semblent penser les auteurs de l'anthologie), c'est un excellent sonnet. Il s'inscrit tr\u00e8s naturellement dans la tradition et on peut d\u00e9crire pr\u00e9cis\u00e9ment sa filiation. C'est un sonnet \u00e9nergum\u00e8ne. Il y en a eu d'autres, d\u00e8s les origines.\n\n## \u00a7 177 En ouvrant le livre de la version fran\u00e7aise des Sonnets de Shakespeare par Pierre Jean Jouve une nouvelle fois au d\u00e9but de 1964\n\nEn ouvrant le livre de la version fran\u00e7aise des Sonnets de Shakespeare par Pierre Jean Jouve une nouvelle fois au d\u00e9but de 1964 (je lisais beaucoup Jouve depuis quelques ann\u00e9es, dans le cadre de mon op\u00e9ration de d\u00e9sintoxication de la drogue surr\u00e9aliste) (je n'oublie pas sa prose, gu\u00e8re moins utile. La belle introduction aux sonnets de Shakespeare (que je poss\u00e9dais (et n'ai pas perdue) dans la modeste \u00e9dition du Sagittaire) me fit en outre conna\u00eetre Charles Du Bos, ce qui n'est pas rien), une \u00e9vidence me frappa.\n\nCes po\u00e8mes fran\u00e7ais que je lisais (heureusement non accompagn\u00e9s du texte anglais, ce qui en aurait troubl\u00e9 la perception) \u00e9taient bien des po\u00e8mes de Pierre Jean Jouve. (Ils valent ce qu'ils valent en tant que traduction (fort discut\u00e9e), mais on ne peut leur refuser la qualit\u00e9 d'\u00eatre po\u00e8mes dans leur langue, le fran\u00e7ais.)\n\nJ'avais compris cela depuis longtemps. Mais il y avait plus : je voyais maintenant que c'\u00e9taient des sonnets ; des sonnets de Jouve. Des sonnets ? mais ils \u00e9taient en prose, une prose strophique certes, et assez balanc\u00e9e parfois \u00e0 l'extr\u00eame bord du vers, parfois enroul\u00e9e autour d'alexandrins de prose, mais prose tout de m\u00eame !\n\nLa conclusion s'imposait : c'\u00e9taient des sonnets d'une esp\u00e8ce non encore reconnue, non identifi\u00e9e comme telle. C'\u00e9taient des sonnets en prose.\n\n **LII**\n\nAinsi je suis le riche, dont la bienheureuse cl\u00e9 peut le faire venir au doux tr\u00e9sor ferm\u00e9, lequel il ne regardera pas \u00e0 toute heure en sorte d'\u00e9mousser la fine pointe du plaire.\n\nCe qui rend solennelles surprenantes les f\u00eates, est que venant rarement dans la longue cha\u00eene de l'an, comme des pierres de valeur elles sont plac\u00e9es avarement, ou les joyaux capitaines de la parure.\n\nAinsi le temps qui vous conserve en ma cassette, ou comme garde-robe qui d\u00e9robe la robe, pour rendre quelque instant sp\u00e9cial sp\u00e9cialement pr\u00e9cieux par nouveau d\u00e9ploiement d'une gloire secr\u00e8te.\n\nB\u00e9n\u00e9diction sur vous, dont les vertus sont si puissantes, qu'\u00e9tant pr\u00e9sent c'est le triomphe, \u00e9tant absent l'esp\u00e9rance.\n\nJe reproduis ci-apr\u00e8s le texte \u00e9lisab\u00e9thain du 'Quarto', sans contredire mon affirmation pr\u00e9c\u00e9dente, pour \u00e9valuation non de la traduction mais de la forme du sonnet en prose,\n\net de la mani\u00e8re dont le texte original en arri\u00e8re-plan sert de mesure, de basse, d'horizon rythmique au po\u00e8me fran\u00e7ais.\n\nSo am I as the rich whose blessed key,\n\nCan bring him to his sweet up-locked treasure,\n\nThe which he will not eu'ry hower survey,\n\nFor blunting the fine point of seldome pleasure.\n\nTherefore are feasts so sollemne and so rare,\n\nSince sildom comming in the long yeare set,\n\nLike stones of worth they thinly placed are,\n\nOr captaine Iewells in the carconet.\n\nSo is the time that keepes you as my chest,\n\nOr as the ward-robe which the robe doth hide,\n\nTo make some speciall instant speciall blest,\n\nBy new unfoulding his imprison'd pride.\n\nBlessed are you whose worthinesse giues skope,\n\nBeing had to tryumph, being lackt to hope.\n\nJ'ai eu l'id\u00e9e du sonnet en prose, de son existence, de sa nomination contradictoire. Je l'ai eue devant ce texte-l\u00e0 pr\u00e9cis\u00e9ment et pr\u00e9cis\u00e9ment je m'en souviens.\n\nEn d\u00e9pit de l'\u00e9chec de mes premi\u00e8res tentatives, proches de l'id\u00e9e et donc pr\u00e9matur\u00e9es\n\n(il me fallait revisiter les sonnets de Shakespeare, et les traductions de Jouve, les revoir \u00e0 la lumi\u00e8re de la m\u00e9moire, ruminant la pens\u00e9e du sonnet en prose, et ce qu'elle doit conserver visiblement et moins visiblement de son point de d\u00e9part rim\u00e9-compt\u00e9) (les premiers sont parmi les rares textes retravaill\u00e9s pour \u00eatre mis dans le carnet, \u00e0 partir de brouillons ant\u00e9rieurs), je savais que je tenais l\u00e0 ce qui serait la distorsion maximale par laquelle s'ach\u00e8verait cette partie-l\u00e0 de mon **Projet de Po\u00e9sie** , l'exploration en acte de la forme-sonnet.\n\n **sonnet 248 (sonnet en prose 2)**\n\n **Dans la Loire**\n\nDans la Loire il jeta la bi\u00e8re de bronze. Dans la Loire noire, il jeta le ciel et son verre fum\u00e9, bomb\u00e9 comme une \u00e9norme lentille. Il jeta la bi\u00e8re vers des saules et des sables, vers la langue lourde de l'eau\n\nvers le gu\u00e9 et les souches mortes des rives. La Loire semblait-il s'\u00e9tait souvenue, d'une campagne fruiti\u00e8re et neigeuse et craintive couleur de bi\u00e8re de li\u00e8vres couleur de cette bi\u00e8re de bronze. La Loire chevelue \u00e9cumait\n\nIl soufflait du vent d'Anjou et de joncs, de Chinon ou d'Amboise, de Blois ; du vent et toutes les cloches de bronze\n\nIl se coucha sur le parapet, sur la pierre grise mordue de bulles int\u00e9rieures. Il avait soif encore mais la Loire, mais la Loire avait tout bu\n\n3\/3\/64 modifi\u00e9 16\/6\/65\n\nJe passai imm\u00e9diatement aussi au sonnet court en prose. (\u00c0 partir du moment o\u00f9 on a l'id\u00e9e de faire jouer les variations axiomatiques, de nouvelles possibilit\u00e9s se pr\u00e9sentent d'elles-m\u00eames ; elles ont m\u00eame tendance \u00e0 prolif\u00e9rer, et on n'a gu\u00e8re le temps de l'effort n\u00e9cessaire \u00e0 leur acclimatation po\u00e9tique ;\n\nprobl\u00e8me que conna\u00eet bien l'Oulipo, o\u00f9 la proposition de contraintes exc\u00e8de de beaucoup la production d'exemples, et encore plus d'exemples litt\u00e9rairement significatifs.)\n\n## \u00a7 178 indication de la m\u00e9thode.\n\nApr\u00e8s deux ans de concentration but\u00e9e, absorb\u00e9e par les po\u00e8mes travaill\u00e9s l'un apr\u00e8s l'autre, je voulais grimper d'un \u00e9tage dans l'\u00e9chelle de la structure-sonnet (j'emprunte la m\u00e9taphore \u00e0 la terminologie bourbakiste). Tous mes sonnets, de mod\u00e8le pseudo orthodoxe ou distordu (ils n'\u00e9taient pas tous encore apparus), \u00e9taient des rez-de-chauss\u00e9e. Je r\u00eavais, sinon d'un gratte-ciel, d'au moins une villa. La tentative n'aurait litt\u00e9ralement pas de sens sans cela.\n\nUne fois d\u00e9cid\u00e9es les conditions de l'\u00e9l\u00e9vation du b\u00e2timent-livre, la composition des sonnets suivants serait soumise aux n\u00e9cessit\u00e9s de l'architecture d'ensemble.\n\nLa difficult\u00e9 de la t\u00e2che po\u00e9tique en serait redoubl\u00e9e, puisqu'il ne me serait plus possible de me concentrer uniquement sur un seul texte ; j'aurais \u00e0 le maintenir dans une proximit\u00e9 substantielle avec d'autres, d\u00e9j\u00e0 ins\u00e9r\u00e9s dans la construction.\n\nJe devais d\u00e9cider des principes de construction ; r\u00e9examiner tout le travail horizontal, \u00e0 ras de terre, d\u00e9j\u00e0 accompli (les 161 premiers textes du carnet bleu), pour les \u00e9valuer (s\u00e9v\u00e8rement !) en tant que po\u00e8mes, et les interroger sur leur capacit\u00e9 \u00e0 entrer dans la nouvelle dimension.\n\nLes circonstances s'y pr\u00eataient. D'une part, j'\u00e9tais, depuis l'\u00e9t\u00e9 de 64, en panne de composition. Il y a un trou de cinq mois entre le no 161 et le no 162 (dat\u00e9 du 26 janvier 1965) (je compte cinq parce que demi-somme de quatre et de six, et parce que le no 161 est dat\u00e9 5\/8-11\/9 64, ce qui marque assez nettement l'h\u00e9sitation, le ralentissement, l'incertitude (en plus, aucun des quinze sonnets de cette s\u00e9quence (nos 147 \u00e0 161) n'a finalement trouv\u00e9 place dans le b\u00e2timent final)).\n\nJ'\u00e9tais en panne parce que ma machine \u00e0 sonnets avait pris une telle force que si je ne changeais pas de 'r\u00e9gime' je risquais d'entrer d\u00e9finitivement dans la sonettomania. (La x-mania est le danger de toutes les contraintes puissantes, fascinantes, r\u00e9sistantes (l'anagramme, la sextine, le lipogramme,...).)\n\nJ'\u00e9tais arr\u00eat\u00e9 aussi pour une raison externe \u00e0 la po\u00e9sie : j'avais commenc\u00e9 (plus exactement recommenc\u00e9, apr\u00e8s une tentative en forme d'impasse provisoire) \u00e0 entrer dans la math\u00e9matique en train de se faire, avec le s\u00e9minaire Chevalley sur cat\u00e9gories et descente de 1964-65 (\u2192 branche 3, deuxi\u00e8me partie).\n\nUne autre machine m'avait happ\u00e9, une contrainte puissante, fascinante, r\u00e9sistante qui avait pris, momentan\u00e9ment, la premi\u00e8re place dans mes pr\u00e9occupations.\n\nProc\u00e9dons par ordre (Jacques Roubaud \u00e0 Jacques Roubaud, le 5 d\u00e9cembre 1964, un vendredi, face au Th\u00e9\u00e2tre-Fran\u00e7ais, ou dans les jardins du Palais-Royal (ou ailleurs, mais je pr\u00e9f\u00e8re dire que c'est l\u00e0), dans l'apr\u00e8s-midi. (Retour du criminel sur les lieux du crime.) Je dis 'proc\u00e9dons' et pas 'proc\u00e8de' non parce qu'il s'agit d'un pluriel de majest\u00e9, non parce que je me parle \u00e0 moi-m\u00eame noblement, mais parce que celui qui travaille en po\u00e9sie est toujours accompagn\u00e9 de son double pass\u00e9, qui lui r\u00e9pond (ou ne lui r\u00e9pond pas, c'est selon)). Proc\u00e9dons par ordre rigoureux.\n\nLes po\u00e8mes d\u00e9j\u00e0 consign\u00e9s sont des \u00e9l\u00e9ments, des points, des unit\u00e9s de fabrication, des embryons, des plants, des etc. (cela d\u00e9pend de la m\u00e9taphore invoqu\u00e9e) ; ils ont une valeur et une fonction purement locales.\n\nCe sont des singuliers, des \u00e9v\u00e9nements \u00e9l\u00e9mentaires (je ne connais \u00e0 ce moment-l\u00e0 aucune de ces deux notions, l'une emprunt\u00e9e \u00e0 Occam, l'autre \u00e0 Pierre Lusson, cet occamiste moderne, mais \u00e7a ne fait rien). Consid\u00e9r\u00e9s seuls ils sont ferm\u00e9s (prenons la m\u00e9taphore topologique) ; consid\u00e9r\u00e9s dans l'espace \u00e0 venir, ils seront des ouverts.\n\nPour les mettre ensemble, il faut des principes, une m\u00e9thode. Les vis\u00e9es de la m\u00e9thode : qu'en chaque point se marque son appartenance \u00e0 l'ouvert dont il fera partie (ou aux ouverts : l'intersection, l'ensemble des points communs \u00e0 deux ouverts est un ouvert) ; cet ouvert ne sera pas tout le livre ; car le livre ne sera encore lui-m\u00eame que 'local'. Il faudra le consid\u00e9rer lui-m\u00eame \u00e0 nouveau comme un point, pour une globalisation plus \u00e9lev\u00e9e.\n\nSi tout va bien, les po\u00e8mes prendront un visage au moins double, un peu multiple, selon l'ouvert auxquels ils seront d\u00e9sign\u00e9s comme appartenant (et selon leur existence propre, autonome, isol\u00e9e). L'id\u00e9e d'appartenance, comme relation signifiante (en plusieurs sens) est centrale dans la m\u00e9thode. Je pense \u00e0 deux titres : \u00c9l\u00e9ments \u2013 Appartenance.\n\nCela \u00e9tant, il (nous) faut trouver les modalit\u00e9s s\u00e9v\u00e8res et sp\u00e9cifiques d'application de ces d\u00e9cisions excellentes.\n\n## \u00a7 179 sonnets de sonnets\n\nJ'ai imm\u00e9diatement en main le premier principe d'int\u00e9gration : la constitution de sonnets de sonnets.\n\nC'est une extension toute naturelle du principe de variation et distorsion, adapt\u00e9e \u00e0 l'id\u00e9e d'extension en de nouvelles dimensions.\n\nL'id\u00e9e est tellement naturelle et s\u00e9duisante que je d\u00e9cide de l'appliquer imm\u00e9diatement et universellement.\n\nTous les sonnets ant\u00e9rieurs doivent \u00eatre revus pour v\u00e9rifier leur immersion possible dans un grand sonnet dont les 'vers' seront des sonnets.\n\nJe pense \u00eatre l'inventeur du sonnet de sonnets. \u00d4 pr\u00e9somption, \u00f4 immodestie.\n\n(Une maladie bien connue des chercheurs isol\u00e9s est la croyance en l'impossibilit\u00e9 (et en m\u00eame temps la crainte de la possibilit\u00e9) de la d\u00e9couverte par d'autres de leurs propres r\u00e9sultats. D'o\u00f9 l'angoisse d'avoir \u00e9t\u00e9 'pr\u00e9venu', donc ruin\u00e9 ; et la terreur du vol, du plagiat, la fi\u00e8vre obsidionale qui saisit par exemple les scientifiques.\n\nIl en r\u00e9sulte de burlesques querelles de priorit\u00e9, telle la fameuse controverse entre newtoniens et leibniziens sur la priorit\u00e9 de l'invention du calcul diff\u00e9rentiel et int\u00e9gral. Le furet de la falsification guette dans l'ombre des c\u0153urs biologistes, chimistes ou physiciens. La litt\u00e9rature n'y \u00e9chappe pas toujours. Citons Tzara : \u00ab Il y a des gens qui ont antidat\u00e9 leurs manifestes pour faire croire qu'il avaient eu plut\u00f4t que d'autres l'id\u00e9e de leur propre grandeur. \u00bb) (Notons aussi l'indignation de celui qui 'n'est pas cit\u00e9' comme source d'un r\u00e9sultat, comme initiateur d'une th\u00e9orie, comme inventeur d'une notion.)\n\nJe ne suis pas l'inventeur du sonnet de sonnets. Il y a l'ipersonetto de Zanzotto (apr\u00e8s moi cependant). Il y a Christina Rossetti (qui ne baptise pas ses s\u00e9quences hypersonnettiques). Au moins.\n\nCependant j'y ai assez r\u00e9fl\u00e9chi. Je pense alors faire des sonnets de sonnets ; et passer aussi \u00e0 la dimension trois, en les prenant \u00e0 leur tour comme \u00e9l\u00e9ments. Cette id\u00e9e-l\u00e0 est parfaitement chim\u00e9rique, si on la suit \u00e0 la lettre. (Il faudrait composer 14 au cube textes (en conservant le nombre conservateur de 14) ; il faudrait tomber (par d'autres chemins) dans la sonettomania (on verra, quelque part dans les pages \u00e0 venir (je ne sais si, je ne sais quand, je ne sais o\u00f9), que je ne me suis jamais r\u00e9ellement d\u00e9livr\u00e9 de la tentation).)\n\nJe pense surtout (et je le fais) \u00e0 ce que la dimension 2 ne soit pas seulement 'sonnettistique' par le nombre 14. Un sonnet de sonnets doit avoir son organisation en strophes (4 + 4 + 3 + 3, par exemple) ; c'est simple.\n\nMais il devrait avoir des caract\u00e9ristiques qui font qu'un sonnet de base puisse \u00eatre dit un vers. Je n'ai pas trouv\u00e9 de solution \u00e0 ce probl\u00e8me (alors ; je saurais le faire maintenant ! ; et de plusieurs mani\u00e8res !). Les 'pseudo-vers', les vers de dimension 2 devraient rimer entre eux. Je me suis limit\u00e9 \u00e0 des rimes dites 's\u00e9mantiques' m\u00e9taphoriques, ce qui n'est pas tr\u00e8s brillant. Je ne m'approche en fait que d'un sonnet en prose de sonnets. (Je me lance aussi dans le sonnet court de sonnets courts, avec les m\u00eames restrictions sur la pertinence formelle du r\u00e9sultat.)\n\nMais pour cette raison l'extension a r\u00e9ussi un peu mieux dans un cas : celui du sonnet ('en prose') de sonnets en prose et celui du sonnet court de sonnets courts en prose, o\u00f9 la d\u00e9marche \u00e9l\u00e9mentaire et la d\u00e9marche globale sont suffisamment homologues. (Les \u00e9l\u00e9ments ont une structure peu contrainte ; la mise-ensemble peut aussi s'en contenter.)\n\nEnfin, bien que que je n'aie pas effectivement pu fournir la troisi\u00e8me dimension effective dans un sonnet de sonnets de sonnets, je m'en suis approch\u00e9 par un stratag\u00e8me qui a influ\u00e9 \u00e9norm\u00e9ment sur l'\u00e9tat final (livre, mais livre publi\u00e9) du **Projet de Po\u00e9sie**. (Le projet, en fait, d\u00e9borde hors du livre.)\n\nAu lieu de prendre comme deuxi\u00e8me dimension le sonnet de sonnets (qui est tr\u00e8s lourd) il \u00e9tait envisageable de choisir comme \u00e9l\u00e9ments d'une troisi\u00e8me dimension en germe les groupements (\u00e9ventuellement plus r\u00e9duits) de textes constituant les 'ouverts', les sous-ensembles de po\u00e8mes formant un tout organique dont j'ai parl\u00e9 plus haut dans l'expos\u00e9 de la m\u00e9thode. De tels ensembles seraient alors assembl\u00e9s eux-m\u00eames en 'quatrains' et 'tercets', pour la constitution d'un sonnet de tels po\u00e8mes en sonnets. En outre ce sonnet de dimension 3 serait un sonnet tronqu\u00e9 ou \u00e0 trous (tronqu\u00e9 assez vite, ou \u00e0 larges trous, sinon le gigantisme inh\u00e9rent au passage \u00e0 trois dimensions ne serait qu'\u00e0 peine diminu\u00e9). Du coup j'arrive m\u00eame en fait, en certains endroits, \u00e0 quatre dimensions (on s'en rendra compte ais\u00e9ment en examinant la notation des s\u00e9quences individuelles dans le livre publi\u00e9).\n\n## \u00a7 180 Toute la d\u00e9marche est, en derni\u00e8re analyse, d'inspiration bourbakiste\n\nToute la d\u00e9marche est, en derni\u00e8re analyse, d'inspiration distinctement bourbakiste. Je fais une transposition, bien s\u00fbr ; irresponsable, bien s\u00fbr. J'y suis tout naturellement pouss\u00e9, et assez consciemment, par le fait que je suis litt\u00e9ralement imbib\u00e9 de Bourbaki, et que la rigueur math\u00e9matique est ma voie de salut po\u00e9tique, pour fuir les mar\u00e9cages du vers-librisme ou de la 'po\u00e9sie nationale', de la po\u00e9sie mal 'engag\u00e9e'.\n\nMais je peux me le permettre, en somme, parce que je suis en train de quitter Bourbaki (\u2192 branche 3, pour plus de d\u00e9tails).\n\nJe lui rends hommage. Et en m\u00eame temps je me moque, puisque je l'imite dans un domaine terriblement peu s\u00e9rieux aux yeux du math\u00e9maticien.\n\nIl en r\u00e9sulte une certaine all\u00e9gresse. Ma machine \u00e0 sonnets se remet en marche \u00e0 la fin de janvier 1965 avec une vigueur redoubl\u00e9e. La n\u00e9cessit\u00e9 d'\u00e9crire pour occuper des places pr\u00e9vues dans un groupement \u00e0 contraintes, est extr\u00eamement stimulante. Composer, un court moment, devient une jubilation.\n\nUne premi\u00e8re mouture de l'ensemble exprime explicitement la d\u00e9pendance. Il en reste des traces nettes dans la version finale. Je ne pr\u00e9sente pas, m\u00eame comme tronqu\u00e9e ou \u00e0 trous, de mani\u00e8re affich\u00e9e, la structure de sonnet de sonnets de (sonnets ou groupements contraints de po\u00e8mes).\n\nJe parle de paragraphes ; je leur assigne des signes math\u00e9matiques (de la th\u00e9orie des ensembles (\u00ab chaque paragraphe a pour titre un signe math\u00e9matique pris dans un sens non math\u00e9matique d\u00e9riv\u00e9 \u00bb)\n\n(autocitation : l'affirmation est en partie fallacieuse car il y a un signe qui n'est dans aucune math\u00e9matique directement et en tout cas pas dans Bourbaki (c'est un hommage indirect \u00e0 J.-P. Benz\u00e9cri, \u00e0 sa th\u00e9orie des 'peignes')).\n\nJ'utilise un trait caract\u00e9ristique du Trait\u00e9 : l'emploi d'une num\u00e9rotation tr\u00e8s particuli\u00e8re, en hi\u00e9rarchie d\u00e9croissante (on pourrait la repr\u00e9senter de mani\u00e8re branchue, en arbre suspendu par la racine). Chaque texte est caract\u00e9ris\u00e9 (seul ou comme faisant partie d'un groupement) par un pseudo-nombre (ce qu'on appelle un vecteur en fait) \u00e0 trois chiffres d\u00e9cimaux. Ainsi le\n\n **sonnet 253**\n\nBris sonore, fragments m\u00e9sange\n\nQue du nord pourpoint \u0153illet d'iode\n\nNous viennent ces violons candi\n\nde puis l'humide qu'un visa ge\n\nSoup\u00e7onnant le sel taise un autre\n\nle mil les menthes dans la bouche\n\n(toit de la terre et que c'est dou ce\n\ndemeure de cris) que de l'eau\n\nremue contre le limon cil\n\nau pouls de la pente que tourne\n\nla respirante lande m\u00fbr e\n\nrien n'est et nous perdrons sous l'inc l\n\n\u00e9mence du temps \u00e9tranger\n\nl'espoir des arbres retourn er\n\nest plac\u00e9, finalement dans le \u00a7 2.1.2 (le \u00a7 2 a pour signe ce qui, en th\u00e9orie des ensembles, s'appelle le signe du couple \u2013 il contient plusieurs sections ; on est ici dans la premi\u00e8re ; et le deuxi\u00e8me alin\u00e9a de cette section a un titre : Refuges. Le po\u00e8me n'est pas le seul dans cet 'alin\u00e9a'. Il fait partie d'un groupement de 10 1\/2 po\u00e8mes (constituant en particulier (mais pas seulement, et cet aspect-l\u00e0 n'est pas not\u00e9) un sonnet court de sonnets). Dans le d\u00e9ploiement s\u00e9quentiel il faudrait donc un quatri\u00e8me nombre, apparemment le nombre 6 (une quatri\u00e8me composante de vecteur quadridimensionnel) pour le situer.\n\nOr ce sonnet, dont la composition est dat\u00e9e dans mon carnet du 7 juillet 1965, est intrins\u00e8quement li\u00e9 \u00e0 un sonnet d'une esp\u00e8ce tout \u00e0 fait particuli\u00e8re (qui vaut pour un demi-sonnet) que voici :\n\nn\n\no\n\n*\n\n*\n\nt\n\nh\n\n*\n\n*\n\ni\n\nn\n\n*\n\n*\n\ng\n\n*\n\nce qui implique qu'en fait il est le dernier du sonnet court de sonnets et devrait avoir pour quatri\u00e8me composante 10).\n\nLa liaison (capfinida \u2192 cap.2) entre les deux textes tient \u00e0 une particularit\u00e9 des rimes du premier et de sa repr\u00e9sentation graphique. Entre les mots-rimes des vers 1 et 4, m\u00e9sanges et visage, il manque, pour qu'il y ait rime, un **n**. Sa place est laiss\u00e9e vacante dans le sonnet et devient l'unique lettre du vers 1 du second (dont la m\u00e9trique est donc assez sp\u00e9ciale). Il en est de m\u00eame pour les autres couples de vers rimant.\n\nDe plus la composition de ce sonnet pr\u00e9cis\u00e9ment et l'\u00e9mergence du 'demi-sonnet' additionnel sont des cons\u00e9quences \u00e0 la fois 's\u00e9mantiques' (le sens g\u00e9n\u00e9ral du paragraphe 2, le sens g\u00e9n\u00e9ral du sous-sous paragraphe 2.1.2 o\u00f9 il se situe), et 'syntaxiques' (quand ce groupement est envisag\u00e9, il n'est pas complet s'il doit avoir 10 1\/2 sonnets).\n\n## \u00a7 181 Pour effectuer toutes ces op\u00e9rations de construction et de groupements,\n\nPour effectuer toutes ces op\u00e9rations de construction et de groupements, il \u00e9tait temps non d'abandonner la notation s\u00e9quentielle dans le carnet (je l'ai poursuivie jusqu'\u00e0 ce qu'il soit rempli) mais de lui adjoindre un mode de pr\u00e9sentation des po\u00e8mes individuels plus souple (de plus, \u00e0 mesure que je m'approchais du moment de la coagulation en livre de l'entreprise, je me mis \u00e0 avoir peur de perdre le fruit de mon travail en \u00e9garant, par exemple, mon carnet (id\u00e9e qui ne m'avait pas effleur\u00e9 jusque-l\u00e0 et me causait de la frayeur r\u00e9trospective)).\n\nJe d\u00e9cidai de recopier soigneusement les sonnets sur des morceaux de papier. Et je choisis de les mettre chacun non sur une feuille de taille ordinaire de papier ordinaire pour machine \u00e0 \u00e9crire banale mais sur un quart de telles feuilles. (On avait alors chez nous le format 21 \u00d7 27, dit '\u00e0 la fran\u00e7aise'; ce n'est que plus tard que s'effectua le passage au standard am\u00e9ricain, le A4, qui est devenu la r\u00e8gle aujourd'hui : un rectangle nettement plus allong\u00e9, que dans les premiers temps (le d\u00e9couvrant \u00e0 Baltimore) je trouvai infiniment disgracieux.)\n\nChaque sonnet y \u00e9tait seul, compact, serr\u00e9, \u00e9v\u00e9nement de po\u00e9sie singulier, ind\u00e9pendant, \u00e9lectron libre, s\u00e9par\u00e9 de ses cong\u00e9n\u00e8res chronologiques, pr\u00eat \u00e0 \u00eatre mis en pile, battu comme carte dans un jeu de cartes, pr\u00eat \u00e0 devenir \u00e9l\u00e9ment dans une structure.\n\nEn outre, l'encombrement syllabique moyen \u00e9tant proche de 11 unit\u00e9s m\u00e9triques, et le nombre moyen des vers (ou unit\u00e9s \u00e9quivalentes) proche de 14, les dimensions relatives des grand et petit c\u00f4t\u00e9s du quart de feuille fournissaient assez agr\u00e9ablement un rapport, 9\/7, proche de 14\/11 (1,286 contre 1,273, d'apr\u00e8s l'approximation de ma calculette, \u00e0 l'\u00e9cran), r\u00e9confortant pour l'\u0153il mental (ce n'est pas le cas de la feuille 'am\u00e9ricaine', tellement plus d\u00e9s\u00e9quilibr\u00e9e (aujourd'hui cependant, sortant les vieux morceaux de papier couverts d'un sonnet de leur refuge de trente ans, ce sont eux que je trouve de forme \u00e9trange, trop serr\u00e9e, comme rabot\u00e9e)).\n\n(Cette d\u00e9cision, purement mat\u00e9rielle, a eu une influence consid\u00e9rable sur la forme finale du **projet de po\u00e9sie** (\u2192 cap.14 et dernier).\n\nEn jouant avec ces esp\u00e8ces de pions je me mis \u00e0 construire des s\u00e9quences, y ajoutant \u00e0 mesure les textes d\u00e9j\u00e0 \u00e9crits qui venaient s'y ins\u00e9rer naturellement, ou ceux que la n\u00e9cessit\u00e9 de la compl\u00e9tion m'avait conduit \u00e0 composer dans ce but sp\u00e9cialement.\n\nOr, pour combler des 'manques' apparus, apparut l'id\u00e9e de parfois ne pas les r\u00e9parer par de nouveaux sonnets, mais d'adjoindre aux vari\u00e9t\u00e9s de la forme quelque chose de fort diff\u00e9rent dans son principe, des non-sonnets.\n\nLa cat\u00e9gorie du non-sonnet, _a priori_ , est vaste. En la restreignant \u00e0 des objets de langue, vaste encore. Je la r\u00e9duisis fortement en leur assignant une dimension superficielle invariable, celle d'un de ces quarts de feuille qui accueillaient les sonnets. Pour cette raison, aussi \u00e9loign\u00e9s de la forme-sonnet qu'ils fussent dans leur constitution, ils acqu\u00e9raient n\u00e9anmoins une caract\u00e9ristique minimale de la sonnetticit\u00e9, la capacit\u00e9 \u00e0 \u00eatre dispos\u00e9s dans le m\u00eame format que les autres. (Leur 'sens formel' appartient donc \u00e0 un espace situ\u00e9 en dehors de celui o\u00f9 le 'produit' ultime, le livre, se situe ; il ne peut \u00eatre d\u00e9chiffr\u00e9 qu'\u00e0 partir de la 'biographie' du **projet de po\u00e9sie** , que je pr\u00e9sente ici (partiellement, \u00e9tant autobiographe).)\n\nLes non-sonnets furent d'une certaine diversit\u00e9 :\n\n\u2013 **un carr\u00e9 jaune** , par exemple. (Il ne s'agit pas d'un carr\u00e9 r\u00e9el de couleur jaune, mais bien des mots 'un carr\u00e9 jaune', plac\u00e9s au c\u0153ur du quart de feuille, o\u00f9 la couleur devrait \u00eatre imagin\u00e9e se trouvant (le c\u0153ur de la feuille \u00e9tant obtenu en d\u00e9terminant son centre de gravit\u00e9, puis en la retournant (une telle 'subtilit\u00e9' dispara\u00eet dans la version imprim\u00e9e) ; la m\u00eame remarque vaut pour les 'illustrations' de source picturale (photographie d'un jeu d'\u00e9checs ; tableaux de plate peinture ; images de livres pour enfants) \u2013 une citation de la Somme logique de Guillaume d'Occam \u2013 un extrait d'une notice de l'Encyclopaedia Brittanica \u2013 (autres exemples).\n\nSonnets et non-sonnets m\u00e9lang\u00e9s sur mon bureau, 'ex\u00e9cut\u00e9s' \u00e0 l'\u00e9criture manuelle avec le plus grand soin possible, en quatre couleurs d'encre, je m'attachais \u00e0 des apparentements. Je faisais des liasses, des piles de po\u00e8mes ; je les \u00e9talais ; modifiais leur ordre ; j'ajoutais, je retranchais ; je d\u00e9chirais ; recopiais de nouveau. Je jouais ; c'\u00e9tait comme un jeu de cartes, comme un tarot ; j'y lisais mon avenir po\u00e9tique.\n\nDe temps en temps, ponctuation frivole de mes labeurs, j'allais passer la soir\u00e9e, dans le vague paysage banlieusard dranc\u00e9en, chez mon ami Alain (\u2192 cap. 10, \u00a7 139); et nous jouions au poker. Alain buvait du whisky et fumait des cigares ; des KING EDWARD IMPERIAL, entre autres ; cigares qu'il sortait de parall\u00e9l\u00e9pip\u00e8des cartonn\u00e9s, de couleur jaun\u00e2tre principalement. Sur chaque face, le m\u00eame motif se r\u00e9p\u00e9tait : des 'cartouches' portant\n\nKING EDWARD\n\nTHE SEVENTH\n\nen rouge, s\u00e9par\u00e9s par de petites vignettes sur fond bleu o\u00f9 deux lions (britanniques, imp\u00e9riaux et imp\u00e9rieux) tiennent entre leur pattes une sorte de bou\u00e9e surmont\u00e9e d'une couronne et appuy\u00e9e sur trois arcs de cercle o\u00f9 on lit, en tr\u00e8s petites lettres :\n\nDIEU ET MON DROIT\n\n(le bord sup\u00e9rieur de la 'bou\u00e9e' laisse appara\u00eetre :\n\nHONNI SOIT QUI MAL Y PENSE).\n\n(Les lions pourraient \u00eatre (je les regarde) des hippocampes ; est-ce vraisemblable ?) Sur le dessous des bo\u00eetes on lit :\n\nCLASS\n\n **C** | The ordinary retail price of the cigars therein contained is intended by the manufacturer to be more than 4 cents each and not more than 6 cents each.\n\n---|---\n\n **Jno. H Swisher \u00a7 Son, Inc. G**\n\n **50 Cigars**\n\nAlain me fit g\u00e9n\u00e9reusement cadeau, \u00e0 ma demande, de quelques-unes de ces bo\u00eetes, vides ; o\u00f9 j'enfermai les po\u00e8mes (par beaucoup plus de cinquante \u00e0 la fois). Ils y sont encore (dans leur \u00e9tat final). L'odeur du tabac a fini par les d\u00e9serter, remplac\u00e9e par celle du vieux papier, m\u00eal\u00e9e d'un parfum tenace de savon \u00e0 l'huile d'olive (l'huile verte de Bize) acquis par longue coexistence avec une savonnette dans le tiroir de la commode de ma chambre \u00e0 la tuilerie de Saint-F\u00e9lix, dans l'Aude, o\u00f9 ils dormirent longtemps, longtemps, sans \u00eatre d\u00e9rang\u00e9s ; je les ai rapport\u00e9s il y a peu (\u2192 branche 1).\n\n## \u00a7 182 J'ai failli m'en tenir l\u00e0\n\nJ'ai failli m'en tenir l\u00e0 ; penser que cela suffisait.\n\nLe changement de perspective apport\u00e9 par l'examen des po\u00e8mes non plus seuls, unit\u00e9s quasi solipsistes de m\u00e9ditation et concentration, mais en relation les uns avec les autres dans des dispositions d'une r\u00e9elle ampleur, avait provoqu\u00e9 une acc\u00e9l\u00e9ration all\u00e8gre qui changeait la mani\u00e8re m\u00eame d'\u00e9crire chacun d'eux.\n\nCependant, assez vite, tout en poursuivant la progression d'une composition motiv\u00e9e maintenant par d'autres ambitions, plus \u00e9tendues, que celle de l'impulsion initiale, je fus saisi d'un sentiment d'insatisfaction ; il ne me fallut que peu de temps pour en trouver la raison.\n\nJ'avais d\u00e9j\u00e0, dans ma mani\u00e8re de voir la math\u00e9matique, abandonn\u00e9 le fanatisme bourbakiste de mes d\u00e9buts. Je m'\u00e9tais converti \u00e0 la vision nouvelle, la vision 'cat\u00e9gorique' (terme technique) ; et ceci, dans cette ann\u00e9e 1965 dont je parle, d'autant plus nettement que j'\u00e9tais maintenant \u00e0 Rennes le coll\u00e8gue de Jean B\u00e9nabou, cat\u00e9goricien s'il en fut, et beaucoup plus avanc\u00e9 que moi dans cette direction (\u00e0 tous les points de vue : de la compr\u00e9hension comme de l'invention).\n\nJ'\u00e9tais donc devenu particuli\u00e8rement sensible \u00e0 l'immobilit\u00e9, \u00e0 la rigidit\u00e9 des notions d'ensemble, de structure, offertes par le bourbakisme (comme d'ailleurs aux m\u00eames caract\u00e9ristiques dans le mode d'exposition du Trait\u00e9 qui pr\u00e9sentait les structures comme quasiment hi\u00e9ratiques, sacr\u00e9es).\n\nPourtant, comme je n'avais pas une ma\u00eetrise suffisante de la th\u00e9orie des cat\u00e9gories, et comme je leur r\u00e9servais d\u00e9j\u00e0 de toute fa\u00e7on une place sp\u00e9ciale dans la deuxi\u00e8me 'phase' de mise en \u0153uvre de mon **Projet** (en tant que **Projet de Math\u00e9matique** , il serait, en tout \u00e9tat de cause, je l'avais d\u00e9cid\u00e9, cat\u00e9gorique (\u2192 branche 3, deuxi\u00e8me partie), j'avais con\u00e7u bourbakistement mon livre.\n\nJe n'en \u00e9tais pas m\u00e9content, et la d\u00e9marche axiomatique autant que les mod\u00e8les de construction en s\u00e9quence que j'y avais puis\u00e9s avaient leur charme et une efficacit\u00e9, pensais-je, certaine.\n\nMais ce que je ressentis comme une absence de mouvement g\u00e9n\u00e9ral finit pourtant par me frapper. Plus exactement, c'est l'unicit\u00e9 du mouvement d'ensemble qui me donnait cette impression. Je b\u00e2tissais des s\u00e9quences, qui avaient leur r\u00e8gle propre de progression. Ces s\u00e9quences elles-m\u00eames \u00e9taient, certes, ins\u00e9r\u00e9es comme unit\u00e9s en d'autres s\u00e9quences, s\u00e9quences de s\u00e9quences donc. Mais, une fois d\u00e9cid\u00e9 de la mise en ordre finale du tout, il n'y avait plus moyen de rien bouger. Le tout prendrait l'allure inexorable d'une d\u00e9duction, o\u00f9 il est difficile de d\u00e9placer les cha\u00eenons d\u00e9monstratifs, en g\u00e9n\u00e9ral. Sans doute, ce serait en un sens une qualit\u00e9 ; il y aurait une sorte de rigueur, imitant (singeant, si on veut \u00eatre moins aimable) la rigueur d\u00e9ductive. Mais je voulais autre chose pour mon **Projet de Po\u00e9sie**. Je le voulais plus mobile, plus variable, plus multiple. La po\u00e9sie, j'en \u00e9tais s\u00fbr, n'est pas de la math\u00e9matique.\n\nPeut-\u00eatre avais-je, tout simplement, peur d'en finir. J'\u00e9tais enferm\u00e9 dans un labyrinthe par moi-m\u00eame construit (c'est l\u00e0 un trait bien connu de la composition sous contrainte). J'avais peur d'avoir, soudain, \u00e0 en sortir. Peur d'avoir \u00e0 affronter un jugement autre que le mien. Il le fallait ; il le faudrait ; mais je ne pouvais m'emp\u00eacher de souhaiter renvoyer ce moment \u00e0 plus tard.\n\nPeut-\u00eatre sentais-je que j'\u00e9tais loin d'avoir fourni tout l'effort n\u00e9cessaire pour la ma\u00eetrise de la forme-sonnet, pour en faire mon idiome po\u00e9tique.\n\nPeut-\u00eatre avais-je besoin d'autre chose encore que l'invention axiomatique et la grimp\u00e9e dans l'\u00e9chelle d'ensembles de la structure-sonnet pour faire un pas de plus dans la mani\u00e8re des po\u00e8mes eux-m\u00eames.\n\nLe sentiment d'un manque, auquel je donnai pour origine l'immobilit\u00e9 structurelle, devint impossible \u00e0 ignorer.\n\nQue faire ? La question se posait, de plus en plus imp\u00e9rieuse.\n\nAlors la math\u00e9matique, encore une fois, vint \u00e0 mon secours. Mais ce fut d'une mani\u00e8re enti\u00e8rement impr\u00e9vue, oblique, indirecte, contingente.\n\n# CHAPITRE 14\n\n# L'amiral Yamamoto a \u00e9t\u00e9 mis \u00e0 pied\n\n* * *\n\n## \u00a7 183 Ce n'est qu'\u00e0 plus de soixante ans que, franchissant l'\u00e9norme distance g\u00e9ographique et culturelle, je me suis trouv\u00e9, en mai de l'ann\u00e9e derni\u00e8re, au Japon\n\nCe n'est qu'\u00e0 plus de soixante ans que, franchissant l'\u00e9norme distance g\u00e9ographique et culturelle, je me suis trouv\u00e9, en mai de l'ann\u00e9e derni\u00e8re, et pour la premi\u00e8re fois de mon existence, au Japon. Pendant tr\u00e8s longtemps je n'ai connu ce pays que par les livres de ma biblioth\u00e8que (par ceux de la British Library \u00e0 Londres, ceux du d\u00e9partement des imprim\u00e9s orientaux de la Biblioth\u00e8que nationale, \u00e0 Paris) ; par les livres beaucoup plus d'ailleurs que par les mus\u00e9es ; et par les images que les lectures ont fait na\u00eetre devant mes yeux.\n\nPendant tr\u00e8s longtemps, \u00e0 vrai dire, je n'ai pas cherch\u00e9 \u00e0 confronter ces images avec celles du r\u00e9el, celle du pays tel qu'il peut appara\u00eetre en vrai. J'ai v\u00e9cu de longs moments de ma vie dans un Japon de r\u00eave et c'est ce Japon imaginaire de po\u00e8te fran\u00e7ais que j'emportai avec moi dans l'avion. Mon h\u00e9sitation \u00e0 faire l'effort de m'en aller si loin \u00e9tait due peut-\u00eatre \u00e0 un sentiment semblable \u00e0 celui que d\u00e9crit Villiers de l'Isle-Adam en ces termes : \u00ab \u00c0 quoi bon r\u00e9aliser nos r\u00eaves ? Ils sont si beaux ! \u00bb\n\nMon premier souvenir japonais \u00e9merge de ma m\u00e9moire de la guerre, 'la' guerre par excellence pour les personnes de ma g\u00e9n\u00e9ration, la Seconde Guerre mondiale.\n\nDans une cour d'\u00e9cole ciment\u00e9e, dure et froide, d'une petite ville du sud de la France, j'entends une voix enfantine dire et r\u00e9p\u00e9ter avec jubilation, en d\u00e9tachant certaines syllabes :\n\n**L'amiral Ya-Ma-Mo-To a \u00e9t\u00e9 mis \u00e0 pied.**\n\nUne autre voix reprend, presque sur le m\u00eame th\u00e8me sonore :\n\n**Ya-Ma-Mo-To Ka-D\u00e9-Ra-T\u00e9.**\n\nLe 'moment' de ce souvenir ? 1942, sans doute ; apr\u00e8s Pearl Harbour, certainement ; un moment assez terrible dans l'histoire commune (et distante) de la France et du Japon ; mais de telles circonstances ne peuvent pas priver les enfants de leurs jeux de langage, et ce nom de l'Orient extr\u00eame nous enchanta.\n\nUn amiral japonais avait perdu son commandement ; il avait \u00e9t\u00e9 'mis \u00e0 pied', comme disaient sans doute les journaux, les conversations des adultes (je ne sais si cette expression est encore compr\u00e9hensible aujourd'hui ; et elle ne l'\u00e9tait sans doute pas pour les enfants que nous \u00e9tions).\n\nMais dans son nom notre oreille \u00e0 l'aff\u00fbt avait identifi\u00e9 un vocable de notre langue, celui d'une esp\u00e8ce de v\u00e9hicule, la motocyclette, ou 'moto'; ce que disait aussi la deuxi\u00e8me version de cette sorte de comptine, exprimant les difficult\u00e9s \u00e9prouv\u00e9es par le moteur de l'amiral \u00e0 continuer sa course : comme on parlait alors, sa moto avait eu \u00ab des rat\u00e9s \u00bb.\n\nBien plus tard, dans la 'table des cinquante sons' de la phon\u00e9tique japonaise, j'ai retrouv\u00e9 ce caract\u00e8re singulier de la langue, que nous avions pris, pour nous moquer d'un militaire peu aimable, assez effrayant (il \u00e9tait l'alli\u00e9 de nos ennemis et occupants, les Allemands de Hitler), comme caract\u00e9ristique, embl\u00e9matique m\u00eame.\n\nIl y a une quinzaine d'ann\u00e9es, ayant pour quelque temps quitt\u00e9 le logement que j'occupais \u00e0 Paris (et que j'ai r\u00e9occup\u00e9 depuis ; c'est l\u00e0 que j'\u00e9cris ces lignes), je l'avais offert, par l'interm\u00e9diaire d'un organisme officiellement charg\u00e9 de l'accueil en France des professeurs \u00e9trangers, pour location \u00e0 un universitaire de Tokyo, venu \u00e9tudier un an \u00e0 la Biblioth\u00e8que nationale.\n\nComme je le rencontrais pour lui en remettre les cl\u00e9s, je lui demandai poliment quel \u00e9tait le sujet de ses recherches. Il me r\u00e9pondit quelque chose que je ne compris pas et que j'entendis \u00e0 peu pr\u00e8s comme \u00ab Ma-rou-ro et Vi-to-gen-tou-shan \u00bb.\n\nCe n'est qu'apr\u00e8s coup, apr\u00e8s avoir r\u00e9p\u00e9t\u00e9 plusieurs fois \u00e0 haute voix les syllabes que j'avais entendues, que je compris que ces deux auteurs ne m'\u00e9taient pas inconnus : il s'agissait d'Andr\u00e9 Malraux et de Ludwig Wittgenstein. (Les raisons de la constitution de ce bin\u00f4me d'\u00e9tudes restent toutefois pour moi, \u00e0 ce jour, \u00e9tranges.)\n\nLes langues que nous ne comprenons pas, particuli\u00e8rement celles qui sont parl\u00e9es dans des r\u00e9gions lointaines, presque fabuleuses pour notre imagination, nous paraissent, enfants, irr\u00e9sistiblement comiques. Elles font partie de ce qui est pour nous alors une seule langue, la non-n\u00f4tre-langue, la langue \u00e9trang\u00e8re. Les enfants, de ce point de vue, sont f\u00e9rocement nationalistes. Ou bien, pourrait-on dire inversement, les nationalistes sont r\u00e9solument rest\u00e9s des enfants sur ce point.\n\nJ'emprunterai ici \u00e0 Schuldt une petite histoire instructive. (Schuldt est un po\u00e8te de langue et nationalit\u00e9 allemandes (j'ai des amis allemands, voyez-vous) ; il a certes un pr\u00e9nom mais, en tant que po\u00e8te, il n'en a pas ; il est Schuldt, tout court. Je n'ai pas \u00e9clairci la raison de cette omission, sinon que la bri\u00e8vet\u00e9 sauvage de cette syllabe unique et explosive, \u00ab Schuldt ! \u00bb est parfaitement en accord avec sa mani\u00e8re ordinaire de parler. Je m'en suis trouv\u00e9 une interpr\u00e9tation, que je lui soumettrai peut-\u00eatre un jour.\n\nEnfant n\u00e9 dans une prestigieuse famille d'armateurs hambourgeois, il en fut, aux environs de sa vingti\u00e8me ann\u00e9e, expuls\u00e9 pour cause de po\u00e9sie, la po\u00e9sie \u00e9tant un crime \u00e9videmment impardonnable, du point de vue nautique. J'imagine donc que la pr\u00e9sence, sur une affiche annon\u00e7ant une lecture, ou sur la couverture d'un livre, du patronyme SCHULDT est, tout simplement, une mani\u00e8re de revendiquer son origine, de continuer \u00e0 \u00eatre un paquebot de la ligne SCHULDT.)\n\n## \u00a7 184 Le paquebot\n\n(C'est pourquoi, quand nous avons fait ensemble, au printemps de la pr\u00e9sente ann\u00e9e, une longue spirale de lectures dans une dizaine de villes allemandes, je n'ai jamais omis de lire, chaque fois, en son honneur, mon po\u00e8me du paquebot\n\n **Le paquebot**\n\n\u00e0 m.b.\n\nLe paquebot monta au cinqui\u00e8me \u00e9tage et dit\n\nTut ! Tut ! Tut !\n\nLa lune ne r\u00e9pondit pas.\n\nLe paquebot monta au sixi\u00e8me \u00e9tage et dit\n\nTut ! Tut ! Tut !\n\nLa lune ne r\u00e9pondit pas.\n\nLe paquebot monta au neuvi\u00e8me \u00e9tage et dit\n\nTut ! Tut ! Tut !\n\nLa lune ne r\u00e9pondit pas.\n\nLes paquebots ne vont pas dans les \u00e9tages\n\nLes paquebots vont sur les mers et les oc\u00e9ans\n\nIls vont sur les mers et crient\n\nTut ! Tut ! Tut !\n\nTut ! Tut ! Tut !\n\nTut ! Tut ! Tut !\n\nEt la lune ne leur r\u00e9pond pas. )\n\nSchuldt raconte ceci : \u00ab Au d\u00e9but des ann\u00e9es soixante, avant la rupture des relations entre la Chine et l'Union des R\u00e9publiques socialistes sovi\u00e9tiques (URSS, for short), Peter et Mary Mayer, de Londres, s'en furent un an enseigner l'anglais dans une petite ville chinoise (elle n'avait pas plus de deux ou trois millions d'habitants). Les seuls autres \u00e9trangers vivant dans la m\u00eame ville \u00e9taient un couple d'ing\u00e9nieurs russes, qui travaillaient sur un projet quelconque de construction russo-chinoise.\n\nUn jour, bruquement, les Mayers furent arr\u00eat\u00e9s par la police politique et soumis \u00e0 un tr\u00e8s long interrogatoire sur leurs ant\u00e9c\u00e9dents, opinions et activit\u00e9s. Ils ne comprirent pas tout d'abord la raison de cette arrestation, et ne parvenaient pas \u00e0 saisir ce dont on les accusait. Mais \u00e0 la fin on leur dit ceci : \"Chaque fois que vous rencontrez les Russes et que vous leur parlez, vous vous exprimez en chinois. Donc vous avez quelque chose \u00e0 cacher.\"\n\nLes Mayers expliqu\u00e8rent que la raison \u00e9tait simple : les Russes ne parlaient pas l'anglais ; eux-m\u00eames ne parlaient pas le russe. Leur seul moyen de communication \u00e9tait le chinois.\n\nMais les policiers ne furent pas satisfaits pour autant. Les Mayers, dirent-ils, feraient mieux de ne pas les prendre pour des idiots : \"Vous \u00eates des \u00e9trangers. Les Russes sont des \u00e9trangers. Quand vous vous rencontrez vous devriez normalement utiliser la langue \u00e9trang\u00e8re. Comme ce n'est pas le cas, cela veut bien dire que vous avez quelque chose \u00e0 cacher.\" \u00bb\n\nEnfants, des langues que nous ignorons, nous ne retenons, pour nous en moquer, qu'un tout petit nombre de sons et de mots, profond\u00e9ment d\u00e9form\u00e9s et sentis comme ridicules.\n\nRidicules parce que non naturels. La seule mani\u00e8re naturelle de dire les choses, de les nommer, est pour nous celle de notre langue maternelle. Ce sentiment est si profond qu'il survit in\u00e9vitablement dans l'\u00e2ge adulte, et prend une forme caricaturale dans la repr\u00e9sentation fantasmatique du monde qui est celle qu'avec une conviction \u00e9norme expriment, de chaque c\u00f4t\u00e9 de la barri\u00e8re des langues, les champions r\u00e9solus des diff\u00e9rentes nations.\n\nSchuldt, encore lui, raconte une deuxi\u00e8me histoire, que je vais lui emprunter aussi. Nous sommes cette fois \u00e0 Londres (il n'est pas indiff\u00e9rent, on s'en doute, que la langue en cause soit l'anglais), et la sc\u00e8ne se passe un peu avant la Premi\u00e8re Guerre mondiale, au Carlton Club. Trois gentlemen de la City s'interrogent : \u00ab What makes Great Britain great ? \u00bb (Qu'est-ce qui fait la grandeur de la Grande-Bretagne ?) Et le premier, apr\u00e8s m\u00fbre r\u00e9flexion, dit : \u00ab The Navy \u00bb (sa Marine ; la Marine royale). \u00ab C'est la Navy qui est la cause ; gr\u00e2ce \u00e0 sa Navy l'Angleterre n'a jamais \u00e9t\u00e9 envahie ; et elle ne le sera jamais ; la Navy est la raison de notre grandeur. \u00bb \u2013 \u00abNon, dit le second. Ce n'est pas vrai. Non. Pas la Navy mais le Commerce, Trade. Sans le commerce comment notre Empire pourrait-il se maintenir ? O\u00f9 trouverions-nous l'or n\u00e9cessaire \u00e0 la construction de ces magnifiques vaisseaux dont notre Navy est si fi\u00e8re ? \u00bb \u2013 \u00abVous vous trompez tous les deux, dit le troisi\u00e8me. Ce ne sont ni la Navy ni le Trade qui donnent \u00e0 l'Angleterre sa grandeur et son \u00e9lan. C'est la langue. Prenez ceci, dit-il en saisissant un objet sur la table. Les Fran\u00e7ais appellent cela un cootow. Les Allemands disent que c'est ein Messer. Mais nous nous disons : \"It is a knife.\" And a knife, gentlemen, a knife is what it is ! \u00bb\n\nMais ce sont souvent ces m\u00eames traits des langues, presque caricaturaux, dont nous nous moquions, qui plus tard en viennent, par un renversement dont il existe bien d'autres exemples, dans d'autres domaines, \u00e0 contribuer \u00e0 notre fascination.\n\nIl en a \u00e9t\u00e9 ainsi pour moi.\n\nEt j'en suis arriv\u00e9 \u00e0 associer, en une \u00e9quation fantaisiste, l'\u00e9conomie phonologique de la langue \u00e0 celle, si exceptionnelle, si extraordinaire, des formes traditionnelles de sa po\u00e9sie.\n\n## \u00a7 185 Il se trouve que c'est \u00e0 la m\u00eame \u00e9poque (1939-45) que j'ai \u00e9t\u00e9 mis en pr\u00e9sence du ha\u00efku\n\nIl se trouve que c'est \u00e0 la m\u00eame \u00e9poque (1939-45) que j'ai \u00e9t\u00e9 mis en pr\u00e9sence du ha\u00efku. Ma famille vivait \u00e0 Carcassonne et mes parents allaient parfois rendre visite \u00e0 un po\u00e8te vivant dans cette ville, nomm\u00e9 Jo\u00eb Bousquet.\n\nJo\u00eb Bousquet \u00e9tait un personnage extr\u00eamement impressionnant pour moi (j'avais alors une dizaine d'ann\u00e9es). Bless\u00e9 gravement pendant la Premi\u00e8re Guerre mondiale, il \u00e9tait rest\u00e9 paralys\u00e9 et ne quittait pour ainsi dire jamais sa chambre.\n\nJ'ai accompagn\u00e9, dans ces ann\u00e9es, peut-\u00eatre une demi-douzaine de fois en tout mon p\u00e8re (parfois ma m\u00e8re venait avec nous) en visite dans la fameuse chambre obscure o\u00f9 Jo\u00eb Bousquet vivait, o\u00f9 il mourait, o\u00f9 il \u00e9tait prisonnier depuis qu'il avait \u00e9t\u00e9 tu\u00e9 sans mourir, longtemps auparavant.\n\nJe me souviens de l'obscurit\u00e9, de la p\u00e9nombre, des voix qui me semblent, \u00e0 cinquante ans de distance, basses, si basses. Ce sont des voix du silence, et, par le souvenir, leur traduction. Dans le vide de l'oubli, qui n'est pas le rien, mais une sorte de rayonnement noir, comme celui dont l'univers, nous dit-on, se trouve p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 depuis ses premiers instants, je pressens, \u00e0 la limite inf\u00e9rieure de l'intelligibilit\u00e9, des murmures.\n\nJe n'\u00e9coutais gu\u00e8re, \u00e0 vrai dire, ce qui pouvait se dire l\u00e0. Il y avait des parfums incompr\u00e9hensibles, de la blancheur. Des gens venaient, des jeunes femmes, surtout ; venaient, partaient. J'attendais, intimid\u00e9 et un peu press\u00e9 de revenir au soleil, courir, oui, courir ; je courais beaucoup.\n\nMon p\u00e8re avait d\u00fb lui parler de moi, de ma passion d\u00e9j\u00e0 visible pour la po\u00e9sie. Il m'en donna \u00e0 lire. Pas de la po\u00e9sie dite 'pour enfants', consid\u00e9r\u00e9s comme des cr\u00e9atures po\u00e9tiquement inf\u00e9rieures, mais de vrais po\u00e8mes de vrais po\u00e8tes ; des po\u00e8tes dont je pense il aimait \u00e0 penser qu'ils me feraient, po\u00e9tiquement, du bien. Je n'ai retenu que quelques-uns de ces conseils, sans doute parce qu'ils m'ont fortement marqu\u00e9, quoique d'une mani\u00e8re tr\u00e8s diff\u00e9rente. (Il m'avait pr\u00eat\u00e9 deux livres : Le Collier de griffes et Le Coffret de santal, de Charles Cros ; et Cros \u00e9tait de Fabrezan, dans les Corbi\u00e8res, que je connaissais, l'ayant travers\u00e9 \u00e0 v\u00e9lo.)\n\nIl y eut, parmi ces lectures offertes, des ha\u00efkus. Je n'ai rien retenu d'eux (je ne pense pas qu'il s'agissait d'un livre mais plut\u00f4t d'une revue) ; rien que l'\u00e9tonnement de leur lecture, et une certaine stup\u00e9faction, qui \u00e9tait de nature formelle : parce que la po\u00e9sie, telle que je la connaissais par ce que j'avais pu en apprendre ou lire \u00e9tait avant tout de la po\u00e9sie compt\u00e9e-rim\u00e9e ; la po\u00e9sie, alors pour moi, c'\u00e9tait \u00e9norm\u00e9ment Hugo et un peu Vigny, un peu Baudelaire, beaucoup Verlaine et le Rimbaud du _Bateau ivre_ (beaucoup moins celui de la _Saison en enfer_ ou des _Illuminations_ ).\n\nC'est pourquoi l'id\u00e9e de vers non rim\u00e9s et non compt\u00e9s selon le d\u00e9compte habituel n'avait pas de sens pour moi (les trois vers du ha\u00efku, dans les versions fran\u00e7aises que j'ai pu lire alors, ne devaient sans doute pas \u00eatre soumis \u00e0 la r\u00e9partition impaire 5 + 7 + 5, ce qui fait qu'ils ne devaient pas sembler compt\u00e9s du tout). Je ne crois pas que j'aie vraiment essay\u00e9 de m'y retrouver.\n\nCependant le prestige de Bousquet \u00e9tait tel (c'\u00e9tait un vrai po\u00e8te, qui \u00e9crivait de vrais vers, qui les publiait, et il \u00e9tait visiblement tenu en grande estime par mes parents) que je les ai lus, un peu comme quelque chose qui \u00e9tait une esp\u00e8ce d'objet de langue \u00e0 soi tout seul, ni po\u00e9sie tout \u00e0 fait, ni prose tout \u00e0 fait non plus.\n\nLes mots \u00e9taient simples, les textes \u00e9taient courts. Ils ont, je pense, fait un cheminement tranquille dans ma m\u00e9moire et c'est par une sorte d'anamn\u00e8se que, bien plus tard, d\u00e9couvrant la tradition japonaise du 'waka', je me suis senti brusquement en pays familier : c'est un sentiment qui ne trompe gu\u00e8re (ou qui nous trompe de mani\u00e8re convaincante). J'avais su, je savais d\u00e9j\u00e0 cette \u00e9motion mais je ne savais plus que je savais, je le red\u00e9couvrais ; et je me souvenais alors du moment o\u00f9 je l'avais su.\n\nLe Japon a jou\u00e9 pour moi un jour le r\u00f4le d'un 'ailleurs' po\u00e9tique, d'une contr\u00e9e o\u00f9 la po\u00e9sie fut autre (et il s'agit surtout, comme le temps verbal l'indique, de la po\u00e9sie ancienne), o\u00f9 elle entretint avec la nature (une nature elle-m\u00eame lointaine, \u00e9trange) un rapport privil\u00e9gi\u00e9 ; en une sorte de sympathie d'essence, de simplicit\u00e9 premi\u00e8re. Je ne suis pas na\u00eff au point de croire que cette repr\u00e9sentation est correcte. Mais c'est une image qui s'est impos\u00e9e \u00e0 moi d'une mani\u00e8re insistante, presque tyrannique.\n\nJ'ai, pendant de nombreuses ann\u00e9es, pris cette po\u00e9sie (imaginairement donc) pour mod\u00e8le d'une vis\u00e9e po\u00e9tique que j'aurais voulu faire mienne, celle de l'\u00e9vidence du monde en ses esp\u00e8ces naturelles, mais atteinte cependant au terme d'un immense travail de langue, par des g\u00e9n\u00e9rations obstin\u00e9es de po\u00e8tes, r\u00e9sultat de leur effort minutieux, formel, et savant. Il faut \u00eatre infiniment savant pour \u00eatre infiniment simple.\n\nPourtant, ce n'est pas du tout le Japon po\u00e9tique qui alors m'aida \u00e0 r\u00e9soudre le probl\u00e8me formel que j'en \u00e9tais venu \u00e0 me poser. Bien au contraire, c'est d'avoir trouv\u00e9, dans un Japon en apparence tout autre, la solution \u00e0 une difficult\u00e9 de nature surtout combinatoire, qui m'a permis de retrouver le sentier perdu de sa po\u00e9sie.\n\n## \u00a7 186 Pr\u00e8s de vingt ans apr\u00e8s la guerre j'ai rencontr\u00e9 de nouveau le Japon dans un contexte tout \u00e0 fait diff\u00e9rent du premier\n\nPr\u00e8s de vingt ans apr\u00e8s la guerre j'ai rencontr\u00e9 de nouveau le Japon dans un contexte tout \u00e0 fait diff\u00e9rent du premier, pas du tout po\u00e9tique et \u00e0 premi\u00e8re vue improbable. Entre-temps j'\u00e9tais devenu un math\u00e9maticien.\n\nMon ma\u00eetre quelque temps fut un des fondateurs de la prestigieuse \u00e9cole fran\u00e7aise de math\u00e9matique, Bourbaki pour ne pas la nommer. Il s'appelait Claude Chevalley. Je suivis quelques-uns de ses cours ; et son s\u00e9minaire \u00e0 l'institut Henri-Poincar\u00e9 (\u2192 branche 3, deuxi\u00e8me partie). J'eus m\u00eame l'honneur d'y prendre la parole sur un point d\u00e9licat quoique modeste de la th\u00e9orie des cat\u00e9gories. La th\u00e9orie des cat\u00e9gories n'en a pas \u00e9t\u00e9 d\u00e9cisivement affect\u00e9e. Moi oui.\n\nLe professeur Chevalley avait s\u00e9journ\u00e9 quelque temps au Japon au d\u00e9but des ann\u00e9es cinquante (et l'une de ses contributions les plus marquantes en math\u00e9matique, sa fameuse identification de nouvelles familles de groupes simples, avait paru au Tohoku Mathematical Journal).\n\nIl en avait ramen\u00e9 une passion : celle du jeu ; pas d'un jeu de hasard ; du jeu de go. N'\u00e9tait-il pas naturel pour un de ses \u00e9l\u00e8ves de s'int\u00e9resser \u00e0 ce jeu ?\n\nJe me rendis plusieurs fois chez le ma\u00eetre. C'\u00e9tait pendant l'ann\u00e9e universitaire 1964-1965. La question d\u00e9battue \u00e9tait celle de la 'descente'. Nous en laisserons ici de c\u00f4t\u00e9 les d\u00e9tails, fascinants certes mais peu adapt\u00e9s \u00e0 la transparence n\u00e9cessaire de mon \u0153uvre, \u00e9crite en prose fran\u00e7aise, et qui doit rester superficiellement tranquille. C'est un principe de composition qui ne d\u00e9coule pas uniquement du d\u00e9sir d'avoir \u00e9ventuellement plus de quelques douzaines de lecteurs et de ne pas effrayer ceux-l\u00e0 immod\u00e9r\u00e9ment. Il y avait des points \u00e0 \u00e9claircir pour la bonne pr\u00e9sentation orale des r\u00e9sultats, des d\u00e9tails de r\u00e9daction \u00e0 surveiller. Le professeur Chevalley, en bon bourbakiste de la premi\u00e8re heure, tenait \u00e0 la pr\u00e9cision la plus extr\u00eame dans les notations, dans la terminologie, dans les encha\u00eenements d\u00e9ductifs ; il \u00e9tait d'une rapidit\u00e9 extr\u00eame dans la pens\u00e9e math\u00e9matique, mais d'une lenteur m\u00e9ticuleuse, pointilleuse, v\u00e9tilleuse m\u00eame (me semblait-il), dans l'\u00e9criture de cette pens\u00e9e.\n\nJe m'en venais donc, fort impressionn\u00e9 par la petite taille du professeur Chevalley et l'immensit\u00e9 de son g\u00e9nie math\u00e9matique (je le dis sans aucune ironie), au no x de la rue de Prony, \u00e0 Paris, dans le dix-septi\u00e8me arrondissement.\n\nComme j'\u00e9tais en avance (je suis toujours en avance), je passais quelques minutes nerveuses de r\u00e9visions ultimes dans le parc Monceau, qui se trouve par l\u00e0, tout pr\u00e8s, parmi les enfants piailleurs, les nounous cosmopolites et les chiens autochtones.\n\nPuis, calculant \u00e0 la seconde presque le temps n\u00e9cessaire au franchissement de l'avenue et \u00e0 la mont\u00e9e des escaliers pour me trouver devant la sonnette \u00e0 l'heure prescrite, je ressortais du parc, essayant de maintenir ferme dans ma t\u00eate l'ordre des raisons cat\u00e9goriques qu'il me faudrait aligner devant ces yeux s\u00e9v\u00e8res (mais justes).\n\nJ'\u00e9tais averti de la passion coupable du ma\u00eetre pour un jeu que la rumeur s'accordait \u00e0 trouver \u00e9trange. Ces choses-l\u00e0 se savent ; le milieu des math\u00e9maticiens n'\u00e9tait pas tr\u00e8s vaste. (Et Pierre Lusson, qui avait r\u00e9dig\u00e9 le premier cours de Chevalley en France (le ma\u00eetre \u00e9tant revenu des USA), Formes quadratiques sur un corps quelconque (avec un int\u00e9r\u00eat tout sp\u00e9cial pour les diaboliques corps de caract\u00e9ristique 2, et le tr\u00e8s agr\u00e9able th\u00e9or\u00e8me de Poincar\u00e9-Birkhof-Wiit (avec lequel je fus amen\u00e9 un jour \u00e0 jouer dans un contexte plus bizarre encore), ne l'ayant pas ignor\u00e9, je ne l'ignorais pas moi-m\u00eame ; je connaissais les principes du jeu, pas plus.) (Je dis 'Chevalley', parce que c'est ainsi qu'on parlait, qu'on parle sans doute encore ; les math\u00e9maticiens d'une certaine taille (math\u00e9matique) sont des noms, des noms tout nus, sans pr\u00e9nom, des images de marque de leurs th\u00e9or\u00e8mes, de leurs concepts.)\n\nChevalley donc, comme tout joueur de go soudain plong\u00e9 dans un milieu peu p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 par ce jeu, s'\u00e9tait trouv\u00e9, loin du Japon et de l'universit\u00e9 de Chicago, tel le poisson jet\u00e9 par la vague irascible sur la gr\u00e8ve, en manque cruel de partenaires ; il essayait r\u00e9guli\u00e8rement d'\u00e9vang\u00e9liser ses \u00e9l\u00e8ves, qui ne r\u00e9pondaient, je le crains, que poliment.\n\nQuand on arrivait chez lui, il y avait toujours sur son bureau un go-ban jonch\u00e9 de 'pierres' noires et blanches (il avait un beau jeu, un grand damier de bois luxueux et lourd, avec de belles lourdes pierres-pions de basalte, mates, ovales aplatis, comme des disques de soucoupes volantes qu'affectionnent les ovnis (les civilisations galactiques qui nous observent jouent sans aucun doute au go ; quand on parviendra \u00e0 d\u00e9chiffrer les messages que nos cousins extraterrestres tentent de nous faire parvenir depuis les plus lointaines galaxies, je pense qu'une des premi\u00e8res questions qui nous sera pos\u00e9e, pour voir si nous sommes dignes d'\u00eatre f\u00e9d\u00e9r\u00e9s intergalactiquement, sera un probl\u00e8me de go) ; il l'avait ramen\u00e9 du Japon), dispos\u00e9es suivant quelque configuration \u00e9pineusement go-ique (un d\u00e9but (joseki) th\u00e9orique ; un probl\u00e8me de l'esp\u00e8ce dite 'vie et mort'; un \u00e9tat avanc\u00e9 de partie entre champions de la Nihon ki in (la principale association japonaise) \u00e0 \u00e9tudier pour se p\u00e9n\u00e9trer de strat\u00e9gie).\n\nIl attendait (gardons la m\u00e9taphore piscicole), semblable au p\u00eacheur qui, ayant jet\u00e9 la mouche, guette le bouchon \u00e0 la surface de l'eau tranquille, pr\u00eat \u00e0 tirer la ligne brusquement d\u00e8s qu'une curiosit\u00e9 de truite ou de saumon se manifeste. Aussit\u00f4t, au moindre signe d'int\u00e9r\u00eat du visiteur imprudent, il proposait une initiation.\n\nJe n'avais jamais eu un go\u00fbt tr\u00e8s vif pour les jeux de strat\u00e9gie, \u00e9tant rest\u00e9 depuis l'enfance inexorablement m\u00e9diocre joueur de dames, encore plus m\u00e9diocre joueur d'\u00e9checs, quoique moyen joueur de 'morpion'. Mais j'eus imm\u00e9diatement le coup de foudre pour le go. (Il est heureux pour moi de ne l'avoir rencontr\u00e9 que tard dans ma vie, \u00e0 plus de trente ans, et de ne pas avoir \u00e9t\u00e9 particuli\u00e8rement dou\u00e9, car j'aurais tr\u00e8s bien pu y engloutir d'\u00e9normes pans de mon existence ; le go, comme l'alcool, peut vous ruiner une carri\u00e8re : cela s'est vu.)\n\nJ'appris donc les r\u00e8gles (tr\u00e8s simples), empruntai un go-ban, commen\u00e7ai \u00e0 jouer ; jouai pas mal (avec mon ami Pierre ; avec le professeur Chevalley ; progressai assez vite, mais pas tr\u00e8s loin). Vint le printemps.\n\n## \u00a7 187 C'\u00e9tait un beau printemps que le printemps de 1965\n\nC'\u00e9tait un beau printemps (?; il faudrait v\u00e9rifier ; si j'\u00e9tais un romancier, avant d'\u00e9crire ceci, j'aurais v\u00e9rifi\u00e9 \u00e0 la Biblioth\u00e8que nationale en consultant quelque collection de journaux ; quelle chance est la mienne de n'\u00eatre pas romancier !).\n\nUn beau jour de ce beau printemps (je ne sais plus lequel exactement ; ce fut un jour important de ma vie po\u00e9tique mais je n'ai pas pens\u00e9 \u00e0 en fixer la date dans mon souvenir ; c'\u00e9tait certainement avant la fin de l'ann\u00e9e universitaire, le 's\u00e9minaire' sur la 'descente' n'\u00e9tait pas termin\u00e9 ; j'avais d\u00e9j\u00e0 pr\u00e9sent\u00e9 ma contribution ; est-ce important ? Ce n'est pas important, mais de ne pas le retrouver en pensant m'agace\n\n\u2013 en fait je crois que je peux retrouver ext\u00e9rieurement ce moment, tout simplement parce que je me rappelle bien le lieu de l'\u00e9v\u00e9nement que je vais dire, et quelques bribes du sonnet que j'y composai.\n\nEt en effet en me reportant \u00e0 l'instant d'avant celui o\u00f9 je vous \u00e9cris ces lignes, \u00e0 mon carnet bleu, je vois qu'il s'agit du 8 mai, jour anniversaire de la Victoire, et le sonnet \u00e9crit en cet endroit commence ainsi :\n\nalphaville\n\nCercle de fourrures blanche boussole\n\no\u00f9 s'orientent les jambes vers quel nord\n\nsous les lampes qui fondent entre les mondes\n\nmachin\u00e9s les dominos neptuniens\n\n.........\n\nLe po\u00e8me lui-m\u00eame puisait son inspiration dans le film du m\u00eame titre de Mr Godard, que je venais de voir (le 'cercle de fourrures' en question a pour 'r\u00e9f\u00e9rent' l'actrice Anna Karina) et qui m'offrit la surprise si agr\u00e9able de l'acteur Eddie Constantine (qui d'habitude jouait le personnage de Lemmy Caution dans les (mauvaises) adaptations cin\u00e9matographiques des (mauvais) romans policiers de Peter Cheyney) r\u00e9citant (avec sa voix coutumi\u00e8re, et l\u00e0 \u00e9tait le charme de l'id\u00e9e godardienne, pseudo anglo-saxonnement (quand il parlait il paraissait se doubler lui-m\u00eame, c'\u00e9tait son image de marque)) du Paul Eluard (Capitale de la douleur). Ce sonnet n'a rien \u00e0 voir causalement (que je puisse aujourd'hui discerner) avec le contenu de l'illumination formelle qui m'envahit dans un caf\u00e9 proche du square Saint-Pierre, au-dessous du Sacr\u00e9-C\u0153ur)).\n\nUn beau jour de ce beau printemps j'avais emport\u00e9, pour servir de repos et de contrepoint \u00e0 l'exercice de la composition po\u00e9tique (qui \u00e9tait alors extr\u00eamement effervescente, comme j'ai dit), des exemplaires de la Go-Review, mensuel de langue anglaise publi\u00e9 par la Nihon ki in, que Chevalley, favorablement impressionn\u00e9 par l'int\u00e9r\u00eat que je portais \u00e0 son jeu de pr\u00e9dilection (certainement beaucoup moins par mes qualit\u00e9s math\u00e9matiques, je le crains), m'avait confi\u00e9 (en m\u00eame temps que ses notes du s\u00e9minaire (il pensait \u00e0 ce moment-l\u00e0 \u00e0 une publication ; qui ne se fit pas ; ce que je regrette ; il y avait eu au cours des mois un bon travail de th\u00e9orie des cat\u00e9gories fibr\u00e9es) (il me pr\u00eata les exemplaires de toute une ann\u00e9e ; et je dois avouer ici, _mea culpa_ , _mea maxima culpa_ , que je les ai encore !)).\n\nJ'\u00e9tudiais une partie comment\u00e9e dans le num\u00e9ro d'avril 1965 de la revue, partie disput\u00e9e entre Masami Shinohara 8e dan et Mitsuo Takei 2e kyu (je note, co\u00efncidence, que le niveau de go atteint par Chevalley, tel que je pus plus tard l'\u00e9valuer (quand j'eus atteint le m\u00eame, que je ne d\u00e9passai jamais, et que j'ai perdu j'ai pu le constater l'ann\u00e9e derni\u00e8re \u00e0 \u00c9vreux !) (je pourrais cependant, \u00e0 ce que disent les sp\u00e9cialistes, le retrouver en me remettant \u00e0 jouer, m\u00eame aujourd'hui, car l'armature strat\u00e9gique acquise (qui d\u00e9termine en grande partie le niveau atteint par un joueur) est comme une syntaxe, qui s'ancre plus profond\u00e9ment dans les r\u00e9seaux neuronaux qu'un lexique), son niveau \u00e9tait pr\u00e9cis\u00e9ment celui de 2e kyu, ce qui signifie certainement quelque chose (comme toutes les co\u00efncidences) mais je ne saurais trop dire quoi (comme c'est le cas en pr\u00e9sence de toute co\u00efncidence)).\n\nAlors **il m'apparut brusquement que je devais construire mon livre sur le mod\u00e8le de cette partie**. Le choix de cette partie-l\u00e0 plut\u00f4t qu'une autre \u00e9tait \u00e9videmment contingent. Elle se trouvait sous mes yeux au moment pr\u00e9cis o\u00f9 l'id\u00e9e m'\u00e9tait venue. Elle n'avait rien en elle-m\u00eame qui imposait sp\u00e9cialement de la choisir pour le r\u00f4le qu'elle allait devoir jouer.\n\nC'\u00e9tait, allait \u00eatre pour moi une partie g\u00e9n\u00e9rique, la partie de go par excellence (dans ce contexte). L'essentiel de l'id\u00e9e \u00e9tait que je devais concevoir la disposition des po\u00e8mes selon le d\u00e9roulement d'une partie ; d'une partie de go ; celle-l\u00e0, par exemple. N'importe quelle partie un peu \u00e9labor\u00e9e, entre un joueur tr\u00e8s fort et un joueur tr\u00e8s moyen, aurait pu faire l'affaire.\n\nJe ne m'attardai pas \u00e0 me demander si c'\u00e9tait ou non la bonne partie. Il en fallait une ; pourquoi pas celle-l\u00e0 ? Je pris instantan\u00e9ment la d\u00e9cision (de telles d\u00e9cisions se prennent en un \u00e9clair, ou jamais) et me plongeai imm\u00e9diatement dans la r\u00e9fection compl\u00e8te de mon ouvrage qui devait en r\u00e9sulter.\n\nIl fallait d'abord, bien s\u00fbr, \u00e9tudier de pr\u00e8s la partie, me p\u00e9n\u00e9trer de la succession des coups, lire les commentaires savants qui en \u00e9taient donn\u00e9s dans la revue, voir quels aspects du jeu \u00e9taient particuli\u00e8rement mis en valeur par elle.\n\nJe ne pensai pas un instant que j'\u00e9tais capable de saisir sa subtilit\u00e9 : pour comprendre r\u00e9ellement une partie, il faut avoir atteint un niveau suffisant.\n\nMais bien qu'encore tr\u00e8s novice, je pouvais \u00e0 peu pr\u00e8s appr\u00e9hender quelles erreurs, quelles maladresses strat\u00e9giques et tactiques avait commises le plus faible des deux joueurs, le 2e kyu Takei. Car dans ma transposition po\u00e9tique de la partie, il \u00e9tait clair que je devais adopter son point de vue.\n\n## \u00a7 188 Le choix d'un mod\u00e8le qui est une partie d'un jeu, quel qu'il soit, est une id\u00e9e enfantine\n\nEn tant qu'id\u00e9e de composition, le choix d'un mod\u00e8le qui est une partie d'un jeu, quel qu'il soit, est une id\u00e9e enfantine. (Le choix d'un jeu comme mod\u00e8le, ind\u00e9pendamment de la nature de ce jeu, eut certainement aussi, incitation inconsciente, la lecture du Jeu des perles de verre, d'Hermann Hesse.)\n\nDans mon choix il y avait acceptation de ce fait ; et je pensais, bien \u00e9videmment, \u00e0 la partie d'\u00e9checs qui gouverne la narration du chef-d'\u0153uvre de Lewis Carroll, une de mes lectures de tr\u00e8s longtemps pr\u00e9f\u00e9r\u00e9e.\n\nDans les ann\u00e9es soixante, il y a eu d'autres tentatives d'associer un jeu, une partie d'un jeu jou\u00e9 comme jeu \u00e0 un livre con\u00e7u, lui, imaginairement comme jeu de narration. On a pens\u00e9 \u00e0 s'inspirer, par exemple, toujours du jeu d'\u00e9checs (mais autrement : c'est ce que fait John Brunner dans The Squares of the City), du jeu de dames (Philippe Sollers), du jeu de l'oie (Edoardo Sanguineti) ; il y a eu d'autres cas sans doute. Je ne connaissais pas ces efforts (je vivais isol\u00e9, englu\u00e9 dans la math\u00e9matique). Mais de toute fa\u00e7on, m\u00eame si je les avais connus, j'aurais agi de la m\u00eame mani\u00e8re : la v\u00e9ritable \u00e9mulation \u00e9tait celle qui m'amenait \u00e0 me confronter \u00e0 Lewis Carroll ; et par cons\u00e9quent je ne pouvais choisir qu'un jeu diff\u00e9rent, et d'une complexit\u00e9 combinatoire au moins \u00e9gale \u00e0 celle du jeu d'\u00e9checs. Dans ces conditions les candidats-jeux n'\u00e9taient gu\u00e8re nombreux.\n\nAvec le jeu de go, en plus, je ne risquais pas de marcher sur les plates-bandes d'un autre po\u00e8te, ou, pire, d'un romancier.\n\nEn m'avan\u00e7ant dans cette direction, je me rapprochais de mani\u00e8re beaucoup plus nette des principes d'une \u00e9criture sous contraintes explicites, formelles (que j'avais d\u00e9j\u00e0 mise en \u0153uvre, en quelque sorte localement, par diff\u00e9rents moyens, dans plusieurs sonnets).\n\nJe me mettais \u00e0 faire de l'oulipisme sans le savoir (\u00e0 construire, quoique sous forme balbutiante, un 'chef-d'\u0153uvre' oulipien). Car j'ignorais jusqu'\u00e0 l'existence de ce groupe bizarre, fond\u00e9 plusieurs ann\u00e9es auparavant par Fran\u00e7ois Le Lionnais et Raymond Queneau, qui \u00e9tait encore, \u00e0 l'\u00e9poque, un groupe de recherches, d'exp\u00e9riences litt\u00e9raires, quasi clandestin.\n\nSans doute, si j'avais alors connu l'Oulipo, j'aurais pu aller beaucoup plus loin dans la rigueur et l'invention. Le regretterai-je ? en fait, non, je ne regrette rien.\n\nCar il \u00e9tait absolument n\u00e9cessaire \u00e0 l'impulsion int\u00e9rieure, moteur de ma tentative (qui n'\u00e9tait de plus que la premi\u00e8re \u00e9tape de quelque chose qui, dans mon esprit, devait s'amplifier, s'\u00e9tendre beaucoup plus vastement, beaucoup plus ambitieusement (quand je me pr\u00e9occupai de la deuxi\u00e8me \u00e9tape, j'\u00e9tais devenu membre de l'Oulipo)), qu'elle f\u00fbt en apparence sans pr\u00e9curseurs et sans \u00e9quivalents. J'avais besoin de la joie, de l'orgueil du solitaire (toujours pr\u00eat \u00e0 se tranformer, en cas d'\u00e9chec, en rictus amer) qui s'avance loin des sentiers battus, qui \u00ab par(t) courageusement, laisse toutes les routes \u00bb et \u00ab Ne terni(t) plus (ses) pieds aux poudres du chemin \u00bb. J'\u00e9claircissais ma voix des gargarismes mentaux de l'originalit\u00e9.\n\nApr\u00e8s coup, il est clair que, _volens nolens_ , je me suis plac\u00e9 dans une d\u00e9marche d'\u00e9poque, avant-gardiste. Comme je n'y peux rien, je ne le regrette pas non plus.\n\nAyant d\u00e9blay\u00e9 tous les aspects secondaires du choix, que dire de ce qui me semble rester valable dans l'intention ? Le recours au jeu permettait (c'\u00e9tait une esp\u00e9rance) de rompre la m\u00e9canique inexorable de la composition s\u00e9quentielle : tel po\u00e8me apr\u00e8s tel autre, avant tel autre ; pas de choix. Que la succession soit fig\u00e9e implique une immobilit\u00e9 de fait de l'ensemble.\n\nRompre la s\u00e9quentialit\u00e9 obligatoire redonnerait du mouvement, lib\u00e9rerait la lecture du caract\u00e8re autoritaire de la progression page \u00e0 page. Il est vrai que le livre de po\u00e9sie est moins contraint que le r\u00e9cit de ce point de vue. On peut lire po\u00e8me apr\u00e8s po\u00e8me ; on peut ouvrir et lire presque n'importe o\u00f9. Mais dans ce cas on rencontre une autre rigidit\u00e9, celle de l'arbitraire.\n\nProposer le d\u00e9roulement d'une partie offrirait un autre mode de lecture, \u00e0 \u00e9gale distance du hasard et du m\u00e9tronome, une lecture rythm\u00e9e par un d\u00e9veloppement temporel autre que celui de l'imprim\u00e9 (l'ordre impos\u00e9 par le fabricant), mais autre aussi que celui de l'accident (le d\u00e9sordre de l'abandon \u00e0 la fantaisie du regard).\n\nJe ne veux pas dire par l\u00e0 que les deux modes pr\u00e9c\u00e9dents devaient \u00eatre annul\u00e9s par le recours au jeu : d'une part parce que, mat\u00e9riellement, si un livre devait voir le jour, il aurait les caract\u00e8res ordinaires d'un livre ; d'autre part parce qu'il n'est pas possible de forcer le lecteur \u00e0 lire autrement qu'il a envie de le faire. Ce n'est que dans le cas du roman que, pour des raisons \u00e9videntes, les deux types de lecture ont tendance \u00e0 co\u00efncider largement ; mais ce n'est presque jamais le cas pour la po\u00e9sie. Mais surtout parce que je ne consid\u00e9rais pas du tout la lecture \u00e0 la suite ni la lecture n'importe-comment-n'importe-o\u00f9 comme \u00e9tant de qualit\u00e9 inf\u00e9rieure \u00e0 celle que j'allais essayer de sugg\u00e9rer.\n\nDans mon esprit, elle serait une possibilit\u00e9 suppl\u00e9mentaire offerte ; elle ferait partie du r\u00e9sultat, de l'accomplissement de mon **projet de po\u00e9sie** , m\u00eame pour celui qui se refuserait \u00e0 en tenir compte. Mais je laisserai, magnanime, toute sa libert\u00e9 au lecteur.\n\n## \u00a7 189 Parmi les jeux, le go avait \u00e0 mes yeux un avantage consid\u00e9rable.\n\nParmi tous les jeux, le go, d\u00e8s que j'avais d\u00e9couvert qu'il serait mon salut combinatoire (pour l'aspect qui me manquait encore, celui du mouvement non unidimensionnel), avait \u00e0 mes yeux plusieurs avantages, consid\u00e9rables. Certains \u00e9taient extrins\u00e8ques au **projet de po\u00e9sie** ; d'autres pouvaient lui \u00eatre intrins\u00e8quement associ\u00e9s.\n\nDes premiers disons, rapidement : \u2013 le jeu m'\u00e9tait, en quelque sorte, 'offert' par la math\u00e9matique. Certes, cette offre du go n'avait rien d'une n\u00e9cessit\u00e9 de nature, mais elle avait une grande force sentimentale ; puisque le 'vecteur' du jeu \u00e9tait le math\u00e9maticien que j'admirais le plus parmi les vivants (il le m\u00e9ritait, pas seulement comme math\u00e9maticien) ; et je venais d'avoir la chance inou\u00efe (impr\u00e9visible \u00e9tant donn\u00e9 la 'modestie' de mes qualifications) de travailler un peu avec lui, de le voir au travail, et dans le domaine qui me passionnait le plus, celui de la th\u00e9orie des cat\u00e9\u00adgories.\n\n\u2013 Il me venait d'ailleurs, d'une tr\u00e8s grande tradition lointaine, absolument exotique (\u00e0 ce moment, il n'y avait peut-\u00eatre pas vingt personnes en France le connaissant). Le d\u00e9sir d'un ailleurs, dans tous les domaines, \u00e9tait un corollaire constant de mon \u00e9tat de deuil. (Et a sans doute \u00e9t\u00e9 un \u00e9tat constant de mon existence, \u00e0 tous moments (il est fortement affaibli aujourd'hui).)\n\n(Il s'agissait l\u00e0 peut-\u00eatre d'une r\u00e9surgence, transpos\u00e9e, de mon r\u00eave ant\u00e9rieur de d\u00e9part vers la Chine r\u00e9volutionnaire (\u2192 cap.11).)\n\nLes qualit\u00e9s du jeu qui avaient directement \u00e0 voir avec mon propos \u00e9taient : \u2013 d'abord sa grande disponibilit\u00e9 combinatoire. Certes, mon insuffisance en tant que joueur ne me permettrait qu'un effleurement de ses pouvoirs. Ils n'en restaient pas moins pr\u00e9sents, comme arri\u00e8re-plan, comme horizon. Je pouvais esp\u00e9rer que quelque chose s'en refl\u00e9terait dans les rapports de contigu\u00eft\u00e9 et de succession qui s'\u00e9tabliraient entre les po\u00e8mes (associ\u00e9s aux 'pierres' noires et blanches, aux configurations qu'elles dessineraient ; enfin aux coups de la partie prise comme mod\u00e8le).\n\n\u2013 Le go \u00e9tant le seul jeu de strat\u00e9gie pouvant rivaliser avec les \u00e9checs, tant par l'\u00e9paisseur chronologique de sa tradition que par la complexit\u00e9 et la subtilit\u00e9 de ses formes de vie, les parties jou\u00e9es, je ne choisissais pas une r\u00e9f\u00e9rence inf\u00e9rieure \u00e0 celle de Lewis Carroll.\n\n\u2013 D'ailleurs je pouvais m\u00eame penser que le go \u00e9tait sup\u00e9rieur aux \u00e9checs, en un sens qui ne m'\u00e9tait pas visible mais que l'aventure des tentatives de jeu par ordinateur semble pouvoir \u00e9clairer aujourd'hui : car au go, \u00e0 la diff\u00e9rence des \u00e9checs, il est extr\u00eamement difficile de d\u00e9crire m\u00e9caniquement ce qu'est une configuration gagnante, vers laquelle on doit tendre. Il n'y a aucune disposition relative r\u00e9p\u00e9table, universelle des pierres noires et blanches (et toutes les pierres se valent) qui permet de dire : voil\u00e0. Il n'y a aucun \u00e9quivalent du 'mat en trois coups'. Il est pour cette raison probable que les ordinateurs mettront beaucoup plus de temps \u00e0 battre les grands joueurs de go qu'\u00e0 triompher des grands ma\u00eetres \u00e9chiqu\u00e9ens.\n\n\u2013 Enfin et surtout, le go avait cette vertu, essentielle pour mon intention po\u00e9tique, que toutes les 'pierres' y \u00e9taient de valeur \u00e9gale. Si je devais \u00e9tablir une correspondance entre pierres du jeu et sonnets, il aurait \u00e9t\u00e9 tr\u00e8s difficile pour moi de d\u00e9cider \u00e0 l'avance que tel po\u00e8me avait une 'valeur', une 'force' diff\u00e9rente de celle des autres, de hi\u00e9rarchiser leur importance. En plus je n'y tenais pas. L'aspect 'd\u00e9mocratique' du go me convenait parfaitement. (Il est probable que la m\u00e9taphore \u00e9chiqu\u00e9enne s'accommode mieux d'un r\u00e9cit que d'une construction en po\u00e8mes ; mieux que celle du go ? ce n'est pas s\u00fbr ; le go pourrait aussi servir de mod\u00e8le \u00e0 une narration.)\n\nAyant choisi d'interpr\u00e9ter chaque sonnet (ou non-sonnet) de mon livre en progression comme pierre de go (le mot 'pierre' est plus agr\u00e9able que le mot 'pion'; je regrette d'avoir employ\u00e9 ce dernier dans mon livre), j'eus \u00e0 r\u00e9soudre plusieurs probl\u00e8mes ; des probl\u00e8mes enti\u00e8rement nouveaux qui allaient produire des effets inattendus sur mon travail de composition.\n\nLe passage, par copie, de l'\u00e9criture s\u00e9quentielle dans le carnet \u00e0 celle quadricolore sur quart de feuilles de papier se r\u00e9v\u00e9la ad\u00e9quate \u00e0 mes nouvelles t\u00e2ches.\n\nPosant les po\u00e8mes-pions \u00e0 plat devant moi sur le tapis, je pouvais ais\u00e9ment envisager leur distribution en des configurations bidimensionnelles, homologues \u00e0 celles du go-ban.\n\nCela \u00e9tant, il me fallait d\u00e9cider de la r\u00e9partition fondamentale des po\u00e8mes entre pierres noires et pierres blanches. Bien des fois j'ai oscill\u00e9, remis au noir ce qui \u00e9tait au blanc, et inversement (\u00ab la nuit suivait-elle le jour, ou le jour la nuit ? \u00bb). Mes premi\u00e8res tentatives de classification \u00e9taient de nature sentimentale : le noir jouant un r\u00f4le 'n\u00e9gatif'; le blanc, au contraire, un r\u00f4le 'positif' (dichotomie peu 'japonaise', remarquons-le). Je ne tardai pas, m\u00eame en restant dans le m\u00eame registre g\u00e9n\u00e9ral, \u00e0 rendre plus complexe la r\u00e9partition des textes entre les deux couleurs. Ce n'est que vers la fin que je d\u00e9couvris un principe de qualification des po\u00e8mes (il m'imposa des requalifications) de nature plus globale (il est d\u00e9sign\u00e9 par le titre).\n\n\u2013 Il me fallait cr\u00e9er des s\u00e9quences, composant des figures sanctionn\u00e9es par le jeu (une figure de 'ko', par exemple. \u00ab Ko, qui signifie '\u00e9ternit\u00e9', est, dans le jeu, une porte par o\u00f9 s'engouffreraient toutes les pierres d'une partie. \u00bb Une r\u00e8gle sp\u00e9cifique du jeu assure que cela ne se produit pas. Une de mes premi\u00e8res constructions par transposition fut celle d'une figure de ko, avec le sous-titre Nuit devant la nuit).\n\n\u2013 Il me fallait enfin, et surtout, choisir ceux des po\u00e8mes qui 'joueraient' la partie elle-m\u00eame, la mimeraient.\n\nJe d\u00e9cidai en effet, de ne pas placer tous les sonnets dans la partie, mais de jouer sur plusieurs niveaux de la transposition : \u2013 placer des pierres isol\u00e9es, (pour celles-l\u00e0, seule la distinction, \u00e0 intention franchement s\u00e9mantique, entre le blanc et le noir interviendrait) ; \u2013 disposer des figures, certaines \u00e9tant des figures locales du jeu, d'autres des figures 'g\u00e9om\u00e9triques' n'ayant rien \u00e0 voir avec le go (la section Santa Catalina Island sonnets, ainsi, est distribu\u00e9e de mani\u00e8re \u00e0 ressembler, spatialement, \u00e0 une \u00eele). Seuls certains des po\u00e8mes seraient des 'coups' de l'un des deux joueurs symboliques.\n\nIl apparut alors qu'il 'manquait' des po\u00e8mes. Il y avait des trous dans les configurations, des coups non repr\u00e9sent\u00e9s dans la partie. \u00c0 partir de ce moment, le 'moteur' de la composition de sonnets changea presque enti\u00e8rement de m\u00e9canisme. Et il put repartir (\u00e0 peu pr\u00e8s un tiers de tous les sonnets pr\u00e9sents dans mon carnet (et tous ceux compos\u00e9s ensuite) r\u00e9sultent de cette contrainte nouvelle, une contrainte de compl\u00e9tion). Je d\u00e9cidai qu'il y aurait une borne num\u00e9rique \u00e0 mon **projet de po\u00e9sie** ; il y aurait 361 po\u00e8mes (19 \u00d7 19 ; de quoi occuper toutes les intersections d'un go-ban).\n\n## \u00a7 190 Je venais de me plonger dans une construction nouvelle, l'architecture-go.\n\nJe venais de me plonger dans une construction nouvelle, l'architecture-go. Mais peu de temps auparavant j'avais d\u00e9j\u00e0 b\u00e2ti une construction, appuy\u00e9e, elle, sur les principes bourbachiques. Me fallait-il abandonner enti\u00e8rement la premi\u00e8re, pour ne garder que la seconde, toute neuve ? J'ai h\u00e9sit\u00e9 un long moment.\n\nSi j'ai h\u00e9sit\u00e9, c'est clairement que je n'\u00e9tais pas d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 renoncer \u00e0 mon inspiration axiomatique. J'ai h\u00e9sit\u00e9, en fait, parce que je me croyais devant l'obligation d'un choix. Et je ne parvenais pas \u00e0 faire ce choix. J'\u00e9tais comme le c\u00e9l\u00e8bre \u00e2ne de Buridan. Ou encore, selon l'expression anglaise, 'I wanted to have my cake and eat it' (expression qui se traduit par 'avoir le beurre et l'argent du beurre'; le g\u00e2teau du dicton anglais est donc sans doute un quatre-quarts).\n\nMais je ne pouvais plus abandonner le go. Il \u00e9tait trop tard.\n\nMais je ne pouvais pas abandonner l'id\u00e9e que mon livre \u00e9tait un livre de sonnets. Donc qu'il explorait l'id\u00e9e de la forme-sonnet. Donc qu'il marquait cette exploration comme la description et le d\u00e9ploiement d'une structure. Donc je ne pouvais pas plus abandonner mes premiers principes de mise en ordre du tout que renoncer aux nouveaux.\n\nD'ailleurs, si je m'en tenais au go, je devrais abandonner autre chose : l'id\u00e9e d'un livre au sens ordinaire, avec des pages solidaires, avec une s\u00e9quentialit\u00e9 de lecture impos\u00e9e par les pages. Il me faudrait mettre les pierres-po\u00e8mes sur des feuilles distinctes, et le tout dans une bo\u00eete ; etc. mais je ne voulais pas cela non plus.\n\nLe probl\u00e8me \u00e9tait clair. Il me sembla longtemps insoluble.\n\nPendant l'\u00e9t\u00e9 de 1965, je 'tombai' sur une solution. En composant ce que j'appelai Santa Catalina Island sonnets je sentis, d\u00e8s le d\u00e9but, que la spatialisation des s\u00e9quences de po\u00e8mes que m'imposait le jeu de go pouvait \u00eatre \u00e9tendue ; et me for\u00e7ait dans ce cas \u00e0 donner une figure g\u00e9om\u00e9trique stylis\u00e9e (une \u00eele formelle) \u00e0 ces po\u00e8mes : il y en aurait neuf et ils auraient une certaine disposition dans le plan (le moment de cette d\u00e9cision est clair dans mon registre chronologique : 20, 21, 22 juillet ; et les trois sonnets qui sont copi\u00e9s \u00e0 ces dates, sont, d\u00e8s le deuxi\u00e8me, pens\u00e9s selon une configuration insulaire et ont, de ce fait, deux modalit\u00e9s d'appr\u00e9hension distinctes : une modalit\u00e9 ordonn\u00e9e, s\u00e9quentielle ; et une autre, spatiale).\n\nMais la 'figure' de l'\u00eele n'est pas une figure du jeu. Cela veut dire que tout ne sera pas organis\u00e9 suivant le go, et suivant le go seul.\n\nAlors ?\n\nAlors l'id\u00e9e, simple, qui s'impose est celle d'une dualit\u00e9 de 'lectures'.\n\nDonc : il y aura une construction, lin\u00e9aire, organisant le livre selon la structure plus ou moins formalis\u00e9e du sonnet, organisation mimant (m\u00e9taphoriquement et ironiquement, le trait\u00e9 bourbachique). Il y en aura une autre, utilisant, elle, selon diff\u00e9rentes modalit\u00e9s, le jeu de go. Voil\u00e0 la solution, me dis-je : je ne fais pas seulement un livre au sens habituel ; je ne fais pas seulement une partie de go po\u00e9tique avec des pierres-sonnets. Je fais une construction multidimensionnelle de sonnets.\n\nPour l'appr\u00e9hension de cette construction, je proposerais plusieurs 'modes de lecture'. Finalement je me suis limit\u00e9 \u00e0 quatre (il y a en fait d'autres principes de lecture, que je n'ai pas explicit\u00e9s dans mon 'mode d'emploi', par prudence tardive) ; \u00e0 savoir :\n\n\u2013 i \u2013 on peut lire chaque po\u00e8me isol\u00e9ment ;\n\n\u2013 ii \u2013 on peut suivre la partie de go (cette lecture n'impliquera pas tous les po\u00e8mes) ;\n\n\u2013 iii \u2013 on peut suivre l'organisation du livre en paragraphes : \u00ab Chaque paragraphe a pour titre un signe math\u00e9matique pris dans un sens non math\u00e9matique d\u00e9riv\u00e9 \u00bb (ai-je \u00e9crit dans le 'mode d'emploi' (fid\u00e8le \u00e0 Bourbaki, j'ai \u00e9crit un mode d'emploi));\n\n\u2013 iv \u2013 on peut proc\u00e9der en suivant les groupements de pierres qui sont propos\u00e9s (tels celui du 'ko' ou celui de Santa Catalina que j'ai indiqu\u00e9s plus haut) (cette lecture n'est pas non plus une lecture totale).\n\nToutes ces d\u00e9cisions prises, il restait \u00e0 engager vraiment ce d\u00e9but du **projet de po\u00e9sie**.\n\nCe que je fis (il manque cependant encore \u00e0 mon r\u00e9cit un aspect essentiel du r\u00e9sultat, que je dirai en terminant cette branche, quoique pas compl\u00e8tement).\n\n## \u00a7 191 J'ai achev\u00e9 mon ann\u00e9e climat\u00e9rique sans catastrophes visibles\n\nL'ann\u00e9e dans laquelle je suis maintenant est l'ann\u00e9e 1996. Cela veut dire que j'ai achev\u00e9 mon ann\u00e9e climat\u00e9rique (\u2192 cap.2) ; et sans catastrophes visibles. Cela ne veut pas dire que quelque f\u00ealure invisible, comme celle qui affecta le Vase bris\u00e9 de Sully Prud'homme (\u00ab Le vase o\u00f9 meurt cette verveine... \u00bb), ne me pr\u00e9pare pas en secret un s\u00e9rieux cataclysme vital, \u00e0 br\u00e8ve \u00e9ch\u00e9ance. Mais en tout cas, rien ne s'est produit de tel entre le 5 d\u00e9cembre de 1994 et celui de 1995.\n\nJe m'interroge pour d\u00e9couvrir ces changements dans ma constitution dont ma soixante-troisi\u00e8me ann\u00e9e devait \u00eatre le th\u00e9\u00e2tre, selon la d\u00e9finition de la climat\u00e9ricit\u00e9. Je n'ai trouv\u00e9 qu'une seule chose, qu'il m'est difficile d'interpr\u00e9ter (peut-\u00eatre le signal s\u00e9miotique de la f\u00ealure qui va bient\u00f4t saper les fondements de mon existence ?) : je n'aime plus la mousse au chocolat ; pas le chocolat en g\u00e9n\u00e9ral, blanc ou noir, mais certaines formes seulement de cette denr\u00e9e : les mousses ; et les glaces ; les biscuits, les g\u00e2teaux. Voil\u00e0 qui est \u00e9trange.\n\nJe suis soulag\u00e9, mais un peu d\u00e9\u00e7u quand m\u00eame. Toute cette angoisse climat\u00e9rique pour aboutir \u00e0 un r\u00e9sultat aussi maigre ; et peut-\u00eatre pas d\u00e9favorable \u00e0 ma sant\u00e9.\n\nEn plus je ne peux pas dire : \u00ab Je n'aime plus la glace au chocolat ; comme c'est dommage ! \u00bb Car je devrais dire au contraire : \u00ab Je n'aime plus la mousse au chocolat ; et c'est heureux ; car si j'aimais encore la mousse au chocolat j'en mangerais ; et comme je n'aime plus la mousse au chocolat... \u00bb\n\nEn fait, je n'ai pas \u00e9t\u00e9 vraiment soulag\u00e9 de la disparition apparente de la menace diffuse \u00e0 laquelle j'avais donn\u00e9 le nom burlesque de menace climat\u00e9rique (et quelque chose en persiste, puisque je viens d'\u00e9crire ici 'apparente' (mon macintosh y avait m\u00eame mis trois fois la lettre 'p')).\n\nJe me suis senti abattu, sans ressort. J'ai recommenc\u00e9 \u00e0 mal travailler, recommenc\u00e9 \u00e0 perdre mes matin\u00e9es sans les remplir d'un moment de prose. Et le reste de mes journ\u00e9es, ce n'est pas mieux ; je me sens incapable de tout effort intellectuel. Je suis vieux. Je suis b\u00eate (je chante (adaptant \u00c9dith Piaf aux circonstances) : \u00ab quand je sonj' qu'au lieu d'etr' b\u00ea-\u00eate\/ j'pourrais avoir une gross' t\u00ea-\u00eate\/ \u00eatr' toubib ou potard\/ j'ai l'cafard\/ je le sens qui me perce comme avec un poignard\/ la cervelle de part en part\/ j'm d\u00e9bats\/ d'an l'brouillard... \u00bb). Une petite crise de d\u00e9lectation morose, en somme ; mais petite, m\u00e9diocre ; \u00e9nervante, parce que m\u00eame pas grave, sans aucun pr\u00e9texte, m\u00eame. P\u00e9nible. Cela m'arrive de temps \u00e0 autre, sans raison d\u00e9celable ; comme \u00e7a, brusquement.\n\nQuand cela arrive, depuis que j'ai repris pour lieu de vie l'unique pi\u00e8ce de mon logement rue d'Amsterdam (dix ans maintenant, en f\u00e9vrier de 1996), au lieu de passer la matin\u00e9e enti\u00e8re devant mon \u00e9cran (ou seulement les premi\u00e8res heures, avant de me rendre dans une biblioth\u00e8que), j'attends six heures et demie, sept heures (en lisant (dans le meilleur des cas), en ruminant sombrement mon incapacit\u00e9 honteuse \u00e0 faire ce que je voudrais faire (trop souvent)); et je sors.\n\nC'est la nuit, s\u00e8che ou humide, froide ou chaude ; ou ce n'est d\u00e9j\u00e0 plus la nuit, mais le jour, un jour humide ou sec, chaud ou froid ou entre les deux. Peu importe. Je descends la rue d'Amsterdam, un TLS dans ma poche de K-way, par exemple (dans le meilleur des cas ; le TLS ('Times Literary Supplement'), pour le lire, il faut mobiliser quelques neurones ; souvent je le prends mais ne le lis pas). Un peu avant le bas de la rue, j'entre dans la gare Saint-Lazare, par la porte imm\u00e9diatement adjacente au bureau de poste. Et je vais m'asseoir au buffet.\n\nComme d\u00e9cor d'une d\u00e9lectation morose, nul lieu n'est plus recommand\u00e9 que le buffet de la gare Saint-Lazare (ceux d'autres gares conviennent aussi, peut-\u00eatre ; mais je ne peux l'affirmer, n'en ayant pas l'exp\u00e9rience ; et il faut en faire l'exp\u00e9rience, petit matin apr\u00e8s petit matin de jour apr\u00e8s jour, pour en \u00e9prouver les vertus ; un essai de hasard gare d'Austerlitz, de Lyon ou autre ne servirait \u00e0 rien pour vous donner une id\u00e9e de ce que je veux vous faire imaginer).\n\nEt entre tous les jours de la semaine, le plus ad\u00e9quat, pour faire l'exp\u00e9rience que je dis, par l'intensit\u00e9 de vacuit\u00e9 qu'il instaure dans la gare, sans contestation aucune c'est le dimanche. Un petit d\u00e9jeuner du dimanche au buffet de la gare Saint-Lazare, \u00e0 la premi\u00e8re heure possible du matin, avec pour unique compagnonnage de lecture Le Journal du dimanche, peut-on r\u00eaver mieux ?\n\nJ'arrive. Je vais m'asseoir dans la salle arri\u00e8re, loin du brouhaha, des passages de voyageurs, trop variables, trop vivants. Je garde mon K-way sur le dos (ou mon vieux loden, ou mon plus vieux burberry vert indistinct (pas encore mis au rebut par Marie lors d'une inspection \u00e9clair dans ma penderie)).\n\nSi je viens plus de deux ou trois fois (et d\u00e8s que j'ai commenc\u00e9 \u00e0 venir, je tends \u00e0 revenir, car quand l'\u00e9tat qui m'y m\u00e8ne, pousse, d\u00e9pose, jette s'est install\u00e9 en moi, il tend \u00e0 se prolonger : plus j'y suis, plus j'y suis ; moins j'en sors, moins j'en sors ; ce n'est pas comme la pluie, \u00e0 propos de laquelle Jean Rolland, l'un des plus vieux amis d'\u00c9cole normale sup\u00e9rieure de mon p\u00e8re, un des rares encore en vie s'est exprim\u00e9 lapidairement (il vit \u00e0 Grenoble ; mon p\u00e8re et lui se parlent tous les dimanches au t\u00e9l\u00e9phone, entre douze heures et douze heures trente, il me semble ; c'est Jean Rolland, dit 'le mops', qui appelle ; toujours ; peut-\u00eatre en est-il ainsi parce qu'il est le plus jeune ; et d'une promotion apr\u00e8s mon p\u00e8re). Jean Rolland, donc, de la pluie a dit un jour \u00ab plus il pleut, moins il pleut \u00bb (c'est un Dauphinois, comme Henri Brulard (Beyle) ; \u00e9conome de paroles, d'expression de sentiments, en cons\u00e9quence s'exprimant souvent en abr\u00e9g\u00e9, en raccourci ('mops', son surnom des ann\u00e9es de la rue d'Ulm, \u00e9tait sa d\u00e9signation br\u00e8ve, dans les restaurants pour commander un 'roll-mops')), d'une mani\u00e8re qui peut para\u00eetre paradoxale, ou aphoristique (ce qu'il ne recherche pas, mais pas du tout)); si je viens plus de deux ou trois fois au buffet de la gare Saint-Lazare, et surtout si j'y viens plus de deux ou trois dimanches cons\u00e9cutifs, je finis par m'asseoir \u00e0 la m\u00eame table, je finis par \u00eatre le m\u00eame client qui s'assoit \u00e0 la toujours m\u00eame table ; je deviens un habitu\u00e9, en somme.\n\nOr il n'y a rien de moins vraisemblable, de plus paradoxal que l'id\u00e9e m\u00eame qu'un client pourrait \u00eatre un habitu\u00e9 dominical du buffet de la gare Saint-Lazare. (Je pr\u00e9cise, au cas o\u00f9 vous voudriez reproduire l'exp\u00e9rience (les exp\u00e9riences scientifiques doivent \u00eatre reproductibles ; s'il est exact qu'une suite assez longue de petits d\u00e9jeuners dominicaux au buffet de la gare Saint-Lazare engendre, ou renforce un \u00e9tat de d\u00e9lectation morose compliqu\u00e9e de d\u00e9go\u00fbt de vivre, de pessimisme foncier et de d\u00e9couragement intellectuel, cela m\u00e9ritera bien un article dans Nature, par exemple ; et dans ce cas il ne faut pas se tromper de buffet) ; je pr\u00e9cise donc qu'il y en a deux ; le 'mien ' est celui qui donne sur la rue d'Amsterdam.) C'est pourquoi M. Ren\u00e9, le tr\u00e8s vieux 'gar\u00e7on', le serveur aux jambes in\u00e9gales qui me sert, n'a pas mis longtemps \u00e0 me conna\u00eetre, \u00e0 me reconna\u00eetre, \u00e0 me r\u00e9identifier sans une seconde d'h\u00e9sitation quand j'y reviens, apr\u00e8s une longue absence, \u00e0 m'apporter sans que j'aie \u00e0 dire quoi que ce soit les deux tartines de pain de baguette peu fra\u00eeche \u00e0 peine effleur\u00e9es de beurre aux c\u00f4t\u00e9s du 'grand cr\u00e8me' \u00e0 la famili\u00e8re et f\u00e9roce acidit\u00e9.\n\n\u00ab Bonjour \u00bb, lui dis-je. \u2013 \u00abBonjour \u00bb, me r\u00e9pond-il ; et c'est de sa part \u00e0 lui un 'bonjour' presque expansif, presque \u00e9loquent, presque joyeux, si tant est qu'un vieux 'gar\u00e7on de caf\u00e9' aux jambes in\u00e9gales de service le dimanche dans cette gare puisse \u00eatre joyeux. Car le buffet de la gare Saint-Lazare est sans doute ce qui se rapproche le plus d'une repr\u00e9sentation contemporaine d\u00e9sol\u00e9e du fleuve h\u00e9raclit\u00e9en. M. Ren\u00e9 ne sert pratiquement jamais deux fois le dimanche le m\u00eame mauvais caf\u00e9 au m\u00eame voyageur mal r\u00e9veill\u00e9 et pessimiste. Et c'est pourquoi il me voit avec une telle faveur. Car \u00e0 moi seul j'assure la stabilit\u00e9 du monde. C'est pour cette raison (pas pour le pourboire tr\u00e8s l\u00e9g\u00e8rement sup\u00e9rieur \u00e0 la moyenne que je lui laisse), pour cette raison seulement, sans qu'il s'en doute sans doute, que je lui suis presque sympathique. Je suis le m\u00eame ; et il me reconna\u00eet.\n\n## \u00a7 192 Pendant presque une quinzaine, en d\u00e9cembre, alors que j'aurais eu grand besoin de son r\u00e9confort paradoxal,\n\nPendant presque une quinzaine, en d\u00e9cembre, alors que j'aurais eu grand besoin de son r\u00e9confort paradoxal, il me fut refus\u00e9.\n\nLa SNCF \u00e9tait en gr\u00e8ve. Les gares, la gare Saint-Lazare en particulier \u00e9taient vides. Les voies des grandes lignes et des lignes de banlieue \u00e9taient vides. Pas un train pour Chaville, pas une rame pour Mantes, pour Bois-Colombes, pour Nanterre-universit\u00e9. Pas un train pour Le Havre, pour Caen, Vernon, Lisieux. Les panneaux lumineux d'affichage \u00e9taient \u00e9teints. Les guichets, les boutiques de la galerie marchande, les agences de voyages, les tabacs, les marchands de journaux, apr\u00e8s quelques journ\u00e9es d'h\u00e9sitation, avaient tous fini par fermer.\n\nLe buffet de la gare Saint-Lazare avait clos ses portes.\n\nJe n'y pouvais pas m'asseoir.\n\nJ'avais une grande, une \u00e9norme sympathie pour cette gr\u00e8ve ; surtout parce que la 'cat\u00e9gorie de personnel' qui s'y trouvait en pointe \u00e9tait celle des 'cheminots'; et ma passion pour tout ce qui touche au chemin de fer est immense (je la consid\u00e8re h\u00e9r\u00e9ditaire).\n\nEt je venais pr\u00e9cis\u00e9ment de voir une interview de moi para\u00eetre dans La Vie du rail (une des plus grandes joies, \u00e0 ce jour, de ma vie litt\u00e9raire).\n\nJamais la salle des Pas perdus n'avait \u00e9t\u00e9 aussi \u00e9trange. Personne, ou presque (le dernier dimanche avant la fin de la gr\u00e8ve, un moment, j'y ai march\u00e9 enti\u00e8rement seul). De son sol noir, propre, luisant, montaient des tonnes de silence. C'\u00e9tait maintenant l'endroit le plus d\u00e9sert de Paris. Et par contraste avec son agitation coutumi\u00e8re il paraissait plus maximalement d\u00e9sert encore (en avan\u00e7ant sous la verri\u00e8re on s'attendait \u00e0 chaque instant \u00e0 entendre le brouhaha des voix et annonces par haut-parleurs, et \u00e0 chaque instant l'absence de r\u00e9solution 'aurale' de cette attente redoublait la perception du silence. le muscle interne auditif se crispait, comme, si d\u00e9sagr\u00e9ablement, certains muscles des cuisses et des mollets se crispent, rendant la mont\u00e9e p\u00e9nible, quand on s'engage, par distraction, dans un escalier m\u00e9canique en panne). J'aurais volontiers profit\u00e9 de sa s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 trouv\u00e9e et pas du tout crisp\u00e9e.\n\nMais le buffet \u00e9tait ferm\u00e9.\n\nAlors j'ai march\u00e9. Je marche toujours beaucoup. Mais j'ai continu\u00e9 \u00e0 marcher encore plus que d'habitude comme je le faisais depuis le d\u00e9but de novembre, puisqu'il n'y avait ni autobus, ni m\u00e9tros.\n\nMarcher en temps de gr\u00e8ve, de gr\u00e8ve totale et longue surtout, a de nombreux inconv\u00e9nients pour l'habitu\u00e9 de la marche que je suis. Car brusquement les v\u00e9los (et plus d\u00e9sagr\u00e9ablement les motos) se mettent \u00e0 prendre de mauvaises habitudes : envahir les trottoirs, s'engouffrer dans les sens interdits. Mais le pire c'est que l'immense majorit\u00e9 des pi\u00e9tons que l'on croise ou tente de d\u00e9passer ne sont pas \u00e0 l'aise dans cet \u00e9tat. Ils sont ce que j'appelle des 'pi\u00e9tons de jours de gr\u00e8ve'. Ils sont lents, maladroits, encombrants. Ils se mettent \u00e0 plusieurs de front sur les trottoirs et les chauss\u00e9es (si les automobiles leur en accordent la place) et ne comprennent absolument pas que vous voulez les d\u00e9passer.\n\nIls ne sont pas m\u00e9chants (ceux de cette saison \u00e9taient plut\u00f4t de bonne humeur, ce qui est m\u00e9ritoire), mais ils sont b\u00eates ; je veux dire pi\u00e9tonnement b\u00eates. J'avais du mal \u00e0 maintenir mes moyennes normales.\n\nCependant j'ai aval\u00e9 de grandes quantit\u00e9s de kilom\u00e8tres urbains. J'ai fait deux allers-retours jusqu'au Salon du livre de la jeunesse de Montreuil ; j'en ai fait plusieurs autres jusqu'\u00e0 la porte d'Orl\u00e9ans (chez les Lusson) ; sans parler de plus courts et plus familiers trajets jusqu'au square des Blancs-Manteaux, rendre visite \u00e0 Oph\u00e9lie (qui ne quittait gu\u00e8re les radiateurs).\n\nEn marchant je me r\u00e9citais, comme toujours, des po\u00e8mes.\n\nOu bien je composais quelque 'rime ' de circonstance', un peu b\u00eate.\n\nPar exemple ces Litanies du pr\u00e9sident Chirac :\n\nPour r\u00e9duire la Fracture sociale\n\nvotez pour moa, votez pour moa !\n\nVous avez vot\u00e9 pour moa, je suis \u00e9lu, c'est bien ; maintenant :\n\nPour r\u00e9duire la Fracture sociale\n\nj'fracture l'atoll de Mururoa\n\nPour r\u00e9duire la Fracture sociale\n\nles \u00e9tudiants, \u00e7a sert \u00e0 qoa ?\n\nPour r\u00e9duire la Fracture sociale\n\nj'vole les retrait's au coin du bois\n\nPour r\u00e9duire la Fracture sociale\n\nje dis \u00e0 Jupp\u00e9 \u00ab tiens-toi droa \u00bb\n\nPour r\u00e9duire la Fracture sociale\n\nj'vais voir Helmut Kohl : \u00ab aide-moa ! \u00bb\n\net caetera et caetera.\n\nTout \u00e7a ne sert pas \u00e0 grand-chose ; mais \u00e7a occupe. Finalement, la gr\u00e8ve s'est termin\u00e9e, les gares ont rouvert ; mais je n'ai pas profit\u00e9 du buffet, car je me suis remis au travail.\n\n## \u00a7 193 j'ai beaucoup beaucoup march\u00e9 pendant les trois derniers mois de l'ann\u00e9e derni\u00e8re (autour de la fracture constitu\u00e9e par la fin (heureuse ?) de mon ann\u00e9e climat\u00e9rique),\n\nComme j'ai beaucoup beaucoup march\u00e9 pendant les trois derniers mois de l'ann\u00e9e derni\u00e8re (autour de la fracture constitu\u00e9e par la fin (heureuse ?) de mon ann\u00e9e climat\u00e9rique), comme ces marches ont eu lieu un peu partout dans Paris, j'en ai profit\u00e9 pour avancer dans ce livre de po\u00e8mes dont je vous parlais au premier chapitre, d\u00e9j\u00e0 lointain (en temps et en pages) de cette branche. Je vous rappelle son long titre :\n\n**La forme d'une ville**\n\n **change plus vite h\u00e9las que le c\u0153ur**\n\n **des mortels (ou 'humains')**\n\nC'est un livre avec un personnage po\u00e9tique central, Paris ; il a un pr\u00e9curseur principal, Courir les rues, de Raymond Queneau (ajoutons Aragon, R\u00e9da...). Je m'y pousse, assez lentement, dans plusieurs directions, plus ou moins associ\u00e9es \u00e0 des contraintes.\n\nJ'avais depuis longtemps en 'projet' un po\u00e8me (de l'esp\u00e8ce si sp\u00e9ciale de po\u00e8mes qui se construisent sur une id\u00e9e de ce qu'ils seront ; c'est parfois le cas des po\u00e8mes \u00e0 contrainte, oulipiens ou pas). Comme il supposait des d\u00e9placements dans des quartiers tr\u00e8s \u00e9loign\u00e9s les uns des autres, je repoussais sans cesse son ex\u00e9cution.\n\nLa gr\u00e8ve des transports parisiens m'offrit l'occasion r\u00eav\u00e9e. Cela me prendrait encore plus de temps, mais constituerait une belle occasion de grosse marche. Car il me fallait **voir** ce que j'y dirais.\n\nJe d\u00e9limite, petit \u00e0 petit, pour **FORMV** (forme abr\u00e9g\u00e9e du titre du livre) (c'est celle que j'utilise pour classer les 'documents' qui enregistrent le travail de sa composition dans la m\u00e9moire de ma machine), pas exactement encore un plan, mais des sortes de rubriques.\n\nIl y a Lisant les rues, o\u00f9 je me sers de l'onomastique (le registre des noms de rue), o\u00f9 je travaille \u00e0 partir de choses lues (les plaques min\u00e9ralogiques des voitures (\u2192 cap.1) ;\n\nles num\u00e9ros des maisons :\n\n **Pair ou impair ?**\n\n1 bis | rue Albert-Sorel\n\n---|---\n\n2 bis | rue de l'Abbaye\n\n3 bis | rue Abel-Leblanc\n\n5 bis | rue de l'Agent-Bailly\n\n6 bis | rue d'Aligre\n\n9 bis | rue d'Alembert\n\n11 bis | rue de l'Adour\n\n14 bis | rue de l'Arbal\u00e8te\n\n18 bis | rue d'Al\u00e9sia\n\n23 bis | rue de l'Assomption\n\n26 bis | rue d'Argonne\n\n29 bis | rue Boulard\n\n30 bis | boulevard de la Bastille\n\n33 bis | rue des Ardennes\n\n35 bis | rue de l'Abb\u00e9-Gr\u00e9goire\n\n39 bis | rue d'Artois\n\n41 bis | villa d'Al\u00e9sia\n\n50 bis | rue des Alouettes\n\n51 bis | quai d'Austerlitz\n\n53 bis | rue d'Alleray\n\n65 bis | boulevard Brune\n\n69 bis | rue Brancion\n\n74 bis | rue de Charenton\n\n81 bis | rue de Bagnolet\n\n83 bis | rue de l'Abb\u00e9-Groult\n\n86 bis | rue Amelot\n\n89 bis | boulevard Auguste-Blanqui\n\n90 bis | rue d'Assas\n\n95 bis | rue de l'Amiral-Mouchez\n\n98 bis | boulevard Arago\n\n99 bis | avenue d'Ivry\n\nIl s'agit le plus souvent de po\u00e8mes-listes).\n\nIl y a des \u00e9tats de lieux, compositions associ\u00e9es \u00e0 des moments, des regards.\n\nIl y a des saisons, des chansons des rues et des rues ;\n\ndes r\u00eaves parisiens, des envois.\n\nQuand j'aurai fini, je mettrai FIN au bout.\n\nCe sera bient\u00f4t ? plus ou moins.\n\n## \u00a7 194 Vint 1966\n\nVint 1966 ; 1966 vint et avan\u00e7a ; du 8 mai de l'an 65 jusqu'au 31 d\u00e9cembre mon carnet \u00e0 po\u00e8mes enregistra 96 sonnets (du no 230 au no 325) ; de toutes esp\u00e8ces, mais entre tous beaucoup de sonnets en prose ; et de sonnets courts en prose. (Ces formes atteintes en tendant au maximum l'\u00e9lastique du sonnet me plaisaient fort.)\n\nRien en janvier. En janvier j'\u00e9crivis brusquement ma th\u00e8se de math\u00e9matique, dans un premier \u00e9tat.\n\nJe recommen\u00e7ai de la po\u00e9sie le 6 f\u00e9vrier ; jusqu'au 23 du m\u00eame mois. Je m'arr\u00eatai alors pour terminer ma th\u00e8se. Je l'achevai.\n\nJe me repris \u00e0 \u00e9crire des sonnets le 18 mars ; jusqu'au 27. Le printemps \u00e9tait arriv\u00e9.\n\nCe jour-l\u00e0, je m'arr\u00eatai encore ; et pour plus de deux mois (sur le no 341).\n\nPourquoi ? Parce que brusquement je d\u00e9cide que je ne peux plus attendre, qu'il me faut en finir. En finir en quel sens ? ce d\u00e9but de mon **Projet de Po\u00e9sie** n'est pas termin\u00e9, selon les d\u00e9cisions que j'ai prises pendant l'\u00e9t\u00e9 ; il manque encore beaucoup de po\u00e8mes ; je n'ai pas atteint le 361e. Alors ?\n\nJe veux savoir ce qu'il en est ; je veux me soumettre au jugement ; au seul jugement ext\u00e9rieur au mien qui importe (cela fait partie de ma d\u00e9cision initiale : j'ai admis la n\u00e9cessit\u00e9 d'une reconnaissance). Tout \u00e7a, que j'ai fait, est-ce publiable ?\n\nIl peut para\u00eetre \u00e9trange de prendre une telle brusque r\u00e9solution, alors que rien n'est fini.\n\nEt si j'\u00e9choue, aurai-je encore le courage de finir ?\n\nEst-ce un r\u00e9flexe panique ? suis-je fatigu\u00e9 de tant d'efforts ? je ne me souviens pas.\n\nCe qui est s\u00fbr, c'est que le travail math\u00e9matique est pour toutes fins pratiques, lui, termin\u00e9. Le d\u00e9but du **Projet de Math\u00e9matique** , lui, qui se confond avec la th\u00e8se, est fini.\n\nIl est fini en ce sens que mon 'patron' de th\u00e8se, J.-P. Benz\u00e9cri, apr\u00e8s de s\u00e9rieuses discussions, est d'accord pour le consid\u00e9rer fini (la 'soutenance' dut attendre encore pas mal de temps : trouver un jury ; frappe du texte ; choix et ma\u00eetrise de ce qu'on appelait le 'second sujet', des 'processus de Markov'; tout cela m\u00e8ne au d\u00e9but de l'ann\u00e9e suivante, 1967).\n\nOr le labeur math\u00e9matique m'a servi de basse continue pendant tout le temps (plus de quatre ans) du labeur en sonnets. Je me trouve brusquement priv\u00e9 de ce soutien (je pensais parfois que c'\u00e9tait une entrave ; mais c'\u00e9tait un soutien).\n\nAu fond, j'avais toujours consid\u00e9r\u00e9, implicitement, que l'un et l'autre labeur, l'un et l'autre **Projet** (premi\u00e8re partie) devaient finir ensemble. L'un \u00e9tant (virtuellement) termin\u00e9, je ne me sentais plus le courage de continuer l'autre, sans m'\u00eatre assur\u00e9 qu'il finirait dans les m\u00eames conditions favorables que le premier (l'acceptation), ou qu'il ne pourrait pas finir ainsi (auquel cas il me faudrait trouver une \u00e9nergie diff\u00e9rente pour en venir \u00e0 bout). (Le pourrais-je ? je ne savais pas ; je ne sais pas (le cas ne s'est pas pos\u00e9).)\n\nVoil\u00e0, \u00e0 peu pr\u00e8s, le pourquoi de ma d\u00e9cision ; du moins, une reconstitution plausible. Bref, je ne pouvais plus attendre.\n\n## \u00a7 195 En finir, m'adresser \u00e0 quelque autorit\u00e9 \u00e9ditoriale, sans doute. Mais il faut pour cela pr\u00e9senter l'ensemble sous forme d'un livre ; il faut d\u00e9cider ce que sera mon livre.\n\nEn finir, m'adresser \u00e0 quelque autorit\u00e9 \u00e9ditoriale, sans doute. Mais il faut pour cela pr\u00e9senter l'ensemble sous forme d'un livre ; il faut d\u00e9cider ce que sera mon livre. Cela suppose plusieurs choses, par exemple : choisir ce qui s'y trouvera (retenir tel po\u00e8me, rejeter tel autre). L'organiser.\n\nEn quelques jours j'ai pris toutes ces d\u00e9cisions.\n\nLa premi\u00e8re fut celle du titre.\n\nLe titre que j'ai trouv\u00e9 (c'est celui du livre tel qu'il a \u00e9t\u00e9 publi\u00e9), \u00e9tait plut\u00f4t original. Je n'en fus pas m\u00e9content. Je n'en suis pas m\u00e9content.\n\nIl s'\u00e9crit ainsi :\n\nComme je l'indique page 11 de l'\u00e9dition, sous le titre d\u00e9finition des signes employ\u00e9s (il y en a cinq en tout, dont un invent\u00e9 par moi, en hommage (indirect) \u00e0 mon ma\u00eetre et directeur de th\u00e8se ; les autres interviennent dans diff\u00e9rentes parties de l'ensemble) :\n\n\u00ab Signe substantifique de poids 2. En th\u00e9orie des ensembles, signe figurant la relation d'appartenance.\n\nOn \u00e9crit a \u2208 A, on lit : \"a \u00e9l\u00e9ment de A\" ou \"a appartient \u00e0 A\" (Bourbaki, premi\u00e8re partie, livre I, chap. II, \u00a7 1).\n\nPar extension, symbole de l'appartenance au monde, de l'\u00eatre au monde. \u00bb (Je ferai remarquer ici que ce signe, dans un texte math\u00e9matique ordinaire, ne figure jamais seul ; il est toujours 'entre' deux objets : quelque chose est \u00e9l\u00e9ment de quelque chose (ou bien il est \u00e9crit entre ' ', comme mention de lui-m\u00eame). Cela veut dire qu'en principe mon titre est impronon\u00e7able. Je dis, quand j'en parle, quand on me demande, \u00ab livre dont le titre est le signe d'appartenance en th\u00e9orie des ensembles \u00bb. Bien entendu, les quelques personnes qui le connaissent ou en parlent choisissent de l'interpr\u00e9ter vocalement en 'eu' ou en 'epsilon' (ce qui est leur droit le plus strict). Par ailleurs (et c'\u00e9tait plus vrai encore en 1967 (date de publication)), le signe lui-m\u00eame n'est pas un signe courant en typographie, ce qui pose des probl\u00e8mes pour les citations \u00e9crites (liste des ouvrages 'du m\u00eame auteur', catalogues de biblioth\u00e8ques, articles de presse) ; de tout cela je tire une satisfaction pu\u00e9rile, qui n'arrange pas ma r\u00e9putation.)\n\nIl a jou\u00e9 (et joue encore) son r\u00f4le dans la r\u00e9ception de mon **projet de po\u00e9sie**. Un r\u00f4le en partie favorable, de curiosit\u00e9, par son originalit\u00e9 (et c'est aussi parce que, momentan\u00e9ment, la 'math\u00e9matique moderne', dont Bourbaki \u00e9tait le proph\u00e8te, devenait objet de discussion g\u00e9n\u00e9rale dans l'enseignement, dans la soci\u00e9t\u00e9 fran\u00e7aise ; simultan\u00e9ment, la confusion entre la 'structure' bourbakiste et la 'structure' des structuralistes ravageait les esprits).\n\nMais il a aussi nourri ce qui me semble \u00eatre partiellement un malentendu sur le contenu, faisant na\u00eetre l'id\u00e9e que la po\u00e9sie qui le constitue est difficile ; qu'elle est non seulement formelle mais formaliste (au sens p\u00e9joratif du mot). Je pense que c'est un malentendu ; mais je me trompe peut-\u00eatre. En tout cas, cette id\u00e9e est fermement ancr\u00e9e dans l'esprit de beaucoup de ceux (pas tr\u00e8s nombreux dans l'ensemble) qui savent quelque chose de moi en tant qu'auteur. Je n'y peux rien ; c'est comme \u00e7a.\n\nLe choix du titre et de son interpr\u00e9tation (s\u00e9mantique) a eu une influence d\u00e9terminante sur tous les autres choix.\n\nLa d\u00e9cision d'attribution d'une couleur (le blanc ou le noir), par exemple, \u00e9tait essentielle au sens que je voulais donner \u00e0 ma tentative. La d\u00e9couverte du titre de mon livre en imposa finalement le principe, moins impr\u00e9cis que celui qui m'avait guid\u00e9 initialement. Le 'joueur noir' 'serait' moi, le plus faible, aux prises avec le monde ; le 'joueur blanc', \u00e9videmment d'un niveau beaucoup plus \u00e9lev\u00e9 (en fait imbattable).\n\n(J'anticipais l\u00e0, de mani\u00e8re m\u00e9taphorique, sur la vaste th\u00e9orie logique d'Hintikka, la GTS (Game-Theoretical Semantics), o\u00f9 la v\u00e9rit\u00e9 d'une proposition est li\u00e9e \u00e0 l'existence d'une strat\u00e9gie gagnante dans un jeu de v\u00e9rification (les deux 'joueurs' y sont, en fait, interchangeables ; mais on peut, si on veut, d\u00e9cider que l'un d'entre eux est le monde ; et l'autre le logicien ; transposant, donner au po\u00e8te le r\u00f4le du joueur le plus faible, au 'monde' celui d'un joueur quasi divinement le plus fort (on pourrait aussi d\u00e9cider qu'il s'agit de Dieu, ou encore, comme Baudelaire, du diable, du bon vieux diable de la tradition monoth\u00e9iste. Dans cette interpr\u00e9tation le titre de mon livre indique qu'il s'agit d'une partie po\u00e9tique de son auteur jouant un jeu (pas tr\u00e8s dr\u00f4le) avec le monde, peu bienveillant \u00e0 son \u00e9gard)).)\n\nLa m\u00eame 'commande' de la construction finale par le titre (jouant ainsi son r\u00f4le de nom propre du livre) se voit aussi dans la 'r\u00e9partition en paragraphes', chacun plac\u00e9 sous un sous-titre ayant son signe propre, \u00e0 double lecture (dans la th\u00e9orie des ensembles d'une part, dans une interpr\u00e9tation m\u00e9taphorique de l'autre) : \u00ab signe du couple ; symbole de l'\u00e9ventuel ; symbole du choix, de la r\u00e9flexion \u00bb.\n\nLa mise en place des diff\u00e9rentes 'esp\u00e8ces' de sonnets en r\u00e9sulta aussi. Je commen\u00e7ai et terminai par les deux vari\u00e9t\u00e9s les plus excentriques de la forme : des sonnets en prose. La 'disposition' du premier paragraphe, qui a le m\u00eame titre que le livre tout entier est annonc\u00e9e ainsi : \u00ab Ce paragraphe comporte vingt-neuf sonnets en prose, composant deux sonnets de sonnets suivis d'un pion isol\u00e9 : ces deux sonnets sont s\u00e9par\u00e9s par un pion noir, les quatrains et tercets de chaque sonnet par des pions blancs. \u00bb Celle du cinqui\u00e8me et dernier, dont le signe (une invention ai-je dit ; on le chercherait en vain dans Bourbaki) est \u00ab le r\u00e9sultat de l'imbrication de deux signes d'appartenance invers\u00e9s \u00bb, est d'un \u00ab sonnet \u00e0 trois tercets, de sonnets en prose \u00bb. Entre les deux, le troisi\u00e8me paragraphe est \u00ab un sonnet court de sonnets courts en prose \u00bb.\n\nUn signe mineur et ext\u00e9rieur de l'influence du Trait\u00e9 de Bourbaki (que celui-ci partage avec le Tractatus de Wittgenstein) qui joue un r\u00f4le souvent jug\u00e9 'terroriste' vis-\u00e0-vis du lecteur, est l'abondance des ponctuations par chiffres :... 1.1.6;... 1.3.9;... 2.2.2;... 3.1.6;... j'ai m\u00eame recours au z\u00e9ro : le 'mode d'emploi' est le paragraphe 0.\n\n## \u00a7 196 \u00c0 qui allais-je envoyer cette concoction bizarre, cette confiture linguistique exotique ?\n\n\u00c0 qui allais-je envoyer cette concoction bizarre, cette confiture linguistique exotique ? \u00c0 vrai dire, je n'ai pas h\u00e9sit\u00e9 longtemps. J'ai vu tr\u00e8s vite que je n'avais pas le choix : une seule personne, dans le monde de l'\u00e9dition, pouvait ne pas jeter tout de suite ce manuscrit au panier :\n\nRaymond Queneau.\n\nJe lui adressai mon manuscrit (c'\u00e9tait un manuscrit ; je ne savais pas taper \u00e0 la machine \u00e0 \u00e9crire ; j'\u00e9crivis avec le plus grand soin) aux \u00e9ditions de la NRF, o\u00f9 je pensais qu'on pouvait l'atteindre (je ne savais pas exactement ce qu'il y faisait ; mais Gallimard \u00e9tait son \u00e9diteur) ; et j'attendis.\n\nJ'attendis, ayant arr\u00eat\u00e9 compl\u00e8tement ma composition de po\u00e8mes. Je n'en vois aucun dans mon carnet entre le 27 mars (no 342) et le 11 juin (les nos 343 \u00e0 346) (c'\u00e9tait un 11 juin (celui de 1963) que j'avais copi\u00e9 le premier de tous).\n\nLe r\u00e9sultat de ma d\u00e9marche n'\u00e9tant pas un secret, puisque mon livre a paru, il n'y a aucun 'suspens' \u00e0 m\u00e9nager, et je placerai ici quelque chose de la suite des \u00e9v\u00e9nements, parce qu'elle a une implication formelle sur ce que j'\u00e9lucide (sur le **Projet de Po\u00e9sie** (suite) et sur le **Projet** lui-m\u00eame).\n\nDans mon carnet de sonnets il y a, apr\u00e8s le 27 mars 1966, encore une douzaine de po\u00e8mes. Il y en a d'autres (une cinquantaine) dans un autre carnet lui faisant suite. Et plusieurs de ces po\u00e8mes (toujours des sonnets) font partie du **projet de po\u00e9sie** , font partie de ces 361 textes que je m'\u00e9tais promis d'y mettre en d\u00e9cidant de prendre le go pour un de mes mod\u00e8les. Mais aucun d'eux n'est dans le livre publi\u00e9.\n\nAutrement dit, ou bien le livre ne correspondrait pas \u00e0 mon **Projet de Po\u00e9sie** , premi\u00e8re partie ; qu'il faudrait compl\u00e9ter ; ou bien c'\u00e9tait un livre inachev\u00e9.\n\nDu point de vue de mon **Projet** ult\u00e9rieur, j'ai choisi la seconde solution. Quand mon manuscrit eut \u00e9t\u00e9 accept\u00e9 par la maison Gallimard (il dut attendre encore quinze mois avant d'\u00eatre publi\u00e9), je pensai encore y ajouter, parvenir \u00e0 la fin pr\u00e9vue. Et je continuai \u00e0 composer (jusqu'au moment de la publication qui, elle, m'arr\u00eata d\u00e9finitivement). Mais au moment de l'envoyer \u00e0 la 'fabrication' (toujours manuscrit), je d\u00e9cidai brusquement de ne rien y changer. Mais cela veut dire en particulier que j'ai laiss\u00e9 les traces de son inach\u00e8vement. Il est fait mention de sonnets qui font partie de certains groupements et qui ne sont pas donn\u00e9s dans le livre. Autrement dit, j'ai donn\u00e9 \u00e0 publier comme \u00e9tant fini un livre marqu\u00e9 comme non fini. J'ai pris le parti esth\u00e9tique de l'inach\u00e8vement.\n\nDans la vision ordinaire, l'inach\u00e8vement est une marque d'imperfection. Mais l'imperfection peut faire partie d'un projet esth\u00e9tique.\n\nJ'en ai trouv\u00e9, ensuite, des preuves dans la tradition japonaise ancienne. Tout cela fait partie de la suite de ce que je raconte, ne sera pas dans cette branche, qui vient \u00e0 sa fin.\n\nMais revenons \u00e0 mars 1966 (il y a trente ans).\n\nApr\u00e8s deux ou trois semaines d'attente dure, je re\u00e7us un mot de Queneau, me demandant de venir le voir \u00e0 son bureau, rue S\u00e9bastien-Bottin. Je jugeai, apr\u00e8s une cinquantaine de relectures des trois lignes du message, que cette convocation ne devait pas \u00eatre enti\u00e8rement n\u00e9gative. Un beau jour d'avril de 1966, je poussai la porte auguste de l'\u00e9diteur de...........................................................................(remplissez vous-m\u00eames de noms d'\u00e9crivains et de po\u00e8tes cette ligne de points) et fus mis en pr\u00e9sence tremblante de l'auteur de la Petite Cosmogonie portative (c'est ce Queneau-l\u00e0 principalement que je venais voir).\n\nIl me re\u00e7ut avec sa bienveillance courtoise habituelle. Nous parl\u00e2mes. Nous parl\u00e2mes de quoi ? pas de po\u00e9sie. De math\u00e9matique. Il fut tr\u00e8s int\u00e9ress\u00e9 d'apprendre que j'\u00e9tais 'cat\u00e9goricien'. Je vis qu'il connaissait beaucoup plus de math\u00e9matique encore que je ne le pensais (\u00e0 la lecture de Bords).\n\nNous parl\u00e2mes longtemps. Enfin, je me pr\u00e9parai \u00e0 partir. J'atteignis la porte du bureau. Queneau alors me dit qu'il avait lu mes po\u00e8mes ; qu'il les pr\u00e9senterait et les d\u00e9fendrait devant le comit\u00e9 de lecture des \u00c9ditions Gallimard.\n\n# \u00ab La chose la plus importante \u00e0 dire d'un po\u00e8me, c'est : apprenez-le \u00bb \nPropos recueillis pas Macha S\u00e9ry\n\n* * *\n\n# Le Monde de l'\u00e9ducation, no 288, janvier 2001\n\nJacques Roubaud est un homme \u00e0 casquettes. Non seulement parce qu'il porte un couvre-chef en toute saison, mais aussi parce que cet amoureux des chiffres et des lettres n\u00e9 en 1932 additionne les fonctions. Touche-\u00e0-tout ? Bien plus que cela : docteur en math\u00e9matiques, po\u00e8te, romancier, conteur pour enfants, traducteur, mais aussi directeur d'\u00e9tudes \u00e0 l'\u00c9cole des Hautes \u00c9tudes en Sciences Sociales (EHESS). Ce pi\u00e9ton inv\u00e9t\u00e9r\u00e9 parle couramment le langage math\u00e9matique et le proven\u00e7al ancien. Rencontre avec un troubadour moderne.\n\n_Quel chemin avez-vous emprunt\u00e9 pour venir jusqu'ici (le palais du Louvre) ? Quelles sont les rues que vous avez arpent\u00e9es ?_\n\nJ'ai descendu la rue d'Amsterdam. Ensuite, j'ai travers\u00e9 la rue \u00e0 la gare Saint-Lazare. Ensuite, j'ai pris l'avenue de l'Op\u00e9ra pour prendre le m\u00e9tro. Un chemin tout \u00e0 fait banal, en somme. Je r\u00e9fl\u00e9chis \u00e0 mes itin\u00e9raires lorsque je dispose de tout mon temps, notamment le dimanche, o\u00f9 je fais de longues marches. Par exemple hier, je suis all\u00e9 \u00e0 l'endroit o\u00f9 se trouvait autrefois la porte du Point-du-Jour. C'est un endroit int\u00e9ressant, car elle est tout pr\u00e8s du point consid\u00e9r\u00e9 comme le plus bas de Paris : celui o\u00f9 la Seine sort de la capitale, l'endroit le plus haut \u00e9tant \u00e0 Saint-Pierre de Montmartre. De justesse d'ailleurs, car T\u00e9l\u00e9graphe est presque aussi \u00e9lev\u00e9. Au Point-du-Jour, avec le soleil qui se l\u00e8ve, on peut, par la pens\u00e9e, contempler Paris dans son entier pour la premi\u00e8re fois de la journ\u00e9e. Et le soir, le voir dispara\u00eetre avec le soleil.\n\n_Nous ne sommes pas loin d'un quartier que vous connaissez bien, celui du Palais-Royal. Le quartier a-t-il beaucoup chang\u00e9 depuis que vous vous adonniez au copiage de po\u00e8mes anciens \u00e0 la biblioth\u00e8que Richelieu, place 28, dans la salle Labrouste ?_\n\nLe changement fondamental est la disparition m\u00eame de cette salle, sinon le coin n'a pas \u00e9norm\u00e9ment chang\u00e9. La librairie Delamain est toujours l\u00e0, de m\u00eame que les jardins du Palais-Royal, \u00e0 cette diff\u00e9rence pr\u00e8s que les caf\u00e9s, confin\u00e9s \u00e0 l'origine dans les all\u00e9es, ont envahi les jardins.\n\n_Quelle est pour vous la fonction de la copie en po\u00e9sie ?_\n\nPour moi, mon rapport \u00e0 la po\u00e9sie est un rapport de m\u00e9moire. Quand j'\u00e9tais enfant et m\u00eame plus tard, j'ai appris \u00e9norm\u00e9ment de po\u00e9sies. J'en ai eu beaucoup dans la t\u00eate. Aujourd'hui, cependant, elles ont tendance \u00e0 dispara\u00eetre. Comme dit mon ami Pierre Lusson, \u00ab ma m\u00e9moire n'est pas qu'un souvenir. Des strophes se sont enfuies. Des vers sont devenus faux \u00bb. Il faut donc que je r\u00e9vise. Pour retrouver un po\u00e8me. Comme pour l'apprendre, une des mani\u00e8res les plus efficaces est de le copier \u00e0 la main, lentement. Copier, recopier. Par ailleurs, la strat\u00e9gie de la copie que j'ai longtemps pratiqu\u00e9e r\u00e9sultait aussi du fait que je ne disposais pas de certains textes, ce qui expliquait ma fr\u00e9quentation assidue des biblioth\u00e8ques. Aujourd'hui, ces textes passent \u00e0 l'\u00e9tat de microfilms et de l\u00e0, de plus en plus, sur Gallica, un site offert par la Bn. C'est bien confortable mais ce n'est pas la m\u00eame chose.\n\n_\u00ab Chaque nouvelle lecture d'un po\u00e8me ancien fait un po\u00e8me nouveau \u00bb, dites-vous. Une autre variante est : \u00ab Chaque po\u00e8me \u00e0 lire ou relire est un po\u00e8me \u00e0 refaire. \u00bb Est-ce une question de transmission, de renouvellement de formes d\u00e9j\u00e0 donn\u00e9es ?_\n\nJ'ai du mal \u00e0 consid\u00e9rer que le po\u00e8me est une chose immobile, soit sous forme \u00e9crite, soit par enregistrement de la voix. Je pr\u00e9f\u00e8re penser qu'un po\u00e8me bouge avec le temps. Diff\u00e9rentes fa\u00e7ons de le poser sur la page sont des variantes d'un m\u00eame objet de pens\u00e9e qu'il est difficile de pr\u00e9ciser. Je dirai cependant qu'il a quatre \u00ab composantes \u00bb. Deux sont externes : la forme \u00e9crite, constitu\u00e9e de toutes les mani\u00e8res de mettre le po\u00e8me sur une page ; et la forme orale, qui est l'\u00e9tat du po\u00e8me que quelqu'un transmet par la voix. Mais je lui reconnais aussi deux formes internes, qui sont, elles, li\u00e9es \u00e0 la pr\u00e9sence d'un po\u00e8me dans une t\u00eate (autre que celle de l'auteur du po\u00e8me) qui le re\u00e7oit : la forme \u00ab aurale \u00bb, qui est le po\u00e8me tel qu'il est entendu, et une, forme \u00e9crite int\u00e9rieure, celle d'une page que le lecteur peut voir sur l'\u00e9cran de sa m\u00e9moire quand il se souvient du po\u00e8me, s'il s'en souvient. Je pense qu'un po\u00e8me est en fait constitu\u00e9 par les diff\u00e9rentes mani\u00e8res d'exister au cours du temps de ce quatuor de formes. Pour cette raison, je pense qu'il est bon qu'un po\u00e8me soit pr\u00e9sent\u00e9 \u00e0 la fois \u00e0 l'\u0153il et \u00e0 l'oreille. Et en particulier, je pense que, bien que toutes les mani\u00e8res de le mettre sur une page soient concevables, il en est de plus satisfaisantes que d'autres, et je pr\u00e9f\u00e8re que la physionomie d'un po\u00e8me ancien ne soit pas trop perturb\u00e9e par une \u00e9dition moderne, et qu'on conserve la mani\u00e8re dont il \u00e9tait dispos\u00e9 lorsqu'il a \u00e9t\u00e9 publi\u00e9 autrefois. Si l'on prend l'\u00e9dition des po\u00e8mes de Ronsard dans la Pl\u00e9iade, par ailleurs tr\u00e8s respectueuse de l'orthographe de l'\u00e9poque, on constate que, dans un sonnet, les strophes ont \u00e9t\u00e9 s\u00e9par\u00e9es par des blancs et que tous les vers ont \u00e9t\u00e9 align\u00e9s \u00e0 gauche. On ne fait pas cela au XVIe si\u00e8cle. Le po\u00e8me est compact et les strophes sont marqu\u00e9es par des d\u00e9crochements dans la ligne, du premier vers de la strophe, vers la droite ou vers la gauche. La physionomie du sonnet appara\u00eet tr\u00e8s diff\u00e9rente de celle de l'\u00e9dition de 1584, par Ronsard lui-m\u00eame ! L'originalit\u00e9 de la forme, la mani\u00e8re dont on doit le saisir par la vue et le contempler dans sa m\u00e9moire sont chang\u00e9es si l'on adopte un mode de pr\u00e9sentation qui est du XIXe si\u00e8cle.\n\n _\u00c7a vous choque ?_\n\nBeaucoup. Surtout parce qu'on le fait sans dire qu'on le fait. Ce qui laisse \u00e0 penser qu'on consid\u00e8re cela naturel, qu'on consid\u00e8re que l'allure du po\u00e8me sur la page n'a pas trop d'importance.\n\n_Plus largement, vous pourriez quasiment r\u00e9diger un guide touristique des biblioth\u00e8ques d'ici et d'ailleurs. Pourquoi la British Library \u00e0 Londres emporte-t-elle votre pr\u00e9f\u00e9rence ?_\n\nJe ne suis pas tout \u00e0 fait certain que cela soit encore le cas. Car, comme la Biblioth\u00e8que nationale de Paris, elle a chang\u00e9 de lieu. Cela dit, le changement est moins violent car, pour la British Library, on a essay\u00e9 de conserver une ressemblance avec l'ancienne salle de lecture. Cependant, l'abandon de la plus belle salle de lecture de biblioth\u00e8que que j'ai jamais connue, celle de Panizzi, a \u00e9t\u00e9 durement ressenti par les lecteurs.\n\n_La marche, dites-vous, provoque un \u00e9branlement rythmique favorable \u00e0 la po\u00e9sie. Est-ce ainsi que vous composez vos po\u00e8mes, en pi\u00e9ton, ou la d\u00e9ambulation ne sert-elle qu'\u00e0 amasser un foisonnement d'images, mat\u00e9riau de po\u00e8mes, \u00ab pour pr\u00e9lever dans les signes que le paysage urbain propose des assemblages et des circonstances propices \u00e0 la composition de po\u00e9sie \u00bb ?_\n\nLa marche est une mise en route qui, si les circonstances sont favorables, va amener la composition. Je fais celle-ci en marchant. Apr\u00e8s je rentre chez moi et \u00e9cris \u00e0 ma table, \u00e0 la main. Bien s\u00fbr, cela produit des po\u00e8mes g\u00e9n\u00e9ralement courts. Pour de plus longs po\u00e8mes, il faut plusieurs parcours.\n\n_Votre d\u00e9marche est du reste plus proche du Raymond Queneau de_ Courir les rues _que de celle de L\u00e9on-Paul Fargue, le \u00ab pi\u00e9ton de Paris \u00bb, car vous ne faites pas myst\u00e8re de votre peu d'affection pour la capitale \u2013 \u00ab Je n'ai aucune admiration, ni passion, ni amour pour Paris. \u00bb_\n\nJe n'ai pas, en effet, beaucoup d'affection pour la ville. Notre premi\u00e8re rencontre, quand j'avais douze ans, n'a pas \u00e9t\u00e9 tr\u00e8s agr\u00e9able : je venais d'une petite ville m\u00e9diterran\u00e9enne, et, en 1945, Paris \u00e9tait tr\u00e8s froid. \u00c9crire sur Paris est une fa\u00e7on de me sentir moins mal, de surmonter un d\u00e9sagr\u00e9ment caus\u00e9 par le climat, le paysage, ou certains caract\u00e8res d\u00e9sagr\u00e9ables des automobilistes, par exemple. Ma d\u00e9marche est donc plus proche de celle de Raymond Queneau que de celle de Fargue. Je ne sais pas s'il les composait en marchant, je ne le lui ai jamais demand\u00e9. Je me suis beaucoup inspir\u00e9 de son livre _Courir les rues,_ qui date de 1967. Dans ce livre, il y a des po\u00e8mes sur de nombreux lieux parisiens. Effectivement, je suis moins proche de Fargue, et plus du c\u00f4t\u00e9 de Jacques R\u00e9da. \u00c0 un moment, je me suis dit que je me rendrai dans les lieux de Paris o\u00f9 ces po\u00e8tes sont all\u00e9s. Revenir, par exemple, trente ou quarante ans apr\u00e8s sur les traces de Queneau, ou plus pr\u00e8s de moi dans des endroits visit\u00e9s po\u00e9tiquement par Jacques R\u00e9da. Mais dans le cas de R\u00e9da, j'ai vite constat\u00e9 que c'\u00e9tait impossible : Jacques R\u00e9da est \u00e0 v\u00e9lo. Par cons\u00e9quent, dans un po\u00e8me, il peut \u00eatre dans le 16e arrondissement puis dans le 20e. Je n'ai donc pas pu l'imiter, ou le copier, ou marquer une divergence dans la mani\u00e8re d'examiner telle ou telle rue.\n\n_Votre livre_ La forme d'une ville change plus vite, h\u00e9las, que le c\u0153ur des humains _, recueil de cent cinquante po\u00e8mes sur la capitale, est pourtant un jeu de piste. Avec des r\u00e9f\u00e9rences \u00e0 Pr\u00e9vert et R\u00e9da, Rimbaud et Brassens, Perec, Victor Hugo, ou Apollinaire._\n\nC'est \u00e9videmment pour moi une mani\u00e8re de leur rendre hommage. Cela se produit assez naturellement car j'ai dans ma t\u00eate, en composant, des r\u00e9miniscences de po\u00e8mes de ces auteurs, et je ne refuse pas de les accueillir dans mes propres po\u00e8mes.\n\n_Vous arrivez m\u00eame \u00e0 faire des po\u00e8mes avec la r\u00e9alit\u00e9 la plus triviale. Les automobiles, par exemple, que vous n'aimez gu\u00e8re \u2013 vous venez de le dire \u2013, gr\u00e2ce \u00e0 leurs plaques min\u00e9ralogiques._\n\nBien s\u00fbr. Au fond, je proc\u00e8de \u00e0 la mani\u00e8re de John Cage, qui disait : \u00ab Quand un bruit vous ennuie, \u00e9coutez-le. \u00bb J'essaye de ma\u00eetriser mes aversions avec des po\u00e8mes plus ou moins ironiques. Pendant plusieurs mois, j'ai parcouru la ville en notant les num\u00e9ros de plaques min\u00e9ralogiques les plus r\u00e9cents. J'ai fait de ces num\u00e9ros un po\u00e8me-liste, qui marque d'une certaine fa\u00e7on l'envahissement progressif des rues par les automobiles. \u00c0 ce propos, je pense que, de m\u00eame qu'on impose, sur les paquets de cigarettes, des remarques d\u00e9sobligeantes sur leurs effets, chaque automobile devrait pr\u00e9senter, en bonne place et en caract\u00e8res tr\u00e8s voyants, des indications du genre : NUIT GRAVEMENT \u00c0 LA SANT\u00c9 (je signale que je ne fume pas).\n\n_Dans votre tentative d'analyse des ressorts de l'acte po\u00e9tique, vous mettez en avant les images-m\u00e9moire et les images-langue. Qu'entendez-vous par ces deux expressions ?_\n\nLe fonctionnement spontan\u00e9 de la m\u00e9moire \u2013 le fait de voir quelque chose dans la rue ou n'importe o\u00f9 \u2013 met en mouvement des souvenirs. Quelques-unes de ces images peuvent avoir une certaine stabilit\u00e9. C'est ce que j'appelle des images-m\u00e9moire. Je les arr\u00eate un peu, je les reconnais, je peux les revisiter, les revoir. Mais elles ne sont pas de l'ordre de l'explicite. Pour passer \u00e0 la po\u00e9sie, il faut y associer des mots, des noms, des expressions, souvent m\u00eame des vers d\u00e9j\u00e0 existants. Alors, en devenant image-langue, l'image-m\u00e9moire fait un pas vers la po\u00e9sie.\n\n_La po\u00e9sie n'est pas \u00ab paraphrasable \u00bb. Ce que dit la po\u00e9sie ne peut \u00eatre dit autrement, martelez-vous. Est-ce l\u00e0 ce qui la diff\u00e9rencie essentiellement du roman ?_\n\nCe qui est le plus \u00e9loign\u00e9 de la po\u00e9sie est, \u00e0 cet \u00e9gard, la math\u00e9matique, qui ne fonctionne, elle, presque que par la paraphrase. Une fois bien saisi, l'\u00e9nonc\u00e9 math\u00e9matique doit \u00eatre boug\u00e9 pour produire quelque chose de nouveau, pour pouvoir \u00eatre ins\u00e9r\u00e9 dans un autre d\u00e9veloppement. Dans la po\u00e9sie, la paraphrase ne peut \u00e9clairer que sur le sens des mots, les circonstances de la composition d'un po\u00e8me. Je ne suis pas en train de nier l'utilit\u00e9 du travail savant sur les po\u00e8mes. Mais quelle que soit l'acuit\u00e9 du regard critique, ce qui est fondamental dans la po\u00e9sie n'appara\u00eetra pas vraiment. Quelque chose d'essentiel dans un po\u00e8me ne peut \u00eatre atteint que par l'appr\u00e9hension sans m\u00e9diation, et autant que possible renouvel\u00e9e souvent. En revanche, on peut toujours raconter un roman, je dirai m\u00eame qu'il faut le faire. Il le faut pour inciter des gens \u00e0 le lire. De plus, rien ne remplace la premi\u00e8re lecture que l'on fait d'un roman. Elle est hi\u00e9rarchiquement la plus importante. Et dans beaucoup de cas, suffisante. Un po\u00e8me, au contraire, doit \u00eatre relu, r\u00e9entendu. Dans un roman, on est port\u00e9 par le r\u00e9cit. Le roman est situ\u00e9 dans le temps d'une lecture. Un po\u00e8me est toujours \u00ab maintenant \u00bb. La chose la plus importante \u00e0 dire d'un po\u00e8me, c'est : \u00ab apprenez-le \u00bb.\n\n_Pourquoi avoir longtemps choisi le sonnet ou le tanka (forme m\u00e9trique irr\u00e9guli\u00e8re et impaire de la po\u00e9sie japonaise adopt\u00e9e dans_ Trente et un au cube _) comme forme po\u00e9tique \u00e9lective ?_\n\nDans ma g\u00e9n\u00e9ration, le grand exemple de po\u00e9sie qu'on rencontrait \u00e0 l'adolescence, \u00e0 la fin des ann\u00e9es 40, \u00e9tait le surr\u00e9alisme, un surr\u00e9alisme tiraill\u00e9 entre les anciens et les nouveaux qui se disputaient sans cesse : Aragon, Eluard, Breton, Tzara, Desnos, tous ces grands noms dont j'ai \u00e9t\u00e9 longtemps impr\u00e9gn\u00e9. Au bout de quelques ann\u00e9es, je me suis rendu compte que je ne faisais que de p\u00e2les imitations. Tenter de sortir du nuage surr\u00e9aliste a \u00e9t\u00e9 le probl\u00e8me de beaucoup de po\u00e8tes appartenant \u00e0 la g\u00e9n\u00e9ration qui me pr\u00e9c\u00e9dait. Ce fut le cas, par exemple, d'Yves Bonnefoy. Quand j'ai cherch\u00e9 une voie qui me serait propre, j'ai port\u00e9 mon choix sur la forme la plus \u00e9loign\u00e9e du surr\u00e9alisme, le sonnet, pratiqu\u00e9 par aucun de ses membres, si ce n'est par Robert Desnos, surtout \u00e0 la fin de sa vie. Le sonnet a eu par cons\u00e9quent d'abord une vertu n\u00e9gative. Il m'a donn\u00e9 le moyen de trouver une voie propre. Le cas du tanka est diff\u00e8rent. Ayant d\u00e9couvert le sonnet, qui a eu une dur\u00e9e de vie immense et existe dans de nombreuses langues, j'ai cherch\u00e9 d'autres exemples similaires. Et l\u00e0, je suis tomb\u00e9 sur le Japon.\n\n_Dans_ Po\u00e9sie : _, publi\u00e9 en l'an 2000, vous d\u00e9plorez : \u00ab il n'y a pas beaucoup de po\u00e9sie dans les t\u00eates \u00bb ; \u00ab Le monde souffre d'une extinction de la voix int\u00e9rieure de la po\u00e9sie \u00bb. Vous mettez en cause le r\u00f4le des lectures publiques. Que pensez-vous d'une manifestation comme le Printemps des po\u00e8tes ?_\n\nQue puis-je en dire ? Certains de mes amis n'appr\u00e9cient gu\u00e8re la pratique de la lecture publique. Moi, je trouve cela bien. Seulement, c'est un moment de rencontre avec des po\u00e8mes. Et c'est souvent l'unique moment de rencontre de la po\u00e9sie, pour beaucoup de gens. La multiplication des lectures dans des lieux et des circonstances les plus divers me semble bonne, car l'existence de la po\u00e9sie dans la voix est importante. J'en fais de plus en plus, du reste. Mais l'accueil des auditeurs est le plus souvent passif. L'int\u00e9r\u00eat suscit\u00e9 par une lecture ne va pas, ou rarement, jusqu'\u00e0 inciter \u00e0 acheter des livres, \u00e0 la mise en m\u00e9moire de quelques po\u00e8mes. On ne cherche pas \u00e0 les avoir en t\u00eate, alors que le ph\u00e9nom\u00e8ne se produit pour la chanson. Celle-ci circule. La chanson est un art autonome, qui n'est pas la po\u00e9sie. C'est un grand art car beaucoup conservent des chansons \u00e0 l'esprit. Il est dommage que cela ne soit pas le cas pour la po\u00e9sie contemporaine. (Contrairement \u00e0 une id\u00e9e re\u00e7ue paresseusement, je ne crois pas du tout qu'il soit difficile d'apprendre des po\u00e8mes d'aujourd'hui.)\n\n_Vous dites : \u00ab Je n'ai pas d'inspiration math\u00e9matique ; je n'ai pas besoin d'inspiration en po\u00e9sie. \u00bb L'inspiration serait donc un vieux mythe romantique ?_\n\nJe ne sais pas ce qu'est l'inspiration. Le terme renvoie \u00e0 des id\u00e9es fort anciennes de la po\u00e9sie, de Platon jusqu'\u00e0 la Renaissance et au-del\u00e0 : le po\u00e8te inspir\u00e9 par les dieux, le po\u00e8te chaman, le furieux. Ce n'est pas une id\u00e9e int\u00e9ressante, car on peut, \u00e0 partir de l\u00e0, dire n'importe quoi.\n\n_De l\u00e0 votre agacement pour le clich\u00e9 de la cr\u00e9ation qui envahit aujourd'hui toute consid\u00e9ration culturelle._\n\nIl y a une sorte d'inflation de l'id\u00e9e culturelle. Je n'en fais pas une critique tr\u00e8s fond\u00e9e car je ne suis ni philosophe ni sociologue. Je ressens seulement de l'agacement. Je conseillerai de lire ce qu'en a \u00e9crit Michel Deguy.\n\n_Selon vous, dans le jeu de transposer en litt\u00e9rature les raisonnements de la math\u00e9matique ou de la logique, Lewis Carroll, dont vous \u00eates le traducteur, est pour vous le mod\u00e8le. \u00cates-vous parti du mod\u00e8le de_ De l'autre c\u00f4t\u00e9 du miroir _qui est la reconstitution d'une partie d'\u00e9checs pour votre livre_ \u03a3 _(livre dont le titre est le signe d'appartenance en th\u00e9orie des ensembles), paru en 1967, qui se lit \u00e0 la fa\u00e7on dont on pratique le jeu de go ?_\n\nBien s\u00fbr. Mais je ne voulais pas refaire une partie d'\u00e9checs. Le jeu de go, \u00e0 la diff\u00e9rence des \u00e9checs, dont la partie demeure en t\u00eate, est lisible sur ce qui reste, une fois jou\u00e9. On peut \u00ab relire \u00bb la partie, depuis son d\u00e9but.\n\n_Avec_ S _, vous avez \u00e9t\u00e9 l'un des pr\u00e9curseurs de la litt\u00e9rature \u00e9lectronique, \u00e0 l'instar de Raymond Queneau, auteur de_ Cent mille milliards de po\u00e8mes _. Puis, en fondant l'Alamo (Atelier de litt\u00e9rature assist\u00e9e par les math\u00e9matiques et l'ordinateur) au sein de l'Oulipo (Ouvroir de la litt\u00e9rature potentielle) avec Paul Braffort, en 1981. Aujourd'hui, la litt\u00e9rature \u00e9lectronique est consid\u00e9r\u00e9e comme une avant-garde litt\u00e9raire si l'on en croit le_ Magazine litt\u00e9raire _de novembre 2000. Est-ce aussi votre opinion ?_\n\nOn est encore aux balbutiements. Il faudra beaucoup de progr\u00e8s, non sur la machine elle-m\u00eame, mais sur la mani\u00e8re de s'en servir, agr\u00e9ablement pour celui qui compose. Car si l'on d\u00e9pend trop de manipulations pour concevoir une production, l'int\u00e9r\u00eat est limit\u00e9. Il y a des gens comme Jean-Pierre Balpe, qui ma\u00eetrise tr\u00e8s bien le langage-machine, et peut faire les deux. Moi, je n'ai jamais voulu fournir cet effort. Je ne suis donc pas particuli\u00e8rement \u00e0 l'aise. Mais l'outil laisse esp\u00e9rer de grandes possibilit\u00e9s.\n\n_Quel est l'apport de l'outil informatique dans votre travail de cr\u00e9ation ?_\n\nJe n'ai jamais aim\u00e9 la machine \u00e0 \u00e9crire. Je continue \u00e0 \u00e9crire la po\u00e9sie \u00e0 la main. Toutefois, je me sers de l'ordinateur pour ce qui concerne les calculs, la composition en prose et tout travail de r\u00e9flexion. Cela reviendrait \u00e0 dire que c'est une machine \u00e0 \u00e9crire am\u00e9lior\u00e9e. En fait, cela va bien au-del\u00e0. En ce moment, je suis en train de me laisser aller \u00e0 faire quelque chose que j'avais \u00e9vit\u00e9 jusque-l\u00e0 : des bifurcations nombreuses. J'ouvre une parenth\u00e8se et une parenth\u00e8se \u00e0 l'int\u00e9rieur de cette parenth\u00e8se, etc., jusqu'\u00e0 une superposition de six parenth\u00e8ses (comme le fait Raymond Roussel dans ses _Nouvelles impressions d'Afrique_ ). Cela suppose une pr\u00e9sentation particuli\u00e8re sur l'\u00e9cran \u2013 j'emploie des d\u00e9crochements vari\u00e9s dans les lignes, des couleurs diff\u00e9rentes pour les diff\u00e9rents niveaux de parenth\u00e8ses \u2013 et, par cons\u00e9quent, la n\u00e9cessit\u00e9 d'un rapport plus approfondi \u00e0 l'ordinateur. Ainsi, dans _Math\u00e9matique :_ , j'avais rejet\u00e9 en fin de volume toutes les incises et bifurcations. En revanche, j'ai incorpor\u00e9 celles-ci au texte courant dans _Po\u00e9sie :_ je sais bien que je rends la lecture plus difficile, moins ais\u00e9e sur la page. Et que la lecture sera peut-\u00eatre d'un acc\u00e8s plus simple sur \u00e9cran. Mais j'aimerais pouvoir en faire lire au moins une version en livre. Et peut-\u00eatre une version assez diff\u00e9rente sur \u00e9cran.\n\n_Incroyable pari, projet follement ambitieux que votre entreprise litt\u00e9raire et aussi autobiographique commenc\u00e9e par_ 'le grand incendie de londres' _(1989),_ La Boucle _(1993),_ Math\u00e9matique : _(1997) et_ Po\u00e9sie : _(2000). Une \u0153uvre arborescente pouss\u00e9e sur les ruines d'un \u00e9chec, l'\u00e9criture d'un r\u00e9cit r\u00eav\u00e9 et abandonn\u00e9. Une \u0153uvre totalisante, amassant votre exp\u00e9rience du temps et de l'espace, le savoir et la cr\u00e9ation. \u00c0 quand la cinqui\u00e8me branche ? Et quelle en sera la th\u00e9matique ?_\n\nJe travaille actuellement \u00e0 l'avant-derni\u00e8re et \u00e0 la derni\u00e8re de ces branches, avec l'intention de multiplier les parenth\u00e8ses. Je ne peux pas encore en d\u00e9voiler la teneur. Car ces livres n'auront de sens qu'une fois achev\u00e9s, s'ils le sont.\n\n_Raymond Queneau a \u00e9dit\u00e9 votre premier livre chez Gallimard. Il vous a ensuite recrut\u00e9 pour l'Oulipo, dont vous f\u00fbtes en 1966 le premier membre coopt\u00e9. Quels souvenirs gardez-vous de lui ?_\n\nJ'ai effectivement rencontr\u00e9 Raymond Queneau en 1966. Je l'ai vu ensuite pendant les derni\u00e8res ann\u00e9es de sa vie, r\u00e9guli\u00e8rement, car il ne manquait jamais une r\u00e9union de l'Oulipo. En dehors de cela, je le croisais quelquefois chez Gallimard ou ailleurs. Je lui voue une grande admiration. J'avais une \u00e9coute constante pour ce qu'il disait ; qui m'a, bien s\u00fbr, \u00e9norm\u00e9ment influenc\u00e9.\n\n_D'o\u00f9 vient votre passion pour la po\u00e9sie des troubadours, plus pr\u00e9cis\u00e9ment pour les po\u00e8tes de la fin du XIIe si\u00e8cle en Provence ? Est-ce parce qu'ils sont des pr\u00e9curseurs de l'Oulipo, comme vous le sous-entendez parfois ?_\n\nJe ne dirais pas seulement que ce sont des pr\u00e9curseurs de l'Oulipo. Ce sont des po\u00e8tes qui ont essay\u00e9 de combiner, avec de la musique, une litt\u00e9rature tr\u00e8s contrainte, savante, et une parole qui s'adressait \u00e0 tous. Ils ne fuyaient pas du tout les auditeurs, au contraire. En plus, leur conception de la po\u00e9sie est \u00e0 l'origine de la plupart des po\u00e9sies occidentales modernes. Ce n'est ni la po\u00e9sie \u00e9pique, ni religieuse, ni didactique. Elle a \u00e9t\u00e9 pour moi, d\u00e8s que je l'ai connue, l'exemple de base. Et elle le reste.\n\n_Vous \u00eates angliciste, titulaire d'une licence d'anglais \u2013 votre m\u00e8re enseignait cette langue, d'ailleurs \u2013, vous avez appris l'allemand pour lire Rilke et m\u00eame le japonais pour mieux appr\u00e9cier sa litt\u00e9rature. Quels sont les invariants que vous avez pu observer d'une langue \u00e0 l'autre ?_\n\nL'anglais est la seule langue que je ma\u00eetrise \u00e0 peu pr\u00e8s s\u00e9rieusement. Par ailleurs, je me d\u00e9brouille en proven\u00e7al ancien pour lire les troubadours. Je connais aussi un peu d'allemand, d'espagnol, d'italien. En japonais, pas grand-chose. Car j'ai \u00e9tudi\u00e9 la po\u00e9sie japonaise ancienne \u00e0 partir de traductions. Et comme le vocabulaire \u00e9tait extr\u00eamement limit\u00e9, il ne fut pas difficile \u00e0 acqu\u00e9rir. Je n'ai pas suffisamment d'\u00e9l\u00e9ments de comparaison entre les langues pour r\u00e9pondre de mani\u00e8re utile.\n\n_Vous \u00eates tr\u00e8s appr\u00e9ci\u00e9 aux \u00c9tats-Unis. Vous faisiez partie, en mars, d'une tourn\u00e9e sur la French Poetry. Et votre ouvrage_ 'le grand incendie de londres' _a eu des critiques partout, y compris dans le_ San Diego Tribune _. Votre traducteur est Dominic Di Bernardi. Comment se d\u00e9brouille-t-il pour vos livres \u00e0 contraintes ? Dans ce cas, le traducteur doit-il \u00eatre encore plus un cr\u00e9ateur \u00e0 part enti\u00e8re ?_\n\nD'abord une pr\u00e9cision : je suis quasiment inconnu aux \u00c9tats-Unis, o\u00f9 la litt\u00e9rature fran\u00e7aise, en particulier la po\u00e9sie, a une renomm\u00e9 insignifiante. Une goutte d'eau. Comme quelques autres po\u00e8tes contemporains fran\u00e7ais, j'ai eu la chance d'\u00eatre traduit pour deux de mes livres par une des meilleures po\u00e8tes des \u00c9tats-Unis, Rosemary Waldrop. Je dis \u00ab un po\u00e8te \u00bb et \u00ab un poet \u00bb, pour respecter la parit\u00e9 dans la langue. L'un de mes contes a \u00e9galement \u00e9t\u00e9 traduit par un Anglais vivant \u00e0 Lyon, Bernard H\u0153pffner, et j'en suis tr\u00e8s content. Il vient de faire un exploit : la traduction de _L'Anatomie de la m\u00e9lancolie,_ de Richard Burton.\n\n_Le monde de l'enseignement vous est familier. Par tradition familiale d'abord, vos grands-parents \u00e9taient instituteurs, vos parents exer\u00e7aient dans le secondaire, et vous dans le sup\u00e9rieur. Une vraie dynastie ?_\n\nC'est un mouvement bien connu. Apr\u00e8s quoi, la g\u00e9n\u00e9ration suivante fait tout autre chose. J'ai une fille m\u00e9decin.\n\n_En quoi le collectif math\u00e9maticien Bourbaki a-t-il eu une influence d\u00e9cisive sur vous ? Et l'enseignement des math\u00e9matiques vous semble-t-il satisfaisant \u00e0 l'heure actuelle ?_\n\nBourbaki a \u00e9t\u00e9 essentiel car c'est par lui, ce math\u00e9maticien collectif, que j'ai rencontr\u00e9 les math\u00e9matiques du XXe si\u00e8cle, la premi\u00e8re ann\u00e9e o\u00f9 elles ont \u00e9t\u00e9 enseign\u00e9es \u00e0 l'universit\u00e9. J'ai beaucoup travaill\u00e9 dans cette ligne-l\u00e0, qui a des d\u00e9fauts, mais qui est passionnante. Il se trouve que l'id\u00e9e de l'Oulipo est un peu copi\u00e9e sur celle de Bourbaki. Raymond Queneau et Fran\u00e7ois Le Lionnais, les cofondateurs de l'Oulipo, connaissaient bien les math\u00e9matiques. Et avaient nou\u00e9 des contacts personnels avec plusieurs membres de Bourbaki. Au fond, les _\u00c9l\u00e9ments de math\u00e9matique_ de Bourbaki r\u00e9sultent d'une composition sous contraintes tr\u00e8s fortes, en premier lieu celle du travail collectif. Donc, sous bien des aspects, les deux projets se ressemblent, m\u00eame si celui de l'Oulipo poss\u00e8de, en apparence, un caract\u00e8re beaucoup moins s\u00e9rieux. Pour ce qui concerne l'enseignement des math\u00e9matiques, mon exp\u00e9rience se limite \u00e0 l'universit\u00e9. Or il me semble que les probl\u00e8mes graves qu'a pos\u00e9s le transfert des modes de pr\u00e9sentation bourbakistes l'ont \u00e9t\u00e9 surtout dans l'enseignement secondaire (et primaire m\u00eame). Et l\u00e0, il n'est pas s\u00fbr que l'influence d'un bourbakisme mal compris n'ait pas \u00e9t\u00e9 catastrophique.\n\n_Le 20 mars 1999, vous distribuiez en marge de la manifestation nationale des enseignants un po\u00e8me en vers libres et contre \u00ab la philosophie \u00bb du ministre All\u00e8gre. Vous en souvenez-vous ?_\n\nC'\u00e9tait une r\u00e9action un peu violente suscit\u00e9e par les d\u00e9clarations de l'ancien ministre sur l'enseignement de la philosophie. Elles exprimaient implicitement l'id\u00e9e du peu de n\u00e9cessit\u00e9 de la philosophie. J'avais simplement d\u00e9coup\u00e9 en vers les propos qu'on lui avait pr\u00eat\u00e9s et qu'il n'a d'ailleurs pas d\u00e9mentis. Je concluais en disant qu'il aurait besoin de le\u00e7ons de philosophie, notamment par _Le Cheval,_ de Boris Vian.\n\n_Dans_ L'Abominable Tisonnier de John Mac Taggart Ellis Mac Taggart _, Mr Goodman se met \u00e0 rassembler des vies car il est anxieux de vivre une ann\u00e9e climat\u00e9rique, c'est-\u00e0-dire une ann\u00e9e dangereuse \u00e0 tous points de vue, selon la m\u00e9decine de l'Antiquit\u00e9. Ce qui vous est vous-m\u00eame arriv\u00e9 en 1994, vous le relatez dans_ Po\u00e9sie : _. Comment sait-on qu'on est pr\u00e9cis\u00e9ment dans ce genre d'ann\u00e9es ?_\n\nIl y a une croyance r\u00e9pandue dans la m\u00e9decine antique en vertu de laquelle il se produit des bouleversements dans un corps tous les sept ou tous les neuf ans. Une version moderne de cette croyance serait de dire que toutes les cellules se renouvellent tous les sept ou neuf ans et que ce renouvellement n'est pas d\u00e9pourvu de cons\u00e9quences, souvent dangereuses. On pensait que les ann\u00e9es d'une vie qui sont des multiples de _7_ ou de 9 \u00e9taient dangereuses. Les uns penchaient plus pour la th\u00e9orie du 7, les autres pour le 9. Si on fait le produit de 7 x 9, on obtient 63. Et l\u00e0, c'est la grande climat\u00e9rique, l'ann\u00e9e de tous les dangers.\n\n_R\u00e9cemment, vous avez collabor\u00e9 avec des plasticiens, le Fran\u00e7ais Christian Boltanski et le Japonais On Kawara. Quel est votre prochain projet dans ce domaine ?_\n\nLa collaboration avec des artistes tout \u00e0 fait contemporains est pour moi une chose r\u00e9cente et passionnante. C'est \u00e0 la demande d'Yvon Lambert que j'ai travaill\u00e9 avec On Kawara. Dans le cas du livre fait avec Christian Boltanski, j'ai soumis trois listes ayant servi de catalogue \u00e0 des installations boltanskiennes \u00e0 diverses contraintes oulipiennes (l'art de la liste est un art fort pratiqu\u00e9 par l'Oulipo, Georges Perec en \u00e9tait un ma\u00eetre). En hommage aux _Cent mille milliards de po\u00e8mes_ de Queneau, dans ce m\u00eame livre, Christian Boltanski offre une combinatoire de visages de morts qui fait na\u00eetre de nouveaux \u00eatres virtuels, peut-\u00eatre des fant\u00f4mes.\n\nJ'ai plusieurs projets en cours ou achev\u00e9s mais non pr\u00e9sent\u00e9s encore : une collaboration avec Rebecca Horn ; une installation dans le m\u00e9tro avec Philippe Favier, \u00e0 l'occasion du centenaire du m\u00e9tro...\n\n_Vous savez certainement que dans le quartier du Marais, \u00e0 Paris, un bar \u00e0 vin porte le nom d'un de vos romans,_ La Belle Hortense _, qui se d\u00e9roule pr\u00e9cis\u00e9ment dans ce quartier. \u00cates-vous sensible \u00e0 ce genre d'hommages ? Par exemple, aimeriez-vous qu'une rue porte votre nom, \u00e0 l'instar de Boris Vian ou de Raymond Queneau, dont le patronyme est accol\u00e9 \u00e0 une station de m\u00e9tro ?_\n\nOui, Bobigny-Pantin-Raymond-Queneau : un magnifique nom de station ! Il y a aussi une rue Raymond-Queneau, mais elle n'est pas tr\u00e8s agr\u00e9able. En revanche, la rue Georges-Perec est merveilleuse : une petite rue, sans num\u00e9ros, descendante, dans un endroit tr\u00e8s champ\u00eatre, au-dessus de la porte de Bagnolet, avec des lilas. Si l'on veut penser \u00e0 son ami Georges, il est agr\u00e9able de s'y rendre.\n\n_Quitte \u00e0 choisir, pr\u00e9f\u00e9reriez-vous une impasse pav\u00e9e, une rue coud\u00e9e, un grand boulevard, une cit\u00e9 fleurie, une avenue ombrag\u00e9e, un square pour enfants ?_\n\nQuelque chose de tr\u00e8s court, dans un endroit calme.\n\n# Roubaud sur la branche \nPar Patrick K\u00e9chichian\n\n* * *\n\n# Le Monde des livres, 25 f\u00e9vrier 2000\n\nIl ne faut pas chercher \u00e0 cerner Jacques Roubaud, \u00e0 \u00e9pingler son \u00ab Projet \u00bb sous un seul regard. La sanction serait une forte migraine, ou un strabisme divergent de l'esprit... Tout nageur en situation d\u00e9licate sait, au moins th\u00e9oriquement, qu'il est inutile, et m\u00eame dangereux, de consid\u00e9rer le courant comme un interlocuteur possible, un partenaire. Non, il est urgent de se laisser porter par lui, de ne pas r\u00e9sister au flot, en somme de faire comme si on se noyait. Et dans cette histoire, m\u00eame les noy\u00e9s seront sauv\u00e9s !\n\nRoubaud, le \u00ab Projet Roubaud \u00bb, est un peu la m\u00eame chose : immersion, disponibilit\u00e9, non-r\u00e9sistance, refus de jouer au plus fin... sont les attitudes requises. Apr\u00e8s tout, cela est conforme, \u00e0 la nature de la tentative litt\u00e9raire roubaldienne. Ad\u00e9quat aussi \u00e0 la personne de l'\u00e9crivain \u2013 essentiellement non violente, fort peu ostentatoire, un peu lunaire dans sa capacit\u00e9, son plaisir, \u00e0 \u00ab math\u00e9matiser \u00bb tout ce qui peut l'\u00eatre. Personne que ses livres, proses et po\u00e8mes, r\u00e9flexion et divagation, laisse entrevoir. Pudique, ni \u00e9chevel\u00e9 ni alangui, Jacques Roubaud n'est pas un cachottier : ce qui peut \u00eatre dit, il le dit.\n\nAu commencement donc \u00ab un des tout premiers jours de d\u00e9cembre 1994 \u00bb, un homme marche dans Paris avec un K-way bleu, \u00ab et une casquette bleue \u00e9galement \u00bb. Il a une silhouette assez haute, des Pataugas aux pieds, un sac en plastique \u00e0 la main, un air de jeune homme \u00e0 peine un peu vieilli. \u00c0 la fois isol\u00e9, seul et disponible, il marche, observe avec attention les angles des maisons, les places, le croisement des rues, les caract\u00e9ristiques des immeubles, parfois les gens... C'est le m\u00eame homme, \u00e0 un autre moment de la journ\u00e9e, en cette m\u00eame ann\u00e9e \u00ab climat\u00e9rique \u00bb \u2013 l'adjectif est librement d\u00e9tach\u00e9 et traduit d'un sonnet de G\u00f3ngora \u2013, qui, post\u00e9 devant son ordinateur, \u00e9crit.\n\nSon projet ? Raconter la venue, l'\u00e9mergence, la naissance de la po\u00e9sie en lui. C'est simple, en apparence. Ce n'est pas au nom de quelque perversit\u00e9 rare, ou par go\u00fbt d'\u00e9pater son lecteur que Roubaud va compliquer cette simplicit\u00e9. C'est que, dans la vie, elle n'existe pas. Trop de m\u00e9moire, une foule d'\u00ab images-souvenirs \u00bb et puis aussi, plus \u00e9trange, ce que Roubaud nomme une \u00ab m\u00e9moire ext\u00e9rieure \u00bb, encombrent, chahutent ce qui se pr\u00e9tendait, se r\u00eavait, simple. \u00ab Une des particularit\u00e9s de mon entreprise, parmi d'autres, [...], est d'\u00eatre une interrogation plus ou moins r\u00e9fl\u00e9chie sur la nature de la m\u00e9moire \u00e0 partir d'un exemple principal, le mien (le mat\u00e9riel exp\u00e9rimental est \u00e0 ma disposition, m\u00eame si son maniement est souvent difficile). \u00bb\n\n\u00ab Mon r\u00e9cit se d\u00e9roule au long du temps. \u00bb\n\n\u00ab La musique temporelle qui accompagne le r\u00e9cit est une _oda continua_ , c'est-\u00e0-dire une m\u00e9lodie continue, sans repos, sans r\u00e9p\u00e9titions. \u00bb\n\n\u00ab La continuit\u00e9 de la m\u00e9lodie est celle du temps de la composition : j'\u00e9cris dans les m\u00eames heures pr\u00e9-matinales de chaque journ\u00e9e, dans le m\u00eame lieu. \u00bb\n\nCette quatri\u00e8me \u00ab branche \u00bb, intitul\u00e9e _Po\u00e9sie :_ , d'un ensemble qui en comportera (peut-\u00eatre, ce n'est pas s\u00fbr, l'auteur avoue se fatiguer...) six, expose \u00e0 nouveau, longuement, presque exhaustivement, avec multiples \u00ab incises \u00bb, \u00ab bifurcations \u00bb subtilit\u00e9s typographiques, les motifs et raisons de cette tentative commenc\u00e9e, pour ce qui est de l'\u00e9criture, en 1989. Mais le mot \u00ab tentative \u00bb convient mal ; il exprime avec une trop plate maladresse le paradoxe de toute l'entreprise : \u00e0 partir d'une impossibilit\u00e9 m\u00e9lancoliquement \u00e9prouv\u00e9e, d'un \u00e9chec d'embl\u00e9e reconnu, celui qui l'emp\u00eachera d'\u00e9crire un roman destin\u00e9 \u00e0 porter comme titre _Le Grand Incendie de Londres_ , Roubaud a tir\u00e9 les fils d'une tapisserie \u2013 l'image est pauvre au regard de ce dont il s'agit \u2013 autobiographique hybride qui subvertit toutes les lois, \u00e9crites et non \u00e9crites, du genre. Une chose au moins est certaine : Roubaud, d'une mani\u00e8re superlative, innove. Au concours L\u00e9pine de la litt\u00e9rature contemporaine, il re\u00e7oit le premier prix.\n\nMais ne gal\u00e9jons pas, ou pas seulement. Joueur \u2013 de go surtout, comme il l'explique vers la fin de ce volume \u2013, ludique et oulipien de vocation, \u00ab disciple \u00bb de Raymond Queneau et ami de Georges Perec, amateur combinateur et compositeur, de po\u00e9sie et de math\u00e9matique, Jacques Roubaud est un homme grave, soucieux derri\u00e8re son sourire. Son chagrin, celui du deuil, et l'angoisse, celle de la mort, bien s\u00fbr, donnent \u00e0 beaucoup de ses pages une tonalit\u00e9 attrist\u00e9e. Ainsi, les premiers chapitres de _Po\u00e9sie :_ d\u00e9crivent-ils le retour, en cet \u00ab an climat\u00e9rique \u00bb 1994 (Roubaud pr\u00e9cise qu'il \u00e9crit dans le pr\u00e9sent de l'\u00e9criture, en 1995), de l'image du fr\u00e8re suicid\u00e9 en octobre 1961, et la visite \u00e0 sa tombe, au cimeti\u00e8re de Pantin, \u00ab all\u00e9e des marronniers aux fleurs doubles \u00bb.\n\nPlus loin, \u00e0 la toute fin du livre, il revient sur cette p\u00e9riode noire. Nous sommes en 1996 \u2013 mais, \u00e0 ce propos, il faut se reporter aux chapitres 26 et 27 de _Po\u00e9sie :_ , qui comportent quelques \u00ab \u00e9lucubrations g\u00e9om\u00e9triques de l'Auteur sur le temps \u00bb. Roubaud d\u00e9crit avec une sourde et belle \u00e9loquence un moment de cafard, une \u00ab petite crise de d\u00e9lectation morose \u00bb. \u00ab C'est la nuit, s\u00e8che ou humide, froide ou chaude ; ou ce n'est d\u00e9j\u00e0 plus la nuit, mais le jour un jour humide ou sec, chaud ou froid ou entre les deux. Peu importe. Je descends la rue d'Amsterdam, un _TLS_ dans ma poche de K-way, par exemple... \u00bb Il arrive au buffet de la gare Saint-Lazare, lieu \u00ab recommand\u00e9 \u00bb comme d\u00e9cor de la d\u00e9lectation morose, comme \u00ab repr\u00e9sentation contemporaine d\u00e9sol\u00e9e du fleuve h\u00e9raclit\u00e9en \u00bb ; il salue M. Ren\u00e9, le gar\u00e7on de caf\u00e9, qui reconna\u00eet en lui cet habitu\u00e9 dominical du lieu... Plus tard, \u00e0 la fin de 1996, une gr\u00e8ve de la SNCF le prive du \u00ab r\u00e9confort paradoxal \u00bb du buffet de la gare Saint-Lazare. Alors, la marche parisienne reprend, pour ressentir \u00ab la forme d'une ville \u00bb, courir les rues sur les traces de Queneau \u00ab (ajoutons Aragon, R\u00e9da...) \u00bb.\n\nEt la po\u00e9sie ? Mais elle est l\u00e0, triste et pourtant attirante comme ce buffet de gare, dans les rues, au creux du deuil et du chagrin, dans l'\u00e9treinte physique \u2013 que Roubaud d\u00e9crit avec une chaleureuse et attentive surprise qui est sa marque... Oui certes, elle est dans tout cela. Mais encore faut-il lui donner, lui trouver, des formes... Et les formes ne tombent pas du ciel... Ce sera, \u00e9lectivement, le sonnet. Avec rigueur et constance, comme il le fit pour la math\u00e9matique \u2013 mais la s\u00e9paration des deux univers, des deux \u00ab Projets \u00bb, est un peu artificielle dans son esprit \u2013, Roubaud s'emploie \u00e0 cerner ce qui peut l'\u00eatre. Il met \u00e0 profit une \u00e9rudition impeccable, l\u00e9g\u00e8re pourtant, sachant que \u00ab chaque nouvelle lecture d'un po\u00e8me ancien fait un po\u00e8me nouveau \u00bb. Ce savoir de po\u00e9sie a \u00e9t\u00e9 principalement acquis \u00e0 la Biblioth\u00e8que nationale, l'ancienne, la vraie, \u00e0 la place 28 dans la salle Labrouste, \u00e0 l'\u00e9poque o\u00f9 il se livrait au copiage des po\u00e8mes. En passant, il taquine Dante, salue les troubadours, quelques m\u00e9di\u00e9vaux japonais, P\u00e9trarque, \u00ab le responsable majeur de la prolif\u00e9ration de la forme sonnet \u00bb, discute Aragon, et son \u00ab id\u00e9e assez baroque, si on veut \u00eatre indulgent ou burlesque \u00bb, du sonnet, comme forme \u00ab la plus ad\u00e9quate pour une po\u00e9sie politique nationale \u00bb.\n\nMagnifique po\u00e8te en prose, Jacques Roubaud n'a pas la pr\u00e9tention de fixer et de figer le monde. Ni de s'arr\u00eater lui-m\u00eame \u00e0 un livre. Lorsque la sixi\u00e8me \u00ab branche \u00bb de celui-ci aura pouss\u00e9, nous en serons toujours au m\u00eame point, c'est-\u00e0-dire au commencement, tout juste enrichi d'une connaissance heureuse, utile \u2013 qui affronte toujours, en un combat perp\u00e9tuel, la d\u00e9lectation morose. \u00ab Nous sommes des objets du monde, \u00e9crivait Roubaud dans _La Boucle_ , et tous les objets du monde ont ceci en commun d'\u00eatre et de n'\u00eatre que la permanence provisoire de certains changements. \u00bb\n\nRoubaud n'est pas un militant de la cause po\u00e9tique, simplement un amateur tr\u00e8s \u00e9clair\u00e9 qui constate qu' \u00ab il n'y a pas beaucoup de po\u00e9sie dans les t\u00eates \u00bb et que \u00ab le monde souffre d'une extinction de la voix int\u00e9rieure de la po\u00e9sie \u00bb. Alors, il pallie ce manque avec ce qu'il poss\u00e8de : des mots, des images, de la m\u00e9moire, une sensibilit\u00e9 qui \u00e9pouse et compl\u00e8te sans heurts la capacit\u00e9 de r\u00e9flexion et de raisonnement. Et c'est le c\u0153ur aussi qui se trouve un peu moins vide.\n\n# BRANCHE 5\n\n# LA BIBLIOTH\u00c8QUE DE WARBURG\n\n* * *\n\n* * *\n\n* * *\n\n# CHAPITRE 1\n\n# Mississippi Haibun\n\n* * *\n\n## \u00a7 1 Sans doute aucun, c'\u00e9tait un grand lit. C'\u00e9tait une grande chambre.\n\nSans doute aucun, c'\u00e9tait un grand lit. C'\u00e9tait une grande chambre. Beaucoup de place partout. Il y avait une grande baignoire anti-d\u00e9rapante, un grand poste de t\u00e9l\u00e9vision, une grosse Bible dans le tiroir de la table de nuit. Allong\u00e9 sur le lit, apr\u00e8s un long bain chaud, je regardais b\u00e9atement fr\u00e9mir \u00e0 grosses taches color\u00e9es orange, jaunes, rouges, bleues, flasques, baveuses, sur l'\u00e9cran \u00e9norme de la t\u00e9l\u00e9, un \u00e9pisode quelconque de Gilligan's Island. Il devait \u00eatre six heures ou sept heures du soir, Central Time. C'\u00e9tait juin ; c'\u00e9tait quelques jours avant la fin du mois de juin. C'\u00e9tait 1976. J'\u00e9cris ce souvenir. Il s'est pass\u00e9 plus de vingt ans. Je pourrais peut-\u00eatre retrouver le jour exact de mon passage au Holiday Inn de Winona, mais je n'essayerai m\u00eame pas. Apr\u00e8s les 20 miles ou environ d'une ration de marche quotidienne le long du fleuve (distance moyenne d'un Holiday Inn \u00e0 un autre Holiday Inn ou, \u00e0 d\u00e9faut, quelque autre motel semblablement confortable), le luxe du long bain chaud, le luxe du grand lit, le repos mental de la vieille s\u00e9rie \u00e0 la t\u00e9l\u00e9 (sinon Gilligan's Island, The Munsters, sinon The Munsters, I Love Lucy ; ou une autre encore ; quelque Star Trek de la premi\u00e8re \u00e9poque, par exemple (?)) \u00e9taient la r\u00e9compense attendue de l'effort, le repos bien m\u00e9rit\u00e9 (le bain chaud, le lit, l'\u00e9cran) de jambes d\u00e9j\u00e0 charg\u00e9es de tant de kilom\u00e8tres solitaires, depuis Grand Rapids (Minnesota ; pas le plus connu Grand Rapids, qui est dans le Michigan) le long des routes : Highway 61 (principalement). Or l'image s'est brouill\u00e9e brusquement, l'\u00e9cran est devenu noir, puis laiteux ; une voix calme mais pressante m'a annonc\u00e9, \u00e0 moi personnellement (comme \u00e0 tous les habitants de Winona et \u00e0 tous les automobilistes de la r\u00e9gion munis de radios) l'arriv\u00e9e imminente d'une tornade : TORNADO WARNING.\n\nLes instructions \u00e9taient nettes et s\u00e9v\u00e8res. Je devais sortir de ma voiture, m'allonger imm\u00e9diatement dans un foss\u00e9 quelconque au bord de la route. Je devais me pr\u00e9cipiter avec toute ma famille y compris le chien et les grands-parents dans le 'basement' de ma maison. J'en conclus, raisonnant par analogie, que je devais, moi, bien que non automobiliste, sans tarder me rendre dans la salle-rez-de-chauss\u00e9e-restaurant de l'h\u00f4tel jusqu'\u00e0 ce que les fureurs c\u00e9lestes soient calm\u00e9es. Je ne perdis pas de temps. Un vent violent haletait, attaquait de biais les fen\u00eatres, les fa\u00e7ades, les balcons. Le ciel \u00e9tait quasi nocturne, lourd et noir. Dans le restaurant les lumi\u00e8res s'\u00e9teignirent. Nous avons attendu une heure, silencieusement, \u00e0 la lueur de l'\u00e9clairage de secours. Puis tout est rentr\u00e9 dans l'ordre. Quand je suis remont\u00e9 dans ma chambre le ciel \u00e9tait toujours d'un noir \u00e9pais (d'ailleurs c'\u00e9tait la nuit maintenant), mais l'air \u00e9tait redevenu quasi immobile, sans menaces. Je me suis r\u00e9veill\u00e9 dans une aube all\u00e8gre, fra\u00eeche, repos\u00e9e. Il avait plu. Ciel innocent, tout rose. \u00c0 la table du breakfast, seul ou presque \u00e0 cette heure tr\u00e8s matinale (au plus 6 heures), j'attaquai avec enthousiasme mon 'stack de pancakes' arros\u00e9 de 'syrup', surmont\u00e9 de longues lamelles de bacon frit, frissol\u00e9. Dessus, dessous chacun(e) des trois larges pancakes, j'installai une portion de beurre. D'abord entiers sur et entre les disques chauds d\u00e9j\u00e0 imbib\u00e9s de sirop (du 'corn syrup', pas du 'maple syrup', si \u00e9l\u00e9gant ; on ne peut pas tout avoir ; rien dans cette \u00e9vocation ne me sauvera de mon mauvais go\u00fbt culinaire av\u00e9r\u00e9, imp\u00e9nitent) les rectangles de beurre froid fondaient ; fondu, le beurre p\u00e9n\u00e9trait ; il impr\u00e9gnait, il irradiait les interstices intimes de la couronne c\u00e9r\u00e9ali\u00e8re, qui se d\u00e9faisait dans la cuiller (mais pas trop) puis dans la bouche avec une juste suavit\u00e9.\n\nJ'\u00e9cris \u00ab j'attaquai \u00bb mais j'aurais aussi bien pu \u00e9crire \u00ab j'attaquais \u00bb, au pass\u00e9 de r\u00e9p\u00e9tition, temps verbal des habitudes. \u00c0 chacun des petits d\u00e9jeuners de mon voyage je me suis assis devant un quasi identique 'stack of pancakes', j'ai accompli le m\u00eame rituel pr\u00e9paratoire avec le _syrup_ et le beurre. Chaque matin j'attaquai, j'ai attaqu\u00e9 la m\u00eame trinit\u00e9 de pancakes. Tous les matins j'attaquais. (J'en venais \u00e0 bout, d'ailleurs.) La singularit\u00e9 de chacun de ces matins se dissout dans la r\u00e9p\u00e9tition du c\u00e9r\u00e9monial. Les d\u00e9cors eux-m\u00eames (en tout cas ceux des Holiday Inns, mes pr\u00e9f\u00e9r\u00e9s ; jamais je ne fus dans un Hilton (trop rares (il me fallait des habitudes), et d'ailleurs trop chers) ; mais je d\u00e9daignai \u00e9galement les Best Western Motels et les Ramada Inns) \u00e9taient aussi interchangeables que possible. Au petit matin du lendemain de la tornade, \u00e0 Winona (Minnesota), je ne vois rien d'individuant dans le d\u00e9cor qui m'entoure au souvenir. Je ressens seulement le ressouvenir poignant de la saveur. La tornade l'a simplement rendu plus neuf, tout auroral.\n\nPancakes g\u00e9n\u00e9riques dans mon assiette (bien m\u00e9diocres substituts de madeleines, j'en conviens), \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de l'assiette grande tasse g\u00e9n\u00e9rique de caf\u00e9 \u00e0 l'am\u00e9ricaine, d'un brun si peu \u00e9pais qu'on voit le fond de la tasse-bol, ce n'est pas vous qui, apparus \u00e0 l'improviste dans l'oscillation, due \u00e0 un faux mouvement de ma main, de la surface liquide de mon bol de caf\u00e9 soluble \u00e0 cinq heures d'un matin de mai 1997 dans ma cuisine juste avant le moment de m'asseoir \u00e0 nouveau devant l'\u00e9cran o\u00f9 je dispose ces lignes, m'avez restitu\u00e9, intact et fid\u00e8le, le pass\u00e9 inalt\u00e9r\u00e9 de ce mois de juin 1976. Bien au contraire c'est l' **image-souvenir** , sollicit\u00e9e tr\u00e8s consciemment, du motel tornad\u00e9 de Winona, qui vous a re-pr\u00e9sent\u00e9s sur un \u00e9cran de ma m\u00e9moire (pour s'ins\u00e9rer dans une s\u00e9quence d' **images-m\u00e9moire** de mon r\u00e9cit) dans toute votre g\u00e9n\u00e9ricit\u00e9 banale ; et votre insistance \u00e0 susciter en moi une nostalgie gustative n'est, je le sais, tout intense qu'elle soit, que d'une grande pauvret\u00e9 esth\u00e9tique (sans m\u00eame parler des objections d'ordre culinaire qu'on pourrait opposer, dans la langue qui est la mienne, \u00e0 l'\u00e9loge que je viens de faire de ces pr\u00e9parations liquides et semi-solides). Je suis sorti sur la route, mes pataugas aux pieds, ma veste 'V\u00eatement tropical' sur les \u00e9paules, mon sac \u00e0 dos 'Vieux campeur' sur le dos, pour une nouvelle \u00e9tape, en direction g\u00e9n\u00e9rale du sud. Des camions de la voirie de la ville s'employaient \u00e0 d\u00e9gager la chauss\u00e9e des branches d'arbre, des morceaux de toit ou de ma\u00e7onnerie arrach\u00e9s par la tornade qui s'\u00e9tait acharn\u00e9e bri\u00e8vement sur la r\u00e9gion avant de repartir, pouss\u00e9e par quelque d\u00e9r\u00e8glement m\u00e9t\u00e9orologique des conditions aux limites d'un syst\u00e8me d'\u00e9quations aux d\u00e9riv\u00e9es partielles, ou, si vous pr\u00e9f\u00e9rez, par la forza del destino, vers de nouvelles aventures.\n\nSimple, mon intention, en pr\u00e9parant ce voyage, avait \u00e9t\u00e9, pour m'en tenir d'abord \u00e0 la surface de cette action, de descendre le Mississippi. Je partirais de sa naissance (le 'mont Gerbier des Joncs' du grand fleuve (pour l'\u00e9colier de l'an quarante, l'id\u00e9e de source \u00e9tait associ\u00e9e \u00e0 un alexandrin : \u00ab la Loire prend sa source au mont Gerbier des Joncs \u00bb)), et j'arriverais au bout, quelque part dans le delta (\u00e0 choisir entre ses nombreux bras). Cela me prendrait, plus ou moins, deux mois. Comme je ne suis pas un sportif \u00e0 la Henri Michaux, ni scrupuleux comme Raymond Roussel (voyageur mod\u00e8le), je ne me prot\u00e9gerais pas des influences corruptrices du paysage (si inf\u00e9rieur g\u00e9n\u00e9ralement, quand on l'affronte dans ses manifestations concr\u00e8tes, aux descriptions tant des guides bleus que des baedekers) mais je n'envisageais tout de m\u00eame pas de pousser l'h\u00e9ro\u00efsme ethnographique jusqu'\u00e0 dormir '\u00e0 la dure', \u00e0 m\u00eame la terre des 'natives' (en plus, je craignais les serpents et le 'poison ivy'). Je marcherais dans les meilleures conditions possibles de confort pi\u00e9tonnier, de temp\u00e9rature et de pression ; je dormirais dans des h\u00f4tels ou des motels, je me nourrirais comme tout le monde mange l\u00e0-bas. Je serais le moins charg\u00e9 d'impedimenta qu'il \u00e9tait envisageable : pas de boussole ni de sextant ; pas de ces tentes recommand\u00e9es pour leur l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 mais immontables ; pas de camping-gaz. J'\u00e9viterais comme la peste aventures et exploits. Ils n'\u00e9taient point dans mon propos.\n\nJe me laissai conseiller. Je fus au 'Vieux Campeur' avec Florence acqu\u00e9rir sac \u00e0 dos souple et 'pataugas'. On avait insist\u00e9 (Pierre, de par sa comp\u00e9tence militaire) sur la n\u00e9cessaire ad\u00e9quation entre le pied et son recouvrement pour une telle Longue Marche, qui d\u00e9passait tout ce que j'avais jusqu'alors tent\u00e9 en mati\u00e8re de d\u00e9ambulation, tout patient et acharn\u00e9 marcheur que je fusse (la marche \u00e9tant m\u00eame une des caract\u00e9ristiques les plus assur\u00e9es de mon autoportrait \u2192 branche 1, cap. 4). Le pataugas, alors dans toute sa splendeur, s'imposait. Sur les conseils \u00e9clair\u00e9s de Philippe je fus ensuite au 'V\u00eatement Tropical' choisir, en sa compagnie, un costume (veste et pantalon). Celui qu'il me recommanda et que j'achetai serait, me dit-il en substance, parfaitement convenable pour ces soir\u00e9es dans les grandes plantations du Sud qui ne manqueraient pas de ponctuer les semaines finales de mon voyage, soir\u00e9es au cours desquelles des dames \u00e9l\u00e9gantes, des 'southern Belles' buvant des 'mint juleps' servis avec style par des mains noires sortant de livr\u00e9es blanches laissant s'\u00e9chapper sans exc\u00e8s de pr\u00e9sence des t\u00eates d'\u00e9gale noirceur, m'interrogeraient, de leurs voix tra\u00eenantes, d\u00e9su\u00e8tes mais sensuelles de sudistes d\u00e9cadentes, nostalgiques, paternalistes, \u00e9l\u00e9gamment lascives, sur mes impressions d'envoy\u00e9 de l'Europe \u00ab aux anciens parapets \u00bb, cependant que je laisserais, les d\u00e9daignant et rentrant soudainement en moi-m\u00eame, saisi du spleen de la fatigue, depuis le porche prot\u00e9g\u00e9 d'un immense moustiquaire, mon regard errer n\u00e9gligemment sur les champs de coton, grouillant de serpents \u00e0 sonnette sinon d'esclaves noirs tout impr\u00e9gn\u00e9s d'odeur, jusqu'au p\u00e8re fleuve l\u00e0-bas, puissamment indiff\u00e9rent \u00e0 toute cette d\u00e9liquescente splendeur.\n\nJe d\u00e9veloppe ici un peu, j'\u00e9tale sur buvard de papier imbib\u00e9 de mots, mais \u00e0 peine, l'image qu'apparemment se faisait Philippe des \u00c9tats sudistes que j'allais, en compagnie du Mississippi, lentement traverser. Quand je rapportai \u00e0 Pierre les propos de notre ami commun il rit immod\u00e9r\u00e9ment et r\u00e9p\u00e9ta, \u00e0 nouveau, comme il le faisait quand il \u00e9tait confront\u00e9 \u00e0 une idiosyncrasie particuli\u00e8rement fascinante de Philippe : \u00ab Philippe est l'homme le plus extraordinaire que j'aie jamais rencontr\u00e9 \u00bb (un temps de silence, puis, \u00ab au sens du Reader's Digest, bien entendu \u00bb). Ceci dit, le conseil de Philippe fut excellent. Le costume, destin\u00e9 aux 'coloniaux' d'Afrique se r\u00e9v\u00e9la parfaitement appropri\u00e9. Il \u00e9tait l\u00e9ger, couleur sable, et par des ouvertures sous les bras la veste permettait une a\u00e9ration convenable en cas de chaleur trop notable conduisant \u00e0 une abondante sudation. Des d\u00e9luges \u00e9quatoriaux, sueur externe, le laisseraient aussi bien impavide. Il a impeccablement r\u00e9sist\u00e9 \u00e0 toutes les \u00e9preuves climatiques et surv\u00e9cu longtemps \u00e0 mon voyage.\n\nJ'acquis un couvre-chef assorti, de toile molle, de couleur identique. Passons. Je fis quelques parcours pr\u00e9paratoires dans Paris, de haut en bas du plan, ou de droite \u00e0 gauche. Je mis ma t\u00eate en ordre (elle en avait grand besoin). Je me procurai un visa en assurant le consulat des \u00c9tats-Unis, rue Saint-Florentin, qu'il n'\u00e9tait pas dans mes intentions de pr\u00e9parer le renversement par la force du gouvernement de ce pays, j'achetai des cartes routi\u00e8res. Je m'assurai de sources raisonnables de sous accessibles. Je n'oubliai pas ma carte American Express. Je m'envolai par PanAM. Bref, je partis.\n\n## \u00a7 2 Soit. Mais pourquoi ? pourquoi partir ? pourquoi ainsi, pourquoi l\u00e0 ?\n\nSoit. Mais pourquoi ? pourquoi partir ? pourquoi ainsi, et l\u00e0 ? J'\u00e9tais, c'est vrai, cette ann\u00e9e-l\u00e0, fort sombre. J'\u00e9tais seul. Cela ne suffit pas. Seul, je le suis g\u00e9n\u00e9ralement. Je peux, selon les jours, \u00eatre seul heureusement, efficacement ; selon les autres platement ; ou pire. Car \u00eatre seul tant\u00f4t rend ivre : ivresse d'un temps entier disponible, \u00e0 employer, \u00e0 rendre intense, \u00e0 concentrer en m\u00e9ditations, en labeurs, \u00e0 occuper sans distraction, sans h\u00e9sitations, d'un seul tenant : math\u00e9matique (petite math\u00e9matique, disons-le, \u00e0 peine math\u00e9matique : petits calculs), po\u00e9sie (contraintes de diverses sortes, visibles ou invisibles), proses, contes, examens formels, anticipations, lectures, approximations de traductions ; il y a tant \u00e0 faire ; tant\u00f4t, au contraire, sans qu'il soit possible d'identifier le pourquoi de cette bascule dans le contraire f\u00e9brile d'un emploi du temps, \u00eatre seul rend sobre : il y a soudain trop de temps qu'il ne faudrait pas gaspiller, pas assez de temps pour ne pas le d\u00e9penser \u00e0 vide, trop de moyens possibles de le rendre plein. Il y a maintenant beaucoup trop de mani\u00e8res de ne pas remplir les heures qu'il ne faudrait pas laisser s'\u00e9vanouir. C'est un temps d\u00e9semploy\u00e9, vacant. On peut tomber dans cette sobri\u00e9t\u00e9 par fatigue, par ach\u00e8vement d'une t\u00e2che, par \u00e9chec, d\u00e9ception, par multiplication d'activit\u00e9s, par rhume, grippe, chute dans les escaliers, exc\u00e8s de d\u00e9penses d'\u00e9nergie r\u00e9flexive, par beau temps, mauvais temps, diversion \u00e9rotique, passion sentimentale d\u00e9\u00e7ue. Peu importe. On tombe. (Je parle d'autrefois.)\n\nAlors, on est calme, trop calme, pendant un certain temps calme ; on ralentit ; on tergiverse ; puis on s'inqui\u00e8te d'\u00eatre si calme. Et cela dure : un peu ; parfois tout d'un coup cela, cette paralysie, s'interrompt ; parfois h\u00e9las cela dure beaucoup, et plus cela dure, plus cela ensuite, difficilement, s'interrompt. Cependant on a (j'ai) cess\u00e9 d'\u00eatre accord\u00e9 au temps. Or on peut cesser d'\u00eatre en temps r\u00e9el non seulement un peu, ou beaucoup, mais passionn\u00e9ment, \u00e0 la folie. On peut, en somme, devenir sobre \u00e0 l'exc\u00e8s. Cela d\u00e9pend. Le plus dangereux est de s'en rendre compte. De vouloir ne plus \u00eatre en cet \u00e9tat. De vouloir en sortir. De planifier sa sortie de la sobri\u00e9t\u00e9 temporelle. En tout cas, au d\u00e9but de 1976, j'\u00e9tais seul sobrement, et si sobre que j'en \u00e9tais devenu sombre. Le temps passait pour un rien en ne faisant rien. Il passait durement ne passant pas. Surtout les nuits, ponctu\u00e9es par la contemplation horizontale du plafond ou, sur un blanc de mur, de l'alternance r\u00e9fl\u00e9chie, mesur\u00e9e, du jaune de la minuterie de la lampe qui \u00e9clairait la cour. Rien que cela justifiait un \u00e9loignement.\n\nAu printemps, je ne voyais plus d'autre solution qu'un d\u00e9part. La compulsion de d\u00e9part \u00e9tait devenue tr\u00e8s forte. Mais toute solution locomotrice (au del\u00e0 de l'apaisement du chemin lui-m\u00eame, que je n'avais pas les moyens de faire durer, comme Barnabooth) me semblait si convenue, si banale qu'elle tombait aussit\u00f4t sous le coup du verdict familier, imparable : \u00e0 quoi bon ? \u00e0 quoi bon \u00eatre loin comme si on \u00e9tait pr\u00e8s ? Il n'y a gu\u00e8re, dans ce cas, de raisons de bouger. L'absence de raisons d\u00e9cisives pour une translation du corps vers une ville, un climat, un pays autres, une fois amen\u00e9e au jour de la rumination, produit un surcro\u00eet de difficult\u00e9 (on sait qu'il faudrait partir ; un sentiment fort du besoin de partir persiste) \u00e0 se transporter alors m\u00eame hors du lieu o\u00f9 on se r\u00e9veille, quand par hasard on a dormi. Il devient difficile de s'habiller et de sortir pour prendre le petit d\u00e9jeuner (en ce temps-l\u00e0 j'allais breakfaster dans un caf\u00e9), de se raser et de sortir pour aller voir un ami, des amis, une amie, un film, pour franchir les portes d'une librairie, d'une biblioth\u00e8que. Lire, mais quoi ? Lire, maintenant, \u00e9puise. Ce sont les temps que je nommerai les temps du plafond. Le plafond est parall\u00e8le \u00e0 l'homme couch\u00e9. Il a ses paysages offerts \u00e0 la d\u00e9lectation morose ; fortement coutur\u00e9s de lignes visibles et invisibles, de craquelures g\u00e9ographiques, de m\u00e9andres m\u00e9lancoliques, marqu\u00e9s, peints \u00e0 l'\u00e0 quoi bon. Dans la nuit surtout. Plus il pleut, moins il pleut, dit-on. Mais moins on bouge, moins on bouge. Un \u00e9v\u00e9nement \u00e0 la fois impr\u00e9visible et contingent me d\u00e9cida \u00e0 me mettre en mouvement, d\u00e9cida aussi d'un but du d\u00e9placement, de son moment et de son lieu (jusqu'\u00e0 l'heure, ou presque). C'\u00e9tait un moment pr\u00e9cis, un lieu pr\u00e9cis. Il n'avait pas \u00e9t\u00e9 choisi par moi. Il s'agissait d'une rencontre. Cette rencontre serait br\u00e8ve et secr\u00e8te *.\n\nL'ensemble des circonstances ant\u00e9rieures (pr\u00e8s d'un quart de si\u00e8cle) qui, apr\u00e8s un cheminement silencieux, y conduisaient (je n'y \u00e9tais pour rien ; je n'avais qu'\u00e0 r\u00e9pondre, ou pas, \u00e0 une demande de rencontre) justifiaient la condition de secret (je ne le l\u00e8verai quasiment pas apr\u00e8s vingt et une ann\u00e9es de plus, m\u00eame si la promesse de silence est devenue caduque (pour la raison qui est la plus absolue de toutes les raisons de cette esp\u00e8ce)). \u00c9tant donn\u00e9 cette cible, bien d\u00e9limit\u00e9e dans l'espace-temps minkowskien (auquel nous nous r\u00e9f\u00e9rerons ici pour des raisons de commodit\u00e9) (le moment, celui d'un anniversaire, le lieu seront dits plus loin), \u00e9tant donn\u00e9 donc le point-centre de la cible devant demeurer invisible de mon d\u00e9placement, il me faudrait, si je m'y d\u00e9cidais, habiller l'annonce de mon voyage d'autres raisons, avouables \u00e0 moi-m\u00eame, et pouvant \u00eatre pr\u00e9sent\u00e9es, pour \u00e9preuve de cr\u00e9dibilit\u00e9, \u00e0 d'autres. Une fois la r\u00e9ponse favorable \u00e0 la demande qui m'\u00e9tait faite r\u00e9solue, le principe donc du d\u00e9part adopt\u00e9, la lettre d'acceptation des conditions envoy\u00e9e, je mis au point, dans une s\u00e9rie d'entretiens, non moins assidus que pr\u00e9c\u00e9demment, mais moins opaques, moins imbib\u00e9s d' _acedia_ , avec mon plafond (je n'en ai qu'un ; ceci se passait dans le lieu qui est toujours le mien, celui o\u00f9 j'\u00e9cris aujourd'hui) (il y a de la constance dans mes solitudes), une pr\u00e9sentation.\n\nS\u00e9parons bien les motifs. _En premier lieu_ , disais-je \u00e0 qui j'en parlai, je partais pour une marche. Je partais accomplir la plus longue des marches que j'eusse jamais entreprises. Cette marche, intitul\u00e9e Descente du Mississippi, me retrancherait de mon monde habituel, pour \u00e0 peu pr\u00e8s deux mois, \u00e0 la fin de l'ann\u00e9e universitaire ; les derniers examens pass\u00e9s par les \u00e9tudiants de Nanterre, les derniers proc\u00e8s-verbaux des \u00e9preuves sign\u00e9s, je m'arracherais \u00e0 l'exercice quotidien d'une existence parisienne devenue difficile.\n\n\u2013 O\u00f9 \u00e7a ?\n\n\u2013 _En premier lieu petit a_, comme l'indique son titre, aux USA. Descendre le Mississippi, tel \u00e9tait le concept de ce voyage.\n\n\u2013 Pourquoi l\u00e0 ?\n\n\u2013 _En premier(toujours)lieu petit b_ parce que l'id\u00e9e de marcher aux USA, o\u00f9 que ce soit dans ce pays d'ailleurs, est fondamentalement _counter-intuitive_ , dans l'\u00e9tat pr\u00e9sent de la civilisation. D'o\u00f9 son attrait. Chacun sait, ou croit savoir qu'on ne marche pas aux USA.\n\n\u2013 C'est compr\u00e9hensible. Une d\u00e9monstration de force pi\u00e9tonne au c\u0153ur du pouvoir automobile. Un acte symbolique.\n\n\u2013 Si tu veux.\n\n\u2013 Un acte politique, r\u00e9volutionnaire.\n\n\u2013 N'exag\u00e9rons rien. Un geste. L\u00e0 n'est pas l'essentiel.\n\n\u2013 Mais le Mississippi ? quid du Mississippi ? (tu es s\u00fbr qu'il y a tant de g\u00e9min\u00e9es dans ce nom de fleuve ?\n\n\u2013 Oui. Vois toi-m\u00eame (ici on consultera le Petit Robert des noms propres. \u00c9tant donn\u00e9 les fantaisies de parcours bien connues de ce fleuve, je lui aurais bien mis quelques s de plus, et autant de p que de ponts ; mais trois g\u00e9min\u00e9es, et un monovocalisme en i, ce n'est d\u00e9j\u00e0 pas mal pour un seul nom.) Je r\u00e9p\u00e8te, pourquoi le Mississippi ?\n\n\u2013 C'est le moment de me (te) r\u00e9pondre : en second lieu.\n\n\u2013 En second lieu, si tu veux. _En second lieu_ , la pr\u00e9sente ann\u00e9e est 1976.\n\n\u2013 Et alors ?\n\n\u2013 1976 est l'ann\u00e9e du bicentenaire des \u00c9tats-Unis. Je rends hommage aux USA.\n\n\u2013 Comment ? hommage au chef de file de l'imp\u00e9rialisme mondial, au centre n\u00e9vralgique du C.M.E. (Capitalisme Monopoliste d'\u00c9tat) \u00e0 l'\u00e9poque de la B.T.T.P. (Baisse Tendancielle du Taux de Profit) qui, par la Crise qu'elle cause, fera basculer le R.F.E.M. (Rapport de Forces \u00e0 l'\u00c9chelle Mondiale) en faveur du Camp Socialiste et de son porte-drapeau, l'U.R.S.S. ? (N'oublions pas que ce discours est tenu en 1976.)\n\n\u2013 Mais non, voyons ; je rends un discret hommage au peuple usa-ien, \u00e0 ses progressistes d'hier et d'aujourd'hui, \u00e0 John Brown, \u00e0 Jack London (le Jack London du 'Talon de fer'), \u00e0 Eugene Debs et aux 'wobblies' (ah ! ah ! vous ne savez pas qui est Eugene Debs, qui sont les 'wobblies'), \u00e0 Martin Luther King.\n\n\u2013 \u00c0 Franklin Delanoe Roosevelt ?\n\n\u2013 Pourquoi pas ? inutile de ricaner. Mais surtout, surtout, je vais rendre hommage \u00e0...\n\n\u2013 _Deuxi\u00e8me lieu petit a_ ? _troisi\u00e8me lieu_ ?\n\n\u2013 _Premier lieu petit c_. Je vais honorer Mark Twain.\n\n\u2013 Je comprends. Tout s'explique. Les 'premier', 'second' et autres 'lieux', les 'petit a' 'petit b' 'petit c'.\n\n\u2013 Comme dans la chanson.\n\n\u2013 Comme dans la chanson-th\u00e9or\u00e8me de Francis Blanche et des Fr\u00e8res Jacques ; c'est tout du bidon. Il y a une et une seule raison : la nostalgie de l'enfance.\n\n\u2013 Tu ne dis pas \u00ab nostalgie de la boue \u00bb ; pourtant le Mississippi est tr\u00e8s boueux.\n\n\u2013 Ne d\u00e9tourne pas la conversation.\n\n\u2013 Il est vrai que depuis que j'ai lu Tom Sawyer, et Huckleberry Finn...\n\n\u2013 Et Life on the Mississippi, I presume ?\n\n\u2013 You presume juste. Depuis que j'ai lu ces livres dans ma tendre enfance (et relu pendant mon adolescence, et relu encore r\u00e9cemment), j'ai eu une envie immense d'aller sur place et...\n\n\u2013 Mais dans ce cas, pourquoi pas un bateau \u00e0 aubes ?\n\n\u2013 C'est l\u00e0 que se place un ' _en deuxi\u00e8me lieu a_' qui est aussi bien, si on veut, un ' _en premier lieu d_'. Je ne descendrai pas le fleuve en bateau pour la bonne raison qu'il n'y a plus de bateaux pour descendre ce fleuve, sinon des bateaux de touristes, et sp\u00e9cialement en cette ann\u00e9e (1976) il y aura tellement de croisi\u00e8res du bicentenaire que je pr\u00e9f\u00e8re ne pas y penser.\n\n\u2013 Et descendre le fleuve en marchant, ce n'est pas du tourisme ?\n\n\u2013 Je serais fort \u00e9tonn\u00e9 qu'il y ait beaucoup de touristes qui fassent le m\u00eame choix que moi, bicentenaire ou pas. Le concept de touriste est gr\u00e9gaire, m\u00eame s'il ne photographie pas. De toute fa\u00e7on, monter sur un bateau, ce n'est pas exercer ses jambes.\n\n\u2013 Ce sont les bateaux qui ont les jambes, comme dirait Mozart. Mais tu pourrais nager.\n\n\u2013 Je ne suis pas un sportif, je te l'ai d\u00e9j\u00e0 dit. Et je refuse de nager en eau douce.\n\n\u2013 Marcher est mieux, je te l'accorde volontiers. R\u00e9sumons : tu pars parce qu'il est n\u00e9cessaire que tu partes, pour la raison principale que le voyage est un rem\u00e8de bien connu \u00e0 l' _acedia_ , au d\u00e9mon m\u00e9ridien, \u00e0 la maladie de l'\u00e2me, \u00e0 la tentation m\u00e9lan(coco, colique ou colloque), disons le _lieu z\u00e9ro_ de tes raisons. En _premier lieu_ tu marches, parce que la marche, dans son mouvement, interdisant l'immobilit\u00e9 du corps qui engendre l'immobilit\u00e9 de l'\u00e2me qui en devient un terrain favorable \u00e0 la m\u00e9lancolie, est une activit\u00e9 par laquelle tu esp\u00e8res amorcer ta gu\u00e9rison. Tu marches loin, tu mets entre le plafond de ta chambre et toi un oc\u00e9an et tu vas aux USA les honorer en leur bicentenaire certes mais surtout rendre hommage \u00e0 un des auteurs favoris de ton enfance r\u00e9publicaine, Mark Twain. Et donc tu vas marcher le long du Mississippi. C'est bien \u00e7a ?\n\n\u2013 C'est bien \u00e7a.\n\n\u2013 Et tu marcheras au bord du fleuve, un livre ancien sous le bras ?\n\n\u2013 Oui ; j'emporterai dans mon sac \u00e0 dos (de la couleur de mon costume, lui-m\u00eame couleur de mes pataugas) Life on the Mississippi. Ce sera mon seul livre pendant le voyage.\n\n\u2013 Oui ; mais quand tu t'arr\u00eateras ?\n\n\u2013 _En troisi\u00e8me lieu_ , j'ai une intention. Je ne serai pas qu'un marcheur entre les paysages.\n\n\u2013 De la po\u00e9sie ?\n\n\u2013 De la po\u00e9sie ; mais avec de la prose.\n\n## \u00a7 3 Sans trop avoir \u00e0 y r\u00e9fl\u00e9chir, j'avais senti qu'il me fallait un but d'une autre nature, pour occuper ma t\u00eate pendant les marches,\n\nSans trop avoir \u00e0 y r\u00e9fl\u00e9chir, j'avais senti qu'il me fallait un but d'une autre nature, pour donner \u00e0 mon d\u00e9part un semblant de non-gratuit\u00e9, pour recouvrir \u00e0 mes propres yeux la bizarrerie de son protocole secret, et surtout pour occuper ma t\u00eate pendant les marches, quand elle cesserait d'\u00eatre vide. Car il y avait un risque : que la solitude de la marche devienne trop habituelle (apr\u00e8s les miles du d\u00e9but, l'ajustement \u00e0 la condition de long marcheur) et permette donc au d\u00e9mon bicolore du plafond (noir et blanc, la couleur photographique : noir des pens\u00e9es noires qui se broient, blanc des vacances de l'espoir) de se r\u00e9ins\u00e9rer dans ma t\u00eate, annulant ainsi l'effet salutaire du d\u00e9placement.\n\nJ'imaginai de nipponiser mon parcours. Je choisis une forme, une forme po\u00e9tique et prosa\u00efque \u00e0 la fois, inspir\u00e9e, assez l\u00e2chement, d'une forme de la tradition japonaise : le haibun. C'est un genre rendu fameux par le plus fameux des po\u00e8tes japonais, Bash\u00f4 (\u2192 branche 1, \u00a7 87). Pendant la marche, je composerais des po\u00e8mes. Au repos, \u00e0 l'\u00e9tape, je composerais en prose : moments de repos en prose. Pendant la marche, \u00e0 certains endroits, je m'arr\u00eaterais, je ferais une station. Je composerais, en un lieu fixe, un po\u00e8me de ponctuation du parcours, en forme fixe.\n\n(Je n'avais pas choisi \u00e0 l'avance la forme de cette forme fixe ; ce qui veut dire qu'en fait je ne composerais pas exactement sur place les po\u00e8mes de stations, mais seulement leurs esquisses, afin de les travailler au retour, de leur donner la forme qui se d\u00e9ciderait, et permettrait leur insertion dans l'ensemble, comme termes de scansion entre po\u00e8mes de la marche et proses du repos.) Telle \u00e9tait mon intention. Je n'ai pas su la conduire \u00e0 son terme. Encore un d\u00e9sastre. Mais ce n'est pas un d\u00e9sastre d'abandon comme un autre, de ceux, ordinaires, dont ma vie s'est ponctu\u00e9e (selon sa scansion propre).\n\nLe haibun devait \u00eatre un des objets constitutifs de mon projet de po\u00e9sie (pour le sens du mot objet dans ce contexte, voir branche 3, deuxi\u00e8me partie). Plus de **Projet de Po\u00e9sie** , partant, plus de haibun. Mais je pourrais dire aussi bien : mon incapacit\u00e9, au retour de mon voyage, \u00e0 mettre en \u0153uvre la composition du haibun a \u00e9t\u00e9 en fait un des premiers signes annonciateurs de la ruine g\u00e9n\u00e9rale de l'\u00e9difice de mes pens\u00e9es, du 'ch\u00e2teau en Espagne' de mon ambition ; une l\u00e9zarde dans sa ma\u00e7onnerie.\n\nSimplement : ne pas parvenir \u00e0 m'engager dans la composition de quelque chose qui, cette fois, n'\u00e9tait pas un ouvrage pr\u00e9paratoire, mais bel et bien un fragment constitutif du tout, alors m\u00eame que ce n'en devait \u00eatre qu'un fragment modeste et l'un des premiers ; \u00e9chouer l\u00e0, juste au d\u00e9but, quand la mise en \u0153uvre aurait d\u00fb \u00eatre facile, all\u00e8gre, et rapide (revenu en France, je croyais que ce serait l'affaire de quelques mois), c'\u00e9tait une catastrophe (ceci dit apr\u00e8s coup. Au moment m\u00eame, je ne m'en inqui\u00e9tai pas. J'avais bien d'autres choses \u00e0 faire).\n\nMais dans quelle mesure la l\u00e9zarde dans la fa\u00e7ade, rendue visible par l'\u00e9chec du haibun, n'\u00e9tait-elle pas n\u00e9e, plus invisiblement et profond\u00e9ment (ayant progress\u00e9 ensuite, \u00ab d'une marche invisible et s\u00fbre \u00bb), du secret m\u00eame au centre de mon voyage, que la po\u00e9sie, la prose, devaient en fait, \u00e0 mon insu, envelopper, dissimuler, recouvrir, c'est ce que je me suis refus\u00e9, alors, \u00e0 examiner (je n'ai m\u00eame pas eu la pens\u00e9e qu'il aurait \u00e9t\u00e9 bon de l'examiner). Je me suis acharn\u00e9 \u00e0 trouver au d\u00e9sastre des raisons techniques, \u00e0 chercher \u00e0 r\u00e9parer les ruines par des diversions, des changements de plan, des esquives. Et ce fut en vain.\n\nEt comme le but secret, la rencontre \u00e0 mi-chemin, \u00e0 peu pr\u00e8s, de mon trajet, avait pour origine lointaine un violent secret premier, n'\u00e9tait qu'un \u00e9cho, en fait, contingent et sans cons\u00e9quences pratiques de ce secret premier, comme le moment de cet inattendu \u00e9cho secret d'un secret (le secret, bord diff\u00e9rentiel de ma vie, et le secret du secret un 'd2' l'annulant), destin\u00e9 \u00e0 rester priv\u00e9 absolument, \u00e9tait largement ant\u00e9rieur \u00e0 ce que j'avais mis au d\u00e9but absolu, pens\u00e9 sans racines autres qu'un r\u00eave (o\u00f9 il n'apparaissait pas), de ma for\u00eat de compositions imagin\u00e9es, j'ai vu aussi comme contingente, sans signification, la co\u00efncidence de mon impuissance d\u00e9sordonn\u00e9e \u00e0 \u00e9crire le haibun, de l'effet catastrophique qu'elle eut, en moins de deux ans, sur la totalit\u00e9 de la construction organis\u00e9e en cours, et de la r\u00e9surgence, m\u00eame ponctuelle, fugitive et sans lendemain, d'une 'after-image' de mon secret.\n\nJe vois que ce fut une erreur. Je vois aussi que je n'\u00e9tais pas d\u00e9sabus\u00e9 de cette erreur alors m\u00eame que je me suis engag\u00e9 dans le r\u00e9cit, poursuivi jusqu'ici, et que je voulais lucide, de la destruction du **Projet** ; que j'ai persist\u00e9 \u00e0 me tromper, peut-\u00eatre d\u00e8s l'origine, en m'enfon\u00e7ant dans les m\u00e9andres de ce qui n'aura \u00e9t\u00e9 peut-\u00eatre qu'une description.\n\n\u2013 Suffit ? **\n\n## \u00a7 4 Soudain j'arrivai \u00e0 Grand Rapids (Minnesota) par un tout petit avion d'une toute petite compagnie\n\nJ'arrivai \u00e0 Grand Rapids (Minnesota) par un tout petit avion d'une toute petite compagnie (la Mohawk Airlines). J'avais eu du mal \u00e0 choisir o\u00f9 commencer. Il semble que le Mississippi lui-m\u00eame ne sait pas trop o\u00f9 il commence. (Il ne sait pas trop non plus o\u00f9 il finit : un cas flagrant de _split personnality_ dans le delta.) Pas la moindre source o\u00f9 se recueillir devant le g\u00e9nie du fleuve parmi nymphes et n\u00e9nuphars (je me repr\u00e9sente toutes les sources de fleuves comme \u00e9mergeant d'un dessous de n\u00e9nuphars (lingerie coquine des nymphes) et roucoulant dans une vasque de marbre avant d'aller gambader \u00e0 travers le paysage), comme dans les meilleures familles de rivi\u00e8res ; \u00e7a ruisselle au petit bonheur d'une poussi\u00e8re de petit lacs. Je finis, en d\u00e9sespoir de cause, par planter ma tente mentale pour une premi\u00e8re station \u00e0 l'endroit (un petit pont) o\u00f9 pour la premi\u00e8re fois un \u00e9coulement continu d'eau annonce ce qui deviendra, beaucoup plus bas sur la carte, Ol'Man River. Moins Ol' Man River que ce gros ruisseau-l\u00e0 il est difficile d'imaginer. \u00c0 peine plus gros que la Clamoux quand elle va se jeter rugissante (les jours o\u00f9 elle n'est pas \u00e0 sec) dans l'Orbiel qui va se jeter dans l'Aude, qui n'est point grosse, \u00e9tait le Mississippi que je contemplai, au soir d'un jour de juin, avant de regagner ma premi\u00e8re chambre de Holiday Inn (r\u00e9serv\u00e9e depuis New York par Louise l'avant-veille). Certes je ne m'attendais pas \u00e0 le voir d\u00e9j\u00e0 gros comme un bras de mer. Mais quand m\u00eame !\n\nSans h\u00e9siter j'\u00e9crivis :\n\nJe suis venu de l'Europe\n\nVieil Homme Fleuve,\n\nde ses anciens parapets\n\npour te surprendre\n\nnaissant\n\n\u00e0 Grand Rapids, Minnesota\n\nOl'Man River ?\n\n\u00e7a ?\n\nVers la fin de ma premi\u00e8re semaine de marche, lors d'une pause matinale sur un banc dans une petite localit\u00e9 travers\u00e9e par la route (je n'ose dire 'village', le terme \u00e9tant notoirement inad\u00e9quat), au milieu de quelque chose qui pouvait vaguement faire penser \u00e0 une place, situ\u00e9e plus ou moins vaguement dans quelque chose comme un centre, j'eus l'une de mes nombreuses conversations avec des 'indig\u00e8nes'. Elles eurent toutes entre elles de nombreux points communs.\n\n\u00c0 l'heure o\u00f9 je m'arr\u00eatais, comme \u00e7a, pour une halte raisonnable, la matin\u00e9e d\u00e9j\u00e0 assez avanc\u00e9e, il n'y avait g\u00e9n\u00e9ralement sur les bancs de ces endroits semi-urbains que des vieilles gens, qui profitaient du beau temps quasi fixe mais \u00e0 temp\u00e9rature encore cl\u00e9mente pour r\u00e9chauffer leurs vieux os sans les br\u00fbler, pour r\u00eavasser ou bavarder entre eux \u00e0 petits coups, de mani\u00e8re d\u00e9cousue, _desultorily_. Mon arriv\u00e9e suscitait une curiosit\u00e9 l\u00e9g\u00e8re, amicale, sans m\u00e9fiance. Je n'avais pas l'allure d'un vagabond, d'un 'hobo'.\n\nApr\u00e8s quelques mots mon accent, assez britannique, me classait immanquablement dans l'esp\u00e8ce 'canadien' (l'identification \u00e9tait automatique, et rapide, surtout dans les \u00c9tats du nord). Que je sois un marcheur, alors, si je venais de l\u00e0-haut, leur semblait moins bizarre.\n\nCe matin l\u00e0 une vieille dame s'assit \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de moi, me demanda d'o\u00f9 je venais. Je lui dis que je marchais le long du fleuve, et que j'avais commenc\u00e9 ma marche \u00e0 Grand Rapids. Elle me dit alors qu'elle connaissait l'endroit, qu'elle y avait \u00e9t\u00e9 en 1919, pour son voyage de noces, honeymoon. Elle me dit que le Mississippi l\u00e0-bas \u00e9tait si petit, so small, so small ! Et elle ajouta : \u00ab Il a d\u00fb bien grandir depuis toutes ces ann\u00e9es ! \u00bb J'ai failli l'embrasser sur ses vieilles joues. Et je n'ai pas ri.\n\nJe m'\u00e9tais bien r\u00e9solu \u00e0 ne pas c\u00e9der \u00e0 la tentation de la vitesse, \u00e0 ne pas allonger d\u00e9mesur\u00e9ment les \u00e9tapes. J'avais huit ou neuf bonnes semaines devant moi, ce n'\u00e9tait pas la peine de me presser. Un pas vif, mais mod\u00e9r\u00e9, permettant une juste prise en \u0153il des paysages, voil\u00e0 ce qu'il me fallait. En outre, je choisirais chaque jour pour le lendemain mon \u00e9tape, je ne partirais pas sans avoir une chambre d'avance r\u00e9serv\u00e9e. Je ne voulais aucun souci \u00e0 ce sujet. Je n'en ai jamais eu \u00e0 m'en faire. Avec une prudence de serpent je pris m\u00eame la pr\u00e9caution de r\u00e9server longtemps \u00e0 l'avance ma chambre d'h\u00f4tel \u00e0 Saint Louis (Missouri). Car j'y devais passer, selon mon calendrier (tr\u00e8s strict), la nuit du 'fourth of July', date culminante des c\u00e9l\u00e9brations du bicentenaire.\n\n\u00c0 Grand Rapids je pris le catalogue-r\u00e9pertoire de tous les Holiday Inns. Il y en avait suffisamment sur mon trajet pour la plupart des nuits. Dans les autres cas, je chercherais un \u00e9quivalent. Ma deuxi\u00e8me journ\u00e9e fut la plus longue de toutes. Le Mississippi, dans le haut du Minnesota, n'a pas encore d\u00e9cid\u00e9 de sa destination finale. Pendant quelques miles il semble vouloir se diriger vers l'Atlantique, ou peut-\u00eatre vers les Grands Lacs, sans r\u00e9fl\u00e9chir. Ce qui fait qu'il effectue une large mouvement tournant avant de s'orienter r\u00e9solument plein sud (effray\u00e9 par un petit lac, le Minnewawa, peut-\u00eatre). Et il ne rencontre quasiment aucune ville sur ses pas avant Brainerd, o\u00f9 je parvins assez tard, embarrass\u00e9 de quelques ampoules, apr\u00e8s plus de 30 miles, distance excessive pour mon \u00e9tat de pr\u00e9paration. Cela me ralentit pas mal les jours suivants (courbatures, raideurs) et je tra\u00eenai un peu la patte pendant trois ou quatre journ\u00e9es ; au moins jusqu'\u00e0 Saint Cloud (ou jusqu'\u00e0 Minneapolis).\n\nJ'avais dans mon sac, outre du linge et mon Mark Twain, dix cartes routi\u00e8res : celles de tous les \u00c9tats qui ont un bout de Mississippi \u00e0 eux, de la rive gauche, ou de la rive droite, ou des deux. Il y en a dix. Du nord au sud, en quinconce, on rencontre : le Minnesota, le Wisconsin, l'Illinois, le Missouri, l'Iowa, le Kentucky (le moins bien loti en longueur de fleuve), le Tennessee, le Mississippi, l'Arkansas et la Louisiane. Parfois le fleuve est fronti\u00e8re de deux \u00c9tats ; parfois il en traverse un de part en part. Je voulais mettre au moins une fois le pied dans chacun d'eux. J'avais dit : je vais descendre le Mississippi. On pouvait comprendre (et j'y pensais plus ou moins avant mon d\u00e9part) : suivre les rives du fleuve. Oui, mais il \u00e9tait, en dehors des villes petites ou grandes, plut\u00f4t difficile d'arriver jusqu'\u00e0 lui. Tr\u00e8s vite, la route s'\u00e9loigna de ses bords et je compris qu'il n'\u00e9tait pas question de suivre des chemins le long des berges. Je fis deux ou trois tentatives interrompues rapidement par des barri\u00e8res aux \u00e9criteaux mena\u00e7ants, et je renon\u00e7ai. Ce qui fait que j'ai march\u00e9 la plus grande partie de mes mille miles de marche le long d'une route unique, la Highway 61. Sauf dans les quelques cas o\u00f9 une occasion s'est pr\u00e9sent\u00e9e pendant mon \u00e9tape (20 miles par jour en moyenne), c'est sur les lieux o\u00f9 je passais la nuit que je suis all\u00e9 vers le fleuve, l'ai regard\u00e9 grandir (ontogen\u00e8se r\u00e9capitulant la phylogen\u00e8se des ruissellements), me suis p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 de sa rumeur, de sa couleur, ai m\u00e9dit\u00e9 sur son destin, ai compos\u00e9 des po\u00e8mes, des bribes de po\u00e8mes, pr\u00e9par\u00e9 les instants de po\u00e9sie qui seraient (qui auraient d\u00fb devenir) les stations de mon _haibun_.\n\nMarcher sur la route, direz-vous, et les voitures ? Attention, il ne s'agissait pas d'autoroutes. On ne marche pas sur les autoroutes. Et la circulation sur Highway 61 (\u00e0 l'exception des abords des grandes villes, o\u00f9 j'ai souvent pris des bus municipaux) \u00e9tait remarquablement proche de z\u00e9ro.\n\nJe vous dirai que je n'ai jamais march\u00e9 plus tranquillement, plus efficacement que sur cette route. J'en garde une intense nostalgie. (On ne peut pas en dire autant des routes fran\u00e7aises, o\u00f9 la menace automobile (d\u00e9j\u00e0 consid\u00e9rable il y a vingt ans) rend la promenade sur asphalte quasi impensable. Si on veut marcher, il faut suivre les chemins de grande randonn\u00e9e, ce qui ne m'int\u00e9resse gu\u00e8re.) Pour commencer, elle \u00e9tait large. En plus, il y avait de chaque c\u00f4t\u00e9 de larges bas-c\u00f4t\u00e9s nus, de terre ferme, sans buissons, sans foss\u00e9s. C'est l\u00e0 que je marchais. Et je marchais sur le bord gauche (par rapport \u00e0 mon sens de parcours), conform\u00e9ment aux r\u00e8gles pi\u00e9tonni\u00e8res en plaine, dans les situations ordinaires, de bonne visibilit\u00e9 (de toute fa\u00e7on, il n'y avait quasiment ni mont\u00e9es, ni tournants : la route va droit devant elle ; elle peut se le permettre).\n\nEt l'avantage en \u00e9tait que cela diminuait beaucoup les tentations des automobiles de s'arr\u00eater pour me proposer un 'lift' (j'ai eu \u00e0 en refuser de temps en temps, mais ma raison 'sportive' fut facilement accept\u00e9e (toujours \u00e0 cause de mon accent britannique, donc interpr\u00e9t\u00e9 comme canadien)). J'ai bavard\u00e9 avec deux cyclistes. Pas plus. (Il para\u00eet que j'en rencontrerais beaucoup plus aujourd'hui.) Je croisais, plus souvent que des voitures, des camions. \u00c0 ceux qui me d\u00e9passaient je ne faisais, ostensiblement, aucune attention. Les autres, je les entendais de loin, je les voyais s'approcher de loin, venant \u00e0 ma rencontre, \u00e9normes, placides, d\u00e9cid\u00e9s. En me croisant le 'truck driver', assis majestueux devant son volant consid\u00e9rable me jetait un coup d'\u0153il, et r\u00e9pondait au petit salut que je lui faisais de la main sans ralentir ma marche (pour bien montrer que je ne cherchais pas \u00e0 repartir dans l'autre sens) en soulevant juste un demi-index, en un geste d'une telle souverainet\u00e9 que j'aurais presque r\u00eav\u00e9 un instant d'\u00eatre \u00e0 sa place et de savoir faire montre d'une telle \u00e9conomie de moyens pour communiquer sa r\u00e9ponse \u00e0 mon signe amical. Toutes ces aventures, je le r\u00e9p\u00e8te, \u00e9taient rares. Moins d'une demi-douzaine dans une matin\u00e9e.\n\nLe paysage changeait avec une lenteur immense, \u00e9tait intens\u00e9ment monotone. En comparaison, les paysages du Minervois, auxquels j'\u00e9tais habitu\u00e9s, me sembl\u00e8rent, \u00e0 mon retour, fr\u00e9n\u00e9tiquement variables, pris d'une v\u00e9ritable passion de la vari\u00e9t\u00e9. Je me f\u00e9licitais chaque jour d'avoir tant \u00e0 penser, \u00e0 r\u00e9fl\u00e9chir, \u00e0 calculer au sein d'une si constante absence de variations. Car mon regard, dont l'accueil attentif aux arbres, ruisseaux, vignes, animaux errants, murettes, ronces, villages, qui permet \u00e0 l'esprit dans la campagne languedocienne ou proven\u00e7ale (d'autrefois) un \u00e9coulement de la dur\u00e9e sans cesse coup\u00e9 de surprises, des minutes pleines de d\u00e9tails nourrissant imagination et souvenir, n'aurait trouv\u00e9 dans l'Iowa, \u00e0 la travers\u00e9e de mile apr\u00e8s mile de champs de ma\u00efs identiques, que peu d'aliments visuels pour \u00e9viter l'ennui. Et la ressource ultime en cas de menace de l'ennui, celle du compte des pas, confront\u00e9 aux bornes pour \u00e9valuation du chemin parcouru (et compl\u00e9mentairement du chemin \u00e0 parcourir) ou de la vitesse, n'aurait pas \u00e9t\u00e9 favoris\u00e9e par l'absence de marques d'hectom\u00e8tres ou de kilom\u00e8tres au profit de m\u00e9diocres petits piquets verts indiquant (et pas toujours encore) l'\u00e9coulement des miles.\n\n## \u00a7 5 Souvenirs, souvenirs : \u00c0 Quincey, dans l'Illinois, ville o\u00f9 Lincoln,\n\nSouvenirs, souvenirs : \u00c0 Quincey, dans l'Illinois, ville o\u00f9 Lincoln, je crois, s'exer\u00e7a \u00e0 la plaidoirie, j'assistai une apr\u00e8s-midi \u00e0 la f\u00eate du cochon. Des fermiers de tout l'\u00c9tat s'y \u00e9taient donn\u00e9 rendez-vous, exhibant les plus beaux sp\u00e9cimens de la race porcine, auxquels ils s'effor\u00e7aient, parfois avec succ\u00e8s, de ressembler ; les stands de saucisses \u00e0 l'allemande grouillaient, qu'on arrosait de budweiser et calait de french fries ; sur une esplanade devant la mairie, derri\u00e8re les majorettes, qui circulaient jetant en l'air en cadence leurs frais et rosissimes jambons entrecoup\u00e9s de chastes culottes roses et blanches, aux accents d'une musique martiale, et aux commandements d'une app\u00e9tissante sergent-truie-major, les enfants des \u00e9coles et les adolescents-adolescentes d\u00e9j\u00e0 lubriques des high-schools brandissaient des pancartes o\u00f9 on lisait ce cri de guerre\n\n **HOG IS BEAUTIFUL !**\n\nJe rentrai \u00e0 l'h\u00f4tel, gav\u00e9 de saucisses.\n\nSouvenirs, souvenirs : \u00c0 Dubuque, dans l'Iowa, je d\u00eenai dans un restaurant dont le 'concept' \u00e9tait celui de l'orange. Orange \u00e9taient les tables, les si\u00e8ges, les nappes, les serviettes. Orange \u00e9taient tous les items du menu. La sauce qui couvrit le saumon \u00e9tait une sorte de mousse-mayonnaise \u00e0 base de margarine, une margarine all\u00e9g\u00e9e, a\u00e9r\u00e9e, orange presque fluo. Le jus d'orange dans mon verre n'en paraissait presque pas orang\u00e9. Mais ni le caf\u00e9 ni la note (the 'check' (habitu\u00e9 \u00e0 dire 'bill' je confirmais souvent par l'emploi intempestif de ce terme ma britannicit\u00e9)) n'\u00e9taient de la couleur impos\u00e9e par le th\u00e8me. Quand je fis remarquer ce fait \u00e0 la serveuse en jupon et blouse (guess what colour !) d'un orange pr\u00e9visible, un peu violent (je n'osai pas lui demander celle de ses 'knickers'), elle eut une seconde d'h\u00e9sitation, puis sourit, \u00e0 tout hasard. Et elle accepta volontiers mes 'greenbacks', en r\u00e8glement.\n\nSouvenirs, souvenirs : Je m'\u00e9tais impos\u00e9 la contrainte d'essayer, au cours de mon voyage, chacune des 32 vari\u00e9t\u00e9s d'ice-creams que proposait, \u00e0 des prix chocs, la cha\u00eene Baskin-Robbins, qui, d'abord limit\u00e9e \u00e0 Boston et la Nouvelle-Angleterre (et plut\u00f4t haut de gamme, il me semble), n'avait pas encore essaim\u00e9 jusqu'\u00e0 Paris. Elle avait pr\u00e9vu cette ann\u00e9e-l\u00e0 une grande campagne de p\u00e9n\u00e9tration du Middle West, \u00e0 la faveur de la ferveur patriotique, qui ne manquerait pas de favoriser la consommation de floats, frappes, ice-creams sodas (au root-beer par exemple), sundaes et autres banana- ou marshmallow- splits. \u00c9tant moi-m\u00eame un ice-creamer imp\u00e9nitent, friand de ces saveurs suaves (par un gla\u00e7o-tropisme reste d'une ancienne fringale d'enfant qui avait \u00e9t\u00e9 soumis aux privations de la guerre), j'avais rapidement pris note de cette aubaine. J'essayai d'accorder le choix de la vari\u00e9t\u00e9 avec le nom de la ville. Ainsi le parfum 'mandarin sherbet' s'imposa-t-il \u00e0 Canton (Missouri).\n\nJ'en ai ramen\u00e9 la liste avec moi, avec les correspondances que j'avais \u00e9tablies ; elle devait me servir pour mon _haibun_ , qui aurait contenu des \u00e9loges appropri\u00e9s aux circonstances de la d\u00e9gustation. Je l'ai perdue, h\u00e9las, ou jet\u00e9e, dans un moment de d\u00e9go\u00fbt de moi-m\u00eame et de mon imp\u00e9ritie. Je ne sais m\u00eame plus quel parfum je choisis \u00e0 Prairie du Chien (qu'on prononce sur place quelque chose comme 'prayree dou sheen').\n\nJe m'\u00e9tais surtout impos\u00e9 la contrainte de faire au moins quelques pas dans chacun des \u00c9tats de l'Union entre lesquels le Mississippi distribue (in\u00e9galement) ses eaux, ses bras, ses faveurs. Tout en suivant principalement le Highway 61, cela m'obligeait parfois \u00e0 des d\u00e9tours, avec franchissements de ponts.\n\nOr, \u00e0 mesure que j'avan\u00e7ais, le fleuve prenait de l'ampleur, de la majest\u00e9, de la componction. Il s'\u00e9largissait nettement. Et les ponts se rar\u00e9fiaient. En sortant du corset g\u00e9ologique des 'Buffs' de l'Iowa, ayant triomph\u00e9 des roches mises sur sa route, il se met \u00e0 s'\u00e9taler avec insolence (on a essay\u00e9 de le corseter autrement, de l'emp\u00eacher, par des barrages, de changer soudainement d'avis sur son itin\u00e9raire, comme il en avait l'habitude depuis des temps imm\u00e9moriaux ; de r\u00e9centes inondations montrent qu'il ne tient pas \u00e0 se laisser dompter ; en regardant dans le Sunday Times des photographies couleur spectaculaires de quelques-uns de ces bords de fleuve que j'ai connus, avec leurs belles maisons, soudain surprises de se trouver les pieds dans l'eau (et m\u00eame plus que les pieds parfois, jusqu'au menton), je n'ai pu m'emp\u00eacher de ricaner). Il r\u00e9sulta pour moi, un jour, de son \u00e9largissement, une difficult\u00e9 impr\u00e9vue.\n\nSupposons que, quittant Cape Girardeau, vous soyez pass\u00e9 du Missouri \u00e0 l'Illinois (pour un dernier s\u00e9jour dans cet \u00c9tat qui descend tr\u00e8s bas vers le sud et dont c'est l\u00e0 la pointe inf\u00e9rieure extr\u00eame) et que vous soyez parvenus \u00e0 Cairo (par Thebes, Olive Branch et Cache), le Mississippi \u00e0 votre droite, l'Ohio \u00e0 votre gauche. Vous sentez (et vos cartes vous le confirment) que la rencontre des deux cours d'eau va se produire incessamment, et vous voulez vous trouver l\u00e0 pour assister \u00e0 ce massif et continu \u00e9v\u00e9nement. Sortant de Cairo t\u00f4t le matin, il vous faudra traverser l'Ohio pour faire un brin de marche dans le Kentucky, respirer son air de 'fried chicken' implicite, rebrousser chemin, et passer cette fois le Mississippi pour prendre place, un peu au nord de Bird Point, sous un bouquet d'arbres, face \u00e0 la sc\u00e8ne muette qui se d\u00e9roulera sous vos yeux. De la ville de Cairo, j'avais lu la veille la description horrifi\u00e9e qu'en donne Anthony Trollope dans son livre North America. Il y passa quelques journ\u00e9es inconfortables en pleine guerre de S\u00e9cession. Par une chance extraordinaire, je venais d'acheter un exemplaire de l'\u00e9dition originale de son livre chez un bouquiniste trotskiste de Saint Louis (pour 1 dollar ! (je n'invente pas qu'il \u00e9tait trotskiste ; c'est lui-m\u00eame qui me le r\u00e9v\u00e9la)). Par contraste avec ma lecture trollopienne, le Holiday Inn me sembla encore plus confortable que d'habitude.\n\nEt c'est plein de zeste et de gaillardise que je me mis en route ce lendemain matin-l\u00e0, dans l'aurore presque fra\u00eeche du d\u00e9but juillet. Seulement voil\u00e0. Quand j'arrivai devant le pont sur le Mississippi je constatai avec un grand d\u00e9sarroi que c'\u00e9tait un pont enti\u00e8rement r\u00e9serv\u00e9 aux v\u00e9hicules \u00e0 moteur. Il n'y avait aucun trottoir sur aucun c\u00f4t\u00e9 et le flot des voitures \u00e9tait bien trop dense pour je puisse envisager un seul instant de m'aventurer sur la chauss\u00e9e sans risque majeur de renversement. J'\u00e9tais l\u00e0, perplexe, ne pouvant me d\u00e9cider \u00e0 tenter d'arr\u00eater un v\u00e9hicule pour me faire transporter de l'autre c\u00f4t\u00e9 (ce qui aurait \u00e9t\u00e9 une entorse \u00e0 ma r\u00e8gle de conduite jusque-l\u00e0 respect\u00e9e) ; ne parvenant pas non plus \u00e0 me r\u00e9signer \u00e0 faire un crochet \u00e0 travers le Kentucky jusqu'au ferry promis par ma carte \u00e0 Hickmann, quand une voiture de police vint \u00e0 passer ; qui s'arr\u00eata ; c'\u00e9tait une patrouille de surveillance routi\u00e8re de l'\u00c9tat du Missouri. Un des deux flics descendit et me demanda, sans amabilit\u00e9 excessive mais sans agressivit\u00e9, la raison de mon immobilit\u00e9 en ces lieux. J'expliquai. Le fait que j'aie un instant imagin\u00e9 qu'un pi\u00e9ton pourrait emprunter ce pont pour ses propres besoins leur parut assez comique. Une id\u00e9e digne d'un Europ\u00e9en, en somme. Quand ils eurent surmont\u00e9 leur hilarit\u00e9 interne, ils me propos\u00e8rent, peut-\u00eatre pour participer, en ces temps c\u00e9l\u00e9bratoires, personnellement au paiement de la dette d'honneur contract\u00e9e par les USA envers mon compatriote Lafayette, de me transporter de l'autre c\u00f4t\u00e9. Ce que j'acceptai avec empressement.\n\nEt ils insist\u00e8rent, toujours amus\u00e9s, pour se d\u00e9tourner encore un moment de leur route afin de me d\u00e9poser \u00e0 l'endroit le plus propice \u00e0 la contemplation de la rencontre fluviale. C'\u00e9tait un lieu de promenades (motoris\u00e9es) bien connu dans la r\u00e9gion. Je les remerciai avec toute la politesse 'vieille France' n\u00e9cessaire (en prenant bien soin, par prudence, d'insinuer un peu d'accent fran\u00e7ais dans mon anglais trop britannique peut-\u00eatre), posai mon sac au bord de l'eau et me plongeai dans la contemplation. La matin\u00e9e \u00e9tait douce. De l'eau, des eaux, venait une rumeur sourde, insistante, apaisante. D'innombrables visiteurs oiseaux planaient sur le(s) fleuve(s), attir\u00e9s par les richesses v\u00e9g\u00e9tales et poissonneuses que promet la conjonction des cours d'eau. Je voyais l'Ohio arriver de loin, son eau lente \u00e0 la couleur chocolat\u00e9e se frayait un chemin dans le courant plus lent encore, plus p\u00e2le et plus vaste du Mississippi qui l'attendait, qui se proposait de l'avaler, de la phagocyter, de la (le ?) cannibaliser, de la dissoudre, de l'assimiler, de la n\u00e9antiser, de lui voler et sa substance et son \u00e9lan \u00e0 son propre profit, comme c'est l'habitude des fleuves avec les rivi\u00e8res qu'ils s\u00e9duisent, \u00e9pousent et forcent dans toutes les r\u00e9gions du globe.\n\nMais pendant tr\u00e8s longtemps, pendant au moins un demi-mile, l'Ohio refusait de se perdre, de dispara\u00eetre, d'abandonner cette identit\u00e9 qu'il avait construite avec tant de patience depuis sa naissance et \u00e0 laquelle on voyait qu'il tenait beaucoup. Il (elle) s'effor\u00e7ait de se maintenir intact, jouant de sa densit\u00e9, de sa couleur, de sa vitesse, pour repousser le moment du m\u00e9lange, et de son in\u00e9vitable disparition. On aurait dit qu'il (elle) \u00e9tait compos\u00e9 d'une autre esp\u00e8ce de liquide, quelque chose de chimiquement diff\u00e9rent de l'eau ; ou qu'il (elle) s'\u00e9tait entour\u00e9(e) d'une membrane invisible, qui le (la) prot\u00e9geait du contact dangereux de son adversaire, de son s\u00e9ducteur, de son amant. Mais le Mississippi, \u00e0 la fin des fins, \u00e9tait le plus fort. Il l'enveloppait, ralentissait son cours, sapait son moral, diluait ses alluvions, p\u00e2lissait le sang de ses veines boueuses. L'Ohio succombait, mourait, comme chaque minute, chaque heure, comme chaque jour depuis des milliers de si\u00e8cles. Quelques miles plus bas, il n'\u00e9tait m\u00eame plus un souvenir.\n\n## \u00a7 6 Sous Keokuk, ayant quitt\u00e9 l'Iowa et p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 dans le Missouri\n\nAyant quitt\u00e9 l'Iowa \u00e0 Keokuk et p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 dans l'\u00c9tat du Missouri, ayant absorb\u00e9 Canton par les pieds presque sans y penser, vous \u00eates arriv\u00e9, lecteur, avec moi, pas bien loin de ce Quincy en Illinois (qui continue \u00e0 revendiquer sa part de fleuve, et pour bien des miles encore) o\u00f9 nous nous sommes de conserve gav\u00e9s il y a peu de saucisses \u00e0 l'allemande, dans la petite ville d'Hannibal. Le moment est solennel, n'est-ce pas ? Solennel parce que vous savez, comme moi, que la ville d'Hannibal doit sa c\u00e9l\u00e9brit\u00e9 mondiale moins \u00e0 l'\u00e9l\u00e9phantesque gloire d'un conqu\u00e9rant carthaginois et partant punique (\u00e0 propos de laquelle je vous renvoie sinon au Decline and Fall de Gibbon du moins \u00e0 l'ouvrage, un peu plus r\u00e9cent, de Marcel B\u00e9nabou (de l'Oulipo), intitul\u00e9 La R\u00e9sistance africaine \u00e0 la romanisation) qu'\u00e0 la pr\u00e9sence, dans ses environs (pr\u00e9sence grav\u00e9e en rouge sur toutes les cartes) de la fameuse Mark Twain's cave, celle o\u00f9 Tom Sawyer, en des circonstances narratives effrayantes donc m\u00e9morables, surprit autrefois les bandits. Je d\u00e9cidai sans h\u00e9siter de m'octroyer l\u00e0 ma premi\u00e8re journ\u00e9e de repos. (Je ne me sentais pas fatigu\u00e9, mais la halte \u00e9tait n\u00e9cessaire pour mon hommage \u00e0 l'auteur des Aventures de Tom Sawyer.)\n\nRepos\u00e9, nourri, ayant rendu mes hommages au fleuve, je me joignis \u00e0 une troupe de visiteurs payants pour une visite guid\u00e9e de la fameuse cave. La troupe en fait \u00e9tait essentiellement compos\u00e9e, en dehors de moi, d'une nich\u00e9e d'\u00e9coliers de Jefferson City conduits par leurs institutrices, et d'un couple de touristes japonais, ne parlant pas un mot d'anglais et qui \u00e9taient venus l\u00e0 par hasard et \u00e0 tout hasard, sur les conseils de la r\u00e9ception du Holiday Inn o\u00f9 j'\u00e9tais descendu. La grotte, Dieu merci, \u00e9tait confortablement banale, et le visiteur \u00e9tait heureusement laiss\u00e9 aux bons soins de son imagination soutenue des souvenirs de sa lecture. J'\u00e9tais combl\u00e9. Les Japonais photographiaient \u00e0 tour de bras et avec conviction, afin de ne rien laisser \u00e9chapper de ce qu'ils auraient d\u00fb voir et ne voyaient pas, et pour cause. (Mais peut-\u00eatre leur fais-je, dans mon ignorance, bassement injure. Peut-\u00eatre \u00e9taient-ils, lecteurs dans leur enfance du Botchan de Soseki, ainsi que de la traduction japonaise d'Emil und die Detektive, parvenus l\u00e0 en parfaite connaissance de cause.)\n\nMais les \u00e9coliers, eux, au savoir twainien visiblement encore tout frais dans la m\u00e9moire, \u00e9taient dans un \u00e9tat d'effervescence enthousiaste. Ils s'\u00e9taient \u00e9gaill\u00e9s dans les diff\u00e9rents coins et recoins de la grotte, par petites bandes excit\u00e9es. Je les voyais passer et repasser se chuchotant des messages secrets \u00e0 l'oreille ; s\u00e9rieux.\n\nEt il n'\u00e9tait pas difficile de deviner qu'ils rejouaient \u00e0 leur mani\u00e8re le drame du conte avec le r\u00eave, \u00e0 peine dissimul\u00e9, de d\u00e9couvrir, encore frais comme un \u0153uf de P\u00e2ques en chocolat, un tr\u00e9sor, une partie du butin des criminels qui n'aurait jamais \u00e9t\u00e9 retrouv\u00e9e. Il fallut un long moment et une bonne dose d'autorit\u00e9 pour les r\u00e9cup\u00e9rer tous en bon \u00e9tat quoique fort poussi\u00e9reux \u00e0 la fin de la visite et les rassembler \u00e0 l'entr\u00e9e de la cave afin de les d\u00e9nombrer, avant de les entasser dans l'autobus du retour. Comme on pouvait le pr\u00e9voir, au dernier moment il en manquait encore un, qu'on appela et rechercha partout avec une inqui\u00e9tude croissante ; jusqu'\u00e0 ce qu'il descende du v\u00e9hicule o\u00f9, trouvant le divertissement fort ennuyeux, il s'\u00e9tait r\u00e9fugi\u00e9 presque tout de suite, et s'\u00e9tait aussit\u00f4t endormi.\n\nDans l'eau du fleuve, \u00e0 Saint Louis, l'arche de Saarinen, la Gate of the West, se refl\u00e9tant, produisait l'image quasi parfaite d'un ovale continu, que troublait de temps \u00e0 autre le passage d'un des nombreux bateaux \u00e0 aubes pour touristes passant bond\u00e9 dans la matin\u00e9e du Fourth of July, car on \u00e9tait arriv\u00e9 au jour paroxystique des c\u00e9l\u00e9brations du bicentenaire. La courbe calcul\u00e9e par l'architecte pour son monument est une cha\u00eenette, celle que dessine spontan\u00e9ment en l'air une cha\u00eene m\u00e9tallique quand on la suspend, l'accrochant par deux points ; ou encore la trajectoire suivie par le chien fid\u00e8le quand, cherchant \u00e0 rejoindre son ma\u00eetre qui avance en ligne droite dans le pr\u00e9, il court sans cesser de diriger vers lui son regard. L'\u00e9quation de cette courbe, connue de tous les \u00e9l\u00e8ves des classes de 'math\u00e9matiques sp\u00e9ciales' (et m\u00eame, de nos jours, bien avant), fait intervenir le cosinus hyperbolique, dont le symbole est Ch, qui mn\u00e9moniquement rappelle 'cha\u00eenette', ce qui est bon.\n\nC'est \u00e0 cela que je pensais (ou si je n'ai pas pens\u00e9 cela, j'aurais pu le faire), debout sur la rive, et contemplant dans un esprit de m\u00e9ditation 'haibunesque' l'imposante masse \u00e9tincelante de 'stainless steel' s'\u00e9lever contre l'\u00e9blouissante sph\u00e8re solaire, et se rabouter parfaitement \u00e0 son image aquatique dans l'eau tranquille. C'\u00e9tait un endroit parfait pour une des stations po\u00e9tiques de mon voyage, et je n'avais pas h\u00e9sit\u00e9 une seconde \u00e0 le choisir. Cependant, si mon \u00e9motion esth\u00e9tique \u00e9tait parfaite, il y manquait sans doute ce minuscule chouia d'imperfection n\u00e9cessaire au d\u00e9clenchement des agitations ruminatoires de langue qui annoncent la mise en route effective d'un po\u00e8me ; car, je m'en souviens fermement, je suis rest\u00e9 vainement plant\u00e9 un tr\u00e8s long moment devant ce spectacle sans que la moindre parole int\u00e9rieure ne s'\u00e9veille dans ma t\u00eate qui demeura obstin\u00e9ment calme, \u00e9merveill\u00e9e, b\u00e9ate, certes, mais vide de tout murmure, de toute syllabation. Je renon\u00e7ai. Saarinen a b\u00e2ti son arche d'une superposition de compartiments creux \u00e0 base triangulaire (des triangles \u00e9quilat\u00e9raux). Dans la cave profonde o\u00f9 sont les fondations, on peut acheter brochures informatives et cartes postales, et assister, toutes les heures, \u00e0 la projection du film documentaire tourn\u00e9 au cours de la construction. Un ascenseur interne \u00e0 nacelles ou godets hisse les amateurs jusqu'au sommet, o\u00f9 le dernier '\u00e9l\u00e9ment' est muni d'une vitre qui permet de regarder une minute au dehors, vers le lointain, vers le fleuve, avant de redescendre vers l'autre pied de l'arche. Dans le film, on voit le moment, final et d\u00e9cisif, o\u00f9 les deux branches de la construction, maintenues jusqu'alors par la violence s\u00e9par\u00e9es se sont rejointes, saisissant, immobilisant, emprisonnant la section derni\u00e8re au sommet de la courbe. J'admirai.\n\nApr\u00e8s Saint Louis, mon chemin traversa l'\u00c9tat du Missouri du nord au sud. J'abandonnai Cairo, je m'arrachai \u00e0 la contemplation du rapt permanent de l'Ohio par le Mississippi, je rejoignis avec soulagement ma famili\u00e8re Highway 61 \u00e0 New Madrid ; j'entrai dans l'Arkansas un peu avant Blytheville et enfin, apr\u00e8s bien des miles appliqu\u00e9s, absorbai un petit bout de Tennessee au-dessus, dedans et au-dessous de Memphis (\u2192 branche 1, cap.5). Dans chaque grande ville sur mon parcours (\u00e0 Saint Paul-Minneapolis, \u00e0 Saint Louis, \u00e0 Dubuque...), je m'accordais le temps d'un s\u00e9jour de plus d'une nuit, et d'une visite-r\u00e9cr\u00e9ation, non d\u00e9compt\u00e9e dans le calendrier de la marche. J'avais jusque-l\u00e0 pris des autobus des lignes municipales. \u00c0 Memphis, je choisis une visite guid\u00e9e au confort climatis\u00e9, qui partait de et revenait \u00e0 l'Holiday Inn o\u00f9 j'\u00e9tais descendu. Le clou de notre apr\u00e8s-midi fut un arr\u00eat de quelques minutes devant la vaste demeure du 'King', de monsieur Elvis Presley soi-m\u00eame, le temps pour mes compagnons d'arroser photographiquement les grilles soigneusement ferm\u00e9es et parfaitement banales de ce lieu, un p\u00e8lerinage d\u00e9j\u00e0, quoique encore \u00e0 l'\u00e9poque anthume.\n\n(Le mur de la maison de Serge Gainsbourg, rue de Verneuil, \u00e9tait ainsi, longtemps avant sa mort, recouvert d'innombrables graffiti d'amour ; je me demande s'il sera bient\u00f4t class\u00e9. S'il ne doit l'\u00eatre, j'esp\u00e8re que quelqu'un en aura conserv\u00e9 la trace documentaire, comme document ethnographique.) Voulant marquer, moi aussi, comm\u00e9morativement, cet instant dans ma m\u00e9moire, mais ne disposant pas d'un appareil \u00e0 reproduction m\u00e9canique des circonstances, je me suis content\u00e9 de fredonner en mon for int\u00e9rieur quelques paroles d'une chanson ancienne (que les derniers mots que j'en cite pourraient sans doute dater assez pr\u00e9cis\u00e9ment) (je ne garantis pas l'exactitude parfaite de la citation) : \u00ab une p'tite MG et trois comp\u00e8res\/ assis n\u00e9gligemment par-dessus la porti\u00e8re\/ trois p\u00e9p\u00e9es s'avancent fort bien balanc\u00e9es\/ qui chantent une chanson d'Elvis Presley\/ aussit\u00f4t nos comp\u00e8res sont int\u00e9ress\u00e9s \/ par cett' nou vell' vague\/ \u00bb.\n\n## \u00a7 7 \u00c0 Memphis, j'ai cess\u00e9 pour un temps de marcher, afin de terminer mon parcours dans le delta,\n\n\u00c0 Memphis, j'ai cess\u00e9 pour un temps de marcher, afin de terminer mon parcours dans le delta, et de ne pas d\u00e9passer le total de mille miles que je m'\u00e9tais impos\u00e9s. J'ai donc pris pour quelques \u00e9tapes des bus, ne m'arr\u00eatant que pour quelques stations urbaines, \u00e0 Vicksburg, \u00e0 Natchez (because Chateaubriand ; \u00e7a manquait un peu d'Indiens ; je riais dans ma barbe (virtuelle) en pensant au \u00ab A la mani\u00e8re de \u00bb du grand homme, o\u00f9 se racontent ses amours avec la belle indienne Troulala et o\u00f9 le vicomte \u00e9tonne les sauvages par ses discours melliflues : \u00ab Je leur parlai de moi, et encore de moi \u00bb).\n\nMais avant de quitter la ville je fis une br\u00e8ve visite (p\u00e8lerinage aussi, en un sens ; en un sens aussi litt\u00e9raire) \u00e0 la gare. Tout au long de mon parcours, j'avais \u00e9t\u00e9 boulevers\u00e9 de voir, \u00e7\u00e0 et l\u00e0, entre la route et le fleuve, comme des troupeaux de bisons immobilis\u00e9s en statues ruin\u00e9es, des wagons, sur des voies de garage rouill\u00e9es, des locomotives. Je savais que l'extraordinaire splendeur du r\u00e9seau ferroviaire des USA, qui irriguait d'images et d'appels d\u00e9chirants les westerns (Mon premier western, en septembre 44, \u00e0 Lyon \u00e0 peine lib\u00e9r\u00e9e, avait \u00e9t\u00e9 Pacific Express), qui avait empli de pages de r\u00eaveries mes lectures d'\u00e9colier pendant la guerre, dans les romans de Gustave Aymard, de Jules Verne, de Karl May, mes lectures plus tard des romans de Dreiser, de Dos Passos, mes visions des photographies de Stieglitz, avait terni, \u00e9clips\u00e9e, honteusement supplant\u00e9e par l'automobile et par l'avion.\n\nMais je voyais l\u00e0, de mes yeux douloureusement l\u00e0, les traces comme g\u00e9ologiques de cet abandon, de cette d\u00e9r\u00e9liction, de cette trahison. Les trains avaient cess\u00e9 de plaire, d'\u00eatre rentables ; ils avaient presque disparu. Et on avait tout simplement abandonn\u00e9 leurs carcasses en pleine nature, un peu partout. Cela me faisait mal \u00e0 la vue. La gare de Memphis, immense, o\u00f9 on aurait pu faire tenir sans peine toutes les gares parisiennes ensemble, \u00e9tait muette, quasi d\u00e9serte. Il n'y passait, en tout et pour tout, qu'un unique train de voyageurs par jour. Quelle tristesse ! ***\n\nJe me suis remis en route \u00e0 Baton Rouge. Je suis pass\u00e9 le long de quelques bayous, cherchant vainement \u00e0 apercevoir les paresseux alligators recommand\u00e9s par les brochures touristiques ; pas un seul ne prit la peine de sortir la t\u00eate de l'eau \u00e0 mon passage. En revanche il y avait des derricks un peu partout. Je traversai Thibodeaux, d'autres localit\u00e9s aux noms fran\u00e7ais, d'un inint\u00e9r\u00eat stup\u00e9fiant.\n\nUne fin de matin\u00e9e je fis mon entr\u00e9e dans La Nouvelle-Orl\u00e9ans, \u00e0 travers Westwego, en l'honneur de Philippe Soupault. L'apr\u00e8s-midi du lendemain je traversai le lac Ponchartrain sur l'immense pont (aller-retour). Je fis un tour nocturne dans le French Quarter, dans ces rues qui semblaient un mauvais remake de Pigalle, avalai sans conviction mais par sens du devoir un sandwich aux hu\u00eetres frites, un 'poo' boy'). J'avais fini.\n\nDans ma chambre au Holiday Inn du French Quarter (plut\u00f4t cher), la veille de mon retour, j'\u00e9talai une derni\u00e8re fois devant moi mes cartes des dix \u00c9tats, refis du doigt mon parcours afin de me persuader tactilement de la r\u00e9alit\u00e9, d\u00e9j\u00e0 r\u00e9cessive dans mes jambes, de mon voyage, reclassai dans mon cahier mon gros stock de cartes postales indiff\u00e9rentes, de bouts de notes, de vers, de po\u00e8mes abandonn\u00e9s sur quart de feuille, cherchai quelque phrase finale \u00e0 \u00e9crire avant de le refermer, ne trouvai rien, allumai la t\u00e9l\u00e9, pris un bain chaud dans le frais presque froid de la climatisation, m'endormis devant le poste de t\u00e9l\u00e9vision allum\u00e9 mais silencieux.\n\nJ'\u00e9tais, vaguement, vaguement, d\u00e9\u00e7u. Vaguement, vaguement aussi, d\u00e9\u00e7u d'\u00eatre d\u00e9\u00e7u. Pourtant, je n'avais rien attendu d'exceptionnel de ce voyage. Je n'avais pas pr\u00e9vu qu'il apporterait un bouleversement quelconque dans mon existence. Je ne la sentais pas boulevers\u00e9e.\n\nJ'\u00e9tais all\u00e9, pour une fois, jusqu'au bout de mon intention. J'avais march\u00e9 comme et autant que j'avais dit que je marcherais. J'avais accumul\u00e9 des mat\u00e9riaux amplement suffisants pour mon _haibun_. Et surtout, j'avais mis sur papier, en quelques feuilles denses et nettes, le plan d\u00e9finitif du **Projet** , de son compagnon, le roman, l'\u00e9pure finale du BIG TOUT.\n\nAlors quoi ?\n\n# Incises du chapitre 1\n\n## 14 Il s'agissait d'une rencontre. Cette rencontre serait br\u00e8ve et secr\u00e8te *\n\nJ'ai rencontr\u00e9 Lorraine, 'Lor', comme il avait \u00e9t\u00e9 pr\u00e9vu et d\u00e9cid\u00e9 par elle, \u00e0 sa convenance, \u00e0 l'heure et \u00e0 l'endroit choisis par elle, et pour le peu de temps qu'elle voulut, \u00e0 Saint Louis, le lendemain du Fourth of July. C'\u00e9tait au d\u00e9but de l'apr\u00e8s-midi. J'ai pris un bus des lignes municipales. Derri\u00e8re moi une petite fille s'\u00e9merveillait : je compris, de sa conversation excit\u00e9e avec ses parents, que ce voyage en autobus \u00e9tait un cadeau d'anniversaire ! Elle ne devait pas avoir souvent l'occasion de voyager autrement qu'en voiture. Je descendis, selon mes instructions, \u00e0 l'arr\u00eat du mus\u00e9e. Grand mus\u00e9e de Saint Louis rectangulaire, allong\u00e9, aux lourdes merveilles picturales dont je ne profitai gu\u00e8re. Lor m'attendait d\u00e9j\u00e0. Je la reconnus aussit\u00f4t, elle me reconnut aussit\u00f4t. Pourtant, ce n'\u00e9tait pas moi, ce n'\u00e9tait pas elle. Tel est, je crois, le sens du c\u00e9l\u00e8bre conte d'Alphonse Allais. La rencontre au bal masqu\u00e9 a bien lieu entre les protagonistes qui s'y sont donn\u00e9 rendez-vous, mais elle a lieu vingt ans apr\u00e8s. \u00ab Vingt ans apr\u00e8s ! Titre ironique o\u00f9 notre vie \/ S'inscrivit tout enti\u00e8re et le songe d\u00e9vie \/ Sur ces trois mots moqueurs d'Alexandre Dumas \/ P\u00e8re...\/ \u00bb (Aragon dans le Cr\u00e8ve-c\u0153ur).\n\nElle avait soulev\u00e9 le 'domino noir', le masque des ann\u00e9es de s\u00e9paration, j'avais soulev\u00e9 le mien. Elle n'\u00e9tait pas d\u00e9guis\u00e9e en 'pirogue congolaise'. Elle \u00e9tait d\u00e9guis\u00e9e en encore jeune femme d'un peu plus de quarante ans (six mois de plus que moi), de la vari\u00e9t\u00e9 moiti\u00e9 riche moiti\u00e9 intellectuelle ; un tiers 'lib\u00e9rale' (au sens am\u00e9ricain), un tiers indiff\u00e9rente, un tiers spirituelle. Elle avait, \u00e0 son retour, apr\u00e8s les longs mois de crise, de d\u00e9sespoir, repris (ou pris) des \u00e9tudes, \u00e9tait devenue avocate ; mari prosp\u00e8re, deux enfants ; sage (dit-elle). \u00ab Et toi ? \u00bb Et moi ? que dire ? je dis. Son fran\u00e7ais avait gard\u00e9 les intonations presque enfantines de la jeune fille que j'avais aim\u00e9e, dans les circonstances les plus invraisemblables qui sont le secret de notre existence (un peu moins de la sienne, \u00e9tant donn\u00e9es les p\u00e9rip\u00e9ties de notre arrachement l'un \u00e0 l'autre ; pour ainsi dire jamais lev\u00e9 de mon c\u00f4t\u00e9) ; il \u00e9tait toujours aussi h\u00e9sitant.\n\nAutrefois, ses fautes, ses h\u00e9sitations, ses maladresses avaient sur moi un effet violemment \u00e9rotique. Apr\u00e8s quelques phrases, elle s'est troubl\u00e9e. Elle s'est mise \u00e0 parler anglais, 'American-English' certes, mais 'East Coast', 'New England' m\u00eame. Je n'avais conserv\u00e9 aucun souvenir de sa voix anglaise. J'ai r\u00e9pondu, comme au premier jour, en anglais, dans mon anglais anglais, qui jadis la fit rire ; dont tout s'ensuivit. Mon anglais d'\u00e9tudiant d'anglais alors, pas trop imparfait, un peu c\u00e9r\u00e9monieux, un peu d\u00e9suet. Elle avait retenu une expression que j'avais employ\u00e9e (dit-elle), qui lui avait sembl\u00e9 incroyablement exotique dans la bouche d'un jeune Fran\u00e7ais : \u00ab brown study \u00bb ! \u00ab you said to me that night : \"why are you in a brown study ?\" \u00bb \u2013 \u00abI said that ? \u00bb \u2013 \u00ab You did ! \u00bb J'avais oubli\u00e9. C'est sans doute la seule fois que j'ai d\u00fb prononcer ces mots. Et j'avais oubli\u00e9.\n\nElle m'avait retrouv\u00e9 on ne peut plus simplement, par hasard, dans une biblioth\u00e8que, par mon premier livre ; avec quelques ann\u00e9es de retard, bien s\u00fbr : la France \u00e9tait loin de ses pr\u00e9occupations ; la po\u00e9sie fran\u00e7aise encore plus. La retrouver, pour moi, aurait \u00e9t\u00e9 plus difficile. Elle ne me demanda pas si j'avais essay\u00e9. Je ne lui dis pas que je n'avais pas essay\u00e9 ; je ne lui dis pas non plus que j'avais essay\u00e9. J'avais souvent imagin\u00e9 notre rencontre, sans doute ; souvent. Les premi\u00e8res ann\u00e9es. Plus ensuite. Elle m'avait non pas oubli\u00e9, mais gomm\u00e9 de sa vie (dit-elle). \u00ab Absolutely ! \u00bb La brusque d\u00e9couverte de mon nom sur un livre avait \u00e9t\u00e9 un d\u00e9clic, une impulsion de curiosit\u00e9. Elle avait \u00e9crit le jour m\u00eame, sans se donner le temps de r\u00e9fl\u00e9chir, de reculer. Quand j'ai r\u00e9pondu, elle avait command\u00e9 mon livre, l'avait parcouru sans rien comprendre (dit-elle) ; sinon qu'il y avait un po\u00e8me pour elle (qu'elle ne comprenait pas non plus). J'ai dit : \u00ab Who cares ? \u00bb Elle a souri. Notre derni\u00e8re rencontre d'autrefois avait \u00e9t\u00e9 plut\u00f4t dramatique, la premi\u00e8re plut\u00f4t bizarre ; elle avait choisi cette date anniversaire-l\u00e0, la finale, plut\u00f4t que l'autre ; elle ne me dit pas pourquoi. Pourquoi avait-elle voulu me revoir, pourquoi \u00e0 ce moment, pourquoi pour une seule fois, pourquoi si peu de temps, pourquoi incognito, pourquoi l\u00e0 ? ; pourquoi ai-je accept\u00e9 ? je ne sais pas. Je n'ai pas su et je ne sais toujours pas. Nous ne nous sommes jamais revus.\n\n## 20 \u2013 Suffit ? **\n\n\u2013 Suffit ?\n\n\u2013 Non. Est-ce bien tout ? est-ce le tout de l'intention du voyage ?\n\n\u2013 Ce n'est pas assez charg\u00e9 comme \u00e7a ?\n\n\u2013 Peut-\u00eatre ; l\u00e0 n'est pas la question ; en question est le fait. Disons donc : mais encore ?\n\n\u2013 En effet, il y avait un _quatri\u00e8me lieu_ des motifs.\n\nPuisque j'aurais tout mon temps, sans distraction autre que celles offertes par la descente du fleuve, je mettrais au point de mani\u00e8re d\u00e9finitive (en tout cas provisoirement d\u00e9finitive) le plan du projet de po\u00e9sie, le plan du **Grand Incendie de Londres** , le plan de l'articulation du tout (math\u00e9matique et po\u00e9sie ; prose ; le **Grand Tout, ou BIG TOO** ) non seulement de mani\u00e8re statique, mais dans son mouvement (plus ou moins son ordre de mise en route, le d\u00e9roulement de son ex\u00e9cution ; et celui d'une pr\u00e9sentation de ses r\u00e9sultats).\n\n\u2013 C'est beaucoup pour une seule marche.\n\n\u2013 En effet.\n\n\u2013 Et alors ?\n\n\u2013 Je m'y suis tenu, strictement. Je suis revenu avec un plan tr\u00e8s pr\u00e9cis.\n\n\u2013 Il est o\u00f9, ce plan ?\n\n\u2013 Il \u00e9tait dans ma t\u00eate ; et dans mon cahier de voyage.\n\n\u2013 Et plus tard ?\n\n\u2013 Plus tard ? \u00e0 la corbeille \u00e0 papier.\n\n\u2013 Pas tout \u00e0 fait.\n\n\u2013 Pas tout \u00e0 fait, c'est vrai, puisque j'ai mis \u00e0 jour une Description du Projet, en 1979, qui utilisait ces plans.\n\n\u2013 Mais.\n\n\u2013 Mais : cette description n'\u00e9tait que partielle ; et surtout elle gommait l'essentiel. Non seulement ce qui faisait du **Projet** ce qu'il \u00e9tait, mais aussi qu'il \u00e9tait une partie d'un **Tout**. Je r\u00e9p\u00e8te par cons\u00e9quent : plus tard, corbeille \u00e0 papier.\n\n\u2013 Donc.\n\n\u2013 Donc ce que vous lisez dans cette branche, la branche 5, est une reconstitution, un exercice de la m\u00e9moire.\n\n\u2013 Pas seulement. Pas assez.\n\n\u2013 Pire : une reconstruction, en partie conforme au souvenir, en une autre partie d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment anachronique.\n\n\u2013 Autrement dit.\n\n\u2013 Si c'\u00e9tait \u00e0 refaire, je le referais diff\u00e9remment.\n\nCar non seulement cela, ce magma m\u00e9galomane, n'a pas eu lieu, mais si cela avait \u00e9t\u00e9, il e\u00fbt fallu que ce f\u00fbt diff\u00e9rent ; de l'irr\u00e9el au carr\u00e9, pour ainsi dire.\n\n\u2013 Pour ainsi dire.\n\n\u2013 Avant d'entrer proprement avec toi dans le r\u00e9cit du voyage, une derni\u00e8re question : pourquoi ?\n\nPourquoi tout cela, toutes ces pages ?\n\n\u2013 Celles-l\u00e0 ?\n\n\u2013 Celle-l\u00e0, et les pr\u00e9c\u00e9dentes, les branches 1, 2, la branche 3 et sa double continuation (ou fin), les branches 4 et 5 ; et, peut-\u00eatre, la branche 6.\n\n\u2013 Je ne sais pas.\n\n\u2013 Allons, allons.\n\n\u2013 J'insiste. Je ne sais pas. J'ai commenc\u00e9 (et recommenc\u00e9 au moins deux fois dans la m\u00eame vis\u00e9e exprim\u00e9e dans les m\u00eames termes) avec une intention qui me paraissait simple. Je me cite : \u00ab Pour tenter d'expliquer (et simultan\u00e9ment de m'expliquer \u00e0 moi-m\u00eame) ce que cela sera, il me faut d'abord dire ce qui aurait pu \u00eatre. \u00bb (\u00c0 ce moment-l\u00e0, le premier en prose, le futur (ce que cela sera) d\u00e9signe cette prose qui est suppos\u00e9e expliquer ce qu'elle aura contenu, signifi\u00e9, racont\u00e9, \u00e0 mesure qu'elle le racontera, en s'approchant de plus en plus (par approximations successives) d'une d\u00e9finition, qui ne sera pas dite avant sa fin (ou presque la fin ; ou pas dite du tout ; les diff\u00e9rentes issues sont possibles) mais que j'ai en t\u00eate (elle ne m'a pas quitt\u00e9). Et d'abord elle dira \u00ab ce qui aurait pu \u00eatre \u00bb ; autrement dit non seulement ce **BIG TOUT & TOO** magmatique dont je continue de parler ( _Roman_ , _Projet ; autre chose aussi que je ne veux pas dire_ ), mais quelque chose de plus, qui n'est pas pr\u00e9cis\u00e9 plus avant : \u00ab et il ne s'agit pas seulement d'un Roman et d'un Projet \u00bb.\n\n\u2013 Il s'agit de quoi, alors ? d'une autobiographie ? s'ajoutant, se superposant au r\u00e9cit de 'ce qui aurait pu \u00eatre' et \u00e0 celui, simultan\u00e9 en partie et en partie ult\u00e9rieur, de 'ce que cela sera' ?\n\n\u2013 Pas exactement. D'un c\u00f4t\u00e9, en ce qui concerne l'apparence autobiographique de nombreuses pages (et je pr\u00e9f\u00e9rerais d'ailleurs parler non d'une autobiographie mais d'un M\u00e9moire. Le vocabulaire ancien est plus proche de ce que j'ai, \u00e0 ce moment de commencement, en vue : \u00e9crire un M\u00e9moire, et d'un genre particulier ; un Trait\u00e9 de la facult\u00e9 de m\u00e9moire compos\u00e9 \u00e0 partir d'un exemple, le mien. (De la m\u00eame mani\u00e8re, je pr\u00e9f\u00e8re le genre, ancien \u00e9galement, des Vies \u00e0 celui qui pr\u00e9vaut aujourd'hui : ce qu'on appelle des biographies ; la diff\u00e9rence n'est pas seulement terminologique)) il me faut dire que la narration d'une vie qu'elles offrent est non seulement partielle mais d\u00e9lib\u00e9r\u00e9ment trou\u00e9e d'un silence. D'un autre c\u00f4t\u00e9, au commencement de l'\u00e9crire je n'ignorais pas que l'effort d' **\u00e9lucidation** auquel j'allais me livrer (et longuement ; j'ai su tout de suite qu'il serait long) allait mettre en jeu plus qu'une d\u00e9lin\u00e9ation de ruines. J'allais raconter, mais aussi reconstituer d'une mani\u00e8re imaginative. C'est dire que la d\u00e9marche serait apparent\u00e9e \u00e0 celle du roman, \u00e0 celle de la fiction.\n\nMais je ne parlerai pas d'autofiction. L'autofiction (qu'est g\u00e9n\u00e9ralement l'autobiographie) est beaucoup trop fictive pour mon go\u00fbt. Elle a pour centre un personnage suppos\u00e9 identique \u00e0 celui qui raconte. Le terme 'fiction' est alors accol\u00e9 \u00e0 'auto' pour montrer que, ma foi, on sait bien qu'il n'est pas possible de dire le vrai biographique de sa propre vie ; que, volens nolens, on affabule ; que l'individu 'vrai' n'est pas ce que l'auteur nous dit qu'il est. Il se trompe, et nous trompe. Il trompe, tel l'enfant d'\u00e9l\u00e9phant, \u00e9norm\u00e9ment. Mais, dans mon livre, le 'je' qui raconte n'est pas 'moi'. Ce 'je' qui dit 'je' n'est pas 'une relation qui se rapporte elle-m\u00eame \u00e0 elle-m\u00eame, le 'je' de la prose (de la mienne ou de celle du roman) est un rapport au lecteur.\n\n\u2013 Gardons notre sang-froid, please.\n\n\u2013 D'accord. Il se trouve, vingt ans pass\u00e9s ou presque, et beaucoup, beaucoup de pages \u00e9crites, que rien de tout cela n'est clair : Ce que cela (' **le grand incendie de londres** ' d'apr\u00e8s la chute, que vous lisez) a \u00e9t\u00e9 (au moins dans son \u00e9tat pr\u00e9sent, toujours inachev\u00e9) ne ressemble qu'assez peu \u00e0 ce que cela devait \u00eatre. Et ce qu'aurait pu \u00eatre le conte de ce **Tout** ( _Roman_ , _Projet_ , compliqu\u00e9s de leur 'suppl\u00e9ment' non pr\u00e9cis\u00e9), non seulement n'est pas venu 'd'abord', a occup\u00e9 la plus grande partie du r\u00e9cit et de ses diversions, mais encore n'a cess\u00e9 de se modifier \u00e0 mesure que je le disais (dans son histoire, son avant-histoire, et ses modalit\u00e9s). Il s'ensuit que si j'avais, en commen\u00e7ant, une r\u00e9ponse claire \u00e0 la question \u00ab pourquoi ces pages ? \u00bb, je ne peux pas la r\u00e9p\u00e9ter aujourd'hui, apr\u00e8s toutes ces pages. Je dois dire : je ne sais pas. Et je le dis.\n\n## 34 La gare de Memphis, immense, o\u00f9 on aurait pu faire tenir sans peine toutes les gares parisiennes ensemble, \u00e9tait quasi d\u00e9serte. Il n'y passait qu'un unique train de voyageurs par jour. Quelle tristesse ! ***\n\n\u00ab Peut-\u00eatre le bonheur n'est-il que dans les gares \u00bb, dit Charles Cros, au dernier vers d'un de ses merveilleux dizains r\u00e9alistes (ou 'vieux copp\u00e9es' en l'honneur, si l'on peut dire, de Fran\u00e7ois Copp\u00e9e) de l'Album zutique. Je n'irai certes pas jusque l\u00e0, mais il est vrai que les gares ont le plus souvent \u00e9t\u00e9, dans ma vie, des lieux de bonheur. C'est peu dire que j'aime les gares. Je les adore. La gare de Memphis, pour cette raison, m'apparut d'autant plus triste. Je ne me souviens m\u00eame pas de l'endroit exact o\u00f9 elle se trouvait. Il me semble que j'ai err\u00e9 pour m'y rendre, dans une r\u00e9gion en desh\u00e9rence de la ville, comme c'est le cas dans la plupart des villes des USA. Le train, autrefois, comme dans les principales villes d'Europe (\u00e0 l'exception de celles qui, telle Orl\u00e9ans, Tours ou Amiens, par m\u00e9fiance refus\u00e8rent le passage en leur sein du \u00ab taureau de fer qui mugit et qui fume \u00bb (Vigny), entrait dans le c\u0153ur m\u00eame de New York, Chicago ou Saint Louis. La d\u00e9faveur dans laquelle est tomb\u00e9 ce moyen de locomotion au vingti\u00e8me si\u00e8cle (supplant\u00e9 par l'automobile et l'avion) a rendu les gares am\u00e9ricaines encombrantes et presque enti\u00e8rement inutiles. L'abandon des centres-villes par les classes moyennes n'a rien arrang\u00e9. Le plus souvent, avec l'architecture monumentale qu'elles arboraient au temps de leur splendeur, elles semblent des cadavres de baleines g\u00e9antes \u00e9chou\u00e9es sur des plages dont l'oc\u00e9an s'est retir\u00e9 depuis des si\u00e8cles. M\u00eame Grand Central, dans Manhattan, qui conserve de l'animation, est un r\u00e9cipient bien trop large pour les quelques trains qu'elle re\u00e7oit.\n\nParmi les nombreuses gares que mon souvenir th\u00e9saurise, j'aime sp\u00e9cialement celles qui ont de l'anciennet\u00e9. Le po\u00e8me de Cros, qui a plus de cinq quarts de si\u00e8cle, parle de la gare de Lyon. Et ce n'est pas seulement par manie d'\u00eatre en avance que, quand j'y viens, ces temps-ci, assez r\u00e9guli\u00e8rement attendre une voyageuse arrivant de Nevers, j'y p\u00e9n\u00e8tre (\u00e0 pied, par la ligne 14 du m\u00e9tro, ou la ligne d'autobus 20) avec pas loin d'une heure de marge. (C'est parfois heureux, car je m'y suis d\u00e9j\u00e0 retrouv\u00e9 un jour, sans r\u00e9fl\u00e9chir, alors que j'aurais d\u00fb aller gare de l'Est, et mon avance confortable m'a permis de r\u00e9parer \u00e0 temps mon erreur.) Bien s\u00fbr, mon anglomanie confirm\u00e9e me rend sp\u00e9cialement sensible aux gares londoniennes : Victoria, Waterloo, Paddington, King's Cross, Liverpool Street Station...\n\nTant de fois, j'ai senti ma poitrine serr\u00e9e de joie alors qu'un train venant de Douvres (ou maintenant, aux temps de l'Eurostar, directement de la gare du Nord) traversait lentement, tr\u00e8s lentement un pont sur la Tamise avant d'aborder, solennel, le quai d'arriv\u00e9e. Je pr\u00e9f\u00e9rerais, c'est vrai, que les gares soient rest\u00e9es semblables \u00e0 ce qu'elles furent au moment de l'\u00e9l\u00e9vation des plus majestueuses d'entre elles, \u00e0 l'\u00e9poque victorienne, \u00e0 l'heure architecturale du Perpendicular Gothic. Ne furent-elles pas de v\u00e9ritables cath\u00e9drales, aux fid\u00e8les innombrables ? Leurs quais, leurs salles d'attente, leurs consignes, leurs bureaux d'objets trouv\u00e9s n'ont ils pas recueilli depuis le milieu du dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle plus de confessions, d'invocations et de pri\u00e8res que les \u00e9glises ? J'ai, pour cette raison, l'ayant connue tr\u00e8s jeune, souffert de voir, pendant l'\u00e8re 'Pradel' (nom du maire qui porte la responsabilit\u00e9 principale du crime), la gare Perrache, \u00e0 Lyon, d\u00e9figur\u00e9e de l'horrible invraisemblablement moche verrue d'une construction plaqu\u00e9e sur sa belle fa\u00e7ade ? D\u00e9couvrir, en 1990, la gare de Leipzig, telle qu'elle \u00e9tait, je crois, \u00e0 sa naissance, en 1839 (une des toutes premi\u00e8res en Europe), a \u00e9t\u00e9 un choc esth\u00e9tique de premi\u00e8re grandeur (j'ai peur de la 'modernisation' qu'on lui pr\u00e9voit). Je prends bien soin, maintenant que la British Library a assassin\u00e9 ma salle de lecture de biblioth\u00e8que pr\u00e9f\u00e9r\u00e9e, celle de Panizzi, au British Museum, de passer un bon quart d'heure de l'attente de l'ouverture de la nouvelle (qui est moins d\u00e9plaisante qu'on ne l'a dit et qu'on ne pouvait le craindre) \u00e0 St Pancras, la gare jumelle de King's Cross. Je ne cesse de m'\u00e9merveiller de ses dimensions, de la hauteur de sa vo\u00fbte, des ornements de sa fa\u00e7ade ; assis sur un banc devant les quatre quais (j'exag\u00e8re peut-\u00eatre, mais il n'y en a pas beaucoup plus) d'o\u00f9 partent\/arrivent par journ\u00e9e une demi-douzaine de trains au plus de\/vers Leicester ou Nottingham, je savoure son incongruit\u00e9. Je sais qu'elle va dispara\u00eetre, avec l'arriv\u00e9e de la ligne grande vitesse pr\u00e9vue pour 2006 ; et cela redouble mon attendrissement.\n\nArriver dans une grande ville, y entrer, depuis le train, n'est plus l'aborder \u00e0 pied, par ses portes. C'est sortir d'une gare. (L'a\u00e9roport, en fait (je le sens ainsi) me prive de cette sensation. Je vois avec int\u00e9r\u00eat, parfois, quand le temps est clair, une ville para\u00eetre, du haut des airs, mais c'est, pour moi, seulement du tourisme (il est vrai que mon premier trajet en avion fut en 1959 et j'avais vingt-six ans pass\u00e9s).) Avant, on a profit\u00e9 de l'approche. Il en est de toutes sortes. Une ville \u00e0 plusieurs gares, comme Londres ou Paris, offre des arriv\u00e9es tr\u00e8s contrast\u00e9es. J'ai (ou j'ai eu ; tout cela s'oublie) une connaissance assez approfondie du paysage des abords de trois gares parisiennes : Montparnasse (celle d'autrefois, dans les ann\u00e9es soixante) ; Austerlitz ; et Lyon. J'arrivais gare Montparnasse en rentrant de Rennes, o\u00f9 j'enseignais, gare de Lyon venant de Dijon (o\u00f9 j'ai enseign\u00e9 ensuite), gare d'Austerlitz lors de retours de vacances pr\u00e8s de Carcassonne. Dans chaque cas (les deux premiers surtout), une certaine impatience m'amenait \u00e0 scruter avec attention les progr\u00e8s du train vers sa destination terminale. Ayant enregistr\u00e9, apr\u00e8s plusieurs voyages, les distances (ferroviaires) exactes (\u00e0 l'hectom\u00e8tre pr\u00e8s) de diff\u00e9rents lieux identifiables dans le paysage banlieusard (la longue courbe de Montlh\u00e9ry, ou 'Cuir Center' quand on se dirige vers la gare de Lyon, par exemple), je supputais selon diverses hypoth\u00e8ses de ralentissement acc\u00e9l\u00e9r\u00e9 ou pas (et m\u00eame d'exasp\u00e9rants arr\u00eats, o\u00f9 les deux minutes raisonnables d'avance qu'on aurait eues si le train avait continu\u00e9 m\u00eame lentement, se perdaient, devenant m\u00eame parfois, un comble, du retard) l'avance ou le retard du train par rapport \u00e0 l'horaire pr\u00e9vu. En ces cas-l\u00e0, comme d'autres voyageurs, je me pr\u00e9parais \u00e0 l'avance \u00e0 la descente, gagnant les premiers wagons et jouant \u00e0 un pile ou face (int\u00e9rieur) pour choisir de quel c\u00f4t\u00e9 du train se ferait la descente. (Il est difficile, m\u00eame quand on prend souvent le m\u00eame train, le m\u00eame jour de la semaine, d'\u00eatre assur\u00e9 \u00e0 l'avance du r\u00e9sultat, \u00e9tant donn\u00e9 les habitudes regrettables de la SNCF de changer sans cesse les voies o\u00f9 seront 're\u00e7us' (comme on dit aujourd'hui) ses trains (et de le d\u00e9cider souvent au tout dernier moment).) (Les trains de banlieue ne procurent pas ce genre d'exp\u00e9rience. J'ai bien connu ceux de Saint-Lazare (autrefois, tr\u00e8s autrefois, quand j'attendais mon amoureuse venant de Bois-Colombes, ou la reconduisait, toujours \u00e0 l'heure du dernier train (qu'elle ne rata jamais, la brute !) ; plus tard, entre 1970 et 1990, quand je professais \u00e0 l'universit\u00e9 de Paris-X Nanterre).)\n\nDans les villes moyennes et petites, on arrive g\u00e9n\u00e9ralement comme dans les grandes. Mais il n'est pas d\u00e9sagr\u00e9able non plus que la gare soit un peu excentr\u00e9e ; on marche vers la ville, on l'approche, on entre. (\u00c0 Carcassonne, par exemple, on franchit le canal du Midi, chef-d'\u0153uvre de Riquet et inspiration d'un magnifique po\u00e8me de Cros (\u00ab Le liquide chemin de Bordeaux \u00e0 Narbonne, \/ Qu'abreuvent tour \u00e0 tour et l'Aude et la Garonne \/ Le liquide chemin, bleu, bord\u00e9 d'arbres verts, \/ Que Riquet dut r\u00eaver et que chantent mes vers\/ \u00bb). \u00c0 Cambridge, il faut marcher un bon mile avant de se trouver au bord de la Cam, et d'arriver \u00e0 Trinity Lane, que hante le souvenir de Bertrand Russell. Mais ce n'est pas d\u00e9sagr\u00e9able.) On sort de la gare, on voit les h\u00f4tels autour de la gare, on consulte le plan, on savoure le premier contact avec la singuli\u00e8re atmosph\u00e8re urbaine propre \u00e0 cette ville-l\u00e0, diff\u00e9rente de toutes les autres ; on rep\u00e8re les parcs et jardins (je m'int\u00e9resse plus aux jardins qu'aux monuments et mus\u00e9es), on respire un bon coup, et on va. J'ai un faible pour \u00c9dimbourg : la Waverly Station ; on monte et Princes Street est devant soi, avec le Scott Monument. La gare Saint-Charles, \u00e0 Marseille, c'est pas mal non plus : les cent et quelques marches de l'escalier qui tombe (plus qu'il ne descend) vers le port, o\u00f9 Julien fit sa c\u00e9l\u00e8bre performance po\u00e9tique de chutes successives (je ne l'ai pas vue ; je me l'imagine (et je pense qu'elle n'aurait pas \u00e9t\u00e9 pertinente dans un autre endroit, aux marches du Sacr\u00e9-C\u0153ur, par exemple)). Les gares les plus r\u00e9centes me paraissent, elles, avoir \u00e9t\u00e9 jet\u00e9es dans le paysage, au petit bonheur (techniquement justifi\u00e9, sans doute, mais pas plus).\n\n## 34 La gare de Memphis, immense, o\u00f9 on aurait pu faire tenir sans peine toutes les gares parisiennes ensemble, \u00e9tait quasi d\u00e9serte. Il n'y passait qu'un unique train de voyageurs par jour. Quelle tristesse ! ***bis (autre version)\n\nJ'imaginais la m\u00eame sc\u00e8ne, la nuit. Une grande gare, quasi-d\u00e9serte. Une immense gare de triage. J'y pensais avec plus de fascination (avec une horreur attirante) que de d\u00e9solation. Je me souvenais d'une \u00e9trange nouvelle de Dickens, L'embranchement de Mugby. Un voyageur arrive dans une gare inconnue. Il est 3 heures du matin. C'est une nuit de temp\u00eate. Un unique employ\u00e9, le 'lampiste', dit : \u00ab trois minutes d'arr\u00eat \u00bb. Le voyageur descend. Il n'a pas pr\u00e9vu de descendre \u00e0 Mugby (\u00e0 ce qu'il me semble : je n'ai pas le texte anglais sous la main ; j'ai copi\u00e9 seulement quelques passages de la traduction de 1879 \u00e0 la Biblioth\u00e8que). Mais il descend du train, avec ses bagages. Il n'a pas peur. Il est fascin\u00e9 : \u00ab Cet embranchement de Mugby [le mot anglais est 'junction'], pendant les heures de la nuit, \u00e9tait un endroit vraiment singulier, tout rempli de vaporeux fant\u00f4mes. Des trains de myst\u00e9rieuses marchandises, recouverts de b\u00e2ches qui avaient l'air de grands draps mortuaires, semblaient fuir la clart\u00e9 des quelques lampes rest\u00e9es allum\u00e9es, \u00e0 la fa\u00e7on des criminels, et comme si le lugubre chargement qu'ils portaient avait \u00e9t\u00e9 secr\u00e8tement et tra\u00eetreusement mis \u00e0 mort. Ils paraissaient poursuivis par d'innombrables wagons de houille qui, semblables \u00e0 des d\u00e9tectives, allaient o\u00f9 ils allaient, s'arr\u00eataient quand ils s'arr\u00eataient, et r\u00e9trogradaient lorsque les coupables wagons rebroussaient chemin. \u00bb Je saute. Il faudrait tout citer, comme disait Aragon. Mais vous pouvez lire vous-m\u00eames l'original ou la traduction. Plus loin dans la nouvelle, le voyageur, du haut d'un pont, contemple le spectacle de l'enchev\u00eatrement des voies : \u00ab Il y avait une telle diversit\u00e9 de voies ferr\u00e9es, qu'il lui semblait que toutes les compagnies r\u00e9unies eussent fait de cet endroit une exposition g\u00e9n\u00e9rale des ouvrages d'une esp\u00e8ce tr\u00e8s originale d'araign\u00e9es souterraines, fort habiles \u00e0 filer le fer. Un grand nombre de ces lignes avaient d'ailleurs de si bizarres parcours, se croisaient en tous sens et faisaient tant de courbes que l'\u0153il finissait vraiment par s'y perdre. Il y en avait qui semblaient destin\u00e9es \u00e0 s'\u00e9tendre ind\u00e9finiment, et qui tout \u00e0 coup y renon\u00e7aient et s'arr\u00eataient devant une barri\u00e8re, quand elles n'entraient pas jusque dans un atelier. D'autres, pareilles \u00e0 un homme en \u00e9tat d'ivresse, allaient en ligne droite pendant un moment, puis, soudain, pirouettaient sur elles-m\u00eames et revenaient \u00e0 leur point de d\u00e9part. [...] Plusieurs \u00e9taient en bon \u00e9tat d'entretien, et leurs rails brillaient comme de l'acier bien poli, tandis que d'autres, au contraire, \u00e9taient couvertes de cendres, rong\u00e9es par la rouille et servaient de refuge aux brouettes de rebut plac\u00e9es l\u00e0 les jambes en l'air et s'y livrant \u00e0 la paresse. Cet immense tohu-bohu n'avait, en v\u00e9rit\u00e9, ni commencement, ni milieu, ni fin ; c'\u00e9tait un sens dessus dessous universel. \u00bb\n\n\u00c0 Memphis, je n'avais pas, bien s\u00fbr, le texte de la nouvelle sous la main, et je me souvenais seulement de la grande impression qu'elle m'avait faite quand je l'avais lue, un quart de si\u00e8cle plus t\u00f4t. En le relisant il y a trois jours, en vue d'en extraire quelque image ad\u00e9quate \u00e0 mon r\u00e9cit, j'ai \u00e9t\u00e9 frapp\u00e9 du caract\u00e8re des comparaisons-m\u00e9taphores que Dickens accumule pour sa description. La premi\u00e8re nuit de son s\u00e9jour \u00e0 Mugby, quand il est encore sur le quai, dans la nuit, perc\u00e9e seulement de la lueur de la lampe de l'employ\u00e9, le voyageur a une hallucination : \u00ab Tandis que le voyageur attard\u00e9 continuait sa marche un autre train, un train fant\u00f4me, passa pr\u00e8s de lui dans la nuit sombre ; celui-l\u00e0, c'\u00e9tait sa propre vie. Sortait-il de la tranch\u00e9e profonde ? \u00c9mergeait-il du tunnel ? Je ne sais, mais il n'en arrivait pas moins, d'une allure furtive et voil\u00e9e par les t\u00e9n\u00e8bres du pass\u00e9. \u00bb Et le lendemain, \u00ab regardant du haut du pont, et passant sa main droite sur les rides de son front, ces rides sembl\u00e8rent s'y multiplier \u00e0 vue d'\u0153il, comme si les lignes ferr\u00e9es se photographiaient d'elles-m\u00eames sur cette plaque sensible \u00bb.\n\nO\u00f9 veux-je en venir par cette citation ? \u00c0 ceci que l'embranchement de Mugby, tel que le d\u00e9couvre et le ressent le voyageur de Dickens, et plus g\u00e9n\u00e9ralement un r\u00e9seau ferroviaire, offre une bonne nouvelle image de ce que voudrait \u00eatre l'exp\u00e9rience de la m\u00e9moire que je m'efforce d'imiter dans la mise en mots. Cette image est plus complexe que celle que j'ai pr\u00e9sent\u00e9e jusqu'ici au lecteur. Si les diff\u00e9rentes parties du r\u00e9seau ferr\u00e9 que constituerait, dans quelque chapitre, mon r\u00e9cit, lui \u00e9taient propos\u00e9es, il faudrait pr\u00e9voir aussi la circulation des trains sur les lignes, offrir un 'Chaix' de lecture. Je m'y emploie ( **version longue** , bien entendu (ce n'est pas simple ; le mode de pr\u00e9sentation n'est pas \u00e9vident)).\n\n# CHAPITRE 2\n\n# Mn\u00e9mosyne\n\n* * *\n\n## \u00a7 8 Apr\u00e8s un long moment, une jeune fille \u00e0 l'air rev\u00eache descendit des hauteurs de la biblioth\u00e8que,\n\nApr\u00e8s un long moment, une jeune fille \u00e0 l'air rev\u00eache descendit des hauteurs de la biblioth\u00e8que, tendit sans un mot \u00e0 la r\u00e9ceptionniste un paquet envelopp\u00e9 n\u00e9gligemment d'un papier brun, et remonta aussit\u00f4t les escaliers, t\u00e9moignant par le mouvement m\u00eame de ses hanches et de ses fesses irrit\u00e9es au sein de son jean's \u00e9troit le d\u00e9sagr\u00e9ment que lui avait occasionn\u00e9 ce d\u00e9placement forc\u00e9, qui avait \u00e0 l'\u00e9vidence interrompu une matin\u00e9e des plus studieuses dans ce saint lieu du savoir. Je sentis que je porterais peut-\u00eatre la lourde responsabilit\u00e9 d'un ph.d. retard\u00e9 (dans le meilleur des cas).\n\nJe faillis lui dire de reprendre son paquet. Mais cela n'aurait servi \u00e0 rien, puisque le mal \u00e9tait fait. Avant de me remettre la pr\u00e9cieuse offrande en \u00e9change de quelques livres sterling, la dame aimable qui m'avait re\u00e7u et avait sans h\u00e9siter accept\u00e9 de ne pas s'offusquer de mon insolite d\u00e9marche me demanda si je voulais bien lui laisser mon nom et mon adresse car, me dit elle, \u00ab le Professeur Gombrich aime savoir qui ach\u00e8te son livre \u00bb.\n\nCe livre, qu'assis sur un banc ensoleill\u00e9 de Russell Square je d\u00e9pouillai de son enveloppe pour le contempler dans toute sa majest\u00e9 bleu sombre, pesante et cartonn\u00e9e, d'amples dimensions, \u00e9tait le M\u00e9moire qu'E(rnst) H. Gombrich, l'\u00e9minent disciple, a, en 1970, consacr\u00e9 \u00e0 son ma\u00eetre : une biographie 'intellectuelle' d'Aby Warburg, l'homme qui, au d\u00e9but du vingti\u00e8me si\u00e8cle, r\u00e9volutionna l'histoire de l'art de la Renaissance (et l'histoire de l'art tout court, par la m\u00eame occasion).\n\nSa lecture m'avait \u00e9t\u00e9 recommand\u00e9e trois ans auparavant par Giorgio, qui avait \u00e9tudi\u00e9 une ann\u00e9e enti\u00e8re au 'Warburg' (l'institut, alors encore abrit\u00e9 par l'universit\u00e9 de Londres, \u00e0 deux pas de la British Library). D\u00e9sesp\u00e9rant de le trouver dans une librairie, n'ayant re\u00e7u aucune r\u00e9ponse de l'institut \u00e0 ma lettre, respectueuse et d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e, de candidature \u00e0 son achat *, je m'\u00e9tais d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 venir \u00e0 Londres essayer de le d\u00e9busquer sur place. J'\u00e9tais ravi d'\u00eatre arriv\u00e9 si facilement \u00e0 mes fins.\n\nJ'esp\u00e9rais trouver dans ce livre des lueurs sur le myst\u00e9rieux 'dernier projet' de Warburg, le projet dit Mnemosyne. Cette \u0153uvre, appris-je avec \u00e9motion, devait avoir la forme d'un 'atlas photographique'. Dans son \u00e9tat ultime, elle comprenait l'assemblage, en une quarantaine de tableaux composites, d'un millier environ d'images. Gombrich, dans son livre, reproduit deux de ces tableaux : l'un, au tout d\u00e9but de ce qui devait \u00eatre une s\u00e9quence myst\u00e9rieusement ordonn\u00e9e, **est consacr\u00e9 au** rapports du macrocosme et du microcosme ; l'autre, au motif warburgien dit _Nympha_ , une image qui avait 'captiv\u00e9' (captur\u00e9) l'imagination du ma\u00eetre (moderne) de la m\u00e9moire plus de trente ans auparavant.\n\nJ'ai lu le livre en plusieurs soirs, dans ma chambre d'\u00e9t\u00e9 au Crescent Hotel, Cartwright Gardens, London **. Ce que j'en ai retenu pour \u00eatre dit ici n'a rien \u00e0 voir avec le contenu et les nobles et imposantes intentions de l'entreprise warburgienne elle-m\u00eame. J'en ai fait, tout b\u00eatement, une sorte de transposition qui \u00e9tait destin\u00e9e \u00e0 servir de mod\u00e8le \u00e0 mon propre **Projet** , alors approchant de sa phase pr\u00e9paratoire finale. Je vis, en une vision int\u00e9rieure tr\u00e8s g\u00e9om\u00e9tris\u00e9e, le projet de 'Mnemosyne' comme un art de m\u00e9moire \u00e0 double entr\u00e9e : la mise en repr\u00e9sentation spatiale de tout le mouvement de la m\u00e9moire propre de l'homme Warburg et, dans le m\u00eame moment, de la m\u00e9moire de l'art comme \u00e9tant (l'art) m\u00e9moire de soi-m\u00eame dans ses rapports au monde. Et c'est pourquoi il y aurait dans mon **Projet** deux trait\u00e9s de m\u00e9moire, composant un double, celui de ma m\u00e9moire de po\u00e9sie et celui de la po\u00e9sie comme m\u00e9moire. Et c'est pourquoi il y aurait, aussi, une repr\u00e9sentation spatiale en images du **Projet,** de son architecture de po\u00e9sie en po\u00e8mes, le **Projet de Po\u00e9sie** ; les po\u00e8mes \u00e9tant organis\u00e9s combinatoirement, selon les modes r\u00e9sultant de mon **Projet de Math\u00e9matique**.\n\nOn s'\u00e9tonnera peut-\u00eatre du fait que je me sois content\u00e9 d'un livre, et de deux images dans ce livre, pour parvenir \u00e0 des conclusions programmatiques aussi p\u00e9remptoires. Je plaiderai, bien s\u00fbr, l'irresponsabilit\u00e9 ; non seulement justifiable mais en fait indispensable \u00e0 mon intention. Je n'aurais en effet aucunement \u00e0 m'engager dans l'examen approfondi de la saga et de la m\u00e9thode warburgiennes pour en extraire et exploiter l'id\u00e9e illuminante que je venais d'avoir. J'emprunterais uniquement une d\u00e9marche abstraite, et une vis\u00e9e.\n\nJ'\u00e9tais alors p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 de la d\u00e9couverte, que je pensais avoir faite quelques ann\u00e9es plus t\u00f4t, de rapports privil\u00e9gi\u00e9s et originaux de la po\u00e9sie avec la m\u00e9moire. Il \u00e9tait naturel dans ces conditions que le mot 'Mnemosyne' m'attire, naturel que je mette le r\u00eave warburgien en parall\u00e8le avec la tradition des Arts de m\u00e9moire, qu'un livre de Frances Yates m'avait (lecture toute proche) r\u00e9v\u00e9l\u00e9s. Je n'avais, pensais-je, que faire de l'histoire de l'art. Telles ont \u00e9t\u00e9 les excuses dont je me suis alors, assez paresseusement il faut bien le dire, content\u00e9.\n\n## \u00a7 9 Il reste que rien n'aurait d\u00fb m'emp\u00eacher d'aller voir d'un peu plus pr\u00e8s la fameuse biblioth\u00e8que de Warburg,\n\nIl reste que rien n'aurait d\u00fb m'emp\u00eacher d'aller voir d'un peu plus pr\u00e8s la fameuse biblioth\u00e8que de Warburg, pour ajouter \u00e0 ma collection de salles de lecture une nouvelle acquisition. Or ce n'est point ce qu'alors, pendant ce s\u00e9jour \u00e0 Londres, je fis. Mais la raison de cette omission est diff\u00e9rente de celles que je viens de donner, quoique pas ind\u00e9pendante de mon **Projet**. Mon **Projet de Po\u00e9sie** , ai-je dit, approchait de son commencement.\n\nC'est \u00e0 dire que je pensais avoir \u00e0 peu pr\u00e8s d\u00e9cid\u00e9 de ce qu'il serait, et par cons\u00e9quent j'allais devoir bient\u00f4t me mettre \u00e0 sa mise en \u0153uvre. Je le d\u00e9crirai, sommairement et ultimement, dans ces pages. Il en \u00e9tait de m\u00eame du **Projet de Math\u00e9matique**. En fait c'\u00e9tait lui, en premier, dont les plans avaient \u00e9t\u00e9 pos\u00e9s, et fix\u00e9s (comme je l'ai expliqu\u00e9 dans la branche 3, deuxi\u00e8me partie (se reporter aussi dans la m\u00eame branche, \u00e0 la suite alternative \u00e0 la premi\u00e8re partie)). (Du moins si ces deux suites en prose vous sont accessibles.)\n\nMais je devais, simultan\u00e9ment, penser \u00e0 ce que serait le roman que je m'\u00e9tais persuad\u00e9 que j'\u00e9crirais, **Le Grand Incendie de Londres**. De temps \u00e0 autre, \u00e0 l'occasion d'une nouvelle d\u00e9couverte romanesque, ou d'un \u00e9v\u00e9nement de ce qu'on appelle, je ne sais trop pourquoi, la vie, je me laissais aller un court temps \u00e0 l'imagination d'une construction narrative ad\u00e9quate au **Projet**.\n\nLe but \u00e9tait clair, depuis le d\u00e9but (un r\u00eave (\u2192 branche 1, cap.5, passim)): raconter le **Projet** , selon l'une des mani\u00e8res que propose l'histoire de la forme-roman, qui est : raconter avec myst\u00e8res. Certes, mais plus pr\u00e9cis\u00e9ment, quels myst\u00e8res ; et comment ? Apr\u00e8s la lecture du Gombrich, en effet, je m'\u00e9tais dit un matin : \u00ab Aujourd'hui, je vais au 'Warburg'. \u00bb \u00ab Mon statut professionnel de professeur de math\u00e9matiques en universit\u00e9 me permettra, sans doute, d'y entrer comme lecteur. Je me p\u00e9n\u00e9trerai de l'atmosph\u00e8re de 'Mnemosyne'. J'interrogerai l'esprit de Warburg qui r\u00e8gne en ce lieu, qui plane, on le sait, \u00e9tant donn\u00e9 les principes de constitution de cette biblioth\u00e8que, sur chaque livre choisi par lui. Cela ne pourra qu'\u00eatre favorable \u00e0 mes desseins. \u00bb\n\nEt cependant, parvenu de nouveau au pied de l'escalier, au moment de m'adresser une nouvelle fois \u00e0 l'aimable dame qui m'avait procur\u00e9 le livre, je fis brusquement demi-tour. Car il m'\u00e9tait venu en cet instant une autre id\u00e9e, singuli\u00e8re.\n\nSupposons, ai-je pens\u00e9 soudainement, une secte. Supposons cette biblioth\u00e8que le lieu de rencontre de cette secte ; une secte vou\u00e9e au savoir. Mais attention ! pas n'importe quel savoir : le savoir le plus v\u00e9n\u00e9rable, le savoir antique des pythagoriciens. Et serait de plus en cause une version contemporaine, dans Londres, de la secte pythagorique. D'ailleurs, dans ma fiction, s'\u00e9tant perp\u00e9tu\u00e9e sans interruption depuis le fatal incendie de Crotone dont parle quelqu'une des Vitae Pythagoricae antiques. Cependant ne serait pas simplement impliqu\u00e9 le savoir antique pythagoricien au sens classique. Ce serait trop flou ; et en m\u00eame temps trop sage. Chaque g\u00e9n\u00e9ration, sous la conduite de chaque nouvelle incarnation de Pythagore lui-m\u00eame (le premier de tous les 'Pythagore' serait consid\u00e9r\u00e9 contemporain de l'apparition de l' _homo sapiens sapiens_ ) ***, a ajout\u00e9 sa propre contribution (ajouts et corrections) \u00e0 la couche initiale des v\u00e9rit\u00e9s, des d\u00e9couvertes, des pr\u00e9ceptes sur lesquelles une seule fois, dans l'histoire, une faible lueur de d\u00e9voilement a \u00e9t\u00e9 jet\u00e9e (par Diog\u00e8ne La\u00ebrce, ou par Jamblique, par exemple).\n\nCeci pos\u00e9 quelqu'un, le h\u00e9ros du roman, est \u00e0 la recherche, part dans la qu\u00eate de ce savoir. C'est une qu\u00eate. Et, voyez-vous (surprise ! surprise !), c'est aussi une qu\u00eate amoureuse. Quelqu'une fait partie de la secte ; quelqu'une que quelqu'un (le quelqu'un en question) aime. Le roman sera le r\u00e9cit de la qu\u00eate. J'\u00e9tais plong\u00e9, il faut le dire, alors jusqu'au cou (jusqu'aux yeux) dans les romans de la Mati\u00e8re de Bretagne (en vers ou en prose : Chr\u00e9tien de Troyes, Lancelot en prose,...).\n\nAu bout de la qu\u00eate il y aurait le graal du savoir, son \u00e9nigme.\n\n## \u00a7 10 Je jetai en quelques bribes de cahier l'\u00e9bauche d'un Grand Incendie de Londres pythagorique\n\nJe fis demi-tour sans un mot. Je jetai en quelques bribes de cahier l'\u00e9bauche de ce qui serait **Le Grand Incendie de Londres** , un 'grand incendie de londres' \u00e0 trame pythagorique. Ce n'\u00e9tait pas le premier essai de d\u00e9but de mon roman ; il devait, dans ces ann\u00e9es, y en avoir plusieurs autres. Le seul trait commun entre eux \u00e9tait le titre. Certains de ces 'grands incendies' eurent des plans assez d\u00e9taill\u00e9s. (Plus que des plans, m\u00eame quelquefois : des chapitres.) Cela dura jusqu'\u00e0 ce qu'il n'y en ait plus aucun.\n\nJ'insiste sur celui-l\u00e0 plut\u00f4t que sur les autres, pas seulement parce que c'est lui qui s'imposa \u00e0 ce moment de mes ruminations, mais parce qu'il contenait un 'th\u00e8me' assez fr\u00e9quemment pr\u00e9sent dans mes tentatives. Non pas tant celui, banal, de la compagnie secr\u00e8te, qui encombre l'histoire de la forme-roman et que j'adoptai par all\u00e9geance \u00e0 la forme. Mais il se trouve que je disposais d'un mod\u00e8le tout naturel pour le r\u00f4le de la soci\u00e9t\u00e9 secr\u00e8te ; qui avait l'avantage d'\u00eatre intimement li\u00e9 au fonctionnement, sinon \u00e0 la substance, de mon **Projet** , aussi bien dans sa branche math\u00e9matique que dans sa branche de po\u00e9sie. Ce mod\u00e8le, on le verra plus loin. En outre, ce qui est peut-\u00eatre le plus important, c'est ce plan romanesque-l\u00e0 que je finis par d\u00e9cider de mettre en route, en m\u00eame temps que les autres parties du **Projet** , quelques jours avant de d\u00e9cider de n'en mettre en route aucun ; assassinant le **Projet** par la m\u00eame occasion.\n\nMais revenons au moment (prolong\u00e9) de sa conception. Je sortis dans l'\u00e9blouissement d'une lumi\u00e8re d'\u00e9t\u00e9 et je me mis \u00e0 marcher sans y penser \u00e0 travers les rues londoniennes en direction de Kensington Gardens ****. J'avais besoin d'herbe, de tranquillit\u00e9 herbeuse pour secouer mentalement l'image fictionnelle que je venais de concevoir.\n\nUne secte, pensais-je ; une secte ; donc. La poursuite de son amoureuse am\u00e8nerait le h\u00e9ros \u00e0 chercher \u00e0 d\u00e9chiffrer le sens du secret de la secte pythagorique. L'\u00e9nigme ultime \u00e9tant par essence ind\u00e9chiffrable, il lui serait oppos\u00e9 des myst\u00e8res ; et \u00e0 ses myst\u00e8res les aventures de sa qu\u00eate proposeraient de variables, perplexantes, d\u00e9cevantes ou faussement illuminantes solutions. L'aventure lui pr\u00e9senterait aussi le degr\u00e9 le plus \u00e9lev\u00e9 des obstacles : puzzles, devinettes \u00e0 r\u00e9soudre.\n\nMais c'est la secte elle-m\u00eame qui, tout en l'accueillant dans son sein, se montrerait la plus acharn\u00e9e \u00e0 lui dissimuler le chemin vers le but v\u00e9ritable. Et quand je dis la secte, la soci\u00e9t\u00e9 secr\u00e8te, c'est bien entendu par son chef que je veux surtout la repr\u00e9senter, par le personnage Pythagore lui-m\u00eame, qui serait aid\u00e9 dans son action par les membres d'un noyau secret int\u00e9rieur \u00e0 la soci\u00e9t\u00e9 secr\u00e8te elle-m\u00eame (secret dans le secret). Comme la vie de chaque incarnation de Pythagore a une dimension temporelle exc\u00e9dant l'ordinaire vie humaine, il faudrait se perdre dans les entrelacements \u00e9tranges de la dur\u00e9e.\n\nPosons ici une distinction essentielle \u00e0 la compr\u00e9hension de tout mon r\u00e9cit, depuis ses d\u00e9buts. Je distinguerai trois niveaux d'obscurit\u00e9. Cette distinction n'est pas clairement justifi\u00e9e 'en langue', d'apr\u00e8s les usages et les dictionnaires. Je la pose pour moi, pour les besoins de ce que je raconte (je n'ai pas, \u00e0 tort, explicit\u00e9 suffisamment cette distinction dans la branche 1 ; il y a m\u00eame du flottement entre mon avertissement et le chapitre 5, o\u00f9 j'emploie pour la premi\u00e8re fois les mots '\u00e9nigme' et 'myst\u00e8re' comme je veux les faire entendre ici).\n\nLe premier \u00e9tage (ou \u00e9chelon sur une \u00e9chelle de difficult\u00e9) sera celui de la **devinette** , du 'puzzle' : ainsi la c\u00e9l\u00e8bre devinette du sphinx dans le conte d'\u0152dipe. La devinette a une solution, qu'il faut deviner ; et qui doit \u00eatre justifi\u00e9e. Difficile ou pas, elle a une solution, pas trente-six. Au deuxi\u00e8me niveau on trouve le, les **myst\u00e8re(s)**. Les myst\u00e8res sont des r\u00e9ponses propos\u00e9es, et pos\u00e9es, \u00e0 une question obscure. Les r\u00e9ponses qu'on peut et doit donner aux myst\u00e8res, qui sont des solutions de ces myst\u00e8res, ne sont pas n\u00e9cessairement uniques, ni justifiables en raison, ni telles qu'elles entra\u00eenent, avec plus ou moins de force, la conviction. Le conte d'une religion, quelle qu'elle soit, propose des myst\u00e8res ; et leurs solutions (souvent antagonistes entre elles). La nature, en son grand livre \u00e9nigmatique, annonce pour nous des myst\u00e8res. Il est n\u00e9cessaire, devant la nature, de lire les \u00e9v\u00e9nements du monde comme des myst\u00e8res ; pas comme des devinettes ; n\u00e9cessaire de leur trouver des solutions.\n\nEnfin, plus haut encore dans l'\u00e9chelle de l'obscurit\u00e9 (ou plus bas si on renverse l'\u00e9chelle) il y a ce que je nommerai, moi, **\u00e9nigme**. Une \u00e9nigme est un \u00e9l\u00e9ment maximal dans l'\u00e9chelle ordonn\u00e9e des interrogations sur le monde. Dieu est une \u00e9nigme ; le Graal est une \u00e9nigme. L'amour, l'Amors des Troubadours, est une \u00e9nigme. L'inconscient est, \u00e0 ce qu'on me dit, une \u00e9nigme. Je pose alors un axiome : **Une \u00e9nigme n'a pas de solution**. On peut approcher les \u00e9nigmes par des myst\u00e8res, fixer les myst\u00e8res en devinettes. Dans chaque cas il y a chute, descente sur les barreaux de l'\u00e9chelle d'obscurit\u00e9. La clart\u00e9 explicative obscurcit encore les \u00e9nigmes. Ce peut \u00eatre un principe moral, ou un principe esth\u00e9tique, de poser qu'on ne doit pas d\u00e9chiffrer les \u00e9nigmes. La tentative de d\u00e9chiffrement est cette op\u00e9ration de descente dans l'\u00e9chelle.\n\n## \u00a7 11 La fiction pythagorique, en \u00e9tendant, potentiellement, aussi largement que je le voudrais,\n\nLa fiction pythagorique, en \u00e9tendant, potentiellement, aussi largement que je le voudrais, \u00e0 la fois dans l'espace terrestre et dans la dur\u00e9e, le champ de la fiction romanesque, pr\u00e9sentait un avantage majeur : la mise en parall\u00e8le avec mon **Projet de Po\u00e9sie** en \u00e9tait rendue facile, la construction po\u00e9tique que je pr\u00e9voyais offrant ces deux traits : l'extension g\u00e9ographique des mod\u00e8les ; leur extension temporelle. D'autre part, \u00e9tant donn\u00e9 l'origine, pythagorique \u00e9galement, au moins fictive, de mon pentagone parenth\u00e9tique (\u2192 branche 3 deuxi\u00e8me partie), essentiel \u00e0 l'organisation du **Projet de Math\u00e9matique** , une autre ad\u00e9quation naturelle apparaissait. Plusieurs ligaments formels additionnels s'ajoutent, qui seront d\u00e9ploy\u00e9s ult\u00e9rieurement dans cette m\u00eame branche.\n\nCe serait une histoire d'amour. Le roman, ainsi, manifesterait un triplet de myst\u00e8res : \u00ab l'amour \u2192 la po\u00e9sie \u2192 l'amour \u00bb. La dimension du secret donnerait \u00e0 la fiction une partie de son organisation temporelle en qu\u00eates. Les s\u00e9ances successives de pr\u00e9figuration du roman que je m'autorisai, \u00e0 la suite de la premi\u00e8re illumination, ne firent que renforcer encore en moi le sentiment que j'avais trouv\u00e9 la bonne voie. Cependant, j'\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 pr\u00eat, sinon \u00e0 reculer, du moins \u00e0 tergiverser. Car l'adoption de ce sch\u00e9ma fictionnel allait m'obliger, \u00e0 nouveau, \u00e0 de l'exploration (philosophique, historique, litt\u00e9raire ; et j'en passe) ; il me faudrait plonger t\u00eate baiss\u00e9e dans la \u00ab question du pythagorisme \u00bb. J'eus peur des implications redoutables d'un tel choix.\n\nD'autre part, une chose avait \u00e9t\u00e9 pos\u00e9e comme n\u00e9cessaire, d\u00e8s le lointain d\u00e9but : le **Roman** devait 'r\u00e9citer' le **Projet** , le transposant, avec r\u00e9v\u00e9lation implicite, dissimulation et travestissements sans doute, en aventures, qui en feraient un portrait all\u00e9gorique. Si je choisissais cette voie, il me fallait trouver comment se ferait la mise en myst\u00e8res de l'\u00e9nigme centrale du **Projet**. J'eus beau chercher, dans la nuit de ma chambre, dans les rues londoniennes marchant, dans l'intervalle de mes lectures \u00e0 la British Library, dans Kensington Gardens, au bord de la Tamise ou sur les hauteurs de Hampstead, parmi les nuages '\u00e0 la Constable', la grande opacit\u00e9 de ce probl\u00e8me ne fut trou\u00e9e d'aucun \u00e9clair.\n\nCe qui compliquait ma t\u00e2che, renfor\u00e7ant encore ma tendance naturelle au renvoi des d\u00e9cisions, c'est que certaines des solutions moins ambitieuses auxquelles j'avais ant\u00e9rieurement pens\u00e9 semblaient moins r\u00e9fractaires \u00e0 la satisfaction de cette partie-l\u00e0 (certes centrale) de mes conditions initiales. De retour \u00e0 Paris, je conclus alors qu'il s'agissait d'une impasse. Je ne dirai pas ici : \u00ab ah, si je n'avais pas renonc\u00e9 alors, qui sait si... \u00bb Je ne suis pas si na\u00eff. J'ai appris \u00e0 me conna\u00eetre.\n\nJ'ai l'intention ferme (ah ! ah !), dans cette cinqui\u00e8me branche, de mettre en \u0153uvre une autre mani\u00e8re de r\u00e9citer les \u00e9v\u00e9nements qui vont y appara\u00eetre, de d\u00e9senchev\u00eatrer les fils embrouill\u00e9s de mon sujet (si j'ose m'exprimer ainsi), que celle que j'ai adopt\u00e9e (grosso modo) jusqu'ici. La raison est la suivante : quand je suis parti, voici douze ans environ, dans la for\u00eat de mes souvenirs, arm\u00e9 seulement de l'outil prosa\u00efque, non avec enthousiasme mais au moins avec d\u00e9cision, j'avais choisi un cap m\u00e9thodologique qui me semblait ad\u00e9quat \u00e0 ma vis\u00e9e.\n\nUne des raisons majeures de l'\u00e9chec de mon **Projet** , m'\u00e9tais-je dit, est \u00e9videmment que je l'avais con\u00e7u comme un **Tout** ***** devant \u00eatre pr\u00e9alablement balis\u00e9 par un plan global d\u00e9taill\u00e9 qui constituerait une pr\u00e9vision contraignante du contenu approch\u00e9 de l'ensemble de ses parties. Toutes les intentions y seraient explicit\u00e9es, tous les calculs indispensables seraient faits, avant m\u00eame que le coup d'envoi de l'accomplissement ne soit donn\u00e9.\n\nComme rien ne devait \u00eatre fix\u00e9 pr\u00e9matur\u00e9ment, la vision du **Tout** serait pr\u00e9alable \u00e0 l'\u00e9criture du moindre po\u00e8me, de la moindre page de prose, de la premi\u00e8re fl\u00e8che de r\u00e9cat\u00e9nation d'un parenth\u00e9sage (\u2192 branche 3, deuxi\u00e8me partie). And so on. \u00c0 cette seule condition, croyais-je, je pourrais, au bout des ann\u00e9es de construction de l'\u00e9difice, prenant du recul et contemplant l'ouvrage, le voir comme le \u00ab calme bloc ici-bas chu \u00bb (de ma t\u00eate au papier) du \u00ab d\u00e9sastre obscur \u00bb (manifest\u00e9 par le r\u00eave (\u2192 branche 1, cap.5)) qu'il devait, entre autres exploits, r\u00e9parer. Je visais \u00e0 un degr\u00e9 \u00e9lev\u00e9 de perfection raisonn\u00e9e et contr\u00f4l\u00e9e.\n\nPour \u00eatre certain, absolument certain, de ne pas retomber, apr\u00e8s la chute du **Projet** , dans l'erreur de l'aspiration \u00e0 une totalit\u00e9 secr\u00e8te se d\u00e9ployant de la fa\u00e7on la plus ind\u00e9pendante possible de l'histoire de sa r\u00e9v\u00e9lation, il me fallait non seulement faire v\u0153u de m'abstenir de chacune de mes ambitions ant\u00e9rieures, non seulement donner un but s\u00e9v\u00e8rement modeste \u00e0 ma nouvelle tentative, non seulement ne pas annoncer ce but \u00e0 l'avance, ni m\u00eame en fait le fixer de mani\u00e8re irr\u00e9vocable d\u00e8s le d\u00e9but, mais m'assurer que le d\u00e9mon planificateur et anticipateur ne pourrait pas trouver \u00e0 s'insinuer \u00e0 nouveau entre mes phrases, faisant surgir, en fait, m\u00eame \u00e0 un degr\u00e9 beaucoup plus bas dans une \u00e9chelle de pr\u00e9tentions esth\u00e9tiques et intellectuelles, tout simplement, tout stupidement, un ersatz de **Projet** ******.\n\n## \u00a7 12 De cette d\u00e9cision sont issues les r\u00e8gles de fonctionnement de la prose que j'ai suivies\n\nDe cette d\u00e9cision sont issues les r\u00e8gles de fonctionnement de la prose que j'ai suivies jusqu'\u00e0 maintenant (des contraintes d'Oulipo s\u00e9mantique), sous un titre g\u00e9n\u00e9rique, ' **le grand incendie de londres** ' (entre guillemets et en minuscules) :\n\n\u2013 pas de plan(s) pr\u00e9alable(s) ;\n\n\u2013 pas de retours en arri\u00e8re, de corrections, de repentirs,...; avance de la prose au pr\u00e9sent de la narration avec seulement en t\u00eate l'horizon (changeant peut-\u00eatre, mais \u00e0 chaque instant net) de ma vis\u00e9e initiale laiss\u00e9e non dite ;\n\n\u2013 principe d'un crit\u00e8re d'ach\u00e8vement externe \u00e0 l'\u00e9crit ;\n\n\u2013 offre \u00e0 d\u00e9chiffrer d'une ou plusieurs d\u00e9finitions de l'ensemble des branches constituant le livre, sous la forme suivante : \u00ab ' **le grand incendie de londres** ' est **............. ........** \u00bb;\n\n\u2013 refus de toute invention contredisant la v\u00e9rit\u00e9 int\u00e9rieure du souvenir.\n\nUne des cons\u00e9quences principales de ces pr\u00e9ceptes a amen\u00e9 un autre renversement d\u00e9cisif par rapport au **Projet**. J'avais mis une maxime de la m\u00e9moire au d\u00e9part du **Projet,** mais il s'agissait d'un trait\u00e9 de m\u00e9moire, d'un art de m\u00e9moire \u00e9chafaud\u00e9 sur une id\u00e9e essentiellement positive, sereine, th\u00e9orique, ambitieuse, d\u00e9nu\u00e9e de doutes, de la m\u00e9moire (prise en un sens particulier, invent\u00e9 en partie par moi). Pas moins certaine, et positive, et ambitieuse, en ce qui concerne le second partenaire du double de la m\u00e9moire, l'oubli.\n\nJ'abordai alors **'le grand incendie de londres'** bien d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 d\u00e9truire, \u00e0 saper les fondements m\u00eame de cette id\u00e9e, \u00e0 en faire appara\u00eetre les illusions pernicieuses, parce que je pensais, avec ressentiment vis-\u00e0-vis de mes convictions anciennes, qu'il y avait l\u00e0 un ressort insidieux (qui m'\u00e9tait rest\u00e9 trop longtemps cach\u00e9) de mon \u00e9chec. Pour cela, je devrais \u00e9crire un nouveau trait\u00e9 de m\u00e9moire, mais sans rigueur, th\u00e9oriquement irresponsable, lui. Je lui donnerais comme mat\u00e9riaux ma m\u00e9moire, m'amusant de son fonctionnement, comparant son fonctionnement aux id\u00e9es anciennes et nouvelles des philosophes, des psychologues, des biologistes, des g\u00e9ologues, des artistes, des po\u00e8tes, des romanciers, des jardiniers, et autres, sur la facult\u00e9 de m\u00e9moire. Et je traiterais le tout \u00e0 partir d'une position constante : celle d'un sceptique du souvenir.\n\nAvec ces id\u00e9es en t\u00eate, je me mis en route. Je d\u00e9couvris presque imm\u00e9diatement la mani\u00e8re de raconter qui m'a servi jusqu'\u00e0 aujourd'hui : avancer sans h\u00e9sitation, mais surtout ne pas h\u00e9siter \u00e0 accueillir les parenth\u00e8ses qui menacent de s'ouvrir, et les chemins alternatifs qui se pr\u00e9sentent au narrateur. J'ai fait de ces larges d\u00e9tours des insertions : des premiers, grosses parenth\u00e8ses, j'ai fait ce que j'ai nomm\u00e9 des incises, des seconds, des bifurcations. J'ai compos\u00e9 ainsi les premi\u00e8re, deuxi\u00e8me et troisi\u00e8me branches (de cette derni\u00e8re du moins seulement la premi\u00e8re partie, puis la suite alternative \u00e0 la premi\u00e8re partie).\n\nCe n'est que le sentiment d'un besoin de vari\u00e9t\u00e9 qui m'a fait modifier le protocole pour la branche 4 *******, o\u00f9 toutes les insertions, non distingu\u00e9es formellement en leurs deux esp\u00e8ces, sont marqu\u00e9es cette fois par un changement de corps typographique au sein d'une surface de prose avan\u00e7ant contin\u00fbment. Or des r\u00e9actions, diverses dans leur expression, mais ind\u00e9pendantes et, quoique diff\u00e9rentes, en un sens convergentes, \u00e0 la publication de **Math\u00e9matique :** (premi\u00e8re partie de la branche 3) m'ont amen\u00e9, au moment d'entreprendre la r\u00e9daction de la branche pr\u00e9sente, la cinqui\u00e8me, \u00e0 penser qu'un probl\u00e8me se posait, qu'il me fallait tenter de r\u00e9soudre. Les modes, li\u00e9s, de composition et de pr\u00e9sentation de la branche 1, **La Destruction** , publi\u00e9e en 1989, \u00e9taient en gros ad\u00e9quats \u00e0 ce que je tentais de faire ; leur effet sur les quelques lecteurs qu'a eus le livre, autant que je puisse en juger, n'\u00e9tait pas en porte \u00e0 faux.\n\nIl en fut de m\u00eame pour la branche 2, **La Boucle,** parue quatre ans plus tard, en 1993. Assez diff\u00e9rent est le cas suivant, celui du morceau de branche 3, publi\u00e9 au d\u00e9but de la pr\u00e9sente ann\u00e9e 1997. D'une part j'ai rencontr\u00e9 un accueil g\u00e9n\u00e9ralement plus favorable (personnel et critique), mais o\u00f9 les remarques concernant quelque difficult\u00e9 (je suis un auteur dit difficile, depuis toujours) ont port\u00e9 essentiellement sur la nature de ce qui \u00e9tait vu comme le 'sujet', la math\u00e9matique, et pratiquement pas sur le mode bifurquant du r\u00e9cit. Mais d'une autre part, et c'est plut\u00f4t cela qui m'a inqui\u00e9t\u00e9, j'ai rencontr\u00e9 des r\u00e9ticences diverses, exprim\u00e9es avec plus ou moins de mod\u00e9ration, et qui presque toutes faisaient \u00e9tat d'un sentiment de moindre surprise \u00e0 la lecture, d'une moindre complexit\u00e9 dans le d\u00e9roulement de la prose.\n\nJe ne dis pas que je suis pr\u00eat \u00e0 admettre le bien-fond\u00e9 de ces 'critiques' (qui sont rest\u00e9es fort mod\u00e9r\u00e9es dans leur expression). Je sais ce que je veux faire et je ne crois pas que les quelques diagnostics des 'manques' de cette branche soient ad\u00e9quats (ils sont d'ailleurs contradictoires). Mais il m'a sembl\u00e9 clair, \u00e0 la r\u00e9flexion, surmont\u00e9e ma r\u00e9action initiale et banale d'auteur incompris, qu'il s'\u00e9tait pass\u00e9 quelque chose. D'une part le lecteur, c'est \u00e9vident, s'immunise assez vite contre le virus de l'inattendu ; la tension entre l'ordinaire et le moins courant, qui est une des composantes caract\u00e9ristiques du rapport entre le livre et le lecteur, tend \u00e0 dispara\u00eetre. Mais cette tension, dans mon entreprise, est constitutive. Elle fait partie de la d\u00e9marche m\u00eame. Si elle vient \u00e0 s'affaiblir, s'affaiblira aussi la 'le\u00e7on' de la famille de livres que je livre \u00e0 la lecture. Il me faut la faire rena\u00eetre. Deux voies au moins s'ouvrent.\n\nLa premi\u00e8re consiste \u00e0 ne pas refuser la complexit\u00e9 des 'mati\u00e8res', \u00e0 faire un pas dans la direction, dangereuse pour la lisibilit\u00e9, de l'exposition strat\u00e9gique. Ainsi, la th\u00e9orie math\u00e9matique des cat\u00e9gories \u00e9tait impliqu\u00e9e dans le **Projet** ; par cons\u00e9quent, je parlerais de cat\u00e9gories. L'exploration des formes po\u00e9tiques \u00e9tait essentielle au **Projet** : par cons\u00e9quent, je parlerais de la forme-sonnet. (J'ai d\u00e9j\u00e0 exp\u00e9riment\u00e9 cette voie dans les deux fins alternatives \u00e0 la branche 3 : l'une \u00e9tant une bifurcation globale ; l'autre enfermant une description du **Projet de math\u00e9matique** ).\n\n## \u00a7 13 La seconde voie, qui n'exclut pas la premi\u00e8re, consiste \u00e0 changer radicalement le mode de pr\u00e9sentation des insertions,\n\nLa seconde voie, qui n'exclut pas la premi\u00e8re, consiste \u00e0 changer radicalement le mode de pr\u00e9sentation des insertions, en m\u00eame temps que le mode s\u00e9quentiel de leur composition. C'est ce que j'ai pens\u00e9 tenter dans cette branche. Il y a un risque : exasp\u00e9rer une menace qui peut peser, d'ailleurs, sur toute cette prose : d'\u00eatre re\u00e7ue comme d'avant-garde ; donc d'\u00eatre enferm\u00e9e dans les pi\u00e8ges du geste avant-gardiste. Il est malais\u00e9, mis en pr\u00e9sence d'un \u00e9crit qui s'\u00e9loigne, d'une mani\u00e8re tr\u00e8s visible, tr\u00e8s affich\u00e9e, des habitudes contemporaines, non seulement de distinguer ce qui est novation g\u00e9n\u00e9rique de ce qui est geste de destruction de la tradition, mais plus encore ce qui n'est ni l'un ni l'autre. Or, il n'est pas du tout dans mes intentions d'appara\u00eetre comme novateur, de me pr\u00e9senter en avant-garde du renouveau de la prose. Je ne consid\u00e8re pas du tout ma mani\u00e8re comme de l'innovation, mais comme celle qui s'impose dans les circonstances o\u00f9 je me suis trouv\u00e9 ; et me trouve. Son caract\u00e8re inhabituel, une nouveaut\u00e9 peut-\u00eatre, n'est qu'un effet second. Encore moins cherch\u00e9-je \u00e0 d\u00e9truire quoi que ce soit, \u00e0 m'inscrire dans un mouvement de mise en cause, de d\u00e9mant\u00e8lement des traditions du r\u00e9cit, du conte, du roman. Je ne veux \u00e9chapper \u00e0 aucune fatalit\u00e9 effroyable, que ce soit celle de l'unidimensionnalit\u00e9 du 'raconter' ou celle de la lin\u00e9arit\u00e9 de la pr\u00e9sentation, ou celle de la s\u00e9quentialit\u00e9 de la lecture.\n\nJe m'imagine donc agir pour le mieux dans les conditions qui sont, enti\u00e8rement singuli\u00e8res et sans intentions g\u00e9n\u00e9ralisantes, celles de mon propos. La discontinuit\u00e9 de l'op\u00e9ration de r\u00e9cit dans la vie de tous les jours qui est celle que mon 'sujet' m'oblige \u00e0 prendre comme r\u00e9f\u00e9rence formelle, m'a en quelque sorte impos\u00e9 un type de conte \u00e0 insertions (des deux esp\u00e8ces). En faisant ce choix, je n'ai absolument pas \u00e9puis\u00e9 les modalit\u00e9s, tr\u00e8s riches, du mod\u00e8le de d\u00e9part ; et c'est vers lui que, ayant pris conscience de la difficult\u00e9 que je viens de dire, je me suis de nouveau tourn\u00e9.\n\nRevenant en effet, sur ce sentiment de moindre complexit\u00e9 que donnait l'avancement de mon r\u00e9cit, il m'est apparu qu'il m'avait servi, bien \u00e9videmment, \u00e0 m'affranchir de la tentation de la pr\u00e9paration, du plan. N'ayant rien d'\u00e9crit, donc d'ext\u00e9rieur \u00e0 ma m\u00e9moire, \u00e0 l'avance devant moi, j'ai \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9 d'avancer comme je l'ai fait, non pas au hasard (ayant un but, m\u00eame si ce but pouvait changer), mais sans supports autres que celui de mes souvenirs, et celui des phrases en lesquelles ces souvenirs se trouvaient tout d'un coup pris aux filets du conteur. C'\u00e9tait, pour moi, une mani\u00e8re enti\u00e8rement nouvelle de composer. Mais, \u00e0 mesure que j'avan\u00e7ais, d'ann\u00e9e en ann\u00e9e, je me suis familiaris\u00e9 de plus en plus avec cette fa\u00e7on de faire des lignes de prose ; ardue \u00e0 ses commencements, elle m'est devenue plus facile, plus spontan\u00e9e, plus routini\u00e8re. Bref, je m'y suis habitu\u00e9. Cette habituation n'est pas rest\u00e9e sans cons\u00e9quence.\n\nSon effet majeur, qui m'int\u00e9resse maintenant, est que l'\u00e9quilibre pr\u00e9caire, voulu pr\u00e9caire, entre la fixation interne plus ou moins vague des 'choses \u00e0 raconter', et la variabilit\u00e9 consid\u00e9rable offerte par le d\u00e9mon de la digression, auquel il \u00e9tait indispensable que je c\u00e8de, un \u00e9quilibre d\u00e9s\u00e9quilibr\u00e9, en somme, s'est, peu \u00e0 peu, d\u00e9fait. Il s'est d\u00e9fait au profit de la direction g\u00e9n\u00e9rale, du droit chemin, au d\u00e9triment des d\u00e9tours. Je suis devenu capable de ma\u00eetriser int\u00e9rieurement le d\u00e9roulement des instants, des moments, des chapitres ('journ\u00e9es de prose'), de le rendre continu dans le r\u00e8glement de ses discontinuit\u00e9s. J'essaye aujourd'hui de briser cet engrenage. Cependant, par prudence, j'ai d\u00e9cid\u00e9 de ne me livrer \u00e0 cette exp\u00e9rience nouvelle de mise en r\u00e9cit que dans une version longue de la pr\u00e9sente branche. La version longue est longue par rapport \u00e0 une autre version, qui ne l'est pas, et que je nomme la version br\u00e8ve. La version br\u00e8ve se caract\u00e9rise d'abord par sa bri\u00e8vet\u00e9, relativement \u00e0 la version longue. Ce n'est pas tout. La version br\u00e8ve est peu enchev\u00eatr\u00e9e, tr\u00e8s peu parenth\u00e9s\u00e9e, peu digressive. Son ton est sobre. La version longue, \u00e0 l'inverse, est tr\u00e8s enchev\u00eatr\u00e9e, tr\u00e8s parenth\u00e9s\u00e9e, tr\u00e8s digressive. Son ton est ce qu'il est ; ne vise pas en tout cas la sobri\u00e9t\u00e9. (J'ai emprunt\u00e9 la conception de deux versions, version br\u00e8ve et version longue respectivement, aux philologues restituant les 'continuations' du dernier roman, inachev\u00e9, de Chr\u00e9tien de Troyes, le 'Perceval'.) Dans le premier chapitre, la version br\u00e8ve n'est, \u00e0 peu de chose pr\u00e8s, que la 'premi\u00e8re couche' de texte de la version longue ; elle s'en distingue parfois plus nettement par la suite.\n\n## \u00a7 14 Pour la composition de la version longue, j'ai d\u00e9cid\u00e9 de me laisser aller parenth\u00e9tiquement.\n\nPour la composition de la version longue, j'ai d\u00e9cid\u00e9 de me laisser aller parenth\u00e9tiquement. Autrement dit, chaque fois que, dans un passage de la narration, une parenth\u00e8se me para\u00eet s'imposer, je l'ouvre. En cons\u00e9quence, il m'arrive d'ouvrir une parenth\u00e8se, de m'y engager \u00e0 la suite de ma narration, puis, dans cette parenth\u00e8se, d'en ouvrir une autre ; et, dans cette deuxi\u00e8me parenth\u00e8se, d'en ouvrir une troisi\u00e8me, une quatri\u00e8me ; etc. Une parenth\u00e8se une fois ouverte, il est imp\u00e9rieux de la fermer. En tout cas c'est une r\u00e8gle que je respecte ici (sauf erreur). Mais une parenth\u00e8se donn\u00e9e peut \u00eatre longue. Si plusieurs parenth\u00e8ses sont superpos\u00e9es, il risque d'\u00eatre difficile de savoir o\u00f9 se ferme une parenth\u00e8se donn\u00e9e quelconque. Je ne d\u00e9sire pas imposer \u00e0 mon lecteur une gymnastique oculaire trop \u00e9prouvante. Que fais-je ? Chaque fois que j'ouvre une nouvelle parenth\u00e8se, je vais \u00e0 la ligne et je marque le commencement de la parenth\u00e8se nouvelle par un d\u00e9crochement mod\u00e9r\u00e9 dans la ligne. Si, dans cette nouvelle parenth\u00e8se je dois ouvrir une nouvelle parenth\u00e8se, je proc\u00e8de de m\u00eame, et je vais un peu plus loin \u00e0 droite dans la ligne.\n\nSupposons, par exemple que j'aie \u00e9crit **xxxxxxxxxxx** , qu'apr\u00e8s ce onzi\u00e8me **x** j'aie ouvert une parenth\u00e8se o\u00f9 j'aie macuscrit (je travaille sur un \u00e9cran de macintosh), mettons, **yyyyyyyyyyyyyy** , qu'\u00e0 la suite du quatorzi\u00e8me **y** j'estime n\u00e9cessaire d'ins\u00e9rer, parenth\u00e9\u00adtiquement, disons, **z** un certain nombre, quelconque, de fois, dix-sept par exemple, puis d'inciser \u00e0 nouveau \u00e0 seule fin d'introduire quelque succession (pourquoi pas ?) de **t** , au sein des **t** , encore, quelque s\u00e9quence d'occurrences de la lettre **u** , o\u00f9 j'insinuerai, je ne sais pas, peut-\u00eatre une demi-douzaine de **v** , qu'interrompront, en quantit\u00e9 raisonnable, des **w** successifs ; qu'ayant \u00e9crit tous les **w** jug\u00e9s indispensables \u00e0 l'ach\u00e8vement de la parenth\u00e8se ouverte au sein des **v** je revienne \u00e0 la suite des **v** interrompue et en ach\u00e8ve la r\u00e9daction, ce qui me permet alors de terminer celle des **u** , puis celle des **t** , puis celle des **z** , puis celle des **y** , et enfin de revenir pour l'achever enfin, \u00e0 la s\u00e9quence principale des **x** ; le mode de pr\u00e9sentation d'un tel \u00e9v\u00e9nement scriptural de ma version longue sera comme suit :\n\nxxxxxxxxxxx\n\nyyyyyyyyyyyyyy\n\nzzzzzzzzzzzzzzzzz\n\ntttttttttttttttttt\n\nuuuuuuuuu\n\nvvvvvv\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvv\n\nuuuuuuuuuuu\n\ntttttt\n\nzzzzzzzzzzzzzz\n\nyyyyyyyyyyyyyyyyyy\n\nxxxxxxxxxxxxxxxxx\n\n\u00c9l\u00e9gant, n'est-ce pas ?\n\nIl y a, dans l'exemple ci-dessus, six niveaux de parenth\u00e8ses, les niveaux des **y** , des **z** , des **t** , des **u** , des **v** et **w** respectivement, et chaque niveau est caract\u00e9ris\u00e9 par son point d'ancrage dans la ligne. (Si la s\u00e9quence des **w** avait \u00e9t\u00e9 plus longue, de longueur 31 par exemple, elle aurait d\u00e9pass\u00e9 le bord droit de la ligne ; les **w** exc\u00e9dentaires seraient alors plac\u00e9s imm\u00e9diatement en dessous des premiers, comme ci-apr\u00e8s :\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nwwwwwwww\n\n)\n\nMais.\n\nMais supposons qu'entra\u00een\u00e9 par mon \u00e9lan, je ne me contente pas d'ouvrir six niveaux de parenth\u00e8ses, que je digresse une septi\u00e8me, une huiti\u00e8me, une neuvi\u00e8me fois, jetant sur l'\u00e9cran, \u00e9loquents, quelques **s** , puis, subtils, quelques **r** , et, n\u00e9gligents, quelques **q** encore ; dans chaque cas je dois pr\u00e9voir un d\u00e9crochement nouveau dans la ligne :\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nsssss\n\nrrr\n\nqq\n\nrrrrr\n\nsss\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nChaque nouvelle incise s'inscrit dans une bande de plus en plus \u00e9troite de la page. Si je m'en tiens au d\u00e9crochement de 1,25 cm que mon ordinateur me propose automatiquement, me voil\u00e0 \u00e0 11,25 cm du d\u00e9but de la ligne. Sur mon \u00e9cran, en ce moment, le document en cours a des lignes de 16 cm de longueur. Si j'ouvre trois parenth\u00e8ses de plus, il ne restera plus qu'un centim\u00e8tre. C'est un peu peu.\n\nJe d\u00e9cide donc de me limiter, en principe (il y aura des exceptions) \u00e0 six 'couches' d'incises. (J'ai une raison \u00e9minemment th\u00e9orique pour une telle d\u00e9cision, mais je m'abstiens de la r\u00e9v\u00e9ler ici et renvoie le lecteur \u00e0 la version longue, o\u00f9 tout est expliqu\u00e9 (longuement).)\n\nMais (deuxi\u00e8me 'mais').\n\nMais supposons maintenant que la sixi\u00e8me couche ins\u00e9r\u00e9e de l'exemple pr\u00e9c\u00e9dent, celle des **w** , soit tr\u00e8s longue, qu'il y ait beaucoup \u00e0 dire dans la parenth\u00e8se qui l'abrite\n\nvvvvvv\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nww\n\nvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvvv\n\nquand la lecture de tous les **w** est termin\u00e9e, si on veut reprendre celle de la suite des **v** \u00e0 l'int\u00e9rieur de laquelle ils se sont plac\u00e9s, il faut la retrouver. Bien s\u00fbr, on peut l'identifier par son point d'accroche dans la ligne, mais il faut pouvoir le faire simplement, sans avoir besoin de compter les centim\u00e8tres \u00e0 partir de la marge gauche (sur \u00e9cran ce n'est pas trop difficile, gr\u00e2ce \u00e0 la r\u00e8gle gradu\u00e9e de la 'barre de menus', mais dans une page imprim\u00e9e ! (certes on pourrait pr\u00e9voir de graduer les pieds de page, ce qui serait d'un effet sublime, mais je crains des r\u00e9ticences de mon \u00e9diteur)). Dans le cas que je viens de pr\u00e9senter, en outre, la suite des **v** s'est poursuivie apr\u00e8s la fermeture de la parenth\u00e8se des **w** ; mais il ne sera pas rare que le lecteur soit amen\u00e9 \u00e0 revenir tout de suite beaucoup plus 'haut' dans l'\u00e9chelle des insertions, par exemple, deux 'crans' en arri\u00e8re, (trois parenth\u00e8ses ferm\u00e9es d'un seul coup), o\u00f9 sont les **t** !\n\nvvvvvv\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nw\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwwww\n\nww\n\ntttttt\n\nDans cette hypoth\u00e8se la difficult\u00e9 de se rep\u00e9rer dans le dispositif parenth\u00e9tique se trouvera fortement accrue.\n\nJ'ai longuement r\u00e9fl\u00e9chi \u00e0 ces graves probl\u00e8mes ; soucieux de m\u00e9nager le confort de mes lecteurs (d'autant plus chers et pr\u00e9cieux qu'ils sont rares), j'ai essay\u00e9 diff\u00e9rents syst\u00e8mes, j'ai consult\u00e9 des amis comp\u00e9tents, patients et compr\u00e9hensifs, et j'ai fini par choisir la solution suivante : \u00e0 chaque niveau de parenth\u00e8ses de la version longue correspond une couleur. La premi\u00e8re couche de texte est en noir. Les premi\u00e8res parenth\u00e8ses sont en **rouge** , les deuxi\u00e8mes en **bleu** ; ensuite viennent, dans l'ordre, le **vert** , le **violet** , le **marron** et le **gris** (pour une justification extr\u00eamement convaincante de ces choix voir, bien s\u00fbr, la version longue elle-m\u00eame, et la branche six de mon ouvrage). On n'a aucun mal, dans ces conditions, \u00e0 retrouver une parenth\u00e8se, quand elle a \u00e9t\u00e9 interrompue un peu longuement. (Le probl\u00e8me de la lisibilit\u00e9 n'est pas enti\u00e8rement r\u00e9solu : si une parenth\u00e8se s'\u00e9tale sur plusieurs pages, on revient ais\u00e9ment en arri\u00e8re au point o\u00f9 elle a commenc\u00e9, mais on n'a plus peut-\u00eatre exactement en m\u00e9moire ce qu'elle disait. Une l\u00e9g\u00e8re redite sera parfois utile (indispensable m\u00eame dans le cas d'une interpr\u00e9tation orale du texte, que je d\u00e9sire associer \u00e0 son existence \u00e9crite).)\n\nJe suis parvenu \u00e0 r\u00e9soudre le probl\u00e8me de la pr\u00e9sentation de la version longue de la branche 5 pr\u00e9sente apr\u00e8s de longs t\u00e2tonnements qui ne m'ont pas emp\u00each\u00e9 de poursuivre sa r\u00e9daction (je les ai rapport\u00e9s dans mon r\u00e9cit, bien s\u00fbr), et j'ai compos\u00e9 ainsi quelques chapitres : d'abord la version br\u00e8ve, qui devenait ensuite, avec quelques modifications la premi\u00e8re couche, **noire** , du texte de la version longue *******. Je relisais ensuite ce qui avait \u00e9t\u00e9 ainsi pos\u00e9, ouvrant les parenth\u00e8ses qu'il fallait, et passant ainsi la deuxi\u00e8me couche, **rouge**. Je me mettais alors au **bleu** , puis au **vert** et ainsi de suite jusqu'au **gris** , apr\u00e8s la couche **violette** et la couche **marron** (la couche **grise** a \u00e9t\u00e9 plusieurs fois, je dois l'avouer, en d\u00e9pit de mes fermes r\u00e9solutions de limiter \u00e0 six la parenth\u00e9tisation, coup\u00e9e de **rose** , le rose de **jaune** , et le jaune m\u00eame (rarement), de **gris clair** (on atteint dans cette hypoth\u00e8se un beau effet de neuf couches, sans compter la **noire** ).\n\nAu mois de janvier de l'an 2001, premier du troisi\u00e8me mill\u00e9naire, un an apr\u00e8s la publication de la branche 4, **Po\u00e9sie :** , j'ai 'tir\u00e9', sur mon imprimante Epson Stylus color 760, quelques pages du premier chapitre de la version longue, suffisantes pour donner un aper\u00e7u du genre de l'entreprise, et je les ai apport\u00e9es, plein d'enthousiasme, \u00e0 Denis Roche, qui est mon ami et le directeur de la collection 'Fiction & Cie' (o\u00f9 ont \u00e9t\u00e9 h\u00e9ro\u00efquement recueillies, aussi, les trois lourdes premi\u00e8res parties de cette prose que sans cesse, depuis maintenant seize ans presque, je prolonge). Denis a pris la belle et neuve chemise beige clair que je lui tendais, l'a ouverte, a ouvert ensuite la neuve et n\u00e9anmoins belle sous-chemise grise qui se trouvait \u00e0 l'int\u00e9rieur, en a extrait la dizaine de pages aux couleurs chatoyantes de prose \u00e0 d\u00e9crochements que la sous-chemise grise, incluse dans la chemise beige clair, contenait (une prose marqu\u00e9e de quelques autres traits sp\u00e9cifiques fort signifiants que je n'ai pas d\u00e9taill\u00e9s pour ne pas surcharger exag\u00e9r\u00e9ment mon expos\u00e9 pr\u00e9sent (une diminution progressive de la taille des caract\u00e8res, par exemple, quand on s'enfonce dans les parenth\u00e8ses) (cela se passait \u00e0 l'occasion d'un d\u00e9jeuner, o\u00f9 le haddock fut excellent. Denis \u00e9tait assis en face de moi sur la banquette du restaurant. Je pourrais vous dire o\u00f9 pr\u00e9cis\u00e9ment (quelle rue, proche des \u00c9ditions du Seuil, quel restaurant, quelle table). Je vois la sc\u00e8ne comme si c'\u00e9tait hier (d'ailleurs c'\u00e9tait il n'y a pas tr\u00e8s longtemps))), y a jet\u00e9 un bref coup d'\u0153il et m'a dit, sans se d\u00e9partir de son affabilit\u00e9 coutumi\u00e8re : \u00ab Bien entendu, tu t'en doutes, il n'est pas question que le Seuil publie cela. \u00bb La conversation s'est orient\u00e9e vers d'autres sujets. Nous avons convenu que je lui communiquerais en temps utile la version br\u00e8ve, pour para\u00eetre en des temps \u00e9galement utiles et point trop proches.\n\n## \u00a7 15 Trois mois ont pass\u00e9. Je recommence \u00e0 sortir de chez moi, \u00e0 marcher.\n\nTrois mois ont pass\u00e9. Aujourd'hui 20 avril, il fait froid. Le r\u00e9chauffement annonc\u00e9 de la plan\u00e8te Terre produit \u00e0 Paris des pluies abondantes et persistantes, des giboul\u00e9es de mars en avril. Je recommence \u00e0 sortir de chez moi, \u00e0 marcher. La douleur de mon genou gauche tant\u00f4t s'att\u00e9nue jusqu'\u00e0 dispara\u00eetre, tant\u00f4t rena\u00eet avec insolence ; toujours la m\u00eame : aucune imagination. Je n'ai pas encore trouv\u00e9 de solution au probl\u00e8me de la publication de ma version longue (compliqu\u00e9 de celui de ma branche six qui ne b\u00e9n\u00e9ficie, elle, si j'ose dire, d'aucune version br\u00e8ve, \u00e9tant enti\u00e8rement longue (quoique moins longue que ne le sera la version longue de la branche 5, si je l'ach\u00e8ve) et en couleurs. Mais je cherche.\n\nCe que vous lisez dans le volume que vous avez entre les mains n'est pas la version br\u00e8ve. La version br\u00e8ve, telle que j'ai commenc\u00e9 \u00e0 l'\u00e9crire en la supposant associ\u00e9e intimement \u00e0 la version longue est, de ce fait, assez directe, assez sobre, assez s\u00e9v\u00e8re, robuste, presque sans ornements. Pas ou presque de digressions dans cette version br\u00e8ve ; peu d'incises, peu de parenth\u00e8ses ; pas la moindre bifurcation. La version br\u00e8ve, dans sa version pr\u00e9sente, va droit au but, chapitre par chapitre, moment de prose par moment de prose, m\u00eame et surtout quand aucun but ne lui a \u00e9t\u00e9 fix\u00e9. Publier cette version br\u00e8ve-l\u00e0, \u00e0 la suite des autres branches d\u00e9j\u00e0 devenues livres ne me para\u00eet pas raisonnable : le texte en est trop r\u00e9barbatif.\n\nOr l'\u00e9dition savante, par William Roach (quelle co\u00efncidence !), de la premi\u00e8re des _Continuations du Perceval_ de Chr\u00e9tien de Troyes, qu'on appelle _Continuation-Gauvain_ , le neveu du roi Arthur y jouant le r\u00f4le central, n'offre pas seulement version courte et version longue, mais une autre version encore que Roach nomme version mixte. Je m'en suis souvenu dimanche dernier. C'\u00e9tait le dimanche de la P\u00e2que des Chr\u00e9tiens. J'\u00e9tais dans un marasme assez marasmatique, \u00e0 peine hach\u00e9 (si j'ose dire) par la lecture du _Sunday Times_. Je ne dis pas que me souvenir de la version mixte de la _Premi\u00e8re Continuation_ (dont l'\u00e9dition critique, compl\u00e8te avec toutes variantes (il y a beaucoup de variantes), est derri\u00e8re moi, dans la biblioth\u00e8que, cartonn\u00e9e rouge comme ses s\u0153urs, la version longue et la Short Version (dixit Roach) (le tout en quatre volumes, le second en collaboration avec Robert H. Ivy, et le quatri\u00e8me (le glossaire), avec Lucien Foulet)) a \u00e9t\u00e9 la cause d'une illumination. Mais cela m'a permis d'envisager une mani\u00e8re de proc\u00e9der pas trop d\u00e9raisonnable.\n\nVous lisez donc en ce moment la version mixte de la branche 5 de mon ouvrage de prose prosa\u00efque, intitul\u00e9 ' **le grand incendie de londres** '. Au moment o\u00f9 je place cette phrase sur mon \u00e9cran, je n'en ai pas \u00e9crit plus que ce qui pr\u00e9c\u00e8de. Ce chapitre est issu, par ajustement et expansion de la premi\u00e8re version de la version br\u00e8ve. Dans le m\u00eame temps, sans toucher \u00e0 la version longue du m\u00eame chapitre, d\u00e9j\u00e0 termin\u00e9e, je recompose sa version br\u00e8ve, afin de la rendre, comme elle doit l'\u00eatre dans la conception nouvelle, la plus directe possible, la plus sobre possible, s\u00e9v\u00e8re, robuste, presque enti\u00e8rement sans ornements. Il faut qu'elle n'aie pratiquement aucune digression, aucune parenth\u00e8se ; qu'elle ne bifurque nulle part. Trois versions, voil\u00e0 de quoi m'occuper. Il est vrai que je serai tr\u00e8s prochainement \u00e0 la retraite.\n\n# Incises du chapitre 2\n\n## 48 n'ayant re\u00e7u aucune r\u00e9ponse de l'institut \u00e0 ma lettre, respectueuse et d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e, de candidature \u00e0 son achat *\n\nL'envoi d'une lettre t\u00e9moignait de l'\u00e9tendue de mon d\u00e9sir et de mon d\u00e9sespoir, puisque je suis quasiment incapable de courrier, sans d'immenses efforts. C'est l\u00e0 un trait qu'il me faudrait ajouter \u00e0 mon autoportrait, \u00e0 ce \u00ab portrait de l'artiste absent \u00bb que j'ai donn\u00e9 au chapitre 4 de la branche 1 de l'ouvrage en prose dont les \u00e9critures pr\u00e9sentes font cinqui\u00e8me partie. (Elle fait en droit partie de cette aspiration \u00e0 l'absence sous l'invocation de laquelle j'\u00e9crivis ce chapitre-l\u00e0, il y a douze ans.)\n\nEst-ce un trait h\u00e9r\u00e9ditaire ? y a-t-il un g\u00e8ne de la scription \u00e9pistolaire, qui aurait 'saut\u00e9' chez mon p\u00e8re, et partant chez moi ? Je suis en tout cas sur ce point son digne fils. Et moi je n'ai personne pour se charger de mon courrier \u00e0 ma place. Lui eut la ressource de s'adresser \u00e0 ma m\u00e8re, tant qu'elle n'eut pas perdu la vue.\n\nLa difficult\u00e9 \u00e0 \u00e9crire des lettres, \u00e0 r\u00e9pondre \u00e0 un courrier, quel qu'il soit, personnel ou administratif, est une g\u00eane constante dans mon existence. Une tr\u00e8s grande partie de mes lettres, quand je parviens \u00e0 en \u00e9crire, commencent par la formule : \u00ab je m'excuse de r\u00e9pondre avec un tel retard... \u00bb, ou bien j'utilise une variante de la m\u00eame formule. Devant \u00e9crire \u00e0 Rosmarie et Keith Waldrop, par exemple, ayant tard\u00e9 et tard\u00e9 scandaleusement \u00e0 le faire j'avais un matin trouv\u00e9 une belle formule anglaise pour commencer enfin : \u00ab This letter has been long overdue. \u00bb Je pensais qu'apr\u00e8s avoir pos\u00e9 cela sur le papier, le reste irait tout seul. Mais malgr\u00e9 tout, il me fallut encore bien un mois pour venir \u00e0 bout de la lettre.\n\nCe qui ajoute \u00e0 mes difficult\u00e9s \u00e9pistolaires constantes, c'est que je ne me r\u00e9signe pas longtemps \u00e0 cette situation. Je prends constamment, de mois en mois, la r\u00e9solution la plus f\u00e9roce de changer du tout au tout sur ce point. Mais c'est en vain. Je demande conseil. Florence, que j'interroge, parce qu'elle est pr\u00e9cis\u00e9ment d'excellent conseil, me dit : \u00ab r\u00e9ponds tout de suite \u00bb. En effet, c'est ce qu'il faut faire. Aussit\u00f4t, je r\u00e9ponds \u00e0 une ou deux lettres. Mais la suivante me para\u00eet difficile. Il faudrait, il faut que j'y r\u00e9fl\u00e9chisse. Je n'y r\u00e9fl\u00e9chis pas imm\u00e9diatement, of course. Je pose la lettre quelque part. Elle ne dispara\u00eet pas instantan\u00e9ment de l'horizon de mes pens\u00e9es. Mais comment r\u00e9pondre \u00e0 la suivante si je n'ai pas r\u00e9pondu \u00e0 celle-l\u00e0, qui a la priorit\u00e9, due \u00e0 son ant\u00e9riorit\u00e9, et au respect de la r\u00e8gle d'imm\u00e9diate r\u00e9ponse ? un peu de retard n'est pas grave, mais il ne faudrait pas laisser s'accumuler les retards, n'est-ce pas ? Cependant, ce matin-l\u00e0 pr\u00e9cis\u00e9ment une missive comminatoire d'EDF-GDF me rappelle que j'ai omis de payer leur derni\u00e8re note. C'\u00e9tait avant mes excellentes r\u00e9solutions.\n\nIl me serait beaucoup plus ais\u00e9 de suivre la r\u00e8gle si, de mon mis\u00e9rable pass\u00e9 \u00e9pistolaire, j'avais effectivement fait table rase, si le monde m'avait permis de le faire. Cette fois, je suis d\u00e9bord\u00e9. Je renonce. Jusqu'\u00e0 la prochaine crise.\n\nJ'essaye de me donner une bonne conscience relative par l'envoi de cartes postales, quand je voyage. Ce n'est pas que j'en envoie beaucoup. J'ai un correspondant attitr\u00e9 pour une famille de cartes postales, que je recherche avec obstination dans toutes les villes d'Europe o\u00f9 j'\u00e9choue. Ce sont des cartes enti\u00e8rement noires, \u00e0 l'exception d'un texte toujours semblable \u00e0 lui-m\u00eame, modulo le changement de langue et de nom de ville :\n\n **X la nuit**\n\nJ'en envoie un exemplaire, toujours, \u00e0 Claude Royet-Journoud. Comme je sais qu'il conserve tout son courrier dans de grandes bo\u00eetes \u00e0 chaussures, je me dis que je pourrai peut-\u00eatre les lui emprunter un jour, quand je pr\u00e9parerai une exposition de mon 'mail-art'. Il doit y en avoir une bonne quantit\u00e9, \u00e0 c't'heure. \u00c0 la noirceur si s\u00e9duisante de ces cartes se substitue parfois une variante : du blanc pour signifier de la neige ( _Br\u00e8me sous la neige_ ) ; du gris pour indiquer du brouillard (Margate)\n\nMalheureusement, n'ayant que tardivement \u00e9t\u00e9 illumin\u00e9 de cette id\u00e9e \u00e0 haute teneur en minerai artistique je n'ai pas, comme je l'aurais d\u00fb, fait chaque fois l'acquisition d'un exemplaire destin\u00e9 \u00e0 la conservation dans mes propres archives d'artiste. (Mon activit\u00e9 artistique, bien qu'ancienne, (et rest\u00e9e inconnue, y compris de moi-m\u00eame) n'a que tr\u00e8s r\u00e9cemment (juin 2000) obtenu une cons\u00e9cration publique : dans le catalogue de l'exposition du mus\u00e9e d'Art moderne de la Ville de Paris intitul\u00e9e VOIL\u00e0.)\n\nDe plus, la vogue de ce type de carte a pass\u00e9, j'en trouve de plus en plus difficilement (et n'ai pas encore d\u00e9couvert le principe d'une s\u00e9rie de substitution).\n\nAux temps du **Projet** , du vieux **Projet** m\u00e9galomane que j'abandonnai un jour de 1978 pour n'y plus revenir, j'avais trouv\u00e9 un argument sp\u00e9cieux pour me justifier \u00e0 moi-m\u00eame ma carence postale : on dispose, dans une vie, d'une certaine r\u00e9serve potentielle d'\u00e9criture. Il faut \u00e9conomiser, et ne prendre la plume (respectivement le stylo, la machine \u00e0 \u00e9crire, la plume d'oie,...) que pour ce qui est essentiel. (On reconna\u00eet l\u00e0 une variante faible de l'axiome de Balzac version tardive d'une tr\u00e8s vieille id\u00e9e \u00e9thico-m\u00e9dicale hippocratique ou gal\u00e9nique qui tra\u00eene encore dans les sonnets de Shakespeare, par exemple \u00ab _Th'expense of spirit in a waste of shame \/..._ \u00bb: \u00abUne nuit d'amour, c'est un livre de moins \u00bb.)\n\n## 48 dans ma chambre d'\u00e9t\u00e9 au Crescent Hotel, Cartwright Gardens, London **\n\nAllong\u00e9 sur un lit \u00e9troit, sur un oreiller unique et des plus minces, que je devais plier en deux afin d'avoir l'illusion d'en avoir plus d'un (comme ce n'\u00e9tait qu'une illusion, un 'make-believe', mon sommeil ne s'y trompait pas, mes r\u00e9veils \u00e9taient fr\u00e9quents ; et l'oreiller profitait de mon \u00e9tat d'inconscience pour retrouver son unit\u00e9 maigre) ; minces aussi les couvertures ; les conditions en apparence les moins propices au sommeil \u00e9tant donn\u00e9 mes habitudes. Et cependant j'y dormais sans mal. Certainement parce que j'\u00e9tais \u00e0 Londres ; parce qu'\u00eatre \u00e0 Londres m'apaise.\n\nDans ma chambre rue d'Amsterdam je dors contre six oreillers, r\u00e9partis en deux 'stacks' de trois, comme des pancakes dans un breakfast de Holiday Inn (\u2192 voir ici m\u00eame cap.1), appuy\u00e9s presque verticaux contre la biblioth\u00e8que. J'en avais d\u00e9j\u00e0 au moins quatre \u00e0 l'\u00e9poque. Je suis pass\u00e9 \u00e0 cinq en r\u00e9occupant ce lieu que j'avais abandonn\u00e9 quelques ann\u00e9es (entre 1979 et 1986) et maintenant \u00e0 six.\n\nDans chaque 'stack', deux oreillers sont carr\u00e9s et mous ; le troisi\u00e8me est rectangulaire, et dur. J'oscille toutes les nuits entre les deux stacks (avec un avantage (quantitatif) pour le stack de droite (\u00e0 droite en regardant vers le pied du lit). C'est pour des raisons purement pragmatiques : la pr\u00e9sence de ce c\u00f4t\u00e9-l\u00e0 du t\u00e9l\u00e9phone qui repose sur une pile d'annuaires anciens et nouveaux de taille suffisante pour que je puisse ais\u00e9ment saisir le combin\u00e9 quand je suis couch\u00e9 ou allong\u00e9 sur le lit. \u00c0 l'int\u00e9rieur des stacks je circule entre les deux esp\u00e8ces formelles (la forme molle et la forme dure). La sur\u00e9l\u00e9vation de ma t\u00eate est une cons\u00e9quence de mon installation. Elle n'est nullement de hasard ; je la recherche, par habitude et persuasion ancienne qu'ainsi je dors mieux et ronfle moins (id\u00e9e qui n'a pas le moindre fondement r\u00e9el, et qui n'a plus en outre aucune importance depuis longtemps puisque je dors seul (sans avoir particuli\u00e8rement peur, \u00e0 la diff\u00e9rence, sinon de Mallarm\u00e9, du moins de celui qui dit 'je' dans son po\u00e8me, de mourir si je ne suis accompagn\u00e9 sur ma couche)). Mais elle est combattue\n\n\u2013 d'une part, et ind\u00e9pendamment chaque nuit, par la tendance au glissement vers le bas du lit de mon corps qui, finissant par faire d\u00e9passer mes pieds du matelas, \u00e0 la fois menace de d\u00e9border le drap et les couvertures, soumettant mes pieds \u00e0 l'air ext\u00e9rieur, les refroidissant et interrompant inexorablement mon sommeil (qui est de toute fa\u00e7on fort l\u00e9ger (comme l'ensemble des consid\u00e9rations pr\u00e9sentes en t\u00e9moigne ; et je pourrais y ajouter force d\u00e9tails)). Une interruption de ce type est un ph\u00e9nom\u00e8ne in\u00e9vitable ou presque dans les h\u00f4tels des pays germaniques, o\u00f9 je dois inventer sans cesse des solutions techniques au probl\u00e8me que me cause la pratique teutonne de la 'couette'. (Il m'arrive alors de garder (ou m\u00eame de remettre, au petit matin) mes chaussettes ; mais dans ce cas des grattements d\u00e9sagr\u00e9ables ne manquent pas de me r\u00e9veiller. Je ne sais si ce sont des gratouilles ou des chatouilles ; plut\u00f4t des gratouilles je pense ;\n\n\u2013 d'autre part, et avec une p\u00e9riodicit\u00e9 hebdomadaire, le lit \u00e9tant fermement r\u00e9tabli dans son organisation th\u00e9orique chaque vendredi par ma femme de m\u00e9nage, madame Martha (mes propres tentatives de r\u00e9fection, au cours de la semaine, et les nuits m\u00eame parfois o\u00f9, sans avoir le courage de sortir du lit, je proc\u00e8de \u00e0 un rebordage d'urgence, sont g\u00e9n\u00e9ralement d'un effet m\u00e9diocre), par une autre tendance au glissement qui est celle du matelas lui-m\u00eame tendant \u00e0 s'\u00e9loigner de la biblioth\u00e8que \u00e0 laquelle le lit s'adosse et \u00e0 d\u00e9passer ainsi du sommier.\n\nCe sommier est un achat par correspondance sur catalogue de la camif. Je crois de mon devoir narratif de dire, afin d'\u00e9clairer le lecteur sur les conditions mat\u00e9rielles de production du texte qu'il a (aura) devant les yeux, qu'il est de lattes sur support m\u00e9tallique soutenu de quatre pieds, m\u00e9talliques \u00e9galement. Un jour, c'\u00e9tait un soir, pas encore la pleine nuit, un jour, qui n'est pas tr\u00e8s \u00e9loign\u00e9 du moment o\u00f9 je l'\u00e9cris (janvier 98), le pied (support) avant droit, le plus proche de ma t\u00eate, c\u00e9dant \u00e0 un d\u00e9couragement brusque, irr\u00e9versible et d\u00e9finitif s'effondra, ou plut\u00f4t s'affaissa lentement, me laissant effar\u00e9, perplexe et pantois.\n\n(Il avait certainement voulu m'avertir, au cours des nuits pr\u00e9c\u00e9dentes, de la fatigue devenant franchement insupportable de son m\u00e9tal, sans que j'y fasse vraiment attention comme je l'aurais d\u00fb. J'avais certes constat\u00e9 que le matelas penchait de ce c\u00f4t\u00e9, fait que j'attribuais, ben\u00eat que je suis, \u00e0 son affaissement (mon corps pesant plus g\u00e9n\u00e9ralement sur cette moiti\u00e9 du lit), et je me proposais (action dont je ne cessais de diff\u00e9rer l'ex\u00e9cution, fid\u00e8le en cela \u00e0 moi-m\u00eame, \u00e0 ma propension irr\u00e9sistible \u00e0 la procrastination) de le retourner pour lui donner une autre position, parmi les quatre possibles selon le 'groupe du matelas' (qui n'est pas, comme vous le savez sans doute, le groupe cyclique d'ordre 4 mais le repr\u00e9sentant de l'autre structure possible, le 'groupe de Klein', celui que j'utilise pour les contraintes de mon conte oulipien, 'La princesse Hoppy').)\n\nQue faire ? (comme disait L\u00e9nine (\u00ab et ceci se passait en des temps tr\u00e8s anciens \u00bb)). Dans un premier temps, j'enlevai toute la literie, descendis le matelas que je tra\u00eenai tant bien que mal dans une autre partie de la pi\u00e8ce. Ce ne fut pas une mince affaire, \u00e9tant donn\u00e9 l'exigu\u00eft\u00e9 de mon lieu de vie, croyez-moi. Je redressai alors le sommier bless\u00e9 que je pla\u00e7ai partie contre l'une des deux fen\u00eatres, la vouant provisoirement \u00e0 l'inouverture, partie contre la biblioth\u00e8que de l'entre-deux-fen\u00eatres, o\u00f9 j'entrepose, entre autres, des exemplaires de mes publications ; celles de mes amis (Florence, Chaillou, Claude (crj)...), celles de l'Oulipo et des oulipiens, et t\u00e9l\u00e9phonai \u00e0 Charlotte pour lui demander conseil. Apr\u00e8s avoir ri (\u00e0 mon sens excessivement), elle me conseilla, en attendant de remplacer le sommier, d'\u00e9tablir un quatri\u00e8me pied provisoire en entassant une quantit\u00e9 convenable de vieux annuaires et livres. Je la remerciai de ce conseil frapp\u00e9 au coin du bon sens le plus pur, me recouchai rass\u00e9r\u00e9n\u00e9 et, apr\u00e8s deux mois environ, pendant lesquels je couchai sur le matelas \u00e0 m\u00eame le sol, le suivis (le conseil). La nouvelle installation est celle qui est encore en service aujourd'hui.\n\nLa deuxi\u00e8me d\u00e9rive des continents des couches g\u00e9ologiques de mon lit en fait contrebalance en partie la premi\u00e8re car, dans l'espace qu'elle laisse libre entre la biblioth\u00e8que et le matelas, le coussin rectangulaire s'interpose, et mes pieds se trouvent moins menac\u00e9s de d\u00e9voilement et exposition aux risques de refroidissement.\n\nMais il faut pour cela qu'il soit en arri\u00e8re-plan des coussins carr\u00e9s. Ce n'est malheureusement pas toujours le cas ; car si je pr\u00e9f\u00e8re en fait avoir les autres, plus doux, sous la joue, ils deviennent facilement in\u00e9gaux dans la r\u00e9partition de leur substance interne \u00e0 l'enveloppe, chose d\u00e9sagr\u00e9able, qui m'incite \u00e0 les abandonner sans cesse l'un au profit de l'autre, chaque fois pour un temps n\u00e9cessairement limit\u00e9. (Un esprit de l'escalier \u00e9cranique m'invite ici \u00e0 me reporter (comme vous) au passage ant\u00e9rieur de quelques lignes, o\u00f9 j'indique que deux sur trois des oreillers de chacun de mes deux 'stacks' sont mous ; cette mollesse, ou trop faible remplissage de leur enveloppe, fait qu'ils ressemblent aux oreillers maigres du Crescent Hotel, dont l'\u00e9vocation est responsable de la digression qui m'accapare depuis de nombreux caract\u00e8res de texte.) D'ailleurs, dans le m\u00eame temps, la hauteur de ma t\u00eate diminue, ce qui me g\u00eane aussi.\n\nAu cours d'une nuit de sommeil de sept ou huit heures, les mouvements de mon corps d\u00e9crivent une trajectoire complexe dont je devrais entreprendre de calculer l'\u00e9quation afin de d\u00e9terminer si elle est, dans une approximation suffisante, alg\u00e9brique ou transcendante ; un tel r\u00e9sultat ne manquerait pas d'\u00eatre tr\u00e8s \u00e9clairant\n\nIl me faut ajouter enfin, afin (ou afin, enfin,) de n'\u00eatre point trop incomplet dans ma description (je sais bien qu'elle l'est terriblement, mais je dois tenir compte de la n\u00e9cessit\u00e9 d'avancer dans la narration d'ensemble, et de n'en point trop rompre l'\u00e9quilibre (comme dirait Jean Daive)), que je tente parfois de combattre simultan\u00e9ment les inconv\u00e9nients des deux mouvements, de p\u00e9riodicit\u00e9 in\u00e9gale, qui entra\u00eenent mon corps dans mes nuits troubl\u00e9es, en adoptant, soit la position parall\u00e8le sur le deuxi\u00e8me stack d'oreillers, qui n'a pas encore subi les troublantes d\u00e9rives du premier, soit, subtile variation, en me couchant de biais dans le lit, sur l'un ou l'autre des deux stacks.\n\n## 51 (le premier de tous les 'Pythagore' serait consid\u00e9r\u00e9 contemporain de l'apparition de l'homo sapiens sapiens) ***\n\nLa secte pythagorique, dans cette hypoth\u00e8se, remonterait fort loin. Une incise ici se r\u00e9v\u00e8le n\u00e9cessaire, que je pr\u00e9sente en forme de conte\n\n**Conte de la secte, ou conte du pou et du langage**\n\nPour assurer la coh\u00e9sion des soci\u00e9t\u00e9s de ses enfants pr\u00e9f\u00e9r\u00e9s, les primates, le Seigneur inventa le pou. Et quand le pou eut \u00e9t\u00e9 suffisamment invent\u00e9 et occup\u00e9 \u00e0 sa t\u00e2che, les primates, enfants du Seigneur, commenc\u00e8rent \u00e0 s'\u00e9pouiller les uns les autres et r\u00e9ciproquement dans les coins et les recoins de leur pelage, et ainsi apprirent \u00e0 faire connaissance et \u00e0 vivre en bonne intelligence en soci\u00e9t\u00e9, car telle \u00e9tait la volont\u00e9 de leur p\u00e8re, notre Seigneur. On entendait partout dans la savane \u00ab cr\u00e9piter longuement la mort des petits poux \u00bb.\n\nVous pouvez voir tout \u00e7a magnifiquement repr\u00e9sent\u00e9 dans les tableaux du Primatice. Et point n'\u00e9tait besoin alors de \u00ab Marie-Rose, la mort parfum\u00e9e des poux \u00bb.\n\nEt voil\u00e0 qu'un jour les hominid\u00e9s (\u00e0 l'exception de l'oncle Vania, bien entendu) descendirent des arbres et se mirent \u00e0 se tenir droit comme des i. Tant et si bien que les poils leurs tomb\u00e8rent du corps. Ils se d\u00e9pouill\u00e8rent de leur pelage et les poux durent se r\u00e9fugier sur le sommet des cr\u00e2nes o\u00f9 ils commenc\u00e8rent \u00e0 s'emb\u00eater s\u00e9rieusement. Ils n'\u00e9tait plus question de s'\u00e9pouiller convenablement, il n'\u00e9tait plus question de faire convenablement connaissance par \u00e9pouillage r\u00e9ciproque et convivial.\n\n\u00c0 partir de cette \u00e9poque l'\u00e9pouillage fut r\u00e9serv\u00e9 \u00e0 des sp\u00e9cialistes, g\u00e9n\u00e9ralement femelles, les chercheuses de poux (cf. Rimbaud : \u00ab Quand le front de l'enfant, plein de rouges tourmentes, \/ Implore l'essaim blanc des r\u00eaves indistincts, \/ Il vient pr\u00e8s de son lit deux grandes s\u0153urs charmantes \/ Avec de fr\u00eales doigts aux ongles argentins. \/\/\u00bb _)_\n\nOr, un \u00e9pouillage efficace, r\u00e9ciproque et convivial assurant la coh\u00e9sion d'une soci\u00e9t\u00e9 prend beaucoup de temps ; il importe donc que les dimensions des villages de primates restent modestes ; et en fait elles ne d\u00e9passent pas cinquante-trois individus, comme chacun sait. Mais les hommes, n'\u00e9tant plus limit\u00e9s dans leurs ambitions, se mirent \u00e0 prolif\u00e9rer et leurs troupes finirent par compter jusqu'\u00e0 cent individus et m\u00eame plus. Comment faire pour remplacer l'\u00e9pouillage comme ciment de fraternit\u00e9 et convivialit\u00e9 et communication entre humains ? Le Seigneur se gratta la t\u00eate et inventa\n\n **le langage**\n\nLe langage, comme l'a d\u00e9couvert le professeur Robin Dunbar de l'universit\u00e9 de Liverpool, a \u00e9t\u00e9 invent\u00e9 pour remplacer l'\u00e9pouillage et assurer la coh\u00e9sion des soci\u00e9t\u00e9s humaines par le bavardage. La fonction primordiale du langage est l\u00e0. La parole a \u00e9t\u00e9 donn\u00e9e \u00e0 l'homme et \u00e0 la femme pour bavarder. Parfait, me direz-vous. Pas tout \u00e0 fait. Car si la fonction du langage est, avant toute chose, de bavarder pour faire connaissance et assurer la coh\u00e9sion de la famille, rien ne vaut pour cela un bon bavardage entre \u00e9poux (le mot \u00e9poux indique bien l'origine v\u00e9ritable de l'institution du mariage), ainsi que la stabilit\u00e9 de la tribu, il rencontre lui aussi, au bout d'un moment, ses limites. On ne peut pas bavarder avec tout le monde, s'il y a trop de monde. Comme l'explique le professeur Dunbar, au-del\u00e0 d'un certain nombre, \u00e7a ne marche plus, et il y a de la fracture sociale. C'est Babel. Il y a donc un nombre limite pour l'usage efficace du langage\n\nOn peut retrouver ce nombre, comme l'a fait le savant professeur, par le raisonnement ; on peut le d\u00e9terminer ri-gou-reu-se-ment, et notamment gr\u00e2ce au fait qu'il a laiss\u00e9 des traces nombreuses dans nos soci\u00e9t\u00e9s. Je cite : \u00ab It is a typical village size in traditional societies, it is the size of the smallest military unit, the company, in most armies, and it is also roughly the number of people most of us send Christmas cards too, if you remember that most cards go to families, not individuals. \u00bb \u00ab This number is about the number of people we all know well enough to join uninvited in a pub, or ask a favour of without embarassment. It is also the number of living descendants a couple to have produced after four generations at the birth rates observed in peasant societies. \u00bb\n\nEt ce nombre fatal, quel est-il ?\n\nOn verra \u00e7a plus loin. En temps utile. (peut-\u00eatre)\n\n## 52 je me mis \u00e0 marcher sans y penser \u00e0 travers les rues londoniennes en direction de Kensington Gardens ****\n\nMa portion favorite de ce parc est celle qui entoure l'Albert Monument. Les \u00e9cureuils, en effet, y abondent. Peut-\u00eatre se sont-ils install\u00e9s l\u00e0 en hommage au prince Albert, \u00e9poux ch\u00e9ri et regrett\u00e9 de la reine Victoria.\n\nJ'aime les \u00e9cureuils. Ceux-l\u00e0, certes, ne sont que des \u00e9cureuils gris, de ces amerloques d'origine qui ont envahi les \u00eeles Britanniques et repoussent, h\u00e9las, vers l'\u00c9cosse les 'natives', roux comme ceux de Provence et du Languedoc, que j'aime depuis mon enfance. (J'esp\u00e8re que l'autonomie r\u00e9cemment vot\u00e9e par les \u00c9cossais lors du r\u00e9f\u00e9rendum de 'devolution' va redonner de l'\u00e9nergie et de la confiance aux \u00e9cureuils authentiques et qu'ils vont rejeter les \u00e9cureuils gris vers le sud, au-del\u00e0 du mur d'Hadrien.)\n\nUn jour \u00e0 New York, dans Central Park j'ai vu un couple de grands \u00e9cureuils noirs, d'un noir intense, du noir des boulets d'anthracite qui bourraient les po\u00eales de l'hiver carcassonnais jadis : des visiteurs venus de la r\u00e9gion de Toronto, \u00e0 ce qu'on dit, attir\u00e9s par la r\u00e9putation excellente de Central Park aupr\u00e8s de leurs cousins de Manhattan. Accroch\u00e9s par leurs pattes arri\u00e8re \u00e9cart\u00e9es au tronc d'un arbre du parc ils ont d\u00e9vor\u00e9 avec empressement les noix de cajou qu'on leur tendait.\n\nOn peut nourrir aussi d'amandes, de noix, de biscuits ceux de Kensington. Rong\u00e9s de curiosit\u00e9 redoubl\u00e9e d\u00e9licieusement d'inqui\u00e9tude ils s'approchent dans l'all\u00e9e, vers la noisette qu'on offre dans sa paume. Ils viennent, s'enfuient, reviennent, de plus en plus pr\u00e8s, de plus en plus \u00e9perdus de gourmandise. Au moment o\u00f9 ils saisissent la noisette entre leurs pattes, les gratter sous le menton. L'ambition de ce jeu, difficile \u00e0 r\u00e9aliser plus de deux, trois fois \u00e0 chaque s\u00e9ance avec les \u00e9cureuils en r\u00e9sidence pr\u00e8s de l'Albert Hall, est d'en s\u00e9duire un assez pour \u00e0 l'instant d\u00e9cisif lui chatouiller le ventre. Indign\u00e9, mais sans abandonner sa proie il s'enfuit jusque dans son arbre et reste un moment \u00e0 regarder l'audacieux de derri\u00e8re une branche, avant de l'oublier tout \u00e0 fait et de penser \u00e0 redescendre planquer son amande ou son morceau de noix en un lieu secret sous les feuilles mortes ; cachette qu'il oubliera d'ailleurs presque instantan\u00e9ment. Les \u00e9cureuils sont avec leurs tr\u00e9sors de guerre et leurs provisions comme l'\u00e9tait ma grand-m\u00e8re avec ses lunettes : ils ne se rappellent jamais o\u00f9 ils les ont mis. Leur expression d'\u00e9tonnement perp\u00e9tuel avec hochements de t\u00eate perplexe ne signifie pas autre chose que : \u00ab O\u00f9 ai-je encore bien pu mettre mes noisettes ? \u00bb, \u00ab Ne l'ai-je pas d\u00e9j\u00e0 mang\u00e9e ? \u00bb\n\nLes \u00e9cureuils de notre jardin des ann\u00e9es de guerre habitaient le grand pin parasol ; le \u00ab pin-pignon \u00bb. Nous nous disputions, petits enfants petits rongeurs, les grandes pignes tach\u00e9es d'un miel de r\u00e9sine, dont les 'p\u00e9tales' de bois, \u00e9cart\u00e9s, d\u00e9livraient leurs pignons encore couverts de leur poudre de protection, un peu grise, un peu violette, odorante et fine. Les coques de pignons d\u00e9capit\u00e9s par les dents des \u00e9cureuils. jonchaient les all\u00e9es sous le pin. Il n'y restait plus que la peau soyeuse entourant les fruits qu'ils avaient, comme nous le faisions aussi, soigneusement d\u00e9pouill\u00e9s afin de n'avoir \u00e0 se mettre sur la langue que la part la plus blanche et tendre. Nous, nous les cassions \u00e0 coups de pierre sur la terrasse en contrebas du jardin, comme on fait des noix, noisettes ou amandes douces, parfois m\u00e9lang\u00e9s \u00e0 la masse plus abondante de ceux que je rapportais du bois de Serre, ou de Gaja, les dimanches de promenade ou d'exp\u00e9ditions scolaires, quand j'\u00e9tais 'louveteau'. (Une des friandises les plus bouleversantes que peut offrir la bienveillance, rare, du monde est celle d'une grande assiette blanche remplie d'une nappe de miel p\u00e2le, transparent, piqu\u00e9e de pignons neufs.) Nous prenions grand soin de ne pas les \u00e9craser par un exc\u00e8s de violence ; l'id\u00e9al \u00e9tant que d'un frapper tr\u00e8s sec les deux moiti\u00e9s de l'enveloppe ligneuse se s\u00e9parent selon la ligne de faute qui y a \u00e9t\u00e9 m\u00e9nag\u00e9e par la nature pour permettre leur ouverture spontan\u00e9e.\n\nLes \u00e9cureuils \u00e9taient plus rapides que nous, plus efficaces. Le pin \u00e9tait leur maison de famille, leur pr\u00e9cepteur, leur nourrice, leur alli\u00e9. Des plus hautes branches, presque invisibles et toujours fuyants, \u00e9clairs de rousseur, ils narguaient notre maladresse terraqu\u00e9e. Mais ils ne prenaient pas toute la r\u00e9colte que le grand arbre qui les logeait gratuitement offrait \u00e0 nos convoitises antagonistes. Ils nous laissaient d\u00e9daigneusement celles des pignes qui n'\u00e9taient pas de la plus extr\u00eame fra\u00eecheur, o\u00f9 les pignons \u00e9taient plus secs, plus bruns, d'un go\u00fbt plus fort, plus acre (comme dans des calissons un peu vieux la p\u00e2te d'amande rancie) qui aurait offens\u00e9 leur palais aristocratique.\n\nEn ces temps-l\u00e0 j'\u00e9tais capable de grimper aux arbres (comme c'est loin tout \u00e7a !) de me jucher \u00e0 l'entrejambe confortable de deux branches frott\u00e9es de r\u00e9sines, et d'attendre l\u00e0, immobile, qu'un des \u00e9cureuils (ils \u00e9taient toute une famille), m'ayant oubli\u00e9, me d\u00e9couvrant tout en repos v\u00e9g\u00e9tal, intrigu\u00e9, sorte de sa cachette tr\u00e8s haute et vienne me toiser d'un bout de branche, presque une brindille, un instant, l'instant bref de son intermittente attention. Je le regardais dans les yeux, je regardais sa fourrure rousse, rousse sombre rouge, sa queue au grand panache, et j'avais une envie proche du vertige de le prendre dans mes mains, de le caresser, de lui parler, d'\u00eatre son ami.\n\n(J'aimerais penser que c'est une ressemblance d'essence qui m'attira, avec toutes les cons\u00e9quences torturantes de la passion sentimentale qui s'ensuivit, \u00e0 cause de la bri\u00e8vet\u00e9 de sa fuyante curiosit\u00e9, \u00e9trangement semblable \u00e0 celle de ces petits animaux, au peu de dur\u00e9e de ses d\u00e9sirs et de ses attentions amoureuses, vers les rousseurs obvies et cach\u00e9es de Jane, il y a vingt ans. Je sais en tout cas que la premi\u00e8re fois o\u00f9 j'aper\u00e7us, \u00e0 Londres, l'or roux de sa petite toison du bas, j'eus comme l'\u00e9blouissement d'un retour \u00e0 l'enfance, \u00e0 l'excitation de mes rencontres avec cet \u00e9cureuil de 1941, 1942, dans le pin parasol du jardin, rue d'Assas. (Sa rousseur \u00e0 elle, pourtant, \u00e9tait plus claire, plus dor\u00e9e.))\n\nDans les ann\u00e9es cinquante, \u00e0 la Tuilerie, l'\u00e9t\u00e9, quand j'allais lire dans une chaise longue sur la colline, un des \u00e9cureuils de la tribu qui y habitait (et y vit encore, je crois) avait pris l'habitude, descendant toujours du m\u00eame arbre, et se livrant chaque matin aux m\u00eames man\u0153uvres compliqu\u00e9es d'approche r\u00e9ticente, inqui\u00e8te mais compulsive (petits bonds en avant, petits bonds en arri\u00e8re, retraite pr\u00e9cipit\u00e9e \u00e0 quelque coup de vent remuant une ombre ou une brindille, puis de nouveau petits bonds interrogateurs, de c\u00f4t\u00e9, vers ci, vers l\u00e0), toujours selon le m\u00eame itin\u00e9raire et avec la m\u00eame lenteur, de venir jusqu'\u00e0 mes pieds m\u00eames. J'avais, d\u00e8s que j'apercevais son bout de rousseur, soin de m'immobiliser enti\u00e8rement ; et j'attendais sa venue avec d\u00e9lices. Il arrivait jusqu'\u00e0 moi, tr\u00e8s pr\u00e8s, si pr\u00e8s qu'il prenait peur de sa propre audace, et s'enfuyait aussit\u00f4t pour ne plus r\u00e9appara\u00eetre avant le lendemain matin.\n\n## 55 Une des raisons majeures de l'\u00e9chec de mon Projet, m'\u00e9tais-je dit, est \u00e9videmment que je l'avais con\u00e7u comme un Tout *****\n\n\u00c0 propos de **Tout** , j'ai compos\u00e9 ce dialogue, oulipien :\n\n**Monsieur Goodman pense Dieu**\n\nJ'ai un vieil ami qui s'appelle monsieur Goodman. On l'appelle toujours ainsi : monsieur Goodman ou, plus simplement, Goodman. Il a un pr\u00e9nom, comme tout le monde ; il a m\u00eame trois pr\u00e9noms ; mais je ne vous dirai pas lesquels pour des raisons de s\u00e9curit\u00e9.\n\n\u00ab Un jour \u00bb, m'a racont\u00e9 mr Goodman, \u00ab j'ai d\u00e9cid\u00e9 de penser Dieu. Pas de penser \u00e0 Dieu, ce qui est \u00e0 la port\u00e9e de tout le monde, de vous, de moi ou du pape ; mais bel et bien, comme les philosophes, de penser Dieu.\n\n\u00ab J'ai tout d'abord pens\u00e9 Dieu comme existant. Avant cela, bien s\u00fbr, j'ai prouv\u00e9 l'existence de Dieu ; ce qui est facile. Il y a l'argument ontologique dont Bertrand Russell a dit, en descendant de v\u00e9lo \u00e0 Cambridge, dans Trinity Lane, \" _By God, the ontological argument is true_ \". Les termes qu'il employa sont peut-\u00eatre un peu malheureux. L'expression 'by God' ne pr\u00e9suppose-t-elle pas d\u00e9j\u00e0 l'existence ? Mais ce ne sont que broutilles.\n\n\u00ab Et pour ceux qui ne souscrivent pas \u00e0 l'argument ontologique, qui pensent m\u00eame que l'id\u00e9e de Dieu sous-jacente a \u00e9t\u00e9 en fait sugg\u00e9r\u00e9e \u00e0 saint Anselme par le d\u00e9mon cruel et subtil de Descartes, il y en a d'autres. Il y a Nicolas de Cuse dans son De Li non Aliud, pour qui Dieu est pas-autre que ce que vous pouvez imaginer : il n'est pas-pas le plus bon, pas-pas le plus beau, pas-pas le plus grand (et d'ailleurs aussi pas-pas le plus petit, si je ne m'abuse) ; sa d\u00e9finition, si on tient absolument \u00e0 en donner une, serait donc de n'\u00eatre pas-autre chose que tout ce par quoi on voudrait le d\u00e9finir. Il serait en somme la d\u00e9finition des d\u00e9finitions, la d\u00e9finition supr\u00eame.\n\n\u00ab Remarquons au passage que dire que Dieu est pas-pas le plus beau, pas-pas le plus ceci, pas-pas le plus cela, etc., peut conduire \u00e0 une confusion, qui a \u00e9t\u00e9 souvent faite. \u00c0 savoir, conclure que Dieu est papa. Cette confusion \u00e9clate dans des expressions telles que 'Dieu le P\u00e8re' ; 'Notre P\u00e8re qui \u00eates aux cieux'. Pourquoi ne dirait-on pas, en effet, 'Dieu la m\u00e8re' ?\n\n\u00ab \u00c7a me rappelle \u00bb, me dit \u00e0 ce moment mr Goodman \u00ab l'histoire du pr\u00eatre qui avait v\u00e9cu si saintement qu'il monta directement au Paradis. Tu la connais ?\n\n\u2013 Non, r\u00e9pondis-je ; raconte.\n\n\u2013 \u00ab Histoire du pr\u00eatre qui avait v\u00e9cu si saintement qu'il monta directement au Paradis \u00bb (je signale, pour \u00e9viter tout malentendu, que cette histoire, je ne l'ai pas invent\u00e9e. Elle m'a \u00e9t\u00e9 racont\u00e9e par Charlotte, qui l'avait recueillie sur le \u00ab net \u00bb):\n\nIl \u00e9tait une fois un pr\u00eatre qui avait v\u00e9cu si saintement qu'\u00e0 sa mort il monta directement au Paradis. Saint Pierre le re\u00e7ut et lui dit : \u00ab Non seulement vous voil\u00e0 titularis\u00e9 au Paradis sans faire de stage mais en plus vous avez droit \u00e0 un v\u0153u. R\u00e9fl\u00e9chissez et dites-moi quel est votre v\u0153u. Il sera sur-le-champ exauc\u00e9 (exhauss\u00e9, si on veut). \u00bb Le pr\u00eatre r\u00e9fl\u00e9chit et dit qu'il aimerait poser une question \u00e0 la Vierge Marie. \u00ab Tr\u00e8s bien \u00bb, dit saint Pierre. Il prit son t\u00e9l\u00e9phone et appela la Vierge qui lui r\u00e9pondit sur son portable. \u00ab Salut Marie. J'ai l\u00e0 ce pr\u00eatre, tu sais, qui a v\u00e9cu si saintement qu'il est venu chez nous directement. Il voudrait te poser une question. \u00bb \u2013 \u00ab Qu'il vienne, qu'il vienne \u00bb, dit la Vierge, en toute simplicit\u00e9. Le pr\u00eatre alla donc dans le bureau de la Vierge, qui le fit asseoir, lui demanda des nouvelles de la famille ; on parla de choses et d'autres et finalement la Vierge dit : \u00ab Eh bien ! quelle est donc cette question qui vous tarabuste ? \u00bb \u2013 \u00ab Voyez-vous \u00bb, dit le pr\u00eatre, \u00ab sur tous les portraits de vous que j'ai vus quand j'\u00e9tais sur terre, et Dieu sait s'il y en a, vous avez l'air triste. Pourquoi ? \u00bb \u2013 \u00ab Ah ! \u00bb r\u00e9pondit la Vierge, \u00ab j'aurais tant voulu avoir une fille ! \u00bb\n\n\u00ab Mais je m'\u00e9gare ; comme disait Diodore Cronos. Revenons \u00e0 nos moutons.\n\n\u2013 Dieu serait-il un mouton ? un troupeau de moutons ?\n\n\u2013 Oui. On le montrerait ais\u00e9ment. Mais l\u00e0 n'est pas mon propos. Les preuves que Dieu est sont nombreuses, et sont d'autant plus satisfaisantes qu'elles se contredisent les unes les autres. Dieu a dit aux preuves de Son Existence : \u00ab croissez et multipliez \u00bb. Ma preuve pr\u00e9f\u00e9r\u00e9e est la suivante. Je te la chante ?\n\n\u2013 Elle se chante ? chante-la si \u00e7a te chante.\n\n\u2013 \u00ab S'il n'y avait pas de Dieu, pas de Dieu, pas de Dieu, euh, s'il n'y avait pas de Dieu il n'y aurait pas de 'nom de Dieu !' \u00bb\n\n\u2013 La question de l'existence \u00e9tant r\u00e9gl\u00e9e,...\n\n\u2013 S'il te pla\u00eet.\n\n\u2013 S'il me pla\u00eet quoi ?\n\n\u2013 Tu ne m'as pas dit si Dieu \u00e9tait un existant ou un \u00e9tant.\n\n\u2013 La r\u00e9ponse tombe sous le sens. Il suffit de regarder les cygnes.\n\n\u2013 Les cygnes qui nagent \u00e0 l'ombre du h\u00eatre sur les \u00e9tangs ?\n\n\u2013 Ceux-l\u00e0 m\u00eames.\n\n\u2013 Mais...\n\n\u2013 Suffit. La question de l'existence, de l'essence et de l'\u00e9tant-ce \u00e9tant r\u00e9gl\u00e9e, je suis pass\u00e9 \u00e0 la question suivante : Dieu, c'est quoi ?\n\n\u2013 Dieu sait quoi !\n\n\u2013 Ah ! ah ! Restons s\u00e9rieux. Tu m'accorderas que Dieu est ceci, que Dieu est cela, que Dieu est ceci-cela ; que Dieu est ici, que Dieu est l\u00e0, que Dieu est ici ou l\u00e0 ; que Dieu est devant, que Dieu est derri\u00e8re, que Dieu est devant-derri\u00e8re, que...\n\n\u2013 En haut, en bas, de bas en haut, de haut en bas... Je vois o\u00f9 tu veux en venir : Dieu est tout.\n\n\u2013 Oui ; tout ; absolument tout, et pas partiellement tout, in-t\u00e9-gra-le-ment tout ; et m\u00eame int\u00e9gralement tout et tout et tout. Plus que tout. La totalit\u00e9 de tout. **TOUT**. Bref tout- **Tout**. Ce qui prouve, entre parenth\u00e8ses, que Dieu est un chien.\n\n(Ce fait ne fut pas ignor\u00e9 de sir Walter Raleigh. Dieu, en anglais, se dit GOD. Le palindrome de GOD est DOG. 'Dog' est un mot anglais qui signifie 'chien'. Le palindrome de Dieu est n\u00e9cessairement Dieu lui-m\u00eame. CQFD (note de l'auteur).)\n\n\u2013 Cela va sans dire.\n\nCela va encore mieux en le disant. Donc, Dieu est tout et tout est Dieu.\n\n\u2013 Et Dieu est toute ?\n\n\u2013 Toute.\n\n\u2013 Atout ?\n\n\u2013 Adieu.\n\n\u2013 Ainsi, tout ?\n\n\u2013 Insidieux.\n\n\u2013 R\u00eaver \u00e0 tout ?\n\n\u2013 R\u00eave radieux.\n\n\u2013 Un pou, Dieu ?\n\n\u2013 Un poutou\n\n\u2013 Et le pistou ?\n\n\u2013 Pisse-dieu.\n\n\u2013 Dieu, en camion ?\n\n\u2013 Toutankamon.\n\nOr Dieu, \u00e9tant tout, est en m\u00eame temps avant tout.\n\n\u2013 Avant tout ?\n\n\u2013 Pla\u00eet-il ?\n\n\u2013 Je te demande : Dieu est-il avant tout avant tout ? apr\u00e8s tout il est aussi apr\u00e8s tout, \u00e9tant tout.\n\n\u2013 Tu veux savoir si Dieu est le premier principe ?\n\n\u2013 Oui en effet. C'est cela que je veux savoir\n\n\u2013 \u00ab Ce qu'on appelle le principe un de toutes choses est-il au del\u00e0 de Dieu ou est-ce quelque chose de Dieu comme le summum des r\u00e9alit\u00e9s qui proc\u00e8dent du principe et que le principe subsume ? Et Dieu, dirons-nous qu'il est avec le principe ou apr\u00e8s le principe et \u00e0 partir de lui ?\n\n\u00ab Dans ce dernier cas, comment pourrait-il y avoir quelque chose hors de Dieu ? car ce \u00e0 quoi rien ne manque, c'est Dieu au sens absolu. Or le principe manque. Donc ce qui est pass\u00e9 le principe n'est pas Dieu au sens absolu mais Dieu sans son principe.\n\n\u00ab Donc hors de Dieu rien ne se manifestera. Car la divinit\u00e9 est une sorte de borne et d\u00e9j\u00e0 un enveloppement : le principe est en elle la limite sup\u00e9rieure, et ce qui, \u00e0 partir du principe, vient en dernier, est la limite inf\u00e9rieure. Dieu est donc avec ses limites. De plus, le principe est coordonn\u00e9 aux choses qui viennent de lui. C'est d'elles qu'il est dit principe et qu'il est principe. Le causant est donc lui aussi coordonn\u00e9 aux caus\u00e9s et le premier \u00e0 ce qui vient apr\u00e8s le premier. \u00bb\n\n\u2013 Comme tu causes bien !\n\n\u2013 Bien s\u00fbr, je copie.\n\n\u2013 Qui \u00e7a ?\n\n\u2013 Damascius, Trait\u00e9 des Premiers Principes (\u00e0 peu pr\u00e8s dans la traduction de madame Galp\u00e9rine) :\n\n\u00ab Or les choses qui, \u00e9tant plusieurs, forment une coordination unique, voil\u00e0 ce que nous appelons Dieu ; il s'ensuit que le principe lui aussi est compris en Dieu. D'une mani\u00e8re g\u00e9n\u00e9rale, nous appelons Dieu au sens absolu l'ensemble des choses que nous concevons, sous quelque mode que ce soit.\n\n\u00ab Par ailleurs, si Dieu est avec le principe, le principe de Dieu ne sera pas une chose distincte, puisque le principe est lui aussi compris en Dieu. Donc la coordination une de toutes les r\u00e9alit\u00e9s, que nous appelons Dieu, est sans principe et sans cause, si nous ne voulons pas r\u00e9gresser \u00e0 l'infini.\n\n\u00ab Cependant il faut que toute chose soit ou principe ou issue d'un principe. Dieu lui-elle aussi est donc ou principe ou issu d'un principe. Mais dans ce dernier cas, le principe ne sera pas avec Dieu, mais en dehors de Dieu, comme le principe est en dehors de ce qui vient de lui. Et, dans le premier cas, qu'est-ce donc qui proc\u00e9dera de Dieu comme d'un principe, et proc\u00e9dera hors de Dieu dans les choses inf\u00e9rieures, comme un produit de Dieu ? car ce produit aussi est compris en Dieu, puisque la notion de Dieu absolu(e) ne laisse rien \u00e9chapper.\n\n\u00ab Donc Dieu n'est ni principe ni issu d'un principe. \u00bb\n\n\u2013 Te voil\u00e0 bien avanc\u00e9 !\n\n\u2013 Et toi donc ! (r\u00e9ponse de Jules Berry \u00e0 Jean Gabin dans Le jour se l\u00e8ve).\n\n\u2013 Tu m'as bien dit que Dieu est tout ? et toute ?\n\n\u2013 Je l'ai dit\n\n\u2013 Quelle est la couleur de Dieu ?\n\n\u2013 ?\n\n\u2013 Prends ton Petit Robert.\n\n\u2013 Voil\u00e0.\n\n\u2013 Lis\n\n\u2013 O\u00f9 ?\n\n\u2013 L\u00e0 ; lis l\u00e0.\n\n\u2013 \u00ab Quand je vais chez la fleuriste \/ je n'ach\u00e8te que des lilas \u00bb.\n\n\u2013 Tr\u00e8s dr\u00f4le. Ah ! Ah ! Je ris. Lis plut\u00f4t :\n\n\u2013 **Pardieu !** _interj._ ( _Par d\u00e9_ , XIIIe ; de _par,_ et _Dieu_ ).\n\n\u2013 Maintenant lis ici :\n\n\u2013 **Parbleu !** _interj._ (1540, euph\u00e9m. pour _pardieu_ ).\n\n\u2013 Bien. Donc pardieu ! = parbleu ! Je simplifie par 'par' et par 'point d'interjection' ; et j'obtiens la couleur de Dieu, qui est le bleu.\n\n\u2013 Partout ?\n\n\u2013 Partout.\n\n\u2013 Je vois que toi aussi, tu commences \u00e0 penser Dieu.\n\n\u2013 C'est vrai. D'ailleurs, j'ai pens\u00e9 encore autre chose. Tu m'as bien dit que Dieu est tout ?\n\n\u2013 Je n'en disconviens pas.\n\n\u2013 Il sera par cons\u00e9quent n'importe quelle chose parmi les choses qui sont ?\n\n\u2013 Il le sera\n\n\u2013 Par exemple 'le' ?\n\n\u2013 L'article 'le' ?\n\n\u2013 Oui.\n\n\u2013 Si tu veux ; Dieu est 'le'.\n\n\u2013 Dieu est 'jour' ?\n\n\u2013 Dieu est jour.\n\n\u2013 Dieu est 'n'est' ? et 'pas' ? et 'plus' ? et 'pur' ?\n\n\u2013 Il l'est.\n\n\u2013 Et aussi 'que', et 'fond' et 'de' et 'mon' et 'c\u0153ur'.\n\n\u2013 Sans aucun doute ; mais o\u00f9 veux-tu en venir ?\n\n\u2013 \u00c0 cela : si Dieu est bien tout cela que je viens de dire, pourquoi ne pourrait-on pas, au lieu de dire chacun des mots que je viens d'\u00e9num\u00e9rer et que Dieu, qui est tout, sans aucun doute possible, ensemble et s\u00e9par\u00e9ment est, les remplacer tous par Dieu et donc, au lieu de dire \u00ab Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon c\u0153ur \u00bb, vers fait de douze mots s\u00e9par\u00e9s qu'il faut \u00e9noncer l'un apr\u00e8s l'autre sans se tromper, tout bonnement et tout simplement dire : \u00ab Dieu Dieu Dieu Dieu Dieu Dieu Dieu Dieu Dieu Dieu Dieu Dieu \u00bb ?\n\n\u2013 En effet ; je n'y avais pas pens\u00e9\n\n\u2013 D'ailleurs, dans le m\u00eame ordre d'id\u00e9e, on pourrait simplifier consid\u00e9rablement le dictionnaire en y laissant, en tout et pour tout un seul mot : Dieu.\n\n\u2013 En fait, on n'aurait plus vraiment besoin de dictionnaires.\n\n\u2013 Ni m\u00eame de grammaire.\n\n\u2013 Ce serait la langue parfaite, la langue adamique enfin retrouv\u00e9e.\n\n\u2013 My God !\n\nLa prochaine fois mr Goodman r\u00e9pondra \u00e0 la question \u00ab Dieu c'est qui ? \u00bb\n\n\u2013 \u00ab Une autre fois Dieu se fit homme ! Napol\u00e9on ! Napol\u00e9on ! \u00bb\n\n\u2013 Chut ! Pense qu'il se pourrait que tu aies des lecteurs corses ?\n\n## 56 tout simplement, tout stupidement, un ersatz de Projet ******\n\nersatz du **Projet** s'inscrivant dans un ersatz-monde. Le mot ersatz, qui a p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 dans la langue fran\u00e7aise \u00e0 l'occasion de la guerre de 14 fut un emprunt \u00e0 l'allemand. Comme la barbarie teutonne avait d\u00fb \u00eatre tenue pour responsable de la p\u00e9nurie de certains produits alimentaires (et pas seulement alimentaires), auxquels il avait \u00e9t\u00e9 n\u00e9cessaire de substituer des succ\u00e9dan\u00e9s, de qualit\u00e9 \u00e9videmment inf\u00e9rieure, il avait \u00e9t\u00e9 jug\u00e9 impossible de nommer en pure langue fran\u00e7aise la cat\u00e9gorie de ces types de choses aussi peu recommandables, et on avait \u00e9t\u00e9 en quelque sorte forc\u00e9 d'avoir recours \u00e0 un germanisme. Mais le mot n'a d\u00e9ploy\u00e9 tous ses charmes que pendant la Seconde Guerre mondiale. Il \u00e9voque pour moi irr\u00e9sistiblement celui de cancoillotte. Quelque chimiste de l'\u00e9poque avait concoct\u00e9 une concoction pseudo-alimentaire, \u00e0 base de p\u00e9trole peut-\u00eatre, et qui \u00e9tait suppos\u00e9e imiter, superficiellement tout autant que gustativement, ce charmant produit de la fromagerie franc-comtoise \u00ab \u00e0 p\u00e2te molle et ferment\u00e9e \u00bb. Dans un acc\u00e8s de sinc\u00e9rit\u00e9 surprenant, les autorit\u00e9s vichyssoises avaient accompagn\u00e9 le lancement de ce produit de la R\u00e9volution nationale alimentaire d'un slogan-avertissement que nous nous r\u00e9p\u00e9tions chaque fois qu'avec des grimaces de d\u00e9go\u00fbt (justifi\u00e9, croyez-moi) nous nous efforcions d'ingurgiter quelque morceau de cette fausse innourrissante nourriture :\n\nLa cancoillotte n'est pas un fromage !\n\n(Il fallait quand m\u00eame une s\u00e9rieuse dose de culot pour d\u00e9tourner le nom du produit authentique au profit de l'inf\u00e2me ersatz.)\n\nLa cancoillotte, la vraie, a eu un mal extr\u00eame \u00e0 se remettre du discr\u00e9dit dans lequel son nom avait \u00e9t\u00e9 jet\u00e9 par cette escroquerie onomastique. Il est vrai, d'ailleurs, que la fausse cancoillotte avait, je m'en suis rendu compte quand j'ai essay\u00e9, bien des ann\u00e9es apr\u00e8s 1945, de go\u00fbter un morceau de l'authentique fromage, une ressemblance certaine, olfactive aussi, avec la vraie (les chimistes vichyssois avaient bien travaill\u00e9) ; ce qui fait que j'ai \u00e9t\u00e9 aussit\u00f4t pris d'un d\u00e9go\u00fbt insurmontable, et que je n'ai pu en venir \u00e0 bout. Je compte faire une nouvelle tentative, quand je serai \u00e0 la retraite\n\nCela fait partie de la liste des choses que je \u00ab dois faire quand je serai \u00e0 la retraite \u00bb ; par exemple, me mettre \u00e0 boire des boissons alcoolis\u00e9es ; visiter l'Alhambra, comprendre, au moins dans ses grandes lignes, la d\u00e9monstration du grand th\u00e9or\u00e8me de Fermat,... (Je ne peux pas mettre dans cette liste \u00ab voir Carcassonne \u00bb, \u00ab voir Naples \u00bb ou \u00ab voir mourir Greta Garbo \u00bb, puisque c'est d\u00e9j\u00e0 fait.) (J'ai repris, je m'en rends compte, une expression qu'employait autrefois mon p\u00e8re ; et qu'il a continu\u00e9 \u00e0 utiliser longtemps apr\u00e8s \u00eatre devenu, effectivement, un retrait\u00e9, pour parler de choses qu'il aurait voulu faire et qu'en d\u00e9finitive il n'avait jamais faites et ne ferait vraisemblablement jamais. Il en sera peut-\u00eatre ainsi des actions figurant dans ma liste \u00e0 moi.)\n\nDans l'imaginaire de la population fran\u00e7aise deux autres produits ont jou\u00e9 le r\u00f4le d'ult\u00e9rieur repoussoir, de rappel des privations de la guerre ; mais il ne s'agit pas dans ce cas-l\u00e0 d'ersatz au sens strict : ce sont deux l\u00e9gumes tout ce qu'il y a de plus authentiques et naturels ; le topinambour et le rutabaga. Je n'en ai jamais remang\u00e9. On me dit que ce sont des l\u00e9gumes tout \u00e0 fait estimables. Je veux bien le croire. Mais il m'est, du fait de ces ann\u00e9es, devenu impossible de les consid\u00e9rer comme autre chose que de v\u00e9ritables ersatz d'eux-m\u00eames. Partant, ils sont immangeables pour ceux qui leur ont associ\u00e9 l'id\u00e9e m\u00eame de l'\u00e9poque maudite des 'restrictions'. Je ne crois pas que je tenterai m\u00eame l'aventure d'en go\u00fbter quelque sp\u00e9cimen (de toute fa\u00e7on je n'en vois jamais sur les march\u00e9s).\n\nDans son livre sur les mondes possibles, On the Plurality of Worlds, David Lewis consacre de longs d\u00e9veloppements \u00e0 la r\u00e9futation de ce qu'il appelle les ersatz-mondes, entit\u00e9s propos\u00e9es par certains th\u00e9oriciens, qui seraient de p\u00e2les succ\u00e9dan\u00e9s abstraits de notre monde concret et r\u00e9el, dans lesquels certains possibilia absents de notre r\u00e9alit\u00e9 se trouveraient r\u00e9alis\u00e9s, mais d'une mani\u00e8re seulement virtuelle. Pour un 'r\u00e9aliste modal' convaincu comme Lewis, de tels faux mondes, les ersatz-mondes, sont de v\u00e9ritables horreurs logiques, et il leur refuse toute vraisemblance. Le titre du chapitre qu'il consacre \u00e0 la r\u00e9futation de l'\u00ab Ersazist Programme \u00bb est \u00e9loquent : Paradise on the Cheap ? (paradis au rabais ?).\n\nPour \u00e9carter le risque de me lancer sans r\u00e9fl\u00e9chir dans un ersatz-Projet au sein d'un ersatz-monde de langue, je me r\u00e9p\u00e9tais fr\u00e9quemment : pas de Projet-cancoillotte ; pas de monde-cancoillotte. (Que les fromagers bizontins veuillent bien me pardonner cet abus de langage. Il vaudrait mieux sans doute que j'\u00e9crive 'Projet-cancoillotte *', ou 'monde-cancoillotte *', avec des ast\u00e9risques \u00e0 chaque occurrence du mot 'cancoillotte' pour marquer qu'il s'agit d'un mot-ersatz. (Un des effets les plus d\u00e9l\u00e9t\u00e8res de l'\u00e9quivalent 'occidental' de la 'langue de bois', ce que j'ai nomm\u00e9 'langue muesli' ou 'langue marshmallow', ou encore GLAM (grosse langue molle) (dans sa partie 'politiquement correcte' de droite ou de gauche, sp\u00e9cialement) est sa tendance \u00e0 remplacer bien des vocables et expressions de la bonne langue ordinaire en mots-ersatz, en mots-cancoillotte *.))\n\n## 58 un besoin de vari\u00e9t\u00e9 m'a fait modifier le protocole pour la branche 4 *******\n\nVoil\u00e0 qui n'est pas enti\u00e8rement exact. Car il y a aussi une raison num\u00e9rologique : la branche 4 raconte la mise en route du **Projet de Po\u00e9sie** , conduit le r\u00e9cit jusqu'\u00e0 ma rencontre avec Raymond Queneau dans son bureau aux \u00c9ditions Gallimard. Il y est longuement, lourdement et ostensiblement question de sonnets, de la forme-sonnet. Aussi ne pus-je \u00e9viter de succomber \u00e0 l'id\u00e9e que les 196 moments que je ne pouvais \u00e9viter de lui accorder seraient divisibles en 14 unit\u00e9s, elles-m\u00eames divisibles en 14 unit\u00e9s plus petites, elles-m\u00eames divisible en 14 unit\u00e9s encore plus petites. L'association la plus naturelle irait des premi\u00e8res unit\u00e9s aux chapitres (des 'journ\u00e9es' de prose, je vous le rappelle **\u2192** branche 4, je ne sais plus o\u00f9 pr\u00e9cis\u00e9ment), des secondes au paragraphes, nomm\u00e9s moments, des troisi\u00e8mes aux alin\u00e9as dits instants. J'aurais pu, et j'y ai song\u00e9, r\u00e9server par exemple les huit premi\u00e8res des grandes unit\u00e9s \u00e0 des unit\u00e9s-chapitres, constituant un huitain de chapitres, faire des trois suivantes des incises, des trois derni\u00e8res des bifurcations, obtenant ainsi un sizain d'insertions, renfor\u00e7ant ainsi bellement la fine allusion num\u00e9rique au sonnet. Mais agir ainsi aurait impos\u00e9 non seulement les quantit\u00e9s respectives de ces vari\u00e9t\u00e9s de prose, mais la fixation pr\u00e9alable de leurs points d'accrochage respectifs. Je m'en offusquai moi-m\u00eame\n\n## 67 la version br\u00e8ve devenait ensuite, avec quelques modifications la premi\u00e8re couche, noire, du texte de la version longue ********.\n\nDans ce premier chapitre, la version br\u00e8ve n'est donc, \u00e0 peu de chose pr\u00e8s, que la 'premi\u00e8re couche' de texte de la version longue ; il se peut, et il faudrait, qu'elle s'en distingue plus nettement par la suite.\n\nUne des caract\u00e9ristiques vraisemblables de ce que sera la version longue de la pr\u00e9sente branche sera l'exasp\u00e9ration ; et j'emploie le mot 'exasp\u00e9ration' \u00e0 dessein, pr\u00e9voyant l'effet que cette caract\u00e9ristique pourrait avoir sur ceux de mes lecteurs qui ont lu, ou liront, d'autres ouvrages dont je suis l'auteur ; exasp\u00e9ration d'une tendance, l\u00e9g\u00e8rement perceptible dans les trois premi\u00e8res branches publi\u00e9es, mais d\u00e9j\u00e0 fortement aggrav\u00e9e dans la quatri\u00e8me, \u00e0 introduire dans mon r\u00e9cit des fragments, de plus en plus importants, de prose ou de po\u00e9sie que j'ai d\u00e9j\u00e0 publi\u00e9s ailleurs.\n\nJ'ai, dans chaque cas, une bonne justification \u00e0 ces auto-emprunts. Mais je pourrais, c'est clair, faire l'effort de redire les choses qui y sont dites diff\u00e9remment. or je le fais rarement. Ce n'est pas par paresse (quoique...), mais pour la raison, un peu plus noble, suivante : tous les travaux que j'effectue, qu'ils se traduisent ou non en livres, ou articles, ou autres publications, accompagnent, par la force des choses, mon effort quotidien, ou potentiellement quotidien, pr\u00e9matinal, de composition des branches. Un certain parall\u00e9lisme naturel de pr\u00e9occupations en r\u00e9sulte. De plus, mon travail professionnel, conduisant aux bavardages de mon s\u00e9minaire \u00e0 l'EHESS, est li\u00e9 aussi aux deux autres activit\u00e9s. Il y a des passages de l'un \u00e0 l'autre de ces trois 'modes' de composition ; dans tous les sens, pas seulement dans le sens d'une copie ou absorption des deux autres modes dans celui des branches. Ainsi, \u00e0 la fin de 1995, ayant presque achev\u00e9 la branche 4, au moment d'apporter \u00e0 Denis Roche la premi\u00e8re partie de la branche 3 et le 'livre de vies semi-moyennes' que j'avais aussi termin\u00e9, cherchant quelque chose \u00e0 y mettre en pr\u00e9liminaire, qui introduirait au lecteur le narrateur fictif de ces vies, j'ai brusquement pens\u00e9 au chapitre 2 de la branche 4, dont le titre est An climat\u00e9rique, et je l'ai 'transvas\u00e9', plus ou moins \u00e0 la lettre, d'un livre \u00e0 l'autre. Comme je ne peux\n\n(Je viens de corriger ce que j'avais \u00e9crit, qui \u00e9tait 'peus'. Ce matin, j'ai des troubles orthographiques tr\u00e8s s\u00e9rieux, qui s'ajoutent \u00e0 des douleurs intercostales un peu plus s\u00e9v\u00e8res que d'habitude. La raison des douleurs est claire : je vais demain \u00eatre priv\u00e9, dentistement, de plusieurs dents. Une angoisse me saisit, tr\u00e8s naturelle, devant ce symbole de l'acc\u00e9l\u00e9ration de mon vieillissement. Mais l'orthographe ? certes, mes erreurs orthographiques sont aussi anciennes que mon apprentissage de l'\u00e9criture\n\n **Th\u00e9orie orthographique de jr** **-**\n\nA \u2013 Parmi les ouvrages imprim\u00e9s du 16e si\u00e8cle il en est certains qui sont compos\u00e9s au moyen d'une esp\u00e8ce de caract\u00e8res rare et disparue, celle des caract\u00e8res de civilit\u00e9. On le trouve, par exemple dans 'Le moins que rien, fils a\u00een\u00e9 de personne', de Nicole Barg\u00e9d\u00e9, je crois. Pour les \u00e9voquer ici j'ai choisi, parmi les jeux que m'offre madame Performa, celui qui se nomme 'Swing'. C'est le seul, dans la longue liste du 'menu caract\u00e8res' de mon ordinateur, qui pr\u00e9sente une vague analogie avec mon souvenir vague des trac\u00e9s originaux. Pourquoi ce choix ? parce que l'id\u00e9e de 'civilit\u00e9' d'une part, le si\u00e8cle seizi\u00e8me de l'autre sont au centre m\u00eame de ma th\u00e9orie orthographique.\n\nB \u2013 La physionomie \u00e9crite des mots d'une langue fait partie int\u00e9grante de son '\u00eatre' pour chacun d'entre nous, \u00e0 partir du moment o\u00f9, dans l'enfance, nous sommes initi\u00e9s \u00e0 l'alphabet. Notre \u0153il et notre main en prennent possession ; mais cette possession n'est jamais parfaite. Et la ma\u00eetrise imparfaite du syst\u00e8me orthographique est sentie, sous la pression de l'\u00e9cole, puis de la soci\u00e9t\u00e9, chez chacun, au mieux comme un l\u00e9ger d\u00e9faut, au pire comme une tare. Acc\u00e9der \u00e0 une telle ma\u00eetrise semble, dans ce pays, \u00e0 la fois indispensable, et difficile.\n\nC - face \u00e0 cette situation il y a on le sait, deux attitudes possibles, qui donnent naissance \u00e0 deux camps antagonistes parmi ceux qui r\u00e9fl\u00e9chissent \u00e0 ces questions ; sans oublier ceux qui n'y r\u00e9fl\u00e9chissent pas, mais adh\u00e8rent, de confiance, \u00e0 un des deux camps. Pour les uns, il importe d'am\u00e9liorer la connaissance orthographique des citoyens et citoyennes, plus exactement de lutter contre la d\u00e9g\u00e9n\u00e9rescence suppos\u00e9e des savoirs orthographiques : \u00ab France ! Ton orthographe fout l'camp ! \u00bb, tel est leur cri de ralliement. Tous les maux de la soci\u00e9t\u00e9 fran\u00e7aise en d\u00e9coulent.\n\nD \u2013 Pour les autres, qui font le m\u00eame diagnostic, \u00e0 savoir que l'orthographe de la R\u00e9publique est malade, la responsabilit\u00e9 n'est pas \u00e0 mettre sur le dos des \u00e9l\u00e8ves ou de leurs instituteurs, mais sur l'orthographe elle-m\u00eame ou lui-m\u00eame. Il est trop difficile. Il faut le simplifier, le corriger, le r\u00e9former.\n\nE \u2013 Les deux camps se combattent depuis plus de quatre si\u00e8cles : \u00ab Ils se battent, combat terrible, corps \u00e0 corps \/ Voici d\u00e9j\u00e0 longtemps que leurs chevaux sont morts\/ \u00bb.\n\nF \u2013 J'ai \u00e9t\u00e9 longtemps, comme Raymond Queneau mon ma\u00eetre, dans le camp des r\u00e9formateurs. Queneau \u00e9tait m\u00eame un r\u00e9volutionnaire en orthographe. Admirateur d'un 'plagiaire par anticipation' du cofondateur de l'Oulipo, Jacques Peletier du Mans, j'ai admir\u00e9 les sonnets de son Amour des Amours, imprim\u00e9s en la belle orthographe r\u00e9form\u00e9e que Peletier avait invent\u00e9e, avec ses 'keurs', ses 'e' barr\u00e9s et ses 'e' \u00e0 c\u00e9dille :\n\n _De voz clertez l'er serein resplandit,_\n\n _De voz faueurs la Terre deuient pleine,_\n\n _Les soeues fleurs nesset de votre aleine,_\n\n _De votre bruit l'ocean s'agrandit :_\n\n _Dessouz voz pas l'herbe se reuerdit,_\n\n _De votre guei se tapisse la pleine :_\n\n _Par votre ris an moe je me raneine,_\n\n _Par votre voes mon esprit s'anhardit._\n\n _Votre dousseur fee mon esperance,_\n\n _Votre regard anchante mes souciz,_\n\n _Votre parler flate mon assurance :_\n\n _L'ombre je pr\u00e0n au fres de voz sourciz,_\n\n _Puis au reyon de voz yeux me souleilhe._\n\n _Que di je ? Amour, quoe ? dor' je ou si je veilhe._\n\nG \u2013 Enchant\u00e9 de la lecture des sonnets de Peletier du Mans dans la typographie qu'il avait con\u00e7ue pour eux, frapp\u00e9 du charme visuel qu'elle donnait \u00e0 ses vers, je r\u00e9fl\u00e9chis que son 'syst\u00e8me' orthographique, qu'il ait \u00e9t\u00e9 coh\u00e9rent, raisonnable ou non, \u00e9tait un reflet de sa 'personne' po\u00e9tique, au m\u00eame titre que ses choix de mots pour emplir les vers, et qu'il \u00e9tait fort peu 'civil' de la part des \u00e9diteurs modernes, de corriger ses 'fantaisies' en ce domaine, bien peu poli de la part des linguistes de s'en moquer.\n\nH \u2013 J'en \u00e9tais l\u00e0 de mes r\u00e9flexions quand je lus, dans un grand livre rouge cartonn\u00e9, de longues pages reproduites sans corrections de la correspondance de Marguerite de Navarre avec l'\u00e9v\u00eaque Bri\u00e7onnet. Fort \u00e9loign\u00e9e du moindre syst\u00e8me syst\u00e9matique et r\u00e9fl\u00e9chi de Peletier, comme de la norme acad\u00e9mique, de toute fa\u00e7on bien plus tardivement impos\u00e9e, Marguerite \u00e9crivait une orthographe spontan\u00e9e, pleine de 'fautes' mais \u00f4 combien r\u00e9v\u00e9latrice \u00e0 mes yeux de la beaut\u00e9 de son \u00e2me et de son amour de la langue, autant que de la ferveur \u00e9vang\u00e9lique et presque rythmique de sa prose. Couper les ailes \u00e0 ses \u00e9lans litt\u00e9raux, taper de la r\u00e8gle des r\u00e8gles sur ses doigts tach\u00e9s de sol\u00e9cismes aurait \u00e9t\u00e9 une trahison (qu'heureusement le transcripteur savant de ces lettres n'a pas commise).\n\nI \u2013 Ce qui est difficile, ce n'est pas que l'orthographe soit particuli\u00e8rement illogique, compliqu\u00e9, incompr\u00e9hensible ou d\u00e9suet, comme on le dit souvent. Ce qui est difficile c'est qu'il soit impos\u00e9. Ce qui est difficile c'est qu'il y ait une mani\u00e8re unique et uniforme d'\u00e9crire le mot 'c\u0153ur' ; que les couturiers de la langue, grammairiens ou acad\u00e9miciens, proposent des patrons orthographiques, soit. Mais qu'il n'y ait qu'une seule mani\u00e8re l\u00e9gale d'\u00e9crire est en soi regrettable.\n\nJ \u2013 J'\u00e9l\u00e8ve ici ma voix en faveur de la libert\u00e9 orthographique. Je voudrais que personne ne soit puni(e), corrig\u00e9(e) ou rabrou\u00e9(e) en raison de ses opinions ortografikes. J'avais envisaj\u00e9 un m\u00f4man de pubblli\u00e9 un m\u00e2niphaiste en phaveur de la lib\u00e9rassion de l'\u00e9krit\u00fcre, comen\u00e7\u00e7an par c\u00e9 mo : \u00ab lom' et la fame son n\u00e9 horttografikeman libreu, \u00e9 partoo il \u00e7on dans l\u00e9 f\u00ear \u00bb. Jyi\u00e9renom\u00e7\u00e9ojoord'huy. Je s\u00e9 qe mon appail ne sera pa antandu de mon wiwan. M\u00e9 jor\u00e9 f\u00e9 ce qe j\u00e9 pu. LaVeunir j\u00fcJeur\u00e2. (Je sais qu'on pourrait m'objecter que mon plaidoyer en faveur d'une absence de normes impos\u00e9es dans les pratiques orthographiques a pour origine mon incapacit\u00e9 \u00e0 les respecter scrupuleusement. Ce fait est h\u00e9las bien connu de ceux qui me connaissent. Comme l'a dit un jour, dans un moment d'\u00e9nervement, Marcel B\u00e9nabou (de l'Oulipo) : \u00ab Jacques, tu n'es pas une autorit\u00e9 en mati\u00e8re d'orthographe ! \u00bb)\n\nJe suppose donc qu'il y a un lien entre d\u00e9t\u00e9rioration de l'orthographe et chute des dents. Je voudrais bien \u00e9laborer une th\u00e9orie \u00e0 ce sujet, mais j'\u00e9choue.)\n\nComme je ne peux sans violation d\u00e9sagr\u00e9able de mes propres r\u00e8gles, modifier le texte de la branche 4 si elle doit \u00eatre publi\u00e9e pour supprimer, ou m\u00eame att\u00e9nuer cette redondance, elle va subsister.\n\n# CHAPITRE 3\n\n# La baignoire\n\n* * *\n\n## \u00a7 16 \u00ab Moi, je suis un type dans le genre d'Archim\u00e8de\n\n\u00ab Moi, je suis un type dans le genre d'Archim\u00e8de. C'est dans ma baignoire que j'ai cri\u00e9 : 'Eur\u00eaka !' \u00bb Quelle baignoire ? la baignoire de la salle de bains de l'appartement du 56 de la rue Notre-Dame-de-Lorette o\u00f9 j'habitais au moment o\u00f9 je n'ai pas cri\u00e9, comme je l'aurais pu et d\u00fb : \u00ab Mais c'est donc \u00e7a ! \u00bb Il faisait un temps frais et doux ; du mois de mai, ou de juin. L'ann\u00e9e ? 1966.\n\nAu printemps de cette ann\u00e9e-l\u00e0, j'avais, pour toutes fins pratiques, men\u00e9 \u00e0 bien deux des t\u00e2ches pr\u00e9paratoires \u00e0 mon **Projet** :\n\n\u2013 J'avais r\u00e9dig\u00e9, dans une premi\u00e8re version, ma th\u00e8se de math\u00e9matique. Elle serait bient\u00f4t soutenue, devant la facult\u00e9 des Sciences de Rennes, o\u00f9 j'enseignais.\n\n\u2013 J'avais obtenu l'acceptation, par le comit\u00e9 de lecture des \u00c9ditions Gallimard, du manuscrit de mon premier livre de po\u00e8mes, en son \u00e9tat provisoire : livre dont le titre est le signe d'appartenance en th\u00e9orie des ensembles.\n\nJ'avais laiss\u00e9e ouverte la fen\u00eatre, par o\u00f9 entrait l'air frais et doux et matinal de ce mois de mai, ou juin. J'\u00e9tais allong\u00e9 jusqu'au menton dans l'eau encore tr\u00e8s chaude. C'\u00e9tait le moment de bien-\u00eatre maximal du bain *. Il m'est impossible de ressusciter le mouvement de pens\u00e9e qui m'a conduit \u00e0 celle que je vais dire, dans sa formulation premi\u00e8re, souvent vari\u00e9e ensuite par la r\u00e9flexion. Comme j'ai tent\u00e9 plusieurs fois de le faire, je sais qu'il est vain de le tenter. Je n'exhumerais qu'un pot-pourri d'inventions ult\u00e9rieures **. S'y trouverait peut-\u00eatre aussi l'enchev\u00eatrement d'images et de mots pr\u00e9alable \u00e0 l'\u00e9mergence de la phrase triomphale que je pronon\u00e7ai alors \u00e0 haute voix, mais je ne saurais pas le reconna\u00eetre.\n\nCe mode de l'oubli est d\u00e9sagr\u00e9able : notre m\u00e9moire croit savoir que le souvenir est l\u00e0, qu'il appartient \u00e0 ce qu'elle a mis au jour, avec effort, mais il y manque des signes distinctifs permettant de l'identifier. Elle passe et repasse en revue les suspects. Tous lui sont familiers ; aucun n'a d'alibi pour le moment du crime (la pens\u00e9e qui vient d'\u00eatre re-pens\u00e9e). Mais elle n'est pas en mesure d'affirmer : 'le (la) voil\u00e0 ! j'en suis s\u00fbre'. Or j'aurais beaucoup voulu y parvenir. Car la phrase en question, r\u00e9sumant tout un encha\u00eenement de pens\u00e9es (je savais au moins cela : il y avait eu un long encha\u00eenement de pens\u00e9es, dans l'eau tr\u00e8s chaude, dans la circonstance idyllique du bain), en \u00e9tait la conclusion. Il y avait eu, avant, un raisonnement assez long, \u00e0 ce qu'il me semblait.\n\nMais penser, ensuite, souvent, comme j'ai fait, \u00e0 partir d'elle, n'\u00e9tait pas repenser ce qui l'avait fait advenir. Je peux, il est vrai, faire des hypoth\u00e8ses. Elles ont de la vraisemblance. De la math\u00e9matique est l\u00e0, c'est certain. L'id\u00e9e de po\u00e9sie, et surtout celle de forme po\u00e9tique, est l\u00e0 ; c'est certain. Le fait du **Projet** s'y trouve, c'est s\u00fbr. Mais il y avait autre chose. Je suis s\u00fbr de cela aussi ; tout en doutant, cette fois, de ma certitude : qu'est-ce que peut repr\u00e9senter la certitude de la pr\u00e9sence, dans un souvenir, de quelque chose qu'on ne parvient pas \u00e0 isoler dans ce souvenir ? pas grand-chose. J'avais pens\u00e9 ceci :\n\n**La po\u00e9sie est la m\u00e9moire de la langue.**\n\nIl y a trois fois l'article 'la' dans cette phrase. Pour ma r\u00e9flexion ult\u00e9rieure, chacun d'eux est devenu un probl\u00e8me, presque un casse-t\u00eate. Le verbe, 'est', aussi. Je ne veux pas dire que les substantifs 'po\u00e9sie', 'm\u00e9moire', 'langue' s'y pr\u00e9sentent dans une disposition claire ; ni que leur sens y soit nettement d\u00e9fini. Mais ils sont demeur\u00e9s pr\u00e9sents et inchang\u00e9s dans toute re-formulation. Et on peut les prendre, au moins pour commencer, dans leur acception courante. Le pr\u00e9dicat aussi, d'ailleurs. J'ai pu introduire parfois d'autres mots dans la phrase ; par exemple le mot 'langage' ; par exemple, et par erreur certainement, le mot 'code'. Dans aucune autre version, je ne me suis propos\u00e9 un \u00e9nonc\u00e9 plus court.\n\nJe n'ai pas cri\u00e9 \u00ab eur\u00eaka ! \u00bb. Une telle exclamation aurait pu para\u00eetre bizarre \u00e0 ceux qui l'auraient entendue. (Je crois malgr\u00e9 tout qu'il n'y avait personne dans l'appartement. Sylvia, sans doute, au lyc\u00e9e. Laurence \u00e0 l'\u00e9cole ? L'acc\u00e8s \u00e0 la salle de bains \u00e9tait plus facile dans ces conditions.) Je ne me suis adress\u00e9 \u00e0 personne. Je n'ai fait part de cette r\u00e9v\u00e9lation \u00e0 personne. Quelques mois plus tard, dans un caf\u00e9 de la rue de Fontaine, entre Dijon et Fontaine-l\u00e8s-Dijon, j'ai pr\u00e9sent\u00e9 le m\u00eame \u00e9nonc\u00e9 \u00e0 Pierre Lusson, tel quel, \u00e0 titre d'hypoth\u00e8se exploratoire, pour introduire une discussion entre nous (la premi\u00e8re d'un bon millier, en plus de quarante ans) sur la notion de rythme. Car l'id\u00e9e en question ne s'est pas \u00e9vanouie de ma pens\u00e9e avec l'eau du bain, avec la fra\u00eecheur de la matin\u00e9e. Elle s'y est install\u00e9e et y est demeur\u00e9e jusqu'\u00e0 aujourd'hui. Je ne la consid\u00e9rai pas, m\u00eame au premier moment, comme une simple hypoth\u00e8se. Je n'eus pas le moindre doute \u00e0 son sujet. Je ne me suis pas dit : \u00ab c'est vrai \u00bb. Envisager qu'il s'agissait d'une v\u00e9rit\u00e9 aurait \u00e9t\u00e9 envisager, indirectement, qu'il se pouvait que cela f\u00fbt faux. Il faudrait alors \u00e9valuer, ruminer, discuter, contre-proposer, etc. Il n'en serait pas question.\n\nOn sait que la v\u00e9rit\u00e9 sort nue d'un puits ; elle pourrait aussi bien sortir nue d'un bain. On se demande ce qu'elle peut bien faire ensuite. Mettre un peignoir de bain sans doute. S'habiller puis se d\u00e9shabiller (\u00ab pendant qu'il est facile et pendant qu'elle est gaie \u00bb). Mais le seul \u00e0 \u00eatre sorti nu du bain, ce matin-l\u00e0, \u00e9tait moi. Je n'\u00e9tais pas la v\u00e9rit\u00e9. La v\u00e9rit\u00e9, d'ailleurs, n'a pas \u00e0 voir avec la po\u00e9sie. Je tins simplement pour acquis d\u00e9sormais qu'en huit mots s'enfermait une \u00e9vidence, dont j'avais eu la r\u00e9v\u00e9lation. R\u00e9v\u00e9lation est le mot qui convient. Une r\u00e9v\u00e9lation sans voix de L\u00e0-haut L\u00e0-haut ; sans ferveur, sans excitation, sans illumination, sans musique int\u00e9rieure, sans d\u00e9bordements mystiques. Une r\u00e9v\u00e9lation calme. Pas de 'comment ?', pas de 'pourquoi ?' ; rien qu'un point de d\u00e9part vers de nouvelles aventures, priv\u00e9es, de pens\u00e9e.\n\n## \u00a7 17 Je d\u00e9cidai de traiter mon esp\u00e8ce de slogan comme un axiome.\n\nJe d\u00e9cidai de traiter mon esp\u00e8ce de slogan avec le plus grand s\u00e9rieux, comme un axiome. De cet axiome, ou maxime, une premi\u00e8re cons\u00e9quence \u00e9tait que le **Projet de Po\u00e9sie** serait plac\u00e9 sous l'autorit\u00e9 \u00e9norme de la m\u00e9moire. Cette cons\u00e9quence-l\u00e0 \u00e9tait vaste, demanderait du temps pour \u00eatre d\u00e9ploy\u00e9e dans tous ses \u00e9tats. C'\u00e9tait trop loin. J'avais besoin de satisfactions programmatiques plus proches.\n\nOr, de mani\u00e8re tr\u00e8s imm\u00e9diate, des sous-cons\u00e9quences se r\u00e9v\u00e9l\u00e8rent, \u00e0 port\u00e9e de ma main. J'avais, en effet, confi\u00e9 \u00e0 Queneau un manuscrit inachev\u00e9. Il \u00e9tait, en effet, inachev\u00e9 en comparaison de l'\u00e9tat que j'entendais, au moment de mon envoi, lui voir atteindre. Entre le moment de l'envoi et celui de ma rencontre avec Queneau, j'avais continu\u00e9 \u00e0 y travailler. Il fut entendu, au moment subs\u00e9quent de l'acceptation (et j'avais travaill\u00e9 encore) que le livre publi\u00e9 serait celui qui r\u00e9sulterait de l'ach\u00e8vement du manuscrit pr\u00e9sent\u00e9 par moi comme inachev\u00e9, mais par ses lecteurs du comit\u00e9, pour \u00e9viter toute difficult\u00e9, comme quasi-achev\u00e9.\n\nMais il \u00e9tait entendu aussi que ses dimensions finales n'exc\u00e9deraient pas de beaucoup celles qu'avait atteintes le manuscrit en son premier \u00e9tat. Cependant, si je devais achever la partie de go, remplir les manques des paragraphes _\u00e0 la Bourbaki_ , venir \u00e0 bout de tout ce que j'avais pr\u00e9vu de mettre en ce livre, il me faudrait du temps ; et le livre serait trop lourd et long pour les faibles forces de l'\u00e9diteur (en mati\u00e8re de po\u00e9sie).\n\nQuelques mois ayant pass\u00e9, le manuscrit ayant \u00e9t\u00e9 accept\u00e9, la d\u00e9couverte de mon axiome de la m\u00e9moire ayant \u00e9t\u00e9 faite, je re\u00e7us, en septembre de la m\u00eame ann\u00e9e 1966, l'annonce de la 'mise en fabrication' de mon \u00ab epsilon \u00bb, comme on m'\u00e9crivait. Il me fallait apporter, lus-je, au plus vite le manuscrit d\u00e9finitif. J'h\u00e9sitai. La d\u00e9cision que j'ai prise r\u00e9sulta de deux sortes de consid\u00e9rations, allant dans le m\u00eame sens : les unes pragmatiques ; les autres th\u00e9oriques. Si d'une part je signalais au service de fabrication que le manuscrit n'\u00e9tait pas encore complet (et je ne le consid\u00e9rais pas alors comme complet), je risquais de retarder consid\u00e9rablement la publication, ce qui ne m'\u00e9tait pas sp\u00e9cialement agr\u00e9able : car si je m'\u00e9tais d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 envoyer ces po\u00e8mes \u00e0 Raymond Queneau, c'\u00e9tait pour avoir son avis, mais aussi, n'ignorant pas qu'il avait quelque fonction aux \u00e9ditions de la NRF, parce que je d\u00e9sirais (sans trop y croire, mais n'\u00e9vitant pas d'imaginer que je pourrais y croire) qu'ils paraissent. Et puisqu'il \u00e9tait pr\u00e9vu (contre toute pr\u00e9vision) qu'ils paraissent, j'avais envie qu'ils paraissent le plus t\u00f4t possible. D'un autre c\u00f4t\u00e9, il ne m'\u00e9tait pas agr\u00e9able non plus, mon manuscrit n'\u00e9tant pas fini, selon les plans que j'en avais \u00e9tablis, que j'avais suivis si longtemps et si scrupuleusement, de voir para\u00eetre un ouvrage inachev\u00e9. \u00c0 cet \u00e9tat de ma r\u00e9flexion, le renvoi, m\u00eame consid\u00e9r\u00e9 un peu comme une d\u00e9ception, \u00e9tait in\u00e9vitable. C'est l\u00e0 que la donn\u00e9e nouvelle que constituait mon 'id\u00e9e' n\u00e9e du bain, non seulement fit pencher la balance dans le sens de mon abandon \u00e0 l'impatience de mes d\u00e9sirs, mais me fit voir en plus qu'il \u00e9tait absolument n\u00e9cessaire que mon livre soit achev\u00e9-inachev\u00e9, si je voulais lui donner sa v\u00e9ritable place, bien plus \u00e9minente que celle d'un banal ouvrage figurant au catalogue d'un \u00e9diteur, f\u00fbt-il Gallimard, dans le **Projet de Po\u00e9sie**.\n\nPour que mon livre tombe sous la juridiction de l'axiome de m\u00e9moire, pensai-je ('pensai-je' ici, n'est qu'une hypoth\u00e8se narrative commode ; je ne sais bien entendu rien aujourd'hui de ce que je pensai r\u00e9ellement \u00e0 ce moment (pas plus qu'\u00e0 un autre d'ailleurs ; je n'ouvrirai plus d\u00e9sormais ce parapluie de pr\u00e9caution, retenez-le, cher lecteur)), il n'est certes pas suffisant que, puisqu'il est fait de po\u00e9sie, il l'illustre. Car il le fait de toute fa\u00e7on ; en quelque sorte 'sans y penser'. Mon livre doit aussi manifester ma th\u00e8se de mani\u00e8re positive, et d\u00e9lib\u00e9r\u00e9e. Je fis le tour de mon manuscrit avec un nouvel \u0153il (expression d'une pertinence douteuse, mais qu'importe). Moins pour y traquer des manques et imperfections corrigibles, et imaginer les pistes \u00e0 suivre pour sa compl\u00e9tion, op\u00e9ration \u00e0 laquelle je me livrais sans cesse, que dans l'intention de d\u00e9couvrir dans sa construction (que je n'envisageai pas une seconde de bouleverser) la possibilit\u00e9 de lui donner un 'surplus' de sens. Je n'allais pas commenter, paraphraser ma th\u00e8se en sonnets. Pas question ! En revanche, je pouvais commencer, doucement, \u00e0 m'interroger sur la th\u00e8se elle-m\u00eame, en d\u00e9gager quelques caract\u00e8res, et esp\u00e9rer qu'il s'en trouverait un \u00e0 l'aide duquel je r\u00e9soudrais le probl\u00e8me que je venais de me poser. Je choisis pour point de d\u00e9part une interpr\u00e9tation possible du pr\u00e9dicat 'est' dans la maxime. Une mani\u00e8re pour la po\u00e9sie d''\u00eatre' m\u00e9moire de la langue, c'est d'\u00eatre une mise en m\u00e9moire de la langue. La po\u00e9sie est un acte de m\u00e9moire s'exer\u00e7ant sur un objet, qui est la langue. La langue \u00e9tant une, La po\u00e9sie d\u00e9signe toute po\u00e9sie, et La m\u00e9moire d\u00e9signe toute m\u00e9moire, ainsi que tout ce qu'on peut entendre par m\u00e9moire.\n\nMais si mon livre est bien compos\u00e9 dans une langue, s'il n'y a pas plusieurs langues dans la langue qu'emploie cette po\u00e9sie, d'autre langue que celle qui est \u00e0 tous ceux qui sont dans cette langue pour toutes les choses qu'on fait avec la langue, il n'en pr\u00e9sente pas moins un exercice particulier de la po\u00e9sie, le mien. La m\u00e9moire, sans doute, est collective (la m\u00e9moire d'une langue l'est certainement), et elle re\u00e7oit aussi son sens de l'id\u00e9e plus abstraite de trace. Mais elle est d'abord une m\u00e9moire, la m\u00e9moire d'un(e) et de chacun(e).\n\nDans mon livre, une sorte de po\u00e9sie, la mienne, manifeste une m\u00e9moire, la mienne. Le lien entre les deux (celui du moins que je cherche \u00e0 d\u00e9gager) n'est pas tellement celui du souvenir aux po\u00e8mes (qui est assez \u00e9vident) que celui de ma m\u00e9moire \u00e0 ma mani\u00e8re de saisir la langue par la po\u00e9sie. Une po\u00e9sie 'est' m\u00e9moire, par une m\u00e9moire, d'une mani\u00e8re d'\u00eatre de sa langue en quelqu'un. Particularisant encore quelque peu, la mani\u00e8re de po\u00e9sie qui est la mienne dans le livre que je compose, je la regarderai moins comme une qu\u00eate de m\u00e9moire par l'instrument po\u00e9tique que comme la trace en po\u00e9sie d'une poursuite de la langue par la m\u00e9moire ('la' et 'la' mis ici pour 'ma' et 'ma').\n\nAlors la solution fut l\u00e0.\n\nVous pouvez conclure vous-m\u00eames. Je vous ai donn\u00e9 tous les \u00e9l\u00e9ments. Il suffit de les r\u00e9fl\u00e9chir.\n\n## \u00a7 18 J'ai donn\u00e9 tous les \u00e9l\u00e9ments mais je vais m'expliquer quand m\u00eame.\n\nJ'ai donn\u00e9 tous les \u00e9l\u00e9ments mais je vais m'expliquer quand m\u00eame. La mise en m\u00e9moire de la langue par la po\u00e9sie, la poursuite d'une mise en m\u00e9moire d'une langue par un exercice particulier de la po\u00e9sie ont une caract\u00e9ristique commune remarquable : l'inach\u00e8vement. La poursuite de la langue par la po\u00e9sie est une poursuite sans fin. Cela est vrai non seulement de la po\u00e9sie en g\u00e9n\u00e9ral, mais de toute po\u00e9sie, de chacune. La poursuite de la m\u00e9moire est \u00e9galement une entreprise inachevable ; inachevable par l'humanit\u00e9 ; inachevable, s'agissant de sa propre m\u00e9moire, par chacun. La m\u00e9moire, et la po\u00e9sie entendue comme m\u00e9moire, sont marqu\u00e9es toutes deux du signe d'un inach\u00e8vement perp\u00e9tuel. Dans ces conditions, \u00e9tant donn\u00e9 le lien entre po\u00e9sie et m\u00e9moire que je venais de d\u00e9cider de poser, et de mettre aux commandes du **Projet** , la solution \u00e0 mon probl\u00e8me \u00e9tait on ne peut plus simple :\n\nJe laisserais \u00eatre publi\u00e9 le livre en l'\u00e9tat. En l'\u00e9tat atteint au moment o\u00f9 j'avais compris qu'il devait l'\u00eatre, et d\u00e9cid\u00e9 qu'il le serait. Publi\u00e9, mon livre serait, en un sens, public, achev\u00e9. Il serait aussi inachev\u00e9, quant aux intentions, priv\u00e9es, de sa composition. L'inach\u00e8vement serait laiss\u00e9 visible dans le livre, comme il l'\u00e9tait dans le manuscrit (o\u00f9 les signes de l'inach\u00e8vement n'\u00e9taient alors que l'indication de manques \u00e0 combler prochainement). On peut ais\u00e9ment l'y voir. (Dans la version qui allait \u00eatre imprim\u00e9e, je marquerais les absences plus nettement encore que dans le manuscrit (les corrections \u00e0 apporter \u00e9tant minimes ne seraient pas, il me semblait, des causes de retardement).)\n\nRevenant de l\u00e0 un instant \u00e0 l'interpr\u00e9tation de l'axiome de m\u00e9moire, je vis que l'inach\u00e8vement de la 'trivial pursuit' d'une langue quelconque par la m\u00e9moire en po\u00e9sie est sans cesse \u00e9galement un processus, en un autre sens, achev\u00e9 : car un \u00e9tat de langue, un \u00e9tat de m\u00e9moire, un \u00e9tat de po\u00e9sie, un \u00e9tat des rapports de ces trois choses est manifeste dans toute \u0153uvre de po\u00e9sie. Tout cela, ma foi, se produit automatiquement, d\u00e8s lors qu'intervient le temps dans l'affaire. Il n'emp\u00eache. Je voulais souligner l'inach\u00e8vement-ach\u00e8vement de mon livre. J'\u00e9tais satisfait d'avoir r\u00e9gl\u00e9 la question de fa\u00e7on ad\u00e9quate. Vous me dites : \u00ab Oui, mais en fait, cette interpr\u00e9tation, toute plausible qu'elle paraisse, nous semble superf\u00e9tatoire (elle est venue apr\u00e8s coup, nous en sommes s\u00fbrs (nous ne disons pas tr\u00e8s apr\u00e8s coup ; quoique... ; mais plus que probablement apr\u00e8s la d\u00e9cision de non-compl\u00e9tion, que vous avez prise pour une raison beaucoup plus triviale)). Pourquoi ? parce que le livre \u00e9tant mis en fabrication, vous (c'est de moi que vous parlez) \u00e9tant dans l'impossibilit\u00e9 de l'achever sur-le-champ, la d\u00e9cision de le laisser en l'\u00e9tat vous \u00e9vitait d'avoir \u00e0 risquer le 'postponement', le renvoi ind\u00e9fini de la publication.\n\n\u00ab Votre explication nous semble donc tout simplement ad hoc. \u00bb Eh bien, vous vous gourez ! et je le prouve.\n\nIl se trouve que parution fut, je ne sais pas pour quelles raisons, retard\u00e9e presque d'une ann\u00e9e apr\u00e8s la mise en fabrication, qui n'\u00e9tait elle-m\u00eame intervenue que plus de cinq mois apr\u00e8s l'acceptation de mon manuscrit (et \u00e0 la suite d'une intervention discr\u00e8te de Claude Roy, un de mes trois 'lecteurs' devant le comit\u00e9). La parution fut \u00e0 l'automne de 1967 (achev\u00e9 d'imprimer le 6 octobre). Mais pendant cette ann\u00e9e-l\u00e0 je ne cessai pas de continuer \u00e0 m'efforcer de compl\u00e9ter le livre, le livre dont le titre est le signe d'appartenance en th\u00e9orie des ensembles, en son \u00e9tat manuscrit, non en l'\u00e9tat du manuscrit qui se trouvait entre les mains efficaces sans doute, cependant fort peu diligentes, du service de fabrication des \u00c9ditions Gallimard, mais dans une version plus 'vraie', demeur\u00e9e entre mes mains \u00e0 moi, faite comme l'autre de quarts de feuilles de papier du format d'alors, 21 **\u00d7** 27, o\u00f9 je ne cessais d'ajouter de nouveaux po\u00e8mes. Or aucun de ces autres, nouveaux po\u00e8mes ne figure dans le livre imprim\u00e9. Et il ne me serait pas difficile d'en exhiber quelques fragments (ce que je fais, longuement, dans la version longue (n'est-elle pas l\u00e0 pour \u00e7a ?)). Au moment de la sortie en librairie, j'avais en main deux versions. La premi\u00e8re \u00e9tait le livre, sous-titr\u00e9 'po\u00e8mes', et rev\u00eatu aussi du sigle nrf, sigle pr\u00e9sent encore sur la 'quatri\u00e8me de couverture', sans autre indication ; ce que je ne trouvai pas mal ***. Je l'appelle, pour les besoins de ces d\u00e9veloppements, du nom que je lui donnais \u00e0 l'\u00e9poque et pour moi-m\u00eame, **LIVRE** (les majuscules marquant l'importance pour le 'for int\u00e9rieur' (fort int\u00e9rieur) de la chose). La seconde \u00e9tait un manuscrit, qui se composait des po\u00e8mes du **LIVRE** , sans modifications que mineures pour ce qui est des mots des po\u00e8mes, mais avec des ajouts de nature formelle parfois dans la pr\u00e9sentation, et additionn\u00e9 d'une introduction descriptive de l'intention g\u00e9n\u00e9rale du **LIVRE MANUSCRIT** , pr\u00e9cisant, modifiant, \u00e9largissant, \u00e9clairant plus ou moins le mode d'emploi plac\u00e9 au commencement du **LIVRE**. Il s'y ajoutait des carnets, le carnet bleu, le carnet rouge, le carnet-cahier d'essais et r\u00e9flexions, carnet vert ; et des notes. J'ai recours aujourd'hui \u00e0 ce qui me reste de ces documents.\n\nL'\u00e9tat du **LIVRE MANUSCRIT** r\u00e9sultait de tout le travail accompli depuis l'acceptation du manuscrit de ce qui allait \u00eatre le **LIVRE**.\n\nPour d\u00e9crire ce travail, il faut que je revienne en arri\u00e8re ; \u00e0 l'ann\u00e9e 1965 surtout ; et m\u00eame au commencement.\n\nCommen\u00e7ant en d\u00e9cembre 1961, \u00e0 la suite du **R\u00caVE** et comme sous sa premi\u00e8re influence concr\u00e8te, je m'\u00e9tais mis en t\u00eate de b\u00e2tir un ouvrage de po\u00e9sie, qui serait principalement en sonnets. En juin 1963, j'ouvris le carnet bleu, destin\u00e9 \u00e0 \u00eatre le registre de mes efforts. En 1964, je cr\u00e9ai le carnet rouge, pour les po\u00e8mes d'accompagnement. En 1965, apr\u00e8s la d\u00e9cision formelle (la partie de go, et l'organisation en paragraphes), le carnet vert. \u00c0 ce moment, tout devait concourir \u00e0 l'ach\u00e8vement du **LIVRE** , alors purement hypoth\u00e9tique. Mais le manuscrit et les carnets, une fois ce but atteint, s'il devait l'\u00eatre, cesseraient d'avoir un r\u00f4le autre que celui de trace du labeur.\n\n## \u00a7 19 Un premier aspect du travail sur le LIVRE MANUSCRIT s'inscrivit dans le simple prolongement de la perspective ant\u00e9rieure,\n\nUn premier aspect du travail sur le LIVRE MANUSCRIT s'inscrivit dans le simple prolongement de la perspective ant\u00e9rieure, celle de la d\u00e9cision formelle de 1965, d\u00e9finissant l'intention de l'\u0153uvre, en pens\u00e9e. La composition en sonnets, inaugur\u00e9e \u00e0 la fin de 1961, s'articulerait sur trois axes, dimensions :\n\na- un axe du jeu de go, en trois points :\n\n\u2013 il y aurait 361 pions-po\u00e8mes ;\n\n\u2013 il y aurait des groupements de pions, arrang\u00e9s spatialement, composant des figures ;\n\n\u2013 il y aurait une partie de go, dont chaque coup serait interpr\u00e9t\u00e9 par un pion-po\u00e8me ;\n\nb- un axe logico-math\u00e9matique m\u00e9taphorique : un commentaire en po\u00e8mes des signes donnant leurs titres \u00e0 des paragraphes (signes ininterp\u00e9tables vocalement, comme le signe qui fait le titre du LIVRE) ;\n\nc- un axe du sonnet (d\u00e9j\u00e0 constitu\u00e9 d\u00e8s le d\u00e9but) : il y en aurait de nombreuses sortes, vari\u00e9t\u00e9s, sous-esp\u00e8ces (non seulement celles que mentionne le mode d'emploi, mais de nombreuses autres mentionn\u00e9es, elles, dans le carnet bleu, le carnet rouge et surtout le carnet vert (pr\u00e9voyant des vari\u00e9t\u00e9s \u00e0 venir) ; il y aurait une hi\u00e9rarchie de sonnets \u00e0 des niveaux superpos\u00e9s : sonnets de sonnets ; sonnets de sonnets de sonnets.\n\nTelle fut la d\u00e9cision formelle ; dont le mode d'emploi du LIVRE n'est qu'un r\u00e9sum\u00e9, parfois elliptique, myst\u00e9rieux quant \u00e0 l'intention ; renvoyant myst\u00e9rieusement aussi \u00e0 un 'en dehors' de l'impression.\n\nLe LIVRE MANUSCRIT se constitua en avan\u00e7ant dans trois directions principales, afin de combler les manques, qualitatifs et quantitatifs, dans la perspective des trois axes, de ce qui allait \u00eatre le LIVRE, qui \u00e9tait loin du compte, du point de vue de l'intention :\n\nd- constitution de groupements nouveaux ;\n\ne- essais de sonnets individuels dans les diff\u00e9rentes esp\u00e8ces pr\u00e9vues ;\n\nf- compl\u00e9tion de paragraphes laiss\u00e9s inachev\u00e9s dans le LIVRE conform\u00e9ment \u00e0 la deuxi\u00e8me d\u00e9cision qui le fonde, celle de l'inach\u00e8\u00advement.\n\nLe LIVRE MANUSCRIT est complet \u00e0 la date de la publication du LIVRE. Cet arr\u00eat n'\u00e9tait pas pr\u00e9vu. Ce fut un fait contingent.\n\nLe travail du LIVRE MANUSCRIT pr\u00e9sentait initialement un seul autre aspect, r\u00e9sultant du bouleversement de fait de mes plans, produit par la seconde d\u00e9cision.\n\nComme le projet 1965 d'un livre dont le titre serait le signe d'appartenance en th\u00e9orie des ensembles pr\u00e9voyait la constitution d'un tout ferm\u00e9, complet, compact (361 'po\u00e8mes'), le LIVRE MANUSCRIT fut charg\u00e9 de r\u00e9parer l'inach\u00e8vement du LIVRE.\n\nAu moment de la publication je n'avais pas pr\u00e9vu d'en arr\u00eater la constitution. Tout simplement parce qu'il ne parvenait pas encore \u00e0 la compl\u00e9tion souhait\u00e9e.\n\n\u00c0 la fin de 1967 il y eut dans ma conduite \u00e0 l'\u00e9gard du couple LIVRE-LIVRE MANUSCRIT un flottement. D'une part je pensais, et j'ai continu\u00e9 \u00e0 le penser pendant longtemps, que je pourrais ult\u00e9rieurement achever la version compl\u00e8te de ce que j'avais pr\u00e9vu de faire selon la d\u00e9cision de 1965. Et je pensais, non seulement \u00e0 achever cette version mais \u00e0 la publier, comme une \u00e9dition revue et augment\u00e9e et d\u00e9finitive du LIVRE, qui serait la version imprim\u00e9e du LIVRE MANUSCRIT. Il y aurait donc un LIVRE II. (Je le distingue typographiquement : futur.) J'\u00e9tais l\u00e0 dans un \u00e9tat d'illusion total sur la situation r\u00e9elle de la po\u00e9sie dans ses rapports avec la chose \u00e9ditoriale. Une deuxi\u00e8me \u00e9dition, du vivant de l'auteur, 'revue et augment\u00e9e', d'un livre de po\u00e9sie, est une contradiction dans les termes. Une \u00e9dition, pour un livre de po\u00e9sie, c'est d\u00e9j\u00e0 beaucoup ; c'est presque trop. J'envisageai aussi une solution alternative, plus modeste : publier comme un livre nouveau, quelque chose qui serait le compl\u00e9mentaire (au sens pseudo-ensembliste) du LIVRE non par rapport \u00e0 son projet entier mais par rapport au LIVRE MANUSCRIT. J'en publiai, ou tentai d'en publier, dans cette id\u00e9e, certains fragments (organis\u00e9s et reconnaissables comme des additions au LIVRE) dans des revues. Je le nommais, bien entendu, nom priv\u00e9 comme les autres, COMPL\u00c9MENTAIRE du LIVRE. Mais surtout, troisi\u00e8me aspect de la d\u00e9cision d'inach\u00e8vement, j'avais d\u00e9cid\u00e9 qu'il me faudrait faire des deux, LIVRE et LIVRE MANUSCRIT, tous les deux achev\u00e9s-inachev\u00e9s (ouverts), des constituants du **Projet de Po\u00e9sie**. Suivant cette nouvelle piste, j'essayai, \u00e0 la fin de 1967 et pendant les premiers mois de 1968, de me pr\u00e9parer \u00e0 cette nouvelle \u00e9tape de mon travail de po\u00e9sie. Je relus, d'un \u0153il nouveau, comme de loin et de biais, tout ce qui pouvait \u00eatre consid\u00e9r\u00e9 comme du mat\u00e9riau : LIVRE et LIVRE MANUSCRIT, carnet bleu, carnet rouge, carnet vert. J'ouvris un nouveau carnet, le carnet jaune. Sa premi\u00e8re entr\u00e9e est de janvier 68, la derni\u00e8re d'avril de la m\u00eame ann\u00e9e. Il est encore plus maigre que le carnet rouge, avec 27 items en tout et pour tout. Ce fut un \u00e9chec patent.\n\nLes '\u00e9v\u00e9nements' de mai 1968 furent un excellent pr\u00e9texte pour mettre un point final provisoire \u00e0 cette tentative trop peu r\u00e9fl\u00e9chie. J'avais cependant, dans le carnet vert, pos\u00e9 quelques jalons \u00e9crits, num\u00e9rot\u00e9s et th\u00e9oriques, d'un travail ult\u00e9rieur. Le principe de l'inach\u00e8vement, convenablement \u00e9tendu et g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9, associ\u00e9 \u00e0 l'hypoth\u00e8se de la m\u00e9moire, exigeait, dans la vis\u00e9e du **Projet de Po\u00e9sie** , de donner au LIVRE, souvenir fix\u00e9 et d\u00e9pos\u00e9 de l'exp\u00e9rience, un accompagnement ; lequel comprendrait, non seulement le LIVRE MANUSCRIT, mais le COMPL\u00c9MENTAIRE du LIVRE et le LIVRE II (tous deux futurs), de m\u00eame que l'inach\u00e8vement de la m\u00e9moire se manifeste par l'existence de diff\u00e9rents \u00e9tats de m\u00e9moire, certains anticip\u00e9s. Ce seraient QUATRE \u00c9TATS de LIVRE. Toute esp\u00e8ce de m\u00e9moire ayant aussi ses brouillons, et ses ruminations fragment\u00e9es sur elle-m\u00eame, j'incorporerais en second lieu l'ensemble, la totalit\u00e9 de ses traces survivantes (et \u00e0 venir). Ce seraient CINQ BROUILLONS et FRAGMENTS de LIVRE : les carnets bleu, rouge, vert, jaune ; et le reste. Le tout de tout \u00e7a ferait le **LIVRE V\u00c9RITABLE**. Je ne reculais pas devant l'id\u00e9e d'une certaine orgie de r\u00e9p\u00e9titions et redondances. Il y a pire, me disais-je, dans le fonctionnement effectif de toute m\u00e9moire.\n\n## \u00a7 20 Con\u00e7u fut ainsi en ce temps d'optimisme le LIVRE V\u00c9RITABLE.\n\nCon\u00e7u fut ainsi en ce temps d'optimisme le **LIVRE V\u00c9RITABLE**. N'\u00e9tait-il pas grandiose en v\u00e9rit\u00e9 ? en sa v\u00e9ritabilit\u00e9 programmatoire, inexorable, et anticip\u00e9e ?\n\nIl l'\u00e9tait.\n\nJ'en suis de nouveau tout \u00e9mu en lui rendant visite dans sa maison de retraite de vieux papiers et de vieux souvenirs****.\n\nIl lui fallait son nom, son nom vrai. Ce serait **'euh',** le vrai et v\u00e9ritable **'euh'** que le LIVRE avait usurp\u00e9.\n\nPour distinguer, je trouverais une solution typographique. J'avais trouv\u00e9 une solution typographique provisoire mais je ne me rappelle plus laquelle. Peut-\u00eatre mettre en **'gras** '. Mais je ne crois pas ; c'e\u00fbt \u00e9t\u00e9 trop banal. Je ne travaillerais pas dans le banal, je vous l'assure. Le **LIVRE V\u00c9RITABLE** ainsi d\u00e9finitivement con\u00e7u et nomm\u00e9 serait le porche du myst\u00e8re du **Projet de Po\u00e9sie**. Ou encore le p\u00e9ristyle immense du temple du **Projet de Po\u00e9sie**. Son jeu \u00e9tait un jeu par rapport \u00e0 diff\u00e9rents \u00e9tats de publicit\u00e9 de la m\u00e9moire : le priv\u00e9 priv\u00e9 ; le priv\u00e9 externe pour soi ; le public pr\u00e9sent ; le public historique... Il pr\u00e9senterait, m\u00e9taphoriquement, un des aspects de la question du 'sens' en po\u00e9sie ; celui de la 'publicity of meaning'.\n\nJ'expliquerais, en commentaire ou pr\u00e9face ou postface ou note(s), sa gen\u00e8se, son intention et sa constitution.\n\nJe raconterais le commencement, l'\u00e9tape de 'euh'1 ; puis il y aurait le 'euh'2, dat\u00e9 de 1965 ; le LIVRE serait le 'euh'3 ; le LIVRE MANUSCRIT, le 'euh'4 ; le COMPL\u00c9MENTAIRE du LIVRE, le 'euh'5 ; le LIVRE II, le 'euh'6 ; les QUATRE \u00c9TATS de LIVRE, 'euh'7 ; les CINQ BROUILLONS et FRAGMENTS de LIVRE, 'euh'8 ; et enfin Le **LIVRE V\u00c9RITABLE** , 'euh'9. Il y avait de quoi satisfaire mon amour des plans. Of course, se posait la question de l'effectuation.\n\nPour la r\u00e9soudre, il faudrait avoir une id\u00e9e un peu plus pr\u00e9cise de la place de ce 'porche' du **Projet de Po\u00e9sie** dans le **Projet de Po\u00e9sie**. Il fallait fuir en avant. Il fallait penser \u00e0 d'autres plans ; \u00e0 tout ce qu'il \u00e9tait indispensable d'accomplir avant de revenir \u00e0 'euh', de repenser et rev\u00e9rifier 'euh', tous les 'euh', de l'indice 1 \u00e0 l'indice 9. Et il y avait beaucoup beaucoup de choses \u00e0 faire. Je vais les explorer par la m\u00e9moire dans les prochains chapitres.\n\nCependant revenons un moment \u00e0 la baignoire. De la m\u00eame baignoire dont j'\u00e9tais sorti euphorique lors de ma d\u00e9couverte, je sortis \u00e0 nouveau ***** (la sortie des baignoires est une activit\u00e9 r\u00e9currente) deux ans apr\u00e8s, mais euphorique plus du tout. On \u00e9tait en 1968. On \u00e9tait en avril, \u00e0 la rigueur dans les premiers jours de mai. Quelque chose s'\u00e9tait pass\u00e9 \u00e0 Nanterre le 22 mars, quelques autres choses avaient commenc\u00e9 \u00e0 se passer, qui ne troublaient point encore le cours studieux de mes jours, le cours troubl\u00e9 de mes pens\u00e9es. Mon changement d'humeur baln\u00e9aire, il me faut le marquer \u00e0 l'occasion d'un bain nouveau printanier, sans me soucier de tous les bains interm\u00e9diaires que j'eus l'occasion de prendre dans cette m\u00eame baignoire, parce qu'il accompagne le premier, celui de l'illumination, comme son ombre dans mon souvenir.\n\nAutant l'un fut lumineux, autant l'autre fut sombre.\n\nPlong\u00e9 dans le second bain, celui de 68, me souvenant du premier, celui de 66, je fus saisi d'un \u00e9norme d\u00e9sespoir (\u00ab alors le d\u00e9sespoir m'a pris, lourd, terne, \u00e9norme \u00bb). Toutes mes \u00e9lucubrations programmatiques depuis que j'avais pens\u00e9 l'axiome de m\u00e9moire ne pouvaient masquer le simple fait que je n'avais pas achev\u00e9 ce que j'avais d\u00e9cid\u00e9 de mener \u00e0 bien en d\u00e9cembre 61. Or l'\u00e9chafaudage d'excuses que je m'\u00e9tais trouv\u00e9es pour ce l\u00e2che abandon, construit en contemplant un horizon de po\u00e9sie plus vaste, beaucoup plus vaste, avait \u00e9t\u00e9 si fragile qu'il me semblait, en frissonnant dans mon peignoir de bain, s'\u00eatre tout simplement effondr\u00e9. Je n'avais fait que baptiser 'Euh' porche du **Projet de Po\u00e9sie** , multiplier ses colonnes, les compliquer et orner d'une mani\u00e8re qui me semblait soudain purement d\u00e9corative mais, les mois passant de plus en plus vides, vide demeurait le b\u00e2timent lui-m\u00eame ; vide m\u00eame de plans.\n\nSimulant l'insouci je marchais dans les rues, toutes nous les avions (le **Projet** et moi) ensemble parcourues. Je n'avais pas dans l'\u00e2me un coin qui ne gard\u00e2t l'odeur de cet inf\u00e2me.\n\nIl se passait que le **Projet** me trahissait, m'avait trahi.\n\nFallait-il que je m'obstine ?\n\nS'obstiner, peut-\u00eatre, \u00e9tait absurde. Afin de me persuader de l'absurdit\u00e9 d'une quelconque obstination \u00e0 poursuivre ce qui se d\u00e9robait perp\u00e9tuellement, je me r\u00e9p\u00e9tais, m'adressant int\u00e9rieurement au **Projet** comme \u00e0 une demoiselle aim\u00e9e, le fameux po\u00e8me attribu\u00e9 \u00e0 Alphonse Allais, o\u00f9 fleurissent ensemble le pass\u00e9 simple et l'imparfait du subjonctif :\n\nOui, d\u00e8s l'instant que je vous vis,\n\nMademoiselle, vous me pl\u00fbtes !\n\nDe l'amour qu'en vos yeux je pris,\n\nSur-le-champ vous vous aper\u00e7\u00fbtes.\n\nAh ! fallait-il que je vous visse,\n\nFallait-il que vous me plussiez,\n\nQu'ing\u00e9nument je vous le disse,\n\nQu'avec orgueil vous vous tussiez !\n\nFallait-il que je vous aimasse\n\nQue vous me d\u00e9sesp\u00e9rassiez,\n\nEt qu'en vain je m'opini\u00e2trasse,\n\nEt que je vous idol\u00e2trasse,\n\nPour que vous m'assassinassiez !\n\nPour conclure : bref, en somme, au fond, en d\u00e9finitive, apr\u00e8s tout : \u00e0 quoi bon ?\n\n## \u00a7 21 \u00ab \u00c0 quoi bon ? \u00bb me r\u00e9p\u00e9tait sans cesse le d\u00e9mon du renoncement, un vieil ami.\n\n\u00ab \u00c0 quoi bon ? \u00bb me r\u00e9p\u00e9tait sans cesse le d\u00e9mon du renoncement, un vieil ami.\n\n(lui) \u2013 N'es-tu pas devenu po\u00e8te ?\n\n(moi) \u2013 Po\u00e8te ? tu rigoles ; souviens-toi de Cendrars : \u00ab mais j'\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 fort mauvais po\u00e8te. Je ne savais pas aller jusqu'au bout \u00bb. Je ne suis pas all\u00e9 jusqu'au bout ; ergo, je suis fort mauvais po\u00e8te.\n\n(lui) \u2013 Peut-\u00eatre ; peut-\u00eatre ; dans l'absolu. Mais le go\u00fbt de l'absolu m\u00e8ne \u00e0 la catastrophe. Souviens-toi d'Aur\u00e9lien (un roman de Louis Aragon, un ancien surr\u00e9aliste). (Mon d\u00e9mon me montrait que lui aussi avait des lettres.) Ne pourrais-tu relativiser ?\n\n\u2013 Non. (Je restais fermement, mais noblement, d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9.)\n\n\u2013 Prenons les choses autrement, plus modestement. N'as-tu pas aujourd'hui satisfait \u00e0 l'un des buts essentiels de ton labeur po\u00e9tique de ces longues ann\u00e9es : t'\u00e9tablir en po\u00e9sie ? (mon d\u00e9mon me renvoyait l\u00e0 mes propres termes \u2192 branche 4, cap.5). Peux-tu nier que, selon tes propres crit\u00e8res te vl'\u00e0 \u00e9tabli en po\u00e9sie ?\n\n\u2013 L'emploi du mot '\u00e9tabli' (aurais-je pu lui dire deux ans plus tard, dans le contexte de l'apr\u00e8s-68) est pour le moins malheureux.\n\n\u2013 N'ergote pas. Tu es publi\u00e9, tu es po\u00e8te ; tout le monde le dit.\n\n\u2013 Il n'emp\u00eache. Mon **Projet de Po\u00e9sie** , et 'Euh' m\u00eame \u00e9taient plus, beaucoup plus que cela.\n\n\u2013 Et alors ? qu'est-ce qui t'oblige \u00e0 tenter l'impossible ?\n\nJe vacillais.\n\nCar je ne d\u00e9teste pas le d\u00e9mon du renoncement. Pas toujours. Il me procure souvent de la joie ; une joie mauvaise, am\u00e8re ; une joie honteuse. Mais tant de d\u00e9lices. Je m'allonge sur mon lit. Je ferme les volets ; je d\u00e9croche le t\u00e9l\u00e9phone ; ou, mieux, je laisse raccroch\u00e9 mais je ne r\u00e9ponds pas. Je contemple le plafond. Il est l\u00e0. Ou bien je vais au hasard dans les rues. Il m'accompagne ******. Ainsi alors : tels nous parlions non dans \u00ab les avoines folles \u00bb mais dans les rues de Paris ; ou dans mon lit ; et \u00ab la nuit seule \u00bb (ou le jour) \u00ab entendit nos paroles \u00bb.\n\nMais m'arr\u00eater l\u00e0, renoncer, avait un enjeu bien plus grave. Car je ne m'\u00e9tais lanc\u00e9 dans cette folie qu'en r\u00e9ponse au choc de la mort de mon fr\u00e8re Jean-Ren\u00e9. Et dire \u00ab \u00e0 quoi bon ? \u00bb \u00e9tait ramener aussit\u00f4t son souvenir ; renoncer n'\u00e9tait-ce pas bien plus que dire \u00ab \u00e0 quoi bon la fin de 'euh' \u00bb, \u00ab \u00e0 quoi bon le **Projet de Po\u00e9sie** \u00bb, et par cons\u00e9quent \u00ab \u00e0 quoi bon le **Projet** \u00bb ? N'\u00e9tait-ce pas me remettre devant les yeux, dans la distance d'une rue vide, dans le gris incertain nocturne du plafond volets clos le beau, le sournois, le fatal '\u00e0 quoi bon g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9' ? n'\u00e9tait-ce pas au service d'un plus grand d\u00e9mon, d'un d\u00e9mon vraiment mortel, que celui du renoncement d\u00e9ployait tous ses tr\u00e9sors de s\u00e9duction, tous ses charmes v\u00e9n\u00e9neux ?\n\nUne photographie de Jean-Ren\u00e9 ne me quittait pas. Une photographie de caf\u00e9 ; il y avait une table de caf\u00e9 ; un verre ; son regard.\n\n.......................................\n\nla nuit affleure \u00e0 la girouette\n\nles nuages roses se retirent par les toits\n\net je supplie la lumi\u00e8re je me penche\n\n\u00e0 la lueur fuyante sur ta photographie\n\ntu regardes toujours ton verre\n\n.........................................................\n\nSon regard sonde l'air du silence. Le silence est in\u00e9puisable. L'effet de cette image ne s'\u00e9puisait pas. J'allais dans les rues. J'allais de rue en rue sans les voir.\n\n**une rue**\n\nSouffrir\n\nvraiment souffrir\n\nsouffrir le bout de la rue\n\net les liquides\n\nfen\u00eatres\n\nqui dans la rue\n\ntombent\n\nsouffrir\n\navec ses yeux\n\nsa main\n\nappuy\u00e9e \u00e0 la pierre\n\nla lumi\u00e8re\n\nl\u00e0\n\nla lumi\u00e8re\n\nl\u00e0\n\net la rue\n\nentre\n\nUn jour de ces jours qui n'en \u00e9taient pas, je me suis retrouv\u00e9 dans le 19e arrondissement, villa Paul Verlaine, cette impasse pr\u00e8s du m\u00e9tro Danube, o\u00f9 j'\u00e9tais en train de travailler avec Philippe Courr\u00e8ge, ce matin d'octobre 1961 o\u00f9 j'avais appris la mort de Jean-Ren\u00e9. Je suis rest\u00e9 l\u00e0 quelque temps. Mon d\u00e9mon avait disparu. Le d\u00e9mon du renoncement sait tr\u00e8s bien quand il lui faut renoncer, lui aussi *******. Il sait tr\u00e8s bien qu'il me reviendra ; qu'il aura des revanches ; petites ; grandes. Il est patient. D'ailleurs il n'avait pas enti\u00e8rement perdu la partie, ce jour-l\u00e0. Je suis reparti avec une d\u00e9cision : non d'abandon, mais de renvoi. Pourquoi ? je le dirai demain (c'est \u00e0 dire au prochain moment de prose).\n\nJ'ai march\u00e9 encore ; loin ; jusqu'au canal de l'Ourcq.\n\nL'ombre des arbres dans la rivi\u00e8re embrum\u00e9e\n\nMeurt comme de la fum\u00e9e\n\nTandis qu'en haut parmi les ramures r\u00e9elles\n\nSe plaignent les tourterelles\n\n.........................................\n\n## \u00a7 22 G\u00e9n\u00e9ralisant d'une part l'id\u00e9e qui m'avait conduit \u00e0 la variante 'sonnet de sonnets'\n\nEntre la matin\u00e9e prosa\u00efque pr\u00e9sente, matin formel de composition, et son pr\u00e9d\u00e9cesseur dans l'ordre s\u00e9quentiel des moments du chapitre qui le contient s'est pass\u00e9e plus d'une nuit r\u00e9elle ********.\n\nG\u00e9n\u00e9ralisant d'une part l'id\u00e9e qui m'avait conduit \u00e0 la variante 'sonnet de sonnets' de la forme centrale de 'Euh', transposant d'autre part la conception nouvelle de la math\u00e9matique qui \u00e9tait venue se substituer \u00e0 mon bourbakisme maintenant rejet\u00e9 ( **\u2192** branche 3, deuxi\u00e8me partie), j'avais d\u00e9cid\u00e9 que le **Projet de Po\u00e9sie** aurait une structure hi\u00e9rarchis\u00e9e, \u00e0 plusieurs \u00e9tages, ou niveaux d'organisation. J'y r\u00e9fl\u00e9chissais. Je marchais r\u00e9fl\u00e9chissant. L'hypoth\u00e8se d'une composition d'ensemble \u00e0 \u00e9tages (n-cat\u00e9gorique) souffrait cependant \u00e0 l'\u00e9poque d'un d\u00e9faut majeur. Je n'imaginais en effet que de la surench\u00e8re sur ce que j'avais d\u00e9j\u00e0 fait : plus de sonnets ; des \u00e9tages sup\u00e9rieurs d'un b\u00e2timent en sonnets. Plus de go : une partie de go de parties de go, for instance.\n\nDans cette vue je m'\u00e9tais plong\u00e9 avec acharnement dans l'\u00e9tude plus pouss\u00e9e du jeu japonais.\n\nDans cette vue \u00e9galement, j'avais continu\u00e9 \u00e0 remplir mon deuxi\u00e8me carnet jaune, le carnet jaune \u00e0 sonnets (\u2192 branche 4, cap.5). Son \u00e9pigraphe, emprunt\u00e9e \u00e0 Verlaine (\u00ab Chose italienne o\u00f9 Shakespeare a pass\u00e9 \/ Mais que Ronsard fit superbement fran\u00e7aise \/ Fine basilique au large dioc\u00e8se\/ Saint-Pierre des vers immense et condens\u00e9\/\/ \u00bb), me signalait que je devais \u00e9largir le 'dioc\u00e8se' de mes lectures, en direction surtout (pensais-je) des traditions italienne ou anglaise de la forme sonnet.\n\nIl faudrait du temps.\n\nJe devrais parvenir \u00e0 un choix raisonn\u00e9 de 361 sonnets de toutes langues, toutes \u00e9poques ; tous sus par c\u0153ur, bien entendu. En ce qui concerne le go, je devrais parvenir \u00e0 un niveau plus \u00e9lev\u00e9 que celui que je pouvais atteindre en ne jouant qu'avec un seul joueur plus fort que moi, et d'autres plus faibles ou de savoir \u00e9quivalent. Il y avait l\u00e0 un probl\u00e8me dont la solution ne paraissait ni claire ni de mise en \u0153uvre imm\u00e9diate. Les sonnets se trouvaient dans les livres, les livres dans les biblioth\u00e8ques. Mais les joueurs de go ? De toutes ces consid\u00e9rations je pouvais extraire de quoi satisfaire le d\u00e9mon du renoncement. De vastes efforts pr\u00e9liminaires s'annon\u00e7aient, pr\u00e9alables \u00e0 l'avancement de la deuxi\u00e8me \u00e9tape du **Projet de Po\u00e9sie**. Et il fallait penser aussi au **Projet** lui-m\u00eame.\n\nAujourd'hui, 2 f\u00e9vrier 1998, je sors d'une nouvelle rencontre avec le d\u00e9mon du renoncement. Il ne m'est pas apparu dans mon bain, ni au coin d'une rue comme autrefois ; ni grima\u00e7ant, enjou\u00e9, sur le plafond de ma chambre. Je l'ai rencontr\u00e9 sur l'\u00e9cran de madame Performa, ma machine. Je venais de relire la presque totalit\u00e9 de la branche quatri\u00e8me de mon trait\u00e9 de m\u00e9moire en m\u00e9andres. Une presque catastrophe d'il y a quelques mois (quand madame Performa, \u00e0 peine install\u00e9e chez moi, brusquement se bloquait sans raison et refusait, et de se remettre au travail, et de s'\u00e9teindre par l'un des moyens licites (il me fallait la d\u00e9brancher brutalement)), avait rendu cette relecture n\u00e9cessaire : l'une des deux versions de la branche, celle qui est num\u00e9riquement enti\u00e8rement ponctu\u00e9e (pas seulement en moments, ponctuation maigre que je r\u00e9serve pour l'imprim\u00e9 (\u00e9ventuel), mais \u00e9galement en instants), avait disparu lors d'un des nombreux transferts de donn\u00e9es qui avaient, transfusions inutiles et paniques, jalonn\u00e9 mes combats convulsifs avec la myst\u00e9rieuse maladie \u00e9lectronique de mon tout nouvel ordinateur. Arriv\u00e9 au chapitre quatorzi\u00e8me et dernier de cette branche, auquel celui-ci s'accroche en principe, puisqu'il doit puiser dans le m\u00eame fond de souvenirs afin d'en tirer ce que la pr\u00e9c\u00e9dente narration a laiss\u00e9 volontairement dans l'ombre, j'ai vu avec horreur que les deux r\u00e9cits comportaient entre eux d'\u00e9videntes, et de s\u00e9v\u00e8res, contradictions. \u00c0 peu d'ann\u00e9es de distance mon souvenir de ces quelques moments cruciaux du d\u00e9roulement du **Projet** s'\u00e9tait gravement modifi\u00e9. Devant ce fait, indiscutable, je n'ai pas pens\u00e9 une seconde \u00e0 remettre enti\u00e8rement en chantier le pr\u00e9sent chapitre afin de le rendre compatible avec le chapitre de la branche plus ancienne. La d\u00e9duction qu'il contient est en effet la seule possible qui soit conforme \u00e0 mes souvenirs tels que ma m\u00e9moire me les pr\u00e9sente maintenant. Il me fallait par cons\u00e9quent r\u00e9\u00e9crire le chapitre litigieux de la branche 4. Or je n'ai pu m'y r\u00e9soudre. Non seulement j'aurais, ce faisant, contrevenu \u00e0 la r\u00e8gle absolue de composition au pr\u00e9sent qui \u00e9tait, encore, strictement respect\u00e9e dans cette branche-l\u00e0, mais j'aurais \u00e9galement viol\u00e9 une autre r\u00e8gle, pas moins absolue, qui est de respecter, dans le r\u00e9cit, la v\u00e9rit\u00e9 du souvenir. Et il est clair que je ne peux plus retrouver aujourd'hui ce que me disait mon souvenir au temps, pourtant proche, o\u00f9 je composais la branche 4 puisque, des m\u00eames \u00e9v\u00e9nements, il me donne, aux jours pr\u00e9sents, une version diff\u00e9rente.\n\nC'\u00e9tait une belle impasse. Le d\u00e9mon du renoncement en a profit\u00e9 aussit\u00f4t. Se levant du clavier avec son visage faux, il s'est interpos\u00e9, \u00e0 quatre heures du matin bien entendu, entre l'\u00e9cran et mon regard et m'a dit : \u00ab \u00c0 quoi bon, mon pauvre Jacques, \u00e0 quoi bon t'obstiner encore ? \u00bb (ses discours, on le voit, ne se renouvellent gu\u00e8re) \u00ab tu n'y arriveras pas. Il n'y a rien \u00e0 faire. La contradiction est l\u00e0 et tu ne peux la lever, ni dans la branche 4 car tu contreviendrais aux r\u00e8gles les plus assur\u00e9es de ta prose, ni dans la branche 5 pr\u00e9sente, o\u00f9 tu mettrais \u00e0 bas tout l'\u00e9chafaudage d\u00e9ductif-m\u00e9moriel sur lequel elle repose. Mais est-ce si grave ? Apr\u00e8s tout, tout \u00e7a, ce n'est qu'un 'petit projet' ; tu as d\u00e9j\u00e0 \u00e9crit quatre branches presque enti\u00e8res et tu en as publi\u00e9 trois et demie ; repose-toi, va enseigner en Caroline-du-Nord ; occupe-toi d'Oulipo et de po\u00e9sie ; je ne sais pas, \u00e9cris un roman. \u00bb Il s'\u00e9tait fait tr\u00e8s doux et insinuant. J'ai \u00e9cout\u00e9 les propos ang\u00e9liques de mon d\u00e9mon et ce matin je lui ai r\u00e9pondu, comme Max aux maxi-monstres : \u00ab Non ! Je ne modifierai pas la branche 4 et je continuerai la branche pr\u00e9sente comme je l'ai commenc\u00e9e. Ma m\u00e9moire se d\u00e9glingue d'une mani\u00e8re peut-\u00eatre acc\u00e9l\u00e9r\u00e9e, mais c'est ainsi. Les lecteurs, s'il y en a, se d\u00e9brouilleront. \u00bb\n\n# Incises du chapitre 3\n\n## 93 C'\u00e9tait le moment de bien-\u00eatre maximal du bain *\n\nJe vous rappelle les conditions physiques et ph\u00e9nom\u00e9nologiques d'un tel moment. La baignoire ne se remplit plus. Tout mouvement d'eau et de membres a cess\u00e9. La temp\u00e9rature interne imaginaire du corps est encore un peu inf\u00e9rieure \u00e0 celle de l'eau, qui va commencer \u00e0 refroidir, mais lentement, car l'air est printanier et doux, et frais et ti\u00e8de. C'est le moment d'efficacit\u00e9 maximale du bien-\u00eatre de la pens\u00e9e. (Illusoire, je sais, nous savons, vous savez. La pens\u00e9e d'une quelconque efficacit\u00e9 de la pens\u00e9e est toujours illusoire. Elle l'est sp\u00e9cialement dans des cas de ce genre. Il n'importe. Le moment est bon. Certes, le bien-\u00eatre de pens\u00e9e est \u00e0 peine atteint qu'il se met \u00e0 se dissiper. Et la pens\u00e9e elle-m\u00eame en ces moments est vaporeuse ; ses raisonnements incertains, ses d\u00e9ductions molles. Je le sais. Malgr\u00e9 tout imaginons qu'il en va ainsi.) On s'est nettoy\u00e9 int\u00e9rieurement des brumes nocturnes, comme par le savonnage paresseusement pr\u00e9cis des encoignures, interstices et orifices du corps (tortillons noirs des entre-doigts de pied, cr\u00e8mes pelliculaires des arri\u00e8re-oreilles, morves des coins d'yeux, semblables \u00e0 celles dont on nettoie malgr\u00e9 ses protestations les yeux de son chat, avant de l'embrasser sur la douce fourrure de ses joues, bourres v\u00e9g\u00e9tales-animales de l'embouligou... On s'est d\u00e9barrass\u00e9 des r\u00e9sidus de toute la veulerie grasse des suies urbaines\n\nJe parle ici de l'axiomatique du bain seul, non du bain suivi de douche ; ni de la douche suivie de bain. Car dans le bain seul, o\u00f9 le rin\u00e7age principal s'effectue dans l'eau bleu-savon sale elle-m\u00eame, et n'est suivi que d'un rin\u00e7age de compl\u00e9ment, on ne se s\u00e9pare pas brutalement de son moi crasseux ant\u00e9rieur, comme c'est le cas dans les deux hypoth\u00e8ses-douche. On reste uni \u00e0 lui par continuit\u00e9, encore pr\u00e9sent au pass\u00e9 imm\u00e9diat et, parall\u00e8lement aux \u00e9lucidations de la peau, \u00e0 nos brumeuses et rances pens\u00e9es ou images tach\u00e9es de la suie de nuit (qu'on dit \u00eatre le r\u00eave) qui ne nous ont pas quitt\u00e9 enti\u00e8rement. Dans la fin de bain, ainsi, la fronti\u00e8re \u00e9tanche entre soi et le monde que nous avons appris, depuis Galien, \u00e0 identifier avec notre \u00e9piderme, est redevenue floue. Notre corps s'est \u00e9tendu au-del\u00e0, fluide et temp\u00e9r\u00e9.\n\n\u00c0 mesure que la peau s'\u00e9claircit, la pens\u00e9e devient plus lucide. Plusieurs chemins s'ouvrent devant elle, comme devant la main tripotant l'eau, une fois achev\u00e9 le travail du bain. La main et la pens\u00e9e peuvent en effet, c'est fr\u00e9quent n'est-ce pas ?, s'entraider pour la r\u00eaverie \u00e9rotique et ses m\u00e9andres. Ou encore, comme dans les autrefois bains enfantins, jouer de certaines propri\u00e9t\u00e9s de l'eau. Le souvenir que j'\u00e9voque en ce moment m'en pr\u00e9sente \u00e0 l'esprit un exemple, que je peux tr\u00e8s bien placer en ces m\u00eames ann\u00e9es (il me semble que je n'ai pas jou\u00e9 \u00e0 ce jeu au bain depuis tr\u00e8s longtemps) : le poing ferm\u00e9 enfonc\u00e9 dans l'eau verticalement, le pouce et l'index repli\u00e9 affleurant \u00e0 la surface on l'ouvre puis le referme brusquement, comprimant violemment une colonne d'eau qui se trouve projet\u00e9e en l'air assez haut, le plus haut qu'on peut (je vous ferai gr\u00e2ce de la comparaison \u00e9vidente, \u00e0 laquelle vous avez aussit\u00f4t pens\u00e9 vous-m\u00eames (je vous connais, hypocrites lecteurs(trices), mes semblables, mes fr\u00e8res (et s\u0153urs)).\n\nMais la main peut, alternativement, s'immobiliser enti\u00e8rement avec le reste du corps, pour se concentrer uniquement sur la sensation p\u00e9n\u00e9trante de chaleur, dont le point de jouissance le plus \u00e9lev\u00e9 sera atteint \u00e0 l'instant, imaginaire, certes, mais peu importe, d'\u00e9galit\u00e9 thermique totale entre soi et le monde, qui est 'soi prolong\u00e9', _i.e._ l'eau du bain. Alors on pense. Et si notre volont\u00e9, ou la volont\u00e9 des dieux (la volont\u00e9 des dieux, malheureusement, ou notre absence de volont\u00e9, fait que dans la plupart des cas, en fait, on se laisse simplement aller \u00e0 la r\u00eavasserie la plus vague, et ces moments qui devraient \u00eatre b\u00e9nis se dissipent en confort niais), fait qu'on se met \u00e0 penser avec concentration, des id\u00e9es nouvelles jaillissent, des puzzles inconfortables se r\u00e9solvent. On entre dans un \u00e9tat d'euphorie intellectuelle, bien peu autocritique, h\u00e9las ; et trop bref. Car l'\u00e9quilibre thermique entre votre corps et le monde du bain ne peut se conserver. L'eau refroidit. M\u00eame si on cherche \u00e0 le maintenir, ou \u00e0 le retrouver, en faisant de nouveau couler de l'eau chaude, les gestes m\u00eames n\u00e9cessaires \u00e0 cette op\u00e9ration rompent de toute fa\u00e7on aussi l'accord miraculeux.\n\nDans cet \u00e9tat m'apparut une pens\u00e9e qui ne disparut point avec ma sortie du bain\n\n## 94 Je n'exhumerais qu'un pot-pourri d'inventions ult\u00e9rieures **\n\nMes tentatives se d\u00e9roulaient plus ou moins toujours de la m\u00eame mani\u00e8re : me reportant, en imagination m\u00e9morielle, aux circonstances de ma d\u00e9couverte, j'isolais un point ant\u00e9rieur, mais relativement proche, de souvenir (l'eau coulant dans la baignoire, par exemple), et m'effor\u00e7ais d'\u00e9tablir une cha\u00eene, non seulement circonstancielle mais causale, entre les deux 'lieux de m\u00e9moire' ainsi isol\u00e9s. Le premier 'pas' est celui qui me co\u00fbtait le plus.\n\nLe m\u00e9canisme de 'r\u00e9collection' que je d\u00e9cris ainsi m'est, en fait, habituel. Je ne peux pas, honn\u00eatement, bien que je m'y obstine, dire qu'il est tr\u00e8s efficace, s'il s'agit de retrouver un objet \u00e9gar\u00e9, un nom propre par exemple, ou encore une date, mais je peux avoir au moins l'illusion de 'faire quelque chose' ; de ne pas rester livr\u00e9, b\u00eatement, aux caprices d\u00e9sordonn\u00e9s de mon esprit.\n\nJe cherchais \u00e0 faciliter ce 'saut' de m\u00e9moire, non en me proposant d'atteindre, d'un seul coup, d'un bond m\u00e9taphorique au milieu de la rivi\u00e8re d'oubli, une pierre \u00e9mergente et stable, mais en essayant de me placer sur le p\u00e9nulti\u00e8me caillou de petit poucet transbordeur (vous me suivez, n'est-ce pas ?) en comptant depuis le souvenir choisi comme commencement de la cha\u00eene, au d\u00e9part sur l'autre rive, terre plus ferme du pass\u00e9. Il suffirait alors de recommencer la m\u00eame op\u00e9ration de rapprochement, de me livrer \u00e0 une sorte de r\u00e9currence descendante introspective, une r\u00e9currence 'fermatienne' qui aboutirait au r\u00e9sultat voulu en un nombre fini de pas, comme toute bonne r\u00e9currence montante ou descendante qui se respecte.\n\nLes anneaux de cette cha\u00eene d'or de souvenirs une fois fix\u00e9s, j'examinerais comment l'encha\u00eenement lui-m\u00eame \u00e9tait constitu\u00e9 (autopsie m\u00e9morielle), et je trouverais, retrouverais, exhumerais les raisons raisonnables de la pens\u00e9e en question, son ultime cha\u00eenon. J'ai reconnu l\u00e0, \u00e0 l'occasion de quelque autre tentative d'\u00e9tablissement d'une cha\u00eene d\u00e9ductive-m\u00e9moire, pas n\u00e9cessairement de celle qui m'occupe en ce moment, un m\u00e9canisme de recherche fort semblable \u00e0 celui dont j'ai constat\u00e9, plus tard, qu'il est d\u00e9crit par Aristote, dans son De Memoria et Reminiscentia (c'est pourquoi j'ai employ\u00e9 le terme de 'p\u00e9nulti\u00e8me').\n\nLe raisonnement d'Aristote para\u00eet obscur et artificiel \u00e0 la plupart des commentateurs. Je ne le trouve pourtant pas tellement non naturel. Je proposerai une analogie avec le vers alexandrin : dans la th\u00e9orie de ce m\u00e8tre (la r\u00e9f\u00e9rence ici au m\u00e8tre de po\u00e9sie est moins aberrante qu'elle n'en a l'air) telle qu'elle se construit selon les principes lussoniens. L'avant-derni\u00e8re position (syllabe) du vers, compt\u00e9e, m\u00e9trique (si l'on veut), la 'p\u00e9nulti\u00e8me' donc, est celle qui re\u00e7oit, de toutes les syllabes, selon le mod\u00e8le (et cela se v\u00e9rifie 'statistiquement'), le marquage le plus faible.\n\nConsid\u00e9rons alors le vers comme un moyen de passer d'un blanc (prosa\u00efque : terrestre rive) \u00e0 un autre blanc en sautant, de caillou de syllabe en caillou de syllabe, au-dessus d'une rivi\u00e8re de silence sous-jacent ; le p\u00e9nulti\u00e8me caillou, le onzi\u00e8me, l'ouvrier, la cheville ouvri\u00e8re de la onzi\u00e8me heure du vers, est celui qui sort, \u00e9merge le moins nettement du flot verbal. De la m\u00eame mani\u00e8re, le p\u00e9nulti\u00e8me caillou de souvenirs recherch\u00e9 dans notre t\u00eate serait celui qui est le plus voisin de l'eau d'oubli, celui qui est le moins difficile \u00e0 extraire du L\u00e9th\u00e9, parce que le moins pesant du poids du pass\u00e9.\n\nLa comparaison, \u00e0 quelques ann\u00e9es de distance, de deux de ces tentatives de m\u00e9morisation (aristot\u00e9liciennes ou alexandrines), suffit pour conclure qu'il s'agit, vraisemblablement, de solutions imaginaires.\n\n## 101 rev\u00eatu aussi du sigle nrf, pr\u00e9sent encore sur la 'quatri\u00e8me de couverture', sans autre indication ; ce que je ne trouvai pas mal ***\n\npour le premier livre d'un inconnu total, de po\u00e9sie qui plus est. Il est presque impossible aujourd'hui de refuser \u00e0 l'\u00e9diteur l'encombrement de cet espace par de la prose adventice, destin\u00e9e \u00e0 fournir aux journaux le mat\u00e9riau n\u00e9cessaire \u00e0 un 'service minimum' du compte rendu. Les Amerloques ont le 'blurb', 'blatantly' commercial, avec appel de citations aussi prestigieuses que possibles, et donc aussi d\u00e9bectantes que possible le plus souvent, mais qui saurait \u00eatre, entre les mains d'un virtuose, tel Harry Mathews, de l'Oulipo, un genre litt\u00e9raire v\u00e9ritable. Il n'a pas, je le crains, \u00e9t\u00e9 identifi\u00e9 encore par la th\u00e9orie, pr\u00e9occup\u00e9e de t\u00e2ches plus nobles et g\u00e9n\u00e9ralement ennui-distillantes.\n\nM'inspirant de l'exemple d'un personnage de Jean-Paul (Richter, pas II, que je n'aime gu\u00e8re (en revanche j'aime bien Jean-Paul Ier, qui ne r\u00e9gna papalement que quelques jours, et qui, dit-on, aurait compar\u00e9 Dieu \u00e0 une cadillac, ce qui n'est pas mal pour un pape)), je m\u00e9dite la naissance d'un \u00e9crivain qui, las de la bassesse formelle des 'blurbs' et 'quatri\u00e8mes' r\u00e9ellement existants qui d\u00e9shonorent l'espace litt\u00e9raire du dos des livres, se consacrerait \u00e0 son ennoblissement \u2013 en r\u00e9crivant ceux d'ouvrages connus et en inventant ceux d'ouvrages inexistants. Un mod\u00e8le de ce genre \u00e0 inventer, plut\u00f4t apocryphe, ou d\u00e9tourn\u00e9 de son contexte r\u00e9el de r\u00e9el compte rendu, je ne sais plus trop, est pour moi celui-ci, que je pense \u00eatre d'Alphonse Allais, une 'quatri\u00e8me' de roman : \u00ab C'est l'histoire d'un jeune homme et d'une jeune fille. Ils se rencontrent, ils s'aiment, ils se marient. Dans la seconde partie du roman, l'action devient plus tragique encore. \u00bb\n\nPour beaucoup d'auteurs, et je suis de ceux-l\u00e0, la r\u00e9daction de la 'quatri\u00e8me de couverture' est une corv\u00e9e. Et certains ne sont pas loin de penser qu'en fait cette exigence est une brimade de la part de leur \u00e9diteur. Entre tous les signes, facultatifs ou obligatoires, qui sont ajout\u00e9s \u00e0 un texte quand il devient un livre imprim\u00e9, tels le nom de la maison d'\u00e9dition, les listes 'du m\u00eame auteur', les pr\u00e9faces (et postfaces), les 'achev\u00e9 d'imprimer', les num\u00e9ros ISBN ou les prix impos\u00e9s, ce sont bien les proses de la 'quatri\u00e8me' qui repr\u00e9sentent pour eux l'atteinte la plus d\u00e9sagr\u00e9able \u00e0 l'int\u00e9grit\u00e9 d'une \u0153uvre qu'ils voudraient absolument pure. Pis encore donc pour les m\u00eames quand on leur propose, cela arrive (pas du tout d'ailleurs pour essayer de diminuer la g\u00eane que suscite en eux cette pratique, mais pour all\u00e9ger le travail de l'\u00e9diteur ou du directeur de collection qui, sans cela, serait oblig\u00e9 d'ouvrir le livre), de remplir eux-m\u00eames, et \u00e9ventuellement de signer l'espace en question, soi-disant pour que n'y figurent que des affirmations dont ils pourront revendiquer l'ad\u00e9quation au contenu, mais en r\u00e9alit\u00e9 (pensent-ils) afin de leur faire entendre clairement que leur \u0153uvre est invendable et qu'ils doivent saisir la derni\u00e8re chance qui leur est offerte de la rendre l\u00e9g\u00e8rement plus acceptable au public\n\nLe seul moyen d'\u00e9chapper efficacement au purgatoire de la 'quatri\u00e8me' est, bien s\u00fbr, de la laisser vide. (Vide de bavardages en tout cas, en n'y pla\u00e7ant que des indications techniques (et minimales de surcro\u00eet).) Cette solution est, certes, satisfaisante. Mais elle ne me comble cependant pas tout \u00e0 fait aujourd'hui. Une composition, en effet, qu'elle soit roman ou po\u00e9sie, en devenant livre, devrait investir totalement la surface de toutes les pages ainsi que le volume de son incarnation imprim\u00e9e, comme elle le fait, en g\u00e9n\u00e9ral, d'une version manuscrite, tapuscrite ou traitementdetexuscrite. Ce n'est jamais le cas bien entendu. Pour y parvenir, il faudrait, par exemple, que les \u00e9l\u00e9ments ordinaires des couvertures soient pr\u00e9vus comme partie du texte, tous, dans leur moindre d\u00e9tail, d\u00e8s le temps de la composition.\n\nEt il n'y a pas que les couvertures. Dans les 'hard-covers' \u00e0 l'anglo-saxonne, il faut compter avec les robes de papier glac\u00e9 qui couvrent les cartonnages et qui sont munies de jaquettes ('dust-covers' en anglais, soit 'nids \u00e0 poussi\u00e8re', expression soulignant leur parent\u00e9 avec la housse de fauteuil). Certaines de ces housses de livre sont si belles, si luisantes, si 'glossy', qu'on se sent mal \u00e0 l'aise \u00e0 l'id\u00e9e de les soumettre aux intemp\u00e9ries des rayonnages de biblioth\u00e8que ; ce qui fait que quelques maniaques en viennent \u00e0 les recouvrir d'une enveloppe de papier plus commun, du papier kraft peut-\u00eatre. (La plastification directe des couvertures dures, pratiqu\u00e9e par certaines biblioth\u00e8ques municipales est laide et d'ailleurs tr\u00e8s salissante ; je ne la recommande pas.)\n\n(La tante Lida, chez qui nous allions autrefois, le dimanche parfois, du temps de l'enfance de Laurence, rue du Cherche-Midi, avait de richissimes fauteuils \u00e9pouvantablement laids, auxquels, dans son avarice consid\u00e9rable, elle tenait comme \u00e0 la prunelle de ses gros yeux vachins. Pour les d\u00e9fendre des exactions horribles de ses invit\u00e9s, elle n'asseyait ces barbares que sur les housses, les dust-covers dont elle avait affubl\u00e9 ces tr\u00e9sors de son salon. Mais le tissu des housses \u00e9tait \u00e0 ses yeux tellement beau, tellement pr\u00e9cieux qu'elle ne pouvait se r\u00e9signer \u00e0 le voir m\u00eame toucher, d\u00e9florer, sali de mains ou de fesses familiales et assimil\u00e9es. Elle avait donc fait poser sur ses ch\u00e9ris des prot\u00e8ge-housses. J'imagine qu'en vieillissant, confite en son veuvage oisif et prosp\u00e8re, elle a fini par franchir un degr\u00e9 de plus dans la protection de ses fauteuils en les affublant de prot\u00e8ge-prot\u00e8ge-housses.)\n\nPourquoi n'inventerait-on pas, pour les livres \u00e0 couverture dure et jaquette, la jaquette de jaquette, qui offrirait des possibilit\u00e9s textuelles insoup\u00e7onn\u00e9es, dans le cadre de l''\u0153uvre imprim\u00e9e totale' que je contemple en pens\u00e9e et en ce moment ?\n\nLes jaquettes, se repliant autour de l'ar\u00eate dure du carton offrent deux bandes plus ou moins larges de rabats (les 'flaps' anglais, eux, sont repli\u00e9s comme des ailes d'oiseaux endormis), surfaces ouvertes \u00e0 toutes sortes d'\u00e9critures potentielles.\n\nDans les livres \u00e0 couverture papier, comme c'est majoritairement le cas chez nous en France, j'ai toujours \u00e9t\u00e9 choqu\u00e9 par le gaspillage que repr\u00e9sente le laisser blanc des 'deuxi\u00e8mes' et 'troisi\u00e8mes de couverture'. Mais d'un autre c\u00f4t\u00e9 il faut bien avouer que la sobri\u00e9t\u00e9 des virginales 'troisi\u00e8mes' (des 'troisi\u00e8mes' surtout) a quelque chose de fascinant. Je suis l'auteur (putatif) d'une grande Anthologie de Troisi\u00e8mes de Couverture, o\u00f9 je reproduirais, en fac-simil\u00e9, celles des plus grands romans du si\u00e8cle, charg\u00e9es de tant de silence textuel g\u00e9nial. Le nom de l'\u00e9diteur ferait partie de l'\u0153uvre ; le num\u00e9ro d'isbn, le prix, etc. Sans pr\u00e9tendre m'approcher du tout d'une telle solution radicale je veux apporter ma contribution \u00e0 la 'question de la quatri\u00e8me de couverture'. Et voici comment : j'\u00e9cris une prose en branches (je fais pousser une sorte d'\u00e9pinard en branches de prose, pour tout dire). De ces branches, trois sont d\u00e9j\u00e0 devenues des livres ; chacun avec sa 'quatri\u00e8me' \u00e0 lui. Je vais tout simplement introduire le texte de ces trois 'pages' dans la cinqui\u00e8me branche, celle-ci. Ainsi ces pages, qui se trouvaient ext\u00e9rieures \u00e0 mon \u0153uvre dans ses premiers volumes, auront fini par en faire quand m\u00eame partie. ((Mais je ne le ferai que dans la version longue, rassurez-vous.))\n\n## 105 dans sa maison de retraite de vieux papiers et de vieux souvenirs ****\n\nIl me semble avoir de moins en moins de souvenirs, vieux ou pas vieux. Il me semble que nombre d'entre eux, que je croyais poss\u00e9der, s'effritent, se diluent, sans s'\u00e9vanouir tout \u00e0 fait. Les po\u00e8mes, par exemple, qui tapissaient ma m\u00e9moire, sont dans ce cas : ils s'en vont par morceaux. Je m'obstine parfois, pendant des heures allong\u00e9, regardant le plafond, \u00e0 combler, dans un sonnet de Du Bellay, de Shakespeare, de Baudelaire, de Louis de Gallaup de Chasteuil, 'ces grands trous bleus que font m\u00e9chamment les oiseaux' d'oubli. Je n'ai pas grand succ\u00e8s.\n\nQuant aux vieux papiers, c'est presque pire. Il y en a beaucoup autour de moi sans doute. Mais dans leur immense majorit\u00e9 ils sont de nature quasi impersonnelle : notes et photocopies assembl\u00e9es et conserv\u00e9es en vue de mes bavardages de s\u00e9minaire, de lectures publiques, de conf\u00e9rences ; choses administratives diverses, souvent caduques. Pratiquement pas de lettres. Des cahiers et carnets d'\u00e9criture, o\u00f9 il n'y a rien de priv\u00e9 non plus. Je ne tiens pas de Journal. Je jette le pass\u00e9 v\u00e9cu, \u00e0 mesure. J'en garde les images en m\u00e9moire ; o\u00f9 elles s'effacent.\n\nJe ne regrette pas cette situation, qui n'est pas involontaire. Il est vrai que quelques papiers un peu personnels demeurent ; car leur \u00e9limination n'a rien de syst\u00e9matique. Je laisse le plus souvent s'accumuler les traces \u00e9crites du temps qui passe. Puis je jette, par crises : petites crises mensuelles ; grandes crises avec r\u00e9solutions de destruction, face \u00e0 l'encombrement (mon lieu de vie est de taille restreinte) : ce sont les crises de rangement ; face au d\u00e9couragement r\u00e9current : ce sont les crises d''\u00e0 quoi bon'. Il y a eu, enfin, de tr\u00e8s grandes crises : crises de d\u00e9m\u00e9nagement. Pour avoir \u00e9chapp\u00e9 aux purges successives, un document doit avoir \u00e9t\u00e9 favoris\u00e9 par la chance. Il est vrai que dans les moments de destruction s\u00e9v\u00e8re (les tr\u00e8s grandes crises) je suis amen\u00e9 \u00e0 envisager la mise \u00e0 la corbeille de papiers qui avaient surv\u00e9cu aux \u00e9liminations pr\u00e9c\u00e9dentes. La raison de tels sursis \u00e0 ex\u00e9cution est toujours la m\u00eame : je pense, au moment en question, qu'ils pourront me servir. \u00c0 quoi ? eh bien, autrefois au **Projet** , tant que le **Projet** n'avait pas \u00e9t\u00e9 jet\u00e9 lui-m\u00eame \u00e0 la corbeille, maintenant \u00e0 l'avancement des branches de prose. Les branches de prose avan\u00e7ant, il y a de moins en moins de survivants.\n\nUne seule cat\u00e9gorie de documents fait exception. J'ai mis \u00e0 part :\n\n\u2013 quelques photographies et papiers du genre qu'on dit 'de famille' ;\n\n\u2013 les carnets-journaux de mon grand-p\u00e8re qui ont surv\u00e9cu \u00e0 d'autres destructions que les miennes (celles de mes parents surtout ; elle furent radicales) ;\n\n\u2013 une copie dactylographi\u00e9e des souvenirs d'institutrice de ma grand-m\u00e8re ;\n\n\u2013 la transcription d'une interview non publi\u00e9e de mon p\u00e8re \u00e0 propos de la R\u00e9sistance ;\n\n\u2013 quelques lettres de Sylvia, datant de la p\u00e9riode de mon service militaire.\n\nIl n'y a pas beaucoup d'autres lettres\n\nEntre ces 'autres documents' j'isole une petite enveloppe qui contient quasiment tout ce que j'ai conserv\u00e9 (comme souvenirs externes) de mon fr\u00e8re Jean-Ren\u00e9. Pourquoi ? parce que la circonstance (cause ?) imm\u00e9diate, directe, du **R\u00eave** d'o\u00f9 sortit mon **Projet** fut sa mort.\n\nLe contenu de l'enveloppe se s\u00e9pare naturellement en trois :\n\n**(i)** Deux photographies en noir et blanc :\n\n\u2013 a\u2013 La premi\u00e8re d'enfance : b\u00e9b\u00e9 blond nu, debout dans le soleil, sur une marche du jardin de notre maison familiale, \u00e0 Carcassonne. Le soleil rayonne de son ventre nu de b\u00e9b\u00e9 ; tout l'arri\u00e8re-plan (de feuillages) est noir. Sur la seconde marche, ensoleill\u00e9e aussi, comme les quatre doigts d'une main quatre silhouettes s'allongent. La photographie m'a accompagn\u00e9 trente ans partout ; si us\u00e9e qu'elle se s\u00e9pare presque en deux morceaux, d'une ligne de fracture qui passe juste au-dessus des yeux.\n\n\u2013 b\u2013 La deuxi\u00e8me de face : souriant, l'\u00e9t\u00e9 de sa mort.\n\n**(ii)** Trois bulletins scolaires du lyc\u00e9e Saint-Louis :\n\n\u2013 a\u2013 Bulletin trimestriel de l'\u00e9l\u00e8ve Roubaud Jean de la classe de N.S.E. (classe pr\u00e9paratoire, 'hypotaupe', en biologie) Ire Ann\u00e9e, 2e trimestre, Ann\u00e9e scolaire 1956-1957 (\u00ab tr\u00e8s bien \u00bb en math\u00e9matiques, \u00ab souvent distrait \u00bb en anglais).\n\n\u2013 b\u2013 De la m\u00eame ann\u00e9e scolaire le Relev\u00e9 Semi-trimestriel des Interrogations \u2013 Notes obtenues par le jeune Roubaud Jean de la Classe de N.S.E. 1 depuis le 23 mars 1957.\n\n\u2013 c\u2013 Un papier rose : Acad\u00e9mie de Paris \u2013 Lyc\u00e9e Saint-Louis (Ancien coll\u00e8ge d'Harcourt) \u2013 Distribution solennelle des prix \u2013 Ann\u00e9e scolaire 1956 1957 \u2013 Classe de NSE 1re ann\u00e9e \u2013 L'\u00e9l\u00e8ve Roubaud Jean a obtenu le prix d'Excellence \u2013 le Proviseur : P. Mandoul.\n\n**(iii)** Une s\u00e9quence de neuf lettres envoy\u00e9es par mon fr\u00e8re \u00e0 ma m\u00e8re, d'une 'maison de repos', d'avril \u00e0 juin 1960. Les lettres, manuscrites \u00e0 l'encre bleue, sont dat\u00e9es en haut de page en rouge ou en noir par ma m\u00e8re (je reconnais son \u00e9criture) :\n\n_I_\n\n_\u2013 Samedi_\n\nlendemain d'arriv\u00e9e \u00e0 **S.**\n\n_Ch\u00e8re famille_\n\n_Apr\u00e9s le d\u00e9part de papa et maman la fringale m'a pris et apr\u00e9s le d\u00eener je suis all\u00e9 au restaurant. J'aurais m\u00eame volontiers mang\u00e9 un troisi\u00e8me repas. Maintenant mes placards sont pleins de victuailles mais ma fringale a disparu. Je n'ai pas bien dormi ces deux derni\u00e8res nuits mais je vois le docteur ce soir et je lui demanderai de me faire dormir, l'air ne suffisant pas._\n\n_\u00c0 part cela je commence \u00e0 faire quelques connaissances : very small talking. je vous remercie de votre lettre n o 1 que j'ai re\u00e7ue ce matin_\n\n_Je vous embrasse_\n\n_Jean Ren\u00e9_\n\n_P.S. Merci \u00e0 Maman qui m'\u00e9crit son adresse sur l'enveloppe. Elle m'\u00e9pargne un effort de m\u00e9moire qui risquerait d'\u00eatre lourd \u00e0 supporter._\n\n_II \u2013_\n\nArriv\u00e9e le 21.4.60\n\n_Ch\u00e8re famille (avec Denise je pense)_\n\n_Tout va bien : je dors je mange je ne fais rien ou presque et jene m'ennuie m\u00eame plus. J'ai re\u00e7u des foules de lettres ce qui me donne une occupation rien qu'\u00e0 les classer ; en particulier voici des chansons de Pierrot que je n'ai pas essay\u00e9 de propager par ici. Le b\u00e9ret de papa est ici : m'autorise-t-il \u00e9ventuellement \u00e0 le porter ?_\n\n_Les C... m'ont emmen\u00e9 voir la mer comme Raymond Devos. Il para\u00eet que c'\u00e9tait mar\u00e9e basse mais je n'en crois rien : l'eau \u00e9tait bien assez haute comme \u00e7a et si froide. En partant ils m'ont laiss\u00e9 un pot de confiture et un camembert car je leur avais fait part de mes pr\u00e9occupations gastronomiques (mais ne m'envoyez rien ; je fais mon march\u00e9 r\u00e9guli\u00e8rement)._\n\n_\u00c0 part cela j'ai appris que j'\u00e9tais dispens\u00e9 d'assister \u00e0 la messe le Dimanche et de faire abstinence comme tous les malades de l'\u00e9tablissement. Vous voyez que je ne risque pas de devenir cureton bien que le pays s'y pr\u00eate._\n\n_Et voil\u00e0 comme dit Juliette._\n\n_Jean Ren\u00e9_\n\n_Bonne f\u00eate \u00e0 maman (Je n'ai pas voulu m\u00e9langer les f\u00eates religieuse et civile)._\n\n_III \u2013_\n\nre\u00e7ue le 28.4.60\n\n_Ch\u00e8re famille_\n\n_Peut-\u00eatre que je vais mieux je ne suis pas d'humeur \u00e9pistolaire ces temps-ci ; mais l'espoir de recevoir d'autres photos de Laurence me pousse \u00e0 vous \u00e9crire._\n\n_j'arrive \u00e0 ne pas trop m'ennuyer avec le billard le bridge le ping-pong le golf miniature les promenades et la lecture de mon courrier. Je dors la nuit et j'engraisse, mes voisins de table me donnent leur surplus. \u00c0 part \u00e7a il fait un temps magnifique._\n\n_J'ai re\u00e7u le pantalon de velours et le surv\u00eatement. Pour le v\u00e9lo je n'en ai pas encore parl\u00e9 au docteur. J'ai re\u00e7u aussi un pot de confiture de Lyon, bien emball\u00e9 par Grand papa._\n\n_Je vous embrasse_\n\n_Jean Ren\u00e9_\n\n_IV \u2013_\n\n30.4.60\n\n_Ch\u00e8re famille_\n\n_J'ai oubli\u00e9 de vous demander de me faire envoyer le v\u00e9lo (le docteur est d'accord). J'ai re\u00e7u le colis de Ren\u00e9e et me suis jet\u00e9sur les machemaleau en admirant le sto\u00efcisme de maman qui ne m'en a pas chip\u00e9._\n\n_Albert et Odette m'ont rendu visite ce matin ce qui a \u00e9t\u00e9 une surprise car je n'avais pas re\u00e7u la derni\u00e8re lettre. Nous nous sommes promen\u00e9s le long de la Sendre et avons \u00e9crit deux cartes postales (nous en avions achet\u00e9 3 pas plus c'\u00e9tait trop difficile, surtout qu'on ne savait pas \u00e0 qui envoyer la derni\u00e8re !)._\n\n_J'admire beaucoup les photos de Laurence surtout la n o 4 (maman doit savoir de laquelle il s'agit) o\u00f9 elle est en pri\u00e8re (d\u00e9j\u00e0 !) bien sup\u00e9rieure au bonze Kobo Da\u00efshi enfant du kakemono sur soie dont Juliette m'avait envoy\u00e9 la reproduction \u00e0 \u00c9pinay._\n\n_Je vous embrasse tous, bien le bonjour \u00e0 Berthe._\n\n_Jean Ren\u00e9_\n\n_P.S. Puisque dans les postcriptum on met les choses essentielles : il fait beau il fait toujours beau (frais et quelques Nuages)._\n\n_V \u2013_\n\nre\u00e7u 7.5.60\n\n_Ch\u00e8re famille_\n\n_Je vais un peu moins bien ces jours ci et on me fait une cure de tofranil. \u00c0 part cela je m'ennuie car il est difficile de trouver des joueurs de golf miniature... Il fait de plus en plus beau._\n\n_Excusez moi aupr\u00e8s de Sylvia car je ne lui \u00e9cris pas._\n\n_Je vous embrasse tous_\n\n_Jean Ren\u00e9_\n\n_VI \u2013_\n\n17.5.60\n\n_Ch\u00e8re famille_\n\n_Je n'ai besoin ni d'argent ni de v\u00eatements ni de lectures mais en bon fils et bon fr\u00e8re je vous \u00e9cris quand m\u00eame. Le surv\u00eatement et le v\u00e9lo sont arriv\u00e9s._\n\n_Je poursuis le traitement tofranil et ne fais pas grand-chose dans la journ\u00e9e. Je suis all\u00e9 me baigner une fois dans une eau fra\u00eeche mais non glac\u00e9e._\n\n_\u00c0 part cela rien \u00e0 signaler_\n\n_Je vous embrasse_\n\n_Jean Ren\u00e9_\n\n_VII \u2013_\n\n_28.5.60_\n\n_Ch\u00e8re famille_\n\n_Je vous envoie les ch\u00e8ques sign\u00e9s je pense ; recommencez \u00e0 m'en demander si vous voulez des lettres de moi._\n\n_Cela ne va pas beaucoup mieux mais je ne perds pas espoir. Depuis 2 jours il fait un temps superbe : hier baignade et bains de soleil \u00e0 Royan, aujourd'hui promenade \u00e0 v\u00e9lo. Je mange, je dors, je respire, je parle, j'\u00e9coute, j'ach\u00e8te le journal, je le lis, j'avale des drogues ; il ne me manque que de recoudre mes boutons._\n\n_Bravo \u00e0 Denise d'avoir termin\u00e9 les \u00e9preuves malgr\u00e9 une angine et merci \u00e0 Pierre pour les reproductions._\n\n_Je vous embrasse_\n\n_Jean Ren\u00e9_\n\n_VIII \u2013_\n\nle 11.6.60\n\n_Ch\u00e8re famille_\n\n_Le vide total qui r\u00e8gne rue Jean Menans me remplit d'effroi. Comment peut-on vivre une vie parfaitement vide ? je m'en sens incapable. Je me suis heureusement rassur\u00e9 en songeant que ce vide n'\u00e9tait (ou \u00e9tait) que le r\u00e9sultat d'une semaine sans visite \u00e0 Laurence ou Vincent et Jean Fran\u00e7ois._\n\n_Pour ma part je vais mieux. Je me suis achet\u00e9 une magnifique chemise nylon qui me transforme en dandy. Son seul d\u00e9faut est que je voulais une chemisette et que cela a atteint mes finances, c'est pourquoi je vous demanderai de l'argent et des chemisettes si possible. D'autre part j'aimerais bien que maman me fasse une petite anthologie po\u00e9tique, la meilleure, celle qu'elle ferait pour elle ; si elle a le temps bien s\u00fbr._\n\n_Il commence \u00e0 \u00eatre temps que je m'en aille car j'ai de moins en moins de boutons sur mes v\u00eatements ; par contre la cartouche de mon stylo bille est toujours pleine ; excusez moi_\n\n_Je vous embrasse_\n\n_Jean Ren\u00e9_\n\n_IX \u2013_\n\n24.6.60\n\n_Ch\u00e8re famille_\n\n_J'ai r\u00e9pondu \u00e0 Tante Jeanne aujourd'hui. Les livres de l'\u00e9cole \u00e9taient dans ma thurne ainsi que quelques autres ; ils doivent y \u00eatre toujours. Ma cl\u00e9 doit \u00eatre dans mon tiroir et le num\u00e9ro devrait \u00eatre marqu\u00e9 dessus._\n\n_Je vais de temps en temps \u00e0 Royan me baigner. Mais je ne vais pas trop bien en vrai sinuso\u00efdal que je suis._\n\n_J'ai re\u00e7u le cadeau d'anniversaire ainsi que le t\u00e9l\u00e9gramme et qu'un colis de friandise de Lyon._\n\n_Je vous embrasse_\n\n_Jean Ren\u00e9_\n\nLe motif de cette mansu\u00e9tude exceptionnelle est le suivant : je destine ce tout petit ensemble \u00e0 ma fille Laurence. Je lui remettrai le tout prochainement. (Tout ou partie seulement : je vais encore trier, d\u00e9truire.)\n\nEn tout \u00e9tat de cause, il reste finalement tr\u00e8s peu de choses du pass\u00e9 dans mes 'archives'. Pour composer les branches du ' **grand incendie de londres** ', je d\u00e9pends avant tout de ma m\u00e9moire. Je suis livr\u00e9 \u00e0 ses insuffisances, et \u00e0 sa lente d\u00e9t\u00e9rioration. En principe, je ne m'en plains pas. C'est expr\u00e8s. Cependant, dans bien des circonstances, je regrette. Je regrette de ne pas me souvenir. Je regrette d'avoir jet\u00e9 ou perdu ou pour le moment \u00e9gar\u00e9, dans ma t\u00eate, dans des classeurs, dans des tiroirs, sous le lit m\u00eame, respectivement tel souvenir et telle lettre, tel papier, tel livre ou revue ou bout de journal qui m'auraient \u00e9t\u00e9 bien utiles pour faire rena\u00eetre le souvenir. Mais cela aussi fait partie de ma tentative, me dis-je alors pour me consoler. D'ailleurs, qu'y puis-je ?\n\nDevant l'affaissement de ma m\u00e9moire, la tentation m'est grande de me servir de ce qui me reste de pass\u00e9 \u00e9crit ou en images, tout simplement en l'incorporant plus ou moins largement \u00e0 ma composition prosa\u00efque. J'y c\u00e8de sans trop de scrupules : les mat\u00e9riaux ainsi disponibles ne constituent pas une masse bien consid\u00e9rable.\n\nPlus grave, plus perturbante est une autre tentation, \u00e0 laquelle je m'abandonne (dangereusement pour les rapports entre m\u00e9moire interne et m\u00e9moire externe que j'ai jusqu'ici r\u00e9ussi \u00e0 maintenir nettement d\u00e9s\u00e9quilibr\u00e9s en faveur de la premi\u00e8re) de plus en plus dans la version longue de cette branche, \u00e0 savoir de puiser non plus dans les documents personnels priv\u00e9s rares de ma vie, mais dans des publications. La raison est simple : plus j'ai du mal \u00e0 me souvenir, plus cette voie est attirante.\n\nIl est vrai aussi que nombre de ces publications ont directement \u00e0 voir avec mon 'sujet' principal. Comme je dispose encore parfois d'\u00e9bauches, de brouillons, de versions d\u00e9laiss\u00e9es concurrentes ant\u00e9rieures, je peux, en sollicitant ma r\u00e9tive m\u00e9moire par la relecture, par comparaison entre produits bruts et finis, m'\u00e9lever au-dessus de la simple constatation de leur persistance documentaire jusqu'\u00e0 leur faire reprendre place dans la perspective du **Projet** , par exemple, ou dans les plus modestes constructions qui ont suivi son abandon.\n\nPour en revenir \u00e0 l'utilisation que j'ai pu et pourrais faire encore des traces peu nombreuses de mon pass\u00e9 priv\u00e9 j'imagine que par copie sur mon \u00e9cran, par pr\u00e9l\u00e8vements s\u00e9lectifs et commentaires, je suis arriv\u00e9 un peu d\u00e9j\u00e0 et peut-\u00eatre pourrais arriver mieux encore \u00e0 leur donner un statut de souvenirs honorifiques, att\u00e9nuant ainsi l'effet d'ext\u00e9riorit\u00e9 qui me g\u00eane, qui me semble s'opposer \u00e0 un des principes les plus n\u00e9cessaires de mon Trait\u00e9 de M\u00e9moire\n\n## 106 De la m\u00eame baignoire dont j'\u00e9tais sorti euphorique lors de ma d\u00e9couverte, je sortis \u00e0 nouveau *****\n\nLa sortie des baignoires est une activit\u00e9 r\u00e9currente.\n\ndes baignoires \u2013\n\nIl n'est pas douteux que l'humanit\u00e9, au moins sous nos climats, peut \u00eatre r\u00e9partie en six classes, distinctes strictement, d\u00e9finies par un crit\u00e8re unique qui ne concerne ni l'\u00e9conomie, ni la politique, ni le sexe, ni la religion, ni l'ethnie, ni la couleur de peau, ni celle des cheveux, ni etc., qui n'implique pas non plus directement le caract\u00e8re (\u00ab ensemble des mani\u00e8res habituelles de sentir et de r\u00e9agir qui distinguent un individu d'un autre \u00bb) des personnes et pas plus leur physionomie.\n\n * La premi\u00e8re classe d'humains baignants se compose de ceux qui se baignent mais ne se douchent pas. C'est la classe **b non d**.\n\n * La deuxi\u00e8me classe est faite de ceux qui se douchent mais ne se baignent pas. C'est la classe **d non b**.\n\n * Dans la troisi\u00e8me classe nous placerons ceux qui se baignent et se douchent : classe **b & d**.\n\n * Dans la quatri\u00e8me iront ceux qui se douchent et se baignent : classe **d & b**.\n\n * Dans la cinqui\u00e8me ceux qui se baignent et se douchent ; classe **b et d**.\n\n * Dans la sixi\u00e8me classe enfin seront ceux qui, volontairement ou non, ne se baignent ni ne se douchent : classe **nonb nond.**\n\nJe pr\u00e9cise que les classes 3, 4 et 5 sont distinctes, contrairement \u00e0 ce que laisserait penser l'emploi du connecteur langagier 'et'. Dans le cas des classes 3 et 4, o\u00f9 il est not\u00e9 '&', il s'agit d'un 'et' non commutatif : les individus de la classe 3 sont ceux qui se baignent de pr\u00e9f\u00e9rence et ne se douchent qu'en second choix ; ce 'et' est un 'et aussi' ; ceux de la classe 4 choisissent de pr\u00e9f\u00e9rence la douche, ne se baignent qu'en second choix. Le 'et' commutatif, que j'ai not\u00e9 par un 'et' soulign\u00e9, et, identifie en la cinqui\u00e8me classe ceux qui indiff\u00e9remment se baignent et se douchent, soit qu'ils suivent en cela leur humeur, soit qu'ils se soumettent aux circonstances mat\u00e9rielles de l'existence, soit encore qu'ils se d\u00e9cident pour l'une ou l'autre de ces deux activit\u00e9s en fonction de leur horoscope,..., soit m\u00eame qu'ils pratiquent s'ils le peuvent les deux activit\u00e9s en une m\u00eame s\u00e9ance de nettoyage (classe qui aurait peut-\u00eatre m\u00e9rit\u00e9 d'\u00eatre isol\u00e9e et d\u00e9sign\u00e9e comme classe 7 : **b+d)**.\n\n(Il va sans dire qu'une th\u00e9orie g\u00e9n\u00e9rale de l'humanit\u00e9, du point de vue psychologique pour le moins, se pourrait ais\u00e9ment \u00e9laborer \u00e0 partir de l'examen attentif des traits communs aux individus de chacune des six classes fondamentales (divis\u00e9es elles-m\u00eames, on ne peut plus naturellement, en sous-classes, d\u00e9finies \u00e0 l'aide de sous-crit\u00e8res objectifs pertinents comme : fr\u00e9quence des activit\u00e9s ablutoires, types d'agents nettoyants utilis\u00e9s, dur\u00e9e des s\u00e9ances, moments pr\u00e9f\u00e9r\u00e9s des journ\u00e9es, nature (essences balsamiques, gels moussants, lait d'\u00e2nesse, mers, oc\u00e9ans, rivi\u00e8res, lacs, torrents,...) et temp\u00e9ratures des liquides choisis, activit\u00e9s ludiques ou\/et \u00e9rotiques,...)\n\nJ'appartiens, moi, \u00e0 la classe 1. Cela ne veut pas dire que je ne me douche jamais. Mais je ne m'y r\u00e9sous que quand je ne peux pas faire autrement. L'id\u00e9e de douche ne m'est pas agr\u00e9able. La douche r\u00e9elle m'agresse, m'inconforte. Je la crains froide ; trop chaude, elle m'\u00e9pouvante. Puissante, son jet me blesse les \u00e9paules. Trop discr\u00e8te, trop molle, je la trouve ridicule. Je ne sais comment la tenir et me savonner en m\u00eame temps ; je ne sais comment me d\u00e9savonner sous elle ensuite. Il m'arrive, dans ma d\u00e9tresse et mon d\u00e9sarroi, de m'asseoir carr\u00e9ment sur le carreau, souvent carr\u00e9 du carrelage d'une douche de chambre d'h\u00f4tel, incommode et froid, et, posant le pommeau de la douche sur mes \u00e9paules, de m'imaginer que je suis dans une baignoire qui ne se remplit pas. Je ressors mal lav\u00e9 et frissonnant.\n\nSi j'\u00e9crivais mon autobiographie,\n\nquand j'\u00e9crirai mon autobiographie,\n\nj'en ordonnerai(s) les \u00e9pisodes en fonction des baignoires, et des non-baignoires que j'ai connues. Je n'oublierais ni les bains de mer (\u00ab bains de minuit aux l\u00e8vres de soufre \u00bb, for instance), ou de rivi\u00e8res et ruisseaux (\u00ab baignades dans les ruisseaux froids \/ comme un fil de rasoir \u00bb), ni les \u00e9pisodes de douches dans les torrents, sous les cascades, dans les cabines de piscine, les casernes. De l'enfance \u00e0 la vieillesse en suivant les pentes de l'adolescence \u00e0 l'\u00e2ge mur, la 'raison' de ma vie appara\u00eetrait ainsi en pleine lumi\u00e8re, ses ressorts mis \u00e0 nu par ressemblances et contrastes entre \u00e9pisodes aqueux soigneusement d\u00e9crits.\n\nJ'aime les baignoire vastes. Bien entendu, je n'en ai que tr\u00e8s rarement une de dimensions ad\u00e9quates \u00e0 ma disposition. Je hais les baignoires sabots, les bacs, les cuves. Je r\u00eave au contraire, j'ai r\u00eav\u00e9 je crois toute ma vie du luxe intense d'une tr\u00e8s grande salle de bains blanche, tout en marbre ou en basalte, avec un m\u00e9langeur d'eau parfait, brillant, lourd et puissant, espace presque uniquement investi d'une longue baignoire aux bords rectangulaires, aux rebords larges, aux courbes suaves, en coin sous une fen\u00eatre, \u00e0 l'oppos\u00e9 de la porte, o\u00f9 m'enfouir une fois par jour \u00e0 des heures de lumi\u00e8re diff\u00e9rente, naturelle ou \u00e9lectrique, d'aurore, de cr\u00e9puscule, nocturne. Des serviettes blanches, lourdes ; des peignoirs blancs. J'aime voir entrer nue, et brune, celle que j'aime, dans l'eau large, chaude, dans sa brume, sa fum\u00e9e, sa vapeur, couvrant les miroirs\n\n## 108 Ou bien je vais au hasard dans les rues. Il m'accompagne ******\n\nNous marchons ensemble suivant des itin\u00e9raires sans joie, sans impr\u00e9vu ; quelconques. Faut-il qu'il pleuve ? pas n\u00e9cessairement. Il peut tr\u00e8s bien faire beau ; banalement beau ; horriblement beau. Je regarde le soleil filer entre mes doigts avec un inint\u00e9r\u00eat absolu. Il ne me d\u00e9livrera pas du d\u00e9mon. Le plus souvent je ne regarde pas le soleil ; ni les nuages d'o\u00f9 descend la pluie inint\u00e9ressante, sur ma t\u00eate inint\u00e9ress\u00e9e. Je marche sous ma casquette.\n\nSous ma casquette je marche : J'ai \u00e9pous\u00e9 ma premi\u00e8re casquette \u00e0 Dijon, en 1967. Enfant, \u00e9colier, j'avais port\u00e9 des b\u00e9rets. Je les perdis souvent. Ensuite j'allai t\u00eate nue. Mes cheveux tomb\u00e8rent de mon cr\u00e2ne. J'allais toujours t\u00eate nue, sans me souvenir qu'il faisait froid, s'il faisait froid, ni de la pluie, s'il faisait pluie. J'eus froid : \u00e0 Dijon, en cet hiver, au point de m'en rendre compte ; car il fit froid, plus qu'\u00e0 Paris, comme il sait faire en Bourgogne : un reste de l'ancienne opposition historique entre Duch\u00e9 et Royaume ? non ? (voir Quentin Durward, de Walter Scott).\n\nEt alors je me suis dit : pourquoi ne pas acheter une casquette ? pourquoi, pourquoi, puisque je suis maintenant ma\u00eetre de conf\u00e9rences, en vertu de l'obtention d'un poste \u00e0 l'universit\u00e9 de Dijon ; subs\u00e9quent \u00e0 la conqu\u00eate du titre de docteur \u00e8s-sciences math\u00e9matiques ?\n\n(En ces temps, je parle de 1967, on nommait ma\u00eetre de conf\u00e9rences ce qu'on nomme aujourd'hui, en 1998, professeur de seconde classe ; ce qu'on nomme aujourd'hui, en 1998, ma\u00eetre de conf\u00e9rences \u00e9tant ce qu'on nommait alors, en 1967, ma\u00eetre-assistant ; cette cat\u00e9gorie de personnels de l'enseignement sup\u00e9rieur ayant conquis entre-temps, unique conqu\u00eate de la 'r\u00e9volution' de 68, de haute lutte le droit de porter le nom jusque-l\u00e0 r\u00e9serv\u00e9 \u00e0 la cat\u00e9gorie hi\u00e9rarchiquement imm\u00e9diatement sup\u00e9rieure, laquelle s'\u00e9tait trouv\u00e9e propuls\u00e9e aussi vers le haut (nominalement s'entend) par l'accession au droit au titre de professeur, tout en restant malgr\u00e9 tout bien \u00e0 sa place, inf\u00e9rieure \u00e0 celle des vrais professeurs, l'indiquant le qualificatif de 'seconde classe'. La distinction entre deuxi\u00e8me classe et premi\u00e8re classe est beaucoup moins int\u00e9ressante que la germanique et suisse r\u00e9partition en professeurs 'ordinaires' et 'extraordinaires'. (On disait, \u00e0 G\u00f6ttingen, aux temps de David Hilbert : \u00ab Un professeur extraordinaire ne sait rien d'ordinaire, et un professeur ordinaire ne sait rien d'extraordinaire. \u00bb) Elle est m\u00eame plus ennuyeuse que l'am\u00e9ricaine opposition entre 'full' et 'associate', \u00e0 connotations ferroviaires ou militaires.\n\nLors du bouleversement onomastique post-soixante-huitard se perdit aussi une autre distinction v\u00e9n\u00e9rable : car les personnes \u00e0 responsabilit\u00e9s et privil\u00e8ges qu'on pourrait qualifier de 'professoraux' se partageaient, ant\u00e9rieurement \u00e0 la r\u00e9forme qui vit ainsi grimper (honorifiquement) les ma\u00eetres-assistants, en trois grands troupeaux et non deux comme aujourd'hui (1998). Par ordre d'honorification descendante, il y avait :\n\n * (i) tout en haut, les professeurs tout court ;\n\n * (ii) imm\u00e9diatement au-dessous des pr\u00e9c\u00e9dents les professeurs sans chaire (qualificatif qui impliquait la pr\u00e9sence silencieuse mais symbolique et majestueuse d'une chaire sous les membres de la cat\u00e9gorie sup\u00e9rieure) ;\n\n * (iii) tout en bas les ma\u00eetres de conf\u00e9rences.\n\nQuand la r\u00e9forme eut op\u00e9r\u00e9 la transformation, \u00e9minemment rythmique, du 3 en 2, je me retrouvai, alors que je venais juste d'acc\u00e9der \u00e0 la dignit\u00e9 de professeur sans chaire (d'une \u00e9l\u00e9gante, \u00e0 mes yeux, l\u00e9g\u00e8ret\u00e9), un vulgaire 'deuxi\u00e8me classe' (comme pendant mon service militaire), m\u00eal\u00e9 \u00e0 la foule anonyme des anciens ma\u00eetres de conf\u00e9rences dont j'avais \u00e0 grand peine \u00e9merg\u00e9. Je fus offusqu\u00e9.)\n\nPourquoi, me suis-je donc dit, un jour d'hiver, \u00e0 Dijon, ne me permettrais-je pas le luxe de la singularit\u00e9 d'une casquette ? Aussit\u00f4t pens\u00e9 comme je viens de dire, aussit\u00f4t appliquant la maxime shakespearienne \u00ab there is a tide in the affairs of man... \u00bb, j'entrai dans une vieille boutique d'une vieille rue de la ville, et fit l'acquisition s\u00e9ance tenante d'une casquette genre 'retrait\u00e9 de l'EDF' qui fit mon bonheur pendant de nombreuses ann\u00e9es. Je la revois encore distinctement. Elle \u00e9tait grise, d'un gris d\u00e9cid\u00e9 mais sans ostentation, ni 'perle' ni 'trompe d'\u00e9l\u00e9phant', ni 'cheveu de cinquantenaire' ; strictement terne, l\u00e9g\u00e8re mais tenant bien au cr\u00e2ne. Sa protection contre les intemp\u00e9ries et le refroidissement \u00e9tait plus morale que pratique, mais elle me convint.\n\nElle fut le pendant parfait, le compl\u00e9ment id\u00e9al d'un autre objet acquis contemporainement, une chaise que j'achetai pour meubler ma fort modeste chambre du 11 de la rue de Fontaine. Cette chaise \u00e9tait jaune, en plastique jaune pisso\u00efde, d'une laideur spectaculaire de substance, de couleur, de contours et de forme, semble-t-il. Elle faisait, semble-t-il, honte \u00e0 l'id\u00e9e m\u00eame de chaise, si ch\u00e8re aux philosophes ph\u00e9nom\u00e9nologues, qui en font une consommation \u00e9norme (relay\u00e9s en cette activit\u00e9 par certains philosophes anglo-saxons de la secte dite analytique). Aucun philosophe qui se respecte n'aurait, semble-t-il, pu envisager sans horreur d'\u00e9voquer son image pour la moindre m\u00e9ditation sur l'\u00eatre. J'\u00e9cris 'semble-t-il', parce que je ne m'\u00e9tais pas rendu compte par moi-m\u00eame de ces caract\u00e8res de ma chaise, qui m'avait plu imm\u00e9diatement \u00e0 l'achat et me donnait toute satisfaction. C'est un l\u00e9ger recul poli de Claire Lusson quand elle fut mise en pr\u00e9sence de ma casquette, accompagn\u00e9 d'un rire franc et massif de Pierre, qui m'alerta. Je ne cessai pas de l'aimer, malgr\u00e9 tous les sarcasmes. Elle avait, certes, un l\u00e9ger d\u00e9faut, l'\u00e9quivalent, dans la physionomie d'une casquette, d'un l\u00e9ger strabisme. Elle paraissait toujours pencher un tout petit peu du c\u00f4t\u00e9 droit, m\u00eame quand j'avais v\u00e9rifi\u00e9, dans une glace par exemple, qu'elle n'\u00e9tait pas pos\u00e9e de travers. En m\u00eame temps, alors qu'elle me serrait tr\u00e8s bien aux tempes, assurant une prise capable de r\u00e9sister \u00e0 un vent violent, ma casquette me donnait r\u00e9guli\u00e8rement l'impression de se pr\u00e9parer \u00e0 tomber ou \u00e0 s'envoler et c'est en vivant avec elle que j'ai pris l'habitude (j'ai gard\u00e9 ma premi\u00e8re casquette, m\u00eame apr\u00e8s avoir v\u00e9cu avec plusieurs autres, cessant d'\u00eatre monogame du couvre-chef pour m'\u00e9tablir \u00e0 la t\u00eate d'un harem, si j'ose dire) de serrer ma casquette, quelle qu'elle soit, des deux mains fermement sur ma t\u00eate quand je traverse un pont. Il m'arrive m\u00eame de l'enfoncer r\u00e9solument en l'absence de tout pont et de tout vent (ensemble ou s\u00e9par\u00e9ment). Plus le temps passe, plus j'ai \u00e0 intervalles r\u00e9guliers et proches l'impression d'un rel\u00e2chement soudain dans son \u00e9treinte. Je sens qu'elle va tomber, rouler dans la boue ou dans la poussi\u00e8re, passer sous les roues d'une automobile, ou moi-m\u00eame passer sous les roues d'une automobile en me pr\u00e9cipitant pour la sauver ; et si je suis en train de franchir un pont, j'imagine qu'elle va voler par-dessus le parapet et que moi-m\u00eame, pris de vertige, je vais tomber \u00e0 sa suite dans la rivi\u00e8re, ou me fracasser la t\u00eate sur une voie de chemin de fer. C'est encore pire si je suis sur le quai d'une station de m\u00e9tro, attendant la rame au bord du quai. Et c'est pour cette raison que machinalement je la renfonce, alors que ce geste est parfaitement inutile, et que jamais une seule de mes casquettes n'est tomb\u00e9e. Mais je suis pris d'une sorte de vertige, analogue en fait au vertige lui-m\u00eame, qui ne cesse de multiplier en moi les pr\u00e9textes pour intervenir (injonction, peut-\u00eatre subliminale, ou transmission de pens\u00e9e de la casquette qui trouve que je ne m'occupe pas assez d'elle).\n\nMa douce casquette grise, je la poss\u00e9derais encore, si elle ne m'avait pas \u00e9t\u00e9 d\u00e9rob\u00e9e, oui, d\u00e9rob\u00e9e, sans doute par un amateur pervers et collectionneur d'art brut, en 1972 ou 73, dans une librairie parisienne. Je m'en souviens exactement. Je ne sais pas de quelle librairie il s'agit, ni pourquoi je m'\u00e9tais, dans une librairie pr\u00e9cis\u00e9ment, d\u00e9v\u00eatu provisoirement de ma casquette, mais c'est bien ainsi que, j'en suis s\u00fbr, cela s'est pass\u00e9. Au moment de sortir de ladite librairie, j'ai cherch\u00e9 \u00e0 reprendre ma casquette pour la remettre en place, et je ne l'ai pas trouv\u00e9e. Mais je n'ai pas non plus trouv\u00e9 une autre casquette \u00e0 l'endroit o\u00f9 je l'avais laiss\u00e9e ou en un autre quelconque endroit vraisemblable de la librairie, et il ne pouvait donc s'agir d'un malentendu, de la m\u00e9prise innocente de quelqu'un qui l'aurait prise par erreur ; il fallait qu'une t\u00eate entr\u00e9e nue soit repartie couverte, et couverte de mon bien. (Il reste que je n'arrive toujours pas \u00e0 identifier le lieu en question et \u00e0 trouver une raison vraisemblable pour le d\u00e9p\u00f4t (sur une pat\u00e8re ?) de ma casquette.)\n\nEn pensant \u00e0 elle j'ai compos\u00e9 mon po\u00e8me en 'ter' :\n\n**Po\u00e8me de la pan-pan-pan**\n\n_Comment dit la pan-pan-pan_\n\n_Quel est donc ce mys-mys-mys_\n\n_E_ ** _n e_** _ntrant au restaurant_\n\n_J'ai mis sur la pa-pa-pa_\n\n_Mon chapeau, il n'est plus l\u00e0_\n\n_C'est s\u00fbr on me l'a vol\u00e9_\n\n_C'est ible-ible-ible vraiment_\n\n_Ce que les gens sont m\u00e9chants_\n\n_......._\n\nComment \u00e9tait sa rempla\u00e7ante (il y en eut une n\u00e9cessairement) m'est enti\u00e8rement sorti de l'esprit. J'attendrai que son souvenir me revienne pour en parler (peut-\u00eatre).\n\n## 110 Le d\u00e9mon du renoncement sait tr\u00e8s bien quand il lui faut renoncer, lui aussi *******\n\nJ'ignore d'ailleurs si, dans ces circonstances, mon d\u00e9mon op\u00e8re ce que la radio vichyste des Ann\u00e9es noires nommait, annon\u00e7ant avec retard une nouvelle d\u00e9faite dans les plaines d'Ukraine des arm\u00e9es hitl\u00e9riennes (qu'elle d\u00e9signait invariablement comme 'forces de l'Axe'), un 'repli \u00e9lastique', ou si, plus perversement, il m'offre, en se retirant brusquement du champ de bataille, la tentation de m'enferrer plus encore, de me plonger, rendu confiant par l'afflux de s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 qui m'inonde quand je constate son \u00e9clipse, dans la confection de plans de plus en plus grandioses, s\u00fbr qu'il est que leur \u00e9chec \u00e0 plus ou moins br\u00e8ve \u00e9ch\u00e9ance lui permettra un retour en force dans des conditions beaucoup plus favorables pour lui.\n\nMais quel est donc, au fond, r\u00e9ellement, son but ? Je me suis un jour pos\u00e9 la question ; cherchant, en cette occasion o\u00f9 il sembla avoir obtenu contre moi une victoire \u00e9clatante, \u00e0 le laisser en toute libert\u00e9 exprimer sa vision des choses, de notre avenir commun ? Bien, lui dis-je ; tu as gagn\u00e9 ; je renonce. Je renonce vraiment, crois-moi. Et maintenant ? qu'est-ce que je, qu'est-ce que nous allons faire, toi et moi ? cultiver notre jardin ? Il sait fort bien que je n'ai pas de jardin, n'ai pas la moindre intention d'en avoir jamais un et ne saurais quoi faire avec si j'en avais un. Si je renon\u00e7ais, renon\u00e7ais absolument, \u00e0 tout projet, \u00e0 toute ambition de composition ou de compr\u00e9hension, o\u00f9 irais-je puiser les ressources n\u00e9cessaires pour faire se passer les journ\u00e9es ? Seuls les chats sont capables, vraiment capables sans effort apparent, de faire rien. Le r\u00e9sultat fut concluant. Aux questions que je lui posai, mon d\u00e9mon ne sut que r\u00e9pondre. Il ne voit pas plus loin que le bout de son nez ; du mien. Certes, il poss\u00e9dait en principe une arme supr\u00eame. Il pouvait me proposer le renoncement d\u00e9finitif. Il en vint d'ailleurs, apr\u00e8s bien des h\u00e9sitations, \u00e0 susurrer qu'en effet, puisque je m'\u00e9tais rendu \u00e0 ses raisons, il ne me restait gu\u00e8re d'autre issue. Mais son murmure manqua de conviction. Si je disparaissais, il dispara\u00eetrait aussi. Et, au fond, je me demande s'il ne tient pas \u00e0 la vie plus encore que moi-m\u00eame. Il se trouva alors devant une insupportable contradiction. Il b\u00e9gayait ; il s'\u00e9tranglait de fureur ; il balbutiait ; il faisait piti\u00e9 \u00e0 voir. Aussit\u00f4t, je lui offris une porte de sortie honorable : qu'il renonce \u00e0 son tour, qu'il prenne des vacances, qu'il s'en aille quelque temps ailleurs voir si j'y suis. Match nul.\n\nMais d'un commun accord nous avons, depuis, \u00e9vit\u00e9 de nous retrouver dans la m\u00eame impasse. Nous rusons. C'est que, moi aussi, je suis rus\u00e9. De lui j'ai appris la ruse.\n\n\u00c0 chacune de mes d\u00e9faites, plus ou moins longtemps selon son ampleur, selon la plus ou moins grande importance pour moi de ce \u00e0 quoi elle vient de m'obliger \u00e0 renoncer, je laisse mon d\u00e9mon savourer sa victoire, jouir de ma mine sombre, de mes insomnies \u00e0 l'heure o\u00f9 il fait nuit noire dans l'\u00e2me (trois heures du matin). Je le laisse se frotter les mains en me voyant tra\u00eener dans les rues, rester des heures allong\u00e9 sur mon lit sans pouvoir m\u00eame lire jusqu'au bout un roman noir, m'abrutir de silence et de confiture, regretter, regretter encore. Il en profite : il me rappelle toutes mes autres d\u00e9faites, tous mes deuils. Il exulte.\n\nEt puis, un beau jour, sans en avoir l'air, sous un pr\u00e9texte quelconque, (une lecture (reading) \u00e0 faire, une conf\u00e9rence, un article \u00e0 \u00e9crire que j'ai promis dur comme fer de remettre prochainement, une r\u00e9union ou une performance publique de l'Oulipo pour laquelle est attendue ma contribution), j'ouvre un carnet, un cahier, un livre \u00e0 la Biblioth\u00e8que nationale, un livre emprunt\u00e9 \u00e0 celle de la Sorbonne, j'allume mon ordinateur, et n\u00e9gligemment je me plonge dans une lecture, dans une rumination, dans un calcul, dans l'exploration d'une contrainte. Cette activit\u00e9 est modeste, intermittente, n\u00e9gligente. Je lis n\u00e9gligemment, je prends des notes n\u00e9gligentes, sporadiquement, je remplis des feuilles de brouillon que je laisse tra\u00eener sur mon bureau comme sans importance ; je ne fais rien qui puisse lui laisser penser que je pr\u00e9pare une embuscade, un coup fourr\u00e9, une offensive. Et surtout, rien de ces menues activit\u00e9s n'a \u00e0 voir avec ce que j'ai d\u00fb abandonner sous les coups de mon d\u00e9mon : si c'\u00e9tait po\u00e9sie, je fais des calculs ; si c'\u00e9tait calcul, je traduis ; si traduction, je copie des fragments divers sur le temps, la lumi\u00e8re, la m\u00e9moire, le nombre, le roman, le vers, la forme po\u00e9tique,...; si 'th\u00e9orie', j'examine le dernier \u00e9tat des travaux sur les Troubadours, le Lancelot en prose, etc. Bref, je change de terrain.\n\nEt alors, avant qu'il ait eu le temps de se retourner et de faire face, me voil\u00e0 lanc\u00e9 dans un tout autre travail.\n\nJe me rends bien compte, croyez-moi, que tout ce d\u00e9veloppement est parfaitement r\u00e9versible. J'aurais pu avec autant de pertinence me placer de son point de vue \u00e0 lui et montrer, en empruntant son style, si personnel, qu'il n'est point dupe de mes ruses, et qu'il ne me laisse, pitoyable strat\u00e8ge en chambre, me livrer \u00e0 mes petits jeux que pour mieux me rattraper au tournant. Je vous laisse le soin d'argumenter en ce sens \u00e0 sa place.\n\nQuoi qu'il en soit, notre petit jeu a deux cons\u00e9quences : la premi\u00e8re est que toutes mes entreprises, ou presque, sont marqu\u00e9es du sceau d'infamie de l'inach\u00e8vement. Car j'ai eu beau pr\u00e9tendre, autrefois, et ici m\u00eame il n'y a pas loin, qu'il s'agissait d'une strat\u00e9gie ; \u00e0 d'autres ! C'est tout simplement le r\u00e9sultat de la guerre perp\u00e9tuelle qui fait rage entre le d\u00e9mon du renoncement et moi ; aucun de nous deux n'y prend d'avantage d\u00e9finitif ; mais rien de ce que je commence ne va jamais jusqu'au bout.\n\nLes apparences semblent d\u00e9mentir une telle affirmation. Et c'est bien s\u00fbr un des arguments pr\u00e9tendument massue que le d\u00e9mon du renoncement m'oppose, avec de plus en plus d'insistance, \u00e0 mesure que le temps passe. Je veux dire que je publie des livres, et que chacun de ces livres, si je ne m'abuse (dit-il), est bien l'ach\u00e8vement de quelque chose ; sinon (dit-il), pourquoi diable accepter de le publier ? Qu'oppos\u00e8-je \u00e0 un pareil argument, qu'il pense imparable, et qui pourrait convaincre un lecteur un peu press\u00e9 ?\n\nJe r\u00e9ponds g\u00e9n\u00e9ralement, avec une immense lassitude, ceci : \u00ab Comment peux-tu m\u00eame r\u00eaver persuader quiconque avec un argument aussi faible ? Toutes ces publications dont tu parles, livres et autres, ne sont, tu le sais aussi bien que moi, que des d\u00e9bris du **Projet** que tu m'as forc\u00e9 \u00e0 abandonner ; l'as-tu donc oubli\u00e9 ? non ? alors ne viens pas maintenant me dire, d'aucun d'entre eux, qu'il est un aboutissement. \u00bb\n\n\u00c0 cela il r\u00e9torque \u00e0 son tour, avec vivacit\u00e9 (un argument qui ne lui est venu \u00e0 l'esprit qu'assez r\u00e9cemment), quelque chose que je ne vais pas reproduire maintenant, pour ne pas anticiper. Et j'ai, cette fois, du mal \u00e0 trouver la parade.\n\nJe peux cependant conserver, ou retrouver l'initiative. Chacun de mes 'travaux' est toujours '\u00e0 suivre'. Mais surtout, chacun d'eux doit \u00eatre suffisamment distinct de tous les autres pour pouvoir servir de recours en cas d'interruption de n'importe lequel de ceux qui ne sont pas lui. Il en r\u00e9sulte qu'il n'est pas facile de discerner la moindre coh\u00e9rence entre eux. Cela ne m'emp\u00eache pas, en g\u00e9n\u00e9ral, d'en trouver une (une au moins). Sans oublier cependant le fait qu'il ne me faut en aucun cas ressusciter, 'par la bande', quelque chose qui ressemblerait \u00e0 un nouveau 'projet d'ensemble'.\n\n## 110 Entre la matin\u00e9e prosa\u00efque pr\u00e9sente, matin formel de composition, et son pr\u00e9d\u00e9cesseur dans l'ordre s\u00e9quentiel des moments du chapitre qui le contient s'est pass\u00e9e plus d'une nuit r\u00e9elle ********\n\nIl ne devrait pas normalement, selon mes normes, en \u00eatre ainsi ; l'axiome de la composition au pr\u00e9sent qui m'anime s'accompagne d'un principe de continuit\u00e9 qui voudrait qu'entre deux moments achev\u00e9s de prose ne se passe qu'une seule nuit de vie courante. Dans le temps r\u00e9el, non programmatique, de ma vie, il en va, bien s\u00fbr, autrement ;\n\nsoit que je sois incapable de mener \u00e0 bien en une unique matin\u00e9e formelle de travail parce que je m'impose la contrainte du remplissement de l'\u00e9cran par une quantit\u00e9 minimale de signes, et que cette contrainte n'est pas satisfaite au moment (non formel) o\u00f9 je m'arr\u00eate de travailler en prose ; la cons\u00e9quence de cette carence \u00e9tant,\n\nsoit que le moment en question reste en l'\u00e9tat o\u00f9 je suis parvenu \u00e0 l'amener quand je ferme le 'document macintosh' qui l'abrite (le d\u00e9veloppement pr\u00e9sent repr\u00e9sente un cas particulier (rare) de ce type de situation. Il s'ins\u00e8re en effet entre le titre du moment de prose et sa premi\u00e8re phrase, qu'il g\u00e9n\u00e9ralement reproduit \u00e0 l'identique (comme cette premi\u00e8re phrase est canoniquement, dans ma num\u00e9rotation, le d\u00e9but du premier instant du moment, il ne peut qu'appartenir \u00e0 la version longue du chapitre, et \u00eatre num\u00e9rot\u00e9 comme embranchement \u00e0 l'int\u00e9rieur d'un instant z\u00e9ro)), soit qu'insatisfait je me refuse \u00e0 l'enregistrer dans le document qui le contient (auquel cas on est ramen\u00e9, l'\u00e9cran de nouveau vierge, au cas suivant),\n\nsoit que, plus gravement, un matin, et parfois plusieurs matins \u00e0 la suite du premier, ce m\u00eame \u00e9cran soit rest\u00e9 tristement vide,\n\nsoit que, immobile devant lui, les mains suspendues au-dessus du clavier, je ne sois pas parvenu \u00e0 enfoncer la moindre touche,\n\nsoit que, ayant, soit trac\u00e9 un nombre insuffisant de signes \u00e0 partir de l'\u00e9tat d'un \u00e9cran inoccup\u00e9 de prose, soit, h\u00e9ritant des signes insuffisants d'une matin\u00e9e ant\u00e9rieure, insatisfait d'eux encore,\n\nsoit \u00e0 cause, toujours, de leur insuffisance quantitative,\n\nsoit \u00e0 cause de leur inad\u00e9quation \u00e0 l'intention du r\u00e9cit, (ceci pouvant avoir entra\u00een\u00e9 cela, et dans les deux sens),\n\nje finisse par effacer ce que m'avait l\u00e9gu\u00e9 ce ou ces plusieurs matins ant\u00e9rieurs.\n\n# CHAPITRE 4\n\n# Le sentiment des choses\n\n* * *\n\n## \u00a7 23 une pierre. une pierre lourde. une pierre \u00e0 demi enfouie \u00e9paisse. une pierre et un nuage. un nuage chose. choses-nuage.\n\nune pierre. une pierre lourde. une pierre \u00e0 demi enfouie \u00e9paisse. une pierre et un nuage. un nuage chose. choses-nuage. nuages. lune de loin. de lonh. lune. lune. silence aiguille de pin. acres. rebords. bol bleu. un bol bleu. un, le. une pierre. feuillage de tilleul p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 de brume. mur de pierres sec, s\u00e8ches. press\u00e9es. iris. iris jaunes. buis. coques des feuilles de buis. banc. table frapp\u00e9e de gr\u00ealons. compas. cr\u00eape d'\u00e9cume. roues. r\u00e9sines. bleu bourrache. tiroir. vide. chuintement de vague dans le sable. figue noire. oiseau remu\u00e9. ailes d'anges. crible. flamme courbe. courbure de lampe. une pierre. un sac de boue. alouette. veine bleue. branche d\u00e9vi\u00e9e. chose vent. chose nuages. choses noires. calme. un, une, le, la, les.\n\nherbe devant. pierres. \u00e9claboussures. chaleur cheminant. naphtaline boules blanches. vesses-de-loup. poussi\u00e8re grise, oliviers, amandes. noir de fum\u00e9e. odeur de feu. fuite de feuilles. brasier velours brasier. \u00e9cueil. flamme fourrure. pierre glabre. chose. choses-nuage. rond de neige. neige. noy\u00e9e. fonte. moineaux \u00e9parpill\u00e9s. loin. lonh. pr\u00e9. c\u00e2pres drues. vert gris. gris. tir group\u00e9 de flocons. ombelles. chimney-sweepers. or. dor\u00e9. dust. flocons noir de fum\u00e9e. toits. toits. neige froiss\u00e9e. timbres. cuivre rouge. for\u00eat foresti\u00e8re for\u00eat. pain brut. colle essence. pl\u00e2tre. brin de tilleul. tabac. boules jaunes. groins. poudres de givre. pollens. pierres. glace trouble. eau \u00e9paisse. violette. caroube. jujube. vert d'amande, gris d'amande, oreilles d'\u00e2ne. peluche rousse. triple brume. vert fonc\u00e9, fronce. vert automne. langues d'eau. langues d'\u00e9cume. courbes. grain solaire.\n\nombres sans liens. crevasses. nue ovale. loupe. carillon. farine. gants de pierre lisse. ronces. \u0153il d'eau morne. clous. mont\u00e9e des cendres. gouttes blanches. bleues. gouttes de vitres. traboules. \u00e9cureuils. jantes. anus du tourbillon. gravats. pierre poudr\u00e9e. feuilles flanelle. groseilles. ombres sapides. lentes. enjambements de rameaux. genoux de mousses. gen\u00eats. routes. cribles. image inverse. noix huileuse. navires d'\u00e9corce de platane. sifflet aux feuilles d'acacias. doigts. angles chauds. fourmis infimes. s\u00e9pales. ailettes de tilleuls. boulons. torches. ardoises \u00e9rafl\u00e9es. surface film\u00e9e par les libellules. piq\u00fbres de rouge. cypr\u00e8s. remous. vrilles. minutes. respiration. deep. pli. moon upoon.\n\nmonomanie du torrent. trembles. fr\u00eanes. peupliers \u00e0 capsules de coton. alo\u00e8s chantant de son unique fleur. carmin. nuages \u00e9mond\u00e9s. bleus vertige. cuves de bleu. loutre glissant de cuir. larmes. lait latex des euphorbes. cuillers. d\u00e9bours de barrage. vol de lucanes. b\u00eates du diable. m\u00fbriers. eaux rebondies. jaune. socquettes. une pierre. un envers de pierre lourde. scorpions. assembl\u00e9e d'\u00e9pis. choses. presque des choses. encore. l'alarme des choses. l'enchev\u00eatrement des choses. l'entrelacement des choses. le sentiment des choses.\n\n## \u00a7 24 Pour accueillir en mots le 'sentiment des choses', duquel je vais dire ensuite des choses, je me suis imagin\u00e9 une image,\n\nPour accueillir en mots le 'sentiment des choses', duquel je vais dire ensuite des choses, je me suis imagin\u00e9 prendre une image, la sortir d'un lieu de souvenir ; quelque image : quelle image ? n'importe laquelle. Je prendrais la premi\u00e8re qui se pr\u00e9senterait, quelle qu'elle soit ; et la premi\u00e8re image qui est venue, titr\u00e9e du premier mot, a \u00e9t\u00e9 celle-l\u00e0 : **pierre**. J'ai vu une pierre. J'ai senti quelque qualit\u00e9 de cette pierre, constitutive de son _haecceitas_ , exprimable en un adjectif (qualificatif) : **lourde**. C'\u00e9tait, ce fut, **une pierre lourde**. J'ai vu, ce qui s'appelle voir, sous l'\u00e9clairage du souvenir, cette pierre ; senti la lourdeur de cette pierre ; \u00e9mergeant \u00e0 moiti\u00e9 de la terre, ou s'enfon\u00e7ant, 'dans une terre grasse et pleine d'escargots'. Et, successivement mais si proche qu'il ne me fut pas n\u00e9cessaire de lever une t\u00eate mentale pour \u00eatre envahi de sa ou ses syllabes, un nuage (nu-age, ou nua-ge) : **une pierre et un nuage**. Puis j'ai continu\u00e9. Ainsi que vous venez de lire.\n\nCeci est exemple de l'application d'un principe : principe d'\u00e9num\u00e9ration du monde ; en ses esp\u00e8ces naturelles. Incursion dans un monde, notre monde, suppos\u00e9 constitu\u00e9 de ce que la philosophie anglo-saxonne nomme 'sortals'. Sortes d'objets, esp\u00e8ces, sortes de choses. Selon ce principe j'encha\u00eene des **images-souvenirs** , mais non d\u00e9crites (pas 'd'arr\u00eat sur image'), seulement condens\u00e9es en quelques mots, assembl\u00e9e de mots, un mot, plus, jusqu'\u00e0 une proposition syntaxique courte ; m\u00eame pas, le plus souvent, de quoi faire un vers en sa moyenne \u00e9tendue de mots. Je me trouve alors en possession d'une s\u00e9quence de vocables-choses sentimentales ; r\u00e9gl\u00e9e par des pauses courtes ; ponctuations ; blancs, silences du souvenir ; une s\u00e9quence gouvern\u00e9e num\u00e9rologiquement (l'intervention num\u00e9rologique vient de ce qu'il faut, sinon \u00e9viter, du moins canaliser l'explosion m\u00e9morielle ; autant que combattre ses angoisses, ses vides, ses 'pannes'). Chaque fragment est mis entre points, sans majuscules. Le tout fabrique un 'marabout', une kyrielle : une kyrielle d'images suscit\u00e9e par le fonctionnement rapide et automatique du souvenir, mais ralentie par la mise en langue not\u00e9e *, _of course_.\n\nLe doigt qui presse les touches du clavier de l'\u00e9cran du macintosh tranche dans la prolif\u00e9ration buissonnante d'images nouvelles que chaque image pr\u00e9sent\u00e9e (et l'ensemble des images d\u00e9j\u00e0 not\u00e9es) suscite, \u00e0 chaque instant de la progression. Le mod\u00e8le de la kyrielle s'oppose \u00e0 la m\u00e9taphore du kal\u00e9idoscope, d\u00e9couverte par Claude Simon dans Le Jardin des Plantes (prose o\u00f9 il s'efforce, avec une na\u00efvet\u00e9 touchante, de la traduire sur la page ; le r\u00e9sultat est bien d\u00e9cevant ; ce n'est pas du meilleur Claude Simon, certes ; il s'en faut de beaucoup), mais d\u00e9j\u00e0 bien us\u00e9e, au moins depuis Virginia Woolf. Rien n'est moins kal\u00e9idoscopique, en fait, que le souvenir. Rien n'est plus kyriellique.\n\nEn fait, multi-kyriellique ; plusieurs kyrielles s'\u00e9lancent ensemble, se croisent, se chevauchent ; embranchements ferroviaires de kyrielles, sur des syllabes diff\u00e9rentes d'un m\u00eame mot, sur des homonymies... Les dur\u00e9es, les h\u00e9sitations du temps, les mots, leurs syllabes, leurs sons interviennent au moins autant que les configurations spatiales en couleurs \u00e9parpill\u00e9es des souvenirs surgissant, tr\u00e8s vite, trop vite. La kyrielle permet le compromis le moins d\u00e9courageant entre le fourmillement irr\u00e9pressible, br\u00fblant, des choses exhum\u00e9es (de l'humus d'une terre \u00e9paisse ou des vapeurs nuageuses d'un cerveau) et la lenteur exasp\u00e9rante de la notation.\n\nToutes ces images sont anciennes et lointaines. Il s'en trouve fort peu que je pourrais en confiance dater de plus tard que ma douzi\u00e8me ann\u00e9e. Serait-ce que les 'choses', ensuite, ont cess\u00e9 de produire du 'sentiment' ? Je ne crois pas. Ou que le sentiment, ensuite, ne serait plus assez fort pour permettre leur mise au jour ? Je ne crois pas non plus. Dois-je supposer plut\u00f4t que la m\u00e9thode de la kyrielle, la m\u00e9thode boud'ficelle, pourrait-on dire, avec la contrainte de rapidit\u00e9 que j'ajoute \u00e0 la simple exigence de l'encha\u00eenement imm\u00e9diat par double jeu \u2013 jeu de mots (syllabes, lettres parfois) et jeu d'images \u2013, favorise la pr\u00e9sentation \u00e0 l'esprit et aux doigts des visions les plus proches du temps (l'enfance) o\u00f9 langue et objet sont encore 'tout m\u00eal\u00e9s l'un \u00e0 l'autre' ? peut-\u00eatre. Je pr\u00e9f\u00e8re cette hypoth\u00e8se, en tout cas.\n\nQuelques mots cependant, 'lonh', qui vient des Troubadours, 'moon upoon', qui est de l'anglais de po\u00e9sie,..., ne peuvent pas \u00eatre recul\u00e9s aussi loin dans la dur\u00e9e. C'est vrai. Mais il reste que les images-souvenirs qu'ils recouvrent, elles, ne sont pas r\u00e9centes du tout. Ces quelques cas ne font pas r\u00e9ellement contre-exemple \u00e0 l'hypoth\u00e8se. Or je ne crois pas, et je m'appuie, pour cette affirmation, sur le fait que cette exp\u00e9rience de souvenirs en boud'ficelle n'est pas la seule \u00e0 laquelle je me sois exerc\u00e9, je ne crois pas, dis-je, que le renvoi au pass\u00e9 lointain soit un simple effet m\u00e9canique de la m\u00e9thode que j'ai choisie.\n\nJe ne me suis pas abandonn\u00e9, pour l'\u00e9tablissement de la s\u00e9quence, seulement \u00e0 l'automatisme saccad\u00e9 de la progression de mot-image en mot-image, comme j'aurais pu faire (et je l'ai fait en d'autres circonstances). Je m'\u00e9tais donn\u00e9, au moment de commencer, un guide, un but stylistique et \u00e9motionnel : que chaque cha\u00eenon de la cha\u00eene produite puisse \u00eatre associ\u00e9 \u00e0 l'expression 'sentiment des choses'. Il s'ensuit que c'est elle, et elle essentiellement, qui est responsable du choix spontan\u00e9 d'une r\u00e9gion particuli\u00e8re (spatiale et temporelle) dans la contr\u00e9e (quadridimensionnelle au moins) du souvenir.\n\nNon seulement les images mises en jeu sont anciennes (ant\u00e9rieures \u00e0 mon arriv\u00e9e \u00e0 Paris au d\u00e9but de 1945), mais elles ne sont gu\u00e8re urbaines. Paysage m\u00e9diterran\u00e9en de l'int\u00e9rieur des terres ; surtout. Paysage 'naturel' ; surtout. Paysage.\n\n## \u00a7 25 La proc\u00e9dure que j'ai choisie pour p\u00e9n\u00e9trer puis avancer dans ce chapitre vise \u00e0 cr\u00e9er un climat de prose,\n\nLa proc\u00e9dure que j'ai choisie pour p\u00e9n\u00e9trer puis avancer dans ce chapitre vise \u00e0 cr\u00e9er un climat de prose, que j'esp\u00e8re pouvoir faire durer, subliminalement, assez longtemps pour m'accompagner jusqu'au bout de sa r\u00e9daction. Je dois (un 'devoir' que je ne dois qu'\u00e0 moi-m\u00eame, certes, mais qui n'en est pas moins imp\u00e9ratif) reculer d'une trentaine d'ann\u00e9es en arri\u00e8re, pour me livrer \u00e0 la 'd\u00e9duction' raisonn\u00e9e de mon deuxi\u00e8me livre de po\u00e9sie (dont le sous-titre est, pr\u00e9cis\u00e9ment, 'Le sentiment des choses'), sous l'\u00e9clairage, invisible si on ne consid\u00e8re que les livres eux-m\u00eames (le premier et le second), entre lesquels la mati\u00e8re imprim\u00e9e n'\u00e9tablit gu\u00e8re de lien, du **Projet de Po\u00e9sie** (sinon du **Projet** dans son ensemble).\n\nOr le souvenir, si je l'\u00e9voque, et je dois le faire, des circonstances de composition (le 'moment' biographique et historique, les lieux du travail, et autres choses semblables), ne me fournirait qu'un aspect, et sans doute pas le seul ni m\u00eame le plus illuminant, de cette mise en place raisonn\u00e9e. La diff\u00e9rence entre le premier et le second livre (sans oublier tout ce qui ne para\u00eet pas dans les 'produits finis', les versions imprim\u00e9es) n'est pas seulement de nature programmatique, strat\u00e9gique, intellectuelle.\n\nCe qui manquerait, si je m'en tenais \u00e0 la seule reconstitution, d\u00e9pend enti\u00e8rement de la persistance, sans laquelle ma tentative \u00e9chouerait absolument (et non seulement de mani\u00e8re relative), d'un mode du 'sentiment' po\u00e9tique alors d\u00e9couvert et, je l'esp\u00e8re, conserv\u00e9 sinon intact du moins suffisamment semblable \u00e0 lui-m\u00eame pour me permettre de l'attribuer \u00e0 cette \u00e9poque.\n\nJ'ai donc eu recours, avant m\u00eame de me replonger, par la pens\u00e9e \u00e0 m\u00e9moire dirigeant les lignes de prose, dans les ann\u00e9es de la composition, \u00e0 l'exp\u00e9rience qui pr\u00e9c\u00e8de. L'exp\u00e9rience elle-m\u00eame exc\u00e8de \u00e9videmment ce que j'en ai retenu pour \u00eatre not\u00e9. Disons que je n'ai fait que lire le sc\u00e9nario d'une m\u00e9ditation. Et que je prolongerai cette m\u00e9ditation tout au long de la composition du pr\u00e9sent chapitre, sans m'astreindre \u00e0 en reproduire les r\u00e9sultats (au moins dans les versions br\u00e8ve et mixte).\n\nPlusieurs ann\u00e9es, j'avais compos\u00e9 des po\u00e8mes dans un parfait anonymat, une solitude parfaite. L'id\u00e9e de publication appartenait au futur ; un futur indistinct, l\u00e9g\u00e8rement utopique. Et voil\u00e0 que l'objet-livre que je m'\u00e9tais imagin\u00e9, croyant parfois l'atteindre, s\u00fbr de ne jamais le voir devenir r\u00e9el \u00e0 d'autres moments, m'accompagnait maintenant partout. Je subissais le contrecoup de la brusque irruption de mon livre dans un espace public. Il y avait eu pour moi un effet-publication, qui me laissait h\u00e9sitant, incertain, presque d\u00e9sempar\u00e9. Tout en me d\u00e9battant avec les redoutables probl\u00e8mes que me posait l'inach\u00e8vement de mon grand ' **EUH** ', et sa promotion au rang de p\u00e9ristyle du **Projet de Po\u00e9sie** , je cherchais, d'une mani\u00e8re plus ou moins consciente, \u00e0 me remettre dans un \u00e9tat de s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 comparable \u00e0 celui qui avait \u00e9t\u00e9 le mien avant ma d\u00e9cision (\u00e0 la fois heureuse et (finalement) d\u00e9rangeante) d'envoyer mon manuscrit, inachev\u00e9, \u00e0 Raymond Queneau.\n\nIl me fallait, en vertu d'une sorte de brechtisme personnel, r\u00e9inventer une Verfremdung po\u00e9tique, une ostranieni\u00e9 stylistique ; il me fallait me retrouver, de nouveau, comme au moment o\u00f9 je m'\u00e9tais plong\u00e9 sans h\u00e9sitation dans la composition, terriblement anachronique, de sonnets, dans une situation d'\u00e9tranget\u00e9 face \u00e0 la po\u00e9sie contemporaine de langue fran\u00e7aise. Je cherchais, instinctivement, une voie : une forme manifestant des propri\u00e9t\u00e9s analogues \u00e0 celle du sonnet. L'\u00e9tranget\u00e9 qui m'avait \u00e9t\u00e9 b\u00e9n\u00e9ficiaire dans le cas de la forme-sonnet provenait d'une distance \u00e0 la fois spatiale et temporelle.\n\nLes sonnets qui m'avaient le plus s\u00fbrement atteint, au point de me permettre de composer au-del\u00e0 d'eux, venaient d'autres lieux (d'autres langues que la mienne) et d'autres temps (la po\u00e9sie d'un pass\u00e9 lointain). Gr\u00e2ce \u00e0 eux j'avais pu essayer de prendre une distance formelle avec le vers libre standard, le lieu par excellence de la po\u00e9sie de mes contemporains, et avec la po\u00e9sie qu'on disait engag\u00e9e. Certes la distance (spatiale) n'\u00e9tait pas consid\u00e9rable : Italie, Espagne, Angleterre, Allemagne,..., les 'anciens parapets' de l'Europe ; (un peu les USA).\n\nLa distance (temporelle) n'\u00e9tait pas immense non plus : \u00e0 l'exception de Dante, P\u00e9trarque, Shakespeare, Ronsard,..., la plupart de mes mod\u00e8les venaient d'un pass\u00e9 assez r\u00e9cent (le dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle, pour ne pas le nommer). J'ajouterai que les sonnettistes que j'avais pris comme guides, dont j'entendais les voix, telles des basses continues dans ma m\u00e9moire, pendant mes efforts \u00e0 la composition, \u00e9taient pour la plupart des po\u00e8tes de gloire certaine (pour les lecteurs de po\u00e9sie au moins), et de ce fait, leur \u00e9tranget\u00e9, leur capacit\u00e9 \u00e0 cr\u00e9er la distanciation, \u00e9tait malgr\u00e9 tout limit\u00e9e. Si je formulais cette r\u00e9flexion en des termes plus proches de ceux que je pourrais employer aujourd'hui, je dirais que, tout po\u00e8me \u00e9tant de 'maintenant', en me tournant pour m'en soutenir vers des po\u00e8mes que je pouvais d\u00e9couvrir sans la moindre recherche \u00e9rudite, je ne reculais pas beaucoup dans le temps, et je limitais donc l'\u00e9tranget\u00e9 au moment m\u00eame o\u00f9 je m'effor\u00e7ais de l'atteindre. Je devais imp\u00e9rativement sortir de cette contradiction.\n\n## \u00a7 26 La qu\u00eate de l'\u00e9tranget\u00e9 que j'avais prise pour r\u00e8gle de conduite po\u00e9tique avait un autre aspect encore,\n\nLa qu\u00eate de l'\u00e9tranget\u00e9 que j'avais prise pour r\u00e8gle de conduite po\u00e9tique avait un autre aspect encore, peut-\u00eatre plus essentiel : jusqu'au moment o\u00f9 j'avais d\u00e9cid\u00e9 d'envoyer \u00e0 Raymond Queneau mon manuscrit, j'avais travaill\u00e9 d'une mani\u00e8re strictement priv\u00e9e. Non seulement je n'avais parl\u00e9 \u00e0 personne de mon **Projet** , \u00e0 personne de la partie du **Projet** que je nommais **Projet de Po\u00e9sie** , \u00e0 personne de la nature de la construction en sonnets qui devait en constituer le commencement (et la n\u00e9cessit\u00e9 du secret \u00e9tait devenue pour moi encore plus forte d\u00e8s le moment o\u00f9 j'avais imagin\u00e9 la solution architecturale double d'une partie de go faisant pendant (miroir) \u00e0 une id\u00e9e g\u00e9n\u00e9ralisante et multidimensionnelle de la forme-sonnet),\n\nmais je prenais le plus grand soin de n'en laisser jamais rien \u00e9chapper \u00e0 l'ext\u00e9rieur : pour tous j'\u00e9tais math\u00e9maticien, enseignant modeste de math\u00e9matique, pr\u00e9parant, modestement, une recherche de math\u00e9matique ; par ailleurs, de temps \u00e0 autre, je composais de la po\u00e9sie ; je ne m'en cachais pas vraiment ; mais cette activit\u00e9 seconde restait en fait inconnue de la plupart de mes amis et connaissances. Pendant plusieurs ann\u00e9es, j'avais agi secr\u00e8tement. Je m'\u00e9tais rendu \u00e9tranger au monde par la po\u00e9sie. Je m'\u00e9tais mis \u00e0 habiter un monde possible de po\u00e9sie, que je maintenais fermement s\u00e9par\u00e9 du monde r\u00e9el par une paroi invisible et infranchissable.\n\nLe monde ne m'avait pas offert les circonstances qui m'auraient permis d'\u00e9prouver moi-m\u00eame la distance au sort commun qui avait \u00e9t\u00e9 celle du 'r\u00e9sistant', qui avait \u00e9t\u00e9, et peut-\u00eatre \u00e9tait toujours celle du 'r\u00e9volutionnaire', deux figures admirables (\u00e0 l'exc\u00e8s !) pour nombre de mes contemporains. Cette mani\u00e8re d'\u00eatre 'dans le monde \u00e9tranger', d'\u00eatre un 'clandestin', m'\u00e9tait interdite par l'Histoire. (En plus, fils d'un r\u00e9sistant notoire, comment aurais-je pu ne pas sentir mon incapacit\u00e9 \u00e0 l'imiter, \u00e0 le copier ? Je ne dis pas que je n'ai jamais r\u00eav\u00e9 quelque destin semblable ; mais je n'ai pas \u00e9t\u00e9 au-del\u00e0 d'une r\u00eaverie sans cons\u00e9quences.)\n\n\u00catre po\u00e8te, engag\u00e9 dans un projet enti\u00e8rement secret de po\u00e9sie, fut une mani\u00e8re d'\u00eatre clandestin ; et cette mani\u00e8re de clandestinit\u00e9, \u00e0 la fois totalement inoffensive \u00e0 l'\u00e9gard du monde ext\u00e9rieur et enti\u00e8rement dissimul\u00e9e \u00e0 son regard, m'avait donn\u00e9 la satisfaction intense (quoique d\u00e9risoire : je la savais d\u00e9risoire) d'appartenir moi aussi \u00e0 une arm\u00e9e secr\u00e8te, \u00e0 une arm\u00e9e des ombres, avec cette particularit\u00e9 que, de cette arm\u00e9e, j'\u00e9tais le seul soldat. Le clandestin politique (ou sexuel ; l'espion ; le voleur m\u00eame) ne peut \u00eatre clandestin enti\u00e8rement seul (l'assassin non seulement le peut, mais doit l'\u00eatre (s'il n'appartient pas \u00e0 une bande) ; j'avais \u00e9t\u00e9 aussi solitaire qu'un meurtrier ; 'd\u00e9couvert', je ne suis pas certain que j'aurais pu poursuivre). Moi, j'avais \u00e9t\u00e9 clandestinement clandestin ; mon seul 'agent de liaison' : moi-m\u00eame.\n\n## \u00a7 27 Le salut m'est \u00e0 nouveau venu de mani\u00e8re contingente\n\nLe salut m'est \u00e0 nouveau venu de mani\u00e8re contingente ; et de la m\u00eame source que celle qui m'avait fait d\u00e9couvrir le deuxi\u00e8me mode (et peut-\u00eatre le plus caract\u00e9ristique) de composition de mon livre de sonnets : le \u00ab livre dont le titre est le signe d'appartenance en th\u00e9orie des ensembles \u00bb. J'ai d\u00e9crit, dans la branche quatre, les circonstances de ma d\u00e9cision de choisir une partie de go pour guide, et les cons\u00e9quences qu'eut cette d\u00e9cision pour la d\u00e9termination de l'\u00e9tat provisoirement ultime de mon manuscrit (qui devint, en fait, le livre publi\u00e9). Je m'\u00e9tais plong\u00e9 avec d\u00e9lices et avidit\u00e9 dans la lecture des quelques num\u00e9ros de la Go Review que mon ma\u00eetre Chevalley, dans son ardeur pros\u00e9lytique, m'avait confi\u00e9s pour renforcer mon int\u00e9r\u00eat, d\u00e9j\u00e0 visible, pour le jeu. Or, dans ces lectures, une chose me frappa : que les commentateurs, dans leurs d\u00e9veloppements, faisaient souvent r\u00e9f\u00e9rence \u00e0 des po\u00e8mes.\n\nCes po\u00e8mes, dont la source ne m'apparaissait pas tr\u00e8s claire, et qui servaient de soutien \u00e0 la fois esth\u00e9tique, \u00e9thique, et peut-\u00eatre m\u00eame religieux \u00e0 des consid\u00e9rations strictement techniques n'avaient, dans l'anglais inimitable des r\u00e9dacteurs de la Go Review, qu'un int\u00e9r\u00eat po\u00e9tique extr\u00eamement limit\u00e9. Mais le fait m\u00eame de cette intervention de la po\u00e9sie dans un domaine \u00e0 premi\u00e8re vue fort peu accueillant au jeu de langue des po\u00e8mes attira mon attention. Je consultai le catalogue des imprim\u00e9s de la Biblioth\u00e8que nationale et fit une premi\u00e8re incursion, peureuse et prudente, dans le Japon m\u00e9di\u00e9val. Pourquoi m\u00e9di\u00e9val ? eh bien, parce que le sonnet \u00e9tant une forme ancienne, d'origine m\u00e9di\u00e9vale, il m'apparut, d\u00e8s que j'eus acquis une connaissance mimimale de l'histoire de la po\u00e9sie japonaise, qu'un certain parall\u00e9lisme, \u00e0 premi\u00e8re vue du moins, pouvait \u00eatre \u00e9tabli entre la forme-sonnet d'une part et une forme \u00e0 la fois v\u00e9n\u00e9rable et \u00e9norm\u00e9ment pr\u00e9sente au Japon, que mes sources (fort \u00e9l\u00e9mentaires encore) nommaient 'tanka'. Je n'eus donc aucune esp\u00e8ce d'h\u00e9sitation \u00e0 me diriger, imm\u00e9diatement, vers la po\u00e9sie la plus ancienne.\n\nAvant le _ha\u00efku_ , que j'avais connu (et oubli\u00e9) pendant la guerre, \u00e0 dix ans, au tout d\u00e9but de mon apprentissage de la po\u00e9sie, gr\u00e2ce \u00e0 Joe Bousquet, et continuant apr\u00e8s l'apparition (tardive) de cette forme de po\u00e9sie en dix-sept syllabes, il y avait eu le _tanka_ , qui en offrait trente et une, en cinq vers. Il ne m'a pas fallu plus d'une apr\u00e8s-midi de lecture, rapide, nerveuse, et superficielle, pour \u00eatre, et de mani\u00e8re d\u00e9finitive, jusqu'\u00e0 ce que mort s'ensuive, condamn\u00e9 au _tanka_. Je crois bien que la minimalit\u00e9 arithm\u00e9tique de la forme, avant m\u00eame que je ne commence m\u00eame \u00e0 en saisir la possible r\u00e9sonance dans ma m\u00e9moire, audition et vision de po\u00e9sie, est le trait qui, le premier, m'a oblig\u00e9 \u00e0 pers\u00e9v\u00e9rer dans son exploration.\n\nLes premi\u00e8res traductions fran\u00e7aises que je me mis \u00e0 lire, qui datent du dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle, me sembl\u00e8rent de mani\u00e8re tr\u00e8s \u00e9vidente inad\u00e9quates, bavardes, explicatives, paraphrastiques, encombr\u00e9es d'une \u00e9motion toute parnassienne (au mauvais sens du mot). Car la formule m\u00e9trique du _tanka_ , 5+7+5+7+7, cette disposition d'un nombre premier de syllabes (le vers \u00e9tait syllabique) en un nombre premier de vers, chacun comportant un nombre premier de positions m\u00e9triques (syllabes, plus ou moins), avec une division interne \u00e0 la fois vraisemblable (montr\u00e9e par l'existence m\u00eame du _ha\u00efku_ , forme-enfant, qui reproduisait un premier segment (de trois vers, en dix-sept syllabes (ces deux nombres, trois et dix-sept, tous deux premiers)), en trois plus deux vers (3 et 2 sont premiers), avait de quoi fasciner ; me fascina.\n\n## \u00a7 28 j'\u00e9tais devant cette forme de po\u00e9sie dans l'ignorance ; j'abordais un territoire po\u00e9tique totalement inconnu\n\nEn plus, je n'en avais rien connu ; j'\u00e9tais devant cette forme de po\u00e9sie dans l'ignorance ; j'abordais un territoire po\u00e9tique totalement inconnu de moi. Je d\u00e9couvrais. Je commen\u00e7ais. Ce que j'aime le mieux c'est le commencement. Ce territoire de po\u00e9sie paraissait immense ; il \u00e9tait immense. Bien s\u00fbr ; ne connaissant pas la langue, l'histoire, n'envisageant pas de passer les ann\u00e9es nombreuses indispensables \u00e0 l'acquisition d'une compr\u00e9hension r\u00e9elle de ce monde et, dans ce monde, du sous-monde de la po\u00e9sie, j'\u00e9tais vou\u00e9 \u00e0 demeurer dans l'ignorance, dans le vague, dans l'incompr\u00e9hension. Cela ne m'a pas arr\u00eat\u00e9 un moment.\n\nAu d\u00e9but, j'ai de la curiosit\u00e9 ; seulement ; une simple curiosit\u00e9 n\u00e9e du go. Je trempe le bout d'un doigt dans l'histoire du Japon ; de sa po\u00e9sie. On ne peut pas ne pas rencontrer le _tanka_. Cela est patent. Mais il y a aussi le _ha\u00efku_. Pourquoi choisir le _tanka_ plut\u00f4t que le _ha\u00efku_ ?\n\nPremi\u00e8re raison : le Japon est tr\u00e8s loin ; mais le _tanka_ est bien plus loin dans le temps que le _ha\u00efku_ ; c'est comme \u00e7a ; et j'en suis fort aise. J'ai besoin d'\u00eatre loin. Peut-\u00eatre parce que si plus loin, ou pour toute autre raison contingente, le _tanka_ , en France, en anglo-saxonnie, en Europe, je le vois vite, est rest\u00e9 beaucoup mieux cach\u00e9 que le _ha\u00efku_. Il s'ensuit qu'il est moins marqu\u00e9 de 'japoniaiserie'.\n\nCependant l\u00e0 n'est pas la raison principale. Ce qui fait r\u00e9ellement 'tilt' dans mon cr\u00e2ne encombr\u00e9 de po\u00e8mes de toutes sortes, ce qui m'accroche-c\u0153ur, me laisse 'hooked' au hame\u00e7on des trente et une syllabes, est autre chose : je rencontre, dans la vieillerie po\u00e9tique japonaise et j'identifie, m\u00eame \u00e0 travers les traductions pompeuses et paraphrasantes que m'imposent les premi\u00e8res nipponeries occidentales qui s'offrent \u00e0 mon regard pas du tout \u00e9bloui, un 'sentiment de la nature spontan\u00e9'. Je le reconnais. Il est l\u00e0. P\u00e9n\u00e9tr\u00e9 depuis l'enfance de paysage m\u00e9diterran\u00e9en, et pas trop urbain par ailleurs, je sais bien que les images que je recueille comme de l'or, anachroniques et anaspatiales, en tamisant la boue des traductions acad\u00e9miques, sont marqu\u00e9es de nostalgie. Qui n'est pas d'ailleurs seulement celle de la Provence, ou des charmes abandonn\u00e9s depuis mes douze ans du d\u00e9partement de l'Aude : le climat du Japon de l'\u00e9poque Hei\u00f4 n'est pas celui des Corbi\u00e8res. Je transporte en Orient extr\u00eame mon exotisme d'enfance : l'Angleterre.\n\nLes traductions que je rencontrai d'abord auraient d\u00fb me d\u00e9courager de continuer \u00e0 chercher \u00e0 conna\u00eetre cette tradition po\u00e9tique. Il y a dans l'immense majorit\u00e9 des versions en langues occidentales d'ancienne po\u00e9sie japonaise publi\u00e9es depuis la fin du dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle (et jusqu'\u00e0 aujourd'hui ; pour la po\u00e9sie chinoise comme pour la po\u00e9sie japonaise : deux bons exemples, contemporains : pour le chinois, les chinoiseries de Fran\u00e7ois Cheng ; pour le japonais, les japonaiseries de Maurice Coyaud) une telle application acharn\u00e9e et s\u00fbre d'elle-m\u00eame \u00e0 la vieillerie po\u00e9tique que je me demande encore comment j'ai pu passer outre et imaginer qu'il se trouvait dans les originaux autre chose que du style sous-parnassien, quelque chose qui m\u00e9ritait un effort d'extraction.\n\nCe qui m'appara\u00eet le plus vraisemblable aujourd'hui c'est que j'ai pers\u00e9v\u00e9r\u00e9 pour des raisons formelles. La minimalit\u00e9 concentr\u00e9e du _tanka_ semblait un d\u00e9fi : comment peut-on, pendant des si\u00e8cles, se restreindre d'une mani\u00e8re si absolue et parvenir \u00e0 \u00e9tablir une tradition po\u00e9tique digne de ce nom ?\n\nOr, c'\u00e9tait le cas. \u00c0 moins de supposer les Japonais incapables de po\u00e9sie. Je n'envisageai pas cette hypoth\u00e8se.\n\nChaque _tanka_ semblait un \u00e9v\u00e9nement de po\u00e9sie autonome, dense, ferm\u00e9-compact ; un atome de po\u00e9sie ; une pierre po\u00e9tique. Il ne me semblait pas non plus divisible. (Du moins de fa\u00e7on constitutive. Il est clair que les trois premiers vers y constituent une unit\u00e9 formelle identifiable, souvent s\u00e9par\u00e9e du couple final 7+7 par une coupe syntaxique, s\u00e9mantique, rh\u00e9torique, rythmique, qui a fini, apr\u00e8s des si\u00e8cles et un long d\u00e9tour par la po\u00e9sie 'encha\u00een\u00e9e' du _renga,_ \u00e0 en autoriser le d\u00e9tachement pour la naissance de la forme nouvelle du _ha\u00efku_ (qui garde la trace de son origine en \u00e9tant, elle, forme ouverte), mais les vers premiers d'un _tanka_ n'ont aucune vocation \u00e0 l'ind\u00e9pendance). De plus, tout _tanka_ , m\u00eame ins\u00e9r\u00e9 dans une s\u00e9quence de po\u00e8mes de m\u00eame forme, doit pouvoir \u00eatre pr\u00e9sent\u00e9 seul. Il n'a en principe besoin ni d'un pr\u00e9d\u00e9cesseur ni d'un successeur pour \u00eatre compris.\n\nL'identification de ces caract\u00e8res et leur pleine compr\u00e9hension me prirent un peu de temps. Mais je leur trouvai pas mal d'attraits.\n\nSi je n\u00e9glige provisoirement une diff\u00e9rence importante (la quantit\u00e9 de syllabes), la forme-tanka et la forme-sonnet sont parentes ; elles ont les deux traits que je viens de dire en commun :\n\n\u2013 Un sonnet, en effet, est \u00e9galement un po\u00e8me autonome, dense, ferm\u00e9-compact, qui doit pouvoir se passer aussi bien d'ant\u00e9c\u00e9dents que de prolongements.\n\n\u2013 D'autre part les constituants strophiques hi\u00e9rarchis\u00e9s du sonnet (dans sa version standard ((4+4) + (3+3))) ne mettent pas en cause son indivisibilit\u00e9 naturelle : un quatrain de sonnet ne devrait pas pouvoir en \u00eatre extrait, et tenir tout seul.\n\n _Tanka_ et sonnet, donc, sont, comme les lettres de l'alphabet, des impartibles. Je notai aussit\u00f4t deux autres ressemblances encore : dans l'histoire du _tanka_ comme dans celle du sonnet, \u00e9norme quantit\u00e9 d'exemples. Et sur une tr\u00e8s longue dur\u00e9e. En r\u00e9sum\u00e9, comme la forme-sonnet, la forme-tanka \u00e9tait compacte, non divisible, autonome, durable et prolif\u00e9rante. Enfin, elle pr\u00e9sentait tous ces caract\u00e8res (qui sont pour moi des qualit\u00e9s) de mani\u00e8re plus pure encore que la forme-sonnet. Restait \u00e0 l'investir de quelque \u00e9motion po\u00e9tique.\n\nLa nature de l'\u00e9motion po\u00e9tique qui s'associe in\u00e9vitablement \u00e0 toute forme \u00e9tudi\u00e9e et pratiqu\u00e9e plus qu'\u00e0 l'occasion finit par devenir un ingr\u00e9dient essentiel de sa d\u00e9finition. Dans le cas de la forme-sonnet l'ingr\u00e9dient \u00e9motif (que je n'ai vraiment identifi\u00e9 que plus tard) peut \u00eatre nomm\u00e9 : amour de la langue. Apr\u00e8s quelques explorations balbutiantes entre les variables versions fran\u00e7aises, anglaises (parfois m\u00eame allemandes, italiennes ou espagnoles) de _tanka_ 'archa\u00efques' et 'classiques (entre le 8e et le 14e si\u00e8cle) je finis par \u00eatre saisi et envahi d'une \u00e9motion po\u00e9tique particuli\u00e8re \u00e0 la forme (\u00e0 l'effet de la forme sur moi). Et je n'eus aucun mal \u00e0 lui associer une expression, que tous les commentaires mettaient en \u00e9vidence dans l'art m\u00e9di\u00e9val du _tanka_ : **mono no aware** (transcription en 'romaji' d'id\u00e9ogrammes interpr\u00e9t\u00e9s le plus souvent en 'sentiment des choses'). Le ' _mono no aware_ ' devint alors son ingr\u00e9dient caract\u00e9ristique.\n\nCe n'est pas tout. Dans le cas du sonnet, tenant compte du fait que le mod\u00e8le universel de sa forme se trouve dans le _canzoniere_ de P\u00e9trarque d'une part, d'autre part que la forme-sonnet 'provient' (en un sens que je ne suis parvenu \u00e0 pr\u00e9ciser que quelque temps apr\u00e8s ; mais le fait m'avait sembl\u00e9 tout de suite \u00e9vident, d\u00e8s que j'avais mis les yeux sur les vers de Bernart de Ventadour ou Arnaut Daniel) de la forme par excellence de la po\u00e9sie des Troubadours, la _canso_ , l'amour de la langue n'y est pas s\u00e9parable de l'amour, au sens habituel, qui d'ailleurs est une d\u00e9couverte ou une 'invention' de la po\u00e9sie proven\u00e7ale. Je n'eus alors aucune h\u00e9sitation \u00e0 interpr\u00e9ter, moi, le _mono no aware_ en amour de la nature. Tout amour, amour humain, d'un \u00eatre de chair pour un autre est, en un sens, _amors de lonh_ , 'amour de loin'. Or, du _mono no aware_ je lisais, entre autres, cet essai de d\u00e9finition : \u00ab _mono no aware_ est l'esprit du _aware_ (\u00e9motion nostalgique) d\u00e9couvert dans les _mono_ (choses, objets). C'est un 'monde qui pourrait exister' ( _arubeki sekai_ ) aper\u00e7u dans les objets tels qu'ils sont. On pourrait dire aussi que c'est le monde de sentiments n\u00e9 de l'harmonie existante entre l'esprit et la forme des choses \u00bb.\n\nDans mon esprit, \u00e0 la lecture des po\u00e8mes, et en tenant compte de mon \u00e9tat propre de Parisien involontaire exil\u00e9 depuis le milieu de l'enfance du paysage m\u00e9diterran\u00e9en, les _mono_ en question dans les _tanka_ , vus comme des expressions du _mono no aware_ , \u00e9taient des objets du monde naturel, lointains dans l'espace (le Japon) ou \u00e9loign\u00e9s de moi par s\u00e9paration (l'Aude, la Provence). L'amour de la nature, l'\u00e9motion-signature de la forme-tanka \u00e9tait un _aware_ , une \u00e9motion gonfl\u00e9e de nostalgie, le sentiment de l'inaccessibilit\u00e9 d'un monde naturel, d'un monde qui 'avait pu exister', ailleurs et en d'autres temps. Cette interpr\u00e9tation spontan\u00e9e, irr\u00e9fl\u00e9chie et largement irresponsable a domin\u00e9 toutes mes lectures ; et, apr\u00e8s quelque temps, a d\u00e9cid\u00e9 largement du choix des emprunts que j'ai faits \u00e0 cette tradition pour en b\u00e2tir un livre de mes propres po\u00e8mes. D'o\u00f9 son titre.\n\nOn pourrait me dire (Claude Roy le fit aussit\u00f4t, d\u00e8s que je lui pr\u00e9sentai le manuscrit de mon livre) que j'aurais pu trouver l'\u00e9quivalent de ma recherche d'une forme ad\u00e9quate \u00e0 la saisie du 'monde naturel' ailleurs qu'en le Japon m\u00e9di\u00e9val ; en Chine, par exemple. C'est vrai sans doute ; peut-\u00eatre. Mais je n'ai pas \u00e9t\u00e9 tent\u00e9. La raison principale fut que l'immensit\u00e9 de la tradition chinoise m'effrayait. Elle \u00e9tait trop, beaucoup trop ancienne pour moi. La po\u00e9sie du _Many\u00f4sh\u00fb_ ou du _Kokinsh\u00fb_ n'\u00e9tait pas beaucoup plus \u00e9loign\u00e9e dans le temps que celle, occitane, de Guillaume IX ou que celle, italienne, du _dolce stil novo_. Comme j'avais \u00e9galement quelque difficult\u00e9 \u00e0 me passionner pour la po\u00e9sie gr\u00e9co-latine, je d\u00e9cidai que le Japon \u00e9tait \u00e0 la Chine comme la Provence et la Sicile du 13e si\u00e8cle (terre de naissance de la forme-sonnet) \u00e0 la Gr\u00e8ce et \u00e0 Rome respectivement. (Je dois avouer que je ne suis jamais parvenu \u00e0 convaincre Claude du caract\u00e8re \u00e9minemment raisonnable de mon point de vue.)\n\n## \u00a7 29 Je n'ai pas eu besoin de franchir en vrai les milliers de kilom\u00e8tres de Paris \u00e0 Kyoto pour rejoindre le Japon de l'an mille.\n\nJe n'ai pas eu besoin de franchir en vrai les milliers de kilom\u00e8tres de Paris \u00e0 Kyoto pour rejoindre le Japon de l'an mille. Le d\u00e9partement de la Biblioth\u00e8que nationale dit 'des imprim\u00e9s orientaux' s'offrait \u00e0 ma curiosit\u00e9 ; il fallait simplement ajouter sur ma carte, qui me permettait d\u00e9j\u00e0 l'acc\u00e8s aux salles courantes (p\u00e9riodiques, imprim\u00e9s, _mss_ (manuscrits), et _mus_ (musique)), l'autorisation des augustes autorit\u00e9s biblioth\u00e9caires. Je l'obtins.\n\nApr\u00e8s avoir travaill\u00e9 quelque temps de la journ\u00e9e aux imprim\u00e9s ou aux p\u00e9riodiques comme j'en avais pris l'habitude, je sortais dans la cour, la traversais en biais sur la gauche et poussais, avec le sentiment d\u00e9licieux d'un exotisme irr\u00e9ductible la porte du d\u00e9partement des imprim\u00e9s orientaux.\n\nMon isolement y \u00e9tait merveilleux ; aucun des lecteurs ordinaires de la salle ordinaire ne venait l\u00e0 ; je n'y rencontrais pas, par exemple, Paul B\u00e9nichou, alors mon beau-p\u00e8re, fid\u00e8le \u00e0 la place 115, qui lui \u00e9tait tacitement r\u00e9serv\u00e9e (alors qu'on ne r\u00e9servait, alors, aucune place (ce n'\u00e9tait pas vraiment un passe-droit ; car, \u00e9minent professeur de l'\u00e9minente universit\u00e9 de Harvard, il aurait eu droit, comme d'autres \u00e9minents professeurs, et les acad\u00e9miciens par exemple, au privil\u00e8ge d'une place \u00e0 'l'H\u00e9micycle', derri\u00e8re le bureau de la salle, sur\u00e9lev\u00e9e mais dissimul\u00e9e \u00e0 la vue, s\u00e9par\u00e9e du troupeau des lecteurs ordinaires ; mais il ne le voulait pas, \u00e0 la fois par conviction r\u00e9publicaine ; et par habitude : le 115 \u00e9tait sa place)); je n'y rencontrais pas mon ami Alain Gu\u00e9rin, d\u00e9pouillant d'\u00e9normes volumes de l'histoire contemporaine de l'espionnage. Aucun visage ne m'y \u00e9tait familier.\n\nIl s'ensuit que nul ne pouvait savoir, ni me demander quel \u00e9tait le sens de mes lectures, quel \u00e9tait mon but en me plongeant dans ces textes venus d'un pays lointain et d'une \u00e9poque lointaine. La dissimulation absolue dans le domaine de mon activit\u00e9, non professionnelle, de po\u00e9sie (dont je ressentais la n\u00e9cessit\u00e9, comme condition de tout accomplissement), \u00e9tait en cet endroit un but facile \u00e0 atteindre. C'\u00e9tait le lieu id\u00e9al.\n\nLevant les yeux depuis une page du _Many\u00f4sh\u00fb_ , dans la monumentale \u00e9dition des ann\u00e9es vingt, les caract\u00e8res antiques illisibles devant moi, mais si beaux, marmonnant int\u00e9rieurement la transcription en caract\u00e8res latins (en 'romaji') qui accompagnait les id\u00e9ogrammes (pronon\u00e7ant \u00e0 ma mani\u00e8re, inspir\u00e9e des indications d'Arthur Waley, \u00e9videmment ridicule, \u00e0 la fois pour des oreilles japonaises, bien s\u00fbr, mais pour des oreilles occidentales ignorant la langue), me p\u00e9n\u00e9trant du sens des mots, des commentaires, copiant, \u00e9tablissant des comparaisons avec les po\u00e8mes que j'avais d\u00e9j\u00e0 lus ainsi, j'\u00e9tais saisi sans cesse de la m\u00eame \u00e9motion nostalgique. Je voyais, par exemple, je voyais, se superposant \u00e0 ces mots, en m\u00eame temps qu'un mont Fuji de carte postale, un pic des Pyr\u00e9n\u00e9es, un mont Canigou de souvenir (au nom pas encore devenu canin), quand le vent 'marin' permet d'en apercevoir, depuis le Minervois, les neiges ; je voyais, en m\u00eame temps qu'un 'pin' de po\u00e8me japonais, un pin m\u00e9diterran\u00e9en ; en lieu et place des 'ume no hana', les fleurs de cerisier omnipr\u00e9sentes dans les _tanka_ , les floraisons des amandiers au-dessus du bassin-piscine de la Tuilerie (lieu de mes vacances, \u00e0 quelques kilom\u00e8tres de Carcassonne). J'entendais les cigales toulonnaises ; et les rouges-gorges au lieu des 'uguisu' ; et les grillons des nuits d'\u00e9t\u00e9 sous le d\u00e9licieux vocable 'kirigirisu'. Je m'habituais en m\u00eame temps \u00e0 la disposition des syllabes des po\u00e8mes, \u00e0 la forme particuli\u00e8re de leur averse verticale en traits in\u00e9gaux dans les versions originales, \u00e0 la particuli\u00e8re oscillation de leurs longueurs impaires, au jeu du 5 et du 7.\n\n## \u00a7 30 Autant que la bri\u00e8vet\u00e9 stup\u00e9fiante de la forme, l'assimilation du 'mono no aware' nippon \u00e0 mon 'sentiment de la nature'\n\nAutant que la bri\u00e8vet\u00e9 stup\u00e9fiante de la forme, l'assimilation du 'mono no aware' nippon \u00e0 mon 'sentiment de la nature' d'ex-enfant carcassonnais exil\u00e9 en r\u00e9gion parisienne s'est trouv\u00e9e grandement facilit\u00e9e par le fait que les po\u00e8tes de l'\u00e9poque Heian employaient, pour emplir leurs poign\u00e9es de syllabes, une quantit\u00e9 tr\u00e8s restreinte de mots (dans la premi\u00e8re anthologie imp\u00e9riale, le _Kokinsh\u00fb_ , pierre de touche de toute la po\u00e9sie traditionnelle, on ne trouve gu\u00e8re plus de quatre cents mots distincts. Racine, r\u00e9f\u00e9rence oblig\u00e9e de nos professeurs de lyc\u00e9e, autrefois, pour la pauvret\u00e9 du vocabulaire est largement d\u00e9pass\u00e9 dans la voie de l'\u00e9conomie lexicale). Ces mots manquent, forc\u00e9ment, de pr\u00e9cision concr\u00e8te. Les traductions ne leur en ajoutent pas. Lisant ceci : \u00ab le vert du pin \/ toujours vert \/ quand vient le printemps \/ est vert \/ un peu plus \/\/\u00bb je savais bien qu'un tel po\u00e8me, de 'minamoto no muneyuki no ason', po\u00e8me 'compos\u00e9 \u00e0 un concours organis\u00e9 par l'imp\u00e9ratrice de l'\u00e8re Kampy\u00f4', \u00e9voquait des arbres que je ne connaissais pas, dans un syst\u00e8me de r\u00e9f\u00e9rences po\u00e9tiques et autres qui m'\u00e9chappait \u00e0 peu pr\u00e8s enti\u00e8rement ; mais la chose-pin qui m'\u00e9tait ainsi offerte, avec son vert accentu\u00e9 au printemps, m\u00e9lang\u00e9 de son vert sombre de l'hiver, je l'avais en t\u00eate, sous mille nuances, en mille images, de moments de marches et de jeux et de mille journ\u00e9es. J'en poss\u00e9dais la syllabe fran\u00e7aise, et la forme m\u00e9diterran\u00e9enne, avec le go\u00fbt \u00e2cre qui l'accompagne et la piq\u00fbre des pointes de ses aiguilles sur la peau nue des jambes, la plante des pieds nus sur les sentiers de le garrigue minervoise.\n\nUne extr\u00eame pr\u00e9cision et invention dans le maniement des descriptions d'images de choses naturelles, telles qu'on les trouve dans les journaux et po\u00e8mes de Gerard Manley Hopkins, par exemple, me fascine, m'enthousiasme. Mais des mots de grande g\u00e9n\u00e9ralit\u00e9 et abstraction comme 'arbre' et 'jour' et 'silence' et 'temps' dont il est de bon ton de moquer l'abus dans la po\u00e9sie de certains po\u00e8tes contemporains de langue fran\u00e7aise sont parfaitement capables de cr\u00e9er chez un lecteur des sc\u00e8nes d'une richesse comparable, plus personnelles, plus priv\u00e9es encore que les autres, et qui ne produisent pas moins l'effet majeur de po\u00e9sie. Orient\u00e9 par mes lectures, j'ai choisi, comme tout le monde, de commencer par essayer de me familiariser avec le monde possible de langue de la forme-tanka par le _Kokinsh\u00fb_. Il y avait, m\u00eame en ces temps maintenant lointains, de nombreuses traductions de nombreux po\u00e8mes et, en outre, un \u00e9rudit allemand avait, au d\u00e9but du si\u00e8cle vingti\u00e8me, publi\u00e9 un 'dictionnaire de l'\u0153uvre' o\u00f9 on trouvait pratiquement tous les mots, toutes les constructions syntaxiques (assez simples) et un tr\u00e8s grand nombre de vers interpr\u00e9t\u00e9s. Que souhaiter de plus ? Les formes ont des moments, qui jalonnent leur histoire comme s'il s'agissait d'une vie. Le moment du _Kokinsh\u00fb_ , vers 900 de l'\u00e8re dite chr\u00e9tienne, \u00e9tait le moment de r\u00e9f\u00e9rence dans la vie du _tanka_. Avant, de longues 'enfances', un Bildungsroman de la forme, racont\u00e9 dans une \u0153uvre monumentale, le _Many\u00f4sh\u00fb_. Ensuite, la longue succession des anthologies imp\u00e9riales, qui suivent le _Kokinsh\u00fb_ , et, de nouveau, un moment \u00e9minent, celui de la huiti\u00e8me anthologie, vers 1200, le _Shinkokinsh\u00fb_ (ou 'nouveau _kokinsh\u00fb_ ').\n\nAssez vite, je d\u00e9cidai de tenter de m'approprier quelques-uns de ces po\u00e8mes et de me b\u00e2tir une petite anthologie \u00e0 moi. Il s'ensuivait que je devais, non traduire les po\u00e8mes que je choisirais, mais les voler (j'ai fini, de mani\u00e8re plus neutre, par parler d'emprunts, mais ce ne fut qu'une mani\u00e8re de dire ; il n'est pas possible de payer de telles dettes, de restituer). Voler des _tanka_ , d\u00e9cider d'une mani\u00e8re de les mettre en po\u00e8mes de langue fran\u00e7aise, les ordonner en une s\u00e9quence de s\u00e9quences, constituant un livre. Avant m\u00eame de me mettre r\u00e9ellement au travail, il me fut clair que le titre serait ce qu'il fut, _mono no aware_ , avec, en sous-titre 'le sentiment des choses'. Le titre et le sous-titre signifiaient la double nature des po\u00e8mes : leur origine japonaise dans une fausse langue, puisque mise en une transcription destructrice de l'\u00e9criture de d\u00e9part, annulation de la complexit\u00e9 id\u00e9ogrammatique, et m\u00eame de la simplification \u00e9l\u00e9gante de l'alphabet syllabique (les _hiragana_ , si nombreux dans le texte du _Kokinsh\u00fb_ ) au profit d'une 'romanisation', le _romaji_ , faible approximation du son des syllabes.\n\nComme je ne maintiendrais pas le compte syllabique (j'abandonnai assez vite cette contrainte-l\u00e0), il me fallait donner \u00e0 entendre et \u00e0 voir quelque chose du point de d\u00e9part. Les vers dans l'\u00e9criture originelle \u00e9tant verticaux descendants et progressant de droite \u00e0 gauche, je les fis tourner dans la page, je leur substituai leur transcription 'romaji' et je les fis commencer en des points diff\u00e9rents de la ligne, comme suit :\n\nxxxxxxxxxxxxxxxxx\n\nyyyyyyyyyyyyyyyyyyyyyyyyyyyyyyy\n\nzzzzzzzzzzzzzzzzz\n\nttttttttttttttttttttttttttttttt\n\nuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuu\n\n(dix-sept 'x' et dix-sept 'z' repr\u00e9sentant les cinq syllabes des vers 1 et 3 du tanka ; trente-et-un 'y', 't' et 'u', pour les vers 2, 4 et 5, de sept syllabes). Les po\u00e8mes que je leur fais correspondre sont le plus souvent 'emprunt\u00e9s' vers par vers, mais l'ordre des vers n'est pas le m\u00eame. Je marque la correspondance en imposant au vers de po\u00e9sie en langue fran\u00e7aise de commencer au m\u00eame endroit de la ligne que le vers japonais dont il provient. Le texte _romaji_ dans la disposition choisie joue le r\u00f4le d'un accompagnement 'musical' visuel **.\n\nPour la mise en ordre je m'inspirai d'une mise en parall\u00e8le de la tradition du _tanka_ avec celle du sonnet. Dans le cas du sonnet, je distinguai trois moments : un moment de pr\u00e9figuration, celui qui englobe la totalit\u00e9 de la tradition des Troubadours condens\u00e9e dans les grands manuscrits de sa r\u00e9capitulation-pr\u00e9servation ; un deuxi\u00e8me moment, moment de l'installation et de la pr\u00e9sentation avec l'invention de la forme par les Siciliens amis et disciples de Giacomo da Lentini, il Notaro (comme dit Dante), au d\u00e9but du treizi\u00e8me si\u00e8cle et le _dolce stil novo_ (principalement, et bien plus que Dante, Guido Cavalcanti) ; le moment du d\u00e9ploiement enfin qui \u00e9tait celui du _Rerum Vulgarum Fragmenta_ (ou _Canzoniere_ ) de P\u00e9trarque. Je leur fis correspondre (sans me pr\u00e9occuper le moins du monde de vraisemblance, ne cherchant qu'un dispositif me permettant de construire comme je le d\u00e9sirais) : pour moment de la pr\u00e9figuration, r\u00e9capitulation, et pr\u00e9servation, le _Many\u00f4sh\u00fb_ ; pour celui de l'installation-pr\u00e9sentation, le _Kokinsh\u00fb_ (et les dix anthologies qui le suivent) ; pour celui du d\u00e9ploiement, le _Shinkokinsh\u00fb_. Les diff\u00e9rences sont \u00e9normes, mais je ne m'attachai qu'\u00e0 certains traits de ma comparaison que j'estimai utiles pour mon travail. Je ne vais en aborder, bri\u00e8vement, qu'un seul (j'allais \u00e9crire 'mixtement', afin de r\u00e9server 'bri\u00e8vement' pour la version br\u00e8ve ; et 'longuement' pour la version longue ; mais le sens de cet adverbe n\u00e9ologique ne serait pas tr\u00e8s clair pour le lecteur). Il concerne le _Shinkokinsh\u00fb_.\n\n## \u00a7 31 Le Shinkokinsh\u00fb, SKKS ('nouveau kokinsh\u00fb') est un cas unique dans l'histoire de la po\u00e9sie.\n\nC'est une anthologie de po\u00e8mes, certes, mais c'est aussi un po\u00e8me unique. La construction n'en est nullement apparente. Les diff\u00e9rentes unit\u00e9s dont il se compose ne sont pas mises en \u00e9vidence (plus exactement, celles qui apparaissent, les _tanka_ individuels, leur groupement en livres, parall\u00e8le \u00e0 celui du _Kokinsh\u00fb_ , sont celles qui le constituent en anthologie, pas en po\u00e8me). Elles le sont m\u00eame si peu, que la conscience de leur existence s'est perdue pendant des si\u00e8cles (la quasi-disparition de la po\u00e9sie de cour au XVe si\u00e8cle, l'attention donn\u00e9 par les critiques et sp\u00e9cialistes modernes aux \u0153uvres de po\u00e8tes individuellement repr\u00e9sent\u00e9s, en ont certainement facilit\u00e9 l'oubli).\n\nLe **SKKS** se compose d'unit\u00e9s de diff\u00e9rents niveaux. (Quand je dis 'se compose', je donne une apparence d'objectivit\u00e9 imp\u00e9riale et de r\u00e9flexion personnelle longuement m\u00fbrie \u00e0 une affirmation\n\na) que j'emprunte au professeur Jin'ichi Konichi qui a fourni l'essentiel du travail ;\n\nb) que j'interpr\u00e8te \u00e0 ma mani\u00e8re (que j'ai interpr\u00e9t\u00e9e pour mes petites affaires propres voici trente ans, en fait) afin d'en d\u00e9duire un syst\u00e8me g\u00e9n\u00e9ralisable de composition po\u00e9tique. (J'en ai fait un usage mod\u00e9r\u00e9 et assez \u00e9l\u00e9mentaire dans mon premier livre publi\u00e9 (on peut le voir) et j'eus alors l'intention de m'en servir encore, et beaucoup plus largement)).\n\nLa plus petite unit\u00e9 isolable, non fragmentable, est le _tanka_ (qui joue, dans le po\u00e8me qu'est le **SKKS** , le m\u00eame r\u00f4le que le vers dans la po\u00e9sie versifi\u00e9e), la plus grande est le livre (ils sont vingt, comme dans toute anthologie imp\u00e9riale qui se respecte, c'est \u00e0 dire affiche son respect pour la premi\u00e8re de la famille, le _Kokinsh\u00fb_ , le **KKS** : les livres 1 et 2 sont les livres du printemps, le livre 3 est celui de l'\u00e9t\u00e9, le livre 7 assemble les 'f\u00e9licitations', les livres 11 \u00e0 15 sont d'amour, etc.). L'unit\u00e9 premi\u00e8re des niveaux interm\u00e9diaires est la s\u00e9quence, une suite de _tanka_ d'un m\u00eame livre, ou de plusieurs livres successifs, formant un tout. Une s\u00e9quence est elle-m\u00eame \u00e9l\u00e9ment d'une unit\u00e9 de niveau sup\u00e9rieur, la suite. Par exemple, les deux livres printaniers du **SKKS** forment une suite compos\u00e9e de trois s\u00e9quences, dont chacune poss\u00e8de un principe de coh\u00e9sion s\u00e9mantique, une ou plusieurs images cl\u00e9s : _kasumi_ (brume printani\u00e8re) et _ume no hana_ (fleur de prunier), pour la premi\u00e8re \u2013 _uguisu_ (rossignol) pour la seconde \u2013 _sakura_ (cerisier) pour la derni\u00e8re. Les s\u00e9quences et les suites sont d\u00e9finies comme unit\u00e9s de po\u00e9sie par le choix de deux principes d'organisation : une progression qui gouverne l'assemblage des unit\u00e9s constitutives, et des techniques d'association qui \u00e9tablissent des liaisons multiples d'unit\u00e9 \u00e0 unit\u00e9. Association et progression sont les \u00e9quivalents formels, syntaxiques et s\u00e9mantiques, des images cl\u00e9s.\n\nLes trente-trois po\u00e8mes du livre I du **SKKS** constituent une s\u00e9quence, dont l'image cl\u00e9 est la brume ( _kasumi_ ), dont le sens est 'commencement du printemps'. La progression de la s\u00e9quence exprime la transition de l'hiver au printemps d'une mani\u00e8re qui est en harmonie avec le d\u00e9roulement physique de la saison et avec le d\u00e9roulement des c\u00e9r\u00e9monies et f\u00eates rituelles du printemps. Mais il ne s'agit nullement de r\u00e9citer l'histoire du printemps, de mimer une description objective du temps de f\u00e9vrier ou mars 1206 dans la capitale. La s\u00e9quence se compose de po\u00e8mes dont chacun a sa signification et sa valeur propre ind\u00e9pendamment de son appartenance au **SKKS**. La progression est indiqu\u00e9e par allusion, par un jeu oblique sur quelques images centrales figurant dans tous ou quelques po\u00e8mes, souvent cach\u00e9es (par des jeux de mots m\u00eame parfois), par leur pr\u00e9sence, leur apparition, leur disparition d'un po\u00e8me \u00e0 l'autre. La progression (autre exemple) de l'ensemble des s\u00e9quences et suites constituant les livres 'amoureux' du **SKKS** est celle qui mime le d\u00e9roulement d'une intrigue typique de la soci\u00e9t\u00e9 de l'\u00e9poque Heian, depuis 'l'amour avant la vue' ( _amors de lonh_ \u00e0 la japonaise, n\u00e9 d'un r\u00e9cit, de l'\u00e9criture surprise d'une lettre) jusqu'\u00e0 l'abandon et douleur de la femme, ses reproches, chaque s\u00e9quence \u00e9tant centr\u00e9e sur une des \u00e9tapes formalis\u00e9es de la passion. Il y a au sein de certaines suites des strat\u00e9gies de progression plus complexes : une s\u00e9quence du livre X, compos\u00e9 de po\u00e8mes de voyage, constitue non seulement un voyage au sens habituel du terme mais aussi un voyage dans l'histoire de la po\u00e9sie japonaise depuis un texte archa\u00efque attribu\u00e9 \u00e0 l'imp\u00e9ratrice Gemmo (septi\u00e8me si\u00e8cle) jusqu'aux contemporains des compilateurs du **SKKS**.\n\nChaque unit\u00e9 \u00e9l\u00e9mentaire d'une s\u00e9quence (un _tanka_ consid\u00e9r\u00e9 comme objet formel) est li\u00e9e \u00e0 la suivante dans la cha\u00eene dont elle est un maillon par l'un ou plusieurs des proc\u00e9d\u00e9s d'association qui constituent la syntaxe du texte, les strat\u00e9gies de progression assurant la coh\u00e9rence s\u00e9mantique. Certains de ces proc\u00e9d\u00e9s sont pr\u00e9sents dans presque toutes les po\u00e9sies du monde : parall\u00e9lismes phon\u00e9tiques ou syntaxiques, r\u00e9p\u00e9tition de mots, d'images... Mais il en est de plus sp\u00e9cifiques (titulaires d'une d\u00e9signation propre qui les nipponise (ils ne sont pas, en fait inconnus des po\u00e9sies en d'autres langues)):\n\n\u2013 associations par 'cat\u00e9gories de ph\u00e9nom\u00e8nes' : un _tanka_ contient le mot _asagiri_ (brouillard matinal d'automne), son successeur imm\u00e9diat dans la s\u00e9quence dont il fait partie le mot _keburi_ (fum\u00e9e). L'association que ces mots r\u00e9alisent entre les deux _tanka_ tient compte d'un d\u00e9coupage conventionnel du vocabulaire qui les classe (aux fins de po\u00e9sie) dans une m\u00eame 'cat\u00e9gorie' de ph\u00e9nom\u00e8nes. Ici les _sobikimono_ (choses qui montent). La brume et la fum\u00e9e grimpent dans les airs pour s'y dissiper ;\n\n\u2013 l'engo : un mot poss\u00e8de une association \u00e9tablie par la tradition po\u00e9tique. _Akigiri_ (brouillard d'automne) est li\u00e9 par engo aux trois verbes s'\u00e9lever, se dissiper, s'\u00e9tendre ;\n\n\u2013 le kake kotoba est le 'mot pivot', une s\u00e9rie de syllabes ayant deux significations ou plus selon la mani\u00e8re dont on les d\u00e9coupe. C'est une version noble du calembour (l'usage du jeu de mots \u00e0 des fins po\u00e9tiques est grandement facilit\u00e9 par le fait que la langue a peu de syllabes, donc un nombre consid\u00e9rable d'homophones (que les id\u00e9ogrammes distinguent mais pas l'\u00e9criture syllabique des _hiragana_ ) ainsi que par le champ s\u00e9mantique, souvent fort vaste, de nombreux mots ( _hi_ est \u00e0 la fois jour, soleil, feu ; _iro_ forme, couleur et figure));\n\n\u2013 les makura-kotoba ou 'mots-oreillers', \u00e9pith\u00e8tes conventionnelles d'un mot, formant souvent un vers de cinq syllabes (ph\u00e9nom\u00e8ne qui facilite leur emploi, puisqu'ils fournissent ainsi d'un coup un vers entier d'un _tanka_ : grande \u00e9conomie d'efforts pour un po\u00e8te, pensera-t-on. Erreur profonde ! Il est bien plus dur de placer un vers d\u00e9rob\u00e9 de mani\u00e8re convenable que d'en inventer un pour l'occasion. C'est ce que ne comprend pas l'id\u00e9e moderne, et bouvard-p\u00e9cuchetement re\u00e7ue, qui frappe d'interdit la non-originalit\u00e9) : _shirotae no_ (de chanvre blanc) est le makura-kotoba habituel de _sode_ (manches), _ashibiki_ (qui fatigue les pieds), de _yama_ (montagne (on ne rit pas !)). Le makura-kotoba cousin du 'aux doigts de rose' (un _makura-kotoba_ hom\u00e9rique d'aurore), qui fonctionne dans la po\u00e9sie de l'\u00e9poque du **SKKS** comme un archa\u00efsme voulu, sert de lien associatif entre deux tanka : dans le premier il a perdu toute valeur autre que sonore, mais dans le second il retrouve son sens \u00e9tymologique r\u00e9el ou suppos\u00e9, point de d\u00e9part d'une image nouvelle.\n\nUne strat\u00e9gie d'association extr\u00eamement suggestive d'un r\u00e9emploi (et j'en fais un usage (qu'on pourrait qualifier d'obsessionnel) dans la prose pr\u00e9sente) consiste en un lancer de fils (de l'un ou l'autre des types pr\u00e9c\u00e9dents) de tanka \u00e0 tanka, en plusieurs po\u00e8mes d'une m\u00eame s\u00e9quence. On d\u00e9couvre ainsi (ce n'est pas moi, mais le professeur Konichi) que les _tanka_ 10 \u00e0 15 du livre I du **SKKS** font \u00e9cho sujet \u00e0 sujet et presque image \u00e0 image aux po\u00e8mes 17 \u00e0 22 du livre premier du **KKS** (\u00e9cho parfaitement saisissable pour un lecteur ou un auditoire de l'\u00e9poque). Nommons cela association par r\u00e9miniscence.\n\nLe **SKKS** , c'est sa fonction premi\u00e8re, est une anthologie. On imagine qu'il contient donc, en principe, le meilleur de la po\u00e9sie japonaise jusqu'\u00e0 son moment, au jugement de ses compilateurs. On conna\u00eet assez bien leurs go\u00fbts, les go\u00fbts du temps, par d'autres anthologies, des choix personnels des po\u00e8tes des m\u00eames ann\u00e9es, par des \u00e9crits critiques, des journaux intimes, les d\u00e9cisions comment\u00e9es des concours de po\u00e9sie. Or, surprise (pour le professeur Konichi et, partant, pour moi, qui adopte son point de vue et lui fait, comme Earl Miner et Robert Brower, \u00e9minents historiens de la po\u00e9sie de cour japonaise, enti\u00e8rement confiance), on ne peut manquer d'\u00eatre frapp\u00e9 par la pr\u00e9sence d'un nombre consid\u00e9rable de po\u00e8mes qui devaient appara\u00eetre alors comme de qualit\u00e9 moyenne, ou m\u00eame franchement m\u00e9diocre ; on pourrait penser que c'est l\u00e0 une cons\u00e9quence (f\u00e2cheuse) des exigences formelles draconiennes que s'\u00e9taient impos\u00e9es les auteurs. Il n'en est rien ; des po\u00e8mes de haut niveau auraient tr\u00e8s bien pu remplacer ces textes sans nuire \u00e0 l'harmonie de la progression et \u00e0 la densit\u00e9 des associations. C'est de propos d\u00e9lib\u00e9r\u00e9 que le 'po\u00e8te' du **SKKS** a sacrifi\u00e9 des centaines de po\u00e8mes estimables pour introduire dans son \u0153uvre des moments morts, comme des syllabes muettes ***. Un trait\u00e9 de po\u00e9tique fournit l'explication. Son auteur (l'ex-empereur Go-Toba) reproche au po\u00e8te Yoshitsune de n'avoir pas, dans une s\u00e9quence po\u00e9tique de cent po\u00e8mes (forme traditionnelle), introduit suffisamment de _ji no uta_ (po\u00e8mes de la trame) et trop de _mon no uta_ (po\u00e8mes du dessin). La distinction entre le ji et le mon, et la consigne de veiller \u00e0 une alternance r\u00e9gl\u00e9e des deux esp\u00e8ces de po\u00e8mes dans une s\u00e9quence donn\u00e9e, s'ajoutant aux strat\u00e9gies d'association et de progression pour en \u00e9tablir la structure rythmique, fournit le troisi\u00e8me principe d'\u00e9laboration du **SKKS** , le jeu de la trame et du dessin.\n\nTels sont, s\u00e9v\u00e8rement simplifi\u00e9s, les ingr\u00e9dients de la forme po\u00e9tique, forme- **SKKS** , invent\u00e9e \u00e0 l'occasion de la fabrication de la huiti\u00e8me anthologie imp\u00e9riale, dans les premi\u00e8res ann\u00e9es du treizi\u00e8me si\u00e8cle.\n\n## \u00a7 32 Mon livre de voleur, achev\u00e9, selon l'indication qui appara\u00eet \u00e0 la derni\u00e8re page de l'impression,\n\nMon livre de voleur, achev\u00e9, selon l'indication qui appara\u00eet \u00e0 la derni\u00e8re page de l'impression, le 10 avril 1969, et publi\u00e9 l'ann\u00e9e suivante, s'intitule\n\nMono no aware\n\n**Le Sentiment des Choses**\n\nCENT QUARANTE-TROIS PO\u00c8MES EMPRUNT\u00c9S AU JAPONAIS\n\nC'est mon deuxi\u00e8me livre. Comme au premier (de la confection duquel j'ai parl\u00e9 dans la branche 4) je lui assigne une place dans mon **Projet de po\u00e9sie**. Comme le premier (ainsi que je l'explique dans le chapitre 2 de la branche que vous lisez), je le consid\u00e8re (du point de vue g\u00e9n\u00e9ral de mon **Projet** ) comme inachev\u00e9. Mais d'une mani\u00e8re diff\u00e9rente. Son inach\u00e8vement propre n'est pas le r\u00e9sultat de l'omission, dans le livre, de po\u00e8mes qui auraient \u00e9t\u00e9 compos\u00e9s, qui auraient figur\u00e9 dans son manuscrit et qui, volontairement, en auraient \u00e9t\u00e9 enlev\u00e9s au moment de la mise en fabrication. Il n'est pas fini en ce sens qu'il ne doit \u00eatre qu'une partie d'un livre plus vaste, beaucoup plus vaste, en trois parties, et n'en constituer que la partie seconde.\n\nPour concevoir les parties 1 et 3 de ce plus grand livre, lui-m\u00eame morceau du **Projet de po\u00e9sie** , j'ai recours \u00e0 l'hypoth\u00e8se des trois moments dite plus haut : un moment-pr\u00e9lude, moment des d\u00e9buts de la forme, repr\u00e9sent\u00e9, dans le cas de la po\u00e9sie japonaise par le _Many\u00f4sh\u00fb_ ; un moment 'classique', celui du _Kokinsh\u00fb_ , le **KKS** ; et un moment final, le moment du **SKKS**.\n\nMon 'Mono no aware' sera mon **KKS** \u00e0 moi. Reste \u00e0 penser ce que seront mon _Many\u00f4sh\u00fb_ et mon **SKKS** personnels. Je n'ai pas, \u00e0 vrai dire, l'intention de poursuivre ma carri\u00e8re de voleur de talent japonais ancien. Mon 'sentiment des choses' ne s'est pas \u00e9mouss\u00e9, au contraire, dirais-je ; mais je ne veux plus en limiter l'expression po\u00e9tique \u00e0 des visites au Japon de l'\u00e8re Heian. Et ce serait trop long. Pour une fois (une fois n'est pas coutume) je pense \u00e0 faire 'court'. Une bri\u00e8vet\u00e9 toute relative, comme vous allez le constater.\n\nPour d\u00e9finir (\u00e0 mon usage) et situer dans le temps de la po\u00e9sie le moment du _Kokinsh\u00fb_ , j'ai pens\u00e9 \u00e0 un parall\u00e8le entre forme-tanka et forme-sonnet. Le 'many\u00f4sh\u00fb' du sonnet, c'est l'\u0153uvre des Troubadours, dans la forme-canso, dont la forme-sonnet \u00e9merge, en Sicile. Ce qui joue le r\u00f4le du _Shinkokinsh\u00fb_ , c'est le Rerum Vulgarum Fragmenta, le Canzoniere de P\u00e9trarque, si je l'envisage comme anthologie personnelle, avec strat\u00e9gies de progression et d'association et, pourquoi pas, un jeu de 'ji' et de 'mon', de trame et de dessin. Le 'kokinsh\u00fb' du sonnet, je le place en Italie, chez les 'stilnovistes'.\n\nLe truc virtuel que j'ai appel\u00e9 **EUH** au chapitre pr\u00e9c\u00e9dent, je vais lui attribuer, dans mon **Projet de po\u00e9sie** , la place d'un deuxi\u00e8me moment d'appropriation de la forme-sonnet. Je le mets donc en parall\u00e8le avec mon second livre.\n\nJe r\u00e9sume. Je pense \u00e0 deux lignes formelles parall\u00e8les, de compositions, chacune command\u00e9e par une forme : forme-sonnet pour la premi\u00e8re ligne, forme-tanka pour la seconde. Dans chaque ligne, trois moments :\n\nforme-sonnet : **M1** **M2** **M3**\n\nforme-tanka : **M\u00b41** **M\u00b42** **M\u00b43**\n\n**M2** est exprim\u00e9 par la composition que j'ai nomm\u00e9e **EUH** , dont le 'livre dont le titre est le signe d'appartenance en th\u00e9orie des ensembles' est une partie :\n\n**EUH** = **Comp(M2)** (comp est mis pour 'composition').\n\n**M\u00b42** est exprim\u00e9 par la composition que j'ai nomm\u00e9e **Mono no aware** (je grassifie typographiquement pour distinguer le titre du livre du nom du style) :\n\n**Mono no aware** = **Comp(M\u00b42)**.\n\nIl reste \u00e0 concevoir les compositions associ\u00e9es aux moments encore non exprim\u00e9s, compte tenu de l'interpr\u00e9tation que je leur ai donn\u00e9s dans l'histoire de chaque forme.\n\nJe vais 'faire court'. Je pose pour commencer :\n\n**Comp(M1) = Comp(M\u00b41)**.\n\nEt que sera-t-elle ? Une anthologie de la forme-canso des Troubadours, m\u00e8re de la forme-sonnet. Voil\u00e0 pour l'expression, dans le **Projet de po\u00e9sie** , du premier **moment**.\n\nIl y a de la cons\u00e9quence. Une _canso_ n'est pas un sonnet, encore moins est-elle un _tanka_. Je ne peux pas conserver aux deux 'lignes de composition' leur d\u00e9signation initiale. Je g\u00e9n\u00e9ralise hardiment. Je ne consid\u00e8re plus qu'une seule ligne, \u00e9ventuellement, et m\u00eame n\u00e9cessairement bifurquante : la ligne de ce que je nomme forme-po\u00e9sie.\n\nRien que de tr\u00e8s normal, apr\u00e8s tout : le **Projet de po\u00e9sie** doit s'occuper de la forme-po\u00e9sie.\n\nJe reviens \u00e0 mes **moments** qui sont maintenant des moments de la forme-po\u00e9sie. (Je ne me limiterai pas \u00e0 trois, mais ils suffisent \u00e0 ce stade.) Que seront **M3** et **M\u00b43** ?\n\nCe n'est pas pour rien que le professeur Konichi a travaill\u00e9 \u00e0 me r\u00e9v\u00e9ler les merveilles du **SKKS**. Je vais faire mon **SKKS** \u00e0 moi : une composition po\u00e9tique, anthologie personnelle comme l'\u0153uvre de P\u00e9trarque (je fais tout tout seul), construite selon le m\u00eame triplet de principes : association, progression, jeu du _ji_ et du _mon_ (trame et dessin). Ce sera une sorte d'anthologie de la forme-po\u00e9sie ; et je pose, simplifiant le troisi\u00e8me comme le premier **moment** :\n\n**Comp(M3) = Comp(M\u00b43)**.\n\n(Je r\u00e9serve \u00e0 un chapitre ult\u00e9rieur le nom de cette composition, et la mani\u00e8re dont je pr\u00e9vois sa constitution ****.) (Attention, je ne dis pas que ce sera dans la version que vous lisez, qui n'est que la version mixte. Il faudra peut-\u00eatre aller fouiller dans la version longue) (dans la version br\u00e8ve, peut-\u00eatre m\u00eame. La version br\u00e8ve n'est pas toujours un simple r\u00e9sum\u00e9 des deux autres versions. Ce serait trop facile : Denis Roche n'aurait qu'\u00e0 publier la version br\u00e8ve, et mon \u00e9diteur serait satisfait : il y aurait de l'\u00e9conomie ; et personne n'aurait besoin d'avoir une l\u00e9g\u00e8re envie de se procurer les autres versions.)\n\nOn est au d\u00e9but de l'ann\u00e9e 1970. Je vais partir aux USA. Il est quatre heures du matin. J'ai bien travaill\u00e9. Je vais me recoucher.\n\n# Incises du chapitre 4\n\n## 142 une kyrielle d'images suscit\u00e9e par le fonctionnement rapide et automatique du souvenir, mais ralentie par la mise en langue not\u00e9e *\n\nAfin de vous faire regretter ce dont le diktat de mon \u00e9diteur vous a priv\u00e9 (ou au contraire vous permettre de vous r\u00e9jouir du fait que sa sagesse vous a \u00e9pargn\u00e9 une exp\u00e9rience p\u00e9nible), je vous offre ici quelque bout de version longue (normalis\u00e9 quant \u00e0 sa pr\u00e9sentation, c'est-\u00e0-dire sans surcharge de balises num\u00e9riques, sans couleurs (autres que dites), sans superpositions de d\u00e9crochements parenth\u00e9tiques et sans savant d\u00e9grad\u00e9 de tailles de corps typographiques).\n\nReprenons les dix premiers fragments de la kyrielle :\n\nune pierre. une pierre lourde. une pierre \u00e0 demi enfouie \u00e9paisse. une pierre et un nuage. un nuage chose. choses-nuage. nuages. lune de loin. de lonh. lune.\n\nChacun d'eux est parenth\u00e9s\u00e9 et reparenth\u00e9s\u00e9 (jusqu'\u00e0 la profondeur 6) : d'une premi\u00e8re parenth\u00e8se, rouge, o\u00f9 s'ouvre une deuxi\u00e8me parenth\u00e8se, bleue, contenant une parenth\u00e8se verte, qui contient une violette, qui contient une marron, qui enfin contient une grise, apr\u00e8s laquelle toutes se ferment. On notera cela simplement par une succession de fl\u00e8ches (qui indiquent seulement la relation de d\u00e9pendance des segments successifs). Ainsi, le premier fragment, 'une pierre' se d\u00e9ploie comme suit :\n\n1 une pierre \u2192 une moiti\u00e9 de pierre en surface \u2192 surface lisse, veines ocre \u2192 lacis de veines d'un d\u00e9p\u00f4t min\u00e9ral \u2192 enchev\u00eatrements capillaires min\u00e9raux \u2192 traces capillaires visibles en transparence \u2192 dans une surface de pierre transparente translucide\n\n2 une pierre lourde \u2192 lourd miracle lithique \u2192 tomb\u00e9e de l'\u00e2ge des miracles \u2192 dans un sol ordinaire \u2192 le partageant avec l'herbe \u2192 les racines \u2192 les coquilles d'escargot apr\u00e8s la visite d'une pluie\n\n3 une pierre \u00e0 demi enfouie \u00e9paisse \u2192 enfouie jamais remu\u00e9e \u2192 jamais mu\u00e9e \u2192 en galets arrondis \u2192 en disques plats \u2192 \u00e0 ricocher sur l'eau \u2192 plats, plate, de lac, de rivi\u00e8re\n\n4 une pierre et un nuage \u2192 forme inqui\u00e8te \u2192 de dur\u00e9e incertaine \u2192 h\u00e9sitant \u00e0 se dissoudre \u2192 s'\u00e9parpiller \u2192 dans une bassine d'azur \u2192 se sublimer\n\n5 un nuage chose \u2192 ayant acquis l'haecceitas \u2192 un moment \u00e0 tenir dans les yeux \u2192 l'instress \u00e9cumeux \u2192 fourme de vapeur \u2192 o\u00f9 boivent les rayons \u2192 glisse\n\n6 choses-nuage \u2192 sans direction d\u00e9finie \u2192 axes \u2192 d'oiseaux dirigeables \u2192 zeppelins \u2192 plumeux ou gourds\n\n7 nuages \u2192 \u00e0 m\u00eame le ciel \u2192 d\u00e9sorient\u00e9s \u2192 empi\u00e9tements, chevauchements \u2192 de nuages-nuages \u2192 \u00e9pic\u00e9 de variations \u2192 ange sourd\n\n8 lune de loin \u2192 anicroche verticale \u2192 dans le bleu compulsif \u2192 blur \u2192 of dawn \u2192 loin \u2192 lune, lunes\n\n9 de lonh \u2192 impr\u00e9gn\u00e9e de distance \u2192 retient sa courbure \u2192 de lampe \u2192 entre les passages v\u00e9loces \u2192 des porteurs d'ombres \u2192 consensuelles\n\n10 lune \u2192 l'une \u2192 l'autre \u2192 moon \u2192 moteur \u2192 rechignant \u2192 vers les collines\n\nJe n'ai repris que les dix premiers morceaux de la kyrielle du moment \u00a715. Il y en a 196, dont le 'd\u00e9ploiement' s'effectue d'une mani\u00e8re semblable (qu'on peut voir dans la version longue). Me limitant toujours \u00e0 dix, je prends, pour chaque fragment, le contenu de sa premi\u00e8re parenth\u00e8se, la parenth\u00e8se rouge (ici en noir, comme tout le reste) et je les reproduis, dans l'ordre, joints par des fl\u00e8ches :\n\nune moiti\u00e9 de pierre en surface \u2192 lourd miracle lithique \u2192 enfouie jamais remu\u00e9e \u2192 forme inqui\u00e8te \u2192 ayant acquis l' _haecceitas_ \u2192 sans direction d\u00e9finie \u2192 \u00e0 m\u00eame le ciel \u2192 anicroche verticale \u2192 impr\u00e9gn\u00e9e de distance \u2192 l'une\n\nL\u00e0 est le d\u00e9but de ce que je nomme le Marabout Rouge (puisque, dans la version longue, tous les \u00e9l\u00e9ments de cette suite sont de cette couleur). J'obtiens, de la m\u00eame mani\u00e8re, le commencement du Marabout Bleu :\n\nsurface lisse, veines ocre \u2192 tomb\u00e9e de l'\u00e2ge des miracles \u2192 jamais mu\u00e9e \u2192 de dur\u00e9e incertaine \u2192 un moment \u00e0 tenir dans les yeux \u2192 axes \u2192 d\u00e9sorient\u00e9s \u2192 dans le bleu compulsif \u2192 retient sa courbure \u2192 l'autre\n\nPuis du Marabout Vert :\n\nlacis de veines d'un d\u00e9p\u00f4t min\u00e9ral \u2192 dans un sol ordinaire \u2192 en galets arrondis \u2192 h\u00e9sitant \u00e0 se dissoudre \u2192 l' _instress_ \u00e9cumeux \u2192 d'oiseaux dirigeables \u2192 empi\u00e9tements, chevauchements \u2192 _blur_ \u2192 de lampe \u2192 moon\n\nSemblablement le Marabout Violet commen\u00e7ant, et le Marabout Marron et le Marabout Gris, que je vous \u00e9pargne (et que vous pouvez constituer vous-m\u00eames).\n\nSemblablement encore, les dix fragments initiaux peuvent \u00eatre not\u00e9s aussi joints par des fl\u00e8ches. Ils forment le d\u00e9but du Marabout Noir.\n\nune pierre \u2192 une pierre lourde \u2192 une pierre \u00e0 demi enfouie \u00e9paisse \u2192 une pierre et un nuage \u2192 un nuage chose \u2192 choses-nuages \u2192 nuages \u2192 lune de loin \u2192 de lonh \u2192 lune\n\nLes s\u00e9quences des sept Marabouts aux diverses couleurs pourraient \u00eatre \u00e9crites verticalement, et on obtiendrait ainsi un \u00e9l\u00e9gant quadrillage planaire aux \u00e9l\u00e9ments reli\u00e9s par des fl\u00e8ches verticales et horizontales. Enti\u00e8rement 'd\u00e9ploy\u00e9', le r\u00e9sultat mettrait devant vos yeux \u00e9blouis (sur un espace de papier de format suffisant) une bande rectangulaire d' **images-souvenirs** maraboutiques (ou kyrielliques, ou boud'ficelliques, comme vous voudrez) de dimension 196 sur 7. N'est-ce pas beau ?\n\nMais ce n'est qu'un d\u00e9but, et la version longue continue en enrichissant encore le tableau. Toute fl\u00e8che horizontale a une source (le fragment de langue situ\u00e9 \u00e0 sa gauche) et un but (le fragment plac\u00e9 \u00e0 sa droite) (dans le cas d'une fl\u00e8che verticale, la source est en haut et le but en bas). Soit par exemple la toute premi\u00e8re fl\u00e8che du Marabout Rouge, accompagn\u00e9e de sa source et de son but :\n\nune moiti\u00e9 de pierre en surface \u2192 lourd miracle lithique\n\nLa fl\u00e8che symbolise une transition entre son image-source (d\u00e9crite par les mots 'une moiti\u00e9 de pierre en surface') et son image-but (d\u00e9crite par 'lourd miracle lithique'). Ces images sont, dans le contexte de l'exp\u00e9rience que je d\u00e9cris, des **\u00e9v\u00e9nements-chosessentimentales**. (L'absence d'intervalle entre 'choses' et 'sentimentales' n'est pas une erreur orthographique devenue erreur typographique : c'est voulu.) La fl\u00e8che de transition ci-dessus 'r\u00e9sume' un saut mental d'une image, d'un \u00e9v\u00e9nement de souvenir, \u00e0 un autre, de la vision en m\u00e9moire d'une moiti\u00e9 de pierre vue \u00e0 la surface du sol \u00e0 l'impression de lourdeur miraculeuse de la denr\u00e9e 'roche'. Mais le passage de l'image-source vers l'image-but (toutes deux en m\u00eame temps que d'objets ou situations du monde, des images-langue) s'effectue aussi d'une autre mani\u00e8re, par une liaison, au moyen d'une troisi\u00e8me image, un **\u00e9v\u00e9nement-chosessentimentale** interm\u00e9diaire qui lui est propre, et qui a \u00e9t\u00e9, jusqu'ici dans le compte rendu de l'exp\u00e9rience, omis, excis\u00e9 en somme. La trace langagi\u00e8re de cet \u00e9v\u00e9nement de liaison est ici :\n\n'escarre de l'\u00e9boulis'.\n\nSi je la restitue dans la notation du passage, je dois la munir, \u00e0 sa gauche, d'une fl\u00e8che allant vers la source de la fl\u00e8che de transition, ou fl\u00e8che-base, et d'une autre fl\u00e8che, \u00e0 sa droite, allant vers le but. Ces deux nouvelles fl\u00e8ches sont les fl\u00e8ches de liaison. J'explicite la nature, un peu sp\u00e9ciale, de ces liaisons, qui peuvent \u00eatre fort diff\u00e9rentes de la transition symbolis\u00e9e par la fl\u00e8che-base.\n\nLa fl\u00e8che de liaison de l'\u00e9v\u00e9nement 'escarre de l'\u00e9boulis' \u00e0 'une moiti\u00e9 de pierre en surface' est, je m'en excuse platement, mais c'est ainsi que cela fonctionne, un jeu de mots : 'escarre' contient 'scar', 'surface' contient 'face' ; donc ' **scarface** ', titre d'un film de gangsters assez c\u00e9l\u00e8bre.\n\nLa deuxi\u00e8me fl\u00e8che de liaison est du type 'boud'ficelle' ordinaire : '\u00e9boulis' \u2192 ' **lithique**.\n\n**$** \u2013 **incise (dans l'incise)** \u2013 une moiti\u00e9 de pierre en surface. \u2190 (scarface) escarre d'un \u00e9boulis (li) \u2192 lourd miracle lithique\n\nJe viens d'\u00e9crire cette explication de mani\u00e8re s\u00e9quentielle (et horizontalement, comme on \u00e9crit ordinairement). En fait, une repr\u00e9sentation g\u00e9om\u00e9trique planaire est n\u00e9cessaire ; chaque transition est un triangle, dont la premi\u00e8re fl\u00e8che horizontale constitue la base.\n\nDans une repr\u00e9sentation g\u00e9om\u00e9trique, les fl\u00e8ches descendantes ont un nom de fl\u00e8che : ' **scarface** ' pour la premi\u00e8re, ' **li** ' pour la seconde. Ce nom explicite la nature de la fl\u00e8che, le mode de liaison qu'elle effectue.\n\nJe continue, avec la deuxi\u00e8me transition, g\u00e9n\u00e9ratrice d'un deuxi\u00e8me 'triangle' :\n\nlourd miracle lithique \u2192 enfouie jamais remu\u00e9e\n\nLe 'sommet' du triangle est le fragment rythmique\n\n'coteau silencieux. ceps de vigne'\n\nLa fl\u00e8che de gauche, qui relie ce fragment \u00e0 'lourd miracle lithique' est encore du type jeu de mots : **sceptique** = ' **ceps** ' '- **thique** '. La fl\u00e8che de droite est d'un genre diff\u00e9rent. Elle lie ' **silencieux** ' \u00e0 '(re) **mu\u00e9e** ' ; le morceau ' **mu\u00e9e** ' est entendu comme ' **muet** '. D'o\u00f9 un triangle.\n\nOn imagine ais\u00e9ment que deux triangles cons\u00e9cutifs appellent un 'raboutage' sous forme d'un losange, annon\u00e7ant le commencement d'un pavage.\n\nEn fait, je raboute non par des losanges, mais par des pentagones, mais l'\u00e9preuve que vous craignez vous sera, pour une fois, \u00e9pargn\u00e9e.\n\nJe n'ai plus qu'une indication \u00e0 emprunter \u00e0 ma version longue : '\u00e9l\u00e9gant quadrillage planaire aux \u00e9l\u00e9ments reli\u00e9s par des fl\u00e8ches verticales et horizontales', disais-je ; 'bande rectangulaire d'images-souvenirs maraboutiques', disais-je aussi. Il y a deux sortes de fl\u00e8ches de transition, les verticales et les horizontales ; deux dimensions sont n\u00e9cessaires pour les figurer dignement. Chacune de ces fl\u00e8ches-base, est le troisi\u00e8me c\u00f4t\u00e9, basique, d'un triangle de transition orient\u00e9. Les deux autres c\u00f4t\u00e9s sont les fl\u00e8ches de liaison, avec leurs noms de fl\u00e8che indicateurs du mode de la liaison. Cela implique qu'en toute rigueur je devrais placer ces triangles dans une troisi\u00e8me dimension, orthogonalement au plan des fl\u00e8ches de base.\n\n$$ une moiti\u00e9 de pierre en surface. \u2190 (scarface) escarre d'un \u00e9boulis (li) \u2192 lourd miracle lithique **$ inc(inc) $**\n\nTelle est la premi\u00e8re liaison du **Marabout Rouge**. Les neuf suivantes sont :\n\n2 lourd miracle lithique. \u2190 (sceptique) coteau ; ceps de vigne (silencieusement) \u2192 enfouie jamais remu\u00e9e\n\n3 enfouie jamais remu\u00e9e \u2190 (s\u00e9pulture) forme ancr\u00e9e en terre (u barr\u00e9) \u2192 forme inqui\u00e8te.\n\n4 forme inqui\u00e8te \u2190 (m-c) exc\u00e8s de force interne (x\u00e9) \u2192 ayant acquis l'haecceitas\n\n5 ayant acquis l'haecceitas \u2190 (qui) quiddit\u00e9 d\u00e9fensive (def-i-e) \u2192 sans direction d\u00e9finie\n\n6 sans direction d\u00e9finie \u2190 (el-nie) air continuel, masse d'ombre r\u00e9unie (nie-el) \u2192 \u00e0 m\u00eame le ciel\n\n7 \u00e0 m\u00eame le ciel \u2190 (stratus) blanc, blanche, ronde, noire (double) \u2192 anicroche verticale\n\n8 anicroche verticale \u2190 (r\u00e9seau) s\u00e8che araign\u00e9e (-gn\u00e9e) \u2192 impr\u00e9gn\u00e9e de distance\n\n9 impr\u00e9gn\u00e9e de distance \u2190 (dis) disque des lunes (') \u2192 l'une\n\n10 l'une \u2190 (comme un point) imoon (instant immune) \u2192 nun\n\nQuelques-uns des modes habituels de liaison entre images (habituels pour moi, bien s\u00fbr) sont exemplifi\u00e9s dans ce d\u00e9but de d\u00e9ploiement (j'ai d\u00e9j\u00e0 comment\u00e9 le 1 et le 2). (Court d\u00e9but : la s\u00e9quence compl\u00e8te a 195 triangles aplatis.) Les 'noms' des fl\u00e8ches en sont une esp\u00e8ce de st\u00e9nographie :\n\nEn 3, la fl\u00e8che de gauche, fl\u00e8che-source, est un commentaire descriptif. La fl\u00e8che-but, \u00e0 droite, explicite le passage de 'fourme' \u00e0 'forme' qui se fait en supprimant le 'u'.\n\nEn 4, on passe de 'force' \u00e0 'forme' en changeant 'c' en 'm' ; 'x\u00e9' est l'\u00e9l\u00e9ment commun \u00e0 'exc\u00e8s' et 'haecceitas'.\n\n5: 'qui' est commun \u00e0 'acquis' et 'quiddit\u00e9' ; 'd\u00e9f', 'i' et 'e' \u00e0 'd\u00e9fensive' et 'd\u00e9finie', dans cet ordre.\n\n6 : 'subsume' un quatrain par l'indication de ses rimes : air continuel \/ sans direction d\u00e9finie \/ masse d'ombre r\u00e9unie\/ \u00e0 m\u00eame le ciel \/\/\n\n7: allure de quelques nuages d'esp\u00e8ce indiqu\u00e9e ; suite de notes de musique finissant en (ani)croche.\n\n8 : toile de l'araign\u00e9e, le 'r\u00e9seau' des fils ; araign\u00e9e-impr\u00e9gn\u00e9e, gn\u00e9e-gn\u00e9e.\n\n9 : (dis) (que + tance) ; ins\u00e9rer une ' pour faire de 'lune' 'l'une'.\n\n10: comme un point sur un i (Musset) ; nun : prononcer 'noun'. Le nom de la fl\u00e8che est d'origine au moins double : un jeu litt\u00e9ral et syllabique (oral) d'une part ; de l'autre, on tient compte du fait que 'nun' note, en lettres romaines, le 'maintenant' grec. L'image-souvenir de la lune immunise son instant contre l'oubli.\n\n## 58 Le texte romaji joue le r\u00f4le d'un accompagnement 'musical' visuel **\n\nLa correspondance entre les vers du po\u00e8me fran\u00e7ais et ceux de son accompagnement (le texte 'romaji') peut \u00eatre directe :\n\n _hana wa ne ni_\n\n _tori wa furusu ni_\n\n _kayeru nari_\n\n _haru to tomari wo_\n\n _shira hito zo naki_\n\nles fleurs \u00e0 leurs racines\n\nles oiseaux \u00e0 leur nid ancien\n\nsont retourn\u00e9s\n\nmais le lieu de repos du printemps\n\naucun homme ne le sait\n\nMais il arrive souvent que l'ordre des vers soit perturb\u00e9 en fran\u00e7ais. La disposition que j'ai adopt\u00e9e permet de s'y reconna\u00eetre.\n\n _haru no hi no_\n\n _nagaki omoi wa_\n\n _wasureji wo_\n\n _hito no kokoro ni_\n\n _aki ya tatsuramu_\n\nles longs d\u00e9sirs\n\ndes jours de printemps\n\nne seront pas oubli\u00e9s\n\nquand viendra l'automne\n\ndans le c\u0153ur des hommes\n\nDans cet exemple, on reconna\u00eet que la s\u00e9quence des vers emprunt\u00e9s est : | vers 2 | vers 1\n\n| VERS 3|\n\nvers 5 | vers 4\n\n---|---|---|---|---|---\n\nLongtemps apr\u00e8s la publication de mon livre de po\u00e8mes d\u00e9rob\u00e9s (et encore aujourd'hui), j'ai continu\u00e9 \u00e0 composer de ces 'pseudo-tanka' mais (\u00e0 de tr\u00e8s rares exceptions) il ne s'agissait plus de po\u00e8mes ayant un 'original' japonais. J'ai gard\u00e9 cependant le m\u00eame dispositif. Plus pr\u00e9cis\u00e9ment, les cinq vers de ces po\u00e8mes commencent en des points distincts de la ligne mais la r\u00e9partition des d\u00e9buts s'effectue toujours en comparaison avec un po\u00e8me absent, virtuel, situ\u00e9 en arri\u00e8re-plan du po\u00e8me pr\u00e9sent\u00e9, o\u00f9 les vers ont la mise en place standard :\n\nVers 1\n\nVers 2\n\nVers 3\n\nVers 4\n\nVers 5\n\nJ'ai appliqu\u00e9 ce principe pour la constitution d'une s\u00e9quence de 200 'tanka', (en ce sens) sous-s\u00e9quence continue de po\u00e8mes accompagnant les dessins 201 \u00e0 400 d'un ensemble de 1003 dessins de Micaela Henich (le titre g\u00e9n\u00e9ral de cette \u0153uvre dont les autres s\u00e9quences (de m\u00eame longueur) sont alli\u00e9es \u00e0 des textes de Tom Raworth, Michael Palmer, Dominique Fourcade et Jacques Derrida est _mille e tre_ ). (Micaela aurait aim\u00e9 publier l'ensemble en un seul livre, de taille respectable et de pr\u00e9sentation somptueuse. Au temps o\u00f9 elle se d\u00e9battait avec ce 'monstre' ingouvernable qu'elle ne voulait pas d\u00e9membrer, je lui avais sugg\u00e9r\u00e9, qu'une fois les obstacles mat\u00e9riels \u00e9cart\u00e9s, elle accompagne la pr\u00e9sentation publique d'une lecture non moins publique, o\u00f9 les cinq coauteurs viendraient se produire, chacun soutenu d'un lecteur de prestige : Madonna pour Dominique Fourcade, par exemple. Pour moi-m\u00eame, je me serais content\u00e9 de Robert Mitchum. Aucun \u00e9diteur n'ayant eu l'audace de se lancer dans l'entreprise, elle se r\u00e9signa, apr\u00e8s bien des efforts, \u00e0 proposer chaque s\u00e9quence s\u00e9par\u00e9ment. Il y eut quatre livres (quatre seulement, car mr Fourcade unilat\u00e9ralement d\u00e9cida de publier le po\u00e8me qu'il avait compos\u00e9 pour sa propre s\u00e9quence, dans un de ses livres \u00e0 lui).\n\nChaque fl\u00e8che de mes 200 fl\u00e8ches est un 'pseudo-tanka'. Ils ont tous cinq vers. Ils ne sont pas compt\u00e9s 'classiquement' en 5+7+5+7+7 syllabes respectivement, mais \u00e0 chacun d'eux est associ\u00e9 en arri\u00e8re-page, filigrane, ou trame d'un dessin, un v\u00e9ritable _tanka_ fant\u00f4me de langue fran\u00e7aise, compt\u00e9 et dispos\u00e9 dans les lignes comme j'ai dit plus haut.\n\n243\n\nj'\u00e9carquille\n\ndes lampes en passant\n\nsur les entrelacs araign\u00e9es\n\nde cette nuit de branches\n\nlourdes\n\nDans ce po\u00e8me, le premier vers 'compte' 3, le second 6, le troisi\u00e8me 8, le quatri\u00e8me 6, et le cinqui\u00e8me et dernier seulement 1. Cependant, une dur\u00e9e, m\u00e9tronomique selon la mesure, doit \u00eatre 'entendue' en m\u00eame temps que les syllabes effectives (vues-ou\u00efes), qu'une performance orale pourrait manifester par ralentissements et acc\u00e9l\u00e9rations. Dans certains cas les vers effectifs sont longs, plus longs que la mesure de r\u00e9f\u00e9rence :\n\n257\n\nce que la fl\u00e8che ne voit pas et la pluie\n\net le cheval couch\u00e9 les inconv\u00e9nients\n\ndes petites pluies verticales rapides\n\nqui ne laissent pas au printemsps du parapluie\n\nla force de la cloche et son d\u00e9compte\n\no\u00f9 les 'mesures' r\u00e9elles sont respectivement 11, 11, 11, 12 et 10, avec un total de 55 au lieu des 31 virtuelles. Au contraire le\n\n284\n\nla hampe du pin\n\ninclin\u00e9e\n\nquand vient le vent\n\ns'incline\n\nencore plus\n\nn'a que 18 syllabes en tout ; juste une de plus que le 'court' _ha\u00efku_ traditionnel\n\nContrairement au cas classique, les 'pseudo-tanka' sont divis\u00e9s en deux strophes, de trois et deux vers respectivement, la s\u00e9paration marqu\u00e9e d'une ligne blanche.\n\nEn ce qui concerne le placement des vers dans les lignes, la disposition abstraite co\u00efncide le plus souvent avec la disposition effective. Mais pas toujours. Ainsi d\u00e8s le\n\n202\n\nvers o\u00f9 disperser\n\nces fl\u00e8ches ?\n\nvers la masse sombre derri\u00e8re\n\nle navire oblique de l'\u0153il\n\ncontre l'aube\n\nles d\u00e9buts des vers 1 et 2 sont transpos\u00e9s. Les variations sont nombreuses, que je n'exemplifierai pas de mani\u00e8re exhaustive :\n\n207\n\nparce que mon destin ne peut\n\ns'arr\u00eater\n\nquittant le champ\n\nfractal\n\nje me suis cach\u00e9e dans les averses\n\n(les vers 1 et 2 d'une part, les vers 4 et 5 de l'autre sont transpos\u00e9s) ;\n\n209\n\nsur le territoire du go\n\npassant j'ai vu\n\nles rectangles tomber\n\ntemps pur\n\nd'un haut croisement de lignes\n\n(la permutation de lignes est ici : 1 2 5 \/ 3 4 \/\/);\n\n215\n\nhennissent\n\nles fl\u00e8ches gris roseau\n\ngrises comme les meules us\u00e9es\n\nc'est de la terre qui s'avance\n\ndu c\u0153ur de la terre qu'elles se plaignent\n\n(la premi\u00e8re strophe est palindromis\u00e9e : 3 2 1 \/ 4 5 \/\/);\n\n218\n\nl'air a mal\n\ncomme si le ciel\n\nreculait sur des pierres\n\nfroissement\n\nde la fl\u00e8che\n\n(les deux strophes, s\u00e9par\u00e9ment, renvers\u00e9es : 3 2 1 \/ 5 4 \/\/).\n\nLes permutations de d\u00e9but de lignes entrecroisent les deux strophes rarement.\n\nPour les sept derni\u00e8res 'fl\u00e8ches' les vers 4 et 5 (la deuxi\u00e8me strophe) cessent d'\u00eatre plac\u00e9s entre les vers de la premi\u00e8re strophe mais s'alignent sur le vers 1 et 2 respectivement :\n\n400\n\nici infiniment loin\n\ndans ce creux du dessin\n\nici venue seule\n\nici o\u00f9 nul ne peut te voir\n\nfl\u00e8che pens\u00e9e\n\n## 163 le 'po\u00e8te' du SKKS a sacrifi\u00e9 des centaines de po\u00e8mes estimables pour introduire dans son \u0153uvre des moments morts, comme des syllabes muettes ***\n\n **Une pens\u00e9e pour Go-Toba**\n\nEmpereur \u00e0 cinq ans, ex-empereur \u00e0 dix-huit, il na\u00eet l'ann\u00e9e m\u00eame, 1180, o\u00f9 Yoritomo et son jeune fr\u00e8re, Yoshitsune, se soul\u00e8vent, dans le Japon de l'Est, contre le clan tout-puissant des Taira. Ayant \u00e9chapp\u00e9 (par omission ou par piti\u00e9) au massacre des leurs, ils entreprennent, dans beaucoup de sang, de r\u00e9tablir la fortune des Minamoto. Le _Heike monogatari_ relate cette guerre, et la d\u00e9faite finale des Taira dont les vaisseaux, charg\u00e9s d'\u00e9toffes, d'enfants, de princesses, sombrent dans la mer \u00e0 Dan no Ura. L'empereur r\u00e9gnant, \u00e2g\u00e9 de sept ans, se serre en pleurant contre sa m\u00e8re : \u00ab Elle le r\u00e9conforta et enroula sa longue chevelure dans la robe couleur de colombe... l'enfant... se tourna d'abord vers l'est pour dire adieu \u00e0 la d\u00e9esse d'Is\u00e9, vers l'ouest ensuite pour une pri\u00e8re. La princesse Nii le prit alors dans ses bras et dit 'au fond de l'oc\u00e9an est notre capitale'. Ayant dit, elle s'enfon\u00e7a avec lui sous les vagues. \u00bb\n\nGo-Toba, \u00e0 cinq ans, est celui que les Minamoto installent sur le tr\u00f4ne de Heiankyo (l'actuelle Kyoto), pendant que Yoritomo cr\u00e9e ailleurs, \u00e0 Kamakura, ce gouvernement de f\u00e9odaux dont le bruit est venu jusqu'\u00e0 nous (? ? ?), sous le nom de shogunat.\n\nPo\u00e8te, calligraphe, peintre, musicien, footballeur, exceptionnel en tous ces arts, Go-Toba m\u00e8ne la vie qui est encore pour quelque temps celle de la cour, vie dont le mod\u00e8le est montr\u00e9 dans les deux chefs-d'\u0153uvre de l'an mille, le _Makura no soshi_ (les 'notes de chevet' de Sei Shonagon, premi\u00e8re version d'un livre de Pascal Quignard), et le _Genji monogatari_ de Murasaki Shikibu (premi\u00e8re version de la Recherche du temps perdu).\n\nPourtant, d'une aristocratie qui se survit il aura \u00e9t\u00e9 le dernier, ou presque, \u00e0 tenter, \u00e0 quarante ans, de renverser le cours des choses. En vain, et son vainqueur Yoshitori le for\u00e7a \u00e0 entrer dans les ordres, le bannissant sur l'\u00eele inhospitali\u00e8re d'Oki. Il y v\u00e9cut dix-huit ans encore, dans le d\u00e9sespoir de l'exil : \u00ab les ann\u00e9es ont pass\u00e9 et seul le bruit de l'eau est parvenu \u00e0 mes oreilles ; aujourd'hui, en v\u00e9rit\u00e9, je peux m\u00eame compter les vagues autour des filets \u00bb.\n\nUne pens\u00e9e pour Go-Toba ; ni pour sa calligraphie cependant, ni pour sa politique, mais pour l'entreprise po\u00e9tique singuli\u00e8re qui porte sa marque, le _Shinkokinsh\u00fb_.\n\n **Une pens\u00e9e seconde pour Fujiwara Teika**\n\nOn a dit de Teika qu'il \u00ab insufflait une vie nouvelle \u00e0 toute expression ancienne, \u00e0 tout sujet qu'il adoptait \u00bb. \u00c0 vingt ans, \u00e0 l'apog\u00e9e de la lutte des Taira et des Minamoto, il paraphrase dans son journal des vers du po\u00e8te chinois Po-ch\u00fb-i : \u00ab Mes oreilles sont pleines du r\u00e9cit des r\u00e9cents soul\u00e8vements et des campagnes entreprises pour les r\u00e9duire, mais je n'y pr\u00eate aucune attention : 'La punition de la banni\u00e8re rouge des insurg\u00e9s ne me concerne pas.' \u00bb Cette attitude est d'un sage.\n\nLa famille de Teika, les Fujiwara, domine la cour imp\u00e9riale depuis des si\u00e8cles. Il n'en est qu'un membre assez obscur ; c'est comme po\u00e8te qu'il parvient, tel Pietro Bembo, \u00e0 de grands honneurs. Mort octog\u00e9naire en 1241, il laissa \u00e0 ses descendants un h\u00e9ritage mat\u00e9riel raisonnable, mais surtout un h\u00e9ritage po\u00e9tique immense, dont la part la plus remarquable est peut-\u00eatre un ensemble de trois \u00e9crits th\u00e9oriques (parmi lesquels le _Maigetsucho_ (qui n'est peut-\u00eatre pas de lui, mais qu'importe), une lettre dont le destinataire \u00e9tait peut-\u00eatre le plus c\u00e9l\u00e8bre des ses disciples, le jeune shogun Minamoto Sanatomo, mort assassin\u00e9 \u00e0 vingt-sept ans). On y trouve un art po\u00e9tique dense, r\u00e9fl\u00e9chi, obscur au point que certains commentaires en \u00e9tendent des passages jusqu'\u00e0 soixante-dix fois, et dont l'influence s'est fait sentir au 15e si\u00e8cle sur les ma\u00eetres du N\u00f4, et plus tard sur ceux du _ha\u00efku_.\n\nTeika a comment\u00e9 les \u0153uvres po\u00e9tiques les plus marquantes de son temps. \u00c0 la mort de son fils Tameie, deux branches rivales de la famille se disput\u00e8rent l'h\u00e9ritage (po\u00e9tique bien s\u00fbr). Le ma\u00eetre \u00e9rudit Chikafusa \u00e9crivait au commencement du XIVe si\u00e8cle. \u00ab Dans les temps modernes la famille est entr\u00e9e en possession de deux s\u00e9ries de documents rapportant les jugements de Teika sur tel ou tel sujet. Une s\u00e9rie \u00e9tait conserv\u00e9e dans une bo\u00eete sur le couvercle de laquelle \u00e9tait grav\u00e9 un cormoran, l'autre dans une bo\u00eete o\u00f9 \u00e9tait grav\u00e9 un h\u00e9ron. Elles \u00e9taient si pr\u00e9cieuses que le seigneur Tameie ne les laissait jamais hors de sa vue. Quand Tameie mourut, sa femme, la nonne Abutsu, emporta ces documents avec elle \u00e0 Kamakura. Plus tard, l'h\u00e9ritier de Tameie, le seigneur Tameuji engagea un proc\u00e8s et, \u00e0 l'\u00e9poque de l'ex-empereur Kameyama, un d\u00e9cret fut publi\u00e9 \u00e0 la cour, enjoignant aux autorit\u00e9 de Kamakura d'assurer la restitution des documents. Les descendants d'Abutsu rendirent les documents dont le contenu \u00e9tait connu de tout le monde mais, comme il semble que Tameuji n'avait pas une id\u00e9e tr\u00e8s claire de ce qui se trouvait dans la bo\u00eete du cormoran et n'en savait pas davantage sur ce qu'enfermait la bo\u00eete du h\u00e9ron, ils conserv\u00e8rent les \u00e9crits secrets, remplirent les bo\u00eetes de faux, qu'ils envoy\u00e8rent. \u00bb\n\nPendant six si\u00e8cles, dont deux de guerre civile presque ininterrompue, les documents po\u00e9tiques secrets de Teika ont \u00e9t\u00e9 soigneusement conserv\u00e9s par la m\u00eame famille. Depuis la Seconde Guerre mondiale, ils voient le jour un \u00e0 un, vendus fragment par fragment. (Si vous en voyez d'offerts sur le net, ne manquez pas de me le faire savoir. Il est peut-\u00eatre encore temps pour moi de faire des progr\u00e8s dans l'art de po\u00e9sie.)\n\nUne pens\u00e9e pour Teika, plong\u00e9 (il s'agit plut\u00f4t, dans la sc\u00e8ne qui suit, de son p\u00e8re Shunzei, mais qu'importe) dans les affres de la composition : \u00ab Tard dans la nuit, il restait assis pr\u00e8s de son lit devant une lampe \u00e0 la lueur si faible qu'il \u00e9tait difficile de dire si elle \u00e9tait allum\u00e9e ou non et, une vieille robe de cour jet\u00e9e sur ses \u00e9paules, un vieux bonnet de cour enfonc\u00e9 sur ses oreilles, appuy\u00e9 sur un accoudoir et serrant une chaufferette \u00e0 cause du froid, il r\u00e9citait des vers \u00e0 voix tr\u00e8s basse. Tard dans la nuit, quand tout autour chacun \u00e9tait endormi, il restait assis l\u00e0, courb\u00e9, pleurant doucement. \u00bb\n\n **Une pens\u00e9e troisi\u00e8me pour Kamo no Chomei** , secr\u00e9taire du _wakadokoro_ (Bureau de la po\u00e9sie) de l'ex-empereur Go-Toba.\n\n **Le SKKS**.\n\nUn \u00e9dit de Go-Toba, publi\u00e9 le troisi\u00e8me jour du onzi\u00e8me mois de 1201, ordonne la compilation d'une nouvelle anthologie, la neuvi\u00e8me, la huiti\u00e8me compos\u00e9e sur ordre imp\u00e9rial depuis le _Kokinsh\u00fb_ (collection des temps anciens et modernes), achev\u00e9 en 905 par Ki no Tsurayuki et trois autres po\u00e8tes, \u00e0 la demande de l'empereur Daigo. Son nom sera _Shinkokinsh\u00fb_ (le 'nouveau kokinsh\u00fb'). Se r\u00e9v\u00e8le ainsi d\u00e8s l'abord l'ambition de son promoteur, d\u00e9sireux de rivaliser avec le c\u00e9l\u00e8bre mod\u00e8le, canon de la po\u00e9sie japonaise depuis alors trois si\u00e8cles. Les autres anthologies ont des noms moins ambitieux : la cinqui\u00e8me s'appelle _Kin'yosh\u00fb_ (collection des feuilles dor\u00e9es), la sixi\u00e8me le _Shikwash\u00fb_ (collection des fleurs verbales). D'ailleurs Go-Toba lui-m\u00eame (fait exceptionnel) prit une part active \u00e0 la s\u00e9lection des quelque deux mille po\u00e8mes de l'\u0153uvre, achev\u00e9e en 1206. La commission imp\u00e9riale comprenait six po\u00e8tes, tous c\u00e9l\u00e8bres, et \u00e9tait dirig\u00e9e par Teika. Il y eut des heurts violents entre des esprits aussi dissemblables que ceux des deux principaux s\u00e9lectionneurs. Il y eut une r\u00e9vision en 1210 et Go-Toba, dans son exil \u00e0 Oki, exclut des centaines de po\u00e8mes du texte finalement stabilis\u00e9, pour composer sa propre anthologie, plus conforme \u00e0 son \u00e9trange esth\u00e9tique personnelle.\n\nLe _Okibon Shinkokinsh\u00fb_ (le **SKKS** d'Oki) est malheureusement perdu.\n\n## 166 Je r\u00e9serve le nom de cette composition, et la mani\u00e8re dont je pr\u00e9vois sa constitution ****\n\nCe que je peux d\u00e9j\u00e0 dire, c'est qu'au moment de cette d\u00e9cision j'ai le choix entre deux strat\u00e9gies :\n\n\u2013 ou bien je suis strictement le mod\u00e8le **SKKS** , et par cons\u00e9quent mon anthologie-\u0153uvre aura pour \u00e9v\u00e9nements \u00e9l\u00e9mentaires des po\u00e8mes qui ne sont pas de ma plume (prenons 'plume' au sens ancien, comme chez Perec dans l'une de ses 'variations-marcel-proust' : 'longtemps je me suis int\u00e9ress\u00e9 \u00e0 des histoires de plume'),\n\n\u2013 ou bien je prends pour guide P\u00e9trarque, et dans ce cas tous les po\u00e8mes seront mes po\u00e8mes (m\u00eame quand ils sont vol\u00e9s, d'ailleurs, en tout ou en partie. Une fois vol\u00e9s, ils sont \u00e0 moi (les po\u00e8mes sont toujours vol\u00e9s ; mais en g\u00e9n\u00e9ral le vol qui les permet est aux d\u00e9pens de la langue, un vol de mots ; on peut toujours dire 'la propri\u00e9t\u00e9 po\u00e9tique, c'est le vol' ; mais si je vole des vers ou des po\u00e8mes d'autres po\u00e8tes, il s'agit d'un vol d'objets qui sont d\u00e9j\u00e0 fruits de rapines r\u00e9alis\u00e9es par des coll\u00e8gues sans scrupule ; je me sens moins coupable)).\n\nJe conclus assez vite qu'il sera int\u00e9ressant de suivre ind\u00e9pendamment (enfin, ind\u00e9pendamment en premi\u00e8re analyse) les deux strat\u00e9gies (je renonce donc tr\u00e8s vite \u00e0 'faire court' ; ou plut\u00f4t, ayant fait un effort que je consid\u00e8re \u00e9norme et m\u00e9ritoire pour 'faire court', je peux me laisser aller \u00e0 'faire long' dans cette partie du travail). Bien s\u00fbr, me dis-je, je ne veux pas multiplier les entit\u00e9s po\u00e9tiques ; restons ockhamiste (au sens de l'opinion), que diable ! Mais comment proc\u00e9der ?.\n\nOr le professeur Konichi (qu'il soit b\u00e9ni (ou maudit, je ne sais)) vient une fois de plus \u00e0 mon secours. L'exp\u00e9rience du po\u00e8me de po\u00e8mes tent\u00e9e par Go-Toba (inc.) et ses acolytes (parmi lesquelles mon cher Kamo no Chomei (branche 1 etc.) n'est pas rest\u00e9e isol\u00e9e. Les treize anthologies tardives rassembl\u00e9es apr\u00e8s le **SKKS** appartiennent \u00e0 une p\u00e9riode de d\u00e9cadence de la po\u00e9sie de cour (accompagnant sa presque disparition en tant qu'acteur politique). Avec plus ou moins de constance (plut\u00f4t plus), avec plus ou moins de bonheur (plut\u00f4t moins), ces anthologies utilisent les trois principes d\u00e9gag\u00e9s et mis en \u0153uvre par les 'trouveurs' du **SKKS** : association, progression, jeu du _ji_ et du _mon_. On fait pareil, c'est obligatoire. Ce qui pr\u00e9d\u00e9cesse fait autorit\u00e9 aupr\u00e8s de ce qui suit.\n\nLes h\u00e9ritiers de Teika v\u00e9n\u00e8rent tellement sa m\u00e9moire qu'ils ne peuvent s'autoriser d'aucune innovation ; ils copient-servile. Ils forment l'establishment, le clan conservateur des Nijo. Les avant-gardistes, comme tous les avant-gardistes qui se respectent, sont tr\u00e8s minoritaires. Ils forment l'establishment de l'anti-establishment, le clan avant-gardiste des Reizei (je simplifie beaucoup : il y a des avant-gardistes conservateurs et m\u00eame r\u00e9trogradateurs, qui pr\u00f4nent le 'retour au **KKS** ', ou m\u00eame franchement archa\u00efsants, attir\u00e9s par la puret\u00e9 originelle et virile (suppos\u00e9e) du _Many\u00f4sh\u00fb_ ; il y a, sym\u00e9triquement, les conservateurs novateurs, des 'r\u00e9formistes' en somme ; les isol\u00e9s ; que sais-je). Les Reizei ne purent obtenir le droit que de compiler deux anthologies, la quatorzi\u00e8me, le _Gyokuyosh\u00fb_ (anthologie des feuilles orn\u00e9es de bijoux), et la dix-septi\u00e8me, le _Fugash\u00fb_ (anthologie de l'\u00e9l\u00e9gance). C'est en ces deux ouvrages que se trouve une innovation consid\u00e9rable (bien que relativement peu exploit\u00e9e dans ce contexte), qui s'est r\u00e9v\u00e9l\u00e9e \u00eatre exactement ce que je recherchais sans le savoir.\n\n## *****suite de **** Dans le GYS (Gyokuyosh\u00fb) comme dans le Fugash\u00fb (FGS), on constate, *****\n\nDans le **GYS** ( _Gyokuyosh\u00fb_ ) comme, \u00e0 sa suite, dans le _Fugash\u00fb_ ( **FGS** ), on constate, qu'\u00e0 c\u00f4t\u00e9 de s\u00e9quences se d\u00e9veloppant selon les modes usuels, de nombreuses autres semblent ne comporter aucune association entre po\u00e8mes cons\u00e9cutifs. Or, en en y regardant de plus pr\u00e8s (ce que vous ne manquerez pas de faire, j'en suis persuad\u00e9), on se rend compte qu'on a en fait affaire \u00e0 une nouvelle strat\u00e9gie d'association, qui n'efface pas la premi\u00e8re, mais op\u00e8re de mani\u00e8re plus subtile. Deux po\u00e8mes qui semblent non associ\u00e9s le sont en fait si on fait appel \u00e0 un troisi\u00e8me po\u00e8me, non pr\u00e9sent dans la s\u00e9quence mais auquel chacun d'eux, \u00e0 sa mani\u00e8re fait allusion. Plut\u00f4t que de vous infliger un exemple authentique (d\u00e9form\u00e9 par la traduction et invoquant des po\u00e8mes que vous ignorez et que vous ne d\u00e9sirez pas conna\u00eetre, d\u00e9j\u00e0 trop longtemps victimes, en ce chapitre, de ma nippomanie), je vais sch\u00e9matiser la m\u00e9thode, d'autant plus qu'en la traitant ainsi de mani\u00e8re abstraite, je marque plus clairement le moyen de la faire servir ailleurs, hors Japon.\n\nSoit donc deux po\u00e8mes successifs A et B d'une s\u00e9quence quelconque S. Dans la construction normale, une association shinkokinsh\u00fbienne, ou association-skks, obtenue par l'un des proc\u00e9d\u00e9s reconnus pour les associations entre po\u00e8mes, lie, encha\u00eene le po\u00e8me A au po\u00e8me B, son successeur. Symbolisons ceci par une fl\u00e8che (on peut nommer les fl\u00e8ches, chacune selon son esp\u00e8ce, si on veut), soit f. Il vient :\n\n**f : A \u2192 B**\n\nPour d\u00e9finir le nouveau type, abstrait, d'association, l'association fugash\u00fbienne, ou association-fgs, il faut faire appel \u00e0 un troisi\u00e8me po\u00e8me, C, qui ne figure pas dans S, mais qu'on peut reconna\u00eetre li\u00e9 \u00e0 A et B respectivement, par association-skks, ce que nous noterons \u00e0 l'aide de deux nouvelles fl\u00e8ches, g et h :\n\n**g : C \u2192 A** **h : C \u2192 B**\n\nAu lieu de la fl\u00e8che simple f, on a maintenant une disposition triangulaire.\n\n(Votre esprit, qui fait des bonds comme ceux des gazelles, s'empresse de reconna\u00eetre, dans la description abstraite de l'association-fgs un dispositif que j'ai \u00e9voqu\u00e9 pour vous dans celui des Marabouts. La ressemblance n'est pas fortuite.)\n\n## ****** suite de la suite de **** Une nuit de premi\u00e8re lune de 1488, le po\u00e8te pr\u00eatre Sogi et deux de ses disciples, Shohaku et Socho, ******\n\nUne nuit de premi\u00e8re lune de 1488, le po\u00e8te pr\u00eatre Sogi et deux de ses disciples, Shohaku et Socho, se rencontraient \u00e0 Minase, petit village situ\u00e9 entre Kyoto et Osaka. L\u00e0, entre des rites consacr\u00e9s au temple construit sur l'emplacement de l'ancien palais imp\u00e9rial de Go-Toba, ils compos\u00e8rent un po\u00e8me, dont voici le d\u00e9but (d'apr\u00e8s la traduction de Donald Keene) :\n\nSOGI | Sous la neige encore\n\n---|--- \n|\n\nLes pentes de la montagne sont brumeuses\n\n|\n\nUne soir\u00e9e au printemps\n\nSHOHAKU | L'eau coule dans le lointain\n\n|\n\nDans le village au parfum des pruniers\n\nSOCHO | Dans la brise de la rivi\u00e8re\n\n|\n\nLes saules se blottissent\n\n|\n\nLe printemps se montre\n\nSOGI | Son d'un bateau que l'on tire\n\n|\n\nClair dans la claire lumi\u00e8re du matin\n\nSHOHAKU | La lune ! s'attarde-t-elle\n\n|\n\nEncore dans le ciel\n\n|\n\nSur les champs au linceul de brouillard\n\nSOCHO | Tapis de givre sur les pr\u00e9s\n\n|\n\nL'automne vient \u00e0 sa fin\n\nSOGI | Sans souci des d\u00e9sirs\n\n|\n\nDes insectes plaintifs\n\n|\n\nLes herbes fanent\n\nSHOHAKU | Je rendis visite \u00e0 un ami\n\n|\n\nNu le sentier devant sa porte\n\nSOCHO | Villages perdus\n\n|\n\nLes temp\u00eates vous ont-elles atteint\n\n|\n\nProfond\u00e9ment dans les montagnes\n\nSOGI | Dans des logis non familiers\n\n|\n\nDans la solitude et la douleur\n\nSans destination apparente, comme les anneaux d'un serpent, comme les cha\u00eenons d'une cha\u00eene, comme une rivi\u00e8re qui coule, les cent couplets de ce po\u00e8me m\u00e9lancolique alternent :\n\nSogi, Shohaku, Socho, Sogi, Shohaku, Socho, Sogi, Shohaku, Socho,\n\nSogi, Shohaku, Socho, Sogi, Shohaku, Socho, Sogi, Shohaku, Socho,\n\nSogi, Shohaku, Socho, Sogi, Shohaku, Socho, Sogi, Shohaku, Socho,\n\nSogi, Shohaku, Socho, Sogi, Shohaku, Socho, Sogi, Shohaku, Socho,\n\nSogi, Shohaku, Socho, Sogi, Shohaku, Socho, Sogi, Shohaku, Socho,\n\nSogi, Shohaku, Socho, Sogi, Shohaku, Socho, Sogi, Shohaku, Socho,\n\nSogi, Shohaku, Socho, Sogi, Shohaku, Socho, Sogi, Shohaku, Socho,\n\nSogi, Shohaku, Socho, Sogi, Shohaku, Socho, Sogi, Shohaku, Socho,\n\nSogi, Shohaku, Socho, Sogi, Shohaku, Socho, Sogi, Shohaku, Socho,\n\nSogi, Shohaku, Socho, Sogi, Shohaku, Socho, Sogi, Shohaku, Socho,\n\nSogi, Shohaku, Socho, Sogi, Shohaku, Socho, Sogi, Shohaku, Socho,\n\nSogi\n\n(je le condense, pour votre confort, en un po\u00e8me nettement plus bref, o\u00f9 je n'ai laiss\u00e9, de chaque anneau de l'original, que le nom du po\u00e8te qui en est le responsable. Ils se succ\u00e8dent par groupes de trois, il y a trois tels groupes dans chaque vers ; il y a neuf vers, et cela fait 99 anneaux, ou cha\u00eenons. Au centi\u00e8me et dernier, comme au premier, SOGI a la parole. Il est le ma\u00eetre et conducteur du po\u00e8me. Il le commence, et le finit).\n\nDans le po\u00e8me, on passe du printemps \u00e0 l'automne brusquement, puis \u00e0 l'hiver (le mot 'temp\u00eate' l'indique obligatoirement ; il est un signal formel de la saison) ;\n\net de plus en plus on lit solitude, trag\u00e9die, malheur (lecture imbib\u00e9e du regard r\u00e9trospectif de l'historien : car on est, en 1488, dans le Japon des guerres civiles, qu'un po\u00e8me \u00e9trange autant qu'all\u00e9gorique, d\u00e9couvert dans un registre fun\u00e9raire, r\u00e9sume admirablement :\n\nSur un corps\n\nDeux t\u00eates aux becs coupants\n\nQui tour \u00e0 tour frappent\n\nFrappent \u00e0 mort un oiseau\n\n\u00c0 deux t\u00eates, et un seul corps).\n\nLe 'Minase Sangin', le po\u00e8me des 'trois po\u00e8tes \u00e0 Minase' est le plus c\u00e9l\u00e8bre des _hyakuin renga_ , (vers encha\u00een\u00e9s, en cent cha\u00eenons). Chaque fragment (qu'un des participants compose) est un cha\u00eenon de trois ou de deux vers (ils alternent). Chaque cha\u00eenon est li\u00e9 \u00e0 celui qui le pr\u00e9c\u00e8de et \u00e0 celui qui le suit selon des r\u00e8gles fort nombreuses et complexes, inspir\u00e9es des principes de composition du **SKKS** (mais fortement modifi\u00e9es : l'association-fgs, par exemple, domine) ; en outre deux cha\u00eenons successifs composent un po\u00e8me isolable (qui est un _tanka_ , si le premier des deux fragments a trois vers, ou un _tanka_ renvers\u00e9, s'il en a deux). (Le titre de ma 'r\u00e9duction', ou 'ha\u00efka\u00efsation' \u00e0 la Queneau, est donc **Renga des trois po\u00e8tes \u00e0 Minase, version br\u00e8ve**.)\n\nTelle fut la post\u00e9rit\u00e9 ultime du **SKKS** : une condensation dans le _hyakuin renga_ de cette forme collective, monumentale, adapt\u00e9e \u00e0 un monde d'o\u00f9 la richesse coconnante des cours imp\u00e9riales avait disparu, et o\u00f9 des po\u00e8tes m\u00e9lancoliques se r\u00e9unissaient en petits groupes en des lieux solitaires, comme le palais abandonn\u00e9 de Go-Toba : une gravure repr\u00e9sente ainsi Sogi et ses disciples composant un _renga_ sous la pleine lune du huiti\u00e8me mois de l'ann\u00e9e, sur la tombe de Fujiwara Teika.\n\n## ******* suite de la suite de la suite de ****; et fin \u2013 Vous imaginerez ais\u00e9ment, mon cher lecteur, si vous m'avez accompagn\u00e9 jusqu'ici, et plus encore si *******\n\nVous imaginerez ais\u00e9ment, mon cher lecteur, si vous m'avez accompagn\u00e9 jusqu'ici, et plus encore si vous avez lu quelqu'une des branches de mon roman qui pr\u00e9c\u00e8dent celle-ci, avec quel enthousiasme j'ai saisi la nouvelle perche formelle que me tendaient, apr\u00e8s Go-Toba et ses associ\u00e9s, Sogi et ses disciples.\n\nLa d\u00e9couverte du fait que le **SKKS** \u00e9tait un po\u00e8me, qui \u00e9tait un po\u00e8me fait avec des po\u00e8mes, donc un po\u00e8me de po\u00e8mes, avait renforc\u00e9 ma conviction de l'importance d'un tel principe g\u00e9n\u00e9ral de composition (que j'\u00e9tendrais encore au 'po\u00e8me de po\u00e8mes de po\u00e8mes de...', si on m'en laissait le temps). Je fis \u00e9tat de mon extase devant l'\u0153uvre Go-Tobaienne (qu'en mon for int\u00e9rieur je mis sur le compte principal de Kamo no Chomei dont je m'\u00e9tais d\u00e9clar\u00e9 le disciple (\u00e9tant le seul \u00e0 le savoir)) en un esp\u00e8ce de sonnet en prose maladroite mais r\u00e9fl\u00e9chie (j'\u00e9tais encore emp\u00e9gu\u00e9 de sonnets, \u00e0 l'\u00e9poque, jusqu'\u00e0 l'embouligou, ou jusqu'au coude, selon l'image que vous pr\u00e9f\u00e9rerez) :\n\nce po\u00e8me maintenant il faut le lire l'entendre (son m\u00e8tre insidieux d'alexandrins boiteux suivi d'un trop long h\u00e9mistiche : br\u00e8ve-longue br\u00e8ve-longue longue) le saisir sinon dans sa langue au moins dans une version fran\u00e7aise (il n'en est (il n'en \u00e9tait) pas encore)\n\npo\u00e8me-son qu'un autre po\u00e8me-son change qui le suit et le suivant le modifie accroch\u00e9 \u00e0 lui par des accords-d\u00e9saccords de mots d'images quelque chose se produisant quand se suivent ces po\u00e8mes-syllabes l'av\u00e8nement d'une saison un voyageune passion jamais racont\u00e9e sugg\u00e9r\u00e9e rendue visible par la juxtaposition la succession de ces po\u00e8mes-sons-images qui se p\u00e9n\u00e8trent se changent se nient et aussi\n\ndes po\u00e8mes d'ombre de repos d'arr\u00eat dans le po\u00e8me de tous les po\u00e8mes o\u00f9 l'attention diminue po\u00e8mes syllabes muettes trames d'un dessin et d'autres de lumi\u00e8re de surprise joyaux couleurs comme un son plus haut plus violent annonc\u00e9s pr\u00e9par\u00e9s par les autres les moins beaux les moins lumineux ou simplement moins denses moins difficiles moins surprenants et aussi\n\navec les po\u00e8mes syllabes des s\u00e9quences sorte de vers isolables avec leurs c\u00e9sures leur rythme leur ton propre vers \u00e9chos vers visions vers jeux et de ces vers\n\ncomme des strophes aux dimensions d'un livre d'un volume du livre qu'est le po\u00e8me de deux mille po\u00e8mes et de cent po\u00e8tes le livre de GO TOBA empereur vainqueur vaincu\n\nun des plus \u00e9tranges po\u00e8mes jamais compos\u00e9s\n\nSorti avec gravit\u00e9 de cet \u00e9tat extatique je vois que la forme-renga, \u00e0 propos de laquelle je lis tout ce que je peux exhumer des biblioth\u00e8ques (ce n'est pas beaucoup, ce n'est pas assez ; ah ! Si mr Steven d Carter avait \u00e9crit plus t\u00f4t son The Road to Komatsubara, je l'aurais mis dans ma bouteille) et qu'il me faudra analyser s\u00e9rieusement, me donne le moyen de suivre la deuxi\u00e8me strat\u00e9gie que j'ai imagin\u00e9e, et cons\u00e9quemment, d\u00e9cid\u00e9e.\n\n# CHAPITRE 5\n\n# \u00c9crit sous la contrainte\n\n* * *\n\n# PREMI\u00c8RE PARTIE\n\n# OULIPO, roman\n\n## \u00a7 33 L'image premi\u00e8re qui invariablement se pr\u00e9sente \u00e0 mon souvenir quand je pense \u00e0 ma rencontre avec l'Oulipo, est celle du visage de Fran\u00e7ois Le Lionnais,\n\nL'image premi\u00e8re qui invariablement se pr\u00e9sente \u00e0 mon souvenir quand je pense \u00e0 ma rencontre avec l'Oulipo est celle du visage rond et souriant de Fran\u00e7ois Le Lionnais, fondateur, avec Raymond Queneau, de l'Ouvroir de Litt\u00e9rature Potentielle, et son premier pr\u00e9sident. Le Pr\u00e9sident-Fondateur (comme les membres de l'Ouvroir le nomment (ou, alternativement, quoique avec un respect l\u00e9g\u00e8\u00adrement diminu\u00e9, le Fraisident-Pondateur)), est assis \u00e0 une grande table, la table, (agrandie pour l'occasion ?) de la salle \u00e0 manger de son domicile, 23 route de la Reine, \u00e0 Boulogne (ce qui indique que l'image-m\u00e9moire en question n'est certainement pas vraiment l'une de celles qui remontent \u00e0 la premi\u00e8re des r\u00e9unions du groupe \u00e0 laquelle j'ai \u00e9t\u00e9, en 1966, invit\u00e9, r\u00e9union qui eut lieu dans un restaurant du septi\u00e8me arrondissement de Paris, mais leur est largement post\u00e9rieure ; date d'une \u00e9poque o\u00f9 le pr\u00e9sident a d\u00e9j\u00e0 cess\u00e9 de se d\u00e9placer et pr\u00e9f\u00e8re que les s\u00e9ances oulipiennes (statutairement mensuelles) aient lieu chez lui, o\u00f9 il b\u00e9n\u00e9ficie des repas di\u00e9t\u00e9tiquement pr\u00e9par\u00e9s par Marie-Ad\u00e8le, sa gouvernante-cuisini\u00e8re, et boit de l'Apollinaris, tout en surveillant le comportement de ses disciples).\n\nFLL (comme les membres de l'Oulipo le nomment aussi souvent (seuls les anciens, les membres-fondateurs (ceux du groupe qui \u00e9taient pr\u00e9sents \u00e0 la premi\u00e8re r\u00e9union, celle du vendredi 25 novembre 1960, dans les sous-sols du restaurant 'Le Vrai Gascon', situ\u00e9 82 rue du Bac (au coin de la rue de Grenelle)) se permettaient et se permettent de l'appeler Fran\u00e7ois (et peu d'entre eux se permettaient de dire 'Raymond', pour parler de Queneau (\u00e0 l'exception (peut-\u00eatre unique) de Fran\u00e7ois Le Lionnais lui-m\u00eame))). Au centre de mon image-m\u00e9moire (qui n'est certes pas une image-souvenir pure, un verre de 'champagne brut' du pass\u00e9, mais une image fortement composite, souvent \u00e9voqu\u00e9e, polie et recompos\u00e9e au cours des ann\u00e9es), le visage du pr\u00e9sident-fondateur est rond, souriant, lunett\u00e9 et bienveillant), FLL (on d\u00e9signe les oulipiens, \u00e0 l'Oulipo, par leurs initiales, donc par deux lettres (seul Herv\u00e9 Le Tellier, comme le pr\u00e9sident, en a trois : HLT)), FLL tient dans sa main la clochette symbolique de son autorit\u00e9, et il vient de l'agiter en l'air, non comme un mouchoir mais comme une clochette, pour de son timbre rappeler \u00e0 l'ordre et \u00e0 l'ordre du jour quelque gamin oulipien, bavard et dissip\u00e9, un perec (GP) peut-\u00eatre, un queval (JQ) ?, un bens (JB) ?, un lescure (JL) ? Mon regard, \u00e0 ce qu'il me semble, sort d'un 'moi' (JR) assis \u00e0 la table, qui est table du repas pendant lequel se continue la r\u00e9union commenc\u00e9e bien plus t\u00f4t, et je 'me' situe quelque part \u00e0 la gauche du pr\u00e9sident, assez loin. C'est l'\u00e9t\u00e9, bien ensoleill\u00e9. Plus tard, l'Oulipo va sortir dans le jardin, le petit jardin avec les fleurs (quelles ?) o\u00f9 pisse Sire-Pensif, le chat pr\u00e9sidentiel. Je le vois. J'ai compos\u00e9 autrefois un po\u00e8me sur cette activit\u00e9 f\u00e9line :\n\nJe me souviens d'un mi-ao\u00fbt :\n\n**Sire Pensif** pissa d\u00e9li\n\ncatement sur une fleur en pot.\n\nComme mon image-m\u00e9moire n'est pas associ\u00e9e \u00e0 un \u00e9v\u00e9nement pr\u00e9cis (que j'ai v\u00e9cu ; ou qu'on m'a rapport\u00e9 ; ou que j'imagine), que je pourrais situer plus ou moins bien dans le temps, il ne s'agit pas de ce que je propose de nommer un **Moment Oulipien**.\n\nQu'est-ce qu'un moment oulipien ?\n\nJe ne peux pas r\u00e9pondre \u00e0 cette question au nom de l'Oulipo, n'\u00e9tant pas mandat\u00e9 pour ce faire. Mais je peux donner mon point de vue (en \u00e9volution d'ailleurs) sur cette question.\n\nPour commencer, une \u00e9bauche de\n\n**Th\u00e9orie du Moment Oulipien**\n\n## \u00a7 34 Vers une th\u00e9orie du Moment Oulipien\n\nUne d\u00e9finition provisoire : **un Moment Oulipien est une prose courte compos\u00e9e par un oulipien, et destin\u00e9e \u00e0 prendre place dans un autoportrait de l'OULIPO consid\u00e9r\u00e9 comme un auteur collectif**.\n\nJe me repr\u00e9sente un tel portrait comme un grand puzzle dans lequel les diff\u00e9rents moments oulipiens, peu \u00e0 peu, se placeraient, faisant appara\u00eetre, de plus en plus net, le visage du mod\u00e8le, OULIPO.\n\nOu bien :\n\nJe me repr\u00e9sente un tel portrait comme une peinture pointilliste, dont les taches de couleur seraient les moments oulipiens. Plac\u00e9 dans une Grande Jatte d'argile scell\u00e9e et enterr\u00e9e, ils r\u00e9v\u00e9leraient en temps utile son mod\u00e8le, OULIPO, aux g\u00e9n\u00e9rations futures.\n\nOu bien (j'\u00e9carte l'image de la mosa\u00efque, un peu banale ; \u00e0 la rigueur le parquet de maison proven\u00e7ale, avec des tomettes) :\n\n...........\n\nL'origine de la mise en route de l'\u00e9criture des moments oulipiens (il y en a d\u00e9j\u00e0 un bon nombre \u00e0 cette date (vingt juillet 2001 (jour anniversaire du complot contre Hitler de 1944))) pourrait \u00eatre vue ainsi :\n\nEn 1966, Les fondateurs de l'Oulipo, Raymond Queneau et Fran\u00e7ois Le Lionnais d\u00e9cident d'\u00e9largir le groupe, par cooptation au-del\u00e0 du cercle originel. (J'ai \u00e9t\u00e9 le premier b\u00e9n\u00e9ficiaire de cette d\u00e9cision, en 1966.) \u00c0 partir de cette \u00e9poque, et petit \u00e0 petit (assez \u00e0 petit), l'Oulipo s'est augment\u00e9 et enrichi de nouveaux membres.\n\nL'impulsion premi\u00e8re du mode d'approche de l'histoire oulipienne par les moments oulipiens a \u00e9t\u00e9, selon moi (je pense \u00e0 ma propre exp\u00e9rience), la suivante : un nouveau membre de l'Oulipo, participant \u00e0 ses premi\u00e8res r\u00e9unions, subit g\u00e9n\u00e9ralement un choc (et ce choc \u00e9tait particuli\u00e8rement violent quand l'ouvroir n'\u00e9tait encore gu\u00e8re connu du public (il l'est encore aujourd'hui, o\u00f9 la perception publique ne correspond gu\u00e8re \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9)). Confront\u00e9 \u00e0 quelques idiosyncrasies de quelques oulipiens qu'il ne connaissait pas du tout (ne connaissant que leurs \u00e9crits, il n'avait pas encore \u00e9t\u00e9 confront\u00e9 \u00e0 leur comportement dans le cadre strictement oulipien), il est saisi de stupeur (ce fut mon cas ; et je me souviens avoir d\u00e9chiffr\u00e9 des signes de cette stupeur sur le visage de Perec, puis d'autres). (Il me semble aussi qu'un \u00e9tonnement un peu semblable a pu exister dans l'autre sens, c'est \u00e0 dire chez des oulipiens rencontrant un oulipien nouveau amen\u00e9 par Queneau ou Le Lionnais (le principe de cooptation dont je parle \u00e9tait d'une port\u00e9e assez limit\u00e9e du vivant des fondateurs : coopter quelqu'un \u00e9tait tout simplement ratifier leur d\u00e9cision).)\n\nEn \u00e9crivant leurs 'moments' les oulipiens r\u00e9agissent en fonction de leur premi\u00e8re et vive surprise, et tentent, ainsi, de mieux comprendre ce qu'est ce groupe dont ils font maintenant partie. Et leur \u00e9tonnement a pour cons\u00e9quence qu'ils se demandent aussi pourquoi ils ont \u00e9t\u00e9 invit\u00e9s \u00e0 y venir. Il est probable qu'il est pratiquement impossible de parvenir r\u00e9ellement \u00e0 une explication enti\u00e8\u00adrement satisfaisante ; quelque chose de myst\u00e9rieux demeure, qui exc\u00e8de largement la simple adh\u00e9sion au programme 'potentiel', ou la pratique des contraintes (\u00e0 laquelle on r\u00e9duit g\u00e9n\u00e9ralement l'entreprise oulipienne). Plusieurs l'ont constat\u00e9.\n\nEn voici un exemple, dont j'ai extrait trois moments oulipiens (pris dans une s\u00e9quence de ce genre de composition que j'ai compos\u00e9e pour l'Oulipo en 1997. J'en pr\u00e9sente d'autres plus avant dans ce chapitre). Ils concernent un membre de l'Ouvroir, aujourd'hui d\u00e9c\u00e9d\u00e9, dont les \u0153uvres les plus connues sont La M\u00e9thode \u00e0 Mimile ('assimil' de l'argot, \u00e9crit en collaboration avec Alphonse Boudard) et L'Art du Contrepet et de la Charade \u00e0 Tiroir (il r\u00e9digea longtemps le fameux Album de la Comtesse du 'Canard Encha\u00een\u00e9'). Son nom (de plume ; il fut 'dans le civil' enseignant des classes pr\u00e9paratoires scientifiques, un 'prof de taupe', en somme) : Luc Etienne. (Le premier des trois 'moments' qui suivent d\u00e9crit une de ses grandes contributions aux travaux de l'Oulipo.)\n\n### MOMENT A \u2013 L'ART DU PALINDROME PHON\u00c9TIQUE\n\nUne des plus remarquables \u0153uvres oulipiennes de Luc Etienne est sans conteste son Art du Palindrome Phon\u00e9tique.\n\nLors d'une r\u00e9union de l'Oulipo (l'Ouvroir de Litt\u00e9rature Potentielle, fond\u00e9 par Fran\u00e7ois Le Lionnais et Raymond Queneau), il distribua aux oulipiens une cassette o\u00f9 il en avait enregistr\u00e9 certains exemples.\n\nLe principe de la principale contrainte est simple : composer un texte que l'on lit \u00e0 haute voix et qu'on enregistre sur bande magn\u00e9tique. Le texte doit \u00eatre tel qu'en faisant passer la bande \u00e0 l'envers on entende un autre texte, au moins aussi beau. Nous nous souvenons tous (ceux qui ont assist\u00e9 \u00e0 cette s\u00e9ance) des aventures extraordinaires survenues dans une station de ski, (dignes du 'pense-fesses chez l'\u00e9v\u00eaque d'Exeter' dans 'Les Revenentes' de Perec, ou du 'Roman d'Anna' dont se nourrissent les usagers du tramway de Strasbourg) et nous avons tous (les m\u00eames en tout cas), aujourd'hui encore, dans l'oreille\n\n**Jeanne en luge, Jules en nage**\n\nmais aussi ce passage \u00e0 la ligne m\u00e9lodique inimitable :\n\n**Ang\u00e8le et Laurent enr\u00f4laient les gens**\n\nLa cassette de morceaux choisis qu'avait enregistr\u00e9e Luc Etienne \u00e0 notre intention (je pense qu'il avait en vue une exploitation commerciale. Habitu\u00e9 aux tr\u00e8s gros tirages (ceux de la 'M\u00e9thode \u00e0 Mimile', par exemple), il repoussa fermement notre proposition d'une \u00e9dition dans la Biblioth\u00e8que Oulipienne : 150 exemplaires seulement ! il en fr\u00e9missait d'indignation), cette cassette dis-je contenait d'autres merveilles, pas sp\u00e9cialement palindromiques : un mouvement de quatuor de Mozart o\u00f9 il jouait lui-m\u00eame les quatre parties ; quelques morceaux de musique classique d\u00e9cimalis\u00e9s (les octaves, dans la musique d\u00e9cimale, sont divis\u00e9s en dix parties \u00e9gales (on les nommes alors des d\u00e9caves ; une partition refaite pour la nouvelle gamme sera dite 'd\u00e9cav\u00e9e'); une r\u00e9forme que Luc Etienne, nouveau Plantagenet Palliser (le h\u00e9ros, homme politique victorien, de plusieurs romans de Trollope dont la passion est la d\u00e9cimalisation de toutes les mesures (il devient P.M. (Prime Minister) mais sans avoir r\u00e9alis\u00e9 son r\u00eave)), pr\u00e9conisait avec obstination. Enregistr\u00e9, Schubert ainsi transform\u00e9 donnait surtout l'impression d'\u00eatre jou\u00e9 faux). J'en passe.\n\nMais le moment qui s'est le mieux grav\u00e9 dans ma m\u00e9moire est celui o\u00f9, apr\u00e8s avoir d\u00e9vers\u00e9 dans un premier temps sur le silence de la pi\u00e8ce une s\u00e9quence de sons barbares, la cassette nous fit entendre, r\u00e9sultat de la palindromisation un passage, parfaitement reconnaissable, quoique prononc\u00e9 d'une mani\u00e8re bizarre, de _Zazie dans le M\u00e9tro_. Pour parvenir \u00e0 ce r\u00e9sultat, nous informa Luc Etienne avec fiert\u00e9, il s'\u00e9tait enregistr\u00e9 lisant, non pas le texte original de Queneau, mais son palindrome phon\u00e9tique, afin que par simple manipulation m\u00e9canique, la version '\u00e0 l'endroit' puisse \u00eatre restitu\u00e9e.\n\nNous rest\u00e2mes bouche b\u00e9e, presque p\u00e9trifi\u00e9s d'admiration : lequel d'entre nous aurait pu imaginer geste plus hyper-oulipien que celui-l\u00e0, exploit, dirais-je, \u00e0 mettre \u00e0 la m\u00eame hauteur de l\u00e9gende que celui de Pierre M\u00e9nard ?\n\n### MOMENT B \u2013 LE COUSIN DE LUC ETIENNE\n\nEntre deux r\u00e9unions (mensuelles) de l'Oulipo, Luc Etienne apprit que sa mort \u00e9tait proche. Il \u00e9tait atteint, comme nous le s\u00fbmes plus tard, de leuc\u00e9mie.\n\nEn arrivant, il annon\u00e7a son absence prochaine \u00e0 nos s\u00e9ances de la mani\u00e8re suivante :\n\n\u00ab En sortant de chez moi, tout \u00e0 l'heure, pour venir ici \u00bb, dit-il (c'\u00e9tait chez M.B., rue du Capitaine Marchal, dans le 20e, pas tr\u00e8s loin de ce qui n'\u00e9tait pas encore la rue Georges Perec, je m'en souviens brusquement), \u00ab j'ai rencontr\u00e9 mon cousin. Un peu surpris de le voir en cet endroit et \u00e0 cette heure, je lui ai dit : \"eh, cousin, qu'est-ce que tu fais l\u00e0 ?\" Manque de pot, c'\u00e9tait un r\u00e9verb\u00e8re ! \u00bb\n\n### MOMENT C \u2013 LA LETTRE \u00c0 PAUL FOURNEL\n\nAu d\u00e9but de la r\u00e9union qui suivit la mort de Luc Etienne, Paul Fournel, Secr\u00e9taire D\u00e9finitivement Provisoire ou (mais pas 'et') Provisoirement D\u00e9finitif, lut la lettre d'adieux que celui adressait, par son interm\u00e9diaire, aux membres alors en vie de l'Oulipo.\n\nReims, 7.11.84\n\nMon cher Paul,\n\nIl est peu probable que je puisse jamais retourner \u00e0 l'Oulipo : je vais \u00eatre hospitalis\u00e9 incessamment pour leuc\u00e9mie. Excuse-moi aupr\u00e8s des amis et fais-leur mes adieux !\n\nSi j'ai bien compris, je te dois dix exemplaires de l'Art du Palindrome Phon\u00e9tique. Dis-m'en donc le prix. Je te les r\u00e9glerai d\u00e8s que possible.\n\nJe souhaite qu'il n'y ait pas plus de no de la B.O.* en hommage \u00e0 Luc Etienne qu'il n'y en a eu \u00e0 Latis ** : les gens se donneraient du mal pour \u00e9crire des cochoncet\u00e9s. Ce serait p\u00e9nible, et faux.\n\nJe ne prends pas la chose au tragique : je n'ai pas peur de la mort, mais de la vie \u00e0 certaines conditions (par exemple presque aveugle). Ce qui m'emb\u00eate c'est de ne pas pouvoir terminer ou faire conna\u00eetre mes travaux en cours (musicaux, en particulier). Car j'avais encore des projets ! (Passe encore de planter... !)\n\nJ'esp\u00e8re que tout va bien pour toi, mon cher Paul, et pour ta petite famille, et que ton m\u00e9tier te laisse le temps de vivre. Ne pas perdre sa vie \u00e0 la gagner.\n\nEn te remerciant d'avoir toujours \u00e9t\u00e9 si gentil pour moi, je t'adresse, mon cher Paul, mes bien sympathiques salutations\n\nL. E\n\nBien que je ne m'y sois jamais senti parfaitement agr\u00e9g\u00e9, l'Oulipo aura compt\u00e9 pour moi. Il m'a apport\u00e9 beaucoup et m'a souvent int\u00e9ress\u00e9. J'\u00e9tais moins tent\u00e9 par les diverses formes d'action, et je ne me r\u00e9jouissais pas de l'institutionnalisation progressive de l'oulipo. Je crois que j'\u00e9tais plus pataphysicien qu'oulipien : pour la plupart d'entre vous c'est manifestement le contraire !\n\n* B.O. = Biblioth\u00e8que Oulipienne, collection de fascicules publi\u00e9s par l'Oulipo et contenant divers travaux oulipiens.\n\n** Latis est le nom oulipien d'un des membres du groupe originel.\n\nLes moments oulipiens, donc, non seulement constituent un moyen pour un oulipien donn\u00e9 (ancien ou r\u00e9cent) d'apprivoiser int\u00e9rieurement ce que la fr\u00e9quentation du groupe l'am\u00e8ne \u00e0 ressentir bizarrement, mais \u00e9galement l'aident \u00e0 tenter d'approcher les intentions des fondateurs, qui n'ont pas \u00e9t\u00e9 vraiment totalement explicit\u00e9es, ni dans les Trois Manifestes de Fran\u00e7ois Le Lionnais, ni ailleurs.\n\nAinsi :\n\n### MOMENT D \u2013 L'AFFAIRE VERMOT\n\nSans avoir \u00e9t\u00e9 pr\u00e9venus (du moins G.P. (Georges Perec, de l'Oulipo), M.B. (Marcel B\u00e9nabou, de l'Oulipo) et moi-m\u00eame ne l'avions pas \u00e9t\u00e9), nous nous trouv\u00e2mes, lors de cette r\u00e9union chez F.L.L (Fran\u00e7ois Le Lionnais, notre Fraisident-Pondateur), route de la Reine, \u00e0 Boulogne, devant un invit\u00e9 d'honneur inattendu.\n\nCe fut Queneau qui le pr\u00e9senta. Il s'agissait du directeur (ou r\u00e9dacteur en chef) de l'Almanach Vermot.\n\nAh, quelle bonne, quelle excellente id\u00e9e ! Nous qui avions \u00e9t\u00e9 nourris d\u00e8s notre enfance au lait de l'Almanach Vermot, \u00e0 ses le\u00e7ons, plus douces que le miel, qui avaient guid\u00e9 nos premiers pas balbutiants sur la juste voie de la po\u00e9sie, qui nous avait servi de mod\u00e8le, dont nous avions si souvent d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 d'\u00eatre jamais dignes (\u00ab oh, le canard du doute aux l\u00e8vres de Vermot ! \u00bb), \u00e0 cette annonce, transport\u00e9s de joie, nous expectativions.\n\nOn allait bien rigoler.\n\nLa d\u00e9ception fut s\u00e9v\u00e8re.\n\nJe ne sais en quels termes Queneau lui avait pr\u00e9sent\u00e9 notre association, ni ce qu'il esp\u00e9rait au juste de sa pr\u00e9sence, mais il se r\u00e9v\u00e9la tr\u00e8s vite qu'il y avait malentendu. Monsieur 'Vermot' n'avait en apparence pour sa publication qu'un int\u00e9r\u00eat strictement comptable. Il aurait voulu parler LLLitt\u00e9rature (triple L majuscule). Notre int\u00e9r\u00eat passionn\u00e9 (et \u00e9rudit, surtout chez Queneau et Perec) pour les r\u00e9bus pu\u00e9rils, les blagues stupides, et le recyclage de charades \u00e9cul\u00e9es, le stup\u00e9fia visiblement. Il nous \u00e9couta poliment, poliment s'inqui\u00e9ta de nos buts et de nos activit\u00e9s, mais, le temps passant, un effarement certain devenait de plus en plus perceptible dans son regard bien habill\u00e9 de fonctionnaire du jeu de mots. Il plongea le nez dans son assiette et savoura en silence l'excellent d\u00e9jeuner pr\u00e9par\u00e9 par Marie-Ad\u00e8le, la cuisini\u00e8re-gouvernante du pr\u00e9sident.\n\n\u00c0 la fin, m\u00eame Georges n'osait plus le moindre calembour (qu'il soit -la Reine, -en Bresse, -geois de Calais (ou -bon l'Archambault)).\n\nNous nous dispers\u00e2mes rapidement.\n\n(Un lecteur attentif de La Compagnie des Zincs de Fran\u00e7ois Caradec (F.C., de l'Oulipo) aura remarqu\u00e9 que, pour conclure ce moment oulipien, j'ai emprunt\u00e9 sans vergogne le style de la fin d'un des textes les plus carad\u00e9quiens de ce livre).\n\nUn des moyens de parvenir \u00e0 la compr\u00e9hension recherch\u00e9e de la nature et des buts de l'Oulipo est, c'est naturel, chez ceux des oulipiens qui ont connu Queneau (R.Q.) ou Le Lionnais (F.L.L), d'extraire de leurs souvenirs des d\u00e9tails \u00e9clairant sur la personnalit\u00e9 des fondateurs et des 'anciens' (ceux qui faisaient partie du groupe en son \u00e9tat initial).\n\nJ'\u00e9voque, dans les 'moments' qui suivent (certains en incise), successivement J.Q. (Jean Queval), C.B. (Claude Berge), J.B. (Jacques Bens (\n\nFrom : Fran\u00e7ois Caradec \nTo : Oulipiens \nDate : jeudi 26 juillet 2001 21:59 \nSubject : Mauvaises nouvelles d'\u00e9t\u00e9\n\nChers tous,\n\nJacques Bens ne nous a pas attendus, il nous a quitt\u00e9s\n\naujourd'hui, jeudi 26 juillet \u00e0 midi 15.\n\nJe n'ai aucun autre renseignement \u00e0 l'heure qu'il est ;\n\nla date et le lieu des obs\u00e8ques ne sont pas encore fix\u00e9s.\n\nJe vous tiendrai au courant.\n\nIl est possible que je puisse parler de Jacques\n\ndemain matin 27 sur France-Culture avec Assouline\n\nentre 7 h 30 et 8 h.\n\nFaites savoir \u00e0 tous ceux qui n'ont pas d'\u00e9mail. Merci.\n\n). Ensuite P. B. (Paul Braffort), pr\u00e9sent presque \u00e0 l'origine (particuli\u00e8rement 'productif' en moments oulipiens), et M.D. (Marcel Duchamp).\n\nEn pr\u00e9sentant, en 1997, \u00e0 l'une des r\u00e9unions mensuelles de l'Oulipo, les 26 'moments' que j'avais alors compos\u00e9s, je les avais pr\u00e9fac\u00e9s d'une premi\u00e8re \u00e9bauche de th\u00e9orie :\n\nTh\u00e9orie pr\u00e9liminaire du moment oulipien, ou M. OUL\n\nL'exemple m\u00eame du moment oulipien, celui qui pour moi en exprime le mieux l'essence, est rapport\u00e9 par Jacques Bens (\n\nFrom : Fran\u00e7ois Caradec \nTo : Oulipiens \nDate : vendredi 27 juillet 2001 17:10 \nSubject : Suite aux mauvaises nouvelles.\n\nChers tous (et les autres si vous en voyez),\n\nJe suis \u00e0 Paris, il est onze heures et j'apprends\n\nque Jacques sera mis dans un trou \u00e0 B\u00e9doin cet apr\u00e8s-midi \u00e0 4 heures.\n\nJ J et HM y seront.\n\nEt moi ?\n\nEt toi ?\n\n) dans son ouvrage fondamental 'OULIPO 1960-1963', recueil de quelques comptes rendus de r\u00e9unions de l'Ouvroir.\n\n### MOMENT E \u2013 ALVA (MOMENT OULIPIEN QUE JE N'AI PAS CONNU (JE LE REGRETTE, CROYEZ-MOI, JE LE REGRETTE))\n\nLors de la r\u00e9union du vendredi 14 d\u00e9cembre 1962, Jean Queval intervient (je cite) :\n\n**Q UEVAL** : J'ai un travail en cours. il s'agit de composer un sonnet d'un genre particulier, avec, par exemple, et de temps en temps, des alexandrins du type :\n\n_Le train traverse la nuit._\n\n**L E LIONNAIS** : Bel exemple d'alexandrin, en effet.\n\n**Q UEVAL** : J'y m\u00eale des recherches lexicologiques et l'utilisation de structures particuli\u00e8res.\n\n**A RNAUD** _(\u00e9mu)_ : Pour moi, le train traverse toujours la nuit ! D\u00e8s qu'on parle de train, je le vois traverser la nuit. Il n'y a pas de doute.\n\nCe moment, certes, est celui de l'invention de l'Alexandrin de Longueur VAriable, ou **ALVA** , dont Jean Queval, le vendredi 18 janvier 1963, rappelle l'existence aux oulipiens oublieux : \u00ab Puis-je rappeler que j'ai, parl\u00e9, un jour, d''alexandrin variable' ?\u00bb (approbations g\u00e9n\u00e9rales. Il s'agit l\u00e0, en effet, d'une entreprise souhaitable. Mais comment la r\u00e9aliser ? Nous en reparlerons), dit le compte rendu.\n\nUn peu plus loin on lit : \u00ab Jean Queval nous lit un 'Sonnet r\u00e9alis\u00e9 avec un nombre variable d'alexandrins de longueurs variables'. Malheureusement, J. Q. ayant omis de communiquer le texte de ce po\u00e8me... on ne le trouvera pas \u00e0 la fin du pr\u00e9sent compte rendu. Sera-t-il d\u00e9finitivement perdu ? On souhaite que non. \u00bb\n\nMais l'annonce faite par Jean Queval est aussi, il me semble, comme le montre l'\u00e9motion ferroviaire de No\u00ebl Arnaud, un \u00e9v\u00e9nement d\u00e9cisif dans l'histoire de l'Oulipo, celui o\u00f9 on peut voir en germe un principe d'organisation du Temps Oulipien.\n\nCitons \u00e0 ce propos les deux premiers quatrains du sonnet 52 de William Shakespeare, dans la traduction r\u00e9cente de Bernard Hoeppfner (\u00e9d. Mille et une nuits ; 23F) :\n\n\u00ab Ainsi je suis pareil au riche, qu'une cl\u00e9 b\u00e9nie conduit \u00e0 son doux tr\u00e9sor verrouill\u00e9, qu'il n'ira pas examiner \u00e0 toute heure, de peur d'\u00e9mousser la fine pointe du peu fr\u00e9quent plaisir.\n\nVoil\u00e0 pourquoi les f\u00eates sont solennelles et rares, car, peu fr\u00e9quentes au long cours de l'ann\u00e9e, comme des pierres pr\u00e9cieuses elles sont diss\u00e9min\u00e9es, ou les plus beaux joyaux d'un collier. \u00bb\n\nAinsi les moments oulipiens, ces f\u00eates de la potentialit\u00e9, rythment le temps de l'Ouvroir.\n\nD\u00e9finition \u2013 Un **Moment Oulipien** , ou **M.OUL**. est un moment de potentialit\u00e9 pure dans l'histoire de l'Oulipo.\n\nscolie \u2013 En termes aristot\u00e9liciens on dirait : moment de potentialit\u00e9 en puissance. La remarque fondamentale de Jean Lescure (5 mai 1961) : 'il y a une potentialit\u00e9 de l'inexistant', peut \u00eatre consid\u00e9r\u00e9e comme un cas particulier.\n\nscolie 2 \u2013 Du moment oulipien jaillit la potentialit\u00e9 de la potentialit\u00e9.\n\nremarque \u2013 Pourquoi le terme M.OUL. ? Il manifeste cette propri\u00e9t\u00e9 intrins\u00e8que du moment oulipien d'enfermer en soi, en quelque sorte, la perle pr\u00e9cieuse d'une future contrainte (dans l'exemple ci-dessus cit\u00e9, celle de l'ALVA) ; ou encore d'une le\u00e7on de morale oulipienne : je pense en particulier \u00e0 ce moment oulipien relat\u00e9 par Jacques Jouet, celui de sa premi\u00e8re rencontre avec notre Pr\u00e9sident-Fondateur, Fran\u00e7ois Le Lionnais. Si, comme il nous est rapport\u00e9 par J.J. (avec une pointe d'agacement, il me semble), F.L.L. mentionne \u00e0 plusieurs reprises son appartenance \u00e0 l'Acad\u00e9mie du Jouet, c'est bien \u00e9videmment que, s'adressant \u00e0 un oulipien alors d\u00e9butant, il tient \u00e0 attirer son attention sur l'importance d'une conception de la contrainte qui la consid\u00e8re wittgensteiniennement comme 'jeu de langage'.\n\nOn veillera, ayant \u00e9cout\u00e9 les moments oulipiens qui vont \u00eatre pr\u00e9sent\u00e9s, \u00e0 d\u00e9gager pour soi-m\u00eame, par la rumination ult\u00e9rieure et la r\u00e9collection dans la tranquillit\u00e9, de chacun, la pr\u00e9cieuse le\u00e7on.\n\n### MOMENT F \u2013 L'AFFAIRE DU HAVRE\n\nLa Biblioth\u00e8que municipale du Havre rendait hommage \u00e0 R.Q. (Raymond Queneau). F.L.L nous convoqua pour que nous allions soutenir son ami Raymond dans cette terrible \u00e9preuve.\n\nNous avons pris le train, nous sommes arriv\u00e9s largement en avance et avons fait une promenade, en touristes, dans cette belle ville, joyau de l'art de la reconstruction apr\u00e8s bombardements.\n\nLe maire fit le discours.\n\nIl \u00e9voqua l'\u0153uvre du grand \u00e9crivain, enfant du pays, son honneur, sa gloire.\n\nIl dit combien la vocation du ma\u00eetre s'\u00e9tait r\u00e9v\u00e9l\u00e9e t\u00f4t, quand il n'\u00e9tait encore qu'enfant, puis adolescent, \u00e9l\u00e8ve au lyc\u00e9e de la ville.\n\nEt il le prouva.\n\nIl avait en main les bulletins scolaires de l'\u00e9l\u00e8ve Queneau Raymond ; et il nous les lut, signalant les prix de fran\u00e7ais, les accessits de r\u00e9citation, glissant sur les ann\u00e9es moins brillantes.\n\nAlign\u00e9s en rang derri\u00e8re R.Q. nous lui offrions muettement notre soutien moral, pendant qu'il dansait d'un pied sur l'autre, au comble de la g\u00eane.\n\n### MOMENT G \u2013 IL Y A VINGT ANS\n\nC'est il y a vingt ans d\u00e9j\u00e0, \u00e0 l'automne de 1976, que Raymond Queneau assista pour la derni\u00e8re fois (autrement qu'en esprit) \u00e0 une s\u00e9ance de l'Oulipo.\n\nPas longtemps plus tard, il mourut.\n\nLors de la premi\u00e8re r\u00e9union qui suivit sa mort, la premi\u00e8re o\u00f9 je me sois trouv\u00e9 \u00e0 l'Oulipo hors de sa pr\u00e9sence, je me souvins brusquement d'un passage de Pierrot mon ami.\n\nC'est celui o\u00f9 Pierrot rencontre pour la derni\u00e8re fois Mounnezergues, le gardien de la chapelle pold\u00e8ve.\n\nJe cite :\n\n\u00ab \u2013 Vous pouvez me laisser maintenant, dit Mounnezergues.\n\n\u2013 Mais... dit Pierrot.\n\n\u2013 Non, non, je n'ai besoin de personne. Fermez cette fen\u00eatre simplement, et revenez demain ou apr\u00e8s-demain voir si je suis mort. J'aime autant \u00eatre seul pour proc\u00e9der \u00e0 cette petite transformation. \u00bb\n\n### MOMENT H \u2013 (QUE JE N'AI PAS V\u00c9CU (ET COMME JE LE REGRETTE !. CROYEZ-MOI, JE LE REGRETTE))\n\n#### Une naissance\n\nCe moment est celui (12 septembre 1903) o\u00f9 le cur\u00e9 de la paroisse Saint-Jean-Baptiste de Bl\u00e9ville, l'abb\u00e9 Gillier, dit \u00e0 sa gouvernante : \u00ab Savez-vous, Berthe, qui j'ai baptis\u00e9 aujourd'hui ? \u00bb \u2013 \u00ab Non, monsieur le cur\u00e9. \u00bb \u00ab L'un des deux fondateurs de l'OU-LI-PO ! \u00bb \u2013 \u00ab Ah bon ! \u00bb \u2013 \u00ab Ignorante ! eh bien, les parents, eux, ils savaient ! Et m\u00eame ils tr\u00e9pignaient de joie ! \u00bb\n\n(Je sais, cette blague n'est pas neuve ; elle a d\u00e9j\u00e0 beaucoup servi. Mais je n'ai pas pu r\u00e9sister \u00e0 la tentation.)\n\n### MOMENT I \u2013 LA ROSE DU PR\u00c9SIDENT\n\n\u00c0 l'initiative de Paul Braffort, un hommage \u00e0 F.L.L. fut organis\u00e9 au Centre Pompidou.\n\nLe pr\u00e9sident de l'Oulipo \u00e9tait trop fatigu\u00e9 pour y assister ; mais il tint \u00e0 \u00eatre mis au courant de tous les pr\u00e9paratifs.\n\nIl fit une liste de ceux qu'il voulait voir invit\u00e9s \u00e0 cette soir\u00e9e.\n\nEt il dit \u00e0 Mich\u00e8le Ignazi qu'il y avait en particulier une personne dont la pr\u00e9sence lui aurait fait un plaisir infini. Il pensait bien qu'elle ne viendrait pas. Mais il fallait absolument qu'une place, une des meilleures places, lui soit r\u00e9serv\u00e9e. Et qu'\u00e0 cette place on d\u00e9pose une rose.\n\nUne rose rouge. Une rose rouge est une rose rouge est une rose rouge est une rose rouge (ne pas oublier la troisi\u00e8me rose).\n\nLe nom de cette personne ne sera pas r\u00e9v\u00e9l\u00e9.\n\nJe dirai seulement ceci : c'est la pens\u00e9e de ce moment dans la vie du pr\u00e9sident, qui est \u00e9videmment un moment oulipien, car tout moment, dans la vie du pr\u00e9sident-fondateur de l'Oulipo, est, ipso facto, oulipien, c'est, dis-je, la pens\u00e9e de cette rose qui m'a fait entrevoir une autre interpr\u00e9tation possible que celle qu'a magistralement expos\u00e9e Harry Mathews du c\u00e9l\u00e8bre po\u00e8me de F.L.L., le\n\nPo\u00e8me d'une seule lettre\n\nT.\n\n### MOMENT J \u2013 EN \u00c9COUTANT JEAN QUEVAL\n\nJean Queval prenant la parole, aussit\u00f4t j'\u00e9coutai attentivement. Il commen\u00e7ait une phrase. Tel est le moment oulipien que j'\u00e9voque : Jean Queval pronon\u00e7ant une phrase. Je dis 'j'\u00e9coutai', au pass\u00e9 simple, d\u00e9signant un moment r\u00e9volu et singulier, mais j'aurais aussi bien pu \u00e9crire 'j'\u00e9coutais', au pass\u00e9 de r\u00e9p\u00e9tition, temps que le syst\u00e8me du verbe propose pour dire les habitudes. Car Jean Queval ne terminait pour ainsi dire jamais ses phrases (j'ins\u00e8re ici un 'pour ainsi dire' car je ne fus jamais s\u00fbr, enti\u00e8rement s\u00fbr, du fait que ses phrases n'\u00e9taient pas achev\u00e9es ; en premier lieu parce que la notion de phrase chez Jean Queval n'\u00e9tait pas du tout claire pour ses interlocuteurs (ni leur d\u00e9but, ni leur milieu, ni leur construction, ni leur fin) ; en second lieu parce que ses phrases \u00e9taient s\u00e9rieusement inaudibles, \u00e9tant donn\u00e9 qu'il les pronon\u00e7ait extr\u00eamement vite, entrecoup\u00e9es de sortes de 'hein !' ou 'hum !' chevalins peu distincts (comme si s'effor\u00e7ait sans cesse de parler \u00e0 sa place un 'houymn' swiftien enferm\u00e9 en lui) et plac\u00e9s de mani\u00e8re telle qu'ils d\u00e9coupaient les propositions principales de fa\u00e7on syntaxiquement h\u00e9t\u00e9rodoxes (je ne parle m\u00eame pas des subordonn\u00e9es), et que (ne les laissant pas s'inachever dans le silence, dans un silence de la taille d'une proposition pr\u00e9positionnelle (ayant prononc\u00e9 la pr\u00e9position, puis l'ayant interrompue) ou d'une relative (en ayant dit le pronom embrayeur, puis l'ayant interrompue), il en recouvrait soigneusement la fin d'une seconde sorte de 'hein' semblable, celui-l\u00e0, en plus att\u00e9nu\u00e9, \u00e0 certains hennissements de Queneau (sans doute leur commune origine normande)) il les encha\u00eenait aussit\u00f4t \u00e0 d'autres phrases, n'ayant pas de rapport \u00e0 premi\u00e8re vue discernable avec celle qui avait pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 (alors m\u00eame qu'on \u00e9tait encore en train d'essayer de la comprendre)). Et la raison de cet inach\u00e8vement, qui 'tombe' comme dirait Frege, sous le concept du pr\u00e9sent-comme-anticipation, \u00e9tait son extr\u00eame modestie. S'\u00e9tant engag\u00e9 dans la phrase, il sentait que l'id\u00e9e qu'elle allait exprimer \u00e9tait d'une telle banalit\u00e9 que la mener jusqu'\u00e0 son terme aurait \u00e9t\u00e9, en fait, une injure pour celui qui l'\u00e9coutait.\n\nC'est pourquoi, Jean Queval prenant la parole, pour v\u00e9rifier et affiner mon hypoth\u00e8se, aussit\u00f4t j'\u00e9coutai (pass\u00e9 simple) et j'\u00e9coutais (imparfait) avec la plus grande attention.\n\n### MOMENT K \u2013 L'AFFAIRE DU PYJAMA DE JEAN QUEVAL\n\nLe festival de po\u00e9sie se tenait dans la salle de r\u00e9union des \u00e9tudiants de l'universit\u00e9 de Cambridge, non loin de la librairie Heffer's.\n\nOn \u00e9tait en 1978 ; ou presque.\n\nJe vis arriver Jean Queval.\n\n\u00ab Tiens \u00bb, dis-je, surpris. \u00ab Que fais-tu donc l\u00e0 ? \u00bb\n\nEt Jean Queval m'expliqua qu'ayant pass\u00e9 quelques jours chez le po\u00e8te et \u00e9minent eliotologue Michael Edwards, il \u00e9tait dans le train quand il se rendit compte qu'il avait oubli\u00e9 son pyjama chez ses amis. Dans ces conditions, expliqua-t-il, il ne pouvait pas se \u00ab pr\u00e9senter chez son \u00e9pouse \u00bb (c'est ainsi qu'il s'exprima). Il allait donc passer quelques jours \u00e0 Cambridge, en attendant que Michael lui renvoie son pyjama.\n\n### MOMENT L \u2013 CE JOUR-L\u00c0 C'\u00c9TAIT DIMANCHE\n\nChacun sait (\u00e0 l'exception de G\u00e9rard Genette) que la contrainte dite du S+7, invent\u00e9e par Jean Lescure (et pr\u00e9sent\u00e9e \u00e0 l'Oulipo lors de la r\u00e9union du 13 f\u00e9vrier 1961 (Saint-L\u00e9zin) (le martyre de saint L\u00e9zin, ordonn\u00e9 par l'empereur Th\u00e9odose, a donn\u00e9 naissance \u00e0 un dialogue peut-\u00eatre apocryphe, rest\u00e9 c\u00e9l\u00e8bre : l'empereur ayant menac\u00e9 le saint de repr\u00e9sailles envers sa m\u00e8re et sa s\u0153ur s'il ne renon\u00e7ait pas \u00e0 sa foi, et celui-ci s'\u00e9tant montr\u00e9 inflexible, lui dit : \u00ab mais n'aimez-vous pas, L\u00e9zin, les autres membres de votre famille ? \u00bb Et celui-ci, saisissant la balle au bond, aurait r\u00e9pondu, ne laissant pas \u00e9chapper l'occasion d'un aussi beau coup de propagande chr\u00e9tienne : \u00ab Aimez-vous les uns les autres \u00bb)), la contrainte du S+7, dis-je, est une des plus productrices de sens neufs et profonds de toutes celles qui existent sur le march\u00e9. Raymond Queneau en son temps, Jacques Jouet en le sien, et bien d'autres l'ont, par l'exemple, surabondamment prouv\u00e9.\n\nL'Oulipo rendait hommage \u00e0 Jean Queval. Fran\u00e7ois Caradec lut son beau po\u00e8me, intitul\u00e9 Souvenir de Jean Queval, dont je vous citerai ici le d\u00e9but et la fin :\n\nIl pleuvait.\n\nJe vis entrer Jean Queval\n\ndans un cabriolet de la rougeur du bain,\n\ndans le cachalot de la roulure du baigneur,\n\ndans le cache-sexe de la roussette du bagnard,\n\ndans le cacique de la routine du bafouillage,\n\ndans le cadeau de la royaut\u00e9 du badaud,\n\ndans le cadre de la rubrique du bacille,\n\ndans un petit caf\u00e9 de la rue du Bac.\n\n.............................................\n\nQuand il ne plut plus, nous sort\u00eemes du bleu, du bled,\n\ndu blason, du blanc, du bla-bla, du bitume, du bistrot,\n\net je le vis partir avec sa vasodilatation sur le thermos,\n\nsa variole sur la th\u00e9rapie,\n\nsa varappe sur la th\u00e9ocratie,\n\nsa vantardise sur la thaumaturgie,\n\nsa vanille sur la texture,\n\nsa valvule sur la t\u00e9tralogie\n\nsa valise sur la t\u00eate...\n\n..........................\n\nPour moi,\n\ncette justesse-l\u00e0 \u00e9tait discobole,\n\nce juron \u00e9tait dirigeable,\n\nce juran\u00e7on \u00e9tait direct,\n\ncette jujube \u00e9tait diphtongue,\n\nce judo \u00e9tait dingue,\n\ncette jouvence \u00e9tait du dindon,\n\npour moi,\n\nce jour-l\u00e0 c'\u00e9tait dimanche.\n\nJean Lescure \u00e9tait assis \u00e0 la droite de Fran\u00e7ois Caradec. Fran\u00e7ois achevait la lecture de son po\u00e8me. Je vis J.L. essuyer une larme.\n\n### MOMENT M \u2013 L'AFFAIRE DES TROIS BAGUETTES\n\nEn ce temps-l\u00e0, les r\u00e9unions de l'Oulipo avaient lieu chez F.L.L. notre Pr\u00e9sident-Fondateur, 23 route de la Reine, \u00e0 Boulogne.\n\nLe pr\u00e9sident pr\u00e9sidait. Il attribuait g\u00e9n\u00e9reusement la parole en agitant une petite clochette.\n\nLe repas (traditionnel), \u00e9tait pr\u00e9par\u00e9 et servi par Marie-Ad\u00e8le, la gouvernante-cuisini\u00e8re du pr\u00e9sident. Marie-Ad\u00e8le servait le pr\u00e9sident avec ferveur et efficacit\u00e9. Les repas \u00e9taient excellents. Son ambition, comme elle le confia \u00e0 quelque oulipien un jour et \u00e0 l'oreille, \u00e9tait d'ouvrir un restaurant, chez elle, dans le Sud-Ouest, \u00ab apr\u00e8s \u00bb. \u00ab Vous viendrez me voir, j'esp\u00e8re \u00bb, ajouta-t-elle.\n\nPar \u00ab apr\u00e8s \u00bb, elle voulait dire : \u00ab apr\u00e8s la mort du pr\u00e9sident \u00bb.\n\nLa r\u00e9union termin\u00e9e, la date de la r\u00e9union suivante d\u00e9cid\u00e9e, on passait la monnaie. Marie-Ad\u00e8le apportait la note au pr\u00e9sident ; le pr\u00e9sident comptait le nombre des pr\u00e9sents et, gr\u00e2ce \u00e0 son excellente ma\u00eetrise de l'arithm\u00e9tique, annon\u00e7ait aussit\u00f4t quelle devait \u00eatre la quote-part de chacun.\n\nLa 'douloureuse' \u00e9tait sal\u00e9e.\n\nEt plus le temps passait, plus le pr\u00e9sident vieillissait, plus l'ouverture du restaurant de Marie-Ad\u00e8le approchait, plus la salaison de la note ressemblait \u00e0 de la saumure, particuli\u00e8rement pour ceux (comme Georges) qui n'\u00e9taient point trop argent\u00e9s.\n\nUn jour, avec une audace v\u00e9ritablement dantonesque qui fit notre admiration, Claude Berge qui \u00e9tait assis \u00e0 la droite du pr\u00e9sident soudain subtilisa la note \u00e0 peine parvenue entre les mains de Fran\u00e7ois et, se penchant sur elle, d\u00e9clara avec une froide objectivit\u00e9 * : \u00ab **trois cents francs pour trois baguettes, c'est beaucoup** \u00bb.\n\n\u00c0 partir de ce moment, l'exag\u00e9ration des notes de Marie-Ad\u00e8le retomba dans des limites raisonnables.\n\n* C. B. \u00e9tant math\u00e9maticien, son objectivit\u00e9 froide va de soi.\n\n### MOMENT N \u2013 L'AFFAIRE DE LA LECTURE DE 'WHAT A MAN'\n\nL'art oulipien, on le sait (et on le v\u00e9rifie sans cesse plus) est en grande partie un art oral.\n\nBien des productions sous contraintes produisent leur meilleur effet quand elles sont pr\u00e9sent\u00e9es, en public, et re\u00e7ues, 'auralement'.\n\nParmi celles-ci, le c\u00e9l\u00e8bre What a man ! de Georges Perec occupe une place \u00e0 part *. C'est sans doute le texte oulipien qui a \u00e9t\u00e9 le plus souvent lu devant un auditoire. Et un de ceux dont l'effet (manifest\u00e9 par des rires francs et massifs) est le plus constant et le mieux assur\u00e9 (si par hasard une s\u00e9ance de lecture semble ne pas aller tout \u00e0 fait selon nos d\u00e9sirs, il suffit d'un coup d'\u0153il entre nous et aussit\u00f4t, vlan !, on colle un What a man ! et tout va pour le mieux ensuite (cela veut dire aussi que le texte qui suit What a man ! dans un ' _reading_ ' oulipien est g\u00e9n\u00e9ralement sacrifi\u00e9. On se dispute l'honneur de ne pas avoir une de ses propres contributions dans cette position ingrate lors de l'\u00e9tablissement (longuement pond\u00e9r\u00e9 et disput\u00e9) de la 'conduite' d'une soir\u00e9e)).\n\nLongtemps, la lecture de What a man ! fut le domaine exclusif de Paul Braffort. Puis, petit \u00e0 petit, il y en eut d'autres \u00e0 se hasarder (en l'absence de P.B., par exemple) \u00e0 se produire \u00e0 leur tour dans ce fleuron incontest\u00e9 du r\u00e9pertoire oulipien. Il y eut J.J. (Jacques Jouet), il y eut M.B. (Marcel B\u00e9nabou) (je l'ai tent\u00e9 moi-m\u00eame, mais sans grand succ\u00e8s, je l'avoue). Il y eut des essais de lecture \u00e0 deux voix. Bien.\n\nMais la 'performance', comme disent nos amis les po\u00e8tes oraux, jusqu'\u00e0 aujourd'hui la plus spectaculaire, d'ex\u00e9cution de What a man ! fut sans conteste celle \u00e0 laquelle purent assister la cinquantaine de personnes venues un jour, dans une librairie de Montreuil, rencontrer l'Oulipo.\n\nLes participations de Claude Berge \u00e0 nos lectures sont rares, et se produisent parfois de mani\u00e8re impr\u00e9vue. Il lui est arriv\u00e9 une fois, ainsi, de se pr\u00e9senter brusquement parmi nous \u00e0 l'heure m\u00eame de notre entr\u00e9e sur sc\u00e8ne \u00e0 Villeneuve-l\u00e8s-Avignon, ayant d\u00e9barqu\u00e9 \u00e0 l'a\u00e9roport de Marseille-Marignane depuis un colloque de math\u00e9matiques s\u00e9v\u00e8res qui s'\u00e9tait tenu \u00e0 Budapest. Nul n'a jamais su comment il avait \u00e9t\u00e9 pr\u00e9venu.\n\nQuoi qu'il en soit, comme j'ai dit, nous lisions ce jour-l\u00e0 \u00e0 Montreuil. Au moment de commencer, Claude se pr\u00e9senta \u00e0 l'improviste. Nous lui demand\u00e2mes ce qu'il voulait prendre \u00e0 sa charge dans le programme que nous avions pr\u00e9par\u00e9. Il dit sans h\u00e9siter : \u00ab What a man ! Je n'ai jamais lu What a man ! \u00bb Il lut What a man !\n\nRefusez de me croire si vous voulez (je sais que c'est difficilement croyable, et pourtant c'est la pure v\u00e9rit\u00e9),\n\nIL N'Y EUT PAS UN SEUL RIRE PENDANT CETTE LECTURE-L\u00c0.\n\nCe qui prouve que C.B. est sans conteste le plus extraordinaire lecteur de tous les oulipiens **.\n\n* 'What a man !' est compos\u00e9 \u00e0 l'aide d'une seule voyelle (\u00e9crite) : le 'a'. C'est un monovocalisme en a.\n\n** Claude Berge \u00e9tant math\u00e9maticien, la froide objectivit\u00e9 de ses expos\u00e9s, donc de ses lectures, va de soi (voir plus haut).\n\n### MOMENT O \u2013 UNE AFFAIRE R\u00c9CENTE\n\nCe 'moment' est r\u00e9cent. Apr\u00e8s la r\u00e9union de mars de la pr\u00e9sente ann\u00e9e (1997), qui s'\u00e9tait tenue chez F.C. (Fran\u00e7ois Caradec) et s'\u00e9tait termin\u00e9e assez t\u00f4t, H.L.T (Herv\u00e9 Le Tellier), sur le trottoir de la rue Gazan, proposa de ramener certains dans sa voiture. Avec un empressement suspect M.B. (Marcel B\u00e9nabou) et M.G. (Mich\u00e8le Grangaud) se d\u00e9clar\u00e8rent candidats. Herv\u00e9 ne pouvait pas prendre tout le monde. J'acceptai donc l'offre de C.B. (Claude Berge) de me reconduire chez moi, rue d'Amsterdam, bien que l'autobus 21, qui part tout pr\u00e8s, aie pour terminus la gare Saint-Lazare, c\u00e9l\u00e8bre pour ses exercices de style (le style gare bien entendu) et que la rue d'Amsterdam (o\u00f9 habita, en plusieurs fois, Alphonse Allais) y commence.\n\nClaude me dit qu'il prendrait un raccourci afin que je sois plus vite arriv\u00e9.\n\nNous sommes partis.\n\nClaude conduisait avec fermet\u00e9.\n\nEn tant que conducteur, il savait ce qu'il faisait. Un passager, pi\u00e9ton notoire par-dessus le march\u00e9, n'a pas \u00e0 intervenir dans le choix de l'itin\u00e9raire d\u00e9cid\u00e9 par le conducteur de la voiture.\n\nJe restai donc silencieux jusqu'au moment, qui est le 'moment' vis\u00e9 par ce r\u00e9cit, o\u00f9 Claude se tourna vers moi pour me demander conseil. Il s'avouait \u00e9gar\u00e9.\n\n\u00c0 cet instant, nous nous trouvions errants sur l'aire de Rungis. Je vous laisse le temps d'imaginer la sc\u00e8ne :\n\nPartout des entrep\u00f4ts, des fl\u00e8ches en tout sens, des impasses, des b\u00e2tisses \u00e9teintes, des grilles. \u00ab Comment faire pour revenir \u00e0 Paris ? \u00bb me dit Claude. Une pancarte indiquait un h\u00f4tel. Je dis \u00e0 Claude qu'il me semblait que, si des gens venaient coucher \u00e0 l'h\u00f4tel dans ce labyrinthe, ils devaient poss\u00e9der un moyen pour aller \u00e0 Paris. C'\u00e9tait le cas *.\n\nParvenu porte d'Orl\u00e9ans, Claude h\u00e9sita un instant et me dit : \u00ab \u00c7a t'ennuie si je te laisse porte de Champerret ? \u00bb (il habite par l\u00e0, et sa voiture y va toute seule).\n\nJe suis rentr\u00e9 en m\u00e9tro.\n\n* C. B. \u00e9tant math\u00e9maticien, sa distraction n'a rien de surprenant.\n\n### MOMENTS P & Q \u2013 L'ARRIV\u00c9E ET LE D\u00c9PART\n\n#### a) \u2013 L'Arriv\u00e9e\n\nEn ce temps-l\u00e0 l'Oulipo assurait chaque \u00e9t\u00e9 un stage d'\u00e9criture \u00e0 la Chartreuse de Villeuve-l\u00e8s-Avignon, \u00e0 l'aimable invitation de Marie et Gil Jouanard.\n\nComme c'\u00e9tait l'\u00e9poque du Festival, il y avait de la difficult\u00e9 \u00e0 trouver place dans les h\u00f4tels.\n\nP.B. (Paul Braffort, de l'Oulipo) \u00e9tait alors P.-D.G. d'une bo\u00eete dont il \u00e9tait aussi le propri\u00e9taire. Lors de la r\u00e9union pr\u00e9paratoire au stage, la question logistique fut pos\u00e9e et Paul, avec l'esprit de d\u00e9cision qui le caract\u00e9rise, dit : \u00ab Vous mettez pas en peine. Je me charge de tout ! \u00bb Nous admir\u00e2mes, confiants.\n\nLe temps venu, nous arriv\u00e2mes en Avignon, depuis nos points de d\u00e9part respectifs, nous retrouv\u00e2mes \u00e0 l'heure dite, mont\u00e2mes dans la voiture de Paul, grimp\u00e2mes en direction de Villeneuve et\n\n\u00ab Nom de Dieu ! \u00bb dit P.B. \u00ab Je ne me souviens plus du nom du premier des deux h\u00f4tels o\u00f9 j'ai r\u00e9serv\u00e9. \u00bb\n\n\u00ab Qu'\u00e0 cela ne tienne \u00bb, d\u00eemes-nous sans trop d'inqui\u00e9tude, \u00ab allons \u00e0 l'autre. D'ici l\u00e0 tu auras retrouv\u00e9 quel est cet h\u00f4tel \u00bb (il ne s'en est jamais souvenu). \u00ab Tu te rappelles le nom de l'autre, au moins ? \u00bb \u2013 \u00ab Bien s\u00fbr \u00bb, dit Paul, choqu\u00e9 de notre manque de confiance.\n\nNous parv\u00eenmes \u00e0 l'h\u00f4tel. C'\u00e9tait le (Marcel peux-tu me rem\u00e9morer le nom de cet h\u00f4tel, o\u00f9 nous sommes all\u00e9s plusieurs fois ?), enfin le... L\u00e0, il se r\u00e9v\u00e9la que des chambres avaient en effet \u00e9t\u00e9 retenues au nom de mr Braffort, mais, comme les arrhes promises (ni par la douairi\u00e8re ni par le marguillier, pr\u00e9cisons-le) n'\u00e9taient jamais arriv\u00e9es, elles avaient \u00e9t\u00e9 lou\u00e9es le matin m\u00eame \u00e0 d'autres.\n\nIl y eut comme un moment d'angoisse dans la d\u00e9l\u00e9gation oulipienne.\n\n#### b) \u2013 Le D\u00e9part\n\nGr\u00e2ce \u00e0 Marie J. nous r\u00e9uss\u00eemes malgr\u00e9 tout \u00e0 nous loger. Le stage se passa agr\u00e9ablement quoique chaudement. Il y eut le contingent habituel de stagiaires brillants et de stagiaires contestataires des buts et moyens de l'Oulipo (souvent les m\u00eames). Des adresses furent prises, des idylles \u00e9bauch\u00e9es et m\u00eame consomm\u00e9es (je pr\u00e9cise : parmi les stagiaires).\n\nEt ce fut le matin du d\u00e9part.\n\nPaul Braffort (le P.-D.G.) partait pour Gen\u00e8ve.\n\nIl prit cong\u00e9 de nous, monta dans sa voiture qu'il avait retrouv\u00e9e par miracle dans une rue voisine o\u00f9, \u00e0 sa grande surprise semblait-il, il l'avait laiss\u00e9e, et il partit.\n\nNous \u00e9tions dans le hall, attendant dans les confortables vieux fauteuils (Marcel, il me semble qu'il y a 'vieux' dans le nom de cet h\u00f4tel dont je ne me rappelle pas le nom), attendant donc le moment d'appeler des taxis pour nous faire conduire \u00e0 la gare.\n\n\u00ab Tiens \u00bb, dit quelqu'un, passant une main entre deux coussins, \u00ab un portefeuille \u00bb. C'\u00e9tait le portefeuille de Paul, accompagn\u00e9 de son passeport et de son carnet d'adresses.\n\n\u00c0 ce moment le t\u00e9l\u00e9phone sonna. On demandait mr Braffort : sa secr\u00e9taire, qui l'appelait pour lui rappeler son rendez-vous, urgentissime, l'apr\u00e8s-midi m\u00eame, \u00e0 Paris *.\n\n* \u00c0 la lecture de ce double moment, on pourrait penser que P.B. est distrait. Pourtant, il est physicien, et non math\u00e9maticien.\n\n### MOMENT R (QUE JE N'AI PAS V\u00c9CU (COMME JE LE REGRETTE !))\n\n#### La cooptation\n\nJ'aurais tant voulu \u00eatre pr\u00e9sent lors de la deuxi\u00e8me \u00e9lection de Paul Braffort \u00e0 l'Oulipo.\n\nCe fut, d'apr\u00e8s Jacques Bens, le 28 avril 1961. Il est qualifi\u00e9 dans le compte rendu de s\u00e9ance de \u00ab **po\u00e8te, belge et atomiste** \u00bb.\n\nIl avait d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9 coopt\u00e9 une premi\u00e8re fois \u00e0 la s\u00e9ance du 13 mars de la m\u00eame ann\u00e9e, comme \u00ab atomiste, po\u00e8te et bruxellois \u00bb.\n\nEst-ce bien le m\u00eame ?\n\n### MOMENT S \u2013 L'AFFAIRE CALMANN-L\u00c9VY\n\nJacques Bens r\u00e2lait ; et s'inqui\u00e9tait. Il en avait marre de faire des petits boulots, des mots crois\u00e9s par-ci, des radios par l\u00e0 ; \u00e7a lui prenait tout son temps ; \u00e7a payait pas ; il avait plus le temps de rien faire de s\u00e9rieux.\n\nUn jour, \u00e0 l'Oulipo, il rayonnait. On lui avait offert un travail int\u00e9ressant. Il allait \u00eatre directeur litt\u00e9raire chez Calmann-L\u00e9vy.\n\nPeu de temps apr\u00e8s, \u00e0 une proche r\u00e9union (je dirais pas plus de deux mois apr\u00e8s celle que je viens d'\u00e9voquer), je lui demandai s'il en \u00e9tait content.\n\n\u00ab Content ? \u00bb me dit-il, \u00ab tu veux rire. Je leur ai fichu ma d\u00e9mission.\n\nTu comprends, ils voulaient que je lise des manuscrits. Mais il n'y a rien de plus ennuyeux que de lire des manuscrits idiots. \u00bb Je convins qu'en effet, imposer au directeur litt\u00e9raire d'une maison d'\u00e9dition de lire des manuscrits propos\u00e9s pour publication \u00e0 cette maison, c'\u00e9tait une pr\u00e9tention vraiment excessive.\n\n### MOMENT T \u2013 (QUE J'AI CERTAINEMENT V\u00c9CU, MAIS DONT JE N'AI, H\u00c9LAS, AUCUN SOUVENIR)\n\n#### La carte postale\n\nIl s'est produit, un matin de 1967 (le premier ou le 2 avril vraisemblablement) quand j'ai trouv\u00e9 dans mon courrier (56 rue Notre-Dame-de-Lorette) la carte postale envoy\u00e9e de Monte-Carlo le 30 mars et sign\u00e9e de Fran\u00e7ois Le Lionnais et Marcel Duchamp. Le texte \u00e9tait le suivant :\n\nNous avons jou\u00e9 selon la m\u00e9thode mais nous n'avons pas gagn\u00e9. \u00c0 bient\u00f4t (r\u00e9union du vendredi 14 avril)\n\navec notre amical souvenir\n\nNote 1 \u2013 S'agissait-il de la martingale autrefois invent\u00e9e par Duchamp ou de la m\u00e9thode, dite de Monte-Carlo pr\u00e9cis\u00e9ment, due \u00e0 Stanislaw Ulam (en collaboration avec John von Neumann et Richtmyer) *, de l'OuMathPo ? je ne sais.\n\nNote 2 \u2013 Le m\u00eame jour, une autre carte, sign\u00e9e des m\u00eames, \u00e9tait envoy\u00e9e \u00e0 Paul Braffort, alors aux Pays-Bas.\n\nWalter Henry, l'\u00e9minent sp\u00e9cialiste de P.B. la reproduit en fac-simil\u00e9 dans le num\u00e9ro 86 de la B.O. (Biblioth\u00e8que Oulipienne).\n\nNote 3 \u2013 Calvin Tomkins, dans sa r\u00e9cente biographie de Duchamp, ignore la pr\u00e9sence de celui-ci \u00e0 l'Oulipo. Ignorance crasse ? censure ?\n\n* Note 1a \u2013 cf. S. Ulam : 'On the Monte Carlo Method', in _Proceedings, Symposium on Large-Scale Digital Calculating Machines, September 1949_. Cambridge, Mass : Harvard University Press, 1951.\n\n### MOMENT U \u2013 UN JOUR, GEORGES PEREC\n\nGeorges Perec, un jour, nous lut un fragment d'un travail en cours. Nous \u00e9cout\u00e2mes avec les signes de la plus profonde attention et des mimiques du sourcil ou du front destin\u00e9es \u00e0 lui montrer l'intensit\u00e9 de notre concentration en vue du d\u00e9chiffrement de la contrainte.\n\nIl s'arr\u00eata.\n\n\u00ab Alors ? \u00bb dit-il.\n\n\u2013 (Pas de r\u00e9ponse.)\n\n\u00ab Alors ? \u00bb insista-t-il, \u00ab c'est pourtant simple. \u00bb\n\nJetons un voile charitable sur quelques hypoth\u00e8ses faites par X., Y., ou Z.\n\nNous renon\u00e7\u00e2mes.\n\nIl avait lu le d\u00e9but de La Disparition.\n\n### MOMENT V \u2013 (QUE JE N'AI PAS V\u00c9CU (ET POUR CAUSE) (ET COMME JE LE REGRETTE))\n\n#### Une r\u00e9union chez Harry\n\nDepuis sa fondation, sans exception il (c'est une r\u00e8gle absolue et irr\u00e9fragable de sa charte, de son r\u00e8glement, de sa constitution (orale)), l'Oulipo, s'est r\u00e9uni tous les mois.\n\nUne fois, une seule fois, il n'y eut qu'un seul pr\u00e9sent.\n\nCela se passait chez H.M. (Harry Mathews). Harry tint \u00e0 ce que la r\u00e9union se tienne quand m\u00eame. Il en fut le pr\u00e9sident, et le secr\u00e9taire. Il r\u00e9digea et nous envoya ensuite le compte rendu. Le menu avait \u00e9t\u00e9 particuli\u00e8rement soign\u00e9. Et les vins ! Je ne vous dis pas quels vins !\n\nJ'aurais tant voulu assister au moment o\u00f9 il d\u00e9clara que la s\u00e9ance \u00e9tait ouverte ; et se donna la parole.\n\nJe sais bien que ce r\u00eave non seulement ne peut \u00eatre dit qu'\u00e0 l'irr\u00e9el du pass\u00e9, est 'counterfactual', comme disent les historiens d'aujourd'hui, mais qu'il n'appartient m\u00eame pas \u00e0 un monde qui aurait pu possiblement avoir \u00e9t\u00e9, puisque si j'avais \u00e9t\u00e9 pr\u00e9sent, Harry n'aurait pas \u00e9t\u00e9 seul \u00e0 cette s\u00e9ance de l'Oulipo et je ne serais pas en train de regretter de n'avoir pu y assister.\n\n### MOMENT W \u2013 LE MOMENT G\u00c9N\u00c9RIQUE\n\nDepuis que je suis entr\u00e9, \u00e0 l'automne de 1966, \u00e0 l'Oulipo, il y a chaque mois un moment (sinon chaque mois, du moins \u00e0 chaque r\u00e9union \u00e0 laquelle je prends part), qui est pour moi le moment oulipien par excellence, le moment g\u00e9n\u00e9rique.\n\nJe suis arriv\u00e9 \u00e0 l'heure, ou un tout petit peu en avance (si je suis arriv\u00e9 trop en avance, chez Fran\u00e7ois Caradec ou Jacques Jouet ou Harry Mathews par exemple, j'attends patiemment en bas dans la rue (j'y rencontre parfois Fran\u00e7ois Caradec, sauf si c'est chez lui pr\u00e9cis\u00e9ment qu'a lieu la r\u00e9union)), on a bu un verre pr\u00e9paratoire, les retardataires ont fini par se pr\u00e9senter (Claude Berge, par exemple, qui est venu par erreur la semaine pr\u00e9c\u00e9dente, et qui arrivera avec une heure vingt de retard en pensant \u00eatre ponctuel (sa montre, \u00e9tant encore \u00e0 l'heure d'\u00e9t\u00e9 (c'est la r\u00e9union de novembre), aurait d\u00fb le faire arriver avec une heure d'avance, mais elle \u00e9tait arr\u00eat\u00e9e depuis vingt minutes), on va pouvoir commencer. On a choisi un pr\u00e9sident de s\u00e9ance et un secr\u00e9taire. L'h\u00f4te annonce les pr\u00e9sents (pr\u00e9sents pr\u00e9sents ou annonc\u00e9s pr\u00e9sents), lit les lettres des excus\u00e9s, et cetera. Mais ce n'est pas encore, pour moi, le moment.\n\nLe **moment** est celui o\u00f9, se pr\u00e9parant \u00e0 \u00e9tablir l'ordre du jour, le pr\u00e9sident de s\u00e9ance annonce : \u00ab Cr\u00e9ation : qui s'inscrit ? \u00bb\n\n### MOMENT X, OU MOMENT OULIPIEN OM\u00c9GA\n\n#### Un jour\n\nL'Oulipo, c'est certain, ne cessera jamais (ce serait contraire \u00e0 son r\u00e8glement, \u00e0 sa charte, \u00e0 sa constitution, \u00e0 ses statuts). Mais il se peut qu'un jour, dans tr\u00e8s, tr\u00e8s tr\u00e8s longtemps, il n'y ait plus aucun oulipien vivant sur terre (auquel cas, vraisemblablement, il n'y aura plus aucun \u00eatre vivant sur la terre).\n\nDans ces conditions, il y aura eu une derni\u00e8re r\u00e9union de l'oulipo (derni\u00e8re, au moins, des r\u00e9unions telles que nous les connaissons).\n\nJ'appelle moment oulipien om\u00e9ga celui o\u00f9 le pr\u00e9sident de s\u00e9ance d'alors dira, dans la langue qui sera alors en usage pour les r\u00e9unions de l'Oulipo : \u00ab la r\u00e9union est termin\u00e9e \u00bb.\n\nIl dira aussi : \u00ab prochaine r\u00e9union ? \u00bb Tous les oulipiens pr\u00e9sents sortiront leur carnet (ou ce qui tiendra lieu, \u00e0 cette \u00e9poque, de carnet).\n\nJe les regarde et je me dis :\n\nILS NE SAVENT PAS QUE CETTE R\u00c9UNION N'AURA PAS LIEU.\n\nC'est path\u00e9tique !\n\nSi la production de Moments Oulipiens continue comme je l'esp\u00e8re, un certain mode de description du groupe en r\u00e9sultera. Leur ensemble, *...\n\n#### * Premi\u00e8re incise \u2013 un certain mode de description du groupe en r\u00e9sultera. Leur ensemble, *\n\nJe me suis interrompu pour cette longue incise que je mets \u00e0 la suite imm\u00e9diate de ce qui pr\u00e9c\u00e8de, car il me semble qu'il n'est pas mauvais de vous pr\u00e9senter d'une mani\u00e8re moins indirecte l'Oulipo et ses buts. Le texte qui vient maintenant comme partie seconde de mon chapitre est une r\u00e9flexion personnelle, pas un texte officiel de l'Ouvroir de Litt\u00e9rature Potentielle (j'indique cependant qu'\u00e0 l'initiative de Harry Mathews il a \u00e9t\u00e9 publi\u00e9, en traduction anglaise, dans Oulipo Compendium (Atlas Press O London O 1998), ce qui lui donne un statut proche de la canonicit\u00e9).\n\nJe lui signifie son statut d'incise par une chute de corps typographique (qui passe de Times 14 \u00e0 Times 12).\n\n# DEUXI\u00c8ME PARTIE\n\n# La conf\u00e9rence de Reus (1991)\n\n## \u00a7 35 \u00ab L'octubre del del propassat any 1991 el Centre de lectura de Reus va tenir la satisfacci'o d'accolir en les seves depend\u00e8ncies l'exposici'o Literatures submergides aix'i com tamb\u00e9 l'encontre de creadors Escriptura i combinat\u00f2ria \u00bb\n\nLes quelques lignes, en catalan, du titre de ce momentprose indiquent dans quel cadre j'ai \u00e9t\u00e9 amen\u00e9 \u00e0 prononcer la conf\u00e9rence qui suit. Parmi les 'creadors' \u00e9trangers (\u00e9trangers \u00e0 la Catalogne) se trouvaient un autre \u00e9crivain de langue fran\u00e7aise, Val\u00e8re Novarina, et un Espagnol, Julian Rios. La traduction catalane de mon intervention figure dans un volume intitul\u00e9, comme le colloque, Escriptura i combinat\u00f2ria, publi\u00e9 en 1994 \u00e0 Barcelone.\n\nLa petite ville de Reus, dans la province de Tarragone, est fi\u00e8re de son anciennet\u00e9. De mauvaises langues pr\u00e9tendent que sa devise est : 'Reus, Paris y Londres', et qu'elle signifie ainsi la v\u00e9ritable hi\u00e9rarchie qui doit s'\u00e9tablir entre les trois seules grandes villes dignes de l'\u00eatre du monde (Barcelone n'en fait pas partie). J'ai remarqu\u00e9 qu'elle num\u00e9rote ses rues en mettant les impairs \u00e0 droite (en montant) et non \u00e0 gauche, comme \u00e0 Paris (et Barcelone).\n\n**L'Oulipo et l'Art combinatoire**.\n\n@ 1. Parler de l'Oulipo en ce lieu, au c\u0153ur de la Catalogne, impose \u00e9videmment de commencer par un hommage \u00e0 un des p\u00e8res de la conception 'oulipienne' de la litt\u00e9rature, Ramon Llull. Voil\u00e0 qui est fait.\n\n@ 2. En concevant, pendant l'\u00e9t\u00e9 de 1960, le Projet de ce qui allait devenir, apr\u00e8s l'\u00e9tape, essentielle, de la nomination, et le passage de quelques ann\u00e9es\n\n@ 3. (le nom ayant subi une m\u00e9tamorphose en quatre temps :\n\n**a** \\- un nom initial, inaugural : Ouvroir de Litt\u00e9rature Potentielle, qui devient\n\n**b** \\- un sigle : OU.LI.PO.\n\n**c** \\- puis un nom propre : OULIPO, devenu enfin\n\n**d** \\- un v\u00e9ritable nom pour son propre compte, c'est-\u00e0-dire un substantif susceptible d'adjectif, 'oulipien', de transductions et translations en d'autres langues, l'am\u00e9ricain cr\u00e9ant 'oulipism', un substantif (je dis l'am\u00e9ricain, car l'Angleterre s'est pour le moment montr\u00e9e r\u00e9fractaire \u00e0 l'oulipo), l'allemand l'adjectif 'oulipisch', et l'italien un groupe imitateur, l'OP.LE.PO, le nom premier n'\u00e9tant plus alors que l'origine \u00e9tymologique de ce qui n'a plus besoin, sinon pour une explication 'g\u00e9n\u00e9tique', d'\u00eatre glos\u00e9),\n\n@ 4. en fondant, donc, l' **Oulipo** , Fran\u00e7ois Le Lionnais et Raymond Queneau ne se doutaient pas (mais peut-\u00eatre en \u00e9taient-ils intimement persuad\u00e9s ?) qu'ils allaient cr\u00e9er un nouveau groupe litt\u00e9raire qui, trente ans plus tard, et d\u00e9j\u00e0 longtemps apr\u00e8s leur mort, est encore vivant. Avant d'en venir \u00e0 l'aspect proprement conceptuel et actuel de l'entreprise, il importe de souligner quelques traits originaux de leur entreprise.\n\n@ 5. En premier lieu je noterai sa **long\u00e9vit\u00e9**. L'Oulipo a commenc\u00e9 en 1960 et il est toujours vivace. C'est un ph\u00e9nom\u00e8ne tout \u00e0 fait exceptionnel dans l'histoire de la litt\u00e9rature fran\u00e7aise (je ne sais ce qu'il en est ailleurs), et j'y verrais une premi\u00e8re originalit\u00e9 que je 'd\u00e9duirai' comme ceci :\n\n@ 6. L'histoire de la litt\u00e9rature dans notre pays se caract\u00e9rise, au moins depuis la Renaissance, par un mode de fonctionnement tout \u00e0 fait particulier. De mani\u00e8re r\u00e9currente, de g\u00e9n\u00e9ration en g\u00e9n\u00e9ration, apparaissent (ou sont invent\u00e9s apr\u00e8s coup par les historiens de la litt\u00e9rature) des groupes litt\u00e9raires qui ont en commun les caract\u00e9ristiques suivantes (que je d\u00e9cris rapidement et sommairement) :\n\n**a** \\- Ces groupes se r\u00e9unissent en vue de renouveler et de refonder la litt\u00e9rature fran\u00e7aise qui est tomb\u00e9e dans un \u00e9tat de d\u00e9g\u00e9n\u00e9rescence lamentable (selon eux).\n\n**b** \\- Leur mot d'ordre est celui-ci : tout ce qui a \u00e9t\u00e9 fait jusqu'\u00e0 nous est nul. Tout ce qui se fera apr\u00e8s nous nous devra la possibilit\u00e9 m\u00eame d'exister. (Ce qui est bon dans le pass\u00e9 n'est que pr\u00e9figuration de ce que le groupe va faire. Ce que le groupe propose d\u00e9finit ce qui sera bon \u00e0 l'avenir.)\n\n**c** \\- Ces groupes ont une structure fortement hi\u00e9rarchis\u00e9e : il y a un ou des chefs de file, et des \u00e9pigones, des 'seconds couteaux'.\n\n**d** \\- Le groupe m\u00e9prise profond\u00e9ment tous ses contemporains, et particuli\u00e8rement les groupes rivaux que son existence m\u00eame et ses pr\u00e9tentions affirm\u00e9es ne manquent pas de susciter.\n\n**e** \\- Le mode m\u00eame d'existence du groupe am\u00e8ne sa destruction assez rapide, par divisions, divergences, 'd\u00e9viations', h\u00e9r\u00e9sies, trahisons et exclusions.\n\n**f** \\- Pendant sa g\u00e9n\u00e9ralement courte vie, le groupe, entour\u00e9 d'ennemis, assi\u00e9g\u00e9 de partout par des ennemis et des rivaux qui ne lui veulent pas du bien, d\u00e9veloppe des traits typiques de secte, de mafia, de gang ou, plus modestement, de soci\u00e9t\u00e9 d'admiration mutuelle.\n\n@ 7. Citons seulement quelques exemples : la Pl\u00e9iade, les Classiques, les Romantiques, les Surr\u00e9alistes et, plus pr\u00e8s de nous, bien oubli\u00e9 aujourd'hui, le groupe Tel Quel.\n\n@ 8. C'est, bien \u00e9videmment, pour des raisons historiques, le groupe surr\u00e9aliste qui a servi de repoussoir \u00e0 l'Oulipo. Raymond Queneau, en effet, avait \u00e9t\u00e9 surr\u00e9aliste. Et, on le sait, il \u00e9tait sorti violemment de la secte bretonienne. C'est indiscutablement en r\u00e9fl\u00e9chissant \u00e0 ce malheureux exemple qu'il 'inventa' les quelques r\u00e8gles, originales, suivantes (j'attribue \u00e0 Queneau, pour simplifier, des d\u00e9cisions qui furent prises en commun par les deux fondateurs ; j'indiquerai plus loin ce qui me semble \u00eatre la contribution la plus sp\u00e9cifique de Le Lionnais \u00e0 la d\u00e9finition de l'objet-oulipo) :\n\n@ 9.\n\n**a** \\- Le groupe de l'Oulipo n'est pas un groupe ferm\u00e9. Il s'\u00e9tend par cooptation de nouveaux membres.\n\n**b** \\- Nul ne peut \u00eatre exclu de l'Oulipo.\n\n**c** \\- En contrepartie (on n'a rien sans rien) nul ne peut d\u00e9missionner de l'Oulipo, ni cesser d'en faire partie.\n\n**d** \\- Il s'ensuit que quiconque a \u00e9t\u00e9 membre de l'Oulipo le reste. Ceci implique en particulier :\n\n**d'** \\- les morts font toujours partie de l'Oulipo. (Ainsi Luc Etienne, coauteur de 'la M\u00e9thode \u00e0 Mimile', inventeur du palindrome phon\u00e9tique ; Latis, pataphysicien rigoureux ; Albert-Marie Schmidt, seizi\u00e9miste \u00e9rudit ; Marcel Duchamp, po\u00e8te, fabricant d'objets utiles, inventeur de RRose SS\u00e9lavy).\n\n**e** \\- Pour corriger ce que la derni\u00e8re r\u00e8gle a de trop contraignant, une exception \u00e0 (d) a \u00e9t\u00e9 pr\u00e9vue. On peut cesser de faire partie de l'Oulipo dans les conditions suivantes : en se suicidant, mais devant huissier, qui constatera que le suicide de l'oulipien consid\u00e9r\u00e9 est, selon ses derni\u00e8res volont\u00e9s explicites, destin\u00e9 \u00e0 lui faire quitter l'Oulipo et retrouver sa libert\u00e9 de man\u0153uvre pendant le reste de l'\u00e9ternit\u00e9.\n\n@ 10. On voit ais\u00e9ment que ces r\u00e8gles, toujours respect\u00e9es depuis la fondation, font de l'Oulipo quelque chose de fort diff\u00e9rent du groupe surr\u00e9aliste, par exemple.\n\n@ 11. Pour bien comprendre la deuxi\u00e8me originalit\u00e9 profonde de l'Oulipo, il faut sortir du champ litt\u00e9raire pour se tourner vers la Math\u00e9matique.\n\n@ 12. Quelque temps apr\u00e8s la cr\u00e9ation du Surr\u00e9alisme en effet, la France a vu na\u00eetre, dans le domaine math\u00e9matique cette fois, un autre groupe d'avant-garde, le groupe Bourbaki. Il est hors de doute que Queneau et Le Lionnais, math\u00e9maticiens amateurs eux-m\u00eames, et grands admirateurs de Bourbaki, ont pens\u00e9 \u00e0 ce groupe au moment de fonder l'Oulipo. Je proposerai la formule suivante :\n\n@ 13. **Le groupe Bourbaki a servi de contre-mod\u00e8le au groupe surr\u00e9aliste pour la conception de l'Oulipo.**\n\n@ 14. On peut dire aussi que l'Oulipo est un hommage \u00e0 Bourbaki, une imitation de Bourbaki.\n\n@ 15. En m\u00eame temps il est, de mani\u00e8re non moins \u00e9vidente, une parodie de Bourbaki, sinon une profanation (pour reprendre l'axiome dit d'Octavio Paz : Hommage et Profanation sont les deux mamelles de la litt\u00e9rature).\n\n@ 16. Le Projet fondateur de Bourbaki, r\u00e9\u00e9crire l'ensemble de la Math\u00e9matique et lui donner des fondements solides \u00e0 partir d'une source unique, la Th\u00e9orie des Ensembles, et d'une m\u00e9thode rigoureuse, la M\u00e9thode Axiomatique, est \u00e0 la fois s\u00e9rieux, admirable, imp\u00e9rialiste, sectaire, m\u00e9galomane et pompeux. (L'humour n'est pas sa caract\u00e9ristique premi\u00e8re.)\n\n@ 17. Le projet oulipien, qui 'traduit' la vis\u00e9e et la m\u00e9thode bourbakiste dans le domaine des arts du langage est \u00e9galement s\u00e9rieux, ambitieux, mais non sectaire, et non persuad\u00e9 de la validit\u00e9 de sa d\u00e9marche \u00e0 l'exclusion de toute autre approche.\n\n@ 18. Je ne poursuivrai pas beaucoup plus loin la comparaison des deux groupes (je reviendrai, bien entendu, sur la 'm\u00e9thode').\n\n@ 19. J'insisterai seulement sur le point suivant : le groupe Bourbaki \u00e9tait un groupe secret (m\u00eame si ce secret est assez vite devenu un 'secret de polichinelle' il n'en est pas moins essentiel de signaler cette 'caract\u00e9ristique' qui, quelles que soient les intentions qui avaient \u00e9t\u00e9 celles des fondateurs, a favoris\u00e9 sa transformation en secte et association pour une prise de pouvoir dans les institutions). L'Oulipo \u00e9tait aussi, dans ses premi\u00e8res ann\u00e9es, un groupe semi-clandestin. On ne saurait trop f\u00e9liciter Queneau d'avoir assez vite abandonn\u00e9 cette restriction qui n'aurait pas manqu\u00e9 d'avoir des effets n\u00e9fastes du m\u00eame type.\n\n@ 20. Je peux maintenant \u00e9noncer le deuxi\u00e8me trait original, qui vient du choix du mod\u00e8le : l'Oulipo n'est pas un groupe exclusivement litt\u00e9raire. Plus pr\u00e9cis\u00e9ment : l'Oulipo est un groupe litt\u00e9raire qui se compose de quatre esp\u00e8ces de membres :\n\n(i)- les premiers sont des compositeurs de litt\u00e9rature (prose, po\u00e9sie, critique) qui ne sont pas des math\u00e9maticiens ;\n\n(ii)- les seconds sont des math\u00e9maticiens qui ne sont pas des compositeurs de litt\u00e9rature ;\n\n\u2013 les membres du type (iii) sont compositeurs de litt\u00e9rature et math\u00e9\u00admaticiens ;\n\n\u2013 ceux du type (iv) sont math\u00e9maticiens et compositeurs de litt\u00e9rature :\n\n(les types (iii) et (iv) sont distincts, 'et' \u00e9tant pris ici au sens d'une succession hi\u00e9rarchique ('et' = 'et de mani\u00e8re moins fondamentale' ou, additivement : 'et en plus').\n\n@ 21. L'Oulipo, donc, est d'abord un groupe. Quels sont ses buts, que fait-il ?\n\n@ 22. Le but de l'Oulipo est d'inventer (ou r\u00e9inventer) des contraintes de type formel et de les proposer aux amateurs d\u00e9sirant composer de la litt\u00e9rature.\n\n@ 23. \u00c9liminons donc tout de suite un premier malentendu possible : il n'est pas dans les buts premiers de l'Oulipo, en tant que groupe, de cr\u00e9er des \u0153uvres litt\u00e9raires. Une \u0153uvre litt\u00e9raire, m\u00e9diocre ou pas, m\u00e9ritant d'\u00eatre appel\u00e9e oulipienne peut avoir \u00e9t\u00e9 compos\u00e9e par un membre de l'Oulipo, mais peut l'\u00eatre par un non-membre de l'Oulipo.\n\n@ 24. Il s'ensuit que les publications proprement oulipiennes, publi\u00e9es sous son nom, ou sous son autorit\u00e9, ne pr\u00e9tendent pas n\u00e9cessairement au statut d'\u0153uvres litt\u00e9raires (d'o\u00f9 certains malentendus critiques, pas toujours innocents).\n\n@ 25. Un peu de bibliographie : l'Oulipo a publi\u00e9 sous son nom, principalement, deux volumes 'th\u00e9oriques', parus tous deux aux \u00c9ditions Gallimard, \u00e0 Paris :\n\n\u2013 La Litt\u00e9rature Potentielle (ou Lipo) (1973) ;\n\n\u2013 L'Atlas de Litt\u00e9rature Potentielle (1981).\n\n@ 26. Il a publi\u00e9 et continue \u00e0 faire para\u00eetre, sous son autorit\u00e9, des fascicules (courts), \u00e0 tirage limit\u00e9 (150 exemplaires) compos\u00e9s par des membres de l'Oulipo, ou \u0153uvres oulipiennes collectives : ils constituent la Biblioth\u00e8que Oulipienne (les 52 premiers num\u00e9ros ont \u00e9t\u00e9 regroup\u00e9s, en trois volumes, aux \u00c9ditions Seghers).\n\n@ 26bis (note ajout\u00e9e en 2001). Le num\u00e9ro 119 est atteint et d\u00e9pass\u00e9. Comme le temps passe.\n\n@ 27. Une troisi\u00e8me caract\u00e9ristique de l'Oulipo appara\u00eet (non enti\u00e8rement originale ; on la retrouve, avec des modalit\u00e9s diverses dans le groupe surr\u00e9aliste comme dans le groupe Bourbaki) : **le travail de l'Oulipo est collectif**.\n\n@ 28. L'Oulipo se r\u00e9unit, obligatoirement, une fois par mois (ceci depuis la fondation. La r\u00e9union d'octobre 1991 sera la 372e). Chaque r\u00e9union a un ordre du jour s\u00e9v\u00e8re et immuable, qui comporte n\u00e9cessairement la rubrique 'cr\u00e9ation', c'est-\u00e0-dire la pr\u00e9sentation, pour discussion, d'une contrainte nouvelle.\n\n@ 29. Le travail de l'Oulipo est collectif, et ses produits, la proposition de contraintes et leurs exemples, sont \u00e0 mettre au compte du groupe (m\u00eame si certaines contraintes sont d'invention individuelle :\n\n\u2013 la contrainte peut-\u00eatre la plus c\u00e9l\u00e8bre et la moins comprise, le 'S+7', est due au po\u00e8te Jean Lescure ;\n\n\u2013 la contrainte du prisonnier l'est \u00e0 l'un des deux 'secr\u00e9taires' de l'Oulipo, Paul Fournel, nouvelliste, cycliste et \u00e9diteur (l'oulipo a deux secr\u00e9taires : le secr\u00e9taire provisoirement d\u00e9finitif, et le secr\u00e9taire d\u00e9finitivement provisoire ; notre deuxi\u00e8me secr\u00e9taire est Marcel B\u00e9nabou, \u00e9minent historien de 'La R\u00e9sistance africaine \u00e0 la romanisation', & notre sp\u00e9cialiste du 'langage cuit');\n\n\u2013 la contrainte du 'tireur \u00e0 la ligne' est due au romancier Jacques Bens (qui est aussi l'auteur d'un livre (paru aux \u00c9ditions Christian Bourgois) rassemblant les comptes rendus des r\u00e9unions de l'Oulipo pendant les premi\u00e8res ann\u00e9es de son existence).\n\nJ'ach\u00e8ve, \u00e0 cette occasion, de 'situer' le mot 'oulipo' par rapport \u00e0 ses deux 'cousins', 'surr\u00e9alisme' et 'Bourbaki'. On peut dire qu'il se place de mani\u00e8re originale entre eux : le surr\u00e9alisme, comme substantif et comme id\u00e9e (ind\u00e9pendamment de l'utilisation d\u00e9nigrante et proprement ignoble que les journalistes font aujourd'hui en France (et en Angleterre au moins) de l'adjectif 'surr\u00e9aliste'), a d\u00e9finitivement supplant\u00e9 le groupe. Au contraire le 'bourbakisme' reste \u00e9troitement domin\u00e9 par la r\u00e9f\u00e9rence \u00e0 l'\u00e9quipe de ses fondateurs. Mais l'Oulipo, identifi\u00e9 comme groupe litt\u00e9raire, et l'oulipo, id\u00e9e et pratique de la litt\u00e9rature, sont dans un \u00e9quilibre quasi parfait.\n\n@ 30. Un quatri\u00e8me trait (commun \u00e0 l'activit\u00e9 des trois groupes) est l' **universalit\u00e9 potentielle**. La math\u00e9matique de Bourbaki, m\u00eame si on lui reconna\u00eet des traits particuliers (comme \u00e9loge ou comme d\u00e9nigrement) d'un certain 'g\u00e9nie fran\u00e7ais', n'est \u00e9videmment pas limit\u00e9e \u00e0 un seul pays et \u00e0 une seule langue. Il en est de m\u00eame du surr\u00e9alisme. Mais la pratique de l'\u00e9criture sous contrainte est envisageable (m\u00eame si certaines contraintes ne sont pas g\u00e9n\u00e9ralisables partout) en toute langue. C'est l\u00e0 sans aucun doute une tr\u00e8s grande force 'd'attraction' qui commence \u00e0 \u00eatre reconnue ici et l\u00e0 (et est sans doute une des raisons principales de l'hypoth\u00e8se, que je fais mienne, d'une extension future de 'l'oulipisme' au-del\u00e0 du groupe Oulipo). (Le groupe compte parmi ses membres un Am\u00e9ricain, le romancier Harry Mathews, un Italien, Italo Calvino, un Belge, Andr\u00e9 Blavier, un Proven\u00e7al, moi-m\u00eame. Ross Chambers et Stanley Chapman sont anglais et australien respectivement. Jacques Duch\u00e2teau, romancier et homme de radio, est suisse. C'est d\u00e9j\u00e0 dire que l'Oulipo a vocation \u00e0 l'universalit\u00e9 et n'est pas confin\u00e9 \u00e0 l'int\u00e9rieur de ce que Heimito von Doderer appelle les 'fronti\u00e8res du dialecte'.)\n\n@ 31. Ceci me permet d'introduire une digression, tr\u00e8s importante. Il est manifeste pour quiconque a un peu fr\u00e9quent\u00e9 la litt\u00e9rature d'inspiration oulipienne que bien des contraintes qui y sont utilis\u00e9es l'ont \u00e9t\u00e9 ant\u00e9rieurement \u00e0 la fondation de l'Oulipo (on les trouve un peu partout dans le monde, un peu partout dans les si\u00e8cles). C'est un ph\u00e9nom\u00e8ne que nous avons d\u00e9crit sous le vocable de **Plagiat par anticipation**. Au-del\u00e0 du caract\u00e8re paradoxal et provoquant de la d\u00e9signation (qui est en m\u00eame temps une moquerie \u00e0 l'\u00e9gard des surr\u00e9alistes et de Bourbaki qui traitent les po\u00e8tes ou les math\u00e9maticiens du pass\u00e9 comme s'ils n'\u00e9taient que des surr\u00e9alistes (ou des bourbakistes) \u00e0 qui la gr\u00e2ce a manqu\u00e9), il s'agit, un peu plus s\u00e9rieusement, de marquer qu'une partie de la litt\u00e9rature pass\u00e9e peut \u00eatre examin\u00e9e avec des yeux neufs en la situant 'du point de vue de la contrainte' (Mich\u00e8le M\u00e9tail a ainsi pu r\u00e9cemment d\u00e9chiffrer des po\u00e8mes de la tradition antique chinoise qui sont litt\u00e9ralement incompr\u00e9hensibles si on ne les aborde pas dans cet esprit). (Certains des 'ma\u00eetres' de l'Oulipo sont de grands plagiaires par anticipation : Lewis Carroll, Raymond Roussel, Alphonse Allais (\u00e9dit\u00e9 par un membre de l'Oulipo, Fran\u00e7ois Caradec), Alfred Jarry (dont notre pr\u00e9sident actuel, No\u00ebl Arnaud, \u00e9crit la biographie).)\n\n@ 32. Il s'ensuit (cinqui\u00e8me trait) que la litt\u00e9rature oulipienne n'est ni moderne ni postmoderne, mais est ce que j'appellerai une **litt\u00e9rature traditionnelle d'apr\u00e8s les traditions** (d'o\u00f9 vient, en particulier pour les textes po\u00e9tiques ou proches du conte, de la fable, la grande parent\u00e9 qu'elle entretient avec la po\u00e9sie orale, traditionnelle ou contemporaine (l'Oulipo est fier de compter dans ses rangs une des meilleurs repr\u00e9sentantes de la 'po\u00e9sie de performance', Mich\u00e8le M\u00e9tail). L'accueil public, \u00e0 l'occasion des 'lectures' faites par le groupe, en est un t\u00e9moignage spectaculaire).\n\n@ 33. Qu'en est-il alors des rapports de la contrainte, de la combinatoire et de la potentialit\u00e9 ? Les contraintes oulipiennes \u00e9tant descriptibles, explicitables, utilisables par tous, donnent les r\u00e8gles d'un jeu de langage (au sens wittgensteinien) dont les 'parties' (les textes compos\u00e9s suivant les r\u00e8gles) sont virtuellement nombreuses, et repr\u00e9sentent des combinaisons langagi\u00e8res \u00e9chafaud\u00e9es \u00e0 partir d'un petit nombre d'\u00e9l\u00e9ments obligatoirement intriqu\u00e9s. La 'potentialit\u00e9' de la contrainte est d'abord l\u00e0. Pour prendre l'exemple d'une contrainte fort ancestrale, celle du 'lipogramme', renouvel\u00e9e, amplifi\u00e9e et oulipianis\u00e9e par Georges Perec dans son roman 'La Disparition', texte \u00e9crit sans la lettre **e** , tout texte lipogrammatique sans e est une 'partie' de ce jeu de langage qui se d\u00e9ploie dans une langue particuli\u00e8re, le 'fran\u00e7ais sans e'.\n\n@ 34. Mais la potentialit\u00e9 peut \u00eatre inscrite dans l'\u0153uvre particuli\u00e8re elle-m\u00eame. Le livre fondateur de Raymond Queneau (le premier livre intentionnellement oulipien), les 'Cent mille milliards de po\u00e8mes', propose simultan\u00e9ment tous les textes possiblement constructibles en variant les choix de succession des vers de dix po\u00e8mes de base (des sonnets). En livrant cet 'essai' au public, Queneau s'inscrivait consciemment dans une tradition qui, en France, remonte aux Grands Rh\u00e9toriqueurs' (les 'Litanies de la Vierge', de Jean Meschinot) et qui a trouv\u00e9 sa premi\u00e8re expression express\u00e9ment combinatoire au 17e si\u00e8cle chez l'Allemand Quirinus Kuhlmann. La potentialit\u00e9 est ici explicitement li\u00e9e aux recherches d'un nouvel art combinatoire (qui va de Bruno \u00e0 Leibniz, apr\u00e8s LLull) et s'appuiera ensuite sur les d\u00e9veloppements math\u00e9matiques les plus r\u00e9cents. (Un des fondateurs de l'Oulipo, Claude Berge, est un des ma\u00eetres, mondialement reconnu, de la combinatoire math\u00e9matique. C'est lui qui a fourni \u00e0 Perec le 'mod\u00e8le' math\u00e9matique de son chef-d'\u0153uvre 'La Vie mode d'emploi'.) (Une des 'd\u00e9pendances de l'oulipo, qui utilise les possibilit\u00e9s de l'exploration automatique des contraintes par l'ordinateur, a \u00e9t\u00e9 fond\u00e9e par Paul Braffort, \u00e9minent physicien, logicien, informaticien et chanteur, et moi-m\u00eame : c'est l' **ALAMO** (Atelier de Litt\u00e9rature Assist\u00e9e par Math\u00e9matique et Ordinateur).)\n\n@ 35. L'intervention, limitative et d\u00e9cisive \u00e0 la fois des math\u00e9matiques dans l'art de l'Oulipo a \u00e9t\u00e9 voulue par les fondateurs. La raison essentielle \u00e9tait qu'apr\u00e8s l'effondrement de la puissance cr\u00e9atrice des contraintes traditionnelles, elles seules (dans l'esprit de Queneau et Le Lionnais) pouvaient offrir une voie de salut entre l'obstination pass\u00e9iste dans des modes d'expression d\u00e9suets et la croyance, intellectuellement d\u00e9bile, en les vertus de la 'libert\u00e9 absolue'. Il s'agit bien l\u00e0, au moins au d\u00e9but, d'un anti-surr\u00e9alisme de principe. Mais, au-del\u00e0 de ce d\u00e9bat, historiquement dat\u00e9, il s'agit aussi d'une prise de position dans la querelle (\u00e9ternelle et universelle) entre partisans et adversaires du 'formel' (avec tous les sous-d\u00e9bats que cela suppose et sur lesquels je ne m'\u00e9tendrai pas).\n\n@ 36. Le raisonnement est le suivant : la 'prise de libert\u00e9' en art n'a de sens que par r\u00e9f\u00e9rence ; c'est un geste de destruction de modes artistiques traditionnels. Au-del\u00e0 de cette crise de libert\u00e9 (qui est souvent cr\u00e9atrice, enrichissante, contre les survivances fig\u00e9es de la tradition), elle ne se nourrit plus que de la r\u00e9p\u00e9tition psittaciste de la m\u00eame d\u00e9marche (autoparodie instantan\u00e9ment d\u00e9mod\u00e9e). On a alors affaire \u00e0 une exploitation, de plus en plus faible, triste et morose, des d\u00e9bris inconscients de la tradition. (C'est ce que j'ai tent\u00e9 de montrer, \u00e0 l'occasion du 'probl\u00e8me du vers libre', en un essai d''oulipo analytique' dans mon livre 'La Vieillesse d'Alexandre' (1976, 1988).)\n\n@ 37. Bien entendu, l'Oulipo est tout sauf imp\u00e9rialiste. Il offre une position artistique, esth\u00e9tique, avec ses modes de justification, ses arguments, ses exemples. Il ne pr\u00e9tend pas d\u00e9tenir la v\u00e9rit\u00e9. L'\u00e9criture sous contrainte, l'\u00e9criture oulipienne, cherche \u00e0 retrouver un autre mode d'exercice de la libert\u00e9 artistique, celui (qui est \u00e0 l'\u0153uvre dans toutes les po\u00e9sies et litt\u00e9ratures du pass\u00e9, ou presque) de la difficult\u00e9 vaincue. Tel le coureur de marathon, l'oulipien trouve parfois ainsi l'ivresse d'un 'second souffle' (dont ce qui est sans doute \u00e0 ce jour le plus grand roman oulipien, 'La Vie mode d'emploi' de Georges Perec, donne un exemple).\n\nUne d\u00e9finition : **L'auteur oulipien est un rat qui construit lui-m\u00eame le labyrinthe dont il se propose de sortir**.\n\n@ 38. Il est clair, d'apr\u00e8s ce qui pr\u00e9c\u00e8de, que les proc\u00e9dures oulipiennes sont aussi \u00e9loign\u00e9es que possible de 'l'\u00e9criture automatique' et, plus g\u00e9n\u00e9ralement, de l'id\u00e9e d'une litt\u00e9rature dont la strat\u00e9gie serait le hasard (consid\u00e9r\u00e9 comme l'auxiliaire indispensable de la libert\u00e9). C'est un des contresens les plus remarquables et les plus persistants au sujet de l'Oulipo et d'une de ses premi\u00e8res inventions, v\u00e9ritablement embl\u00e9matique, la contrainte dite du 'S+7'. (Ce malentendu a trouv\u00e9 un \u00e9cho chez un th\u00e9oricien de la litt\u00e9rature (g\u00e9n\u00e9ralement mieux inspir\u00e9) qu'on aurait pu croire inform\u00e9, plus r\u00e9fl\u00e9chi et moins cr\u00e9dule, et qui s'est laiss\u00e9 aller \u00e0 \u00e9crire un texte bien m\u00e9diocre \u00e0 ce sujet : G\u00e9rard Genette.)\n\n@ 39. Les contraintes, regard\u00e9es du point de vue de l'utilisateur, peuvent \u00eatre plus ou moins 'difficiles', plus ou moins surmontables. Il existe \u00e9videmment une relation complexe entre les exigences de la r\u00e8gle ext\u00e9rieurement impos\u00e9e et la libert\u00e9 int\u00e9rieure de l'artiste. (Et c'est pourquoi le choix de la math\u00e9matique, consid\u00e9r\u00e9e comme essentiellement antagoniste de la po\u00e9sie, n'est pas indiff\u00e9rent : les math\u00e9matiques sont les plus artificielles possibles, vues de l'int\u00e9rieur de la litt\u00e9rature.) Il y a l\u00e0 un v\u00e9ritable d\u00e9fi. Et c'est pourquoi la 'voie de l'oulipo', comme ailleurs la th\u00e9ologie n\u00e9gative, n'est pas recommandable \u00e0 tous pour trouver le salut litt\u00e9raire. La potentialit\u00e9 rencontre l\u00e0 des limites (dont t\u00e9moigne un d\u00e9bat, t\u00f4t ouvert au sein de l'Oulipo : pour qu'une contrainte propos\u00e9e soit consid\u00e9r\u00e9e comme oulipienne, faut-il qu'il existe au moins un texte compos\u00e9 suivant cette contrainte ? La plupart des oulipiens r\u00e9pondent que oui. Mais le Pr\u00e9sident Le Lionnais, toujours 'radical', avait tendance \u00e0 \u00e9carter d'un revers de main cette exigence. Il existe en outre toute une 'ligne' oulipienne recherchant des contraintes combinatoirement passionnantes, mais pour lesquelles les textes possibles sont extr\u00eamement peu nombreux).\n\n@ 40. Je ne dresserai pas ici, faute de temps, un catalogue des contraintes oulipiennes et des structures math\u00e9matiques qu'elles mettent en \u0153uvre. J'insisterai seulement sur l'aspect 'strat\u00e9gique' de leur intervention. L'Oulipo a en effet emprunt\u00e9 \u00e0 Bourbaki sa m\u00e9thode, la 'm\u00e9thode axiomatique' (qui chez Bourbaki n'est qu'une syst\u00e9matisation du d\u00e9veloppement de la math\u00e9matique depuis la fin du dix-neuvi\u00e8me si\u00e8cle, domin\u00e9e par la figure tut\u00e9laire de David Hilbert, auquel Raymond Queneau rend hommage dans l'un de ses tout derniers textes, le no 3 de la Biblioth\u00e8que Oulipienne, 'Les Fondements de la litt\u00e9rature selon David Hilbert'). Les contraintes sont pr\u00e9sent\u00e9es de mani\u00e8re explicite, syst\u00e9matique et peuvent \u00eatre \u00e9crites dans le langage de la logique math\u00e9matique. Les textes oulipiens sont alors des cons\u00e9quences litt\u00e9raires de ces axiomes, selon des r\u00e8gles de d\u00e9duction (seulement partiellement formalis\u00e9es, bien entendu) qui en font l'analogue des cha\u00eenes de th\u00e9or\u00e8mes, corollaires et scholies, dont se b\u00e2tit un texte math\u00e9matique.\n\n@ 41. Pour approfondir ce lien avec les math\u00e9matiques, nous avons propos\u00e9 des 'lois' qui \u00e9tendent (optionnellement) l'intervention de la r\u00e8gle au-del\u00e0 de son 'minimum', qui est le 'syst\u00e8me d'axiomes'. Par exemple :\n\n'un texte \u00e9crit suivant une contrainte parle de cette contrainte' ;\n\n'un texte \u00e9crit suivant une contrainte appuy\u00e9e sur une th\u00e9orie math\u00e9matique utilise des th\u00e9or\u00e8mes non triviaux de cette th\u00e9orie'.\n\n@ 42. C'est une application cr\u00e9atrice de la premi\u00e8re de ces deux 'lois' qui fait la diff\u00e9rence, fondamentale, entre le roman sans 'e' de Perec, 'La Disparition', et ses pr\u00e9d\u00e9cesseurs de la tradition lipogrammatique. Car 'La Disparition' raconte la disparition du 'e'. Loin de rester externe au texte, de se situer seulement \u00e0 son d\u00e9but, \u00e0 ses fondations, la contrainte alors, telle 'l'image dans le tapis' de Henry James, le p\u00e9n\u00e8tre enti\u00e8rement.\n\n@ 43. Il est clair que c'est du c\u00f4t\u00e9 de la composition des '\u0153uvres oulipiennes' par le recours \u00e0 des syst\u00e8mes complexes de contraintes, \u00e0 des strat\u00e9gies d\u00e9monstratives, ou \u00e0 des protocoles de d\u00e9voilement et de dissimulation, que se situe la distance entre l'exercice, la 'gamme d'entra\u00eenement' du texte \u00e9l\u00e9mentaire fait selon une contrainte, et la cr\u00e9ation proprement litt\u00e9raire. C'est \u00e0 ce titre seulement que l'Oulipo m\u00e9rite d'\u00eatre d\u00e9sign\u00e9 comme un v\u00e9ritable mouvement litt\u00e9raire (cr\u00e9ativit\u00e9 que n'atteignit pas Bourbaki, en math\u00e9matiques). Mais de telles \u0153uvres existent (alors qu'il y a une distance \u00e9vidente, infranchissable \u00e0 l'analyse, entre les '\u00e9critures automatiques', et les grands textes surr\u00e9alistes).\n\n@ 44. Une des caract\u00e9ristiques essentielles de Bourbaki \u00e9tait de tenter de donner des th\u00e9ories axiomatiques une pr\u00e9sentation syst\u00e9matique, coh\u00e9rente et hi\u00e9rarchis\u00e9e, de b\u00e2tir la 'maison' math\u00e9matique sur une architecture de 'structures'. Ce fut sa grandeur et en m\u00eame temps son \u00e9chec. Car le choix des 'fondations', la Th\u00e9orie des Ensembles, se trouva d\u00e9pass\u00e9 au moment m\u00eame o\u00f9 l'entreprise arrivait \u00e0 maturit\u00e9 : les d\u00e9veloppements foudroyants de la logique d'une part, la Th\u00e9orie des Cat\u00e9gories d'autre part se trouv\u00e8rent inassimilables par la conception bourbakiste.\n\n@ 45. L'Oulipo (en grande partie gr\u00e2ce au 'scepticisme' quenellien) n'a pas commis cette erreur. Il n'a pas cherch\u00e9 \u00e0 donner une vue d'ensemble des contraintes, une organisation reposant sur les param\u00e8tres cach\u00e9s d'une th\u00e9orie linguistique (on le lui a reproch\u00e9 ; mais ce reproche repose \u00e0 la fois sur l'analogue de l'erreur bourbakiste (le choix, encore plus sujet \u00e0 effondrement, en linguistique, d'une th\u00e9orie plut\u00f4t qu'une autre), et sur la m\u00e9connaissance du fonctionnement des contraintes litt\u00e9raires, qui ne peuvent absolument pas reposer sur des donn\u00e9es 'invisibles' comme les phon\u00e8mes, par exemple).\n\n@ 46. Quelques propositions de cartographie des contraintes existent. Notamment celle, due \u00e0 Queneau, et inspir\u00e9e de l'exemple chimique : la **table de Queneleieff**.\n\n@ 47. L'ambition avou\u00e9e de Queneau et Le Lionnais \u00e9tait de substituer aux valeurs litt\u00e9raires traditionnelles (l'alexandrin, la trag\u00e9die classique, le roman r\u00e9aliste par exemple) de nouvelles traditions, par la d\u00e9couverte de contraintes aussi 'productives' que celles qui avaient r\u00e9gn\u00e9 sur les lettres pendant des si\u00e8cles. Le mod\u00e8le le plus souvent invoqu\u00e9 par eux est celui du sonnet. La question se pose alors (je ne traite pas la question pr\u00e9alable : les contraintes du sonnet peuvent-elles \u00eatre dites oulipiennes ?) : qu'en est-il apr\u00e8s trente ans ?\n\n@ 48. Il est clair que l'Oulipo n'a pas invent\u00e9 de forme comparable \u00e0 celle du sonnet. Les conditions d'apparition d'une forme esth\u00e9tique durable, quelle qu'elle soit, sont beaucoup plus complexes et inaccessibles \u00e0 la seule intention d'un individu ou d'un groupe, aussi 'dou\u00e9' soit-il. Je ne mentionne ce fait que parce qu'il signale un trait de l'Oulipo, peut-\u00eatre provisoire, mais qui marque les limites actuelles de ses ambitions : pour le moment, la quasi-totalit\u00e9 des \u0153uvres oulipiennes (je ne parle pas des exercices oulipiens) sont l'\u0153uvre de l'Oulipo. Autrement dit, il n'y a pas eu diss\u00e9mination significative hors de la tribu oulipienne. (Dans son dernier livre de po\u00e8mes, un tr\u00e8s grand livre de po\u00e8mes, Raymond Queneau invente une forme po\u00e9tique, \u00e0 laquelle nous avons donn\u00e9 un nom, par m\u00e9tonymie du livre m\u00eame, 'Morale \u00e9l\u00e9mentaire'. Or, pour le moment, les membres de l'Oulipo sont les seuls \u00e0 composer des 'morales \u00e9l\u00e9mentaires'.)\n\n@ 49. Il y a un jeu (des jeux) de langage oulipien (je prends 'jeux de langage' au sens de Wittgenstein) et ce Grand Jeu des Contraintes (qui a des vis\u00e9es assez semblables au Grand Chant des Troubadours) est li\u00e9 (toujours suivant Wittgenstein) \u00e0 une 'forme de vie', qui est celle du groupe et qui donne aux \u0153uvres oulipiennes leur 'ressemblance familiale' caract\u00e9ristique.\n\n@ 50. Cet 'air de famille' oulipien doit \u00e9videmment aussi beaucoup \u00e0 la personnalit\u00e9 des fondateurs. Jusqu'\u00e0 une date r\u00e9cente, tous les membres de l'Oulipo avaient \u00e9t\u00e9 choisis par Queneau et Le Lionnais (nous n'avons encore qu'assez peu 'recrut\u00e9', en essayant de maintenir l'\u00e9quilibre entre \u00e9crivains et math\u00e9maticiens voulu par eux : \u00e0 Jacques Jouet, \u00e9crivain (qui a, entre autres contributions, compl\u00e8tement renouvel\u00e9 la pratique de la contrainte 'S+7'), nous avons 'associ\u00e9' en \u00e9lection le math\u00e9maticien Pierre Rosenstiehl, ma\u00eetre de la th\u00e9orie math\u00e9matique des labyrinthes). En r\u00e9fl\u00e9chissant \u00e0 ce qui unissait, en dehors du Projet combinatoire, les individus de ce groupe d'apparence aussi disparate, j'ai \u00e9t\u00e9 amen\u00e9 \u00e0 formuler l'hypoth\u00e8se suivante : les membres de l'Oulipo sont les personnages d'un roman non \u00e9crit de Raymond Queneau, un v\u00e9ritable 'roman vivant'.\n\n@ 51. Cela m'am\u00e8ne, assez pr\u00e8s de ma conclusion, \u00e0 dire quelques mots de lignes de force int\u00e9rieures au groupe, que j'ai pr\u00e9sent\u00e9 jusqu'ici comme enti\u00e8rement homog\u00e8ne (sauf en ce qui concerne le probl\u00e8me de 'l'exemplification' des contraintes). Je prendrai deux 'p\u00f4les' extr\u00eames, qui repr\u00e9sentent deux conceptions, antagonistes seulement en apparence, mais en fait indissolublement li\u00e9es, de la contrainte. \u00c0 un p\u00f4le se situe l'un des fondateurs, Fran\u00e7ois Le Lionnais. Math\u00e9maticien, sp\u00e9cialiste de l'esth\u00e9tique des \u00e9checs, collectionneur de romans 'populaires' et de th\u00e9ories scientifiques, h\u00e9ros de la R\u00e9sistance fran\u00e7aise contre l'occupation nazie (qui lui valut d'\u00eatre d\u00e9port\u00e9 \u00e0 Dora, d'o\u00f9 il ramena ce qui est certainement un des plus beaux textes inspir\u00e9 par cette \u00e9poque terrible, le r\u00e9cit, intitul\u00e9 'La Peinture \u00e0 Dora', de son exp\u00e9rience de survie par l'exercice d'une contrainte de m\u00e9moire : une tentative de reconstitution collective d'un tableau du Louvre par les d\u00e9port\u00e9s de son 'commando', sous sa direction (il s'agissait de la 'Vierge au Chancelier Rollin' de Jan Van Eyck)), Fran\u00e7ois Le Lionnais \u00e9tait un oulipien strict, entier, sans concessions. Ce qui veut dire qu'il se consacrait exclusivement \u00e0 la th\u00e9orie de l'Oulipo, et n'\u00e9crivait pas lui-m\u00eame de textes oulipiens, t\u00e2che qu'il laissait \u00e0 ses disciples, nous, et \u00e0 son ami, Raymond Queneau. D'ailleurs, pour lui, l'Oulipo n'\u00e9tait qu'un premier moment d'une entreprise beaucoup plus vaste, que j'ai nomm\u00e9e la 'qu\u00eate de l'Ou-x-po g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9' : il avait en effet fond\u00e9 non seulement un 'ouvroir de Litt\u00e9rature Polici\u00e8re Potentielle', l'OULIPOPO (toujours prosp\u00e8re), auquel il avait confi\u00e9, par exemple, ses mille solutions th\u00e9oriques au 'probl\u00e8me de la chambre close' (dont certaines, il faut le dire, supposaient une lutte entre d\u00e9tective et criminel dans des espaces \u00e0 un nombre \u00e9lev\u00e9 de dimensions), mais aussi un 'Ou-pin-po' (pour la peinture), un 'Ou-math-po' (pour la math\u00e9matique (il estimait en effet n\u00e9cessaire que cette discipline, apr\u00e8s avoir 'aid\u00e9' l'Oulipo, re\u00e7oive en retour un apport de rigueur par le choix de quelques contraintes d'origine litt\u00e9raire)), un 'Ou-cui-po' (pour la cuisine). Et il pr\u00e9voyait une extension g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9e de la 'potentialit\u00e9' \u00e0 l'ensemble des activit\u00e9s humaines, selon le m\u00eame mod\u00e8le, une famille d'OU-X-POs, donc, le champ des 'X' \u00e9tant potentiellement infini, et devant \u00eatre consid\u00e9r\u00e9 r\u00e9cursif (il y aurait ainsi un OU-(OU-X-PO)-PO, puis un OU-(OU-(OU-X-PO)-PO)-PO, et ainsi de suite). La mort l'a arr\u00eat\u00e9 dans son entreprise que peut-\u00eatre un jour l'humanit\u00e9, dans quelques milliers de si\u00e8cles, sous la direction de quelque chaman, remettra \u00e0 l'ordre du jour.\n\n@ 52. \u00c0 l'autre p\u00f4le se trouvait Jean Queval. Romancier (auteur d'un livre magnifique et m\u00e9connu, 'Etc...'), traducteur (de John Cowper Powys notamment), Jean Queval avait une pratique de la contrainte oulipienne originale, plus intuitive que th\u00e9orique (quasiment a-th\u00e9orique) et s\u00e9v\u00e8rement d\u00e9concertante pour les esprits non pr\u00e9venus. Pour essayer d'en donner une id\u00e9e je proc\u00e9derai indirectement : il est clair \u00e0 quiconque s'y est essay\u00e9 qu'\u00e9crire un texte suivant une contrainte oulipienne un peu 'difficile' est parfois exasp\u00e9rant. Car on rencontre constamment, au-del\u00e0 de la difficult\u00e9 \u00e0 suivre les consignes strictes de la r\u00e8gle (ce qui est parfaitement ma\u00eetrisable), le regret de ne pouvoir employer tel mot, telle image, telle construction syntaxique, qui nous sembleraient s'imposer, mais qui nous sont interdits. L'Oulipo a donc introduit, pour de telles situations, le 'concept' de **clinamen** (dont l'origine d\u00e9mocritienne indique assez bien la finalit\u00e9 : un coup de pouce donn\u00e9 au mouvement rectiligne, uniforme et terriblement monotone des atomes originels pour, par collisions, mettre en marche le monde du texte dans sa vari\u00e9t\u00e9). Le 'clinamen' est une violation intentionnelle de la contrainte, \u00e0 des fins esth\u00e9tiques (un bon clinamen suppose donc qu'il existe, aussi, une solution suivant la contrainte, mais qu'on ignorera de mani\u00e8re d\u00e9lib\u00e9r\u00e9e, et pas parce qu'on n'est pas capable de la trouver). Il existe ensuite, bien \u00e9videmment, des clinamens r\u00e9p\u00e9t\u00e9s qui sont soumis, eux, \u00e0 une nouvelle contrainte. Bon. Dans ces conditions, la ligne 'quevalienne' de l'Oulipo peut \u00eatre caract\u00e9ris\u00e9e comme \u00e9tant celle du **clinamen g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9**.\n\nJe ne donnerai que deux vari\u00e9t\u00e9s de 'contraintes quevaliennes' (les contraintes quevaliennes ne sont pas, contrairement aux contraintes Le Lionniennes qui peuvent se passer totalement d'exemples, 'd\u00e9tachables' des textes qui les illustrent) :\n\n\u2013 la contrainte canada-dry : un texte en contrainte canada-dry \u00e0 l'air d'\u00eatre \u00e9crit suivant une contrainte ; il ressemble \u00e0 un texte sous contrainte, il en a le go\u00fbt et la couleur. Mais il n'y a pas de contrainte. (Fran\u00e7ois Caradec est un ma\u00eetre de la contrainte 'canada-dry');\n\n\u2013 la contrainte dite 'de l'expos\u00e9 de math\u00e9maticien' ou 'contrainte de Polya' : un texte est annonc\u00e9 comme compos\u00e9 suivant une contrainte nouvelle A. Il semble respecter un moment (avec des erreurs) la contrainte B, mais passe sans pr\u00e9venir \u00e0 la contrainte C, qui est bien connue et pas du tout nouvelle (et d'ailleurs il ne la respecte pas).\n\nC'est dans cet esprit que Jean Queval a invent\u00e9 une notion oulipienne dont la f\u00e9condit\u00e9 ne s'est pas d\u00e9mentie depuis : l' **Alexandrin de longueur variable** , ou **ALVA.**\n\n@ 53. Quel est, pour finir, la ligne esth\u00e9tique g\u00e9n\u00e9rale de l'Oulipo ? Pythagoricienne, certes (comme l'invention des 'nombres de Queneau', version extr\u00eame-contemporaine du 'nombre d'or', le prouve) ; mais sur ce point je n'en dirai pas plus (comme dit l'op\u00e9rette \u00ab dans ces cas-l\u00e0 faut garder le myst\u00e8re \u00bb).\n\n# Premi\u00e8re partie, reprise apr\u00e8s incise\n\n* * *\n\n## \u00a7 36 Si la production de Moments Oulipiens continue comme je l'esp\u00e8re,\n\nSi la production de Moments Oulipiens continue comme je l'esp\u00e8re, un certain mode de description du groupe en r\u00e9sultera. Leur ensemble, sans cesse augment\u00e9, d'ann\u00e9e en ann\u00e9e, avec des contributions, si possible, de tous les oulipiens, muni d'une organisation (selon des contraintes ad\u00e9quates), finirait dans des temps pas trop \u00e9loign\u00e9s par faire l'objet d'une collection d'\u00e9crits capables d'illustrer l'hypoth\u00e8se qu'exprime le titre que j'ai donn\u00e9 \u00e0 la premi\u00e8re partie de ce chapitre.\n\nPeut-on consid\u00e9rer l'Oulipo comme un roman, et en quel sens ?\n\nIl m'a sembl\u00e9 un jour (au milieu des ann\u00e9es 80, je crois) qu'il y avait peut-\u00eatre, \u00e0 la cr\u00e9ation de l'Oulipo, en dehors des buts explicites et avou\u00e9s, de la part d'un des deux fondateurs, Raymond Queneau, une intention plus priv\u00e9e, rest\u00e9e secr\u00e8te. Bien entendu, je n'ai aucun moyen de prouver cette assertion et il est extr\u00eamement probable qu'il s'agit de ma part d'une divagation.\n\nJe suis parti de quelques constatations.\n\nLa premi\u00e8re, que j'avais faite d\u00e8s que j'eus assist\u00e9 \u00e0 quelques-unes des s\u00e9ances statutaires mensuelles, et qui s'\u00e9tait encore renforc\u00e9e avec le temps, \u00e9tait la suivante : si on laissait de c\u00f4t\u00e9 le fait que les oulipiens se r\u00e9unissaient pour le travail sp\u00e9cifique d'exploration de contraintes litt\u00e9raires (invent\u00e9es, vari\u00e9es ou red\u00e9couvertes) leur pr\u00e9sence simultan\u00e9e au domicile du Pr\u00e9sident Le Lionnais, par exemple, avait quelque chose d'\u00e9trange ; l'assemblage de ces individus d'int\u00e9r\u00eats, d'activit\u00e9s et de pratiques de la litt\u00e9rature si divergents (sans oublier le fait que certains ne pratiquaient pas la litt\u00e9rature du tout) \u00e9tait h\u00e9t\u00e9roclite. La r\u00e9action d'\u00e9tonnement (qui avait \u00e9t\u00e9 la mienne) et qui fut (je m'en rendis compte) celle de plusieurs de mes successeurs (elle s'exprima parfois (en dehors des r\u00e9unions, bien entendu)) venait en partie de l\u00e0 : \u00ab Mais qu'est ce que c'est que \u00e7a ? Qu'est ce que je peux bien avoir de commun avec ces gens, avec X, ou Y ? \u00bb\n\nEn second lieu (et cette pens\u00e9e s'est impos\u00e9e un peu plus tard, confirm\u00e9e par quelques r\u00e9flexions des 'anciens'), on ne pouvait manquer de se rendre compte que l'Oulipo \u00e9tait quelque chose de beaucoup plus important, de beaucoup plus essentiel pour Fran\u00e7ois Le Lionnais que pour Raymond Queneau. C'\u00e9tait, et ce fut, v\u00e9ritablement 'sa' chose ; et l'\u0153uvre de sa vie. Le scepticisme g\u00e9n\u00e9ral misanthropique de Queneau \u00e0 l'\u00e9gard des activit\u00e9s du globe terraqu\u00e9 lui interdisait d'avoir de la litt\u00e9rature potentielle et des vertus de la strat\u00e9gie de la contrainte une vue aussi messianique que celle de FLL.\n\nObservant alors la pr\u00e9sence bienveillante mais assez silencieuse de l'auteur de Pierrot mon ami, de Loin de Rueil, de Un rude hiver, de L'Explication des m\u00e9taphores, de Morale \u00e9l\u00e9mentaire et autres merveilles en prose et en po\u00e9sie, il me sembla qu'il observait avec un amusement certain quoique dissimul\u00e9 le d\u00e9roulement des s\u00e9ances (auxquelles il \u00e9tait tr\u00e8s assidu) et le comportement de la petite troupe sous la houlette de Fran\u00e7ois Le Lionnais, combattant s\u00e9v\u00e8rement du geste, de la parole et de sa clochette leur tendance \u00e0 la dissipation.\n\nPassant un jour mentalement en revue les personnages des romans de Queneau, je me dis que plusieurs d'entre nous (peut-\u00eatre tous) n'auraient pas d\u00e9tonn\u00e9 en leur compagnie, particuli\u00e8rement si on nous examinait dans les circonstances si particuli\u00e8res des r\u00e9unions oulipiennes.\n\nRestait un pas \u00e0 faire, que je fis. L'Oulipo, me dis-je, est la mise en mouvement, exp\u00e9rimentale, des personnages (les oulipiens) d'un roman non \u00e9crit, ne devant pas \u00eatre \u00e9crit, mais qui pourrait \u00eatre \u00e9crit, de Raymond Queneau.\n\nLes moments oulipiens, tels que je les imagine, sont une petite contribution \u00e0 cette exp\u00e9rience romanesque d'un genre nouveau.\n\n# TROISI\u00c8ME PARTIE\n\n# OULIPO 2001\n\n## \u00a7 37 La r\u00e9union de juin 2001 de l'Ouvroir de Litt\u00e9rature Potentielle se tient dans l'assez immense assez r\u00e9cent nouvel appartement d'Isabelle et Marcel B\u00e9nabou, rue de Rochechouart\n\nLa r\u00e9union de juin 2001 de l'Ouvroir de Litt\u00e9rature Potentielle se tient dans l'assez immense assez r\u00e9cent nouvel appartement d'Isabelle et Marcel B\u00e9nabou, rue de Rochechouart (Isabelle aime bien changer d'appartement, \u00e0 des intervalles de temps que Marcel trouve tr\u00e8s courts. Il a \u00e0 peine le temps de s'habituer \u00e0 son nouvel appartement qu'il faut d\u00e9m\u00e9nager pour emm\u00e9nager dans un nouvel appartement. Il n'a pas d'objection \u00e0 faire au nouvel appartement choisi par Isabelle. Il est tr\u00e8s bien (comme les pr\u00e9c\u00e9dents, d'ailleurs ; c'est bien l\u00e0 le drame). Il y a toute la place n\u00e9cessaire pour les archives de l'Oulipo (Marcel prend soin des archives de l'Oulipo ; les archives de l'Oulipo sont dans l'appartement de Marcel, o\u00f9 il y a de la place pour elles). Mais l'appartement pr\u00e9c\u00e9dent, choisi par Isabelle, \u00e9tait tr\u00e8s bien. Il y avait, par exemple, toute la place voulue pour les archives de l'Oulipo (comme dans celui qui avait pr\u00e9c\u00e9d\u00e9). (L'avantage du pr\u00e9sent appartement, pour Isabelle, est qu'il est pr\u00eat de son atelier. Plus exactement, il a \u00e9t\u00e9 au moment o\u00f9 il est intervenu dans la vie des B\u00e9nabou, pr\u00eat de son atelier ; ensuite, il y a eu le nouvel atelier qui est plus pr\u00eat encore du nouvel appartement.) Marcel comprend parfaitement qu'il est bon que l'atelier d'Isabelle soit pr\u00eat de l'appartement.\n\nMais ce que Marcel n'aime pas, c'est d\u00e9m\u00e9nager. Il pourrait dire, paraphrasant Alphonse Allais (un des principaux PLANTs (PLagiaire par ANTicipation) de l'Oulipo : \u00ab Moi, je suis un type dans le genre d'Oblomov, je d\u00e9teste les d\u00e9m\u00e9nagements. \u00bb (Citons ici, \u00e0 toutes fins utiles, les derni\u00e8res lignes de la page 123 et le premi\u00e8res de la page 124 (\u00e9d. Livre de Poche) de la traduction du roman de Gontcharov (1858) : \u00ab Je sais, dit Oblomov avec une conviction farouche, ce que c'est qu'un d\u00e9m\u00e9nagement ! C'est de la casse, du bruit ! Toutes les affaires sont jet\u00e9es par terre en tas : il y a une valise, un dossier de divan, des tableaux, des chibouques (chibouques ? qu\u00e9saco ? une 'Pipe turque \u00e0 longs tuyaux'), des livres, et puis les bocaux qu'on ne voit jamais, mais qui tout d'un coup apparaissent d'on ne sait o\u00f9, et il faut surveiller tout \u00e7a pour qu'on ne le casse ni ne le vole pas (pas ? : sic !) ! Une moiti\u00e9 est l\u00e0, l'autre sur le chariot ou dans le nouvel appartement. On veut fumer, on cherche la pipe, le tabac est d\u00e9j\u00e0 parti... On veut s'asseoir, il n'y a pas de si\u00e8ge ; quoi qu'on touche on se salit : tout est couvert de poussi\u00e8re, et il n'y a rien pour se laver. (Plus loin, page 125 :) Et ce qu'on est troubl\u00e9 au d\u00e9but dans un nouvel appartement ! Combien de temps il faut pour s'habituer ? Moi, je passerai au moins cinq nuits blanches dans un nouvel endroit. L'angoisse me rongera si, en me levant, j'aper\u00e7ois quelque chose d'autre que cette enseigne de tourneur ou si je ne vois pas cette vieille passer par la fen\u00eatre sa t\u00eate aux cheveux courts avant le d\u00e9jeuner... \u00bb)\n\nLes oulipiens aiment bien les nouveaux appartements des B\u00e9nabou. On y est au large pour les r\u00e9unions et \u00e7a introduit de la vari\u00e9t\u00e9 topographique. (Les oulipiens aiment \u00e9galement bien les appartements des oulipiens qui ne bougent pas : \u00e7a met de la stabilit\u00e9 dans les r\u00e9unions)).\n\nLa r\u00e9union de juin, la 488e, est exceptionnelle \u00e0 un double titre. D'une part, elle a lieu \u00e0 l'heure du d\u00e9jeuner (et doit se poursuivre dans l'apr\u00e8s-midi). D'autre part, c'est une r\u00e9union destin\u00e9e \u00e0 faire le point sur l'\u00e9tat de l'Oulipo (du type : Qui sommes-nous ? D'o\u00f9 venons-nous ? O\u00f9 allons-nous ? ; une r\u00e9union Qui ? Que ? Quoi ? Dont ? O\u00f9 ? en somme). Les circonstances (contingentes) s'y pr\u00eatent. Le num\u00e9ro de mai du _Magazine litt\u00e9raire_ , en effet, a publi\u00e9 un dossier Oulipo, de dimensions cons\u00e9quentes.\n\nIl s'agit d'un \u00e9v\u00e9nement important dans l'histoire (externe) de l'ouvroir. C'est la premi\u00e8re fois, en effet, que l'Oulipo est pr\u00e9sent\u00e9 comme un mouvement litt\u00e9raire, devient (en France) litt\u00e9rairement public. Jusqu'ici, quand il \u00e9tait question de l'Oulipo dans la presse litt\u00e9raire, c'\u00e9tait g\u00e9n\u00e9ralement d'une mani\u00e8re indirecte : \u00e0 l'occasion de quelque article sur Queneau, Calvino ou Perec (les seuls oulipiens connus) ; ou bien \u00e0 l'occasion de la publication, par un oulipien, d'un livre suppos\u00e9 m\u00e9riter un compte rendu. Il y a un progr\u00e8s certain depuis les temps o\u00f9 G\u00e9rard Genette confondait la contrainte dite 'S+7' et l'\u00e9criture automatique. (La premi\u00e8re 'prise au s\u00e9rieux' de l'Oulipo dans le champ 'acad\u00e9mique' a \u00e9t\u00e9, il me semble, le fait de Vincent Kaufman dans son livre.)\n\nUne premi\u00e8re question se pose : l'Oulipo (qui l'a toujours refus\u00e9) doit-il maintenant se reconna\u00eetre comme \u00e9tant un mouvement litt\u00e9raire ? (Il est vrai que l'attribution \u00e0 l'Oulipo du label 'mouvement litt\u00e9raire' ne d\u00e9pend pas de la volont\u00e9 de ses membres. Mais quand on voit ce que les universitaires des USA sont capables d'en faire, on fr\u00e9mit. \u00c0 quoi fais-je allusion ? \u00c0 ceci. Au printemps de l'an 2000, \u00e0 l'occasion de la foire annuelle des enseignants de fran\u00e7ais des colleges et universities des USA qui se tenait \u00e0 Philadelphie (foire o\u00f9 le b\u00e9tail en vente est l'enseignant qui vient chercher le p\u00e2turage o\u00f9 il sera autoris\u00e9 \u00e0 brouter), pour passer le temps, on organise des s\u00e9ances colloquantes sur tel ou tel sujet. Il faut vous dire que (vu de loin en tout cas) le progr\u00e8s foudroyant des cultural studies, des feminist studies, des ethnical studies, des communitarian studies, et autres, a mis les quelques 'd\u00e9partements' de Romance Languages qui pr\u00e9tendent encore enseigner la litt\u00e9rature fran\u00e7aise du vingti\u00e8me si\u00e8cle (\u00e9crite ailleurs qu'au Qu\u00e9bec, en Afrique, au Magreb ou aux Cara\u00efbes (certains pr\u00e9tendent qu'une telle litt\u00e9rature est encore produite aujourd'hui (aussi invraisemblable que cela puisse para\u00eetre))) dans l'embarras. Il semble bien que tous les phds imaginables sur le Nouveau Roman ou sur la 'th\u00e9orie litt\u00e9raire' ont d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9 soutenus, ou presque. Que faire ? Quel 'concept' nouveau trouver ? Et voil\u00e0 que de petits malins ont pens\u00e9 \u00e0 l'Oulipo. Et c'est pourquoi le programme d'une apr\u00e8s-midi de ces rencontres \u00e9tait consacr\u00e9e \u00e0 trois auteurs qualifi\u00e9s d'oulipiens : Michel Tournier, Antoine Volodine et Jean Echenoz. Faut le faire ! \u00catre un mouvement litt\u00e9raire, on le voit, a des effets secondaires peu attendus.\n\nOn discute.\n\n## \u00a7 38 Je ne vous r\u00e9v\u00e9lerai rien du d\u00e9tail de la discussion.\n\nJe ne vous r\u00e9v\u00e9lerai rien du d\u00e9tail de la discussion.\n\nJe ne suis pas en train d'\u00e9crire un compte rendu de la r\u00e9union.\n\nJe choisis seulement l'occasion pour m'interroger sur quelques points de l'activit\u00e9 oulipienne ('\u00e0 l'aube du troisi\u00e8me mill\u00e9naire') qui m\u00e9ritent d'\u00eatre \u00e9voqu\u00e9s dans la perspective de la branche pr\u00e9sente. En quoi l'\u00e9tat de l'Oulipo a-t-il eu et a-t-il \u00e0 voir avec mon ancien **Projet** ? Cela implique de marquer quelques changements dans ma mani\u00e8re de voir par rapport \u00e0 1991, date de la mise au point que rapporte l'incise de la partie 2, elle-m\u00eame s'\u00e9loignant d\u00e9j\u00e0 de ce que j'aurais pu dire dans les ann\u00e9es soixante-dix, qui sont v\u00e9ritablement celles o\u00f9 l'Oulipo agit sur mon **Projet** (dans toutes ses composantes). L'Oulipo n'est pas rest\u00e9 immobile au cours de ses quarante ann\u00e9es d'existence (atteintes en novembre 2000 et d\u00e9j\u00e0 d\u00e9pass\u00e9es).\n\nAdmettons que l'Oulipo s'inscrive d\u00e9sormais dans le jeu litt\u00e9raire. Il va de soi qu'il devrait agir pour y voir sa place, et toute sa place, reconnue. Que faire ? Il y a beaucoup de choses \u00e0 faire. Par exemple :\n\nI \u2013 Candidature de l'Oulipo \u00e0 l'Acad\u00e9mie fran\u00e7aise (probl\u00e8me : les visites protocolaires. Faudrait-il d\u00e9placer en masse tout le groupe ? Ou bien se r\u00e9partir la t\u00e2che ?) (il ne serait peut-\u00eatre pas indispensable que la candidature soit effective (elle n'est s\u00fbrement pas recevable) : l'annonce suffirait).\n\nII \u2013 Susciter (en sous-main) la cr\u00e9ation d'un Comit\u00e9 de Soutien \u00e0 la Proposition d'Attribution du Prix Nobel de Litt\u00e9rature \u00e0 l'Oulipo (cr\u00e9er, par la m\u00eame occasion, un prix Ignobel de Litt\u00e9rature (il n'y a aucune raison de r\u00e9server les prix 'ignobels' aux scientifiques) (les noms de candidats dignes de ce prix se pressent sous la plume. (Le lecteur : Des noms ! Des noms !)) (Les 'nob\u00e9lisables' en litt\u00e9rature on souvent, dans leur manche, \u00e0 ce qu'on dit, de tels comit\u00e9s plus ou moins secrets, sur lesquels ils veillent comme sur la prunelle de leurs yeux (Adonis et \u00c9douard Glissant sont les exemples qu'on donne le plus souvent)).\n\n(Incise facultative : (Attention : une 'incise facultative' est une incise dont je vous indique que vous pouvez vous abstenir de la lire. Certes, vous pouvez vous abstenir de lire les autres (vous pouvez vous abstenir de lire le chapitre, et le livre, tant que vous y \u00eates) mais je ne vous signale pas moi-m\u00eame des autres incises que je les tiens pour facultatives. (L'usage que vous ferez de la pr\u00e9sente indication, je ne peux pas le pr\u00e9voir ; et je n'essaye m\u00eame pas de me l'imaginer.))\n\nDe la minute palindromique.\n\nComme vous n'\u00eates pas sans l'ignorer (ou le savoir) ou l'avez \u00e9t\u00e9 (cela d\u00e9pend de la date \u00e0 laquelle ce volume para\u00eetra (aura paru), et de la date de votre lecture), le vingt f\u00e9vrier deux mille deux \u00e0 vingt heures z\u00e9ro deux commencera (je reste au futur, puisque j'\u00e9cris \u00e0 un moment o\u00f9 cet \u00e9v\u00e9nement (in\u00e9luctable) n'a pas eu lieu) et durera une minute exactement\n\nLA MINUTE PALINDROMIQUE\n\n**20 \/ 02 2002 20 h 02**\n\nElle doit \u00eatre dignement c\u00e9l\u00e9br\u00e9e. En tant que pr\u00e9sident de la commission de l'Oulipo pour la Pr\u00e9paration de LA MINUTE PALINDROMIQUE, situ\u00e9e au c\u0153ur du MOIS PALINDROMIQUE, F\u00c9VRIER, DE L'ANN\u00c9E PALINDROMIQUE 2002, j'attire votre attention sur le fait suivant : il n'y aura pas, en ce si\u00e8cle, d'autre \u00e9v\u00e9nement du m\u00eame type avant le 21 d\u00e9cembre de l'an 2112 (\u00e0 21 h 12). C'est loin. Or, dans le pass\u00e9, les minutes palindromiques sont toutes pass\u00e9es inaper\u00e7ues, aussi bien celle du dix janvier 1001, que celle du 11 novembre 1111 (qui fut aussi une minute b\u00e8gue). Au vingti\u00e8me si\u00e8cle (qui ne connut ni minute, ni mois du palindrome), l'ann\u00e9e fondamentale, 1991, malgr\u00e9 les interventions r\u00e9p\u00e9t\u00e9es de l'OULIPO aupr\u00e8s des pouvoirs publics, resta tristement inc\u00e9l\u00e9br\u00e9e. (Au dix-neuvi\u00e8me, au moins, 1881 avait vu la Loi sur la Libert\u00e9 de la Presse et (l'un ne va pas sans l'autre) celle du D\u00e9fense d'Afficher.) Sous ma direction, la commission oulipienne pr\u00e9pare. Nous ferons, d\u00e8s cet automne, les propositions qui s'imposent. Nous-m\u00eames, Oulipo, \u00e0 l'invitation du C.I.P.M. (Centre International de Po\u00e9sie de Marseille), interviendrons en ses locaux, au moment voulu. Je vous donne quelques exemples de manifestations envisageables.\n\na) En tout premier lieu, bien s\u00fbr, nous pr\u00e9voyons une intervention du pr\u00e9sident de la R\u00e9publique et simultan\u00e9ment du Premier ministre pendant LA minute. (Si les services de 'l'\u00c9lys\u00e9e' et de 'Matignon' ne sont pas en mesure de fournir aux deux personnages en question un texte d'allocution ad\u00e9quat, nous nous substituerons volontiers \u00e0 eux (moyennant finances, bien entendu (les fonds secrets ne sont pas faits pour les chiens, que diable !)).)\n\nb) En consultant le Code postal, on constate qu'un certain nombre de communes, dont le nom est palindromique (sous l'une ou l'autre esp\u00e8ce : litt\u00e9rale ou syllabique) devraient, avec l'aide du minist\u00e8re de l'Erutluc, organiser sur leur territoire une f\u00eate du palindrome : citons,\n\nb1 outre les tr\u00e8s connues (Laval (mais on aura garde de ne pas oublier l'autre Laval, celui qui est dans l'Is\u00e8re), Noyon, Serres (Meurthe-et-Moselle), Sarras (Ard\u00e8che), Sees (Orne), \u00c8ze (Alpes-Maritimes), \u00c8ve (Oise), Afa (Corse), Cazac (Haute-Garonne), Erre (Nord), les deux Esse (l'une en Charente, l'autre en Ille-et-Vilaine), Oo (Haute-Garonne), Savas (Ard\u00e8che), les quatre Selles (Eure, Marne, Pas-de-Calais et Haute-Sa\u00f4ne), Senones (Vosges), Sos (Lot-et-Garonne), Sus (Pyr\u00e9n\u00e9es-Atlantiques)),\n\nb2 je ne vois que deux communes palindromiques syllabe par syllabe : Sansan dans le Gers, et Bombon, en Seine-et-Marne ;\n\nb3 pour l'occasion, et pour des rencontres pleines d'impr\u00e9vu entre les populations de r\u00e9gions diff\u00e9rentes, on jumellerait des communes dont chacune est le palindrome (syllabique (je n'ai pas trouv\u00e9 d'exemple litt\u00e9ral)). Ainsi Vero (Corse) avec Auvers (de la Manche ou de la Haute-Loire (pas le-sur-Oise, \u00e9videmment)), les deux Albon (de l'Ard\u00e8che et de la Dr\u00f4me) avec Bonnal (qui est dans le Doubs), Dinan (C\u00f4tes-du-Nord) et Nandy (Seine-et-Marne), Rancy (Sa\u00f4ne-et-Loire) et les Siran (l'un du Cantal, l'autre de l'H\u00e9rault), Lir\u00e9 (Maine-et-Loire) avec Rely (Pas-de-Calais).\n\nc) Il ne sera pas inutile, il est m\u00eame recommand\u00e9 d'organiser en des lieux ad\u00e9quats des colloques, c\u00e9r\u00e9monies, rencontres ayant quelque justification palindromique comme :\n\n * colloque sur Jules Verne \u00e0 Nevers ;\n\n * concert de luth \u00e0 Tulle ; de lyre \u00e0 Rely (jumel\u00e9 avec Lir\u00e9) ;\n\n * exposition sur l'art du stuc \u00e0 Cuts (Oise) ;\n\n * journ\u00e9e du canon \u00e0 Nonac (Charente) ;\n\n * enregistrement par France-Culture des 'Papous' \u00e0 Pourpas (Sarthe) ;\n\n * spectacle de danse \u00e0 Sedan ;\n\n * congr\u00e8s des Otorinos \u00e0 Pantin (vous ne comprenez pas ? cherchez \u2013 r\u00e9ponse en note *) ; des industries sucri\u00e8res \u00e0 Sercus (Nord) ; du Snes \u00e0 Sens ;\n\n * raves dans le d\u00e9partement du Var ;\n\n * rassemblement f\u00e9ministe \u00e0 S\u00e8vres (pourquoi ? \u2013 r\u00e9ponse note **).\n\nd) La politique aura sa place :\n\n * si Fran\u00e7ois Bayrou est candidat \u00e0 l'\u00e9lection pr\u00e9sidentielle, il prononcera un discours d\u00e9cisif \u00e0 Roubaix. ; si madame Tasca est toujours ministre de la Culture, elle se rendra \u00e0 Scataz (Corse)\n\n...\n\nnote * Pantin \u2192 tympan.\n\nnote ** Lutter contre l'esclavage des femmes (serves).\n\nSi on dit 'Oulipo' quelle est, g\u00e9n\u00e9ralement, la r\u00e9action ? Elle se d\u00e9compose en deux temps.\n\nPremier temps : \u00ab Ah ! Ah ! Ah ! \u00bb L'Oulipo, c'est de la rigolade. Les oulipiens ? Tous des rigolos.\n\nDeuxi\u00e8me temps, apr\u00e8s r\u00e9flexion : l'Oulipo, c'est la contrainte. Donc, c'est pas de la litt\u00e9rature.\n\nOr, le rapport de l'Oulipo et de la contrainte n'est pas simple. Si on se reporte au livre de Jacques Bens\n\n(incise non pr\u00e9vue)\n\nFrom : Herv\u00e9 Le Tellier \n\nTo : \u2022 Oulipiens \n\nDate : samedi 28 juillet 2001 0:14\n\nSubject : Carnet du Monde\n\nChers brigadiers,\n\nje vous fais parvenir le faire-part de d\u00e9c\u00e8s pour l'ami Jacques Bens.\n\ndevrait para\u00eetre dans le carnet du Monde de lundi (dat\u00e9 du mardi).\n\nAmiti\u00e9s\n\nHLT\n\nL'Ouvroir\n\nde litt\u00e9rature potentielle\n\na la tristesse de vous\n\nannoncer que depuis le\n\njeudi 26 juillet 2001\n\nJACQUES BENS\n\nromancier, nouvelliste,\n\npo\u00e8te, verbicruciste,\n\nmembre fondateur de l'OuLiPo\n\nest excus\u00e9 \u00e0 ses r\u00e9unions\n\npour cause de d\u00e9c\u00e8s.\n\nL'OuLiPo s'associe \u00e0 la douleur\n\nde ses amis et de sa famille.\n\nHOR. I. : S E M A I L L E S\n\nIn Mots crois\u00e9s, Jacques Bens.\n\n\u2014\n\nHerv\u00e9 Le Tellier\n\n(fin de l'incise)\n\nreproduisant les comptes rendus des premi\u00e8res s\u00e9ances de l'Oulipo (1960-1963), on constate assez vite que le mot 'contrainte' y brille par son absence. Dans le Premier Manifeste de l'Oulipo, \u00e9crit par Fran\u00e7ois Le Lionnais, la contrainte est l\u00e0, mais n'est pas, loin de l\u00e0, mise en vedette. C'est un mot qu'on peut employer pour d\u00e9crire le travail oulipien, mais il n'a pas l'exclusivit\u00e9. FLL parle de 's\u00e9rie de contraintes et de proc\u00e9dures', de r\u00e8gles, de formules, de recettes. Dans le Second Manifeste, du m\u00eame auteur, le mot dispara\u00eet compl\u00e8tement. \u00c0 sa place (signe des temps : \u00e9poque du structuralisme triomphant) c'est le mot 'structure' qui domine (certes FLL n'emploie pas le terme de 'structure' d'une mani\u00e8re aussi vague que tel ou tel (que Barthes par exemple) ; sa r\u00e9f\u00e9rence est la 'structure bourbakiste' ; qui n'est pas terriblement \u00e9clairante non plus). Enfin, l'Atlas de Litt\u00e9rature Potentielle, deuxi\u00e8me ouvrage sign\u00e9 par l'Oulipo se dispense de donner la moindre d\u00e9finition de ce qu'il faut entendre par contrainte (et d'ailleurs de l'Oulipo et de ses buts). Il faut revenir au nom m\u00eame d'Oulipo. Le projet oulipien n'est pas d'abord l'invention ou la r\u00e9invention des contraintes, mais la potentialit\u00e9. Les contraintes devraient \u00eatre subordonn\u00e9es aux formes (l'exemple du sonnet a \u00e9t\u00e9 souvent invoqu\u00e9 par les fondateurs, comme mod\u00e8le \u00e0 imiter. Un examen, m\u00eame superficiel, de l'histoire du sonnet montre qu'on peut sans doute parler d'une forme-sonnet mais qu'il serait bien difficile d'exhiber une contrainte ou un ensemble de contraintes d\u00e9finissant de mani\u00e8re satisfaisante cette forme).\n\nLa potentialit\u00e9 serait plut\u00f4t associ\u00e9e pour moi \u00e0 la notion de projet formel explicitable et g\u00e9n\u00e9ralisable, dont un cas particulier est la forme, un autre cas particulier le texte sous contraintes.\n\nLa potentialit\u00e9 \u00e9tant l'essentiel du projet oulipien, je pense qu'il serait bon de mettre la p\u00e9dale douce sur le lien entre Oulipo et contrainte.\n\n#### ** deuxi\u00e8me incise \u2013 Choix de dix-sept remarques pr\u00e9paratoires \u00e0 la r\u00e9union 488 de l'oulipo **\n\nSur la notion de contrainte et ses emplois\n\n@ 1. Au cours des derni\u00e8res ann\u00e9es de nouvelles familles de contraintes sont apparues :\n\n\u2013 Les po\u00e8mes de m\u00e9tro de Jacques Jouet.\n\n\u2013 Ses monostiches paysagers.\n\n\u2013 Les baobabs (le principe est le suivant : dans le mot 'baobab' les syllabes (orales) 'bas' et 'haut' se font entendre. On \u00e9crit un texte satur\u00e9 en ces syllabes. L'ex\u00e9cution orale du texte se fait \u00e0 trois voix : l'une dit les 'bas', une seconde les 'haut' ; une troisi\u00e8me le reste. On peut utiliser la contrainte pour faire des portraits formels (par exemple 'Perec' d\u00e9compos\u00e9 soit en 'p\u00e9' et 'rec', soit en 'per' et 'ec'); on peut aussi faire jouer des couples comme 'long' et 'court' (la performance orale, \u00e0 trois voix encore, s'accompagne de gestes)...\n\n@ 2. Elles font appara\u00eetre des modes formels nouveaux d'existence des contraintes :\n\nmodes nouveaux\n\n\u2013 d'ex\u00e9cution orale : les 'baobab' s ;\n\n\u2013 de pr\u00e9sentation \u00e0 un auditoire : monostiches paysagers (le lecteur du po\u00e8me accompagne sa lecture d'un mouvement panoramique : s'adressant d'abord \u00e0 l'extr\u00eame gauche de l'assistance, son regard se d\u00e9place lentement vers la droite pour la balayer en entier, pour finir \u00e0 l'extr\u00eame droite) ;\n\n\u2013 de circonstances de composition : po\u00e8mes de m\u00e9tro (ils sont compos\u00e9s dans le m\u00e9tro, pendant un voyage).\n\n@ 3. Les po\u00e8mes de m\u00e9tro (entre autres, comme d'ailleurs de nombreuses contraintes s\u00e9mantiques) posent des probl\u00e8mes d'authentification (see opalka see la pompe \u00e0 vide).\n\n@ 4. La part de non-contrainte dans un texte sous contrainte est aussi importante que la part contrainte. Elle est rarement r\u00e9fl\u00e9chie. Comment le faire ?\n\n@ 5. La composition sous contraintes multiples corr\u00e9l\u00e9es n'a jamais \u00e9t\u00e9 r\u00e9fl\u00e9chie s\u00e9rieusement : comment faire jouer plusieurs contraintes de mani\u00e8re sp\u00e9cifiquement oulipienne (pas seulement en les juxtaposant, en les accumulant) ?\n\n@ 6. Le po\u00e8me command\u00e9 autrefois par Emmanuel Hocquard \u00e0 G.P., sous la consigne d'\u00eatre sans contrainte, est, dans ce contexte, oulipien. La consigne de non-contrainte est alors une contrainte. Le titre du po\u00e8me, L'\u00e9ternit\u00e9, fait qu'il respecte le 'premier principe' dit 'de Roubaud' (\u00abparler de la contrainte qui est en jeu dans un texte qui la respecte \u00bb : en effet, l'\u00e9ternit\u00e9 est sans contraintes (il s'agit d'un traitement 's\u00e9mantique' de la contrainte)).\n\n@ 7. R\u00e9activer la vieille id\u00e9e de Claude Berge : une contrainte est pr\u00e9sente parce que les morceaux du texte la respectant sont statistiquement en position dominante par rapport aux autres.\n\n@ 8. Contrairement \u00e0 ce qu'on pourrait croire, la plupart des contraintes peuvent \u00eatre revisit\u00e9es : exemple du po\u00e8me d'une seule lettre (Mich\u00e8le Grangaud)\n\n**Z**\n\n(en effet Z est la septi\u00e8me lettre apr\u00e8s le S. le po\u00e8me est donc compos\u00e9 selon la contrainte du 'S+7').\n\n@ 9. Que serait un texte o\u00f9 la contrainte serait d\u00e9finie par le lecteur (ou l'auditeur) (analogue du rompol ou le lecteur est le coupable) ?\n\nsur le r\u00f4le des math\u00e9matiques dans l'Oulipo\n\n@ 10. Dans les manifestes du Pr\u00e9sident Le Lionnais, la math\u00e9matique joue un r\u00f4le trivial (elle est r\u00e9duite \u00e0 la th\u00e9orie des ensembles la plus \u00e9l\u00e9mentaire).\n\n@ 11. Les contraintes math\u00e9matiques qui sont jusqu'ici intervenues sont peu nombreuses et interviennent de mani\u00e8re plut\u00f4t contingente (c'est le cas dans vme).\n\nde la contrainte s\u00e9mantique\n\n@ 11.\n\n\u2013 Contrainte des styles dans 'le grand incendie de londres' (voir branche 6).\n\n\u2013 Contrainte des 'mains mn\u00e9moniques' (branche 6 \u00e9galement).\n\n@ 12. Dans les deux cas pr\u00e9c\u00e9dents, la contrainte s'\u00e9tablit au cours de la composition.\n\n@ 13. Retour sur une remarque ancienne : les contraintes propos\u00e9es par l'Oulipo ne sont presque pas sorties de l'Oulipo ; autrement dit, elles ne sont presque jamais utilis\u00e9es, contrairement aux intentions, v\u0153ux et espoirs des fondateurs, par d'autres auteurs que les auteurs oulipiens ; les seules exceptions sont les emplois didactiques ou \u00e0 fin d'entra\u00eenement \u00e0 l'\u00e9criture de celles qui peuvent \u00eatre trait\u00e9es d'une mani\u00e8re m\u00e9canique (entre la revue 'Wordways' et les 'mots crois\u00e9s').\n\n@ 14. Affirmation \u00e0 discuter : aucun (ou tr\u00e8s peu ? \u00c0 la rigueur dans 'Langage cuit' Robert Desnos) 'plant' (plagiaire par anticipation de l'oulipo (m\u00eame pas en fait par anticipation puisque l'inventeur de rrose ss\u00e9lavy est Duchamp, oulipien en titre)) n'a, \u00e0 ma connaissance, 'pens\u00e9' la contrainte d'une mani\u00e8re oulipienne. Il y a une diff\u00e9rence qualitative entre 'plant's et oulipiens.\n\n@ 15. Ce qui veut dire : il n'y a pas d'Oulipo avant l'Oulipo. Entre l'avant-Oulipo, et l'\u00e9poque de l'existence de l'Oulipo, m\u00eame dans l'emploi de la m\u00eame contrainte, il y a rupture.\n\n@ 16. Il faut distinguer les choses reconnues oulipiennes (selon des crit\u00e8res que d\u00e9finit l'Oulipo (par exemple son humeur du moment, sans craindre de se contredire (cela s'est vu)) des choses faites par les oulipiens.\n\n@ 17. Maintenant (mai 2001) n'est-ce pas ce qu'\u00e9crivent les oulipiens (contraint ou pas) qui d\u00e9finit l'Oulipo ?\n\n# QUATRI\u00c8ME PARTIE\n\n# Le grand incendie de Londres ?\n\n## \u00a7 39 Je rappelle (pour ceux qui l'ont lu) et rapporte maintenant, au commencement de la derni\u00e8re partie de mon chapitre,\n\nJe rappelle (pour ceux qui l'ont lu) et rapporte maintenant, au commencement de la derni\u00e8re partie de mon chapitre, les circonstances de ma premi\u00e8re rencontre avec Raymond Queneau. (extrait des derni\u00e8res pages de la branche 4, **Po\u00e9sie :** )\n\n\u00ab Mais revenons \u00e0 mars 1966 (il y a trente ans).\n\nApr\u00e8s deux ou trois semaines d'attente dure, je re\u00e7us un mot de Queneau, me demandant de venir le voir \u00e0 son bureau, rue S\u00e9bastien-Bottin. Je jugeai, apr\u00e8s une cinquantaine de relectures des trois lignes du message, que cette convocation ne devait pas \u00eatre enti\u00e8rement n\u00e9gative. Un beau jour d'avril de 1966, je poussai la porte auguste de l'\u00e9diteur de........................................................................ (remplissez vous-m\u00eames de noms d'\u00e9crivains et de po\u00e8tes cette ligne de points) et fus mis en pr\u00e9sence tremblante de l'auteur de la Petite cosmogonie portative (c'est ce Queneau-l\u00e0 principalement que je venais voir).\n\nIl me re\u00e7ut avec sa bienveillance courtoise habituelle. Nous parl\u00e2mes. Nous parl\u00e2mes de quoi ? pas de po\u00e9sie. De math\u00e9matique. Il fut tr\u00e8s int\u00e9ress\u00e9 d'apprendre que j'\u00e9tais 'cat\u00e9goricien'. Je vis qu'il connaissait beaucoup plus de math\u00e9matique encore que je ne le pensais (\u00e0 la lecture de Bords).\n\nNous parl\u00e2mes longtemps. Enfin, je me pr\u00e9parai \u00e0 partir. J'atteignis la porte du bureau. Queneau alors me dit qu'il avait lu mes po\u00e8mes ; qu'il les pr\u00e9senterait et les d\u00e9fendrait devant le Comit\u00e9 de Lecture des \u00e9ditions Gallimard. \u00bb\n\nMon entr\u00e9e \u00e0 l'Oulipo a d\u00e9cid\u00e9 du reste de ma vie de joueur du langage (et, je m'en rends compte, a posteriori, d'une bonne partie des ann\u00e9es qui ont pr\u00e9c\u00e9d\u00e9). Pas seulement en bouleversant peu \u00e0 peu nombre de mes id\u00e9es ant\u00e9rieures sur la composition de po\u00e9sie (sans oublier la prose), sur la nature de la litt\u00e9rature, du langage,...\n\nMon **Projet** en a \u00e9t\u00e9 affect\u00e9 plus profond\u00e9ment que je ne pouvais le penser.\n\nQuand je con\u00e7ois brusquement au d\u00e9but des ann\u00e9es soixante-dix ( **\u2192** chapitre 2) l'id\u00e9e de la fa\u00e7on dont j'allais \u00e9crire le roman que le Projet impliquait et dont le titre, impos\u00e9 ( **\u2192** branche 1) serait **Le Grand Incendie de Londres** , je suis encore sous le coup de mes premi\u00e8res impressions de l'Oulipo.\n\n(Je reproduis ici un passage de la version longue (mais priv\u00e9 de ses couleurs) :\n\n4 1 _Supposons, ai-je pens\u00e9 soudainement, une secte. Supposons cette biblioth\u00e8que,_\n\n4 1 1 \u00e0 laquelle il me faudra alors imposer, par s\u00e9curit\u00e9 narrative, un tout autre nom\n\n4 1 1 1 qui indiquerait, mais obliquement, quelque chose de son origine, de sa fonction\n\n4 2 le lieu de rencontre de cette secte ; une secte vou\u00e9e au savoir\n\n4 2 1 une fois n'est pas coutume\n\n4 3 Mais attention ! pas n'importe quel savoir : le savoir antique des pythagoriciens\n\n4 3 1 d'une antiquit\u00e9 et v\u00e9n\u00e9rabilit\u00e9 assur\u00e9es\n\n4 4 Et serait de plus en cause une version contemporaine, dans Londres\n\n4 4 1 en quel autre lieu de la terre que Londres un tel myst\u00e8re serait-il pensable ?\n\n4 5 de\n\n4 5 1 l'hypoth\u00e9tique\n\n4 6 la secte pythagorique\n\n4 6 1 qui aurait r\u00e9ellement exist\u00e9, selon quelques sources anciennes\n\n4 7 D'ailleurs, dans ma fiction, s'\u00e9tant perp\u00e9tu\u00e9e, depuis le fatal incendie de Crotone dont parle quelqu'une des Vitae Pythagoricae antiques\n\n4 7 1 forc\u00e9ment\n\n4 7 1 1 futur auteur d'un **Grand Incendie de Londres**\n\n4 7 2 l'hypoth\u00e8se d'une destruction par le feu ne pouvait que m'attirer\n\n4 8 Cependant ne serait pas simplement impliqu\u00e9 le savoir antique pythagoricien au sens classique. Ce serait trop flou ; et en m\u00eame temps trop sage\n\n4 8 1 fort bizarre aussi\n\n4 8 1 1 ce qui n'est pas g\u00eanant, mais insuffisant pour mon propos\n\n4 9 Chaque g\u00e9n\u00e9ration, sous la conduite de chaque nouvelle incarnation de Pythagore lui-m\u00eame. Le premier de tous les 'Pythagore' serait consid\u00e9r\u00e9 contemporain de l'apparition de l' _homo sapiens sapiens_\n\n4 9 1 pourquoi ne pas d'ailleurs le caract\u00e9riser comme le premier de ces hommes, l'homme parlant g\u00e9n\u00e9rique ?\n\n4 9 1 1 m'inspirant l\u00e0 d'un charmant livre, The Evolution Man\n\n4 9 1 2 et, tant qu'\u00e0 faire, le premier homo numericus (mathematicus) et homo poeticus\n\n4 9 1 2 1 puisque la po\u00e9sie suppose, pr\u00e9alable, le nombre\n\n4 9 1 3 je supposerais m\u00eame que nombre et po\u00e9sie furent ant\u00e9rieurs au langage\n\n4 10 a ajout\u00e9 sa propre contribution, par ajouts et corrections, \u00e0 la couche initiale des v\u00e9rit\u00e9s, des d\u00e9couvertes, des pr\u00e9ceptes sur lesquels une seule fois, dans l'histoire, une faible lueur de d\u00e9voilement a \u00e9t\u00e9 jet\u00e9e\n\n4 10 0 0 1 par Diog\u00e8ne La\u00ebrce, par Jamblique, par exemple\n\n4 10 1 un Pythagore descendant des arbres\n\n4 10 1 1 cependant que quelque membre de sa famille refuserait ce modernisme exacerb\u00e9\n\n4 10 1 1 1 un personnage nomm\u00e9 'Oncle Vania' comme dans The Evolution Man\n\n4 10 2 un autre inventeur du feu\n\n4 10 3 du langage\n\n4 10 3 0 1 apr\u00e8s le nombre et la po\u00e9sie\n\n4 10 3 1 en \u00e9coutant le 'cri de mort de l'animal'\n\n4 10 3 1 1 une th\u00e9orie de la naissance du langage comme acte de po\u00e8te voyeur\n\n4 10 4 puis de toutes langues ; et enfin de l'\u00e9criture.)\n\nOr l'Oulipo, quand je le rencontre m'appara\u00eet \u00eatre\n\n\u2013 une soci\u00e9t\u00e9 secr\u00e8te,\n\n\u2013 avec deux chefs tout-puissants, dont l'un (FLL) avait en t\u00eate quelque chose de beaucoup plus ambitieux que la simple mise en place d'un nouveau groupe litt\u00e9raire.\n\nJ'avais eu l'impression de ne pas comprendre enti\u00e8rement, en d\u00e9pit des explications de Queneau, FLL et les autres, ce qui \u00e9tait en jeu dans ce jeu ; d'o\u00f9 l'id\u00e9e, bien naturelle, en imaginant une fiction, de supposer qu'il y avait un secret dans le secret.\n\nLa secte pythagorique dont je me propose de raconter l'histoire a donc un mod\u00e8le tout naturellement trouv\u00e9.\n\nUn deuxi\u00e8me ingr\u00e9dient s'y m\u00eale : le groupe Bourbaki (v\u00e9ritable secte, lui) qui me permet de renforcer la part de la math\u00e9matique dans la fiction envisag\u00e9e.\n\nL'id\u00e9e de donner \u00e0 la secte (inspir\u00e9e par l'Oulipo et Bourbaki) une origine pythagorique vient aussi de Queneau. Il avait en effet men\u00e9 une s\u00e9rie de recherches de math\u00e9matiques combinatoires \u00e0 propos d'une famille de suites de nombres entiers invent\u00e9e par lui, les suites s-additives. Il n'est pas difficile, si on se penche sur les articles qu'il publia \u00e0 ce sujet, d'y d\u00e9celer l'influence occulte du fameux 'nombre d'or', dont le lien avec Pythagore est souvent affirm\u00e9. (La v\u00e9rit\u00e9 de cette hypoth\u00e8se est bien entendu sans importance ici, puisqu'il s'agit d'une sp\u00e9culation romanesque.)\n\nExplorant (dans la litt\u00e9rature savante (et moins savante)) la 'question du pythagorisme', je ne peux manquer d'\u00eatre frapp\u00e9 par l'hypoth\u00e8se m\u00e9tempsycotique associ\u00e9e \u00e0 la figure l\u00e9gendaire de Pythagore. Je lui donne un l\u00e9ger coup de pouce en supposant que celui-ci, en fait, en changeant de corps (humain, animal, v\u00e9g\u00e9tal ou min\u00e9ral) \u00e0 chacune de ses 'incarnations', n'oublie jamais ses vies ant\u00e9rieures. Il y a donc, \u00e0 chaque moment de l'histoire humaine, dans le monde un nouveau Pythagore. On en d\u00e9duit ais\u00e9ment une explication tr\u00e8s satisfaisante de bien des choses, comme le progr\u00e8s des sciences et, surtout, le fait du 'plagiat par anticipation'.\n\nTel est, tr\u00e8s grossi\u00e8rement d\u00e9crit (beaucoup plus de d\u00e9tails vous attendent dans la **version longue** ), le lien entre l'Oulipo et mon **Projet** , au moins dans sa partie narrative, **Le Grand Incendie de Londres**. Comment la m\u00eame fiction me permettait-elle (en intention) de rendre compte des autres parties du **Projet** , le **Projet de Math\u00e9matique** et le **Projet de Po\u00e9sie** ? Ma foi, rien de plus simple.\n\nLe h\u00e9ros (mon double romanesque) s'introduit (est introduit) dans la secte pythagorique. Il lui est donn\u00e9 une t\u00e2che, dont l'accomplissement favorable lui donnerait acc\u00e8s au noyau secret des v\u00e9ritables ma\u00eetres de la secte, ceux qui sont non mortels, qui sont les compagnons perp\u00e9tuels de Pythagore. Il doit produire une \u0153uvre, qui comporte, entre autres, de la po\u00e9sie et de la math\u00e9matique (tiens tiens) et bien d'autres choses encore ; une \u0153uvre qui s'ajoutera \u00e0 toutes celles qui l'ont pr\u00e9c\u00e9d\u00e9e dans la nuit des temps et participera \u00e0 l'accomplissement d'une autre t\u00e2che, plus haute, myst\u00e9rieuse, qui est celle de Pythagore lui-m\u00eame. J'accomplirai et raconterai donc mon **Projet** comme ce que mon h\u00e9ros produira en guise de chef-d'\u0153uvre (au sens des Rh\u00e9toriqueurs, au sens de l'Oulipo (une \u0153uvre o\u00f9 sont mises en jeu toutes les contraintes). Je pourrai ainsi (preuve que je suis devenu raisonnable, que je limite mes ambitions) renvoyer au **Projet** pythagorique laiss\u00e9 secret (il serait seulement \u00e9voqu\u00e9) de nombreuses \u0153uvres qu'au cours des temps j'avais pr\u00e9vu d'incorporer au **Projet** et auxquelles je renonce. Avec ce qui reste \u00e0 faire, j'ai \u00e0 faire.\n\nPythagore devait donc \u00eatre (en particulier dans son incarnation de l'\u00e9poque oulipienne (qui, dans l'Oulipo, devait jouer ce r\u00f4le ? je vous le demande)) un personnage important du roman. Rassemblant r\u00e9cemment les plans et fragments que j'avais conserv\u00e9s apr\u00e8s mon renoncement au **Projet** , je m'en suis servi il n'y a pas longtemps pour un feuilleton radiophonique, dont le titre fut 'Pythagore'. Pythagore (le personnage) y parle \u00e0 la premi\u00e8re personne. Je termine mon chapitre par le premier \u00e9pisode du feuilleton, qui en a compt\u00e9 vingt-cinq, r\u00e9partis en cinq groupes de cinq, nomm\u00e9s pentacles.\n\n## \u00a7 40 (ou, si vous pr\u00e9ferez incise ****) \u2013 PYTHAGORE, feuilleton. Premier \u00e9pisode\n\n# PREMI\u00c8RE PARTIE, OU PENTACLE\n\n# \u00c9PISODE 1\n\n# Messager du temps\n\n*\n\nJe suis je ne suis plus je changerai mon \u00eatre\n\nCependant je serai sans qu'\u00e0 jamais je sois\n\nCe que je fus jadis mais non ce que j'\u00e9tais\n\nSemblable me pouvant dissemblable conna\u00eetre.\n\nPassant tu peux ma voix dans ta voix reconna\u00eetre\n\nCe que tu es, passant, je le fus autrefois\n\nCe que tu fus alors je l'\u00e9tais, comme toi\n\nVivant et revivant et mort qui va rena\u00eetre.\n\nLes jours comme les eaux s'\u00e9coulent et s'en vont\n\nSans fin les \u00e9l\u00e9ments se d\u00e9font et refont\n\nMourir, na\u00eetre pour moi sont deux semblables choses.\n\nMe veux-tu mieux comprendre et contempler au vrai\n\nVois le temps, tu sauras par ses m\u00e9tamorphoses\n\nQuel je suis, quel je fus, quel encor je serai.\n\nDepuis l'instant o\u00f9 j'ai retrouv\u00e9 la m\u00e9moire claire, pleine et enti\u00e8re de qui je fus, qui je suis, qui je serai, j'ai v\u00e9cu dans l'angoisse et l'urgence de ne pas \u00eatre en mesure d'accomplir ce que je devais. C'\u00e9tait il y a presque six mois.\n\nPar m\u00e9moire j'entends la facult\u00e9 de poss\u00e9der la vision de mon pass\u00e9, d'avoir la pens\u00e9e que cette vision est celle de mon pass\u00e9, ce qui dans mon cas est souvenir d'autres moments de ma m\u00e9moire, dont chacun engloba lui-m\u00eame de semblables visions.\n\nEt, comme en chacune de ces visions, dont je sais qu'elles t\u00e9moignent d'un r\u00e9el qui m'appartient en propre, j'ai devant mes yeux ce moment qui est celui du pr\u00e9sent ; comme j'en ai la vision claire, pleine, enti\u00e8re ; comme j'y vois la table couverte d'un drap blanc o\u00f9 j'\u00e9cris ceci, je sais que ma m\u00e9moire est aussi bien celle des trois ordres du temps, qu'elle est pr\u00e9sent du pass\u00e9, pr\u00e9sent du pr\u00e9sent, et pr\u00e9sent du futur.\n\nJ'ai \u00e9crit ou prof\u00e9r\u00e9 (je n'ai pas toujours eu \u00e0 ma disposition l'\u00e9criture), \u00e9nonc\u00e9 donc ces mots, ou leurs \u00e9quivalents \u00e0 peu pr\u00e8s exacts tant de fois que je n'ai aucun mal \u00e0 les reposer encore sur le papier, tout en les disant \u00e0 haute voix et en les enregistrant au magn\u00e9tophone ; comme je le fais en ce moment. Mais je ne sais m\u00eame pas s'ils sont de mon invention ou s'ils font partie de ce qu'on m'a charg\u00e9 d'\u00e9crire, ou de dire, et de redire et de r\u00e9crire encore, chaque fois que je me trouve, et me retrouve dans une telle situation. Le d\u00e9cor change, mais cela est fixe.\n\nIl faut vous dire que, si je sais et me rappelle que je sais ce que je viens d'\u00e9crire, je suis bien loin, h\u00e9las, de savoir tout ce que je voudrais savoir.\n\nPar exemple, je ne suis pas certain de bien savoir, au moment je reprends ma m\u00e9moire, o\u00f9 je suis et quand je suis. Il m'arrive d'intervertir les ordres du temps, de faire du pass\u00e9 un pr\u00e9sent ou un futur, du pr\u00e9sent un futur ou un pass\u00e9, du futur un pass\u00e9 ou un pr\u00e9sent, si vous voyez ce que je veux dire. C'est extr\u00eamement d\u00e9sagr\u00e9able et a conduit parfois certains, en certaines occasions, \u00e0 m'attribuer \u00e0 tort le don de proph\u00e9tie.\n\nBien s\u00fbr, pour ce qui est des futurs et pass\u00e9s imm\u00e9diats et proches, je n'ai g\u00e9n\u00e9ralement pas trop de mal. (Je dis 'g\u00e9n\u00e9ralement' parce que de temps \u00e0 autre, au r\u00e9veil par exemple...) C'est encore heureux, sinon je n'aurais pas pu fonctionner du tout.\n\nMais je pense que, tant qu'\u00e0 faire, ON aurait pu me rendre la t\u00e2che plus facile en me donnant une mani\u00e8re de me reconna\u00eetre et de me situer dans ce qu'on appelle ici le temps ; peut-\u00eatre pas des rep\u00e8res absolus dans la suite des \u00e9v\u00e9nements, la s\u00e9rie A du temps ; mais au moins dans l'autre, la s\u00e9rie B, qui donne la connaissance de l'avant et de l'apr\u00e8s. Cela m'aurait \u00e9t\u00e9 bien utile.\n\nMais c'est en vain que je r\u00e9crimine, sachant que j'ai d\u00e9j\u00e0 r\u00e9crimin\u00e9 et r\u00e9criminerai encore, que cela a \u00e9t\u00e9 vain et le sera, et, plus g\u00e9n\u00e9ralement, l'aura \u00e9t\u00e9.\n\nIl y a dans la langue que j'emploie en ce moment, le fran\u00e7ais je crois, un temps verbal que j'affectionne. Il s'appelle le futur ant\u00e9rieur. Je m'en sers pour rep\u00e9rer le pr\u00e9sent, qui me pose le plus de probl\u00e8mes. Ainsi je sais que le soleil se l\u00e8ve tous les jours (il ne s'est pas lev\u00e9 encore, le ciel est clair, bleu clair et brumeux, ce qui d'habitude l'annonce, mais, sait-on jamais,...). Je le sais de certitude parce que je sais que demain je saurai qu'il se sera lev\u00e9 aujourd'hui. Je le vois, je m'en souviens, je le sais.\n\nCe temps verbal est particuli\u00e8rement utile pour apaiser mes inqui\u00e9tudes sceptiques, que les particularit\u00e9s de mon existence rendent parfois taraudantes. Pour que vous compreniez bien ce qui est en question je reproduis ici pour vous un apologue, que j'ai lu quelque part (ou vais lire, peu importe) :\n\nLa couleur des yeux de la femme de Goodman\n\nTel est le titre. Il y a aussi un sous-titre :\n\n\u00ab On being grue \u00bb\n\nGoodman avait eu une jeune femme, qu'il aimait beaucoup. Tous les matins en s'\u00e9veillant (il s'\u00e9veillait t\u00f4t) il la regardait dormir, et, plus tard, quand elle s'\u00e9veillait \u00e0 son tour, il lui disait : \u00ab Ce que j'aime par-dessus tout ce sont tes yeux ; tes beaux yeux bruns. \u00bb Elle souriait et ne disait rien.\n\nUn matin, Goodman se sentit troubl\u00e9. Sa jeune femme dormait, sous ses paupi\u00e8res ses yeux n'\u00e9taient pas visibles et il se dit : \u00ab Et s'il se trouvait que ses yeux fussent verts, ou bleus, je ne pourrais le supporter. \u00bb Elle s'\u00e9veilla, lui sourit, ses yeux \u00e9taient bruns comme tous les autres matins, mais il ne fut pas rassur\u00e9.\n\n\u00ab Qu'as-tu ? \u00bb lui dit-elle \u00e0 quelque temps de l\u00e0 ; car le trouble de Goodman n'avait pas cess\u00e9 : il \u00e9tait devenu une angoisse qui ne lui laissait pas de repos.\n\n\u00ab Je t'aime \u00bb, lui dit-il. \u00ab J'aime particuli\u00e8rement tes yeux quand tu t'\u00e9veilles et que je les regarde pour la premi\u00e8re fois de la journ\u00e9e. J'aime tes yeux parce qu'ils sont bruns. Mais comment puis-je \u00eatre s\u00fbrs qu'ils le sont ? je n'aimerais pas d\u00e9couvrir qu'ils sont bleus, ou verts.\n\n\u00ab J'\u00e9tais s\u00fbr \u00bb, reprit Goodman, \u00ab que tes yeux sont bruns parce que tous les matins, depuis que nous dormons ensemble, je les ai regard\u00e9s et ils ont \u00e9t\u00e9 bruns. Mais si **vreuse** \u00e9tait leur couleur ? \u00bb\n\n\u00ab Vreuse ? \u00bb dit-elle.\n\n\u00ab Je dirai que leur couleur est le **vreux** dans les deux cas suivants : il s'agit d'un matin pass\u00e9, o\u00f9 j'ai vu tes yeux, et c'est alors la couleur brune ; ou bien il s'agit de demain et c'est le vert, ou le bleu. Tous les jours jusqu'\u00e0 aujourd'hui, plus d'un millier, tes yeux ont \u00e9t\u00e9 bruns, donc 'vreux' : ils seront donc vreux encore demain ; c'est-\u00e0-dire verts, ou bleus. Je ne peux donc plus \u00eatre s\u00fbr de cela, leur couleur. Voil\u00e0 ce qui me trouble. \u00bb\n\nMadame Goodman ne dit rien encore, mais cette nuit-l\u00e0, le regardant \u00e0 la d\u00e9rob\u00e9e, elle vit qu'il pleurait.\n\n\u00ab Mes yeux \u00bb, lui dit-elle le lendemain au r\u00e9veil, \u00ab chaque fois que tu les a regard\u00e9s, ont \u00e9t\u00e9 bruns ; tout ce qu'il te faut, tout ce dont tu as besoin d'\u00eatre certain, c'est que demain, quand tu les auras regard\u00e9s, ils auront \u00e9t\u00e9 bruns. Appelons **bbrune** , si tu le veux bien, cette qualit\u00e9 de mes yeux. Appelons **vvreuse** cette autre qualit\u00e9, celle que tu redoutes : que mes yeux ont \u00e9t\u00e9 bruns et que demain, quand tu les auras regard\u00e9s, ils auront \u00e9t\u00e9 verts, ou bleus. Mes yeux, tu en conviendras, ont toujours \u00e9t\u00e9 'bbruns'. Ils le seront encore demain. Ils ont aussi \u00e9t\u00e9 'vvreux' ; ils le seront encore demain. Mais o\u00f9 est, pour toi, la diff\u00e9rence ? S'ils sont encore 'vvreux' demain, cela veut dire que demain, quand tu les auras regard\u00e9s, ils auront \u00e9t\u00e9 bruns, et que le jour suivant, apr\u00e8s-demain, ils auront \u00e9t\u00e9 verts, ou bleus. Mais qu'importe ?\n\n\u00ab Mes yeux, peut-\u00eatre, quand je dors, sont bleus, ou verts, ou d'une autre couleur, ou d'aucune, comme les objets, qui sont apatrides. Mais, sois-en s\u00fbr, toujours, quand je m'\u00e9veillerai pour toi, quand tu auras regard\u00e9 mes yeux, ils auront \u00e9t\u00e9 bruns. \u00bb\n\nAinsi parla la femme de Goodman, n\u00e9e Hume.\n\nEt il en fut ainsi : tous les matins, tant qu'elle v\u00e9cut encore, il regarda ses yeux au moment de son r\u00e9veil, et ils furent bruns.\n\nWell.\n\nJ'aurais bien aim\u00e9 que cette m\u00eame langue que j'utilise aujourd'hui poss\u00e8de le temps verbal sym\u00e9trique du futur ant\u00e9rieur, que j'aurais appel\u00e9 le pass\u00e9 post\u00e9rieur, mais ce n'est pas le cas malheureusement. (Et je ne peux pas entreprendre la r\u00e9forme de la langue dans ce sens ; ce n'est point dans mes attributions.)\n\nAinsi, quand on \u00e9crit ici, par exemple : \u00ab Hugo Vernier est n\u00e9 en 1836, date du centenaire par anticipation de la naissance de Georges Perec. Pauvre, malgr\u00e9 de brillantes \u00e9tudes, il n'ira pas \u00e0 l'universit\u00e9 et sera oblig\u00e9 de gagner quelque temps sa vie comme employ\u00e9 de librairie. \u00bb\n\nQuand je lis ces mots, que je lis dans une brochure que j'ai devant les yeux, ces verbes au futur me troublent. Car je ne sais pas a priori s'ils d\u00e9signent un moment de la s\u00e9rie A du temps qui se place apr\u00e8s le moment pr\u00e9sent (s\u00e9rie B), ou s'il s'agit d'un moment post\u00e9rieur \u00e0 la naissance de ce Vernier mais encore ant\u00e9rieur \u00e0 mon pr\u00e9sent actuel. La seconde hypoth\u00e8se est la plus vraisemblable, comme je m'en rends compte en r\u00e9fl\u00e9chissant, mais quand m\u00eame... Les gens d'ici ne semblent pas troubl\u00e9s outre mesure par cet emploi, que je trouve insuffisamment pr\u00e9cis, du futur. Il est vrai qu'ils sont solidement install\u00e9s dans le pr\u00e9sent, eux. Mais revenons \u00e0 nos brontosaures, je veux dire \u00e0 nos moutons.\n\nQuand j'ai reconnu ma m\u00e9moire, quand je suis rentr\u00e9 en sa possession j'ai vu que, comme toutes les autres fois o\u00f9 je m'\u00e9tais trouv\u00e9 dans la m\u00eame situation, il me fallait partir \u00e0 la recherche du livre.\n\nJe dis 'le livre', j'\u00e9cris LE LIVRE (majuscules) pour simplifier. En ce moment et depuis, disons, quelques mill\u00e9naires, c'est un objet, quelque chose qui peut \u00eatre plus ou moins assimil\u00e9 \u00e0 un livre.\n\nIl n'en a pas \u00e9t\u00e9 toujours ainsi ; et il n'en sera pas toujours ainsi. Cela, LE LIVRE, fut autrefois tablettes d'argile ; il fut rouleaux de papyrus ; il fut codex de parchemin ; manuscrit illumin\u00e9 il fut, bourr\u00e9 de diagrammes trac\u00e9s sur v\u00e9lin issu de la mort de mille petits veaux mort-n\u00e9s ; il fut encore un imprim\u00e9 ; d'abord un incunable, puis un grand in-folio ; et ainsi de suite. Apr\u00e8s moi, il prendra d'autres formes encore ; j'en vois certaines, tr\u00e8s proches, d\u00e9j\u00e0 pr\u00e9sentes, qui utilisent des \u00e9crans ; j'en vois d'autres, loin dans la m\u00e9moire de mon futur (qui est, qui sait ?, aussi mon pass\u00e9 ; je les reconnais encore vaguement ; et j'en vois enfin d'autres, beaucoup plus tardives ou anciennes, que je ne sais pas interpr\u00e9ter.\n\nJ'ai dit que cela, que je vis, se poursuivrait 'toujours', mais par 'toujours' je veux seulement dire aussi loin que peut ma vision remonter dans le pass\u00e9, ou descendre dans le futur (ou le contraire).\n\nMais, me direz-vous, puisque votre m\u00e9moire est si bonne, et qu'elle contient du futur autant que du pass\u00e9, puisqu'en ce moment o\u00f9 vous vous adressez \u00e0 moi, la sixi\u00e8me voix silencieuse et virtuelle de ce feuilleton, moi l'auditeur, vous vous voyez \u00e0 la table que vous m'avez dite, en train d'\u00e9crire, n'est-ce pas que vous avez retrouv\u00e9 ce fameux livre qui vous tient tant \u00e0 c\u0153ur ? et par cons\u00e9quent que vous avez su tout de suite que vous le retrouveriez ? ; et par cons\u00e9quent je ne vois pas pourquoi vous me parlez d'angoisse, d'urgence et de recherche.\n\n\u00c0 cela je r\u00e9pondrai, je veux dire j'ai r\u00e9pondu, je veux dire je r\u00e9ponds :\n\n\u2013 Premi\u00e8rement que ma vision, du pass\u00e9 comme du futur ou du pr\u00e9sent n'est pas une vision du monde et des \u00e9v\u00e9nements qui s'y passent dans leur totalit\u00e9. Il s'en faut de beaucoup. L'immensit\u00e9 num\u00e9rique des \u00e9v\u00e9nements du monde auxquels j'ai assist\u00e9, assiste et assisterai est telle qu'ils ne peuvent pas tenir dans une des ces t\u00eates humaines ou animales que je suis forc\u00e9 d'emprunter. Ce n'est qu'en mes vies v\u00e9g\u00e9tales, min\u00e9rales ou ondulatoires que, il me semble, je les ma\u00eetrise \u00e0 peu pr\u00e8s bien ; et encore.\n\n\u2013 Deuxi\u00e8mement, que se souvenir n'est pas comprendre : voir dans son souvenir n'implique pas que l'on sache ce qu'on y voit. J'ai vu, alors, que j'\u00e9crirai, aujourd'hui, dans un livre. J'ai vu, alors, qu'il y aurait sur ma table, aujourd'hui, un livre.\n\nC'est en fait un cahier, dont la couverture porte un titre ; je ne vous dirai pas lequel. Permettez-moi de ne pas vous le dire ; ce serait pr\u00e9matur\u00e9 ; vous ne le comprendriez pas. De toute fa\u00e7on, soyons net, pas de faux-semblants entre nous : la v\u00e9rit\u00e9, rien que la v\u00e9rit\u00e9, l'\u00e2pre v\u00e9rit\u00e9, mais pas toute la v\u00e9rit\u00e9. De toute fa\u00e7on, dis-je, je n'ai pas l'intention de vous en dire plus qu'il ne faut. Bien des choses me sont impos\u00e9es par EUX (et ceci n'est qu'un pluriel rh\u00e9torique, de fausse majest\u00e9, car je ne sais pas si ON est pluriel, ou singulier, ou si le NOMBRE, si important pour moi, a le moindre sens constituable pour EUX). ON m'oblige \u00e0 beaucoup de choses, mais j'ai au moins cette libert\u00e9-l\u00e0.\n\nMais je ne savais pas, alors, o\u00f9 il se trouvait ; comme je ne vois pas, et ne sais pas, o\u00f9 il se trouvera dans le futur, quand il ne sera plus en ma possession.\n\nLe protocole, strict, de mon existence (une existence un peu particuli\u00e8re comme vous pouvez d\u00e9j\u00e0 vous en rendre compte, mais appelons l\u00e0 VIE (ou VIES)\n\n(il s'agit pour moi d'une vie unique et continue, la mienne ; mais \u00e0 votre jugement, limit\u00e9 en ce sens qu'il ne sait envisager que deux esp\u00e8ces de vies : des vies finies et continues, avec un commencement qui est nomm\u00e9 naissance et une fin qui est nomm\u00e9e mort ; d'autre part une vie sans commencement ni fin qui est attribu\u00e9e sans preuve \u00e0 un \u00eatre nomm\u00e9 Dieu (sans preuve du contraire d'ailleurs) ; pour vous la marque de la pluralit\u00e9 est n\u00e9cessaire ; ce troisi\u00e8me type de vie qui est le mien est inconnu ici, sauf peut-\u00eatre, partiellement, dans le cas des chats)),\n\nle protocole de ma vie, dis-je, impose \u00e0 ma m\u00e9moire des restrictions assez draconiennes, touchant pr\u00e9cis\u00e9ment ce livre (cette succession ininterrompue de livres, plut\u00f4t).\n\nNommons ce protocole R\u00e8gle des Temps.\n\nLe livre contient tout le savoir que nous amassons et devons transmettre, nous et les miens, pendant une portion de ma vie situ\u00e9e entre deux de mes naissances (ou, c'est la m\u00eame chose, entre deux de mes morts) (je simplifie un peu la situation, comme on aura l'occasion de nous en rendre compte, puisque nous allons passer un certain temps radiophonique ensemble). Appelons ce que contient le livre Message des Temps.\n\nJe relis ce dernier alin\u00e9a et je me rends compte que je n'ai pas encore parl\u00e9 de mes compagnons de route labeur infortune, fr\u00e8res et s\u0153urs de combat et d'esp\u00e9rance (comme vous voudrez). Comme vous \u00eates irr\u00e9m\u00e9diablement vou\u00e9s \u00e0 la lin\u00e9arit\u00e9 sinon des r\u00e9cits, du moins de la lecture de leur narration, cela vous arr\u00eate et vous agace ; soyez patients, s'il vous pla\u00eet. Contrairement aux apparences je dis ce qu'il faut quand il faut et je dis maintenant qu'\n\nen la marche de gaule & de petite bertaigne auoit. ij . Rois anchienement . qui estoient freire germain . & auoient a femmes . ij . serours germaines. Li uns des . ij . Rois auoit non li Rois ban de benoich . & li autres rois auoit non li rois bohours de gannes . Li Rois bans estoit viex hom. & sa feme iouene . & molt esoit bele & boine dame . & am\u00e9e de boines gens. ne onques de lui nauoit eu enfant que . j . tout seul qui vales estoit . & auoit non lancelos en sournon. mais i auoit non en baptesme galahad . Et che pourcoi il fu apeleis lancelos che deuisera bien li contes cha auant. Car li liex ni est ore mie ne la raisons, anchois tient li contes sa droite voie....\n\n..........\n\nToutes mes excuses, et les plus plates s'il vous pla\u00eet, j'ai switch\u00e9 un moment dans la lign\u00e9e temporelle, moment la dur\u00e9e duquel je ne peux pr\u00e9ciser car je vois que mon feutre mauve PILOT-POINT... a gliss\u00e9 sur le papier en lignes in\u00e9gales, et mon souvenir m'a ramen\u00e9 une version tr\u00e8s ancienne de mon \u00e9crit, qui n'a rien \u00e0 faire ici. C'est peut-\u00eatre la couleur qui est en cause. Je vais changer d'instrument d'\u00e9criture. (De tels contretemps f\u00e2cheux ne m'arrivaient pas avec la plume d'oie, je vous assure ; encore moins avec la pointe poin\u00e7onnant la tablette d'argile. Il me fallait une sacr\u00e9e concentration, quand je serai \u00e0 Babylone, pour faire mon compte rendu, comme prescrit.)\n\n# CHAPITRE 6\n\n# Pi(e) in the Sky(e)\n\n* * *\n\nLa suppression des marqueurs num\u00e9riques des instantproses, dans la version destin\u00e9e \u00e0 publication de la branche cinq, n'est pas la seule alt\u00e9ration qu'aura subie la **version mixte** pour passer \u00e0 l'\u00e9tat, consid\u00e9rablement modifi\u00e9, de **version mixte*.**\n\nJacques Roubaud \u2013 'le grand incendie de londres', \nbranche 5, chapitre 6 \u2013\n\n## \u00a7 41 Je commence \u00e0 composer ce chapitre, sixi\u00e8me et avant-dernier de la version mixte* de la branche cinqui\u00e8me de ma s\u00e9quence de livres plac\u00e9s sous le titre g\u00e9n\u00e9ral de 'le grand incendie de londres', le lundi neuf juillet deux mille un \u00e0 neuf heures sept,\n\nJe commence \u00e0 composer ce chapitre, sixi\u00e8me et avant-dernier de la **version mixte*** de la branche cinqui\u00e8me de la s\u00e9quence de livres que j'ai plac\u00e9s sous le titre g\u00e9n\u00e9ral de **'le grand incendie de londres'** , le lundi neuf juillet deux mille un \u00e0 neuf heures sept ; le 09\/07 \u00e0 09 h 07 donc. (L'expression 'de **'le grand incendie de londres'** ' m'appara\u00eet, sur l'\u00e9cran, bizarre ; elle me frappe distinctement \u00e9trange ; pourtant je ne parviens pas \u00e0 envisager d'\u00e9crire, \u00e0 sa place, 'du **'grand incendie de londres'** ', le titre que je cite \u00e9tant **'le grand incendie de londres'** (il est le mien par annexion depuis l'anglais ; et j'y tiens) et pas **'grand incendie de londres'**. J'ignore, en outre, quelle est la mani\u00e8re correcte de faire (bien que je m'en doute), et j'ai la flemme de chercher la solution dans le 'Gr\u00e9visse', _i.e._ 'Le bon usage' (j'ai peu l'habitude de lire les dictionnaires). Quand un cas de ce genre se produit, je reste g\u00e9n\u00e9ralement fig\u00e9 un bon moment, \u00e0 h\u00e9siter ou, m\u00eame si je n'h\u00e9site pas, si je suis certain de ce qui est correct, \u00e0 contempler la page 'comme une poule qui aurait trouv\u00e9 un couteau'. Il y a d'autres cas : lire, par exemple, comme je le fis voici quelque ann\u00e9e pass\u00e9e, sur une affiche publicitaire, \u00ab ils sont fous ces 'Bistrot Romain' \u00bb (une cha\u00eene de restaurants), o\u00f9 'Bistrot' et 'Romain' \u00e9taient sans 's final', m'arr\u00eata plusieurs fois, comme agac\u00e9 par une dent cari\u00e9e grammaticale (agacement dont je me demande s'il ne provenait pas de, tr\u00e8s loin, l'\u00e9poque de mon apprentissage \u00e9colier de la manipulation des pluriels).)\n\nJ'avais d\u00e9cid\u00e9, en fait, de commencer ce commencement (d\u00e9cisif on ne peut plus, vu qu'il s'agit de l'avant-dernier chapitre du livre o\u00f9 j'enferme ma branche) deux jours plus t\u00f4t, le samedi sept juillet (de la m\u00eame ann\u00e9e, dis-je (si le neuf juillet est un lundi, le sept juillet, vous en conviendrez, est un samedi, \u00e0 moins qu'on aie chang\u00e9 d'ann\u00e9e, qu'on soit en l'an 2xxx (je vous laisse le soin de calculer l'ann\u00e9e du vingt et uni\u00e8me si\u00e8cle la plus proche o\u00f9 le septi\u00e8me jour de juillet sera un samedi, et remplacer les trois 'x' par les chiffres qu'il faut))), \u00e0 sept heures sept (07\/07 \u00e0 07 h 07, par cons\u00e9quent), minute qui me paraissait satisfaisante num\u00e9riquement. N'y \u00e9tant pas parvenu, pour des raisons ind\u00e9pendantes de ma volont\u00e9, et que je ne d\u00e9taillerai pas, je m'\u00e9tais r\u00e9sign\u00e9 \u00e0 retarder au lendemain dimanche 8 (\u00e0 08 h 07, bien s\u00fbr) la pose du premier signe de ce premier paragraphe sur \u00e9cran (ne voulant pas laisser plus d'un mois en friche, en attendant qu'advienne une minute de qualit\u00e9 num\u00e9rologique \u00e9quivalente (qui serait le huit ao\u00fbt \u00e0 huit heures huit, \u00e9videmment (pourquoi ?))). La m\u00eame cause (non sp\u00e9cifi\u00e9e) ayant produit les m\u00eames effets retardateurs, me voil\u00e0 forc\u00e9 \u00e0 la pr\u00e9sente conjonction du 9 et du 7 (qu'en toute rigueur j'aurais d\u00fb \u00e9viter, en m'obligeant \u00e0 attendre encore au lendemain, et plus tard, \u00e0 10 heures et sept minutes (12 h 07 n'est pas m\u00eame \u00e0 discuter : \u00e0 midi, je d\u00e9jeune), mais j'ai estim\u00e9 que je risquais alors de n'avoir plus, si loin de l'heure de mon r\u00e9veil (d\u00e9j\u00e0 lointaine, comme chaque jour), le moindre courage prosa\u00efque et de me satisfaire (honteusement) d'un report suppl\u00e9mentaire de presque un mois (sous le pr\u00e9texte (m\u00e9diocre, j'en conviens) de retrouver alors le parfait quatuor de 8 (08\/08 \u00e0 08 h 08). Comme il se trouve par ailleurs que ce jour-l\u00e0 (le huiti\u00e8me d'ao\u00fbt) je ne serai vraisemblablement pas \u00e0 Paris (vous voulez savoir o\u00f9 je pense que je serai ? Vous \u00eates bien indiscret(s)(e)(es) !), il me faudrait encore remettre (et, le neuf septembre \u00e0 neuf heures neuf \u00e9tant trop nettement en infraction num\u00e9rologique (deux neufs, comme aujourd'hui, passe encore, mais quatre !), ce ne serait finalement que le dix octobre que je retrouverais une occasion propice (quant au onze novembre, quant au douze d\u00e9cembre, quant au treize janvier (janvier, treizi\u00e8me mois de l'ann\u00e9e pr\u00e9c\u00e9dente) n'y pensons pas ! C'est bien trop loin !)))).\n\nLa difficult\u00e9 (consid\u00e9rable) que j'\u00e9prouve \u00e0 aborder le chapitre 6 a deux causes principales. L'une, que je dirai en second, est li\u00e9e \u00e0 son contenu, \u00e0 la nature d'une partie de ce que j'ai d\u00e9cid\u00e9 d'y mettre. L'autre, que je dis en premier, beaucoup plus frivole, r\u00e9sulte du fait qu'il doit faire partie de la version particuli\u00e8re de la branche cinq que j'ai nomm\u00e9e la **version mixte**. Comme vous vous en souvenez peut-\u00eatre j'ai, \u00e0 la fin du chapitre deux, expliqu\u00e9 pourquoi je m'\u00e9tais mis, alors que j'avais pr\u00e9vu de composer seulement deux versions, la **version br\u00e8ve** et la **version longue** , \u00e0 donner \u00e0 la branche en question un troisi\u00e8me mode d'existence, baptis\u00e9 'mixte'. Cela a repr\u00e9sent\u00e9 un travail suppl\u00e9mentaire assez consid\u00e9rable : il m'a fallu pr\u00e9lever dans la **version longue** des mat\u00e9riaux suffisants, les priver de leurs couleurs, de leurs marques num\u00e9riques signal\u00e9tiques, leur redonner de la sobri\u00e9t\u00e9 parenth\u00e9tique, dont la **version longue** manque s\u00e9v\u00e8rement (par principe), sans tomber dans la s\u00e9cheresse sans digressions de la **version br\u00e8ve** (qui est s\u00e8che et sobre, par principe \u00e9galement).\n\nCes mat\u00e9riaux, j'ai \u00e9t\u00e9 amen\u00e9 \u00e0 les r\u00e9ordonner, \u00e0 les r\u00e9partir (diff\u00e9remment) en moments de r\u00e9cit et moments d'incises (seules insertions admises : la **version mixte** est sans bifurcations (ne me demandez pas pourquoi ; je vous le dirai peut-\u00eatre, mais pas encore)), afin d'harmoniser leur allure avec celle qui pr\u00e9vaut dans les branches pr\u00e9c\u00e9demment publi\u00e9es de mon ensemble romanesque. La version de branche qui est destin\u00e9e \u00e0 devenir livre dans la collection 'Fiction & Cie' (je l'\u00e9cris comme si c'\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 fait), n'est pas tout \u00e0 fait la **version mixte** elle-m\u00eame, qui s'ins\u00e8re en tiers grognon entre les **versions br\u00e8ve** et **longue**. Comme je l'ai fait dans la mise \u00e0 disposition pour impression des branches pr\u00e9c\u00e9dentes (branches une \u00e0 quatre), j'y ai supprim\u00e9 certaines indications num\u00e9riques : chaque paragraphe moment de prose (chaque momentprose), en effet, dans la version que je conserve, pour mon propre usage, sur \u00e9cran, est divis\u00e9 en alin\u00e9as, instantproses, qui sont num\u00e9rot\u00e9s. J'ai \u00e9vit\u00e9 au lecteur cet encombrement visuel (rendu plus bizarre encore par le recours \u00e0 un pr\u00e9fixe constant, l' _arowbase_ (je donne aux _arowbases_ une allure plus modeste, pour les rendre moins accroche-regard, en leur conf\u00e9rant un corps typographique petit, plus petit que le reste du texte (Times 8 au lieu de Times 14), mais comme je n'\u00e9tais pas s\u00fbr que cela suffirait \u00e0 les rendre acceptables (craignant m\u00eame l'effet contraire, d'attirer l'attention sur leur pr\u00e9sence insolite et arbitraire), j'ai pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 (et pr\u00e9f\u00e9rerai encore ici) les effacer enti\u00e8rement de la disquette remise \u00e0 la 'fabrication', d\u00e9partement auguste et d\u00e9cisif des \u00c9ditions), ce qui fait que vous ne lisez pas la **version mixte** \u00e0 l'\u00e9tat pur, mais une **version mixte** l\u00e9g\u00e8rement modifi\u00e9e, que je nomme **version mixte*** (ainsi s'explique, un peu tardivement j'en conviens, la parenth\u00e8se de mon titre).\n\n(On lit la phrase pr\u00e9c\u00e9dente et on reconna\u00eet qu'elle reproduit l'\u00e9pigraphe du chapitre, attribu\u00e9e \u00e0 'Jacques Roubaud'. On me fait remarquer, quand je me vante de l'invention de ce proc\u00e9d\u00e9 narratif, qu'il se trouve d\u00e9j\u00e0 dans 'La Chartreuse de Parme', de Stendhal. Reportons-nous en effet \u00e0 la page de titre de la deuxi\u00e8me partie ce roman. On y lit une \u00e9pigraphe (il y en a au d\u00e9but de tous les chapitres de 'Le Rouge et le Noir' (je n'\u00e9cris pas 'du 'Rouge et du Noir' (voir plus haut) ; c'est une habitude dans les romans, \u00e0 l'\u00e9poque (voir Pouchkine, passim))): \u00abPar ses cris continuels, cette r\u00e9publique nous emp\u00eacherait de jouir de la meilleure des monarchies. \u00bb Et, l\u00e0 est le charme, la r\u00e9f\u00e9rence de l'\u00e9pigraphe est : 'La Chartreuse de Parme (chap. XXIII)'. Si on relit maintenant le chapitre XXIII en question, on retrouve ais\u00e9ment le passage cit\u00e9 ; sauf que la citation qu'en fait l'\u00e9pigraphe n'est pas exacte : \u00ab avec ces propos de r\u00e9publiques, ces fous nous emp\u00eacheraient de jouir de la meilleure des monarchies \u00bb.\n\nLa suppression des marqueurs num\u00e9riques des instantproses, \u00e0 laquelle j'ai recours, dans la version destin\u00e9e \u00e0 publication de la branche cinq, comme je l'ai fait dans les branches pr\u00e9c\u00e9dentes, n'est pas, cette fois, la seule alt\u00e9ration que subit la **version mixte** pour passer \u00e0 l'\u00e9tat de **version mixte***. L'op\u00e9rateur de modification, l'\u00e9toile, *, agit aussi sur la pr\u00e9sentation typographique des momentproses, sur quelques fragments de phrase, ainsi que sur l'ordre et la num\u00e9rotation des chapitres. Je ne vais pas expliquer tout cela en d\u00e9tail ; mais je dis tout de suite quelques mots de la question de la num\u00e9rotation, \u00e9troitement d\u00e9pendante de la conception de la version mixte elle-m\u00eame (et n'est pas enti\u00e8rement masqu\u00e9e dans la **version mixte*** ).\n\n## \u00a7 42 Vous vous souvenez sans doute qu'ayant \u00e9t\u00e9 pr\u00e9venu par le directeur de la collection 'Fiction & Cie',\n\nVous vous souvenez sans doute (et si vous l'avez oubli\u00e9, vous retrouverez sans peine le passage en question dans le chapitre o\u00f9 il se trouve, pas tellement cach\u00e9) qu'ayant \u00e9t\u00e9 pr\u00e9venu par le directeur de la collection 'Fiction & Cie' du fait que ma **version longue** , avec ses nombreuses couleurs (entre autres \u00e9l\u00e9ments d\u00e9coratifs \u00e9ditorialement indigestes, le plus co\u00fbteux), \u00e9tait impubliable, j'avais, apr\u00e8s r\u00e9flexion, \u00e9cartant la solution, envisag\u00e9e sur le moment, d'une publication limit\u00e9e \u00e0 la **version br\u00e8ve** , imagin\u00e9, aid\u00e9 par le hasard objectif (le responsable de la d\u00e9signation de 'version mixte' \u00e9tant un philologue nomm\u00e9 Roach (je ne l'ai pas invent\u00e9 ; c'est ainsi ; chacun peut v\u00e9rifier)), le principe de la version que je vous pr\u00e9sente aujourd'hui. M'\u00e9tant aussit\u00f4t mis au travail, j'incorporai, tout naturellement, le r\u00e9cit de la conception de l'id\u00e9e de **version mixte** \u00e0 la **version mixte** et, ceci fait, envoyai au directeur de la collection un tirage-papier des quelques pages qui contiennent le r\u00e9cit des circonstances, tenants et aboutissants d'une telle d\u00e9cisive d\u00e9cision, afin de le pr\u00e9venir du fait que je ne lui soumettrais pas, comme il avait \u00e9t\u00e9 convenu \u00e0 la fin de notre fatale conversation, pour publication la **version br\u00e8ve** , mais cette nouvelle version (sans pr\u00e9ciser qu'il s'agirait, en fait, de la l\u00e9g\u00e8rement adapt\u00e9e **version mixte*** ).\n\nUsant d'un artifice de fiction puis\u00e9 chez les meilleurs auteurs, j'affectais d'exag\u00e9rer le choc de la d\u00e9ception qu'avait \u00e9t\u00e9 la disparition de mes espoirs de voir imprim\u00e9e, dans toute sa splendeur color\u00e9e, baroquement incrust\u00e9e dans les pages, et num\u00e9riquement surcharg\u00e9e, ma **version longue** , et je pr\u00e9tendais avoir \u00e9t\u00e9 plusieurs mois confin\u00e9 lourdement chez moi par le d\u00e9sespoir, dont je n'\u00e9tais sorti, pr\u00e9tendais-je, qu'avec peine. Je ne le disais pas ainsi brutalement, bien s\u00fbr, mais le laissais indirectement entendre, par saut brusque et sans autre explication d'un momentprose \u00e0 un autre (m'inspirant, pour obtenir l'effet d\u00e9sir\u00e9, de ce que je sais \u00eatre une disposition naturelle chez tout lecteur (et pas seulement chez un lecteur : en tout observateur de ph\u00e9nom\u00e8nes naturels) : interpr\u00e9ter comme causalement engendr\u00e9e toute suite d'\u00e9v\u00e9nements survenant en succession temporelle, la corr\u00e9lation r\u00e9sultant de la contigu\u00eft\u00e9 chronologique amenant, irr\u00e9sistible, l'id\u00e9e que l'\u00e9l\u00e9ment qui suit r\u00e9sulte, est amen\u00e9, est forc\u00e9 n\u00e9cessairement par celui qui le pr\u00e9c\u00e8de (l'id\u00e9e d'une causalit\u00e9 op\u00e9rant en sens inverse est, on le sait, terriblement contre-intuitive)).\n\nAffectant \u00e0 son tour de prendre \u00e0 la lettre ce que, dans mes lignes de prose, je disais de 'mon immobilisation' (cons\u00e9cutive, et non r\u00e9ellement cons\u00e9quence de notre entrevue), affectant simultan\u00e9ment de consid\u00e9rer ce que j'avais \u00e9cris comme la simple transcription d'un r\u00e9el biographique (bien fait pour moi ! voil\u00e0 ce que c'est de m'obstiner \u00e0 tenter d'inciter le lecteur \u00e0 croire sans le moindre soup\u00e7on \u00e0 ma v\u00e9ridicit\u00e9 (qui est enti\u00e8re, je vous l'assure)), le directeur de la collection me r\u00e9pondit aussit\u00f4t (r\u00e9ponse que je reproduis, partiellement, ci-apr\u00e8s), dans le m\u00eame ton et sur papier \u00e0 en-t\u00eate des \u00c9ditions du Seuil (qui offre aujourd'hui non seulement une adresse (postale) et un num\u00e9ro de t\u00e9l\u00e9phone, mais une adresse 'e-mail' et un num\u00e9ro de site web) :\n\nMon cher Jacques,\n\nJe ne savais pas que tu avais \u00e9t\u00e9 immobilis\u00e9. J'esp\u00e8re que tu vas bien maintenant.\n\nDonc, bien re\u00e7u la page-proposition d'une version dite 'mixte' de la branche 5.\n\nRendons hommage \u00e0 cet homme si bien nomm\u00e9 Roach qui, dans ton 'marasme marasmatique',..., t'a apport\u00e9 consolation et directive interm\u00e9diaire le jour pr\u00e9cis\u00e9ment o\u00f9 la retraite se pr\u00e9sentait radieusement \u00e0 l'horizon.\n\nCe pourrait donc \u00eatre la version Roach-Roche (l'inventeur et le ((presque)) destinataire).\n\n...\n\nDenis\n\nAyant profit\u00e9 de l'occasion qui m'\u00e9tait donn\u00e9e ainsi de 'fayoter' un peu (en caract\u00e8res 'Arial' (il est assez peu probable que ce jeu de caract\u00e8res soit consid\u00e9r\u00e9 acceptable par les services de fabrication ; mais je maintiendrai quand m\u00eame, je pense, la parenth\u00e8se qui r\u00e9v\u00e8le son emploi, par scrupule d'authenticit\u00e9)) aupr\u00e8s du directeur de la collection qui, je l'esp\u00e8re, va publier ces pages (sans r\u00e9clamer de droits pour l'emploi de fragments de sa correspondance), je note, avec int\u00e9r\u00eat (d\u00e9tail qui ne m'avait pas frapp\u00e9 quand j'ai re\u00e7u sa lettre), qu'il marque, comme vous pouvez voir, une parenth\u00e8se nouvelle, ouverte \u00e0 l'int\u00e9rieur d'une parenth\u00e8se, par un doublet de signes parenth\u00e9tiques ouvrants et fermants (mani\u00e8re de noter que je n'avais pas encore vue, mais qui, \u00e0 ce qu'on me dit, existe), et je me promets de me resservir de ce mode fort \u00e9l\u00e9gant de notation (par exemple dans un chapitre non encore \u00e9crit de ma **version longue** (o\u00f9 une petite dizaine de parenth\u00e8ses superpos\u00e9es prendront, alors, un aspect particuli\u00e8rement somptueux (avec, pourquoi non, variations rythmiquement r\u00e9gl\u00e9es de couleurs).\n\nComposer une version nouvelle de ma branche 5, d\u00e9j\u00e0 fort dure \u00e0 mettre en forme (rien que par son \u00e9tendue et le jeu de va-et-vient entre **version br\u00e8ve** et **version longue** ), je m'en rendis compte tr\u00e8s vite, allait me retarder encore dans l'accomplissement d'une t\u00e2che d\u00e9j\u00e0 tr\u00e8s (trop) lentement progressant. J'abordai donc ma **version mixte** , la non-pr\u00e9vue, avec des pr\u00e9ventions \u00e0 son \u00e9gard. Je ne l'aimais pas. Je voulais marquer que je ne l'aimais pas. Je ne savais trop, d'abord, comment manifester mon humeur. La traiter avec n\u00e9gligence, ou d\u00e9sinvolture ? Non. Les lecteurs ne doivent pas subir le contrecoup de mes difficult\u00e9s (que je me suis inflig\u00e9es \u00e0 moi-m\u00eame, nouveau Heautontimoroum\u00e8ne, comme dirait Baudelaire (\u00ab Je te frapperai sans col\u00e8re\/ Et sans haine, comme un boucher, \/ Comme Mo\u00efse le rocher ! \u00bb... (encore la roche !))). Je dois faire du mieux que je peux (m\u00eame si je peux peu), et donner \u00e0 lire quelque chose qui se lise sans trop de mal comme un tout autonome, ou bien (deuxi\u00e8me type de lecture) comme survenant normalement \u00e0 la suite des branches pr\u00e9c\u00e9demment publi\u00e9es. J'ai h\u00e9sit\u00e9 un bout de temps. Comme ci ? Non. Comme \u00e7a ? Non. Et si ? Pas davantage.\n\n## \u00a7 43 J'en suis venu \u00e0 trouver comment proc\u00e9der par un raisonnement.\n\nJ'en suis venu \u00e0 trouver comment proc\u00e9der par un raisonnement. La consigne devrait \u00eatre : faire diff\u00e9remment ; diff\u00e9remment de la **version longue** (et de la **version br\u00e8ve** aussi, cela va sans dire). Diff\u00e9remment comment ? En reprenant les diff\u00e9rentes consignes (certaines de ces consignes ont donn\u00e9 lieu \u00e0 des contraintes, que je n'ai pas encore expliqu\u00e9es ; ce que fera en partie la branche six (pour laquelle le probl\u00e8me est (sera) encore plus grave que pour la branche pr\u00e9sente, dans la mesure o\u00f9 elle (la branche 6) n'est faite (en sa premi\u00e8re de deux parties, d\u00e9j\u00e0 \u00e9crite) que d'une seule version, color\u00e9e, compt\u00e9e, en d\u00e9crochements et ench\u00e2ssements, amenuisements de corps typographiques, etc., pendant strat\u00e9gique de la **version longue** , mais sans l'existence de la moindre **version br\u00e8ve** ni, a fortiori, **mixte** (comment faire une version mixte sans un couple br\u00e8ve-longue, je vous le demande ?) (ce qui veut dire que, si impression il y a de ces versions-l\u00e0, ce ne sera pas chez le m\u00eame \u00e9diteur que les autres))), les vari\u00e9es et nombreuses consignes-contraintes (plus ou moins oulipiennes (d'oulipo s\u00e9mantique beaucoup)) qui m'ont guid\u00e9 jusqu'\u00e0 maintenant. Ce qui veut dire :\n\n\u2013 \u00e9tablir un plan pr\u00e9cis de la **version mixte** avant de commencer : de chacun de ses chapitres, de chacun de ses momentproses (et instantproses) ;\n\n\u2013 corriger, modifier, amplifier, revenir en arri\u00e8re chaque fois que le besoin s'en fera sentir (cr\u00e9er ce besoin au besoin (ou 'cr\u00e9er au besoin ce besoin' (vous pouvez choisir)));\n\n\u2013 agir en infraction aussi fr\u00e9quente et tordue que possible par rapport aux consignes-contraintes ;\n\n\u2013 transformer seulement les quatre premiers chapitres des **versions longue et br\u00e8ve** , et composer ensuite les autres ind\u00e9pendamment.\n\nCela veut dire ensuite :\n\n\u2013 \u00e9crire \u00e0 d'autres heures du jour que celles que je consacre aux **versions br\u00e8ve et longue** (consigne horaire respect\u00e9e au cours de l'\u00e9criture des branches pr\u00e9c\u00e9dentes).\n\nCela veut dire enfin :\n\n\u2013 r\u00e9partir l'\u00e9crit selon des d\u00e9coupages num\u00e9riques autres que ceux qui gouvernent les autres versions (et ce sont toujours les m\u00eames (avec quelque adaptation pour la **version longue** (je laisse ce d\u00e9tail de c\u00f4t\u00e9 ici) depuis le d\u00e9but de la premi\u00e8re branche)).\n\nJe vais d\u00e9velopper quelque peu ce dernier point, qui \u00e9clairera mon d\u00e9but de chapitre (servira \u00e9galement \u00e0 l'\u00e9lucidation de son titre et, partiellement, de son contenu).\n\nToutes les divisions de mon ouvrage, en ses diff\u00e9rentes branches (des ann\u00e9eproses fictives) et unit\u00e9s subordonn\u00e9es (parties (moisproses 'th\u00e9oriques'), insertions (incises et bifurcations), chapitres, moments de prose, instants de prose, tables, index,...) sont soumises \u00e0 des contraintes tr\u00e8s strictes d'ordre num\u00e9rique, dont le r\u00f4le central est jou\u00e9 par une suite de nombres entiers, que l'Oulipo d\u00e9signe comme nombres de Queneau. Ces contraintes agissent sur l'ordre des \u00e9l\u00e9ments, sur les quantit\u00e9s d'unit\u00e9s des diff\u00e9rentes esp\u00e8ces, sur les nombres de caract\u00e8res qui y sont employ\u00e9s, etc. . Quand je dis que les contraintes sont strictes, je dois introduire une restriction : dans certains cas, la contrainte est appliqu\u00e9e absolument ; dans d'autres cas elle est approch\u00e9e de tr\u00e8s pr\u00e8s ; dans d'autres elle est trait\u00e9e en limite d'un processus d'approximations successives ; dans d'autres enfin elle est soumise \u00e0 des d\u00e9viations r\u00e9gl\u00e9es (diff\u00e9rents types de 'clinamens' oulipiens). Dans tous les cas, la contrainte (num\u00e9rique) est pr\u00e9sente, comme r\u00e8gle, comme horizon, comme occasion de violations, de jeu, d'omissions. Je ne donnerai pas maintenant (la **version longue** est l\u00e0 pour \u00e7a) trop de d\u00e9tails ; seuls ceux qui m'importent pour la r\u00e9daction du chapitre en cours.\n\nEn simplifiant beaucoup, les principaux nombres de Queneau (les 9 premiers de la suite) intervenant dans la r\u00e9daction des branches sont :\n\n**1, 2, 3, 5, 6, 9, 11, 14, 18.**\n\nLes principaux nombres (nombres non-queneau) r\u00e9glant les dispositions de la **version mixte** et, partant, de la **version mixte*** de la **branche 5** sont (par cons\u00e9quent) :\n\n**4, 7, 8, 10, 12, 13, 15** (7 non-nombres de Queneau).\n\nJe joins \u00e0 cette liste le z\u00e9ro, **0** , qui n'est pas un nombre de Queneau (dans mon interpr\u00e9tation (conform\u00e9ment \u00e0 la convention relativement r\u00e9cente des alg\u00e9bristes qui veut que 1 ne soit pas un nombre premier (or, une condition n\u00e9cessaire pour qu'un nombre n soit un nombre de Queneau est que 2n+1 soit premier, ce qui donc n'est pas le cas pour 2 fois 0 +1))). (De toute fa\u00e7on, dans la perspective n\u00e9opythagoricienne romanesque o\u00f9 je m'inscris, 0 n'est pas m\u00eame un nombre.) Elle compte alors 8 items.\n\nLa situation, on s'en doute, n'est pas id\u00e9ale (j'ai de l'excuse : la **version mixte** et, partant, la **version mixte*** n'\u00e9taient point, au d\u00e9but, dans mon 'rolet' (comme disait Ma\u00eetre Pathelin), elles m'ont \u00e9t\u00e9 impos\u00e9es par les circonstances) :\n\n\u2013 Je ne peux rien contre le fait qu'il s'agit de la branche 5 (or 5 est un nombre de Queneau) (j'aurais pu, audacieusement, la baptiser 'branche 7', mais ce serait trop bizarre, troublant et incoh\u00e9rent).\n\n\u2013 Je ne peux rien non plus contre le fait qu'il y a un chapitre 1, un chapitre 2, un chapitre 3, un chapitre 5 et un chapitre 6 (le pr\u00e9sent chapitre) (et 6 est non seulement de Queneau, mais parfait (\u00e9gal \u00e0 la somme de ses diviseurs) (c'est presque le nombre de queneau par excellence (pour des raisons historiques))). (Dans la **version mixte** , avant sa transformation en **version mixte*** , je n'ai pas recul\u00e9 devant ce qui s'imposait : il y a un chapitre 0, suivi des chapitres 4, 7, 8, 10, 12 et 13 respectivement ; et pas de chapitre 1 (ni de chapitres 2, 3, 5 ou 6) (la **version mixte** est un peu plus satisfaisante pour mon esprit que la **version mixte*** ).)\n\nCependant, je me d\u00e9brouille du mieux que je peux dans une 'conjoncture difficile'.\n\n\u2013 Il y a sept chapitres (ou 'journ\u00e9eproses'). (Dans les branches ordinaires, un chapitre est plut\u00f4t une nuitprose (il faut prendre 'journ\u00e9eprose' comme r\u00e9f\u00e9rant aux heures diurnes).)\n\n\u2013 Chaque chapitre a un non-nombre de Queneau de momentproses : 7 pour le premier, huit pour le second, sept de nouveau pour le troisi\u00e8me, dix pour le quatri\u00e8me, huit pour le cinqui\u00e8me et le sixi\u00e8me, quatre pour le chapitre 7 et dernier. Cela fait 52 momentproses en tout. 52 n'est pas un nombre de Queneau. (Il est tr\u00e8s pr\u00e8s de 53, nombre oulipiennement important, \u00e9tant non seulement de Queneau, mais premier et associ\u00e9 fermement \u00e0 la m\u00e9moire de Georges Perec (dont le dernier roman, inachev\u00e9, a pour titre '53 jours'); cela est bon.)\n\n(On remarquera sans doute que 7+8, \u00e9gal \u00e0 15, nombre total des momentproses des deux premiers chapitres, comme 7+8+7, \u00e9gal \u00e0 22, 7+8+7+10, \u00e9gal \u00e0 32, 7+8+7+10+8, \u00e9gal \u00e0 40, et 7+8+7+10+8+8, \u00e9gal \u00e0 48 sont tous, comme 52, des nombres qui ne sont pas de Queneau. (Ils ont \u00e9galement l'avantage de ne pas \u00eatre des nombres premiers.))\n\n\u2013 Les instantproses, divisions obligatoires des momentproses, ne sont pas indiqu\u00e9s dans la **version mixte*** , mais sont pr\u00e9sents tacitement (ils sont not\u00e9s et num\u00e9rot\u00e9s dans la **version mixte** , r\u00e9dig\u00e9e pr\u00e9alablement). Ils sont tous conformes \u00e0 la consigne de non-quenellicit\u00e9. Et cela de mani\u00e8re telle que le nombre total des instantproses par chapitre, et leur nombre total pour la branche soit lui aussi, un non-queneau-nombre.\n\nJ'arr\u00eate sur ce sujet.\n\nC'est un sujet qui lasse.\n\nPoint trop n'en faut.\n\n(Une derni\u00e8re remarque, toutefois : je marque, d'un signal encore, le caract\u00e8re moralement (du point de vue de l'intention de prose qui est celle de **'le grand incendie de londres'** ) d'une autre mani\u00e8re : je me r\u00e9serve de ne pas respecter scrupuleusement les consignes que je viens de vous dire (ainsi, d'ailleurs, que celles que je ne vous ai pas dites). Par exemple : le nombre de lignes d'un instantprose est, dans le cours ordinaire de la composition, assujetti \u00e0 des contraintes quenelliennes (cela va sans dire) ; donc, dans la mis\u00e9rable (disons plut\u00f4t malheureuse) **version mixte** , ce sont les non-nombres de queneau qui r\u00e8gnent sur ces donn\u00e9es, comme sur les autres. Dans le chapitre pr\u00e9sent, commen\u00e7ant, je me suis fermement soumis \u00e0 la contrainte. Bien entendu, on ne peut le v\u00e9rifier que sur mon \u00e9cran o\u00f9 le texte est en Times 14, 48 lignes par page (nombre pas-queneau). Le premier instantprose occupe 8 lignes, le second 13, le troisi\u00e8me 34, le quatri\u00e8me 32, le cinqui\u00e8me 16, le sixi\u00e8me 24, le septi\u00e8me 13... (cumulativement : 8, 21, 55, 87, 103, 127, 140 (pas un seul nombre de queneau dans tout \u00e7a)). Mais il arrivera peut-\u00eatre que je corrigerai, amendant, retranchant ou ajoutant ce d\u00e9but ; les effets de la consigne, dans l'\u00e9tat final, seront effac\u00e9s. Il n'emp\u00eache qu'elle aura agi sur la composition.) (En plus, la **version mixte*** pr\u00e9sente des diff\u00e9rences avec la **version mixte** , sa source ; alors...)\n\nJe passe \u00e0 un autre sujet.\n\nJ'\u00e9cris la **version mixte** \u00e0 des heures autres que celles qui sont acceptables selon mes consignes habituelles. L'heure o\u00f9 je commence, le matin, doit \u00eatre \u00e9galement gouvern\u00e9e par la r\u00e8gle d'\u00e9vitement des nombres de Queneau. C'est pourquoi 8 h 07 le 8 juillet (septi\u00e8me mois de l'ann\u00e9e) aurait \u00e9t\u00e9 tr\u00e8s acceptable. C'est pourquoi 9 h 07 le 9 juillet n'est pas bon. Mais, pour expliquer le fait que cette heure (et ce jour) n'\u00e9taient pas id\u00e9aux, j'ai \u00e9t\u00e9 amen\u00e9 \u00e0 vous faire part de ce que je viens de pr\u00e9ciser, et ce n'est pas si mal (dans la perspective narrative o\u00f9 je suis en train de me placer). (Le 9, 9 h 07 est largement d\u00e9pass\u00e9. Il est 8 heures et trente-quatre minutes, le 10 (du m\u00eame mois). Excellent.)\n\n## \u00a7 44 \u00c0 la veille de l'\u00e9t\u00e9, le 20 juin, nous avons pris \u00e0 Charles-de-Gaulle 1, un avion de la compagnie British Airways en direction de Glasgow.\n\n\u00c0 la veille de l'\u00e9t\u00e9, le 20 juin, nous avons pris \u00e0 Charles-de-Gaulle 1, un avion de la compagnie British Airways en direction de Glasgow. J'avais la place 17B. Il y eut une escale \u00e0 Manchester. Le Townhouse Hotel, choisi (rapido) sur prospectus, est situ\u00e9 un peu en marge du centre, \u00e0 une demi-heure \u00e0 pied des deux gares principales, la Central Station et la Queen Street Station, d'o\u00f9 partent les trains pour Mallaig, par Fort William. Situ\u00e9 dans le Royal Crescent, qui s'arc-de-cercle sur Sauchiehall Street, il m'\u00e9voquait (avant d'y \u00eatre) l'h\u00f4tel habituel de mes s\u00e9jours \u00e0 Londres, le Crescent Hotel, Cartwright Gdns, crescentueux lui aussi. Mais Sauchiehall est tr\u00e8s passante, \u00e0 la diff\u00e9rence de Marchmont, ce que j'eus l'occasion de v\u00e9rifier pendant la nuit du 29 au 30, au retour, dans le m\u00eame h\u00f4tel, chambre 3. \u00c0 l'aller, la chambre 1 \u00e9tait en sous-sol, sa fen\u00eatre exhibait, au-dehors, un terrain quasi vague-poubelles-d\u00e9tritus m\u00e9talliques typiquement glaswegiens, mais pas de bruits de voitures.\n\nPour atteindre Mallaig, on prend un train. La demoiselle de l'office du tourisme \u00e9cossais, \u00e0 Londres, me confirmant que la ligne \u00e9tait toujours en service, ajouta que ce voyage ferroviaire \u00e9tait non seulement spectaculaire, mais sans aucun doute le plus beau du monde. Je n'irai pas jusque-l\u00e0, mais il est vrai que la lente mont\u00e9e (lente) vers le nord dans les montueuses collines coup\u00e9es de fjords falaiseux, de lochs et de moutons, suivie d'une lente descente vers l'oc\u00e9an est magnifique. L'allure est calme ; on a tout le temps d'admirer (cinq heures). Le conducteur arr\u00eate le train dans une petite station mitoyenne afin que les voyageurs puissent fumer (on ne fume d\u00e9j\u00e0 plus dans les trains !), prendre un th\u00e9, faire quelques pas sur le quai (le vendeur ambulant y a descendu sa voiturette). Il fait un autre arr\u00eat sur un fameux viaduc (reproduit panoramiquement en de nombreuse cartes postales), pour qu'on puisse prendre les photos qui s'imposent. Les habitu\u00e9s du parcours guettent, du coin de l'\u0153il, et avec une l\u00e9gitime fiert\u00e9, les regards admiratifs des non-initi\u00e9s. En d\u00e9pit des pr\u00e9visions m\u00e9t\u00e9o extraites de l'internet avant mon d\u00e9part, il n'a pas plu. Une averse se d\u00e9cide in extremis au moment de rejoindre le ferry qui, en une vingtaine de minutes, conduit \u00e0 Armadale, au sud de l'\u00eele de Skye.\n\nLe point d'arriv\u00e9e, choisi aussi sur prospectus, apr\u00e8s consultation d'une carte (sommaire), est Atholl Hotel, \u00e0 Dunvegan (au nord-ouest). Un autobus, quasi vide, en une heure et demie rejoint la capitale, Portree. Tous les noms de localit\u00e9s sont bilingues (les noms scottish-ga\u00e9liques en vert). On n'entend personne parler cette langue. On pense aux panneaux bilingues fran\u00e7ais-occitan du Languedoc. Portree est g\u00e9n\u00e9ralement vide, sauf aux courtes heures o\u00f9 les cars de touristes, venus d'Inverness ou Glasgow, leur entr\u00e9e facilit\u00e9e par la r\u00e9cente ouverture d'un pont, d\u00e9versent leurs cargaisons d'Allemands, Anglais, Am\u00e9ricains et Japonais. Le premier jour de l'\u00e9t\u00e9, le 21 juin (et les jours suivants, d'ailleurs), il n'y en a gu\u00e8re. Peut-\u00eatre sont-ils plus nombreux en juillet, en ao\u00fbt. En tout cas, d\u00e8s six heures du soir la place (il n'y en a qu'une), Portree Square, est quasi vide. Le dernier 'car' pour Dunvegan part \u00e0 17 h 35. C'est un autobus de la compagnie Nicolson, de Borve. Les \u00c9cossais sont habitu\u00e9s \u00e0 des temp\u00e9ratures point trop \u00e9lev\u00e9es. Dans le train une dame avait ouvert une fen\u00eatre. L'air ext\u00e9rieur p\u00e9n\u00e9trait nettement dans le wagon, sans g\u00eaner apparemment personne. Un rhume s'ensuivit qui frappa d'abord PCR, jeune et sensible ; avant de m'affecter moi aussi, beaucoup plus vieux et coriace. Dans un premier temps, je me consid\u00e9rai (\u00e0 tort) comme immune. Il \u00e9tait difficile, dans ces conditions, de r\u00e9sister \u00e0 l'app\u00e2t que constituait le fait que la compagnie d'autobus avait son si\u00e8ge \u00e0 Borve. J'entamai donc un po\u00e8me, par la strophe suivante :\n\nTu rempliras de ta morve\n\nTous les Nicolsons de Borve\n\nIls te verront d'un \u0153il torve\n\nMonter dans leurs autobus\n\nS'ils dis'nt que tu les \u00e9nerves\n\nTu r\u00e9pondras plein' de verve\n\nFaut bien que mes mouchoirs servent\n\nEn montant dans l'autobus\n\nJ'aurais bien poursuivi par des strophes \u00e0 rimes en arve, urve, irve. 'Larve' se pr\u00e9senta spontan\u00e9ment, mais je ne trouvai pour suivre qu'Algarve. Le rhume m'ayant attrap\u00e9 \u00e0 mon tour, mon z\u00e8le tomba et le po\u00e8me reste tristement incomplet. (Mon vieux dictionnaire de rimes me sugg\u00e8re Arve, 'rivi\u00e8re torrentielle des Alpes, qui, n\u00e9e au col de Balme, draine le massif du Mont-Blanc', etc.) (Pour urve se propose 's'incurve', qui irait bien (\u00e0 cause du rhume) avec 'usurpe' et avec 'turbe' (mausol\u00e9e islamique, haute tour isol\u00e9e couverte d'une toiture conique) ; mais irve, que faire avec irve ??? (le rhume, toujours le rhume, sugg\u00e8re 'birbe' et 'extirpe' ; avec \u00e7a, je pourrais peut-\u00eatre le terminer).)\n\nComme nous attendions le d\u00e9part de l'autobus, install\u00e9s avec nos sacs, une dizaine de minutes avant l'heure, un jeune gar\u00e7on d'une dizaine d'ann\u00e9es arriva, extr\u00eamement press\u00e9 et affair\u00e9, demanda combien il restait de temps jusqu'au d\u00e9part, s'en alla, extr\u00eamement press\u00e9 et affair\u00e9 dans une direction myst\u00e9rieuse pour une t\u00e2che myst\u00e9rieuse, d'une extr\u00eame importance, qu'il \u00e9tait seul \u00e0 pouvoir accomplir, et revint, aussi press\u00e9 et myst\u00e9rieux, une minute apr\u00e8s l'heure pr\u00e9vue pour le d\u00e9part. Mais le conducteur l'avait attendu. Une jeune fille, dans le fond du car, avait dit : il va arriver ; il est all\u00e9 faire une photocopie. Nous l'avons revu plusieurs fois dans l'\u00eele, \u00e0 Portree, et \u00e0 Dunvegan, o\u00f9 il habitait sans doute. Il \u00e9tait instantan\u00e9ment reconnaissable ; pas \u00e0 son visage, mais \u00e0 son allure ; car il allait chaque fois toujours seul, toujours affair\u00e9, extr\u00eamement press\u00e9 pour l'accomplissement d'une t\u00e2che toujours myst\u00e9rieuse.\n\nL'Atholl Hotel de Dunvegan, devant lequel le conducteur de bus, obligeamment nous posa, nous vit arriver avec une \u00e9vidente surprise (due \u00e0 notre allure g\u00e9n\u00e9rale, et \u00e0 notre accoutrement, entre autres inad\u00e9quations \u00e0 l'esprit, serein, traditionnel et 'homely' du lieu) mais resta digne et impassible (en sa repr\u00e9sentante). Il \u00e9tait un peu moins de sept heures du soir, heure du Royaume-Uni, et la dame qui nous r\u00e9ceptionnait supposa que \u00ab you will have dinner with us \u00bb. Le d\u00eener \u00e9tait imminent. Descendant nous f\u00fbmes pos\u00e9s \u00e0 une petite table basse dans un petit salon jouxtant le bar o\u00f9 un jeune homme aux joues assez marqu\u00e9es, vers le haut, de rougeur, pr\u00e9sidait. Un trio, \u00e0 une autre table, \u00e9tait pr\u00e9sid\u00e9 par une dame imposante, d'\u00e2ge respectable, et sourde, qui exprimait \u00e0 haute voix son opinion (d\u00e9favorable) sur les opposants \u00e0 la mondialisation du c\u00f4t\u00e9 de G\u00f6teborg. Ses compagnons (un couple de l'Ohio) opinaient. Un vieux gentleman genre colonel en retraite de l'arm\u00e9e des Indes, commanda un whisky, puis une bi\u00e8re. On nous pr\u00e9senta la carte du d\u00eener, et la carte des vins. Intimid\u00e9, je d\u00e9cidai un Sancerre. Nous chois\u00eemes. Nous regardions avec inqui\u00e9tude la table (un petit gu\u00e9ridon plut\u00f4t) o\u00f9 nous \u00e9tions bassement assis, ne voyant pas comment elle pourrait accommoder ne serait-ce que deux assiettes. Apr\u00e8s une forte demi-heure, nous compr\u00eemes, quand l'invitation nous fut faite de passer dans la 'dining room', notre erreur d'interpr\u00e9tation. Il ne pleuvait pas. Le jour ne finissait pas. Dans la chambre, le calme \u00e9tait calme, reposant, doux. Au dehors, les quelques maisons de Dunvegan, au bord de l'eau.\n\n## \u00a7 45 Au-dehors, les quelques rares maisons de Dunvegan, au bord de l'eau, pendant le tr\u00e8s peu de nuit\n\nAu-dehors, les quelques rares maisons de Dunvegan*, au bord de l'eau, pendant le tr\u00e8s peu de nuit (la latitude), tr\u00e8s peu obscure (pas d'amical silence de lune, cependant) (j'observe par la fen\u00eatre). Apr\u00e8s le breakfast mod\u00e9r\u00e9ment typical scottish (pas de haggis, h\u00e9las ; une tranche de boudin noir ; toasts, fried egg, etc.), servi tr\u00e8s, tr\u00e8s tr\u00e8s lentement aux quatre tables, le bord de l'eau, le vraiment tr\u00e8s peu de maisons de Dunvegan, le bord du bout de la langue fjordesque du Loch Dunvegan, \u00e0 mar\u00e9e presque haute, est couvert d'un ciel vraiment bleu, qui surprend un peu, \u00e9tant donn\u00e9 les pr\u00e9visions m\u00e9t\u00e9orologiques sur cinq jours emprunt\u00e9es au 'web' que j'avais consult\u00e9es la veille du d\u00e9part et qui annon\u00e7aient, en alternance, 'rain' et 'showers' avec des temp\u00e9ratures 'low' comme 'high' plut\u00f4t modestes (de l'ordre du 10 celsius au 15 (en farenheit, \u00e7a a l'air plus cons\u00e9quent)).\n\n(Avant de me mettre \u00e0 la r\u00e9daction de ce chapitre, j'ai re-consult\u00e9 'Yahoo-Weather'.\n\nJ'ai droit \u00e0 des bulletins pour des tas de pays et des tas de villes dans ces tas de pays. Je regarde Manchester, \u00e0 tout hasard (\u00e0 cause de l'escale ; pas de temp\u00eate annonc\u00e9e qui pourrait retarder, g\u00eaner l'atterrissage), mais r\u00e9siste \u00e0 la tentation d'aller chercher ce qui se passer et passera \u00e0 abidjan, rome, issoudun, \u00e9tretat, buenos-aires, lyon, omsk, ulm, irkoutsk, southampton, ou exeter. Sur la page web, je suis les instructions. Je passe de 'W' \u00e0 'E' puis \u00e0 'United Kingdom', enfin \u00e0 'Skye'. Je parviens \u00e0 'Skye today'.\n\nRain Hi 11, Low 9\n\n---\n\n5-Day Porecast\n\nToday | Tomorrow | W | Thu | Fri\n\nrain | rain | rain | rain | rain\n\n11 | 10 | 12 | 8 | 7\n\n09 | 05 | 06 | 6 | 5\n\n\u00e0 chaque jour correspond un commentaire pictogrammique : un cercle gris-rose o\u00f9 quatre gouttes bleues signifient la pluie.\n\nLa pr\u00e9vision du 20 juin \u00e9tait un peu plus vari\u00e9e ; des 'showers' s'ajoutaient aux 'rain'.)\n\nDans la nuit du 21 au 22, pas de pluie. le 22 au matin, au bord de l'eau, pas de pluie. En fait, la pluie fut quasiment absente de tout le s\u00e9jour, une seule belle averse dans l'autobus ramenant au ferry. Et il fit chaud, presque chaud, bien une vingtaine de degr\u00e9s aux heures de midi. Pas d'arbres au bord des routes, coups de soleil. On va \u00e0 Skye et on revient avec des coups de soleil.\n\nDans la nuit, au matin naissant, avant les quelques voitures de dunveganiens, puis, plus pr\u00e8s de midi, celles de touristes attir\u00e9s par le c\u00e9l\u00e8bre Dunvegan Castle, demeure historique du clan McLeod, on est baign\u00e9 de silence.\n\nChaque silence en un lieu est son propre silence qui ne se confond avec aucun autre. Chaque silence de chaque lieu a sa qualit\u00e9 individuelle qui d\u00e9pend de la palette des bruits dont le lieu est p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 quand il n'est pas silencieux. Le silence dunveganien (et plus g\u00e9n\u00e9ralement le silence skyien) que j'ai \u00e9prouv\u00e9, savour\u00e9, dont je me suis imbib\u00e9, que j'ai emmagasin\u00e9 pour m'en ressouvenir (cherch\u00e9 \u00e0 emmagasiner : une illusion certes, mais bien douce) \u00e9tait un silence de non-pluie, c'est-\u00e0-dire un silence qui conservait en arri\u00e8re-plan le bruit de pluie ; et un silence de brume ; et un silence de petites averses (pour un habitant de l'\u00eele, il aura \u00e9t\u00e9, sans aucun doute, en ces jours un silence plus marqu\u00e9 de temp\u00eates, et d'averses fortes, et de petites pluies persistantes ; il aurait \u00e9t\u00e9 m\u00e9lang\u00e9 de l'absence d'une vari\u00e9t\u00e9 beaucoup plus grande de bruits, o\u00f9 de toute fa\u00e7on aura domin\u00e9 la chute des eaux du ciel, parce qu'il n'y a pas \u00e9norm\u00e9ment d'autres bruits \u00e0 entendre). Quand il a plu longuement (une nuit), quand un peu de brume s'est install\u00e9e (vers la fin) quand de petites pluies petites averses ont couvert la route du bord de l'eau ou celle de nos marches, en dessous de ces bruits il y avait toujours ce silence-l\u00e0. Le silence des lieux est un r\u00e9sidu des bruits qui l'habitent et il est toujours pr\u00e9sent, 'silence de fond' comme on dit 'bruit de fond' aux heures o\u00f9 se font entendre les bruits qui caract\u00e9risent le lieu. Dans les ann\u00e9es tr\u00e8s anciennes (les ann\u00e9es quarante, \u00e0 Carcassonne, les ann\u00e9es cinquante, les \u00e9t\u00e9s \u00e0 la Tuilerie, dans le Minervois, quand les pesticides (bien plus que les chasseurs) n'avaient pas encore balay\u00e9 les jardins ou les garrigues de la plupart des esp\u00e8ces animales non domestiques, je sentais tr\u00e8s fortement, au tout d\u00e9but du jour, le silence des oiseaux. Et plus tard, et presque toujours maintenant, les oiseaux devenus infiniment moins nombreux et enthousiastes que dans l'enfance ou l'adolescence de mes souvenirs, aux m\u00eames heures pr\u00e9matinales, le silence, dans ma chambre au lit de cuivre, ou sur la colline, entre les cypr\u00e8s, les pins et les vignes, le silence m'a paru tant\u00f4t faux, tant\u00f4t source de tristesse, de nostalgie, tant\u00f4t encore d'une g\u00eane impr\u00e9cise, parce que les bruits dont il \u00e9tait priv\u00e9 n'\u00e9taient pas ceux de p\u00e9piements affair\u00e9s sur le point d'atteindre mes oreilles, mais de chants \u00e9teints depuis des d\u00e9cennies. Le silence de Skye, lui, est indiff\u00e9rent aux oiseaux. Tr\u00e8s peu d'oiseaux, tr\u00e8s peu de mouettes, de canards. (Peut-\u00eatre le moment ne leur \u00e9tait pas propice. Peut-\u00eatre \u00e9taient-ils d\u00e9j\u00e0 pass\u00e9s, et repartis, ou pas encore.)\n\n## \u00a7 46 Contrairement \u00e0 ce que pourrait laisser imaginer la photographie et le descriptif de l'h\u00f4tel dans le guide touristique, on ne voit pas la mer depuis l'Atholl\n\nContrairement \u00e0 ce que pourrait laisser imaginer la photographie et le descriptif de l'h\u00f4tel dans le guide touristique, on ne voit pas la mer depuis l'Atholl, ni dans les chambres, ni m\u00eame sur les marches du perron. Elle n'est gu\u00e8re loin, certes. Il suffit, sortant de l'h\u00f4tel, de faire une cinquantaine de m\u00e8tre \u00e0 droite sur la petite route pour la voir, la bien voir, tr\u00e8s proche. Ce premier matin, comme les autres, par beau temps, par ciel d\u00e9gag\u00e9, par soleil (sans chaleur excessive), la surface du loch est lisse, l'eau bleu tendre, sous tr\u00e8s peu de nuages, peu press\u00e9s. Le bout de langue du loch (sa pointe extr\u00eame) n'est plus tr\u00e8s large (deux ou trois cents yards au plus, d'apr\u00e8s la carte Ordnance Survey (Landranger 23) \u2013 North Skye (Dunvegan & Portree) que nous avons acquise \u00e0 l'office du tourisme dans la capitale (forme anglaise interm\u00e9diaire entre la carte Michelin et la carte d'\u00e9tat-major (pas aussi minutieuse, h\u00e9las, que celles, si fascinantes, de l'IGN)) (une carte de cette famille m'a servi \u00e0 l'exploration de ce petit bout de terre anglaise dont John Constable a extrait la substance de ses tableaux (r\u00e9servant les hauteurs, non encore urbanis\u00e9es, vers 1830, de Hampstead pour ses 'le\u00e7ons de nuages'))), il est pr\u00eat \u00e0 renoncer \u00e0 s'enfoncer, m\u00eame \u00e0 mar\u00e9e tr\u00e8s haute, plus loin dans les terres. De l'autre c\u00f4t\u00e9 de l'eau on aper\u00e7oit les (fameuses) McLeod's Tables, collines, l'une de 469 m\u00e8tres d'altitude, la Healabhal Mhor (McLeod's Table North), l'autre de 489 m\u00e8tres, la Healabhal Bheag (McLeod's Table South), distantes de deux \u00e0 trois miles \u00e0 vol de mouette. J'aurais bien aim\u00e9 y grimper, et contempler, de leur sommet, les innombrables si\u00e8cles du paysage celte qu'on doit d\u00e9couvrir. Mais, pour plusieurs raisons, il n'en fut gu\u00e8re question. (D'abord parce que mon genou gauche s'oppose cat\u00e9goriquement \u00e0 ce genre de plaisanterie ; ensuite \u00e0 cause de la nature du terrain, dont je vais parler bient\u00f4t.) Les deux Healabhal (fr\u00e8re et s\u0153ur, \u00e9poux, ou couples de petites montagnes) ont la t\u00eate plate ('tables' donc), et se refl\u00e8tent superbement dans l'eau (qui s'est mise bleue pour l'occasion). Le v\u00eatement v\u00e9g\u00e9tal des collines, de leurs pentes, est d'un vert uni, sobre. Quand, \u00e0 la mar\u00e9e basse, une partie du fond du loch s'exhibe, elle est verte, d'un vert plus sombre, d'algues poisseuses, mousseuses, sur rochers noirs. La beaut\u00e9, consid\u00e9rable, de cette vue, n'a rien de spectaculaire. C'est une beaut\u00e9 tranquille, qu'aucune carte postale ne restitue, qui demande \u00e0 \u00eatre saisie dans la totalit\u00e9 du champ visuel, et qui sort, pour exprimer sa splendeur, d'un oc\u00e9an de silence.\n\nVues du bord du Loch Dunvegan (c\u00f4t\u00e9 Atholl Hotel, o\u00f9 nous sommes), les deux tables de McLeod sont proches et imposantes. La Healabhal Mhor (celle du nord) (le nom ga\u00e9lique ne para\u00eet pas avoir le moindre rapport avec le fameux clan) se tient en avant, et la 'Bheag' (sud) modestement en arri\u00e8re. J'imagine qu'il s'agit d'un couple de montagnes plus ou moins panth\u00e9onesques. L'aspect 'table' est tr\u00e8s apparent, m\u00eame \u00e0 quelques miles. J'imagine alors un double 'Sina\u00ef' celte, o\u00f9 le grand Dagda s'est adress\u00e9 simultan\u00e9ment en tant que p\u00e8rem\u00e8re (ou m\u00e8rep\u00e8re, mereper, perm\u00e8re, comme on veut) du monde, du c\u00f4t\u00e9 Mhor \u00e0 un Picte \u00e9quivalent-Mo\u00efse, du c\u00f4t\u00e9 Bheag \u00e0 une \u00e9quivalent-Mo\u00efse Picte \u00e9galement (un(e) proph\u00e8te en double 'inclusif' ; soyons contemporains, que diable !), faisant entendre sa grosse voix \u00e0 travers la brume (Skye est '\u00eele des brumes', d'apr\u00e8s l'\u00e9tymologie de son nom) pour leur dicter la Loi (comme les deux montagnes se refl\u00e8tent dans la mer, le message fut re\u00e7u aussi, d'abord par un noisetier, puis par un couple de saumons-proph\u00e8tes (ces saumons furent des sages, qui se nourrirent des noisettes de la sagesse)), et leur confier \u00e0 chacun une copie de son grand chaudron, nomm\u00e9 ensuite 'graal', afin qu'ils apprennent \u00e0 faire correctement et \u00e9thiquement le 'porage' (porridge). Voil\u00e0 \u00e0 quoi me fait penser la contemplation des deux 'tables' (que je refuse cat\u00e9goriquement d'associer aux Mcleod, apr\u00e8s visite de leur ch\u00e2teau, Dunvegan Castle, et examen de leurs portraits de famille).\n\nPremier matin : la question est : que faire ? Pas exactement que faire (nous le savons : marcher), mais o\u00f9 ? Il faut choisir un parcours. Le parcours doit \u00eatre tel qu'il soit possible de revenir en un temps raisonnable au point de d\u00e9part, car il est clair (la carte, qui signale toutes les maisons, et m\u00eame les cabines t\u00e9l\u00e9phoniques, ne laisse pas de doute sur le fait qu'on ne peut pas compter sur le moindre pub \u00e0 distance pi\u00e9tonne) que les trajets doivent \u00eatre des allers-retours ou des circuits. Un parcours est choisi, parmi plusieurs possibles. La d\u00e9cision (comme toutes les d\u00e9cisions de ce genre :\n\n\u2013 o\u00f9 faire les courses ? (Atac, place Clichy, Monop de Blanche ou du Havre (pas la ville du Havre, patrie de Raymond Queneau, mais le quartier 'Havre', \u00e0 Paris, la grande ville) ? Au 'Franprix' de la rue d'Amsterdam ? au 'Marks et Spencer Haussmann' (pas encore ferm\u00e9 en ce juillet 2001) ?...)\n\n\u2013 que manger ce soir ? (Soupe, ou p\u00e2tes, ou haricots blancs \u00e0 la tomate, ou petits pois-lardons, pollenta, riz basmati vieux de chez 'Israel', rue gaston-miron) ?...\n\n\u2013 faire une longue marche de dimanche avant une pinte de guiness au Kitty o'Shea, ou pas ?\n\nest prise par vote, et le choix qui l'emporte est celui qui a la majorit\u00e9 des voix en sa faveur, c'est-\u00e0-dire la moiti\u00e9 des suffrages exprim\u00e9s plus un (r\u00e8gle de la 'majorit\u00e9 simple', assez r\u00e9pandue en mati\u00e8re \u00e9lectorale). Il y a deux votants (et deux seulement). Un itin\u00e9raire de marche est propos\u00e9 au vote. Le vote a lieu \u00e0 mains lev\u00e9es (il s'agit de mains 'th\u00e9oriques', exprim\u00e9es verbalement) (un vote '\u00e0 bulletins secrets' serait difficile \u00e0 mettre en pratique et serait par ailleurs contraire \u00e0 l'id\u00e9al de transparence qui pr\u00e9vaut en ces mati\u00e8res dans le coll\u00e8ge \u00e9lectoral). Les r\u00e9sultats possibles sont au nombre de 6, a), b), c), d), e) et f) (dans chaque cas le nombre des inscrits est 2 (l'inscription sur la liste \u00e9lectorale est automatique : je ne pr\u00e9cise donc pas chaque fois le nombre d'inscrits)):\n\na) 0 voix pour, 0 voix contre (j'avais tap\u00e9 O sur le clavier, mais j'ai corrig\u00e9 car 'O' est le 'o' majuscule ; le z\u00e9ro, 0, est plus mince). Le parcours propos\u00e9 est rejet\u00e9 (il y a eu deux abstentions). (Attention : le 'refus de vote' n'est pas autoris\u00e9.)\n\nb) 0 voix pour, 1 voix contre. Rejet.\n\nc) 0 voix pour, 2 voix contre. Le parcours est rejet\u00e9.\n\nd) 1 voix pour, 0 contre. Le parcours est accept\u00e9.\n\ne) 2 voix pour, 0 contre. Le parcours est accept\u00e9, \u00e0 l'unanimit\u00e9, dans l'enthousiasme et par acclamations.\n\nf) 1 voix pour, 1 voix contre. Ce dernier type de r\u00e9sultat pose un probl\u00e8me. Il risque de conduire \u00e0 une paralysie de l'instance de d\u00e9cision. La question est r\u00e9solue de la mani\u00e8re suivante : les deux voix ne sont pas consid\u00e9r\u00e9es comme strictement \u00e9quivalentes. Il y a une voix pr\u00e9pond\u00e9rante, celle de PCR.\n\nPCR a aussi droit de veto. Pour cette raison, dans le cas d) (le veto suivant, apr\u00e8s r\u00e9flexion, une abstention), il peut y avoir, en d\u00e9finitive, rejet.\n\nSur la carte, les routes principales sont en rouge ('Main Road' = route \u00e0 grande circulation), les routes secondaires sont en orange ('secondary road'), un peu plus secondaires en jaune ('routes g\u00e9n\u00e9ralement de plus de 4 m de largeur'), les routes encore plus secondaires accompagn\u00e9es bord\u00e9es de pointill\u00e9s ; enfin les 'autres routes, all\u00e9es (drives) ou sentiers' en blanc (\u00e0 paires de pointill\u00e9s parall\u00e8les, ou \u00e0 simples pointill\u00e9s). C'est tr\u00e8s clair. Les rouges sont \u00e0 \u00e9viter \u00e0 cause des voitures, pas tellement parce que les voitures sont nombreuses \u00e0 Skye (elles ne le sont pas) mais parce que les routes sont presque toutes telles que les croisements y sont, soit impossibles, soit l\u00e9g\u00e8rement probl\u00e9matiques (\u00e0 intervalles assez rapproch\u00e9s sont m\u00e9nag\u00e9s des \u00e9largissements r\u00e9serv\u00e9s aux man\u0153uvres de croisement, les 'passing places', qui font comme des hernies dans le ruban de la route ; elles ressemblent \u00e0 des chambres \u00e0 air de v\u00e9lo souffrant de verrues, telles que j'en revois sorties de leur pneu d\u00e9jant\u00e9 sur les routes de Corbi\u00e8res en 1942-43) (il faut \u00e9viter plus que tout, parmi les routes peintes en rouge celle qui ont un nom affubl\u00e9 d'un '(T)', indiquant la 'grande circulation' (Trunk Road) (il n'y en a qu'une \u00e0 Skye, celle qui, sur la c\u00f4te est, joint le pont \u00e0 Portree ; p\u00e9nible !)). Sur ces routes, le pi\u00e9ton doit, trop souvent, grimper sur le bas-c\u00f4t\u00e9, exercice peut-\u00eatre salutaire mais d\u00e9sagr\u00e9able, du point de vue rythmique au moins (plus la route est d'importance faible, moins il y a de voitures et plus les automobilistes qui les empruntent sont aimables, autochtones et pas press\u00e9s : on l\u00e8ve un doigt ou deux ; ils r\u00e9pondent d'une signe de la main, qui r\u00e9chauffe le c\u0153ur ; et qu'ils accompagnent d'un sourire (un sourire multiple quand il y a plusieurs passagers)). Les routes orange ne valent pas beaucoup mieux que les rouges. Restent les routes secondaires, les jaunes, les blanches, avec pointill\u00e9s ou pas, ainsi que les chemins et sentiers.\n\nMais pourquoi ne pas passer carr\u00e9ment \u00e0 travers la campagne ? J'aurais bien aim\u00e9, par exemple, grimper en haut des deux 'tables' afin de recevoir de grandes effluves d'inspiration et contempler largement le paysage. Un veto cat\u00e9gorique avait \u00e9t\u00e9 oppos\u00e9 \u00e0 cette hypoth\u00e8se. Mais je me suis rendu compte tr\u00e8s vite que mon souhait d'escalade \u00e9tait, m\u00eame sans veto, irr\u00e9alisable. Skye, comme les autres \u00eeles \u00e9cossaises de l'ouest, et peut-\u00eatre plus encore que les autres, est une \u00eele humide ; une \u00eele d'eaux, une \u00eele o\u00f9 r\u00e8gne l'eau, o\u00f9 l'eau est chez elle, s'\u00e9tale, exp\u00e9rimente ses tenues, ses parures. Il y a l'eau des diff\u00e9rentes vari\u00e9t\u00e9s de pluie, de la plus fine \u00e0 la plus \u00e9paisse, de la plus lente \u00e0 la plus rapide, de la plus douce \u00e0 la plus violente. Il y a l'eau de l'oc\u00e9an, \u00e9cume, vague ou embruns. Bref, il y a de l'eau, des eaux et toujours de l'eau. Et bien s\u00fbr il y a l'eau de rivi\u00e8res, de torrents, de cascades s'\u00e9croulant depuis les falaises ou les pentes de rochers abrupts, de ruisseaux grands ou petits. Tous les chemins, toutes les routes sont accompagn\u00e9s de foss\u00e9s herbus et pleins d'eau. Mais ce que je n'avais pas imagin\u00e9, et qui pourtant tombe sous le sens, c'est que partout, sous la couverture herbue des prairies et pentes de collines, il y a de l'eau, immobile, courante, stagnante ou press\u00e9e, plus ou moins profonde ; quasi invisible. La pr\u00e9sence de l'eau est permanente. On fait deux pas en dehors de la route, on escalade un talus et on s'enfonce jusqu'aux chevilles (au mieux) dans un milieu humide, dont on sort (au mieux) mouill\u00e9, ou (au pire) boueux. Quand on s'est rendu compte de ce fait, on sait qu'on doit \u00e0 peu pr\u00e8s renoncer \u00e0 explorer m\u00eame les r\u00e9gions qui ne sont pas cl\u00f4tur\u00e9es de barri\u00e8res de fils de fer. Le vert du paysage participe alors, on le sent, et pour beaucoup, au silence. Il couvre de silence des murmures, des glougloutis, des rumeurs et ruminations d'eaux lentes ou bondissantes.\n\nLes deux cartes qui prennent presque enti\u00e8rement Skye dans leur vis\u00e9e offrent relativement peu de zones vertes (symboles d'arbres en for\u00eats). De plus, la nature assez raidement g\u00e9om\u00e9trique des quelques r\u00e9gions bois\u00e9es donne l'impression que l'\u00eele a une peau presque partout pel\u00e9e (elle pourrait \u00eatre majoritairement d\u00e9sertique ; le choix des cartographes n'indique pas la pr\u00e9sence universelle de prairies), et que les arbres sont des survivances. En fait, on a affaire a un programme de boisement (ou de reboisement, je ne sais), qui va son chemin (dans plusieurs cas, les arbres (des conif\u00e8res (sapins) presque toujours) sont encore (et tous ensemble) petits). Il y a des bois ouverts au public, et d'autres d'acc\u00e8s interdit par une 'Forestry Commission' (en voie de constitution, ou exp\u00e9rimentales). On est frapp\u00e9, en p\u00e9n\u00e9trant dans un des ces p\u00e9rim\u00e8tres, du caract\u00e8re assez clairement artificiel des plantations (arbres serr\u00e9s, dispos\u00e9s tr\u00e8s r\u00e9guli\u00e8rement, en bonne sant\u00e9 (objet de soins constants)), qui n'en sont pas moins magnifiques (peut-\u00eatre parce qu'elles ne sont pas, \u00e0 la diff\u00e9rence de for\u00eats plus naturelles, comme la For\u00eat-Noire en Bavi\u00e8re, am\u00e9nag\u00e9es avec l'intention de plaire \u00e0 leurs visiteurs (pas de bo\u00eetes de coca-cola et de papiers de sandwiches jambon (ce qui est bien, je ne dis pas le contraire), bancs solides et propres tous les cinquante m\u00e8tres,...)).\n\n## \u00a7 47 La petite route jaune (un exemple) qui, apr\u00e8s Lonmore, Fairfield Cottage, quitte, juste apr\u00e8s Herbost, \u00e0 Roskhill la A863\n\nLa petite route jaune (un exemple) qui, apr\u00e8s Lonmore, Fairfield Cottage quitte, juste apr\u00e8s Herbost, \u00e0 Roskhill la A863 (que la majest\u00e9 de cette d\u00e9signation ne vous \u00e9gare pas : il ne s'agit pas d'une autoroute, ni m\u00eame (bien loin de l\u00e0) d'une 'nationale' au sens fran\u00e7ais) (d'ailleurs 'Lonmore', 'Herbost' ou 'Roskhill' ne sont pas des villages ; mais pas du tout ; \u00e0 peine une ou quelques maisons, un BB (bed and breakfast) ou deux, une ferme, un h\u00f4tel \u00e0 l'extr\u00eame rigueur ; l'Ordnance Survey Landranger 23, comme c'est son devoir et son plaisir, note tous les noms qu'elle a pu trouver, onomastise \u00e0 outrance (tant\u00f4t en double : scottish gaelic et scottish pas gaelic ; tant\u00f4t en simple anglais, tant\u00f4t en gaelic uniquement)), la petite route pimpante surveille d'abord un \u00e9tang, le Pool Roag (trop modeste pour avoir droit \u00e0 l'appellation contr\u00f4l\u00e9e de 'loch' (toutes les baies, tous les langues-fjordesques de mer sont des lochs ; mais il y a aussi de petits 'lochs de pays' \u00e0 l'int\u00e9rieur des terres)), sur sa gauche, puis s'\u00e9l\u00e8ve entre les maisons de Roag, dispos\u00e9es l'une apr\u00e8s l'autre en son bord. L\u00e0, au centre d'une hernie d'une demi-douzaine (j'exag\u00e8re peut-\u00eatre) de maisons, une cabine t\u00e9l\u00e9phonique (elle est bien marqu\u00e9e sur la carte), une bien rouge, bien \u00e0 l'ancienne, de celle dont on r\u00eave, qui disparaissent pour n'\u00eatre plus visibles que sur les cartes postales ; et une cabine \u00e0 pi\u00e8ces, pas \u00e0 carte t\u00e9l\u00e9phoniques. L'occasion est parfaite pour t\u00e9l\u00e9phoner \u00e0 Pauline, \u00e0 Belfort.\n\n\u00c0 Roag, vous avez le choix. Vous tournez \u00e0 gauche, ou vous continuez tout droit. Vous tournez \u00e0 gauche (c'est votre choix, pas le n\u00f4tre) et vous descendez jusqu'au niveau z\u00e9ro, passant dans le bout ambigu de terre (\u00eele ou presqu'\u00eele), qui se nomme Roag Island. \u00c0 votre droite le Loch na Fadinn. De l'autre c\u00f4t\u00e9 de Roag Island le Loch Vatten. (Ce sont deux des petits lochs qui s'\u00e9panouissent en le plus grand Loch Bracadale.) Mais arriv\u00e9s l\u00e0, vous constatez que c'est un cul-de-sac, et vous n'avez plus qu'\u00e0 rebrousser chemin et, ne voulant pas nous courir apr\u00e8s, vous retournez jusqu'\u00e0 Herbost et, de l\u00e0, vous continuez, si vous en avez le courage, vers Vatten. Nous, nous n'avons pas fait le m\u00eame choix que vous. Nous avons continu\u00e9 tout droit. Les derni\u00e8res maisons de Roag laiss\u00e9es derri\u00e8re nous (nous marchons d'un bon pas (parfois chantant \u00ab Old Macdonald had a farm, iaiao\/ and on this farm he had some ducks iaiao, with a quack quack here and a quack quack there and a quack quack quack quack every where\/ \u00bb, etc., chanson de marche qui permet d'imiter successivement tous les animaux domestiques puisque Old McDonald's farm a non seulement des canards mais des poules, des chiens, des cochons des ch\u00e8vres et tout et tout (\u00e0 chaque couplet d'ailleurs on r\u00e9capitule les pr\u00e9c\u00e9dents et les cris d'animaux d\u00e9j\u00e0 exp\u00e9riment\u00e9s))), la route tourne et, par Bolvean et l'Orbost Gallery (soulign\u00e9e en bleu comme point d'int\u00e9r\u00eat sur la carte, et qui offre, semble-t-il de l'art skyein, que nous laissons soigneusement inexplor\u00e9), se dirige vers Orbost proprement dit. C'est l\u00e0 que se produit un \u00e9v\u00e9nement singulier qui nous laisse pantois mais pour l'intelligence duquel il est n\u00e9cessaire que je digresse quelque peu. Laissons donc provisoirement Orbost (que nous avons maintenant en vue ; la route descend, et nous savons qu'\u00e0 Orbost il y a un petit bout de for\u00eat ; il n'est pas loin, nous l'apercevons distinctement), et parlons brebis. Ou plut\u00f4t, non, avant de parler brebis, parlons d'autre chose, qui constitue un pr\u00e9alable utile \u00e0 la pleine appr\u00e9ciation du sujet 'brebis' (nom g\u00e9n\u00e9rique). L'arr\u00eat est d'autant plus indispensable que, plac\u00e9 au centre m\u00e9trique n\u00e9vralgique du chapitre (je ne pr\u00e9cise pas le sens de l'expression), il est l'occasion d'en expliquer le sens strat\u00e9gique dans l'\u00e9conomie de la branche 5, **versions mixte** et **mixte*** (il en va tout autrement dans les autres versions, la **br\u00e8ve** comme la **longue** ).\n\nMes vacances \u00e9cossaises, premi\u00e8res vacances de ma vie de pensionn\u00e9 de l'universit\u00e9 (\u00e0 la retraite je suis, pas encore au sens administratif strict (ce sera le 31 ao\u00fbt) mais pour toutes fins pratiques), devaient \u00eatre l'occasion pour moi de faire le point, mentalement, de **'le grand incendie de londres'** en g\u00e9n\u00e9ral, de la branche 5 en particulier et de la branche 5 **version mixte (** donc **mixte*** ), tout sp\u00e9cialement. Ce serait en ces journ\u00e9es, de chambre d'h\u00f4tel paisible (elle le fut), d'\u00eele insulaire, de marches sous la pluie, ou dans la brume ou, parfois, par temps assez beau (et le temps, en fait, fut majoritairement tr\u00e8s beau, presque trop), que je pr\u00e9parerais en pens\u00e9e le chapitre de prose o\u00f9 je dois mettre un terme au ressouvenir en marche \u00e9crivante sous la commande de la m\u00e9moire de ce que fut mon tr\u00e8s ancien **Projet**. (Ce sera le dernier de la branche 5, mais pas celui de la prose en son entier (en tout cas je le pense encore au moment de ce momentprose ; et la branche 6 est d\u00e9j\u00e0 fort avanc\u00e9e).) J'avais pour but de fixer mon attention sur les deux ann\u00e9es (et quelques mois) qui se sont \u00e9coul\u00e9es entre mon retour, dans l'\u00e9t\u00e9 1976, de ma marche le long du Mississippi (voir au chapitre 1) et le jour (24 octobre 1978) o\u00f9 le **Projet** a \u00e9t\u00e9 abandonn\u00e9 ( **\u2192** branche 4). En revenant des USA, j'avais d\u00e9cid\u00e9 enfin, dans ses grandes lignes, de ce qu'il serait. Je devais donc rendre cet ensemble de d\u00e9cisions op\u00e9ratoire, en d\u00e9lin\u00e9er chaque partie clairement, d\u00e9finir son avenir \u00e0 travers un calendrier de r\u00e9alisation, etc. Je commencerais par le _Mississippi Haibun_ , ouvrage de prose et po\u00e9sie. Il avait sa place pr\u00e9vue, comme les fragments d\u00e9j\u00e0 compos\u00e9s du **Projet de Po\u00e9sie** , etc.\n\nD\u00e8s le matin (encore en fait en pleine nuit l\u00e9gale, mais sans vraie obscurit\u00e9 (\u00e0 cause de la latitude, \u00e0 cause de la date \u00e9quinoxiale d'\u00e9t\u00e9)) de mon premier r\u00e9veil \u00e0 Dunvegan, donc, dans le lit confortable, dans le silence confortable et merveilleux et d\u00e9licieux de l'\u00eele, j'ai sollicit\u00e9 mon souvenir. Et je n'y ai rien trouv\u00e9. Presque rien. Rien de s\u00fbr. Certes, je savais que je poss\u00e8de quelques bribes sibyllines de papiers survivants, mais je ne les avais pas, conform\u00e9ment \u00e0 ma m\u00e9thode constante, emport\u00e9s. J'avais un souvenir tr\u00e8s clair du nom (titre) des diff\u00e9rents 'objets' de po\u00e9sie impliqu\u00e9s (noms dont le rappel me les pr\u00e9sentait avec une certaine nettet\u00e9), j'avais un souvenir non moins clair des articulations du **Roman** , et, bien entendu, d\u00e9j\u00e0 not\u00e9, je savais que je retrouverais ais\u00e9ment mon **Projet de Math\u00e9matique** (branche 3, suites). Mais je ne parvenais pas \u00e0 retrouver comment, pendant ces longs mois de 1976 finissant, 1977, et la grande partie de 1978, j'avais peu \u00e0 peu ajust\u00e9 tous ces \u00e9l\u00e9ments pour aboutir \u00e0 l'\u00e9tat final parfait qu'atteignit l'\u00e9pure du **Projet** dans les instants qui pr\u00e9c\u00e9d\u00e8rent sa disparition. Tous mes efforts ce matin-l\u00e0 rest\u00e8rent vains.\n\nJe ne me d\u00e9courageai pas pour autant. Si je ne peux faire mieux, je me contenterai (c'est-\u00e0-dire que je ne consid\u00e9rerai pas l'obligation de m'en contenter comme catastrophique) de ce qui me restera en t\u00eate et me viendra en t\u00eate selon le regard que je porterai sur le document final, quand j'en serai \u00e0 \u00e9crire le chapitre terminal (chapitre 7 pour la **version mixte*** , chapitre 14 pour les **versions longue et br\u00e8ve** (tr\u00e8s \u00e9videmment le chapitre final des **versions br\u00e8ve et longue** sera fort diff\u00e9rent de celui de la version pr\u00e9sente ; non pas (je l'esp\u00e8re) en contradiction avec l'arri\u00e8re-plan de son noyau central, compos\u00e9 des choses dont je suis aujourd'hui s\u00fbr, mais plus complet, englobant des d\u00e9ductions plus hasardeuses peut-\u00eatre \u00e0 partir des certitudes minimales (celles de la **version mixte*** , qui feront partie des \u00e9l\u00e9ments dont je disposerai pour la composition des autres versions))).\n\nJe ne me d\u00e9courageai pas et ne d\u00e9cidai pas de ne rien faire jusqu'\u00e0 mon retour \u00e0 Paris. Mais je n'avais pas assez de lecture pour occuper ces heures qui seraient devenues oisives (et donc occasion de d\u00e9couragement nuisible \u00e0 l'harmonie du voyage). Apr\u00e8s r\u00e9flexion calmante, je compris que quelque chose me restait accessible, non pas du souvenir des circonstances du travail que j'avais n\u00e9cessairement accompli entre le Mississippi et l'assassinat du **Projet** (pendant les vingt-huit mois en question). Et ce travail \u00e9tait un travail de nombres. (Attention : Je prends ici 'nombres' au sens simple et limit\u00e9 que je r\u00e9serve \u00e0 ce terme, pour la commodit\u00e9 du lecteur, dans cette version, et cette version seulement ; ce qui est vis\u00e9 sous le nom de 'nombre' est une chose un peu plus compliqu\u00e9e ; disons une repr\u00e9sentation imag\u00e9e (support\u00e9e par du g\u00e9om\u00e9trique et du diagrammatique) d'une construction alg\u00e9brique.) Si je dirige mon regard de m\u00e9moire sur telle des diff\u00e9rentes parties du **roman** (des pentacles, comme je les avais nomm\u00e9s), toute une panoplie de nombres, de **figures-nombres** , surgit peu \u00e0 peu (il y a l\u00e0 beaucoup de nombres de Queneau, bien s\u00fbr, mais pas seulement). Ces **figures-nombres** constituent, en quelque sorte, une \u00e9bauche du squelette formel du **Projet**. Elles le constituent apr\u00e8s l'avoir autrefois constitu\u00e9.\n\nLe point suivant est tr\u00e8s important : peu importe que je ne puisse pas voir cette constitution en fonctionnement pass\u00e9, \u00e0 son heure, dans ses circonstances propres, dans le souvenir, je suis dans un situation assez largement semblable \u00e0 l'exercice de ce que j'ai, ailleurs, nomm\u00e9 seconde m\u00e9moire. Fait partie de la seconde m\u00e9moire, pas exemple, la m\u00e9moire d'un th\u00e9or\u00e8me. Il n'est non seulement pas n\u00e9cessaire, il n'est pas m\u00eame utile, pour retrouver un th\u00e9or\u00e8me de math\u00e9matique, de se ressouvenir du moment o\u00f9 on a rencontr\u00e9 sa d\u00e9monstration, de la page du livre o\u00f9 il se trouvait (du coin du tableau o\u00f9 le professeur (ou le conf\u00e9rencier dispensateur de haute math\u00e9matique) l'a d\u00e9cortiqu\u00e9 \u00e0 la craie). Un th\u00e9or\u00e8me, on peut toujours (et on doit, pour vraiment le poss\u00e9der) le retrouver 'en raison', en recommen\u00e7ant, pour soi, au pr\u00e9sent, la d\u00e9monstration. De m\u00eame, je pense poss\u00e9der toutes les **figures-nombres** que j'avais, il y a vingt-trois ans, \u00e9labor\u00e9es et agenc\u00e9es en une construction coh\u00e9rente, **LA FIGURE-NOMBRE** de ma cr\u00e9ation (pensais-je). Le squelette formel du **Proje** t, construit de figures-nombres, fut, est un objet de seconde m\u00e9moire.\n\nLa certitude de ce fait est la certitude in\u00e9branlable qui m'a accompagn\u00e9 toutes ces ann\u00e9es, autant pendant celles du 'deuil' du **Projet** que pendant celles de la composition de ce que je compose aujourd'hui (qui, en un sens, fait aussi partie du travail de deuil du **Projet** , je m'en rends bien compte). Un des piliers de cette certitude est la croyance, tr\u00e8s ancr\u00e9e en moi, de la r\u00e9alit\u00e9 de ces **figures-nombres**. Je crois, spontan\u00e9ment, et dur comme fer \u00e0 leur existence. Je ne vais pas argumenter ici sur le bien- ou mal-fond\u00e9 de cette croyance. Disons, plus prudemment, que tout se passe pour moi comme si les nombres de Queneau, les **figures-nombres** construites \u00e0 partir d'eux (et d'un petit bout de la th\u00e9orie des cat\u00e9gories version B\u00e9nabou (\u2192 branche 3, suite alternative \u00e0 la premi\u00e8re partie)), avaient une existence r\u00e9elle 'quelque part' hors de moi ; une existence myst\u00e9rieuse mais aussi peu (ou autant) probl\u00e9matique que celle du fauteuil de l''armchair philosopher' ou du rhinoc\u00e9ros qui assista ou n'assista pas (n'\u00e9tant pas) \u00e0 la premi\u00e8re rencontre de Bertrand Russell et Ludwig Wittgenstein. Un article que j'ai lu un jour, discutant les diff\u00e9rentes vari\u00e9t\u00e9s de cette croyance (visant tous ou seulement certains des objets dont s'occupe la math\u00e9matique (les nombres entiers par exemple)), \u00e9tait intitul\u00e9 :\n\nPi in the sky.\n\n'Pi' y d\u00e9signait le fameux et horripilant 'nombre pi' qui pr\u00e9occupe les math\u00e9maticiens depuis tant de si\u00e8cles (d\u00e9j\u00e0, sur les bords de la mer \u00c9g\u00e9e) et que les lyc\u00e9ens de mon temps (et du temps de mes parents) saluaient en chantant : 'la circonf\u00e9rence est fi\u00e8re \/ d'\u00eatre \u00e9gale \u00e0 deux pi r \/ et le cercle est tout heureux \/ d'\u00eatre \u00e9gal \u00e0 pi r deux\/\/'. L'auteur (par ce titre) signifiait (peut-\u00eatre, je ne me rappelle plus que son titre) qu'il allait se moquer de la croyance na\u00efve et philosophiquement m\u00e9diocre du 'working mathematician ' en l'existence du nombre pi (et d'autres objets de la math\u00e9matique), situ\u00e9 en un lieu qu'il (le math\u00e9maticien) aurait \u00e9t\u00e9 bien incapable de situer sur notre globe terraqu\u00e9 et qui devait donc se trouver quelque part dans le ciel (et m\u00eame au-dessus), dans le 'grand ciel empyr\u00e9e' (avec les anges, par exemple). Et il annexait pour ce faire l'expression anglaise 'pie in the sky' ('promesses pour l'avenir, ch\u00e2teaux en Espagne' (dict. Robert & Collins 'utopie' (Oxford Hachette)... ; 'pie' signifiant 'g\u00e2teau' ; autrement dit on ne trouvera pas dans le ciel plus de nombres que de 'petits p\u00e2t\u00e9s'). Je l'annexe \u00e0 mon tour en donnant \u00e0 'sky' le sens additionnel de Sky(e) (l'\u00eele). Le titre de mon chapitre s'en trouve ainsi finalement \u00e9clair\u00e9.\n\nJ'ai donc consacr\u00e9 mes heures de r\u00e9flexion allong\u00e9e ou en marche \u00e0 la rem\u00e9moration de mon 'pie in the sky', **LA FIGURE-NOMBRE du PROJET**. La vertu de cette construction (de taille imposante, mais en fait maniable par l'esprit) est de me permettre de ramener \u00e0 la surface bien des \u00e9l\u00e9ments de la pr\u00e9figuration du Projet. Tout se passe comme si telle **figure-nombre** , interrog\u00e9e, repr\u00e9sentait la 'lyophilisation' d'un synopsis de livre de po\u00e8mes ou de chapitre de roman : tremp\u00e9e dans l'eau de m\u00e9moire, elle devient tasse de caf\u00e9 buvable (une description en prose d'un contenu prospectif), ou fleur de papier se d\u00e9ployant (je m'emp\u00eague un peu dans mes m\u00e9taphores mais je pense que vous voyez ce que je veux dire).\n\nSi, pour prendre l'exemple d'une partie du **Projet de Po\u00e9sie** qui est \u00e9voqu\u00e9e (avec prudence) dans le texte Description du **Projet** , que j'ai, un peu imprudemment commis en 1979 (apr\u00e8s la disparition du **Projet** lui-m\u00eame), dont est demeur\u00e9, achev\u00e9, un 'sous-objet', ce livre de po\u00e8mes intitul\u00e9 Autobiographie chapitre dix (titre que j'aurais voulu sans virgule (mais j'ai eu tant de mal \u00e0 en obtenir la publication que j'ai c\u00e9d\u00e9 imm\u00e9diatement sur ce point \u00e0 une observation de Claude Roy)), je n'ai aucun mal \u00e0 le situer dans la cha\u00eene formelle dont il devait \u00eatre un \u00e9l\u00e9ment, gr\u00e2ce \u00e0 quelques **figures-nombres** ais\u00e9ment retrouv\u00e9es. (Chacun des livres de po\u00e8mes qui devait faire partie de la construction de cette cha\u00eene, aurait \u00e9t\u00e9, d'une part, associ\u00e9 \u00e0 une anthologie, \u00e0 une \u00e9tape de l'histoire du vers fran\u00e7ais, entre autres travaux ; d'autre part se serait ins\u00e9r\u00e9 dans une autre cha\u00eene, celle des 'romans formels'**).\n\n## \u00a7 48 Nous sommes en train de descendre la pente en direction du bois d'Orbost, que nous avons en ligne de mire.\n\nRevenons alors \u00e0 nos moutons (\u00e0 nos brebis)***. Nous sommes en train de descendre la pente en direction du bois d'Orbost, que nous avons en ligne de mire. La route va franchir un ruisseau. Pour que vous compreniez bien ce que je vais rapporter il me faut vous dire que pendant nos marches, en dehors, au d\u00e9but et \u00e0 la fin du parcours, de quelques voitures et des naturels de Dunvegan (plus quelques rares touristes) nous ne rencontrions personne. Personne, c'est \u00e0 dire personne, personne, personne. Les quelques jeunes ou moins jeunes gens crois\u00e9s ici ou l\u00e0 (dans des lieux habit\u00e9s), charg\u00e9s d'immenses sac \u00e0 dos, seuls ou par couples de constitutions diverses, n'\u00e9voluaient que d'un autobus ou un ferry \u00e0 un camping proche ou un BB ; la marche n'\u00e9tait jamais \u00e0 l'horizon de leurs pr\u00e9occupations. Nous avons eu les routes \u00e0 nous. Et nous avons partag\u00e9 le paysage avec les moutons. Partout, partout, dans les \u00e9tendues vertes plates ou pentues, les moutons, boucs, brebis, et agneaux vaquaient \u00e0 leurs occupations ovines : brouter ou dormir. Parfois, dans la distance plus ou moins distante, l'un d'eux ou elles \u00e9mettaient un bref commentaire sur l'\u00e9tat des choses dans le monde prairial, pr\u00e9visions m\u00e9t\u00e9orologiques, potins de bergerie, ou derni\u00e8res nouvelles des p\u00e9rip\u00e9ties de l'\u00e9lection du nouveau leader tory ; quelque autre, quelques autres r\u00e9pondai(en)t, sans \u00e9nervement. Le silence retombait. Nous les trouvions (PCR la premi\u00e8re) infiniment sympathiques. \u00c0 cette \u00e9poque de la saison, certains \u00e9taient d\u00e9j\u00e0 tondus, en tout ou partie, ce qui nuisait indiscutablement \u00e0 leur genre de beaut\u00e9. Ils avaient l'air vaguement honteux de la perte de leur ample toison laini\u00e8re, qui leur avait donn\u00e9 et donnait aux autres, les non-tondus, une grande prestance, faite d'embonpoint apparent, et presque de la majest\u00e9, sp\u00e9cialement des deux c\u00f4t\u00e9s des gigots. Chez certains, promis selon toute vraisemblance, aux ciseaux d\u00e9lainant dans un avenir tr\u00e8s proche, la toison avait une tendance nette \u00e0 se d\u00e9tacher, laissant des lacunes peu \u00e9l\u00e9gantes dans leur rev\u00eatement et de larges touffes de laine tra\u00eenaient partout, arrach\u00e9es par les barbel\u00e9s des cl\u00f4tures, emport\u00e9s par le vent jusque sur les rochers, les bords de ruisseaux, la route m\u00eame. On avait une grande envie de ramasser cette laine tr\u00e8s douce (\u00ab doux comme la laine, la laine\/ la laine de mes moutons \u00bb, dit une chanson du dix-huiti\u00e8me si\u00e8cle), de la fourrer dans de grands sacs qu'on aurait ramen\u00e9s \u00e0 Paris afin d'en filer un paletot pour Fleur, ni\u00e8ce-filleule, peut-\u00eatre, ou \u00e0 d\u00e9faut en remplir un oreiller. PCR r\u00e9sista (avec mon aide) \u00e0 cette tentation. D\u00e8s que du mouton \u00e9tait en vue, nous tentions d'engager la conversation, en b\u00ealant de conserve \u00e0 gorge d\u00e9ploy\u00e9e, en essayant de nous rapprocher, dans nos b\u00ealements, le plus possible de l'accent et du dialecte des moutons skyiens. Nous n'obtenions presque jamais de r\u00e9ponse : juste de quelques-uns des regards \u00e9tonn\u00e9s, plut\u00f4t d\u00e9sapprobateurs. Quand nous avions pass\u00e9 notre chemin, apr\u00e8s cinquante ou cent m\u00e8tres, nous entendions derri\u00e8re nous quelque b\u00ealements ; sans doute avertissant les habitants de la prairie voisine de l'arriv\u00e9e de ce couple de frapadingues, m\u00eame pas fichu de b\u00ealer convenablement en scottish-ga\u00e9lique. C'eut \u00e9t\u00e9 d\u00e9courageant et nous eussions fini par nous d\u00e9courager dans nos tentatives de communication, sans un autre ph\u00e9nom\u00e8ne qui ne manqua pas de nous surprendre. Nos b\u00ealements provoquaient chez les ovins les plus proches de nous, soit allong\u00e9s ou en travail de broutement \u00e0 deux pas de la route, soit install\u00e9s au bord m\u00eame de la route, un mouvement de fuite presque panique. Et les plus paniqu\u00e9s \u00e9taient les agneaux. Les agneaux \u00e9taient plus agneaux qu'on ne pourrait l'imaginer dans les r\u00eaves d'agneau les plus fous. Mignons du museau na\u00eff, d'une blancheur blanche inimaginable. PCR avait un d\u00e9sir immense d'en prendre un dans les bras, de l'embrasser, de le cajoler, de le ramener \u00e0 Paris (avec les sacs de laine), puis de l\u00e0 dans la campagne neversoise, chez ses parents. \u00c0 la rigueur, \u00e0 d\u00e9faut, l'embrasser sur le bout du nez. Seulement voil\u00e0. D\u00e8s que nous approchions et b\u00ealions, les agneaux se pr\u00e9cipitaient vers leur m\u00e8re, se fourraient sous son ventre et entreprenaient de la t\u00e9ter. Ils lui attrapaient le pis avec une d\u00e9cision et une brutalit\u00e9 qui nous stup\u00e9fiaient chaque fois. Quand ils \u00e9taient deux \u00e0 se bousculer ainsi, la brebis ne devait pas \u00eatre \u00e0 l'aise ; d'autant plus que ce n'\u00e9tait pas de tout petits agneaux. Certaines d'ailleurs les \u00e9cartaient sans m\u00e9nagements. Adeptes de la m\u00e9thode exp\u00e9rimentale, nous avons multipli\u00e9 les b\u00ealements, et v\u00e9rifi\u00e9 que, chaque fois, les agneaux avaient la m\u00eame r\u00e9action. \u00c0 la suite d'un nombre important d'exp\u00e9riences nous sommes, par induction, parvenus \u00e0 formuler une loi, dite **Loi de PCR-Roubaud** : Si PCR et Jacques b\u00ealent, tout agneau de Skye fuit et t\u00eate. Cette loi a \u00e9t\u00e9 v\u00e9rifi\u00e9e en toute occasion. (Elle peut \u00eatre affin\u00e9e l\u00e9g\u00e8rement, sous la forme suivante : \u00ab Si PCR ou Jacques b\u00eale tout agneau de Skye fuit et t\u00eate. \u00bb) Pourquoi l'agneau paniqu\u00e9 tente-t-il, t\u00eatu, de t\u00e9ter ? Nous avons suppos\u00e9 qu'il a besoin de se rassurer, et quoi de plus rassurant que de t\u00e9ter les t\u00e9tines de sa m\u00e8re****? Explication un peu simplette, je le sais, mais nous n'avons pas trouv\u00e9 mieux. **Deuxi\u00e8me Loi de PCR-Roubaud** : Un mouton de Skye confront\u00e9, \u00e0 une distance de moins de six m\u00e8tres, \u00e0 des b\u00ealements de PCR ou\/et Jacques, s'\u00e9loigne, ou fuit. Fuyaient avec la plus grande agilit\u00e9 et pr\u00e9cipitation (grimpant les talus comme des ch\u00e8vres, sautant par-dessus les foss\u00e9s, piquant des sprints sur l'asphalte) ceux qui se trouvaient brusquement en notre pr\u00e9sence alors qu'ils \u00e9taient sur la route (nous avions franchi un col et commencions notre descente et tout \u00e0 coup ils nous apercevaient avec effroi). (Je vous laisse le soin de formuler une loi \u00e0 ce sujet.) L'explication de ce ph\u00e9nom\u00e8ne nous parut \u00eatre le sentiment de la faute : ils n'auraient pas d\u00fb se trouver l\u00e0, sur la route. Ils \u00e9taient sortis clandestinement de leur pr\u00e9 parce que l'herbe au-dehors \u00e9tait plus verte, et ils nous prenaient, peut-\u00eatre, pour des inspecteurs envoy\u00e9s par les bergers pour les surprendre. Une fois, une demi-douzaine de moutons s'\u00e9taient aventur\u00e9s assez loin, jusqu'au bord (de l'autre c\u00f4t\u00e9 de la cl\u00f4ture) d'une prairie qui n'\u00e9tait pas la leur (ce qui leur permettait de bavarder avec les voisins). Nous arriv\u00e2mes et b\u00eal\u00e2mes. Ils s'enfuirent, coururent une dizaine de m\u00e8tres, balan\u00e7ant leurs gros arri\u00e8re-trains laineux en une course 'chaloupante' d'un comique irr\u00e9sistible, puis s'arr\u00eat\u00e8rent, se retourn\u00e8rent d'un commun accord, et nous regard\u00e8rent, la t\u00eate l\u00e9g\u00e8rement de c\u00f4t\u00e9 ; d'un air interrogateur. Quand il virent que nous avancions encore dans leur direction, ils d\u00e9tal\u00e8rent de nouveau pour se retourner encore une trentaine de m\u00e8tre plus loin. Finalement, quand ils virent que nous n'avions nullement l'intention de les laisser tranquilles, ils se r\u00e9sign\u00e8rent \u00e0 regagner leur prairie, \u00e0 bien cent m\u00e8tres de l\u00e0. La **Loi de PCR-Roubaud** a eu une exception (confirmant la loi selon laquelle l'exception confirme la r\u00e8gle) (?). Vous n'avez pas oubli\u00e9 que j'\u00e9tais en train, il y a quelques lignes de prose de cela, de vous raconter une de nos marches ; nous approchions d'Orbost et j'avais dit (au pr\u00e9sent de narration (c'est plus vivant)) \u00abC'est l\u00e0 que se produit un \u00e9v\u00e9nement singulier qui nous laisse pantois. \u00bb Il y avait l\u00e0 une prairie, comme il y en a partout. Dans cette prairie un groupe ovin complet, avec moutons, brebis et agneaux qui broutait paresseusement \u00e0 quelque distance (ils n'\u00e9taient pas pr\u00e8s de la cl\u00f4ture du bord de route). Bien qu'un peu las de b\u00ealer (sans r\u00e9ponse) depuis le matin (mais le devoir scientifique nous for\u00e7ait \u00e0 pers\u00e9v\u00e9rer pour v\u00e9rifier par le plus grand nombre d'exemples possible la justesse de nos lois), nous avons lanc\u00e9 notre appel habituel \u00e0 la conversation ('bonjour, comment allez-vous ? L'herbe est-elle bonne ce matin ? Savez-vous qu'il fait dix-sept degr\u00e9s \u00e0 Glasgow d'apr\u00e8s Channel 4 News et qu'on annonce des averses pour demain ?' Etc.). Nous nous attendions \u00e0 une r\u00e9action d'indiff\u00e9rence m\u00eame pas polie (pas de fuite, nous \u00e9tions trop loin). Quelle ne fut pas notre stupeur quand nous v\u00eemes la troupe accourir vers nous, se presser contre la cl\u00f4ture, et se mettre \u00e0 nous interroger avec volubilit\u00e9. Nous avons essay\u00e9 de r\u00e9pondre mais il faut avouer que nous ne comprenions pas ce qu'ils disaient. Nos r\u00e9ponses ont fini par les d\u00e9cevoir ; et au bout d'un moment ils sont repartis. Qu'esp\u00e9raient-ils de nous ? Myst\u00e8re.\n\nApr\u00e8s Orbost, la route devient chemin, descend jusqu'au niveau des eaux du loch et continue ensuite, \u00e0 travers une for\u00eat, jusqu'\u00e0 Idrigill Point. J'aurais tant voulu aller jusqu'\u00e0 Idrigill Point. C'est un cap ! Mais le trajet aurait exc\u00e9d\u00e9 les faibles forces de mon genou, me fit-on observer. Comme je regrette Idrigill Point ! et de n'avoir pas fait la grimp\u00e9e des fameuses Cuillin (on prononce quelque chose comme, \u00e0 mon oreille en tout cas, 'couille-line'), ces montagnes de Skye qui culminent \u00e0 plus de 1000 m\u00e8tres.\n\n# Incises du chapitre 6\n\n## 276 Au-dehors, les quelques rares maisons de Dunvegan *\n\nDunvegan n'est m\u00eame pas un village. Ce qui signifie, et en un premier temps notre moral s'en trouva quelque peu affect\u00e9, qu'il n'y a pas de pub \u00e0 Dunvegan ! Pensez, on va en \u00c9cosse, on va au pub le premier jour \u00e0 Glasgow (pr\u00e8s de la gare ; c'\u00e9tait le soir ; 'pub food', pintes ; premier 'haggis' (panse de mouton farci) pour PCR), on arrive \u00e0 Portree, on va au pub (un pub sur la place, dans la salle duquel se voit une vieille dame assise en vieux costume skyien, \u00e0 grande grosse jupe, assise, les mains sur les genoux (une sorte de chandail de grosse laine de mouton de Skye sur les \u00e9paules) ; immobile ; tr\u00e8s immobile, tellement immobile qu'on se rend compte qu'en fait il s'agit d'un mannequin (\u00ab \u00e7a fait bizarre \u00bb (PCR dixit))) (le pub est proche d'une church (il y a trois churches \u00e0 Portree sur la place, l'une \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de l'autre), o\u00f9 nous avons assist\u00e9 \u00e0 la sortie d'un mariage, avec les messieurs en kilt, et les dames en chapeau, toutes en chapeau, chaque chapeau parfaitement accord\u00e9 \u00e0 la robe (pas belles, elles, les robes, vraiment pas belles ; toute l'\u00e9l\u00e9gance est dans le chapeau (because l'exemple de la Queen Mother ?) (et comment les dames qui vont au mariage s'assurent-elles la veille qu'aucune d'entre elles n'aura le m\u00eame chapeau qu'une autre pour la c\u00e9r\u00e9monie ?) ; on prend le car (un Nicolson's de Borve), on arrive \u00e0 l'Atholl Hotel, on s'est \u00e0 peine fait \u00e0 l'id\u00e9e qu'on est dans un d\u00e9cor de roman d'agatha (Christie ! Pens\u00e2mes-nous : quel est le client qui va \u00eatre assassin\u00e9 le premier ? Le gentleman solitaire genre colonel de l'arm\u00e9e des Indes (en fait ancien des services secrets) du MI 5 ou du MI 6, la groose dame p\u00e9remptoire ('mendy', mon e-book me propose ce mot, d\u00e9riv\u00e9 de 'goose', pour 'grosse', puis, emport\u00e9e par son \u00e9lan 'p\u00e9remptoire'), qui parle \u00e0 voix tr\u00e8s forte (elle fait semblant d'\u00eatre sourde, n'est-ce pas ?), le gigolo de la patronne (certainement une calomnie) ? Serions-nous suspect aux yeux d'Hercule Poirot ?), qu'on se rend compte qu'il n'y a pas le moindre pub. Dur. En fait il y a un endroit ffp (faisant-fonction-de-pub). C'est le bar du Dunvegan Hotel, situ\u00e9 \u00e0 l'arr\u00eat du bus de Portree (qui 'dessert' Dunvegan Castle et va en fait de l'autre c\u00f4t\u00e9, un peu plus loin que Dunvegan m\u00eame, jusqu'\u00e0 Lonmore). La barmaid est une dame d'allure s\u00e9v\u00e8re, la quarantaine dure, cheveux tr\u00e8s courts, qui me semble un peu 'butch'. Nous entrons, assoiff\u00e9s, dans cette oasis brusquement r\u00e9v\u00e9l\u00e9e. Je demande conseil pour une bi\u00e8re (il n'y a pas de 'best bitter'). Elle se radoucit et indique les deux 'cream beer' : l'une est 'douce', l'autre moins. Nous essayons ; d\u00e9licieux. Ult\u00e9rieurement optons plut\u00f4t pour la 'soft', ce qui la d\u00e9\u00e7oit un peu. Mais c'est la premi\u00e8re fois que nous sommes \u00e0 Dunvegan. Nous avons des excuses.\n\n## 291 ce livre de po\u00e8mes intitul\u00e9 Autobiographie chapitre dix,... d'autre part se serait ins\u00e9r\u00e9 dans une autre cha\u00eene, celle des 'romans formels' **\n\nDans la Description du Projet de 1979, j'en pr\u00e9sentais trois (publi\u00e9s en tout ou en partie) :\n\n\u00ab **Mezura** \u2013 Sous-titr\u00e9 roman moral, **Mezura** se pr\u00e9sente avec l''avertissement suivant' : 'Si le po\u00e8me en prose peut emprunter sans dommage des bribes et des cadences \u00e0 la m\u00e9trique qui le baigne, la prose en po\u00e9sie, en revanche, dont on offre dans ce qui suit un exemple, se doit de r\u00e9pudier toute scansion r\u00e9guli\u00e8re ; ce qui ne peut gu\u00e8re \u00eatre atteint que par la soumission \u00e0 une contrainte du type de celle qui joue ici. Nous remercions le nombre **pi** , en ses mille premi\u00e8res d\u00e9cimales.\n\n\u00ab Par ailleurs, le sermon th\u00e9orique de Gertrude Stein : Arthur, a Grammar, a \u00e9t\u00e9 traduit dans ces pages aussi n\u00e9cessairement et s\u00e9quentiellement que possible.\n\n\u00ab **Mezura** , est, ainsi, de la prose en po\u00e9sie, un emprunt de prose.... la d\u00e9marche, du point de vue de la m\u00e9trique, est la suivante : le po\u00e8me en prose (comme, de mani\u00e8re plus voil\u00e9e, selon la th\u00e9orie mallarm\u00e9enne, toute prose 'vaut' en tant que 'vers rompu') a, comme m\u00e9trique virtuelle, ou limite, celle du vers (traditionnel et, plus tard, libre). Il a donc une scansion implicite selon les r\u00e9gularit\u00e9s rythmiques du vers. L'annexion de prose \u00e0 la po\u00e9sie, tent\u00e9e ici, doit choisir deux d\u00e9tours : prendre la prose dans un jeu de langue autre, qui n'a pas le m\u00eame vers comme 'canon' ; d'autre part, casser autant que possible une m\u00e9trique naturelle en r\u00e9partissant ses 'dur\u00e9es' au hasard. Bien entendu, la d\u00e9marche pr\u00e9sente une grande part d'ironie puisqu'une succession choisie de nombres au hasard est, une fois choisie, au moins strictement comparable \u00e0 celle qui a \u00e9t\u00e9 choisie et a ainsi au moins cette r\u00e9gularit\u00e9-l\u00e0, contrairement \u00e0 l'affirmation. Situation duale de celle du Coup de d\u00e9s : le choix d'une s\u00e9quence au hasard nie le hasard.\n\n\u00ab Le titre, **Mezura** , est emprunt\u00e9 aux Troubadours. Le concept de 'mesure' est essentiel \u00e0 la fois \u00e0 la th\u00e9orie de l'amour (th\u00e9orie 'morale') et \u00e0 la th\u00e9orie du 'chant' des Troubadours. \u00c0 travers lui sont vis\u00e9es \u00e0 la fois la ma\u00eetrise par les adeptes du Grand Chant de la force de destruction de 'l'\u00e9ros m\u00e9lancolique' et la ma\u00eetrise par le rythme de la force de destruction du 'chaos', du 'hasard'.\n\n\u00ab **Mezura** , dans une certaine mesure, est une commande : du groupe d'Atelier (Tibor Papp, Paul Nagy, Philippe D\u00f4me), m'offrant des pages et une r\u00e9alisation typographique. La 'scansion' de **Mezura** d\u00e9pend \u00e9troitement de ces conditions tr\u00e8s sp\u00e9ciales de composition : jouant comme 'aux' vers libres \u00e0 'fausses' unit\u00e9s surmarqu\u00e9es (majuscules grasses redoubl\u00e9es et signe \/ pour la s\u00e9paration des diff\u00e9rents segments. (Il y a, en particulier, des 'vers' \u00e0 z\u00e9ro position marqu\u00e9s par des points (0 position ponctu\u00e9e).\n\n\u00ab Enfin, **Mezura** , qui est \u00e9crit en 20 chapitres de 50 vers chacun, est 'palindromique par morceaux' par rapport \u00e0 un 'miroir' central ; contrainte de d\u00e9signation de la dimension essentiellement orient\u00e9e de la ligne rythmique (cf. les fugues en miroir ou en \u00e9crevisse de notre saint-p\u00e8re Bach). \u00bb\n\nEt encore :\n\n\u00ab Autobiographie chapitre dix est le troisi\u00e8me des 'romans formels'. Le r\u00e9cit, trait\u00e9 formellement, est ici l'histoire du vers libre fran\u00e7ais en sa p\u00e9riode triomphante, classique. J'ai choisi pour l'\u00e9crire 84 livres de po\u00e9sie par 35 po\u00e8tes parus entre 1914 et 1932 (ann\u00e9e de ma naissance). (Pourquoi 84 ? Parce que 84 = deux fois 42, mon \u00e2ge l'ann\u00e9e de la mise en route du livre, 1976) (\u2013 et 35 ? \u2013 le mur de la vie priv\u00e9e s'interpose).\n\n\u00ab Du livre de sa vie, le long po\u00e8me 'A', Louis Zukofsky a dit : 'les mots des po\u00e8tes sont ma vie'. Les mots des po\u00e8tes sont le mat\u00e9riau de la biographie d'un po\u00e8te ; ce sont les mots de sa langue et les mots de sa vie, mais les uns et les autres se r\u00e9fractent \u00e0 travers la po\u00e9sie qui l'a pr\u00e9c\u00e9d\u00e9, celle qu'il a lue, aim\u00e9e ou d\u00e9test\u00e9e. Ainsi, les po\u00e8mes qui m'ont servi pour Autobiographie chapitre dix font partie de mon existence en tant que po\u00e8te. Le plus souvent, en \u00e9crivant des po\u00e8mes, un po\u00e8te affabule sur la relation de la po\u00e9sie ant\u00e9rieure dont il se construit lui-m\u00eame. Mais si le pacte autobiographique est une affirmation de v\u00e9rit\u00e9 (m\u00eame impossible), une autobiographie po\u00e9tique doit \u00e9viter toute invention. Je n'ai pas invent\u00e9 les po\u00e8mes d'Autobiographie chapitre dix. Je les ai pris dans ma m\u00e9moire de po\u00e9sie, dans les livres que j'ai choisis pour en t\u00e9moigner.\n\n\u00ab Les textes de ma 'relation' appartiennent \u00e0 la p\u00e9riode la plus cr\u00e9atrice du vers libre. En les racontant comme ma vie, j'ai r\u00e9fl\u00e9chi et tenu compte de ce qu'\u00e9tait le vers libre pour moi et j'en ai fait une critique, en modifiant, dans mes po\u00e8mes non invent\u00e9s, le rapport des vers aux mots, aux phrases qui le composent. L\u00e0, et bien s\u00fbr dans le choix des moments restitu\u00e9s (comme dans toute autobiographie) comme dans la progression de la pr\u00e9sentation, est mon intervention propre, en ce livre. \u00bb\n\nAutobiographie chapitre dix faisait partie d'une premi\u00e8re cha\u00eene (je dis 'cha\u00eene' pour simplifier, la figure-nombre r\u00e9elle \u00e9tant trop longue \u00e0 d\u00e9crire), \u00e0 laquelle celle des 'romans formels' \u00e9tait, en un sens, 'orthogonale' (il y avait plusieurs telles cha\u00eenes, et l'orthogonalit\u00e9 en question doit \u00eatre entendue en plusieurs dimensions). Il y aurait eu, d'autres 'Autobiographie, chapitre x (x= 1, 2..., 11,...)', dont deux \u00e9taient d\u00e9j\u00e0 compos\u00e9es (sous des titres particuliers) ; par exemple, un volume faisant fonction d'autobiographie chapitre six (en sous-titre), auquel je donnerais aujourd'hui comme nom Le Grand Ciel Empyr\u00e9e.\n\nLe deuxi\u00e8me roman formel, \u00e0 l'\u00e9poque du **Projet** , s'appelait \u00c9toffe. Je le d\u00e9cris aussi dans le texte que je viens de citer, mais sans pr\u00e9ciser qu'il \u00e9tait, en fait, inachev\u00e9.\n\n\u00ab **\u00c9toffe** \u2013 le deuxi\u00e8me (roman formel), r\u00e9sultant lui aussi d'une commande, cette fois picturale et commerciale (un livre de po\u00e8mes pour accompagner des s\u00e9rigraphies de Vasarely), a pour titre **\u00c9toffe**. Le principe de la composition est comme suit : un mod\u00e8le de dessin de tissu \u00e9tant choisi ('nid d'abeilles', chemin de roses,...), on le r\u00e9alise par les lettres d'un po\u00e8me, dans lequel le dessin figure un autre po\u00e8me (ou suite de po\u00e8mes) pr\u00e9alablement donn\u00e9. Une opposition de 'cha\u00eene' et de 'trame' est marqu\u00e9e entre textes \u00e0 difficult\u00e9 minimale de compr\u00e9hension imm\u00e9diate et textes, au contraire, de construction complexe. La r\u00e9alisation (luxueuse) offrait des mises en \u00e9vidence du jeu par la typographie et la couleur. Les s\u00e9rigraphies (post\u00e9rieures au texte (et vraisemblablement faites sans m\u00eame le regarder)) n'avaient aucun rapport avec celui-ci, sinon d'\u00eatre pr\u00e9sent\u00e9es dans le m\u00eame emballage. \u00bb\n\nCe que je ne pr\u00e9cise pas, dans ce texte d'apr\u00e8s la mort du **Projet** , c'est qu'en fait **\u00c9toffe** , dans le livre d'art, n'\u00e9tait pas v\u00e9ritablement le roman formel, mais un extrait. Il est vraisemblable que personne ne l'a lu (ce ne sont pas les acheteurs-collectionneurs-sp\u00e9culateurs qui allaient lire de la po\u00e9sie). Le **Projet** mort, je n'ai eu aucun scrupule \u00e0 phagocyter le contenu du livre pour l'ins\u00e9rer dans un livre paru plus tard (Dors, pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 de Dire la po\u00e9sie), qui assemblait non seulement des morceaux d' **\u00c9toffe** , mais d'un premier 'Dors' (que je d\u00e9cris partiellement (toujours par prudence, pour ne pas trop r\u00e9v\u00e9ler du **Proje** t (je ne sais d'ailleurs pourquoi)) aussi, reproduisant son titre, dans Description du **Projet** ) (ce livre devait faire partie d'une autre cha\u00eene qualifi\u00e9e par une autre **figure-nombre** ) :\n\nd\n\no\n\nr\n\ns\n\n\u00ab encore non publi\u00e9, c'est un essai de composition r\u00e9p\u00e9titive, minimale, en variations tr\u00e8s faibles sur peu de mots, peu de moments, \u00e0 vers \u00e0 peu de positions. Il se compose de trois s\u00e9quences de 31 po\u00e8mes chacune, d'\u00e0 peu pr\u00e8s m\u00eame disposition, m\u00eame sens, m\u00eame vocabulaire, m\u00eame titre. Les difficult\u00e9s de compr\u00e9hension imm\u00e9diate y sont, aussi, minimales. \u00bb\n\nJe ne dis pas alors que le volume, tel qu'il para\u00eet l'ann\u00e9e suivante (1980) chez Gallimard, incorpore aussi un sous-objet du cinqui\u00e8me roman formel pr\u00e9vu, le po\u00e8me Tombeaux de P\u00e9trarque\n\n(ma figure-nombre des romans formels n'\u00e9tait pas parfaite, car je ne suis pas parvenu (ni \u00e0 Skye, ni depuis) \u00e0 me souvenir de ce que devait \u00eatre le sixi\u00e8me roman. Je vois seulement sa position dans la figure, ce qui implique, en partie, ses contraintes. Mais le titre a disparu de ma m\u00e9moire ; et, bien entendu, du titre je peux tirer beaucoup quant au contenu. Peut-\u00eatre \u00e9tait-il mal choisi. Mais je me refuse \u00e0 admettre cette hypoth\u00e8se, car je pr\u00e9tends, vis-\u00e0-vis de moi-m\u00eame que l'\u00e9pure finale du **Projet** , **LA FIGURE-NOMBRE** par excellence, fut parfaite) (c'est bien l\u00e0 le drame).\n\n## 291 Revenons alors \u00e0 nos moutons (\u00e0 nos brebis) ***\n\nJe parle moutons, mais il y a aussi du bovin. Les routes, ici ou l\u00e0, pr\u00e9voient des obstacles au passage du b\u00e9tail, les 'cattle grids', une vingtaine de barres de fer mises en travers du chemin, \u00e9troites, et s\u00e9par\u00e9es de quelques centim\u00e8tres. J'imagine que les animaux h\u00e9sitent \u00e0 s'engager sur ces dispositifs perfides. Moi-m\u00eame, je me sens aujourd'hui un peu bovin en les affrontant et les franchis avec une grande circonspection, craignant de glisser ou de me tordre la cheville.\n\nUne fois, nous croisons quelques vaches, qui ont fait comme les moutons, sont sorties de leur p\u00e2turage pour batifoler dans un endroit sans doute interdit. Elles nous voient, et notre vue ne les inqui\u00e8te. Elles passent en file indienne sur le bord de la route, baissant la t\u00eate. La derni\u00e8re est une petite pouliche rousse-orange, qui est terriblement \u00e9mue, presque autant que PCR. Affol\u00e9e, elle commence par reculer, se place en travers de la route, puis se retourne, puis se pr\u00e9cipite \u00e0 la suite de sa m\u00e8re qui va, placide quoique circonspecte. Le c\u0153ur de PCR bat tr\u00e8s fort (je v\u00e9rifie).\n\nIl faut dire qu'elle venait juste de surmonter une autre frayeur due \u00e0 un chien de ferme, qui nous avait aboy\u00e9 \u00e0 la gueule. Tr\u00e8s fermement, je lui avait dit : \u00ab Down, Sir ! \u00bb ; \u00e0 ma grande surprise, il avait ob\u00e9i. (Nous n'avons jamais \u00e9t\u00e9 jusqu'aux 'coral beaches', qui \u00e9taient le but d'une de nos marches, \u00e0 cause d'un \u00e9criteau \u00ab Beware of the Bull \u00bb. De toute fa\u00e7on, la mar\u00e9e \u00e9tait haute et, en fait de plage, nous n'aurions vu que des rochers couverts d'algues.)\n\n## 293 Nous avons suppos\u00e9 qu'il a besoin de se rassurer, et quoi de plus rassurant que de t\u00e9ter les t\u00e9tines de sa m\u00e8re ****\n\nJe pense \u00e0 une autre explication. C'est au cours de notre mont\u00e9e en train de Glasgow \u00e0 Mallaig que PCR avait attrap\u00e9 un rhume (qu'elle partagea ensuite avec moi, g\u00e9n\u00e9reuse) ; on pourrait m\u00eame dire le rhume. L'entr\u00e9e de l'air frais et vivifiant de l'\u00c9cosse profonde par les fen\u00eatres du wagon n'\u00e9tait pas en fait la cause. La cause principale \u00e9tait un acte de malveillance, dirig\u00e9 sp\u00e9cifiquement contre elle. Une fen\u00eatre en effet, un haut de fen\u00eatre repliable, dirigeait droit sur elle un courant d'air tenace, pratiquement incessant. Or cette fen\u00eatre, initialement ferm\u00e9e, avait \u00e9t\u00e9 ouverte par une dame qui en voulait sans aucun doute \u00e0 PCR, pour une raison rest\u00e9e inconnue. D\u00e8s sa mont\u00e9e dans le train, elle s'\u00e9tait dirig\u00e9e vers la place o\u00f9 l'ouverture du haut de fen\u00eatre assurait que le vent, pr\u00eat \u00e0 arroser en g\u00e9n\u00e9ral impartialement les voyageurs, serait pratiquement oblig\u00e9 de concentrer toutes ses forces sur le visage, les \u00e9paules et le cou de PCR. Mais notre ennemie, elle, s'\u00e9tait assise juste au-dessous de l'ouverture, dont l'organisation (je vous prie de le noter) \u00e9tait telle qu'elle se trouvait parfaitement \u00e0 l'abri. Ce n'\u00e9tait donc nullement pour jouir de la robustesse du vent \u00e9cossais (et chacun sait qu'il est robuste (on peut comparer les crus de vent \u00e0 ceux du caf\u00e9 : le cers (dans le Minervois) et son cousin le mistral sont des 'arabica' ; le vent \u00e9cossais, lui, est un 'robusta')) qu'elle avait ouvert le morceau de fen\u00eatre, mais bien pour agresser PCR. D'ailleurs, un sourire niais perp\u00e9tuellement fig\u00e9 sur ses traits ineptes, elle secouait perp\u00e9tuellement une masse de chevelure compacte, mal boucl\u00e9e, moche. Quand elle descendit, \u00e0 Fort-William, nous respir\u00e2mes. Mais le mal \u00e9tait fait. Les premiers reniflements ne se firent gu\u00e8re attendre.\n\nPour un rhume, ce fut un beau rhume. Il s'ensuit que nos marches \u00e9taient scand\u00e9es d'\u00e9ternuements perp\u00e9tuels, r\u00e9p\u00e9t\u00e9s et prolong\u00e9s (salves d'\u00e9ternuements), de quintes de toux perp\u00e9tuelles raclantes (on pourrait m\u00eame parler de sixtes), de mouchements-d\u00e9bouchements de narines incessants (d'abord la narine gauche, puis la droite (ou le contraire (dans soixante-cinq pour cent des cas dans l'ordre gauche \u2192 droite)), puis les deux narines en m\u00eame temps (appuyer de chaque c\u00f4t\u00e9 avec deux doigts (l'index et le majeur))), enfin d'essuiements fr\u00e9n\u00e9tiques d'abondants \u00e9coulement morveux dans un mouchoir, ou dans un objet mou quelconque de type ffm (faisant-fonction-de-mouchoir) (entre deux mouchements, application, pour des raisons esth\u00e9tiques, d'un b\u00e2ton de baume 'soins r\u00e9parateur l\u00e8vres s\u00e8ches' d\u00e9tourn\u00e9 de son usage usuel). (La question des mouchoirs se montra fort \u00e9pineuse. Il n'y avait gu\u00e8re de boutiques \u00e0 Dunvegan. C'est \u00e0 Portree que nous all\u00e2mes acheter quelque anti-rhume et quelques kleenex (et un nouveau baume, le premier \u00e9tant rapidement \u00e9puis\u00e9). Bien. Mais la provision de kleenex se r\u00e9v\u00e9la tr\u00e8s vite strictement insuffisante et un rouleau entier de PQ succomba en une nuit. Pour les marches, PCR ne pouvait pas se munir d'une charrette charg\u00e9e d'une masse suffisante de 'ffm's. La solution adopt\u00e9e fut la suivante, exp\u00e9riment\u00e9e lors de la marche en direction des 'coral beaches' (corales biches (on va cinq six miles au-del\u00e0 de Dunvegan Castle (consulter une carte))): un soleil d\u00e9licieux et exub\u00e9rant (le soleil n'a pas tr\u00e8s souvent l'occasion de briller sans entraves au-dessus de Skye) nous tapait sur le cr\u00e2ne, les joues, les bras, pr\u00e9parant avec conscience du 'coup de soleil' (d'intensit\u00e9 modeste). En cons\u00e9quence, les kleenex, les rectangles de pq, et surtout les deux mouchoirs-mouchoirs ( _i.e._ d'\u00e9toffe) de PCR (je les ai en ce moment m\u00eame devant moi, sortis \u00e0 ma demande (pour l'authenticit\u00e9 de la description, qualit\u00e9 de ma prose dont je prend le plus grand soin) de l'armoire : l'un est de couleur mauve un peu pass\u00e9e ; l'autre est un mouchoir d'enfance (tr\u00e8s ancien (dans la mesure o\u00f9 un objet appartenant \u00e0 PCR peut \u00eatre dit tr\u00e8s ancien) (\u00ab je ne l'ai jamais su avant moi \u00bb, dit-elle), tr\u00e8s pr\u00e9cieux) ; les couleurs y sont le bleu, le vert, le jaune et le rouge ; un petit gar\u00e7on et une petite fille y sont d\u00e9pict\u00e9s jouant au ballon avec un gros fruit rouge (une pomme ? il y en a d'autres sur l'arbre) ; le petit gar\u00e7on aux cheveux bleus \u00e9bouriff\u00e9s vient de lancer le ballon-pomme et la petite fille \u00e0 chevelure orange \u00e0 n\u0153uds tend les mains pour le recevoir : le mouvement du projectile est signifi\u00e9 par des pointill\u00e9s (bleus) partant des mains du lanceur, entre lesquels est \u00e9crit \u00ab HOP \u00bb ; c'est beau) \u00e9taient tr\u00e8s rapidement tremp\u00e9s. Mais, gr\u00e2ce aux rayons du bon soleil skyein, ils s\u00e9chaient non moins rapidement et pouvaient servir \u00e0 nouveau.\n\nLes \u00e9ternuements et les d\u00e9bouchements de narines ne sont pas silencieux. Ils doivent \u00eatre bruyants, pour atteindre un degr\u00e9 suffisant d'efficacit\u00e9 nettoyante. Leur volume sonore est proportionnel \u00e0 la gravit\u00e9 du rhume. Ne pourrait-on, dans ces conditions attribuer aux explosions et coups de trompettes produits par l'appendice nasal de PCR, l'effroi des agneaux \u00e0 notre passage ?\n\n# CHAPITRE 7\n\n# TOUT : rien\n\n* * *\n\n## \u00a7 49 Lieu. Moment.\n\n24 octobre 1978. Le lieu est celui o\u00f9 je suis aujourd'hui 29 juillet 2001. Je m'en souviens. Dans mon souvenir le lieu semble un autre. Pour une seule raison : le lit n'est pas \u00e0 la m\u00eame place. Ce jour-l\u00e0, il est en coin entre le mur du fond et l'une des deux fen\u00eatres, alors qu'aujourd'hui il y a un intervalle de presque un m\u00e8tre entre cette fen\u00eatre et le lit. Quand, allong\u00e9 sur le lit aujourd'hui j'ai repens\u00e9 \u00e0 cette journ\u00e9e o\u00f9, allong\u00e9 \u00e9galement sur le lit, j'ai pr\u00e9par\u00e9 la mise au point d\u00e9finitive du plan du **Projet** , la sensation d'un d\u00e9placement vers la gauche a \u00e9t\u00e9 tr\u00e8s nette. Mais peu importe.\n\nCe jour-l\u00e0, je rassemble tous les papiers concernant le **Projet** , je trie, j'\u00e9limine, je me livre aux derniers choix l\u00e0 o\u00f9 il reste des choix \u00e0 faire. Il y en a peu. Mais je relis tout minutieusement. Je proc\u00e8de lentement, avec m\u00e9thode et componction. Vers cinq heures du soir, il ne reste que ce qui doit rester : quatorze pages d'\u00e9criture serr\u00e9e, en six couleurs, o\u00f9 tout ce qui doit \u00eatre \u00e9crit l'est.\n\nDans ces pages, le **Projet** est d\u00e9crit, dans ses trois composantes :\n\n**I \u2013 Projet de Math\u00e9matique** (pages 1 \u00e0 4)\n\n **II \u2013 Projet de Po\u00e9sie** (pages 5 \u00e0 8)\n\n **III \u2013 Le Grand Incendie de Londres** , roman (pages 9 \u00e0 11)\n\nLes derni\u00e8res pages (12 \u00e0 14) fixent un calendrier contraignant d'ex\u00e9cution. Il va du 5 d\u00e9cembre 1978 (ce sera le d\u00e9but de la mise en route) au 4 d\u00e9cembre 1995. Dix-sept ann\u00e9es de travail (apr\u00e8s dix-sept ann\u00e9es de pr\u00e9paration. Je trouve ce partage raisonnable. J'aurai soixante-trois ans. Je me reposerai, ensuite).\n\n## \u00a7 50 Projet de Math\u00e9matique, Projet de Po\u00e9sie\n\nLe **Projet de Math\u00e9matique** est fix\u00e9 depuis plusieurs ann\u00e9es (\u2192 branche 3). En fait, depuis plusieurs ann\u00e9es j'ai entrepris sa r\u00e9alisation. En 1976, la th\u00e8se de mon \u00e9l\u00e8ve Andr\u00e9 Bonnin m'avait apport\u00e9 le premier r\u00e9sultat important pour sa mise en \u0153uvre effective. J'ai bon espoir d'autres progr\u00e8s.\n\nLe **Projet de Po\u00e9sie** est d\u00e9crit en d\u00e9tail dans la **Version longue** de la branche pr\u00e9sente. On se contentera ici des indications parcellaires des chapitres 2 \u00e0 6.\n\nLe **Projet de Math\u00e9matique** fournit au **Projet de Po\u00e9sie** son squelette, sa **figure-nombre** (cap.5) particuli\u00e8re. Le **Projet de Po\u00e9sie** , une fois accompli, sera un assez gros po\u00e8me (je tiens \u00e0 lui donner ce nom) dont les parties, autonomes, seront des livres de po\u00e9sie, ou des s\u00e9quences, construites sous contraintes, de livres.\n\nEntre deux quelconques de ces livres, selon les consignes fournies par le **Projet de Math\u00e9matique** , des fl\u00e8ches de transformation orient\u00e9es (et plus g\u00e9n\u00e9ralement des cellules (en plusieurs dimensions, certaines laiss\u00e9es virtuelles pour un prolongement \u00e9ventuel par d'autres)) prendront elles-m\u00eames forme de po\u00e9sie. \u00c0 la diff\u00e9rence du **Projet de Math\u00e9matique** , qui est fait de math\u00e9matique au sens ordinaire (et pas tr\u00e8s profonde ; seulement bizarre), le **Projet de Po\u00e9sie** est \u00e9tabli selon une id\u00e9e de la po\u00e9sie que je pense originale. (Je peux me permettre une affirmation immodeste, puisqu'il n'y a pas eu, finalement, de **Projet de Po\u00e9sie**.)\n\n## \u00a7 51 Le Grand Incendie de Londres\n\n **Le Grand Incendie de Londres** est le r\u00e9cit du **Proje** t. Roman 'pythagorique', il est con\u00e7u, (chapitre 5) comme un chef-d'\u0153uvre (au sens, artisanal, des Troubadours et des Rh\u00e9toriqueurs) oulipien.\n\nJe le pr\u00e9vois de dimensions raisonnables (? ? ?) (\u00e0 peu pr\u00e8s l'\u00e9quivalent du _Lancelot en prose_ , version compl\u00e8te, de l' _Estoire du Graal_ \u00e0 _La Mort Artu_ ).\n\nLa strat\u00e9gie narrative principale y sera celle de l' _entrebescar_ (entrelacement), enchev\u00eatrement r\u00e9gl\u00e9 de fils de r\u00e9cits constituant le roman comme une toile, tiss\u00e9e de fils de trame et de fils de dessin.\n\n## \u00a7 52 TOUT, puis rien\n\nJe mets un point final au plan g\u00e9n\u00e9ral du **Projet** vers 5 heures du soir. Je suis content. Je mets les quatorze pages dans quatre sous-chemises bleues, les sous-chemises dans une chemise, bleue \u00e9galement (bleu sombre).\n\nJe d\u00eene.\n\nDans la nuit, un peu avant dix heures du soir, je prends la chemise contenant le plan du **Projet**. Allong\u00e9 sur mon lit, je relis le tout une derni\u00e8re fois, avec soin. Il y a bien TOUT.\n\nJe me l\u00e8ve, d\u00e9chire le plan en beaucoup de morceaux, jette les morceaux dans la corbeille \u00e0 papier.\n\nJe me recouche.\n\nSur le moment, il me semble, j'ai un sentiment d'accomplissement. Je me dis quelque chose, avant de m'endormir, un peu tard, mais tranquillement, comme : 'Et v'l\u00e0 l'travail !' C'est le lendemain matin, il me semble aussi, que je comprends que j'ai renonc\u00e9 au **Projet**.\n\n# Le paradoxe de Jacques Roubaud \nPar Alain Nicolas\n\n* * *\n\n# L'Humanit\u00e9, 18 avril 2002\n\nApr\u00e8s avoir abandonn\u00e9 ce qui devait \u00eatre le Projet de sa vie, l'auteur entreprend le r\u00e9cit de son \u00e9chec. Dix-sept ans plus tard, m\u00e9moires plut\u00f4t qu'autobiographie, une \u0153uvre continue de se nourrir de l'inach\u00e8vement du projet d'une autre.\n\nQu'est-ce qui fait marcher Roubaud ? Qu'est-ce qui le pousse, en ce mois de juin 1976, \u00e0 entreprendre une descente du Mississippi, p\u00e9destre et solitaire ? Certainement pas la recherche de performance. Malgr\u00e9 ses capacit\u00e9s de marcheur, indissociables de l'image qu'on a de lui, l'auteur n'est pas un sportif. Peut-\u00eatre, en cette ann\u00e9e du bicentenaire des \u00c9tats-Unis, le projet de choisir la moins \u00ab pi\u00e9tonne \u00bb des nations pour y marcher, avec en prime un hommage \u00e0 Mark Twain, homme du fleuve s'il en fut, en suivant les traces de Tom Sawyer et Huckleberry Finn. Plus s\u00fbrement, parce que \u00ab le voyage est un rem\u00e8de bien connu \u00e0 l'acedia, au d\u00e9mon m\u00e9ridien, \u00e0 la maladie de l'\u00e2me \u00bb, en un mot \u00e0 la m\u00e9lancolie dans laquelle il est pr\u00e8s de sombrer. Enfin parce que ce voyage, ces milliers de kilom\u00e8tres \u00e0 marcher seul, corps actif et t\u00eate disponible, vont \u00eatre les circonstances id\u00e9ales pour mettre au point le Projet, et en commencer la r\u00e9alisation.\n\nBelle chose que ce Projet. N\u00e9 d'un r\u00eave en d\u00e9cembre 1961, il devait unifier la vie de l'auteur, la justifier, lui donner un sens. C'\u00e9tait, clairement, en \u00ab alternative \u00e0 la disparition volontaire \u00bb la volont\u00e9 d'en faire un Tout en trois domaines : math\u00e9matiques, po\u00e9sie, roman. Vaste programme, aurait dit l'autre. Mais, apr\u00e8s tout, qui n'a r\u00eav\u00e9 un jour d'un monde rendu intelligible, sinon meilleur, par une mise en ordre sous les auspices de la science et de la litt\u00e9rature ? De trouver \u00e0 sa vie une coh\u00e9rence, une clef que l'\u0153uvre mettrait en action, exposerait et c\u00e8lerait \u00e0 la fois ? N'est-ce pas en fin de compte une formulation originale (\u00f4 combien) d'une ambition qui est celle, informul\u00e9e (par prudence, inconscience ou modestie ?) de tout savant, de tout artiste ? En tout cas, en ces ann\u00e9es conqu\u00e9rantes et optimistes, les moments de doute sont toujours surmont\u00e9s, et la maturation du projet sous son triple aspect va bon train, comme le rappellent _Math\u00e9matique :_ et _Po\u00e9sie :_ , les deux derni\u00e8res \u00ab branches \u00bb de ce que l'auteur expose comme une \u00ab s\u00e9quence de livres \u00bb plac\u00e9s sous le titre g\u00e9n\u00e9ral du _'grand incendie de londres'_ et qui relatent le destin singulier de ce triple objectif. Depuis le r\u00eave de 1961, n\u00e9 du choc caus\u00e9 par la mort de son fr\u00e8re, il est devenu math\u00e9maticien, po\u00e8te consid\u00e9r\u00e9 d\u00e8s ses premi\u00e8res publications comme important, et il s'agit de r\u00e9sister aux assauts du \u00ab d\u00e9mon du renoncement \u00bb et de d\u00e9finir avec pr\u00e9cision les structures, les choix formels qui doivent en faire un ensemble ordonn\u00e9, muni de lois, fond\u00e9 sur des principes auxquels tous les \u00e9l\u00e9ments de cet ensemble d'\u0153uvres puissent se conformer. De 1976 \u00e0 1978, l'ensemble des choix structuraux et formels se pr\u00e9cise, jusqu'\u00e0 aboutir \u00e0 une mise au net, un descriptif r\u00e9dig\u00e9 le 24 octobre 1978, au terme d'une bonne journ\u00e9e de travail. Puis, \u00ab dans la nuit, un peu avant dix heures du soir, je prends la chemise contenant le plan du Projet. Allong\u00e9 sur mon lit, je relis le tout une derni\u00e8re fois, avec soin. Il y a bien TOUT. Je me l\u00e8ve, d\u00e9chire le plan en beaucoup de morceaux, jette les morceaux dans la corbeille \u00e0 papiers \u00bb.\n\nQue s'est-il pass\u00e9 ? Roubaud ne le dit pas, mais le titre du chapitre relatant cet \u00e9pisode cl\u00e9 \u00ab TOUT : rien \u00bb est assez clair. L'\u0153uvre con\u00e7ue comme un tout, LE TOUT, porte en elle-m\u00eame l'\u00e9chec \u00e0 venir. D\u00e8s _'le grand incendie de londres'_ , en 1985, l'auteur ne le cache pas : \u00ab le Projet a \u00e9chou\u00e9 parce qu'il ne pouvait qu'\u00e9chouer \u00bb. Les \u0153uvres qui ont constitu\u00e9 la s\u00e9quence dont nous lisons la cinqui\u00e8me \u00ab branche \u00bb n'en sont pas le remplacement, l'ersatz, le contre-projet. Elles se donnent un but \u00ab s\u00e9v\u00e8rement modeste \u00bb, celui d'un travail de m\u00e9moire, exposant le Projet comme \u00ab ce qui aurait pu \u00eatre \u00bb pour \u00ab tenter d'expliquer ce que cela sera \u00bb. C'est dire \u00e0 quel point la litt\u00e9rature na\u00eet du constat de son impossibilit\u00e9. L'inach\u00e8vement, plac\u00e9 au c\u0153ur m\u00eame du Projet initial, a fini par le ruiner pour produire, sur la base d'une m\u00e9moire de plus en plus probl\u00e9matique avec le temps, une \u0153uvre en perp\u00e9tuelle gestation d'elle-m\u00eame. Et un autoportrait de plus en plus poignant et fraternel d'un auteur que le deuil, le doute et la m\u00e9lancolie assi\u00e8gent, et qui, en fin de compte, d'\u00ab \u00e0 quoi bon \u00bb en \u00ab \u00e0 quoi bon \u00bb, sans se d\u00e9partir de l'humour qu'on lui conna\u00eet, avance avec souverainet\u00e9 dans une \u0153uvre puzzle dont il nous livre les pi\u00e8ces. \u00ab Les lecteurs, s'il y en a, se d\u00e9brouillent. \u00bb Enfin un auteur qui les traite en adulte.\n\n# \u00c9chec et maths \nPar Fabrice Gabriel\n\n* * *\n\n# Les Inrockuptibles, 3 avril 2002\n\nEst-ce une illusion ? Il semble qu'il arrivait, il n'y a pas si longtemps, aux livres dits \u00ab difficiles \u00bb d'\u00eatre lus. D'\u00eatre m\u00eame aim\u00e9s pour cela : cet irr\u00e9ductible inconfort qui m\u00e8ne, aussi, \u00e0 de grandes joies. Mais les modes tournent, et, sur le tourniquet des ventes, les poncifs remplacent souvent les clich\u00e9s : on vante la vitesse et la vie la plus imm\u00e9diate, les confessions blanches, le sexe qui parle ou l' _american way of style_... On se r\u00eave Salinger ou Sagan, on pastiche Hemingway. Strass et slogans : tristesse.\n\nEt la litt\u00e9rature, dans tout \u00e7a ? Il faut aller la chercher dans une biblioth\u00e8que trop peu fr\u00e9quent\u00e9e, chez un math\u00e9maticien et marcheur de Paris, professeur \u00e0 la retraite et po\u00e8te \u00e0 casquette, oulipien si peu tendance que c'est presque une provocation de le mettre ainsi en avant, \u00e0 l'heure o\u00f9 l'avant-garde devient \u00ab rance \u00bb para\u00eet-il, si elle n'a pas \u00e9t\u00e9 produite le matin m\u00eame par un night-clubber inculte.\n\nAlors voil\u00e0 : Jacques Roubaud est n\u00e9 en 1932, a publi\u00e9 son premier recueil de po\u00e8mes en 1966 et son \u00e9diteur d'aujourd'hui, Denis Roche, est g\u00e9n\u00e9ralement associ\u00e9 aux exp\u00e9rimentations formelles des ann\u00e9es 70. Rien de moins \u00ab rance \u00bb, pourtant, que l'\u0153uvre autobiographique entreprise par Roubaud \u00e0 partir de 1985 sous le titre _'le grand incendie de londres'_ et dont para\u00eet, ces jours-ci, la cinqui\u00e8me \u00ab branche \u00bb, _La Biblioth\u00e8que de Warburg._\n\nIl n'est pas \u00e9vident d'en parler simplement : cette branche est parfois inconfortable, et l'arbre auquel elle se rattache ne va pas sans tracas pour qui voudrait y grimper trop vite. Il faut s'accrocher : la m\u00e9taphore est triviale, mais elle peut d\u00e9finir, faute de mieux, le bonheur d'un effort qui s'apparente d'abord \u00e0 un jeu. La lecture est cette partie \u00e0 laquelle nous invite l'auteur, et dont l'enjeu n'est rien d'autre que sa propre vie, mise sur le tapis avec l'intelligence la plus franche et la plus extr\u00eame dr\u00f4lerie.\n\nJouons : _La Biblioth\u00e8que de Warburg_ constitue la cinqui\u00e8me manche d'un _work in progress_ ludique et radical, unique en son genre. Au d\u00e9part de l'entreprise, un \u00ab Projet \u00bb, dont les livres suivants d\u00e9clineront l'histoire puis l'\u00e9chec, convertissant le renoncement en \u0153uvre par la prolif\u00e9ration presque folle du commentaire. Roubaud avait, en effet, imagin\u00e9 et patiemment planifi\u00e9 une \u0153uvre totale, ramifi\u00e9e en divers ouvrages reli\u00e9s entre eux par un protocole complexe et dont la r\u00e9alisation devait s'\u00e9taler, selon un calendrier tr\u00e8s strict, de 1978 \u00e0 1995. Dix-sept ann\u00e9es de travail, apr\u00e8s dix-sept ann\u00e9es de pr\u00e9paration : c'\u00e9tait l\u00e0, litt\u00e9ralement, l'\u0153uvre d'une vie \u2013 une sorte de Saint Graal ou de \u00ab Livre \u00bb mallarm\u00e9en con\u00e7u avec la rigueur du math\u00e9maticien.\n\nCe Projet ne vit jamais le jour tel qu'il avait \u00e9t\u00e9 pr\u00e9vu : parvenu enfin \u00e0 son \u00e9laboration, l'\u00e9crivain en d\u00e9truisit presque aussit\u00f4t le plan, comme il le raconte dans le dernier chapitre de _La Biblioth\u00e8que de Warburg_. Il n'en avait pas pour autant fini avec lui : commenc\u00e9e en 1985, la premi\u00e8re branche du _'grand incendie de londres'_ , intitul\u00e9e _Destruction_ , inaugurait une suite de r\u00e9cits \u00e0 caract\u00e8re autobiographique n\u00e9s pr\u00e9cis\u00e9ment de cet \u00e9chec. \u00ab Je sais maintenant, \u00e9crivait Roubaud dans son \"Avertissement\" initial, que je n'approcherai ni Sterne, ni Malory, ni Murasaki, ni Henry James, ni Trollope, ni Szentkuthy, ni Melville, ni Queneau, ni Nabokov ; qu'aucune prose sign\u00e9e de moi ne rivalisera jamais avec _L'Homme sans qualit\u00e9s_ , _Mansfield Park_ , _Un rude hiver_ , _La Coupe d'or_ ou _La Conscience de Zeno_... \u00bb. Peut-\u00eatre, en effet.\n\nMais Roubaud serait Roubaud, et son fameux Projet se r\u00e9aliserait sous une autre forme, paradoxale et magnifique, \u00e0 partir de cet abandon inaugural. _La Biblioth\u00e8que de Warburg_ en t\u00e9moigne, apr\u00e8s _La Boucle_ , _Math\u00e9matique :_ et _Po\u00e9sie :_. Comme dans ces autres branches, l'auteur s'y astreint \u00e0 un programme d'\u00e9criture fix\u00e9 une fois pour toutes : il r\u00e9dige chaque matin des \u00ab instants \u00bb de prose sur lesquels il s'interdit de revenir et qui composent une sorte de faux journal regroupant au fil des d\u00e9veloppements, incises et bifurcations, des segments entiers de vie.\n\nLe livre s'apparente ainsi \u00e0 un m\u00e9moire \u2013 \u00ab un trait\u00e9 de la facult\u00e9 de M\u00e9moire, compos\u00e9 \u00e0 partir d'un exemple, le mien \u00bb \u2013 qui combine, \u00e0 la faveur de digressions et parenth\u00e8ses multiples, le r\u00e9cit d'\u00e9pisodes pass\u00e9s et la r\u00e9flexion pr\u00e9sente sur le travail en train de se faire. L'impression qui na\u00eet de sa lecture est absolument in\u00e9dite, car nous circulons sans cesse entre des strates vari\u00e9es de temps et de styles divers : par le jeu des notes et renvois, l'\u00e9clatement du texte est pouss\u00e9 \u00e0 l'extr\u00eame, mais la lin\u00e9arit\u00e9 n'est jamais vraiment rompue, qui nous fait passer d'un voyage \u00e0 pied le long du Mississippi au r\u00e9cit des r\u00e9unions de l'OuLiPo, ou du souvenir d'un amour retrouv\u00e9 furtivement en Am\u00e9rique \u00e0 des consid\u00e9rations \u00e9rudites sur les r\u00e8gles de la po\u00e9sie japonaise... Dans les entrelacements de ce moderne _Lancelot_ en prose, l'\u00e9motion se dissimule forc\u00e9ment sous les contraintes verbales ou les mod\u00e8les math\u00e9matiques qui obs\u00e8dent l'auteur. La tension entre l'\u00e9criture et la r\u00e8gle fait en effet surgir quelque chose de plus profond, et peut-\u00eatre de plus grave : le d\u00e9sir d'ordonner le temps, de domestiquer le flux de l'existence en l'inscrivant dans une sorte de tableau th\u00e9orique, rassurant mais au fond inaccessible.\n\nLa beaut\u00e9 du livre, et son sujet m\u00eame, puisque Roubaud ne cesse d'y revenir, c'est bien l'inad\u00e9quation entre un projet \u2013 litt\u00e9raire, humain, voire m\u00e9taphysique \u2013, et sa r\u00e9alisation pratique. _La Biblioth\u00e8que de Warburg,_ comme les branches qui pr\u00e9c\u00e8dent et celle peut-\u00eatre qui suivra (elle est annonc\u00e9e, en d\u00e9pit des allures de clausule prises ici par le chapitre ultime), ne font rien d'autre que raconter cet \u00e9chec, qui est aussi le triomphe de l'impr\u00e9vu. On voudrait dire la victoire de la vie, tant elle est sensible dans les surprises de cette prose qui s'attarde aussi bien au destin des gares qu'au syst\u00e8me des rimes, \u00e0 la description d'un lit qu'aux th\u00e9ories de la m\u00e9moire... Mais on se souvient aussi que cet arbre autobiographique, aussi luxuriant puisse aujourd'hui appara\u00eetre son feuillage, est n\u00e9 d'un deuil.\n\nLa cinqui\u00e8me branche, si elle n'est pas explicitement r\u00e9capitulative, invite ainsi \u00e0 revenir aux racines calcin\u00e9es du Projet abandonn\u00e9 : les premi\u00e8res pages du _'grand incendie de londres'_ \u00e9taient d\u00e9vor\u00e9es par l'absence d'Alix, la femme de Roubaud, morte \u00e0 31 ans, en janvier 1983. L'\u00e9crivain a veill\u00e9 \u00e0 la publication de son journal et lui a d\u00e9di\u00e9 un tr\u00e8s beau recueil de po\u00e8mes, _Quelque chose noir_. _La Biblioth\u00e8que de Warburg_ prolonge d'une certaine fa\u00e7on cet hommage, comme d\u00e9j\u00e0 les branches qui l'ont pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 : l'\u0153uvre autobiographique, dans son obstination radicale, inverse le sens de la mort en parant au double deuil, du Projet et de l'aim\u00e9e. L'un et l'autre se r\u00e9pondent, pour signifier l'impr\u00e9visible, la fragilit\u00e9 d'un tout qui bascule soudain dans le rien.\n\n\u00ab TOUT : rien \u00bb, tel est pr\u00e9cis\u00e9ment le titre du dernier chapitre, dont l'ironie discr\u00e8te ne dissimule pas tout \u00e0 fait l'arri\u00e8re-plan tragique. Il en va ainsi de la vie, quand elle se confond si justement avec l'exp\u00e9rience d'un livre, f\u00fbt-il en branches.\n\n# Postface\n\n* * *\n\n## 1\n\nJe venais de rapporter chez mon \u00e9diteur la lourde masse de papier constituant les \u00e9preuves de ce livre quand je rencontrai, sous le porche du... de la rue de..., \u00e0 Paris,...\u00e8me arrondissement, le _Directeur de la Collection_ _Fiction & Cie_. Il me f\u00e9licita de ma promptitude : j'avais mis moins d'une semaine \u00e0 effectuer cette t\u00e2che.\n\nJ'avais d'abord pens\u00e9 y consacrer beaucoup moins de temps. Comme, conform\u00e9ment aux r\u00e8gles que je m'\u00e9tais donn\u00e9es pour les \u00e9crire, je n'avais pas l'intention de modifier ces pages, comme je ne voulais rien y ajouter ni rien y retrancher, il me suffisait, pensais-je, de d\u00e9barrasser le texte des quelques coquilles qui avaient, quand les volumes ici regroup\u00e9s en un seul avaient \u00e9t\u00e9 publi\u00e9s \u00e0 partir de mes manuscrits, tapuscrits ou macintoshuscrits successifs, \u00e9chapp\u00e9 \u00e0 la correction. Il n'avait pas \u00e9t\u00e9 n\u00e9cessaire de recomposer le texte pour l'envoyer \u00e0 l'impression : un bon coup de 'scan' avait suffi.\n\nErreur profonde ! En d\u00e9pit des progr\u00e8s ind\u00e9niables de l'op\u00e9ration de 'scanning', je me suis vite rendu compte que, de temps \u00e0 autre, toutes les dix pages environ, une lettre avait \u00e9t\u00e9 mal lue par le 'logiciel', ou bien deux lettres avaient \u00e9t\u00e9 confondues en une seule, ou encore une lettre unique d\u00e9doubl\u00e9e, avec des r\u00e9sultats \u00e9tranges, cocasses ou simplement absurdes, ce qui fait que j'ai \u00e9t\u00e9 oblig\u00e9 de tout relire avec attention. Je suis habituellement un ex\u00e9crable correcteur d'\u00e9preuves, et comme je sentais que je devais, cette fois, faire un effort exceptionnel, j'ai fait un effort exceptionnel, j'ai tout relu lentement et avec un regard s\u00e9v\u00e8re, aigu et appuy\u00e9 et,...et ce fut long.\n\n## 2\n\nEt voil\u00e0 que j'ai constat\u00e9 qu'une coquille particuli\u00e8rement grave, toujours la m\u00eame, s'\u00e9tait, sournoise, profitant de ma coupable n\u00e9gligence, install\u00e9e dans chacun des volumes, et dans chacun des volumes en de tr\u00e8s nombreux endroits du texte. Je devais imp\u00e9rativement r\u00e9tablir ce qui avait \u00e9t\u00e9 le texte original, manuscrit, puis tapuscrit puis macintoshuscrit. Ce que j'ai fait. Mais j'attends, avec une certaine inqui\u00e9tude malgr\u00e9 tout, le r\u00e9sultat final. L'erreur en question, toujours la m\u00eame et se produisant avec des variantes, car elle affecte non un mot unique mais plusieurs se suivant, concerne le **titre** de mon ouvrage. On voit que ce n'est pas rien. Et c'est d'autant moins rien, qu'une erreur sur le titre risque de conduire le lecteur un peu press\u00e9 (comme il arrive qu'il le soit (et, apr\u00e8s tout, comme ce que j'\u00e9cris est plut\u00f4t long, charg\u00e9 de digressions et de parenth\u00e8ses, je ne saurais l'en bl\u00e2mer)) risque de produire, dis-je, dans l'esprit du lecteur un contresens sur son contenu.\n\nLe **titre de ce livre** est celui, Titre 1, qui se trouve (si tout s'est bien pass\u00e9 pendant le voyage entre mon \u00e9cran et le papier imprim\u00e9) sur sa couverture. Je le reproduis ci-dessous\n\nTitre 1\n\n**\u00ab le grand incendie de londres \u00bb**\n\nIl contient cinq mots, plac\u00e9s entre \u00ab\u00bb, et aucune majuscule. Cette mani\u00e8re tr\u00e8s particuli\u00e8re de titrer un ouvrage est d\u00e9lib\u00e9r\u00e9e. Elle souligne, aussi fortement que possible un contraste avec un autre titre, Titre 2, contenant les m\u00eames mots, non enferm\u00e9s entre \u00ab\u00bb et tr\u00e8s majuscul\u00e9 au contraire\n\nTitre 2\n\n**Le Grand Incendie de Londres**\n\nLe Titre 2 d\u00e9signe un roman que j'avais pens\u00e9 \u00e9crire et que je n'ai pas \u00e9crit ; le Titre 1 ce que vous venez de lire, ou pourriez lire dans le livre que ces pages ach\u00e8vent. Il est indispensable de ne pas les confondre. Or les habitudes de l'imprimerie (je ne bl\u00e2me personne) sont telles qu'il est extr\u00eamement difficile de ne pas mettre de majuscules dans un titre (j'ai d\u00e9j\u00e0 r\u00e9tabli plusieurs fois les minuscules de mon Titre 1 dans les diff\u00e9rentes propositions de couverture qui m'ont \u00e9t\u00e9 faites) et, lisant les \u00e9preuves, j'en ai d\u00e9couvert d'innombrables qui s'\u00e9taient subrepticement gliss\u00e9es au cours des ann\u00e9es dans les diff\u00e9rents volumes ici rassembl\u00e9s (et leur pr\u00e9sence maintenue dans les pages imprim\u00e9es n'\u00e9taient pas toujours dues \u00e0 ma n\u00e9gligence de correcteur d'\u00e9preuves).\n\n## 3\n\nR\u00e9pondant au _Directeur de la Collection_ _Fiction & Cie_, sans quitter le porche du... de la rue de..., \u00e0 Paris,...\u00e8me arrondissement, maison o\u00f9 habit\u00e8rent, en leurs temps distincts et respectifs Charles Baudelaire et Pablo Picasso, et qui abrite aujourd'hui certaines des composantes des Editions du..., je lui dis que j'avais \u00e9t\u00e9 impressionn\u00e9 par le fait que le nombre des pages effectivement pagin\u00e9es (porteuses d'un num\u00e9ro de page) dans le volume, 2005, \u00e9tait consid\u00e9rable mais que je m'\u00e9tais dit en moi-m\u00eame et en marchant que, du moment que la parution en \u00e9tait pr\u00e9vue au mois d'octobre de la pr\u00e9sente ann\u00e9e 2009, j'eusse trouv\u00e9 agr\u00e9able, pour des raisons de sym\u00e9trie, qu'il y en eut 2009, il me r\u00e9torqua, du tac au tac et en souriant que je n'avais qu'\u00e0 en ajouter quatre, en une postface qui occuperait des pages num\u00e9rot\u00e9es deux mille six, deux mille sept, deux mille huit et deux mille neuf. Comme je restais muet, croyant \u00e0 une plaisanterie, il ajouta que c'\u00e9tait une proposition r\u00e9elle et s\u00e9rieuse. Ce dont je le remerciai, v\u00e9rifiai aupr\u00e8s du service de fabrication que la chose \u00e9tait possible (n'imposerait pas l'inclusion d'un nouveau 'cahier' dans un livre d\u00e9j\u00e0 fort long) et entrepris de r\u00e9diger ce que vous lisez ici.\n\nEt je me pris \u00e0 r\u00eaver : supposons, me disais-je, que la vente de mon livre, \u00e0 l'occasion des F\u00eates, d\u00e9passant les pr\u00e9visions les plus optimistes des Services Commerciaux des Editions du..., rende n\u00e9cessaire, en 2010, un nouveau tirage, il serait tout ce qu'il y a de plus naturel d'ajouter une courte post-postface, ou Postface no 2, d'une seule page, qui serait alors la page 2010. Et ainsi de suite, d'ann\u00e9e en ann\u00e9e : Postface no 3, page 2011, en 2011, Postface no 4, en 2012, etc. Je me promis de soumettre cette proposition au _Directeur de la Collection_ _Fiction & Cie_, qui ne manquerait pas de r\u00e9pondre favorablement, sachant bien que l'hypoth\u00e8se de d\u00e9part (l'\u00e9puisement, en moins d'une ann\u00e9e, du premier tirage du livre) avait autant de chances de se produire que celle de voir un millier de singes bonobos, munis chacun d'un ordinateur, taper sur leurs claviers AZERTY, pendant la m\u00eame ann\u00e9e 2010, le texte int\u00e9gral de \u00c0 la recherche du temps perdu.\n\nMais qu'importe ! r\u00eaver est doux.\n\n## 4\n\nParvenu au terme de cette Postface impr\u00e9vue, n\u00e9e d'une co\u00efncidence num\u00e9rique contingente, je r\u00e9fl\u00e9chis une derni\u00e8re fois au sens que je pourrais, bri\u00e8vement et clairement, \u00e0 l'intention de mes lecteurs, donner \u00e0 mon ouvrage et je ne peux faire mieux que leur offrir ceci :\n\n_L'abb\u00e9 Terrasson,_ dans l'introduction \u00e0 sa traduction de l'Histoire universelle de Diodore de Sicile _, dit tr\u00e8s bien que si l'on estime la longueur d'un livre non d'apr\u00e8s le nombre des pages, mais d'apr\u00e8s le temps n\u00e9cessaire \u00e0 le comprendre, on peut dire de beaucoup de livres qu'ils seraient beaucoup plus courts s'ils n'\u00e9taient pas si courts. Mais d'un autre c\u00f4t\u00e9, lorsqu'on s'est donn\u00e9 pour but de saisir un vaste ensemble de souvenirs, un ensemble tr\u00e8s \u00e9tendu, mais qui se rattache \u00e0 un principe unique de s\u00e9lection et de narration, on pourrait dire, avec tout autant de raison, que bien des livres auraient \u00e9t\u00e9 beaucoup plus clairs s'ils n'avaient pas voulu \u00eatre si clairs._\n\nJuillet 2009\n\nD\u00e9couvrez Fiction & Cie\n\nUne collection pour vous faire d\u00e9couvrir des \u0153uvres \u00e9clectiques et exigeantes.\n\n\u00c0 plus de 40 ans et avec plus de 500 titres au catalogue, \u00ab Fiction & Cie \u00bb ne cesse de s'enrichir de nouveaux textes, inventifs et de qualit\u00e9.\n\nD\u00e9couvrez les autres titres de la collection sur \nwww.seuil.com\n\nEt suivez-nous sur :\n\n---\n\n","meta":{"redpajama_set_name":"RedPajamaBook"}} +{"text":" \nLIVES OF THE LAW\nLIVES OF THE LAW\n\nselected essays and speeches\n\n2000\u20132010\n\nTOM BINGHAM\n\nGreat Clarendon Street, Oxford ox2 6dp\n\nOxford University Press is a department of the University of Oxford.\n\nIt furthers the University's objective of excellence in research, scholarship,\n\nand education by publishing worldwide in\n\nOxford New York\n\nAuckland Cape Town Dar es Salaam Hong Kong Karachi\n\nKuala Lumpur Madrid Melbourne Mexico City Nairobi\n\nNew Delhi Shanghai Taipei Toronto\n\nWith offices in\n\nArgentina Austria Brazil Chile Czech Republic France Greece\n\nGuatemala Hungary Italy Japan Poland Portugal Singapore\n\nSouth Korea Switzerland Thailand Turkey Ukraine Vietnam\n\nOxford is a registered trade mark of Oxford University Press\n\nin the UK and in certain other countries\n\nPublished in the United States\n\nby Oxford University Press Inc., New York\n\n\u00a9 T. Bingham 2011\n\nThe moral rights of the author have been asserted\n\nDatabase right Oxford University Press (maker)\n\nCrown copyright material is reproduced under Class Licence\n\nNumber C01P0000148 with the permission of OPSI\n\nand the Queen's Printer for Scotland\n\nFirst published 2011\n\nAll rights reserved. No part of this publication may be reproduced,\n\nstored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means,\n\nwithout the prior permission in writing of Oxford University Press,\n\nor as expressly permitted by law, or under terms agreed with the appropriate\n\nreprographics rights organization. Enquiries concerning reproduction\n\noutside the scope of the above should be sent to the Rights Department,\n\nOxford University Press, at the address above\n\nYou must not circulate this book in any other binding or cover\n\nand you must impose the same condition on any acquirer\n\nBritish Library Cataloguing in Publication Data\n\nData available\n\nLibrary of Congress Cataloging in Publication Data\n\nData available\n\nISBN 978\u20130\u201319\u2013969730\u20134\n\n1 3 5 7 9 10 8 6 4 2\n_Introduction_\n\nProfessor Sir Jeffrey Jowell KCMG QC *\n\nWhen Tom Bingham retired as Senior Law Lord in 2008 he was accorded an outpouring of respect which few judges have ever received. There have been a number of outstanding judges of recent vintage, possibly some of the greatest we have ever had, but there is little doubt that a poll of knowledgeable lawyers would overwhelmingly vote Bingham the greatest of his generation.\n\nThis universal admiration is all the more surprising as Tom Bingham presided at a time when the relationship between the judiciary and Parliament was often more tense than it had ever been. The courts overturned the actions of the executive more frequently than they had done in the past. In response, politicians at the highest level were openly disrespectful of the legitimacy or competence of 'unelected judges' to challenge their designs.\n\nThe essays in this book demonstrate why Tom Bingham's authority prevailed during those difficult times. In accessible style he draws the reader into the historical and social context of an issue. He meticulously presents arguments for and against the matter and, having come out on one side or another, is never hectoring or sanctimonious. Above all, he captures the spirit of liberty and the rule of law which are the foundations of the British legal culture and which rest, in his view, upon a set of simple and obvious values and practices. Yet he is never narrowly parochial, accepting as he passionately does the imperative to observe the rule of law in both a national and international context and drawing on examples of good and bad from countries as disparate as Pakistan and India to South Africa, France, Australia, Israel, New Zealand and the USA.\n\nThis book will not date easily, for two reasons. First, some of the chapters deal with not only with wonderfully readable accounts of key thinkers about our law and constitution, such as Dicey, Bentham and even Dr Johnson. They also look back at key moments in our constitutional history, such as Magna Carta, the development of habeas corpus and the abolition of slavery. There is also a fascinating chapter which meticulously traces the history of the Alabama claims. This chapter is rightly placed in the section in the book on the rule of law, as Bingham sees the arbitration of that dispute (about the partisan role of British- built ships during the American Civil War) as heralding the development of what he calls 'international rule of law'. At Bingham's memorial service in May 2011, Lord Mackay remarked that Tom Bingham had considered himself an historian manque, which is so evident from these lively sketches which enlighten many of the fundamental questions surrounding our current constitutional dilemmas.\n\nSecondly, the book is shot through with an issue that will always persist, namely, the delicate and difficult relationship between the courts and other branches of government. At the time of writing this issue has once again raised itself in the media, with politicians questioning the power of courts to extend rights to personal privacy against press freedom, and criticising the so-called usurpation of their functions, especially when judges liberally interpret the European Convention on Human Rights.\n\nThese constitutional skirmishes are by no means new. In the 1980s Lord Denning's court was taken to task for striking down a popular measure by the Greater London Council to reduce transport fares. In the 1990's Home Secretary Michael Howard berated the judges for striking down his attempts to impose tougher prison sentences. President Mandela of South Africa famously declared himself 'glad' when his new Constitutional Court overturned one of his decisions, on the ground that this demonstrated that no-one in the new South Africa was above the law. Alas, this example is lost on most politicians who, perhaps naturally, refuse meekly to accept the reprimand of a court without countering with an assertion of their own superior legitimacy and competence to decide the matter in question. Some have dubbed judges innately conservative. Others see them as inappropriately 'activist'. Bingham has little time for these labels, showing how decisions of the courts have disappointed as well as delighted claimants against the state. Decisions which favour unpopular minorities tend to be unpopular. So do decisions which disfavour popular causes (such as the lowering of transport fares).\n\nIn explaining the judicial role, Bingham does not adopt the conventional assertion that the legislature 'makes' law and the courts 'apply' the law. He is alive to the fact that judges are not a 'neutral colourless medium through which the law is transmitted'. On the other hand, he is rightly not prepared to concede that judges make law. With Cardozo, he considers that a constitution, written or unwritten, does not consist only of 'rules for the passing hour', but also of 'principles for an expanding future.' It is the application of those enduring principles to new circumstances over time that is the essence of the judicial role not only in the area of public law, which covers most of the book, but also in respect of the development of the common law generally (dealt with in wonderful case-studies in chapters 16 to ).\n\nIn some countries, courts which have held against the government in key cases have had their powers curtailed (as is about to happen in Hungary) or even suspended (a fate that has recently befallen the new Southern African Development Community's Tribunal, which had the temerity to rule against the tyrant Mugabe of Zimbabwe). Surprisingly perhaps, in view of his passion for the rule of law, Bingham would allow Parliament the ultimate power even to abolish judicial review, believing as he does, with Dicey, that the sovereignty of Parliament is our prime constitutional principle. However, as he simply says, countries which defy the rule of law in such a manner are places where he would prefer not to live.\n\nYet it is worth remembering that during most of the 20th Century, even in the United Kingdom, it was not easy to mount successful legal challenges to official decisions. Judges were on the whole willing to trust public officials to act in the public interest, especially during times of war and when increasing powers were conferred on the new welfare state. The British people at that time, rightly or wrongly, tended to accept life's afflictions uncomplainingly. But, as Bingham explains, when individuals became less deferential, and more willing to assert their interests against the state, the values underlying the fundamental constitutional principle of rule of law were there to be applied and courts began to assert judicial review as a means to hold those exercising public powers to legal account.\n\nBingham played an important role in constitutional reform outside of the courtroom as much as in it. His weight behind the incorporation of the European Convention on Human Rights into domestic law was significant. He sees Convention rights as quintessentially British, yet he reminds us that the Convention is an international treaty, decisively interpreted by the European Court of Human Rights in Strasbourg. For that reason, although the Human Rights Act strictly requires the interpretation of the Strasbourg court merely to be 'taken into account', our courts ought to accord those interpretations special weight because the Convention must remain the same for all parties. The national judge must, therefore, ensure that his judgement reflects a Council of Europe consensus.\n\nThe continuing debate on that question assumes both a parochial and unrealistic flavour if we do not recognize, as Bingham does, that neither a revision nor repeal of the Human Rights Act could free the UK from its international obligations under the Convention. It should also be noted that if the United Kingdom reneges on its international obligation to abide by the Convention as interpreted by the Strasbourg Court, then other countries in a growing Europe will be more likely to follow our example. The Convention, as applied through various Council of Europe bodies, including the Court and the Venice Commission (the Council's Committee for Democracy Through Law) has played a large part in cementing democracy and the rule of law in a wider Europe. Disrespect by the oldest democracy of them all would be a significant encouragement to similar behaviour on the part of some European states who will employ any credible pretext to fall back into their authoritarian ways .\n\nBingham's weight behind the move of our highest court from the House of Lords into the new Supreme Court was also highly influential, as was his view that judges should no longer be appointed through 'secret soundings' by the Lord Chancellor, but in more open fashion by an independent judicial appointments commission. Although some of these accounts were written before the subsequent reforms took place, they prove indispensable guides to the best thinking behind them. Although Bingham may have been correct that any new judicial appointments commission would not necessarily produce judges of a higher quality than those appointed by 'a single, knowledgeable, wise and on occasion bold individual', he was also surely right that the reform was necessary in order to get rid of a system that was 'opaque, incestuous and unaccountable' and therefore needed to be replaced by one which clearly proclaims that the legislature and the judiciary are separate and which minimizes both the possibility and the appearance of conflict of interest.\n\nThere are many important and original chapters in this book, such as the chapter on the pardoning of suspects and the remitting of sentences, as carried out in particular by American Presidents (such as in relation to the pardon of Richard Nixon). Chapters which engage with old issues, such as whether we need a codified constitution, adopt a fresh approach. Bingham's chapter on that subject considers the arguments for and against in historical context and with the utmost respect for the Burkean view that gradual organic constitutional development is the best way. But he is troubled that, 'constitutionally speaking, we now find ourselves in a trackless desert without map or compass'. He is therefore attracted to the notion of a sparely drawn constitution, dealing with a few governing principles regarded as fundamental and indispensable. Such a constitution would not 'resolve all the ills that British flesh is heir to', but would possess the virtue of 'enabling any citizen to ascertain the cardinal rules regulating the government of the state of which he or she is a member.' Such a codified constitution would also 'inculcate a constitutional sense and awareness which we are now lacking'\u2014a sense of ownership of the constitution. This is, he believes, particularly important in the increasingly polyglot, multi-cultural, religiously diverse, plural society that this country has become.\n\nThat and indeed all the chapters in this welcome book explain Tom Bingham's immense authority. It rests not only upon a formidable analytical skill but also upon the fact that he understood and represented the finest sources and forces behind British constitutional values, methods and preferences. Yet he was also profoundly sensitive to the need to accommodate traditional British ways to a rapidly changing society\u2014and to a wider world in which liberty and the rule of law can thrive.\n_Acknowledgments_\n\nThe following chapters were previously published as indicated:\n\nChapter 2: 'The _Alabama_ Claims Arbitration' in the _International and Comparative Law Quarterly_ (2005) 50: 1.\n\nChapter 3: 'Dicey Revisited' in _Public Law_ (2002) 39. Published by Sweet and Maxwell.\n\nChapter 5: 'The Old Order Changeth' in the _Law Quarterly_ R _eview_ (2006) 122: 211. Published by Sweet and Maxwell.\n\nChapter 11: 'The Human Right's Act: A View from the Bench' in the _European Human_ R _ights Law_ R _eview_ (2010) 6: 568. Published by Sweet and Maxwell.\n\nChapter 12: 'Personal Freedom and the Dilemma of Democracies' in the _International and Comparative Law Quarterly_ (2003) 52: 841.\n\nChapter 13: 'Habeas Corpus' in the _London_ R _eview of Books_ , 7th October 2010.\n\nChapter 15: 'At the White House's Whim' in the _London_ R _eview of Books_ , 26th March 2009.\n\nChapter 17: 'The Uses of Tort' in the _Journal of European Tort Law_ (2010) 1: 3.\n\nChapter 19: 'A New Thing Under the Sun?' in the _Edinburgh Law_ R _eview_ (2008) 12: 374.\n\nChapter 20: 'The Internationalization of the Common Law' in P. Cane (ed.) _Centenary Essays for the High Court of Australia_ (2004).\n\nChapter 21: 'Dr Johnson and the Law' in _Dr Johnson and the Law: and other essays on Dr Johson_ (Inner Temple and Dr Johnson's House Trust, 2010).\n\nChapter 22: 'Mr Bentham is Present' in _Current Legal Problems_ 54 (OUP, 2001).\n_Contents_\n\nI. The Constitution and the Rule of Law\n\n_Looking Backward_\n\n1. Magna Carta\n\n2. The _Alabama_ Claims and the International Rule of Law\n\n3. Dicey Revisited\n\n4. The Evolving Constitution\n\nI. The devolutionary principle\n\nII. The representative principle\n\nIII. The principle of judicial independence\n\n5. The Old Order Changeth\n\n_Looking Forward_\n\n6. A Written Constitution?\n\n7. The Future of the House of Lords\n\nII. The Business of Judging\n\n8. The Judges: Active or Passive?\n\n9. Governments and Judges: Friends or Enemies?\n\n10. The Highest Court in the Land\n\nIII. Human Rights and Human Wrongs\n\n11. The Human Rights Act: A View from the Bench\n\n12. Personal Freedom and the Dilemma of Democracies\n\n13. Habeas Corpus\n\n14. 'The Law Favours Liberty': Slavery and the English Common Law\n\n15. I Beg Your Pardon\n\nIV. The Common Law\n\n16. From Servant to Employee: A Study of the Common Law in Action\n\n17. A Duty of Care: The Uses of Tort\n\n18. The Law as the Handmaid of Commerce\n\n19. A New Thing Under the Sun?: The Interpretation of Contracts and the _ICS_ Decision\n\n20. The Internationalization of the Common Law\n\nV. Lives of the Law\n\n21. Dr Johnson and the Law\n\n22. Mr Bentham is Present\n\n_Index_\n[PART \nI](05_Contents.xhtml#id_3076)\n\nThe Constitution and the Rule of Law\n\nLooking Backward\n\nMagna Carta*\n\nThe Great Charter, solemnly executed by King John and the barons on 15 June 1215 at Runnymede, in the meadows outside Windsor, is not a customer-friendly document. There is no illumination or decoration such as beautify the Book of Kells or the Lindisfarne Gospels. The text, densely written in characters which would be small on a bill of lading or a charter-party, defies transliteration by all but the most expert; and even when deciphered the text, in Latin, will call for translation if it is to make sense to most of us. And the amount of sense it makes is limited. If we search the document for resonant statements of democratic principle, such as characterize the American Declaration of Independence or the French Declaration of the Rights of Man and the Citizen of 1789, we are largely disappointed. Many of the clauses are of local, particular, or feudal interest only, about as interesting as our rules for recycling rubbish are likely to be to our descendants 900 years from now. Yet this yellowing parchment, soon to celebrate its 900th birthday, can plausibly claim to be the most influential secular document in the history of the world. In the cities and towns which helped to give it birth, St Albans notable among them, the source of Magna Carta's enduring influence deserves, in particular, to be explored.\n\nWe may perhaps begin with some negatives. Magna Carta was not influential because it was absorbed overnight, like a major injection of antibiotic, into the bloodstream of European or even English law. Within a very few months it was annulled by the Pope (otherwise no friend of King John) on the ground that he was not a willing party to the agreement but had entered into it under duress. It was not enacted as a statute, as indeed it could not be in the absence of anything resembling what we know of as Parliament. The text of the Charter was not entirely new. While some of its provisions are novel, the draftsmen also did what any draftsman does in a situation of this kind: look for forms of words used in earlier instruments which can be adapted to the task in hand. Here, they could draw on earlier charters granted by King John's Angevin and Anglo-Saxon predecessors, often issued on the King's accession to the throne as a sort of non-election manifesto, a promise of good behaviour to secure the acquiescence of the people. So we must envisage the draftsmen, particularly in London, ransacking the archives to find material which could be used in this new situation.\n\nStill in negative mode, I pause to cull two myths of enduring potency: that the Charter enshrined the right to trial by criminal jury; and that it provided or safeguarded the remedy of habeas corpus. It did neither. It was only in 1215, the year of the Charter, that the Lateran Council condemned trial by ordeal, thus prompting the search for other modes of trial, a process which led over time, in England (but not in continental Europe), to trial by criminal jury. As for the cherished remedy of habeas corpus, its development\u2014the work of the judges\u2014lay in the future. If, however, the criminal jury and habeas corpus were not the direct product of the Charter, nor was the Charter in any way irrelevant to their history and development.\n\nCentral to the historical importance of the Charter have been two chapters, numbered 39 and 40 in the original 1215 version. Even in translation they have the power to make the blood race. They read:\n\n39. No freeman shall be seized or imprisoned or stripped of his rights or possessions, or outlawed or exiled, or deprived of his standing in any other way, nor will we proceed against him, or send others to do so, except by the lawful judgment of his equals or by the law of the land.\n\n40. To no one will we sell, to no one deny or delay right or justice.\n\nBoth these chapters promised a curb on the exercise of power by the executive, since 'we' can only have meant the King and the King was at the time the head of the executive, not only in the rather theoretical sense which endures to this day but also in a sense which was practically meaningful.\n\nChapters 39 and 40 are, plainly, directed at different targets. Thus chapter 39 was aimed at practices all too familiar in the world today, if not (mercifully) in this country: the midnight knock on the door; the sudden disappearance; the prolonged detention, perhaps in a place unknown; the deprivation of status or citizenship, and of possessions, land, or other rights; and all this on the arbitrary say-so of the executive, unaccountable and unchallengeable. Instead, adverse treatment must be by the lawful judgment of his equals or by the law of the land. But resort to legal process, however desirable, is a vain delusion if the process is in itself corrupt, or inordinately slow, or prohibitively expensive. What King John is promising is access to a legal system untainted by royal obstruction.\n\nWhile the substance of these chapters is remarkable enough in itself, even more so\u2014perhaps\u2014is the whole context. We have most of us, probably, been brought up in the belief that King John was a Bad Thing who was unsuccessful in war, provoked a damaging contest with the Papacy and oppressed his subjects with ruthlessly exacting taxes. It is difficult to know how much truth there is in this traditional picture, since the King suffered the misfortune that his history was written by his enemies. But of one thing we may, I think, be sure: that King John was a highly energetic and effective monarch. He may have lacked the power, and even perhaps the desire, to please, of which King Richard III, according to Shakespeare, acknowledged the want. He may have been a poor communicator, closer in style to Gordon Brown than David Cameron. But it seems clear that he was a man of strong, perhaps even violent, personality; a man of action; a King conscious of the great power residing in the Crown and determined to exercise it; a man with no stomach for compromises. The significance of the Charter is the greater because it was granted by such a King, even if he was at the time, in the expression dear to the popular press of today, 'beleaguered', and not (for instance) by some pallid and insecure child during a regency.\n\nIt would be a travesty to regard the barons as a thirteenth-century precursor of Charter 88, seeking to implement a programme for the reform of our political institutions as they then were. Driven to rebellion by the King's curtailment and denial of their feudal rights and privileges, this was their opportunity to attempt to secure that they would be respected in future. They were driven, not by an altruistic concern for the future of the country, but by an intention to protect their own particular interests. Establishment of a charter of human rights in the sense understood today was not among their objectives. Chapters 39 and 40 were important not as conferring rights on the subject but as imposing a restraint on the King.\n\nConditioned as we are today by our own knowledge of political and constitutional development over the last nine centuries, it calls for the exercise of real historical imagination to appreciate the enormity, the grandeur of what was done at Runnymede. King John entered the meadow as a ruler acknowledging no secular superior, whose word was law. He left the meadow as a ruler who had acknowledged, in the most solemn manner imaginable, that there were some things even he could not do, at any rate without breaking his promise. This, then, is the enduring legacy of Magna Carta: the lesson that no power is absolute; that all power, however elevated, is subject to constraint; that, as was to be said by Dr Thomas Fuller some centuries later, 'Be you never so high, the law is above you'.\n\nThe immediate shelf-life of Magna Carta 1215 proved, as already noted, to be short, but it was reissued on a number of occasions in the years that followed and was eventually, in slightly different terms, enacted as a statute. None of this transformed this country into a modern democratic state. Of course not. But it has been said that '[g]etting its history wrong is part of being a nation'. So it was with Magna Carta, as influential for what it was widely believed to have said as for what it actually did. The remedy of habeas corpus, developed by the judges to protect individual liberty, is a good example. The Charter, as already noted, did not enshrine or establish a right for the unlawfully detained subject to apply for the issue of a writ of habeas corpus. But, however unhistorically, the judges appealed to the Charter when developing the remedy and it is very doubtful whether, without this all but sacrosanct instrument to rely on, they could have acted as boldly as they did.\n\nA further example may be found in the Petition of Right 1628. King Charles I was in urgent need of funds, since he wanted to conduct military operations abroad and the House of Commons refused to vote the necessary supply. So the King sought to raise the money he needed by imposing an involuntary loan on a number of gentlemen up and down the country who could afford to pay. Most did so without demur. But there were _Five Knights_ , who gave their name to the ensuing case, who were less docile. They refused to pay and were committed to prison. They applied for habeas corpus. After an initial legal skirmish in which he was rebuffed, one of the knights gave up the battle. So then there were four. It is ordinarily incumbent on the addressee of an application for habeas corpus to specify the reason why an applicant has been detained, and this was the knights' objective. They hoped that non-payment of the loan would be given as the reason for their imprisonment: they could then challenge and invite the court to investigate the lawfulness of the forced loan itself. But the Crown frustrated this hope. The return simply stated that the initial commitment and continued detention were 'per speciale mandatum domini regis', by his Majesty's special commandment. This was not a novel return in a case where commitment was by the King or the Council, and a bench of five judges headed by the Lord Chief Justice remanded the knights back to prison without further order. So their objective was, in the short term, defeated. The bland and uninformative return to the writ did, however, give rise to an obvious question, whether the exercise of royal power in this way was open to any, and if so what, legal constraint. The leaders of the Commons, invoking Magna Carta, claimed that the King was subject to the law. The outcome was the Petition of Right, accepted by a reluctant Lords and an even more reluctant King, and treated (anomalously) as a statute.\n\nClause V of the Petition, after invoking the right to due process in the 1354 statutory revision of Magna Carta, provided:\n\nNevertheless against the tenor of the said statutes, and other the good laws and statutes of your realm to that end provided, divers of your subjects have of late been imprisoned without any cause shown; and when for their deliverance they were brought before your justices by your Majesty's writ of habeas corpus there to undergo and receive as the Court should order, and their Keepers commanded to certify the causes of their detainer, no cause was certified, but that they were detained by your Majesty's special command signified by the lords of your Privy Council, and yet were returned back to several prisons without being charged with any thing to which they might answer according to law.\n\nThen in clause X came the conclusion:\n\nThey do therefore humbly pray your most excellent Majesty that no man hereafter be compelled to make or yield any gift, loan, benevolence, tax or such like charge without common consent by act of parliament, and that none may be called to make answer or take such oath or to give attendance or be confined or otherwise molested or disquieted concerning the same or for refusal thereof. And that no freeman in any such manner as is before mentioned be imprisoned or detained. And that your Majesty would be pleased to remove the said soldiers and mariners, and that your people may not be so burdened in time to come. And that the aforesaid commissions for proceeding by martial law may be revoked and annulled. And that hereafter no commissions of like nature may issue forth to any person or persons whatsoever to be executed as aforesaid, lest by colour of them any of your Majesty's subjects be destroyed or put to death contrary to the laws and franchises of the land.\n\nThis was Magna Carta writ large, and with the authority of Parliament behind it, as was made even clearer by the Long Parliament in 1641. The message was the same: 'Be ye never so high, the law is above you'. There can be no such thing as absolute, unchallengeable power.\n\nIn contesting the absolutist pretensions of the Stuart kings, the parliamentary leaders found in Magna Carta an invaluable benchmark or gold standard, to which they could and did constantly appeal. By this time the Charter already enjoyed the venerability conferred by several centuries of constitutional tradition. It enabled the parliamentary leaders to present themselves as advocates of old traditions and values rather than inventors of new. And the Charter did provide incontrovertible evidence of acceptance by the Crown that its powers were not unbounded. The Glorious Revolution of 1688\u20131689 provided further (and since there was no question of duress) perhaps even more eloquent evidence. The precipitate flight from the country of King James II left the throne vacant. Ordinarily the death of one monarch is followed instantly and automatically by the succession of his or her heir. Queen Mary II, as daughter of King James II, was of course qualified to succeed, but the accession of herself and her husband, Prince William of Orange, was not instant and was not automatic. It was, instead, the product of a negotiation in which the Crown was offered, but offered subject to acceptance by William and Mary of certain conditions. These conditions, known to history as the Bill of Rights 1689, were finally accepted in the Banqueting House in Whitehall on Wednesday 13 February 1689. To twenty-first-century ears, a bill or charter of rights suggests an instrument designed to confer rights on individuals. Such is the function of the European Convention on Human Rights, the International Covenant on Civil and Political Rights, and other similar documents around the world. The 1689 Bill of Rights had a different object: it was to define the limits to which royal power was, if the newcomers accepted the throne, to be subject. So the monarch was not to rely on divine authority to override the law. The independence and authority of Parliament were proclaimed. The integrity of its proceedings was protected. There could be no standing army in peacetime without parliamentary sanction. The power to suspend laws without parliamentary consent was condemned as illegal. So was the power of dispensing with laws or the execution of laws 'as it hath been assumed and exercised of late'. Personal liberty and security were protected by prohibiting the requirement of excessive bail and the infliction of 'cruel and unusual punishments'. Jury trial was protected. When, and only when, William and Mary had signed up to these limitations on their authority were they allowed to accede. The contrast with the position of King Louis XIV across the Channel could scarcely have been more stark.\n\nIf the appeal to Magna Carta proved a potent rallying cry for those who were concerned to limit the powers of the Crown in the domestic arena, the same was true on the international plane. As the eighteenth century wore on, British colonists settled on the eastern seaboard of North America became increasingly resentful of what they saw as the unjustified exactions and demands of the British Crown. They were not represented in the Westminster Parliament and could not, therefore, make their voices heard directly in that forum. But the colonists had carried with them one priceless asset: the law of England, which of course included Magna Carta. For them, as for the seventeenth-century puritans, the Charter provided a gold standard of proper government behaviour. But the colonists outstripped their English cousins in one respect: they invested the Charter with the status of a higher law, one which could not be broken. Here we find the root of the Americans' most notable contribution to the constitutional development of the world: the establishment of a national constitution, expressed to be the supreme law of the land, which is superior to all other laws and which cannot be changed save by a cumbersome process requiring a high degree of democratic validation. This is the constitutional model which now prevails in almost all the world, apart from New Zealand and the United Kingdom, which have chosen to treat Parliament and not an entrenched constitution as the highest authority in the state. The executive acting under an entrenched constitution is not of course denuded of power: witness the extraordinary exercises of power by American presidents in recent years. But the principle is clear: President George W Bush and President Obama, like all other public officeholders, are subject to the law which defines what they may do and also what they may\u2014or should\u2014not.\n\nThe Americans have been generous in acknowledging their indirect debt to Magna Carta, by citing it in judicial judgments with increasing frequency as the years go by and, more tangibly, by erecting a monument at Runnymede to symbolize our shared legal heritage. Much more recently, and much less prominently, there has also been placed on the Runnymede turf a second monument, this time expressing a similar debt on behalf of the Republic of India. Thus the two largest free democracies in the world, both former colonies which have thrown off the imperial yoke to become independent, have returned to Runnymede to acknowledge the enduring applicability of the principle which found expression there so long ago.\n\nThe terms of chapters 39 and 40 of Magna Carta 1215 would, even if they stood alone, deserve to be celebrated as a milestone in our national history. But it seems perhaps unlikely that these provisions would have enjoyed the celebrity they have had they not been recognized as giving rise to an ideal more comprehensive in its scope and more universal in its applicability. The ideal is what we now understand as the Rule of Law. That expression was not used until Professor AV Dicey first coined it in 1885 in his _Introduction to the Study of the Constitution_ , and embodies much, as I would suggest, that cannot possibly be spelled out of Magna Carta. But the Charter provides a building block which has been crucial in developing our modern notion of the Rule of Law.\n\nAs now understood, the core of the existing principle of the Rule of Law is that all persons and authorities within the state, whether public or private, should be bound by and entitled to the benefit of laws publicly made, taking effect (generally) in the future and publicly administered in the courts. That is something of a mouthful, and may savour of legal mumbo-jumbo. But it is really a compendious way of gathering, within a single principle, rules which, spelled out, will strike most of us as obvious. I shall touch on eight such rules.\n\n(1) The law should be accessible and so far as possible intelligible, clear, and predictable. The reason is not far to seek. We cannot perform our duties as citizens to obey the law\u2014as we know we should\u2014unless we know, or can with reasonable ease find out, what the law is. Equally, we cannot avail ourselves of rights and benefits which the law gives us unless we know, or can with reasonable ease find out, what they are. In a society such as ours, in which (literally) thousands of pages of primary and secondary legislation are churned out, year after year, this is not a negligible problem. It is, one may add, a problem compounded by the length and prolixity of many judicial judgments, particularly those delivered in the higher courts.\n\n(2) Questions of legal right and liability should ordinarily be resolved by application of the law and not the exercise of discretion. As Magna Carta puts it, 'according to the law of the land': not according to personal prejudice or predilection of King John, or any later minister, official, administrator, or judge. This is not a plea for a society hamstrung by a mass of bureaucratic rules, but it does recognize that if a decision rests unchallengeably within the unguided discretion of an official decision-maker the outcome may be arbitrary, even whimsical, inconsistent, unpredictable, and unfair. That some measure of discretion should exist\u2014in relation, for example, to the sentencing of criminals\u2014is undoubted, but the factors which may be relied on to guide a discretion should always be clear.\n\n(3) The laws of the land should apply equally to all, save to the extent that objective differences justify differentiation. Thus Magna Carta applied to 'all free men', which comprised the mass of the population, not just the barons and their relations. Sometimes, of course, the law can properly distinguish particular classes of people because they are, in a material respect, different: children, for example, or mental patients, or immigrants with no right of abode. Where this particular feature is in issue, differentiation of treatment may be justified. But the general rule is clear: we are all subject to the law; we are all entitled to its benefits; in the absence of compelling justification, we should all be treated equally, whether we be rich or poor, white or black, Christian or Muslim, town-dweller or countryman.\n\n(4) Ministers and public officers at all levels must exercise the powers conferred on them in good faith, fairly, for the purpose for which the powers were conferred and not unreasonably. This rule recognizes, as did Magna Carta, that public power is held on trust, not as a privilege conferred on its possessor. So while we would readily accept that in a complex society such as ours power must necessarily be conferred on many ministers, officials, administrators, and judges, we do not give any of them, ever, a blank cheque to draw on as they choose. The power is given for a purpose, which must be honoured.\n\n(5) The law must afford adequate protection of fundamental human rights. The legal protection of human rights was not, as I have suggested, the focus of Magna Carta. But the prohibition of unlawful seizure and detention, coupled with that on official obstruction of legal process, was an important beginning, and the Bill of Rights 1689, even if incidentally, offered important safeguards to the individual. It would, today, be hard to approve of a society which did not offer adequate protection of such human rights as were regarded, in that society, as fundamental and indispensable. It is an important ingredient of what we now understand by the Rule of Law.\n\n(6) Means must be provided for resolving, without prohibitive cost or inordinate delay, bona fide civil disputes which the parties themselves are unable to resolve. We do not wish to live in a society of litigious activists, and almost any consensual way of resolving a civil dispute is ordinarily preferable to an imposed solution. But our culture does not countenance aggressive self-help, private vengeance, or vigilante justice. So, in the last resort, we ought\u2014all else having failed\u2014to be able to go to court to assert or defend what we believe to be our rights. The problem is that access to the court may be prohibitively expensive or inordinately slow. This is not a new problem. Nor is it one we have solved. The promise made in chapter 40 of Magna Carta remains to be performed.\n\n(7) Adjudication procedures provided by the state should be fair. In other words, we are all entitled to a fair trial, whether of a criminal charge or of an accusation which, although not criminal, can have adverse consequences if decided against us\u2014denial of parole, for instance, or discharge from a mental hospital. The essential ingredients of a fair trial, whatever the form of the proceedings, are well understood. They include clear notice of what a person is said to have done wrong; time and facilities for that person to prepare his defence, with professional help if necessary; an opportunity to confront and challenge witnesses giving evidence against him and to give and call evidence on his own behalf; and a decision-maker who is independent of the parties and of any extraneous authority, approaching the issues with an open mind. The requirements of procedural justice change over time, sometimes quite markedly. But the right to a fair trial has been recognized as absolute, and the draftsmen of chapter 39 made no allowance for exceptions in times of emergency or civil strife, with which they were very familiar.\n\n(8) The Rule of Law requires compliance by the state with its obligations in international as in national law. Here we step outside the confines of Magna Carta. It was directed to the exercise of power by the King within his realm, not with relations between one state and another.\n\nBut the Rule of Law cannot stop short at national boundaries because the problems which we face in our world today\u2014climate change, pollution, financial regulation, crime, migration\u2014do not stop short at national boundaries. The lesson, however, is the same. As kings are subject to the law and not above it at home, so states are subject to the law and not above it in their relations with other states. On acceptance of this lesson, it might be thought, depend the peace and prosperity of the world. It is not a lesson which Magna Carta taught, but it is an extension of the principle which Magna Carta so memorably gave to posterity around the world.\n\nThe _Alabama_ Claims and the International Rule of Law\n\nA writer on the _Alabama_ claims and the Geneva Tribunal of 1871\u20131872, like a director of _Hamlet_ , has to accept one inescapable fact: that everyone knows, broadly at least, how the story ends. There can be no reliance on suspense to sustain interest in the narrative. So I shall begin at the end.\n\nGreat Britain was ordered to pay the United States the sum of $15,500,000 in gold. To modern ears this sounds a modest sum, the sort of figure awarded against a middle-ranking firm of accountants in a medium-sized action. But the late Roy Jenkins, interpreting these figures with the insight of a former Chancellor\u2014of the Exchequer, not the University\u2014put the figure in its 1870s perspective. It was the equivalent of \u00a3160 million today. In relation to national income at the time it was the equivalent of about \u00a34 billion. In relation to the size of the then budget (to which it contributed approximately 5 per cent) it was the equivalent of a modern \u00a3150 billion, or five pence on the income tax. Yet the award represented a small fraction of a claim earlier advanced, which was of a sum roughly six times the size of total British annual expenditure at the time. Jenkins described the settlement as 'the greatest nineteenth century triumph of rational internationalism over short-sighted jingoism', heralding an era of close and successful Anglo-American cooperation and ending a century when war between Britain and the United States had been twice a reality and several times a possibility. The arbitration which led to this result has been described as one:\n\nwhich, whether measured by the gravity of the questions at issue or by the enlightened statesmanship which conducted them to a peaceful determination, was justly regarded as the greatest the world had ever seen.\n\nIf, as I think, this is a judicious assessment, I hope that the subject, despite the vast literature it has generated, deserves another visit.\n\nAn American author, writing in 1898, suggested that:\n\n[a]t no time since the year 1814 had the relations between the United States and Great Britain worn so menacing an aspect as that which they assumed after the close of the civil war in the United States.\n\nThere had over the intervening half-century been differences, some of them serious, between the two countries, and more were to arise in the years immediately after the civil war:\n\nbut they did not have their origin in a deep and pent-up feeling of national injury such as that which the conviction that the British government had failed to perform its neutral duties produced in the mass of the people of the United States.\n\nNot surprisingly, the American Civil War provoked mixed reactions in Britain. For some, notably Bright, Cobden, and WE Forster, the conflict involved one issue only\u2014slavery\u2014and that belief dictated support for the North. But for others, dislike of slavery and respect for Britain's anti-slavery tradition were outweighed by a range of other sentiments. There was among some a vein of hostility, jealousy, apprehension, contempt, and sheer dislike directed towards the United States as a whole and the North in particular. Thus Sir John Ramsden, a Conservative member, was applauded in the House of Commons when he announced in May 1861 that the great Republican bubble had burst. But there were more acceptable grounds for favouring the Confederacy: that the struggle was not really about slavery, as Lincoln himself repeatedly said, but about preservation of the Union; that the Southern struggle was one for self-determination and independence; that as the Southern states had voluntarily chosen to join the Union they should be free voluntarily to secede; that Britain's commercial interests would be better served by a free-trade Confederacy than by a protectionist North; that denial of Southern cotton would devastate British manufacture and impoverish its workforce; that the Union could not be re-established by force of arms against the wishes of the Southern states; and that continuance of the conflict would lead to loss of life on a horrifying scale. It was thinking of this kind which prompted Gladstone to make a singularly ill-judged speech at Newcastle in October 1862, proclaiming that Jefferson Davis had done more than build an army and a navy, he had built a nation. It was also thinking of this kind which prompted Palmerston as Prime Minister and Russell as Foreign Secretary, in the summer and autumn of 1862, to ponder whether Britain, jointly with France, should mediate the American conflict so as to promote the peaceful separation of the warring states. This proposal, entertained when Confederate armies were enjoying their first flush of success, was discarded as the tide of war began to turn in favour of the North. But at the time and later United States commentators had no difficulty pointing to numerous British statements, many of them official, expressing support for the Confederacy and antipathy to the North.\n\nThis perception of strong British hostility formed the background to the most specific and deeply rooted of the Northern complaints: that Britain violated its duty as a neutral power to aid the Confederacy's maritime war against Federal merchant shipping. The course of events following the fall of Fort Sumter on 13 April 1861 was rapid. Two days later, on 15 April, Abraham Lincoln called up 75,000 militiamen, an act seen as a declaration of war. On 17 April Jefferson Davis announced that letters of marque and reprisal would be issued by the new Confederate government to masters seeking to prey, as privateers, on Federal shipping. Two days after that, on 19 April, Lincoln issued a proclamation declaring a blockade of all ports in the seceding states. Shortly thereafter, on the morning of 13 May 1861, the British government made a proclamation recognizing the Confederates as belligerents and declaring British neutrality. This was regarded in the North as a deeply unfriendly and precipitate manifestation of sympathy with the South, first because it was felt that the South had neither earned nor deserved the status of belligerents, and secondly because the proclamation was made a matter of hours before the arrival of Lincoln's new minister to London (Charles Francis Adams) and in breach, as it was asserted and believed, of an assurance given to his predecessor.\n\nThe Northern blockade was a real threat to the Confederacy, which had no navy, no merchant marine, and no private shipbuilding capacity to speak of. The problem was not, to begin with, to export its cotton, since the 1860 crop had been largely exported and it was believed that denial of cotton would force Britain and France to recognize the Confederacy. But there was an urgent need to obtain military armaments and supplies, which required ships to break the (admittedly not very effective) Northern blockade, and there was a strategic need, if possible, to cripple Northern commerce. To this end Confederate agents were sent to Europe, particularly Britain and France, to buy or procure ships to prey on Northern merchant vessels. Notable among these agents were James Dunwoody Bulloch and Matthew Fontaine Maury. Bulloch was a former officer of the US Navy and an uncle of President Theodore Roosevelt. He was recommended to the Confederate Secretary of the Navyby Judah P Benjamin, remembered in legal circles as _Benjamin on Sale_. Maury was also a former US naval officer, and a distinguished scientist. They and other agents procured and tried to procure a considerable number of ships. In the arbitration, claims were made against Britain in relation to 13 ships (four of them prizes which were used as tenders by their captors), and mention was made of many more. For simplicity's sake, I shall confine myself to four ships which featured largely in the arbitration, known to history as the CSS _Florida_ , the CSS _Alabama_ , the CSS _Georgia_ , and the CSS _Shenandoah_. I shall also mention two vessels, not directly involved in the arbitration, which became known as 'the Laird rams'.\n\nThe _Florida_ began life in the yard of William C Miller & Sons of Liverpool as the _Oreto_ , a name given by Bulloch to support his cover story that she was being built for the Italian government through an agent. Miller's were naval contractors to the Royal Navy, and were able to use standard plans for a Royal Naval gunboat which Bulloch adapted to give greater speed and more room for bunkers, to enable the ship to stay at sea longer. The order was placed very shortly after Bulloch's arrival and was financed through Fraser, Trenholm, Liverpool agents who acted as an outpost of the Confederate Treasury. Dudley, the US consul in Liverpool, employed spies to detect signs of Confederate shipbuilding activity in the port, where Confederate sympathy was rife, and a strong suspicion grew that the _Oreto_ was destined for the Confederate service, a suspicion strengthened when enquiry of the Italian consul revealed that his government had no knowledge of the purchase. Following the legal advice he had received from an astute Liverpool solicitor, confirmed by counsel, Bulloch made sure that no arms or ammunition were delivered to the ship while she remained in Liverpool; another vessel, the _Bahama_ , was loaded with these in Hartlepool with a view to delivery out of the jurisdiction. On 17 February 1862 the _Oreto_ was launched and underwent trials. Two days later, on 19 February, Adams urged Russell, the Foreign Secretary, to detain the vessel, passing on information received from Dudley. Having consulted the Customs authorities in Liverpool, Russell reported back that there was no evidence to warrant detention. The vessel was cleared for Jamaica, and sailed out of the Mersey on 22 or 25 March with a crew of 52 sailors, almost all of them British. She sailed for Nassau, where the _Bahama_ joined her. In Nassau the _Oreto_ was inspected by a Royal Navy captain who judged her to be designed and equipped as a warship and unsuitable for mercantile service. She was seized on 17 June on the direction of the colonial government for breach of the neutrality proclamation, and the validity of the seizure was tried in the Nassau vice-admiralty court before John Campbell Lees between 28 June and 2 August 1862. The judge, in a detailed judgment, found no sufficient proof of breach, and the vessel was released. Her armament was delivered to her as she lay off Green Cay, a deserted island 60 miles from Nassau, and her name was changed to _Florida_. Over the next two years the _Florida_ preyed on Northern shipping, mostly in the West Indies and the Gulf but with a lengthy stay in Brest for repairs. She captured about 38 US merchant vessels, three of which she used as tenders, and was eventually taken by a US warship in Brazil in October 1864.\n\nVery shortly after placing the order for the _Oreto\/Florida_ , Bulloch, in his own name and again on the strength of funds obtained through Fraser, Trenholm, placed a further order, this time with Laird Brothers of Birkenhead. It was clear that the newbuilding, known in the yard as 290, was to be a warship: she had (like the _Florida_ ) a lifting screw for greater speed; she had a telescopic funnel, to aid disguise; she had large bunkers to enable her to stay at sea for extended periods; she had heavy scantlings, to support guns; she had a large space for crew and a small space for cargo, undesirable in a merchant vessel; she had a lead-lined magazine. No. 290 attracted the vigilant Dudley at an early stage and he reported his suspicions to Adams. The vessel, named _Enrica_ to suggest a Spanish association, was launched on 15 May 1862. On 23 June 1862, for the first time, Adams urged Russell to detain her. Russell ordered an inspection of the vessel by the Customs authorities in Liverpool who accepted that she was a warship but found no evidence to justify detention. Dudley consulted RP Collier QC, soon to be Solicitor-General and then Attorney-General, who advised that there were grounds for detention. But recognizing the Customs' insistence on cast-iron evidence, Dudley set out to obtain it, and did, in the form of affidavits making plain the provenance and destination of the vessel. On seeing this Collier confirmed his opinion. All this material was forwarded to Adams, who sent it on to Russell and made urgent pleas for action on 23 and 24 July. Russell sought the advice of the Queen's Advocate who, although a permanent and not a political appointee, was then regarded as the senior of the three law officers, to whom, in matters of this kind, it was the practice to send instructions. Unfortunately, the holder of this office, Sir John Harding, was at this crucial juncture mentally deranged. This caused a delay before, on 28 July, the Attorney-General and the Solicitor-General, the latter of whom was Sir Roundell Palmer, advised that the vessel be d\u00e9tained. This advice was relayed to Russell, and an order for detention was sent to Liverpool on, it appears, 29 or 30 July. It has been suggested that Bulloch was tipped off by a Confederate sympathizer with access to official information within government. This may doubtless be true, but if so it has never been proved by whom. What is clear is that on 28 July the _Enrico_ was moved from her berth into the river on the pretext that further sea trials were to be conducted the following day. On 29 July she sailed for the open sea carrying a number of wives and well-wishers, who in due course disembarked and were returned to Liverpool. After a short wait in Moelfra Bay in Anglesea, which she left very shortly before the arrival of a US warship dispatched from Southampton to intercept her, she sailed for the Azores. There she met two vessels: the _Agrippina_ , which Bulloch had bought and loaded with guns, ammunition, uniforms, and coal at the Isle of Dogs; and the _Bahama_ which brought the vessel's captain, Raphael Semmes, officers, and crew. On 24 August 1862 the _Enrica_ was commissioned as _CSS Alabama_ , the name which she made famous. She then embarked on her voyage of destruction, during which she preyed on US merchantmen wherever she could find them: in the Atlantic, off Newfoundland and the New England coast, the West Indies, Brazil, South Africa, Singapore, Capetown, and back to Europe. During this period she burned or sank 64 US vessels, one of which she used as a tender. She engaged only one US warship, a converted paddle steamer which she sank in January 1863. But on returning to Europe, after nearly two years at sea, she was badly in need of repairs. Judging that the French authorities were more likely to be hospitable than the British, Semmes put in to Cherbourg instead of an English port. In Cherbourg she was blockaded by the _USS Kearsage_ which had long hunted her. In an old-fashioned manner, Semmes challenged Captain Winslow of the _Kearsage_ to battle and on 19 June 1864 sailed out of Cherbourg to meet him. The ensuing battle was witnessed by Manet, who went out to paint it, and by the owner of an English yacht who had offered his children a choice between watching the battle and going to church. The _Alabama_ had more guns but the _Kearsage_ had a heavier broadside and better powder. Had one particular shell from the _Alabama_ exploded, it would have disabled the _Kearsage_ , but it failed to do so and the greater firepower of the _Kearsage_ told. The _Alabama_ sank and her destructive career was ended. Semmes was rescued by the English yacht owner.\n\nWhat became the _CSS Georgia_ was procured by the other Confederate agent I have mentioned, Matthew Fontaine Maury, from builders at Dumbarton. She was a new iron steamship, not built as a warship, named the _Japan_. To avert suspicion, Maury did not visit the newbuilding himself, conducted negotiations through a Dutch naval friend, and raised the necessary finance from a source other than Fraser, Trenholm. She was launched in January 1863, registered in the name of a Liverpool merchant, and sailed from the Clyde on 1 April 1863 with a crew of sailors recruited in Liverpool in ignorance of the vessel's true purpose. (Two of those responsible for recruiting the crew were prosecuted and convicted in 1864.) She received her armament from a transport, the _Alar_ , off Brest. Not until a week after she sailed did Adams mention this vessel to Russell, who undertook to make enquiries, and a British warship was sent from Guernsey to try, unsuccessfully, to intercept her. Commissioned as the _CSS Georgia,_ the vessel roamed the South Atlantic and destroyed or captured some six or seven US merchantmen. But she was an unsuitable predator, not being designed for that role, and required frequent visits to port to load coal. She lay in the port of Cherbourg from 28 October 1863 until 16 February 1864, and was sold in Liverpool on 1 June 1864 for \u00a315,000. After leaving Liverpool she was captured by a US warship.\n\nEncouraged by his success in avoiding seizure of the _Florida_ and the _Alabama_ , Bulloch embarked on an even more ambitious plan: the building of two ironclad warships, again at the Laird Yard in Birkenhead. Designed with sharp protruding prows to be used for ramming and holing other vessels, they became known as 'the Laird rams'. There was again a cover story, that they were ordered by a French buyer for the Pasha of Egypt for use on the Nile, and they were given French names in the yard. But enquiries of the Pasha revealed the falsity of that story and there was no real doubt that they were destined for use by the Confederacy against the United States. Despite intense pressure by Adams, the British government insisted that there were no grounds to warrant seizure. On 5 September 1863, expressing profound regret at the conclusion at which Her Majesty's Government had arrived, Adams memorably added in his note to Russell: 'It would be superfluous in me to point out to your Lordship that this is war'. The message was meant and understood as a serious threat. Whether or not as a result of it, the British did seize the vessels. The lawfulness of the seizure was challenged, and Russell was very keen to avoid a trial in Liverpool, which he described as 'a port specially addicted to Southern proclivities, foreign slave trade and domestic bribery'. The outcome of the trial was indeed regarded as so uncertain, and the destruction caused by the _Florida_ and the _Alabama_ was by this time so notorious, that in the end the British government bought the rams for \u00a3220,000 for the Royal Navy, where they sailed as _HMS Wyvern_ and _HMS Scorpion_.\n\nThe _Sea King_ was a merchant vessel built on the Clyde for the China trade. On her maiden voyage beginning at the end of 1863 she carried troops to New Zealand. On her return in September 1864 she was bought by Bulloch in the name of an agent. He never visited the vessel and raised the purchase price from a new source. She sailed from London on 8 October 1864 with no more armament than was normal for merchant vessels employed in the China trade, and was supplied with her armament at Madeira, becoming the _CSS Shenandoah_ on 19 October. Not until a month later, on 18 November, did Adams notify Russell of these matters. The vessel claimed several US victims in the Atlantic in the course of a 90-day cruise which took her via Africa to Melbourne, which she reached on 25 January 1865. There she underwent repairs and recruited seamen, before leaving on 18 February. She then sank a number of vessels in the North Pacific, including a New England whaler, and continued her depredations after the Southern surrender at Appomattox of which she was unaware. Most of her victims were taken after the end of the war, but in due course, having learned the war was over, she spiked her guns and returned to Liverpool, still flying the Confederate colours, on 5 November 1865.\n\nDuring the American Civil War, the domestic law governing our duty as neutrals was contained in the Foreign Enlistment Act 1819. This was a measure introduced by Canning and Castlereagh to restrain support in this country for Spain's South American colonies in their struggles for independence. Britain was not to be a base for hostile activities against Spain. Similar in effect to American Acts of 1794 and 1818, the Act restrained (section 2) British subjects from enlisting in the naval or military forces of a foreign state without leave. And, most relevantly to the _Alabama_ claims, it provided in section 7:\n\nAnd be it further enacted, that if any person, within any part of the United Kingdom, or in any part of His Majesty's Dominions beyond the seas, shall, without the leave and licence of His Majesty for that purpose first had and obtained as aforesaid, equip, furnish, fit out or arm, or attempt or endeavour to equip, furnish, fit out or arm, or procure to be equipped, furnished, fitted out or armed, or shall knowingly aid, assist or be concerned in the equipping, furnishing, fitting out or arming of any ship or vessel with intent or in order that such ship or vessel shall be employed in the service of any foreign . . . state . . . or with intent to cruise or commit hostilities against any . . . state . . . , or against the subjects or citizens of any . . . state . . . with whom His Majesty shall not then be at war, . . . every such person so offending shall be deemed guilty of a misdemeanour . . . and every such ship or vessel . . . shall be forfeited; and it shall be lawful for any officer of His Majesty's Customs or Excise . . . to seize such ships and vessels . . . and every such ship and vessel . . . may be prosecuted and condemned in the like manner, and in such courts as ships or vessels may be prosecuted and condemned for any breach of the laws made for the protection of the revenues of Customs and Excise . . .\n\nThe legal lacuna in this tangled verbiage is obvious: the section did not, at any rate expressly, prohibit the construction in Britain of a ship capable of being adapted for the warlike purposes of a foreign power provided the ship was not equipped, furnished, fitted out, or armed within the jurisdiction. It was in reliance on this lacuna that care was taken to ensure that none of the ships built or procured in Britain were armed as warships until they had left the jurisdiction.\n\nThe first attempt to invoke section 7 against any of these ships was that against the _Florida_ in Nassau. As already recorded, the seizure of the vessel was held to be unlawful and she was released.\n\nIt seems clear that the British authorities' hesitancy in detaining the _Florida_ and the _Alabama_ before they left the Mersey stemmed from apprehensions as to the efficacy of section 7. Given the obvious purpose of section 7, and indeed of the 1819 Act as a whole, these apprehensions might appear exaggerated. But on the only occasion when the issue was put to the test in an English court they were shown to be justified. Like the _Florida_ , the _Alexandra_ was ordered by Confederate interests through Fraser, Trenholm from Messrs Miller & Sons of Liverpool. Although unarmed, her design showed that she was not intended for mercantile purposes. Chastened by knowledge of the after-history of the _Florida_ and the _Alabama_ , and perhaps conscious of the Confederacy's waning power, the British authorities seized the _Alexandra_ as she lay in dock on 6 April 1863. The lawfulness of the seizure was determined by Chief Baron Pollock and a jury at a three-day trial in June 1863. The Attorney-General, the Solicitor-General (Sir Roundell Palmer), and the new Queen's Advocate led for the Crown, Sir Hugh Cairns for the defendants, who faced a 98-count indictment. The thrust of the defence argument was that the Act did not prohibit building ships. To violate the Act, a ship had to be equipped and ready-armed for the purpose of hostilities when she left the country, and this could not be shown. The Chief Baron's direction gave the jury no effective choice:\n\nThe question I shall put to you is, whether you think that vessel was merely in course of building to be delivered in pursuance of a contract, which, as I explain it to you, would be perfectly lawful, or whether there was any intention that, in the port of Liverpool, or any other English port, the vessel should be fitted out, equipped, furnished or armed for purposes of war? If a man may supply any quantity of munitions of war to a belligerent, why not ships? Why should ships alone be an exception?\n\nA verdict was entered for the defendants. The Crown challenged the Chief Baron's ruling in the Court of Exchequer, but unsuccessfully.\n\nThe difficulty of implementing section 7, and the grave damage thereby caused to Anglo-American relations, prompted appointment of a Royal Commission in January 1867 to review the 1819 Act. The result was the Foreign Enlistment Act 1870, most of which remains in force. For present purposes it is enough to refer to section 8, which made it a criminal offence without licence to build or cause to be built any ship with intent or knowledge, or having reasonable cause to believe, that the same would be employed in the military or naval service of any foreign state at war with any friendly state or, with that intent or knowledge, to equip or despatch any ship. This was an overdue reform, welcomed in the United States as such, although also seen as an admission of past delinquency.\n\nIn October 1863 Adams, speaking of the _Alabama_ claims, told Russell, on instructions, that there was no fair and equitable form of conventional arbitrament or reference to which the United States would not be willing to submit. Russell returned a haughty and negative answer. In 1864 Thomas Balch, an American lawyer living in Paris, proposed both publicly, and privately (to President Lincoln), that the _Alabama_ claims be referred to an international court of arbitration; he attracted sympathy but prompted no action. In August 1865, after the end of the war, Russell reverted to the notion of a claims commission, but he imposed conditions unacceptable to Seward, the American Secretary of State, and the 1863 offer was withdrawn. Changes of personality and government in Britain in 1865\u20131866 led to a more conciliatory attitude towards settlement on our side, but there were a number of stumbling blocks: the plethora of other differences between the two countries (the long-running problem of the San Juan boundary between Canada and the United States, Canadian inshore fisheries, the activity of Fenians in North America, and the naturalization of Irish-Americans); the ambition of Seward, who had recently bought Alaska, to acquire the British territories in Canada and the West Indies as part payment for the _Alabama_ claims; and British unwillingness to accept that the propriety of its neutrality proclamation could be an issue to be ruled upon by arbitrators.\n\nAdams' highly distinguished term of office in London ended in June 1868. President Johnson's first nominee to succeed him was rejected by the Senate. His second choice was Mr Reverdy Johnson, a Maryland Democrat, who was instructed to achieve agreement on the issues of naturalization, San Juan, and the mutual claims of United States and British citizens. This he did with remarkable but deceptive speed, in October and November 1868. But only the naturalization agreement survived. The San Juan arbitration agreement was never ratified by the Senate. The Claims Convention, although formally signed by Johnson and Clarendon (Stanley's successor at the Foreign Office) on 14 January 1869, provoked a storm of American criticism, in particular because, instead of isolating the _Alabama_ claims, it provided for resolution of all British and American claims arising from the war, with the possibility of setting off the one against the other; and because, if nationally appointed arbitrators disagreed, disputes were to be resolved by an umpire chosen by lot. Any faint hope the Claims Convention might have had of earning Senate approval vanished on 13 April 1869 when Charles Sumner, the veteran abolitionist senator from Massachusetts, used his customary rhetoric and invective to savage the Convention in a massive speech which, as has been said, 'served to set the standard of public expectation as to the terms that would be exacted by the United States as the final conditions of an amicable settlement'. Sumner attacked the obvious deficiencies in the Convention. But, more significantly in the longer term, he castigated the Convention for its lack of any expression of regret by the British and its omission of any complaint about the neutrality proclamation. He also transformed the scale of the American claim. On the direct claim for loss of ships and property he put a value of $15 million, itself a very large figure by the standards of the day, as I have pointed out. To this he added what became known as 'the indirect claims'. These included a claim for the increased cost of marine insurance, for diminution in the American carrying trade, for a fall in American merchant tonnage, for loss of import and export business, and for the loss of expected economic growth, together valued at $110 million. They included also a claim for the cost of suppressing the rebellion during the period of two years by which, Sumner claimed, the war had been prolonged by the cruisers' depredations. This claim was valued at $2 billion. The Senate rejected the Convention by 44 votes to 1. Sumner's speech was 'wildly popular'. An orgy of Anglophobia followed. In Britain, there were renewed fears of war.\n\nThe incoming administration of President Grant, in which Hamilton Fish reluctantly and, as he thought, very temporarily, served as Secretary of State, sent John Lothrop Motley, the historian, to London as its minister. His instructions were to adopt a conciliatory line, to suspend negotiations on the _Alabama_ claims and to make no complaint about the neutrality proclamation. Almost at once he departed from this last instruction. Grant wanted him dismissed on the spot. Fish preferred to leave him in post for the time being but without responsibility, perhaps for fear of antagonizing Sumner, whose nominee Motley was. As a result, the focus of negotiation shifted to Washington, initially through the deft diplomacy of Sir John Rose, a half-American, half-English businessman then serving as the Canadian Minister of Finance.\n\nAlthough the path of negotiation proved very far from smooth, several factors worked towards the finding of some means of resolving the _Alabama_ claims. Gladstone's administration favoured settlement, and he himself was willing to make a noncommittal expression of regret. A rupture of relations between Grant and Sumner on the annexation of Santo Domingo freed Fish, by instinct conciliatory, from the domination of Sumner's uncompromising obduracy. As time passed, the increasingly tarnished Grant administration became ever more anxious for a popular foreign policy success to secure the President's re-election in 1872. A process of quiet diplomacy, in which Fish and John Bancroft Davis distinguished themselves on the American side and Rose, Thornton (the British minister in Washington), and Granville (now Foreign Secretary) on the British, led to agreement in January\u2013February 1871 that a joint commission should be established to resolve all disputes between the United States, Britain, and Canada.\n\nThe seriousness of the issues at stake was reflected in the membership of the two commissions. The American team was led by Fish and included Samuel Nelson (senior associate justice of the US Supreme Court), a Democrat representing the political opposition; General Robert C Shenk (Motley's designated successor in London); Ebenezer Rockwood Hoar (a former judge and US Attorney-General); and George Williams (formerly senator for Oregon and shortly to be US Attorney-General). The British team comprised Earl de Grey and Ripon (Lord President of the Council); Sir Stafford Northcote MP, representing the Conservative opposition; Sir Edward Thornton; Professor Mountague Bernard, first holder of the newly created Chichele chair in International Law and Diplomacy at All Souls, who had in 1870 published 'An Historical Account of the Neutrality of Great Britain during the American Civil War'; and Sir John Macdonald, Prime Minister of Canada. Rose, to the regret of both sides, declined to serve. The secretaries were undersecretaries in the two foreign ministries: John Bancroft Davis on the American side, Lord Tenterden on the British. The commissioners met in Washington and held 37 meetings over nine weeks in the spring of 1871. The earlier sessions were devoted to Canadian problems, on which Macdonald was opposed by the Americans and (in private) the British also, and a scheme of arbitration was imposed upon him. On the _Alabama_ claims a major issue dividing the parties concerned the principles of public international law applicable in 1861\u20131865, on which the parties held conflicting views. An ingenious compromise, favourable to the United States, was found. There was 'ferocious' argument about the wording of the preamble to the proposed treaty. But eventually, as it was supposed, all differences were resolved and on 5 May 1871 the Treaty of Washington was signed 'amidst the greatest good humor and jollity'. Davis and Tenterden tossed a coin to decide which team should sign first. Tenterden won.\n\nThe core of the Treaty, which was ratified by the Senate and approved by Parliament, lay in Article I, part of which I should quote:\n\nWhereas differences have arisen between the Government of the United States and the Government of Her Britannic Majesty, and still exist, growing out of the Acts committed by the several vessels which have given rise to the claims generically known as the Alabama Claims: And whereas Her Britannic Majesty has authorized her High Commissioners and Plenipotentiaries to express in a friendly spirit, the regret felt by Her Majesty's Government for the escape, under whatever circumstances, of the Alabama and other vessels from British ports, and for the depredations committed by those vessels; Now, in order to remove and adjust all complaints and claims on the part of the United States and to provide for the speedy settlement of such claims, which are not admitted by Her Britannic Majesty's Government, the High Contracting Parties agree that all the said claims, growing out of Acts committed by the aforesaid vessels, and generically known as the Alabama Claims, shall be referred to a tribunal of arbitration to be composed of five arbitrators to be appointed in the following manner, that is to say: one shall be named by Her Britannic Majesty; one shall be named by the President of the United States; His Majesty the King of Italy shall be requested to name one; the President of the Swiss Confederation shall be requested to name one; and His Majesty the Emperor of Brazil shall be requested to name one.\n\nThe arbitrators were to meet in Geneva. Decisions were to be made by a majority. The parties were to appoint agents, and were to exchange written or printed Cases; they might exchange Counter Cases; they were to submit written or printed arguments. The arbitrators might call for further elucidation by way of written statement or oral argument. Article VI of the Treaty laid down the rules of public international law by which British liability was to be judged:\n\n_Article VI_\n\nIn deciding the matters submitted to the Arbitrators they shall be governed by the following three rules, which are agreed upon by the High Contracting Parties as rules to be taken as applicable to the case, and by such principles of International Law, not inconsistent therewith, as the Arbitrators shall determine to have been applicable to the case:\n\nR _ules_\n\nA neutral Government is bound \u2013\n\nFirst, to use due diligence to prevent the fitting out, arming, or equipping, within its jurisdiction, of any vessel which it has reasonable ground to believe is intended to cruise or to carry on war against a Power with which it is at peace; and also to use like diligence to prevent the departure from its jurisdiction of any vessel intended to cruise or carry on war as above, such vessel having been specially adapted, in whole or in part, within such jurisdiction, to war-like use.\n\nSecondly, not to permit or suffer either belligerent to make use of its ports or waters as the base of naval operations against the other, or for the purpose of the renewal or augmentation of military supplies or arms, or the recruitment of men.\n\nThirdly, to exercise due diligence in its own ports and waters, and, as to all persons within its jurisdiction, to prevent any violation of the foregoing obligations and duties.\n\nHer Britannic Majesty has commanded her High Commissioners and Plenipotentiaries to declare that Her Majesty's Government cannot assent to the foregoing rules as a statement of principles of International Law which were in force at the time when the claims mentioned in Article I arose, but that Her Majesty's Government in order to evince its desire of strengthening the friendly relations between the two countries, and of making satisfactory provision for the future, agrees that in deciding the questions between the two countries arising out of those claims, the Arbitrators should assume that Her Majesty's Government had undertaken to act upon the principles set forth in these rules.\n\nAnd the High Contracting Parties agree to observe these rules as between themselves in future, and to bring them to the knowledge of other maritime Powers, and to invite them to accede to them.\n\nIf Britain were found liable, the arbitrators could either award a gross sum or refer the assessment of damages to a board of assessors. The award was to be a 'full, perfect, and final settlement of all the claims referred, and was to bar any future claim'.\n\nAs their arbitrator the Americans chose Charles Francis Adams. It has been suggested that the British resisted his appointment, because of his intimate involvement in the matters on which the tribunal was to rule. If there was such an objection it would be very unsurprising, but the standard lives of Adams do not mention it, and I have been unable to verify the fact. If there was any objection it was not pursued, and the appointment proved a very wise one.\n\nMuch less wise was the British appointment of Sir Alexander Cockburn, the Lord Chief Justice. He had the advantage of being fluent in French, with some knowledge of Spanish, German, and Italian, but he brought to his (admittedly very difficult) assignment the qualities of an ill-tempered partisan advocate and not the even-tempered objectivity of a judicial arbitrator. Writing to Russell in October 1872, after the arbitration was over, he said:\n\nI have always considered the Treaty of Washington\u2014with the arbitration and the three rules\u2014as a _grievous_ mistake; and when applied to by the Government to undertake the office of British arbitrator did not hesitate to express my dislike of the Treaty.\n\nHe went on to suggest that two at least of the neutral arbitrators 'were from the beginning disposed to find against us, so far as they possibly could'.\n\nThe King of Italy appointed Count Sclopis, a lawyer and statesman, who was later chosen to be chairman of the tribunal; the President of Switzerland appointed Mr Staempfli, an advocate, himself a former President of the Swiss Confederation; the Emperor of Brazil appointed the Baron (later Viscount) d'Itajuba, a former professor with long diplomatic experience. Cockburn was not impressed by his neutral colleagues. In a letter to the Foreign Secretary, he described Staempfli as 'a furious Republican, hating monarchical government, and ministries in which men of rank take part, ignorant as a horse and obstinate as a mule'. Sclopis was little better: 'vapid, and all anxiety to give a decision which shall produce an effect in the world . . . _un vrai phrasier_ '. The Baron was the best of the three, but was 'not sufficiently informed and very indolent; and apt by reason of the latter defect to catch hold of some salient point without going to the bottom of things, with the further defect of clinging to an opinion once formed with extreme tenacity'. The Americans by no means shared these disparaging judgments. Nor, it seems, did the British government, which made generous acknowledgement of the arbitrators' services after the award. The neutral arbitrators' reasons, published in supplements of the _London Gazette_ in September 1872, although relatively brief, read as thoughtful and coherent judgments. It is however recorded that, before the first substantial hearing of the tribunal, but following months of work at a mountain retreat in the Alps, Staempfli announced 'that he had arrived at conclusions on all points, though he would not say that on consideration with his colleagues they might not be changed'. So Cockburn had some grounds for complaint.\n\nTo conduct its case the United States appointed a team of three counsel, with Davis to act as agent, and a new office (Solicitor for the United States) was created. The three counsel made a formidable team. The senior was Caleb Cushing, a Democrat lawyer who had become a Brigadier-General in the Mexican war, served as US Attorney-General under Pierce and was to be (unsuccessfully) nominated as Chief Justice of the United States in 1874. He was the only Anglophobe in the American team. Next in seniority was William Maxwell Evarts, who had visited Britain on behalf of the United States in 1863 to observe the _Alexandra_ trial. He had defended President Johnson on his impeachment and served as US Attorney-General and was to serve as Secretary of State under President Hayes before being elected to the Senate. The third member of the team was Morrison Remick Waite, who became Chief Justice of the United States shortly after, in 1874, and served in that office for 14 years.\n\nThe British team was smaller. It was led by the Attorney-General, Sir Roundell Palmer, who appeared with Professor Mountague Bernard. A young admiralty barrister, Mr Arthur Cohen, was engaged to work on the figures. The British agent, as in Washington, was Lord Tenterden.\n\nThe tribunal met for the first time at the _H\u00f4tel de ville_ in Geneva on 15 December 1861, when the parties presented their written Cases. The British Case was mainly the work of Bernard, who had discussed the relevant history very fully in his book, but with considerable assistance from Palmer.\n\nIt was a substantial document running to 168 closely printed foolscap pages, with four volumes of supporting correspondence. It reviewed the rights and duties of neutrals in international law, emphasized the need for proof before the government could act, and reviewed the facts with particular reference to the _Florida_ , the _Alabama_ , the _Georgia_ , and the _Shenandoah_. The tone of the document was dignified and professional. It disclaimed all liability. The US Case was the work of Davis alone, although he consulted others including the President of Yale, Rockwood Hoar, Caleb Cushing, and Hamilton Fish. It was a document of a very different stamp: a hard-hitting adversarial document which attacked not only the competence but the good faith of the British government. It devoted one substantial section to describing 'The Unfriendly Course Pursued by Great Britain toward the United States from the Outbreak to the Close of the Insurrection', making strong complaint of (but basing no claim on) the British neutrality proclamation. It reviewed the activities of nine vessels in addition to those on which the British had concentrated. The style and hostility of this document did not please the British but, as Davis tartly observed, 'it was not written with a view of pleasing them'. It also was a substantial document, running in its original edition to 480 pages, with seven volumes of supporting documents.\n\nThe exchange of cases passed off quietly enough but the peace was shattered early in the New Year of 1872 when, studying the US Case, the British found that it advanced, in chapter VI, all the heads of indirect claim which Sumner had advanced in his Senate speech three years earlier. There was uproar in the press and in Parliament. Government and opposition were at one in holding that these claims could not be the subject of arbitration. The British contended strongly that they were outside the arbitrators' terms of reference, a suggestion made in the Queen's Speech of 6 February 1872. There was also talk of a secret understanding that the claims would not be put forward. But it is very hard to read the terms of reference as excluding these claims (as Lord Cairns pointed out in the House of Lords); the Americans relied on a protocol of Joint High Commissioners' meetings as showing that the indirect claims had been reserved; and it became clear that there had been no secret understanding. Although the British and American positions on this question were diametrically opposed, there was a surprising lack of recrimination and the two states did not accuse each other of deceit or bad faith. The difference has been put down to a simple misunderstanding. But there remains a baffling puzzle. Against the background of Sumner's speech and rejection of the Johnson-Clarendon agreement, with Grant facing a difficult election in 1872, it was politically impossible for the Americans to abandon these claims, as must have been obvious to all. Sumner had voted for the Treaty of Washington, but only because he thought the indirect claims were included. On the other hand, the British High Commissioners, who complained of unwarrantable intrusion by their home government in their conduct of the Washington negotiations, cannot conceivably have intended to expose the country to the risk of an award which could bankrupt it. Even with the indirect claims excluded, the Treaty had powerful opponents, notably Earl Russell. The British High Commissioners may well have gained the impression that their American counterparts had no confidence in these claims, which was true, and may\u2014wrongly\u2014have thought that they would be abandoned. But the future of the arbitration was thrown into doubt, because the Americans insisted that the arbitrators should rule on the claims and the British insisted that they should not. There was an impasse.\n\nDespite this impasse, the parties exchanged their Counter Cases on 15 April 1872 as the arbitrators had directed. The British Counter Case, delivered under an express reservation, disdained to reply to the accusation of consistent hostility and reserved the government's position on the indirect claims. Even so, it was a substantial document, running with annexes and supporting documents to over 1,100 pages. It convincingly demolished certain of the more irrelevant complaints in the American Case. The American Counter Case was shorter and advanced little that was new. Davis and Tenterden, meeting in Geneva in April 1872, discussed how the impasse could be resolved, but without immediate success.\n\nWhen the Tribunal formally convened in Geneva on Saturday 15 June 1872 Davis presented the written Argument of the United States. Tenterden declined to present the British Argument, but instead asked for an adjournment of eight months to enable the two governments to conclude and ratify a supplementary convention. Everyone took this to signal the effective end of the arbitration, an outcome very unwelcome to the arbitrators (other than Cockburn) and to the Americans. The hearing was adjourned until Monday 17 June and then to Wednesday 19 June. During this period there was intense negotiation, particularly involving the two agents and Adams but also Palmer, Evarts, Waite, Cockburn, and Sclopis, to try to find a solution. The upshot was a statement publicly read by Sclopis with the agreement of both sides on 19 June. The statement referred to the parties' disagreement whether the tribunal was competent to rule on the indirect claims, but neither expressed nor implied any opinion on the point. It did however acknowledge that the requested adjournment might render the arbitration 'wholly abortive', and continued:\n\nThat being so, the Arbitrators think it right to state that, after the most careful perusal of all that has been urged on the part of the Government of the United States in respect of these claims, they have arrived, individually and collectively, at the conclusion that these claims do not constitute, upon the principles of international law applicable to such cases, good foundation for an award of compensation or computation of damages between nations, and should, upon such principles, be wholly excluded from the consideration of the Tribunal in making its award, even if there were no disagreement between the two Governments as to the competency of the Tribunal to decide thereon.\n\nOn 25 June Davis informed the tribunal that in view of its declaration the indirect claims would not be further pursued and two days later Tenter-den, in reliance on the declaration and the American response, withdrew his request for an adjournment and presented the written British Argument. On the same day Davis sent to Fish one of the shorter diplomatic dispatches on record: 'British argument filed. Arbitration goes on'. The only problem was that Cockburn, confident that the arbitration would not take place, had not applied himself to the papers and was grossly under-prepared for the hearing. By prodigious hard work and the avoidance of almost all social intercourse with others involved in the arbitration, he tried to make up lost ground, but the strain and the lack of earlier preparation may well have contributed to his irascibility and unseemly behaviour.\n\nBefore the substantive hearing began on 15 July 1872, Palmer sought to submit a further written argument, but the arbitrators refused leave. Cockburn proposed that the arbitrators should invite such argument on the legal principles involved in the case, but the other four arbitrators ruled otherwise and maintained their position when Cockburn elaborated his proposal on 15\u201316 July. Against his dissent, the tribunal resolved to consider the vessels one by one, which they did, although the tribunal did accommodate Cockburn's wishes to some extent by requesting written argument on some specified questions of law, including the meaning of 'due diligence'.\n\nIn the result, the tribunal found against Britain unanimously on the _Alabama_ ; by a majority of 4\u20131, Cockburn dissenting, on the _Florida_ ; and by a majority of 3\u20132, Cockburn and d'Itajuba dissenting, on the _Shenandoah_ , but only for her acts after recruiting seamen in Melbourne in February 1865. The decision on the tenders followed that on the principal vessels to which they were accessories. The claim for the _Georgia_ was unanimously rejected, to the disappointment of Davis. Claims relating to the remaining five vessels were unanimously rejected, save in one case where the rejection was by a majority. At a formal discussion of damages on 2 September, Davis asked for an award of $24 million. No arbitrator favoured an award of that amount. Their estimates ranged from $18 million (Adams and Staempfli) down to $4 million (Cockburn). Eventually a majority accepted the final figure of $15.5 million, including interest.\n\nThe award was formally read, in English, at the _H\u00f4tel de ville_ , on Saturday 14 September 1872. Cockburn, who (with Tenterden) had arrived an hour late for the event, and appeared to be 'very angry', declined to sign the award, but instead produced a massive dissent, which he wished to be annexed to the protocol, as it was. This dissent, couched in immoderate and unjudicial language, caused understandable offence, and provoked Cushing into writing and publishing a lengthy and very insulting riposte. Promulgation of the award was greeted by an artillery salute, and Swiss gunners held aloft the flags of Geneva, Switzerland, the United States, and Britain. The only sour note amid the general rejoicing was struck by the British arbitrator, who snatched up his hat and unceremoniously left. In Britain the award had a mixed reception. But within the time allowed the British government honoured it, by surrender of US bonds which it held to the value of the award.\n\nIt seems fairly clear in retrospect that the British were always likely to lose in the arbitration, particularly on the _Alabama_ , and the _Alabama_ lay at the heart of the dispute. The reasons were both factual and legal. Factually, the British government was generally perceived to have been remiss, if nothing worse. Britain's expression of regret for the escape of the cruisers was widely seen as a confession, and this impression was fortified by Russell's observation, in a message to the British minister in Washington on 28 March 1863, which was\u2014remarkably\u2014published, that the _Alabama_ :\n\nroaming the ocean with English guns and English sailors to burn, sink and destroy the ships of a friendly nation is a scandal and a reproach.\n\nThe legal reason is that by agreeing to arbitration based on the three rules in Article VI of the Treaty the British government deprived itself of perhaps its best defence: that it had been bound to act in accordance with domestic law and had had to require strict proof, as evidenced by its failure on the three occasions when it had attempted to seize vessels in reliance on section 7 of the 1819 Act. There was force in the complaint made by Russell that the dice were loaded. But this was not a very powerful defence, since if the Act was defective it could have been amended, as Adams had urged at the time and as the Americans had done in response to British pressure in 1793\u20131794 when French privateers had used American ports as a base to attack British shipping. As it was, and although Russell was at one point willing to discuss amending the Act, no amendment was made until the war had been over for five years.\n\nThe _Alabama_ arbitration is, however, significant as one of the very few instances in history when the world's leading nation, in the plenitude of its power, agreed to submit an issue of great national moment to the decision of a body in which it could have been, as it was, heavily outvoted. Gladstone did not see the arbitration as righting a wrong. Rather:\n\nHe saw the process as exemplifying the means by which two civilised nations could settle differences, without either having to admit being in the wrong.\n\nGladstone considered the award 'harsh in its extent and punitive in its basis' yet 'as dust in the balance compared with the moral example set' of two proud nations going 'in peace and concord before a judicial tribunal' rather than 'resorting to the arbitrament of the sword'. One may question whether even the most ethical of foreign policies could accommodate such grandeur of vision today.\n\nThe _Alabama_ arbitration did not, regrettably, herald a century in which judicial arbitration of international differences became the norm. But when in 1872 Gustave Moynier made the first proposal to establish a permanent international criminal court to rule on breaches of the 1864 Convention on the treatment of wounded combatants, he based his model on the Geneva tribunal. It was experience of this tribunal which inspired the Tsar and President Theodore Roosevelt to seek, in the Hague Conferences of 1899 and 1907, to explore means of making international arbitration more effective. On these foundations the Permanent Court of Arbitration, the Permanent Court of International Justice, and the International Court of Justice were in due course to be built. And two more tangible reminders of the _Alabama_ arbitration remain. In what is now called _La Salle de l'Alabama_ in the _H\u00f4tel de ville_ in Geneva, a plaque records the decision 'rendit dans cette salle' on 14 September 1872. In 1984 a French minesweeper detected, on the sea bed off Cherbourg, the submerged wreck of the _Alabama_ herself. The United States, as legal successor to the Confederacy, claimed ownership of the wreck. But it is within French territorial waters. By a pact signed in 1989 the two countries have agreed that the United States owns the ship, but the French retain custody. Her epitaph may perhaps be taken from the President of the Permanent Court of International Justice, speaking on 4 December 1939:\n\nIn the last resort, recourse to international justice depends on the will of governments and on their readiness to submit for legal decision all which can and should be preserved from the arbitrament of violence.\n\nDicey Revisited\n\nOn 21 April 1883 Albert Venn Dicey delivered his inaugural lecture following his election to the Vinerian chair of English law of Oxford, the chair which will always be thought of as Blackstone's. His title was a question: 'Can English Law be taught at the Universities?'\n\nWhen a lecturer chooses an interrogative title which permits of a yes or no answer, there is usually little doubt what the answer will be, and the audience cannot have been on tenterhooks on this occasion. But there was still, a century after Blackstone, a lingering view that education in the law was best delivered on the job, in barristers' chambers or solicitors' offices, and Dicey himself admitted 'without reserve the immense advantage of reading in chambers'. But he suggested that 'at the Universities a student can be taught to regard law as a whole, and to consider the relation of one part of English law to another'; that 'at the Universities can be taught what from the nature of things can never be learned in chambers\u2014the habit of analysing and defining legal conceptions'; that 'at the Universities can be taught and can hardly, as things stand, be taught elsewhere, the habit of looking upon law as a series of rules and exceptions, and of carefully marking off the exact limits of ascertained principles'; and that 'at the Universities can be aided, stimulated, and guided as nowhere else the much-needed reform, I had almost said creation, of legal literature'. So his answer, however, predictable, was unequivocal:\n\nThere is no real rivalry between reading in chambers and teaching at the University. The law of England can be taught, and if only the teachers are competent, and clearly perceive the limits and aim of their teaching, can be taught as it can nowhere else, at the English Universities.\n\nDicey's own performance during his 27-year tenure of the chair was in very many ways a shining vindication of his own declared principles. His treatise on _The Conflict of Laws_ was a work of immense and enduring authority, perhaps as authoritative in its field as any book ever written. His best known work, the modestly titled _Introduction to the Study of the Law of the Constitution_ , proved an instant success on its first appearance in 1885 and dominated discussion of its subject for most of the ensuing century. It has been described as 'a splendidly persuasive and well-argued work of simplification', and that is no mean tribute. The book would not have enjoyed the success it did had it not been very well written, very clear, and very pungent. It was entirely in keeping with Dicey's wider vision that he should have helped to establish the _Law Quarterly_ R _eview_ and the Society of Public Teachers of Law, and to found law schools in Manchester and Liverpool\u2014and in earlier days he lectured at what was then Owen's College, Manchester.\n\nIt is, I think, worth recalling these features of Dicey's career in a lecture given to honour Professor Harry Street, since he may in important respects be seen as a lineal successor of Dicey. He also wrote a legal best-seller, _Freedom, the Individual and the Law._ He showed great versatility, with major works to his credit in the fields of tort and administrative law. He served as President of the Society of Public Teachers of Law, making his name as one of the outstanding legal educators of the time. He also ventured far outside the academic cloister\u2014if such still exists\u2014accepting many part-time public appointments, in which context I was myself privileged to make his acquaintance and appreciate what a great man he was. It must however, be said that he was not an unqualified admirer of the late Professor Dicey.\n\nDicey's career and personality were the subject of strange contradictions. First, despite his outstanding academic success, it seems clear that he hankered after the conventional rewards of successful legal practice. As a practitioner he was never a star: he was a member of the Northern Circuit, although not (after his early years) a very active member; he was appointed standing junior counsel to the Inland Revenue in 1879; he took silk in 1890; he did not retire from practice until compelled to do so by increasing deafness at the age of 80, when he appeared in his last case, led by the Attorney-General, a fellow member of the Northern Circuit named Smith. But he would have liked to be a judge, and wrote shortly before his death:\n\nMost people I suppose have some latent ambition which is never realised and my own has always been to reach the Bench.\n\nThat the holder of Blackstone's highly prestigious chair should have nurtured this ambition is surprising, since Blackstone's decade as a judge of Common Pleas did nothing to enhance his reputation: he was indecisive, irascible, over-punctilious, and too concerned with the dignity of his office; and more new trials were granted following trials before him than before any other contemporary judge.\n\nSecondly, and again despite his outstanding academic success, it seems clear that Dicey would have wished to succeed in politics. This was perhaps understandable in one who had, as an undergraduate, been President of the Oxford Union and who was a very effective public speaker. But it might be thought that by his intense participation in the political battle over Irish Home Rule for more than 30 years, and his frequent and polemical contributions to public debate on that issue particularly, his taste for political controversy would have been satisfied. One thing is plain: neither as a judge nor as a professional politician could he have hoped to exert more than a fraction of the influence which, by his academic writings, he in fact did.\n\nBut, thirdly, Dicey was a poor judge of his own work. His treatise on the _Conflict of Laws_ he found a burdensome chore, put aside in order to devote his time and energy to the Home Rule issue, and it was not finally completed until 1896. Yet in this book, as his successor in the Vinerian chair (Geldart) rightly said, he:\n\nnot only reduced to order one of the most intricate and technical branches of law . . . but exercised a potent influence on its development.\n\nBy contrast, Dicey thought very highly of his _Lectures on the_ R _elations between Law and Public Opinion in England during the Nineteenth Century_ , published in 1905. He thought this 'the best thing I have ever written and much more mature than _Law of the Constitution_ '. This is not a judgment which posterity has shared, perhaps because (as Dicey candidly admitted in his preface) the book could not claim to be a work of research. The lectures were originally delivered at Harvard and were written shortly before delivery when Dicey was in New England. It appears that he formed his opinions first and then sought material to support them\u2014not an approach to be recommended for the writing of history or, for that matter, judgments.\n\nIt is, fourthly, strange that an essentially historical work like _Law and Public Opinion in the Nineteenth Century_ should have been written at all by a man who discounted the value of history to the lawyer. To some extent this attitude was perhaps understandable: the Oxford law school, previously combined with that of modern history, had only fairly recently become an independent school, and he may have wished to insist on the merits of the law as a field of study in its own right. But he was emphatic that history and law were two very separate inquiries and that the proper teaching of constitutional law excluded the teaching of history:\n\nLet us remember that antiquarianism is not law, and that the function of a trained lawyer is not to know what the law was yesterday . . . or what it ought to be tomorrow, but to explain what are the principles of law actually existing in England during the present year of grace.\n\nIn the field of constitutional law such an approach seems to me not only anti-intellectual, but plainly misguided. Happily, as I think, it has increasingly come to be recognized that a lawyer without history, as well as literature, is a mechanic, and probably not a very good mechanic at that.\n\nFrom _Law and Public Opinion in the Nineteenth Century_ a fifth strange anomaly emerges. In that book Dicey's almost unqualified admiration for Jeremy Bentham and his reforming legacy is made very plain. On another occasion he described himself as 'an old, an unconverted, and an impenitent Benthamite', and on yet another he said:\n\nThe history of modern English law is the history of a gigantic revolution produced by one man [Bentham].\n\nNow there is of course nothing at all remarkable about enthusiasm for Bentham and the long process of reform which he inspired; it is an enthusiasm soundly based and widely shared. But Bentham was, above all, an iconoclast, a non-respecter of persons and institutions, a free-ranging critic of the status quo. Dicey, on the other hand, and increasingly as time went on, was strongly opposed to almost any change, even (as I shall suggest) changes which one might have expected him to welcome, adopting a somewhat narrow, nationalist, diehard position. Perhaps this only shows how easily, in some, the liberal enthusiasms of youth are transmuted into the conservative prejudices of old age.\n\nIf, however, Dicey was a diehard nationalist, he was also\u2014a sixth strange anomaly\u2014a comparatist before his time. I shall return to his views on the French _droit administratif_ , but would at this point record the weighty opinion of M. Roger Errera, a very distinguished member of the Conseil d'Etat:\n\nThere is not the slightest doubt that Dicey knew the French public law of his time very well. His sources are impeccable. He had read and quoted the main authors, some of whom are indeed the founding fathers of French administrative law, be they members of the Conseil, like Vivier, Aucoc, Laferrie`re and Chardon, or professors of law, like Barthelemy, J\u00e8ze, Haurion, Esmein and Duguit. Very few English lawyers of his time could have done as well.\n\nHis knowledge and understanding of the Swiss constitution have also been authoritatively praised, and a lifelong friend of James Bryce could scarcely be ignorant of the United States. So, at a time when isolation was thought by many to be splendid, Dicey perceptively recognized the virtues of a broader, more internationalist approach.\n\nThe seventh and last anomaly to which I draw attention at this stage is at once the strangest and the most understandable. The proposal to grant Home Rule to Ireland in 1913\u20131914 evoked in him a degree of opposition which only his unyielding stance since 1885 can readily explain. He himself signed the British covenant, and came close to urging armed resistance on the part of the northern counties of Ireland:\n\n. . . moral resistance . . . will, from a constitutional point of view, be fully justified. I do not even assert that it may not rightly be carried by Ulstermen to extreme lengths . . . I will not give, because I have not found, any certain opinion as to the right course to be pursued should the British electorate sanction the monstrous iniquity . . . What are the limits within which the tyranny either of a king or of a democracy justifies civil war is not an inquiry on which I will enter.\n\nA recent commentator refers to 'these remarkable sentiments, as inflammatory as they are evasive, as brutish as they are cowardly', although Dicey's biographer concludes, more moderately, that 'he salvaged a modicum of respect by shrinking from treason, the final betrayal of his own constitutional precepts'. This is the point. It is not unusual for people to express extreme, or very extreme, views on matters about which they feel strongly. But for a man accepted as an oracular authority on the constitution to agonize whether he should support armed resistance to thwart the will of the people expressed in an Act of a sovereign Parliament does seem surprising.\n\nFor the sovereignty or supremacy of Parliament was of course, according to Dicey, the primary rock on which the British constitution rested. He expressed his view repeatedly, and with his customary lucidity. The legislative sovereignty of Parliament he described in the _Law of the Constitution_ as a guiding principle. It was an undoubted legal fact, fully recognized by the law of England:\n\nThe principle of Parliamentary sovereignty means neither more nor less than this, namely, that Parliament thus defined has, under the British constitution, the right to make or unmake any law whatever; and, further, that no person or body is recognised by the law of England as having a right to override or set aside the legislation of Parliament.\n\n'De Lolme', he wrote:\n\nhas summed up the matter in a grotesque expression which has become almost proverbial. 'It is a fundamental principle with English lawyers, that Parliament can do everything but make a woman a man, and a man a woman.'\n\nThus there was and could be no fundamental or constitutional law which Parliament could not change by the ordinary process of legislation, and no judge might nullify an Act of Parliament or treat it as void or unconstitutional. The judicial department did not pretend to stand on a level with Parliament; its functions might be modified at any time by an Act of Parliament, and such a statute would be no violation of the law.\n\nOver the century and a bit since the _Law of the Constitution_ first appeared in 1885, Dicey's formulation of the principle of parliamentary sovereignty or supremacy has been the subject of endless analysis and criticism. It has, for instance, been suggested\u2014and I agree\u2014that 'supremacy' is a better term than 'sovereignty'. But after all this debate, two points emerge with, as I suggest, startling clarity. The first is that under the British constitution parliamentary supremacy is, as Dicey said, an undoubted legal fact. Lord Reid, who was by no means a supine or backward-looking judge, restated the principle with almost Diceyan simplicity:\n\nIt is often said that it would be unconstitutional for the United Kingdom Parliament to do certain things, meaning that the moral, political and other reasons against doing them are so strong that most people would regard it as highly improper if Parliament did these things. But that does not mean that it is beyond the power of Parliament to do such things. If Parliament chose to do any of them the courts could not hold the Act of Parliament invalid.\n\nThus if a judicial decision is unacceptable to the government of the day, and the government commands a majority in both Houses of Parliament, the decision can, in the ordinary way, be reversed. The passing of the War Damage Act 1965 to nullify the House of Lords' decision in _Burmah Oil Co. v Lord Advocate_ provides one, but perhaps the most notorious, example. If, as seems possible, Parliament were to enact that those who have undergone changes of sex should for all purposes be treated as belonging to the sex to which they have changed, we might even see the disappearance of the one exception to his principle which Dicey did admit.\n\nThe second point\u2014equally obvious, I fear, but equally striking\u2014is that Dicey accurately identified the feature of the British constitution which most clearly distinguishes it from other constitutions. Wherever one looks, in the United States, in continental Europe, among members of the Commonwealth such as India and Guyana, one finds entrenched constitutions, that is, constitutions which have an authority greater than and so prevail over all other laws, and which can be amended only by a special and prescribed procedure. The British constitution is not unique in this respect\u2014New Zealand provides another example\u2014but its peer group is very small. Whether this peculiar feature of the British constitution is desirable or undesirable is very much open to argument, but by giving this feature the prominence he did Dicey settled the agenda for the debate.\n\nAt the time when he wrote there was perhaps one exception to Dicey's principle of parliamentary supremacy. In the Act of Union with Scotland 1707 certain articles were stated to be fundamental and unalterable. Since the Scots and English Parliaments which made what was in effect a treaty had ceased to exist, and since the fundamental and unalterable status of these articles formed part of the terms on which the Scots agreed to unite, it must be at least questionable whether the United Kingdom Parliament could lawfully amend or revoke these articles, at any rate without very clear evidence of Scottish support. But it is not easy to think of any other exception to Dicey's principle applicable in his lifetime.\n\nNow, with the accession of the United Kingdom to the European Community, many would agree that the position is different. An American author has quoted a comment in _The Economist_ that British membership has 'blown a hole through the middle of Dicey's doctrine of parliamentary sovereignty'. Since Community law prevails over any national law, it necessarily follows that a parliamentary enactment may, to the extent that it is inconsistent with Community law, be invalid and (as we now know) a court may so declare. Thus parliamentary supremacy is eroded. The counter-argument is that accession to the Community and subordination to Community law were the result of parliamentary enactment; that what Parliament has enacted it may revoke; and that parliamentary supremacy is waived for the time being and not abrogated. These are deep waters which it is unprofitable to attempt to plumb. It is tempting to suppose that one may freely secede from a body one has freely joined. The Confederate States of America learned otherwise, at great cost. But one cannot imagine Europe mobilizing to compel continuing British membership if its will were to secede. The practical point is that in matters governed by the law of the Community, parliamentary supremacy has been, whether permanently or for an indefinite period, to some extent abrogated or suspended. Dicey's reaction cannot be a matter of doubt: he would have been resolutely opposed to any erosion of parliamentary supremacy on whatever basis.\n\nHis reaction to the Human Rights Act 1998 would, I think, have been more mixed. He would have noted with gratification the absence of any attempt to entrench the European Convention on Human Rights by giving it any supreme or overriding status, and would have been reassured that under the carefully crafted provisions of the statute Parliament was to have the last word. The courts were to have no power to strike down primary legislation. But he would have needed much persuasion that the rights of British citizens required any protection beyond that offered by the ordinary law of the land. And he would, I think, have been apprehensive that parliamentary supremacy would be weakened, if not actually infringed, by the procedure laid down in section 10 of the Act for amending legislation judicially held or considered by a minister to be incompatible with the Convention. On balance, it seems very likely that Dicey would have opposed the Act and favoured maintaining the status quo, probably without any right of individual petition to Strasbourg.\n\nProfessor Craig has accurately summarized Dicey's principle of parliamentary supremacy by observing that Parliament 'can, in theory, ban smoking in Paris'. So stated, the principle strikes any rational person as so theoretical as to be absurd. Dicey was, as one would expect, fully alive to the practical limitations on the application of his principle. He recognized that the authority of a constituent assembly, as of a personal ruler, is in practice constrained by what the ruled will tolerate. He gave examples and observed:\n\nIn each case widespread resistance would result from legislation which, though legally valid, is in fact beyond the stretch of Parliamentary power. Nay, more than this, there are things which Parliament has done in other times, and done successfully, which a modern Parliament would not venture to repeat.\n\nIn this context it is pertinent to recall, for example, the legislative fiasco of the poll tax. In another context Dicey quoted a perceptive observation of the philosopher David Hume:\n\nAs force is always on the side of the governed, the governors have nothing to support them but opinion.\n\nIf this would seem to state the opposite of the truth, it would not, I think, seem so to any prison governor, police officer, or teacher. Dicey also recognized that the powers of any ruler or ruling body are in practice limited by the sort of body it is. He quoted his kinsman Leslie Stephen:\n\nIf a legislature decided that all blue-eyed babies should be murdered, the preservation of blue-eyed babies would be illegal; but legislators must go mad before they could pass such a law, and subjects be idiotic before they could submit to it.\n\n'The essential property of representative government', Dicey insisted, 'is to produce coincidence between the wishes of the sovereign and the wishes of the subjects.' Parliament is legally supreme, but must represent or give effect to the will of the political sovereign, that is, the electoral body of the nation. He described subordination of the legal sovereignty of Parliament to the political sovereignty of the nation as 'the fundamental dogma of modern constitutionalism'.\n\nWhile ruling out any judicial power to overrule or set aside primary legislation, Dicey acknowledged the practice of the courts to interpret such legislation on the basis of certain presumptions:\n\n. . . when attempting to ascertain what is the meaning to be affixed to an Act of Parliament, [the judges] will presume that Parliament did not intend to violate the ordinary rules of morality, on the principles of international law, and will therefore, whenever possible, give such an interpretation to a statutory enactment as may be consistent with the doctrines both of private and of international morality.\n\nThis is orthodox doctrine, and there are of course other presumptions that the courts routinely apply, in the absence of a clear contrary intention: that an offence-creating provision is not intended to have retrospective effect, that mens rea is a necessary ingredient of a criminal offence, that a person is not to be deprived of his property without compensation, and so on. As _Anisminic Ltd v Foreign Compensation Commission_ so clearly demonstrates, the courts will be very slow to accept that Parliament can have intended the lawfulness of action, whether by an administrative or judicial body, to be immune from legal scrutiny. Even in the autumn of 1939, with invasion imminently feared, the House of Commons was not willing to give the Home Secretary a virtually unfettered power to intern. Since Dicey's day a further presumption has been articulated:\n\nA power conferred by Parliament in general terms is not to be taken to authorise the doing of acts by the donee of the power which adversely affects the legal rights of the citizen or the basic principles on which the law of the United Kingdom is based unless the statute makes it clear that such was the intention of Parliament.\n\nDicey was technically right to describe these as rules of interpretation. Such they are. But the description disguises their importance. For if, as sometimes happens, the executive as the proponent of legislation wants to introduce a provision that would strike ordinary people as unfair or disproportionate or immoral, the need to spell out that intention explicitly on the face of the bill must operate as a discouragement, not least because of the increased risk of media criticism and parliamentary and popular resistance.\n\nFrom Dicey's adherence to the principle of parliamentary supremacy, much of his constitutional thinking and most of his political activity naturally flowed. It inspired his distrust of federal constitutions, which by definition involve an allocation of law-making powers, so depriving the superior federal assembly of the omnicompetent legislative supremacy enjoyed by the British Parliament. The constitution, not Parliament, would be supreme, requiring a written and therefore a rigid constitution. Having considered several federal constitutions he felt able to propound a number of lapidary principles:\n\n(1) 'Federal government means weak government.'\n\n(2) 'Federalism tends to produce conservatism.'\n\n(3) 'Federalism, lastly, means legalism\u2014the predominance of the judiciary in the constitution\u2014the prevalence of a spirit of legality among the people.'\n\nOne is tempted to add 'Discuss', as generations of students have no doubt been invited to do. It is not hard to think of examples which contradict these statements, but they probably contain as much truth as most generalizations of the kind. Dicey, predictably enough, was opposed to federal government, at any rate for the United Kingdom. He saw the grant of Home Rule to Ireland as a quasi-federal scheme, with the intention and effect of weakening the supremacy of the United Kingdom Parliament. This was the basis of his passionate hostility to Home Rule, leading him to the extreme position that 'Home Rule in Ireland is more dangerous to England than Irish independence'. One can have no doubt that Dicey would, for similar reasons, have been very strongly opposed to the recent devolution of power to Scotland, Wales, and Northern Ireland, let alone the notion of devolving power to the English regions.\n\nGiven Dicey's belief, which most would share, that Parliament, the sovereign legislature, should represent or give effect to the will of the nation as the political sovereign, one might reasonably have expected him to insist on the need for a broad and representative franchise. Such was not his position. Although, in his liberal youth, he had supported movements to give women the vote, he changed his view and came to regard the enfranchisement of women as 'a calamity to the nation' and potentially 'a very great peril and loss to England'. He applauded the grant of equal property rights to women, and recognized their capacity for good work 'in many spheres of municipal life, such, for example, as the administration of the Poor Law', but they were not to have the vote\u2014it seems because Dicey feared that they would not be sufficiently staunch in defending the Union. He even found it possible to welcome the defeat of the suffragettes in 1912 because:\n\nit was absolutely necessary that both Englishwomen and Englishmen should be taught that a change in the constitution cannot be obtained by methods of illegal violence.\n\nIt comes as no surprise that Dicey, unlike his closest political friends, was also opposed to proportional representation: 'the House of Commons is no mere debating society', he held, but has the function of sustaining a government, a function better served in his view by the existing system. It is ironic that when an all-party Speaker's Conference in 1917 unanimously recommended the introduction of proportional representation in urban constituencies the proposal withered for want of support by the Liberal party. In contrast with these rather conservative opinions, Dicey was the first English advocate of the referendum. He argued strongly in favour of this constitutional device over many years, regarding it as 'an institution which would be strong enough to curb the absolutism of a party possessed of a parliamentary majority' and as bringing 'some considerable diminution in the most patent defects of party government'. As so often with Dicey, however, one finds that his advocacy of the referendum was closely linked with his attachment to the Union. If a government commanding a parliamentary majority proposed to grant Home Rule to Ireland, a popular referendum could defeat the proposal. As Professor Bogdanor has perceptively pointed out:\n\nDicey appreciated what many later commentators have misunderstood, that the referendum on legislation passed by Parliament was, as a matter of _logic_ , a conservative weapon. It cannot enforce a law to which Parliament has not consented, but offers to the electorate the possibility of placing a check upon Government. If the referendum endorses legislation, then, _ex hypothesi_ , it has altered nothing. If, on the other hand, the referendum rejects legislation, the electorate has exercised the power of veto.\n\nDespite\u2014or perhaps because of\u2014the barrage of criticism directed to Dicey's account of the Rule of Law, the second great rock on which his constitutional edifice was founded, I shall make only two points on it.\n\nFirst, whether as the late Professor Lawson wrote, Dicey 'coined' the phrase 'the Rule of Law', or whether he merely popularized it, he was effectively responsible for ensuring that no discussion of modern democratic government can properly omit reference to it. One need only recall the impact made by Lord Hewart's polemic _The New Despotism_ , the terms of reference of the Donoughmore Committee on Ministers' Powers, and the more recent report of the Franks Committee on Administrative Tribunals and Enquiries to appreciate how potent Dicey's influence has been. He would deserve to be remembered for this phrase if for nothing else.\n\nSecondly, Dicey was very specific in stating what he meant by the Rule of Law. He meant three things:\n\nWe mean, in the first place, that no man is punishable or can be lawfully made to suffer in body or goods except for a distinct breach of the law established in the ordinary legal manner before the ordinary Courts of the land.\n\nWe mean in the second place, when we speak of the 'rule of law' as a characteristic of our country, not only that with us no man is above the law, but (what is a different thing) that here every man, whatever be his rank or condition, is subject to the ordinary law of the ordinary tribunals.\n\nHis third meaning was:\n\nthat the constitution is pervaded by the rule of law on the ground that the general principles of the constitution (as for example the right to personal liberty, or the right of public meeting) are with us the result of judicial decisions determining the rights of private persons in particular cases brought before the Courts; whereas under many foreign constitutions the security (such as it is) given to the rights of individuals results, or appears to result, from the general principles of the constitution.\n\nDicey's reputation has suffered gravely by the comparison which he made between the virtues, as he saw them, of the British constitution and the vices, in his judgment, of the system of _droit administratif_ prevailing in France. It is plain that he exaggerated the significance of some features of the French system, and overlooked others, and he grossly understated the problems which, when he wrote, faced a British citizen seeking redress against the government. It is not, I think, fair to accuse him of suggesting that Britain should have no administrative law, which would be absurd, but only that it should have no _droit administratif_ on the French model as he, inaccurately, described it. But whatever the criticisms properly made of his foray into French law, his point on the British system in my view remains sound: that it is for us, in our own tradition, a source of strength that claims, whether against the government, or a minister or an official, or against a private citizen or a corporation, come before the same judges in the ordinary courts of the land. The remedies sought and the basis of the claim in the one class of case may differ from those in the other; and for convenience the claims may be grouped before judges expert in the field. What Dicey viewed with disfavour was the allocation of official claims to official judges sitting in official courts. His analysis may have been wrong but his judgment, as applied to our system, was sound. I would myself view with suspicion any body, outside the province of the ordinary courts, deciding rights between the citizen and the state in any of its manifestations, unless the lawfulness of its decisions was reviewable by the ordinary courts. This, as I understand, was Dicey's essential point.\n\nI conclude. Dicey was a genius, but a complex genius, a man subject to contradictions and blind spots, many of them attributable to his obsession with the union with Ireland. Since his death\u2014in, appropriately enough, 1922\u2014the Irish republic has been established and Ireland has confidently acceded to the front rank of independent nations. But the problem of governing Northern Ireland has remained an intractable problem to which a solution may at last, but only _may_ , be in sight. Perhaps Dicey may be forgiven for allowing this problem to dominate the last half of his life.\n\nThe Evolving Constitution*\n\nViewed in retrospect, the half century which followed our victory in 1945 was a period of unusual constitutional quiescence. The powers of the House of Lords were, it is true, further curtailed by the Parliament Act 1949, and the House was given a blood transfusion by the Life Peerages Act 1958. Fifty years of devolved government in Northern Ireland were brought to an end, for reasons unhappily all too familiar, by the Northern Ireland (Temporary Provisions) Act 1972. The Greater London Council was established by the Local Government Act 1963 and abolished by the Local Government Act 1985. The European Convention was ratified in 1951 and a right of individual petition granted in 1966. Many former colonial territories became independent states, mostly within the Commonwealth, with their own, usually entrenched, constitutions. But most of these changes were seen as events of political rather than constitutional significance, if seen as significant at all. None of them aroused the passion, or made the impact on the public, or gave the sense that fundamental features of the constitution were at stake, which characterized the struggle over the House of Lords' powers in the early years of the century, or the long battle over Irish Home Rule from 1883 onwards, or the campaign to enact the great Reform Act of 1832. It seems plain, looking back, that the change of greatest constitutional significance during the period was our accession to the European Economic Community by the European Communities Act 1972, but at the time this was seen by most, and perhaps offered to the public, more as a political and economic change than a constitutional one.\n\nIt may be this long period of inertia which contributed, in part at least, to the flood of constitutional legislation released by the Blair government after the 1997 election. The Prime Minister himself, still in opposition, described this as 'the biggest programme of change to democracy ever proposed', and a more objective commentator, Professor Robert Hazell, has described Labour's constitutional reform programme as 'the major achievement of their first term'. To have enacted 11 statutes of constitutional significance, in some cases major significance, in the first legislative session of the new Parliament is indeed a striking record\u2014an exercise on which, perhaps, only a fresh and energetic government, unconstrained by long experience of office, would ever have embarked. But the process of constitutional change is by no means complete, as the government itself would be the first to assert. So it is perhaps a good moment to think a little about the constitution as it evolves, in a neutral, objective, unprescriptive, and, at this stage, necessarily tentative way.\n\nWith reference to reform of the House of Lords the government has more than once asserted that 'there is no intention to begin from first principles'. One can understand the opposition response in the Lords: 'Can that really be true? After all, where else would one begin?' But one can also understand that we have to start from where we are. Even the fathers of the American republic who gathered in Philadelphia to prepare the constitution of the United States did not have a clean sheet of paper before them. The sheet before us has 1,000 years of history written on it.\n\nBut it is surely salutary, in considering any change or proposed change, to bear in mind the first principles which underlie, or should underlie, the constitution of a modern, liberal, democratic state governed by the rule of law such as we aspire to be. For first principles are by definition basic principles and provide a touchstone\u2014not a conclusive test, but a touchstone\u2014in deciding whether a reform or proposed reform points in the right direction or a wrong one.\n\nAny interested and reasonably intelligent citizen could no doubt amuse him\u2014or her\u2014self by formulating the first principles which should underlie our constitution. I shall myself put forward three such principles, accepting of course that additional and probably better principles could be formulated. Mine may provoke dissent, or qualifications other than those I shall myself make. They may on the other hand strike everyone as obvious and platitudinous beyond endurance: if so, I am unabashed since it is in the nature of a first principle to be obvious and platitudinous. Let me state these, as I hope unstartling, principles.\n\nFirst: decisions affecting the life and activities of the citizen should generally speaking be made at the lowest level of government consistent with economy, convenience, and the rational conduct of public affairs. This is plainly akin to the European principle of subsidiarity. But I am not sure that the notion of subsidiarity applies at any level below that of the member state, and in any event this expression has acquired certain nuances which are irrelevant for present purposes. So I shall call this 'the devolutionary principle'.\n\nSecondly: the legislature should broadly reflect the opinion of voters, including those in a significant lawful minority. I shall call this 'the representative principle'.\n\nThirdly: the laws of the land should be justly administered by judges and magistrates who are and are seen to be separate from and independent of both the legislature and the executive. I shall call this 'the principle of judicial independence'.\n\nI would like, inevitably briefly, to touch on some aspects of these principles in the context of our evolving constitution.\n\nI. The devolutionary principle\n\nWhile there is endless scope for argument about the application of this principle\u2014what powers should be devolved and to what level?\u2014I doubt if any rational person would challenge the principle as such. It would be obviously absurd if the central government were to concern itself with (for instance) local refuse collection, and equally absurd\u2014although it is not so long since certain local authorities declared their areas to be nuclear-free zones\u2014if (say) foreign policy and defence were not conducted by the central government. So the problem is where to draw the line, or lines. The devolutionary principle as I have expressed it is, I think, the ethical principle which underlies any federal or quasi-federal structure, and it recognizes what I take to be a fact of political life: that the further removed from the citizen a government is, the more bureaucratic and out of touch with local problems the citizen tends to perceive it to be. The usual British perception of the not very swollen bureaucracy in Brussels illustrates the point.\n\nIt would seem clear that the devolutionary principle provides the rationale of the Government of Wales Act 1998, the Scotland Act 1998, the Northern Ireland Act 1998 and\u2014although it is somewhat different\u2014the Greater London Authority Act 1999. The bodies established by these Acts are still of course in their infancy, and I shall not attempt to summarize the differing and complex statutory provisions which govern them, a task already admirably done under the auspices of the Constitution Unit at University College London. I would make four points.\n\nFirst, in each of Scotland, Wales, Northern Ireland, and London the representative body is elected for a fixed term of four years, subject in Scotland and Northern Ireland to earlier dissolution on a two-thirds vote of members. This provision contrasts with the five-year maximum which obtains at Westminster. Of the 15 governments which have completed their terms since 1945, only five have run for approximately five years and in these cases the government in power at the end of that time either lost (as in 1964, 1979, and 1997) or won with a greatly reduced majority (as in 1950 and 1992). Of the governments which served a term of around four years, five were comfortably re-elected. One possible inference\u2014there are others\u2014is that after about four years the public want an opportunity to vote again. If so, a fixed four-year term subject to earlier dissolution on a vote of no confidence would offer a possible solution.\n\nSecondly, the parliament in Scotland and the assemblies in Wales, Northern Ireland, and London are elected under a system of proportional representation, although the form of PR used in Northern Ireland is different from that in Scotland, Wales, and London. I take these provisions to reflect what I have called the representative principle. The predictable effect of PR was to reduce the prospect of one-party government. In Scotland it has led to a coalition, in Wales to a minority administration at risk if its opponents combine against it. In Northern Ireland, coalition is a cardinal feature of the devolved settlement. Disraeli's much-quoted observation that 'England does not love coalitions', if accurate at all, should now perhaps be read rather literally. It may be that the practical operation of the devolved bodies, elected by PR, will yield lessons applicable to Westminster elections: the government's intention is to review the working of the new systems in Scotland and Wales and then assess whether changes might be made.\n\nThirdly, in neither Scotland nor Wales have the devolved institutions enjoyed a trouble-free d\u00e9but. In both countries they have been the subject of strong media criticism. In both, as polls show, the expectations of the public have been disappointed. But in neither country has the devolved administration shown itself to be a compliant tool of Westminster or Whitehall. The Scots took an independent line on tuition fees, and made a more generous settlement for teachers' pay. The Welsh threw off the leadership of a man seen\u2014rightly or wrongly\u2014as insufficiently independent of central government, and negotiated a grant outside the Barnett formula to match EU structural funds. The Mayor of London has taken his own line\u2014right or wrong\u2014on the future of the underground. There has been strikingly little strife between the parties. And, perhaps most significantly of all, the sense of public disappointment in Scotland and Wales has led, not to calls for the whole devolutionary experiment to be scrapped, but for increased powers to be granted to the devolved institutions. A similar plea has been heard in London. On present evidence\u2014and I here leave aside Northern Ireland, as a special case\u2014it would seem more likely that the devolution settlement will be extended than that it will be revoked or wither away.\n\nMy fourth point is this. Dicey's opinion was that federal government tended to be weak, conservative, and legalistic. He would, I think, have expected the quasi-federal system which we now have to show the same characteristics. It is much too soon to judge whether it will. But it may be that government founded on a cross-party consensus will prove to be strong. Early indications do not suggest undue conservatism. And we have to hope that the system is not discredited by objectionable legalism.\n\nWhat then of England? Stands England where she did? The questions are pertinent, since England has been described as 'the gaping hole in the devolution settlement' and the present arrangements in England as 'inherently unstable'. Further change in the regional arrangements for England has been described as 'inevitable'.\n\nOne manifestation of the English problem, as it has been called, is at Westminster. In the light of the devolution settlement the over-representation of Scotland and Wales becomes harder to justify. The future of the territorial secretaries of state has become problematical. There is an obvious lack of symmetry in an arrangement which prevents English MPs voting on a large range of matters devolved to Scotland but permits Scottish MPs to vote on the same matters relating to England. It is even more asymmetrical that while the people of Scotland, Wales, and Northern Ireland, accounting between them for 15 per cent of the population of the United Kingdom, enjoy the benefit of devolved institutions, no similar benefit is enjoyed by the 85 per cent of the population who live in England. The point has been made that if Scottish, Welsh, and Northern Irish MPs were to be denied, or were by convention to abjure, the right to vote on purely English legislation, a government might have a majority in the British but not in an English parliament.\n\nIt may be\u2014I express no view\u2014that some of these problems are more theoretical than practical. Constitutional arrangements which develop organically tend to be asymmetrical but may still work. For 18 years a government with nothing approaching a majority in Scotland legislated for Scotland, and I recall no protest by English MPs. If on a matter dear to English voters, applying only to England and opposed by a majority of English MPs, legislation was carried by Scots, Welsh, or Northern Irish votes, there would no doubt be an outcry and a demand for change, but the parliamentary arithmetic would not seem to make that a very likely event, for the foreseeable future at least. The more interesting, and still open, question is whether the time is coming when a greater measure of devolution should be extended to the English regions.\n\nHere, there has been change. In 1994 there were established government offices in eight artificially created English Regions: the North East, the North West, Yorkshire & Humberside, the East Midlands, the West Midlands, the South West, the East of England, and the South East. Their essential function was to represent central government locally, particularly in the fields of transport, the environment, employment, and trade and industry. The Labour Party, in its 1997 manifesto, proposed to establish regional development agencies (RDAs) in the eight regions, to coordinate economic development, help small business, and encourage inward investment. This was duly done under the Regional Development Agencies Act 1998. The boards of RDAs now comprise around 13 members drawn from local authorities, the private sector, education, trade unions, and regional quangos. It was also proposed in 1997 to establish regional chambers to coordinate transport, planning, economic development, bids for European funds, and land use planning. It was recognized that the demand for elected regional government varied across England, but 'in time' legislation would be introduced to allow the people, region by region, to decide in a referendum whether or not they wanted elected regional government. Arrangements for elected regional assemblies would be made only where clear popular consent was established.\n\nIn the event, regional chambers (or 'regional assemblies' as they style themselves) have been set up. They have between 35 and 117 members, a majority of whom are elected local authority representatives and about one-third drawn from business, trade unions, voluntary organizations, and other interests. They have been designated under the Regional Development Agencies Act 1998, which obliges the RDAs to take account of their comments on the RDAs' Regional Economic Development Strategy. But the regional chambers' statutory existence has been described as 'slim' and their budgets as inadequate, even for the discharge of their limited functions, and there has as yet been no referendum to test the state of public opinion in any of the regions. The people of England have not yet spoken. But they have, it seems, begun to murmur.\n\nThe Campaign for a North East Assembly was founded in 1992 to campaign for directly elected regional government. After the 1997 election a North East Constitutional Convention, chaired by the Bishop of Durham, was set up, in conscious imitation, as one would suppose, of the constitutional convention which the Scots set up in 1988 to prepare the way for Scottish devolution. It is perhaps unsurprising that the North East should emerge as the pioneer of administrative devolution to the regions, being the area furthest from London and closest to Scotland. And it has the strongest of all motives: a sense of grievance at the allocation of public expenditure. As Lord Barnett, the author of the formula which bears his name, has pointed out:\n\nIn the north-east, GDP per head was 13 percentage points below Scotland in 1997, but government expenditure per head was not higher\u2014it was 19 percentage points lower.\n\nBut the North East does not stand alone. Constitutional conventions have also been set up for the North West, Yorkshire, the West Midlands, the South West, and Cornwall. So far, the constitutional conventions from the North East and the North West have published proposals for elected assemblies. The North West propose regionalized representation in the House of Lords.18\n\n'England', it has been said, 'is the space where everything is still to play for'. But do the people want to play? No-one can yet be sure. Any attempt to introduce elected regional assemblies would plainly be futile and self-defeating unless there is a clear popular demand. And such a demand must show a reasoned justification, whether in terms of enhanced local democracy, or improved economic management, or on other grounds. A recent report by Mark Freedland and Paul McQuail has authoritatively examined the wide range of issues to be considered and resolved. At this stage I would venture only three tentative conclusions:\n\n(1) it appears that the level of interest in and enthusiasm for elected regional assemblies varies considerably from one region to another. But\n\n(2) the somewhat artificial boundaries of the regions as currently drawn do not necessarily raise an insuperable objection. It is of course true that none of the English regions is, like Scotland and Wales, a historical entity, the successor to a nation. But that is true of some of the regions now exercising devolved powers in our largest European neighbours, France, Germany, Spain, and Italy. It is even more true of those oblong states which fill much of the American Mid West, more or less arbitrarily drawn but over time engaging the loyalty of their citizens. The boundaries of the South West region are nonetheless a source of controversy. It has been pointed out that Moreton-in-Marsh on its eastern extremity is closer to Newcastle-upon-Tyne than to Land's End at its western extremity. A Cornish constitutional convention is already in being. If Cornwall itself does not become a region, somewhat more than 20,000 Cornish persons may wish to know the reason why. But if it does, what has become of regionalism? Cornwall on its own would be a small region. At present, the population of the least populous region (the North East, at 2.6 million) is something over a quarter of that of the most populous (the South East, at 8 million). But disparity between the sizes of regions is not necessarily a conclusive objection. The ratio of the smallest to the largest region in Germany and Spain is 1:25, in France 1:15, in Italy 1:50. There is also, in Europe, a very wide divergence between the proportions of total public expenditure which is controlled by the regions, from 2 per cent in France to 25 per cent in Germany and Spain. Thus\n\n(3) if there were to be effective devolution to the regions, a very wide range of choices would have to be made, not only concerning boundaries (although these would doubtless be the subject of controversy) but also and more importantly concerning powers, numbers, relations with existing organs of local government and, above all, the overriding questions of how the regional administrations would be financed and what, if any, tax-raising powers they would have.\n\nII. The representative principle\n\nI defined this to mean that the legislature should broadly reflect the opinion of voters, including those of a significant lawful minority. _The_ R _eport of the Independent Commission on the Voting System_ ('the Jenkins Commission') pithily expressed the same principle:\n\nFairness to voters is the first essential. A primary duty of an electoral system is to represent the wishes of the electorate as effectively as possible.\n\nThe main qualifications to the principle are familiar. Those elected should exercise their judgment in the interests of their constituents and not act as mandated delegates. It is reasonable to require a certain level of support before parliamentary representation is achieved, to avoid the proliferation of small, perhaps single-issue, parties. Representation may properly be denied to those adopting non-democratic methods. I do not think that these qualifications are controversial.\n\nSince the House of Commons is the central institution of our democracy, one would perhaps expect the system employed for elections to it to be closely based on the representative principle. Whether the simple majority system used for elections to Westminster\u2014unlike elections to the devolved institutions and the European Parliament\u2014gives fair effect to the principle is of course very controversial, and (as already noted) the subject of deferred decision.\n\nThose who advocate change to a more proportional system draw attention to a number of anomalies and disproportionate results yielded over the years. In 1945 the Labour Party obtained 12 million votes and won 393 seats. In 1950 that party won 1\u00bc million more votes but won 78 fewer seats. In 1951 it won its highest ever percentage of the poll and its highest ever number of votes. The Conservatives won a quarter of a million fewer votes but gained a majority of 26 seats over Labour. In February 1974 the Conservatives had an advantage of 0.7 per cent\u2014a quarter of a million votes\u2014but won fewer seats than Labour. But the main losers were the Liberals, who won more than half as many votes as Labour (six million)\u2014amounting to 19 per cent of the vote\u2014but only 2 per cent of the seats. In October 1974 the Liberals suffered again: their 5.3 million votes were more than half those of the Conservatives, but yielded 13 seats against the Conservatives' 277. In 1983 the 25.4 per cent of the vote won by the Alliance achieved only 3.5 per cent of the seats. In 1997 the Labour Party won 63.6 per cent of the seats with 43.2 per cent of the vote, the Liberal Democrats 7 per cent of the seats on 16.8 per cent of the vote. In Scotland, Wales, and almost all the major provincial English cities Conservative representation was eliminated, despite the winning by the party in these areas of 1.8 million votes, 17 per cent of the total. In the 2001 general election, Labour won 62.7 per cent of the seats on 40.8 per cent of the UK vote.\n\nThose who resist change to a more proportional system suggest, no doubt rightly, that any voting system may on occasion yield an anomalous result. But they would claim that the simple majority system now operated has the virtue of yielding clear outcomes, which make for strong government by a single party and the avoidance of coalitions paralysed by internal dissension and the need for compromise. The Jenkins Commission, reviewing the history of the last 150 years, has questioned that contention. For 43 of those 150 years Britain has been governed by an overt coalition. In addition there have been 34 years in which the government of the day was dependent on the votes of another party or parties. For another nine years the government of the day, while commanding a majority, nonetheless enjoyed so narrow a majority as to give it no certainty of success in the division lobby. Thus in only 64 out of the last 150 years has a single-party government enjoyed undisputed command over the House of Commons. Any decision on the appropriate voting system must, I need hardly say, be a matter of political and democratic, not legal, decision. Whether the quality of government during that period of 64 years was so markedly superior to that during the balance of 86 as to justify the present system will be a proper matter to consider when making that decision.\n\nThe House of Lords in its historic hereditary form paid little respect to the representative principle. So it is not surprising that the preamble to the Parliament Act 1911 should have indicated an intention to substitute a popular for a hereditary chamber, although recognizing that such a substitution could not 'immediately be brought into operation'. Eighty-six years later, in 1997, the Labour Party in its manifesto undertook to end the right of hereditary peers to sit. This was to be the first step in a process of reform to make the House of Lords 'more democratic and representative'. The House of Lords Act 1999 largely achieved the first of these objectives. The second awaits accomplishment. A star-studded Royal Commission on the Reform of the House of Lords, chaired by Lord Wakeham, has reported.\n\nAs it now stands, the House of Lords has a number of features which make it unique, or if not unique, unusual, in comparison with second chambers elsewhere. I draw attention to 10 such features.\n\n(1) It retains a hereditary element. Only the upper houses in Belgium and Lesotho, and the single chambers in Zimbabwe and Tonga, have this feature. There are now only 92 hereditary members of the House of Lords. But this is not an insignificant number. There are, after all, only 100 members of the United States Senate.\n\n(2) Although, pursuant to the 1999 Act, the nominal membership of the House has been drastically reduced from its former total of nearly 1,300, its current membership of around 700 is exceptionally large, both absolutely and relatively. Of 20 second chambers considered by Meg Russell in her superb study R _eforming the House of Lords: Lessons from Overseas_ , none is as large. The Italian Senate, with a membership of around 326, comes closest. Ours is also one of only three countries (the others are Kazakhstan and Burkina Faso) where the second chamber is bigger than the first. This point is the more striking since some consider the House of Commons itself to be unduly large: the late Sir Robert Rhodes James, for example, with his long experience both as clerk and member, considered that the membership of the House of Commons should not exceed 500. If the House of Lords were half the size of the current House of Commons, it would still be the largest second chamber in the world.\n\n(3) There is no minimum age for membership (other than the former age of majority, 21), no term of office, and no retirement age. Many second chambers have a minimum age of 30 or more. In most the members serve for a specified term, often longer than in the first chamber. In Canada, where senators do not serve for a specified term, there is a retirement age of 75.\n\n(4) In contrast with members of almost all other second chambers, members of the House of Lords are effectively unpaid, nor do they enjoy the administrative support made available, for instance, to French and Australian senators.\n\n(5) Apart from 92 surviving hereditary peers, all members of the House of Lords have been appointed (26 of them, of course, as lords spiritual). In no western industrialized country except Canada is such reliance placed on appointment. Most second chambers are very largely filled by election, whether directly or indirectly.\n\n(6) While members of the House of Lords are drawn from all parts of the United Kingdom, the House is unusual in its lack of any formal representation of the constituent territories of the nation. The United States Senate, giving equal representation to Wyoming with under half a million inhabitants and California with nearly 30 million is perhaps the classic example of territorial representation. Here, with the disappearance of Scottish representative peers, territorial representation may even be said to have diminished.\n\n(7) Traditionally, as is well known, one party in the House of Lords enjoyed a permanent majority. Despite the changes made, more peers continue to take the Conservative whip than any other, although Labour and Liberal Democrat peers together outnumber Conservative peers, and the number of cross-benchers is significant. It is not unusual for a government to be able to rely on a majority in the second chamber: Ireland and (when the senate is newly elected) Italy and Spain provide examples. But only in France does one find an upper house structurally biased in favour of politically conservative forces: the French Senate has never had a socialist majority.\n\n(8) While very many former MPs become members of the House of Lords, there has in the past been effectively no traffic in the other direction. This has been so in Canada also, but contrasts with the practice in, for example, Ireland, Germany, and Australia where the second chamber may serve as a stepping-stone to the first.\n\n(9) Although other upper houses, such as the Irish and Australian senates, include cross-bench or independent members, in none are these as numerous or as potentially influential as in the House of Lords. The 160-odd cross-bench members of the House of Lords include people of acknowledged authority in a range of different fields, and can on occasion determine the outcome of contentious issues.\n\n(10) The bishops and Law Lords who currently sit in the House of Lords have, to my knowledge, no counterpart in any second chamber elsewhere, certainly not in any developed country.\n\nAlthough supplied with information on second chambers elsewhere, the Wakeham Commission concluded that these were too different from our own to offer any general lessons or guidance. It is of course true that constitutional organs which have grown up in one country cannot be crudely transplanted to another without a high risk of rejection. But overseas experience can, as I think, be valuable, not in offering a blueprint for a reformed second chamber in this country but as suggesting certain dos and don'ts to inform, in however general a way, the course of debate on the future shape of the chamber. I would tentatively proffer a series of seven propositions.\n\n(1) The second chamber should not be in a position to challenge the dominance of the first. In our case there is in my view no risk of this, for three reasons. First, the House of Lords may only delay legislation for a year: there is, I think, no move to lengthen this period, which may in practice, depending on the parliamentary timetable, mean very little delay. Secondly, the House of Lords' powers in relation to financial legislation are even more limited. Since supply is the lifeblood of government, this is a potent fetter. Thirdly, and most importantly, it is the House of Commons which makes and unmakes governments. The prime minister must command a majority in the Commons, not the Lords. A vote of no confidence in the Commons is fatal, in the Lords not. Political power will continue to reside in the Commons and, as a result, political talent will be concentrated there. The spotlight of media attention will continue to focus on the Commons, not the Lords. It is not, I would suggest, necessary to deny democratic legitimacy to the Lords to preserve the constitutional dominance of the Commons.\n\n(2) The second chamber should not replicate the first. In Italy the senate is elected at the same time as the lower house, on a somewhat similar basis, and enjoys the same powers. It has been described as 'almost a carbon copy'. Not surprisingly, it is perceived to contribute little to the system save delay. Thus the Lords should complement and not duplicate the work of the Commons, and its primary role must be to review and revise draft legislation. The Jenkins Commission observed that 'legislation is not very effectively scrutinised in the House of Commons'. Many would agree. Free from constituency duties, members of the House of Lords are well placed to perform this very important task. This is not to say that the House of Lords should not seek to hold governments to account and debate general issues, but governments are most effectively held to account in the House of which all but two or three cabinet ministers are members, and debates in the Lords, however high their quality, do not usually attract very much public attention.\n\n(3) The Wakeham Commission recommended that:\n\n[t]he reformed second chamber should be so constructed that it could play a valuable role in relation to the nations and regions of the United Kingdom whatever pattern of devolution and decentralisation may emerge in future.\n\nInternational experience would strongly endorse that conclusion. The most effective and well-respected second chambers are those where the territorial link is strongest (as in Germany, pre-eminently, and the United States); the least effective and worst regarded are those where the territorial link is weakest (as in Ireland and Canada). The unsettled and probably incomplete state of our devolutionary process poses obvious problems in deciding how to give an influential voice to the nations and regions. That such a voice should be given is in my view indisputable.\n\n(4) International experience suggests that if a second chamber is to earn the respect of the public it must be, and be seen to be, democratic and representative. This points towards a process of election, whether direct or indirect. The clearest example of an appointed second chamber is the Canadian Senate, to which members are effectively appointed by the prime minister. For this among other reasons it is not a popular body. Proposals for its reform were first made within seven years of its creation, and have continued ever since. The Wakeham Commission have supported the principle of election, advancing three models under which 65, 87, or 195 members would be elected in a House of around 550 members. This would represent an elected element of 12, 16, or 35 per cent. A chamber with any elected element would no doubt (in the language of the 1997 manifesto) be 'more democratic and representative' than the existing chamber, but one has to question whether a House with at most one-third of its members elected would be seen by the public as, or would in truth be, either democratic or representative. The question whether the composition of the reformed chamber should give more direct effect to the representative principle is perhaps the most fundamental of all the questions to be resolved in coming months.\n\n(5) The Wakeham Commission recommended that:\n\n[t]he reformed second chamber should not be capable of being dominated by any one political party . . .\n\nExperience in this country and France would support that conclusion. It is also unsatisfactory if the government of the day can almost always rely on a majority in the second chamber, as in Ireland, Canada, and newly elected senates in Spain and Italy. It is those chambers which can and do on occasion challenge the government of the day, as in Australia, that earn the greatest public respect. Where members are elected, this points towards a different electoral cycle, different terms, different constituencies, and different electoral procedures.\n\n(6) Most second chambers have between a third and a half as many members as the first. Even if reduced to around 550 members, as the Wakeham Commission recommended, the House of Lords would in international terms remain very large, both in relation to the House of Commons and absolutely. I am not sure that the question of size has been adequately addressed. Some 250 peers have been appointed in the last four years, many of them (fairly enough) to lessen the government's numerical disadvantage. When a change of government occurs, the incoming government may in turn wish to strengthen its representation. There is the risk that the House could again swell to unmanageable proportions. Closely linked with the question of size is the question of pay, administrative support, and accommodation. The crucial question, perhaps, is whether the country's best interests will be served by a relatively large body of part-time, more or less unpaid members or by a smaller body of more or less full-time, paid, and administratively-supported members.\n\n(7) The Wakeham Commission recommended that:\n\nThe reformed second chamber should contain a substantial proportion of people who are not professional politicians, who have continuing experience in a range of different walks of life and who can bring a broad range of expertise to bear on issues of public concern . . .\n\nThe presence of some such members up to now has generally been seen as a source of strength. Whatever the ultimate constitution of the chamber it seems desirable that there should continue to be this element. The Appointments Commission recommended by the Wake-ham Commission and now in operation should provide an adequate guarantee of quality, integrity, and balance.\n\nIII. The principle of judicial independence\n\nI turn thirdly, and necessarily briefly, to my third principle, the principle of judicial independence.\n\nWhile the British constitution does not, quite obviously, provide for the separation of legislative and executive authority, it does (save in two respects) provide for an absolute separation of judicial from legislative and executive authority. The two exceptions are, of course, the Lord Chancellor, who is a member of all three branches of government, and the Law Lords, who are members of two.\n\nThe constitutionally anomalous role of the Lord Chancellor has been recognized for many years. Jeremy Bentham waxed polemical on the subject. But criticism has become increasingly strong in recent years. It is directed not to the Lord Chancellor's roles in the legislature and the executive, in which respect he differs from no other minister, but to his combination of these with his judicial role, that of head of the judiciary.\n\nThis role (as distinct from the Lord Chancellor's role as the minister responsible for his department and the court service) has four main practical manifestations. The first is a purely judicial role: although he is nominally the senior judge of the Court of Appeal and the Chancery Division, this role is in practice confined to the appellate committee of the House of Lords. It is a role which has come under increasing pressure over the last 30\u201340 years, partly because of increasing demands on the Lord Chancellor's time and attention, which prevent him devoting significant tracts of time to judicial business, and partly because of a growing readiness to question the impartiality of the Lord Chancellor in any case bearing, however remotely, on the interests of government. It seems perhaps unlikely that these pressures will lessen.\n\nThe second manifestation is as the appointer of judges, a task which would probably not, without constitutional safeguards, be entrusted to a 'pure' member of the executive. This role also is under pressure. Changes have already been made. Further changes have been widely canvassed. I hope that any further changes will take account of what I regard as the wise words of Alexander Hamilton, writing in _The Federalist_ with reference to judicial and other appointments under the proposed United States constitution:\n\nPremising this, I proceed to lay it down as a rule that one man of discernment is better fitted to analyze and estimate the peculiar qualities adapted to particular offices than a body of men of equal or perhaps even of superior discernment.\n\nThe sole and undivided responsibility of one man will naturally beget a livelier sense of duty and a more exact regard to reputation. He will, on this account, feel himself under stronger obligations, and more interested to investigate with care the qualities requisite to the stations to be filled, and to prefer with impartiality the persons who may have the fairest pretensions to them.\n\nHamilton of course required the cooperation of the Senate as a check upon 'a spirit of favouritism in the President', but it is a long time since any Lord Chancellor was accused of favouritism, political or otherwise.\n\nThe third manifestation is the Lord Chancellor's role as, in practice, the sole disciplinary authority in relation to judges. This again is not a role which could, without constitutional safeguards, be entrusted to the executive. The net result is to spare us the complicated and time-consuming procedures to which many other countries are obliged to resort.\n\nThe fourth manifestation is the most elusive but the most important of the four. It is the Lord Chancellor's role as the guarantor, at the highest level of government, of the values of the legal system and the rule of law. The Lord Chancellor's seniority, the lack of any possibility of his preferment, and his peculiar identification with the judiciary enable him to perform this role with a degree of authority which no other minister could hope to enjoy. It may be thought by some that in our benign and well-ordered democracy there is no need for such a watchdog. I counter with James Madison's enduringly pertinent observation in the Virginia Convention in June 1788:\n\nI believe there are more instances of the abridgement of the freedom of the people by gradual and silent encroachment of those in power than by violent and sudden usurpations.\n\nIf the office of Lord Chancellor is to be reformed, and pressure for reform undoubtedly exists, I hope that attention will be paid not only to the anomalies to which the office is subject but also to its strength and virtue in our constitutional system.\n\nLastly, the Law Lords. The Wakeham Commission concluded:\n\nThere is no reason why the second chamber should not continue to exercise the judicial functions of the present House of Lords.\n\nThis was no doubt a reasonable conclusion for the Commission, considering the shape of a reformed chamber, to reach. But it does not address a more fundamental question: whether it is desirable that the House of Lords or a reformed second chamber should exercise judicial functions at all. Montesquieu did not think so:\n\n. . . there is no liberty if the power of judgment be not separated from the legislative and executive powers.\n\nHamilton agreed:\n\nThese considerations teach us to applaud the wisdom of those States who have committed the judicial power, in the last resort, not to a part of the legislature, but to distinct and independent bodies of men.\n\nThese points, however valid when made, scarcely reflect the reality of our present position. The Law Lords are for all practical purposes a distinct and independent body of men, and, despite the duality of their role, liberty seems, by and large, to have survived tolerably well. Our existing arrangements, if not unique, are certainly highly unusual, but singularity is not in itself an argument for change if the system works satisfactorily. Those who favour change (who include me, but not a number of my colleagues and not, to my knowledge, the government) do so for two main reasons. The first is that the institutional structure should reflect the practical reality. If the appellate committee of the House of Lords is, as for all practical purposes it is, a court acting (subject to some derogations) as the supreme court of the United Kingdom and as such entirely independent of the legislature, it should be so established as to make clear both its purely judicial role and its independence. The present position can mislead the ill-informed. When, for example, the _Pinochet_ case was appealed to the House of Lords some foreign observers mistakenly thought that the issue had ceased to be a judicial and had become a political one.\n\nThe second is a practical reason. As a committee of the House, the accommodation, resources, and facilities made available to the Law Lords are determined by the House authorities. In some respects these facilities are excellent; in others they are certainly not. I doubt if any supreme court anywhere in the developed world is as cramped as our own. This is not the product of spite or malevolence or public parsimony. It is the result of an acute shortage of space available to the House of Lords in the Palace of Westminster and a wholly understandable precedence given by the House authorities to those who manage and work in the legislative chamber. The House of Lords is, after all, a branch of the legislature, and not a court. The needs of legislators come first. This is, as I say, understandable and, from the point of view of the House, not unreasonable. What is unreasonable, as I would suggest, is that decisions directly affecting the administration of justice at the highest level should be made by those who have no responsibility, and no primary concern, for the proper functioning of our supreme court. In the end it seems likely that the pressure on space will be decisive: not for the first time, constitutional reform may be the child of administrative necessity.\n\nIn conclusion, I would apologize for the over-indulgent length of this discourse. But only half-heartedly. For these are important, topical, and long-term issues, bearing on the future of our nation. They deserve our attention. Our constitution neither is nor should be static and immobile. The challenge is not to avoid change but to direct it. As Jefferson observed:\n\nLaws and institutions must go hand in hand with the progress of the human mind . . .We might as well require a man to wear the coat that fitted him as a boy, as civilized society to remain ever under the regime of their ancestors.\n\nThe Old Order Changeth\n\nOf the proposals announced by the government on 12 June 2003 (to abolish the office of Lord Chancellor, to create a new Department of Constitutional Affairs in place of the Lord Chancellor's Department, to establish a judicial appointments commission for England and Wales, and to establish a new supreme court of the United Kingdom, separate from the House of Lords), the most eye-catching, the most widely criticized, and in the event the most contentious was that to abolish the Lord Chancellor's office. A strong body of opinion, regarding the proposal as ill-considered and unnecessary, thought it wrong to abolish an office which, for all its inherent anomalies, was so ancient and so deeply embedded in our constitutional arrangements.\n\nThe Department of Constitutional Affairs came into existence at once, without legislation. The other proposals were, broadly, enacted by the Constitutional Reform Act 2005, which received the Royal Assent on 24 March 2005: 'broadly', because the office of Lord Chancellor was very substantially modified but not abolished. Now that the dust has begun to settle it is perhaps possible to venture two conclusions. First, the substantial modification of the office of Lord Chancellor, if not its outright abolition, had, irrespective of politics and personalities, become all but inevitable sooner rather than later. Secondly, the proposal relating to the Lord Chancellor was indeed the key proposal, from which (if adopted) the other proposals naturally followed. There remains, however, a question, which only time, experience, and further constitutional development will resolve, whether the transformation which has been effected will prove to have deprived our constitutional system, irremediably, of an important safeguard.\n\nThe long (and nearly continuous) history of the Lord Chancellor's office cannot be divided into neat, watertight, chronological compartments. But it can be loosely said, although with no sharp borderlines, to fall into four phases. During the first phase, the office was largely held by churchmen who were not common lawyers, and its significance derived from the Chancellor's control of the royal office from which writs were issued and through which, accordingly, the royal function of dispensing justice was in part discharged. The Lord Chancellor's continuing custody of the Great Seal is a reminder of this function, and his very longstanding ecclesiastical patronage may derive from his recognition as the keeper of the King's conscience. During the second phase the office was held sometimes by churchmen, sometimes by laymen, sometimes by lawyers, often not. The importance of the office lay in the holder's role as, in effect, chief minister of the Crown and his authority derived from his close association with the seat of power. Wolsey, with his immense wealth, power, and international influence, is the prime example. As Johnson put it:\n\nIn full-blown dignity, see Wolsey stand,\n\nLaw in his voice, and fortune in his hand:\n\nTo him the church, the realm, their pow'rs consign,\n\nThro' him the rays of regal bounty shine,\n\nTurn'd by his nod the stream of honour flows,\n\nHis smile alone security bestows.\n\nMore and Clarendon, although lesser political figures, were in a similar mould. The third phase was predominantly judicial. During this phase the Lord Chancellor was first and foremost, despite other duties, a judge. He presided in the Court of Chancery, single-handedly until 1813. He was responsible, often with little assistance, for the judicial business of the House of Lords and, later, the Judicial Committee of the Privy Council. There flourished such major judicial figures as Nottingham, Macclesfield, Talbot, Hardwicke, Eldon, and, later in the nineteenth century, Selborne and Cairns. It was then that the image became fixed of the Lord Chancellor, an active judge, as head of the judiciary. The judicial standing of the Lord Chancellor was indeed the defining feature of the office, the feature which distinguished it from all other ministerial offices. The fourth phase, which saw the growth of heavy departmental responsibilities, may perhaps be dated back to 1885, when Kenneth Muir Mackenzie became Permanent Secretary of a new Lord Chancellor's Office which, though small, began to look like a department of state. Succeeding Lord Chancellors such as Halsbury, Herschell, Loreburn, Haldane, and Birkenhead did not cease to sit judicially, and did so in some cases with great distinction, but as the pressures of departmental business intensified over the twentieth century, particularly following the Courts Act 1971, so the time available for the Lord Chancellor to sit judicially was increasingly squeezed. For Labour Lord Chancellors the squeeze was even more acute, given the Labour Party's then chronic under-representation in the House of Lords.\n\nSave perhaps during the first phase (and even then, one former Chancellor, who had proposed a poll tax, died at the hands of the mob) the office has not been immune from criticism. The fates of Wolsey, More, and Clarendon are evidence of that. Bentham attacked the office as a 'monster' in language which was strong even for him:\n\nAll these discordant bodies you see inclosed in one robe, that every one may corrupt another, if it be possible, and that the due discharge of the functions of any one of them may be impossible. Such is the care and providence of chaos.\n\nLord Brougham, alive to the difficulty of discharging the Lord Chancellor's duties in court, in the Lords, and in cabinet, harboured ill-defined ambitions to divide his functions and set up a ministry of justice, the latter a scheme also favoured by Lord Westbury. Lord Langdale MR, a disciple of Bentham, echoed his master's criticisms in 1836 in more moderate terms: he wished to detach the ministerial from the judicial duties of the Lord Chancellor and proposed to take from him the custody of the Great Seal, to limit his functions to his judicial duties in the Court of Chancery, to entrust the Great Seal to a Lord Keeper who would have no judicial duties and would act as a Minister of Justice, and to entrust the hearing of appeals to a Lord President of the House of Lords who would be helped by lawyers, to be styled 'Lords Assistant', chosen by himself. Lord Langdale referred to the 'utter impossibility of [the Lord Chancellor's] great and important duties being satisfactorily performed by one man, however great his abilities'. Eighty years later, in 1918, the Machinery of Government Committee, chaired by Lord Haldane, one of the twentieth century's most eminent Lord Chancellors, proposed in its Report that there should be a Ministry of Justice, with the Lord Chancellor's judicial duties separated from responsibility for administration.\n\nIt was stated that:\n\n[s]uccessive holders of this office have testified that it is beyond the strength of any one man to perform the work that ought to be done. With the growth of the nation and of its business the volume of the work has expanded.\n\nIt was not recommended that the Lord Chancellor's judicial duties should cease, but:\n\nhe should, in the first phase, be freed from the duty of daily or even of frequent judicial sitting.\n\nIt was envisaged that the Minister of Justice would probably sit in the House of Commons. Haldane was willing to return to the woolsack in 1924 only on condition that he exercised no judicial function.\n\nIn recent years the volume of criticism has intensified. Writing in 1988, Sir Nicolas Browne-Wilkinson, the Vice-Chancellor, suggested that the administrative and financial constraints on the Lord Chancellor made it 'more and more difficult' for him to protect judicial independence. Lord Steyn, in a 1996 lecture, criticized the office as 'inconsistent with the constitutional principle of the separation of executive and judicial function' and suggested that 'little of value would be lost if the Lord Chancellor ceased to be head of the judiciary in England'. He expressed himself even more strongly some years later, seeing the Lord Chancellor's residual judicial role as the main obstacle to creating a supreme court and concluding that '[f]rom the point of view of the efficient despatch of judicial business by the Appellate Committee there will not be a ripple in the pond if he ceases to sit'. In March 1998 an early day motion in the House of Commons, calling for the abolition of the office and the establishment of a Justice Department under a minister accountable to the Commons, attracted 100 signatures. In written evidence to the Royal Commission on Reform of the House of Lords, a working party of JUSTICE, with members across the political spectrum and outside it, recommended that the Lord Chancellor should cease to be head of the judiciary in England and Wales, and should no longer sit as a judge in the House of Lords. A detailed study of the office funded by the Economic and Social Research Council concluded in 2001 that the office in its present form was 'untenable', that the Lord Chancellor's multiple roles were no longer 'sustainable', that he should relinquish his role as judge, and that it was unacceptable for him to sit as a judge.\n\nThe most prominent defenders of the office and its multiple roles have been the Lord Chancellors themselves. Birkenhead, soon to assume office, criticized Haldane's proposals, urging the need for a minister to mediate between the executive and the judiciary:\n\nIn the absence of such a person the judiciary and the executive are likely to drift asunder to the point of a violent separation, followed by a still more violent and disastrous collision.\n\nIn his presidential address to the Holdsworth Club of Birmingham University on 'The Duties of a Lord Chancellor' in 1936, the first Viscount Hailsham expressed no doubt about the value of the Lord Chancellor's multiple roles: 'The very anomaly of his position enables him to achieve results which would be impossible to the holder of a new ministry'. To his son Lord Hailsham of St Marylebone, the Lord Chancellor's functions as a member of the three branches of government were not merely compatible but complementary. It was essential that he should be a judge, and a judge capable of sitting and presiding over the highest court of appeal. The combination of political and judicial functions was not incompatible or personally embarrassing. Under his predecessor (Lord Gardiner) the judicial functions of the Lord Chancellor had almost begun to atrophy, which would in Hailsham's view have been 'a disaster, as their regular discharge is the only factor ensuring that a politically motivated prime minister does not give the office to a no-good lawyer'. Lord Mackay of Clashfern, in his Hamlyn Lectures on _The Administration of Justice_ , shared these opinions. The Lord Chancellor's special position put the judiciary 'in a reasonably good position to obtain the necessary resources' and it was 'extremely important that the person with responsibility for administering the important boundary between the executive and the judiciary should have judicial experience and the opportunity to sit judicially where the arrangements so permit'. Lord Irvine of Lairg contended that mutual understanding between judiciary and executive depended on 'a single individual who commanded the confidence of the professional judiciary at the same time as the confidence of his Cabinet colleagues'. In answers to questions in the House of Commons on Lord Irvine's behalf, his hearing of appeals from time to time was described as important to his role as head of the judiciary, and his combined role as head of the judiciary and a member of the cabinet as important to maintaining the independence of the judiciary. The Lord Chancellor's role as head of the judiciary was later described as 'a central organising principle of our existing system of justice'. Support for these views has been expressed by senior judges with experience of dealing with Lord Chancellors within the traditional framework, including Lord Woolf and the present author.\n\nIt may well be doubted whether the anomalies inherent in the Lord Chancellor's traditional role would of themselves have led to its demise. Bagehot called it 'a heap of anomalies', the first Viscount Hailsham described the Lord Chancellor as 'the most anomalous creature in the constitution', and Lord Elwyn-Jones described the office as 'an object of wonderment and perplexity'. Yet it survived. What in the end proved fatal was the wasting away of the judicial role on which, in modern times, the Lord Chancellor's special position has depended.\n\nA review of the number of days on which Lord Chancellors sat in the House of Lords and the Judicial Committee of the Privy Council between July 1945, when the Second World War ended, and 12 June 2003, when Lord Falconer of Thoroton announced that he would not sit judicially, reveals the following figures:\n\nThese figures conceal quite considerable fluctuations from year to year and from one officeholder to another. In some years the Lord Chancellor sat relatively frequently; in others he did not sit in either tribunal at all. But the average over the period, with some consistency between different periods, works out at some eight days per year. This is one fifteenth of a Lord of Appeal in Ordinary's current stint of about 120 days. The truth of Lord Steyn's rather brutal assessment is hard to resist.\n\nWhile some post-war Lord Chancellors have made a valuable judicial contribution (it was the function Lord Hailsham most enjoyed), this has not been universally true. Lord Kilmuir heard only 24 appeals during his eight-year Lord Chancellorship and his biographer records that his 'reported judgments are not remarkable either in quantity or in quality'. Lord Dilhorne heard only seven appeals during his two-year stint (although he was very active after retirement from the woolsack). Lord Gardiner heard only three appeals during six years in office. Lord Elwyn-Jones was 'not a profound lawyer'; politics and not law were his prime interest; he was 'more concerned that the legal system should provide the means of achieving true justice than with handing down great judgments himself'. Lord Irvine, through no lack of appetite or ability, heard nine cases during his six years in office. While three of these addressed significant issues of public and criminal law, the others were among the less important of the cases reaching the highest tribunals, only two of them earning inclusion in official law reports.\n\nA number of causes, quite apart from the preferences and priorities of individual officeholders, contributed to this trend. One was that the legislative sitting of the House, which had traditionally begun at about 4.15 pm, after the ending of the judicial sitting at 4.00 pm, was changed during the Second World War to begin at 2.30 pm. So the Lord Chancellor could no longer sit judicially and also take his place on the woolsack when the legislative business began, as earlier Lord Chancellors had done. It was necessary to choose, and most Lord Chancellors gave priority to their legislative role. In any event, the increasing demands of an enlarged department made it difficult, and in the end impossible, for the Lord Chancellor to commit himself to judicial business for the sustained periods which the resolution of heavy appeals necessarily requires.\n\nThese causes, which led Haldane to favour re-modelling of the office as long ago as 1918, have more recently been reinforced by two newer causes. One is a much greater readiness than there once was to recognize a potential conflict between the Lord Chancellor's roles, on the one hand, as independent and impartial judge and, on the other, as a cabinet minister bound by collective responsibility and committed to promoting the policies of the government to which, as a very senior minister, he belongs. An example points to the difference. In 1917 it was possible for a Lord Chancellor to preside over an appeal challenging the _vires_ of a ministerial order which imprisoned a British citizen without charge or trial in the absence of express statutory authority. Despite a strong Scottish dissent, the challenge was rejected. In early 1999 objection was taken to the Lord Chancellor sitting in a case concerning the liability of the police for a prisoner who committed suicide in a police cell, on the ground that the government had a clear if indirect interest in the tortious liability of the police. The Lord Chancellor did not sit. Lord Irvine himself accepted that he could not properly sit in cases of judicial review involving the government or its agencies, or devolution, or human rights, or any cases raising issues in which the government might reasonably be thought to have an interest. In the view of many, this would include crime. But he could not sit, as he would have wished, in the heavier commercial appeals, because these tend to be lengthy and the Department could not spare him for the necessary periods of time. So, by the turn of the century, he was of necessity precluded from hearing the most important cases and was confined, if he sat at all, to a somewhat impoverished diet.\n\nBy this time the Lord Chancellor's judicial role had come to seem increasingly anomalous. As Lord Mackay recorded in his Hamlyn Lectures in 1993, a clear practice had by then been established, to a significant extent by him, that no-one should be appointed to full-time judicial office without serving for a time in a part-time office. The wisdom of this practice was generally accepted. Even the most distinguished advocates, solicitors, or academics may lack the qualities called for in a judge. It is therefore desirable that candidates for appointment should demonstrate their judicial mettle and qualify for appointment on their perceived suitability to be judges. This was not of course a view prevalent at the end of the nineteenth century, but Loreburn, Haldane, and their successors ceased to give weight to political allegiance and sought to appoint on merit. The law officers' conventional right of appointment to the senior judicial offices had, by the end of the twentieth century, fallen into desuetude. The old convention that a former Lord Chancellor should preside in the Appellate Committee of the House of Lords or the Judicial Committee of the Privy Council if the serving Lord Chancellor was not sitting was abandoned in 1969 because it was recognized that Lord Chancellors, with few exceptions, lacked the judicial experience of the professional Law Lords. So it has gradually come to be accepted that judicial functions should be discharged by those considered most apt to discharge them. To this principle the Lord Chancellor had become a striking exception. He was not of course a full-time judge, and might (like Lords Sankey, Maugham, Simonds, and Mackay) be recruited from the ranks of the professional judiciary. It cannot, however, be supposed that a prime minister in modern times, when considering whom to appoint to the woolsack, bases the decision on the judicial qualities of the successful candidate, which most prime ministers are in any event ill-equipped to assess. A number of factors may, no doubt, influence the prime ministerial decision, such as rewarding the loyalty of a long-serving Attorney-General, but outstanding excellence as judge or jurist is unlikely to feature. Yet the person so appointed is not merely qualified to sit but entitled to preside in the highest courts in the land. The extraordinary nature of the Lord Chancellor's judicial standing is further underlined by his liability to summary dismissal by the head of the executive government, without cause shown, a fate experienced in relatively recent times by Lords Simonds, Kilmuir, and Irvine. Thus Lord Chancellors have never enjoyed the security of tenure which was established by section 3 of the Act of Settlement 1700, powerfully reaffirmed by the European Convention on Human Rights, as an indispensable feature of high judicial office.\n\nDespite the outstanding qualities of the most recent officeholders, the Lord Chancellor's judicial role had by 2003 become a rather uncomfortable fiction. But once that role was abandoned, as it was by Lord Falconer on appointment, it quickly became clear that the Lord Chancellor's role as head of the United Kingdom judiciary necessarily fell with it, for he could scarcely be recognized as the senior member of a body to which he did not belong. This change had important constitutional and practical implications. First, the Lord Chancellor's dominant role in making and recommending judicial appointments in England and Wales and Northern Ireland, acceptable when performed by the head of the judiciary (and in fact performed by successive Lord Chancellors with scrupulous care and objectivity), could not continue to be performed by one exercising executive functions only. It may be that pressure for a more orthodox appointments procedure would have proved irresistible even if the traditional judicial role of the Lord Chancellor had survived, but it seems unlikely that his options would have been as restricted as those laid down in the Constitutional Reform Act 2005 in relation to recommendations of the newly established Judicial Appointments Commission for England and Wales. Secondly, and for the same reasons, the Lord Chancellor's traditional if ill-defined role in relation to judicial misconduct could not continue to be performed by one exercising executive functions only. So it was necessary for the 2005 Act to provide, as it does in Chapter , a new disciplinary regime applicable to the judiciary of England and Wales. Thirdly, and again for similar reasons, it was necessary to re-define and reallocate functions previously exercised by the Lord Chancellor in relation to a large range of matters, including judicial deployment, complaints, and discipline, for which responsibility was now to be shared between the Lord Chancellor and the Lord Chief Justice of England and Wales. These were the subject of detailed negotiation between the Lord Chancellor and the Lord Chief Justice, and culminated in an agreement which became known as the 'Concordat'.\n\nThe ending of the Lord Chancellor's judicial role did not necessarily require the creation of a supreme court separated physically and functionally from the legislature. The Appellate Committee could have continued to operate as it has in recent years, accommodated in the Palace of Westminster, served by dedicated members of the House of Lords staff and supervised by the senior Lords of Appeal in Ordinary, with no interference by and very little input from the Lord Chancellor or his Department. It is, however, the product of historical accident, and in the modern world highly anomalous, that the highest court of a democratic state governed by the rule of law should, even formally, be a committee of one house of the legislature. This is not a regime any constitution-maker would now design. All that gave the arrangement a semblance of rational coherence was the role of the Lord Chancellor as the senior judge of the court, which made it convenient and perhaps even appropriate that the court should sit where he ordinarily lived and moved and had his professional being. With the Lord Chancellor ceasing to sit judicially, and his professional centre of gravity shifting to his departmental headquarters in Victoria Street, there was little other than economy and the principle 'If it ain't broke' to justify the continued presence of the Law Lords in a legislature to which they had come, of late, to contribute relatively little. In regarding the Lord Chancellor's privilege of sitting in the Appellate Committee as the 'major obstacle to creating a Supreme Court' Lord Steyn was, again, on target.\n\nThe current position of the Lord Chancellor is not entirely straightforward. Some of his continuing functions, protected by the 2005 Act, require primary legislation before they can be transferred to another minister: among these are his functions relating to the Great Seal; judicial appointments, pay, pensions, conduct, and discipline; the Civil, Criminal, and Family Procedure Rules; the administrative systems, staff, services, accommodation, and equipment for the courts of England and Wales; and appointments to the Tribunals Service. Other functions (such as those relating to the Law Commission, the National Archives, the Land Registry, the Crown Dependencies, enforcement of judgment debts, funds in court, property, wills, trusts, intestacy, defamation, statute law reform, adoption, child abduction, validity of marriages, marital breakdown, and enforcement of maintenance) may be transferred to another minister by an order under the Ministers of the Crown Act 1975. The office of Secretary of State for Constitutional Affairs is not statutory, and need not be combined with that of Lord Chancellor as it is at present. The current responsibilities of the Secretary of State, transferable to another minister by an order under the 1975 Act, embrace devolution, data protection, freedom of information, human rights, electoral law, legal aid, and regulation of the legal professions. It is understood that responsibility for legal aid will shortly be transferred back to the Lord Chancellor.\n\nTo be eligible for appointment as Lord Chancellor a person must appear to the Prime Minister to be qualified by experience. Such experience may be as a minister, a member of either house of Parliament, a legal practitioner, or a university law teacher, or may be such 'other experience as the Prime Minister considers relevant'. Theoretically at least, the Prime Minister's judgment on this matter is no doubt open to review. The Lord Chancellor, with other ministers 'and all with responsibility for matters relating to the judiciary or otherwise to the administration of justice, must uphold the continued independence of the judiciary'. In the oath to be taken by future Lord Chancellors he must undertake to respect the rule of law, defend the independence of the judiciary, and discharge his duty to ensure the provision of resources for the efficient and effective support of the courts for which he is responsible. The senior English judges are now to swear their judicial oaths before the Lord Chief Justice and not before the Lord Chancellor.\n\nIt is very difficult to assess the extent to which Lord Chancellors have, historically, acted as guardians of judicial independence and constitutional propriety. Political memoirs tend to make no more than fleeting reference to them. Anecdotal evidence, even from those sitting in the same cabinet, tends to vary. It may be that where, as has been said of Lord Mackay, the Lord Chancellor had a reputation for speaking little, greater attention was paid to what he did say. And it is recorded that in 1939, when it was proposed, if need be, to implement a draconian code of emergency regulations in advance of statutory authority, Lord Maugham dissented: 'As Lord Chancellor and as a Judge, he could not approve a procedure which was wholly illegal'. It is not, on the other hand, recorded that the Lord Chancellor, during the First World War, opposed the detention of British citizens without charge or trial, despite the lack of express statutory authority. Lord Hailsham did not advise on the Abdication Crisis of 1936, having suffered a stroke and obtained leave of absence from all duties. Far from questioning the lawfulness of the government's conduct during the Suez crisis of 1956, Lord Kilmuir was an 'outright supporter' of it. Whether, as widely believed, robust insistence by Lord Irvine on judicial independence and respect for fundamental legal principle gave rise to tensions which contributed to his precipitate and unsought departure, cannot be known until the records are opened. If so, it is not a happy omen.\n\nThere can be no doubt that since June 2003 the mountains have laboured mightily: it remains to be seen whether they have brought forth a mouse, or a valuable measure of overdue reform, or a monster.\nLooking Forward\n\nA Written Constitution?*\n\nIn _Our Mutual Friend_ , Mr Podsnap felt able to tell the foreign gentlemen that 'We Englishmen are Very Proud of our Constitution. . . . It was Bestowed Upon Us by Providence'. Trollope took a similarly benign view of our constitutional arrangements:\n\nAt home in England, Crown, Lords and Commons really seem to do very well. Some may think that the system wants a little shove this way, some the other. Reform may, or may not be, more or less needed. But on the whole we are governed honestly, liberally and successfully, with at least a greater share of honesty, liberality and success than have fallen to the lot of most other people. Each of the three estates enjoys the respect of the people at large, and a seat, either among the Lords or the Commons, is an object of high ambition. The system may therefore be said to be successful.\n\nIf these quotations now seem a little dated, we may remind ourselves that an opinion poll in 1956, four years after the accession of our present Queen, showed that 35 per cent of the population believed that she had been chosen by God.\n\nWhether or not our constitutional arrangements can claim a providential provenance there can be no doubt that the incoming government elected in 1997 gave the Unmoved Mover very powerful and practical assistance. In the first three parliamentary sessions, an amazing and perhaps unprecedented burst of legislative activity produced a series of constitutionally significant measures, among them the Referendums (Scotland and Wales) Act 1997, the Data Protection Act 1998, the Scotland Act 1998, the Government of Wales Act 1998, the Northern Ireland Act 1998, the Greater London Authority (Referendum) Act 1998, the Human Rights Act 1998, the Regional Development Agencies Act 1998, the European Parliamentary Elections Act 1999, the Greater London Authority Act 1999, the House of Lords Act 1999, the Local Government Act 1999, the Regulation of Investigatory Powers Act 2000, the Political Parties, Elections and Referendums Act 2000, the Disqualifications Act 2000, the Representation of the People Act 2000, and the Freedom of Information Act 2000. Few, if any, of those measures were entirely uncontroversial. Some were felt in some quarters to be unnecessary or undesirable; some were thought to go too far; others were thought not to go far enough. But most of them, I think, won a measure of acceptance, even if grudging. There were perhaps two reasons for this. First, the more eye-catching of these changes were not new. Northern Ireland, after all, had enjoyed a large measure of devolved government for the first 50 years of its existence as a separate province. Acts to create devolved government in Scotland and Wales had been passed in 1978\u20131979 and had failed of implementation only for lack of popular support. Two bills to incorporate the European Convention on Human Rights had earlier completed all legislative stages in the House of Lords, only to founder in the House of Commons. Reform of the composition of the House of Lords had been expressly on the agenda since 1911. A private member's Freedom of Information Bill foundered on the dissolution in 1979. So whether or not one welcomed these measures, they at least had the virtue of familiarity. And, secondly, the measures seemed to give effect to a coherent democratic vision: governmental decisions should be made at a level as close to those affected by them as is consistent with reasonable efficiency, economy, and good government; citizens should be informed about, and encouraged to participate in and exercise a responsible judgment on, decisions affecting their lives; certain rights are so fundamental as to call for a defined measure of formal, even if qualified, legal protection. Taken together, and whether or not one agreed with them all, the measures seemed to represent a coherent and principled package.\n\nPredictably enough, this first phase of constitutional reform has not been free of difficulty. Devolved government in Northern Ireland has been suspended on (I think) four occasions and the constitution, carefully crafted to encourage movement towards the centre and weaken the extremes, has not, so far, achieved those objects. Among many Scottish and Welsh voters there is a feeling of dissatisfaction, although the call is not for a return to the status quo ante but for more of the same. In London the relationship between the mayor's administration and the central government has not been a wholly easy one. In the human rights field a number of the most difficult problems likely to be thrown up by the Act have yet to be confronted. The Freedom of Information Act, born handicapped, has yet to take full effect. So, inevitably in an imperfect world, the going has not been altogether smooth. But on the whole those who were optimistic have cause to remain so, and the worst fears of the pessimists have not as yet been realized.\n\nEven those who would welcome, with whatever degree of caution, the first phase of reform may well have reservations about some proposals which have been made or announced, and about proposals not made, since those initial changes. I have in mind the proposal, on expelling the remaining 92 hereditary peers, to establish a wholly appointed second chamber; the neglect of the recommendations on electoral reform made by the late Roy Jenkins and his committee; the failure to address in any way the West Lothian question; the proposal made in May 2001 (and happily not implemented) to transfer the responsibility for the courts of England and Wales from the Lord Chancellor to the Home Secretary; the abolition of the ancient office of Lord Chancellor; the establishment of a supreme court independent of the House of Lords; the establishment of commissions to appoint or recommend the appointment of judges; curtailment of the right to seek judicial review of some executive decisions; alteration of the standard of proof in some criminal cases; and allocation of certain cases to approved, specially vetted, judges.\n\nThere may be some among those reading this chapter who are critical of all these proposals or non-proposals. I am not myself one of them. For instance, I still regard the establishment of a suitably accommodated, adequately resourced, appropriately staffed, supreme court, visibly separate functionally, institutionally, and geographically from either house of the legislature, as an all but imperative feature of a modern democratic state. I have yet to hear any principled argument to the contrary, although many vocal critics are of course opposed to the proposal. To dismiss a supreme court as 'second class' because it lacks the power to annul primary legislation is to disparage the principle of parliamentary sovereignty, which (subject to appropriate checks and balances) I would not myself wish to do. Similarly, although in this instance with a measure of reluctance, I would accept that the old, informal, rather personal way of appointing judges had probably had its day. I am far from sure that the new procedures, whatever they finally turn out to be, will produce better appointments; the decision of a committee will not necessarily be better than that of a single, knowledgeable, wise, and on occasion bold individual. But it is very important indeed that there should be procedures for appointment which command the confidence of the public, and the old procedures, despite some improvements over the years, had come to be seen as opaque, incestuous, and unaccountable. These changes seem to me entirely consistent with the democratic vision of which I earlier spoke. In every other democracy in the world the supreme court is visibly separate functionally, institutionally, and, I think, geographically, from the legislature. This separateness reflects the fact that members of the supreme court are judges and not legislators. Both the possibility and the appearance of conflict are minimized. And there is no very good reason why appointments procedures thought appropriate for other high-ranking and politically independent public servants should not, with some adaptation, be appropriate for judges also.\n\nOther of the proposals and non-proposals I have mentioned seem harder to reconcile with any liberal, democratic vision. Can a wholly appointed second chamber\u2014no matter how careful, wise, and conscientious the process of appointment to it\u2014be seen to promote a representative, participatory democracy? Is the will of the people adequately reflected by an electoral system which can and does deliver landslide majorities to governments which more people voted against than for? Ought it to be possible for House of Commons votes on matters pertaining only to England and Wales to be determined by members representing constituencies outside England and Wales where the matter in question is reserved to the devolved administration? If it is desirable to diffuse power, and avoid potentially dangerous aggregations of power, can it be acceptable to entrust one minister\u2014himself, through the nature of his responsibilities, the subject of very regular forensic challenge\u2014with responsibility for the courts as well as the police, immigration, criminal law, the probation service, penal policy, the prisons, parole, and the prerogative of mercy? If it is desirable to ensure protection of fundamental human rights, is that object well-served by destroying an office whose holder had as an overriding duty the guardianship of legal and constitutional propriety? Is the right to seek judicial review of executive decisions a right which should enjoy any special constitutional protection? Is the standard of proof in criminal cases a fixed standard applicable to all cases or a variable standard applicable to some crimes and not others? Should those found fit to hold high judicial office be further assessed for fitness to be entrusted with state secrets?\n\nSome of these matters, like reform of the House of Lords and proportional representation, have been long-standing staples of political debate. Others, like the proposal to transfer responsibility for the courts to the Home Office and abolition (as opposed to re-modelling) of the office of Lord Chancellor, have until recently been the subject of no consultation or debate at all. They were not preceded by the detailed and expert consideration which led to the Judicature Acts of 1873\u20131875. I am, however, less concerned about the answers to be given to the questions I have just raised than by the apparent lack of any agreed and authoritative principles to be applied in framing answers. As one commentator (a Liberal Democrat) has recently written:\n\nIn their [the reformists'] view, why the momentum was not sustained was because reform lacked a coherently devised overall plan. As it was, the reforms were seen as a series of ad hoc, stand-alone initiatives. Initiatives could be clothed in the rhetoric of participation, subsidiarity and the like, but the wave of constitutional reform had never been adequately thought through. The idea of a written constitution was as much an anathema to new Labour as to any die-hard Conservative. Instead, it preferred to believe it was allowing changes to evolve in some undefined Burkean manner.\n\nThe Burkean philosophy of gradual organic development is not one to be lightly rejected. But if, constitutionally speaking, we now find ourselves in a trackless desert without map or compass, perhaps the time has come to reconsider an old and thorny problem: should we at long last follow almost all other countries in the world, by adopting a codified and to some extent entrenched constitution? It is, after all, ironic that we should have thought it necessary to bequeath a codified constitution to most of our overseas territories before granting them their independence, while continuing to regard such provision as unnecessary for ourselves.\n\nBefore confronting this difficult problem, I digress to ask why it is that we lack such a constitution. It is not that we have never had one, since Oliver Cromwell's 1653 Instrument of Government was a codified and to some extent entrenched constitution. Under it the government was entrusted to a Protector, an elected unicameral Parliament, and a Council of State. Executive authority was vested in the Protector assisted by the Council. Responsibility for military and foreign affairs was entrusted to the Protector, in whose name legal process was to be issued. Bills were to be presented to the Protector for his consent, but were to become law after a specified lapse of time even if he did not consent. Cromwell himself was to be Protector during his lifetime. His successors were to be selected by the Council. An agreed annual budget was to be agreed by Protector and Council, not to be altered without the consent of both. No laws were to be altered, repealed, or suspended, and no additional tax imposed, without the consent of Parliament, which was to include representatives of England, Wales, Scotland, and Ireland. The constituencies and number of representatives elected for each were specified for England and Wales. A property qualification for voting was laid down. A new Parliament was to be summoned in every third year and could not be dissolved without its consent until it had sat for five months. The Protector was to act in accordance with the advice of the Council of State, the 15 members of which were nominated in the instrument. When Parliament was not sitting, the Protector and the Council were to have the power to make ordinances, which were to remain in force until confirmed or disallowed by the next Parliament. On a vacancy occurring in the Council, Parliament was to nominate a shortlist of six successors; the Council was then to reduce the shortlist to two, of whom the Protector would appoint one. Certain great officers of state, including the Chief Justices, were to be 'chosen by the approbation of Parliament' or, if Parliament was not sitting, by the Council, and afterwards approved by Parliament. A wide degree of toleration was to be extended to all Christian sects. There was no provision for amendment of this constitution. An earlier instrument had enumerated certain 'native rights', as they were called, which were to be unalterable.\n\nThis characteristically imaginative and forward-looking constitution anticipated a number of ideas with which we have since become more familiar: the separation of powers as a safeguard against the tyranny both of a single person and of a representative assembly; the control of the executive by Parliament; representation of the whole United Kingdom; and provision for a redistribution of seats and a uniform franchise. But the Instrument of Government was, perhaps, too far ahead of its time, and it expired with the collapse of the Commonwealth. The settlement which eventuated in 1688 was of a much less prescriptive nature, expressly based on little more than a change in the succession to the throne and a far from comprehensive bill of rights.\n\nApart from bequeathing to posterity no codified or entrenched constitution, the 1688 settlement is, I think, notable for present purposes in two respects. First, by leaving power divided between King, Lords, and Commons, it effectively ensured that any one of these three bodies could, wholly or to a large extent, thwart the exercise of power by either or both of the other two. There was thus an institutional check on the exercise of power by any one of the three. As Lord Scarman put it:\n\nIf the Crown wanted legislation to support some course of action which it desired to pursue in the exercise of the executive power of government but could not persuade Parliament to agree, it would not get it. If the Commons proposed legislation unacceptable either to the Crown or the Lords, they could not get it. And the Lords likewise could not get legislation they wanted unless they could persuade the Commons and the Crown to agree to it. Here was a set of genuine checks and balances in restraint of power. They were political in character, but none the less effective so long as the partnership of the Crown in Parliament was a partnership of equals.\n\nThe corollary was also true, as Joseph de Maistre pointed out in 1819:\n\nThey say that in England sovereignty is limited. Nothing could be more false. It is Royalty which is limited in that famous country. But if the three powers which constitute sovereignty in England (Crown, Lords and Commons) are of one mind, what can they do? One must reply with Blackstone: _Everything_. And what can legally be undertaken against them? _Nothing_.\n\nIn the course of the three centuries which have passed since 1688 the balance of power within the British state has, of course, altered very markedly. The political power of the monarch has diminished to vanishing point, since the personal discretions which remain are very limited, must be exercised according to clearly understood principles, and cannot be regarded as an exercise of independent power in any ordinary sense. The prohibitory power of the Lords has similarly been converted to a delaying power, and even that cannot be exercised in relation to the all-important matter of supply. So the House of Commons (or, in truth, the executive, supported by a solid House of Commons majority) has emerged from the constitutional struggles of the past as the undisputed victor. This may or may not be seen as a desirable outcome. But it does mean that the checks inherent in the 1688 settlement have ceased to operate, to be replaced by what may become, in Lord Hailsham's much misquoted expression, an elective dictatorship.\n\nThe second feature of the 1688 settlement notable for present purposes is that it did not in any formal and direct manner receive, nor like the American and French constitutions a century later claim to derive from, the support of the whole people. It has indeed been a continuing feature of our constitutional development that even major changes have not been thought to require the imprimatur of direct popular affirmation. Thus there was no referendum when the balance of parliamentary power was tipped conclusively in favour of the Commons in 1911 (although there had been three general elections) nor when we joined the European Economic Community. Indeed, the only national referendum there has ever been was that held in 1975 to decide whether we should remain members of the Community, and the expedient was then resorted to largely to address divisions of opinion within the governing party. Otherwise the only constitutional referendums have been held locally: in 1973 to decide whether Northern Ireland wanted to remain in the United Kingdom, and to test opinion on devolution in Scotland and Wales. The referendums to decide which Welsh counties should permit Sunday drinking in public houses, for all their importance to those affected, can scarcely be dignified as constitutional.\n\nAgainst this very general background, I return to the main question, whether we in the United Kingdom should now consider the adoption of a codified constitution with some degree of entrenchment. The argument in favour usually begins with recognition that every members' club, every trade union, every company, every charity, every university or college has, in some form, an instrument which (usually) defines its object and purposes, prescribes its powers, and regulates, at least in some general way, who is to do what. When things are running smoothly the instrument may attract little notice, and may even be ignored. But when doubt arises or difficulties occur, the instrument is there, to be consulted and (it is hoped) to yield a clear and decisive answer. If all these lesser entities require such an instrument, the argument runs, surely the desirability of such an instrument in relation to the state itself is self-evident.\n\nThe standard riposte to this argument is, I think, that while we have no single constitutional instrument, suitable for display in a glass case, we do have a plethora of statutes governing most of the matters which would feature in a constitution if we had one: succession to the throne; the right to sit in the House of Lords; the powers of the House of Lords; representation in the House of Commons; the government of Scotland, Wales, and Northern Ireland; the powers and responsibilities of local government; the structure of the courts; the tenure of the judges; and so on. This is, of course, fine, so far as it goes. But the adoption of a codified constitution would not dispense with the need for very detailed regulation of some of these matters. The Local Government and Housing Act 1989, for instance, ran to nearly 200 sections and 12 schedules, and there have been around a dozen statutes affecting local government since then. No-one would propose to include, or expect to find, that much detail in a codified constitution. But if the constitution were sparely drawn, and confined to the statement of a few governing principles regarded as fundamental and indispensable, the instrument would have the virtue of enabling any citizen to ascertain the cardinal rules regulating the government of the state of which he or she is a member. If the rule of law requires, as I suggest it does, that the citizen should be entitled to know the framework of law which governs him or her, this must apply with particular force to the constitution of the state itself.\n\nIt is easy to discount this argument by pointing out that very few citizens would in practice take the trouble to read and study any constitutional instrument. Shareholders do not in the ordinary way pore over the memorandum and articles of the companies in which they invest. Criminals do not consult _Archbold_ before embarking on their nefarious careers. But there is a deeper point. The existence of a constitutional document would, I think, inculcate a constitutional sense and awareness which are now lacking. At present many British citizens grow up believing\u2014because it can (depending on the definition of 'constitution' which one adopts) be, and is, plausibly argued\u2014either that Britain has no constitution or that it has no written constitution. The merits of these arguments are perhaps less important than their consequence, which is a high degree of confusion and ignorance and a failure to distinguish between measures that really bear on the constitution of the state in which we live and those that do not.\n\nIt is perhaps instructive to look across the Atlantic. While I know of no reliable data on the subject, my instinctive feeling is that most citizens of the United States have a better understanding of their constitutional arrangements than most British citizens have of ours. If that is true, as I think, it is surely because the constitution as, in itself, a relatively short and intelligible instrument can be introduced to schoolchildren who will grow up with some understanding of the role of the president and members of his cabinet, the relationship of the states to the federal government, the role of the Senate and the House of Representatives, the function and powers of the Supreme Court, and so on.\n\nPartly as a result of this greater knowledge and understanding, many Americans have a sense that their constitution belongs to them. I do not think that this is a sense which, on the whole, British people share, partly because\u2014if they think about the subject at all\u2014they are unsure whether or not they have a constitution. Now this may or may not matter. But I think that there are at least two reasons why it may matter to us in this country.\n\nThe first is that we live at a time when a number of our public institutions are not held in high regard. While one could debate the reasons for this, I doubt if many would question the fact. It is reflected in the very low level of participation in local government and national elections, betraying a widespread sense of alienation from political life. It is reflected also in a widespread distrust of many holders of public office (with the armed services as perhaps the most notable exception). This distrust often extends to the institutions they serve. It might no doubt be that the more people knew and the better people understood the working of our constitutional arrangements, the greater their sense of alienation and the deeper their distrust. But my own conviction is that the opposite outcome would be evident. In current Whitehall-speak, people would be much more supportive of our constitution if they had ownership of it.\n\nMy second reason is that a codified constitution can serve as a unifying force. It has surely done so, with the flag, in the United States, which has since early days faced the problem of knitting together people from many different countries, bringing with them different languages, religions, cultures, histories, and traditions. Until recently, we were inclined to think of ourselves, not entirely accurately, as a rather homogeneous people (at any rate outside the _environs_ of Murrayfield, Cardiff Arms Park, and the Millennium Stadium). To the extent that that view was ever tenable, the history of immigration over the last 50 years has clearly demolished it. We too are a polyglot, multi-cultural, religiously diverse, plural society. Historically, the unifying force in British life has been the Crown, not the flag, and certainly not the constitution. But it would seem, through no fault whatever of the present Queen, that the Crown may no longer be as potent a symbol as it was. And it has to be remembered that, for those of our citizens born and brought up in our overseas territories during their struggles for independence, the Crown was not necessarily seen as a symbol of tolerant, evenhanded, liberal, democratic government.\n\nIn ventilating these thoughts (if I may call them such) I may no doubt be succumbing to a vice of professional lawyers, the tendency to attach undue weight to what is written on a piece of paper. It is plainly absurd to suppose that adoption of a codified constitution would resolve all the ills that British flesh is heir to. The most that even the most committed advocate of a codified constitution could plausibly claim is, I think, that such a constitution might well help. Such a view is in my opinion fortified by our experience thus far of 'Bringing Rights Home' through incorporation of the European Convention. I am of course aware that there are substantial bodies of British opinion, well represented in the tabloid press, which view the Human Rights Act with a mixture of hostility and derision. My own opinion, unsurprisingly, is quite different. To the extent that the Convention has prompted changes in our institutions, procedures, and administrative practices, these have been, very largely, changes for the better. But many claims now based on the Convention are claims which could have been brought anyway. Respect for fundamental human rights in Britain was not born on 2 October 2000 (or 10\/2 as perhaps we should call it). What however matters for purposes of my present theme is that the Convention is, I think, recognized as guaranteeing to everyone\u2014including, particularly, the poor, the disadvantaged, the unpopular members of despised minorities\u2014the same rights as everyone else. Even rights which existed before become more real when written down in a single, readily digestible document.\n\nInherent in the argument for a codified constitution is the belief that some degree of entrenchment should protect at least some provisions of a constitutional character. Here, of course, one encounters a familiar difficulty. As Professor Bogdanor has written:\n\nThe British Constitution can be defined in eight words: 'What the Queen in Parliament enacts is law.'\n\nSince, therefore, no Parliament can bind its successor and since, under our constitution, Parliament is sovereign, any attempt to confer special legislative protection or any constitutional provision can be overridden by the majority in any later Parliament. I do not think that there is a wholly satisfactory theoretical answer to this problem. But there are ways in which the problem could be effectively mitigated. If a codified constitution, endorsed by popular referendum, were to be adopted, and if it were enacted that no measure certified by the Speaker to amend that constitution should be enacted without submission of the amendment to a popular referendum, it would be a bold government which would rely on a temporary parliamentary majority to override that provision. A similar result could perhaps be achieved by providing that the Lords' power to block legislation, at present applying only to Commons proposals to extend the life of a Parliament, should apply also to any certified constitutional amendment not already endorsed by popular referendum. In reality, there are many statutory provisions which, although theoretically vulnerable to revocation or amendment by a transient parliamentary majority, are in reality invulnerable: one might instance the reforms effected by the Representation of the People Act 1918 and the Equal Franchise Act 1928, giving women the right to vote in parliamentary elections on the same terms as men.\n\nThe most potent argument against a codified constitution is, as it seems to me, the degree of inflexibility which it necessarily, and intentionally, imposes. However wise, well-balanced, and comprehensive the terms of a constitution may be at the time of its adoption, the passage of time is bound to render some of its provisions obsolete, mischievous, or embarrassing. Familiar examples from the United States are the impediment caused to effective gun control by constitutional protection of the citizen's right to bear arms and the difficulty of dispensing with jury trial in civil cases given the constitutional protection of juries. These provisions are not of course immutable, but the process of amendment is cumbersome, slow, and uncertain and there are likely to be powerful bodies with a vested interest in resisting change. Some of these difficulties may be avoided if the constitutional instrument eschews undue detail and specificity. But had a codified constitution been adopted in 1688, it is difficult to think that this would not have greatly inhibited, if it did not altogether prevent, the evolution of cabinet government and constitutional monarchy as we now know them.\n\nIt is in my opinion a further argument against adoption of a codified constitution that it may open the door to excessive legalism, and to that extent subvert the political process. Whether this is a necessary result, I doubt: I am not sure that the problem arises in France, Germany, Italy, Spain, or other European countries with codified constitutions. But it is, I think, true that issues such as race discrimination and abortion have in this country been addressed very largely through the political process and in the United States through a process of constitutional adjudication. Now this may, I suppose, be a matter of personal preference, but my own preference is, in general, that such problems should be addressed through the political and not the legal process. Lawyers and even judges have many skills, but political judgment and sensitivity to public opinion are not necessarily among them. In some situations this can be a strength; in others it is a weakness. As was said in a recent case:\n\nIt would no doubt be possible, in theory at least, to devise a constitution in which all political contingencies would be the subject of predetermined mechanistic rules to be applied as and when the particular contingency arose. But such an approach would not be consistent with ordinary constitutional practice in Britain. There are of course certain fixed rules, such as those governing the maximum duration of parliaments or the period for which the House of Lords may delay the passage of legislation. But matters of potentially great importance are left to the judgment either of political leaders (whether and when to seek a dissolution, for instance) or, even if to a diminished extent, of the crown (whether to grant a dissolution). Where constitutional arrangements retain scope for the exercise of political judgment they permit a flexible response to differing and unpredictable events in a way which the application of strict rules would preclude.\n\nThis point is perhaps reinforced when account is taken of constitutional conventions. Since I would for my part share the view of the late Professor Wheare that a constitution should contain 'the very minimum, and that minimum to be rules of law', it would follow that conventions, so described because they are not rules of law, would find no place in it. Opponents of codification would contend that any constitution which did not refer to the more important constitutional conventions would inevitably give an incomplete, and to that extent misleading, account of the constitution. The problem would be mitigated if, as in Australia, an attempt were made to list the major conventions of the parliamentary system. But conventions evolve, and even a non-binding codification could never be final.\n\nDebate over the past few years makes plain that there are those who strongly support and those who strongly oppose adoption of a codified constitution in this country. Having always adhered to the latter view, I have moved towards agnosticism. The instinct of many lawyers, not firmly committed to one view or the other, is to ask, before making a judgment, what the document might look like. Happily, we need not go back to the Instrument of Government. There are three relatively recent models to hand: a draft constitution prepared by John Macdonald QC on behalf of the Liberal Democrats in 1990; a draft prepared by Tony Benn in 1991; and a draft prepared by The Institute of Public Policy Research, also in 1991. These models vary considerably in their length, the amount of detail they contain, and in the radicalism of what they propose. But there are certain common features. All provide for an elected second chamber; for some protection of human rights; for devolved Parliaments or Assemblies in England, Wales, and Scotland, with legislative powers; and for some measure of entrenchment. Two of them provide for a supreme court. Two of them provide for the prime minister to be elected by the House of Commons. Borrowing heavily from Professor Dawn Oliver's interesting discussion of these instruments, I would suggest that a codified constitution, if adopted in this country, should comply with certain very basic but, I think, very important rules:\n\n(1) Its adoption should be subject to popular endorsement. If a change of this kind were to be contemplated, it would be important to ensure that there was a high degree of popular approval.\n\n(2) It should eschew undue detail. It would no doubt need to identify the major institutions of the state, such as the Crown, the Legislature, the Cabinet, the Judiciary, the Civil Service, the Armed Forces, and so on. But it would seem to me a recipe for embarrassment to attempt to prescribe, in a document intended to have a long shelf-life, matters such as the succession to the Crown, the size or number of parliamentary constituencies, the size or working practices of the Cabinet etc.\n\n(3) By contrast, there would be value in setting out the fundamental principles which now underpin the state in which we live. An example is found in the guarantee of continued judicial independence in clause 1 of the Constitutional Reform Bill. A similar clause could without difficulty be drafted to define the role and protect the independence of the Civil Service. Formal expression might perhaps be given to the principles underlying parliamentary democracy, representative government, the rule of law, equality before the law, non-discrimination, and the core human rights found in the European Convention on Human Rights and the International Covenant on Civil and Political Rights.\n\n(4) All provisions of the constitution should be justiciable. The constitution should lay down enforceable rights and duties and not resort to the expression of hopes and aspirations.\n\n(5) Subject to the constraints of parliamentary supremacy, some degree of entrenchment is necessary. The provisions of the constitution should not be amendable by what may be a temporary parliamentary majority without the requirement of an enhanced majority of both chambers or endorsement by a popular referendum, or perhaps both.\n\n(6) The constitution should, so far as achievable, be neutral, not only (of course) as between political parties but also as between systems of social and economic organization. If the history of the last 50 years shows nothing else, it surely shows that the beliefs of one generation become the heresies of the next. Constitutional provisions should never be allowed to hamper growth, prevent diversity, or restrict the scope for new ideas.\n\n(7) Finally, a constitution should not make provision for a constitutional court. In some countries, as is well known, constitutional courts exist, and operate very successfully. But such a court is alien to our tradition. I do not think that the qualities required of judges deciding constitutional questions differ from those called for in other kinds of judicial decision-making, and the line of demarcation between constitutional and other questions would not necessarily be very clear. It would diminish the standing of other courts if they lacked jurisdiction to determine constitutional issues.\n\nPerhaps the last word should come from the Queen. 'The British Constitution', she has said, 'has always been puzzling and always will be.' Perhaps\u2014perhaps\u2014the time has come to simplify the puzzle a little.\n\nThe Future of the House of Lords*\n\nNo one in his right mind could ever have invented the House of Lords with its archbishops and bishops, Lords of Appeal in Ordinary, hereditary peerages marshalled into hierarchical grades of dukes, marquesses, earls, viscounts and barons, its life peers nominated by the executive, its truncated powers, its absence of internal discipline and its liability to abolition.\n\nThus Lord Hailsham, writing in 1992. It was thoughts along these lines, one supposes, which led Oliver Cromwell, two days after the formal abolition of the monarchy in 1652, to abolish the House of Lords also. But the monarchy was restored in 1660, and so was the House of Lords.\n\nNo-one could deny that the House has in the centuries since then performed to perfection its role as, in Walter Bagehot's famous 1867 dichotomy, a dignified part of our constitution. One thinks of the Queen in evening gown and tiara, flanked by her consort and surrounded by princes, officers of state, heralds, and pages, reading her speech from the throne in the House of Lords at the annual opening of Parliament. One thinks of the peers of the realm in their robes arrayed before her, with a handful of bewigged judges in black and gold or red and ermine clustered on the woolsack at her feet. One thinks of the Lord Chancellor in full wig and heavy black and gold gown, breeches, silk stockings, and buckled shoes, preceded by the mace and his pursebearer, followed by his trainbearer processing ceremonially through the corridors of the House to arrive in the chamber as Big Ben strikes the first note of the appointed hour. One thinks of the chamber itself, ornate in its neo-gothic decoration and stained glass, a sharp contrast with the bare, ungarnished, House of Commons. In such august surroundings any indulgence of private interests, prejudices, and partial affections would seem out of place, and appropriately each sitting day opens with a prayer, read by a bishop of the established church in surplice, cassock, and pectoral cross, invoking divine aid to immunize the members of the House against such unwholesome influences.\n\nThis is a prayer which, whether because of its noble source or its constant repetition, is generously answered. Despite (or perhaps because of) the absence of any ringmaster on the Commons model, debates are conducted in a calm, measured, understated, unaggressive spirit. Even when political differences are sharp, as of course they not infrequently are, debating exchanges are expected to be courteous, redolent of the senior common room rather than the playground.\n\nThe changes experienced by the House over the past century or so (of which more anon) have done little or nothing to weaken its dignified aspect, but its role as an efficient part of the constitution, the other component of Bagehot's dichotomy, has been greatly strengthened. In two ways particularly its work has been of immense value to the government of our country. The first is as a revising chamber, considering, amending, and improving raw legislative proposals received from the House of Commons. This was a truth perceived by Bagehot in _The English Constitution_ when he wrote:\n\nBut though beside an ideal House of Commons the Lords would be unnecessary, and therefore pernicious, beside the actual House a revising and leisured legislature is extremely useful, if not quite necessary.\n\nThis is a judgment which modern commentators have echoed. Professor Rodney Brazier, writing in 1991, observed that without the House of Lords:\n\nLegislation . . . would become even worse than it is now: even at its present rate of overworking, the House of Commons manages to pass badly-written legislation, tracts of which are immunized against debate and amendment by the guillotine.\n\nHe considered a revising chamber of some sort to be essential. More recently, Professor Anthony King referred to what:\n\nappears to be universal agreement that much of the legislation that emanates from the House of Commons is a mess\u2014ill considered, badly drafted and (to use the clich\u00e9 of the day) not fit for purpose\u2014and that a second-thoughts chamber is needed, if not to eliminate the mess totally, then at least to reduce its extent.\n\nMore recently still, Professor Vernon Bogdanor has acknowledged the effective work performed by the House in revising legislation. It is serious work. In the 2007\u20132008 session of Parliament, over 7,000 amendments were tabled to government bills, many of them by the government itself, and over 2,500 adopted.\n\nA second field in which the House of Lords has notably excelled has been in the work of its select committees. Professor Bogdanor cites tributes paid in particular to the Select Committee on the European Communities. As early as 1977, a committee established by the Hansard Society for Parliamentary Government found itself:\n\nstruck by the relevance and businesslike nature of the results of the Lords' work in this field, and think it significant that the Commons, who represent the people of this country, have taken in contrast to the Lords, a largely inward-looking and conservative attitude where the opposite was required.\n\nLater, in 1982, a Report of a Study Group of the Commonwealth Parliamentary Association concluded that the Lords offered:\n\nthe only really deep analysis of the issues that is available to the parliamentary representatives of the ten countries of the Community . . . The Lords reports are far more informative and comprehensive than those produced by the Commons committee on European legislation.\n\nOther select committees, such for instance as that on science and technology, have similarly won a deservedly high reputation.\n\nIn its former incarnation, based on heredity and appointment to hereditary peerages, the House was well able to maintain its dignified aspect. As Bagehot observed, 'An old lord will get infinite respect'. But two features in particular contribute to the strength of the modern House in its role as an efficient part of the constitution. The first is the membership and involvement of many men and women who have distinguished themselves in fields far removed from that of politics: those whose professional background lies in areas as disparate as academe, the armed services, diplomacy, trade unionism, business, local government, banking, medicine, the civil service, applied science, engineering, the police and security services, the social services, teaching, and the law. On almost any topic the House can muster experienced specialists able to speak with authority. While the hereditary peerage over the centuries produced men of outstanding ability, and the hereditary pool could be enriched by new appointments, this large and rich diversity of talent is not something which a hereditary system could have been expected to achieve. The second major contributor to the success of the House is the membership of a significant number of crossbenchers, members (whether hereditary or life peers) owing no allegiance to any party and taking no party whip, free to form their own judgment on any issue which arises and to speak and vote as their judgment or conscience may dictate. These independent guardians (who now number about 206\u2014constant changes make it hard to give accurate figures) cannot outvote their political colleagues in combination, there being about 214 Labour peers, 199 Conservative, and 74 Liberal Democrats, but they can often swing the balance and may have an influence out of proportion to their numbers.\n\nIf, therefore, by providence and design, we have been blessed with this paragon, this admirable Crichton, of constitutional institutions, why should any question arise about its continuation into the indefinite future in very much the form which it now enjoys? Why, in the title to this chapter, do I include a question mark? The answer, I suggest, is clear. It is that for nearly two centuries at least the House has been perceived as subject to a disabling lack of democratic legitimacy. No member of the public has ever voted or had any opportunity to vote for any member of the House of Lords. This was so when the House, formally speaking, exercised almost the same legislative authority as the Commons and was a necessary party to legislation. It remains so now the House enjoys no more than a modified power of veto. It is a situation with few parallels anywhere in the world.\n\nThat the House lacks democratic legitimacy such as would entitle it to resist the will of the Commons is not a twentieth- or twenty-first-century perception. It was fully appreciated by Bagehot, who pointed out that, despite its adamant hostility to the Great Reform Bill of 1832 and the repeal of the corn laws in 1846, the House on each occasion gave way. As Bagehot put it:\n\nSince the Reform Act the House of Lords has become a revising and suspending House. It can alter bills; it can reject bills on which the House of Commons is not yet thoroughly in earnest\u2014upon which the nation is not yet thoroughly determined. Their veto is a sort of hypothetical veto. They say, we reject your Bill for this once or these twice, or even these thrice: but if you keep on sending it up we won't reject it. The House has ceased to be one of latent directors, and has become one of temporary rejectors and palpable alterers.\n\nThe Lords, continued Bagehot, thought that reform and free trade would together bring ruin:\n\nIf they could ever have been trusted to resist the people, they would then have resisted it. But in truth it is idle to expect a second chamber\u2014a chamber of notables\u2014ever to resist a popular chamber, a nation's chamber, when that chamber is vehement and the nation vehement too. There is no strength in it for that purpose. Every class chamber, every minority chamber, so to speak, feels weak and helpless when the nation is excited.\n\nWe know from Sir WS Gilbert, in _Iolanthe_ :\n\nThat every boy and every gal\n\nThat's born into the world alive,\n\nIs either a little Liberal,\n\nOr else a little Conservative.\n\nBut the accident of heredity did not lead to an equal or even approximately equal membership of both factions. To the democratic deficit of heredity was added a large and permanent Conservative majority, giving that party the power, if it chose, to destroy its opponents' legislative programme. In the last third of the nineteenth century and the earlier years of the twentieth, when a Liberal government was in power, the Conservative leadership did so choose. The crunch came when the Lords rejected Lloyd George's 1909 Finance Bill in defiance (or apparent defiance) of a well-established convention that the Lords did not interfere with money bills. After two general elections and under threat that the Conservative majority in the Lords would be swamped by a wholesale creation of Liberal peers, the Conservative leadership eventually gave way. The upshot was the Parliament Act 1911, which formalized the convention on money bills and replaced the Lords' power to veto legislation by a power only to delay it, save in the case of a measure extending the life of a parliament, for which the consent of both Houses was still to be required. By the Parliament Act 1949, enacted pursuant to the earlier Act without the consent of the Lords, their power to delay the enactment of legislation approved by the Commons was further restricted.\n\nThe Parliament Acts mitigated the affront to democracy inherent in the power of an unelected, unaccountable chamber to thwart the will of the elected chamber answerable to the electorate. But they did nothing to address another affront, the domination of the upper house by a large and permanent majority of members belonging to one of two leading parties. This presented an obvious problem in 1945 when a reforming Labour government, returned with a landslide majority, was confronted by an upper house commanded by the Conservative opposition. Despite the 1911, and later the 1949, Parliament Acts, the threat to the government's legislative programme was obvious. But the Conservative leadership in the Lords, perhaps learning from past experience, wisely adopted an informal self-denying ordinance, known to politicians as the Salisbury convention, by which the House would not use its power to obstruct the enactment of legislation foreshadowed in the manifesto of a party victorious in a general election. This convention, still honoured if increasingly criticized, has operated as a self-imposed restraint on the Lords' power.\n\nBut until 1958 membership of the House depended on heredity or first appointment to a hereditary peerage. The only exceptions were the two archbishops, and 24 senior English bishops, who were members of the House while they held office, and a handful of Law Lords, who were peers for life only. This situation changed with enactment of the Life Peerages Act 1958, a beneficial and overdue reform which opened the door to the creation of peerages for life on a much wider basis. It was not a new idea. As Bagehot recounts, life peerages were proposed by Palmerston's first government in the 1850s, but were blocked in the Lords by Lord Lyndhurst, described by Bagehot as 'a great partisan' with 'no love of truth'. An attempt to confer a life peerage on Baron Parke, a former baron of the Exchequer, to enable him to sit judicially in the Lords, had been defeated when the House held that there was no prerogative to create life peerages, an anomaly not rectified until 1876.\n\nThere can be no doubt that the diversity and quality of talent now present in the House of Lords is in large measure attributable to the appointment of life peers. But these appointments led to the House becoming hugely swollen\u20141,273 members in the last year of the last century\u2014and did not address the imbalance between the parties, the Conservatives having more than twice as many peers as Labour and the Liberal Democrats together. Size, party balance, and the anomaly of birth as a qualification to legislate were addressed in the House of Lords Act 1999, which led to the departure of 600 hereditary peers, mostly Conservative, leaving only an anomalous rump of 92. Thereafter the numbers of Conservative and Labour peers were roughly equal, with the number of Labour peers in recent years pulling slowly ahead. This change was made in pursuance of a manifesto pledge to launch a process of reform to make the Lords 'more democratic and representative'.\n\nDoes this, then, mean that the future of the House is effectively settled? It does not. The problem remains that the House is not in any ordinary sense democratic or representative at all, even now. This is a problem with which we have grappled for at least a century. The preamble to the Parliament Act 1911 recited that:\n\n. . . whereas it is intended to substitute for the House of Lords as it at present exists a Second Chamber constituted on a popular instead of a hereditary basis, but such substitution cannot be immediately brought into operation.\n\nThe ensuing history gives a new meaning to immediacy. The search for a satisfactory popular basis has continued ever since. Schemes and proposals for reform have fallen 'Thick as autumnal leaves that strew the brooks In Vallombrosa'. Notable was the Parliament (No 2) Bill 1969, which proposed a two-tier House with life peers as voting and hereditary peers as non-voting members and a six-month delaying period over non-financial legislation. The proposal must have had some merit since it united Michael Foot and Enoch Powell (on contrary grounds) in opposition, but it lacked sufficient backbench support. On 4 February 2003 the Commons, presented with seven different options for reforming the composition of the House, rejected all of them. But in March 2007 the Commons voted for either a wholly elected House of Lords, or one which would be 80 per cent elected. This is not a proposal which finds favour with the Lords themselves. The debate continues.\n\nIt is, I suggest, clear that appointment, no matter how enlightened and wise the process of selection, can never yield a House which is either democratic or representative or constituted on a popular basis. The essence of democracy and democratic representation is that we have the opportunity to vote for those who make the laws to which we are subject. Appointment cannot confer the legitimacy which the House has long lacked, and been conscious of lacking. If the House is to enjoy a democratic mandate, it can only be because its members have been elected by the public.\n\nElection, however, raises problems of its own. It would seem clear that a person could not be elected to a peerage, so the status of elected members would have to change, and with it the name of the upper house. But a much more important problem relates to the rules which would govern elections. Would elections be held at the same time as a general election? Would elected peers (however described) represent the same parliamentary constituencies as members of the House of Commons? Would the franchise be the same as that for the Commons (first past the post) or would it be different, and as is now the rule for most other elections in this country, more proportional? The problem is a real one, since if candidates for the House of Lords were elected at a general election, representing existing constituencies, on the same franchise, one would expect the outcome in both Houses to be very similar, and that would raise a question about what value the second chamber would add. A carbon copy chamber reproducing the Commons would not seem likely to attract much interest or respect. On the other hand, if the Lords were elected at a different time, when the mood of the country had changed since the election of members to the Commons, the composition of the two Houses might be significantly different. If the Lords represented different constituencies, or were elected (as has sometimes been suggested) on a functional basis or so as to strengthen representation of the regions, it could be still more different. If the Commons continued to be elected on a first-past-the-post basis and the Lords on any of the alternative bases now in use, that too would increase the difference between the political composition of the two Houses. That could be a recipe for friction and obstruction, and the Lords, now elected on a popular vote, might no longer be inhibited in their conduct by any sense of democratic illegitimacy. Indeed, the Lords, elected on a proportional franchise, might well feel more truly representative of opinion in the country than the Commons if the latter continued to be elected on the present basis which, whatever its merits, has been repeatedly shown to be unrepresentative of the balance of opinion in the country. Thus even if the powers of the Lords continued in their present reduced form, and the Commons retained their monopoly of money bills, the primacy of the Commons could be challenged in a way it has not been for centuries. And it might not be obvious why the Lords should exercise no more than a limited delaying power if they enjoyed the same democratic legitimacy as the Commons. But no-one can suppose that the Commons will vote to establish a serious democratic rival; it has even been proposed, however illogically, that the Lords' increased legitimacy, signified by election, should be accompanied by a further diminution of their powers.\n\nThere is a further problem. If there were elections for the Lords, they would inevitably be dominated by the political parties, as are elections to the Commons where only the very occasional, single-issue, independent finds a place. But it is all but inconceivable that the retired generals, diplomats, doctors, lawyers, academics, and others\u2014many of them of mature age, and many of them independent of any political allegiance\u2014would seek or earn the support of any political party or be willing to engage in the contest of an election without it. So, as Professor King has rather brutally put it, the House:\n\nwould inevitably consist almost entirely of a miscellaneous assemblage of party hacks, political careerists, clapped-out retired or defeated MPs, has-beens, never-were's and never-could-possibly-be's.\n\nSo the Lords would lose what for the past half-century has been its greatest strength and the feature which distinguishes it most sharply from the Commons.\n\nBut the problem does not end there. The low percentage of those eligible to vote who turn out to do so is already a matter of concern, even in a general election which involves a choice of government. In local government and European Parliament elections the turnout is even lower. If an elected House of Lords were to be an assembly of members, similar in background to their counterparts in the Commons but at or nearing their sell-by dates, the percentage turnout could plumb new depths. Even now, I suspect that most of us could not name our representative in the European Parliament. Elected members of the upper house would be (if anything) even more anonymous. As Professor Bogdanor has suggested:\n\nan upper house elected on a low turnout and peopled with anonymous nonentities whose only qualification is long party service would be likely to devalue democracy rather than improve it.\n\nIn short: while the introduction of an elected House of Lords would satisfy the requirements of modern, representative democracy it would effectively destroy the virtue and strength of the House as it now exists.\n\nIf, therefore, appointment is ruled out as undemocratic and unrepresentative, and election is ruled out on the grounds just given, and a combination of the two is ruled out as sharing the vices of both and the virtues of neither, the alternative is abolition. This is not as startling an idea as it may sound. Two-thirds of the world's legislatures are unicameral, among them those of such stable and well-governed countries as Denmark, Norway, Sweden, and New Zealand. 'No one seems to think', says Professor King, 'that those countries are significantly worse governed than their neighbours for lack of a second chamber.' A majority of Liberal MPs in the 1890s favoured abolition. So, at times, did the Labour Party: a proposal to that end was included in the party's 1939 manifesto; abolition was envisaged in a document drawn up by the TUC-Labour Party Liaison Committee in 1977; the Labour Party Conference in that year approved a motion in favour of 'an efficient single-chamber legislating body'; only an intervention by the Prime Minister (Mr Callaghan), it seems, kept a pledge to abolish the Lords (which he shortly thereafter joined) from appearing in the party's 1979 manifesto; the Labour conference of 1980 stood by its support for abolition, which Tony Benn believed should be the first task of an incoming Labour government. Some Labour members remain of that opinion. It is a view shared by some commentators. Andrew Marr, writing in 1995, thought there was a strong case for outright abolition: he considered the House 'so hopelessly anti-democratic and relatively powerless' as not to be taken seriously in his account of our democracy and he suggested that 'its aristocratic atrophy has lasted for so long that the old place almost begs for the application of the humane killer'. Professor King, more cautiously, has described the case for total abolition as 'quite strong'.\n\nSince it is widely believed by those outside the House itself that it should not, in its present form, continue to exist, and since, for reasons I have endeavoured to give, the only models of reform suggested\u2014appointment, election, or a combination of the two\u2014are open to compelling objections, the case for total abolition is indeed strong. But early in this lecture I drew attention to the invaluable work done by the House, particularly in its work as a revising chamber and in the work of its specialist committees. To bring that contribution to an end without replacing it would adversely affect, in a serious way, the quality of government in this country. Time and again, not least in recent years, we have had cause to thank providence for the House of Lords, which on occasion seems more closely attuned to the mood of the nation than the popularly elected House. If, therefore, the Lords were abolished, could it be effectively replaced?\n\nI myself think it could, by establishing a body which\u2014for want of any better name\u2014I shall call the Council of the Realm ('the Council', for short). This body would differ from the House of Lords superficially in that membership would involve no outdated pretence of nobility, and it would differ fundamentally in having no legislative power. It could not make law. It could not (save in one respect which I shall discuss shortly) obstruct the will of the Commons. Thus the reproach that 'reliance is placed on an unelected and unrepresentative House to frustrate the wishes of the very chamber which is elected in order to represent public opinion' would be removed. There would be no persisting democratic deficit. The Council would, however, resemble the House of Lords in crucial respects. Its members, appointed not elected, would be very much the same people, and the same sorts of people, as now make up the House, including many who are elderly but excluding the senile. It would perform, but in an advisory and not a law-making way, the revising function it now performs. Its expert committees could function much as they do now. It could debate issues of public moment. In this way the most valuable functions of the existing House could be preserved, but the features of the House which fuel calls for reform could be eliminated.\n\nA proposal as embryonic and, perhaps, novel as this cannot be defined in any precise detail, but I must seek to answer 12 of the more obvious questions which any consideration of it would be bound to provoke.\n\n1. How would members of the Council be recruited?\n\nOn being established, the Council would comprise almost all existing members of the House of Lords who are willing to serve, including any hereditary peers who are members at the relevant time. Future recruitment would be by appointment, effectively on the nomination of a committee of the Council, broadly based so as to reflect the main bodies of political opinion but also those with no political allegiance. New appointments would be made to provide or replace needed expertise or to meet the demands of current business. I envisage that members of the Council would be eligible to serve, health permitting, until an advanced retirement age.\n\n2. What would be the size of the Council?\n\nInitially, the Council would be roughly the same size as the existing House of Lords, but over time it would be likely to diminish. No maximum or minimum number would be specified. Over time, the number of members would be governed by the need of the Council to be able to call on members with knowledge and experience in politics but also, and particularly, in the multifarious fields which fall to be considered in a complex modern state.\n\n3. Would all members be entitled or required to attend all sessions of the Council and its committees?\n\nNo; members would be neither entitled nor required to attend all sessions. Groups of perhaps 20\u201325 members would be formed to consider particular pieces of legislation. Specialist committees, whether on European legislation or science and technology or delegated legislation or the constitution or in any other field, would in all probability be smaller. Members would attend when nominated and summoned, but not otherwise.\n\nThis involves a break with House of Lords practice. The Wakeham Royal Commission in its Report on the Reform of the House of Lords, _A House for the Future_ , recorded that the average daily attendance in the House in the 1998\/1999 parliamentary session was 446. After the departure of the hereditaries the number shrank (in 2007\u20132008) to 413. These are inordinate numbers. One recalls that the most powerful and perhaps most respected upper house in the world, the United States Senate, does its work with 100 members, a total not exceeded (among countries with second chambers) in Australia, Austria, Belgium, the Czech Republic, Ireland, The Netherlands, Poland, and South Africa, and only just exceeded in Canada. Even the more populous upper houses as in Russia (178), India (245), Japan (252), Spain (259), France (321), and Italy (326), cannot match the House of Lords' 446 or even 413. It is hard to suppose that the business of the House could require the attendance of so many members, and this feature of the House would not be reproduced in the Council. This pattern of working could be expected to yield some saving on the \u00a3121.5 million which the House of Lords currently costs; of that total, only \u00a336 million is spent on staff and members' expenses, but this is not a negligible sum.\n\n4. How would members of legislative groups and specialist committees be chosen?\n\nMembers of legislative groups and specialist committees would be chosen by a broadly based and representative selection committee of Council members. The object in each case would be to compose a balanced, knowledgeable, and objective group for the particular task in hand.\n\n5. Would members of the Council be paid?\n\nApart from a nominal annual retainer, members of the Council would receive an appropriate daily or hourly rate for time actually spent on the business of the Council pursuant to summons, plus an allowance for expenses reasonably and necessarily incurred in order to discharge such business.\n\n6. Would members of the Council have the opportunity to consider the principle of proposed legislation?\n\nYes; save where there is an emergency giving rise to a need to legislate urgently, to be certified as such an emergency by the Speaker of the House of Commons, the Council would have the opportunity to consider the principle of proposed legislation, as in Parliament on Second Reading, before its introduction in the Commons. For that purpose it would have a statutory power to call for evidence from ministers and shadow spokesmen, to take evidence from experts, and to require the production of papers. At this stage, and at all later stages, the Council would be required by statute to act within a specified period, to prevent the process of legislation becoming unduly protracted and enable the government to legislate with reasonable expedition.\n\n7. Would members of the Council have the opportunity to review legislation approved by the Commons on a line-by-line basis?\n\nYes; members of the Council nominated to do so would have the opportunity to consider the text of Commons legislation in fine detail, performing the revising function of the House of Lords. Its power would, however, be to recommend amendments and not (as now in the House of Lords) to amend the text of a bill. The Commons would be subject to a statutory obligation to review amendments proposed by the Council.\n\n8. Would the Council have an opportunity to review the legislation again after its amendments had been considered by the Commons?\n\nYes; the process would be repeated, once, more briefly. Statute would provide that a measure could not be presented for the Royal Assent without a certificate by the Speaker that there had been compliance with this procedure.\n\n9. Would there be any constraint on the powers of Council committees to investigate and report?\n\nThe Council would be subject to no constraints not applicable to the House of Commons and would, by statute, enjoy the same immunity from suit as now attaches to proceedings in the House of Lords. I cannot see any reason why the law of contempt should apply to it.\n\n10. Could a government appoint as ministers those who are members of the Council as now of the House of Lords?\n\nYes; a government could appoint a member of the Council to be a minister, although the member could not, while serving as a minister, perform duties for the Council. It is indeed desirable that this should be done, since the Council will be a pool of able and experienced people knowledgeable in their fields. It would ameliorate the present situation in which people of, on occasion, modest ability are appointed to ministerial office, come to a department with little or no knowledge or experience of the department's business, and are re-shuffled to another department before they have time to learn. It would, moreover, strengthen the ability of the House of Commons to hold a government to account if fewer MPs of the majority party held ministerial appointments.\n\nIt would be important that ministers appointed in this way should be answerable to the House of Commons. A procedure would have, therefore, to be established to enable ministers who were not elected members of parliament to speak and answer (but not to vote) in the Commons. This would remedy what is at present a weakness in our system of government. For the last 10 years, for instance, the Attorney-General has been a peer, sitting in the House of Lords. During that time, momentous decisions have been taken. In a parliamentary system such as ours, which depends on the accountability of ministers to Parliament, it cannot be satisfactory that the government's chief law officer should be immune from questioning in the elected and dominant chamber. The same of course applies to other ministers sitting in the Lords. Within the past week I have read of proposals to very much this effect, so the procedural problems cannot be insuperable.\n\n11. Could there be any safeguard, in a unicameral parliament, against unilateral legislation by a House of Commons majority to extend its own life?\n\nDuring both world wars legislation was enacted to extend the life of the existing parliament, because of the obvious undesirability of holding a general election in wartime. In both cases, the legislation was supported in both Houses, and it is universally agreed that the Commons alone should not be able to legislate to prolong the life of a parliament. That could lead to the dictatorship of a temporary majority. For this reason, such legislation was specifically excluded from the operation of the Parliament Acts and continued to require the assent of both Houses. If there were no longer a House of Lords, what safeguard could there be?\n\nThe safeguard, I suggest, would be a statutory provision stipulating that no legislative measure seeking to extend the life of an existing parliament should be presented for the Royal Assent without the certificate of an appropriate official that it had been approved by a majority of all members of the Council entitled to vote. It might be objected that a Commons majority might vote to abrogate such a provision, but it may well be that a majority could legislate, using the Parliament Acts themselves, to abrogate the existing exclusion in those Acts, though it would have to be a two-stage process. There comes a point at which confidence has to be placed in the integrity and good faith of those who govern us, and nothing in the last three-and-a-half centuries of our history suggests that our elected leaders would act in so blatantly anti-democratic a manner.\n\n12. How can we be sure that the House of Commons or the country would take any notice of Council recommendations?\n\nThis is of course the crunch question, and the answer is that we cannot be sure. The press, the public, and the Commons might dismiss the Council as, in the current phrase, 'a bunch of old farts' of whom no notice need be taken. But there are reasons to think that this would not be so. Despite unease at the House of Lords' lack of legitimacy, most of its members are personally respected and the work of the House is generally admired, rarely disparaged. With the democratic deficit made good, the virtues and strengths of the new Council would become more obvious. And there is, I think, a general apprehension that there needs to be some check on an over-mighty House of Commons which, as Bagehot said, 'like all similar assemblies . . . is subject to the sudden action of selfish combinations'. If, therefore, as I would expect, the Council did its work professionally, intelligently, and objectively, with manifest dedication to the public interest, its recommendations would seem likely to find favour with the more reflective sections of the media and public opinion, and there would then be a political price to pay for rejecting them, at any rate without good reason.\n\nTo conclude: for over a century the future of the House of Lords has been regarded as a problem. Our belief in the power of reason generally leads us to believe that all problems are amenable to a rational solution if sufficient thought is devoted to them. But there is in truth a small category of problems which are not amenable to a rational solution, and the problem of reforming the House of Lords while preserving its present form is one of them. That is why, despite an immense outpouring of time and talent, no solution has been found. My solution does not of course preserve the House of Lords in its present form. But it is a possible and I think workable solution. As Lord Denning said in a 1957 case:\n\nWhatever the outcome, I hope I may say, as Holt CJ once did after he had done much research on his own: 'I have stirred these points, which wiser heads in time may settle.'\n[PART \nII](05_Contents.xhtml#id_3109)\n\nThe Business of Judging\n\nThe Judges\n\nActive or Passive?\n\nIintroduce my theme with a quotation from Professor Peter Birks, whose tragic and untimely death deprived the world of legal scholarship of one of its undoubted giants. In his words, 'Authority in interpretation of the law naturally derives from learning combined with good judgment and discretion in its deployment'. He went on to add, perhaps rather generously, that 'the common law has always put its jurists on the bench'.\n\nIn recent years the British judiciary have been charged, by a leading political figure, with 'aggressive judicial activism'. Similar charges, not always so politely expressed, have been made in other ages (for example, in ancient Athens) and in other countries also, notably the United States, Canada, Australia, and New Zealand. They have also been made against the Court of the European Communities. The widely admired Israeli Supreme Court has been described by an American critic as 'the most activist, _antidemocratic_ court in the world'. It is tempting to dismiss such accusations as mere political polemic. But the proper role of judges in the modern democratic world is a legitimate subject of public consideration and discussion, and the more significant one considers the judicial decision-making role to be, the more that is so. After all, as Lord Simon of Glaisdale observed in a reported case, 'Law is too serious a matter to be left exclusively to judges'.\n\nI begin by describing what may, I hope fairly, be described as the traditionalist view of the judicial role. It rests essentially on three propositions. The first relates to the separation of powers. The function of the legislature is to enact laws for the good government of the country. It is for the executive to carry those laws into practical effect. It is for the judiciary, in case of doubt or dispute, to interpret and apply those laws. The task of the judges is, and is only, to give effect to the terms of what Parliament has enacted. They have no warrant to vary, add to, or subtract from the effect of what Parliament has enacted, and no warrant to supply omissions or give effect to what they may think Parliament would have intended.\n\nThe second proposition relates to the non-statutory areas of the law. Here the task of the judges is to declare what the common law is, and by implication has always been. Such law is derived, above all, from precedent, the accumulated wisdom of the past, applied with what Maitland called 'strict logic and high technique'. Thus the judges are a neutral, colourless, undistorting medium through which the law is transmitted to those bound by it. They are not, save perhaps in a minimal sense, makers of the law, which must itself, to the highest degree possible, be certain, stable, and predictable.\n\nThe third proposition is that the authority and standing of the judges depend on their strict adherence to these rules. They enjoy the tenure, the independence, and the authority which they do precisely because of the essentially technocratic role which they fulfil, precisely because they are giving effect to the enacted intention of Parliament or the inherited corpus of the common law, and not to their own personal opinions, prejudices, and predilections, which are wholly irrelevant. They are professional experts charged with a task of interpretation, 'auditors of legality' in the apt language of a leading Indian authority, but with no independent authority to rule on what would best serve the public interest. Not only do the judges lack the democratic credentials to perform such a task; they lack the resources and processes conducive to good law-making.\n\nThere is an immense body of authority to support this view of the judicial role. As we learn from Lord Mackay of Clashfern's Maccabean Lecture in 1987, the position of the early Scottish judges was quite clear: they had no power to make law. In Bacon's opinion, 'Judges ought to remember that their office is _jus dicere_ , and not _jus dare_ : to interpret law, and not to make law or give law'. It was Hale's opinion also that the decisions of English courts could not 'make a law properly so called, for that only the King and Parliament can do . . . but though such decisions are less than a law, yet they are greater evidence thereof than the opinion of any private persons'. On the role of precedent, Parke B's statement in _Mirehouse v_ R _ennell_ in 1833 has been repeatedly cited:\n\nOur common law system consists in the applying to new combinations of circumstances those rules of law which we derive from legal principles and judicial precedents; and for the sake of attaining uniformity, consistency and certainty, we must apply those rules, where they are not plainly unreasonable and inconvenient, to all cases which arise; and we are not at liberty to reject them, and to abandon all analogy to them, in those to which they have not yet been judicially applied, because we think that the rules are not as convenient and reasonable as we ourselves could have devised.\n\nSimilarly clear and compelling statements have been made on the proper approach to statutory interpretation. I take as an example the concluding paragraph of Channell B's judgment in _Attorney-General v Sillem_ in 1863:\n\nIt may be said that the manner in which I have considered this case, by a minute scrutiny of the words of the Act, is a mere lawyer's method of viewing the matter\u2014that in a case of this kind it is our duty to take a broader view\u2014to take into our consideration the principles of international law, the duties of nation to nation, and even the opinions of great statesmen on those duties. I, for my part, have no ambition to decide cases in this Court in any other capacity than that of a lawyer. In days long past judges, I think, often invaded what we now consider the sole province of the legislature. They interpreted statutes to include cases which they assumed to think ought to have been included; thus not merely constituting themselves legislators, but generally also legislators ex post facto. That I think will never be done again. As long as acts of parliament are drawn as they are now, the office of construing them will be no sinecure, though we have but to interpret the law and not to make it. If it is for the interest of the nation that the law should be other than we interpret it,\u2014if our construction of this act of parliament may endanger the peace of the nation,\u2014then I say that it may be the duty of Parliament to enact a new law; but it is not our duty to look elsewhere than at the present statute for an interpretation of it.\n\nSuch statements have their counterpart in this country in more recent times. One thinks, for example, of Lord Simonds' famous dismissal of Lord Justice Denning's plea for a purposive approach to statutory construction as 'a naked usurpation of the legislative function under the thin disguise of interpretation' and of his similarly unyielding response to Lord Denning's invitation to reconsider the English law on privity of contract:\n\n. . . to me heterodoxy, or, as some might say, heresy, is not the more attractive because it is dignified by the name of reform. Nor will I easily be led by an undiscerning zeal for some abstract kind of justice to ignore our first duty, which is to administer justice according to law, the law which is established for us by Act of Parliament or the binding authority of precedent.\n\nIt is not in this country alone that this traditionalist view of the judicial role has been taken. Oliver Wendell Holmes ended a dissenting opinion by observing that he was not at liberty to consider the justice of the Act under consideration; and in another case he dissented in favour of appellants whose views he characterized as 'a creed that I believe to be the creed of ignorance and immaturity'. Cardozo J observed that 'Judges are not commissioned to make and unmake rules at pleasure in accordance with changing views of expediency or wisdom'. But perhaps the traditionalist view has in recent times been most clearly and emphatically articulated by another greatly admired and respected common law judge, Sir Owen Dixon. Speaking of the High Court's function of constitutional interpretation he said in April 1952, on his appointment as Chief Justice of Australia:\n\nSuch a function has led us all I think to believe that close adherence to legal reasoning is the only way to maintain the confidence of all parties in Federal conflicts. It may be that the court is thought to be excessively legalistic. I should be sorry to think that it is anything else. There is no other safe guide to judicial decisions in great conflicts than a strict and complete legalism.\n\nIn his address at Yale 'Concerning Judicial Method' in September 1955, Dixon cited Maitland's judgment that the common law was not 'common sense and the reflection of the layman's unanalysed instincts; rather . . . strict logic and high technique, rooted in the Inns of Court, rooted in the Year Books, rooted in the centuries'. The conclusion of the judge, Dixon said:\n\nshould not be subjective or personal to him but should be the consequence of his best endeavour to apply an external standard. The standard is found in a body of positive knowledge which he regards himself as having acquired, more or less imperfectly, no doubt, but still as having acquired.\n\nIn an oblique (and, it seems, unrecognized) reference to Lord Denning, he added:\n\nin our Australian High Court we have had as yet no deliberate innovators bent on express change of acknowledged doctrine.\n\nDixon was gloomy about what he saw as current trends:\n\nThe possession of fixed concepts is now seldom conceded to the law. Rather its principles are held to be provisional, its categories, however convenient or comforting in forensic or judicial life, are viewed as unreal . . . illusory guides formerly treated with undue respect.\n\nThat these opinions continue to command the support of judges at the highest levels is apparent from the address of Heydon J, a more recent recruit to the bench of the High Court of Australia, given in 2002 and entitled 'Judicial Activism and the Death of the Rule of Law'. In it the author concludes:\n\nOur present state is much less bad than that of the United States, Canada and New Zealand. But the former condition of things needs to be restored.\n\nSeeing that we are compassed about with so great a cloud of authorities, one might well conclude that there is no room for any alternative view. The principles I have attempted to summarize do indeed express important, fundamental, and indispensable truths. In the absence in this country of an entrenched and codified constitution, the Queen in Parliament is the supreme law-making authority, having no rival. If every judge were free in each case to do whatsoever is right in his own eyes, an approach criticized in the religious sphere by the author of Deuteronomy, it would not only violate the judge's oath to do right to all manner of people 'after the laws and usages of this Realm' but would also violate the principles on which the rule of law is founded. As Lord Hailsham of St Marylebone very pertinently observed in his 1983 Hamlyn Lectures, Thomas Fuller's famous warning\u2014'Be you never so high, the law is above you'\u2014lays down the rule for judges no less than ministers. No case can be made for what has been called judicial popularism, judicial adventurism, or, perhaps less happily, judicial excessivism. A more difficult question is whether the traditionalist model as I have characterized it provides a comprehensive and convincing description of what judges have done in the past and still do or an adequate prescription for what they should do, applicable in all countries at all times. With genuine respect for those who think otherwise, I suggest that it does not: it captures very important elements of the truth but does not express the whole truth.\n\nIt does not, in the first place, seem to me that the traditionalist model squares with the historical record. It is, after all, the cardinal feature of the common law (in which, for this purpose, I include equity) that the decisions of the judges, made one by one in case after case, are themselves a source of law. Faced with an apparently new problem a judge will, like an administrator, a doctor, a surveyor, or an accountant, apply his mind to how rather similar cases have been treated in the past. He will tend, as Lord Wright graphically put it, 'to proceed from case to case, like the ancient Mediterranean mariners, hugging the coast from point to point, and avoiding the dangers of the open sea of system or science'. But the gradual, piecemeal, incremental nature of the process should not blind us to the fact that over the centuries the judges have created important bodies of law, largely untouched by statute, in fields such as, for example, contract, tort, equity, unjust enrichment, and the principles governing judicial review. This was not done in a fit of absence of mind. Sir George Jessel MR pointed out that:\n\nthe rules of courts of equity are not, like the rules of the common law, supposed to have been established from time immemorial. It is perfectly well known that they have been established from time to time . . . In many cases we know the names of the Chancellors who invented them.\n\nThis conscious law-making role was not confined to equity judges. During his 32 years as Chief Justice of the King's Bench, Lord Mansfield heard and decided, it would seem, well over 100 cases dealing with insurance, mostly marine insurance, and over 450 concerned with bills of exchange and promissory notes. Those were cases which, it seems plain, Mansfield deliberately reserved to himself because he wanted to fashion, as in the result he did, a coherent, principled body of law fit to serve the needs of an ambitious and expanding commercial nation. This was not a body of law rooted in the Inns of Court and the Year Books. Nor was it the product of strict logic and high technique. It was rooted in important principles of openness and fair dealing, and in the practice and expectations of the marketplace. It was, Mansfield recognized, 'of more consequence that a rule should be certain than whether the rule is established one way or the other', but that he was establishing rules he can have had no doubt whatever. Nor can he have doubted that the rules he was establishing, if they were to be effective, had to commend themselves as reasonable and fair to those who were to be bound by them.\n\nWe must be grateful to Lord Reid in 1972 for rejecting the declaratory theory of the common law more explicitly than anyone had done up to then, but in truth it scarcely needed him to expose that theory as a fairy tale. For it could not be reconciled with the announcement by the Lord Chancellor on behalf of himself and the Lords of Appeal in Ordinary in 1966 that the House would modify its existing practice and 'depart from a previous decision when it appears right to do so'. That _Practice Statement_ recognized precedent as 'an indispensable foundation upon which to decide what is the law and its application to individual cases' and as providing 'at least some degree of certainty upon which individuals can rely in the conduct of their affairs, as well as a basis for orderly development of legal rules'. The role of precedent in the lower reaches of the judicial hierarchy was preserved, and reference was made to 'the danger of disturbing retrospectively the basis on which contracts, settlements of property and fiscal arrangements have been entered into and also the especial need for certainty as to the criminal law'. But it was accepted that 'too rigid adherence to precedent may lead to injustice in a particular case and also unduly restrict the proper development of the law'. In other words, the House could reject a bad rule in favour of a better\u2014a power it has exercised, although very infrequently, where the interests of justice or the coherent development of principle appeared to demand revision of an earlier decision. The 1966 statement was, I think, seen at the time as a radical (if cautious) departure from settled practice. But, as Lord Rodger of Earlsferry has pointed out, the rule that the House was bound by its own decisions was not finally laid down until 1898, and then by four Law Lords in a case in which counsel for the respondent was not called on and Lord Halsbury's extempore speech occupied less than three pages of the law report. Lord Rodger remarks that the doctrine of papal infallibility had been proclaimed some three decades earlier.\n\nThe judges are respectful of principle and vividly alive to the value of precedent as a source of certainty, stability, and continuity. They recognize, as the Court of Appeal recently put it, that the law is best developed 'on a case by case basis and not with one large leap'. But the inescapable fact is that they do have to make choices, and unless superseded by Act of Parliament their choice determines what the law shall be. Should a taxpayer be entitled to recover payments of tax made to the Inland Revenue under a mistake of law and not of fact? Three Law Lords concluded that the taxpayer should, two that it should not. There were competing arguments and the House had to choose between them. One of the arguments urged against recovery was that to recognize such a right would 'overstep the boundary . . . separating the legitimate development of the law by the judges from legislation', prompting Lord Goff of Chieveley (himself a wisely creative judge) to observe:\n\n. . . although I am well aware of the existence of the boundary, I am never quite sure where to find it. Its position seems to vary from case to case. Indeed, if it were to be as firmly and clearly drawn as some of our mentors would wish, I cannot help feeling that a number of leading cases in your Lordships' House would never have been decided the way they were.\n\nShould a firm of solicitors whose dilatoriness in drawing up a will deprived an intended beneficiary of her bequest be held to owe a duty of care towards that person? There were powerful arguments both ways, as evidenced by the fact that three Law Lords were of opinion that the firm should owe such a duty and two that it should not. Should an employer owe a duty of care towards a former employee for whom he writes a reference for a prospective new employer? Four Law Lords ruled that he should, one that he should not. Should the ordinary rules of causation apply where a workman has contracted a fatal illness, possibly through a single exposure to unlawful levels of asbestos dust, but cannot show as against a series of employers, all of whom exposed him in that way, which particular exposure triggered the illness? The Court of Appeal unanimously held that the workman could not recover. The House of Lords unanimously held that he could. Should the ordinary rules of causation apply where a patient is not warned of a risk inherent in an operation, however skilfully performed, when the risk unhappily eventuates but she cannot establish that she would probably not have undergone the operation if she had been duly warned? Three Law Lords held that the ordinary rules should not apply, two dissented.\n\nIt is possible, but not very meaningful, to typecast decisions of this kind as 'activist'. And it is true that the result in each of the cases I have mentioned was to establish liability where it was argued there should be none. In that sense all the decisions made over the centuries establishing the major grounds of, for instance, tortious, contractual, equitable, and criminal liability may be so described. Further examples may be found in revocation of the immunity previously enjoyed by a husband who rapes his wife and of barristers guilty of negligently conducting proceedings in court. But the expression 'activist', if used at all, must surely be applied also to cases where, on the ordinary application of familiar principles, it might be thought that a claim would lie but it is held not to do so. One example might be the negligent preparation of company accounts to be circulated to shareholders; another the failure of a social services department to respond to clear evidence of the maltreatment of children; another the making of a false and negligent diagnosis that a parent has abused her child. But perhaps the most striking recent example is _McFarlane v Tayside Health Board_ [2000] 2 AC 59, in which the House of Lords held that the parents of a healthy and normal child, born to a mother following allegedly negligent advice on the effect of a vasectomy performed on her husband, could not recover as damages the cost of bringing up the child. That is a decision with which I have myself expressed agreement. But it would seem to me that an orthodox application of familiar and conventional principles of the law of tort would have pointed towards recovery. There was a duty owed. There was an assumption of responsibility, reliance, and proximity. Negligence was assumed. The ingredients of a successful claim were there, and on analogous facts a claim was upheld by a majority of the High Court of Australia. In my opinion, the House had good reasons for declining to regard a human life as no more than a financial liability but, although the result was negative, it was an exercise in creative decision-making. I am not aware that this decision, which had the incidental effect of protecting the National Health Service against very considerable claims, has been the subject of political criticism.\n\nIn the countries which I mentioned at the outset\u2014the United States, Canada, Australia, New Zealand, and the UK\u2014the adjective 'activist' has on the whole been used pejoratively. It has been applied to decisions such as R _oe v Wade_ , _Lawrence v Texas_ , _Mabo v Queensland (No._ 2 _)_ , _Wik Peoples vQueensland_, and _A v Secretary of State for the Home Department_ ,60 and tends to be used by those who oppose the outcome of the decision in question, quite often on political grounds. But judicial activism is not everywhere regarded as something to be deprecated. In Ireland, the judges have been thought over the last 30 years or so to have been 'notably activist' but much of their work has been judged to be beneficial. The same is true of South Africa. In India, the activism of the Supreme Court has been said, with reason, to make it the most powerful apex court in the world. In his interesting and detailed work, _Judicial Activism in India_ , Professor Sathe has explained how it has achieved this position: by a creative interpretation of the constitution; by relaxing the rules on locus standi; by expanding the bounds of justiciability in relation to public interest litigation so as to investigate a wide and diverse range of complaints into public issues;69 by developing new and unique forms of procedure; and by giving administrative directions having the effect of legislation on a wide range of matters.71 Professor Sathe considers that:\n\nthe Court has clearly transcended the limits of the judicial function and has undertaken functions that really belonged to either the legislature or the executive. Its decisions clearly violated the limits that the doctrine of separation of powers had imposed on it.\n\nBut he continues:\n\nAdmitting all these aspects, it is acknowledged that judicial activism is welcomed not only by individuals and social activists who take recourse to it but also by governments, political parties, civil servants, constitutional authorities such as the President, the Election Commission, the national Human Rights Commission, statutory authorities including the tribunals, commissions or regulatory bodies, and other political players. None among the political players have protested against judicial intrusion into matters that essentially belonged to the executive.\n\nDespite some undoubted excesses, the blackest mark against the record of the Supreme Court is generally considered to be its passive acquiescence in measures taken during the 1975 emergency when, as Sathe puts it, 'maximum care had been taken to ensure that no vestige of liberty survived'. It may be, as Sathe suggests, that in India 'the people have reposed greater faith in judges than in politicians and have come to regard judges as better guardians of people's rights than the representative legislature'.\n\nChannell B's pronouncement on statutory construction which I quoted earlier makes a fundamental point: that the interpretation of any document, whether a will, contract, statute, or constitution, must begin with a very careful consideration of what the document actually says. Sometimes, if the document is clear and simple, the exercise may end there also. But a purely literal construction may pervert or defeat the true meaning of the document. Blackstone gives a good example: a law against shedding blood in the street should not apply to a surgeon treating an injured man. Channell B's own judgment provides another example. The Court of Exchequer was construing section 7 of the Foreign Enlistment Act 1819, which had been enacted to restrain British nationals from giving aid to either belligerent in a conflict in which Britain was neutral. The issue was whether the building of a ship designed and strengthened for warlike purposes but not armed within the jurisdiction violated the section. By the narrowest of margins it was held not to do so. No doubt this was a tenable interpretation of the section, read literally, but it ignored the spirit and purpose of the enactment. Within a decade of the decision Parliament amended the section, but not in time to save this country from what is still, probably, its most expensive and certainly its most humiliating reverse in any international tribunal, the Alabama Claims Tribunal of 1871\u20131872. A much more recent example may be found in the Human Fertilisation and Embryology Act 1990, passed to regulate the creation of human embryos outside the body. When the Act was passed, this could only be done by using a fertilized egg, and the Act was expressed in terms reflecting that factual premise. But a technique was discovered to create a human embryo outside the body by a process of cell nuclear replacement, using no fertilized egg. The question then arose whether the Act, a regulatory measure, should be understood to cover this new process also. A literal reading would have suggested not, and at first instance the judge so held. But the Court of Appeal held otherwise, and the House of Lords agreed. A literal reading would have defeated Parliament's clear intention, since it could not rationally have intended to regulate the creation of embryos by one means but not another.\n\nThe principles governing constitutional interpretation (in which I include the interpretation of human rights instruments) are both the same and different. They are the same inasmuch as one starts with a text, to which effect must be given. They are different inasmuch as constitutions tend to be expressed in broad and general terms, laying down (as Cardozo J put it) 'not rules for the passing hour but principles for an expanding future'. This is the doctrine of the 'living tree capable of growth and expansion within its natural limits', of the 'living instrument'. While the meaning of a human right does not change over time, its content and application may. It is for the appropriate court to interpret and apply the relevant provisions in the light of evolving values, standards, needs, social conditions, and circumstances. As Simon Brown LJ observed:\n\nthe court's role under the 1998 Act is as the guardian of human rights. It cannot abdicate this responsibility . . . judges nowadays have no alternative but to apply the Human Rights Act 1998. Constitutional dangers exist no less in too little activism as in too much. There are limits to the legitimacy of executive or legislative decision-making, just as there are to decision-making by the courts.\n\nThere is a further, important, dimension to this problem, which does not always feature in the discussion: the comparative. In 1831 Savigny famously expressed his regret that England 'in all other branches of knowledge actively communicating with the rest of the world, should, in jurisprudence alone, have remained divided from the rest of the world, as if by a Chinese wall'. It is a reproach which, in our own time, may perhaps be most appropriately directed to the United States. 'American judges', it has been said:\n\nare exceptionally resistant to using foreign human rights precedents to guide them in their domestic opinions. As Justice Antonin Scalia remarked, when rejecting a colleague's references to foreign jurisprudence in deciding _Printz v US_ , 'We think such comparative analysis inappropriate to the task of interpreting a constitution'.[] This judicial attitude is anchored in a broad popular sentiment that the land of Jefferson and Lincoln has nothing to learn about rights from any other country.\n\nJustice Thomas has referred dismissively to 'foreign moods, fads or fashions'. Savigny's reproach is one to which modern British judges have, to some extent at least, responded, and the same trend is observable elsewhere, sometimes overtly, sometimes less so. The Israeli Supreme Court has been described as '[t]he most important comparative law institute of the world'. A national judge seeking to rely on a foreign law is well-advised to proceed with great caution, since many pitfalls await the unlearned, the unguided, and the superficial. It would be na\u0131\u00fcve to suppose that a better\n\nexpressed. Reviewing the impact of the Act after a year of operation in 'The Human Rights Act 1998\u2014A Year On' [2002] Jersey Law Review 10 at 14, Michael Beloff QC described the courts' decisions under the Act as 'relatively conservative'. Professor Ewing has been more critical, suggesting that the judges have not used their powers under the Act very well, that the Act is a 'weak palliative to address a terminal condition', and that, although the record of the Strasbourg Court is much more impressive, 'the experience of the Convention rights in the domestic courts is likely to be one of abject disappointment and growing disillusionment': KD Ewing, 'The Futility of Human Rights Act' [2004] PL 829 at 840, 850, 852.\n\nanswer to difficult legal problems is always to be found elsewhere. That said, however, there is, as I would suggest, a real gain, even if only in a very small minority of cases, in drawing on the learning of other jurists grappling with very much the same problems in other jurisdictions. We cannot claim a monopoly of learning and wisdom. But to draw inspiration from the wisdom of others involves a conscious voyage beyond the bounds of the inherited common law. It is not compatible with a strict view of the traditionalist judicial role.\n\nIf it be accepted that the traditionalist model, as I have endeavoured to characterize it, expresses the truth but not the whole truth, where then is one to find Lord Goff's elusive boundary between legitimate judicial development of the law on the one hand and impermissible judicial legislation on the other? It is not very helpful to answer, even though it is true, that the boundary may lie in a different place in different classes of case, or in different countries, or in the same country at different times. Nor, perhaps, is the problem resolved by asking whether an issue is one which a judge should be asked to decide since, unless it is held to be non-justiciable, the judge ordinarily has no choice but to decide it: he cannot choose the issues to be litigated. But it may perhaps be helpful, in relation to any particular decision which is the subject of controversy, to ask whether it is a decision which it was proper for a judge, sitting as such, to make.\n\nIf the true reasons for the decision are given in the reasoned judgment, and if those reasons on analysis are found to be legally motivated, the answer to the question will ordinarily be affirmative. This will be so if the judge gives a reasonable (even if debatable) interpretation of a statute or constitution or applies or develops a common law rule in a way which, even if open to argument, seems to him justified on principle, or authority, or the particular facts. In such a case the judge is doing what a judge is employed to do, applying his legal expertise to resolution of the problem raised by the particular case. If his colleagues, or professional or academic opinion, consider(s) that he has erred, that is a ground for questioning the correctness of the decision but it is not a ground for questioning the propriety of his reaching it at all. It is otherwise if, whether or not the true reasons for the decision are given, the decision is not in truth legally motivated. This will be so if the decision is motivated not by legal but by extraneous considerations, as by the prejudice or predilection of the judge or, worse, by any personal agenda of the judge, whether conservative, liberal, feminist, libertarian, or whatever.\n\nThe contrast can perhaps be highlighted by reference to an American example. On 18 November 2003 in _Goodridge v Department of Public Health_ , the Supreme Judicial Court of Massachusetts, a highly regarded court, construing the state constitution, ruled that the state could not lawfully deny the protections, benefits, and obligations conferred by civil marriage to two individuals of the same sex who wished to marry. This decision prompted President George W Bush to promise to 'defend the sanctity of marriage' against judges who 'insist on forcing their arbitrary will upon the people', and on 17 May 2004, the day on which the first same-sex marriages were celebrated in Massachusetts, he issued a statement declaring that 'the sacred institution of marriage should not be redefined by a few activist judges'.\n\nI am not qualified to express any opinion on the legal correctness of this decision, and do not do so. A nationwide opinion poll showed that the great majority of Americans believed that decisions on legalizing gay marriages should be taken by legislatures and not by judges, but this is not necessarily significant: decisions in favour of unpopular minorities tend to be unpopular, but are the essence of human rights protection. It was, nevertheless, a very significant social change to effect by judicial decision. In the European Community it has been held that:\n\nin the present state of the law within the Community, stable relationships between two persons of the same sex are not regarded as equivalent to marriages or stable relationships outside marriage between persons of the opposite sex.\n\nThe European Court of Human Rights has not ruled that the right to marry protected by Article 12 of the European Convention extends to couples of the same sex. In this country it was thought necessary to require a statute, the Civil Partnerships Act 2004, to address the disadvantages to which couples of the same sex were subject, but the Act laid down a detailed regime which could not have been introduced by judicial decision. Whether or not the Massachusetts decision passes the test I have proposed\u2014and it is supported by very detailed analysis of the state constitution, relying on recent Canadian authority\u2014it is perhaps not hard to understand why it was seen, even if wrongly, as an usurpation by judges of authority that more properly belonged with the elected representatives of the people.\n\nI must, in conclusion, confront the question raised in my title: should the judges be active or passive? I respond evasively by quoting again the texts I have borrowed from Peter Birks: 'the common law has always put its jurists on the bench' and '[a]uthority in interpretation of the law naturally derives from learning combined with good judgment and discretion in its deployment'. Or, as Lord Devlin simply put it, 'The first quality of a good judge is good judgment'.\n\nGovernments and Judges\n\nFriends or Enemies?*\n\nWe are all of us, I think, familiar with newspaper headlines suggesting that the government of the day and the judges are in a state of conflict or war, or are set on a collision course, or something more or less lurid to that effect. Our first reaction on reading such a headline is probably to wonder if there is any truth in it, but on reading the story we may conclude that there is some at least. And then we may be prompted to ask whether, if this is so, it is a good thing or a bad, whether indeed it matters at all. The most likely conclusion then, I think, is that surely something is amiss somewhere: it cannot be desirable, can it, that two of the three branches of government should be in a state of conflict or war, or set on a collision course?\n\nI suggest that as the likely reaction because we all have at the back of our minds a neat and attractively simple picture of how government works. It consists of a legislature which makes the laws, an executive which carries them into effect, and a judiciary which in cases of doubt interprets the laws and applies them. But of course we know that the reality does not quite conform to this neat and simple picture. True, the legislature makes the statute law of the country, but if the government of the day has a reasonable majority in the House of Commons most of the legislation enacted will be of its devising and significant rule-making powers will be conferred on ministers. True again, the task of the judiciary is to interpret and apply the statutes enacted by the legislature, but large areas of the law are largely judge-made and few people now argue that the judges do not have an important law-making role. Even the interpretation of statutes is, not infrequently, far from being a passive and mechanical task. So there is more blurring of functions between the different branches of government than one's simplified mental picture allows for.\n\nInevitably, too, there are opportunities for conflict between the different branches of government. The best publicized are those between the executive (ie the government) and the legislature, as evidenced by the occasions, rare though they are, when the government fails to carry the House of Commons in support of its programme (as when it sought to increase the maximum period of detention without charge from seven to 90 days), or the occasions, rather more frequent in recent years, when government legislation is enacted without the consent of the House of Lords, as with the War Crimes Act 1991 and the Sexual Offences (Amendment) Act 2000.\n\nConflict between the legislature and the judiciary is to a large extent avoided, by the old rule embodied in the Bill of Rights 1689 that nothing taking place in Parliament shall be questioned in the courts, by the duty of the courts to give legislation the meaning which Parliament intended, and by the rule, generally respected by both Houses, that matters proceeding in the courts should not be questioned in Parliament. But it does of course happen that the courts on occasion give legislation a meaning which does not find favour with Parliament, or with the government whose legislation it probably is, and it does very regularly happen that the courts find ministers, officials, and public bodies to have acted unlawfully, irrationally, or in excess of their powers. So there is scope for conflict between the judges and the executive.\n\nIn some countries at some times, of course, the conflict between the judiciary and the government may become very extreme. One might instance the recent history of Pakistan, where the deposition of the Chief Justice led to large-scale protest, rioting, and imposition of a state of emergency. One might also instance the steps taken by President Mugabe in Zimbabwe to purge the bench of judges whom he regarded as obstructive, including a very distinguished and highly respected Chief Justice, or the removal some years earlier of the Chief Justice of Malaysia. These, it may rightly be said, are very extreme examples, not likely to occur in a westernized liberal democracy, and represent a very gross infringement of the generally accepted principle of judicial independence.\n\nBut the existence of that principle must of itself give us pause for thought. What does the principle mean? It means, broadly, that judges should not be liable to be removed or in any way penalized save for gross personal misbehaviour. This does not of course protect a judge who is shown to be corrupt, persistently drunk, incurably idle, or otherwise unfit to hold office. But it does protect a judge from being penalized on account of his judicial decisions, not only by removal but by reduction of salary, banishment to a distant court far from hishome and family, or any other detriment short of removal. Protect the judge against whom? The answer is clear: against the authority which would otherwise have power to remove him, dock his salary, or penalize him, which would almost always be, in one guise or another, the executive. Now it is necessary to ask why it should be an article of political faith in countries like ours that the independence of the judges should be protected in this way. There are two answers. First, it is recognized that judges will on occasion give decisions which will be deeply unwelcome to the powers that be, such that they would seek to get rid of a judge if they could. This is not a wholly fanciful threat. Even in what ought to be a democratically literate country such as ours we are all used to reading of unpopular judicial decisions leading to calls from those who should know better that the judge in question should be sacked on the spot. But the second answer to the question is, I think, far more important: that judicial independence is protected because it is accepted as desirable that judges should on occasion give decisions that are deeply unwelcome to the powers that be. There are, as I have observed on another occasion, countries in the world where every judicial decision finds favour with the government, but they are not places where one would want to live.\n\nThis is not, however, the position from which we in this country started. When Henry II sent out his justices to administer justice in the shires they were in every sense the King's justices, agents of royal power, appointed to try and punish those who had violated the King's peace and to ensure that the King received his feudal dues. It was what would later have been called the smack of firm government. Shakespeare understood the relationship of judge and sovereign, as expressed by the Lord Chief Justice to the newly acclaimed King Henry V:\n\nI then did use the person of your father;\n\nThe image of his power lay then in me:\n\nAnd in th'administration of his law,\n\nWhiles I was busy for the commonwealth,\n\nYour highness pleased to forget my place,\n\nThe majesty and power of law and justice,\n\nThe image of the King whom I presented . . .\n\nIn the great constitutional struggles of the mid-seventeenth century the judges incurred great parliamentary odium precisely because they were so closely identified with the absolute authority claimed by the King. Most major officials were judges, most judges were administrators, and there was as a result no clear line of demarcation between the administration and the judges. The Court of King's Bench was described by Gardiner as 'the great prop' of Charles I's government. In the reign of Charles II the judges were still considered an integral part of the royal administration. There was strong philosophical support for this regime. In his essay _On Judicature_ , Francis Bacon famously declared:\n\nLet judges also remember, that Solomon's throne was supported by lions on both sides: let them be lions, but yet lions under the throne; being circumspect that they do not check or oppose any points of sovereignty.\n\nThomas Hobbes, predictably, was of like opinion:\n\nThey also to whom jurisdiction is given, are public ministers. For in their seats of justice they represent the person of the sovereign; and their sentence is his sentence . . . Seeing then all laws, written and unwritten, have their authority, and force from the will of the Commonwealth; that is to say, from the will of the representative; which in a monarchy is the monarch, and in other commonwealths the sovereign assembly . . .\n\nThe seventeenth century is of course relatively distant history, and the majority decision of the judges in favour of the executive in _Hampden's case_ may be contrasted with the important decisions in favour of the subject 130 years later in the cases arising out of the publication of issue 45 of the _North Briton_. In the eighteenth, as in the nineteenth and twentieth centuries, the judges could not be taken for granted, but they were generally seen and perhaps saw themselves as bulwarks of established authority and not as agents of change or as obstacles to be overcome by the government. The maxim 'Let justice be done, though the heavens fall' was on occasion invoked, but the risk of that calamity actually eventuating was not very often run in practice. Least of all was it run at times of national peril. Thus during the First World War the House of Lords, under the chairmanship of the Lord Chancellor, a member of the government, upheld the executive detention of a naturalized British citizen by the Home Secretary under a wartime regulation despite the absence of any statutory warrant for such an extreme interference with the rights of the citizen, and during the Second World War, in another case involving executive detention, a majority of the House of Lords interpreted '[i]f the Secretary of State has reasonable cause to believe' as meaning '[i]f the Secretary of State thinks that he has reasonable cause to believe'. In the United States a series of decisions made at this time similarly showed an extraordinary, and as would now be thought, regrettable degree of deference to the executive.\n\nSo it is something of a puzzle. On the one hand I paint a picture of judges in this country as, on the whole, a force buttressing the authority of the government of the day, while on the other I speak of headlines depicting the government and the judges in a state of war or set on a collision course. It does not seem to add up. Or has something changed? Are things different now? The answer, I think, is 'Yes, something has changed'. Things are to some extent different now, although one must be careful not to exaggerate the extent of the change.\n\nSo what has changed and why?\n\nI begin my answer by drawing attention to a procedure or group of procedures that, in one sense, has not changed at all. For many centuries the Court of King's (or Queen's) Bench, currently the Queen's Bench Division of the High Court, has exercised a supervisory jurisdiction over the exercise of public power. The antiquity of this jurisdiction is evident in the Latin names traditionally attached to these remedies, names now anglicized with about as much gain to understanding as similar changes to the Authorised Version. Fortunately, the best known of these remedies, although now one of the least used in practice\u2014the old order of habeas corpus\u2014has escaped the modernizers' zeal. Some things at least are happily allowed to be sacred. Now the unifying feature of all these remedies is that they enable the subject to engage the power of the court to hold public officials and bodies to legal account. Thus if a minister or (to take more historical examples) a sheriff, a vestry clerk, or a poor law overseer was bound by law to do something and did not do it, he could be ordered to do so by an order of mandamus. If such a person (or a county council, or a local education authority, or an immigration adjudicator) proposed to do something he had no power to do, he could be stopped by an order of prohibition. If such a person made a decision which was legally flawed, or beyond his legal powers, or so unreasonable that no-one with a correct understanding of the facts and the law could have made it, an order of certiorari would issue to quash the decision. And, of course, if anyone deprived another of his liberty without legal authority to do so, an order of habeas corpus would issue to secure the release of the person detained. This judge-made remedy, on occasion embellished but on many more occasions suspended by Parliament, has been rightly hailed as the most effective answer to tyranny that the world has ever seen.\n\nThese procedures, as I have stressed, are not new. What is new, or at least newish, is the extent of the use now made of them. Such applications used to form a very small part of the diet of Queen's Bench judges, usually occupying the time of the Lord Chief Justice and a couple of puisne judges for a morning or two a week. They now occupy a very hard-worked cadre of Administrative Court judges all the time.\n\nWhy this sudden surge? I think that there are three main reasons. The first is a technical one. In the late 1970s the procedures for applying for orders of judicial review, as applications of the kind just described may compendiously be called, were revised and simplified. What had been a somewhat arcane mystery understood only by a small, if select, priesthood became very much more intelligible and much more readily accessible. But it seems perhaps unlikely that this is the whole explanation. It is, I believe, a maxim of the airline industry that if capacity is put on a route the traffic appears, but I am not sure that the same rule applies to litigation. So I think one has to turn to the second reason, which must be found in a strong public wish to challenge official decisions affecting their lives. Plainly, the belief that the man in Whitehall, or the Town Hall, or the Education Office, or the Social Security Office, knows best, or at any rate the belief that the decision of such a person, however wrong, is one of life's afflictions to be uncomplainingly borne, has lost its hold. If people feel hard done by, they are much readier than they were to go to law in search of a remedy. The third reason is found in a feature already hinted at: the immense and complex reach of the modern state in all its manifestations. Some functions, of course, the state has always undertaken, like that of imposing and collecting taxes, and others it has long undertaken, like the defence of the realm against foreign attack. One recalls that in the eighteenth century the Royal Navy was the largest organization in the world. But historically the state did not decide who could build what, where, with what materials, and using what methods of construction; it did not decide which schools children should go to or what they should learn when they got there; it did not administer a complex code governing immigration and asylum; it did not in any detailed way regulate banks and financial institutions and proscribe anti-competitive practices; it did not lay down detailed standards to be met by those producing, processing, and selling food; it did little to protect the environment, or to ensure the purity of the air or the water in our rivers or on our beaches; it gave little or no support to the universities or the arts; it did not seek to administer an immensely complex and constantly changing sentencing code, providing for indeterminate sentences, parole, and recall to prison after release on parole; it did not seek to provide medical care for all on demand; it made very limited provision for the old and infirm, the disabled, and the mentally ill; it did not impose a detailed safety code on transport by land, sea, and air; and so on. Thus the huge reach and immense activity of the modern state, built on a mass of complex and very detailed legislation and regulation, inevitably gives rise to a number of grievances which people are now much readier to raise than they once were, and the procedures for raising them lie ready to hand.\n\nMany of those seeking to pursue grievances of this kind fall at the first hurdle of obtaining the required leave to do so, and of those who obtain leave many fail. But some succeed, and each time an application succeeds some minister or public official or body is stopped in his or its tracks, and this breeds resentment and hostility, sometimes publicly expressed, since ministers and public officials and bodies have no more appetite for losing cases than anyone else and tend to see it as a meddlesome interference with sensible and efficient government. The threat of successful challenge must also, of course, have its effect on plans at the formative stage: many a bright twinkle in a minister's eye must fade in the light of adverse advice given by departmental lawyers.\n\nNo doubt judicial decisions adverse to governmental interests have always been an irritation to those affected, if to a lesser extent than now because of the smaller scale involved. But in the past governments always held an ace of trumps, which they could play if they chose\u2014the power to legislate to reverse the effect of an unwelcome legal decision. Thus if the courts were thought to have put the wrong interpretation on an Act of Parliament, legislation could (assuming a parliamentary majority in favour) be enacted to substitute the preferred interpretation. If the outcome of a case was unacceptable, a statute could be passed to reverse it, as was notoriously done in 1965 when the War Damage Act 1965 was passed to reverse the effect of the House of Lords' decision in _Burmah Oil Company (BurmaTrading) Ltd v Lord Advocate_, which recognized a claim to compensation for oil installations which the appellant companies had been ordered to destroy in 1942 to deny them to the advancing Japanese. Thus while adverse judicial decisions could prove an inconvenience and an impediment, they need never then be a roadblock. In countries such as the United States, with a codified and entrenched constitution, judicial decisions on its interpretation would be conclusive and binding on the government, but here Parliament, being sovereign, could legislate to remove the impediment in future cases.\n\nIn practice, although not, I think, in theory, the situation has changed. It has changed, I would suggest, in perhaps three respects.\n\nFirst, it has changed as a result of our adherence to what we used to call the Common Market, now the European Union. I do not myself think that this is an abrogation of parliamentary sovereignty, since the European Communities Act 1972 was passed by a parliamentary majority and can in my opinion be repealed in the same way. But so long as it remains in force we have bound ourselves, and the courts are bound, to treat as supreme in any matter to which it applies the law of the European Union as made in regulations and directives and, ultimately, as declared by the Court of Justice of the European Communities in Luxembourg. Since by virtue of our membership this law is part of our law, the courts of the United Kingdom are bound to apply it, seeking guidance from Luxembourg where necessary. But in contrast with our own national law these are laws which the UK Parliament cannot legislate to change. The law of the Community can only, in effect, be changed by agreement of the member states, not, as we all know, something that can be achieved quickly or easily. So, for the first time since at any rate the middle ages, British governments find themselves confronted with judicial decisions which they cannot legislate to reverse. This accounts for some of the hostility expressed in certain political circles towards the European Court of Justice and sometimes towards domestic courts administering that law, as they are bound to do.\n\nSecondly, the situation in relation to the European Convention on Human Rights is in part the same, in part different. It is the same inasmuch as we are, and have been since 1951, when we became the first state to ratify the Convention, bound by a solemn obligation binding in international law to comply with the Convention and protect the human rights which it embodies subject to any British reservations or, in the case of later protocols, non-accessions. This means that if anyone subject to our jurisdiction goes to the European Court of Human Rights at Strasbourg and successfully complains of a violation of their human rights by the United Kingdom we are bound by treaty to take steps to remedy the fault for the future. We were subject to this duty before the Human Rights Act was enacted in 1998, and we would remain subject to it even if that Act were repealed. What the Act set out to do, and did, was afford a remedy for violation of the human rights scheduled to the Act (which include most but not all of the rights in the Convention and most but not all of the rights protected by the later protocols) here in our own courts, without the complainant having, at some cost and considerable delay, to trail off to Strasbourg to obtain relief. The situation as compared with Community law is, however, different inasmuch as our domestic courts, although required by the Act to take account of the Strasbourg case law, are not strictly bound by it and are not able, in a doubtful or borderline case, to seek guidance from the Strasbourg court as can (and where necessary, must) be done at Luxembourg. The practice followed by our courts, as laid down by them, is ordinarily to follow the Strasbourg case law where it is clear and covers the case in question but to reserve the right to depart from a Strasbourg decision which appears to be unclear, unsound, inadequately reasoned, or based on facts which have changed in a significant way. This right to depart has so far been exercised very sparingly.\n\nThe key provision of the Human Rights Act makes it unlawful for a UK public authority (defined so as to include any UK court) to act inconsistently with human rights scheduled to the Act of any person in this country or, in some exceptional circumstances, outside it. Thus the respondent to a complaint is always a public body, frequently a department of state, and most often of all in the past, because of his responsibility for prisons, immigration and asylum, the Home Secretary. The Human Rights Act was one of the earliest enactments of the Blair government and in my opinion\u2014not, I know, universally shared in the tabloid press\u2014one of the best. But it has had the paradoxical effect that the courts, seeking to do precisely what Parliament, on the initiative of the government, has asked them to do, have become the butt of political criticism for doing just that. Most of the headlines about collision and conflict are the result of this, directly or indirectly.\n\nI can illustrate my point by taking one example, a case officially known as _A v Secretary of State for the Home Department_ , but more familiarly known as the Belmarsh case. The case concerned a number of foreign nationals detained in Belmarsh prison without charge or trial, indefinitely, on suspicion that they were involved in terrorism. The authority to detain them was derived from a statute, the Anti-terrorism, Crime and Security Act 2001, rushed through Parliament in the immediate aftermath of the atrocities in New York, Washington, and Pennsylvania on 11 September 2001. The detainees were people the government would have wished to deport. There was, however, a problem, as the government and Parliament recognized at the time: for while, under the Convention, those to be deported may be held in custody for a limited period pending deportation, they may not be held indefinitely (unless of course they have been charged with or convicted of crime, in which case the problem does not arise). The Belmarsh detainees, although free to leave this country voluntarily if they could find anywhere safe to go, could not be deported to their home countries since a Strasbourg decision in effect forbade the deportation of people to countries where they would be tortured, and that (or a high risk of it) was the fate which awaited the Belmarsh detainees if deported to their home countries. The government sought to overcome this problem by derogating from the Convention limitation on detention of those whom it was sought to deport on security grounds, this power of derogation being properly exercisable under the Convention in time of war or other public emergency threatening the life of the nation.\n\nThe Belmarsh detainees challenged the validity of the UK's derogation from the Convention and also challenged the compatibility of the Act with the Convention. The case was felt to be of such importance that, very unusually, a committee of nine Law Lords was established to hear it. Of the nine, one reached a conclusion in favour of the government and against the detainees. Another found in favour of the detainees, on the ground that, severe though the risk of terrorism was, there was no emergency threatening the life of the nation and hence no right to derogate. With the passage of time this argument looks increasingly persuasive, but seven members of the committee (myself among them) held that this was a matter of political judgment, and therefore one for the government. But a strong majority of seven members of the committee held the Act to be incompatible with the Convention rights of the detainees on two grounds. The first of these was that the Act discriminated against the detainees on the ground of their nationality, since they as foreign nationals were subjected to long-term incarceration without charge or trial whereas no such penalty could be imposed on British nationals similarly suspected of involvement in terrorism. There were a significant number of British nationals similarly suspected, and as we now know (but did not of course know when giving judgment) it was British nationals who did in fact resort to terrorist violence in July 2005. Secondly, the measure was held to be irrational because if the detainees were really regarded as serious potential terrorists it made very little sense to allow them, if they could, to go to other countries in which they could pursue their terrorist designs. One of those originally detained, who had dual French and Algerian nationality, had in fact exercised the option to cross the channel to France. So the derogation order was quashed and the relevant section of the Act declared incompatible with the Convention.\n\nA number of points may be made about this. First, it was on any showing a very bad result for the government, which had won in the court below, perhaps as serious a reverse as any of our governments has ever suffered in our domestic courts. But, secondly, it was a result which could never have occurred but for the action taken by the government in its very early days to give domestic effect to the Convention. Yet, thirdly, because our courts do not under the Human Rights Act have power to strike down, set aside, or invalidate Acts of Parliament, Parliament itself being sovereign, the House of Lords' decision did not require the immediate release of the detainees or, indeed, have any practical effect at all. The government could, I think, have chosen to maintain the legislation, despite the decision, and left the detainees to pursue their rights in an application against the United Kingdom at Strasbourg. I do not think that the government could reasonably have hoped to defeat such an application, but this course would have bought a significant amount of time and perhaps tided over the immediate difficulty. To its credit, as I think, the government did not do that, but introduced an alternative control regime.\n\nI have referred to the European Communities Act 1972 and the Human Rights Act 1998 as giving rise to changes. Mythird suggested area of change is of a much less tangible kind, and more debatable. I think that there is perhaps a heightened awareness among judges of the sensitivity of the judicial role.\n\nBefore the alternative control order scheme was introduced, there was one episode which perhaps throws as much light as any on the question posed in the title of this lecture. After the decision of the House but before any announcement of the government's response had been made, very discreet and unexplicit approaches were made inviting the Law Lords to meet a group of ministers including the Lord Chancellor, the Home Secretary and the Attorney-General. Sensing, as later became clear quite rightly, that ministers wanted to discuss with the Law Lords what the governmental response to the Belmarsh decision should be, the Law Lords politely but firmly rebuffed these approaches, and no meeting took place. The then Home Secretary has since voiced strong criticism of the Law Lords' stance. Now it is of course true, as ministers insist, that it is their responsibility, not that of the judges, to govern the country and their responsibility, not that of the judges, to protect the public against the great risk of terrorist violence. No-one could rationally challenge these assertions. But the judges have a solemn, some would say an all but sacred, duty to ensure that the law is observed, by governments as by anyone else. It is at times of crisis and heightened tension that governments are, for the best of reasons, constrained to exercise their powers to the limit of what they believe to be permissible, and at such times that the courts must be particularly careful to ensure that that limit is not transgressed and that principles hallowed by long observance are not neglected. One of those principles is, of course, that a judge should not adjudicate in any case in which his decision might be influenced by any previous association with a party to litigation or with the subject matter of the litigation. It was this consideration which led the Law Lords to decline to meet ministers at that juncture, since it was readily foreseeable that whatever the government did was likely to be the subject of further litigation, as quickly proved to be the case, and the Law Lords could not conscientiously sit in judgment on a measure which might be based, even in small part, on their advice or advance approval, which would without more disqualify them from sitting.\n\nThere has, I think, developed a heightened sense of the judges' duty to respect and defend fundamental principles, quite apart from the Human Rights Act. The point was very well put by one of my colleagues (Lord Hoffmann) in a case in 1999:\n\nParliamentary sovereignty means that Parliament can, if it chooses, legislate contrary to fundamental principles of human rights. The Human Rights Act 1998 will not detract from this power. The constraints upon its exercise by Parliament are ultimately political, not legal. But the principle of legality means that Parliament must squarely confront what it is doing and accept the political cost. Fundamental rights cannot be overridden by general or ambiguous words. This is because there is too great a risk that the full implications of their unqualified meaning may have passed unnoticed in the democratic process. In the absence of express language or necessary implication to the contrary, the courts therefore presume that even the most general words were intended to be subject to the basic rights of the individual. In this way the courts of the United Kingdom, though acknowledging the sovereignty of Parliament, apply principles of constitutionality little different from those which exist in countries where the power of the legislature is expressly limited by a constitutional document.\n\nIn conclusion, I would say this. It is quite wrong to regard governments and judges in this country as enemies or adversaries. Relations between judges and ministers are almost always polite, sometimes cordial, and on a range of practical and administrative issues judges and officials work very closely together. They have a mutual interest in trying to ensure that the administration of justice is as smooth, as quick, and as economical as is consistent with the highest standards of fairness. But there is a natural, inescapable, and not undesirable tension, greater at some times than at others, between those whose mission it is to govern and those whose mission and sworn duty it is to do right by all manner of people, without fear or favour, affection or ill will, according to the laws and usages of this realm. The principle of judicial independence requires the judges on occasion to use, to the most powerful in the land, the old words famously quoted by Lord Denning some 30 years ago: 'Be you never so high, the law is above you'. But when they do so they cannot expect to be loved by those to whom they say it.\n\nThe Highest Court in the Land*\n\nSome years ago, not long after the end of the Cultural Revolution, I was invited to explain the operation of the English legal system to a visiting delegation of Chinese lawyers and judges. They were looking for a model on which to base proposed reforms in China. They also had the laudable, if currently unfashionable, aim of producing two million new lawyers by the end of the last (twentieth) century. So I did my best. I explained how the head of the judiciary, the Lord Chancellor, was an ambulant refutation of the separation of powers; how the senior professional judge, the Lord Chief Justice, presided in courts from which one, and sometimes two, appeals lay to higher courts; how we had a Supreme Court which was not supreme; how the members of the highest court were lords but not justices whereas the members of the Court of Appeal were Lords Justices who were justices but not lords; how circuit judges did not go on circuit but other judges, not so described, did; and so on. I was conscious as I continued that a look of bewilderment was beginning to suffuse the impassive faces of my audience. Only when I got on to the lay magistracy did the cloud lift. 'Ah', said one of the delegation, 'we too have our People's Courts'.\n\nIn this chapter I want to address one only of these unique features of our legal system: the judicial role and function of the House of Lords. I shall for convenience use the expression 'House of Lords' to embrace the Appellate Committee and Appeals Committees when these emerged. I shall similarly refer to 'the Privy Council' to mean the Judicial Committee of that department of state. In much of what follows I have relied heavily on the detailed and pioneering work of Professor Robert Stevens, the retiring Master of Pembroke College, Oxford, and Bencher of Gray's Inn.\n\nIn early mediaeval times all power\u2014executive, legislative, and judicial\u2014was concentrated in the King, largely exercised by and through his Council. With the passage of time the exercise of judicial power was devolved to professional royal judges and legislative power was exercised, when it developed, by Parliament. But there survived a residual judicial power vested in Parliament as a successor to the Council which, by Tudor times, was recognized as lying in the House of Lords and not in the House of Commons. In part that jurisdiction was original, as in cases of impeachment and the trial of peers for felony. But in the main the jurisdiction of the House of Lords was appellate.\n\nBy the eighteenth and nineteenth centuries it was evident that the House of Lords, as the court of ultimate resort, left much to be desired. There were a number of interrelated reasons for this. One was that the House was inundated with appeals from Scotland, attributed to the reluctance of the Court of Session in the eighteenth century to give reasons for its decisions and, more importantly, to an unfortunate ruling that an appeal to London automatically stayed execution of the Scottish judgment. Many of these appeals were very insubstantial. The example is given of an appeal concerning an ox valued at 3 guineas which had died before the hearing. This proliferation of Scottish appeals exacerbated the difficulty which the House frequently had in coping with its backlog of undecided cases. The figures are startling. In 1811, a year in which the House decided 23 appeals, there were at least 266 appeals waiting to be heard, 203 of them from Scotland, 36 from Ireland, and 27 from England. Not until about the middle of the nineteenth century did the number of English appeals begin to outstrip the number of Scottish: as late as 1869, when the house heard 24 appeals, 12 came from England and eight from Scotland. Part of the backlog problem lay in the conflicting demands made on the Lord Chancellor: it was he who ordinarily bore the main burden of conducting the judicial business of the House, but he was also until a late date the only, and then the principal, judge of the Court of Chancery; and even a Lord Chancellor cannot sit in two courts at the same time. No Lord Chancellor of the period was a Scots lawyer by professional training, so the House of Lords was a somewhat inappropriate tribunal to hear appeals turning on the peculiar features of Scots law. At times these problems were eased by the availability in the House of former Lord Chancellors or ennobled judges, although in some cases the judicial qualifications of the latter were extremely modest. There was no cadre of paid professional judges, although the common law judges could be called in to advise, a practice followed as late as 1897 in _Allen v Flood_. It was however accepted for many years that lay peers were entitled to participate fully in judicial hearings, and on occasion this was highly effective: a case against a bishop was resolved in his favour, by the narrowest majority, on a bloc vote of the bishops' bench, and a case involving the Prince of Wales' wife was carried in her favour, overruling an order of Lord Eldon, by a vote of lay peers mustered in her favour by the Prince of Wales. In such high profile cases the attendance of lay peers was readily forthcoming; in more mundane cases it was not. So, to achieve a quorum, lay peers were obliged to attend in rotation, or pay a substantial fine. Even this was an imperfect solution, since if a hearing lasted for two days the lay peers attending on the second day would not be those who had attended on the first. But the judicial business of the House was long regarded as a part of its business in which all peers were entitled to participate, irrespective of their judicial qualifications, and as late as 1834 a case was decided at a hearing attended only by lay peers. All these problems were compounded by the caseload of the Privy Council which, with the expansion of empire, naturally increased. In a speech on legal reform in 1828 Brougham claimed that the Privy Council normally sat on only nine feast days for judicial business and that some 517 cases awaited disposal. In 1865, 157 cases were pending before the Privy Council, by the end of 1869 no fewer than 329. Only the English genius for tolerating the intolerable could, one feels, have allowed this system to survive, more or less intact, as long as it did. In 1855 the Solicitor-General, later Lord Chancellor, said that the 'judicial business was conducted before the Supreme Court of Appeal in a manner which would disgrace the lowest court of justice in the kingdom'.\n\nThe first two thirds of the nineteenth century saw many proposals for reform, some of which were implemented, most of which fell by the wayside. Select committees were appointed in 1811, 1812, 1823, and 1856, bills unsuccessfully introduced in 1834, 1842, 1856, and 1869. In 1834 Lord Brougham introduced a measure to transfer House of Lords, appeals to the Privy Council; in 1842 Lord Campbell sought to transfer the jurisdiction of the Privy Council to the House of Lords; both failed. In 1856 a further unsuccessful attempt was made to merge the two tribunals. An attempt to professionalize the House of Lords by conferring a life peerage on Baron Parke was defeated by the Committee for Privileges' ruling that there was no prerogative power to create life peerages. In Baron Parke's case the problem was overcome by conferment of a hereditary peerage. But the House lost the services of Dr Lushington, who was also to have become a life peer. A proposal to appoint professional, paid judges to serve in the Privy Council, originally made but modified in 1833, proved a spectacular success when eventually adopted in 1871.\n\nDespite many disappointments for those of reforming bent, there were nevertheless very important advances. One was achieved in 1844 when it was effectively established that lay peers should not vote on the outcome of judicial hearings in the House. It was not a victory easily won. When the Duke of Buccleuch, Lord President of the Council, doubted the wisdom of his sitting judicially to hear a nine-day Indian appeal, a colleague assured him that 'the natives of India would much rather have this case decided by a great Scotch Duke than by lawyers alone'. As late as 1883 Lord Denman, the son of a Lord Chief Justice, attempted to vote in _Bradlaugh v Clarke_\u2014he evidently thought that the exercise of judicial, like legislative, authority should be hereditary\u2014but his vote was discounted. I shall eschew the tantalizing question who, with Lord Cairns and Lord Cranworth, made up the quorum in R _ylands v Fletcher._\n\nThree unrelated events made the year 1867 a notable one. The first was the publication of Bagehot's important work, _The English Constitution_. In this he wrote:\n\nI do not reckon the judicial function of the House of Lords as one of its true subsidiary functions. First because it does not in fact exercise it, next because I wish to see it in appearance deprived of it. The supreme court of the English people ought to be a great conspicuous tribunal, ought to bring our law into unity, ought not to be hidden beneath the robes of a legislative assembly.\n\nMuch has changed since 1867, including the constitution and function of the House of Lords. But the thought underlying this passage remains pertinent today, and it is not easy to find a functional, as opposed to an historical and traditional, or financial, reason for retaining the link between the highest court and the legislature.\n\nThe second notable event of 1867, pertinent to this discussion, was the passing of the British North America Act of that year. In terms of imperial history this was a new and very important departure\u2014the grant of effective self-government to Canada. It also, if only incidentally, launched the Privy Council on a career of constitutional interpretation which, with similar grants to Australia, New Zealand, and South Africa, and in due course other smaller countries within the Commonwealth, was to become a crucially important part of the Privy Council's work. Without this background of constitutional experience, it is hard to think that the Privy Council would have been seen as an appropriate body to rule on devolution issues arising under our own constitutional settlement. Lord Hope of Craighead has indeed suggested that a desire to maintain its representation in the Privy Council might cause the new Scottish Parliament to shrink, even in the first heady flush of devolutionary enthusiasm, from disturbing the right of appeal from the Court of Session to the House of Lords in civil matters, which is the nominal justification for appointing Scottish Law Lords. I say 'nominal' because the contribution made by the Scots has been of such a quality as to call for no justification.\n\nThe third notable event of 1867 was the appointment, by Gladstone's first government, of a Royal Commission with an outstandingly distinguished membership to report on the superior courts of England and the courts of error and of appeal therefrom.\n\nAlthough the Commission was not asked to consider the future of the House of Lords as a judicial body, and Scottish and Irish appeals to the House fell outside its terms of reference, the trend of its thinking was clear. Its recommendation that the consolidated High Court and the new Court of Appeal be together called 'Her Majesty's Supreme Court' implicitly questioned the continuance, in England and Wales at least, of an even supremer court. In its First Report dated March 1869 the Commission said:\n\nupon the constitution of the House of Lords, considered as a Court of Appeal, we do not consider it to be within the scope of our Commission to offer any other remarks than that it unavoidably impairs the efficiency of the Court of Chancery during the session of Parliament, by withdrawing the Lord Chancellor for the whole of four days in every week from his own Court. Upon the constitution of the Judicial Committee of the Privy Council we also abstain from saying more, than that it has been, for many years, found impossible to discharge the appellate duties of that body without withdrawing one or more Judges . . . from their respective Courts, to the great inconvenience of suits, and delay of business in those Courts, during the considerable, and continually increasing, periods of time occupied in every year by the transacting of Privy Council business . . .\n\nThe Commission, having recommended the establishment of the Court of Appeal, added:\n\nit may hereafter deserve consideration, after experience of the working of the Court thus constituted, whether its decisions may not be made final, unless leave to appeal from them be given, whether by the Court itself, or by the House of Lords. In the meantime we recommend that there should be a right of appeal to the House of Lords.\n\nThe report prompted a flurry of legislative activity. A series of bills was introduced, to give general effect to the recommendations of the Final Report, to reform the Privy Council (where the arrears were, as the judges collectively put it, 'of a most formidable description'), to restrict appeals to the House of Lords, and to provide a statutory court to handle the judicial functions of the House of Lords and the Privy Council.\n\nAll these bills foundered, save that to appoint four paid judges to the Privy Council. But by this time the Lord Chief Justice had suggested that the time had come when the House of Lords should be asked to give up a jurisdiction which it had only in name, and a former Lord Chancellor had suggested abolishing the jurisdiction of both the House of Lords and the Privy Council and making one final Imperial Court of Appeal. A Select Committee was accordingly appointed to review the matter.\n\nSeveral members of the Select Committee thought that there should be no second appeal at all, but by a majority of two the Committee favoured a joint judicial Committee of the House of Lords and the Privy Council based on the Lord Chancellor, four salaried judges, and various ex officio members. But the Lord Chancellor himself, by now Lord Selborne, took a more radical view. He was against second appeals. His bill accordingly proposed a strengthened Court of Appeal, and he envisaged hearings or re-hearings within the Court of Appeal by an enlarged or full court, but with no appeal to the House of Lords. His Conservative opposite number, Lord Cairns, who had chaired the Royal Commission, would have preferred restriction of appeals to the House and reliance on strong courts of appeal in the three British jurisdictions to outright abolition, but he supported the thrust of the proposals and carried other leading judicial figures in the Lords with him. There was some backbench opposition in the Lords and the Commons, not primarily related to the functioning of a supreme court or the administration of justice, but the only real trouble came when Gladstone, in the Commons, moved an amendment, which he had to withdraw, providing that Scottish and Irish appeals should also go to the Court of Appeal. This proposal was not well received in Edinburgh and Dublin.\n\nSo the Supreme Court of Judicature Act 1873, reciting that it was expedient to constitute a Supreme Court, established a Supreme Court comprising the High Court and the Court of Appeal. Section 20 provided:\n\nNo error or appeal shall be brought from any judgment or order of the High Court of Justice or of the Court of Appeal, nor from any judgment or order, subsequent to the commencement of this Act . . . to the House of Lords or to the Judicial Committee of the Privy Council . . .\n\nSection 21 conferred power to order that appeals and petitions to Her Majesty in Council which then lay to the Privy Council should lie to the Court of Appeal. The Act was passed in 1873 and was due to come into effect in November 1874.\n\nBefore that date, Gladstone's government had fallen, Disraeli had become Prime Minister, and Cairns Lord Chancellor. But there was no change of governmental intention. In 1874 Cairns introduced a bill providing that Scottish and Irish, and also colonial and ecclesiastical, appeals should lie to the Court of Appeal, to be renamed the Imperial Court of Appeal. Within this court there were to be divisions, the first of these hearing Scottish and Irish appeals and appeals on which another division had disagreed. The bill passed the Lords, although opposition had grown. There were those who questioned why, if there was in effect to be a second appeal within the Court of Appeal, there was any point in making any change. The bill all but passed the Commons, with the strong support of the Liberal opposition but disquiet among some Conservative members. In the face of strong pressure, Disraeli announced that the bill would be dropped for the 1874 session, and a bill was rushed through Parliament deferring implementation of the relevant provisions of the 1873 Act. An active and as it proved effective pressure group was then formed, the Committee for Preserving the House of Lords.\n\nCairns was undeterred. In February 1875 he reintroduced his bill of the year before, to the relief of Selborne. But the opposition was by this stage so vocal that he had to withdraw the bill in March. In April he tried again, this time successfully, with a new bill which retained a second appeal from all three jurisdictions to a single tribunal, and delayed implementation of the 1873 Act provisions for a further year to November 1876.\n\nThis was the prelude to what became the Appellate Jurisdiction Act 1876, which expressly preserved a right of appeal from the Court of Appeal. Provision was also, and for the first time, made for a cadre of paid professional judges to sit in the House of Lords. There were to be two such Lords of Appeal in Ordinary at first, rising to four as the salaried members of the Privy Council retired or died. They were to be life barons, but were to be entitled, like the bishops, to sit and vote in the House only so long as they held office, a provision amended in 1887 to enable Lord Blackburn, the first Lord of Appeal in Ordinary, to continue to attend and vote in the House following his retirement. It was a fitting culmination of his unusual career.\n\nOf the first two Law Lords appointed under the Act, one (Blackburn) came from the English, the other (Lord Gordon), from the Scottish bench, although since Blackburn was born and bred in Stirlingshire the Scots could reasonably claim to have brought off the double. The first additional appointment was of Lord Fitzgerald, a judge of the Irish High Court. Thus, 90 years after the American constitution established the Supreme Court of the United States, the United Kingdom for the first time acquired a supreme tribunal, professionally manned, representing and drawing on the strengths of each of its constituent jurisdictions. But the new regime was not universally welcomed: Selborne and Hatherley, Gladstone's disappointed Liberal Lord Chancellors, thought the House could never be made an effective judicial body.\n\nIt is the lot of courts, by no means excluding supreme courts, to be criticized, and the Law Lords' performance since 1876 has not escaped criticism. In earlier days political allegiance played a part in appointments. It appears that in 1905 the outgoing government encouraged Lord Lindley, apolitical and highly respected, to retire in order that a Conservative nominee could take his place. In deciding which individual Law Lords should hear which cases, as Lord Chancellors continued to do until the 1960s, some Lord Chancellors had regard to the outcome they desired. Some decisions\u2014one might instance the _Taff Vale_ decision of 1901 and R _oberts v Hopwood_\u2014appeared to be politically motivated. In decisions such as _Local Government Board v Arlidge_ , _Duncan v Cammell Laird & Co_, and _Liversidge v Anderson_ the Law Lords neglected to protect individual rights and showed themselves unduly respectful of the executive. In their role as constitutional adjudicators, sitting in the Privy Council, the Law Lords were not uniformly successful, particularly in relation to Canada. There were periods when the Law Lords, with some notable exceptions, clung to a now discredited declaratory theory of law. As Lord Simonds characteristically put it:\n\nTo determine what the law is, not what it ought to be, is our present task.\n\nThus writing in the late 1970s, Robert Stevens thought that the House of Lords had 'shown signs of life after a period of judicial catatonia', but he considered it 'still, jurisprudentially, a pale shadow of the Supreme Court of the United States'. Professor Jaffe \u00e9 of Harvard, in 1967, made the same unfavourable comparison: posing the question whether the great English judge is a relic of the past, he suggested an affirmative answer. A short while ago, the Chief Justice of Australia was able to describe the common law as:\n\nthe law created and developed at first by English judges and, in more recent times, chiefly by Australian judges . . .\n\nGiven criticism of this order\u2014and I am not listing credit entries, attempting to draw up a balance sheet\u2014one would expect renewed calls to bring to an end the second appeal, lying to the House of Lords. And such calls have been made, notably by Lords Gardiner and Elwyn Jones, following a suggestion of Lord Evershed, in 1963, in _Law_ R _eform Now_. But Louis Blom-Cooper and Gavin Drewry, starting from an agnostic position, concluded in their book _Final Appeal_ , published in 1972, that a second appeal to a final court of appeal should be retained, and writing in 1999 they endorsed the enduring value of the House of Lords in its judicial capacity, justly saying of the era of Lord Reid and then of Lord Wilberforce that they were 'universally regarded as outstanding'. Robert Stevens agrees: not an uncritical admirer of the Law Lords, he writes that:\n\nno-one could disagree with [Blom-Cooper and Drewry's] conclusion that over the last thirty years the need for a Supreme Court has been firmly established.\n\nI am not myself aware of any significant body of professional or public opinion which would wish to abolish the right of second appeal, subject to the requirement of leave (in civil cases from England and Wales) which has existed since 1934. Indeed, as the pressure on the Court of Appeal has intensified and its size grown, the availability of a further right of appeal (subject to fairly stringent conditions) seems to me to have become increasingly plain. If, however, one is inclined to accept that view, one cannot respectably avoid asking what function the highest court in this country is there to perform, what goods it delivers and should deliver. This is a topic which, under the auspices of the Constitution Unit of University College London, Andrew Le Sueur and Richard Cornes have already begun to address, and into which they are conducting research on a comparative basis.\n\nIt is convenient to begin by saying what in my view (and I speak for no-one but myself), the function of the House of Lords is not. Its function is not, ordinarily, to correct alleged errors in the application of settled law. If the law is clear and it is contended that a trial judge has misunderstood or misapplied it, that is a matter which the Court of Appeal should be relied on to correct if necessary. Both divisions of the Court of Appeal devote much time to just such issues, and it would be hard to justify the expense and delay of a further review. International human rights instruments call for a first appeal in criminal cases and recommend a first appeal in civil cases, but do not require a second appeal in either class of case and instead call for restraint. If the House of Lords is to perform what I regard as its true functions, it is essential that its attention should be concentrated on the relatively few cases which merit, and in practice can (short of a revolution in working methods), receive its mature scrutiny.\n\nWhat, then, should its functions be? I proffer an answer under four heads, in no particular order of priority and without seeking to be comprehensive. First, I suggest, it is the function of the House of Lords to rule on disputed questions of constitutional significance, and I give 'constitutional' a broad meaning to embrace any issue which would probably be governed by a written constitutional document if we had one: not only devolution issues (within the Privy Council) but also the wide range of issues which fall under the general head of human rights, the United Kingdom's relations with other states, the construction of international treaties embodied in national law, the powers and prerogatives of the executive, the conduct of local government, and so on. In many countries such issues are exclusively assigned to a constitutional court: in Germany, for instance, to the German Federal Constitutional Court comprising two senates each of eight judges; in Italy to a Constitutional Court of 15 judges; in Croatia to a Constitutional Court of 11 judges; in the Russian Federation to a Constitutional Court of 19 judges; in South Africa to a Constitutional Court of 11 judges. In other countries, notably the United States, the Supreme Court is a constitutional court in all but name. In this field the function of the House of Lords is, I think, analogous to that performed by, for instance, the Supreme Court of Canada and the High Court of Australia.\n\nA second function is to rule finally on the construction of United Kingdom statutes, particularly (but not only) recent statutes. There will often be scope for argument whether a judicial interpretation of a statute accords with what Parliament, or more properly the draftsman, intended or would have intended. There is virtue in a final ruling before parliamentary time and resources are devoted to amendment.\n\nThirdly, I mention the function of developing and where necessary modifying the common law so as to provide for new situations and ensure that the law broadly reflects the changing standards, values, and needs of society. In a common law system such as ours, this is not of course a function reserved to the House of Lords. We can all think of one notable innovator in the Court of Appeal. But it is a function which the House of Lords is peculiarly well-placed to fulfil, because of freedom (since the 1966 Practice Direction) to depart from precedent, because of the considered judgments which will be before the members of the House when they come to consider the question, because of the high standard of argument which the House is usually privileged to enjoy, because of the academic commentary which the case is likely by that stage to have generated, and because of the varied experience which the five, occasionally seven, members of the constitution are likely to be able to contribute. I shall not here attempt to discuss the role and proper limits of judicial law-making. That such a role exists can scarcely be contested, since the decision of a common law judge is a source of law and the 1966 Practice Direction recognizes that a rule, once authoritatively laid down, may have to be judicially altered. I content myself with two brief observations. First, there is force in the blunt assertion of an American senator: 'Judges must understand their role in our system as impartial magistrates, not Monday-morning legislators'. Second, a point emphasized by Professor Jaffe, insofar as judges make law they do not do so in a vacuum. They are a part of the law-making function. Parliament is another, very important, part. The judicial function is not (I quote Professor Jaffe \u00e9 again) 'a single, unchanging, universal concept', applicable at all times and in all places. It is, I think, generally true that the courts tend to be most assertive, active, and creative when the political organs of the state (legislature and executive) are for whatever reason showing themselves to be least effective.\n\nFourthly, it must, I suggest, be a function of the highest court to provide what Le Sueur and Cornes call 'better quality adjudication'. This sounds presumptuous, and no Law Lord would lay claim to infallibility beyond that conferred by finality. But if, over a period, the highest court does not provide a quality of adjudication\u2014in clarifying and refining issues, in expounding principle, in interpreting and applying precedent, as well as in the decision itself\u2014generally better than in the courts appealed from, then the system is not working and the expense and delay inherent in a second appeal are hard to justify.\n\nIn short, the core function of the House of Lords is to devote close and, one hopes, expert, knowledgeable, and wise attention to a relatively small number of cases which, because of the public importance of the legal issues they raise, deserve such attention. If this is so, one would expect the same function to be performed by the House of Lords' sister body, the Privy Council. But it is not. An appeal lies, direct to the Privy Council, by medical practitioners, dentists, opticians, chiropodists, dieticians, medical laboratory technicians, occupational therapists, orthoptists, physiotherapists, radiographers, remedial gymnasts, and veterinary surgeons disciplined by their respective professional bodies. By Acts passed in 1993 and 1994 this right was extended to osteopaths and chiropractors. Nothing but history or a penchant for anomaly could explain why these healthcare professionals should enjoy direct access to the highest tier of adjudication when such is denied to architects, accountants, solicitors, and barristers. With the number of days sat and the number of cases heard in the Privy Council not far below and sometimes exceeding those in the House of Lords, this is a jurisdiction which can no longer be justified even though such appeals make relatively smaller demands on the Law Lords themselves.\n\nThe overseas jurisdiction of the Privy Council (in which I do not include appeals from Jersey, Guernsey, and the Isle of Man) raises similar but more complex problems. Appeals lie from 11 remaining UK Overseas Territories, and from 16 independent states within the Commonwealth. Apart from New Zealand (which has long considered abolishing the right of appeal to the Privy Council and now seems likely to do so before very long), these states are very small. Some would find it hard to finance and staff a further tier of appeal within their own domain. There may be a virtue in recourse to a body, such as the Privy Council, immune from local pressures, political and social, which may, particularly in a relatively small society, be intense. Questions of constitutional interpretation are raised falling well within the functions I have attempted to identify. The provision of adjudication services to such of its former colonies as wish to avail themselves of them may properly be seen as a residual duty owed by the imperial power. But there is room for a contrary argument. From a number of states appellants effectively have a right of appeal in civil cases provided the sum in dispute exceeds a trivial figure and there is no effective filter such as there is in the English Court of Appeal and the House of Lords. The inevitable result is that time is spent on appeals of no legal significance but turning on alleged misunderstanding or misapplication of settled law, cases which the House of Lords would decline to entertain. Much the same is true of many criminal appeals. Here leave is generally required, unless an appeal raises a constitutional issue. But if it appears that settled law has been misunderstood or misapplied in a capital case, which make up a significant proportion of the total, leave cannot be conscientiously refused, least of all by judges who saw the death penalty abolished in this country well before they accepted judicial office. If, as expected, the determination of devolution issues imposes increased pressure on the Privy Council, its overseas jurisdiction must, in my view\u2014and, I repeat, I speak for no-one but myself\u2014command more intense consideration than it has yet, to my knowledge, received.\n\nAs the new century begins, the House of Lords in its judicial capacity is the focus of more scholarly and perhaps professional attention than it has received since the 1870s. In part this is directed to the Bagehot question\u2014whether, in a modern constitutional democracy, the highest court should be part of the legislature\u2014a question likely to be asked with growing persistence in the years ahead. But, in a world in which resort to law is increasingly seen as the response to the problems which beset members of society, even more attention may be given to the functional question whether the House of Lords as now constituted is best able to give the nation the service it could and should. The House must, as Blom-Cooper and Drewry rightly said, be judged by its performance.\n\nIn a recent and far from complimentary critique of the House of Lords' decision-making, David Robertson, an Oxford political scientist, goes to some lengths to show that the composition of a House of Lords constitution may affect the outcome of a case. This is not something which, I think, any professional advocate would ever have doubted. This is not because individual members have a predetermined conclusion of what result they want to achieve and, ignoring the arguments, construct reasons purporting to support that conclusion, but because individuals, by virtue of their experience, temperament, and personal philosophy tend to be more readily attracted by some arguments than others. The alternative is what Robertson calls 'slot machine jurisprudence'. It is not surprising to me that different minds reach different conclusions on what, in a given situation, justice demands.\n\nThe contrary view is that if the outcome of a case at the highest level may depend on the membership of the tribunal the legal process becomes something of a lottery. One solution considered by Robertson is that all members of the court should hear all the cases, as is of course the practice in many supreme courts, a practice approved in principle by Blom-Cooper and Drewry in 1972. This practice does not preclude readily predictable divisions of opinion, as a study of the US Supreme Court shows, but does enable those who appoint the judges to attempt to steer the trend of decision-making in a desired direction. Opinions may vary on whether this is desirable.\n\nThe current establishment of 12 Lords of Appeal in Ordinary is, I have no doubt, higher than it would be if the House were routinely to sit _in banc_ , and if it did the secondment of members to extra-regimental duties might cease to be acceptable. The most dramatic effect, however, would be a sharp fall in output or a revolution in working methods.\n\nAt present (with the help of present and former Lord Chancellors, retired and supernumerary Law Lords, and Privy Councillors) there are mounted one or two constitutions in the House of Lords and one in the Privy Council. These constitutions between them give judgment in about 135 appeals per year, a significantly greater number than the formal opinions given annually by the US Supreme Court, although that court deals with very many more petitions and applications. Even if the court were only to sit _in banc_ in the House of Lords, the number of appeals disposed of would inevitably fall (and the work of the Privy Council be severely impeded)\u2014a move in the opposite direction to that urged by Blom-Cooper and Drewry in 1972\u2014unless oral argument were to be severely restricted, our tradition of judicial self-help modified, and greater resources made available to the court.\n\nMost of us would not, I think, welcome a switch to the US Supreme Court practice, when up to 24 cases may be argued at one sitting. But procedural changes urged by Blom-Cooper and Drewry in 1972 have to a large extent been accomplished, whether in response to their advocacy I do not know; pressure to shorten oral argument is strong and likely to grow; and for the first time, four legal assistants have been engaged to help the Law Lords. But the pressure on facilities and resources is intense and can only become more so.\n\nAccording to recent parliamentary answers, the annual net cost (exclusive of judicial salaries) of the House of Lords in its judicial capacity is some \u00a3600,000 (about one ninetieth of the annual expenditure of the House) and of the Privy Council about \u00a3400,000. This miracle of economy does huge credit to the tiny and heroic staff who now work for the highest courts. But a recent review has found the Law Lords' secretarial help to be inadequate. There is nowhere to house the additional secretaries recommended save in the room of an absent Law Lord. The legal assistants are not adequately housed; it is hard to see how any substantial increase in their number could be accommodated if the initiative proves a success. Compared with the personal staff of seven who serve each associate justice of the US Supreme Court, each Law Lord has a personal staff of less than one. There is no accommodation for law reporters. Facilities for those attending the House as litigants or advocates do not exist. The Law Lords themselves, while enjoying the admirable library facilities of the House, are seriously short of space, understandably enough in a building built to house a bicameral legislature and in which the needs of legislators are inevitably and properly paramount.\n\nThe underlying theme of the history I have tried to sketch is one of ever-increasing professionalization. One wonders if a further step along that road can be long delayed. In 1980 the High Court of Australia moved into a new courthouse in Canberra; in 1946 the Supreme Court of Canada first used its new courthouse; in 1935 the best known of all supreme courts moved into a building designed by its architect in response to a brief which called for 'a building of dignity and importance suitable for its use as the permanent home of the Supreme Court of the United States'. Perhaps this country, the birthplace of those robust and fertile twins\u2014the common law and the rule of law\u2014deserves no less.\n[PART \nIII](05_Contents.xhtml#id_3104)\n\nHuman Rights and Human Wrongs\n\nThe Human Rights Act\n\nA View from the Bench*\n\nOn my appointment as Master of the Rolls in July 1992, I was interviewed by a radio journalist who asked me what single change I would most like to see in the law of this country. I answered that my choice would be to give domestic effect to the European Convention on Human Rights. This was not of course a novel position. It was one shared with the Liberals and Liberal Democrats, and eloquently advocated by, among others, Lord Wade, Lord Scarman, and Lord Lester of Herne Hill. But both the larger parties were on record, for rather different reasons, as opposing it. I elaborated my reasons for supporting incorporation in a Denning Lecture given in March 1993 and published in the _Law Quarterly_ R _eview_ in July: 'The European Convention on Human Rights: Time to Incorporate' (1993) 109 _LQ_ R 390\u2013400. But by that time the political landscape had altered: the late John Smith QC, encouraged as I have always supposed by Lord Irvine, had committed the Labour Party in opposition to support of the proposal.\n\nI refer to this history not by way of confession or boast but as acknowledgement that I do not approach the Human Rights Act 1998 in an entirely neutral or objective spirit. I was in favour of the Act and remain so. The omission to give domestic effect to the Convention seemed to me a glaring defect in our law. Moreover, the considerations which led me to favour incorporation in 1992 are still, in my view, potent. It seemed to me to be destructive of confidence in our institutions if litigants believed, with reason, that there was a superior brand of justice, available in Strasbourg, but not available at home. I expected that our success rate in Strasbourg, which was not at all good, would improve if the judges there, when considering a problem arising here, had the benefit of a British judgment or judgments, applying the Convention and giving articulate reasons for the decision reached. It seemed desirable, in cases where adequate protection of Convention rights could be given at home in our domestic courts, that applicants should be saved the very considerable delay and expense (then estimated at \u00a330,000) necessarily consequent on recourse to Strasbourg. And if the rights and freedoms protected by the Convention were indeed, as claimed, basic and fundamental, why should a domestic legal system deny protection? It might be thought that protection of such rights and duties would be a high priority of any developed domestic legal system.\n\nI have been asked, looking back over the past decade, to address a series of questions.\n\n1. What has been the biggest impact of the Human Rights Act?\n\nThe procedures adopted by the Human Rights Act to secure observance of the Convention within our domestic legal system were simple and effective: the obligation on public authorities, including the courts, to respect the scheduled Convention rights (s 6 of the Act); the treatment of violations of the Convention as unlawful and entitling the victim to recompense (ss 6 and 8); the requirement to take account of Strasbourg jurisprudence (s 2(1)); the strong and mandatory obligation to interpret domestic legislation (of any vintage) compatibly with the Convention wherever possible (s 3(1)); the power, where domestic legislation could not be read compatibly with the Convention, to declare it to be _pro tanto_ incompatible (s 4). Not surprisingly, these readily workable provisions have been invoked in a significant number of cases, giving rise to a substantial body of domestic authority on the Convention, quite apart from that generated in Strasbourg and in other member states. It is scarcely an exaggeration to say that over the past decade a new field of legal study has sprung into existence.\n\nThe biggest impact of the Human Rights Act is, however, in my opinion, less tangible and harder to describe. It involves a subtle but significant re-calibration of the relationship between the individual and the state. It would of course be a travesty to suggest that people living in this country enjoyed no rights until 2 October 2000 when the Act came into force throughout the UK. A wide range of statutory and common law rules, some of them reflected in the Convention, gave protection to person and property, eg freedom from arbitrary arrest, freedom of religious belief, and so on. But the individual enjoyed no rights which could not be curtailed or removed by an unambiguously drafted statutory enactment or subordinate order, and in important areas, such as freedom of expression and assembly, the individual's right was no more than to do whatever was not prohibited: the right would shrink if the prohibition were enlarged. In times of perceived emergency, few traditional rights and liberties could be regarded as free from the risk of invasion. The re-calibration I have mentioned was achieved, first, by clearly establishing the scheduled Convention rights as a standard (in the absence of a valid and relevant derogation) to be observed; secondly, by exposing existing legislation to a retrospective health-check for compliance with the Convention; and, thirdly and importantly, by requiring a minister of the Crown in charge of a Bill in either House of Parliament, before Second Reading either to make a statement that in his view the provisions of the Bill were compatible with the Convention or to make a statement that although he was unable to make a statement of compatibility the government nevertheless wished to proceed with the Bill (s 19(1)). This certification provision is important, in my opinion, because it requires those presenting draft legislation to Parliament consciously to consider whether any provision of the legislation could infringe any individual's Convention right. The alternative certification procedure (only used, to my knowledge, on one occasion) similarly requires the promoters to consider the proposed legislation, in the context of the Convention, with some care, even though the full compatibility statement cannot be made. Thus it becomes necessary to regard 'the people' not just as a mass of individuals to whom legislation is addressed but as a mass of individuals each of whom has rights and entitlements which must be respected.\n\nFor the majority of ordinary people up and down the country, living law-abiding lives, going about their daily work, and living peaceably in their habitations, the re-calibration I describe is unlikely to register in any practical way. But it is not the ordinary, well-to-do majority for whose human rights protection really matters. It is the vulnerable, outcast members of society who stand to gain\u2014criminals, prisoners, sexual deviants, children, mental patients, immigrants, asylum seekers, despised racial minorities. It is not at all surprising that it is members of these groups who have been readiest to invoke the Act. For them, the state no doubt remains an amorphous and somewhat threatening body, but it is one which must respect certain important, enforceable, rights.\n\n2. How has the Human Rights Act affected judicial decision-making?\n\nIn important ways, the task of a judge trying an issue under the Human Rights Act is very similar to the task presented by any other kind of case. The issue to be resolved must be identified. The facts relevant to the issue must be established. Close attention must be given to the governing text, here the Act and the scheduled Convention rights, as it would to the governing statute in an ordinary domestic case. Then the judge must consider authority bearing on the issue, whether binding (as domestic authority may be) or persuasive, and will pay attention to learned academic discussion of the point at issue. Finally, the judge will give a reasoned judgment, explaining whether a Convention right has been engaged, whether there has been a violation and, if so, what remedy should be granted. This is all a recognizably judicial function.\n\nThe difference between judicial decision-making in human rights cases as compared with others lies in the nature of the decision to be made. It was recognized when the Human Rights Bill was going through Parliament that British judges would be called on under the Act to make judgments of a more 'evaluative' kind, and this has proved to be the case. Rehearsal of just a few of the questions which have arisen for decision makes good the point. At what stage does deliberate denial of accommodation and the necessities of life amount to 'inhumane and degrading treatment'? What kind of degree of confinement amounts to a deprivation of liberty? What is a reasonable time within which a person should be brought to trial? When does reliance on anonymous witnesses compromise the fairness of a trial? May service of a notice requiring an owner to state who was driving a car at a particular time, or the imposition of a reverse burden on a defendant, infringe the right not to incriminate oneself? When, in the absence of actual bias, is a tribunal to be regarded as other than impartial? When does a failure of disclosure by the prosecutor destroy the necessary equality of arms between prosecutor and defendant? Can the eviction of an occupier on expiry of a lease or a notice to quit show a lack of respect for the home? Does respect for a person's personal autonomy import a right for that person to decide when their life should be brought to an end? Does a prohibition or restriction on the wearing of religious clothing or emblems infringe the right to manifest one's religion? What steps may the police properly take, in the absence of actual violence, to restrain political protest? When is a right to privacy outweighed by a right of free expression? Then there are questions which arise for consideration in case after case. Was an interference by the authorities with a Convention right necessary in a modern, democratic society? Was it directed to achievement of a legitimate end? Was it consistent with the need to balance the needs of the individual with the needs of society, the search for which balance has been described as inherent in the whole of the Convention ( _Sporrong and Lonnroth v Sweden_ (1983) 5 EHRR 35, para 69)?\n\nI do not think that questions such as these (and of course the examples could be multiplied) are wholly different in kind from questions arising in the ordinary course of domestic litigation, such as whether this course or that is in the best interests of a child, or whether a house is fit for human habitation, or whether the treatment suffered by an asylum-seeker in her home country reached the level of persecution, or whether, on the facts which were or should have been known to him, an employer took reasonable care of his employee. Nor, to my knowledge, has there been any judicial complaint that the Act requires judges to decide questions unsuitable for judicial decision\u2014understandably, since the effect of the Act was to introduce a new tier of (British) judicial decision-making, not to assign for judicial decision issues that had before been subject to the final arbitrament of ministers, officials, or parliamentarians. But I think that the resolution of Convention issues calls for a broader approach than most domestic issues. In any event, the business of judges is judging, and that is what, to the best of their ability, they are asked to do.\n\n3. The Judiciary has been criticized for exceeding its brief under the Human Rights Act.\n\nDo you think this criticism is fair?\n\nIn giving effect to the new human rights agenda provided by the Act, the judges have no doubt made what some would consider mistaken decisions. It would be surprising if they had not. There is always more than one party to a case and judicial decisions rarely command universal assent whether in the human rights field or outside it. I would, however, reject utterly the criticism that the judges have in any systematic, or routine, or deliberate way exceeded their brief under the Act. It is a criticism which betrays misunderstanding of the Act, or the subsequent history, or both.\n\nThe fundamental premise of the Act is that Parliament is sovereign. This was very clearly spelled out in R _ights Brought Home: The Human_ R _ights Bill_ (1997) Cm 3782, the White Paper which preceded the Bill: it was not the government's intention to undermine the principle of parliamentary sovereignty by giving the courts a power to set aside primary legislation which they did not otherwise enjoy and did not seek (para 2.13). Parliamentary sovereignty was preserved by confining the courts, in cases where compatibility with the Convention could not be achieved by an ambitious approach to interpretation, to making a declaration of incompatibility under section 4. The legal effect of such a declaration was to be minimal, because it would not affect the validity, continuing operation, or enforcement of the provision declared to be incompatible and would not be binding on the parties to the proceedings in which it was made (section 4(6)(a) and (b)).\n\nThe essence of the doctrine of parliamentary sovereignty was pithily expressed by Professor Vernon Bogdanor: 'What the Queen in Parliament enacts is Law'. It is the clear duty of all estates within the realm, including particularly the courts, whose specific duty it is to interpret and apply the law, to give faithful effect to the law so made. But the law may speak in more than one mood. It is a commonplace of statutory interpretation that where Parliament requires an act to be done as a matter of inescapable, mandatory obligation it ordinarily uses the expression 'shall' or 'must'. This gives no option. Where, by contrast, Parliament intends there to be an option, to be exercised in one way or another in the discretion of the party addressed, the expression used is ordinarily 'may'. This elementary distinction is significant in understanding what the brief was which Parliament gave to the judges in the Act.\n\nThe central provision of the Act is found in section 6(1) which makes it unlawful for any public authority, including a court, to act in a way incompatible with a Convention right. But how is the court to decide if action is incompatible with a Convention right? By section 2(1) it 'must' take into account any judgment, decision, or opinion of the Strasbourg institutions. Primary and subordinate domestic legislation 'must' be read and given effect in a way which is compatible with the Convention rights 'so far as it is possible to do so'. Thus the courts were under a clear mandate to take account of the Strasbourg jurisprudence and construe domestic legislation compatibly with the Convention wherever possible. No discretion was so far conferred. But where Convention-compliant interpretation is not possible, the court 'may' (section 4(2)) make a declaration of incompatibility and in that event a minister 'may' by order make such amendments to the legislation as he considers necessary to remove the incompatibility.\n\nGiven the framework of mandatory rules to which the courts are subject, it is not altogether easy to see how the courts could have exceeded their brief under the Act. One opportunity for abuse, critics might say, is in the admittedly extraordinary interpretation provision in section 3 of the Act. Ordinarily, the function of the courts is to give faithful effect to the meaning of what Parliament has enacted. Section 3 requires a Convention-compliant meaning to be given to legislation wherever possible, even if that meaning is not, or is contrary to, the meaning which Parliament intended. In some cases the departure from the true meaning of what Parliament enacted may be striking, as it was in R _v A (No_ 2 _)_ [2001] UKHL 25, [2002] 1 AC 45. To give to any statutory provision a meaning other than the legislator intended would, ordinarily, be an obvious abuse of the courts' role, tending to undermine the sovereignty of Parliament. But this complaint cannot be made where this approach to interpretation is specifically and mandatorily enjoined by the Act. In the White Paper already referred to (paras 2.7\u20132.8) the correct approach is made clear:\n\n2.7 The Bill provides for legislation\u2014both Acts of Parliament and secondary legislation\u2014to be interpreted so far as possible so as to be compatible with the Convention. This goes far beyond the present rule which enables the courts to take the Convention into account in resolving any ambiguity in a legislative provision. The courts will be required to interpret legislation so as to uphold the Convention rights unless the legislation itself is so clearly incompatible with the Convention that it is impossible to do so.\n\n2.8 This 'rule of construction' is to apply to past as well as future legislation. To the extent that it affects the meaning of a legislative provision, the courts will not be bound by previous interpretations. They will be able to build a new body of case law, taking into account the Convention rights.\n\nI do not think any bright line distinction can be drawn between cases in which a Convention-compliant interpretation is possible under section 3 and cases under section 4 where it is not. The legislators' expectation undoubtedly was that most incompatibilities could be cured by interpretation under section 3, leaving little scope for declarations of incompatibility under section 4. So, in practice, it has proved, the number of declarations being relatively small. I do not know if the courts are criticized for over-reliance on section 3. Since the choice between the two sections often depends on a difficult and sometimes divisive exercise of judgment, with little to guide it, this is not an easy case to make. Perhaps the best test (not, I think, finding much support in the authorities) is to ask whether, faced with the incompatibility, ministers and Parliament would have practically effective options to cure it: if so, they should be given the opportunity to find the best remedy; if not, section 3 provides the neatest and most final conclusion.\n\nIf the case were made that the judges had seized on the Human Rights Act as a pretext for introducing some human rights utopia of their own devising, that would be a most serious charge, for at least two obvious reasons. First, it would be a departure from the instructions given by Parliament in the Act itself which are very clearly directed to protection of those Articles in the Convention and its Protocols which are set out in Schedule 1 to the Act. There is no warrant in the Act for giving effect to any other or different Articles. Secondly, although given effect by a domestic statute, the Convention remains an international treaty. It must mean the same for all parties. It cannot mean one thing in Spain, another in Turkey, another in the UK. Thus the scope for law-making in individual courts is very small. The national judge must be sure that his judgment reflects a Council of Europe consensus. This must be achieved by studying the relevant _travaux pr\u00e9paratoires_ , and drawing such inferences as may fairly be drawn from the only authoritative exposition of the meaning of the Convention.\n\nThe trend of British authority has been firmly against attempts to expand Convention rights beyond the bounds set from time to time by Strasbourg jurisprudence, recognizing (gratefully) that Strasbourg interprets the Convention as a living instrument now bound forever by its original 1950 meaning. Thus in R _(Ullah) v Special Adjudicator_ [2004] UKHL 26, [2002] 2 AC 323, para 20, the House of Lords ruled:\n\nIt is of course open to member states to provide for rights more generous than those guaranteed by the Convention, but such provision should not be the product of interpretation of the Convention by national courts, since the meaning of the Convention should be uniform throughout the states party to it. The duty of national courts is to keep pace with the Strasbourg jurisprudence as it evolves over time: no more, but certainly no less.\n\nThis last sentence was capped by Lord Brown in R _(Al-Skeini) v Secretary of State for Defence_ [2007] UKHL 26, [2008] 1 AC 153, para 106, when he said, without, I think, altering the meaning, 'no less, but certainly no more'. There is no licence to freewheel.\n\nThe suggestion that the British judges have in some way cut loose from Strasbourg to enhance Convention rights is, I suggest, contradicted by examination of the judgments given in this country. What one routinely finds is a careful, detailed, and often very lengthy analysis of what appear to be the most helpful Strasbourg authorities. But the judge's task is not, as in an ordinary domestic case, to ascertain the meaning to be given to an expression in English law: it is to ascertain the autonomous meaning which an expression bears under the Convention.\n\nI give one example. JJ was a foreign national against whom the Secretary of State had made a non-derogating control order under the Prevention of Terrorism Act 2005. The effect of the order was to confine JJ to a specified address for 18 hours out of each 24 and subject him to a series of onerous additional restrictions. He challenged the order, and the issue was whether the effect of the order was to deprive him of his liberty. If it did not, the order was legally unobjectionable. If it did, the order was invalid and unlawful because the Secretary of State had had no power to make it. This was because, under Article 5 of the Convention, 'No one shall be deprived of his liberty save in the following cases . . . '. The order did not fall within any of the cases specified, and the UK had not derogated from Article 5. So the crucial issue, on which the proceedings turned, was whether JJ had, within the meaning of the Convention, been deprived of his liberty. This was not an expression with a settled meaning in English law, but in any event what mattered was its autonomous Convention meaning. When the case was argued in the House of Lords ( _Secretary of State for the Home Department v JJ and others_ [2007] UKHL 45, [2008] AC 385) close attention was paid to the European Court's decision in _Guzzardi v Italy_ (1980) 3 EHRR 333, found to contain the most illuminating discussion of what the Convention meant by deprivation of liberty. The facts of _Guzzardi_ , whose confinement on a Mediterranean island bore little resemblance to the situation of JJ, could not readily be transposed to _JJ'_ s case: the problem was to ascertain the true governing principle and apply it.\n\nIn the result, a majority of the House held that JJ had been deprived of his liberty, a decision reinforced by later domestic authority. But for present purposes it is not crucial whether the majority or the minority were right. What matters is that all the judges were, quite obviously, doing their best to interpret and apply Article 5 of the Convention. This is not an example cherry-picked to make this point: it is an example repeated over and over.\n\nIt is, I think, for those who accuse the courts of exceeding their brief under the Act to make their case. Nothing that I have seen persuades me that they have done so.\n\n4. Does the Human Rights Act require the courts to follow the Strasbourg jurisprudence or merely to take account of it as section 2 of the Act states?\n\nIf the Human Rights Act was to prove an effective vehicle for giving effect to the Convention in this country, it was clearly necessary that our courts should, in general, follow relevant guidance to be derived from Strasbourg. But those framing the Bill faced an obvious choice: should that guidance be binding on British courts, like the law laid down by the European Court of Justice in Luxembourg? Or should its authority be not strictly binding but persuasive? The resolution of this dilemma appears in section 2(1) of the Act:\n\n(1) A court or tribunal determining a question which has arisen in connection with a Convention right must take into account any\u2014\n\n(a) judgment, decision, declaration or advisory opinion of the European Court of Human Rights,\n\n(b) opinion of the Commission given in a report adopted under Article 31 of the Convention,\n\n(c) decision of the Commission in connection with Article 26 or 27(2) of the Convention, or\n\n(d) decision of the Committee of Ministers taken under Article 46 of the Convention whenever made or given, so far as, in the opinion of the court or tribunal, it is relevant to the proceedings in which that question has arisen.\n\nThe breadth of material covered by (a) to (d)\u2014including early decisions beginning to show their age, scantily reasoned admissibility decisions, and decisions on their own special facts\u2014makes plain why a strict obligation of precedent would have been inappropriate. But the mandatory obligation to 'take into account' plainly meant more than 'pay lip service to'.\n\nIn R _(Alconbury Developments Ltd) v Secretary of State for the Environment, Transport and the_ R _egions_ [2003] 2 AC 295 the rule was laid down that in the absence of some special circumstances the domestic courts should follow any clear and constant jurisprudence of the Strasbourg Court. If the Convention was to receive a broadly uniform interpretation in all member states of the Council of Europe, and if the UK's abject record of failure at Strasbourg was to be reversed (an express object of the Act: see the White Paper, paras 1.16\u20131.17), this was a desirable if not an inevitable approach. Of greater interest than the general rule, perhaps, is the breadth of the exception: when should the domestic court feel free to depart from apparently clear guidance given by Strasbourg?\n\nSome older cases ( _Lawless v Ireland_ [No 3] (1961) 1 EHRR 35) on the right to derogate could scarcely hope to survive contemporary scrutiny. Or it might be held that an earlier Strasbourg decision was based on an incomplete understanding of the true factual position in this country. Such was held to be the case in R _v Spear_ [2002] UKHL 31, [2003] 1 AC 734, on the independence of junior army officers sitting as members of a court martial. Such was also the case in R _(Animal Defenders International) v Secretary of State for Culture, Media and Sport_ [2008] UKHL 15, [2008] AC 1312, where the Secretary of State, introducing what became the Communications Act 2003, felt unable to make the usual statement under section 19(1) of the Act but stated that although unable to make a statement of compatibility the government nevertheless wished to proceed with the Bill. The stumbling block was a decision of the European Court in _VgT Verein v Switzerland_ (2001) 34 EHRR 159, addressing a situation very similar to that addressed in the UK legislation. Parliament, having carefully considered the European decision, decided to persevere with the Bill. The appellate committee of the House of Lords held that the European decision should not stand in the way: the principle at stake (restraint of expenditure on political advertising) was felt to be an important one which the European Court had not fully explored.\n\nI had always hoped that a constructive dialogue might develop between the Strasbourg Court and the courts in this country. In part at least, that hope has been realized. To an extent which has gratified, and perhaps even surprised, the Strasbourg judges, the British courts have treated their decisions with respect and analysed and applied them with care. The Strasbourg judges, for their part, have taken notice of what the British courts have said, particularly when they have demurred (as, for example, in R _v Spear_ ). This seems to be a healthy and grown-up relationship and one calculated to lead to a strong, common-sense, culture of human rights.\n\n5. Would human rights in the United Kingdom be enhanced by repealing the Human Rights Act and introducing a 'British Bill of Rights and Responsibilities'?\n\nThere are those (including myself) who regard enactment of the Human Rights Act as one of the outstanding achievements, if not _the_ outstanding achievement, of the first Blair government. Yet in recent months both the larger parties have expressed dissatisfaction with it, the Labour party wishing to revise and supplement it, the Conservatives to repeal it and replace it with a British Bill of Rights and Responsibilities.\n\nIn assessing the merits of these proposals, one crucially important fact must be recognized: neither of these parties, and (so far as I know) no significant body of opinion within either party, contends that the UK should denounce the Convention under Article 58 and cease to be a member state of the Council of Europe. Thus, whatever the fate of the Act, the UK remains bound in international law to comply with the Convention as it stands; it remains obliged (Article 34) to afford a right of individual application to the European Court in Strasbourg; and it remains obliged (Article 46) to abide by the final judgment of the Court in any case to which it is a party. So the individual complaining of a violation of a Convention right in this jurisdiction would be obliged, as before the Act, to vindicate his complaint to Strasbourg, without the benefit of a local judgment, but at great expense and inordinate delay. Neither a revision nor a repeal of the Act could free the UK from its international obligations under the Convention.\n\nIt must be assumed, leaving duties and responsibilities aside for the present, that any revised or replacement legislation would protect (a) the same rights as the Convention, or (b) the same plus additional or stronger rights, or (c) fewer or weaker rights than under the Convention. Of these potential courses, (a) can surely be eliminated: there is no purpose in repealing the Act simply to reproduce it.\n\nThere is no need to revise or repeal the Act in order to afford protection to additional rights or to strengthen the protection given by the Convention. As pointed out above, it is already open to any member state to do this, and suggestions have been made of additional rights deserving of protection (such as the right to work, or the right to health care, or the right to a home). But unless such new rights, like the existing Convention rights, were practically enforceable, they would be of little value, and there is an obvious risk of confusion if Convention rights susceptible to adjudication in Strasbourg were to overlap with domestic non-Convention rights not susceptible to Strasbourg adjudication.\n\nIf the rights protected by a British Bill were fewer or weaker than those in the Convention, victims could achieve a measure of satisfaction at home in some cases but would still have to apply to the Strasbourg Court for a full measure of satisfaction in cases not covered by the domestic legislation. It is hard to see what would be gained.\n\nThe notion of matching rights with duties and responsibilities is not a new one. It was canvassed when the Universal Declaration was being negotiated, defeated by the formidable voice of Mrs Eleanor Roosevelt. It has a certain attraction, until one turns to consider the duties to be included. Some, like the obligation to obey the law and pay taxes, are so obvious and well known that their inclusion in a statute could add little. Others, such as a duty to bring up one's children responsibly, contribute to one's local community, respect the local environment, or treat NHS staff with respect, however desirable in themselves, would not be practically enforceable\u2014and the statute book is a place to make laws, not gestures. The golden rule of doing as one would be done by is not enforceable by statute.\n\nWhen the Act was passed in 1998, no-one could foresee the stressful circumstances in which, following 9\/11, the new regime would come to be tested. This baptism of fire has been regretted by some. It is, however, when human rights are under pressure, that human rights guarantees are most important; the courts have, I think, on the whole, acquitted themselves with honour; and successive governments have, on the whole, complied with court decisions, however unpalatable they found them to be.\n\nPersonal Freedom and the Dilemma of Democracies*\n\nWe are indebted to Professor Brian Simpson, in his brilliant work on executive detention in wartime Britain, for giving greater prominence to a very characteristic and memorable Churchillian utterance:\n\nThe power of the Executive to cast a man into prison without formulating any charge known to the law, and particularly to deny him the judgement of his peers, is in the highest degree odious and is the foundation of all totalitarian government whether Nazi or Communist . . . Extraordinary power assumed by the Executive should be yielded up when the emergency declines. Nothing is more abhorrent than to imprison a person or keep him in prison because he is unpopular. This is really the test of civilization.\n\nThe extract is taken from a cable to Herbert Morrison, the Home Secretary, sent from Cairo on 21 November 1943. Almost three years earlier the Prime Minister had voiced similar sentiments:\n\nIt must be remembered that these political _d\u00e9tenus_ are not persons against whom any offence is alleged, or who are awaiting trial or are on remand. They are persons who cannot be proved to have committed any offence known to the law, but who because of the public danger and the conditions of war have to be held in custody. Naturally I feel distressed at having to be responsible for action so utterly at variance with all the fundamental principles of British liberty, _habeas corpus_ , and the like. The public danger justifies the action taken, but that danger is now receding.\n\nIn these passages the dilemma to which the title of this chapter refers is recognized by Churchill himself. And the dilemma is the more obvious when one recalls that it was a government headed by Churchill which had detained most of those to whom he referred and that he is said to have issued the instruction, almost as characteristic as the passage first quoted, although in different vein, and directed to enemy aliens: 'Collar the lot'.\n\nIn this chapter I use the expression 'executive detention' to mean detention at the instance of the executive for an indefinite period without charge and without trial. And I should make it plain that the dilemma which I consider is one that faces ordinarily liberal democratic states generally observing the rule of law. I am not concerned with one-party or one-ruler military or authoritarian states in which the executive detention of opponents may well be habitual, for such states would face no dilemma. I am concerned with the dilemma which faces liberal democracies such as ours in certain extreme situations, and it may be simply stated. Freedom from executive detention is arguably the most fundamental and probably the oldest, the most hardly won, and the most universally recognized of human rights. Yet in times of emergency, crisis, and serious disorder it is almost the first right to be curtailed. It is in that sense vulnerable. At such times public opinion is an unreliable source of protection for those detained. So too are representative institutions. So too are courts of law. Yet retrospective enquiry tends to show that the infringements of personal liberty thought to be justified at the time were significantly greater than the necessity of the hour required. So the democratic challenge is to strike as just a balance as possible between the right of a state to preserve itself and its citizens against the risk of defeat, destruction, and widespread violence, and the fundamental right of the individual not to suffer executive detention in the sense I have defined.\n\nIt would be futile to attempt to place human rights in any order of priority. The right to life has been plausibly described as '[t]he most fundamental of all human rights', the European Convention on Human Rights recognizes the importance of prohibiting torture by permitting no derogation from that article, and so one could go on. But freedom from executive detention is, I think, arguably the most fundamental right of all: for if a person is detained by the executive for an indefinite period, perhaps in circumstances of great secrecy, without notice to relatives or friends, and held incommunicado, he may suffer all manner of ill-treatment, and may even 'disappear', without his fate becoming known for years, if at all; and his right to a fair trial is of no value if he is to have no trial.\n\nI hope it is not unfashionably insular to describe freedom from executive detention as probably the oldest of recognized human rights in reliance on chapter 39 of Magna Carta 1215 (or chapter 29 of the later versions). The contemporary import of that famous provision has of course been the subject of much scholarly consideration, but it would seem clear, particularly when reference was made to due process of law in the successor statute of 1354, that it was intended to strike at arbitrary detention not authorized by law. And, as Sir William Holdsworth points out, whether or not the clause:\n\nwas intended to safeguard the principle that no man should be imprisoned without due process of law, it soon came to be interpreted as safeguarding it. Because it was interpreted in this way, it has exercised a vast influence, both upon the manner in which the judges have developed the writs which could be used to safeguard this liberty, and upon the manner in which the Legislature has assisted that development. Without the inspiration of a general principle with all the prestige of Magna Carta behind it, this development could never have taken place; and, equally, without the translation of that general principle into practice, by the invention of specific writs to deal with cases of its infringement, it could never have taken practical shape.\n\nThe development of the remedy of habeas corpus was no doubt fuelled as much by opposition to royal power and to turf war between different courts\u2014it plainly enhanced the standing of one court to release a person imprisoned by another\u2014as to judicial solicitude for the liberty of the subject. But in the process of development a strong sentiment hostile to executive detention grew, an effective means of affording protection against it was fashioned, and obstacles to the grant of protection were removed. Even today one can respond to the complaint in article V of the Petition of Right 1628 that:\n\ndivers of your subjects have of late been imprisoned without any cause shown; and when for their deliverance they were brought before your justices by your Majesty's writ of _habeas corpus_ , there to undergo and receive as the court should order, and their keepers commanded to certify the causes of their detainer, no cause was certified, but that they were detained by your Majesty's special command signified by the Lords of your Privy Council, and yet were returned back to several prisons without being charged with anything to which they might make answer according to the law.\n\nThis complaint was no doubt strengthened by the decision in _Darnel's Case_ the year before, upholding a committal _per speciale mandatum domini regis_ and refusing habeas corpus, a decision reversed by the Long Parliament in 1641. The Habeas Corpus Act 1640 was intended to strengthen the remedy but it is clear from the Grand Remonstrance of 1641 that unlawful committals by the executive continued. Interestingly, one of the charges made against Clarendon in 1667 was that he had attempted to defeat the operation of habeas corpus by sending persons to 'remote islands, garrisons, and other places, thereby to prevent them from the benefit of the law'\u2014to places, in other words, where the writ would not run, a loophole blocked by section 11 of the Habeas Corpus Amendment Act 1679.\n\nIn this respect at least it seems clear that they did not order this matter better in France. Arbitrary arrest and indefinite imprisonment without trial continued long after such practices were severely constrained in this country, as Dr Manette learned to his cost. In a pleasing foretaste of the future, the institution of _lettres de cachet_ was described in 1715 as 'odious', because of its arbitrary nature. But when the dam burst in France, it burst spectacularly. Article 7 of the Declaration of the Rights of Man and of the Citizen 1789, adopted (with two other articles) after less than half a day of discussion, proclaimed for the first time in any vernacular language:\n\nNo man may be accused, arrested, or detained except in cases determined by the law and according to the forms it has prescribed. Those who solicit, expedite, execute, or effect the execution of arbitrary orders must be punished . . .\n\nUniquely in this instance the Declaration not only proclaimed the right but addressed the means of enforcement. Two years later, the Fifth Amendment to the United States constitution provided that no person should be deprived of life, liberty, or property without due process of law. From this seed have grown the guarantees of personal freedom now to be found, usually expressed in very much the same terms, in the Universal Declaration of Human Rights 1948; the International Covenant on Civil and Political Rights; such regional instruments as the European Convention; many national constitutions such as those of the United States, Ireland, India, and South Africa; and domestic charters or bills of rights such as those of Canada and New Zealand.\n\nIn all these cases the guaranteed right is not to freedom from executive detention as I have defined it but to freedom from executive detention not authorized by law. It is the lack of legal authorization which has been the subject of prohibition. Our own law from Magna Carta onwards provides what may be called normal powers of detention, for example of criminal suspects, those suffering severe mental illness, and those seeking entry to the country or awaiting deportation from it. The existence of such powers does not, I think, give rise to libertarian concern so long as the conditions for exercise of the power to detain are clearly prescribed, so long as the period of detention is limited to a set or reasonable period or by persistence of the condition giving rise to the need for detention, and so long as the detainee has access to formal procedures for challenging the lawfulness of his or her detention. Our criminal law imposes penalties and our civil law grants redress where detention is found to be unlawful.\n\nIt is when abnormal powers of detention are taken that more difficult questions begin to arise. The taking of such powers does not lack historical precedent. The right to apply for habeas corpus was suspended on some 15 occasions between 1688 and 1848, as (for example) for those accused of treason in 1794 and again in 1817. In Ireland, to which the writ was not extended until 1781, access was suspended in 1866 and 1867, and there followed Acts of 1871 and 1881 which gave the government a power to detain on suspicion and precluded any enquiry or intervention by the courts. Perhaps unsurprisingly, it was the emergency in Northern Ireland nearly 80 years later which gave rise in 1957 to the first notice of derogation affecting the United Kingdom from Article 5 of the European Convention, the article which protects the liberty of the individual.\n\nThis was not however the first occasion on which the United Kingdom had derogated from its obligations under that article. In British India (well before the advent of the Convention) an emergency power of detention had been a regular feature of the legal system, and similar powers were exercised elsewhere. So, in May 1954, notice of derogation was given covering the Federation of Malaya and Singapore, Kenya, British Guiana, and the Province of Buganda. In Singapore, British Guiana, and Buganda the number of those defined was very small. But in Kenya some 30,000 Africans were arrested, and in Malaya over 10,000; in Malaya also more than half a million people were compulsorily re-settled in defended villages, but it was judged that this did not involve detention in violation of Article 5 so that no derogation was called for. During the emergency in Cyprus some 3,250 detention orders were carried into effect, and the number of detainees reached a peak, in July 1958, of 2,005; Professor Simpson points out that if allowance is made for the relative size of the two populations, exercise of the power to detain on the same scale in the United Kingdom would have led to well over 180,000 detainees.\n\nIn these waning days of empire, British administrators had recent UK precedents on which to work. The outbreak of war with Germany in 1914 had led to the detention of just under 30,000 enemy aliens in the UK; this had been done in the exercise of a prerogative power requiring no legislation. But danger was also apprehended from those who were not technically enemy aliens, and to counter that threat regulation 14B was made in June 1915 under the Defence of the Realm (Consolidation) Act 1914. It gave the Home Secretary power to intern any person if on the recommendation of a competent naval or military authority or of an advisory committee it appeared to him that for securing the public safety or for the defence of the realm it was expedient to do so in view of the hostile origin or associations of such person. Those detained could appeal to an advisory committee over which a judge presided. The number of British near-aliens detained under the regulation was very small. As Professor Simpson observes, 'Outside Ireland the regulation was thus used with restraint'.\n\nThere is however a darker side to the picture. First, the Defence of the Realm Acts conferred no express power on the Home Secretary to order executive detention. So this extraordinary encroachment on the basic right to individual freedom took place without Parliament at any time giving, or being asked to give, its sanction. Secondly, after the Easter Rising of 1916 the regulation was used against relatively large numbers of Irish people suspected of involvement: these were in no sense near-aliens, and if they represented a threat at all it was one quite different from that which had prompted the making of the regulation. Thirdly, the regulation was not revoked on the cessation of active hostilities with Germany in 1918 but continued in force until the official end of the war in August 1921 and (in Ireland) even after that. Fourthly, the regulation was given a new lease of life under the Restoration of Order in Ireland Act 1920 and was unlawfully used to deport to the new Irish Free State from the mainland of Britain a number of republican opponents of that government so that they could be interned there. Fifthly, there appears to have been relatively little opposition to or criticism of these extraordinary measures, either among the public or in Parliament. Sixthly, the courts showed themselves more respectful of administrative expediency than of individual right.\n\nThe leading case was R _v Halliday_ , in which a naturalized British citizen named Zadig, interned by order of the Home Secretary under regulation 14B, applied for habeas corpus contending that the broad terms of the parent Act did not authorize the making of so far-reaching a regulation. It was an argument about _vires_ , not about the merits of the order in question. For the Crown it was argued that:\n\n[i]f the Executive are satisfied that the man is dangerous it is essential that in the emergency they should be allowed to intern him before he has acted.\n\nIn the House of Lords the Attorney-General found it possible to assert that espionage and sabotage were 'rampant to an extent hitherto unknown'. For Mr Zadig the argument was again, in essence, simple:\n\nHere the intention to authorize the encroachment claimed is not sufficiently clearly expressed. It must be presumed that Parliament did not intend to authorize the imprisonment of a British subject without trial and without redress.\n\nThis argument was rejected by the Lord Chief Justice and four other judges in the Queen's Bench Divisional Court, by all three members of the Court of Appeal, and by four out of five Law Lords (including, in a rather extreme manifestation of the non-separation of powers, the Lord Chancellor). The sole dissentient was Lord Shaw of Dunfermline, a judge not generally held in high esteem, who in a rhetorical and somewhat discursive speech upheld Mr Zadig's argument.\n\nThe trend of judicial decision-making had been set. Even before the House of Lords rejected the appeal of Mr Zadig, a divisional court had already upheld a removal order made under regulation 14B by a military authority against a long-settled resident of German origin who had twice failed to cover over the roof of his human hair factory in Lincolnshire: it was held to be enough that the suspicion of the military authority could not be shown to be dishonest; so long as the suspicion was honest, it need not be reasonable. Also unsuccessful was a woman who applied for habeas corpus after nearly two years of internment: if there were evidence on which the Home Secretary could reasonably come to the conclusion that she had hostile associations, it was a matter for him; the court did not accept a submission that it could enquire into the sufficiency of the grounds.\n\nPerhaps the most extreme reported case during the currency of the war itself concerned a Mr Ronnfeldt who ran a coal-exporting business in Cardiff and who was directed by three colonels and a captain to leave the Cardiff area within four days. He did so but sought an order that he be permitted to return. His father had settled in England in 1859, had become a British subject, and had brought up and educated his children (including the applicant) here. One of the applicant's brothers practised at the bar and appeared in the case; another had been commissioned at Sandhurst and had recently been wounded fighting in Mesopotamia. An application for production of the report on which the officers had relied was refused on public interest grounds. The case against the applicant appeared to rest on his having allegedly said, which he denied, that the Kaiser's head would soon be on the coinage of the country. On the material before him the trial judge found 'very, very little ground for suspecting' the applicant, but held that if the suspicion was honestly entertained it need not be shown to be based on reasonable grounds and since there was no evidence that the officers had acted dishonestly the application failed. This passive approach was endorsed by the Court of Appeal: in a time of grave national peril it was necessary that the competent military authorities should be clothed with wide powers to act, and to act on suspicion; war could not be conducted on the principles of the Sermon on the Mount or Magna Carta. Doubt was even expressed whether the competent military authority need itself entertain the suspicion provided that an honest suspicion existed.\n\nThe litigious centre of gravity then shifted to Ireland with, at first, somewhat similar results. Patrick Foy was an Irishman living in Dublin who was arrested and taken to Wormwood Scrubs and there detained pursuant to an order under regulation 14B made just before peace was signed with Germany although executed just after. In seeking habeas corpus he argued (through Sir John Simon KC, who had made the original regulation) that it had been intended to apply to foreign, not domestic, foes, that it was not intended to apply after the war was over, and that the proclamation which founded the extension of the regulation to Ireland was spent. The argument was unanimously rejected by a divisional court. It was held that the need for detention and the existence of a state of war were matters for the executive.\n\n'It is of course always to be assumed', said the Lord Chief Justice, 'that the executive will act honestly and that its powers will be reasonably exercised.'\n\nIn Mr Brady's case the facts were transposed. He lived in England and was arrested and detained under the 1920 Act and regulation 14B with a view to his being sent to Ireland to be detained there. He argued, unsuccessfully before a divisional court, that the regulation did not apply in England and that, if it did, it was _ultra vires_. A majority of the Court of Appeal also rejected his challenge. But Scrutton LJ strongly dissented:\n\nAt the beginning of the year 1914 it was inconceivable that an officer of the Executive should be entitled to detain a British subject without making some definite legal charge against him. Any Court would say that clear words to that effect must of necessity appear in the statute besides indicating the act of restraint which might be justifiable. The law of this country jealously guarded the liberty of the subject . . . and a change of the law professing to interfere with that liberty must be clear and manifest.\n\nIf the regulations applied to England they were _ultra vires_ , but he did not think that they applied to England.\n\nEventually an application for habeas corpus succeeded, but not until 1923 and even then the application failed in a divisional court before acceptance by a unanimous Court of Appeal. The applicant was a Mr O'Brien, who was one of those ordered by the Home Secretary to be arrested, taken to the newly established Irish Free State, and there interned. Habeas corpus was resisted on the ground, among others, that the Home Secretary, having parted with the body of Mr O'Brien, could no longer produce it in court. Happily, the Court of Appeal made light of this difficulty, an order was made, and after an abortive attempt by the Home Secretary to appeal to the House of Lords Mr O'Brien was produced and he was discharged (although at once re-arrested, charged with an offence of conspiracy, tried at the Old Bailey, convicted, and sentenced). The unlawfulness of his and other deportations was later recognized by the payment of compensation.\n\nThe First World War and the Irish troubles of the early 1920s were scarcely over before official consideration started to be given to the powers which would be needed when the next similar crisis arose, and as the 1930s progressed the planning became more detailed. Perhaps in the light of Lord Shaw's dissent in R _v Halliday, ex p Zadig_ , it was felt that an express power to detain should be explicit in the parent Act (which became the Emergency Powers (Defence) Act 1939, passed on 24 August 1939). In anticipation of such legislation two codes of regulations were prepared, one of which was if necessary to be brought into force before the Act was passed, an obviously unlawful course of action from which the Lord Chancellor dissociated himself. In the event this proved unnecessary: the first code was brought into force on the same day as the Act, the second on 1 September. It was the second which contained regulation 18B, permitting indefinite detention on the order of the Home Secretary without charge and without trial. The original form of this regulation, giving the Home Secretary an effectively unfettered discretion, provoked a parliamentary revolt, and the wording was changed to make exercise of the power conditional on his having reasonable cause to believe a person to be of hostile origins or associations or to have been recently concerned in acts prejudicial to the public safety or the defence of the realm. Properly interpreted, as can now be authoritatively stated, the regulation did not permit the Home Secretary to detain a person because he believed the person to fall into one of those categories unless he had reasonable cause for his belief. There was as before to be no formal procedure for reviewing detention orders but appeal could be made to an advisory committee.\n\nIn the early months of the Second World War very few orders were made under regulation 18B, and the prerogative power to detain enemy aliens was exercised in only a small number of cases. But the situation changed in May 1940. The extraordinary ease with which German forces had overrun western Europe was widely attributed to the existence in those countries of a pro-German Fifth Column ready to spring into action when called upon. There is no reason to doubt that, initially, belief in such a Fifth Column was held even at the highest level. The national predicament was no doubt such as to induce a mood of some irrationality, but with the godlike benefit of hindsight one must marvel at the perverse logic which interpreted an absence of sabotage as evidence of the enemy's pre-arranged military plan and at the credulity of the official who reported that paratroops to be used by the enemy were servant girls of German or Austrian origin who would sit in a plane tightly packed in a row until the pilot pressed a button, when the bottom would fall out of the plane and they would be dropped up to 30 at a time. The official reaction to the crisis was swift and wholesale. Some 28,000 enemy aliens were detained. A new regulation (18B(1A)) aimed in particular at Mosley's British Union was made, and a large number of arrests of British citizens were made under both regulations 18B and 18B(1A), eventually amounting to 1,847. This made a total of about 30,000 detainees, at a time when the ordinary prison population stood at between 8,000 and 9,000.\n\nFrom as early as June 1940 Churchill believed the Fifth Column scare to be exaggerated, and it is plain that there was no Fifth Column but only a handful of spies and a very few traitors. As this view gained ground the regulation 18B and 18B(1A) detainees were gradually released. By the end of the war in Europe only 11 detainees remained in custody. But there had been what Professor Simpson has described as 'interference with civil liberty on a massive scale'. As Lord Jowitt, Solicitor-General from 1940 to 1942, was later to accept, habeas corpus had been effectively suspended. The process involved much injustice and hardship. Many of those detained doubtless held right-wing and anti-semitic opinions of a highly repulsive kind, but very few would have lifted a finger to help Hitler.\n\nDespite the parliamentary revolt in 1939 which had led to amendment of regulation 18B and restriction of the Home Secretary's discretion, and although there was criticism of the administration of the regulation, with many questions raised about individual cases, only a few members of parliament opposed the regulation in principle or were willing to vote against it. But the continuing possibility of parliamentary criticism may well have imposed some discipline on the executive, and in that sense it may be correct to describe the House of Commons as (in Simpson's words) 'a _fairly_ effective watchdog'. The public for its part was content to accept what was done in its name. The only really vigorous opposition, by the Labour and Communist parties, was to the release of Mosley and his henchmen.\n\nIt cannot, unhappily, be said that the courts proved even a _fairly_ effective watchdog. Aubrey Lees had served for 23 years in the regular army and the colonial service, had sought to rejoin the army on the outbreak of war, and had desisted only when asked to remain in the colonial service. He was waiting for a ship to take him to the Gold Coast when detained under regulation 18B(1A) on the ground that the Home Secretary had reasonable cause to believe that he was personally active in furthering the objects of Mosley's British Union, of which he had never been a member. On his application for habeas corpus the Solicitor-General accepted, and the court held, that the court had power to enquire into the validity of the order of detention, and for that purpose to ascertain whether the Home Secretary had reasonable cause for the belief expressed in the order. But the court was denied a sight of the report on which the Home Secretary had relied; the Home Secretary deposed that he had received and carefully considered reports and information from persons in responsible positions experienced in investigating matters of this kind. Thus the court had power to enquire but had to be satisfied by the untested assertion of the Home Secretary that grounds for his belief existed. The First World War precedent of Mr Zadig was relied on. After this hearing Lees was released, but although he appealed, argument on the merits was heard only to decide who should pay the costs. The Home Secretary was held to have proved that he had had reasonable cause to believe and honestly had believed what he alleged. So Lees lost, but the principle as stated was somewhat more libertarian than the First World War precedents and could have assisted later challengers.\n\nDespite some discouraging decisions, hopes of a more libertarian approach must have risen when, in May 1941, the court ordered the release of Captain Budd after he had been detained for 11 months under regulation 18B(1A). He had enlisted in the army in 1914 at the age of 18, had risen to the rank of captain, had been wounded and discharged with a 70 per cent disability pension for life, and had again volunteered in 1939. He was serving as adjutant of his unit when arrested in June 1940. The main reason for his release was a discrepancy between the order made by the Home Secretary and the copy order given to Budd, which showed different grounds for detaining him, but two members of the court expressed doubts about the validity of the Home Secretary's reasons. The captain's taste of liberty was however brief. On his release he was re-arrested, and this time the paperwork was in order. He again applied for habeas corpus. The court was divided. The majority held that there would be no valid ground for detention if it was apparent on the face of the order that the Home Secretary had had no reasonable cause for his belief or if the court were not satisfied that he had had such reasonable cause but, being unaware of any reason for thinking that the (untested) statements of the Home Secretary could not be accepted, concluded that he had had reasonable cause. Stable J dissented. The question was whether the Home Secretary had had reasonable cause for his belief. The court was entitled in answering that question to some additional material over and above the bare assertion of the Home Secretary. As it was, Stable was not satisfied of the existence of reasonable cause for the Home Secretary's belief.\n\nBudd appealed against this decision, and later claimed damages for false imprisonment, but before either of these proceedings was heard his chances of success had been extinguished by the House of Lords' decisions in the cases of Robert Liversidge and Ben Greene. These cases, particularly the first, have attracted a very considerable literature and are so well known as to require no extended discussion by me on this occasion. Their practical and legal effect was made plain in the first reported case to be decided after the judgments were delivered, when an application for habeas corpus was rejected: if the order was valid on its face and the Home Secretary honestly asserted that he had reasonable grounds for suspecting the applicant, that was enough and the court could not enquire into the facts to decide whether or not his suspicion was reasonable.\n\nLiversidge was serving as a volunteer Pilot Officer in the Royal Air Force when arrested, and remains a somewhat shadowy and mysterious figure, but his case is now remembered above all for the eloquent and courageous dissent of Lord Atkin, the opinions of his colleagues in the majority having now been overruled. It has been suggested that Atkin, like Stable before him, was primarily concerned not about logic or liberty but about judicial status: the relationship of courts to the executive and the standing of the judges. I venture to think with respect that this criticism misses the target. These judges certainly _were_ concerned about the relationship of the courts to the executive. They saw it as the duty of the courts to ensure that in exercising an extraordinary power to imprison citizens without charge and without trial the executive should act in strict accordance with the law which conferred the power. They dissented from judgments which, they thought, effectively surrendered this responsibility. And they were right. But it remains the fact that of all those who raised legal challenges to their detention under regulations 18B and 18B(1A), the only success in court was that achieved by Captain Budd, and it won him no more than a week of freedom.\n\nIt would be unjust and unhistorical to portray this country as uniquely neglectful of individual freedom, even among liberal democracies governed by the rule of law. The British record during both world wars can withstand comparison with the treatment by the United States of its Japanese population from early 1942 onwards. As a result of executive orders 9066 and 9102 made by the President in February and March 1942, and a statute enacted by Congress in March 1942, none of which made any express provision for executive detention, over 110,000 people were uprooted from their homes on the west coast and held under armed guard in remote and inhospitable relocation centres (described by the President as 'concentration camps') in Arizona, California, Wyoming, Utah, and Idaho. Some were first generation immigrants who had been held to be ineligible for naturalization; the majority were their children, born in the United States, and so citizens (some with dual nationality). While the Alien Enemy Act 1798 (similar in effect to the prerogative power exercisable here) provided some legal authority for interning those long-term residents who were, technically, enemy aliens, the executive orders were relied on to justify the detention of those who were citizens. There were, as in this country, scaremongers willing to accept very far-fetched stories; there was strong pressure from the governor of California and also the Attorney-General of California (Earl Warren) to intern the Japanese Americans. A survey in March 1942 showed that 93 per cent of those questioned approved of the action taken, and the general militarily responsible for the evacuation advised:\n\nThe very fact that no sabotage has taken place to date is a disturbing and confirming indication that such action will be taken.\n\nIt does however appear that when making the executive orders the President was in receipt of clear advice from sources which he regarded as reliable that the Japanese on the west coast presented no threat to American security. It seems that the action was taken for political reasons in response to the paranoia of the hour, and the main civil architect of the relocation, in a telephone conversation in February 1942, perhaps expressed the prevailing approach:\n\nYou are putting a Wall Street lawyer in a helluva box, but if it is a question of the safety of the country [and] Constitution . . . why the Constitution is just a scrap of paper to me.\n\nA small measure of property compensation was paid to victims of this relocation exercise under an Act of 1948 and in 1976 President Ford revoked executive order 9066 and apologized for the mistake that had been made. But more substantial redress followed the establishment of a congressional commission to review the exercise, which in 1982 reported in unambiguous terms:\n\nThe promulgation of Executive Order 9066 was not justified by military necessity, and the decisions which followed from it . . . were not driven by analysis of military conditions. The broad historical causes which shaped these decisions were race prejudice, war hysteria, and a failure of political leadership. Widespread ignorance of Japanese Americans contributed to a policy conceived in haste and executed in an atmosphere of fear and anger at Japan. A grave injustice was done to American citizens and resident aliens of Japanese ancestry who, without individual review or any probative evidence against them, were excluded, removed and detained by the United States during World War II.\n\nSo this grave injustice was recognized, and over time steps were taken to compensate the Japanese Americans and long-term residents who had been detained, culminating in the Civil Liberties Act of 1988 and a presidential apology.\n\nIt took longer for any measure of redress to be afforded to another group whose treatment seems, in retrospect, even more regrettable. These were people of Japanese descent living in some of the Central and Latin American republics. Even before Pearl Harbor, US officials were discussing the internment of such people with the government of Panama, and after 7 December 1941 some 2,264 people were, by arrangement between the local governments and the American authorities, kidnapped, taken to the United States, and there interned. They came from Panama, Costa Rica, Colombia, Ecuador, and Bolivia, but about 1,800 came from Peru where they had become unpopular. Although at the outset the plan was to round up those 'believed to be dangerous', it was later acknowledged by the responsible American official in Peru that no reliable evidence of planned or contemplated acts of sabotage, subversion, or espionage had ever been found and none of the countries involved was even at war with Japan. On arrival in the United States the new arrivals were asked for their passports, which they could not produce because they had been confiscated, and were detained as illegal entrants. Of those detained, some were sent to Japan, and it seems clear that a major object of the operation was to gain control of Japanese who could be exchanged for Americans who had fallen into the hands of the Japanese. After two exchanges with Japan the process petered out, and most of the remaining detainees remained in camps until well after the end of hostilities. Some 750 Peruvian Japanese were shipped to Japan between November 1945 and June 1946\u2014Peruwould not readmit them and the United States did not want them\u2014but many remained in limbo until, in 1952, they were made eligible to become US citizens. In 1998 President Clinton acknowledged that these Latin American Japanese had been 'unjustly interned, evacuated, relocated or otherwise deprived of . . . liberty': the nation's actions had, he said, been 'rooted in racial prejudice and wartime hysteria'.\n\nAt the time, as in this country, the courts afforded minimal redress. Gordon Hirabayashi, a university student whose loyalty as an American citizen was never questioned, deliberately breached military orders requiring him to report to a control centre as a prelude to excluding him from Seattle where he lived, and to observe a curfew. Both breaches were charged as criminal offences, he was convicted of each, and sentenced to concurrent terms of three months' imprisonment. He contended that there was no military necessity to justify the orders and that they were unconstitutional because racially discriminatory. His challenge reached the Supreme Court of the United States, but that court unanimously rejected it in June 1943. The curfew order was held to be justified by military necessity; and since Hirabayashi's breach of the much more fundamental reporting order, which would probably have led to his internment, had not increased the overall length of his sentence the court found it unnecessary to review that aspect. Some of the judges had expressed serious disquiet in private communications with other judges but they gave little voice to these in their opinions, although Justice Douglas did observe:\n\nDetention for reasonable cause is one thing. Detention on account of ancestry is another.\n\nOn the same day the Supreme Court dismissed another legal challenge to a curfew order. At the end of 1944 the Supreme Court dismissed a challenge by Fred Korematsu, who had been convicted of remaining in the place where he lived, despite a military order excluding him from it. Again, deference to the judgment of the military authorities carried the day. But on this occasion three justices dissented, Justice Murphy describing the majority decision as a 'legalization of racism'. Only one appellant succeeded in the Supreme Court: Mitsuye Endo won her freedom at the end of 1944, after two-and-a-half years of confinement, when the Department of Justice conceded that she was a loyal and law-abiding citizen, whose loyalty was not even suspected. But though released it seems that she was not free to return to California. It was later to emerge, but not for some 40 years, that in presenting the cases against Hirabayashi and Korematsu in the Supreme Court the prosecuting authorities had deliberately suppressed information germane to the court's decision and helpful to those appellants, and had wilfully put evidence before the court which was known to be false. On this ground of grave governmental misconduct, Korematsu's conviction was quashed in 1984 and Hirabayashi's in 1987.\n\nNo legal challenge, to my knowledge, was ever made by any of the Latin American detainees. But, although they fell outside the terms of the Civil Liberties Act of 1988, they did bring a class action against the United States claiming damages for the way in which they had been treated. In 1999 the government, no doubt wisely, compromised the claim, although the compensation agreed was at a level much lower than under the Act.\n\nIt seems clear that the Americans interned many more of their citizens than the British, for longer periods, and with much less pressing military justification; despite the Fifth Amendment, the courts offered no more potent protection, probably even less; and _Korematsu_ remains good law while _Liversidge_ does not. But the Americans have been much more forthcoming in revealing the facts and making amends. In the light of recent events, it is perhaps timely to recall this not very happy history. As a serving judge it would be inappropriate for me to comment extra-judicially on any current exercise of power to restrict personal liberty, whether here, or in the United States, or elsewhere. But I would proffer some general, and I fear rather unremarkable, observations.\n\nThe right to personal freedom, while it cannot be absolute, is in truth a human right and fundamental freedom, to be respected and protected as such. It would be grossly unrealistic and legally wrong to suggest that a liberal democratic state can never in any circumstances assume exceptional powers to restrict the freedom of citizens. The European Convention recognizes that it can by permitting derogation from Article 5 'in time of war or other public emergency threatening the life of the nation'. But that is an exacting condition to meet, reflecting the importance of the value which it is sought to protect. The most potent safeguard against executive excess must always be found in public loyalty, even in times of crisis, to a tradition of liberty. The exercise of exceptional executive powers calls for exceptional vigilance on the part of all whose duty it is to hold the executive to account. The British courts for their part must apply accepted principles: if Parliament is to be understood as authorizing anything so subversive of ordinary notions of individual right as executive detention, it must do so in very plain and specific language, and the limits of that power should be strictly insisted upon. I cannot perhaps do better, in closing, than to quote from Judge Patel, sitting in the District Court for the Northern District of California when, quashing the conviction of Fred Korematsu, she concluded:\n\n_Korematsu_ remains on the pages of our legal and political history. As a legal precedent, it is now recognized as having very limited application. As historical precedent it stands as a constant caution that in times of war or declared military necessity our institutions must be vigilant in protecting constitutional guarantees. It stands as a caution that in times of distress the shield of military necessity and national security must not be used to protect governmental actions from close scrutiny and accountability. It stands as a caution that in times of international hostility and antagonisms our institutions, legislative, executive and judicial, must be prepared to exercise their authority to protect all citizens from the petty fears and prejudices that are so easily aroused.\n\nHabeas Corpus\n\nJohn Anderson was a black slave in Missouri. Separated from his wife and family, whom he wished to visit, he came into conflict with his master and owner, who decided to resolve the problem by selling Anderson to another owner. In 1853 Anderson escaped and made for Canada. After three days' travel, still in Missouri, he encountered a man, Seneca Digges, who suspected that he was a runaway slave and tried to enlist him as one of his own slaves. There was a chase and a scuffle in which Anderson inflicted knife wounds from which Digges died two weeks later. Anderson meanwhile made it across the Canadian border to Windsor, where he established a new life. Not until March 1860 was he recognized as Digges' fugitive murderer. He was taken into custody, and proceedings were begun for his extradition to Missouri. To avoid extradition he applied for habeas corpus to the Queen's Bench court of Upper Canada in Toronto.\n\nIn that court, one judge found in his favour, holding that a killing committed while fleeing slavery amounted to justifiable homicide by natural law. But a majority, having regard to treaty obligations in a conventional way, ordered that Anderson remain in jail to await extradition to Missouri.\n\nThere wasconsideration of an appeal to the Judicial Committee of the Privy Council in London, but Anderson's abolitionist supporters instead applied for habeas corpus to the court of Queen's Bench in Westminster. His counsel, engaged by the British and Foreign Anti-Slavery Society, argued that the writ might issue to Canada from England, relying on an earlier precedent when the writ had been directed to Berwick-upon-Tweed. The Queen's Bench justices acceded to the argument. They ordered issue of a writ that 'in the absence of any prohibitive enactment, goes to all parts of the queen's dominions', as it had to the Isle of Man, Jersey, and St Helena. Anderson was soon freed.\n\nThis was, on any showing, an astonishing exercise of judicial power and authority. But it was not novel. Two-and-a-half centuries earlier, in 1604, the Council in the Marches of Wales, an offshoot of the Privy Council, ordered its jailkeeper, Francis Hunnyngs, to confine Walter Witherley 'in little ease' for his disobedience to its commands. Witherley applied to the court of King's Bench in London for a writ of habeas corpus so that it might investigate the reason for his detention. The court issued the writ, but nothing happened. So the court sent a second writ addressed to the jailer, Hunnyngs, along with an attachment for contempt against him for his failure to answer the first one. There was still no response. More orders followed, each threatening consequences more severe than the one before if Hunnyngs refused to answer the writ and produce the body of Witherley. Released at last, Witherley in 1605 applied for fresh attachments against his jailer. Hunnyngs tried to rally political support, claiming that the Welsh Council was immune from orders of the King's Bench, but in vain. The Chief Justice, Sir John Popham, held that disobedience to the writ was 'a derogation of the royal prerogative of the king' and Mr Justice Yelverton explained that '[w]hen anyone is brought into this court with his cause [of imprisonment] by habeas corpus, this court must examine the cause and may remand, bail, or discharge him as his cause deserves, which is much for of the liberty of the subject'. Thus in the result Witherley was free, and his jailer imprisoned for contempt with, for good measure, a fine of \u00a3100.\n\nThe source of this extraordinary power exercised by the judges was, as Popham CJ made clear, the royal prerogative, the ultimate judicial power inherent in the person of the King or Queen. Without this supercharged authority behind them, the judges could scarcely have acted as they did. And the remedy was of their making. As Professor Halliday says in this enthralling and scholarly book (p 9), 'Habeas corpus did not evolve. Judges made it, transforming a common device for moving people about in aid of judicial process into an instrument by which they supervised imprisonment orders made anywhere, by anyone, for any reason'.\n\nChief Justice Sir Henry Montagu, writing in 1619, described habeas corpus as 'a writ of the prerogative by which the King demands account for his subject who is restrained of his liberty'. It was a remedy developed, primarily, in the court of King's (and Queen's) Bench, which was not modest in its pretensions. 'This court', said Sir Thomas Fleming, 'is the jurisdiction of the queen herself. It is so high that in its presence other jurisdictions cease.' It had, according to Coke in 1615, 'the survey of all other courts'. Lord Chancellor Ellesmere sought to resist this assertion, contending that the royal council, not the King's Bench, was 'the chief watch tower for all points of misgovernment', but a series of assertive Chief Justices (notably Popham, Fleming, and Coke) had by 1615, as Halliday observes (p 81), relocated the 'chief watch tower for all points of misgovernment' to the King's Bench. Later Chief Justices, notably Hale (1671\u20131776), Holt (1689\u20131710), and Mansfield (1756\u20131788), shared this high view of the court's function. Halliday comments (p 135) that '[r]esults across the whole of Holt's leadership of King's Bench (1689\u20131710) show a justice and a court ready to use habeas corpus, confident that they could distinguish the alleged traitor from the actual one, those who neded to be feared from those who did not'. And he observes (pp 135\u2013136):\n\nJudgments like these did not simply happen. Justices like Holt\u2014and Mansfield, Hale, Montagu, Fleming, and Popham\u2014made them. They could do so because the prerogative sent this writ forth across all the king's dominions, making all the king's officers answerable to the king's authority, an authority pronounced by the justices on his bench every time they supervised the confinement of one subject by another.\n\nIt was a power readily adopted in British territories overseas. Thus in 1839 Justice Joseph-Remi Valli\u00e9res de Saint-Real, at Trois-Rivi\u00e9res in Lower Canada, declared habeas corpus a thing of 'high prerogative, for it must ever be the right of the sovereign to have the reasons explained to him, why any one of his subjects is deprived of his liberty, wheresoever it may be'. 'Personal liberty', he said, 'is a natural right', and 'a British subject carries this natural right, adhering to his person, into every part of the empire. It is the same at Quebec and in London.' The first Chief Justice of New South Wales, Sir Francis Forbes, spoke of 'a high prerogative writ, and so much the right of the subject, as to render it compulsory on the judges'.\n\nIt is this writ, generally known simply as habeas corpus, which has been hailed as 'the Great Writ of Liberty', the 'stable bulwark of our liberties' (Blackstone), and '[t]he great palladium of the liberties of the subject' (Charles James Fox). Technically known as the writ of habeas corpus _ad subjiciendum et recipiendum_ the writ was one of a family of writs all containing the words 'habeas corpus'. Other forms (less long-lived and much less well known) required the body of a person already in prison on a criminal charge to be brought into court to pursue specified private pleadings ( _ad prosequendum_ ), or to summon a witness from captivity to give evidence ( _ad testificandum_ ), or to move a body from one court to another in a private cause ( _ad respondendum_ and _ad faciendum et recipiendum_ ). The writ _ad subjiciendum et recipiendum_ ('to undergo and receive') takes its name from the form in which the writ was ordinarily issued. Halliday gives, as an example, the text of a 1605 writ issued in the name of the King and addressed to the lord mayor, aldermen, and sheriffs of London:\n\nWe command you that you have the body of Nicholas Lowe, who is detained in our prison under your custody, as it is said, together with the cause of his detention, by whatever name the aforesaid Nicholas is charged, before us at Westminster on Saturday next after eight days of Saint Michael, to undergo and receive whatever our court should then and there happen to order concerning him in this behalf, and this in no wise omit, upon the peril that may befall, and have there this writ. Witness, Sir John Popham, at Westminster, the eleventh day of October in the third year of our reign in England, France, and Ireland, and in Scotland, the thirty-ninth.\n\nThere was, of course, nothing voluntary about compliance with the writ. From the sixteenth century onwards clear warning was given of the consequence of disobedience ('and this in no wise omit, upon the peril that may befall'), a warning that had teeth, as Hunnyngs and others discovered to their cost.\n\nWhen judges develop new remedies, as has happened in our own time, rules grow up to govern the exercise of the new jurisdiction. What is striking about habeas corpus is how flexible these rules proved in practice to be. Thus in most cases, especially before the seventeenth century, an applicant for habeas corpus made his case through the mouth of counsel, who would orally and in open court recount the circumstances of the applicant's allegedly wrongful imprisonment. But the practice of relying on affidavit evidence, used only occasionally before 1689, gradually became the norm. In earlier days it was unusual for a return to be made to an individual judge in chambers, but this became more common, and the average rate of bail or discharge was, it seems, higher when returns were made to judges in chambers, perhaps because the judges found it easier to behave boldly and independently when out of the public view. There was a belief, fortified by the authority of Coke in his _Institutes_ , that writs of habeas corpus could not be issued during the law vacations, but this belief was contradicted by the practice in fact followed, even during the period when Coke practised before and presided in the Court of King's Bench. Either the writ was issued bearing the true date of attestation, whether or not in the vacation, or the writ was issued giving the last date of the previous term as the date of attestation. King's Bench attorneys were paid more for issuing writs during the vacation, which no doubt made the practice popular with them. Halliday, basing himself on a comprehensive sampling of the records at four-yearly intervals between 1500 and 1800, records that scores of writs from the fifteenth through to the eighteenth century had attestation dates outside term. The Habeas Corpus Act of 1679, which purported to authorize the issue of writs during the vacation, merely endorsed existing practice.\n\nThe right to apply for habeas corpus was not dependent on nationality but on presence within the dominions of the Crown. Such presence was held to give rise to a duty of allegiance to the Crown, and that gave rise to a mutual right to protection by the Crown. Thus the writ was available to enemies and even alien enemies. In 1697, Daniel Du Castre and Francis La Pierre, Frenchmen whose country was then at war with England, after 18 months' imprisonment as 'alien enemies and spies', were bailed and later discharged. In 1798, Joseph Silvy and Peter Fretus, Portuguese sailors, were impressed into the Royal Navy 'against their wills' when the merchant ship on which they served was berthed in Port Royal, Jamaica. An affidavit was sworn on their behalf by a London interpreter and they obtained relief without resistance by the Admiralty. It was understood that their alien status, far from barring their claim to relief, provided the very ground for their discharge. When, in an immigration case in 1983 (R _v Secretary of State for the Home Department, ex p Khawaja_ ), Lord Scarman confronted the question whether habeas corpus protection was limited to British nationals, he was able to rely on centuries of precedent in answering with an emphatic 'no'.\n\nAs is clear from the standard wording of the writ, the duty on the addressee was to produce the body of the applicant and, importantly, to certify the cause of his detention. This was the return to the writ, on the validity of which the success or failure of the application turned. The rule originally was that the return to the writ could not be controverted: the applicant could not contradict the facts stated in the return. This was a rule with an obvious potential for injustice, making the applicant's fate dependent on the good faith of the party responsible for his detention. A way had to be found to circumvent the rule, and in the event two ways were found. One was to invite further information from those in court. This was done in 1611 in a case where three men were jailed by justices of the peace for disturbing a preacher in Sheffield. On showing in court that two of them were churchwardens and that the minister they disturbed was not licensed to preach, they were bailed. The alternative course was to issue the order in conditional form, indicating that unless cause were shown the applicant would be released. If the return were held to be invalid or insufficient, an order for discharge would ordinarily follow.\n\nWhere an order for imprisonment was made by the Council, the return so stated and did not specify a cause for the detention. This was, notably, the practice followed in the case of the _Five Knights_ in 1627, an orthodox application of the practice then current. But the furore which followed that decision led to the Petition of Right in 1628, and the exercise of unaccountable royal power became increasingly unacceptable to the common lawyers dominant in Parliament. The Star Chamber Act of 1641 accordingly condemned imprisonment without 'due process of law'. Declaring that anyone imprisoned by order of the King, the Privy Council, or any councillor might use habeas corpus, the Act required the returning officer to 'certify the true cause' of imprisonment, on pain of large fines.\n\nProfessor Halliday's researches not only illuminate the legal history of habeas corpus but also provide fascinating insights into the social history of the period which he studies. During the Seven Years' War and the War of American Independence, resort to habeas corpus to challenge naval impressment, as Halliday puts it (p 32), 'skyrocketed'. He calculates that in all nearly 1,000 unfortunate seamen probably used habeas corpus to challenge their impressment during the final four decades of the eighteenth century, and many more began habeas proceedings but were released without a struggle before the writ issued. Mansfield, regularly considering evidence beyond the return, and even contrary to it, released impressed sailors by the score. But applications of this kind did not always succeed: in 1722 Elizabeth Mercer failed to prevent the conscription of her nephew into a cavalry regiment when he was under 14.\n\nSome cases were of a very different character. Nicholas Lowe, mentioned above, was imprisoned by the City of London authorities because he was said to have violated their trading privileges. It seems that he made guns and crossbows in his shop in Holborn without being a freeman of the City. The judges were unimpressed by this explanation and ordered that Lowe be bailed and later discharged. Similarly fortunate was Robert Fisher, who sold pins. So did the Pinners' Company of London, which did not like Fisher selling pins improperly. In October 1637, therefore, Fisher was committed to the custody of a royal messenger on the Pinners' complaint. The company, in its return, recited at length the liberties granted to it as recently as the year before 'for the well ordering and government of the art or mystery of pin making'. Had Fisher violated the company's ordinances? Had the company power to make its ordinances? Could a violator of the ordinances be imprisoned? The issues raised were debated by the judges in a scholarly manner (not, however, discussing the number of angels who could dance on the head of a pin) and resolved in Fisher's favour. A contrary result was reached when Richard Edwards, in 1615, was imprisoned for using a hot press contrary to City ordinances. This, he said, would suppress trading, since a hot press 'is profitable for stuffs and fustians', but his free trade argument was rejected on grounds of public safety, understandably in a halftimbered city, and the return was held to be good.\n\nIn 1629 Margaret Symonds was imprisoned by two justices of the peace for 'loud laughing and talking' in church, in breach of a statute of Queen Mary which penalized anyone who by 'word, fact, act, or deed, maliciously or contemptuously' disturbed anyone authorized to preach. There was ample evidence of her behaviour. She, however, obtained a writ during the summer vacation, returnable at the Buckinghamshire home of a named judge, who granted her bail pending further consideration. When the substantial hearing took place, on the second day of the Michaelmas Term, all agreed that Margaret had laughed in church. But there was no explanation of why she had laughed: was the sermon so bad she could not help herself ? Or was laughter a sign of her contempt for what she considered dubious doctrine? The Act's purpose, according to its preamble, was to preserve 'tranquillity and peace', but (said Mr Justice Whitlocke) 'laughter is no such disturbance as intended by the statute'. So she was freed, the beneficiary (it would seem) of judicial distaste for imprisonment as a punishment for misbehaviour in church. It seems that the judges were often ready to discharge detainees on technical grounds. So when the College of Physicians imprisoned Elizabeth Clark in 1604 for her 'ill practice of physic', a power they enjoyed under their charter and statute only for certain varieties of ill practice and within a radius of seven miles from London, she was discharged because the warrant detaining her did not specify the nature of her malpractice, nor where it took place.\n\nFrom the 1690s onwards habeas corpus was used to determine whether applicants detained as prisoners of war were properly to be treated as such. The court never released a person who, on its findings, had been properly categorized as a POW. But it did release some of those it found to be incorrectly categorized as POWs. Others were found to be POWs and were proceeded against as suspected traitors. Such was the fate of John Golding, a native of Dublin acting as the second captain of the _Sun_ , a Jacobite vessel flying the French colours. He was captured at sea off the Lizard Peninsula in 1692 by an English galley, and he applied for habeas corpus. These facts were recounted in the return to the writ, which concluded that he was detained as a prisoner of war. He was bailed on giving surety to appear at the next Admiralty sessions, and he was there tried for treason, convicted, and in due course executed at Rotherhithe Stairs between the low and high water marks.\n\nThe first instance of resort to habeas corpus in the case of a supposed 'lunatic' occurred in the 1670s after 'a certain lady, esteeming her husband to be mad, put him out to a doctor to be cured'. There followed many cases of wives declared by their husbands to be lunatics and then confined. But it was of course necessary for the court to decide whether or not the person detained was mentally disordered. Initially the judges relied on their own observation of those brought before them, a procedure improved in Mansfield's time by resort to expert evidence. So, in 1761, in response to a motion for the writ, the Court of King's Bench asked Dr John Monro to visit Deborah D'Vebre in the madhouse where her husband had put her, to assess her mental state. In an affidavit read in court the next day, the doctor deposed that he saw no ground to confine her, and then offered further assurances that she was 'very sensible, and very cool'. The writ was accordingly issued, she was released, and it seems that she and her husband agreed to separate. When adverse, as it was in the case of Ann Hunt, Dr Munro's expert opinion could be damning: he found her to be so 'disordered . . . that she is not fit to be brought into this court'. The writ to the doctor in whose custody she was held was withdrawn without further evidence. Cases of this kind were sufficient in number to prompt a parliamentary investigation which culminated in a 1774 Act for Regulating Madhouses: following this, resort to habeas corpus in cases of alleged insanity largely disappeared.\n\nThe judges showed a surprising willingness to involve themselves in family disputes. Lady Howard made a successful application against her husband Sir Philip in 1671 when her daughter deposed that Sir Philip had 'dragged her upstairs himself, taking her by the neck and his servant by the heels, and had locked her up in a room and there [kept] her for two days with only bread and water'. Counsel submitted that, while the ecclesiastical courts might rule on the maintenance to be allowed by husband to wife, 'yet, if the husband use[s] any violence to his wife, in regard the ecclesiastical courts cannot prevent a force or redress it . . . the secular courts ought to interpose and may bind the party to his good behaviour'. The object was not to remove the wife from the husband's custody but to protect her against his violence by binding him over to keep the peace in the way long used by JPs. The court, fearing that this 'might widen the difference between husband and wife', first ordered that 'persons indifferently chose[n] should compose their differences'\u2014a seventeenth-century anticipation of marriage guidance counselling\u2014but when Sir Philip refused to cooperate the writ was issued.\n\nThe versatility of the writ in the hands of an innovative judge was vividly demonstrated in the case of Bridget Hyde, whose mother, a wealthy heiress, had married Sir Robert Viner when Bridget was three. A dispute arose concerning the child's custody and residence and a number of writs were issued to Viner, when he was lord mayor of London, requiring him to bring Bridget into court. The applications were made by a man, John Emerton, who claimed that Bridget was his wife. Viner, hoping that Bridget would marry the son of the Earl of Danby, then the King's principal adviser, prevaricated, eventually stating in his return to the writ that Bridget was not in his custody. Chief Justice Hale, willing to receive evidence from outside the return and that it should be controverted, found it to appear plainly that Bridget had been in Viner's house since habeas corpus had been granted. Bridget was then invited to choose:\n\n[M]y lord [mayor] standing on one side, and Mr Emerton, her husband, on the other, [and] my lord chief justice placing her in the middle, my lord bad[e] her take her choice who she would go with.\n\nShe chose Viner. But the court, concluding that she 'had been under some restraint' at home, ordered that her godmother and other relatives (not including Emerton) should have free access to her. In the end, we are told, Bridget did marry Danby's son, the Viscount Dunblane. But, although he played the violin well, the marriage was not a happy one.\n\nMansfield showed himself as innovative as Hale in exercising what would now be regarded as a family court jurisdiction and routinely negotiated education and maintenance arrangements for children whose parents were estranged. Anne Bissell, in 1774, provides an example. Her father had applied for habeas corpus to force her mother to bring her, aged six, into court. The mother had fled owing to her husband's mistreatment of her. Mansfield, proceeding privately (or, as the media would now say, secretly) in chambers, accepted that 'the natural right is with the father', but the father's behaviour as well as his bankruptcy weighed against assigning custody to him. So Mansfield, declaring that 'the court will do what shall appear best for the child', prompted the parents to make a settlement under which Anne was placed in a school where both parties could visit her. But the rule that the father had the right to custody was deeply embedded in the common law and Mansfield could not always circumvent it. When Captain Inglefield and his estranged wife fought over the custody of their children, Mansfield acknowledged the father's right but observed that 'it is considerably for the benefit of the child that the father should not exert that right'. Again he tried to mediate a solution, and even considered allowing the children to choose for themselves. But he could not induce the parents to agree, and stopped short of letting the children decide, so he felt obliged to follow the old rule and the father prevailed. Such a result would certainly have followed when the decision lay with Mansfield's less imaginative successors, Lord Kenyon and Lord Ellenborough.\n\nDuring the Cromwellian interregnum, the practice was adopted of sending prisoners to places such as Jersey, Guernsey, and the Scilly Isles with a view to thwarting the grant of habeas corpus relief. This was done, it would seem, not because the writ did not run in those places (the Scilly Isles, after all, were part of the county of Cornwall), but because of the difficulty of enforcing compliance and punishing non-compliance in such places. In one instance a prisoner was confined in Drake's Island, off Plymouth, within the realm but difficult of access. After the restoration Clarendon followed this practice with enthusiasm: 12 people (including five regicides) were imprisoned in the Channel Islands, and it was later asserted in Parliament, although without much evidence, that prisoners were sent, with the object of barring relief, to Scotland, Ireland, and Tangier. It was in due course an article in the impeachment of Clarendon that he had 'procured divers of his majesty's subjects to be imprisoned against law, in remote islands, garrisons, and other places, thereby to prevent them from the benefit of the law'. During the 1670s there was a prolonged parliamentary battle to outlaw this practice by statute, and a bill was prepared 'for Better Securing the Liberty of the Subject and for Prevention of Imprisonment beyond the Seas'. The measure was eventually enacted in 1679, and declared that the writ might be sent to all 'privileged places within the kingdom of England, dominion of Wales, or town of Berwick-upon-Tweed and the islands of Jersey or Guernsey'. This did not change the law. But the Act did, importantly, make it illegal to transport any prisoner out of the realm.\n\nThe 1679 Act recognized, but did not significantly alter, the procedure for granting habeas corpus. But Parliament, having intervened once, was induced to do so again, by in effect suspending habeas corpus, a course first adopted during 1689 and justified by necessity and the security of the public. This suspension was achieved by extending powers of detention rather than explicitly suspending operation of the writ. The suspension was for a short and limited period. It was enacted by Parliament, not royal or executive order. It did not preclude grant of the common law writ in all cases. And when the period of suspension ended, those imprisoned were entitled to exercise their full rights. Thus following this first suspension, between October 1689 and the end of 1690, Holt's court considered the cases of 251 prisoners, mostly detained for alleged offences against the state, and bailed or discharged four out of five. Suspensions in 1696 and after the 1745 rebellion followed the same pattern. But during the War of American Independence a much longer suspension (1777\u20131783) was enacted, despite the lack of any threat of invasion or domestic rebellion, and applied only to those taken for high treason or piracy in America, or on the high seas: it was directed only to those 'as shall have been out of the realm' when committing their alleged offence. During the French Revolutionary and Napoleonic Wars Parliament passed a string of statutes that suspended habeas corpus, broadened definitions of treason and seditious libel, and outlawed various kinds of public assembly and political association. In times of public tension and alarm, it seems, it is ever thus.\n\nEnglish settlers overseas were held to 'possess all the liberties, franchises and privileges' of Englishmen, which included the right to apply for habeas corpus. So in 1692 an order was made by the King's Bench directed to the governor of Barbados. 'We cannot deny the writ', said Mr Justice Dolben, and his colleagues agreed. But over time pressure grew in favour of a local remedy, and statutes were passed in colonies on the Atlantic coast of America and the Caribbean providing for habeas corpus to be granted by local courts. The Supreme Court of Judicature of Jamaica, of instance, was to possess all such powers 'as the Courts of King's Bench, Common Pleas and Exchequer, within his Majesty's kingdom of England'. There was difficulty in Quebec after 1763, when the local court of King's Bench declared habeas corpus unavailable, but a pertinacious litigant, suing on her husband's behalf, eventually established, in London in 1787, that the remedy had been available in Quebec all the time. In Calcutta (where the first writ was issued in 1775), Ceylon, New South Wales, New Zealand, and elsewhere, courts were invested with authority to issue habeas corpus. In Van Diemen's Land the first application for the writ was made in 1824: unusually, if not uniquely, the Chief Justice visited the cell of the detainee to take his deposition, being praised by the local newspaper for 'the excellent magisterial example he has set by visiting the captive, and affording him a legal opportunity to move for his deliverance'. As overseas dominions emulated the mother country in giving statutory effect to the writ, so they did in, from time to time, suspending it. But in Canada, as in England, there were bold judges willing to issue the writ even during a period of suspension.\n\nProfessor Halliday's researches yield a rich harvest of human stories which have all the vividness of the common law itself but yet fall within a discernible pattern which he traces with skill and clarity. Three points in particular are striking. The first is the imaginative energy of the judges in transforming a procedure for summoning defendants and suspects into a safeguard of personal liberty. It is currently fashionable to denigrate judicial activism, described by a distinguished Australian judge as 'the death of the rule of law', but this was judicial activism of a high order. It was, however, activism directed to the procedure, not the substance, of the law, and like similar procedural innovations in our own time (freezing injunctions and search orders, formerly known as _Mareva_ injunctions and _Anton Piller_ orders) were accepted as promoting the interests of justice. Striking, secondly, is the contribution to the development of the remedy made by a handful of outstanding judges (Fleming, Popham, Coke, Hale, Holt, Mansfield) as compared with the ordinary ruck of their more supine or authoritarian colleagues. The record gives the lie to any notion that judges are colourless and, in effect, interchangeable. The third striking feature is a sombre one: in times of perceived emergency when the security of the people is trumpeted as the highest political imperative, personal freedom, and with it the remedy of habeas corpus, are the first casualties. But over the 300-year period studied by Halliday the writ earned the eulogistic epithets applied to it: he calculates that over 11,000 detainees applied for relief, of whom more than half (53 per cent) were released.\n\n'The Law Favours Liberty'\n\nSlavery and the English Common Law\n\nArticle 4 of the European Convention on Human Rights is not the most familiar provision of that much-discussed instrument. Many who could discourse learnedly on Articles 2 and 3, or 5 and 6, or 8 and 10, would be nonplussed\u2014no doubt only momentarily\u2014if asked to discuss Article 4. The article has been relatively uncontroversial. The United Kingdom has never been held to have violated it. The first supplement to the leading English textbook on human rights reports that there have been no developments in this area, putting one in mind of the BBC news bulletin on Good Friday in 1930: 'There is no news tonight'.\n\nArticle 4 provides that no-one shall be held in slavery or servitude. Article 4 of the Universal Declaration opens in identical terms. Article 8 of the International Covenant provides that no-one shall be held in slavery. While there is room for argument about the scope of the qualified prohibition of forced or compulsory labour which some of these instruments also contain, there is none about the unqualified prohibition of slavery and the slave trade, which is not of course to say that both are not to be found in some parts of the world. The right to freedom from slavery was the first human right to be protected by international treaty. By regulating the conduct of the slave trade in 1788, 1790, and 1794, by prohibiting the participation of British ships in the Atlantic slave trade in 1807, by making it a felony to be engaged in the slave trade in 1811, by giving statutory effect to bilateral treaties providing for the abolition of the slave trade in 1818, and by emancipating slaves throughout its dominions in 1833, this country may fairly claim to have made a major contribution to achievement of this international consensus.\n\nGiven this refreshing show of international agreement, it may seem somewhat sterile, or at any rate perversely antiquarian, to review the response of the English (and Scottish) common law to the institution of slavery, the more so since there is a very considerable literature on the subject and the history itself is not for the most part obscure. I seek to justify my revisitation of the topic by suggesting that the issues raised in the course of the story, although now long overtaken by events, yield insights into the practical working of the common law\u2014the courts, the practitioners, the parties\u2014when confronted by questions which, however obvious the answers may seem to those blessed with the godlike gift of hindsight and relieved of the duty of decision, were understandably seen as fraught with difficulty for those who had to answer the questions at the time. But before turning to the history I think I should, in the manner of an operatic composer in his overture, give some foretaste of the themes which are more fully developed as the story unfolds.\n\nSir Edward Coke declared that '[t]he law favours liberty'. One hopes that that is generally so; protection of the individual's right to freedom may indeed be seen as one of the overriding duties of the law. But the history shows that for many years, confronted by the institution of slavery, the law struck an uncertain note. Legal opinion was divided. After a libertarian flourish at the outset, the courts hesitated to make any strong assertion of individual right. This hesitation did not, I think, flow from lack of imagination or moral blindness. It flowed from recognition that the implications of a thoroughgoing legal condemnation of slavery were very far-reaching. This was so for a number of reasons. While accurate figures are unavailable, it seems likely that by the end of the eighteenth century there were some 10,000 to 15,000 black slaves in Britain, whose future if emancipated was uncertain (in the event, through the efforts of Granville Sharp, a number were later settled in Sierra Leone). More important was the triangular trade between Britain, West Africa, and the New World, a major source of economic strength. One recalls, by way of analogy, that in the late 1960s the Wilson government preferred to accept the failure of its sanctions against Rhodesia than risk an economic confrontation with South Africa. There were also a number of British territories in the New World which depended on slaves to produce the commodities crucial to the survival of their economies. As Robin Blackburn has put it, '[t]he use of African slaves had enabled Britain to vault to the premier position as an American colonial power', and planters both in America and the West Indies lobbied to make their views well known in Westminster. Thus the consequences of libertarian decision-making by the courts were reasonably seen as portentous. Perhaps understandably, as when confronted by other major challenges\u2014the mediaeval church, an overmighty executive, or rampant trade union power\u2014the law faltered. Judges are most ready to invoke the maxim _fiat justitia ruat caelum_ when confident that the heavens will not fall. So it was with slavery. When eventually obliged to make a decision, in _Somersett's_ case in 1772, the Court of King's Bench took refuge in what would now seem an untenably narrow principle, recognizing the legitimacy of slavery in our overseas dominions but prohibiting the compulsory return of slaves or former slaves from this country to places where they would be held in bondage. Since the common law was applicable as much abroad as at home, there would seem to have been a contradiction at the heart of this famous judgment. Such a narrow and precarious ruling inevitably offered support to those on both sides of the argument, both in this country and (in due course) in the United States. But, in this country and elsewhere, the decisions of the courts were important less for what was actually said and decided than for what was thought to have been said and decided. Shades of Magna Carta. In truth, the suppression of slavery and the slave trade represented a triumph not of libertarian common law principle but of public opinion. To the formation of this public opinion, legal decisions made their contribution, on occasion because of the appalling facts which they brought to public notice. While Sir John and Lord Mansfield and Francis Hargrave and other legal luminaries have their place in any abolitionist roll of honour, pride of place at the head of the roll must surely go to Granville Sharp, a passionate, scholarly, articulate, selfless, and indefatigable publicist and agitator who was first in the field and whose pioneering work inspired later and even better-known activists such as Thomas Clarkson and William Wilberforce. In the end it was statute law, responding to public opinion, which settled the matter for this country and her colonies. Perhaps this is how, in a democracy, things should happen.\n\nThe reign of the first Elizabeth saw the earliest British involvement in the slave trade, a trade in which we were not pioneers but, over time, increasingly avid participators, and by the end of her reign the Queen was sufficiently alarmed to press that 'blackamores' (as she called them) be sent out of the country. There was however a case in 1569 when one Cartwright brought a slave from Russia whom he proposed to scourge; he was questioned, and the Court of Star Chamber declared that 'England was too pure an air for slaves to breathe in'. Thus a claim which was to feature repeatedly in later argument originated in that hitherto under-recognized fount of liberal jurisprudence.\n\nA century passed before the status of slaves in England next came before the courts in 1677, this time in _Butts v Penny_ , an action of trover for 100 black slaves. Judgment was conditionally given for the plaintiff on the ground that:\n\nnegroes being usually bought and sold among merchants as merchandise, and also being infidels, there might be a property in them sufficient to maintain trover.\n\nIn 1694 it was again held that trover would lie for a black boy 'for they are heathens and therefore a man may have property in them'. Only a profound religious belief in the transforming power of baptism could explain, even if it could not justify, this distinction. But it seems that slave-owners in the colonies, in order to preserve their property, took active steps to prevent their slaves being baptized, and thus denied them the hope of salvation, perhaps one of the most distasteful features of this story. Lord Mansfield was perhaps guilty of understatement when he observed, in _Somersett's_ case:\n\nIt is remarkable, though the English took infinite pains before to prevent their slaves being made Christians, that they might not be freed, the French suggested they must bring their's into France . . . to make them Christians.\n\nWith the arrival of Chief Justice Holt the authorities took a different line, for a time. _Chamberlain v Harvey_ concerned a slave who had been brought to this country by his owner from Barbados, had been secretly baptized, and had continued in England several years before seizure by the plaintiff claiming to be his owner. The Chief Justice declined to follow the earlier authority and held that trover would not lie. Shortly after, he declared that:\n\nas soon as a negro comes into England, he becomes free; one may be a villein in England but not a slave.\n\n(This was many years before James Thomson, the poet, declared that 'Britons never will be slaves', a claim to which posterity has thought it necessary to give additional emphasis.) The Chief Justice did however indicate that since the slave was in Virginia, since slaves were saleable under Virginian law, and since the laws of England did not extend to Virginia, effect could be given to a sale contract made in the City of London. In _Smith v Gould_ the earlier authority was again rejected. It was held that trover:\n\ndoes not lie for a negro, no more than for any other man; for the common law takes no notice of negroes being different from other men . . . there is no such thing as a slave by the law of England.\n\nIt seems clear that this trend of authority alarmed the planter interest, which in 1729 obtained a joint written opinion on the subject from the Attorney-General and the Solicitor-General of the day, a formidable pair who were both to become Lord Chancellor and one of them Lord Chief Justice also. Lord Mansfield was later to suggest that this opinion was given in Lincoln's Inn Hall after dinner and that it might not at that hour have been recorded with much accuracy, but the opinion itself does not read like a postprandial _jeu d'esprit_ :\n\nWe are of the Opinion, that a Slave by coming from the West-Indies to Great Britain, doth not become free, and that his Master's Property or Right in him is not thereby determined or varied: And that Baptism doth not bestow freedom on him, nor make any alteration in his Temporal Condition in these Kingdoms. We are also of the Opinion, that his Master may legally compel him to return again to the Plantations.\n\nP. Yorke\n\nJanuary 4, 1729\n\nC. Talbot\n\nAs Lord Chancellor, Yorke (or Hardwicke as he had become) was able to clothe his opinion in judicial authority. In a case concerning slaves in Antigua he dismissed the decisions of Chief Justice Holt, apparently giving very little justification for doing so, and held that there was no reason why the law should be different in England and Jamaica. Nor was an order for specific delivery of the slaves necessary, since other slaves would be as good: drawing a distinction with other goods, such as finely engraved cherry stones or extraordinarily wrought plate, he observed:\n\nThe Negroes cannot be delivered in the plight in which they were at the time of the demand, for they wear out with labour, as cattle or other things; nor could they be delivered on demand, for they are like stock on a farm, the occupier could not do without them, but would be obliged, in a case of a sudden delivery to quit the plantation.\n\nHappily perhaps, Lord Chancellors do not serve for ever and in 1762 Lord Henley, Hardwicke's successor, gave the law a different direction. The defendant in the next case had been brought to England as a slave at the age of eight or nine some 12 years before, and given by the plaintiff to his niece who, on her deathbed, gave the defendant a very substantial sum of money which the plaintiff sought to recover, presumably on the ground that a slave could not own property. The Lord Chancellor's opinion, as reported, was unreasoned but forthright:\n\nAs soon as a man sets foot on English ground he is free: a negro may maintain an action against his master for ill-usage, and may have a _Habeas Corpus_ if restrained of his liberty.\n\nSuch was the confused and contradictory state of the law when, in 1765, Granville Sharp chanced to see an African boy, 16 or 17 years of age, awaiting treatment by Sharp's brother, a surgeon practising in Mincing Lane. The boy was Jonathan Strong who had been brought from Barbados by his master Lisle, a lawyer and planter; he needed treatment because Lisle had beaten him so severely as almost to blind him. The Sharp brothers arranged Strong's admission to St Bartholomew's Hospital, where he made a good recovery, and they then found him employment. So complete was his recovery that his former master Lisle, seeing him in the street looking 'sleek and strong', sold him to a Jamaican planter named Kerr. Strong was kidnapped and delivered to Lisle, who held him in custody awaiting the departure of a vessel to Jamaica. But Strong made contact with Granville Sharp and Sharp brought proceedings before the Lord Mayor at the Mansion House to secure his release. The Lord Mayor held that 'the lad had not stolen anything, and was not guilty of any offence, and was therefore at liberty to go away', which, after some obstruction, Strong was able to do. So far so good. But Kerr then sued Granville Sharp and his brother for damages for trespass in interfering with his property. The Sharps sought high-level advice, but were told that the Yorke-Talbot opinion presented an insuperable obstacle, and that they should settle. Granville Sharp could not accept that 'the Laws of England were really so injurious to natural Rights as so many great lawyers, for political reasons had been pleased to assert', and embarked with characteristic energy and thoroughness on an exhaustive examination of the legal authorities. He expressed his conclusions in a tract entitled 'A Representation of the Injustice and Dangerous Tendency of Tolerating Slavery; or of Admitting the Least Claim of Private Property in the Persons of Men, in England'. It was a powerful and eloquent counter to the Yorke-Talbot opinion and was at first circulated privately in the Inns and not published, since the case against the Sharps was still _sub judice_. But it may have deterred Kerr from pursuing his action, since he was non-suited for want of prosecution of his action and the Sharps received treble costs. But Granville Sharp lost the test case he wanted; and Jonathan Strong lived to enjoy only five years of freedom, perhaps (one does not know) because of the severity of his earlier treatment.\n\nGranville Sharp's exertions on behalf of Jonathan Strong led other victims of similar oppression to seek his help, which he readily gave. John Hylas and Mary were black slaves brought to England from Barbados by their respective owners. Here, with the consent of both owners, they married. John's owner set him free, Mary's did not. They lived here as man and wife for eight years until, in 1766, Mary was kidnapped and sent to the West Indies to be sold as a slave. Two years later John sought the help of Granville Sharp, who instigated proceedings by John against Mary's owner (or former owner) in the Court of Common Pleas. The action was successful, to the extent that Mary's immediate return was ordered. But John was awarded nominal damages of one shilling only, despite Sharp's contention that he was entitled to \u00a3500 at least and treble costs, and the ruling established no more than the derivative right of a wife whose husband had been freed. Still no test case.\n\nOf all the cases undertaken by Sharp, the most dramatic was that of Thomas Lewis. According to Mansfield's note of the evidence which he later gave, Lewis was born in the Gold Coast and, after adventures worthy of GA Henty, worked for a seafarer named Stapylton, with whom he came to London and lived. He was living in Chelsea when on a dark night, at Stapylton's direction, he was seized, dragged to a boat, bound, gagged, and taken to a West Indiaman lying at Gravesend to whose captain Stapylton had sold him. The seizure took place close to the garden of Mrs Banks (mother of Sir Joseph, later to be President of the Royal Society for the record term of 42 years), whose servants heard Lewis' cries, tried in vain to help him, and reported the incident to her. She visited Sharp who at once obtained a warrant for the return of Lewis which was sent to Gravesend, but the ship had been cleared for departure and the captain refused to obey the warrant and sailed. Thus thwarted, Sharp quickly obtained a writ of habeas corpus which he sent to Spithead. Happily, but not unusually, the ship was held up by contrary winds at the Downs. Lewis was found (in Clarkson's words):\n\nchained to the mainmast, bathed in tears and casting a last mournful look on the land of freedom, which was fast receding from his sight.\n\nThe writ was served, the captain surrendered Lewis who was returned to London, and Sharp brought criminal proceedings (financed, it appears, by Mrs Banks) against Stapylton and the two watermen responsible for the kidnap. An indictment was duly preferred but Stapylton, defending the proceedings on the ground that he had been entitled to deal with Lewis as his slave and so his own property, rejected an offer of compromise and removed the case to the King's Bench. There it came before the Lord Chief Justice, Lord Mansfield. John Dunning, who had very recently ceased to be Solicitor-General (and who is now best remembered by the later motion bearing his name) was instructed by Sharp. The case turned on whether there was evidence that Lewis was or ever had been Stapylton's property. Dunning contended that there was no such evidence, but Mansfield left the issue to the jury, which accepted Dunning's submission. It seems clear that this finding came as a relief to Mansfield who, addressing Dunning, said:\n\nYou will see more in this question than you see at present. It is no matter mooting it now; but if you look into it, there is more than by accident you are acquainted with. There are a great many opinions given upon it; I am aware of many of them: but perhaps it is much better that it should never be discussed or settled. I don't know what the consequences may be, if the masters were to lose their property by accidentally bringing their slaves to England. I hope it will never be finally discussed; for I would have all masters think them free, and all Negroes think they were not, because then they would both behave better.\n\nThus for Thomas Lewis the outcome was satisfactory: his right to be free was established. But for Sharp it was not: the fundamental question of principle remained undecided, and despite repeated attempts Sharp (to his fury) failed to induce Mansfield to enter judgment against Stapylton. He still yearned for a case in which a ruling on the correctness of the Yorke-Talbot opinion could not be avoided.\n\nJames Somersett appeared to provide such a case. Born in Africa, he had been bought in Virginia by one Stewart who, after a sojourn in Massachusetts, had brought him to London. After a period Somersett absconded. He was recaptured but refused to return to Stewart's service. Stewart accordingly sent him by force to the _Anne and Mary_ , a vessel commended by Captain Knowles, there to be held in irons until the vessel sailed to Jamaica, where Somersett was to be sold as a slave. Two days after Somersett's capture, at the instance of Sharp, Lord Mansfield issued a writ of habeas corpus directed to Captain Knowles.\n\nIt seems clear that both sides recognized the potentially momentous nature of the contest. On Somersett's side, Sharp mastered a formidable team of five counsel: two very senior sergeants-at-law (Davy and Glynn) and three juniors. Of the juniors, one (James Mansfield) was no relation of the Lord Chief Justice but in due course became Chief Justice of Common Pleas. The second (Francis Hargrave) wrote to Sharp offering his services in what was to be his first court appearance. The third junior (Alleyne) had been called to the bar only shortly before. All five acted without fee. On the other side the planter interest took over the case from Stewart, who faded into the background. They instructed Dunning, the former Solicitor-General who had acted for Thomas Lewis, with a junior (Wallace). So the stage was set.\n\nSince Mansfield was undoubtedly reluctant to resolve the question of principle which Somersett's case presented, and since the hearings in the case continued intermittently over a number of months, it would be natural to infer that Mansfield deliberately delayed the moment of decision. Examination of the chronology shows that this was not so. Somersett was seized on 26 November 1771. The writ of habeas corpus was issued on 28 November. Shortly thereafter, on a date which cannot now be established, Somersett was produced in court before Lord Mansfield, who referred the matter to the Court of King's Bench and gave until the beginning of the Hilary Term for the return to the writ to be made. On 24 January 1772 the parties duly attended in Westminster Hall and the return to the writ was read, claiming that Somersett was a lawful chattel belonging to Stewart. Sergeant Davy, leading Somersett's team, then asked (as any advocate would) for time to prepare his argument against the return and in view of the importance of the case asked that it be adjourned to another term. This request was refused and Mansfield ordered that the hearing begin in a fortnight. So, on Friday 7 February 1772, Sergeant Davy opened the application on behalf of Somersett before Mansfield and three other judges (Aston, Willes, and Ashurst JJ). He addressed the court for some two-and-a-half hours, arguing that whatever the laws of Virginia a person coming here was subject to the laws of this country, which did not recognize slavery. He referred to the Star Chamber's dictum in _Cartwright's_ case of 1569, that English air was too pure for slaves to breathe, and observed:\n\nI hope, my Lord, the air does not blow worse since. But unless there is a change of air, I hope they will never breathe here; for that is my assertion,\u2014the moment they put their foot on English ground, that moment they become free. They are subject to the laws of this country . . . and so are their masters, thank God\n\nSergeant Glynn then followed and presented a substantial argument. Further hearing was stood over to the next term. On Saturday, 9 May, Mr Mansfield addressed the court 'very spiritedly' on the natural rights and privileges of mankind. It appears that the other junior counsel were not well enough to attend on 9 May and the case was adjourned until the following Thursday, 14 May, when both Hargrave and Alleyne made their submissions. Hargrave's argument became justly celebrated as a work of immense legal, philosophical, and historical erudition, but how much he delivered orally is not known. The version of the argument which appears in the State Trials report of the case is stated to be entirely a written composition, and the full argument was published by Hargrave as a pamphlet. He also referred to _Cartwright's_ case. Alleyne did not allow his first appearance in Westminster Hall to go by default, and in his rhetoric one may perhaps detect a whiff of the student debating society:\n\nCould your Lordship, could any liberal and ingenious temper endure, in the fields bordering on this city, to see a wretch bound for some trivial offence to a tree, torn and agonising beneath the scourge?\n\nThe argument for Stewart was then opened by Wallace, who relied on villeinage in mediaeval England to argue that:\n\n[s]laves could breathe in England; for villeins were in this country, and were mere slaves, in Elizabeth.\n\nHe stressed that thousands of pounds would be lost to the proprietors if all the slaves in this country were to be set free. Dunning was about to follow but Mansfield observed that the time was late and the hearing was adjourned for a week, Dunning being unable to attend sooner.\n\nOn Thursday, 21 May, Dunning presented his argument, acknowledging:\n\n'[t]is my misfortune to address an audience the greater part of which, I fear, are prejudiced the other way and adopting a line habitually adopted by counsel advocating an unpopular cause:\n\nI am bound by duty to maintain those arguments which are most useful to Captain Knowles, as far as is consistent with truth; and if his conduct has been agreeable to the laws throughout, I am under a farther indispensable duty to support it.\n\nHe naturally painted a dire picture if Somersett should succeed, there being (he estimated) about 14,000 slaves in England, over 166,000 in Jamaica (valued at \u00a350 each), and about as many in other islands. 'Let me take notice,' he said:\n\nneither the air of England is too pure for a slave to breathe in, nor have the laws of England rejected servitude.\n\nIt was a detailed, learned, and substantial argument. But the last word lay with Sergeant Davy, who took nothing for granted, concluding his detailed reply with a flourish:\n\nFor the air of England; I think, however, it has been gradually purifying ever since the reign of Elizabeth. Mr Dunning seems to have discovered so much, as he finds it changes a slave into a servant; tho' unhappily, he does not think it of efficacy enough to prevent that pestilent disease reviving, the instant the poor man is obliged to quit . . . this happy country. However, it has been asserted, and is now repeated by me, this air is too pure for a slave to breathe in: I trust I shall not quit this Court without certain conviction of the truth of that assertion.\n\nAs Davy sat down, Mansfield spoke, clearly indicating (as he had earlier) the court's anxiety at the decision it might have to make and its preference not to make it:\n\nThe question is, if the owner had a right to detain the slave, for the sending of him over to be sold in Jamaica. In five or six cases of this nature, I have known it to be accommodated by agreement between the parties: on its first coming before me, I strongly recommended it here. But if the parties will have it decided, we must give our opinion . . .The setting 14,000 or 15,000 men at once free loose by a solemn opinion, is much disagreeable in the effect it threatens . . . If the parties will have judgment, _fiat justitia ruat caelum_ , let justice be done whatever be the consequence. \u00a350 a head may not be a high price; then a loss follows to the proprietors of about \u00a3700,000 sterling . . .Mr Stewart may end the question, by discharging or giving freedom to the negro . . . If the parties choose to refer [the point] to the Common Pleas, they can give them that satisfaction whenever they think fit. An application to Parliament, if the merchants think the question of great commercial concern, is the best, and perhaps the only method of settling the point for the future . . . I think it right the matter should stand over; and if we are called on for a decision, proper notice shall be given.\n\nKnowing Granville Sharp as by now he did, Mansfield cannot have been hopeful that he would relinquish a bone so very thoroughly and publicly chewed, and any compromise by the planters at this stage would doubtless have been widely seen as capitulation. On Monday, 22 June 1772, Lord Mansfield delivered the judgment of the court, his colleagues having apparently remained silent throughout. Although the text was, it seems, written, there are variations in the available reports of it, which have been the subject of close analysis. For present purposes the variations do not matter. Lord Mansfield dismissed, seemingly rather summarily, the Yorke-Talbot opinion and the decision of Lord Hardwicke in _Pearne v Lisle_ , and concluded:\n\nThe state of slavery is of such a nature, that it is incapable of being introduced on any reasons, moral or political; but only positive law, which preserves its force long after the reasons, occasion, and time itself from whence it was created, is erased from memory: it is so odious, that nothing can be suffered to support it, but positive law. Whatever inconvenience, therefore, may follow from a decision, I cannot say this case is allowed or approved by the law of England; and therefore the black must be discharged.\n\nThe days of argument in the case had been widely reported and the court had been crowded throughout. In June 1772 the Scots Magazine reported:\n\nSeveral Negros were in court to hear the event of the above cause so interesting to their tribe; and after the judgment of the court was known, bowed with profound respect to the Judges, and shaking each other by the hand, congratulated themselves upon their recovery of the rights of human nature and their happy lot that permitted them to breathe the free air of England. No sight could be more pleasingly affecting to the feeling mind, than the joy which shone at that instant in these poor mens sable countenances.\n\nAccording to an English newspaper Mansfield had decided that 'every slave brought into this country ought to be free' and a Boston paper told its readers that England's 14,000 slaves had been freed. In an unusual, perhaps unprecedented, translation of a judicial utterance or a submission of counsel into verse, William Cowper expressed this popular understanding of the decision:\n\nSlaves cannot breathe in England, if their lungs\n\nReceive our air, that moment they are free;\n\nThey touch our country, and their shackles fall.\n\nIn the mind of the public this is what the case had decided, and the judgment assumed a life of its own.\n\nMansfield was perhaps alarmed by the far-reaching construction put upon his judgment, and may have regretted the ammunition given to the abolitionist cause by his description of slavery as 'odious'. For whatever reason he was at pains to confine the ratio of the decision within narrow limits. When the effect of the _Somersett_ judgment was raised with him in conversation in 1779 he:\n\nremarked that there had been no determination that [the blacks] were free, the judgment . . . went no further than to determine the Master had no right to compel the slave to go into a foreign country.\n\nIn 1785, on an issue relating to the poor law, Mansfield interjected, with obvious reference to _Somersett_ 's case:\n\nThe determinations go no further than that the Master cannot by force compel him to go out of the Kingdom.\n\nThis was the interpretation authoritatively put upon the decision by Lord Stowell in _The Slave Grace_ in 1827. Grace was a slave in Antigua, was brought by her mistress to England, spent a year here, and voluntarily returned to Antigua. After her return, an issue was raised whether her stay in England had had the effect of ending her status as a slave. In arguing that it had, reliance was placed on _Somersett's_ case. But Stowell would have none of it. 'The real and sole question' in that case, he said:\n\nwas whether a slave could be taken from this country in irons and carried back to the West Indies, to be restored to the dominion of his Master.And all the answer, perhaps, which that question required was, that the party who was a slave could not be sent out of England in such a manner and for such a purpose . . .\n\nHe criticized Mansfield's rejection of the Yorke-Talbot opinion and of Lord Hardwicke's 1749 decision, which he regarded as reflecting practical reality in this country:\n\nThe personal traffic in slaves resident in England had been as public and as authorised in London as in any of our West India islands. They were sold on the Exchange and other places of public resort by parties themselves resident in London, and with as little reserve as they would have been in any of our West India possessions. Such a state of things continued without impeachment from a very early period up to nearly the end of the last [eighteenth] century.\n\nStowell plainly regretted Mansfield's suggestion that only positive law could be suffered to support so odious an institution, and he ventilated for perhaps the last time the by now famous statement in _Cartwright's_ case, although resorting to the somewhat cumbrous circumlocution which tends to characterize judicial humour:\n\nThe arguments of counsel in that decisive case of _Somerset_ , do not go further than to the extinction of slavery in England as unsuitable to the genius of the country, and to the modes of enforcement: they look no further than to the peculiar nature, as it were, of our own soil; the air of our island is too pure for slavery to breathe in. How far this air was useful for the common purposes of respiration during the many centuries in which two systems of villeinage maintained their sway in this country, history has not recorded.\n\nStowell described himself as 'rather a stern Abolitionist', but could scarcely have confined the ratio of _Somersett's_ case within narrower limits.\n\nBut he may have been right. It seems that Joseph Story, the great American jurist, thought so. It is indeed clear that the ratio was narrower than that of the Scottish Court of Session's decision in _Knight v Wedderburn_ , on somewhat similar facts, six years after _Somersett_. In that case also the slave was represented by a galaxy of counsel, who included James Boswell, for whom\n\nDr Johnson dictated an argument on the point at issue. There were five dissentients in the Court of Session, including as usual Lord Monboddo, but Boswell was right to suggest that the decision 'went upon a much broader ground than the case of _Somerset_ '. The majority was of the opinion that:\n\nthe dominion assumed over this Negro, under the law of Jamaica, being unjust, could not be supported in this country to any extent: that, therefore, the defender had no right to the Negro's service for any space of time, nor to send him out of the country against his consent.\n\nThis was very much in line with the meaning which public opinion had already given to the _Somersett_ ruling, whatever the judges might later say.\n\nThe depth of feeling understandably aroused by this topic has led to severe criticism of various participants. Blackstone, for example, has been strongly attacked for diluting in the second edition of his _Commentaries_ in 1766 a libertarian statement made in the first edition the year before, possibly at the suggestion of Lord Mansfield, and for telling Granville Sharp, when confronted with the product of his research, that it would be 'uphill work in the Court of King's Bench'. But there could be no impropriety in Mansfield suggesting or Blackstone accepting, before even Jonathan Strong's case had come to court, a correction of what was thought to be a misleading statement, and Blackstone's description of Sharp's litigious burden proved something of an understatement. Again, Dunning's conduct in representing the slave-owner Stewart, having previously acted for the slave Thomas Lewis, has been described as 'deplorable'. Given his appearance for Lewis, it may well have been unwise to instruct him so soon thereafter to advance the contrary argument. But he was a very distinguished practitioner, described by Dr Johnson, no mean critic, as 'the great lawyer', and his political influence may well have been thought valuable. If instructed, he was professionally bound to appear. But the main weight of criticism has been directed towards Mansfield, whose libertarian laurels have somewhat wilted in the heat of academic criticism.\n\nThe record, I suggest, shows that he did not deliberately delay the hearing of the case. Nor can the delay of a month in delivering judgment be criticized, even if partly motivated by an unrealistic hope of settlement: even if the four members of the court were by that stage clear on the outcome they could well have wished to discuss how it was to be expressed. But it is plain, because he said so, that Mansfield would much have preferred not to have to decide the issue and, having been obliged to do so, sought to minimize the impact of his decision.\n\nAny suggestion that Mansfield was motivated by prejudice against black people can, I think, be discounted. As it happened, his nephew fathered a child of whom a black slave was the mother: this great-niece lived at Kenwood with Mansfield's family; in his will he confirmed her freedom and left her a very substantial legacy and a life annuity, asking that a particular picture 'hang in her room to put her in mind of one she knew from her infancy and always honoured with uninterrupted confidence and friendship'. The roots of his reluctance surely lay partly in his apprehension at the unforeseeable consequences of emancipation, particularly if extended to the colonies, and partly in his background as a commercial lawyer used to sitting in courts which decided cases not on the high ground of human rights but on the basis of established principles of commercial law. Thus where a St Vincent slave aged 16 or 17, before coming to England, agreed in writing to serve his master for five years but was induced to enlist as a soldier, most of the judgment (although not, in the end, the decision) turned on whether the slave's contract, made by him as an infant, was for his benefit and so enforceable. Where a runaway slave from Grenada unwisely served as a seaman aboard a ship sailing from England to Grenada and on arrival was seized by his former owner, the law of estoppel was applied to prevent him disowning a bargain by which his captain had bought his freedom on terms that he serve the captain for three years. These decisions were after Mansfield's time, but one finds him adopting a similar approach to cases involving what would now be seen (and were regarded by Granville Sharp at the time) as horrifying atrocities. The most notorious of these cases involved the slave ship _Zong_ , whose voyage to the West Indies lasted 18 weeks instead of an estimated six and ended in 132 slaves being thrown overboard, probably with the intention that their loss should fall on the underwriters and not on the ship. Less well known but scarcely less horrifying was another case two years later in which 55 slaves died, in various ways, during a voyage. In each instance the question, approached by Mansfield on insurance law principles which he had done much to develop, was whether the relevant loss fell within the terms of the policy. He himself, as reported, expressed no moral outrage, but Sharp and others did, prompting a visit by members of parliament to a slave ship lying in the _Thames_ which in turn prompted the regulatory legislation of 1788, 1790, and 1794. This had its effect. In the next case to come before the courts a voyage which should have taken six to nine weeks had lasted over six months and 128 slaves had died. The question again was whether the loss fell within the policy. But now, relying on the statutes of 1790 and 1794, Lord Kenyon, Mansfield's successor as Chief Justice, and his colleagues were able to dismiss a claim clearly inconsistent with the will of Parliament.\n\nOne could obviously wish that the English common law, confronted with so momentous a challenge, would have shown that it favoured liberty in a rather more thoroughgoing manner. As it was, justices of the United States Supreme Court giving judgment in the notorious case of _Dred Scott v Sandford_ in 1857, whether the majority or the dissenting minority, found support in Mansfield's rather delphic utterance in _Somersett._ But the legal challenges mounted on behalf of Jonathan Strong, Mary Hylas, Thomas Lewis, and James Somersett established the right of each of them to be free, and cautious\u2014even grudging\u2014though the decisions may have been, they helped to inspire and feed a wave of public opinion which, within a relatively short period, carried the day in the country and in Parliament. Perhaps, as I say, this is how, in a democracy, things should happen.\n\nI Beg Your Pardon*\n\nThe practice of recent American presidents, in absolving criminal d\u00e9fendants and suspects from the penal consequences of their offending and remitting sentences, has, I think, been viewed by many British and some American observers with a mixture of incredulity and bewilderment. One thinks, for example, of the pardon granted by President Ford to his predecessor in 1974:\n\nNow, therefore, I, Gerald R. Ford, President of the United States . . . do grant a full, free and absolute pardon unto Richard Nixon for all offenses against the United States which he, Richard Nixon, has committed or may have committed or taken part in during the period fromJanuary 20, 1969 through August 9, 1974.\n\nBut Nixon himself had controversially pardoned Jimmy Hoffa, the former president of the Teamsters Union, who had been convicted of jury tampering, on condition that he stay out of union politics. Ford was succeeded by Jimmy Carter, who commuted the 20-year sentence of Gordon Liddy, one of the convicted Watergate conspirators, after four years and three months because of a perceived disparity between his sentence and that imposed on others, such as John Mitchell, who was seen as a more significant figure.\n\nCarter's successor, Ronald Reagan, pardoned two FBI officers who had authorized illegal surveillance of radicals, while their appeals were pending, and exercised his pardon power a few days before leaving office on behalf of 10 individuals, including the owner of the New York Yankees, convicted of illegally funnelling $100,000 to Richard Nixon's re-election campaign in 1972. He did not pardon those convicted of or charged with involvement in the Iran-Contra affair. That fell to his successor, the first President Bush, who granted six pardons: one of the beneficiaries had already been convicted, three had pleaded guilty, and two, including the former Defense Secretary, Caspar Weinberger, were awaiting trial. The President thereby made sure that he could not himself be called upon to testify at a trial.\n\nUntil his last months in office President Clinton was more parsimonious in granting pardons than any president since John Adams 200 years earlier. But he made up for this at the end when he cast aside the ordinary process for handling federal clemency applications and, in the words of one American author, 'enjoyed a final unencumbered opportunity to reward friends, bless strangers, and settle old scores'. On his last day in office, 20 January 2001, Clinton signed pardon warrants for 141 individuals and commuted the sentences of another 36, including one under sentence of death. Among those pardoned were the billionaire Marc Rich and his former partner Pincus Green, fugitives from federal tax and racketeering charges, who had been living in exile in Switzerland for more than 16 years, avoiding persistent efforts by the government to secure their return to the United States to stand trial. A number of those who obtained pardons or commutations had not applied to the Department of Justice for clemency at all; some had filed formal applications shortly before the end of the administration; some had applied too late to have their applications processed in the ordinary way; and among the potential beneficiaries were, it seems, a number of individuals whose applications had been denied two years earlier and who had not reapplied.\n\nOn 2 July 2007 President George W Bush commuted the prison sentence on Lewis 'Scooter' Libby, a former chief of staff to Vice President Cheney. Libby had been convicted the previous March of perjury and obstruction of justice in connection with the leak of CIA agent Valerie Wilson's identity. He had been sentenced to 30 months' imprisonment, two years' supervised release, and a fine of $250,000. By his order the President commuted the prison terms imposed by the sentence so that they would expire immediately, leaving intact the other components of the sentence. Libby did not apply for a further pardon.\n\nPresident George W Bush granted fewer than half as many pardons and commutations as his predecessors Reagan and Clinton. But as he neared the end of his second term some 2,000 applications for clemency awaited his decision. Among the applicants, it is reported, were Conrad Black, former owner of _The Daily Telegraph_ ; Michael Milken, of junk bond fame; John Walker Lindh, 'the American Taliban'; a Republican congressman jailed for accepting bribes; and a former Democratic governor of Louisiana, convicted on racketeering charges. They were doomed to disappointment. But just before Christmas 2008, the President did grant 19 pardons, one of them to Robert Toussie, a Brooklyn real estate developer convicted of making false statements to the US Department of Housing and Urban Development and mail fraud. He had defrauded hundreds of low-income homebuyers, and had served his sentence. But his joy was short-lived because the pardon was rescinded the next day. The President had not, it was said, appreciated the nature and extent of Toussie's previous criminal offending. Nor had he known of substantial donations made by Toussie's father and other members of his family to Senator McCain's presidential campaign a few months earlier, which (it was said) 'might create an appearance of impropriety'. These may indeed be seen as very good reasons for not granting a pardon: it is less clear what reason there can ever have been for granting it.\n\nDuring the Nixon administration, and again during that of the first Bush, serious consideration was given to the question whether the president could lawfully pardon himself. In the event, neither president adopted this course, but not (it would seem) on advice that he lacked the power to do so.\n\nConsideration of this narrative prompts two questions, both easily answered. First, what is the source of the presidential power of pardon? The answer is: article II, section 2, clause 1 of the constitution, which provides:\n\n. . . and he [the President] shall have Power to grant Reprieves and Pardons for Offences against the United States, except in cases of Impeachment.\n\nThe second question is: what is the provenance of this provision? The answer is: the law of England. Authority has made this clear from the earliest days. Thus, in the first case to reach the Supreme Court on the scope of the clause, Chief Justice Marshall, for a unanimous court, said:\n\nAs this power had been exercised from time immemorial by the executive of that nation whose language is our language, and to whose judicial institutions ours bear a close resemblance; we adopt their principles respecting the operation and effect of a pardon, and look into their books for the rules prescribing the manner in which it is to be used by the person who would avail himself of it.\n\nIn a later case, the Supreme Court (despite some dissentients) was even more emphatic:\n\nTime out of mind, in the earliest books of the English law, every pardon has its particular denomination. They are general, special, or particular, conditional or absolute, statutory, not necessary in some cases, and in some grantable of course . . .We might mention other legal incidents of a pardon, but those mentioned are enough to illustrate the subject of pardon, and the extent or meaning of the President's power to grant reprieves and pardons. It meant that the power was to be used according to law; that is, as it had been used in England, and these States when they were colonies; not because it was a prerogative power, but as incidents of the power to pardon particularly when the circumstances of any case disclosed such uncertainties as made it doubtful if there should have been a conviction of the criminal, or when they are such as to show that there might be a mitigation of the punishment without lessening the obligation of vindicatory justice . . . the language used in the constitution, conferring the power to grant reprieves and pardons, must be construed with reference to its meaning at the time of its adoption. At the time of our separation from Great Britain, that power had been exercised by the king, as the chief executive . . . Hence, when the words to grant pardons were used in the Constitution, they conveyed to the mind the authority as exercised by the English crown, or by its representatives in the colonies.\n\nThus the English provenance of the presidential pardoning power is clear. There is indeed only one express departure from the English model: whereas the Act of Settlement 1701 precluded the grant of a pardon before impeachment but permitted such a grant afterwards, the US constitution precluded the grant of a pardon in any case of impeachment.\n\nIf, then, the American provision is based on an English precedent, and (as suggested) permits a president to pardon himself, should we understand the same rule to apply here? If Tony Blair had been charged with selling honours for cash, could he (or John Reid, or Jacqui Smith, or whoever was Home Secretary at the time) have procured the grant of a pardon in the name of the Queen? I cannot think any British lawyer would give an affirmative answer to the question. One ground for rejecting the suggestion is technical. The royal prerogative of mercy is a prerogative power which cannot be enlarged and whose existence must be examined on historical principles. Historically, the king could never have pardoned himself because, being constitutionally incapable of doing wrong, and thus of committing a crime, the occasion for such a pardon could never have arisen. But there are, I suggest, more substantial reasons for thinking that our law has moved forward since 1787 even if, in this respect, the law of the United States has not. A little background is, I think, inescapable.\n\nRecognition of an extra-judicial power to pardon or commute sentences has been a feature of every, or almost every, society since ancient times. It may indeed be said that the more primitive and unsophisticated a society's criminal law and practice, the greater the need for an extra-judicial power to alleviate the injustices that will inevitably arise. This is amply demonstrated in our own early history. Killing was a capital felony unless in execution of a lawful sentence of a court or in the arrest of an outlaw or manifest thief, or (a statutory addition) involved the killing of a trespasser by a forester or parker in the course of attempting to make an arrest. It was not in these early days a ground of defence that the killing was the result of misadventure or accident, or that the killing was in self-defence, or that the killer was of unsound mind at the time of the killing, or that the killer was a child. The examples quoted in the books of pardons granted to child killers before formal recognition of an age of criminal responsibility are particularly telling. In 1249 a four-year-old child, Katherine Passcavant, was imprisoned and not executed: in opening a door she had accidentally pushed a younger child into a vessel of hot water with fatal results. During the reign of Edward I, a pardon was extended to a child under seven, even though, by then, it was laid down that a child under seven could not be convicted of felony. Much later, in 1748, William York, aged 10, murdered a child of five and buried it in a dunghill. 'When he was examined he showed very little concern and appeared easy and cheerful. The boy was found guilty and sentenced to death: but he was respited from time to time on account of his tender years, and at length pardoned.' In cases such as these few could doubt the benefit of a power to mitigate the severity of an inflexible and undiscriminatory system. Understandable, also, are the frequent instances where a penalty was remitted at the entreaty of the victim, an argument still relied on in mitigation. Understandable too, in an age of faith, was the practice of remitting the ultimate penalty in cases where the process of execution miscarried. It was a recognized practice to grant immunity to one offender as an inducement to testify against his accomplices.\n\nIt would be misleading to suggest that all pardons and commutations in former times were calculated to further the interests of justice. They were regularly sold, were obtainable by private solicitation and pressure, and in times of emergency were used to man the armed services, particularly the navy. In earlier days, pardons were also granted by authorities other than the Crown, a practice ended by statute in 1535 when Henry VIII obtained sole and exclusive authority 'to pardon or remit any treasons, murders, manslaughters or any kinds of felonies'.\n\nBy the time of the American Revolution, there were four features of the royal prerogative of pardon which deserve mention. First, the reigning monarch, George III, exercised the power personally and conscientiously. He is recorded as writing in 1766:\n\nI have examined the case of the unhappy Convicts lately transmitted from Scotland; as to the Young Man I am very willing to Shew mercy, as to the Woman, I cannot see it in quite the same light, but think it may not be improper to send to the proper Office in Scotland for a Report with regard to the Woman, as I am ever desirous to be perfectly convinc'd there is no room for mitigating the rigour of the Law, before it takes its course.\n\nSecondly, while the royal power of pardon was very wide, it was not unlimited. As already mentioned, a pardon could not be pleaded in bar of impeachment. The Habeas Corpus Amendment Act 1679 had earlier imposed a further restriction: when Parliament in that Act prohibited the sending of prisoners to places where the writ of habeas corpus did not run\u2014a provision which made sure that there could henceforth be no British Guantanamo\u2014it also provided that no pardon could be relied on to defeat a charge under the Act. It was further accepted that a pardon could not be granted to defeat the private right of a third party. Thus, as Holdsworth puts it:\n\nhe could not, by the exercise of his power to pardon, prejudice the right of an injured person to prosecute a criminal appeal: nor could he pardon the commission of a nuisance; nor could he grant a market which would injure the market already granted to another.\n\nThirdly, it was accepted that a commutation of sentence could be offered subject to a condition which the defendant was free to accept or not. The most usual condition was that the defendant be transported overseas and not executed, a condition to which most defendants, unsurprisingly, consented. This was a practice adopted before transportation was recognized by statute as an available sentence in 1717. More unusually, a condemned man was pardoned in 1730 on condition that he allow one Cheselden, a celebrated surgeon, to perforate his eardrum, in order to study the effect upon his hearing.\n\nFourthly, it was accepted that even a full pardon did not do more than free a guilty person from the legal consequences of his illegal act. It did not give rise to a fiction that the person had committed no offence. As Chief Justice Vaughan put it in 1674:\n\nA pardon frees from the punishment due for a thing unlawfully done.\n\nConsistently with the authority I have already cited, the Americans after independence interpreted article II, section 2 of the constitution very much in accord with English principles. It was held that a pardon exempted from punishment but did not expunge guilt, and that acceptance of a pardon carried with it an imputation of guilt. It was established that the president could commute a sentence of death on condition that the defendant served a sentence of life imprisonment. But perhaps most significant for present purposes is the emphasis laid on the breadth of the power and on the unfettered nature of the president's discretion. Thus in 1866 the Supreme Court declared:\n\nThe power thus conferred is unlimited, with the exception stated [impeachment]. It extends to every offence known to the law, and may be exercised at any time after its commission, either before legal proceedings are taken, or during their pendency, or after conviction and judgment. The power of the President is not subject to legislative control. Congress can neither limit the effect of his pardon, nor exclude from its exercise any class of offenders. The benign prerogative of mercy reposed in him cannot be fettered by any legislative restrictions.\n\nIt was described in 1871 as a power granted 'without limit'. Later, in 1925, Chief Justice Taft spoke for a unanimous court in a case of criminal contempt when he said:\n\nExecutive clemency exists to afford relief from undue harshness or evident mistake in the operation or enforcement of the criminal law. The administration of justice by the courts is not necessarily always wise or certainly considerate of circumstances which may properly mitigate guilt. To afford a remedy, it has always been thought essential in popular governments, as well as in monarchies, to vest in some other authority than the courts power to ameliorate or avoid particular criminal judgments. It is a check entrusted to the executive for special cases. To exercise it to the extent of destroying the deterrent effect of judicial punishment would be to pervert it; but whoever is to make it useful must have full discretion to exercise it. Our Constitution confers this discretion on the highest officer in the nation in confidence that he will not abuse it.\n\nThe Chief Justice went on to ask:\n\nIs it unreasonable to provide for the possibility that the personal element may sometimes enter into a summary judgment pronounced by a judge who thinks his authority is flouted or denied? May it not fairly be said that in order to avoid possible mistake, undue prejudice or needless severity, the chance of pardon should exist at least as much in favor of a person convicted by a judge without a jury as in favor of one convicted in a jury trial?\n\nIn the most recent case known to me to have reached the Supreme Court on this subject, this theme was repeated. In _The Federalist_ Alexander Hamilton had said, during the debate on the constitution, that 'the benign prerogative of pardoning should be as little as possible fettered or embarrassed', and this statement was cited with approval in a majority opinion delivered by Chief Justice Burger in 1974. He went on to say:\n\nA fair reading of the history of the English pardoning power, from which our Article II, \u00a72, cl. 1 derives, of the language of that clause itself, and of the unbroken practice since 1790 compels the conclusion that the power flows from the Constitution alone, not from any legislative enactments, and that it cannot be modified, abridged, or diminished by the Congress. Additionally, considerations of public policy and humanitarian impulses support an interpretation of that power so as to permit the attachment of any condition which does not otherwise offend the Constitution. The plain purpose of the broad power conferred by \u00a72, cl. 1, was to allow plenary authority in the President to 'forgive' the convicted person in part or entirely, to reduce a penalty in terms of a specified number of years, or to alter it with conditions which are in themselves constitutionally unobjectionable.\n\nReflecting this authority, a learned commentator has opined that 'the President is free to exercise the pardoning power for good reason, bad reason or no reason at all'. The same commentator went on to point out that:\n\n[a]lone among the powers enumerated in the Constitution, the power to pardon proceeds unfettered . . . The only 'rule' governing the use of the power is that the President shall not exercise it against the public interest, though he alone is given the discretion to define the public interest.\n\nAnother learned commentator has said:\n\nClemency has long been considered an extraordinary remedy that can be extended for virtually any reason, whenever mercy, expediency or personal whim dictated.\n\nIn the cases I have mentioned, American presidents have not included any reasons in their formal grants of pardon or commutation. But President Ford, challenged about his pardon of Nixon, stated that:\n\nthe tranquillity to which this nation has been restored by events of recent weeks could be irreparably lost by the prospects of bringing to trial a former President of the United States.\n\nWhen the lawfulness of this pardon was challenged in the US District Court (in, so far as I know, the only legal challenge to an exercise of the presidential pardon power) the court held that the pardon was 'a prudent policy judgment' that was within both the letter and the spirit of the pardoning power. President Carter's pardon of Gordon Liddy was explained by associate White House counsel as 'a clear case of unfair disparity' as compared with other Watergate conspirators. President Reagan considered that generosity was due to the convicted FBI agents as 'two men who acted on high principle to bring an end to terrorism that was threatening our nation'. President George HW Bush explained his clemency to the Iran-Contra defendants on the ground that all six were 'patriots' with a 'long and distinguished record of service to the country' who had been caught up in 'the criminalization of policy differences'. President George W Bush considered Scooter Libby's 30-month prison term to be 'excessive' for 'a first-time offender with years of exceptional public service'. Libby had already been harshly punished by the damage to his reputation and the suffering of his family, and by the fine and period of supervision left in place.\n\nI shall not (you will be relieved to hear) attempt to review the changes made in the law of England and Wales over the last 200 years, but I shall very summarily list some of those which are most germane to this topic:\n\n(1) The introduction in 1907 of a regime which permits a defendant convicted on indictment to appeal against conviction or sentence.\n\n(2) The establishment in 1995 of a Criminal Cases Review Commission (CCRC) charged to identify and refer to the court suspected miscarriages of justice not rectified in the ordinary course of the appellate process.\n\n(3) The introduction of a system of parole, to permit the release before the end of their sentences of prisoners who have served such term as is necessary for purposes of punishment and whose release is judged by a body independent of the executive to present no unacceptable threat to the public.\n\n(4) The establishment of an independent, professional prosecuting authority charged to judge not only whether evidence exists sufficient to obtain a conviction but also, having taken such soundings as may be appropriate, whether prosecution is in the public interest.\n\n(5) Authoritative recognition that assessment of the measure of punishment which convicted defendants should undergo is a matter for decision by independent judicial bodies and not by the executive.\n\n(6) Broad acceptance of the principle that public decision-makers should give reasons for their decisions.\n\n(7) Authoritative acceptance that the exercise of almost all prerogative powers, including that of mercy, are susceptible to judicial review.\n\n(8) An authoritative requirement that procedures governing applications for clemency should be fair and proper and amenable to judicial review.\n\n(9) Statutory authority conferred on the Home Secretary to release prisoners before expiration of their sentences on compassionate grounds, having (where practicable) consulted the Parole Board, as where the prisoner is suffering from a terminal illness and death is imminent.\n\nIn the light of these changes, I am prompted to ask what need there now is in this country for exercise of the prerogative power of pardon or mercy. A somewhat similar question was put in a comprehensive survey of the pardon power, both by the president and state governors, commissioned by the Attorney-General of the United States in 1939. Under the heading 'Why pardon?' the issue was neatly put:\n\nA man has been adjudged guilty of crime. He was given a fair trial. He had full notice of the charge against him and an opportunity to present his defense. He had the benefit of counsel. Everything that could be said or done in his defense was said and done. A jury of 12 men unanimously found him guilty beyond all reasonable doubt. He had opportunity to ask for a new trial if there was any reason to believe the verdict was not sustained by the evidence. He had a right of appeal to a higher court. If he felt his Federal constitutional rights had been impaired he had the right to appeal to the Supreme Court of the United States.\n\nWhy should he now be allowed to appeal from this judgment to the executive, by asking for a pardon?\n\nWhy should the executive have the power to set at naught any judgment of the courts, no matter how fairly and painstakingly arrived at?\n\nThese are, I would suggest, very pertinent questions.\n\nThe authors of _The Attorney General's Survey_ advance a number of reasons in favour of the presidential power of pardon. The first is as 'a means to restore the just law'. It is suggested that '[t]he technique of our law is such that it cannot accommodate itself to all the perplexities which occur daily in real life'. But a well-devised criminal law will discriminate between conduct which is proscribed as criminal and conduct which is not, and the court should have discretion to match the penalty to the offence. It cannot properly fall to an unaccountable executive to correct deficiencies in criminal law and practice. A second suggested justification is to meet technical violations of the law. But such violations can be addressed by applications for abuse of process and a robust exercise of the court's power to order an absolute discharge. Then it is said that punishment may do more harm than good. That is a matter for judgment by two independent authorities, the prosecuting authority and the court; it is not aptly judged by a political authority which may well be influenced by considerations other than those of justice. A further justification is in favour of pardon on the ground of innocence. But neither in Britain nor in America does the grant of a pardon establish innocence. The only way a verdict of guilty can be expunged is by quashing it, whether on appeal or subsequently, and, at least in this country, procedures exist for that purpose. Pardon is next justified as a means of correcting miscarriages of justice. It is, however, for the courts and not the executive to correct miscarriages of justice, as British legislation recognizes. Pardon is then justified as a means of recognizing a prisoner's reformation. But this is the function of parole. It is an argument against long sentences imposed without the possibility of parole, but not an argument for giving an unfettered dispensing power to the executive. Reference is made to cases in which prosecutions have been initiated, long after the offence, of persons who (one infers) have led blameless lives in the meantime. Sir James Stephen cites a case in which a man was prosecuted in 1863 for stealing a leaf from a parish register in 1803. But he goes on to record that the grand jury threw out the bill, as one would hope, and an application alleging abuse of process would now be made. A more persuasive ground of justification is that based on a change in exterior circumstances. There have been many occasions in British and American history in which it has been judged desirable, in the interests of social harmony and reconciliation, to offer conditional forgiveness to those convicted of certain crimes: as after the 1745 rebellion in this country, and during and after the American Civil War, and, most recently, in relation to the Troubles in Northern Ireland. There is, I would readily accept, a continuing role for such amnesties. But they should be granted on terms carefully considered and defined in statute, as was done in Northern Ireland, and not at the undirected discretion of the executive. Lastly, pardon is justified as a means of inducing criminals to testify against their accomplices. It is sometimes necessary or expedient to procure such testimony. But there is no need for a pardon: all that is needed is a clear undertaking not to prosecute by the prosecuting authority, which the courts will enforce.\n\nAs will be apparent, I see very little scope for the royal prerogative of mercy in Britain today. Even the early release of prisoners to relieve problems of prison overcrowding is governed by statute, as it should be. The contrast between our law and that of the United States, as they now respectively stand, appears to be stark. The contrast prompts three comparative reflections, with which I close.\n\nFirst, the American approach to the presidential pardon power, as expounded even in the most recent cases, highlights the tenacity with which the courts have adhered to an originalist view of the constitution. There is no trace in this context of the 'living instrument', 'living tree' approach to constitutional interpretation, allowing for organic development over time. Clause 1 of section 2 of article II of the constitution means, subject to the impeachment variation, what the royal prerogative of pardon meant in England in 1787, and nothing less.\n\nSecondly, the comparison highlights the literalness with which American lawyers tend to interpret their constitution. The view that the president can lawfully exercise the power to pardon himself depends on the absence, in the text, of anything to suggest that he may not. If, however, to revert to my earlier example, Tony Blair had procured an exercise of the royal prerogative to pardon him for selling honours, the suggestion that this was a lawful exercise of power would be laughed out of court. So it would if the pardon had, formally, been procured by another minister. It was not suggested in _M v Home Office_ that the Home Secretary, if convicted and punished for contempt, could rely on the royal prerogative to pardon himself.\n\nThirdly, and perhaps anomalously, the British law on this subject would seem to be much closer than the American to the ideals which inspired the American Revolution. The colonists then rejected what they saw as the overweening, unaccountable, all but absolute, power of the English King, replacing it with a republican democracy governed by law. Yet whereas here the royal prerogative of pardon has virtually withered away, the presidential power survives apparently intact. A president may no doubt be subject to political constraints, and he is potentially subject to impeachment, a fate which befell Governor Walton of Oklahoma, guilty of wrongful and corrupt misuse of the pardon power, in 1923. But the risk of impeachment must depend on the political composition of the legislature; an exercise of the pardon power may be abusive but nonetheless politically popular; and impeachment in the United States involves removal and disqualification from holding office, somewhat ineffective deterrents to a president nearing the end of his term. The anomaly, I think, remains that an unfettered power directly bearing on the administration of justice should be entrusted to the executive, even at the highest level, with no obligation to give reasons and, it would seem, no possibility of effective legal challenge.\n[PART \nIV](05_Contents.xhtml#page_xiv)\n\nThe Common Law\n\nFrom Servant to Employee\n\nA Study of the Common Law in Action*\n\nMuch is said and written about the common law, its strengths and weaknesses. To some it is the invisible hand, the mysterious foundation of:\n\nA land of settled government,\n\nA land of just and old renown,\n\nWhere freedom slowly broadens down\n\nFrom precedent to precedent.\n\nTo others of a more Benthamite persuasion it is a disorderly rag-bag of particular instances, an incoherent array of rules supported by no better rationale than that this is what was decided last time. It is easy and often tempting to advance such propositions in a very general way. In this chapter I attempt to examine the dynamics of the common law in a very particular way. For purposes of my laboratory experiment I take one limited field, the contract of employment, and within that limited field one specific term, what is now called the implied term of trust and confidence.\n\nI take as my starting point the summary of the law given in the first edition of Halsbury's _Laws of England_ , published in 1911. The section bore the heading, old-fashioned as it now seems, 'Master and Servant'. It ran to something over 200 pages, of which nearly half were devoted to the rights and duties of the parties under the Employers' Liability Act 1880 and the Workmen's Compensation Act 1906. (Not much space, regrettably, was given to one recognizable product of Gladstonian paternalism, the Payment of Wages in Public Houses Prohibition Act 1883.)\n\nThe duties of the servant to the master were said to be twofold. During his employment he must obey the master's lawful orders, serve him faithfully, take proper care of his master's property entrusted to his charge, and exercise reasonable care and skill in the discharge of his duties. After the employment is ended, he must act with good faith towards his master, and thus must not use information gained during his employment to the disadvantage of the master or act in breach of the trust and confidence formerly placed in him. These duties, simply defined, would still be regarded as the core obligations of an employee today.\n\nThe master is said to owe four duties to his servant. At first blush this appears rather generous to the servant, but on examination all these duties except the last prove to be somewhat hollow. The first duty relates to the physical wellbeing of the servant. But the master is not bound to provide medical attendance or medicine even for a domestic servant. The master's second duty relates to the safety of the servant, but the servant's rights are modest:\n\nApart from special contract or statute, therefore, he cannot call upon his master, merely upon the ground of their relation of master and servant, to compensate him for any injury which he may sustain in the course of performing his duties, whether in consequence of the dangerous character of the work upon which he is engaged, or of the breakdown of machinery, or of the negligence or default of his fellow servants or strangers. The master does not warrant the safety of the servant's employment; he undertakes only that he will take all reasonable precautions to protect him against accidents.\n\nThe master's third duty relates to the character of the servant. But he is under no duty either to give the servant a written testimonial as to character on leaving his employment or to answer enquiries of persons wishing to employ the servant, and if he gives a reference which is false and defamatory the servant has no remedy unless he can prove express malice.\n\nThe master's fourth duty, in this instance one of value, is to indemnify or reimburse the servant against all liabilities and in respect of all expenses incurred by the servant in the reasonable performance of his duties.\n\nTwo further points, of some significance for the future development of the law, may be noted in this 1911 summary. It is stated that the court will not decree specific performance of a contract of service at the suit of the master or the servant, partly on the ground that the contract is based upon mutual confidence. It seems likely that this rule owed much to the domestic context which would have been very familiar to judges and practitioners in the eighteenth and nineteenth centuries. A high degree of personal contact would have been contemplated between the master and the higher servants attending upon him\u2014cook, butler, groom, coachman, gardener, housekeeper, and so on. It was no doubt felt to be futile and impracticable to attempt to compel by law the continuance of a personal relationship which has irretrievably broken down, as it is where irreconcilable differences arise between husband and wife.\n\nFinally, this 1911 summary states the effect, as then understood, of the House of Lords' then recent decision in _Addis v Gramophone Co Ltd_. Dealing with the right to damages of a servant wrongfully dismissed it is said:\n\nSince, however, his claim is founded upon breach of a contract, the damages to which he is entitled cannot be increased by reason of the manner in which he was dismissed, whether in respect of his wounded feelings or of the prejudicial effect upon his chances of finding other employment.\n\nIt has been suggested that the character of a country's contract law is in large part determined by the kind of case which reaches the higher courts. In England and Wales commercial and shipping cases have tended to predominate. Thus tough, clear rules have been laid down, in the belief that what businessmen value is certainty above all. So if a charterer under a standard clause in time charters is an hour late paying the hire due, whether through inadvertence, miscalculation, or mishap, the owner can withdraw the vessel. In other countries, where personal and consumer contracts have fashioned the law, it has (so the argument runs) a less rigorous and more flexible approach. Be this as it may, the English employment contract as shaped by the common law was a product of hard-nosed contractual lawmaking. The servant owed full-blown duties of fidelity both during his employment and after. The master owed rather limited duties to the servant. And if the master wanted to get rid of the servant, for reasons good or bad, he was able to do so on giving the notice required by the contract or paying wages (or damages) instead. As late as 1971 it was possible for Lord Reid, a great and enlightened judge, to state, quite accurately:\n\nAt common law a master is not bound to hear his servant before he dismisses him. He can act unreasonably or capriciously if he so chooses but the dismissal is valid. The servant has no remedy unless the dismissal is in breach of contract and then the servant's only remedy is damages for breach of contract.\n\nBut times were changing. The hard-nosed rules of the common law were no longer accepted as giving adequate protection to a relationship which is for many employees, next to marriage, the closest, longest-lasting, and most enduring relationship of their lives. So Parliament stepped in to remedy the perceived inadequacies of the common law. First, in 1965, it provided extra-contractual financial compensation for employees made redundant because the employer was ceasing to carry on the business for which the employee was employed or because the need for employees to do the sort of work done by the employee was diminishing. Then, as a _quid pro quo_ to mollify labour unions bitterly opposed to other of its provisions, the Industrial Relations Act 1971 provided a remedy for an employee who had been unfairly dismissed, a remedy dependent on showing not that the employer had broken any contract but that the dismissal was unfair, which was defined to mean that the employer had no substantial reason for dismissing the employee from the position which he held. When the 1971 Act was repealed on a change of government in 1974 the unfair dismissal provisions were re-enacted, and statutory recognition was given to the common law concept of constructive dismissal: an employee was to be treated as dismissed by his employer if the employee terminated the contract in circumstances such that he was entitled to terminate it without notice because of the employer's conduct. These unfair dismissal and constructive notice provisions have helped to transform the relationship between employer and employee\u2014no longer master and servant.\n\nThe judges were not oblivious to the changing climate in employment law. In _Hill v Parsons & Co Ltd_ in 1971 an interim injunction was granted to keep a contract of employment alive until trial\u2014it was held that confidence had not broken down between the parties\u2014and Sachs LJ said:\n\nit seems appropriate to repeat that in matters of practice and discretion it is essential for the courts to take account of any important change in that climate of general opinion which is so hard to define but yet so plainly manifests itself from generation to generation. In that behalf account must, inter alia, be taken of the trend of the views of the legislature expressed on behalf of the community in its enactments and also of the trend of judicial decisions.\n\nOver the last two decades there has been a marked trend towards shielding the employee, where practicable, from undue hardships he may suffer at the hands of those who may have power over his livelihood\u2014employers and trade unions. So far has this now progressed and such is the security granted to an employee under the Industrial Relations Act 1971 that some have suggested that he may now be said to acquire something akin to a property in his employment. It surely is then for the courts to review and where appropriate to modify, if that becomes necessary, their rules of practice in relation to the exercise of a discretion such as we have today to consider\u2014so that its practice conforms to the realities of the day.\n\nIn 1974 Edmund Davies LJ spoke in a similarly enlightened vein. The case arose when an employer, by making unjustified and rather aggressive criticisms, provoked his gardener into using language described as 'most regrettable'. The judge manfully performed his 'unpleasant duty' of repeating what was said so as to make clear what had happened\u2014which involved some insults couched in terms not unfamiliar even to the more unworldly members of the judiciary. Edmund Davies prefaced his account of this unseemly quarrel by saying:\n\nReported decisions provide useful, but only general guides, each case turning upon its own facts. Many of the decisions which are customarily cited in these cases date from the last century and may be wholly out of accord with current social conditions. What would today be regarded as almost an attitude of Czar\u2013serf, which is to be found in some of the older cases where a dismissed employee failed to recover damages, would, I venture to think, be decided differently today. We have by now come to realise that a contract of service imposes upon the parties a duty of mutual respect.\n\nDicta in a series of later cases recognize the changed nature of the employment relationship, focusing attention in particular not on the duties owed by employee to employer but on those owed by the employer to the employee. Lord Nicholls of Birkenhead neatly summarized the change in a recent case:\n\nEmployment, and job prospects, are matters of vital concern to most people. Jobs of all descriptions are less secure than formerly, people change jobs more frequently, and the job market is not always buoyant. Everyone knows this. An employment contract creates a close personal relationship, where there is often a disparity of power between the parties. Frequently the employee is vulnerable. Although the underlying purpose of the trust and confidence term is to protect the employment relationship, there can be nothing unfairly onerous or unreasonable in requiring an employer who breaches the trust and confidence term to be liable if he thereby causes continuing financial loss of a nature that was reasonably foreseeable. Employers must take care not to damage their employees' future employment prospects, by harsh and oppressive behaviour or by any other form of conduct which is unacceptable today as falling below the standards set by the implied trust and confidence term.\n\nThis changing vision is not of course vouchsafed to the United Kingdom alone. In the Supreme Court of Canada in 1987 the Chief Justice spoke in similar terms:\n\nWork is one of the most fundamental aspects of a person's life, providing the individual with a means of financial support and, as importantly, a contributory role in society. A person's employment is an essential component of his or her sense of identity, self-worth and emotional well-being.\n\nIt was against this background\u2014social, statutory, and judicial\u2014that the implied term of mutual trust and confidence was developed. An early approach to the term was articulated by the Employment Appeal Tribunal in 1977:\n\nIt seems to us, although there is no direct authority to which we have been referred, that the law is perfectly plain and needs to be re-stated so that there shall be no opportunity for confusion in the future. In a contract of employment, and in conditions of employment, there has to be mutual trust and confidence between master and servant. Although most of the reported cases deal with the master seeking remedy against a servant or former servant from acting in breach of confidence or in breach of trust, that action can only be upon the basis that trust and confidence is mutual. Consequently, where a man says of his employer: 'I claim that you have broken your contract because you have clearly shown you have no confidence in me, and you have behaved in a way which is contrary to that mutual trust which ought to exist between master and servant', he is entitled in those circumstances, it seems to us, to say that there is conduct which amounts to a repudiation of the contract.\n\nJust over a year later the tribunal gave the term more concrete expression. It was held to be an implied term of the employment contract that employers should not, without reasonable or proper cause, conduct themselves in a manner calculated to destroy or seriously damage the relationship of confidence and trust between the parties, and if such conduct was shown it would go to the root of the contract and amount to a repudiation. But it was three years later, in _Woods v W M Car Services (Peterborough) Ltd_ , that the implied term, now described as 'clearly established' and as 'of great importance in good industrial relations', received its fullest expression. The case was concerned with the situation where an employer, wishing to get rid of an employee without liability to pay compensation for unfair dismissal or to make a redundancy payment, attempts to squeeze out the employee by a series of acts, all minor if viewed in isolation:\n\nStopping short of any major breach of the contract, such an employer attempts to make the employee's life so uncomfortable that he resigns or accepts the revised terms. Such an employer, having behaved in a totally unreasonable manner, then claims that he has not repudiated the contract and therefore that the employee has no statutory right to claim either a redundancy payment or compensation for unfair dismissal.\n\nIt is for this reason that we regard the implied terms we have referred to as being of such importance. In our view, an employer who consistently attempts to vary an employee's conditions of service (whether contractual or not) with a view to getting rid of the employee or varying the employee's terms of service does act in a manner calculated or likely to destroy the relationship of confidence and trust between employer and employee. Such an employer has therefore breached the implied term. Any breach of that implied term is a fundamental breach since it necessarily goes to the root of the contract . . .\n\nThus the employee may in such circumstances claim to have been constructively dismissed, in the statutory language 'entitled to terminate [the contract] without notice by reason of the employer's conduct'.\n\nWhen Mrs Woods' case went to the Court of Appeal, Lord Denning MR had reservations about this new implied term, perhaps because it seemed to have little to do with the old concept of trust and confidence which had for so long been held to preclude the grant of injunctions to enforce contracts of personal service. He said:\n\nIt is the duty of the employer to be good and considerate to his servant. Sometimes it is formulated as an implied term not to do anything likely to destroy the relationship of confidence between them: see _Courtaulds Northern Textiles Ltd v Andrew_ [1979] IRLR 84. But I prefer to look at it in this way: the employer must be good and considerate to his servants. Just as a servant must be good and faithful, so an employer must be good and considerate. Just as in the old days an employee could be guilty of misconduct justifying his dismissal, so in modern times an employer can be guilty of misconduct justifying the employee in leaving at once without notice . . .\n\nIn questioning the new implied term Lord Denning was for once backing the wrong horse, although his formulation could well be thought to capture the essence of the new thinking rather than reference to trust and confidence. But the new term had now taken root too deeply to be cast aside. In _Imperial Group Pension Trust Ltd v Imperial Tobacco Ltd_ , which concerned the power of a company to consent or withhold consent to changes in the rules of a pension scheme, reference was made to the implied term: it was here called 'the implied obligation of good faith', and was said to apply as much to the exercise of his rights and powers under a pension scheme as to any other rights and powers of an employer.\n\nThe seed thus sown has produced a large crop of decisions, mostly in the context of unfair constructive dismissal, and mostly in favour of employees, sometimes with and sometimes without express reference to the term. A supervisor was held to be constructively dismissed because she did not receive from her employer the support she was entitled to expect\u2014the employer was no longer on her side but on the side of those she was meant to be supervising. A personal secretary was found to be constructively dismissed when the managing director for whom she worked described her, in her hearing, as 'an intolerable bitch on a Monday morning'. A warehouseman who allowed a customer to take away a vacuum cleaner on approval was entitled to terminate his contract when he was falsely accused of theft. A mother's help who resigned after voluntarily forming a lesbian relationship with the mother she had been employed to help was held to have been constructively and unfairly dismissed. An employee who received a warning letter from his director accusing him of negligence and inefficiency and who, while suffering a bout of mental ill-health, several times requested a meeting with his director which was refused, was held to be entitled to terminate the contract on the ground of the employer's unreasonable conduct. A junior employee who wanted a transfer to another office and was falsely told that there were no vacancies when the real reason for denying her the job was a bad report on her performance, not communicated to her, was held to be entitled to recover. So, on appeal, was an employee whose employer had demoted him and altered the pay structure to his disadvantage. In _Wadley v Eager Electrical Ltd_ a long-serving employee of good character was dismissed when his wife was arrested for theft from the employer. It was argued that the misconduct of the wife had destroyed the employer's trust and confidence in the husband. But this argument was rejected on appeal, since no act of the employee had caused any breakdown of trust and confidence. A consultant surgeon in dispute with a colleague who was invited to undergo a psychiatric examination and who was dismissed when he refused was entitled to treat himself as dismissed even when the complaints against him were dismissed and the suspension removed. A Roman Catholic barman working in a Protestant public house in Belfast was held to have been unfairly dismissed when threats were made against him which his employer did nothing about, causing him to resign. Many further instances could be cited.\n\nAll these cases may be seen as fairly mainline applications of the implied term to widely differing factual situations. No major exercise of imagination was called for once the initial leap had been taken. But it is evident from reading the cases that application of the term (sometimes without acknowledgement) did lead to imaginative solutions which would scarcely have been reached without it. One example is _United Bank v Akhtar._ Mr Akhtar was a junior bank employee whose contract provided that the bank might 'from time to time require an employee to be transferred temporarily or permanently to any place of business which the bank may have in the UK for which a relocation allowance may be payable at the discretion of the bank'. He worked at Leeds, and was required at very short notice to transfer to Birmingham, some distance away. Having sought unsuccessfully for a period of leave in which to make arrangements for the move, and for a deferment of the transfer date, he treated himself as constructively dismissed. On anything approaching a literal construction of the contract his contention would have been hard to sustain. But he succeeded because it was taken to be inherent in Browne-Wilkinson J's judgment in _Woods_ that:\n\nthere may well be conduct which is either calculated or likely to destroy or seriously damage the relationship of confidence and trust between employer and employee, which a literal interpretation of the written words of the contract might appear to justify, and it is in that sense that we consider that in the field of employment law it is proper to imply an over-riding obligation in the terms used by Mr Justice Browne-Wilkinson, which is independent of, and in addition to, the literal interpretation of the actions which are permitted to the employer under the terms of the contract.\n\nSo it would seem that while an implied term cannot override an express term, the exercise of a power conferred by an express term may be subject to constraints derived from an implied term.\n\nThe implied term of trust and confidence was not mentioned by the House of Lords in _Scally v Southern Health and Social Services Board_ but it seems that Lord Bridge (who gave the only opinion) must have been thinking in very similar terms. The case concerned doctors late in joining the health service who were not told of their right, within a limited period, to top up their entitlement under a statutory superannuation scheme on advantageous terms. The issue was whether the employer was legally liable for failing to tell these doctors of their rights, of which they could not be expected to be aware. On the particular facts of the case it was held to be necessary to imply an obligation on the employer to bring to the doctors' attention the very benefit which the right to top up was intended to confer. It might well have been said that the employer's duty of trust and confidence required no less.\n\nThe duty of care owed by employer to employee has been influenced by similar forces. In _Spring v Guardian Assurance Plc_ the question was whether an ex-employee could recover damages for negligence against his former employer who had carelessly written an adverse reference which had prevented the employee getting another job. The employer's argument, upheld by one Law Lord, was that the proper vehicle for recovering damages for an injury to reputation lay in defamation, and that to allow an action in negligence would deprive the employer of the qualified privilege defence available to him if sued in defamation. The majority took a different view, expressly recognizing the changed nature of the employment relationship. In a similar way, the employer's duty to take reasonable care for the safety of his employee was extended from physical to psychiatric injury: a social worker dealing with child abuse who had mental breakdowns caused by overwork and stress, and who was then dismissed on grounds of permanent ill-health, recovered damages from the employer for failing to take reasonable steps to protect him against these ill effects.\n\n_WA Goold (Pearmak) Ltd v McConnell_ was an imaginative application of the implied term. A jewellery salesman was rewarded by salary and commission. A change in sales policy led to a drop in his commission. He tried to discuss the matter with the managing director and the chairman, but unsuccessfully, and he resigned. He was held to have been constructively dismissed. Building on the statutory requirement that an employee be given written particulars of his employment, and that these include reference to a procedure for resolving grievances, the Employment Appeal Tribunal endorsed the conclusion that there was an implied term in the contract of employment that employers would reasonably and promptly afford a reasonable opportunity to their employees to obtain redress of any grievance they might have. The right to obtain redress against grievances was described as 'fundamental' because of all the difficulties which may arise 'when people of different backgrounds and sensitivities are required to work together, often under pressure'.\n\nThe House of Lords' decision in _Malik v Bank of Credit and Commerce International SA_ is perhaps the most notable decision on the implied term so far. The House there, for the first time, expressed its unqualified approval of the implied term, which the parties both accepted as terms of the relevant contracts, and the term was applied in a novel and constructive way. The plaintiffs in the action had been employed by BCCI until, following the collapse of the bank and the appointment of provisional liquidators, they were dismissed as redundant. The appeal was argued on assumed facts, the most important of which were that the bank had been operated in a corrupt and dishonest manner; that the plaintiff employees had been innocent of any involvement in those nefarious practices, of which they had been unaware; that following the collapse of the bank these practices had become widely known; that the plaintiff employees had been stigmatized because of their previous association with the bank, and so suffered a handicap in obtaining alternative employment; and that they had suffered loss as a result. There were two major questions in the House of Lords. The first was whether, by carrying on business in a corrupt and dishonest way, the bank had breached its duty of trust and confidence to the employees. The second was whether, despite _Addis v Gramophone Co Ltd_ , the employees could recover damages if they were able to prove all the relevant facts. To both questions the House, differing from the courts below, gave an affirmative answer. Such an outcome would, I think, have been inconceivable some 30 or so years ago. The complex interplay between changing social attitudes, statute, and judicial decision-making contrived to deliver a result which may be thought to do substantial justice to the important interests of those involved.\n\nThe complex interplay between changing social attitudes, statute, and judicial decision-making may however give rise to its own problems. Such was the case in _Johnson v Unisys Ltd_. Starting at the age of 23, the employee worked for the employer for 17 years until, following psychological problems, he was dismissed as redundant in 1987. He was re-engaged in 1990, but in 1994 was summarily dismissed for alleged misconduct. The manner of his dismissal left almost everything to be desired, and his complaint of unfair dismissal, made to a tribunal as statute required, was successful. He recovered the maximum compensation which the statute permitted, then a relatively modest total of some \u00a311,600. He however claimed that the manner of his dismissal had had a devastating effect on his mental health and personality, causing him to be unemployed for a long period and to suffer loss estimated at more than \u00a3400,000. This was said to be attributable to the employer's breach of the implied term of trust and confidence, and so recoverable by action in the ordinary courts. The claim, again judged on assumed facts, was struck out at first instance and this decision was upheld on appeal.\n\nIn the House of Lords opinion was divided. In a trenchant opinion dissenting on the substantial issues, Lord Steyn held that _Addis_ 's case, properly understood, did not preclude the recovery of special damage flowing from the manner of a wrongful dismissal, that a modern and progressive approach to employment contracts highlighted the importance of protecting employees against harsh and unacceptable employment practices, and that the statutory provision for redress against unfair dismissal was not incompatible with recovery of substantial damages caused by breach of the trust and confidence implied term even if these flowed from the manner of the dismissal. Lord Steyn concurred in the result only because he accepted that the damages claimed were clearly too remote.\n\nThe majority (which included me) could not accept this view. The crucial difference was expressed by Lord Nicholls:\n\nHaving heard full argument on the point, I am persuaded that a common law right embracing the manner in which an employee is dismissed cannot satisfactorily co-exist with the statutory right not to be unfairly dismissed. A newly developed common law right of this nature, covering the same ground as the statutory right, would fly in the face of the limits Parliament has already prescribed on matters such as the classes of employees who have the benefit of the statutory right, the amount of compensation payable and the short time limit for making claims. It would also defeat the intention of Parliament that claims of this nature should be decided by specialist tribunals, not the ordinary courts of law.\n\nIt was this point which Lord Hoffmann also had in mind:\n\nEmployment law requires a balancing of the interests of employers and employees, with proper regard not only to the individual dignity and worth of employees but also to the general economic interest. Subject to observance of fundamental human rights, the point at which the balance should be struck is a matter for democratic decision. The development of the common law by the judges plays a subsidiary role. Their traditional function is to adapt and modernise the common law. But such developments must be consistent with legislative policy as expressed in statutes. The courts may proceed in harmony with Parliament but there should be no discord.\n\nSo what of the future? Is further development to be expected? And if so in what direction? Prediction is always perilous. But it seems very unlikely that the obligations which the law now places on employers will be significantly relaxed by judicial decision, and even less likely that they will be relaxed by statute. Attempts may, I suppose, be made to relax the obligations by express terms set out in a contract of employment, but I would not expect such terms to be sympathetically interpreted. In the _Imperial Group Pension Trust Ltd_ case mentioned above, the implied term of trust and confidence was treated as an implied obligation of good faith, and it would now seem that for all practical purposes employer and employee are treated as owing each other a duty of good faith. The common law has, on the whole, resisted implication of such a duty save in certain special and clearly defined situations. The tendency in countries governed by the civil law has been to assume such a duty. So at least in this limited field there has been a happy _rapprochement_ \u2014and use of the French seems appropriate. It is a development, in my opinion, to be welcomed: for while the law cannot afford to be blind to the delinquencies of human beings, it should on the whole encourage, and so far as possible assume, honourable, constructive, and moral conduct on their part. In few relationships is this more important than between employer and employee.\n\nA Duty of Care\n\nThe Uses of Tort*\n\nWe do not, I think, spend much time discussing the purpose of the criminal law. We may discuss procedure, sentencing, and the philosophy of punishment. We may debate where the line should be drawn between conduct that is merely antisocial and undesirable and conduct that is so antisocial and undesirable as to call for discouragement by the imposition of criminal sanctions. But we do not doubt that the purpose of the criminal law is to discourage and punish conduct that crosses the line which society has at any time chosen to draw. As with the criminal law, so with the law of contract. The rules which should govern the making, interpretation, termination, and enforcement of contracts give scope for important and interesting discussion. But few would challenge the view that the object of contract law should be to give fair effect to the reasonable expectations of reasonable parties contracting in good faith.\n\nWith tort the position seems to be less clear. Thus in _European Tort Law_ 2007, edited by the European Centre of Tort and Insurance Law in Vienna, Professor John Bell has contributed a section on 'The Function of Tort Law'. He quotes Professor Tony Honore\u00e9 as arguing that there are two general justifying aims of tort: to discourage undesirable behaviour and, therefore, to protect rights and award compensation when they have been violated. Tort may be less stigmatic than criminal law, but its function is to discourage behaviour. Securing compensation is, however, the primary function of tort. Thus, apart from its deterrent function, the purpose of the law is to secure compensation for those whose rights have been violated.\n\nSo the challenge for the law is to identify those kinds of undesirable behaviour which should give a right to compensation to those who suffer as a result. This is no easy task, since no-one could rationally argue that certain types of behaviour, however irritating at the time, should fall into that category: the driving of a car and caravan at a snail's pace along a winding country road, giving the queue of cars behind no chance to overtake; the intrusive use of a mobile telephone in a public and otherwise quiet place ('Hullo, I'm on a train . . . '); the incessant crying of a colicky baby on a long-distance flight; and so on. These are, of course, trivial examples. But the essential challenge remains. Against what types of undesirable behaviour should the law generally recognize a right to be protected and confer a right to be compensated in case of violation? Or, put negatively, when, in cases of significant injury caused by the undesirable behaviour, should a right be denied?\n\nI am prompted to ask this question by my experience of an English case in which such a right was denied. Although agreeing with a unanimous Court of Appeal, I had the misfortune to disagree with the other four members of the appellate committee of the House of Lords. I considered, and continue to consider, that on the majority ruling the law of tort or delict in this area failed to perform the basic function for which it exists. It was not, as I understand, a decision which would have been made in many other major jurisdictions, in Europe or elsewhere. The case was one which never went to trial at all. The respondent contended, before any evidence was heard, that even if every fact alleged by the claimant were proved to the hilt, the court could not in law give him any remedy. If he was right, it was of course pointless to spend time and money on a protracted trial. So the appeal was heard to determine whether, on the assumption that the claimant's account of the facts was wholly correct, he had in law to be denied a remedy. This, I fear, makes it necessary for me to outline the facts in rather more detail than would have been appropriate for Professor Ken Oliphant's summary of the case in _European Tort Law_ 2008. I apologize to those who may already be familiar with these facts.\n\nThe claimant (Mr Smith) and a Mr Jeffery had lived together as homosexual partners. In December 2000 Jeffery had assaulted Smith, after Smith had asked for a few days' break from their relationship. The assault was reported to the police, who detained Jeffrey overnight, but no prosecution followed.\n\nAfter a time apart, during which Smith moved to Brighton, Jeffrey renewed contact and stayed with Smith on a couple of occasions in December 2002. Jeffrey wanted to renew their relationship but Smith did not.\n\nFrom January 2003 onwards Jeffrey sent Smith a stream of violent, abusive, and threatening telephone, text, and internet messages, including death threats. There were sometimes 10\u201315 text messages in a day. During February 2003 alone there were some 130 messages. Some of these were very explicit: 'U are dead'; 'look out for yourself psycho is coming'; 'I am looking to kill you and no compromises'; 'I was in the Bulldog [public house] last night with a carving knife. It's a shame I missed you'.\n\nOn 24 February 2003 Smith contacted the Brighton police by dialling 999. He reported his earlier relationship with Jeffrey, the previous history of violence, and Jeffrey's recent threats to kill him. Two officers were assigned to the case and visited Smith the same day. He again reported his previous relationship with Jeffrey, including the earlier violence, and the threats. The officers declined to look at the messages, which Smith offered to show them, made no entry in their notebooks, took no statement from Smith, and completed no crime form. They told Smith it would be necessary to trace the telephone calls and that he should attend at Brighton Police Station to fill in the appropriate forms. Later that evening Smith received several more messages from Jeffrey threatening to kill him.\n\nSmith filled in the forms the next day. The information he provided to the police included Jeffrey's home address, and reference to the death threats he had received. Smith then went to London, since Jeffrey had said that he was coming to Brighton. He contacted the Brighton Police from London to check on progress, but was told that it would take four weeks for the calls to be traced. The messages continued. One read: 'I'm close to u now and I am gonna track u down and I'm not gonna stop until I've driven this knife into u repeatedly'. Smith went to a central London police station to report his concern. An officer there contacted the Brighton Police and advised Smith that the case was being dealt with from Brighton, and he should speak to an inspector there when he returned home. On his return to Brighton on 2 March 2003 Smith told an inspector there that he thought his life was in danger and asked about the progress of the investigation. He offered to show the inspector the threatening messages he had received, but the inspector declined to look at them and made no note of the meeting. He told Smith that the investigation was progressing well, and that he should call 999 if he was concerned about his safety in the interim. On 10 March 2003 Smith replied to a communication he had received from the police that day, giving the telephone numbers from which Jeffrey had been sending the messages. He received a text message from Jeffrey the same day saying 'Revenge will be mine'.\n\nAlso on 10 March Jeffrey attacked Smith at his home address with a claw hammer. Smith suffered three fractures of the skull and associated brain damage. He has suffered continuing injury, both physical and psychological. Jeffrey was arrested by the police at his home address, which Smith had given to the police, charged, and in March 2004 convicted of making threats to kill and causing grievous bodily harm with intent. He was sentenced to 10 years' imprisonment.\n\nThis factual summary is based on my own opinion in the case, which my colleagues expressly accepted or did not criticize. Indeed, one of the majority summed it all up more snappily:\n\nMr. Smith, on the assumed facts of the case, reported the lurid death threats made by Jeffrey on several occasions to the police, but for some reason for which no explanation has been put forward they declined to look at the messages containing the threats, make an entry in their notebooks, take a statement from Mr. Smith or complete a crime form. Instead they commenced a rather slow procedure for tracing Jeffrey's telephone calls, which inexplicably they continued to pursue even after Mr. Smith had given them Jeffrey's home address in the forms which he had completed at their request and then given them the telephone numbers from which Jeffrey had sent threatening text messages. He received similarly dismissive treatment from an inspector in Brighton, who again declined to look at the threatening messages or make a note of the meeting.\n\nNo doubt recognizing that he could obtain no effective relief against Jeffrey, Smith issued proceedings against the Chief Constable of Sussex as the officer responsible (if anyone was) for the negligent acts and omissions of the Brighton Police. The question to be decided was a short one: whether on the facts alleged the Sussex police owed or might owe Smith a duty to take reasonable care to prevent Jeffrey causing him injury. The majority held not. They were, unsurprisingly, concerned by the case. Lord Hope referred to a 'highly regrettable failure to react to a prolonged campaign by Jeffrey threatening the use of extreme criminal violence', and he acknowledged that '[a] principle of public policy that applies generally may be seen to operate harshly in some cases, when they are judged by ordinary delictual principles'. Lord Phillips considered that the lack of action by the police on the assumed facts of the case came close to constituting 'outrageous negligence'. Lord Carswell could not escape feelings of some concern when applying what he described as the broad general rule to the facts of Smith's case which, he said, tested the principle severely. Lord Brown considered that the facts of Smith's case were 'really very strong' while saying that there was always a price to be paid by individuals denied for public policy reasons a civil claim in the interests of the community as a whole, but he sympathized with Smith for paying that price in addition to suffering the severe injuries he did.\n\nIn my own opinion, I ventured to suggest an applicable principle, deliberately framed in terms no wider than necessary to cover the facts of the case. It was: 'if a member of the public (A) furnishes a police officer (B) with apparently credible evidence that a third party whose identity and whereabouts are known presents a specific and imminent threat to his life or physical safety, B owes A a duty to take reasonable steps to assess such threat and, if appropriate, take reasonable steps to prevent it being executed'. My colleagues were critical of this suggested principle. Lord Hope asked, in an analysis that Lord Carswell approved, 'Who is to judge whether the evidence is apparently credible? Who is to judge whether the threat is imminent?' The answer is of course the police officer, who must make his best professional judgment. He is in no different position, legally speaking, from any other professional confronted with the need to make a judgment in a situation of potential danger, whether a surgeon called on to treat a road accident victim in an accident and emergency department, a social worker faced with a case of suspected child abuse, or a ship's master told that his cargo has shifted in the hold. In none of these instances does the law require the professional judgment to be right. _Humanum est errare_. It only requires that the judgment is made with reasonable care, and only the lack of such care leads to liability. Lord Phillips raised further objections, directed to the narrow terms in which my principle was advanced:\n\nWill the principle apply when the evidence emanates, not from the member of the public under threat, but from some other source? What if the whereabouts but not the identity of the third party is known? What if the threat is specific, but not imminent, or imminent but not specific? And why is the principle restricted to a threat to life or physical safety, but not to a threat to property?\n\nThese are questions which, had my principle been accepted, would doubtless have been resolved in later cases which raised them, in the ordinary course of organic common law development. But the answers are not hard to give. The response reasonably to be expected of a professional police officer is inevitably conditioned by the nature, specificity, and urgency of the information given to him. It is one thing to receive vague information about the possibility of some unidentifiable individual committing some offence at some unknown time in the future; quite another to receive information such as Smith gave (or offered to give) to the Brighton police. The principle was not expressed to extend to property damage because there was no threat of damage to property in the case. But had Jeffrey's threats, on otherwise similar facts, been to burn down Smith's house rather than to kill or injure him, there would in my view have been the same duty on the police as on the actual facts.\n\nThe crucial difference of opinion in _Smith_ did not, however, turn on what may be thought rather contrived criticisms of my principle but on the interpretation put by the majority on what they called the 'core principle' established by the House of Lords in _Hill v Chief Constable of West Yorkshire_. In an opinion with which his colleagues in the majority agreed, Lord Hope made no fewer than 11 references to this core principle. It was the linchpin of the majority decision. Some examination of _Hill_ is inescapable.\n\nThe background to _Hill_ was a rash of murders and attempted murders of young women in West Yorkshire over a five-year period by a deranged killer named Peter Sutcliffe. His last victim before he was arrested and detained was a 20-year-old student named Jacqueline Hill. The claimant in the proceedings against the West Yorkshire Police was the victim's mother whose essential complaint was that the police investigation into this series of murders and attempted murders had been carried out with gross incompetence in numerous respects, which she detailed, but for which Sutcliffe would have been arrested well before he had an opportunity to kill her daughter Jacqueline. Again there was an application to strike out the proceedings as disclosing no arguable course of action, and it succeeded at all levels.\n\nThe first ground of the application was that there was a fatal lack of proximity between Jacqueline Hill and the West Yorkshire Police, it being accepted that some degree of proximity must be shown if a duty of care is to arise. I do not myself think that proximity is an easy or straightforward concept. In many cases it is enough that the claimant chances to be (out of the whole world) the person with whom the defendant collided or who bought his defective product. But there was in truth no relationship between Jacqueline Hill and the police at all. There was nothing to suggest that she was a particularly vulnerable target. She was in the same position as other young women of the same sort of age in West Yorkshire. So the House of Lords dismissed the claim on the ground of lack of proximity, and this decision was in my view correct.\n\nUnfortunately, as I think, the House did not stop there. Lord Keith, in his leading opinion, continued: 'But in my opinion there is another reason why an action for damages should not lie against the police in circumstances such as those of the present case, and that is public policy'. He went on to list four heads of public policy.\n\nThe first was that imposition of a duty of care would not contribute towards the maintenance of high standards among the police. He put it this way:\n\nPotential existence of such liability may in many instances be in the general public interest, as tending towards the observance of a higher standard of care in the carrying on of various different types of activity. I do not, however, consider that this can be said of police activities. The general sense of public duty which motivates police forces is unlikely to be appreciably reinforced by the imposition of such liability so far as concerns their function in the investigation and suppression of crime. From time to time they make mistakes in the exercise of that function, but it is not to be doubted that they apply their best endeavours to the performance of it.\n\nNo more need be said of this complacent and unconvincing argument, since in the next case in this series to come before the House it was effectively disowned.\n\nLord Keith's second ground of public policy was the risk of defensive behaviour. He said:\n\nIn some instances the imposition of liability leads to the exercise of a function being carried on in a detrimentally defensive frame of mind. The possibility of this happening in relation to the investigative operations of the police cannot be excluded.\n\nThis risk that professionals may act defensively to preclude any possibility of liability is a staple often relied on by those who wish to deny a duty of care. Stories circulate of surveyors stipulating for unnecessarily deep and strong foundations, gynaecologists performing unnecessary Caesarean sections to avoid the hazards of childbirth, and so on. None of these stories has ever, to my knowledge, been substantiated, and certainly it does not appear that Lord Keith was basing himself on any evidence.\n\nThe third policy argument was that, if a duty were imposed, the court might have to enter deeply into the general nature of a police investigation and review decisions made on grounds of policy or discretion as to, for instance, the particular line of enquiry to be most advantageously pursued or the most advantageous way of deploying available resources. This, plainly, was an argument bearing on the particular facts of _Hill_ 's case. But the implication was that no matter how egregious the conduct of the police there could be no redress.\n\nThe fourth policy ground was that, if actions in common law negligence were permitted:\n\nA great deal of police time, trouble and expense might be expected to have to be put into the preparation of the defence to the action and the attendance of witnesses at the trial. The result would be a significant diversion of police manpower and attention from their most important function, that of the suppression of crime. Closed investigations would require to be reopened and retraversed, not with the object of bringing any criminal to justice but to ascertain whether or not they had been competently conducted.\n\nUp to a point this is of course true. If the police were liable in negligence, time and expense which could otherwise be deployed elsewhere would be devoted to defending actions. But this is not seen as a reason for granting immunity to hospitals, local authorities, or government departments, and the risk that weak claims might be brought is scarcely a reason for precluding liability even when the claim is strong.\n\nLord Keith concluded this paragraph by saying:\n\nI therefore consider that Glidewell L.J., in his judgment in the Court of Appeal [1988] QB 60, 76 in the present case, was right to take the view that the police were immune from an action of this kind on grounds similar to those which in R _ondel v Worsley_ [1969] 1 AC 191 were held to render a barrister immune from actions for negligence in his conduct of proceedings in court.\n\nThis was not, in retrospect, a happy observation, since the barrister's forensic immunity was removed by decision of the House in _Arthur J S Hall & Co v Simons_; and following the decisions of the European Court of Human Rights in _Osman v United Kingdom_ and _Z v United Kingdom_ the English courts have tended to eschew the language of immunity.\n\nLord Keith did not himself define (or in terms allude to) the core principle laid down by _Hill_. But at the outset of the passage I have quoted, introducing the policy grounds, he spoke of 'circumstances such as those in the present case' and at the end of 'an action of this kind'. It may therefore be, since Lord Keith expressly accepted that the police could be liable in negligence in some circumstances, that he was intending to do no more than preclude imposition of a duty of care on police investigating a crime, towards any random member of the public who might thereafter suffer at the hands of the criminal if the investigation were negligently conducted.\n\nIt was, I think, in the next case in the House of Lords series, _Brooks v Commissioner of Police of the Metropolis_ , that reference was first made to a 'core principle' enunciated in _Hill_. _Brooks_ , was a very different case. He was a young black man who had the misfortune to be present, and himself suffer attack, when his friend Stephen Lawrence was attacked and killed in the street in a vicious racial attack in south London. A subsequent enquiry was highly critical of the way in which the police had investigated the murder of Stephen Lawrence, and of the insensitivity and lack of respect shown by the police in their dealings with Brooks, who was deeply traumatized by the whole experience. He brought proceedings against the police complaining that they had breached a duty of care which they owed him. Crucial to the decision was the nature of the duty which he claimed the police owed him. It was a duty (1) to take reasonable steps to assess whether the respondent was a victim of crime and then to accord him reasonably appropriate protection, support, assistance, and treatment if he was so assessed; (2) to take reasonable steps to afford the respondent the protection, assistance, and support commonly afforded to a key eye-witness to a serious crime of violence; (3) to afford reasonable weight to the account that Brooks gave and to act upon it accordingly. While recognizing that the police ought to treat witnesses, victims, and suspects with appropriate respect, the House was unanimously of opinion that they were not under a legal duty to do so such that a failure could sound in damages. I considered that these were duties which could not be imposed on police officers without potentially undermining performance of their functions, performance of which served an important public interest.\n\nIn an opinion supported by a majority, Lord Steyn gave reasons for his decision:\n\nBut to convert that ethical value [of proper treatment] into general legal duties of care on the police towards victims and witnesses would be going too far. The prime function of the police is the preservation of the Queen's peace. The police must concentrate on preventing the commission of crime; protecting life and property and preserving evidence . . .A retreat from the principle in _Hill_ 's case would have detrimental effects for law enforcement. Whilst focusing on investigating crime, and the arrest of suspects, police officers would in practice be required to ensure that in every contract with a potential witness or a potential victim time and resources were deployed to avoid the risk of causing harm or offence. Such legal duties would tend to inhibit a robust approach in assessing a person as a possible suspect, witness or victim. By placing general duties of care on the police to victims and witnesses the police's ability to perform their public functions in the interests of the community, fearlessly and with despatch, would be impeded. It would, as recognised in _Hill_ 's case, be bound to lead to an unduly defensive approach in combating crime.\n\nLord Nicholls had recognized that there might be exceptional cases where the circumstances would compel the conclusion that the absence of a remedy in damages would be an affront to the principles which underlie the common law, and Lord Steyn also accepted that there might be cases of 'outrageous negligence', unprotected by specific torts, which could fall beyond the reach of the principle in _Hill_ 's case.\n\nBrooks was denied redress because, the majority held, the principle in _Hill_ precluded, in the general interest of the community, recognition of a duty of care to him. Prominent in the majority reasoning was the risk of defensive policing which would otherwise ensue, to which each of the majority referred at least once. I have already commented on the speculative nature of this policy ground. But if, in _Smith_ 's case, the existence of a duty had caused the police to act defensively, what would they have done? They would have read the messages received by Smith and formed a judgment on their seriousness. They would have noted the complaints, taken a statement from Smith, and created a crime form. They would have formed a judgment whether Smith was genuinely frightened or was pretending to be so. They would have visited Jeffrey at his known address, knowing that he had committed a number of offences, to judge whether he was actively dangerous and, if so, to arrest him. It is not easy to see how such defensive conduct could have done other than fulfil the function of the police in preventing the commission of crime and protecting the safety of the public.\n\nIt seems strange that this denial of redress should be based on grounds of public policy, a public policy defined by the judges themselves, since (as I observed in an earlier case) 'the rule of public policy which has first claim on the loyalty of the law [is] that wrongs should be remedied' and very potent considerations of public policy are required to override it. This of course begs the all-important question: what is a wrong? That is a question of legal definition, and on the majority judgments Smith had suffered no legal wrong. But such a conclusion would not, I think, find favour with most ordinary people. He felt severely threatened in circumstances where extreme and irrational behaviour seemed an obvious risk. Living in a society where violent self-help and private vengeance are contrary to law, he did what his duty as a citizen required of him: he reported the threats to the police and sought their help and protection as the public service whose duty is to provide it.\n\nWhile I venture into the comparative field with an acute consciousness of inexpertise, I do not think that Smith would have been shut out from pursuing his claim in most of the world's leading jurisdictions. Lord Steyn, in _Brooks_ , acknowledged that _Hill_ had not been followed in Canada and South Africa, although it had in Australia. But in _Hill_ and _Smith_ no comparative review was undertaken, and in _Brooks_ the comparative review was very brief.\n\nMy understanding of German law, derived from Professor Sir Basil Markesinis' magisterial work on _The German Law of Torts_ , leads me to think that the German courts, relying on Article 34 of the constitution and \u00a7839 of the BGB, would reach a different conclusion. It would be necessary to show fault, understood in a broad way and clearly demonstrable on the assumed facts of _Smith_ , and also, importantly, a duty owed to the individual and not only to the public at large. Fairness and justice are held to require the state to be held liable to the individual for a public wrong, except where the duty is owed to the public at large. There is, however, a duty to the individual when the particular individual has a right to claim performance of the duty. A duty towards the individual may arise from the protective purpose of a duty to prevent mischief of the kind which occurred. Even where a duty is owed to the public at large, the course of events may, it seems, be such as to give rise to a duty to protect the individual.\n\nThese principles would appear to give Smith a good claim in German law since, even if the duty of the police is owed to the public at large, his dealings face-to-face with particular officers, and the evidence of threats which he offered for their scrutiny, clearly distinguished him from members of the public at large and narrowed the duty down to him. A case decided by the Bundesgericht in 1953 and reported by Markesinis fortifies this impression. The claimant was the victim of a burglary by a gang of burglars who included N. The police knew that the gang were operating and committing crimes in their area. It was known to a police officer, H, that N and others had committed an earlier burglary and there were proceedings, but H gave false evidence to help N and he and his accomplices were acquitted. Afterwards, another officer, K, learned of the involvement of N and his accomplices in this and other crimes, but H and K took no action, even when the claimant's house was burgled and they knew who the perpetrators were. The first instance decision was that a situation of danger had been present which made action by the police officers an unconditional duty. On appeal it was held, upholding the decision, that:\n\n[t]he task of preventing crimes is not however owed by the police in the interest of the general public alone, but, as to crimes which also intrude directly into the protected legal sphere of the individual, to the endangered individual as well. If the police do not properly fulfil this task, this not only violates a duty owed by the police to the general public but also a duty owed by it to the endangered individuals.\n\nThe court went on to hold that the duty of the police to prevent crimes must also be regarded as an official duty, owed to anyone whose legal interests were endangered by a violation of the duty. For good measure, the court further held that both police officers, H and K, had made themselves guilty of misuse of office. That was the case when official duty unambiguously required action and action was neglected for irrelevant, personal, and reprehensible reasons.\n\nThere is not, to my knowledge, any exact equivalent of _Hill_ in French law. But the trend of French decision-making appears to show that if _faute lourde_ is shown, a member of the public can recover compensation where the police have fallen down on their duty. Thus in _Ville de Perpignan_ the municipality was held liable because the police, warned that a cinema show was to take place in unsafe premises, failed to take action. A fire broke out and the claimant was injured. He succeeded in his action. Similarly, in _Mme Garagnon_ , airport police were held liable for failing to prevent an Algerian father taking children to Algeria in breach of an order made by the Minister of the Interior forbidding such action. A different result was reached in a case where police, charged with transporting money safely, failed to protect its seizure by robbers, but the claim failed because no _faute lourde_ had been shown. The requirement to show _faute lourde_ could scarcely have presented a problem for Smith since the negligence shown on the assumed facts of his case was considered by one judge, as already noted, to be almost 'outrageous'.\n\nA much more recent Irish case suggests that the courts there have not adopted the negative approach of the English courts, despite the general similarity of the two legal systems. The claimant was the pillion passenger on a motorcycle that was pursued by the police because the driver was travelling at an excessive speed. The chase culminated in a crash between the motorcycle and another vehicle, and the claimant was badly injured. He sued the police as a contributory wrongdoer, and succeeded in the lower court. On appeal that decision was reversed. But the basis of the reversal, as I understand, was that the police had had reasonable grounds for mounting the pursuit, and had not been negligent in their conduct of it. The action was not struck out on the ground that no duty could be owed, its likely fate, I think, in the English courts.\n\nI cannot usefully consider the Principles of European Tort Law and the Draft Common Frame of Reference since, although the approach set out in those codes appears wide enough to embrace a claim by Smith, they do not extend to the liability of public authorities. The tort liability of public authorities does, however, raise a fundamental issue, calling for an answer which is perhaps as much social and political as purely legal.\n\nI have confined my attention to actions against the police, partly because _Smith_ seems to me a clear illustration of the trend of decision-making I am criticizing. But _Hill, Brooks_ , and _Smith_ are representative of a trend of negative decision-making persistently, if not consistently, followed and evident in decisions such as _X (Minors) v Bedfordshire County Council_ , _Stovin v Wise_ , and _D v East Berkshire Community Health NHS Trust._ A question does, I think, arise about the purpose of the law of tort.\n\nIt cannot, unrealistically, require people to be perfect. It must accept that in the ordinary course of life there will be accidents, mishaps, omissions, mistakes, misjudgments, and misdiagnoses for which no-one should be held responsible. There must be some threshold of culpable fault or reprehensible failure to perform a duty. But where such fault or failure is shown, should a public service escape liability? If the virtual immunity now extended by English law to large areas of police activity were removed, there would no doubt be a cost falling, directly or indirectly, on the community who funds the service. If economy were all, the present law has its virtue. But if a member of the public whom a public service exists to serve suffers significant injury or loss through the culpable fault or reprehensible failure of that service to act as it should, is it not consistent with ethical and, perhaps, democratic principle that the many, responsible for funding the service, should bear the cost of compensating the victim? I shall leave that as a rhetorical question, confident that my own answer to it is clear.\n\nThe Law as the Handmaid of Commerce*\n\nIt was an attractive Victorian practice to adorn the entablature of their public buildings with a series of togaed or bedraped figures respectively representing Manufacture, Agriculture, Commerce, Science, Art, Law, and perhaps, if the building was big enough, Architecture, Music, Philosophy, and so on. The underlying idea was, as I infer, that all these activities are mutually supportive and together contribute towards the creation of a prosperous, progressive, well-governed, and civilized society. In this chapter I seek to touch on the relationship between two of these figures\u2014Commerce and Law. But I do so in a one-sided manner. I shall not consider what commerce has to offer the law or the practice of law; many would anyway think that these were quite commercial enough. My subject is the contribution which the law, properly developed and wisely applied, can make to the successful conduct of business, using that word in its widest sense.\n\nThe suggestion that the law has any contribution to make might surprise those businessmen, of whom there are many, who tell one that their unswerving ambition is to have as little to do with the law and lawyers as they possibly can and that they would rather go to the stake than permit their company to become involved in any litigated dispute. There are two responses to this, apart from an expression of admiring congratulation. The first is that given by Lord Donaldson of Lymington in his Sultan Azlan Shah Law Lecture in 1992:\n\nIndeed a feature which distinguishes commercial disputes from those between other citizens is that businessmen recognise that bona fide disputes are inherent in business transactions. They accept that their sensible resolution is an integral part of commerce. By contrast, other citizens regard disputes as something which should never have occurred. They regard them as something which are never their fault, but always the fault of the other party. That a dispute should ever have arisen is itself regarded as a personal affront. This fundamental difference in attitude enables special procedures to be developed for the resolution of commercial disputes.\n\nThe second answer is even more germane to my theme. It is that if those engaged in business are able to make and perform contracts and resolve differences without constant resort to lawyers and without plunging into unwelcome litigation this is likely to be because the legal framework within which they transact their business is well adapted to its end of achieving clarity and certainty, and giving effect to what businessmen themselves regard as the common sense commercial answer, the answer which the parties intended, whether or not they expressed it accurately. If the rules are unclear, there is always room for argument. If the rules are subject to constant change it will always be tempting to discard the lessons of past practice in the hope that a different answer may be given this time. If the rules are too subtle or too complex they are unlikely to reflect the expectations of those who are market practitioners not metaphysical philosophers. If the rules in one place are significantly different from those in another, the opportunities for misunderstanding and confusion, followed by legal manoeuvring and forum-shopping, are obvious.\n\nIn thus describing the features of a sound commercial law it may be thought that I am doing little more than repeat what Lord Mansfield, sitting in the Court of Queen's Bench, said over 200 years ago. That is quite right. But I would like to linger on the achievement and legacy of that remarkable man, both because of the striking modernity of his utterances and because his vision of what commercial law should be and how it should operate remains as pertinent to us in the twenty-first century as it was in the eighteenth.\n\nIn _Hamilton v Mendes_ he said that:\n\nthe daily negotiations and property of merchants ought not to depend upon subtleties and niceties; but upon rules, easily learned and easily retained, because they are the dictates of common sense, drawn from the truth of the case.\n\nIn _Vallejo v Wheeler_ he declared:\n\nIn all mercantile transactions the great object should be certainty. And therefore it is of more consequence that a rule should be certain than whether the rule is established one way or the other: because speculators in trade then know which ground to go upon.\n\nThus, if no settled rule had been laid down, evidence of mercantile custom could be received. If the custom was accepted as reasonable it could be embodied in the law, but once a mercantile custom had been accepted as part of the common law no evidence to prove a contradictory custom could be admitted. In one case Mansfield admitted that he had been wrong to admit evidence of mercantile practice when the law on the point had already been clearly laid down. In _Pelly v_ R _oyal Exchange Assurance Co_ , a case concerned with a policy of marine insurance, he observed that:\n\nthe mercantile law, in this respect, is the same all over the world. For, from the same premises, the sound conclusions of reason and justice must universally be the same.\n\nMaritime law similarly was not 'the law of a particular country, but the general law of nations'. He regarded good faith as the basis of all dealings. He recognized the proper role of the judge in this very important legal sphere. As Professor Fifoot put it:\n\nHe realized that the merchant was more competent than the lawyer to prescribe the form of a charter-party or to direct the incidence of paper credit. The function of the judge was not to dictate, but to interpret and to sanction.\n\nIn Mansfield's day, as in our own, the form of many commercial contracts left much to be desired, among them policies of insurance and charterparties. Of the former he said:\n\nThe ancient form of a policy of insurance, which is still retained, is, in itself, very inaccurate, but length of time, and a variety of discussions and decisions have reduced it to a certainty. It is amazing when additional clauses are introduced, that the merchants do not take some advice in framing them, or bestow more consideration upon them themselves. I do not recollect an addition made which has not created doubts on the construction of it.\n\nBut his approach was clear:\n\nThe charter-party is an old instrument, informal and, by the introduction of different clauses at different times, inaccurate and sometimes contradictory. Like all mercantile contracts, it ought to have a liberal interpretation. In construing agreements, I know no difference between a Court of Law and a Court of Equity. A Court of Equity cannot make an agreement for the parties, it can only explain what their true meaning was; and that is also the duty of a Court of Law . . .\n\nFew judicial tributes can have been better deserved than that of Mr Justice Buller to Lord Mansfield in 1787:\n\nThus the matter stood still within these thirty years; since that time the commercial law of this country has taken a very different turn from what it did before. We find in _Snee v Prescot_ (1743) 1 Atk 245 that Lord Hardwicke himself was proceeding with great caution, not establishing any general principle, but decreeing on all the circumstances of the case put together. Before that period we find that in Courts of Law all the evidence in mercantile cases was thrown together; they were generally left to a jury and they produced no established principle. From that time we all know the great study has been to find some certain general principles, which shall be known to all mankind, not only to rule the particular case then under consideration, but to serve as a guide for the future. Most of us have heard these principles stated, reasoned upon, enlarged and explained, till we have been lost in admiration at the strength and stretch of the human understanding. And I should be very sorry to find myself under a necessity of differing from any case on this subject which has been decided by Lord Mansfield, who may be truly said to be the founder of the commercial law of this country.\n\nBefore turning, as with your indulgence I shortly shall, to two fields in which Lord Mansfield's decision-making provides an outstanding role model for commercial courts, judges, and practitioners the world over\u2014marine insurance and negotiable instruments\u2014I would like to draw attention to certain biographical features of his career which seem to me to merit a digression.\n\nFirst, of the 26 years which separated his call to the bar of Lincoln's Inn from his appointment as Chief Justice of the Queen's Bench, Mansfield spent more than half as a law officer, latterly as Attorney-General, and it was by virtue of holding that office that he was entitled, according to the custom of the day, to demand the chief justiceship when it became vacant in 1756. This is a custom now abrogated in England and Wales, and its passing is unmourned. It is nevertheless a sobering reflection that this now discountenanced practice gave England a Chief Justice whom many would consider the greatest ever holder of that office.\n\nSecondly, it is noteworthy that Mansfield's departure from the bench was so unwelcome to the government of which he was a member that he was offered the Duchy of Lancaster (a government office) for life, a tellership in reversion for his nephew, and pensions of \u00a32,000, \u00a35,000, \u00a37,000 a year 'if he would retain his seat in the House of Commons for a month, a week, nay, even for a day'. He was deaf to all offers and all entreaties. It is not unknown today for judges to dilate on the financial sacrifice involved in accepting judicial office. When allowance is made for changed money values over 250 years and the absence of tax, and even allowing for the sources of income open to an eighteenth century judge, Mansfield's decision puts these lamentations into a somewhat different perspective.\n\nThirdly, Mansfield (born Murray) was a Scotsman and in his early days of practice argued a number of Scots appeals before the House of Lords, where appeals from Scotland predominated. Scots law, particularly then, drew heavily on civil law sources, and it seems at least possible that Mansfield acquired by this means a breadth of learning denied to his English colleagues. Holdsworth has recorded that:\n\nhis learning was far wider than that of any other English lawyer . . . he was familiar with the continental treatises on commercial and maritime law; and . . . he was learned in Scottish law, in international law, and in ecclesiastical law, as well as in the principles of common law and equity.\n\nFourthly, it is again noteworthy that although Mansfield has left a generally golden reputation behind him, he was in his day the subject of sustained personal vilification perhaps never suffered by any other judge in any place at any time. I refer to the anonymous _Letters of Jurius_ , some of which were addressed to him personally and attacked in the strongest terms his partial and pro-government approach in particular to libel trials. During the Gordon riots of June 1780 his carriage windows were smashed by the mob, he was hustled as he left the House of Lords, his house in Bloomsbury Square was burned, and his library destroyed. In comparison with penalties such as these the strictures of the press to which the modern judge is exposed may seem a somewhat moderate affliction.\n\nFifthly, Mansfield served as Chief Justice for 32 years. This is not by any means an international record. John Marshall presided in the Supreme Court of the United States for 34 years and Justice McTierran sat in the High Court of Australia for nearly 46. But Mansfield's tenure of office was longer than that of any other Chief Justice of the Queen's Bench before or since. This prompts a thought perhaps worthy of consideration by those responsible for appointing judges in the modern world: that those who have made the most lasting and beneficial mark on the law have, on the whole, held high judicial office for very long periods. Lord Denning's now unrepeatable 38-year tenure may be seen as another example. It is of course true that if a judge is appointed to high office very young and turns out to be a nonentity or an embarrassment, the community will have to live with the consequences of that mistaken appointment for a very long time. There is no doubt a balance to be struck between a bold appointment which may pay rich dividends but may disappoint and a cautious and safe appointment which is unlikely to prove disastrous but even more unlikely to produce a Marshall or a Mansfield. Where it is possible to identify a candidate of outstanding intellect, unimpeachable integrity, and complete independence there is, I would suggest, much to be said for boldly appointing such a judge at an age young enough for the full potential of his or her genius to be realized.\n\nMy sixth point follows from the fifth. Mansfield's exceptional period of service had the consequence that there came before him a huge number of cases, many of them in the fields of law in which he was particularly interested. Taking account of reported cases, cases of which only his manuscript notes survive and cases of which no written record survives, it seems likely that he dealt with well over 100 cases dealing with insurance (mostly marine insurance) and (it has been calculated) over 450 concerned with bills of exchange and promissory notes. He also had that appetite for business which has characterized all the greatest judges: at the age of 75, presiding at the trial of Lord George Gordon, he sat at 9.00 am and continued to sit until he concluded a two-hour summing-up to the jury at 4.30 am the next morning. It may of course be that the fate of his house in Bloomsbury Square gave him a heightened interest in the outcome of this trial. But it is plain that his long tenure of office, his unflagging energy, and his intense interest in certain areas of law, commercial law pre-eminent among them, gave him an opportunity denied to all but a very few judges not merely to decide cases but to develop a coherent, rational, and principled body of law. As the _Dictionary of National Biography_ puts it, 'He thus converted our mercantile law from something bordering on chaos into what was almost equivalent to a code'. An obvious analogy may be drawn with the constitutional legacy of Chief Justice Marshall in the United States.\n\nThis brings me to the seventh and last point in this biographical digression. Just as Marshall's genius could never have had the effect it did save in the early years of the young American republic, so Mansfield's genius was ideally matched to the time in which he flourished. For these were the years in which Britain, hitherto a poor, backward, and little-regarded island on the periphery of Europe, moved into the front rank of maritime trading nations. It was an era of unprecedented expansion. Mansfield's outlook fully reflected the expansive optimism of the times. He was a free-trader before Adam Smith. In some respects his attitudes would cause raised eyebrows today. As Solicitor-General, for example, he opposed a bill to 'prevent the insurance of French ships and their loading during the war with France', warning the House of Commons that its only effect would be:\n\nto transfer to the French a branch of trade which we now enjoy without a rival; for I believe there is a great deal more of the insurance business done now in England than in all Europe besides. Not only the nations we are in amity with, but even our enemies, the French and Spaniards, transact most of their business here in London.\n\nSo Mansfield's judicial work was boosted by a rising tide of mercantile activity and imbued with an internationalist outlook which had become increasingly unusual since the rise of nation states; but it was also fired by a lively sense of the advantage which accrues to a state where the laws are conducive to the effective discharge of business.\n\nContracts of insurance were not of course a product of Mansfield's time. They had been known in England since before the sixteenth century. In 1601 the Lord Chancellor had been empowered by statute to appoint a standing commission consisting of the admiralty judges, the recorder of London, two doctors of the civil law, two common lawyers, and eight 'grave and discreet merchants' 'to hear all cases arising upon all policies of insurance entered in the London Office of Insurances'. But the effective operation of this tribunal had been thwarted by the jealousy of the common law courts, which by their reliance on general verdicts made it almost impossible to ascertain the grounds on which the case had been decided. As Park, writing in 1787 of the pre-Mansfield period, said:\n\nNay, even if a doubt arose in point of law, and a case was reserved . . . it was afterwards argued in private at the chambers of the judge who tried the cause, and by his single decision the parties were bound. Thus, whatever his decision might be, it never was promulgated to the world; and could never be the rule of decision in any future case.\n\nMansfield replaced this inarticulate _in pectore_ jurisprudence\u2014if it may charitably be described as jurisprudence at all\u2014by principles which were later, in substance, to be codified in the Marine Insurance Act 1906. Thus the contract of insurance required the utmost good faith, since '[t]he special facts, upon which the contingent chance is to be computed, lie most commonly in the knowledge of the insured only'. Non-disclosure of these facts would therefore avoid the policy. But 'either party may be innocently silent, as to grounds open to both, to exercise their judgment upon':\n\nThe question therefore must always be 'whether there was, under all the circumstances at the time the contract was underwritten, a fair representation; or a concealment; fraudulent if designed; or, though not designed, varying materially the object of the policy, and changing the risque understood to be run'.\n\nSince:\n\nby the law of merchants, all dealings must be fair and honest, fraud infects and vitiates every mercantile contract.\n\nWhile '[a] representation may be equitably and substantially answered', he held that 'a warranty must be strictly complied with'. If the risk is altered by the fault of the ship owner or his master, the insurer is discharged from his obligation, so (for example) an unnecessary deviation avoids the policy. The contract of insurance is one of indemnity: thus 'the insurer, by the marine law, ought never to pay less, upon a contract of indemnity, than the value of the loss: and the insured ought never to gain more'. But because the contract is one of indemnity against a risk, the foundation of the contract fails if the risk has, for whatever reason, never been run; if the risk has been run there can be no return of the premium. If these principles, which it is unnecessary to elaborate, now seem very familiar and very basic, that is a measure of Mansfield's contribution to the conduct of marine insurance business. They were not so before.\n\nAs with insurance, so with negotiable instruments. By the beginning of the eighteenth century, bills of exchange and promissory notes were recognized as negotiable instruments, the rights and duties of the parties to these instruments were beginning to be defined, and some of the characteristics of negotiability were beginning to emerge. But much was unclear, and it had yet, crucially, to be decided that a bona fide holder for value of a negotiable instrument has a good title, even though he takes it from a person who has none. Building on the decisions of Chief Justice Holt, Mansfield so held in a series of important cases. In _Peacock v_ R _hodes_ in 1781 he said:\n\nThe holder of a bill of exchange or promissory note is not to be considered in the light of an assignee of the payee. An assignee must take the thing assigned subject to all the equity to which the original party was subject. If this rule applied to bills and promissory notes it would stop their currency. The law is settled, that a holder, coming fairly by a bill or note, has nothing to do with the transaction between the original parties.\n\nThus was established the simple principle upon which an infinity of commercial transactions has depended ever since. Nothing could better illustrate the benign role which the law can play in giving effect to the expectations of businessmen, bringing clarity and uniformity to everyday business transactions, and facilitating the conduct of business.\n\nThe methods used by Mansfield to inform himself of market custom and practice, by consulting closely with a corps of special jurymen experienced and expert in commercial matters, did not outlive him. But happily his philosophy did. And, of course, as new business practices grow up, so a new need arises to try to ensure that reputable business practice and legal principle do not diverge. I consider briefly one example of many. A banker advancing money to an importer to finance the purchase of foreign goods ordinarily seeks security for his advance, which may be given by a pledge of the bill of lading, a document of title and therefore equivalent to a pledge of the goods themselves. But the importer will need the bill of lading to deal with the goods when they arrive or to deal with third parties. How can the banker retain his security while enabling the importer to handle the practical side of the transaction? The answer, first used by Baring Brothers' agent in Boston in the 1830s, was for the importer to sign a trust receipt, undertaking that in consideration of the bank releasing the bill of lading to him, he would hold it on trust for the bank, together with the goods and the proceeds of their sale. This arrangement, if legally watertight, appeared to serve the interests of both parties. But would it withstand legal scrutiny? Justice Story, the great American judge, followed the Mansfield approach in holding that it did:\n\nIt was as fair and honest a commercial transaction in its origin and progress, and consummation, as was probably ever entered into. How, then, it is against the policy of the law, I confess myself unable to perceive, unless we are prepared to say, that taking collateral security for advances, upon existing or future property, on the part of a creditor, without taking possession of the property at the same time, or when it comes in esse, is per se fraudulent. Possession is ordinarily indispensable at the common law to support a lien; but even at the common law it is not indispensable in all cases.\n\nIn due course the House of Lords reached a similar conclusion and lower courts also upheld the commercial efficacy of the transaction. In one case it was said:\n\nThe object of these letters of trust was not to give the bank a charge at all, but to enable the bank to realize the goods over which it had a charge in the way in which goods in similar cases have for years and years been realized in the City and elsewhere.\n\nLord Justice Mackinnon in the Court of Appeal put the matter very clearly:\n\nThe truth is that almost every aspect of commercial dealing is not proof against the possible results of the frauds, that a lawyer, thinking of the possibilities of such things, might suppose to be so easy, but which in business in fact occur so rarely . . . I have no doubt that this very convenient business method will continue, and can do so because the whole basis of business rests upon honesty and good faith, and it is very rarely that dishonesty or bad faith undermines it.\n\nSo again market practice was legally validated. But of course this is not always the outcome. There are occasions when transactions entered into in good faith for a legitimate financial purpose are held to be unlawful. Such was the effect of the House of Lords' decision in _Hazel v Hammersmith and Fulham London Borough Council_ , a case concerning interest rate swap transactions entered into in the market by a local authority. Some commentators, including myself, thought this an unfortunate decision, but since I was a member of the Court of Appeal with whom the House disagreed my own opinion is not altogether surprising.\n\nI have lingered for so long in the past not, or not only, out of antiquarian zeal but because I suggest that the lessons of the past\u2014the legal virtues of clarity, simplicity, intelligibility, uniformity, the alignment of sound market practice and legal principle, purposive interpretation, the overriding requirement of good faith\u2014provide the surest guide in the rapidly changing commercial world in which, businessmen and lawyers alike, we now live. The rise of truly transnational corporations, the revolution in global communication technology, the massive increase in global financial flows, and the creation of global financial and capital markets have made the world a different place. A European author has pointed to a series of legal developments directly relevant for the transnationalization of commercial law: the victory of the doctrine of party autonomy; the realization that in many cases the technicalities of domestic legal rules do not fit for international trade; the informal nature of much law-making in the fields of private and public international law; the increased significance of non-governmental organizations; the success of the UN Convention on Contracts for the International Sale of Goods and other international uniform law instruments; the decreasing significance of private international law; the emphasis on fairness and reasonableness in international contract law; the acceptance of comparative law as an independent legal science; the gradual convergence of civil and common law; the growth of a modern common law of Europe and the development towards a European Civil Code; the transnationalization of areas which have so far been reserved for domestic legislatures such as antitrust and bankruptcy law; the growth of arbitration and alternative dispute-resolution mechanisms in international trade; the equation of arbitration and state courts as genuine adjudication procedures and the emergence of a genuine arbitral case law.\n\n'All of these factors', the author concludes, 'have a basic common denominator: the erosion and irrelevance of national boundaries in markets which can truly be described as global or \"transnational\" and the decreasing significance of state-sovereignty for rule-making and rule enforcement.'\n\nSo the challenge is clear. Home-grown solutions and rules, however serviceable in their own day, may no longer serve. A broader transnational approach, drawing on the experience and wisdom of businessmen and lawyers all round the world, is called for. Mansfield's close attention to the laws and customs of foreign countries points the way. And the building blocks are being put into place. Some, like the Uniform Customs and Practice for Documentary Credits, have been in existence for many years and have proved admirably effective. Others, like the International Sales Convention, the UNIDROIT Principles of International Commercial Contracts, and the Principles of European Contract Law are of more recent vintage. The Commission on European Contract Law, responsible for formulating these European Principles and liberated from the constraints of any national law, has formulated two propositions dear to the heart of Lord Mansfield. Article 2.101(1) provides that the contract is concluded if the parties intended to be legally bound and have reached a sufficient agreement without any further requirement. So the doctrine of consideration with all its artificialities is discarded. And Article 1.106 simply provides: 'Each party must act in accordance with good faith and fair dealing'.\n\nThe challenge, for the business community, for legal practitioners, for arbitrators, and for courts in this new and bracing transnational environment is, I suggest, immense but clear: to ensure that in the future, as (on the whole) in the past, the law acts as the handmaid of commerce and not as an adversary, a fetter, or an irritant.\n\nA New Thing Under the Sun?\n\nThe Interpretation of Contracts and the ICS Decision*\n\nThe story is told of a science teacher called upon at short notice to cover for an absent colleague by taking a lesson in English literature, an unfamiliar subject to him. The class was studying _The Merchant of Venice_ and all went well until an odious child in the front row put her hand up. 'Please, Sir', she asked, 'when Shakespeare says \"The quality of mercy is not strain'd\", does he mean strained in the sense of \"stretched\" or \"extended\" or \"strained\" in the sense of \"filtered\"?' The science teacher was momentarily thrown, but recovered quickly. 'If you look at the text closely', he replied, 'you will see that Shakespeare says quite clearly that the quality of mercy is _not_ strained, so the question doesn't arise.'\n\nSuch a convenient escape route is not, unhappily, available to lawyers instructed to advise on the meaning of disputed provisions in a commercial contract, or to judges required to rule on the meaning of such provisions. For better or worse, they must do their best to say what such provisions mean. This is by no means an easy task, as evidenced by the amount of time which commercial lawyers and courts devote to it, and by the divergence of opinion which not infrequently emerges. But there is probably agreement on the broad objective to be achieved. As Lord Goff of Chieveley put it (extra-judicially):\n\nWe are there to help businessmen, not to hinder them: we are there to give effect to their transactions, not to frustrate them: we are there to oil the wheels of commerce, not to put a spanner in the works, or even grit in the oil.\n\nLord Steyn, also extra-judicially, made very much the same point:\n\nA thread runs through our contract law that effect must be given to the reasonable expectations of honest men . . . The function of the law of contract is to provide an effective and fair framework for contractual dealings.\n\nThe problem of course arises when one tries to give practical effect to these laudable aims.\n\nIt is often suggested and widely believed that our forebears of 50 to 100 years or more ago adopted a strictly literal approach to the interpretation of contracts, but that we now adopt a much more flexible and rationalist approach. This comparison, although capturing an element of the truth, is in my opinion considerably exaggerated. One recalls that Lord Blackburn was not speaking only of statutory interpretation when in R _iver Wear Commissioners v Adamson_ in 1877 he said:\n\nMy Lords, it is of great importance that those principles should be ascertained; and I shall therefore state, as precisely as I can, what I understand from the decided cases to be the principles on which the Courts of Law act in construing instruments in writing; and a statute is an instrument in writing. In all cases the object is to see what is the intention expressed by the words used. But, from the imperfection of language, it is impossible to know what that intention is without inquiring farther, and seeing what the circumstances were with reference to which the words were used, and what was the object, appearing from those circumstances, which the person using them had in view; for the meaning of words varies according to the circumstances with respect to which they were used.\n\nThat is a very modern-sounding approach, which had its counterpart in Scotland where in _Bank of Scotland v Stewart_ in 1891 Lord President Inglis said:\n\nIn a question of this kind, arising upon the construction of a contract, the Court are quite entitled to avail themselves of any light they may derive from such evidence as will place them in the same state of knowledge as was possessed by the parties at the time that the contract was entered into.\n\nAgain, a very modern approach. On the other side of the comparison, it is one thing to abjure pedantic literalism, as we all do; it is quite another to suggest that the terms in which the contracting parties have chosen to express their bargain are not in all cases important and in most decisive. I am inclined to think, as suggested by Professor McMeel, that what Lord Hoffmann described in _Investors Compensation Scheme Ltd v West Bromwich Building Society_ (hereafter ' _ICS_ ') as a 'fundamental change' over recent years may:\n\ncome to be seen, with greater historical perspective, as more a change of emphasis or of rhetoric.\n\nIn the view of one judge of the Commercial Court:\n\nLord Hoffmann was simply overruling old and outdated cases by reference to an approach to construction which has been followed in the Commercial Court for many years.\n\nThe sober truth may be, as I ventured to suggest in an unreported judgment in 1993, that 'construction is a composite exercise, neither uncompromisingly literal nor unswervingly purposive'. Lord Hoffmann's opinion has, however, been widely perceived as effecting a radical change in the law, and to examine the soundness of that perception it is, I think, necessary to remind oneself of what Lord Hoffmann actually said and of the authority on which he drew.\n\nIt will be recalled that Lord Hoffmann introduced his discussion of principle by referring to the speeches of Lord Wilberforce in two cases in which a fundamental change in the law is said to have been made. The first of these cases was _Prenn v Simmonds_. The only issue before the House in that case was one of construction since the House, having found for the claimant on this issue, heard no argument on his alternative claim for rectification. He, however, contended that a mass of evidence, oral and documentary, as to the parties' intentions, admissible on the claim for rectification, was similarly admissible when considering the issue of construction. This contention the House roundly and unanimously rejected. That such evidence is inadmissible on an issue of construction is, I think, the only general proposition of law for which the case is authority. But Lord Wilberforce did very lucidly state what he clearly regarded as settled principle:\n\nThe time has long passed when agreements, even those under seal, were isolated from the matrix of facts in which they were set and interpreted purely on internal linguistic considerations.\n\nCiting the passage of Lord Blackburn's judgment in the R _iver Wear Commissioners_ case which I have already mentioned, Lord Wilberforce saw no need to appeal to any modern, anti-literal tendencies; it had been clear, at any rate since 1859, that evidence of mutually known facts might be admitted to identify the meaning of a descriptive term. What he could not accept, and what he went on to address, was whether prior negotiations could be looked at in aid of construction of a written document. Rejecting the notion that English law was left behind in some island of literal interpretation, he cited a 1918 judgment of Cardozo J for the proposition that surrounding circumstances may stamp upon a contract a popular or looser meaning than the strict legal meaning, certainly when adoption of the latter would make the transaction futile. Praising this judgment for its combination of classicism and intelligent realism, Lord Wilberforce was laying no claim to novelty. It is perhaps unsurprising that the editors of the Weekly Law Reports did not assign their report of _Prenn v Simmonds_ to their premier series.\n\nThe second case to which Lord Hoffmann made express reference was R _eardon Smith Line Ltd v Yngvar Hansen-Tangen_. As explained by Lord Wilberforce, the appeals in that case arose out of a charterparty and subcharterparty both relating to a newbuilding tanker to be constructed in Japan. By the time the ship was ready for delivery the market had collapsed in the wake of the 1974 oil crisis and the charterers' interest was to escape from their contracts by rejecting the vessel. The ground upon which they sought to do so was that the vessel tendered did not correspond with the contractual description. This was because there had been a change in the building plan and the newbuilding had been assigned a different number at a different yard from that in the charterparty documentation, Oshima 004 instead of Osaka 354. The vessel as built met the charterparty specification. Thus the charterers' argument made little appeal on the merits. It was in this context that Lord Wilberforce said:\n\nIt is less easy to define what evidence may be used in order to enable a term to be construed. To argue that practices adopted in the shipbuilding industry in Japan, for example as to sub-contracting, are relevant in the interpretation of a charterparty contract between two foreign shipping companies, whether or not these practices are known to the parties, is in my opinion to exceed what is permissible. But it does not follow that, renouncing this evidence, one must be confined within the four corners of the document. No contracts are made in a vacuum: there is always a setting in which they have to be placed. The nature of what is legitimate to have regard to is usually described as 'the surrounding circumstances' but this phrase is imprecise: it can be illustrated but hardly defined. In a commercial contract it is certainly right that the court should know the commercial purpose of the contract and this in turn presupposes knowledge of the genesis of the transaction, the background, the context, the market in which the parties are operating.\n\nLord Wilberforce then repeated his citation of Cardozo J, referred to the construction given by the House to the phrase in issue in _Prenn v Simmonds_ , and pointed out that in _Wickman Machine Tool Sales Ltd v L Schuler AG_ the House had, unusually, interpreted the disputed expression in the light of a special business situation. Lord Wilberforce then continued:\n\nIt is often said that, in order to be admissible in aid of construction, these extrinsic facts must be within the knowledge of both parties to the contract, but this requirement should not be stated in too narrow a sense. When one speaks of the intention of the parties to the contract, one is speaking objectively\u2014the parties cannot themselves give direct evidence of what their intention was\u2014and what must be ascertained is what is to be taken as the intention which reasonable people would have had if placed in the situation of the parties. Similarly when one is speaking of aim, or object, or commercial purpose, one is speaking objectively of what reasonable persons would have in mind in the situation of the parties. It is in this sense and not in the sense of constructive notice or of estopping fact that judges are found using words like 'knew or must be taken to have known' (see, for example, the well-known judgment of Brett LJ in _Lewis v Great Western_ R _ailway Co_ (1877) 3 QBD 195).\n\nLord Wilberforce went on to give illustrations, describing as 'particularly interesting' the speeches of the House in 1914 in _Charrington & Co Ltd v Wooder._ Among these was a very clear statement by Lord Dunedin:\n\nNow, in order to construe a contract the Court is always entitled to be so far instructed by evidence as to be able to place itself in thought in the same position as the parties to the contract were placed, in fact, when they made it\u2014or, as it is sometimes phrased, to be informed as to the surrounding circumstances.\n\nHaving quoted these opinions Lord Wilberforce continued:\n\nI think that all of their Lordships are saying, in different words, the same thing\u2014what the court must do must be to place itself in thought in the same factual matrix as that in which the parties were. All of these opinions seem to me implicitly to recognise that, in the search for the relevant background, there may be facts which form part of the circumstances in which the parties contract in which one, or both, may take no particular interest, their minds being addressed to or concentrated on other facts so that if asked they would assert that they did not have these facts in the forefront of their mind, but that will not prevent those facts from forming part of an objective setting in which the contract is to be construed.\n\nHe then demonstrated that that was so in the case under appeal. In _ICS_ Lord Hoffmann questioned whether the fundamental change which had overtaken the law as a result particularly of these speeches of Lord Wilberforce had always been sufficiently appreciated. I wonder a little if Lord Wilberforce appreciated this himself. Certainly, his language fell far short of the apocalyptic. But no-one, I think, would quarrel with Lord Hoffmann's general statement of principle, that (subject to one important exception) documents are interpreted by judges according to the common sense principles by which any serious utterance would be interpreted in ordinary life and that almost all the old intellectual baggage of 'legal' interpretation (by which I take him to refer, primarily at least, to the so-called rule that the judge should pay no attention to anything outside the four corners of the document) has been discarded.\n\nSo much for Lord Hoffmann's general summary of the relevant principles. The first of his more specific principles, it will be recalled, is:\n\n(1) Interpretation is the ascertainment of the meaning which the document would convey to a reasonable person having all the background knowledge which would have been reasonably available to the parties in the situation in which they were at the time of the contract.\n\nThis is, I think, a very clear but also (and this is not said by way of criticism or disparagement) an entirely orthodox statement of principle, and I do not think that it has been regarded as controversial. By 'available to the parties in the situation in which they were at the time of the contract' I take Lord Hoffmann to be referring to information which it is objectively reasonable to attribute to them, things which they may reasonably be taken to have known, not to knowledge which they could have obtained had they, improbably, gone off to a reference library.\n\nLord Hoffmann's second statement of specific principle was expressed in this way:\n\n(2) The background was famously referred to by Lord Wilberforce as 'the matrix of fact', but this phrase is, if anything, an understated description of what the background may include. Subject to the requirement that it should have been reasonably available to the parties and to the exception to be mentioned next, it includes absolutely anything which would have affected the way in which the language of the document would have been understood by a reasonable man.\n\nIt is this passage of Lord Hoffmann's opinion which has provoked controversy, and I must return to it. But I should note that in _Bank of Credit and Commerce International SA v Ali_ he made plain that by 'absolutely anything' he had meant 'anything which a reasonable man would have regarded as _relevant_ '. He had not thought it necessary to emphasize this, and I for my part would not have thought so either.\n\nLord Hoffmann's third specific principle relates to the prior negotiations exception which had been the subject of the decision in _Prenn v Simmonds._ He said:\n\n(3) The law excludes from the admissible background the previous negotiations of the parties and their declarations of subjective intent. They are admissible only in an action for rectification. The law makes this distinction for reasons of practical policy and, in this respect only, legal interpretation differs from the way we would interpret utterances in ordinary life. The boundaries of this exception are in some respects unclear. But this is not the occasion on which to explore them.\n\nThis prior negotiation exception has also provoked much discussion, and I shall return to it briefly at the end.\n\nThe fourth specific principle was put in this way:\n\nThe meaning which a document (or any other utterance) would convey to a reasonable man is not the same thing as the meaning of its words. The meaning of words is a matter of dictionaries and grammars; the meaning of the document is what the parties using those words against the relevant background would reasonably have been understood to mean. The background may not merely enable the reasonable man to choose between the possible meanings of words which are ambiguous but even (as occasionally happens in ordinary life) to conclude that the parties must, for whatever reason, have used the wrong words or syntax: see _Mannai Investments Co Ltd v Eagle Star Assurance Co Ltd_ [1997] AC 749.\n\nThis seems to me obviously right and sensible. Any statement takes its colour from the context in which it is made, as 'Good morning, how are you?' may, depending on context, be a meaninglesscivility or a professional enquiry about a person's health. I see no reason why the court should not correct the mistake of one contracting party which the other would have recognized as such, as a majority of the House held to be the case in _Mannai_ , and as was unanimously held in _The Starsin_ , where it was clear both that words had been omitted from a printed clause in a bill of lading and what those words were.\n\nLord Hoffmann's fifth and last principle was this:\n\n(5) The 'rule' that words should be given their 'natural and ordinary meaning' reflects the common sense proposition that we do not easily accept that people have made linguistic mistakes, particularly in formal documents. On the other hand, if one would nevertheless conclude from the background that something must have gone wrong with the language, the law does not require judges to attribute to the parties an intention which they plainly could not have had. Lord Diplock made this point more vigorously when he said in _Antaios Compania Naviera SA v Salem_ R _edierna AB_ [1985] AC 191, 201:\n\n'if detailed semantic and syntactical analysis of words in a commercial contract is going to lead to a conclusion that flouts business common-sense, it must be made to yield to business commonsense.'\n\nThis seems to me to be correct. Any other approach would in my view flout the principle that the law should be the handmaid of commerce, not its _dominatrix_.\n\nSo I return to the second principle, that in which Lord Hoffmann treated the admissible background as including absolutely anything which a reasonable man would have regarded as relevant to the understanding of the contractual statement in question. This has provoked a great deal of discussion, both judicially and extra-judicially. Those reacting have fallen, very broadly, into three camps: the hostile, the wary, and the approving.\n\nThe first blast of a critical trumpet was sounded by the English Court of Appeal within a month of the _ICS_ decision when, in an unreported judgment, Saville LJ said:\n\nIt is difficult to quarrel with the general proposition that when interpreting an agreement the court is trying to work out what the parties intended to agree, rather than analysing words in a vacuum. Thus where the words the parties have used are ambiguous or, read literally, are meaningless or nonsensical, the surrounding circumstances must be considered in order to select the appropriate meaning or to try to give the words meaning or sense. However, where the words used have an unambiguous and sensible meaning as a matter of ordinary language, I see serious objections in an approach which would permit the surrounding circumstances to alter that meaning.\n\nFirstly, such an approach would seem to entail that even where the words that the parties have chosen to use have only one meaning; and that meaning (bearing in mind the aim or purpose of the agreement) is not self-evidently nonsensical, the Court will not be allowed to adopt that meaning without an examination of the surrounding circumstances, which could involve discovery, interrogatories, cross-examination and the like; for a party seeking to challenge that meaning could assert with great force that until the circumstances are fully examined, it is impossible to decide whether or not they should override the plain words of the agreement. This would do nothing but add to the costs and delays of litigation and indeed of arbitration, much of which is concerned with interpreting agreements.\n\nSecondly, the position of third parties (which would include assignees of contractual rights) does not seem to have been considered at all. They are unlikely in the nature of things to be aware of the surrounding circumstances. Where the words of the agreement have only one meaning, and that meaning is not self evidently nonsensical, is the third party justified in taking that to be the agreement that was made, or unable to rely on the words used without examining (which it is likely to be difficult or impossible for third parties to do) all the surrounding circumstances? If the former is the case, the law would have to treat the agreement as meaning one thing to the parties and another to third parties, hardly a satisfactory state of affairs. If the latter is the case, then unless third parties can discover all the surrounding circumstances and are satisfied that they make no difference, they cannot safely proceed to act on the basis of what the agreement actually says. This again would seem to be highly unsatisfactory.\n\n. . .\n\nTo my mind there is much to be said for the simple rule that where the words the parties have chosen to use have only one meaning, and that meaning (bearing in mind the aim or purpose of the agreement) is not self evidently nonsensical, the law should take that to be their intended agreement, and should not allow the surrounding circumstances to override what ( _ex hypothesi_ ) is clear and obvious. This would enable all to know where they stand without the need for further investigations; and for the court to provide the answer, where the point is contested, without undue delay or expense. The law of rectification provides the means for correcting the agreement where the parties have made a mistake in writing it down. To my mind what appears to be the present law does no service to the international or domestic commercial community, let alone others, such as those entering into leases and the like.\n\nFor these reasons it seems to me that what appears to be the latest approach requires qualification, if not reconsideration.\n\nJudge LJ, making more detailed reference to _ICS_ , echoed these doubts. He said:\n\nIt therefore appears that if one party to the written contract wishes to dispute the obvious meaning of the words actually used in the document, as I understand it, he is entitled to do so by canvassing all the permitted matters of background\u2014'absolutely anything'\u2014which will serve to undermine the conclusion that the contract means what it apparently says. If this is the correct conclusion then I am bound to say expressly that I share the concerns expressed by Saville LJ in his judgment.\n\nA few months later the Court of Appeal renewed the assault, again in an unreported judgment, when Staughton LJ, referring to this second principle of Lord Hoffmann, said:\n\nNo authority is cited for that proposition, and it is not possible to tell whether it was the subject of argument. There does not appear to have been any dispute as to what matrix should be taken into account; . . . As I indicated in the cases cited earlier, it is often difficult for a judge to restrain the enthusiasm of counsel for producing a great deal of evidence under the heading of matrix, which on examination is found to contribute little or nothing to the true understanding of the parties' contract. All, or almost all, judges are now concerned about the huge cost of litigation. I have to say that such a wide definition of surrounding circumstances, background or matrix seems likely to increase the cost, to no very obvious advantage.\n\nThe Lord Justice suggested that surrounding circumstances should be confined, as he had said in an earlier case, to 'what the parties had in mind, what was going on around them at the time when they were making the contract'. Sir Christopher Staughton renewed this criticism in a paper delivered to a student audience in Cambridge in January 1999 when, having cited Lord Hoffmann's words, he commented:\n\nIt is hard to imagine a ruling more calculated to perpetuate the vast cost of commercial litigation. In the first of the _Mirror Group Newspaper_ cases I said that, as it then appeared to me, the proliferation of inadmissible material with the label 'matrix' was a huge waste of money, and of time as well. Evidently Lord Hoffmann does not agree.\n\nAnother commentator in the _Cambridge Law Journal_ accused Lord Hoffmann of forgetting the lessons of the past and of turning the judge into a director of research. A similar criticism was made more recently by Alan Berg, a solicitor in Tel Aviv, who, although explicitly criticizing Lord Hoffmann's first principle, was really, I think, criticizing his second when he wrote:\n\nIt is not suggested that there should be a retreat to literalism. However, the fiction that contracts are addressed to the original parties should be abandoned. Most professionally drafted commercial contracts are intended to be used by, and are therefore addressed to, people who will know the basic background to the deal, but no more than that. What, therefore, is the logic of insisting that such a contract must be interpreted in the light of _all_ the background knowledge which, historically, was reasonably available to the original parties at the time of the signing?\n\nBut perhaps the most thorough-going attack on Lord Hoffmann's second principle is that of Richard Calnan, also a practising solicitor and a partner in a leading City of London firm. He is 'dismayed by the willingness of the court to ignore what the contract said and to impose its own view of what it thought was meant'. He says that the 'surrounding matrix of facts', which, for many years, has been the background against which a contract is to be construed, now enables a vast amount of extrinsic evidence to be used in the construction exercise. This is likely to extend the length of hearings and increase costs, without being of real value. It produces uncertainty. He speaks of 'having to trawl through vast amounts of background information' and of having to 'delve into vast amounts of background material particular to the parties'. The approach in _ICS_ , he suggests, confuses construction with rectification, and the approach in that case is flawed. Establishing the surrounding facts should involve only a limited enquiry into the background which would have been apparent to someone in the same position as the parties at the time the contract was entered into. If words are clear, they should not be rewritten. If there is no ambiguity, the courts should give a phrase its apparent meaning, 'however unreasonable that might seem'.\n\nAmong the wary, I would include, at any rate initially, the Scottish courts. In _Bank of Scotland v Dunedin Property Investment Company Ltd_ the Lord President (Rodger) preferred to express no opinion on Lord Hoffmann's formulation, although noting that Lord Hope of Craighead and Lord Clyde had agreed with it. Lord Kirkwood referred to _ICS_ with at least qualified approval as did Lord Caplan, while noting that some of Lord Hoffmann's obiter observations had attracted comment in recent cases. In _Bank of Scotland v Frank James Junior_ Lord Penrose referred to three of Lord Hoffmann's principles which had been relied on, while recognizing that his analysis had not had unqualified support. In _Waydale Ltd v DHL Holdings (UK) Ltd (No_ 2 _)_ , it appears that counsel preferred not to cite _ICS_. This wariness has been reflected in the academic commentary on _ICS_ in Scotland.\n\nMy impression is that in more recent cases there is less wariness. Thus in _Project Fishing International v Cepo Ltd_ the Inner House observed that there seemed to be no significant difference between the parties as to the principles to be applied to the construction of commercial contracts, and there was a full citation of _ICS_. In _Glasgow City Council v Caststop Ltd_ the successful respondents' reliance on _ICS_ was noted by the Inner House without disapproval, and in _Diamond Offshore Drilling (UK) Ltd v Gulf Offshore NS Ltd_ the Inner House, which had been referred to _ICS_ , recorded the absence of any suggestion at the end of the day that there was a real difference between English and Scottish rules of construction. In _Simmers v Innes_, _ICS_ was cited and followed. So it seems that, despite initial wariness, the decision is now accepted, as it has been in Ireland, Northern Ireland, and Singapore. The High Court of Australia should perhaps be numbered among the wary, finding it unnecessary to decide whether the House of Lords took a broader view of the admissible background than it had itself taken some years earlier but ruling that Australian courts should in any event follow its earlier decision. In Canada the _ICS_ analysis has escaped notice, since the subject matter has been held to be covered by a recent decision of the Supreme Court of Canada and _ICS_ has, it seems, never been referred to by the Supreme Court, an omission regretted by a Canadian commentator who, although regarding the Canadian rule as probably preferable, feels that the omission has impoverished the discussion of these questions in Canada.\n\nThen there is the third camp, comprising those who have approved the _ICS_ formulation. First in the field was David Fleming in the _Cambridge Law Journal_ who thought it:\n\npreposterous that Lord Hoffmann should have to tell lawyers ( _inter alios_ ) how to read, but he has done so quite superbly.\n\nShortly thereafter, in the same journal, the _ICS_ judgment was described as 'important', an adjective later used in the House of Lords itself. It was welcomed by Professor McLauchlan in New Zealand, who wrote that within a short span of time in the 1990s '[a] quiet revolution in the law of contract interpretation has taken place' such that the _ICS_ formulation, despite some criticism, 'is rapidly becoming the bible for the Courts in contract interpretation disputes'. In a paper based on his inaugural lecture at the University of Bristol, Professor McMeel suggested that 'any legal rule which purports to cut down or delimit the contextual scene in which a contract is made for the purposes of construction is presumptively unsound'. Attempts to resuscitate the so-called parol evidence rule by juristic or judicial dinosaurs were in his view a retrograde step. The new development was a healthy one. Professor McMeel has renewed his support for the decision in a more recent paper, in which he questioned, as I have done, whether the judges of yesteryear were ever as blinkered in their approach to construction as is supposed. To make his point he quoted a statement taken from the 1928 edition of _Norton on Deeds_ :\n\nRepugnant words may be rejected: omitted words may be supplied: words may be transposed: parentheses may be inserted: and false grammar or incorrect spelling may be disregarded: if the intention of the parties sufficiently appear from the context.\n\nHe notes that judges do not adopt a strict or pedantic reading of language as a matter of course, and common sense and context should inform a reading. Significantly, since the time and cost of trawling through vast amounts of material to ascertain the factual context is perhaps the most frequently and loudly heard objection to Lord Hoffmann's formulation, he challenges whether that is actually so, citing a recent judgment of Arden LJ in which she said:\n\nWhen the principles in the _ICS_ case were first enunciated, there were fears that the courts would on simple questions of construction of deeds and documents be inundated with background material . . . Speaking for myself, I am not aware that the fears expressed as to the opening of floodgates have been realized. The powers of case management in the Civil Procedure Rules could obviously be used to keep evidence within its proper bounds. The important point is that the principles in the _ICS_ case lead to a more principled and fairer result by focusing on the meaning which the relevant background objectively assessed indicates the parties intended.\n\nThe professor adds: 'I agree'.\n\nI also agree. Notable for its absence in the criticisms made of the _ICS_ formulation is the one accusation which, if established, would be truly damaging: that application of this approach leads to a construction of contractual documents which does not reflect the commercial intentions of the parties. Unless that criticism can be made and brought home, it would need compelling arguments to displace the current approach to the task of seeking to give effect to the reasonable expectations of honest men.\n\nI do not think that such arguments exist. Encouraged by Arden LJ, I question whether courts are inundated with vast quantities of material relied on to throw light on the factual context of a contract. But to the extent that they are, and solicitors feel obliged to trawl through vast amounts of material before advising their clients, this is not what Lord Hoffmann intended or contemplated, as should, I think, have been understood. As he made clear in _BCCI v Ali_ :\n\nI was merely saying that there is no conceptual limit to what can be regarded as background. It is not, for example, confined to the factual background but can include the state of the law (as in cases in which one takes into account that the parties are unlikely to have intended to agree to something unlawful or legally ineffective) or proved common assumptions which were in fact quite mistaken. But the primary source for understanding what the parties meant is their language interpreted in accordance with conventional usage: 'we do not easily accept that people have made linguistic mistakes, particularly in formal documents'. I was certainly not encouraging a trawl through 'background' which could not have made a reasonable person think that the parties must have departed from conventional usage.\n\nThe potential prejudice to a third party assignee if the interpretation of a contract is influenced by matters known to the original contracting parties but not to him is, on its face, a more compelling point. But some contracts are readily assignable in the market in the ordinary course of business and some are not. Where they are, that will be a fact well known to commercial parties and is likely of itself to be a matter highly germane to the interpretation of the document, mandating a more or less literal approach to the terms expressed. I do not know of cases in which this has proved a problem in practice.\n\nCertainty of interpretation, however hard to achieve, is of course a highly desirable goal in commercial transactions. It is said to be promoted by giving a rather literal meaning to the language used. But I very much doubt whether that object is achieved by giving the contract terms a meaning which reasonable commercial parties, placed as they were and knowing what they did, would be unlikely to have intended. The closer the courts can approach to that meaning, generally speaking, the more certain the likely outcome, since this is a meaning which should reflect the reasonable expectations of honest men and be as readily perceived by a party and his legal advisers as by a judge.\n\nThe rule excluding evidence of prior negotiations for purposes of construction (as opposed to rectification), preserved by the House in _Prenn v Simmonds_ and again in _ICS_ , continues to be a staple of debate. Lord Nicholls called for abrogation of the rule in an influential article. At a recent colloquium in Oxford attended by academics and practitioners, opinion was almost equally divided, the academics mostly favouring abrogation of the rule, the practitioners keeping it. In 2002 Lord Steyn considered that the rule about prior negotiations might for the moment be relatively safe in England, but was less confident about the rule excluding evidence of subsequent conduct. It seems to me clear that if in the course of negotiating a contract the parties use a certain expression as having a certain agreed meaning, and if the meaning of that expression when used in the final contract falls to be interpreted, evidence should be admissible of the meaning that the parties gave the expression in their private dictionary. It was so held in _The Karen Oltmann_ , and this rule (never to my knowledge questioned) seems to me wholly consistent with the rule which admits evidence of the meaning of trade and technical expressions. But subject to that exception I align myself with the judicial dinosaurs, if such they be, for two main reasons. First, the admission of such evidence for the purpose of construing a contract in my view undermines the objective basis of interpretation to which we adhere. In almost any contractual negotiation worth the name, the parties will have competing and sometimes fluctuating aims, which they may or may not achieve. Any detailed consideration of the exchanges to and fro is in my view liable to lead to excessive emphasis on what the parties wanted to agree and too little on what they actually did agree. The second reason is more practical. Any major contractual negotiation generates a huge amount of material, much of which (like the _travaux preparatoires_ of an international convention) tends to be entirely inconclusive. But this exercise, unlike that contemplated by Lord Hoffmann, really would have the potential to increase, hugely, the complexity, and with it the time and cost, of commercial litigation. But, like Lord Steyn, I would not put money on the survival of the rule excluding evidence of subsequent conduct as an aid to construction. It is intriguing, at least to an English lawyer, to note that in _Baird's Trustees v Baird and Co_ in 1877 the Lord Justice-Clerk said:\n\nIt is unnecessary to say anything about rules of interpretation, for none are involved here excepting two of the most elementary\u2014first, that the Court are entitled, in reading this contract, to be placed in the position of the parties to it, by ascertaining the surrounding circumstances; and, secondly, that the best exposition of doubtful expressions in a mercantile contract is the manner in which the persons who used them carried them into effect.\n\nThere are, as I understand, other decisions to the same effect, and the Scottish courts appear to have been readier than their English counterparts to admit evidence of the parties' post-contractual actings, at any rate where the contract is ambiguous.\n\nSo perhaps the law in England will soon be back to where it appears to have been, in Scotland, 130 years ago.\n\nThe Internationalization of the Common Law*\n\nIn a lecture some years ago on the future of the common law, I ventured to suggest that it would 'flow not in a single broad channel, like the Nile, but in a mass of smaller channels, like the Nile Delta'. While recognizing the risk that a metaphor, cast as the servant of rational argument, may usurp the role of master, I think this one makes a valid point. But it calls for two important qualifications.\n\nThe first qualification is that the common law never did flow in a single broad channel. From earliest days the Scots developed a common law distinctively different from that of England, and in important fields these differences survived the Act of Union in 1707 and the exercise of a final right of appeal to a tribunal sitting in London which, if it included Scots lawyers, did so (until 1876) only fortuitously, and thereafter almost invariably included a majority unlearned in Scots law. That may be dismissed as a somewhat parochial example. The same cannot be said of the United States where, from 1776 onwards, a distinctive jurisprudence was developed in a plethora of jurisdictions, none of them bound by decisions of courts sitting in Westminster. Thus the common law cannot be realistically regarded, particularly in modern times, as a monolith.\n\nMy second qualification is that the Privy Council never, even at the height of its power and authority, purported to apply a single legal code uniformly applicable to all the countries and territories subject to its jurisdiction. Its handling of Indian appeals perhaps provides the best example of what, by the standards of the day, was an impressive sensitivity and open-mindedness. For example, asked to apply in India the English rule that the goods of one who has committed suicide should be forfeited to the Crown, the Privy Council (agreeing with the Supreme Court at Calcutta) declined to do so, recognizing that suicide need not in all societies and in all circumstances be regarded as the worst of all murders but as:\n\nderiving its moral character altogether from the circumstances in which it is committed: sometimes as blameable, sometimes as justifiable, sometimes as meritorious, or even an act of positive duty.\n\nSitting as the final court of appeal from countries such as South Africa and Ceylon where the common law was Roman-Dutch and not English in origin, it was that law and not the domestic law of the United Kingdom or any part of it which the Privy Council was bound to apply. In much more recent times the Privy Council has deferred to the judgment of the High Court of Australia on the desirability and acceptability of departing from a construction put upon a statute over 50 years before. And more recently still, the Privy Council roundly recognized that it was properly open to the judges of New Zealand to develop its common law along lines distinctively different from those currently prevailing in England:\n\nin the present case the judges in the New Zealand Court of Appeal were consciously departing from the English case law on the ground that conditions in New Zealand are different. Were they entitled to do so? The answer must surely be 'Yes'. The ability of the common law to adapt itself to the differing circumstances of the countries in which it has taken root, is not a weakness, but one of its great strengths. Were it not so, the common law would not have flourished as it has, with all the common law countries learning from each other.\n\nWhether this passage should be read as a death-bed repentance, I leave others to judge.\n\nThese qualifications are, I would suggest, important. But, although they weaken, they do not falsify one obvious and inescapable fact: that, in the countries of the Commonwealth where its writ ran, the Privy Council had an inhibiting effect on the development of the common law. In the heyday of Empire, this must indeed have been seen as an important part of its purpose: to extend the benefits of an old and sophisticated jurisprudence to territories which had not, as yet, had the time or perhaps the resources to develop an indigenous legal tradition of their own. But for most of the period since 1876 the effect of the system as operated is clear. The Privy Council was predominantly composed of those who also sat as members of the House of Lords in its capacity as the (virtual) supreme court of the United Kingdom. It would be very natural, if it was not in general obligatory, for Law Lords to apply substantially the same common law principles in the Privy Council as they applied in the House. But until liberated in 1966 the House of Lords held itself bound by its own decisions. So the process was, I think, doubly inhibiting. Those sitting in London were inhibited in developing common law principles to govern matters covered by settled House of Lords authority. And the overseas courts from which appeals lay were even more severely inhibited, because bound to give effect to what the Privy Council had decided (no doubt including, in the real world, what it was supposed the Privy Council would decide if the case reached it). Thus, within the Commonwealth, common law jurisprudence was effectively 'Made in Britain' and it was an export trade only.\n\nI do not find it surprising that the leading countries of the Commonwealth, notably including Canada and Australia, found these constraints irksome, or even intolerable, and chose to assert their legal autonomy. Nor do I find this disturbing. Indeed, I consider the process beneficial for all concerned, for a series of reasons which, in the manner of a bad advocate, I will put in ascending order of importance. First, it seems to me on the whole desirable that rules of law should be developed by those with direct knowledge of the conditions in which they will be applied and those whom they will affect; that (in more high-flown language) they should reflect the peculiar genius of the land and its people. Opinions vary on the importance of this. Many of the transactions which come before the courts may be very much the same whether they happen to take place in Melbourne or Mumbai or Manchester. But others may not; and although judges are not democratic representatives, they do hold office in democracies, where the perceptions of the people matter; and there is understandable distrust of a faraway body of which people know little.\n\nSecondly, it is surely true of all bodies, however eminent and illustrious, that they go through good periods and periods which are not so good. They wax and they wane and then (if all is well) they wax again. This is a fact of institutional life. But if a court exercising binding authority, like the Privy Council, is experiencing a fallow period while courts subject to its formal jurisdiction are enjoying an Elizabethan efflorescence, the potential loss to such courts is great. The converse is not equally true, for it is always open to an independent national court voluntarily to adopt principles developed elsewhere. That leads on to my third, and much my most important reason for welcoming the now restricted role of the Privy Council: that it makes possible, in place of a one-way export business, a genuinely international market in legal ideas. It is a truism, but like all truisms it is true, that the courts in comparable developed countries are grappling, day by day, with many of the same problems, often difficult and intractable problems which cannot be resolved in a single case. What looks like a promising solution may prove to be unworkable in practice or may prove difficult to apply or may produce what in medical circles would be called undesirable side effects. Even an established rule, applied in countless cases without difficulty, may yield an unjust answer in an exceptional or novel case. Old rules may have to be adapted to conform to the expectations and standards (not least the human rights standards) of the societies in which we live today. Bacon observed that:\n\nthe work which I propound tendeth to pruning and grafting the law, and not to ploughing up and planting it again,\n\nand it is pruning and grafting rather than new planting or the development of new varieties to which judicial effort tends to be devoted. But I hope it is not unduly portentous to suggest that these are important tasks, of course affecting the lives and fortunes of individual litigants but also affecting the lives and fortunes of many others not involved in the particular case. They are surely tasks to be performed, not in isolation, but with the full benefit of others' experience, experience of solutions that have proved successful but also, scarcely less valuable, experience of solutions that have for any reason proved unsatisfactory. There is great scope for constructive dialogue between independent courts. I would suggest that between the High Court of Australia and the courts of the United Kingdom there has indeed been a constructive high-quality dialogue, the product not of constraint but of mutual respect and shared tradition and recognition of common problems. I shall seek to make good that suggestion by two illustrations.\n\nBut first let me digress. I recall an appeal before the House of Lords some 30 years ago in which I appeared as junior counsel. Our opponents cited a case decided in a not very major jurisdiction and my leader, in reply, rather dismissively doubted whether their Lordships would derive much help from such a source. Without a moment's hesitation or the flicker of a smile, the late Lord Wilberforce (who was presiding) responded:\n\nOur approach to overseas authorities is very straightforward. If the foreign judge says what we are ourselves inclined to think, then we pay tribute to his erudition and adopt what he says, observing that we could not have hoped to express the point as well as he has done. If, on the other hand, the judge's thinking does not coincide with our own, we point out that it was a decision given against a different statutory background in a place where different social conditions obtain, and that we are in the circumstances unlikely to derive any substantial assistance from it.\n\nNow Lord Wilberforce was the most open-minded and internationalist of judges, and I would not wish to suggest otherwise. But I do want to dwell a little on the negative aspect of that (as it seems to me humorous) observation: for while there are some fields, such as tax and social security, which are so closely governed by statute as almost wholly to preclude any transfer of jurisprudential thinking from one jurisdiction to another, there are other issues which would at first blush appear to lend themselves to application of principles and solutions developed elsewhere but are in practice found not to do so.\n\nMy first illustration of this latter point concerns the defence of qualified privilege: to what extent should this protect statements (necessarily false and defamatory, or the question would not arise) widely published in the course of political and electoral discussion and controversy? Such a question, bound to arise in any liberal democracy, might seem peculiarly apt for development along common lines in different jurisdictions. But experience has so far shown, as I read the cases, a trend towards fragmentation rather than cohesion.\n\nThe traditional approach of the English common law to qualified privilege rested on the notion of a duty to communicate information and an interest to receive it, the duty and the interest being ordinarily reciprocal. In the common run of cases involving complaints and references and reports this approach was perfectly serviceable. But it was publication on a small scale which was envisaged. In _Braddock v Bevins_ in 1948 the defence was held to be available in principle to protect statements made by a candidate about his opponent in an election address distributed at a municipal election, but that ruling was in effect abrogated by statute four years later. In _New York Times v Sullivan_ the Supreme Court of the United States extended the defence to protect false and defamatory statements made of a public official in a national newspaper, but the ruling was expressly founded on the guarantee of free speech in the First Amendment to the United States constitution and the decision was not, I think, recognized as applicable in countries lacking such a constitutional guarantee.\n\nThe issue was nonetheless bound to arise in such countries, and it did: in _Theophanous v The Herald & Weekly Times Ltd_ and _Stephens v West Australian Newspapers Ltd_ , where the plaintiffs in each case were serving politicians and the defendants were newspapers. A majority of the High Court held the defence to be available in principle even in the case of wide publication by a newspaper, subject to certain conditions, but based its decision very expressly on a freedom found to be implied in the constitution of the Commonwealth, holding that if the constitution were at variance with the common law, then the constitution had to prevail. In retrospect, these decisions can now be seen as triggering a chain reaction. The first manifestation of this was in New Zealand in a judgment of Elias J, who declined to strike out a defence of qualified privilege based on the right of political expression pleaded by a national newspaper seeking to resist a claim by a former prime minister still holding elected office. In her judgment the judge drew heavily on _Theophanous_ and _Stephens_ , but was also much influenced by the New Zealand Bill of Rights Act 1990 and based her decision on her perception of the common convenience and welfare of New Zealand society. Before an appeal against her decision reached the Court of Appeal of New Zealand, a very similar issue (involving the same plaintiff) arose before the High Court of Australia which unanimously recognized an extended defence of qualified privilege, subject to proof by the publisher that it was reasonable to publish, where the subject matter of the publication concerned political or government matters enabling the people of Australia as electors to exercise a free and informed choice. Like _Theophanous_ and _Stephens_ , this was a decision based on the High Court's interpretation of the constitution of the Commonwealth. The Court of Appeal of New Zealand dismissed Mr Lange's appeal against the decision of Elias J, after a wide-ranging review of common law authority and with the benefit of the High Court's recent decision, with which it largely agreed save for the requirement of reasonableness. Its decision, however, was also based on its assessment of the New Zealand constitutional context and the New Zealand Bill of Rights and 'the nature of New Zealand's democracy'.\n\nAll these decisions were, of course, highly relevant when another former prime minister, this time of Ireland, claimed damages for libel against a national newspaper in England and the newspaper pleaded qualified privilege. The Court of Appeal adhered to the old tests of duty and interest, while giving those expressions a much more generous interpretation than was traditional in relation to publication of matters of public interest by the media. The court also proposed a third test, relating to the nature, status, and source of the material and the circumstances of the publication, which the court considered to be comparable in practice with the High Court's test of reasonableness. The court did not, however, think that the New Zealand decision represented the English common law and did not wholly accept the Australian solution, although attaching considerable importance to its adoption of the reasonableness test.\n\nWhen, at the same time, an appeal against the New Zealand Court of Appeal's decision in _Lange_ reached the Privy Council and an appeal against the English Court of Appeal's decision in R _eynolds_ reached the House of Lords, the possibility of some confluence between these differing streams of authority might have been the outcome. But it was not. The House of Lords in R _eynolds_ was not attracted by the Court of Appeal's test of circumstances or reasonableness and preferred to adhere to the established common law approach, while accepting the high importance of free expression on matters of public interest in contemporary society. In _Lange_ , the Privy Council accepted that there was 'a high content of judicial policy' in the solution of the issue raised by the appeal, that different solutions might be reached in different jurisdictions without any faulty reasoning or misconception, and that within a particular jurisdiction the necessary value judgment might be best made by the local courts. It pointed out that striking a balance between freedom of expression and protection of reputation calls for a value judgment which depends upon local political and social conditions, including such matters as the responsibility and vulnerability of the press. It recognised that:\n\n[t]he Courts of New Zealand are much better placed to assess the requirements of the public interest in New Zealand than their Lordships' Board.\n\nNevertheless, in the light of the comparative case law which had by this stage emerged, including the clarification of the English common law in R _eynolds_ , the Privy Council thought that the New Zealand Court of Appeal should have the opportunity to reconsider the matter, and so allowed the appeal. The earlier decision was accordingly reconsidered in New Zealand but, subject to clarification of one point, affirmed. The Court of Appeal repeated that its decision had been based on the constitutional system of New Zealand and the 1990 Bill of Rights Act and attached importance to its conclusion that:\n\nNew Zealand has not encountered the worst excesses and irresponsibilities of the English national daily tabloids.\n\nIn the Court of Appeal's view:\n\nthe R _eynolds_ decision appears to alter the structure of the law of qualified privilege in a way which adds to the uncertainty and chilling effect almost inevitably present in this area of law.\n\nThus, adhering to its earlier decision, the court concluded:\n\nSecondly, there are significant differences between the constitutional and political context in New Zealand and in the United Kingdom in which this body of law operates. They reflect societal differences. Thirdly, the position of the press in the two countries does appear to be significantly distinct. And, fourthly, this is an area of the law in which Parliament has essentially left it to the courts to develop the governing principles and apply them to the evolving political social and economic conditions.\n\nWhen the High Court again considered the scope of qualified privilege in R _oberts v Bass_ the issue turned on the traditional category of qualified privilege and not the extended category recognized in _Lange_ , and it was indicated that the requirement of reasonableness applies only to the latter category. Again, the constitution of the Commonwealth figured largely in the discussion. But, since the publications had been found to be privileged, subject to proof of malice, the issue was what the plaintiff had to prove to establish malice, an issue which had not arisen in _Lange_ but which will doubtless arise again elsewhere.\n\nThus in the result distinctively different approaches have emerged in Australia, New Zealand, and England (and, for that matter, the United States and Canada). Despite much citation of foreign authority, the decisions in each jurisdiction have in the end turned on factors peculiar to that jurisdiction, whether constitutional, social, political, statutory, or human-rights related. The story amply demonstrates the capacity of the common law to provide local solutions to local problems, but in the free international market of which I have spoken the buyers have shown themselves strongly attracted to goods of local origin.\n\nMy second negative illustration, taken from a very different field, can be treated more shortly: when and to what extent may a judge comment to the jury about, or if sitting alone attach significance to, the failure of a criminal defendant to testify at trial? Since defendants were recognized as competent witnesses in some Australian states before the right to testify was accorded in England the question first arose on an Australian appeal to the Privy Council. But four years later the question arose in England and the answer given in each case was the same: that it was open to the judge to comment if, in the exercise of his discretion, he thought it necessary or desirable in the interests of justice to do so. This broadly continued to be the position in England although, with the passage of time, a conventional form of direction evolved: the defendant was not obliged to give evidence; he could require the prosecution to prove its case; guilt should not be inferred from a failure to give evidence, which proved nothing and did not establish guilt; but the result was that there was no evidence from him to undermine, contradict, or explain the prosecution evidence. Provided the judge did not undermine that direction the judge was free to comment, although judges became increasingly cautious in doing so, partly as a result of unhappy experiences on appeal.\n\nA somewhat similar approach was, as I understand, adopted in New Zealand. _Trompert v Police_ concerned a district judge sitting alone without a jury and the question, answered affirmatively, was whether he could take account of the defendant's failure to give evidence in determining whether the charge against him had been proved beyond reasonable doubt. This decision has been more recently affirmed, and held to be compatible with the New Zealand Bill of Rights. In _Weissensteiner v The Queen_ a majority of the High Court laid down a more detailed but essentially similar rule, recently held to represent the law of Hong Kong.\n\nShortly after _Weissensteiner_ , however, in a narrowly balanced decision from which the then Chief Justice and his successor dissented, the Supreme Court of Canada reached a different conclusion. Basing itself on the presumption of innocence and the right of a criminal defendant, guaranteed in the Canadian Charter, not to be compelled to be a witness in proceedings against him\u2014the so-called right to silence\u2014the majority reasoned in effect that a decision not to give evidence should entail no adverse consequences, since that would infringe these rights:\n\nThe principle which is applicable to the present case is simply that the failure to testify cannot be placed on the evidentiary scales by the trier of fact.\n\nIn _Weissensteiner_ , an appeal from Queensland where no state legislation governed the right to testify, it had been possible for the High Court to consider the question as one of principle and without regard to any enactment. Such was not the case in R _PS v_ R, where a trial judge's observations were held to contravene section 20 of the Evidence Act 1995 of New South Wales which precluded any suggestion that the defendant had failed to give evidence because he was, or believed he was, guilty of the offence charged; and _Weissensteiner_ was distinguished.\n\nThe point reached the High Court again in _Azzopardi v_ R. Once more, section 20 of the New South Wales statute applied and the effect of _Weissensteiner_ was in issue. The joint reasons of the majority emphasized that:\n\ncases in which a judge may comment on the failure of an accused to offer an explanation will be both rare and exceptional. They will occur only if the evidence is capable of explanation by disclosure of additional facts known only to the accused. A comment will never be warranted merely because the accused has failed to contradict some aspect of the prosecution case.\n\nThe reasoning in _Azzopardi_ and R _PS_ was followed in another case on appeal from New South Wales in which a majority of the High Court held that the judge was wrong to direct the jury that an inference could be drawn from the defendant's failure to call a witness who might have given relevant evidence.\n\nIt had meanwhile been enacted in England that a court or jury, in determining the guilt of an accused, might draw such inferences as appeared proper from his failure to give evidence. This amendment was generally welcomed by the judges, and although the European Court of Human Rights has found violations of the presumption of innocence in the application of a sister provision applying to police interviews, it has not so far condemned it in principle.\n\nThus, as matters now stand, a right of comment more extensive than at common law is recognized in England as a direct result of statutory intervention. In Australia the right is somewhat more restricted than under the English common law, partly in response to state legislation. A similar position obtains in Canada, partly in response to the Canadian Charter. In New Zealand a rule very similar to that of the English common law prevails. It is no part of my present purpose to evaluate these different solutions, each of which in its own jurisdiction may be appropriate. It does however appear that on this question\u2014in one sense perhaps minor, in another potentially important to the conduct of a criminal trial\u2014the opportunities for collaborative thinking will in future be limited, since domestic rules have been imposed or adopted from which departure, even if thought to be desirable, will be hard to achieve.\n\nI take equitable estoppel as my first positive example of collaborative judicial development of legal principle. It was well settled that courts of law would not permit evidence to be called to challenge clear and express representations of existing fact on which the other party had relied where he would suffer significant disadvantage if the representor were permitted to resile from his representation. This was the effect of _Jorden v Money_. Courts of equity had, however, taken a more liberal approach, recognizing that even in the absence of a clear and express representation of existing fact it could be inequitable to allow a party to resile from a belief which he had caused or encouraged the other party to entertain, where the other party would suffer significant detriment if the first party were permitted to resile. I have in mind such cases as R _amsden v Dyson_ , _Hughes v Metropolitan_ R _ailway Co_ , and _Birmingham and District Land Company v London and North Western_ R _ailway Co_. The authority of these decisions has never, to my knowledge, been challenged, either in England or in Australia. But they bequeathed a number of conceptual problems of which the most central was how effect could be given to a promise as to future conduct, unsupported by consideration, without destroying the common law rule that consideration is necessary to give a promise contractual effect. Subsidiary, but nonetheless vexing, problems concerned the extent (if any) to which effect could be given to representations as to law rather than fact; and whether the effect of an estoppel arising in such circumstances was evidentiary only or could give rise to a cause of action; the nature of the detriment needed to give rise to an estoppel in such circumstances; and the nature of the relief that could be given.\n\nFor half a century or so after these decisions there was very little examination of the problems they threw up, either in Australia or Britain, although the Privy Council did rule in two cases that a representation by a party as to the legal effect of an agreement could give rise to an estoppel. It was not however until Dixon J delivered his famous judgments in the High Court in _Thompson v Palmer_ and _Grundt v Great Boulder Proprietary Gold Mines Ltd_ that any attempt was made in either jurisdiction to state the rules governing estoppel in any comprehensive way. The pellucid judgments of Dixon J are notable in drawing no distinction between the operation of equity and the common law, or between assumptions founded on a representation of existing fact and an assumption founded on a representation as to future conduct; in using the language of assumption rather than representation; in illustrating the role to be played by a party in contributing to the adoption of an assumption before he can be estopped from challenging it; and in making clearer than ever before 'that the real detriment or harm from which the law seeks to give protection is that which would flow from the change of position if the assumption were deserted that led to it'. They were judgments which, over time, exerted vast influence.\n\nBut not at once. Neither in the argument nor in the unreserved judgment of Denning J (which bore only a passing resemblance to the argument) in _Central London Property Trust Ltd v High Trees House Ltd_ was any reference made to either judgment. Although Lord Denning later referred to a correspondence with Sir Owen after the _High Trees House_ case in 1947, it seems unlikely that he knew of _Thompson v Palmer_ or _Grundt_ when delivering that judgment. But once alerted, he was not slow to rely on these authorities, _Grundt_ in particular, during the burst of judicial activity which followed _High Trees_ : in _Central Newbury Car Auctions Ltd v Unity Finance Ltd_ , where Dixon J's statement of principle was relied on and quoted; in _Moorgate Mercantile Co Ltd v Twitchings_ , where Dixon J was again quoted; indirectly in _Crabb v Arun District Council_ ; and yet again in _Amalgamated Investment & Property Co Ltd (In Liquidation) v Texas Commerce International Bank_ Ltd. In this last case Lord Denning concluded his judgment by recognizing one general principle of estoppel, shorn of limitations, freed from historical rules of demarcation and the application of restrictive maxims, thereby responding to a plea made in 1972 by Lord Hailsham LC, echoing observations made by Oliver J two years earlier, and substantially repeating what he had himself said some years before.\n\nIn _The Vistafjord_ , some years later, the Court of Appeal gave a decision which, in the view of Carter and Harland, illustrated the developing trend of treating unconscionability as the touchstone of estoppel.\n\nBut by this time the High Court of Australia had once again become the source of constructive judicial thinking on this subject. Michael Spence, writing in 1999, suggested that '[f]ew would have predicted in 1987 that the High Court of Australia were about to launch what Sir Anthony Mason described, extra judicially, as \"an exciting voyage of discovery . . . in . . . estoppel\" '. But so it turned out. In truth, the voyage had already begun, and the outcome was a series of landmark decisions notably including _Legione v Hateley_ , _Waltons Stores (Interstate) Ltd v Maher_ , _Foran v Wight_ , and _The Commonwealth v Verwayen_. It is unnecessary for present purposes to attempt any summary of the effect of those decisions\u2014happily, since they produced no fewer than 19 detailed and considered judgments which, inevitably, showed some differences of approach and, in three of the four cases, differing views on the proper outcome.\n\nBut I hope two points relevant to my theme may fairly be made. First, these High Court judgments draw very heavily both on Australian authority, notably but not exclusively _Thompson v Palmer_ and _Grundt_ , but also on English cases both recent\u2014such as _Crabb_ , _Amalgamated Investment_ , and _Taylors Fashions_\u2014and not so recent\u2014such as R _amsden v Dyson_ and _Hughes v Metropolitan_ R _ailway_. The judgments were, if I may respectfully say so, a golden example of principled, erudite, and open-minded judicial decision-making. Secondly, the judgments show strong (if not in all circumstances unanimous) support for Lord Denning's approach to promissory estoppel in _High Trees House_ ; for discounting the old distinction between representations as to existing fact and assumptions as to future conduct, and between matters of fact and matters of law; for discarding the old view that estoppel may be relied on as a shield only and not as a sword; for discounting the need for a pre-existing relationship between those party to a shared assumption; and for recognizing the cases on estoppel as linked by a common thread or as 'pointing inexorably towards' a single over-arching doctrine, based on the unfairness of allowing a party to depart from a belief that he has helped to induce in the mind of the other party where to do so would be seriously prejudicial to that party. There, for the moment, the matter rests in Australia. The ball is firmly back in the English court, where no substantial response to the new Australian jurisprudence has so far been provoked.\n\nAs my second positive example I take a familiar but vexed problem: whether, and if so in what circumstances, a person who has suffered no injury to his person or physical property may recover damages in tort for what has been called, even if infelicitously, pure economic loss. The source of the problem has often been described: it is the fear of opening the door to indeterminate liability in an indeterminate amount to an indeterminate class of persons. For many years, it seems clear, _Cattle v The Stockton Waterworks Company_ was thought to preclude such a claim. But the bar was never absolute: otherwise, a majority of the House of Lords could scarcely have found for the cargo owners in _Morrison Steamship Company Ltd v Greystoke Castle (Cargo Owners)_ , in which, however, only one member of the dissenting minority made reference to _Cattle_ 's case. _Cattle_ 's case was not, for obvious reasons, mentioned either in _Donoghue v Stevenson_ , when a general and readily accepted principle of tortious liability in negligence was first clearly stated. But where, if at all, did pure economic loss fit into this picture?\n\nThe first, partial, answer to this question was given by the House of Lords in _Hedley Byrne & Co Ltd v Heller & Partners Ltd_ which, although directed to liability for negligent misstatements in the absence of any contract or fiduciary relationship, incidentally but expressly raised much broader questions as to whether the general exclusion of claims in tort for economic loss could be justified. These broader questions were not, for a time, pursued in litigation, either in England or in Australia, where _Hedley Byrne_ was substantially accepted, although its application gave rise to differences of opinion.\n\nThe decision of the High Court in _Caltex Oil (Australia) Pty Ltd v The Dredge 'Willemstad'_ represented a much more important disavowal of any general exclusionary rule. Economic loss was recognized as 'a very real detriment', but it was accepted that liability could not rest on the mere foreseeability of damage alone. The necessary safeguard against recognition of indeterminate liability to an indeterminate class was found in the requirement that the particular individual claimant, and not merely a member of an unascertained class, be identified as the likely victim of a failure to take care and in the requirement of a proximate relationship between victim and tortfeasor. Three of the judges found assistance in the decision of the Supreme Court of Canada in R _ivtow Marine Ltd v Washington Iron Works_.\n\nWhen, in _Anns v Merton London Borough Council_ , the House of Lords attempted to formulate a general rule to govern tortious liability in negligence, reliance was placed on R _ivtow_ but no reference was made to _Caltex_ \u2014I suspect because, in a pre-electronic age, the report of that important decision was not to hand. But plainly Lord Wilberforce's now famous (or infamous) two-stage test involved a rejection of any blanket exclusionary rule; and this bridgehead was enlarged in _Junior Books Ltd v Veitchi Co Ltd_ when _Caltex_ , as well as R _ivtow_ and the New Zealand authority of _Bowen v Paramount Builders (Hamilton) Ltd_ , were cited.\n\nAny hopes there may have been of a Commonwealth-wide consensus on this issue were soon dispelled by the High Court's decision in _Sutherland Shire Council v Heyman_ declining, on almost identical facts, to follow _Anns_. The two-stage test of Lord Wilberforce was not thought to offer an adequate touchstone of liability. Instead, importance was attached to the need for reliance, the need for proximity, and the desirability of developing novel categories of negligence incrementally and by analogy with established categories. But by this time a more cautious and orthodox approach was gaining currency in England, reflected in a series of cases which culminated in the rejection of _Anns_ by a seven-member House of Lords in _Murphy v Brentwood District Council_ , drawing heavily on the High Court's judgments in _Sutherland_. Support was given to the tests of reliance and proximity there propounded as, earlier, to Brennan J's commendation of incremental development.\n\nIn neither jurisdiction, predictably enough, has the law stood still. In England, the focus of the cases has been to explore (in the event, successfully) avenues of escape from the somewhat chilling decision in _Murphy_ , which was not followed by the High Court in _Bryan v Maloney_. In Australia, as I read the cases, the debate has centred on identifying the principle, or principles, by which liability for economic loss is to be judged. A test based on proximity has had its proponents, but also its critics.\n\nA test based on general reliance has not been favoured. A three-stage test of liability based on foreseeability, proximity, and a requirement of fairness, justice, and reasonableness, perhaps owing something to _Anns, Sutherland_ , and _Caparo_ , has been put forward, but has yet to command general acceptance. It seems clear from more recent decisions of the High Court that, as was said in one of them, 'the law with respect to recovery of economic loss for negligently inflicted commercial harm is in a state of development'. Meanwhile, it seems clear that _Anns_ , although inconsistent with the current leading English authorities, continues to represent the law of New Zealand and (subject to some judicial refinement and elaboration) continues to be the law of Canada.\n\nI hope that these two examples of constructive dialogue between the High Court and the English courts bear out my general point: that the disappearance of constraint has proved a potent stimulator of creative innovation, and that we all have much to learn from each other. Examples could of course be multiplied, but it is perhaps more interesting to consider the future than to explore further aspects of the past. I venture to put forward my vision of how the future may unfold.\n\nFirst of all, I think the future will bring not only a continuation but a broadening of the current dialogue. It will not be, as it is not now, a bilateral Australian-British dialogue, but I think that the British courts will pay particular attention to Australian authority in those fields\u2014I have in mind in particular the field of equitable doctrines and remedies\u2014in which the Australian courts have been most notably innovative. The ready availability of judgments of overseas courts which we now take for granted must, I think, strengthen the existing market in ideas, particularly where differences of language do not obtrude. But however vigorous and well-informed the exchange there will never, I feel sure, be anything approaching a uniform common law, an outcome which is not achievable and not even desirable. There are a host of reasons, illustrated by the examples already discussed, why one size should not be held to fit all. The Nile Deltaanalogy holds good. That does not, however, mean that one jurisdiction has nothing to learn from others in charting its own particular route to the sea.\n\nI do not, secondly, think that the United Kingdom's exposure, as a member of the European Union, to civil law influences will serve to contaminate the pure stream of the common law. Such exposure, mediated through common law courts and properly informed, must in my opinion be beneficial. For we cannot, and should not wish to, ignore the fact that there are great and rich legal traditions in the world other than our own. Public law doctrines with a European provenance, such as those of proportionality and legitimate expectation, do not in any way contradict common law rules but do, I would suggest, fortify and supplement them. In private law cases also, assistance has been found in European decisions and jurisprudence. As comparative European material is increasingly presented in a case-by-case form readily assimilable and usable by practitioners and judges reared in the common law tradition, I think that the tendency to draw on such material will grow, and the study of comparative law will escape from what has been described as a 'ghetto'. But these are still early days. Professor Markesinis, a leading comparatist, has recently expressed regret that the English Court of Appeal, required to decide whether damages were recoverable for the birth of a disabled child following an unsuccessful and negligently performed sterilization operation, was not referred to major recent decisions on the issue in Germany, Austria, France, and the Netherlands (although these had earlier been considered by the House of Lords).\n\nMy third point may be briefly made. The collaborative process I have described is needed, most obviously of all, where a multi-party international convention has to be interpreted. Where there is no supranational tribunal invested with the power of final decision, there is clearly an onus on national courts, learning from each other, to feel their way towards a correct interpretation. Thus, in a recent appeal turning on interpretation of the 1951 Refugee Convention, the House of Lords was much assisted by High Court authority, which it preferred to conflicting authority of the United States Supreme Court. Less happy are the conflicting decisions recently reached by English and Australian courts on whether airlines are liable to passengers who contract deep vein thrombosis, the conflict arising from differing interpretations of 'accident' in the 1929 Warsaw Convention. One can only hope that one view or the other will prevail on appeal. If, however, the increasing scope of multi-party international conventions is a factor working towards harmonization of legal rules, an increased resort to statutory codification would tend to work against it. In some fields, notably the criminal, the arguments for statutory codification are in my view very strong, and the promulgation of non-binding codes, such as the UNIDROIT _Principles of International Commercial Contracts_ and the _Principles of European Contract Law_ , can yield valuable insights and provide rules capable of practical application by those who choose to adopt them. But statutory codes inevitably restrict the scope of judicial decision-making\u2014that is, I suppose, one of their main purposes\u2014and thus inhibit the sort of international exchange which I have been trying to describe. This I would greatly regret, since by and large\u2014and subject, of course, to very important exceptions\u2014I think that the law develops best in those areas where statute is least intrusive, and it has greatest freedom to grow and adapt to changing needs and values.\n\nFourthly and lastly, I should make plain that the exchange of the future which I envisage will be one carried on between equals confronting the same problems, with no assumption that any jurisdiction, any court, even any system, is intrinsically superior or inferior to any other. My belief is that in a free marketplace, and in a welcome reversal of Gresham's law, good ideas over time drive out bad. It is the rational strength of an argument which enables it to prevail. But here I must draw on the wisdom of Dr Johnson:\n\nSir James Johnston happened to say, that he paid no regard to the arguments of counsel at the bar of the House of Commons, because they were paid for speaking. JOHNSON. Nay, Sir, argument is argument. You cannot help paying regard to their arguments, if they are good. If it were testimony, you might disregard it, if you know that it were purchased. There is a beautiful image in Bacon upon this subject: testimony is like an arrow shot from a long bow; the force of it depends on the strength of the hand that draws it. Argument is like an arrow from a cross-bow, which has equal force though shot by a child.\n[PART \nV](05_Contents.xhtml#id_3100)\n\nLives of the Law\n\nDr Johnson and the Law*\n\nWe remember Dr Johnson as a lexicographer, a critic, a poet, an essayist, a moralist, and, perhaps above all, a controversialist. We do not think of him as a lawyer\u2014for the best of all possible reasons, that he was not a lawyer. But he lived for almost all his adult life in what we think of as Legal London; he would have wished to be a lawyer; he relished the company of lawyers, several of whom were among his closest friends; he was well versed in legal studies and had an extensive legal library; he had extraordinary opportunities to involve himself in current cases; he had the skills of a very accomplished advocate; and he said more sensible things about the law than any lawyer who ever lived.\n\nApart from brief sojourns in the West End and Greenwich, Johnson's adult life was largely spent within a radius of about a mile from Temple Bar: Exeter Street, off the Strand; the Strand; Boswell's Court; the Strand again; Bow Street; Holborn; Fetter Lane; Holborn again; Gough Square; Staple Inn; Gray's Inn; 1 Inner Temple Lane; 7 Johnson's Court; and, finally, 8 Bolt Court. It is fitting that there should be statues of him outside the church of St Clement Danes and in St Paul's Cathedral, in both of which he regularly worshipped.\n\nIt was an attractive belief of Johnson's that a person of sufficient ability may excel in any field to which he turns his mind. Thus in August 1773 he observed to Boswell: 'I am persuaded that, had Sir Isaac Newton applied to poetry, he would have made a very fine epick poem. I could as easily apply to law as to tragick poetry'. 'Yet, Sir', replied Boswell, 'you did apply to tragick poetry, not to law.' 'Because, Sir', said Johnson, 'I had not money to study law. Sir, the man who has vigour, may walk to the east, just as well as to the west, if he happens to turn his head that way.'\n\nThere seems to be little doubt that Johnson wanted to qualify at the bar. In 1738, when he was not yet 30, he tried, unsuccessfully, to obtain a dispensation from the requirement that a practitioner in Doctors' Commons should have a doctorate in civil law. When he was much older, it seems that the ambition to practise seized him again, since he composed a prayer 'Before the Study of Law'. This composition was characteristic of Johnson, since it did not crave divine aid to overcome and vanquish all his forensic opponents but instead sought help:\n\nto attain such knowledge as may qualify me to direct the doubtful, and instruct the ignorant, to prevent wrongs, and terminate contentions.\n\nIn conversation with Boswell in 1778 he said:\n\nSir, it _would_ have been better that I had been of a profession. I ought to have been a lawyer.\n\nHe never, perhaps, ceased to regret that he was not. On the death of Lord Lichfield, also in 1778, a friend remarked:\n\nWhat a pity it is, Sir, that you did not follow the profession of the law. You might have been Lord Chancellor of Great Britain, and attained to the dignity of the peerage; and now that the title of Lichfield, your native city, is extinct, you might have had it.\n\nIn Boswell's second-hand account:\n\nJohnson, upon this, seemed much agitated; and in an angry tone, exclaimed 'Why will you vex me by suggesting this, when it is too late?'\n\nJames Boswell must be ranked first among Johnson's legal friends. But although he was admitted to the Scots bar in 1766 and to the English bar, as a member of the Inner Temple in 1786, his genius\u2014great but flawed as it was\u2014did not express itself in the law. After a good start in Edinburgh, partly due to the influence of his judicial father Lord Auchinleck, his Scots practice wasted away and he never acquired a practice in England, although serving (unremuneratively) for two years as Recorder of Carlisle. Johnson had warned him: 'You must not indulge too sanguine hopes, should you be called to our bar'. But Boswell was, as will be seen, a major stimulant of Johnson's legal activity.\n\nJohnson was an intimate of both the Scott brothers: the elder, William, later Sir William, later still Lord Stowell, who forsook an academic career in Oxford, spent 30 years as the admiralty judge during which he made himself the Mansfield of English maritime law, and who served as Johnson's executor; and the younger brother, John, later, as Lord Eldon, Lord Chancellor, whose unhurried judgments acquired oracular authority. Another close friend was Sir Robert Chambers, who succeeded Blackstone to become the second Vinerian Professor at Oxford before appointment as a judge, and finally the Chief Justice, in Bengal. It seems that Chambers had some difficulty in composing his lectures as Vinerian professor, and some parts of them were written by Johnson, although the extent of Johnson's contribution is the subject of scholarly debate.\n\nJohnson's Literary Club (which still exists as The Club) included several eminent lawyers among its members. One was John Dunning, later Lord Ashburton, who after a slow start (13 guineas in his first year, \u00a3184.15.0d four years later) achieved great success at the bar, but is chiefly remembered for his motion on 6 April 1780, carried by 233 votes to 215, 'that the influence of the Crown has increased, is increasing and ought to be diminished'. Another such was Sir William Jones, remembered as perhaps the greatest of all British orientalists, but who, before appointment to the supreme court of Bengal in 1783, was called to the bar by the Middle Temple, practised on the Welsh circuit, and published (in 1781) _An Essay on the Law of Bailments_ , recently re-published by the Welsh Legal History\n\nSociety. Daines Barrington, another intimate, lived for most of his life in his chambers in King's Bench Walk in the Inner Temple, and tended the Inner Temple Garden. He served as a judge for a time in North Wales, Bristol, and Chester, but is remembered chiefly as a legal author (he thought that statutes should be less prolix and more intelligible) and an authority on subjects as diverse as the young Mozart, birdsong, Welsh castles, and Arctic exploration.\n\nIt seems that Johnson never met Lord Mansfield, whose soirees he neglected to attend and whom he tended to disparage. But for Edward Thurlow, Lord Chancellor from 1778\u20131783 and again from 1783\u20131792, Johnson had immense respect. Thurlow was a ferocious advocate\u2014known at the bar as both 'Tiger' and 'Lion'\u2014and when retained in the great Douglas cause he fought a duel with Andrew Stuart, the agent on the other side, which only ended after a shot from Stuart had gone through Thurlow's wig and one from him had gone through Stuart's coat. Then the seconds intervened, so the duel was a draw. But Thurlow won the case.\n\nWhat Johnson admired in Thurlow was his power of argument. 'Now I honour Thurlow, Sir', he said. 'Thurlow is a fine fellow; he fairly puts his mind to yours.' When Thurlow became Lord Chancellor, Johnson added a unique tribute: 'I would prepare myself for no man in England but Lord Thurlow. When I am to meet him I should wish to know a day before'. The admiration was mutual, and it was to Thurlow that Johnson's friends applied in the last year of his life for financial help from public funds to enable Johnson to spend the winter in Italy: Thurlow was unable to arrange this, but offered to advance money on his own account in a way that would put Johnson under no sense of obligation. Johnson's high opinion of lawyers does not, unhappily, appear to have extended to solicitors, as evidenced by the couplet in his poem 'London':\n\nTheir ambush here relentless ruffians lay,\n\nAnd here the fell attorney prowls for prey.\n\nRemembered, too, is the observation attributed to Johnson of a man who had just quitted the company, that 'he did not care to speak ill of any man behind his back, but he believed the gentleman was an _attorney_ '. It was, however, to a solicitor, Oliver Edwards, a contemporary at Pembroke College, Oxford, that Johnson chose to express his liking for legal friends:\n\nYou are a lawyer, Mr Edwards. Lawyers know life practically. A bookish man should always have them to converse with. They have what he wants.\n\nJohnson claimed that he learned what he knew of the law chiefly from Mr Ballow, whom he described as 'a very able man', adding:\n\nI learnt some, too, from Chambers; but was not so teachable then. One is not willing to be taught by a young man.\n\nHenry Ballow was a barrister of Lincoln's Inn who had, it seems, published _A Treatise on Equity_ in 1737, an important book. But this would seem an inadequate source for the far-reaching knowledge of the law which Johnson repeatedly displayed. The mystery is dispelled by consideration of the catalogue prepared for the sale of his library by 'Mr Christie At His Great Room in Pall Mall, On Wednesday, February 16 1785, And Three Following Days'. Here we find volumes by Grotius, for whom Johnson had profound admiration, Puffendorf (whom Johnson relied on in the schoolmaster's case, to which I will come), Burlamaqui, Blackstone, Ballow, Hale, Hawkins, Fortescue, Selden, and Daines Barrington. There were 30 volumes of Acts of Parliament, an abridgement of the statutes, Rolle's Abridgement, McLaurin's collection of decisions in the High Court of Justiciary and other supreme courts in Scotland, Thomas Wood's _Institute of the Laws of England_ , Salkeld's reports, and very many other volumes. Even if one discounts the possibility that Johnson read all these books\u2014and we know that he poured scorn on the notion of reading books _through_\u2014it remains a remarkable treasure-trove of legal knowledge for a literary man.\n\nJohnson's contact with the law was not entirely theoretical since in 1756, after the publication of the _Dictionary_ , he suffered the humiliation of arrest for a debt of \u00a35 18s, being rescued from this extremity by Samuel Richardson, the author of _Clarissa_. But Johnson's main involvement came as a result of Boswell's requests for his opinion, usually but not always in cases in which Boswell had been instructed. The range of cases raised in this way was very wide. The Douglas cause was a Scottish version of the later Tichborne litigation in England, which resulted in victory in the best Shakespearean manner for the rightful duke, Archibald Douglas. Johnson was sufficiently interested to attend part of the hearing, and Boswell appeared in the House of Lords although not briefed. On a somewhat technical question of Scots law in which Boswell was engaged (and had lost at first instance) about 'vicious intromission' (intermeddling in the estate of a deceased person) Johnson, on being consulted, dictated a detailed argument which was in due course laid before the full Court of Session. Boswell still lost, but it seems that one of the judges detected in the petition 'a more than ordinary hand' and was able to point out exactly where Johnson's contribution began and ended, and another is said to have observed, rather remarkably, that to present papers of such a composition was 'casting pearls before swine'. Another case in which Johnson, at Boswell's request, dictated an opinion was on a question whether the Corporation of Stirling was corrupt, as the Court of Session on a casting vote had held it to be. Boswell considered this 'a very nice case'; but the decision was affirmed in his favour by the House of Lords. Boswell received 42 guineas for his appearance, but recorded that he was out of pocket on the trip and resolved to 'read more and drink less'.\n\nA somewhat rubbishy case, in which Johnson was eventually prevailed upon to dictate a short opinion, was one brought by a Dr Memis, who complained that he had been described as a 'Doctor of Medicine' instead of, as he would have wished, a 'physician'. Boswell, for the Managers of the Aberdeen Infirmary, succeeded, and the doctor was ordered to pay costs of \u00a340, but Boswell thought that the court was wrong. A more entertaining case was one in which a minister in Dunfermline, attacked in a newspaper, denounced his accusers from the pulpit, prompting them to sue him for slander. The full Court of Session found against the minister, whom Boswell represented. He consulted Johnson, who was satisfied that the judgment was wrong and dictated an opinion strongly upholding the prerogatives of the pulpit. But Thurlow, Attorney-General at the time, was also consulted and advised against an appeal to the House of Lords: he also appears to have thought that the decision was wrong, but was very critical of the minister's conduct, and thought the outcome doubtful. Scarcely weightier was an action brought by the Society of Procurators in Edinburgh who had recently changed their name to Solicitors, supposing that title (according to Boswell) to be more genteel, and had as a result been mocked by a local newspaper. Boswell was counsel for the newspaper, and Johnson 'laughed heartily' on hearing of this 'ludicrous action', which succeeded at first instance and was then dismissed by the full Court of Session. But the Society applied for a review of the decision by the full court itself and Johnson dictated an opinion touching both on the merits of the decision and the undesirability of a court changing its mind. Boswell was ashamed to record that the court, by a plurality of voices, without having a single additional circumstance before them, reversed their own judgment and 'made a serious matter of this dull and foolish joke'. Boswell wryly observed: 'The decision will seem strange to English lawyers'. There were, however, more substantial matters on which Boswell consulted Johnson, such as the entailing of the Boswell family estates, about which Johnson wrote a series of letters discussing intricate questions of succession to land in Scotland.\n\nFour instances of Johnson's practical involvement in the law perhaps call for special mention. The first concerns Giuseppe Baretti, an Italian writer and poet who spent two lengthy spells in England, during which he became an intimate of Johnson and his circle. In 1760 he published _A Dictionary of theEnglish and Italian Languages_ in two volumes, with an Italian and English grammar and a dedicatory letter by Johnson. But in October 1769, walking in the Haymarket, Baretti was struck a blow by a prostitute. Owing to the darkness and his bad eyesight he retaliated by striking her companion, whereupon three pimps appeared. Baretti drew a fruit knife, which he just happened to be carrying, and fatally wounded one of them. He was arrested and brought to trial at the Old Bailey charged with murder. His friends rallied round. On the evening before the trial a consultation was held at the house of Baretti's solicitor in Southampton Buildings, Chancery Lane. Among others attending were Burke and Johnson, who took different views about some aspect of the defence, and it was suggested that the question had been agitated with excessive warmth. 'It may be so, Sir', said Johnson, 'for Burke and I should have been of one opinion, if we had had no audience.' On the morrow there assembled at 'the aweful Sessions House' what Boswell fairly called 'a constellation of genius' to give evidence of character. They included Burke, Garrick, Johnson, Beauclerk, and, it seems, Sir Joshua Reynolds and Oliver Goldsmith. Johnson 'gave his evidence in a slow, deliberate, and distinct manner, which was uncommonly impressive', and Baretti was acquitted. He claimed that Johnson was the best friend he ever had and the person to whom he was indebted for the best part of the knowledge that he had acquired.\n\nIn March 1772 Boswell told Johnson that he was shortly to appear in the House of Lords in the appeal of _Hastie v Campbell_. Hastie was a schoolmaster formerly employed as rector and headmaster of the grammar school at Campbelltown in Argyllshire, which was managed and directed by the corporation. He had been dismissed, partly for spending his time on other activities (including farming and herring fishing) but more particularly for excessive chastisement of his pupils. Even by the standards of the day his conduct was extreme. Instead of the traditional tawse, he beat his pupils with wooden squares and sometimes with his fists, kicked them, knocked them on the head, pinched their ears with his nails until the blood came, and dragged them around by the hair. The boys often came home with cut heads and hands, swollen faces, bleeding ears, and discoloured bodies. The Court of Session, reluctant to weaken the authority of teachers, had found for Hastie, whom Boswell represented as junior counsel. He consulted Johnson.\n\nJohnson had been frequently flogged by his brutal schoolmaster, Mr Hunter, in Lichfield, who according to Lord Campbell, but probably wrongly, had also flogged a future Lord Chancellor, two future Chief Justices, a future Chief Baron, and a future Master of the Rolls. But despite his personal experience Johnson felt great respect for Hunter and firmly believed in the virtue of corporal punishment for boys. So he was personally sympathetic with Boswell's cause, and advised him both orally, citing Puffendorf as authority for the right of a schoolmaster to beat his scholars, and in a longer dictated note in which, citing John Locke, he argued that:\n\nCorrection must be proportioned to occasions. The flexible will be reformed by gentle discipline, and the refractory must be subdued by harsher methods.\n\nIn the House of Lords it was argued that 'without corporal punishment to a certain extent, no school can possibly exist'. But the schoolmaster lost the appeal (according to Boswell) 'after a very eloquent speech by Lord Mansfield, who showed himself an adept in school discipline, but I thought was too rigorous towards my client'. 'My Lords', declared Mansfield, 'severity is not the way to govern either boys or men.' 'Nay', growled Johnson, 'it is the way to _govern_ them. I know not whether it be the way to _mend_ them.'\n\nThe next case to be singled out for mention was one very dear to Johnson's heart. Joseph Knight, who was black, was taken from Africa to Jamaica as a boy of 12 or 13 and there sold as a slave to a master, Wedderburn, who later brought him to Scotland as a personal servant. There Knight continued to serve Wedderburn for several years, 'without murmuring', and he married in Scotland. He then sought to assert his right to freedom, but was arrested on a justices' warrant obtained by Wedderburn, and the justices found that Wedderburn was entitled to Knight's services, and that Knight must continue as before. He therefore applied to the sheriff of Perthshire who found that 'the state of slavery is not recognized by the laws of this kingdom, and is inconsistent with the principles thereof'. Wedderburn appealed to the Court of Session. Boswell was not instructed, but laid the papers before Johnson, who was not only passionately opposed to slavery, but also greatly attached to his own black servant, Francis Barber, who later became his residuary legatee. Johnson took to the cause with relish, offering to subscribe to Knight's costs and dictating a substantial argument on the subject, contending that:\n\nNo man is by nature the property of another: The defendant is, therefore, by nature free: The rights of nature must in some way be forfeited before they can be justly taken away.\n\nAs in the case of _Somersett_ decided in the Court of King's Bench only a short while earlier in 1772, the argument in the Court of Session in _Knight v Wedderburn_ was detailed and erudite and _Somersett_ was not treated as a conclusive authority. But a large majority of the court, with four dissentients, reached the same conclusion, in favour of Knight. Johnson was delighted. 'You have ended the negro's cause much to my mind', he wrote to Boswell. 'Lord Auckinleck and dear Lord Hailes were on the side of liberty.' But if Boswell's father, Lord Auckinleck, was in favour of liberty, he himself was more sceptical.\n\nThe Revd William Dodd embarked on a literary career, having while at Cambridge written a poem on foot and mouth disease. But in 1752 he was ordained, and in the 1760s published a number of articles later collected in book form under the prophetic title _Dodd on Death_. He became a fashionable preacher in London, presciently campaigning against the death penalty, and acquired the sobriquet of 'the Macaroni parson'. But he always lived beyond his means and on 1 February 1777 he discounted a bill of exchange allegedly drawn by Lord Chesterfield. Dodd obtained \u00a34,200, but the bill was a forgery and he was promptly arrested. He confessed and arranged for repayment, but was indicted for capital forgery, tried at the Old Bailey, and, on 22 February 1777, convicted, although the jury recommended mercy. In his extremity Dodd requested the help of Johnson, although indirectly: Johnson read the request 'walking up and down his chamber, and seemed much agitated, after which he said \"I will do what I can\" '. Boswell's comment is justified: 'certainly he did make extraordinary exertions'. He wrote Dr Dodd's _Speech to the_ R _ecorder of London_ at the Old Bailey when sentence of death was about to be pronounced upon him. He wrote _The Convict's Address to his Unhappy Brethren_ , a sermon delivered by Dodd in the chapel of Newgate Prison. He wrote letters to the Lord Chancellor and Lord Mansfield, the Lord Chief Justice. He drafted a petition from Dr Dodd to the King and another from his wife to the Queen. He inserted observations of some length in the newspapers. He drafted a petition to be sent by the City of London although, as Johnson said '(with a significant smile) they _mended_ it'. He wrote a letter for Dr Dodd to send to the King and wrote personally to Charles Jenkinson, later Lord Liverpool, seeking mercy. He wrote, finally, _Dr Dodd's last solemn Declaration_ , which he left with the sheriff at the place of execution. All to no avail. There was strong support for a reprieve, which led Dodd to believe that he would not be executed, but this may have been counterproductive and have caused Lord Mansfield to oppose the grant of mercy, believing that it might be dangerous to give in to such pressure. On 27 June 1777 Dodd was hanged at Tyburn, a rare if not unprecedented fate for a beneficed clergyman of the Church of England. Depite his humane response to Dodd's plight, Johnson was very unsentimental about him: he considered that his moral character was 'very bad' and that 'he had for several years enjoyed a life of great voluptuousness'. When a friend told him that a lady wished to have Dodd's picture in a bracelet and asked him for a motto he suggested 'Currat lex' (let the law take its course) and added:\n\nI was very willing to have him pardoned, that is, to have the sentence changed to transportation: but, when he was once hanged, I did not wish he should be made a saint.\n\nThe same lack of sentimentality was evident when it was suggested to Johnson that the _Convict's Address_ had a great deal more force of mind in it than anything known to be Dodd's and he famously answered 'Depend upon it, Sir, when a man knows he is to be hanged in a fortnight, it concentrates his mind wonderfully'.\n\nNo-one has matched Johnson's insights into the role of the advocate, and his answer to the perennial question 'How can you defend a man whom you know to be guilty?' has achieved classical status. His first exposition was in conversation with Boswell in the Spring of 1768:\n\nI asked him whether, as a moralist, he did not think that the practice of the law, in some degree, hurt the nice feeling of honesty. _Johnson_ : 'Why no, Sir, if you act properly. You are not to deceive your clients with false representations of your opinion: you are not to tell lies to a judge'. _Boswell_ : 'But what do you think of supporting a cause which you know to be bad?' _Johnson_ 'Sir, you do not know it to be good or bad till the Judge determines it. I have said that you are to state facts fairly; so that your thinking, or what you call knowing, a cause to be bad, must be from reasoning, must be from your supposing your arguments to be weak and inconclusive. But, Sir, that is not enough. An argument which does not convince yourself, may convince the Judge to whom you urge it; and if it does convince him, why, then, Sir, you are wrong, and he is right. It is his business to judge; and you are not to be confident in your own opinion that a cause is bad, but to say all you can for your client, and then hear the Judge's opinion'. _Boswell_ : 'But, Sir, does not affecting a warmth when you have no warmth, and appearing to be clearly of one opinion when you are in reality of another opinion, does not such dissimulation impair one's honesty? Is there not some danger that a lawyer may put on the same mask in common life, in the intercourse with his friends?' _Johnson_ : 'Why no, Sir. Everybody knows you are paid for affecting warmth for your client; and it is, therefore, properly no dissimulation: the moment you come from the bar you resume your usual behaviour. Sir, a man will no more carry the artifice of the bar into the common intercourse of society, than a man who is paid for tumbling upon his hands will continue to tumble upon his hands when he should walk on his feet'.\n\nJohnson's second exposition was in Edinburgh in August 1773, before he and Boswell set off for the Hebrides:\n\nWe talked of the practice of the law. Sir William Forbes said, he thought an honest lawyer should never undertake a cause which he was satisfied was not a just one. 'Sir, (said Mr Johnson,) a lawyer has no business with the justice or injustice of the cause which he undertakes, unless his client asks his opinion, and then he is bound to give it honestly. The justice or injustice of the cause is to be decided by the judge. Consider, sir; what is the purpose of courts of justice? It is, that every man may have his cause fairly tried, by men appointed to try causes. A lawyer is not to tell what he knows to be a lie; he is not to produce what he knows to be a false deed; but he is not to usurp the province of the jury and of the judge, and determine what shall be the effect of evidence,\u2014what shall be the result of legal argument. As it rarely happens that a man is fit to plead his own cause, lawyers are a class of the community, who, by study and experience, have acquired the art and power of arranging evidence, and of applying to the points at issue what the law has settled. A lawyer is to do for his client all that his client might fairly do for himself, if he could. If, by a superiority of attention, of knowledge, of skill, and a better method of communication, he has the advantage of his adversary, it is an advantage to which he is entitled. There must always be some advantage, on one side or other; and it is better that advantage should be had by talents, than by chance. If lawyers were to undertake no causes till they were sure they were just, a man might be precluded altogether from a trial of his claim, though, were it judicially examined, it might be found a very just claim'.\n\n'This was sound practical doctrine', comments Boswell, 'and rationally repressed a too refined scrupulosity of conscience.' When Boswell read Johnson a diary passage in which Prince Charles, later King Charles I, was reported as saying in 1623 that if he were necessitated to take any particular profession of life he could not be a lawyer because, he said, 'I cannot defend a bad, nor yield in a good cause', Johnson would have none of it:\n\nSir, this is false reasoning; because every cause has a bad side: and a lawyer is not overcome, though the cause he has endeavoured to support be determined against him.\n\nJohnson's advice to Boswell before he addressed a House of Commons committee was, it may be feared, rather shrewd:\n\nYou must not argue there as if you were arguing in the schools; close reasoning will not fix their attention; you must say the same thing over and over again, in different words. If you say it but once, they miss it in a moment of inattention. It is unjust, Sir, to censure lawyers for multiplying words when they argue; it is often _necessary_ for them to multiply words.\n\nTold of a committee member who spent part of a hearing reading the newspapers and the rest asleep, and who excused his conduct by saying that he had already made up his mind, Johnson was indignantly contemptuous: 'If he was such a rogue as to make up his mind on a case without hearing it, he should not have been such a fool as to tell it'.\n\nJohn Wilkes advised Boswell against becoming a lawyer because he would be excelled by plodding block-heads. Johnson rejected this:\n\nWhy, Sir, [he said], in the formulary and statutory part of law, a plodding block-head may excel; but in the ingenious and rational part of it a plodding block-head can never excel.\n\nHe also rejected, somewhat later, a suggestion made by Sir Alexander Macdonald, who said:\n\nBarristers, I believe, are not so abusive now as they were formerly. I fancy they had less law long ago, and so were obliged to take to abuse to fill up the time.\n\n'Nay, Sir', replied Johnson:\n\nthey had more law long ago than they have now. As to precedents, to be sure they will increase in course of time\u2014but the more precedents there are, the less occasion is there for law; that is to say the less occasion is there for investigating principles.\n\nJohnson's understanding of the advocate's role was complemented by an understanding of the professional difficulties the aspirant practitioner faced. He passed on what he had been told 'by a very sensible lawyer':\n\nthere are a great many chances against any man's success in the profession of the law; the candidates are so numerous, and those who get large practice so few. He said, it was by no means true that a man of good parts and application is sure of having business, though he, indeed, allowed that if such a man could but appear in a few causes, his merit would be known, and he would get forward; but that the great risk was, that a man might pass half a life-time in the Courts, and never have an opportunity of shewing his abilities.\n\nFifteen years later, Boswell considered this an overly rosy picture of the advocate's prospects.\n\nJohnson had a noble conception of the law, which he described to Mrs Thrale as 'the last Result of Publick Wisdom, acting upon publick Experience'. Told by Boswell of a lady who maintained that her husband's infidelities released her from her conjugal obligations, Johnson exploded:\n\nThis is miserable stuff, Sir. To the contract of marriage, besides the man and wife, there is a third party\u2014Society; and, if it be considered as a vow, GOD: and therefore it cannot be dissolved by their consent alone. Laws are not made for particular cases but for men in general.\n\nHis written opinion on vicious intromission in which he sought to restrain the Court of Session from what he saw as an over-flexible approach to the application of principle, included a perceptive analysis of the function of law:\n\nThe advantage which humanity derives from law is this: that the law gives every man a rule of action, and prescribes a mode of conduct which shall entitle him to the support and protection of society. That law may be a rule of action, it is necessary that it be known; it is necessary that it be permanent and stable. The law is the measure of civil right; but if the measure be changeable, the extent of the thing measured never can be settled.\n\nTo permit a law to be modified at discretion, is to leave the community without law. It is to withdraw the direction of that publick wisdom, by which the deficiencies of private understanding are to be supplied. It is to suffer the rash and ignorant to act at discretion, and then to depend for the legality of that action on the sentence of the Judge. He that is thus governed, lives not by law, but by opinion: not by a certain rule to which he can apply his intention before he acts, but by an uncertain and variable opinion, which he can never know, but after he has committed the act on which that opinion shall be passed. He lives by a law, (if a law it be) which he can never know before he has offended it.\n\nIf, then, Johnson's ambitions had not been thwarted, and he had become an advocate, would he have been a star? Views may differ. He could be unbearably rude, boorish, overbearing, and irascible, qualities not usually prized in a barrister, although they do not seem to have impeded Thurlow's rise to the top. He held views which now seem hard to defend, as on the judicial role of lay peers (which he supported), the automatic retirement of judges on the accession of a new monarch (only abolished in 1760, a change which he regretted), or the issue of general warrants, which he thought a necessary power of government. But these are minor blemishes partly explicable by the temper of the times and Johnson's love of controversy. Set against them must be his capacious and perceptive mind, his broad humanity, his wisdom, his noble conception of the function of the law, and his ability to master subjects of which he was ignorant. Set too must be his recognition of the nature of argument. At an evening party in 1784, six months before Johnson's death, Sir James Johnston happened to say that he paid no regard to the arguments of counsel at the bar of the House of Commons, because they were paid for speaking. Johnson responded:\n\nNay, Sir, argument is argument. You cannot help paying regard to their arguments, if they are good. If it were testimony, you might disregard it if you knew that it was purchased. There is a beautiful image in Bacon upon this subject: testimony is like an arrow shot from a long bow; the force of it depends on the strength of the hand that draws it. Argument is like an arrow from a cross-bow, which has equal force though shot by a child.\n\nAnd, finally, we may be sure that Johnson would have succeeded since his style of argument was essentially forensic. As advocates seek to do, he regularly resorted to analogies, extreme examples, and ridicule in order to destroy his opponent's arguments. As his friend Arthur Murphy said, 'When he chose by apt illustration to place the argument of his adversary in a ludicrous light one was almost inclined to think ridicule the test of truth'. Examples of this are legion. I must content myself with five. First, in argument with Boswell he supported the University of Oxford which had expelled six students who were Methodists and 'would not desist from publickly praying and exhorting'. Boswell remonstrated: 'But, was it not hard, Sir, to expel them, for I am told they were good beings?' Johnson replied: 'Sir, I believe they might be good beings; but they were not fit to be in the University of Oxford. A cow is a very good animal in the field; but we turn her out of a garden'. Second: asked to opine whether Derrick or Smart was the better poet, Johnson answered: 'Sir, there is no settling the point of precedency between a louse and a flea'. Third: when a friend commended the line 'Who rules o'er freemen should himself be free', a line which seems initially rather attractive and plausible, Johnson replied: 'To be sure \"Who drives fat oxen should himself be fat\" ', a line which provokes a rather different reaction. My fourth example concerns copyright, or literary property as it was then called, a subject on which Johnson in his capacity of author had strong but changing views. It was a topical subject in Edinburgh, as a result of a recent decision, in August 1773 when Boswell and Johnson were there. Boswell mentioned the opinion of Lord Monboddo, one of the leading Scots judges, that if a man could get a work by heart, he might print it, as by such an act the mind is exercised. 'No, Sir', said Johnson, 'a man's repeating it no more makes it his property, than a man may sell a cow which he drives home.' Boswell persisted, suggesting that printing an abridgement was allowed, which was 'only cutting the horns and tail off the cow'. Johnson disagreed: 'No, Sir; 'tis making the cow have a calf'. My fifth and last example arises from an argument between Johnson and his old friend Dr Taylor about bulldogs. Taylor said that a small bulldog was as good as a large one. 'No, Sir', said Johnson, 'for, in proportion to his size, he has strength; and your argument would prove, that a good bull-dog may be as small as a mouse.'\n\nIn the mind of Johnson's admirers there can be no doubt that, given the opportunity, he would have been a brilliant advocate and a wise, erudite, compassionate, and constructive judge. But the price would have been a high one, not worth paying: for we would have lost his _Dictionary_ , his criticism, his essays, his _Journey to the Western Islands_ , and his celebrated observations on a vast range of subjects. And we would have lost, in Boswell's _Life_ , a book which has been and is a source of endless delight to countless people. No-one stranded on a desert island with Boswell among his emergency rations would have any need of discs, nor any desire for an early rescue.\n\nMr Bentham is Present\n\nThe son of a prosperous property-dealing attorney, educated at Westminster and Oxford; the author of a Latin ode, commended by Johnson, on the death of King George II and the accession of King George III, who also described King Charles I as 'the royal martyr'; a barrister and later bencher of Lincoln's Inn; the proteg\u00e9 of the Earl of Shelburne, soon to be prime minister, who, as the Earl's guest at Bowood, played the violin to a harpsichord accompaniment and wrote of his daily life at that great house:\n\nI do what I please and have what I please, I ride and read with the son, walk with the dog, stroke the leopard, drive little Henry out in his coach, and play at chess and billiards with the ladies;\n\nthe rebuffed suitor of Caroline Fox, niece of Lord Shelburne and Charles James Fox and sister of Lady Holland who, himself remaining single, described sex as 'the highest enjoyment that nature has bestowed upon man'; the suppliant for nomination to a rotten borough by which to enter Parliament; the tenant of a stately home, of mediaeval origin, in Somerset, who also in early days entertained 'brilliantly' at his London house at Queen Square Place; a man who played fives and shuttlecock and jogged and who, although he lived to be 84, was described by John Stuart Mill as 'a boy to the last'; the owner of Milton's old house at 19 York Street in Westminster, who evicted his tenant Hazlitt for non-payment of rent but who was nonetheless described by Hazlitt, in _The Spirit of the Age_ , as 'in private life, . . . an amiable and exemplary character'; a man who named his walking-stick, and christened his cat the Reverend Dr John Langborn; a man who considered that his ethical system invested the subject of morals with 'a light and pleasant hue': all this seems a far cry from the humourless, pedantic, materialist ideologue of popular imagination, often portrayed as a rather unattractive cross between Dr Casaubon and a secular Savonarola. It is a timely reminder that 'one man in his time plays many parts' and that Bentham, for all his obsessional devotion to certain principles and causes, was a less monochrome character than most. He was not a man whose praise was easily earned, but I hope that the length of my opening sentence might arouse his admiration, even perhaps a touch of envy.\n\nIn a lecture otherwise devoted to defending Blackstone against certain of Bentham's strictures\u2014appropriately enough, in a lecture given at Blackstone's old undergraduate college\u2014the late Professor Cross described Bentham as a man with a master mind, who changed the way in which people think about important subjects. The professor modestly suggested that no-one who had as yet held a chair of English Law, even Blackstone, could be described as a man with a master mind; and it was even clearer that a capacity to change the modes of thought of mankind was not one of the qualities required of Blackstone in his other role, as judge. So one has to ask: in what way did Bentham change the process of thought on important subjects?\n\nGiven the immense volume of Bentham's published works\u2014nearly six million words, of which none but a scholarly minority (not including myself) has sampled more than a minute fraction\u2014it is not altogether easy to put forward a simple answer which is not unduly simplistic. But it may perhaps be said that his influence has been felt in two main ways. The first is in his insistence that every institution, system, procedure, or law should be appraised and tested by asking what purpose it serves, what it is for, what use it is. The second is in his insistence that every such institution, system, procedure, or law should serve the general interest of the community and, to the extent that it is shown not to do so, should be changed. I deliberately refer to 'the general interest of the community' to make plain that I am not intending to take part in the long-running debate on the merits and demerits of Bentham's greatest happiness principle. This evasive summary of his approach is, I hope, enough for me.\n\nIf, to modern ears, both these principles sound unexceptionable, even obvious, that is perhaps the most potent testimony to the pervasiveness of Bentham's influence. For they cannot have seemed at all obvious or unexceptionable at the time. Although Bentham's life-span included two major national traumas\u2014the loss of the American colonies, and the French Revolution (with the long ensuing war against Napoleon)\u2014it was until nearly the end of his life a time when respect for and confidence in our national institutions perhaps stood generally higher than at any time before or since; and fear of revolutionary France strengthened the authorities' intolerance of such criticism as there was. Thus, although Bentham wrote ' _Truth v Ashurst_ ', a pamphlet criticizing Ashurst J's charge to the grand jury of Middlesex, in 1792, he did not think it prudent to publish the work for 30 years. In 1809 his scathing criticism of the libel law was printed, but Bentham was warned by Romilly (who had read the manuscript) that it would lead to prosecution, with the result that it was not sold openly. Later Bentham was again warned by Romilly that two tracts on religious subjects would lead to certain prosecution and certain conviction. It was not a time when radical questioning of existing institutions was at all well received by the powers that were. Nor was it a time when the general interest of the community at large was uppermost in the minds of the narrow and well-to-do elite who effectively ruled both church and state.\n\nBy the time of Bentham's death, in the year of the great Reform Act, the tide had turned, the climate had changed. E L Woodward aptly entitled his history of England from 1815 to 1870 _The Age of_ R _eform_. Such it was: reform of Parliament, of the church, of the civil service, of the law, of the court system, of the penal system, of public administration, of local government, of the army and the navy. All of these were the subject of critical appraisal to investigate what purpose they existed to serve and whether that advanced the general interest of the community. In the process some of Bentham's most cherished aims were met. One might instance the advance towards adult suffrage, more uniform electoral districts, the secret ballot, the abrogation of the death penalty for dozens of offences, the codification of large tracts of the law, particularly in the criminal field, the substitution of judicial salaries for reward by way of court fees, and the statutory reforms of the law of evidence enacted in 1843, 1851, and 1898. There were of course other forces and other influences at work, but it would not perhaps have been fanciful for Woodward to entitle his work (with the terminal date extended a little) _The Age of Bentham._ We cannot be surprised that some of his aims were not achieved, and the achievement of others would seem problematical, at least in the short term: annual elections, for example, or abolition of a second chamber of Parliament, or exclusion of professional lawyers from the judicial bench.\n\nBut it would be wrong to regard Bentham's influence as spent. For if the broad thrust of his thinking has been correctly characterized, the task of appraising our national institutions, systems, procedures, and laws by reference to their utility and effectiveness, and of ensuring so far as possible that they promote the general interest of the community, remains both relevant and necessary. It is not a task which can ever be completed and given up. Mr Bentham is still present.\n\nWhat are the features of the contemporary scene which now engage the hyperactive critical intelligence of Mr Bentham and cause his word-processor to overheat? I compile my own shortlist of four answers to that question. But I am conscious that the list could be much longer, and that others could construct different but equally plausible shortlists.\n\n1. Codification\n\nMr Bentham is gratified by the extent to which the disorderly shreds and patches of the common law have been, in effect if not in name, codified since the date of his death in 1832\u2014and gratified too that the word 'codify', which he coined, has passed into the language. He notes with satisfaction that a Law Commission has been established with the express task, among others, of systematically developing and reforming, and in particular codifying, the law, although he regrets that this task should be entrusted to a troupe of professional lawyers. He had earlier noted in his commonplace book:\n\nBarristers are so called (a man of spleen might say) _a Barrando_ from barring against reforms the entrances of the law\n\nand he would wish the process of law reform to be subject much more directly to public opinion, perhaps through the Public Opinion Tribunal if such a body is intended to exist in reality.\n\nBut the focus of his attention is not the limited codification which has taken place. It is the absence of a comprehensive criminal code, a deficiency which attracts his outspoken criticism. While unwilling to recognize any virtue in the common law, he acknowledges the force of an argument that in some fields, such as the commercial, the absence of a binding statutory code may enable the law to be developed so as to fulfil rather than defeat the expectations of merchants to the advantage of trade and the prosperity of the community. But such an argument can have no force in the criminal field:\n\nScarce any man has the means of knowing a twentieth part of the laws he is bound by. Both sorts of law are kept most happily and carefully from the knowledge of the people: statute law by its shape and bulk; common law by its very essence. It is the judges (as we have seen) that make the common law. Do you know how they make it? Just as a man makes law for his dog. When your dog does anything you want to break him of, you wait until he does it, and then beat him for it. This is the way you make laws for your dog: and this is the way the judges make law for you and me. They won't tell a man beforehand what it is that he _should not do_ \u2014they won't so much as allow of his being told: they lie by till he has done something which they say he should not _have done_ , and then they hang him for it.\n\nAs an example of dog law, Mr Bentham points to the recent case of R _v_ R [1992] 1 AC 599. Mr R was convicted of attempting to rape his wife from whom he was not formally separated. Had he, however improbably, sought advice before making his attempt he would have been told that whatever moral disapprobation his conduct might attract it would expose him to no criminal sanction. He was to learn, to his cost, that the law was no longer what it had been thought to be for over 250 years. Mr Bentham might also point to R _v Brown (A) and Others_ [1994] 1 AC 212, the case of the sadomasochists who learned, from a majority decision of the House of Lords, that the inflicting of physical injury by adults on adults was a criminal offence even though the injury was inflicted and suffered with the full consent of all involved. Was that an outcome of which the dog could have been confidently forewarned?\n\nThe arguments in favour of a clear, comprehensive, and coherent criminal code are so strong, and now so generally accepted, that Mr Bentham asks, in frustrated indignation, what impedes the enactment of such a code. The answer usually given is that the criminal law is regarded as a matter properly calling for scrutiny by the House of Commons and that pressure on the parliamentary timetable precludes so time-consuming a legislative exercise. With the first part of this answer Mr Bentham enthusiastically agrees. The definition of what conduct is and is not to attract criminal sanctions is, in his emphatic view, a matter for the elected legislature, answerable as it is to the people, the source of all political power. But with the second part of the answer he has no patience at all. Under his Constitutional Code the legislature was to sit on six days out of seven throughout the year, and on the seventh if urgency was declared; attendance was to be closely monitored, and remuneration forfeited by any member not attending; the Legislator's Inaugural Declaration contained a promise not on any occasion, by plea of sickness or other excuse, to seek to exempt oneself from the obligation of attendance. The object was to ensure that legislation did not fail simply because (as was common at the time) the legislative term was not long enough or there was no quorum on a particular day. If it is still said that the parliamentary timetable cannot accommodate the enactment of a criminal code appropriate for a developed twenty-first century democracy, then Mr Bentham would suggest that it be given priority over other matters\u2014the hunting of foxes is perhaps an example\u2014which currently engage the attention of the legislature. While he welcomes the government's new proposal\u2014if re-elected\u2014to give statutory effect to the Law Commission's recommendations on offences against the person, he is scathing in his criticism that so little is offered so late.\n\n2. The demystification of the law\n\nMr Bentham approves the steps taken to simplify procedure in the civil courts, avoid unnecessary resort to legal jargon, sweep away unnecessary rules and fictions, and make the administration of justice more accessible to the uninstructed. But, having earlier flirted with the notion that every man should be his own lawyer, he continues to accept, reluctantly, the continuing need for professional lawyers. Hence his proposals for the appointment of an eleemosynary advocate to represent those who are incapacitated or too poor to obtain assistance for themselves and for the establishment of an Equal Justice Fund to provide funds for the helpless; hence too his proposal that the legislature instruct judges to impose fines in preference to other forms of punishment, to top up the Equal Justice Fund.\n\nDespite his condemnation of lawyers' jargon and jargonization, which he regarded as a superior form of thieves' cant hiding the defects of the law, I doubt whether Bentham thought that all technicality could or should be avoided when lawyers are speaking to each other. If so, he set a bad example. I put on one side his use of the expression 'antejentacular circumgyration' to mean a walk before breakfast: that was a joke, of a kind to which the learned are sometimes unhappily prone. But to describe the electorate as 'the constitutive authority' or courts as 'judicatories' did not obviously contribute to ready understanding; and there would be those who would understand the meaning of natural history, astronomy, and knowledge of the earth but would fail to recognize them described as physiurgic somatology, uranoscopic physiurgics, and epigeoscopic physiurgics. It is obviously desirable that lawyers, when speaking to non-lawyers, should use language which is clear, intelligible, and so far as possible untechnical. But it would be futile and self-defeating to ask them, when speaking to each other, to avoid references (meaningless to the uninstructed) such as Calderbank letter or Bullock order, as it would be to ask doctors in professional conversation with each other to avoid reference to Dupuytren's contracture, McBurney's point, or Koplik's spots.\n\nWriting in 1982, the late Professor Hart drew attention to two legal fields in which the demystification favoured by Bentham had further progress to make. Mr Bentham strongly endorses both points. The first concerns court dress and ceremonial, and I cannot (I think) do better than quote what Professor Hart said, long though the quotation is:\n\nConsider first Bentham's condemnation as an instrument of 'delusion', of the fancy dress of authority, or as he calls it disparagingly, its factitious 'lustre and splendour': its apparatus of pomp, pageantry, and ceremony, wigs and gowns and antique formal modes of address. Of course, there are old arguments for traditional rituals: it is often urged that society needs ceremonials to bind it together and that their emphasis on a nation's past is among the unifying forces of society, giving it not only colour but also solidity. Of course it may well be that our traditional legal forms have hitherto maintained respect for the law or at least instilled fear, perhaps healthy fear. But surely, in the light of a changed general attitude, not only to ceremonies and forms but to authority of all kinds, we should reconsider the question whether our legal rituals help us now or obstruct us. Do not our inherited forms instead of inspiring irrational or undeserved respect (as Bentham chiefly feared) make the law appear anachronistic, out of touch because out of date, or, as one critic has illuminatingly put it, do they not make the law and lawyers appear like 'some contemporary remnants of a society dominated by the upper classes', marked off from the rest by a special style of dress and diction? Would not dropping these forms, dimming the lustre and the splendour, do something to lessen the risks of dissociation between law and the rest of the community, which is surely among the great dangers of our time? Would it not be better to let judge and lawyer appear, as Bentham wished, merely as life-sized contemporary figures, so that in entering a lawcourt the plain man would no longer feel that he is entering a strange world of half-intimidating and half-comic historical pantomine? We do not when we go to a doctor find ourselves confronted with someone in the guise of a seventeenth century apothecary, complete with ruff and doublet and sword, and if we did we might feel even more uncomfortable than we do about swallowing his, that is, our, medicine. At a time when authority of all kinds is under the most irrational forms of attack why make authority more difficult to accept by dressing it up as a ghost from the past?\n\nThe second field seen by Professor Hart as ripe for further demystification along Benthamite lines is that of evidence. Why should any court be precluded from considering (and according such weight as may be thought appropriate) any evidence relevant to its decision? Why, in short, should there be any evidential rule other than a requirement of relevance? In a modern civil trial conducted by a judge sitting alone, who in any event makes all decisions on the admissibility of evidence, the case for admitting all relevant evidence and leaving the judge to assess its weight is overwhelming. If the judge cannot be trusted to perform that task he is unfitted for his office.\n\nThe argument is scarcely weaker when applied to jury trial. The premise upon which public and professional confidence in juries rests is that a randomly selected body of 12 men and women can be relied on to reach a collective decision which is fair, perceptive, and responsible. Such is that confidence that decisions of momentous significance to individual citizens are entrusted to juries. Yet these same jurors, relied on to exercise a fair, perceptive, and responsible collective judgment on issues of great moment, are at the same time thought to be so fallible, so liable to be improperly swayed by shreds of insubstantial evidence, that information which many would think relevant\u2014notably, the details of a defendant's previous criminal record and of other offences\u2014is concealed from them, sometimes to the point of distorting the trial itself. Mr Bentham is not an _aficionado_ of the trial jury in its present form, but makes a simple point: either the jury is to be trusted or it is not; if it is, it should have access to all relevant evidence, to evaluate as best it can; if it is not, it should make way for a tribunal which can be trusted.\n\n3. Penal policy\n\nBentham followed the Italian philosopher Beccaria in, unusually, regarding penal policy as a matter calling for sustained and serious thought. Their approach had much in common. As Professor Hart put it:\n\nBoth insist on the uselessness of the traditional savageries of penal law: both insist that the punishment to be used should be the least which is sufficient to counterbalance the advantage men hope to derive from their crimes and both draw the same convincing picture of the ways in which excessively severe punishment may actually increase crime. It may do so by hardening men to the spectacle of cruelty when they see it employed by the state; it may do so by making it impossible to arrange scales of proportionate penalties which will induce men to commit lesser rather than greater crimes and it may do so by providing men with an incentive to commit fresh crimes rather than be caught and tortured for those that they have committed.\n\nIt was on this subject that Bentham pronounced one of his best-known aphorisms:\n\nBut all punishment is mischief: all punishment in itself is evil. Upon the principle of utility, if it ought at all to be admitted, it ought only to be admitted so far as it promises to exclude some greater evil.\n\nBentham's was, then as now, a minority view in England, but he was not a lone voice. Samuel Johnson wrote that:\n\nthe natural justice of punishment, as of every other act of man to man, must depend solely on its utility, and . . . its only lawful end is some good more than equivalent to the evil which it necessarily produces.\n\nJohnson also pointed to the dangers of undue severity:\n\nTo equal robbery with murder is to reduce murder to robbery, to confound in common minds the gradations of iniquity, and incite the commission of a greater crime to prevent the detection of a less. If only murder were punished with death, very few robbers would stain their hands in blood; but when by the last act of cruelty no new danger is incurred, and greater security may be obtained, upon what principle shall we bid them forbear?\n\nGoldsmith, perhaps influenced by Johnson, wrote in similar vein:\n\nAnd it were highly to be wished, that legislative power would thus direct the law rather to reformation than severity. That it would seem convinced that the work of eradicating crimes is not by making punishments familiar, but formidable. Then instead of our present prisons, which find or make men guilty, which enclose wretches for the commission of one crime, and return them, if returned alive, fitted for the perpetration of thousands; we should see, as in other parts of Europe, places of penitence and solitude, where the accused might be attended by such as could give them repentance if guilty, or new motives to virtue if innocent. And this, but not the increasing punishments, is the way to mend a state; nor can I avoid even questioning the validity of that right which social combinations have assumed of capitally punishing offences of a slight nature . . .\n\nSo Bentham did not speak alone. But he spoke loudest, longest, and most effectively.\n\nSurveying the penal policy of this country today, Mr Bentham observes with satisfaction not only that death has ceased to be the penalty for numerous disparate offences but that it has ceased to be a penalty for any. And, although Bentham in his search for alternatives to the death penalty had suggested some fairly gruesome punishments, he does not regret the disappearance of the more inhumane penalties once inflicted by the state. But he finds much to cause him dismay, in particular the absence of profound thought by the legislature on the object and effect of punishment, the failure (as he sees it) to relate the imposition of punishment to the general interest of the community which such punishment is intended to promote.\n\nHis first criticism is directed to the mandatory life sentence for murder. He objects to this as a legislative fiction, since a judge sentencing a defendant to imprisonment for life in such a case knows, and the defendant knows, and the public know, that save in a tiny minority of cases the defendant will not be imprisoned for life. Moreover the real sentence will be imposed not, as Mr Bentham would wish, in open court in the face of the public, but by a member of the executive behind closed doors. What public purpose, he asks, is served by this procedure? If it is intended to mark the public's abhorrence of taking life, such opinion is mocked by resort to a transparent pretence. If it is intended to deter, then evidence is needed that those who commit murder (or a significant number of them) are deterred by a nominal sentence of life but would not be deterred by a term of years appropriate for the particular crime, which might in grave cases be for life. If it is an expression of vengeance on behalf of the bereaved, then the answer is that public justice should be a substitute for private vengeance not an expression of it.\n\nMr Bentham turns next to automatic life sentences introduced in 1997 and required to be imposed on second conviction of a serious offence, save in exceptional circumstances. In this instance, he acknowledges, little attempt is made to maintain the fiction that the defendant will be imprisoned for life, and the punitive term is announced publicly by the judge. But it is a grave step to order that a defendant's freedom for the rest of his life be forfeit, even potentially, to the state, unless the crime requires so severe a penalty; and how can the court resolve whether the crime does or does not require so severe a penalty if the sentence is to be imposed automatically? Can any public interest be served by imposition of a penalty more severe than a crime requires?\n\nHis perplexity does not end there. He notes that a person found to have acted 'in an anti-social manner, that is to say, in a manner that caused or was likely to cause harassment, alarm or distress to one or more persons not of the same household as himself' may be made subject to an anti-social behaviour order. So far, so good. Mr Bentham deprecates anti-social behaviour. But he notes with surprise that a breach of the order may be punished by up to five years' imprisonment. Now a breach may itself involve the commission of a criminal offence: if it does, the delinquent will no doubt be prosecuted and punished for that offence. But the breach may involve no criminal offence. Even in that situation the legislature has envisaged a five-year term as possibly appropriate. Mr Bentham finds himself, uncharacteristically, lost for words.\n\nOnly with some difficulty can Mr Bentham be restrained from dilating at some length on the state of the prisons. He is disappointed that his (or, more properly, his younger brother's) panopticon scheme has not been adopted in prisons, although found to work satisfactorily in hospitals. He regrets that the privatization of some prison managements has been on lines quite different from those he recommended. But most vehemently of all\n\nMr Bentham castigates the practice of incarcerating more and more defendants for longer and longer periods when the value of imprisonment decreases in inverse proportion to the increase in the number of those imprisoned. Do the idle, the work-shy, and the unskilled acquire habits of industry, experience the rewards of productive labour, and learn occupational skills exercisable on release? Are the illiterate taught to read and write, the computer-illiterate to learn basic computing skills? Are the drug-addicted detoxified? Is the defendant on leaving prison a less antisocial man or woman than on entering it? If the answers to these questions are negative, as Mr Bentham suggests they plainly are, then he asks what public purpose is served by the existing practice and whether it yields any public benefit commensurate with the public resources expended on maintaining it. Mr Bentham of course has his own very detailed response to these questions. But since he is keen to address the fourth and last item on my shortlist he accepts that his response must be deferred to another year.\n\n4. The House of Lords\n\nMr Bentham remains strongly in favour of a unicameral legislature. His argument, assuming the first chamber to be democratically elected to represent the will of the people, is simple: if the second chamber also is democratically elected, it duplicates the first, without conferring additional benefit on the public; if the second chamber is not democratically elected, then it should not thwart the will of the chamber which is. Bentham's otherwise wholehearted approval (in his later days) of the Anglo-American United States, as he called it, was qualified only by his regret that it should have adopted the common law and established a senate. He points, in practical support of his argument, to countries which operate unicameral systems (Portugal, China, New Zealand, Denmark, Sweden, Turkey, Hungary), and to subordinate entities in federal systems which do the same (Nebraska, Queensland, the German La\u00fcnder, the provinces of Canada). He is heartened that in several countries with bicameral systems the upper house is the subject of continual calls for reform (Canada, France, Ireland, Italy, Spain).\n\nAnd, of course, the United Kingdom. Mr Bentham is modestly heartened by the severe restriction in the representation of hereditary peers effected by the House of Lords Act 1999, leaving only one country in the world where heredity forms the primary basis for upper house membership: that is Lesotho (it is not however recorded that any of the members of that upper house purchased their chieftaincies from Lloyd George).\n\nBut even if the existence of an upper house is accepted\u2014a very big 'if' in Mr Bentham's mind\u2014and despite the modest advance effected by the 1999 Act, he finds much to castigate in the current process of reform. To criticize and destroy without a clear conception of what is to follow is to him the mark of the anarchical spirit. He finds it extraordinary that a government should embark on the first stage of reforming the House of Lords without first researching, publicizing, and consulting on detailed plans for any second or subsequent stage of reform. In its transitional form the composition of the House is subject to obvious anomalies: the continued membership of 75 hereditary peers elected by their colleagues under the Weatherill amendment to the 1999 Act is readily defensible as a fair and beneficial compromise, giving those elected an element of legitimacy; but unless further reforms, as yet unagreed, are adopted within about 18 months from now a curious situation will exist. Vacancies in the ranks of hereditary peers elected by their hereditary colleagues to sit in the House will, on death (and even hereditary peers are mortal), be filled by an election in which the electorate is the surviving colleagues of the deceased peer. Since there are only two elected hereditary Labour peers, the death of one will enable the survivor, on his own, to nominate a successor.\n\nIf the existence of a second chamber be again assumed, against Mr Bentham's wishes, the exercise of judicial functions should in his view be no part of its work. An appeal should in his view lie from the decision of a single judge, but to a single judge. Mr Bentham recognizes the delay and expense inherent in protracted appeals:\n\nIf courts of appeal were any thing less than necessary, the institution would, it is evident, be far from eligible. Expense to the public is woven into the establishment: expense and delay to the suitor, and thence frequently a failure of justice, is inseparable from the proceedings. Institute more ranks than one, the measure of these inconveniences is increased in a great degree, though not absolutely doubled, at each rank.\n\nIn criticizing the judicial role of the House of Lords, Bentham started at the top, with the Lord Chancellor, employing his customary understatement:\n\nBut it is to the Chancery-bench you must look, if you would behold a monster, in comparison of which the chimera of the poets was an ordinary beast, their triple-bodied Geryon an ordinary man:\u2013\n\n1. A single judge, controuling in civil matters the several jurisdictions of the twelve great judges.\n\n2. A necessary member of the cabinet, the chief and most constant adviser of the king in all matters of law.\n\n3. The perpetual president of the highest of the two houses of legislature.\n\n4. The absolute proprietor of a prodigious mass of ecclesiastical patronage.\n\n5. The competitor of the minister for almost the whole patronage of the law.\n\n6. The keeper of the great seal; a transcendent, multifarious, and indefinable office.\n\n7. The possessor of a multitude of heterogeneous scraps of power, too various to be enumerated.\n\nAll these discordant bodies you see inclosed in one robe, that every one may corrupt another, if it be possible, and that the due discharge of the functions of any one of them may be impossible. Such is the care and providence of chaos.\n\nBut Bentham did not stop with the Lord Chancellor. He was emphatic that:\n\n[t]he judges have no share in legislative power.\n\nJudges should have no calls on their time other than for the performance of judicial business, and:\n\n[i]f judges in general have any considerable part of their time to spare for other business, it is a sign that the judicial territories are too small, that they are more numerous than they need be, and the whole establishment more expensive.\n\nHe warmed to this theme:\n\nExceptions were taken when a horse was consul; there could be none against his being a lord. It is beyond comparison better that a horse should have a voice in that house than that a judge should.\n\nThis equine theme was developed at some length, and he continued:\n\nBy degrees it is settled into a rule, that not only the chancellor shall have a peerage, but that the same feather shall be stuck into the caps of the two chiefs in the courts of King's Bench and Common Pleas. Ere long it will go down to the Exchequer, that Westminster-hall may not contain a single bench undefiled by politics. When you have put your judge into the house, the greatest eulogium you can bestow upon him is, that he might as well be anywhere else, for anything that he does there. You plunge him head over ears into temptation, and your hope is, that he will not be soiled by it. If this be wisdom, put your daughter to board in Drury-Lane to teach her chastity.\n\nMr Bentham adheres to those opinions, despite the changes which have occurred since 1832 (notably, the ending of the role of lay peers in deciding appeals and the appointment of paid, full-time Lords of Appeal in Ordinary under the Appellate Jurisdiction Act 1876), of which changes\u2014so far as they go\u2014he approves. But he is disappointed by the Royal Commission on the Reform of the House of Lords in its conclusion that:\n\n[t]here is no reason why the second chamber should not continue to exercise the judicial functions of the present House of Lords\n\nand its recommendation that:\n\n[t]he Lords of Appeal in Ordinary should continue to be _ex officio_ members of the reformed second chamber and carry out its judicial functions.\n\nNo other second chamber in the world, Mr Bentham points out, exercises such functions, and if it is accepted (as it is) that the exercise of judicial authority should be separated from the exercise of executive and legislative authority, then the institutions through which judicial authority is exercised\u2014all of them\u2014should reflect that separation. He finds, without surprise, that he is supported by a growing body of opinion.\n\nIt is not to be expected that the arguments I attribute to Mr Bentham will command general assent. He was, after all, generous in offering advice to figures as disparate as Simon Bolivar, the Tsar Alexander I, Daniel O'Connell, the Duke of Wellington, President Madison, and Mahomed Ali, but none was impelled into immediate action, and Madison took fourand-a-half years to reply. I would not myself subscribe to by any means all these arguments. But there is none, I suggest, which can be dismissed out of hand as lacking any basis of rational principle, none which does not cause us to think and ask ourselves sometimes uncomfortable questions. Mr Bentham is still present. Never, we may be sure, will his continuing presence cease to enrich, enliven, and focus the course of public debate.\n_Index_\n\n_A v Secretary of State for the Home Department_ (2004) ( _Belmarsh Case_ ) , 152\u20134\n\nAct of Settlement (1701) ,\n\nAct of Union (1707) ,\n\n_Addis v Gramophone Co Ltd_ (1909) , ,\n\nadministration of justice\n\ndemystification of law 361\u20133\n\njury trial\n\nlegal anachronisms\n\nAdministrative Court\n\nAlabama claims _see also_ American Civil War\n\nadmissions of regret\/wrong ,\n\nAnglo-American cooperation\n\nAnglophobia ,\n\narbitration 29\u201332\n\narmament of ships , , 20\u20134, ,\n\naward ,\n\nbelligerent use of ports ,\n\nclaims commission\/convention 24\u20136\n\nConfederate shipping 16\u201323, , 37\u201340\n\ncounter cases , ,\n\ndamages ,\n\ndetails of claims , 34\u20137\n\nhistorical significance ,\n\ninternational court of arbitration ,\n\ninternational law 28\u201331,\n\nnegotiations ,\n\nsettlement , ,\n\nstatutory interpretation\n\nTreaty of Washington , , ,\n\ntribunal proceedings 31\u20138\n\nwritten cases , ,\n\nAlien Enemy Act (1798)\n\n_Allen v Flood_ (1898)\n\n_Amalgamated Investment & Property Co Ltd (In Liquidation) v Texas Commerce International Bank_ (1982) ,\n\nAmerican Civil War\n\nBritish neutrality , , , 25\u20137\n\ncotton exports\n\nnaval blockade\n\nprivateers\n\nsupport for the Confederacy 14\u201317\n\nAmerican Declaration of Independence\n\n_Anisminic Ltd v Foreign Compensation Commission_ (1969)\n\n_Anns v Merton London Borough Council_ (1978) ,\n\nAnti-terrorism Crime and Security Act (2001)\n\nAppellate Jurisdiction Act (1876) ,\n\n_Arthur J S Hall & Co v Simons_ (2002)\n\n_Attorney-General v Sillem_ (1863)\n\n_Azzopardi v R_ (2001) ,\n\nBacon, Francis\n\nBagehot, Walter , 108\u201313, ,\n\n_Baird's Trustees v Baird and Co_ (1877)\n\n_Bank of Credit and Commerce International SA v Ali_ (2001) ,\n\n_Bank of Scotland v Dunedin Property Investment Company Ltd_ (1998)\n\n_Bank of Scotland v Frank James Junior_ (1999)\n\n_Bank of Scotland v Stewart_ (1891)\n\nBentham, Jeremy\n\nappraisal of systems\/procedures ,\n\nbackground\n\ncharacter ,\n\nConstitutional Code\n\n'dog' law\n\ngeneral interests of the community , ,\n\ninfluence , , , , 357\u20139,\n\nlinks to contemporary legal issues\n\nadministration of justice\n\ncriminal law 359\u201361\n\nHouse of Lords 367\u201370\n\njury trial\n\nlaw reform\n\nlawyer's jargon ,\n\nlegal anachronisms\n\npenal policy 364\u20137\n\nnational institutions 357\u20139\n\npublished work ,\n\nBill of Rights (1689) ,\n\nBill of Rights Act (1990) (NZ) ,\n\nbills of exchange\n\nbills of lading ,\n\n_Birmingham and District Land Co v London and North Western Railway Co_ (1888)\n\nBlackstone, Sir William , ,\n\nBoswell, James 339\u201341, 344\u20138, 350\u20132, ,\n\n_Bowen v Paramount Builders (Hamilton) Ltd_ (1975)\n\n_Braddock v Bevins_ (1948)\n\n_Bradlaugh v Clarke_ (1883)\n\nBritish Bill of Rights and Responsibilities ,\n\nBritish North America Act (1867)\n\n_Brooks v Commissioner of Police for the Metropolis_ (2005) , ,\n\n_Bryan v Maloney_ (1995)\n\n_Burmah Oil Company (Burma Trading Ltd) v Lord Advocate_ (1965) , ,\n\n_Butts v Penny_ (1677)\n\n_Caltex Oil (Australia) Pty Ltd v The Dredge 'Willemstad'_ (1976) ,\n\n_Caparo_ (1990)\n\n_Cartwright's Case_ (1569) , ,\n\n_Cattle v The Stockton Waterworks Company_ (1875)\n\n_Central London Property Trust Ltd v High Trees House Ltd_ (1947) ,\n\n_Central Newbury Car Auctions Ltd v Unity Finance_ (1957)\n\n_Chamberlain v Harvey_ (1697)\n\n_Charrington & Co Ltd v Wooder_ (1914)\n\ncharterparties , , ,\n\nChurchill, Winston , ,\n\nCivil Liberties Act (1988) (US)\n\nCivil Partnerships Act (2004)\n\ncodification\n\ncommon law\n\ncriminal code 359\u201361\n\nLaw Commission recommendations\n\ncolonial countries\n\ndetention powers\n\nentrenched constitutions ,\n\nindependence\n\ncommercial contracts\n\nassignment subject to the equity\n\nbills of exchange\n\nbills of lading ,\n\ncharterparties , , ,\n\nindemnities\n\ninsurance , 289\u201391\n\njudicial interpretation _see_ judicial interpretation\n\nlitigation costs , ,\n\nnegotiable instruments\n\npromissory notes\n\nrectification , ,\n\nwarranties\n\ncommercial law\n\nagreement between the parties\n\ncommercial contracts _see_ commercial contracts\n\ncommercial disputes ,\n\nconduct of business , ,\n\nconsideration doctrine\n\ncontribution of law\n\nglobalization ,\n\ngood faith , ,\n\ninternational sale of goods\n\nlegal certainty\n\nlegal developments 293\u20135\n\nmaritime law ,\n\nmercantile custom , ,\n\nparty autonomy\n\nprinciple of commercial law\n\nPrinciples of European Contract Law ,\n\ntransnational approach 293\u20135\n\ntransnational corporations\n\nUNIDROIT principles ,\n\nunlawful transactions\n\ncommon law\n\ncodification\n\nCommonwealth jurisdictions 314\u201316\n\ncontract of employment , , , _see also_ contract of employment\n\ndevelopment ,\n\ndynamics\n\ninternationalization , 316\u201322, , _see also_ internationalization of common law\n\njudicial declarations ,\n\njudicial functions ,\n\nlegitimate expectations\n\nPrivy Council decisions 314\u201316\n\nproportionality principle\n\nqualified privilege\n\nslavery , _see also_ slavery\n\nstrengths\/weaknesses\n\nUnited States of America ,\n\nConstitutional Reform Act (2005) , ,\n\nconstitutional matters\n\nAct of Union (1707) ,\n\ncodified constitutional\n\ndocument 100\u20136,\n\nconstitutional authority ,\n\nconstitutional conventions\n\nconstitutional court\n\nconstitutional models 105\u20137\n\nconstitutional principles\n\nconstitutional propriety\n\nconstitutional reform\n\ndegree of entrenchment , ,\n\ndemocratic deficit ,\n\ndivision of power ,\n\nentrenched provisions , , , , , , ,\n\nexecutive powers ,\n\nfederal constitutions _see also_ federalism\n\nflexibility\n\njudicial independence\n\nLabour government (1997) , , ,\n\nlegalism\n\nmulticulturalism national unity\n\nparliamentary sovereignty 46\u20138, ,\n\nparliamentary supremacy , ,\n\npolitical participation\n\npolitical process\n\nproportional representation , , , , , ,\n\nreferenda , ,\n\nrule of law , , _see also_ rule of law\n\nseparation of powers , , , ,\n\nstatute law ,\n\nUK\/EC accession ,\n\nuniform franchise\n\nWhig Constitutional Settlement (1688) ,\n\nwomen's rights\n\ncontract law\n\nagreement between the parties\n\nbreach of contract ,\n\ncases reaching higher courts\n\ncommercial contracts _see_ commercial contracts\n\nconsideration requirement ,\n\nexpress terms ,\n\ngood faith\n\nimplied term , 260\u20132, 264\u20136,\n\nintention of parties , , 303\u20135, ,\n\njudicial interpretation _see_ judicial interpretation\n\nPrinciples of European Contract Law ,\n\nreasonable expectations of parties\n\nrectification , ,\n\nrepudiation\n\nspecific performance\n\ncontract of employment _see also_ master and servant\n\ncommon law , , ,\n\nexpress terms ,\n\nmutual trust and confidence _see_ mutual trust and confidence\n\nCouncil of Europe\n\nCouncil of the Realm acceptance\n\nattendance ,\n\nconstitutional safeguards\n\nconstraints\n\nlegislative groups\n\nmembership ,\n\nministerial appointment ,\n\nprinciple of proposed legislation\n\nproposal\n\nremuneration\n\nrevision of legislation\n\nsize\n\nspecialist committees\n\n_Courtaulds Northern Textiles Ltd v Andrew_ (1979)\n\nCourts Act (1971)\n\n_Crabb v Arun District Council_ (1976) ,\n\nCriminal Cases Review Commission\n\ncriminal law _see also_ criminal procedure\n\nage of criminal responsibility ,\n\ndetention _see also_ detention\n\npurpose\n\nstandard of proof\n\ncriminal procedure\n\ndefendant's failure to testify 322\u20134\n\ninference of guilt ,\n\njudicial comment ,\n\njury directions\n\npresumption of innocence ,\n\nproof beyond reasonable guilt\n\nright to silence\n\nwitnesses\n\nCromwell, Oliver ,\n\nCrown Act (1975)\n\n_D v Berkshire Community Health NHS Trust_ (2005)\n\n_Darnel's Case_ (1704)\n\nDavis, President Jefferson\n\ndeath penalty _see also_ penal policy abolition\n\nDeclaration of the Rights of Man and the Citizen (1789) ,\n\ndefamation\n\ncircumstances of publication\n\nfalse statements\n\ninjury to reputation\n\nmalice\n\nnature\/source of material\n\npublic interest considerations\n\nqualified privilege , 318\u201322\n\nDefence of the Realm (Consolidation) Act (1914) ,\n\nDepartment of Constitutional Affairs\n\ndetention _see also_ personal freedom colonial countries\n\ncriminal law\n\ndetention without trial 189\u201391,\n\nEaster Rising (1916)\n\nemergency powers\n\nexecutive detention 190\u20133, 195\u20137, 203\u20138\n\nexecutive powers\n\nfalse imprisonment\n\nforeign detainees , ,\n\nfundamental human rights\n\nhuman rights protection , 152\u20134\n\nindefinite detention\n\nIreland , ,\n\nJapanese wartime detainees\n\njudicial decision-making 195\u20138, 200\u20133\n\nMagna Carta ,\n\nnormal powers ,\n\nNorthern Ireland\n\npolitical detention\n\npublic emergencies , , , , 197\u2013200,\n\nultra vires regulations ,\n\nwartime detention orders , ,\n\ndevolution\n\nconstitutional conventions\n\ndecision-making\n\ndevolved institutions 59\u201361\n\neconomic development ,\n\nlack of symmetry ,\n\nlegislation\n\nLondon ,\n\nmedia criticism\n\nNorth East Assembly Campaign\n\npowers , , ,\n\nproportional representation\n\npublic disappointment ,\n\nregional assemblies 61\u20133\n\nregional boundaries ,\n\nregional government ,\n\nregional powers\n\nrepresentative bodies\n\nsubsidiarity\n\nUK regions , 58\u201361,\n\nvoting rules ,\n\n_Diamond Offshore Drilling (UK) Ltd v Gulf Offshore NS Ltd_ (2005)\n\nDicey, Professor A.V.\n\nBenthamite views ,\n\ncareer\n\ncomparative law , ,\n\nconflict of laws ,\n\nconstitutional law , , , 46\u20138 _see also_ constitutions\n\nfederalism ,\n\ninaugural lecture\n\ninfluence ,\n\nIrish Home Rule , , , , ,\n\njudicial power\n\nlegal practice ,\n\nlegislative process ,\n\nnationalist views\n\nparliamentary sovereignty 46\u201352 _see also_ parliament\n\npersonal ambitions\n\nproportional representation ,\n\npublished work 42\u20134, ,\n\nrepresentative government\n\nrule of law , ,\n\nstatutory interpretation ,\n\nwomen's rights\n\nDisraeli, Benjamin\n\n_Donoghue v Stevenson_ (1932)\n\nDonoughmore Committee\n\nDraft Common Frame of Reference\n\n_Dred Scott v Sanford_ (1857)\n\ndue process , , _see also_ fair trial\n\n_Duncan v Cammell Laird_ (1942)\n\nduty of care\n\nactions involving police 272\u201382\n\ncomparative law 279\u201381\n\ndegree of proximity\n\nDraft Common Frame of Reference\n\nduty owed to individuals\n\nemployer's duty\n\nfault ,\n\nFrench law\n\nGerman law ,\n\nimminent threat to life 271\u20133\n\nIrish law\n\npublic authorities\n\npublic policy , 275\u20137,\n\npublic wrong\n\nreasonable care ,\n\nreprehensible failure\n\nEC\/EU law\n\ncompliance\n\nlegislative consistency\n\nparliamentary sovereignty\n\nsupremacy\n\neconomic interest test\n\neconomic loss\n\ndamages\n\nfairness\/justice\n\nforeseeability\n\nindeterminate class 329\u201331\n\nindeterminate liability 329\u201331\n\njustified claims\n\nproximity 330\u20132\n\nEmergency Powers (Defence) Act (1939) ,\n\nEmployer's Liability Act (1880)\n\nemployment law _see also_ mutual trust and confidence\n\neconomic interest test\n\nconstructive dismissal , , ,\n\nemployer's duties , , ,\n\nemployment relationship , , ,\n\nredundancy provisions\n\nunfair dismissal , , ,\n\nEqual Franchise Act (1928)\n\nequitable estoppel\n\nAustralian decisions , ,\n\ncollaborative judicial development\n\n_High Trees Case_ (1947) ,\n\nparty's reliance ,\n\nrepresentations\n\nexisting fact 324\u20136,\n\nfuture conduct ,\n\nlegal representations ,\n\nsignificant disadvantage\n\nEuropean Communities Act (1972) , ,\n\nEuropean Convention on Human Rights (ECHR)\n\ncompatibility , , , , 181\u20133,\n\ncompliance 151\u20133, , , , , ,\n\ndeclarations of incompatibility ,\n\ndeprivation of liberty ,\n\nderogation , , ,\n\nfair trial\n\nfreedom of assembly ,\n\nfreedom of expression ,\n\nfreedom of religion\n\nfunction\n\nhuman rights protection , ,\n\nimpact ,\n\nincorporation , , ,\n\ninhuman and degrading treatment\n\njudicial balancing\n\nlegislative compatibility\n\nliving instrument\n\nright to privacy\n\npersonal freedom\n\nprohibition of slavery\n\nprohibition of torture\n\npublic authorities ,\n\nratification ,\n\nright to marry\n\nstatus ,\n\nstatutory interpretation 182\u20135\n\nStrasbourg jurisprudence 151\u20133, , , 184\u20137\n\nUK obligations ,\n\nviolations ,\n\nEvidence Act (1995) (NSW)\n\nexecutive power\n\ncontrol ,\n\nexercise of royal power 4\u20139,\n\nextradition proceedings\n\nfair trial ,\n\nfederalism\n\nconservatism\n\nfederal constitutions\n\nlegalism\n\n_Five Knights Case_ ,\n\n_Foran v Wight_ (1989)\n\nForeign Enlistment Act (1819) 22\u20134,\n\nForeign Enlistment Act (1870)\n\nFranks Committee\n\nfreedom of information\n\n_Glasgow City Council v Caststop Ltd_ (2003)\n\nglobalization ,\n\nGlorious Revolution (1688) , , ,\n\n_Goodridge v Department of Public Health_ (1988)\n\nGovernment of Wales Act (1998)\n\nGrand Remonstrance (1641)\n\nGreater London Authority Act (1999)\n\nGreater London Council\n\n_Grundt v Great Boulder Proprietary Gold Mines Ltd_ (1937) 325\u20137\n\n_Guzzardi v Haly_ (1980)\n\nhabeas corpus\n\naffidavit evidence\n\napplications , , , , , , ,\n\nattestation dates\n\nBritish overseas territories , ,\n\ncompliance\n\ndevelopment , ,\n\nexercise of royal power ,\n\nextradition proceedings\n\nfamily disputes ,\n\nimprisonment without due process\n\njudicial activism 209\u201311, ,\n\njurisdiction , ,\n\nMagna Carta ,\n\nmentally disturbed persons ,\n\nnaval impressments\n\npersonal freedom _see also_ personal freedom\n\nprisoners of war\n\nprohibition of torture\n\npublic emergencies\n\nrefusal\n\nremedy , , ,\n\nslavery , , _see also_ slavery\n\nsocial history\/practices ,\n\nsuspension , ,\n\ntransportation outside the jurisdiction , ,\n\nwrits 211\u201313\n\nHabeas Corpus (Amendment Act) (1679) , , ,\n\nHabeas Corpus Act (1640)\n\n_Hamburg Houtimport BV v Agrosin Private Ltd_ (2003)\n\nHamilton, Alexander 72\u20134\n\n_Hamilton v Mendes_ (1761)\n\n_Hampden's Case_\n\n_Hastie v Campbell_ (1772)\n\n_Hazel v Hammersmith and Fulham Borough Council_ (1992)\n\n_Hedley Byrne & Co Ltd v Heller & Partners Ltd_ (1964)\n\n_Hill v Chief Constable of West Yorkshire_ (1989) 274\u20139, ,\n\n_Hill v Parsons & Co Ltd_ (1972) ,\n\nHobbes, Thomas\n\nHolmes, Oliver Wendell\n\nHonore, Professor Tony\n\nHouse of Commons\n\nconstitutional dominance\n\nextending life of parliament ,\n\nmembership\n\nno confidence votes\n\npolitical power\n\nrepresentation 64\u20136\n\nHouse of Lords _see also_ Council of the Realm\n\nabolition , ,\n\naccommodation\n\nappointments ,\n\nattendance ,\n\nbishops , ,\n\ncomposition ,\n\nConservative majority 112\u201314\n\ncross-benchers , ,\n\ncurrent membership ,\n\ndebates\n\ndemocratic legitimacy 111\u201315,\n\nelected second chamber , , ,\n\nelection principle , 115\u201318\n\nhereditary peers , , , , ,\n\nholding government to account , ,\n\njudicial functions\n\naccommodation ,\n\nAppellate Committee , , , ,\n\napplication of settled law\n\ncommon law issues ,\n\ncomposition\n\nconstitutional issues ,\n\ncost of appeals\n\ncriticisms , , , 368\u201370\n\ndeclaratory theory of law\n\ndivisions of opinion\n\nexercise of judicial functions , ,\n\njudicial expertise\n\nlay peers ,\n\nlegal assistants\n\nlink with legislature ,\n\nLord Chancellor's role\n\nLords of Appeal in Ordinary , , ,\n\nnet annual cost\n\nnineteenth century reforms 159\u201364\n\nnumber of decisions annually ,\n\noriginal jurisdiction\n\nprocedural changes ,\n\nprofessionalism , , , ,\n\nquality of adjudication\n\nright of second appeal\n\nScottish appeals , , , ,\n\nstatutory interpretation\n\nsupport\n\nlack of administrative support ,\n\nlack of territorial representation\n\nLaw Lords , , ,\n\nlegislation\n\ndelays to legislation\n\nfinancial legislation , ,\n\nreview\/revision\n\nlegislative role , , 109\u201311, ,\n\nlegislative sittings\n\nlife peerages , ,\n\nLord Chancellor _see_ Lord Chancellor\n\nno term of office\n\nparty affiliations ,\n\npolitical appointees , ,\n\npower to veto legislation , ,\n\npowers ,\n\nqualifying ages\n\nrange of expertise\/experience , , ,\n\nreform , , 68\u201371, , 94\u20136, 113\u201315, , ,\n\nremuneration ,\n\nrole ,\n\nSalisbury convention\n\nselect committees\n\nWakeham Commission 68\u201371,\n\nWest Lothian question ,\n\nHouse of Lords Act (1999) , ,\n\n_Hughes v Metropolitan Railway Company_ (1877) ,\n\nHuman Fertilisation and Embryology Act (1990)\n\nhuman rights _see also_ Human Rights Act (1998)\n\nanti-terrorism measures ,\n\ndeportation\n\nderogation powers ,\n\ndiscrimination\n\ndue process\n\nECHR compatibility ,\n\nECHR compliance , ,\n\nfair trial ,\n\nforeign detainees , ,\n\nfreedom of assembly\n\nfreedom of expression ,\n\nfreedom of information\n\nfreedom of religion\n\nfundamental rights\/principles , , ,\n\ninhuman and degrading treatment\n\njudicial interpretation ,\n\nlegislative amendment\n\npersonal freedom ,\n\nprohibition of slavery\n\nprohibition of torture\n\nprotection , , , , , , , , , , , 177\u20139, ,\n\npublic authorities ,\n\nright to life\n\nright to marry\n\nright to privacy\n\nstatutory compliance , , ,\n\nviolations ,\n\nHuman Rights Act (1998)\n\nCommission decisions ,\n\nderogations\/Strasbourg decisions ,\n\nfair trial\n\nfreedom of expression\n\nfreedom of religion\n\nindividual\/State relationship ,\n\ninhuman and degrading treatment\n\ninterpretation 152\u20135\n\njudicial decisions 179\u201384\n\nlegislative amendment\n\nprocedures\n\nprotection\n\nrepeal\/revision ,\n\nstatutory interpretation 182\u20135\n\nsupport ,\n\nIndustrial Relations Act (1971) ,\n\nInstrument of Government (1653) ,\n\ninsurance contracts , 289\u201391\n\ninternational arbitration\n\nInternational Court of Justice\n\nInternational Covenant on Civil and Political Rights , ,\n\nInternational Criminal Court\n\ninternational law\n\nAlabama claims 28\u201331,\n\ncompliance\n\ninternational conventions\n\nrule of law\n\ninternationalization of common law\n\nAustralian\/British dialogue\n\ncollaborative judicial development , ,\n\nCommonwealth jurisdictions 314\u201316, 319\u201322\n\ncomparative law\n\neconomic loss 329\u201332 _see also_ economic loss\n\nequitable estoppel 324\u20139 _see also_ equitable estoppel\n\nEuropean influences ,\n\ninternational conventions\n\njudicial dialogue , ,\n\noverseas authorities , ,\n\nrational strength of arguments\n\nScots law\n\nshared traditions\n\nUnited States of America ,\n\n_Investors Compensation Scheme Ltd v West Bromwich Building Society_ (1998) , , , , 307\u201311\n\nIrish Home Rule , , , , ,\n\nIsraeli Supreme Court ,\n\nJefferson, Thomas\n\n_Johnson v Unisys Ltd_ (2001) 266\u20138\n\nJohnson, Dr Samuel\n\narrest for debt\n\ncharacter\n\nconception of the law 352\u20134\n\n_Dictionary_ ,\n\nhumanity\n\n_Journey to the Western Isles_\n\nlegal argument\/advice 344\u20138, ,\n\nlegal friends 340\u20133\n\nlegal interests\/ambitions , , , ,\n\nlegal involvement 345\u20139\n\nlegal views\n\nLiterary Club\n\nLondon homes\n\nlove of controversy\n\npenal policy\n\nrole of advocates 349\u201352\n\nsale of library ,\n\nstyle\/recognition of argument ,\n\nJohnson, President Andrew ,\n\n_Jorden v Money_ (1854)\n\njudges _see also_ judicial independence\n\nappointment , ,\n\nauditors of legality\n\nconstitutional interpretation ,\n\ndecision-making , , , ,\n\ndeclaration of common law ,\n\nHouse of Lords _see_ House of Lords\n\nhuman rights protection , , 151\u20135, _see also_ human rights\n\njudicial activism , , 135\u20139, , , ,\n\njudicial interpretation _see_ judicial interpretation\n\njudicial oaths\n\njudicial popularism\n\njudicial role 128\u201330, ,\n\njudicial scrutiny\n\nlaw-making role 133\u20136,\n\nprecedent , 133\u20135\n\nprejudices\n\nrecognition of foreign law ,\n\nrelations with crown ,\n\nrelations with government\n\n_Belmarsh Case_ , 152\u20134\n\ndecisions adverse to government interests , , ,\n\ndefending fundamental principles ,\n\nexecutive decision-making ,\n\njudicial sensitivity ,\n\nlegislative powers\n\nministerial responsibility\n\nmutual interest\n\npublic protection\n\nsupervisory jurisdiction\n\nremedies _see_ judicial remedies\n\nremoval ,\n\nrule of law\n\nseparation of powers ,\n\nstatutory interpretation 128\u201330, , , , 143\u20135,\n\ntechnocratic role\n\ntenure\n\nunpopular decisions\n\nJudicature Acts (1873\u2013) , ,\n\nJudicial Appointments Commission\n\njudicial independence\n\nconstitutional principle , ,\n\nmeaning\n\nprotection\n\nseparation of powers , ,\n\nunpopular decisions ,\n\njudicial interpretation\n\nadmissible background , 304\u20136, ,\n\ncertainty\n\ncharterparties ,\n\ncommon sense principles ,\n\nconstruction of contracts\n\nconstruction of documents\n\ncontractual description , ,\n\ncontractual setting , , 304\u20136\n\nevidence of subsequent conduct 311\u201313\n\nextrinsic facts ,\n\nfundamental legal change ,\n\nintention of parties , , , 303\u20135, ,\n\nliteral approach 297\u20139, ,\n\nmatrix of fact , , 305\u20137\n\nmeaning\n\napparent meaning\n\nascertainment of meaning 301\u20134\n\ncontextual meaning\n\ndescriptive terms ,\n\nnatural\/ordinary meaning\n\ntechnical expressions\n\nprior negotiations exception , , ,\n\npurpose ,\n\nrationalist approach\n\nScottish courts , ,\n\nthird party prejudice ,\n\njudicial remedies\n\naccessibility\n\ncertiorari\n\nchallenging official decisions\n\nhabeas corpus , _see also_ habeas corpus\n\njudicial review , , _see also_ judicial review\n\nleave requirements\n\nmandamus\n\nprohibition orders\n\njudicial review\n\ndevelopment\n\nexecutive decisions\n\npardons _see also_ pardons\n\nrevised rules\n\n_Junior Books Ltd v Veitchi_ (1983)\n\njuries\n\njury directions\n\njury tampering\n\njury trial , ,\n\n_Knight v Wedderburn_ (1778) , ,\n\nLabour administration (1997) , , ,\n\n_Lange v Atkinson and Australian Consolidated Press NZ Ltd_ (1997)\n\n_Lange v Australian Broadcasting Corporation_ (1997)\n\n_Lawless v Ireland (No 3)_ (1961)\n\n_Lawrence v Texas_ (2003)\n\nlegal certainty\n\nlegal education\n\nreading in chambers\n\nSociety of Public Teachers of Law\n\ntechnique\n\nuniversities law schools ,\n\nlegal system\n\nHouse of Lords _see also_ House of Lords\n\njudicial role\n\n_Legione v Hateley_ (1983)\n\nlegitimate expectations\n\n_Lewis v Great Western Railway Co_ (1877)\n\nLife Peerages Act (1958) ,\n\nLincoln, President Abraham ,\n\n_Liversidge v Anderson_ (1942)\n\nLocal Government Act (1963)\n\nLocal Government Act (1985)\n\nLocal Government and Housing Act (1989)\n\n_Local Government Board v Arlidge_ (1915)\n\nLong Parliament (1641)\n\nLord Chancellor\n\nabolition of office , ,\n\nallocation of functions\n\nanomalies of office 80\u20132,\n\nappointment\n\nappointment of judges ,\n\nConcordat\n\nconstitutional safeguards ,\n\nconstraints\n\ndisciplinary function ,\n\ndismissal\n\ndistinguished Lord Chancellors 77\u201386\n\neligibility\n\nguaranteeing the rule of law\n\nhistorical perspectives 77\u20139\n\njudicial experience ,\n\njudicial role , 77\u20139, 81\u20138, ,\n\nlegislative role\n\npolitical functions ,\n\npublic criticisms ,\n\nreform of office , ,\n\nrule of law\n\nsecurity of tenure\n\nseparation of powers\n\ntransfer of functions\n\nLord Chief Justice\n\nallocation of functions\n\nLords of Appeal in Ordinary , , ,\n\n_M v Home Office_ (1992)\n\n_Mabo v Queensland (No 2)_ (1992)\n\nMadison, James\n\nMagna Carta\n\nenactment\n\nexercise of judicial power 4\u20139\n\nfreedom from detention ,\n\nhabeas corpus ,\n\nimportance\/influence 3\u20137,\n\nmisconceptions 4\u20136\n\nsafeguards ,\n\ntext ,\n\n_Malik v Bank of Credit and Commerce International SA_ (1998)\n\n_Mannai Investments Co Ltd v Eagle Star Assurance Co Ltd_ (1997)\n\nMansfield, Lord William Murray , 284\u201392, , ,\n\nmaster and servant _see also_ contract of employment\n\nbreach of contract\n\ncharacter of servants\n\ncontract of service\n\nduties of fidelity ,\n\nlegislation ,\n\nmaster's duties ,\n\npersonal contact\n\nreimbursement of expenses\n\nsafety of servants\n\nservant's duties ,\n\nspecific performance remedy\n\nwrongful dismissal\n\n_McFarlane v Tayside Health Board_ (2000)\n\n_Mme Garagnan_ (1985)\n\nMontesquieu\n\nMoore, Thomas ,\n\n_Moorgate Mercantile Co Ltd v Twitchings_ (1976)\n\n_Morrison Steamship Company Ltd v Greystoke Castle (Cargo Owners)_ (1947)\n\n_Murphy v Brentwood District Council_ (1991)\n\nmutual trust and confidence\n\ncase law ,\n\nconditions of employment\n\nconstraints of express term\n\nconstructive dismissal , ,\n\ncorrupt business practices\n\nemployer's duty\n\nentitlement to damages 265\u20137\n\nfundamental breach\n\ngood faith\n\nimplied term , 260\u20132, 264\u20136,\n\nrepudiation of contract\n\nright to redress ,\n\nnegligence\n\nactions against police 272\u201382\n\nliability ,\n\nnegligent misstatement\n\nnegotiable instruments\n\n_New York Times v Sullivan_ (1964)\n\nNorthern Ireland\n\ndetention\n\ndevolution , 59\u201361,\n\ngovernment\n\nNorthern Ireland (Temporary Provisions) Act (1972)\n\nNorthern Ireland Act (1998)\n\n_Osman v United Kingdom_ (1998)\n\npardons\n\nage of criminal responsibility ,\n\namnesties\n\nappeals against conviction\n\ncommutation of sentence 243\u20135\n\ncompassionate grounds\n\nCriminal Cases Review Commission\n\nexemption from punishment\n\nextra-judicial power\n\nimmunity from prosecution\n\nimpeachment , , ,\n\nimputation of guilt\n\njudicial review _see also_ judicial review\n\njustification 249\u201351\n\nkilling\n\nmiscarriages of justice\n\nparole system\n\nparticular denomination\n\nprofessional prosecuting authority\n\nreasoned decisions\n\nroyal prerogative of mercy , , , ,\n\nsale of pardons\n\ntestimony of accomplices\n\nUS Presidential pardons\n\ncommutation of death sentence 239\u201341,\n\nconstitutional provisions\n\ndiscretion 246\u20138\n\nEnglish provenance , ,\n\nillegal surveillance\n\nimpeachment\n\njury tampering\n\njustifications ,\n\nlawfulness\n\noffences against the State\n\npersonal element\n\npolicy judgments\n\npolitical constraints\n\nself-pardoning powers , ,\n\nsource of power ,\n\nunfettered power\n\nWatergate conspirators\n\nParliament\n\nauthority\/independence\n\npersonal liberty\n\nsovereignty 46\u20139, , , , , 181\u20133\n\nsupremacy\n\nadverse judicial decisions\n\ninternment powers\n\njudicial power\/scrutiny\n\nlimitations 49\u201351\n\nrepresentative government\n\nstatutory interpretation ,\n\nunpopular legislation ,\n\nParliament Act (1911) , ,\n\nParliament Act (1949) ,\n\n_Partenreederei MS Karen Oltmann v Scarsdale Shipping Co Ltd_ (1976)\n\nPayment of Wages in Public Houses Prohibition Act (1883)\n\n_Peacock v Rhodes_ (1781)\n\n_Pearne v Lisle_ (1749)\n\n_Pelly v Royal Exchange Assurance Co_ (1757)\n\npenal policy\n\nabolition of death penalty\n\nanti-social behaviour\n\nlife sentences ,\n\nprison policy ,\n\npunishment ,\n\nundue severity\n\nutility principle\n\nPermanent Court of Arbitration\n\nPermanent Court of International Justice\n\npersonal freedom _see also_ detention\n\nguarantees ,\n\nhabeas corpus _see also_ habeas corpus\n\nhuman rights protection , ,\n\ninfringements , , , ,\n\nPetition of Right (1628) , , ,\n\n_Pinochet Case_\n\n_Prenn v Simmonds_ (1971) 298\u2013300, ,\n\npresidential pardons _see_ pardons\n\nPrevention of Terrorism Act (2005)\n\nPrinciples of European Contract Law ,\n\nPrivy Council\n\ncase load , ,\n\ncommon law development ,\n\ncomposition\n\nconstitutional interpretation\n\ndevolution issues\n\nestoppel\n\nJudicial Committee , ,\n\njudicial policy\n\njudicial sensitivity ,\n\njurisdiction , , , ,\n\nLord Chancellor's role ,\n\nreform\n\nrestricted role\n\n_Project Fishing International v Cepo Ltd_ (2002)\n\npromissory notes\n\nproportional representation , , , , , ,\n\nproportionality principle\n\n_R (Alconbury Developments) Ltd v Secretary of State for Environment, and the Transport Regions_ (2005)\n\n_R (Al-Skeini) v Secretary of State for Defence_ (2007)\n\n_R (Animal Defenders International) v Secretary of State for Culture, Media and Sport_ (2008)\n\n_R (Ullah) v Special Adjudicator_ (2004)\n\n_R v A (No 2)_ (2001)\n\n_R v Brown and Others_ (1994)\n\n_R v Halliday_ (1916) ,\n\n_R v R_ (1992)\n\n_R v Secretary of State for the Home Department ex p Khawaja_ (1983)\n\n_R v Secretary of State for Transport ex p Factortame_ (1991)\n\n_R v Spear_ (2002)\n\n_Ramsden v Dyson_ (1866) ,\n\n_Reardon Smith Line Ltd v Yngvar Hansen-Tangen_ (1976)\n\nReform Bill (1832) ,\n\nRefugee Convention (1951)\n\nRegional Development Agencies , _see also_ devolution\n\nRegional Development Agencies Act (1998) ,\n\nremedies _see_ judicial remedies\n\nRepresentation of the People Act (1918)\n\nrepresentative principle\n\ndenial of representation\n\nelectoral system\n\nEuropean Parliament\n\nHouse of Commons 64\u20136\n\nJenkins Commission , ,\n\nproportional representation , , ,\n\nsecond chambers , , ,\n\nsimple majority system\n\nUS Senate ,\n\nRestoration of Order in Ireland Act (1920) ,\n\n_Reynolds v Times Newspapers Ltd_ (2001) ,\n\n_River Wear Commissioners v Adamson_ (1877) ,\n\n_Rivtov Marine Ltd v Washington Iron Works_ (1973) ,\n\n_Roberts v Bass_ (2002)\n\n_Roberts v Hopwood_ (1925)\n\n_Roe v Wade_ (1973)\n\n_Rondell v Worsley_ (1969)\n\n_RPS v R_ (2000) ,\n\nrule of law\n\naccess to law\n\ndefinition\n\ndevelopment ,\n\nexercise of power ,\n\nfundamental human rights\n\ninternational law\n\ntrial ,\n\n_Rylands v Fletcher_ (1868)\n\n_Scally v Southern Health and Social Services Board_ (1992)\n\nScotland\n\nAct of Union (1707) ,\n\ndevolution 58\u201361\n\njudicial interpretation , , _see also_ judicial interpretation\n\nScots law\n\nScottish appeals , , , ,\n\nScottish Parliament\n\ntuition fees\n\nScotland Act (1998)\n\nSecretary of State for Constitutional Affairs\n\n_Secretary of State for the Home Department v J J and Others_ (2007)\n\nSeptember 11 attacks ,\n\nSexual Offences (Amendment) Act (2000)\n\nSharp, Granville , 226\u20139, , ,\n\n_Simmers v Innes_ (2007)\n\nslavery\n\nabolitionists ,\n\nBritish slave trade 221\u20134\n\ncommon law , ,\n\nemancipation , , , , 234\u20137\n\nhabeas corpus , , _see also_ habeas corpus\n\njudicial influence ,\n\nlaw favours liberty\n\nlegal challenges 227\u201338\n\nprohibition\n\npublic opinion ,\n\nright to freedom\n\nspecific delivery of slaves\n\nstatus of slaves 223\u20139, , ,\n\n_Yorke-Talbot opinion_ 225\u20137, , ,\n\n_Smith v Chief Constable of Sussex_ (2008) 270\u20134, , ,\n\n_Smith v Gould_ (1706)\n\n_Snee v Prescot_ (1743)\n\nSociety of Public Teachers of Law\n\n_Somersett's Case_ (1772) , , , 230\u20136, ,\n\n_Sporrong and Lonnroth v Sweden_ (1983)\n\n_Spring v Guardian Assurance plc_ (1995)\n\nStar Chamber Act (1641)\n\n_Stephens v West Australian Newspapers Ltd_ (1994)\n\n_Stovin v Wise_ (1996)\n\nStreet, Professor Harry\n\nsubsidiarity principle\n\nSupreme Court of Judicature Act (1873) ,\n\n_Sutherland Shire Council v Heyman_ (1984) ,\n\n_Taff Vale Railway Co v Amalgamated Society of Railway Servants_ (1901)\n\nterrorism\n\nanti-terrorism measures ,\n\ndetainees , 152\u20134\n\nSeptember 11 attacks ,\n\n_The Commonwealth v Verwayen_ (1990)\n\n_The Slave Grace_ (1827)\n\n_The Vistafjord_ (1988)\n\n_Theophanus v The Herald and Weekly Times Ltd_ (1994)\n\n_Thompson v Palmer_ (1933) 325\u20137\n\ntort\n\ncompensation ,\n\nduty of care , , 275\u20137 _see also_ duty of care\n\neconomic loss 329\u201332 _see also_ economic loss\n\nnegligence\n\nactions against police 272\u201382\n\nliability ,\n\nnegligent misstatement\n\nprotection of rights 269\u201373,\n\nundesirable behaviour ,\n\ntorture\n\ninhuman and degrading treatment\n\nprohibition of torture\n\ntrial\n\nentitlement\n\nevidence\n\njury trial , ,\n\nnotice of wrongdoing\n\npreparation of defence\n\ntrial by ordeal\n\n_Trompert v Police_ (1985)\n\ntrust and confidence _see_ mutual trust and confidence\n\nUK Supreme Court , , , , , ,\n\nUNIDROIT Principles of International Commercial Contracts ,\n\n_United Bank v Akhtar_ (1959)\n\nUnited States of America\n\nAlabama claims _see_ Alabama claims\n\nAlien Enemy Act (1798)\n\ncolonial period ,\n\ncommon law _see also_ common law\n\ndue process\n\nexecutive detention 203\u20138\n\nfree speech\n\ngay marriage ,\n\ngun control\n\nJapanese detainees\n\njudicial activism ,\n\njudicial appointments\n\njudicial interpretation\n\njury trial\n\nPresidential pardons 239\u201341, 246\u201352 _see also_ pardons\n\nSupreme Court decisions\n\nUS Constitution , , , , ,\n\nUniversal Declaration of Human Rights (UDHR) , ,\n\n_Vallejo v Wheeler_ (1774)\n\n_VgT Verein v Switzerland_ (2001)\n\n_Ville de Perpignan_ (1948)\n\n_W A Goold (Pearmark) Ltd v McConnell_ (1995)\n\n_Wadley v Eager Electrical Ltd_ (1986)\n\nWakeham Commission 68\u201371, ,\n\nWales\n\ndevolution , ,\n\nWelsh Assembly\n\n_Waltons Stores (Interstate) Ltd v Maher_ (1988)\n\nWar Crimes Act (1991)\n\nWar Damage Act (1965) ,\n\nWarsaw Convention (1929)\n\n_Waydale Ltd v DHL Holdings (UK)_ (2002)\n\n_Weissensteiner v The Queen_ (1993)\n\n_Wickman Machine Tool Sales Ltd v L Schuler AG_ (1974)\n\n_Wik Peoples v Queensland_ (1996)\n\nWolsey, Thomas ,\n\nwomen's rights\n\nenfranchisement ,\n\nproperty rights\n\n_Woods v W M Car Services (Peterborough)_ (1981) ,\n\nWorkman's Compensation Act (1906)\n\n_X (Minors) v Bedfordshire County Council_ (1995)\n\n_Z v United Kingdom_ (2001) \n* Director of the Bingham Centre for the Rule of Law; Professor Emeritus of Public Law at University College London.\n\n* This chapter was first delivered as a lecture in June 2010 at the St Albans festival.\n\n. I received much help in preparing this chapter from Tom Brown and Anna Burne, successively my judicial assistants. I am also much indebted to the House of Lords Library staff, the Keeper of the National Archives, Sir Franklin Berman KCMG, and Dr Gail Saunders and Mr David Wood of The Department of Archives, Nassau. This chapter was first published in 2005 in the International and Comparative Law Quarterly.\n\n. R Jenkins, Gladstone (Macmillan, 1995), p 359.\n\n. Ibid, pp 356\u2013357.\n\n. JB Moore, History and Digest of the International Arbitrations to which the United States has been a Party (1898), vol 1, ch XIV, 'The Geneva Arbitration', pp 652\u2013653 (hereafter cited as 'Moore').\n\n. There is another view. ED Bulloch, in The Secret Service of the Confederate States in Europe (1883), vol 2, p 410 wrote: 'The \"Geneva Arbitration\" must therefore be recorded in history as a great international fiasco'. But Bulloch was a far from objective witness.\n\n. Moore, p 495.\n\n. Ibid.\n\n. A Cook, The Alabama Claims (Cornell UP, 1975), p 18. John Laird, the former senior partner of the builders of the Alabama, who on retirement from the firm became the Conservative member of parliament for Birkenhead, was similarly cheered when, attacking Bright in the House on 27 March 1863, he said 'I would rather be handed down to posterity as the builder of a dozen Alabamas than as the man who applies himself deliberately to set class against class and to cry up the institutions of another country': US Case, p 41. In March 1863 the destructive career of the Alabama was at its height.\n\n. The United States in its Case (2nd edn, p 41) placed special reliance on this speech by a leading member of the British Government. Gladstone nobly atoned for this unfortunate speech, both by his statesmanship in securing arbitration of the Alabama claims, and also by the unreserved regret for the speech which he expressed over 30 years later, an event rare in the history of politics: see P Parish, 'Gladstone and America', in Gladstone, ed. PJ Jagger (Hambledon Press, 1998), pp 96\u2013100.\n\n. See, for example, the US Case, chapter II; FW Hackett, Reminiscences of the Geneva Tribunal of Arbitration 1872 (1911), ch III (hereafter cited as Hackett); ED Adams, Great Britain and the American Civil War (1925), vol 2, ch XVIII. See also Bulloch, op. cit., vol 2, p 303; R Palmer, Memorials (1898), Part II, vol I, pp 206\u2013207.\n\n. See the US Case, op. cit., at p 23. As early as 1 May 1861 Lord John Russell, the Foreign Secretary, instructed the Admiralty to observe a strict neutrality. On 4 May 1865 he told the Duke of Somerset that the government's instructions 'will be founded on the principle of neutrality between the two belligerents': see file PR\u00d6 30\/22\/31 at the National Archives.\n\n. WF Spencer, The Confederate Navy in Europe (University of Alabama Press, 1983), p 2.\n\n. Bulloch, op. cit., vol I, p 27.\n\n. In The Secret History of the Confederate States in Europe (1883) Bulloch gave a detailed but highly partisan account of his activities.\n\n. A number of historians have told the story or parts of it, among them FL Owsley, King Cotton Diplomacy (1931); FL Owsley Jnr, The CSS Florida: Her Building and Operations (University of Alabama Press, 1965); WF Spencer, The Confederate Navy in Europe (University of Alabama Press, 1983); DB Mahin, One War at a Time (Brasseys, 1999). A lively modern account is given by JT de Kay in The Rebel Raiders (Ballantine Books, 2002), on which I have drawn substantially.\n\n. The solicitor was Mr FS Hull. His advice was confirmed by 'two eminent barristers, both of whom have since filled the highest judicial positions': Bulloch, op. cit., vol 1, p 66. Bulloch does not name the counsel involved, but it seems that they may have been Sir Hugh Cairns and George Mellish: ibid, pp 96\u201397.\n\n. A copy of the judgment is in the National Archives, FO 881\/2017B. The United States in its Case suggested that this trial was little more than a charade, designed to ensure that the vessel was released: pp 135\u2013139. There must be room for more than a little doubt about the correctness of the decision. But there appears to be no reason to question the bona fides of those involved, and a detailed minute of the proceedings is preserved by the Department of Archives in Nassau.\n\n. Bulloch, op. cit., vol I, p 167.\n\n. It appears from the US Case (p 146), and was tentatively accepted in the British Counter Case (pp 114\u2013115), that the contract was probably made on 9 October 1861 when the drawings were signed. This may no doubt be correct. But de Kay, The Rebel Raiders (2002), p 26, confidently dates the contract as signed on 1 August 1861 and Bulloch's account (op. cit., vol 1, p 59) strongly suggests that the details of the order were settled well before October.\n\n. Bulloch, op. cit., vol 1, p 228 does not name the lady who christened the ship.\n\n. This conflicted with the advice given to the shipbuilders by George Mellish (later Lord Justice), than whom (in the opinion of Roundell Palmer) 'there was no better lawyer at the English Bar'. His advice, like that given to Bulloch, was that the 1819 Act applied only to vessels capable of committing hostilities against an enemy when they left British waters: see R Palmer, Memorials (1896), Part I, vol II, p 417.\n\n. On the appointment of Sir Robert Phillimore to succeed Harding, this 'anachronism' as Palmer called it (op. cit., p 378) was put an end to.\n\n. Hammond, permanent secretary to the Foreign Office in 1862, when asked about this mishap in 1869 by Russell, engagingly observed: 'The Foreign Office could not divine that poor Harding was mad, even if they had known that he was ill, which they hardly could do': Palmer, op. cit., p 427.\n\n. See DB Mahin, One War at a Time (1999), pp 150\u2013152.\n\n. See FO 881\/2017A at the National Archives. Bulloch gave credence to suspicion of a tip-off by writing (op. cit., vol 1, p 238): 'On Saturday July 26th 1862, I received information from a private but most reliable source, that it would not be safe to leave the ship in Liverpool another forty-eight hours'. He was, however, at pains to exonerate any British official of treachery, breach of trust, or improper behaviour: ibid, pp 262\u2013264.\n\n. The USS Hatteras.\n\n. She may at one time have borne the rather incriminating name Virginia: see US Case, p 156: British Counter Case, p 128.\n\n. Russell to Lyons (the British minister in Washington), 24 October 1863: see PR\u00d6 30\/22\/31 at the National Archives.\n\n. They had been El Tousson and El Monassir. Palmer's judgment (op. cit., p 448) is probably right: 'If they had left our shores, they would probably have done a great deal more damage than the Alabama herself to the mercantile marine of the United States; and the almost certain result would have been war between that country and ourselves, either immediately, or on the termination (not then far distant) of the Civil War'.\n\n. It was not originally proposed that the Solicitor-General should appear, but Russell urged that it was 'no common case and requires the whole force of our Law Officers': Russell to Sir G Grey, 13 June 1863, PR\u00d6 30\/22\/31 at the National Archives.\n\n. The defendants included Bulloch, but he (like some of the other defendants) did not appear. The report of the trial (The Attorney-General v Sillem and Others (1863) 3 F&F 646, 176 ER 295) is of note, first because the reporter's footnotes exceed by some margin the length of the report, and secondly because the reporter, in a critical running commentary, made plain his own opinions on the argument and the direction to the jury.\n\n. Pages 670 and 307 of the respective reports.\n\n. Pages 672 and 308 of the respective reports.\n\n. Pages 676 and 311 of the respective reports.\n\n. The Lord Chief Baron tried to thwart such a challenge. When the Attorney-General reminded him of something he had said about the Alabama, the Chief Baron retorted that 'the Alabama had no more to do with the matter than Noah's Ark'. See Palmer, op. cit., pp 443\u2013447.\n\n. The later history of the case was more tortuous than this summary suggests. In the Court of Exchequer, Pollock CB and Bramwell B upheld the Chief Baron's trial direction, Channell B and Pigott B gave judgments against it. Since the court was equally divided, Pigott B as the junior judge withdrew his judgment: The Attorney-General v Sillem and Others (1863) 2 H&C 431, 159 ER 178. The Crown appealed to the Court of Exchequer Chamber which held, by a majority of 4 to 3, that the appeal was not competent: The Attorney-General v Sillem and Others (1864) 2 H& C 581 ER 242. This conclusion, by a majority of 4 to 2, the House of Lords endorsed: The Attorney-General v Sillem and Others (1864) 10 HLC 703, 11 ER 1200. Having left England in April 1864, the ship changed her name to Mary and was seized again in Nassau in December 1864. The government's charges against the ship again failed, but the trial was not held until 22\u201323 May 1865, by which date the war was over. Thus when released by order of 30 May 1865 she was of no use to the Confederacy. The record of the proceedings is preserved in the Department of Archives, Nassau.\n\n. Moore, pp 496\u2013497; TW Balch, The Alabama Arbitration (1900), pp 20\u201324.\n\n. Balch, op. cit., pp 40\u201349. He was not a lone voice: in 1868 Charles Bowen published a monograph, The 'Alabama' Claims and Arbitration, in which he advocated arbitration and questioned the strength of the British case on the Alabama itself.\n\n. Palmerston died in October 1865 and Russell was succeeded by Clarendon.\n\n. A government led by Derby took office in June 1866, with Stanley as Foreign Secretary.\n\n. This proposal surfaced, in one form or another, on several occasions over these years, but it never attracted universal American support. There were always those who regarded British withdrawal from the Western hemisphere as inevitable in the fullness of time, and were unwilling to discount the Alabama claims in consideration of a benefit which would accrue anyway. There were also those who thought, as the British did, that any cession of Canada would require the consent of the Canadians. See A Cook, The Alabama Claims (1975), pp 38\u201340, 47, 80, 82, 112, 125, 130, 132, 135, 147, 159 (hereafter 'Cook').\n\n. This objection was raised in November 1866, January 1867, and October 1868: see Cook, pp 35\u201336, 40; Moore, p 499.\n\n. Johnson's first choice of minister was General George B McClellan, equally unsuccessful as commander of the Army of the Potomac in 1861\u20131862 and as Democratic nominee for the presidency.\n\n. See Cook, pp 502\u2013503.\n\n. Cook, pp 57\u201365.\n\n. Moore, pp 509\u2013510. See also Cook, ch 4. Sumner was influential as Chairman of the Senate Foreign Relations Committee. His bile may have owed something to his failure to secure appointment as Secretary of State by the incoming President Grant. John Bancroft Davis, a strong admirer of Hamilton Fish, described Sumner as 'in public life, irascible, self-asserting, arrogant, and incapable of bearing contradictions', 'full of conceit, devoid of humor, and without tact': JCB Davis, Mr Fish and the Alabama Claims (1893), pp 14, 16.\n\n. Factually, these complaints were not without foundation. The losses inflicted on Northern merchant ships did lead to greatly increased insurance premiums, many Northern shipowners registered their vessels under foreign flags, and knowledgeable commentators have asserted that the American merchant marine never fully recovered from the Civil War: see FL Owsley Jr, The CSS Florida: Her Building and Operations (1965), p 9: Cook, p 15.\n\n. Cook, p 76.\n\n. Ibid.\n\n. Ibid, pp 79\u201380.\n\n. Ibid, p 84.\n\n. Ibid, p 104. Grant's first appointee as Secretary of State, Elila B Washburne, served for only a week. Fish declined to be nominated, but found that his name had already been passed to the Senate, and then agreed to serve for a period. In the event, he was Grant's longest-serving cabinet member. See also American National Biography (OUP, 1999), vol 7, p 948.\n\n. Moore, pp 513\u2013515; Cook, p 109.\n\n. Moore, p 518; Cook, p 116.\n\n. Moore, pp 519\u2013522; Cook, pp 117, 150\u2013158.\n\n. Cook, pp 123, 164.\n\n. Ibid, pp 131\u2013132, 162.\n\n. Ibid, p 145.\n\n. Moore, p 532; Cook, p 166.\n\n. Nelson (1792\u20131873) was appointed to the state bench in New York in 1823, rose to be Chief Justice of New York, and was appointed to the Supreme Court in 1845 when the preferred candidates declined to be nominated or were turned down. He resigned from the Supreme Court after nearly 50 years' judicial service in 1872.\n\n. Hoar (1816\u20131895) had held judicial office in Massachusetts and was 'astonished' when Grant made him Attorney-General in March 1869. Grant also nominated him for appointment to the US Supreme Court, but the Senate rejected him in February 1870 and he lost office as Attorney-General four months later.\n\n. Williams (1823\u20131910) was a former Democrat who had become a Republican senator. He advocated the impeachment of President Johnson and served as Attorney-General of the United States 1872\u20131875. In December 1874, Grant nominated him as Chief Justice of the United States (after Roscoe Conkling of New York had declined), but he was strongly and widely criticized as lacking appropriate qualifications, and also on personal grounds. He asked that the nomination be withdrawn.\n\n. He became a Marquess in recognition of his service in negotiating the Treaty of Washington: R Palmer, Memorials, Part II, vol 1, p 212.\n\n. Davis (1822\u20131907) was a lawyer, who had served in the US legation in London and acted as US correspondent of The Times. He had been elected, as a Republican, to the New York State Assembly, and became first assistant secretary of state under Fish, an office to which he returned after serving as agent for the United States in Geneva. He later served as minister to Germany, as a judge of the US Court of Claims, and as reporter of the US Supreme Court.\n\n. Tenterden (1834\u20131882), a grandson of the Chief Justice, served as an assistant under-secretary at the Foreign Office 1871\u20131873. He then became permanent secretary.\n\n. Cook, p 171.\n\n. Ibid, p 172.\n\n. Moore, pp 540\u2013544; Cook, pp 177\u2013182.\n\n. Cook, p 185.\n\n. Ibid. They celebrated with strawberries and ice cream: FW Hackett, Reminiscences of The Geneva Tribunal (1911), p 66 (hereafter 'Hackett').\n\n. Moore, p 546. Tenterden compounded his triumph by dropping burning sealing wax on the fingers of the Irish-American sealing clerk, who 'was so much excited that he burst into tears at the conclusion of the affair'.\n\n. Article II.\n\n. Ibid.\n\n. Ibid.\n\n. Article III.\n\n. Article IV.\n\n. Article V.\n\n. Ibid.\n\n. Article X.\n\n. Article XI.\n\n. de Kay, The Rebel Raiders (2002), pp 237\u2013238.\n\n. Charles Francis Adams by his son Charles Francis Adams, p 382; M Duberman, Charles Francis Adams 1807\u20131886 (Stanford UP, 1960), pp 342\u2013343. Roundell Palmer did however record his opinion that the appointment of Adams was 'undoubtedly contrary to the traditional rules of judicial etiquette': Memorials, Part II, vol 1, p 232.\n\n. Adams (1807\u20131886) was the son and grandson of presidents, both of whom served as ministers in London. During his father's term, Adams was educated in England. He read law in the office of Daniel Webster, but was drawn into politics, first as a Whig, then as a leader of the Free Soil party, whose (very unsuccessful) vice-presidential candidate he was in the election of 1848. He migrated to the Republican party, and was elected to the House of Representatives in 1858. In 1860 he supported Seward, on whose recommendation he was sent to London in 1861, serving until June 1868. In 1872 he offered himself as the Liberal Republican candidate for the presidency, narrowly losing to Horace Greeley. His service in London and as the American arbitrator at Geneva has been rightly seen as the high point of his public career.\n\n. Cockburn (1802\u20131880) had a lively youth, having on one occasion to escape from bailiffs by climbing out of the window of the robing room at Exeter Castle, and fathering two illegitimate children. He enjoyed great success in practice, and also in politics, where his defence of Palmerston in the Don Pacifico debate earned him appointment as Solicitor-General, from which office he was promoted to be Attorney-General. After three years as Chief Justice of Common Pleas he became Chief Justice of the Queen's Bench, declining the peerage offered on the ground that he did not wish to be a peer as Chief Justice. When, five years later, he sought the peerage it was refused by the Queen on the ground of his notoriously bad character. He opposed the Judicature Acts, but became the first Lord Chief Justice of England. He was not highly regarded as a judge, and excited considerable controversy.\n\n. Cockburn to Russell, 6 October 1872, PR\u00d6 30\/22\/17A at the National Archives.\n\n. Hackett, p 281.\n\n. Ibid, p 215; C Cushing, The Treaty of Washington (1873), pp 78\u201383.\n\n. An antique silver bowl weighing 120 lbs presented by HMG to Staempfli was the centre piece of an exhibition held at the H\u00f4tel de ville in Geneva in 1972 to mark the centenary of the award.\n\n. Supplement to the London Gazette, 30 September 1972: see FO 881\/2086 at the National Archives.\n\n. Moore, pp 648\u2013649. Davis reported to Fish: 'It is impossible to convey to you the interest of the scene, especially when Mr Staempfli made the declaration that his own mind was nearly made up on the question at issue'. See also C Cushing, op. cit., p 83.\n\n. Hackett, p 84.\n\n. 1800\u20131879. He had been (also unsuccessfully) nominated as Secretary to the Treasury in 1843. He had considerable experience as a lawyer, a politician, and a diplomat.\n\n. See Hackett, p 126. The American National Biography (OUP, 1999), vol 5, p 909 speaks of his 'aggressive Anglophobia'. His account of these proceedings in The Treaty of Washington, 1873, is highly chauvinistic.\n\n. 1818\u20131901. He was counsel for Hayes in the disputed presidential election of 1876. When President Hayes forbade the consumption of wine at state banquets, Evarts observed 'Water flows like champagne at the White House': Hackett, p 233. As a senator he pioneered the 'Evarts Act', which introduced circuit courts of appeals. He became a close friend of Palmer.\n\n. 1816\u20131888. Waite's appointment followed the refusal of Roscoe Corkling to be nominated and the rejection of Williams and Cushing. Rockwood Hoar said that Waite was 'the luckiest of all individuals known to the law, an innocent third party without notice'.\n\n. 1812\u20131895. As befitted an alumnus of two public schools (Rugby and Winchester) and three Oxford colleges (Christ Church, Trinity, and Magdalen), Palmer won the highest academic honours. He also wrote the Newdigate Prize Poem and was the first Eldon law scholar; acted as counsel to the University of Oxford; served as deputy steward; and became High Steward on the death of Lord Carnarvon in 1891. He became Solicitor-General in 1861 and Attorney-General during the Alexandra litigation in 1863. He was said to have refused a fee of \u00a330,000 for conducting the Alabama arbitration, but (per the DNB) 'is known to have accepted remuneration on a satisfactory scale'. (The American counsel received $10,000 each and expenses: Moore, p 666.) He succeeded Lord Hatherley as Lord Chancellor in October 1872 and became the Earl of Selborne, returning to the Woolsack in 1880, but declined to do so in 1886 because of his opposition to Home Rule.\n\n. 1820\u20131882. He had been Palmer's pupil at the Bar. On his return from Washington Bernard became a Privy Councillor and was awarded a DCL. He resigned his chair in 1874, but served on the University of Oxford Commission in 1877 and was one of the original members of the Institut de Droit International, presiding at its Oxford conference in 1880.\n\n. Cohen became a QC and MP for Southwark. Palmer (as Lord Chancellor) offered him a puisne judgeship, but he declined: Palmer, Memorials, Part II, vol 1, p 249.\n\n. Hackett, p 149; Palmer, op. cit., pp 227\u2013229.\n\n. See FO\/2017A at the National Archives.\n\n. Hackett, p 88; Moore, p 591; Davis, Mr Fish and the Alabama Claims (1893), p 86.\n\n. Davis, op. cit., p 88.\n\n. Moore, p 626.\n\n. Ibid, p 625.\n\n. Ibid, p 627.\n\n. Ibid, p 639.\n\n. Ibid, p 629. But the reliability of this protocol has been questioned: see Cook, pp 208\u2013210.\n\n. The accounts given by, for instance, C Cushing in The Treaty of Washington, pp 39 passim and Palmer, op. cit., Part II, vol 1, pp 227 passim, could scarcely be more different.\n\n. Moore, p 629.\n\n. Cook, pp 194, 204.\n\n. Moore, p 538; Palmer, op. cit., p 221; Hackett, pp 64\u201365. At one stage the home government insisted on unsplitting infinitives in the draft text of the Treaty.\n\n. Russell regarded the arbitration process as an attack on his personal honour and integrity. Writing to Gladstone on 17 September 1865 he reviewed the questions that arbitrators might be asked to determine: '1. Was Lord Russell diligent or negligent in the execution of the duties of his office? 2. Was Sir Roundell Palmer versed in the laws of England, or was he ignorant or partial in giving his opinion to the Government? . . . ' And so on. Russell concluded: 'I feel that England would be disgraced for ever if such questions were left to the arbitration of a foreign Government'. See PR\u00d6 30\/22\/21 at the National Archives. When the dispute about the terms of reference arose he tried to raise a vote of censure on the Government. After the Geneva Tribunal had made its award, Russell complained that he had been 'thrown over' by Gladstone and Granville, an accusation which the Duke of Argyll considered 'not at all just'. The Duke observed: 'I must remind you that our conduct when you were Foreign Minister, was not unanimously considered by ourselves so certainly right as you now hold it to be'. See PRO\/30\/22\/17A at the National Archives.\n\n. Both Fish and Adams thought them untenable.\n\n. Moore, p 641.\n\n. 2nd edn (Washington, 1872), p 9.\n\n. For example, that the Confederates had been preferentially treated in the supply of munitions and that British ports had shown Confederate vessels excessive hospitality: see Parts IV and IX of the British Counter Case.\n\n. Moore, p 641.\n\n. Ibid, p 642; Hackett, pp 236\u2013237.\n\n. The course of negotiation is fully described by Moore, pp 643\u2013646, Hackett, pp 237\u2013254, and Cook, pp 233\u2013237. Hackett sets out the full text of the statement in his Appendix III, pp 393\u2013395. See also Moore, p 646.\n\n. Moore, p 646; Hackett, p 255.\n\n. Moore, p 646; Hackett, pp 260\u2013261.\n\n. Moore, p 647; Hackett, p 262.\n\n. Hackett, pp 222\u2013223, 272, 322, 339\u2013342; Cook, p 238; Moore, p 649; Cushing, op. cit., p 83. . Moore, p 647.\n\n. Ibid, p 648; Hackett, pp 284\u2013289.\n\n. Moore, p 649; Hackett, pp 290\u2013293. The American and British arguments on these points were published in the London Gazette on 1 October 1872: see FO 881\/2087 at the National Archives.\n\n. Moore gives the Award in full at pp 653\u2013659.\n\n. Palmer later wrote: 'With respect to the Florida, I have been as little able to understand since the Award at Geneva as I was before, how the British Government could be held worthy of blame': Memorials, Part 1, vol II, p 418.\n\n. Hackett, p 305.\n\n. The Retribution: the majority for dismissal were Cockburn, Sclopis, and d'Itajuba.\n\n. Cook, p 239.\n\n. Hackett, p 341; Cushing, op. cit., pp 126\u2013128.\n\n. Hackett, p 342.\n\n. Moore, p 652; Hackett, pp 341\u2013342. The (uncut) copy of Cockburn's dissent in the National Archives (FO 881\/2085) runs to 254 closely printed foolscap pages.\n\n. Moore, pp 660\u2013661; Hackett, pp 356\u2013362. The dissent was published in the London Gazette in full on 24 September 1872.\n\n. C Cushing, The Treaty of Washington (1873). Cushing was very extreme in his criticisms of Cockburn, whom he accused (among other things) of a 'singular want of discretion and good sense' (pp 27\u201328), of being 'prejudiced' (p 52), and 'neglectfully ignorant' (p 83), and of 'extraordinary confusion of mind', 'forgetfulness of his own official opinions', 'ignorance of the most commonplace events of English history' (p 90), 'vindictive ill-will', and 'ecstasies of spiteful rage' (p 145).\n\n. Hackett, pp 345\u2013346; Cushing, op. cit., p 128. According to Cushing, p 128, Cockburn 'disappeared, in the manner of a criminal escaping from the dock, rather than of a judge separating, and that forever, from his colleagues of the Bench'.\n\n. See FCO 26\/1211 at the National Archives.\n\n. Hackett, pp 131\u2013132.\n\n. PR\u00d6 30\/22\/97 at the National Archives.\n\n. Russell to Roundell Palmer, in a letter of 7 August 1871: see Palmer, Memorials, Part II, vol 1, p 225.\n\n. This history was relied on in the US Case at 55\u201358, 102\u2013104.\n\n. HCG Matthew, Gladstone 1809\u20131874 (Clarendon Press, 1986), p 186.\n\n. R Shannon, Gladstone: Heroic Minister 1865\u20131898 (Penguin, 1999), p 114.\n\n. CK Hall, 'The first proposal for a permanent international criminal court', International Review of the Red Cross, no 322 (ICRC, 1998).\n\n. S Rosemme, The World Court: What it is and how it works, 5th edn (1995), pp 5\u20136. An invitation to attend the first conference was gladly accepted by Lord Salisbury, although he considered that the British Government's commitment to the cause of arbitration and mediation for the avoidance of war was such as to require no fresh declaration on its part: FO 881\/7473, Salisbury to Scott, 14 February 1899.\n\n. Ibid, chs 1 and 2.\n\n. Le Kay, op. cit., pp 250\u2013251.\n\n. Judge J Gustavo Guerrerro.\n\n. I found at a late stage of preparation that I had unwittingly borrowed the title of a lecture given by the late Professor FH Lawson: 'Dicey Revisited', Political Studies 7 (June and October 1959): 109\u2013126, 207\u2013221. Happily, his erudition was such as to preclude an excessive degree of overlap between our respective compositions. This chapter was first published in 2002 in Public Law.\n\n. RS Rait, Memorials of Albert Venn Dicey (1925), p 86.\n\n. Ibid.\n\n. Ibid, p 87.\n\n. N Johnson, 'Dicey and his influence on Public Law' [1985] PL 717 at 718.\n\n. R Cosgrove, The Rule of Law: Albert Venn Dicey, Victorian Jurist (Macmillan, 1980), p 56.\n\n. \u00d6 Hood Phillips, 'Dicey's Law of the Constitution: a Personal View' [1985] PL 587 at 588.\n\n. Cosgrove, op. cit., p 46.\n\n. H Street, The Law of Torts, The Principles of Administrative Law (with JAG Griffith), 5th edn (Pitman, 1973),\n\n. See The Principles of Administrative Law, pp 3, 19.\n\n. Cosgrove, op. cit., p 48.\n\n. AWB Simpson, Biographical Dictionary of the Common Law (Butterworths, 1984) per RFV Henston.\n\n. Cosgrove, op. cit., pp 48, 293\u2013294.\n\n. Ibid, pp 163\u2013166.\n\n. See Dictionary of National Biography.\n\n. Cosgrove, op. cit., 193.\n\n. 2nd edn, at viii.\n\n. Cosgrove, op. cit., p 171.\n\n. RW Blackburn, 'Dicey and the Teaching of Public Law' [1985] PL 679 at 681\u2013682.\n\n. Cf Sir Walter Scott, Guy Mannering, vol II, ch VIII.\n\n. See particularly Lecture VI, 'The Period of Benthamism or Individualism'.\n\n. Cosgrove, op. cit., p 247.\n\n. Rait, op. cit., p 79.\n\n. R Errera, 'Dicey and French Administrative Law: A Missed Encounter?' [1985] PL 698\u2013699.\n\n. DA Br\u00fchlmeier, 'Dicey and the Swiss Constitution' [1985] PL 708.\n\n. A Fool's Paradise (1913), pp 126, 127.\n\n. F Mount, The British Constitution Now (Heinemann, 1992), p 55.\n\n. Cosgrove, op. cit., p 253.\n\n. 5th edn (1897), from which my references are taken, at p 33.\n\n. Ibid, pp 37, 65.\n\n. Ibid, p 38.\n\n. Ibid, pp 40\u201341.\n\n. Ibid, pp 83\u201384.\n\n. Ibid, p 86.\n\n. Ibid, pp 147\u2013148.\n\n. Hood Phillips, op. cit., 590.\n\n. Madzimbamuto v Lardner-Banke [1969] 1 AC 645 at 723A.\n\n. [1965] AC 75.\n\n. See my 'Anglo-American Reflections', in The Business of Judging (OUP, 2000), p 239 at pp 247\u2013248.\n\n. B Schwarz, 'English Administrative Law: an American Perspective' (1995) Admin Rep 75, quoting from The Economist, 14 October 1995, p 28.\n\n. R v Secretary of State for Transport, ex p Factortame [1991] 1 AC 604 and [1992] AC 85.\n\n. Administrative Law, 4th edn (Sweet & Maxwell, 1999), p 4.\n\n. The Law of the Constitution, pp 74\u201376.\n\n. Ibid, p 76.\n\n. Quoted in Law and Opinion in England at p 2.\n\n. The Law of the Constitution, p 78.\n\n. Ibid, p 80.\n\n. Ibid, p 359.\n\n. Ibid, p 382.\n\n. Ibid, p 60.\n\n. [1969] 2 AC 147.\n\n. See my 'Mr Perlzweig, Mr Liversidge and Lord Atkin' in The Business of Judging (2000), pp 211\u2013212.\n\n. R v Secretary of State for the Home Department, ex p Pierson [1998] AC 539 at 575, per Lord Browne-Wilkinson.\n\n. The Law of the Constitution, pp 137\u2013138.\n\n. Ibid, p 162.\n\n. Ibid, p 164.\n\n. Ibid, p 166.\n\n. England's Case against Home Rule (1886), p 6.\n\n. Cosgrove, op. cit., p 216.\n\n. Rait, op. cit., p 121.\n\n. Cosgrove, op. cit., p 218.\n\n. Law and Public Opinion in the Nineteenth Century, p 371.\n\n. Rait, op. cit., p 121.\n\n. Cosgrove, op. cit., p 217.\n\n. Ibid, p 220.\n\n. Rait, op. cit., p 121; V Bogdanor, 'Dicey and the Reform of the Constitution' [1985] PL 652 at 668.\n\n. Bogdanor, op. cit., p 671.\n\n. Ibid, p 658.\n\n. Rait, op. cit., pp 121\u2013122.\n\n. Bogdanor, op. cit., p 661.\n\n. FH Lawson, The Oxford Law School 1850\u20131965 (Clarendon Press, 1968), p 72.\n\n. HWArandt, 'The Origin of Dicey's Concept of the Rule of Law' (1957) 31 ALJ 117\u2013123: 'I am not myself aware that anyone before Dicey used the expression \"the rule of law,\" although the meaning he gave to it was not itself novel'.\n\n. See my 'The Old Despotism', in the Business of Judging, op. cit., pp 195\u2013210, particularly at pp 204\u2013210.\n\n. Law of the Constitution, p 179.\n\n. Ibid, p 185.\n\n. Ibid, p 187.\n\n. Errera, op. cit., 700\u2013702.\n\n. Law of the Constitution, p 327.\n\n* This chapter was written and presented in 2001 as the Justice annual lecture.\n\n. Speech to Labour Party Conference, 4 October 1994.\n\n. Unfinished Business: Implementing Labour's constitutional reform agenda for the second term (May 2001), Constitution Unit (UCL). In preparing this chapter I relied very heavily on the admirably accurate, comprehensive, and objective publications of the Constitution Unit (hereafter 'CU').\n\n. Cabinet Office briefing quoted by Lord Strathclyde, HL Hansard, 21 June 2001, col 52, repeated by the Leader of the House in a letter to The Times, 24 August 2001.\n\n. See, for example, The Federalist no 15 (Hamilton): The Insufficiency of the Present Confederation to Preserve the Union.\n\n. The State and the Nations ed. R Hazell (CU, 2000).\n\n. Labour Party Manifesto (2001).\n\n. The Law of the Constitution (5th edn, 1958), pp 162, 164, 166.\n\n. R Hazell, An Unstable Union: Devolution and the English Question, State of the Union Annual Lecture (CU) 11 December 2000, p 7.\n\n. J Mawson, Whitehall, Devolution and the English Regions, July 2000, quoted by Hazell in An Unstable Union, at p 7.\n\n. By Lord Dearing, quoted by Hazell, An Unstable Union, at p 7.\n\n. R Hazell, Three into One Won't Go: the Future of the Territorial Secretaries of State (CU), March 2001.\n\n. M Sandford and P McQuail, Unexplored Territory: Elected Regional Assemblies in England (CU), July 2001, p 32.\n\n. J Tomaney, 'The Regional Governance of England', in The State and the Nations (ed. R. Hazell) (Imprint Academic, 2000), p 127.\n\n. Tomaney, op. cit., p 129; Sandford and McQuail, op. cit., pp 30, 62.\n\n. Sandford and McQuail, op. cit., p 30.\n\n. Quoted in R Hazell, 'Intergovernmental Relations: Whitehall Rules OK?', in The State and the Nations (ed. Hazell), at p 178.\n\n. Sandford and McQuail, op. cit., p 31. 18. Ibid.\n\n. Hazel, An Unstable Union: Devolution and the English Question, p 7.\n\n. Unexplored Territory: Elected Regional Assemblies in England.\n\n. Sandford and McQuail, op. cit., pp 39, 54.\n\n. Ibid, pp 40, 37.\n\n. Ibid, p 39.\n\n. CM 4090\u20131, October 1998, p 2, para 6.\n\n. Op. cit., p 13, paras 45\u201347.\n\n. A House for the Future, CM 4534, January 2000.\n\n. I have derived immense benefit, and have relied heavily, on M Russell, Reforming the House of Lords: Lessons from Overseas (CU, OUP, 2000).\n\n. Russell, ibid, p 30.\n\n. Ibid, pp 26\u201328.\n\n. Ibid, p 25.\n\n. R Rhodes James, 'Some Thoughts on Parliamentary Reform', in Constitutional Reform in the United Kingdom: Practice and Principles (Centre for Public Law, University of Cambridge).\n\n. Russell, op. cit., p 296.\n\n. Ibid, p 33.\n\n. Ibid, p 32.\n\n. Ibid, pp 116\u2013117. Members of the German Bundesrat are not paid as such, but already receive salaries as ministers of the La\u00fcnder which they represent.\n\n. Russell, op. cit., pp 29\u201331.\n\n. Ibid, pp 69, 80.\n\n. Ibid, pp 63\u201364, 80.\n\n. Ibid, pp 91\u201396.\n\n. Ibid, pp 96\u201398.\n\n. A House for the Future, CM 4534, January 2000, pp 10\u201311, paras 1.4, 1.5.\n\n. Russell, op. cit., p 266.\n\n. Ibid, pp 36, 59, 121.\n\n. Ibid, p 226.\n\n. The Report of the Independent Commission on the Voting System, CM 4090\u20131, October 1998, p 4, para 14.\n\n. Op. cit., pp 59, 183, para 6.5 and Recommendation 25.\n\n. Russell, op. cit., pp 53, 89.\n\n. Ibid, pp 91, 225.\n\n. Ibid, pp 229\u2013231.\n\n. Op. cit., pp 122\u2013127, 188\u2013189, paras 12.26\u201312.42, Recommendation 76.\n\n. Ibid, pp 102, 187, para 10.25, Recommendation 67.\n\n. Russell, op. cit., pp 26\u201328.\n\n. Ibid, p 327.\n\n. Op. cit., pp 100, 186, para 10.18 and Recommendation 63.\n\n. Draught for the Organization of Judicial Establishments, Works IV 381.\n\n. No 76: The Appointing Power of the Executive; and No 78: The Judiciary Department.\n\n. The Federalist, No 76.\n\n. Op. cit., pp 93, 186.\n\n. L'Esprit des Lois, vol I.\n\n. The Federalist, No 81.\n\n. I acknowledge with gratitude the help I have received, as always, from Diana Procter, and also from my judicial assistants Alan Bates and Richard Moules. None of them, of course, has any responsibility for the views expressed. This chapter was first published in 2006 in the Law Quarterly Review.\n\n. Press Release, 12 June 2003.\n\n. For five years following the Glorious Revolution of 1688 there was no Lord Chancellor or Lord Keeper. Lord Somers, who served as Lord Keeper and then Lord Chancellor from 1693 to 1700 was perhaps the last officeholder to be chief minister.\n\n. 'The Vanity of Human Wishes' (1749), lines 99\u2013105.\n\n. Sir W Holdsworth, A History of English Law, 7th edn (revised 1956), vol 1, p 442.\n\n. During the 19 years of his Lord Chancellorship, Hardwicke was the only peer equipped to hear appeals: N Underhill, The Lord Chancellor (Terence Dalton, 1978), p 168.\n\n. The Archbishop of Canterbury, Simon Sudbury, in 1381.\n\n. Bentham's Draft for the Organization of Judicial Establishments, Works IV, p 381.\n\n. Underhill, op. cit., pp 177\u2013178.\n\n. Ibid, p 185.\n\n. Holdsworth, op. cit., vol 16 (1966), pp 30\u201331; Hansard (3rd Ser) vol 34, cols 440\u2013474.\n\n. Ibid, col 442. See also cols 444, 453.\n\n. Cmd 9230.\n\n. Chapter X, para 3, p 64.\n\n. Ibid, para 35, p 73.\n\n. Ibid, para 42, p 74.\n\n. RFV Heuston, Lives of the Lord Chancellors 1885\u20131940 (Clarendon Press, 1964), p 233.\n\n. 'The Independence of the Judiciary in the 1980s' [1988] PL 44 at 50.\n\n. 'The Weakest and Least Dangerous Department of Government' [1997] PL 84 at 90, republished in J Steyn, Democracy Through Law (Ashgate, 2004), p 97 at p 103.\n\n. Lord Steyn, 'The Case for a Supreme Court' (2002) 118 LQR 382, 383; republished in Democracy Through Law, p 109 at p 110.\n\n. Ibid, pp 387\u2013388 in the LQR and pp 114\u2013115 in Democracy Through Law.\n\n. HC Debs, 11 March 1998, early day motion 961.\n\n. 'The Judicial Functions of the House of Lords', 19 May 1999, pp 3 (conclusion (vii)) and 15, para 40. The members of the working party were Lord Alexander of Weedon QC (in the chair), Lord Archer of Sandwell QC, Lord Goodhart QC, Lord Inglewood, Professor Jeffrey Jowell QC, Baroness Kennedy of The Shaws QC, Lord Lester of Herne Hill QC, and Lord Scarman OBE, PC.\n\n. D Woodhouse, The Office of Lord Chancellor (Hart Publishing, 2001), p 97.\n\n. Ibid, p 203.\n\n. Ibid, p 204.\n\n. Ibid, p 212. Proponents of this view were fortified by the decision of the European Court of Human Rights in McGonnell v United Kingdom (2000) 30 EHRR 289.\n\n. Underhill, op. cit., pp 196\u2013197.\n\n. 'The Duties of a Lord Chancellor', published by the Holdsworth Club, p 22. The address was on 12 June 1936.\n\n. A Sparrow's Flight (Collins, 1990), p 423.\n\n. Ibid.\n\n. Ibid, p 432.\n\n. Ibid, p 379.\n\n. (Stevens\/Sweet & Maxwell, 1994).\n\n. Ibid, p 18.\n\n. Ibid, p 24.\n\n. HL Debs, 25 November 1997, col 945.\n\n. HC Debs, 19 March 2002, col 162; and see A Le Sueur, 'New Labour's Next (Surprisingly Quick) Steps in Constitutional Reform' [2003] PL 368, 369\u2013370.\n\n. Evidence to House of Commons Select Committee on the Lord Chancellor's Department, HC 611-i, Q 29, 3 April 2003.\n\n. 'Judicial Review\u2014The Tensions between the Executive and the Judiciary' (1998) 114 LQR 579, 582.\n\n. See R Stevens, The English Judges (Hart Publishing, 2002), pp 102\u2013103.\n\n. W Bagehot, The English Constitution (Chapman and Hall, 1867), p 117.\n\n. 'The Duties of a Lord Chancellor', Holdsworth Club 1936, p 5.\n\n. Foreword to Underhill, op. cit., p x.\n\n. For some years the available figures for the House of Lords relate to legal years and those for the Privy Council to calendar years. Thus the figures are not exactly comparable throughout. But any discrepancy is miniscule and does not alter the big picture.\n\n. Notably during the tenures of Lord Simonds, Lord Hailsham of St Marylebone (who made special arrangements to relieve himself of Speakership duties), and Lord Mackay.\n\n. 1964, 1977, 1978, 2002, 2003.\n\n. A Sparrow's Flight, op. cit., p 433. But Lord Wilberforce thought Hailsham 'was not, perhaps, cut out to be a judge; there was always much of the debating instinct about him': see Woodhouse, op. cit., p 113.\n\n. RFV Heuston, Lives of the Lord Chancellors 1940\u20131970 (Clarendon Press, 1987), p 174. It does however appear that what is often regarded as the most notable blemish on his judicial reputation, his opinion in Director of Public Prosecutions v Smith [1961] AC 290, was drafted not by him but by Lord Parker of Waddington CJ: ibid, p 175, fn 8; L Blom-Cooper and T Morris, With Malice Aforethought (Hart Publishing, 2004), p 29.\n\n. Heuston, op. cit., pp 197, 199.\n\n. Ibid, p 220.\n\n. E Hooson, Oxford Dictionary of National Biography (OUP, 2004).\n\n. Boddington v British Transport Police [1999] 2 AC 143; Director of Public Prosecutions v Jones [1999] 2 AC 240; B (A Minor) v Director of Public Prosecutions [2000] 2 AC 428.\n\n. Schiller v HM Attorney-General for Gibraltar, 20 July 1998, unreported (PC); Murray v Foyle Meats Ltd [2000] 1 AC 51; Modahl v British Athletic Federation, The Times, 23 July 1999; Carmichael v National Power plc [1999] 1 WLR 2042; Uratemp Ventures Ltd v Collins [2002] 1 AC 301; AIB Group (UK) Ltd v Martin [2002] 1 WLR 94.\n\n. A Sparrow's Flight, p 378; Hailsham, 'The Duties of a Lord Chancellor', op cit., pp 7\u201310.\n\n. R v Halliday, ex p Zadig [1917] AC 260.\n\n. D Egan, Lord Irvine (Mainstream, 1999), pp 230\u2013231; Woodhouse, op. cit., p 127; Steyn, 'The Case for a Supreme Court' (2002) 118 LQR 382, 387; Democracy Through Law, pp 109, 114. The case was Reeves v Commissioner of Police of the Metropolis [2000] 1 AC 360.\n\n. In 'The Changing Constitution of the UK' (2005) 14(2) Commonwealth Lawyer 41 at 42, Dr Austen Morgan stated that 'Lord Bingham had only permitted Lord Irvine to sit twice as a Law Lord in three years; the Lord Chancellor being excluded\u2014because of his cabinet colleagues\u2014from criminal, human rights and judicial review appeals'. This gives a misleading impression. It is true that Lord Irvine sat only twice between June 2000 and June 2003. But the reasons were his ineligibility to hear appeals in most classes of case coming before the House and the relative lack of short private law appeals, for which alone he could find the time. Permission to sit was not required and was not withheld.\n\n. The Administration of Justice (Stevens\/Sweet & Maxwell, 1994), p 2.\n\n. HL Debs, 22 May 1969, cols 468\u2013471. Announcing the change, Lord Gardiner said:\n\nNow, as your Lordships are probably aware, there have since the war been considerable changes in the position of the Lord Chancellor. There has been an immense increase in the pressure of business falling on him as a member of the Cabinet as well as in the administrative duties of his own Office. This coupled with the fact that the House nowadays meets for Parliamentary business at half-past two instead of half-past three or four, makes it virtually impossible for any Lord Chancellor to sit judicially except during Recesses. This means that he can really only make himself available to sit during the first week or two in October, the first ten days or so in January and perhaps a week at Whitsun.\n\nThe situation was 'entirely different from what it was in the days when Lord Haldane, Lord Birkenhead or Lord Simon presided regularly over the Judicial Sittings'. See also Woodhouse, op. cit., p 110.\n\n. After the general election of 1987, Mrs Thatcher 'showed her loyalty to Havers by promoting him to be lord chancellor': N Lyell, article on Michael Havers, Oxford Dictionary of National Biography (2004). Already suffering from a heart condition, the subject of unsuccessful heart surgery in 1985, Havers resigned four months later.\n\n. In 1836 Lord Langdale said:\n\nIn order that this House, as the highest and last Court of Appeal, may be able adequately and satisfactorily to perform the great and important functions with which it is invested, I submit to your Lordships, that the most eminent lawyer who can be found, eminent for learning, for integrity, and for judicial character, should permanently preside over it in all business of appeals or writs of error. That he should hold his office during his good behaviour, and be thereby wholly exempt from political excitement, or the effect of political changes. (Parliamentary Debates, 3rd Series, vol 34, cols 467\u2013468)\n\n. Heuston, op. cit., p 156.\n\n. Ibid, pp 176\u2013178.\n\n. Campbell and Fell v United Kingdom (1984) 7 EHRR 165; and see Starrs and Chalmers v Procurator Fiscal [2000] HRLR 191; Millar v Dickson [2002] 1 WLR 1615.\n\n. But, like his predecessors, he swore a judicial oath on appointment before the Lord Chief Justice of England and Wales, perhaps an indication of the uncertainty which then prevailed concerning the nature of the office. Section 17 of the Constitutional Reform Act 2005 provides for the Lord Chancellor to swear an oath appropriate for a cabinet minister who is not a judge.\n\n. Section 7(1) of the 2005 Act provides that the Lord Chief Justice shall be President of the Courts of England and Wales and Head of the Judiciary of England and Wales. There is no similar provision expressed to apply to Scotland and Northern Ireland, but the Lord President of the Court of Session and the Lord Chief Justice of Northern Ireland are treated in s. 5 as representing their respective jurisdictions. The Supreme Court of the United Kingdom has its own President and Deputy President: s. 23.\n\n. The appointments process had been the subject of considerable change in recent years, so as to provide for application and interview, and to provide for independent oversight by, first, Sir Leonard Peach and then Sir Colin Campbell.\n\n. Sections 61, 73\u201375, 82\u201384, 90\u201392 of the 2005 Act. Future Justices of the Supreme Court will be selected by a different body and a different procedure, but the Lord Chancellor's role is again limited: ss 27\u201331 of the 2005 Act.\n\n. 'The Case for a Supreme Court' (2002) 118 LQR 382, 383; Democracy Through Law, 109 at 110.\n\n. Section 19(5) of and Sch 7 to the 2005 Act.\n\n. Ibid, s 2(1).\n\n. Ibid, s 3(1).\n\n. Ibid, s 17(1).\n\n. Woodhouse, op. cit., pp 79\u201380.\n\n. AWB Simpson, In the Highest Degree Odious (Clarendon Press, 1992), p 48.\n\n. Heuston, op. cit., pp 484\u2013485. According to Lord Hailsham in his address on 'The Duties of the Lord Chancellor', in 1936, op. cit., p 17, the Lord Chancellor\n\nis regarded as the supreme legal adviser to the Cabinet. As such in cases of grave constitutional questions of importance, he may be asked to join with the Law Officers of the Crown in giving an opinion to the Cabinet on some really difficult legal question.\n\n. Heuston, op. cit., p 170. G Marston, 'Armed Intervention in the 1956 Suez Canal Crisis: The Legal Advice Tendered to the British Government' (1988) 37 ICLQ 773\u2013817.\n\n* This chapter was written and delivered in 2004 as the Judicial Standards Board annual lecture.\n\n. The West Indies and the Spanish Main, vol 1, ch IX (1859) (Trollope Society reprint, p 120).\n\n. V Bogdanor, Power and the People (Gollancz, 1999), p 172.\n\n. T Smith (Lord Smith of Clifton), 'Something Old, Something New, Something Borrowed, Something Blue: Themes of Tony Blair and his Government' (2003) Parliamentary Affairs 580 and 591.\n\n. I have taken this account from the convenient summary of Sir W Holdsworth, A History of English Law, vol VI, pp 154\u2013155.\n\n. The Agreement of the People: see Holdsworth, op. cit., p 153. The protected rights included rights that laws should be equal for all and 'not evidently destructive'.\n\n. 'Why Britain Needs a Written Constitution', Charter 88 Sovereignty Lecture, 20 July 1992.\n\n. Quoted by FF Ridley, 'There is no British Constitution: A Dangerous Case of the Emperor's Clothes' (1988) 41(37) Parliamentary Affairs 340 at 348.\n\n. 'Elective Dictatorship' was the title of Lord Hailsham's Dimbleby Lecture in 1976.\n\n. See Ridley, op. cit.\n\n. See, for example, R Brazier, 'How near is a Written Constitution?' (2001) 52(1) NILQ 3.\n\n. Power and the People: A Guide to Constitutional Reform (1997), p 11.\n\n. Act II of the 1791 amendments.\n\n. Act VII of the 1791 amendments.\n\n. Robinson v Secretary of State for Northern Ireland [2002] UKHL 32, [2002] NI 390, para 12.\n\n. Quoted by D Oliver, 'Written Constitutions, Principles and Problems' (1992) 45 Parliamentary Affairs (April) 146.\n\n. G Marshall, 'The Constitution: Its Theory and Interpretation', in The British Constitution in the Twentieth Century, ed. V Bogdanor (2003), p 41.\n\n. These three models are summarized by Oliver, op. cit.\n\n. Op. cit.\n\n. P Hennessy, The Hidden Wiring (Gollancz, 1995), p 33.\n\n* This chapter was written and presented in 2009 as the Jan Grodecki lecture at the University of Leicester.\n\n. On the Constitution (Harper Collins, 1992), p 48. He went on to argue strongly in favour of retaining the House, whose theoretical indefensibility was, he suggested (p 50), 'the real guarantee of its continued usefulness'.\n\n. W Bagehot, The English Constitution (1867), republished Cornell UP, 1966, at p 61 (hereafter 'Bagehot').\n\n. Bagehot, p 134.\n\n. Constitutional Reform (Oxford, 1991), p 75.\n\n. Ibid.\n\n. The British Constitution (Oxford, 2007), p 310.\n\n. The New British Constitution (Oxford, 2009), p 165.\n\n. The Work of the House of Lords, 2007\u201308, published by the House of Lords, p 7.\n\n. Op. cit., p 165.\n\n. Bagehot, p 121.\n\n. Bagehot, p 128.\n\n. Ibid, p 132.\n\n. Act 2.\n\n. A brief summary of the relevant history is given in R (Jackson and others) v Attorney General [2005] UKHL 56, [2006] 1 AC 262, paras 9\u201320.\n\n. Bogdanor has questioned whether in truth this was a money bill: op. cit., p 153. But it seems to have been perceived at the time to be such.\n\n. Bagehot, pp 144\u2013145.\n\n. The Wensleydale Peerage Case (1856) 5 HL Cas 958.\n\n. By the Appellate Jurisdiction Act 1876.\n\n. A House for the Future: Report of the Royal Commission on the Reform of the House of Lords (The Wakeham Report) (Cm 4534, London: HMSO, 2000), p 19.\n\n. J Milton, Paradise Lost (1667), bk 1, l 302.\n\n. Op. cit., p 310. The apostrophes are reproduced as published.\n\n. Op. cit., p 171.\n\n. Op. cit., p 303.\n\n. See R (Jackson) v Attorney General, op. cit., para 12.\n\n. W Ivor Jennings, The British Constitution, 4th edn (CUP, 1961), p 106.\n\n. Norton, op. cit., pp 127\u2013128.\n\n. Ruling Britannia: The Failure and Future of British Democracy (Michael Joseph, 1995), p 339.\n\n. Ibid, pp 112, 113.\n\n. Op. cit., p 309.\n\n. Brazier, op. cit., p 68.\n\n. Cm 4534 (London: HMSO, 2000), p 19.\n\n. See MRussell, Reforming the House of Lords: Lessons from Overseas (CU, OUP, 2000), pp 25\u201328. The Wakeham Report recorded (pp 10\u201311, paras 1.4, 1.5) that the Royal Commission had not derived great assistance from overseas comparisons. See also The Work of the House of Lords 2007\u201308, published by the House of Lords.\n\n. Bagehot, p 134.\n\n. Rahimtoola v Nizam of Hyderabad [1958] AC 379, 424.\n\n. Coggs v Bernard (1703) 2 Ld Raym 909, 920.\n\n. I acknowledge with gratitude the help I received in preparing this chapter from Diana Procter, and from Alan Bates and Richard Moules, successively my judicial assistants. I am also grateful to Professor Sir Basil Markesinis and Dr Stephen Cretney for guiding me to valuable sources on which I have relied. A special debt is owed to The Hon Justice Michael Kirby AC CMG, from whose 2003 Hamlyn Lectures, Judicial Activism (Sweet & Maxwell, 2004) and article '\"Judicial Activism?\" A Riposte to the Counter-Reformation' (2005) 11(1) Otago Law Review 1\u201316, I have learned much. None of these, of course, has any responsibility for my opinions. This chapter was written and delivered in 2005 as the British Academy Maccabean Lecture in Jurisprudence.\n\n. P Birks, 'This Heap of Good Learning: The Jurist in the Common Law Tradition' in B Markesinis (ed.) Law Making, Law Finding, and Law Shaping: The Diverse Influences (The Clifford Chance Lectures, vol 2) (OUP, 1997), p 113.\n\n. Ibid, pp 113\u2013114.\n\n. M Howard, 'Judges Must Bow to the Will of Parliament', Daily Telegraph, 10 August 2005, p 22.\n\n. See, for example, T Hartley, 'The European Court, Judicial Objectivity and the Constitution of the European Union' (1996) 112 LQR 95; P Neill, 'The European Court of Justice: A case study in Judicial Activism', evidence submitted to the House of Lords Select Committee on the European Communities, sub-committee on the 1996 Inter-Governmental Conference, 1996 Inter-Governmental Conference, Minutes of Evidence, House of Lords Session 1994\u20131995, 18th report, p 18.\n\n. R Bork, Coercing Virtue: The World-wide Rule of Judges (AEI Press, revised edn, 2003), p 13.\n\n. Miliangos v George Frank (Textiles) Ltd [1976] AC 443, 481.\n\n. FW Maitland, Introduction, Selden Society Year Book Series I, vol 1 at p XVIII.\n\n. SP Sathe, Judicial Activism in India (OUP, 2002), p 3.\n\n. J Allison, 'The Procedural Reason for Judicial Restraint' [1999] PL 452\u2013473.\n\n. Lord Mackay of Clashfern, 'Can Judges Change the Law?', Proceedings of the British Academy, LXXIII (1987), pp 285\u2013308.\n\n. F Bacon, 'Of Judicature' in Essays or Counsels, Civil and Moral (1625).\n\n. M Hale, History of the Common Law (1713), p 67.\n\n. Mirehouse v Rennell (1833) 1 Cl & F 527, 546; 6 ER 1015, 1023.\n\n. Attorney-General v Sillem (1863) 2 H&C 431, 566\u2013567; 159 ER 178, 237.\n\n. Magor and St Mellons Rural District Council v Newport Corporation [1952] AC 189, 191.\n\n. Midland Silicones v Scruttons Ltd [1962] AC 446, 467\u2013468. I touched on these matters in 'The Judge as Lawmaker: An English Perspective', published in P Rishworth (ed.), The Struggle for Simplicity in the Law: Essays for Lord Cooke of Thorndon (Butterworths, 1997), pp 3\u201312 and republished in T Bingham, The Business of Judging (Oxford, 2000), pp 25\u201334.My observations were severely criticized by P Watts (2001), 'The Judge as Casual Lawmaker' in R Bigwood (ed.), Legal Method in New Zealand (Butterworths, 2001), pp 175\u2013213.\n\n. Untermyer v Anderson 276 US 440 (1928), at 446.\n\n. Abrams v United States 250 US 616 (1919), at 629. See, generally, T Sowell (2005), Judicial Activism Reconsidered' <>.\n\n. BN Cardozo, The Nature of the Judicial Process (Newhaven, 1921), p 68.\n\n. 'Swearing in of Sir Owen Dixon as Chief Justice' (1952) 85 CLR xi at xiv. And see P Ayres, Owen Dixon (Miegunyah Press, 2003), p 233.\n\n. \u00d6 Dixon, Jesting Pilate (1965), p 153.\n\n. Ayres, op. cit., p 251.\n\n. Dixon, op. cit., p 157.\n\n. Ibid, p 154.\n\n. Quadrant, January\u2013February 2003, p 9.\n\n. Chapter 12, v 8.\n\n. Hamlyn Revised: The British Legal System Today (Stevens, 1983), p 49. Lord Hailsham no doubt had in mind the citation of this warning by Lord Denning MR in Gouriet v Union of Post Office Workers [1977] QB 729, 761\u2013762.\n\n. Sathe, op. cit., pp 27, 100, 118\u2013120.\n\n. Lord Wright, 'The Study of Law' (1938) 54 LQR 185, 186.\n\n. Re Hallett's Estate (1880) 13 Ch D 696, 710.\n\n. J Oldham (ed.), The Mansfield Manuscripts and the Growth of English Law in the Eighteenth Century (North Carolina Press, 1992), vol 1, pp 479, 610; JD Samson, 'Lord Mansfield and Negotiable Instruments' (1988) 11(3) Dalhousie Law Journal 931 at 944.\n\n. Vallejo v Wheeler (1774) 1 Cowper 143, 153; Lofft 631, 643; 98 ER 1012, 1017, 843.\n\n. Lord Reid, 'The Judge as Lawmaker' (1972) 12 JSPTL 22.\n\n. Practice Statement (Judicial Precedent) [1966] 1 WLR 1234.\n\n. Examples which spring to mind are R v Inland Revenue Commissioners, ex p Rossminster Ltd [1980] AC 952, departing from Liversidge v Anderson [1942] AC 206, R v Shivpuri [1987] AC 1 overruling Anderton v Ryan [1985] AC 560, and R v G [2004] 1 AC 1034, departing from R v Caldwell [1982] AC 341.\n\n. Lord Rodger of Earlsferry, 'What Are Appeal Courts For?' (2004) 10(4) Otago Law Review 517, 529.\n\n. London Street Tramways Co Ltd v London County Council [1898] AC 375.\n\n. R v Clark (Mark) [2003] EWCA Crim 991, [2003] 2 Cr App R 363, para 13.\n\n. Woolwich Equitable Building Society v Inland Revenue Commissioners [1993] AC 70.\n\n. Ibid, p 173.\n\n. Ibid.\n\n. White v Jones [1995] 2 AC 207.\n\n. Spring v Guardian Assurance plc [1995] 2 AC 296.\n\n. Fairchild v Glenhaven Funeral Services Ltd [2001] EWCA Civ 1881, [2002] 1 WLR 1052.\n\n. [2002] UKHL 22, [2003] 1 AC 32.\n\n. Chester v Afshar [2004] UKHL 41, [2005] 1 AC 134.\n\n. R v R [1992] 1 AC 599.\n\n. Arthur J S Hall & Co. (a firm) v Simons [2002] 1 AC 615.\n\n. Caparo Industries plc v Dickman [1990] 2 AC 605.\n\n. X (Minors) v Bedfordshire County Council [1995] 2 AC 633.\n\n. D v East Berkshire Community Health NHS Trust [2005] UKHL 23, [2005] 2 WLR 993.\n\n. Rees v Darlington Memorial Hospital NHS Trust [2003] UKHL 52, [2004] 1 AC 309, para 7.\n\n. Ibid, para 4.\n\n. Cattanach v Melchior [2003] HCA 38, (2003) 215 CLR 1.\n\n. 410 US 113 (1973).\n\n. 123 S Ct 2472 (2003).\n\n. (1992) 175 CLR 1.\n\n. (1996) 187 CLR 1.\n\n60. [2004] UKHL 56, [2005] 2 AC 68.\n\n. D Gwynn Morgan, A Judgment Too Far? Judicial Activism and The Constitution (Cork UP, 2001), p 104.\n\n. Ibid, pp 105, 106.\n\n. D Dyzenhaus, Hard Cases in Wicked Legal Systems: South African Law in the Perspective of Legal Philosophy (Clarendon Press, 1991).\n\n. Sathe, op. cit., p 249.\n\n. Op. cit.\n\n. In decisions such as Kesavananda Bharati v Kerala AIR (60) 1973 SC 1461, SR Bommai v India AIR 1994 SC 1918, SC Advocates-on-Record Association v India AIR 1994 SC 268, and In re Presidential Reference AIR 1999 SC 1.\n\n. Sathe, op. cit., pp 17, 107, 201, 208.\n\n. Ibid, pp 17, 209, 229, 246.\n\n69. Ibid, p 209.\n\n. Ibid, pp 203, 208.\n\n71. Ibid, p 251.\n\n. Ibid, p 251.\n\n. eg RR Iyer, 'Linking of Rivers: Judicial Activism or Error?' (2003) 31 The Indian Advocate 33\u201337.\n\n. Sathe, op. cit., p 101. The Supreme Court's decision in ADM Jabalpur v S Shukla AIR 1976 SC 1207, usually called 'the Fundamental Rights Case', is discussed by Sathe under the heading 'Judicial Surrender': op. cit., pp 100\u2013105.\n\n. Sathe, op. cit., p 247.\n\n. Ibid, p 21.\n\n. Blackstone, Commentaries on the Laws of England (1765), vol 1, p 60.\n\n. See n 14 above.\n\n. In the Court of Exchequer the judges were equally divided, and the junior judge withdrew his judgment.\n\n. See T Bingham, 'The Alabama Claims Arbitration' (2005) 54 ICLQ 1\u201325.\n\n. R (Quinavalle) v Secretary of State for Health [2002] EWCA Civ 29, [2002] QB 628.\n\n. R (Quintavalle) v Secretary of State for Health [2003] UKHL 13, [2003] 2 AC 687.\n\n. Cardozo, op. cit., p 83. See also Matadeen v Pointu [1999] 1 AC 98, 108.\n\n. Per Lord Sankey LC, Edwards v Attorney-General for Canada [1930] AC 124, 136.\n\n. \u00d6 calan v Turkey (2003) 37 EHRR 238, paras 193\u2013194; Brown v Stott [2003] 1 AC 681, 727; Dyer v Watson [2002] UKPC D1, [2004] 1 AC, para 49; Sepet v Secretary of State for the Home Department [2003] UKHL 15, [2003] 1 WLR 856, para 6.\n\n. R (Quintavalle) v Secretary of State for Health, above, para 9.\n\n. International Transport Roth GmbH v Secretary of State for the Home Department [2002] EWCA Civ 158, [2003] QB 728, paras 27, 54. While the judges have been accused of activism in interpreting and applying the Human Rights Act 1998, a different view has also been\n\n. Printz v United States 521 US 898 (1997), 921, n 11.\n\n. M Ignatieff, 'Introduction: American Exceptionalism and Human Rights', in M Ignatieff (ed.), American Exceptionalism and Human Rights (2005), p 8.\n\n. Foster v Florida 123 S Ct 470 (2002), 470.\n\n. Among the examples which spring to mind are White v Jones [1995] 2 AC 207, Reyes v The Queen [2002] UKPC 11, [2002] 2 AC 235, and Fairchild v Glenhaven Funeral Services Ltd [2002] UKHL 22, [2003] 1 AC 32.\n\n. In a work awaiting publication (B Markesinis and J Fedtke, Judicial Recourse to Foreign Law: A New Source of Inspiration?), generously made available to me by Professor Sir Basil Markesinis, the authors give Italy and France as examples of countries where foreign law exerts a largely unacknowledged influence and England, Germany, Canada, and South Africa as examples of countries where the influence is more openly acknowledged.\n\n. A Somek, 'The Deadweight of Formulae: What Might Have Been the Second Germanization of American Equal Protection Review' (1998) 1 U Pa J Const L 284, n 1.\n\n. Cohens v Virginia 19 US (6 Wheat) 264 (1821), 404 per Marshall CJ.\n\n. 798 NE (2d) 941.\n\n. A poll conducted by the University of New Hampshire Survey entry for the Boston Globe (Boston Globe, 15 May 2005) showed that 52 per cent thought that the issue should be left to legislatures and 29 per cent to courts. Two per cent thought that it 'depended on the State'. Eleven per cent did not know.\n\n. Grant v South-West Trains Ltd (Case C-249\/96) [1998] ECR 1\u2013621, 648, para 35.\n\n. In cases brought by transsexuals, Article 12 has been held to refer only to traditional marriage between persons of different sexes: Rees v United Kingdom (1986) 9 EHRR 56, para 49; Cossey v United Kingdom (1990) 13 EHRR 622. In Goodwin v United Kingdom (2002) 35 EHRR 447 the Court held that English law relating to transsexuals violated Article 12, but it was not directed to marriage between couples currently of the same sex.\n\n* This chapter was written and delivered in September 2008 as the Annual Hansard Lecture at the University of Southampton.\n\n. King Henry the Fourth, Part II, Act V, Scene II.\n\n. WJ Jones, Politics and the Bench: The Judges and the Origins of the English Civil War (George Allen & Unwin, 1971), p 16.\n\n. SR Gardiner, History of England from the Accession of James 1 to the Outbreak of the Civil War, 1603\u20131642 (London, 1887\u20131904), vol ix, p 161.\n\n. Jones, op. cit., pp 21\u201322.\n\n. Essays Civil and Moral.\n\n. Leviathan [125, 138].\n\n. (1637) 3 St Tr 825.\n\n. Wilkes v Wood (1763) Lofft 1; Leach v Money, Watson and Blackmore (1765) 3 Burr 1692; Entick v Carrington (1765) 2 Wils 275; Wilkes v Lord Halifax (1765) 2 Wils 253.\n\n. R v Halliday, ex p Zadiq [1917] AC 260.\n\n. Liversidge v Anderson [1942] AC 206.\n\n. Hirabayashi v United States 320 US 81 (1943); Yasui v United States 320 US 115 (1943); Korematsu v United States 323 US 214 (1944).\n\n. H Bingham, This Little Britain (Fourth Estate, 2007), p 131.\n\n. [1965] AC 75.\n\n. [2004] UKHL 56, [2005] 2 AC 68.\n\n. R v Secretary of State for the Home Department, ex p Simms [2000] 2 AC 115, 131.\n\n. Gouriet v Union of Post Office Workers [1977] QB 729, 762, quoting Thomas Fuller (1608\u20131661). Lord Denning's quotation read 'ever so high', but the quotation in the text is that given by Lord Hailsham, Hamlyn Revisited: The British Legal System Today (Stevens, 1983), p 49.\n\n* This chapter was originally written and delivered in September 2000 as the Millenium Lecture at Lincoln's Inn.\n\n. In particular, 'The Final Appeal: Reform of the House of Lords and Privy Council 1867\u20131876' (1964) 80 LQR 343; Law and Politics: The House of Lords as a Judicial Body, 1800\u20131976 (Weidenfeld and Nicolson, 1979).\n\n. AS Turberville, 'The House of Lords as a Court of Law 1784\u20131837' (1936) 52 LQR 189, at 205; L Blom-Cooper and G Drewry, Final Appeal: A Study of the House of Lords in its Judicial Capacity (Clarendon Press, 1972), p 32.\n\n. Turberville, op. cit., p 205; Stevens, Law and Politics, p 8.\n\n. Blom-Cooper and Drewry, op. cit., p 34.\n\n. Stevens, op. cit., p 16.\n\n. Ibid, p 69.\n\n. Ibid, p 22.\n\n. Ibid, p 29.\n\n. Ibid, p 30.\n\n. [1898] AC 1.\n\n. Turberville, op. cit., pp 203\u2013204.\n\n. Ibid, pp 208\u2013209; Stevens, op. cit., pp 21\u201323.\n\n. See, for example, the view strongly expressed by Lord Holland: Stevens, op. cit., p 23.\n\n. Stevens, op. cit., p 29.\n\n. Ibid, p 27.\n\n. Ibid, p 45.\n\n. Ibid, p 49.\n\n. Ibid, p 40.\n\n. Blom-Cooper and Drewry, op. cit., pp 24\u201325; Stevens, op. cit., pp 18, 43.\n\n. Blom-Cooper and Drewry, op. cit., p 25; Stevens, op. cit., pp 28, 31.\n\n. Stevens, op. cit., p 43.\n\n. Blom-Cooper and Drewry, op. cit., p 25; Stevens, op. cit., p 40.\n\n. Stevens, op. cit., p 27.\n\n. Ibid, pp 50\u201351.\n\n. RE Megarry, 'Lay Peers in Appeals to the House of Lords' (1949) 65 LQR 22; Stevens, op. cit., p 32.\n\n. Stevens, 'The Final Appeal', 349.\n\n. (1883) 8 App Cas 354.\n\n. Megarry, op. cit., 23.\n\n. (1868) LR 3 HL 330.\n\n. Dolphin Edition, at p 1681.\n\n. Scotland Act 1998, s 33 and Sch 6; Government of Wales Act 1998, s 109; Northern Ireland Act 1998, ss 79\u201383.\n\n. 'Taking the Case to London\u2014is it all over?' (1998) Jur Rev 135.\n\n. Paragraphs 9 and 23.\n\n. Paragraph 20.\n\n. Paragraph 24.\n\n. Stevens, Law and Politics, pp 48\u201351.\n\n. Ibid, p 50.\n\n. Ibid.\n\n. Ibid, p 51.\n\n. Stevens, op. cit., pp 51\u201352.\n\n. Ibid, p 52.\n\n. Ibid, p 53.\n\n. Ibid, pp 53\u201356.\n\n. Sections 3 and 4.\n\n. Stevens, op. cit., p 58.\n\n. Stevens, op. cit., p 59.\n\n. Ibid.\n\n. Ibid, p 60.\n\n. Ibid, p 61.\n\n. Ibid.\n\n. Ibid, p 62.\n\n. Ibid, p 63.\n\n. Ibid, p 64.\n\n. Section 3.\n\n. Section 6.\n\n. Ibid.\n\n. Stevens, op. cit., p 108; Appellate Jurisdiction Act 1887.\n\n. Stevens, op. cit., p 66.\n\n. Ibid, pp 84\u201385.\n\n. Ibid, p 112.\n\n. Ibid, p 192.\n\n. Taff Vale Railway Co v Amalgamated Society of Railway Servants [1901] AC 426.\n\n. [1925] AC 578.\n\n. [1915] AC 120.\n\n. [1942] AC 624.\n\n. [1942] AC 206.\n\n. Stevens, op. cit., pp 179, 200.\n\n. Jacobs v London County Council [1950] AC 361 at 373; and see more generally Stevens, op. cit., Part Three.\n\n. Stevens, op. cit., p 40.\n\n. Ibid, p 404.\n\n. English and American Judges as Lawmakers (Clarendon Press, 1969), p 1, and generally.\n\n. Address on Retirement (21 May 1998), p 10.\n\n. G Gardiner and A Martin, Law Reform Now (Gollancz, 1963), p 16.\n\n. See op. cit., and 'The Appellate Function' in The House of Lords: Its Parliamentary and Judicial Roles, ed. Dickson and Carmichael (Hart Publishing, 1999), p 115.\n\n. 'The Appellate Function', p 125.\n\n. Ibid, p 115.\n\n. Introduction, The House of Lords, op. cit., p 109.\n\n. Administration of Justice (Appeals) Act 1934.\n\n. 'What Do the Top Courts Do?' (June 2000).\n\n. ECHR, Protocol 7.\n\n. Recommendation of the Council of Europe Ministers, No R(95)5, 7 February 1995.\n\n. Basic Law for the Federal Republic of Germany, Arts 93, 94; NG Foster, German Legal System and Laws (Blackstone Press, 1996), p 48.\n\n. Constitution, Art 134; Il Sistema Giudiziario Italiano, p 81.\n\n. Constitution, Art 122.\n\n. Federal Constitutional Law, 'On the Constitutional Court of the Russian Federation', Arts 1\u20134.\n\n. Constitution of the Republic of South Africa, Arts 166, 167.\n\n. Practice Direction (Judicial Precedent) [1966] I WLR 1234.\n\n. Ibid.\n\n. Quoted in TE Yarborough, The Rehnquist Court and the Constitution (OUP, 2000), p 239, per Senator Hatch.\n\n. English and American Judges as Lawmakers (Clarendon Press, 1969), p 5.\n\n. Ibid, p 10.\n\n. 'What Do the Top Courts Do?' (June 2000), p 13.\n\n. Brown v Allen 344 US 443 (1953) at 540, per Justice Jackson.\n\n. Osteopaths Act 1993, s 31(3); Chiropractors Act 1994, s 31(3).\n\n. Dickson and Carmichael, op. cit., pp 151, 152.\n\n. Blom-Cooper and Drewry, op. cit., p 37.\n\n. D Robertson, Judicial Discretion in the House of Lords (Clarendon Press, 1998).\n\n. Ibid, 9.\n\n. Ibid, 22.\n\n. Blom-Cooper and Drewry, op. cit., p 403.\n\n. See, for example, Yarborough, The Rehnquist Court, p 44.\n\n. Dickson and Carmichael, op. cit., pp 147\u2013149; Judicial Statistics 1998 (CM 4371), at 7; A Brief Overview of the Supreme Court.\n\n. Blom-Cooper and Drewry, op. cit., p 399.\n\n. Ibid, p 398 passim.\n\n. House of Lords, Annual Report and Accounts, 1999\u20132000.\n\n. Le Sueur and Cornes, op. cit., p 13.\n\n* This chapter was originally published in 2010 in the European Human Rights Law Review.\n\n* This chapter was written and delivered in 2002 as the Romanes Lecture, and published the following year in International and Comparative Law Quarterly.\n\n. AW Brian Simpson, In the Highest Degree Odious: Detention without Trial in Wartime Britain (OUP, 1994). I have drawn very heavily on the invaluable work of Professor Simpson, to whom I should at the outset acknowledge my great debt. I should also acknowledge the great help given to me in preparing this chapter by my judicial assistant (until recently), Mr Akash Nawbatt.\n\n. Ibid, p 391.\n\n. WS Churchill, The Second World War, vol II (Cassell, 1949), p 627.\n\n. See P Gillman and L Gillman, 'Collar the Lot!' (Quartet, 1980), pp 153, 309.\n\n. R v Secretary of State for the Home Department, ex p Bugdaycay [1987] 1 AC 514 at 531F.\n\n. European Convention, Arts 3, 15(2).\n\n. In R v Secretary of State for the Home Department, ex p Cheblak [1991] 1 WLR 890 at 894 Lord Donaldson of Lymington MR observed that 'we have all been brought up to believe, and do believe, that the liberty of the citizen under the law is the most fundamental of all freedoms'.\n\n. A History of English Law, 3rd edn (Sweet & Maxwell, 1966), vol 1X, p 104.\n\n. 3 ST 1.\n\n. SR Gardiner, The Constitutional Documents of the Puritan Revolution (Clarendon Press, 1979), pp 209\u2013210, arts 11\u201315.\n\n. Holdsworth, op. cit., vol IX, pp 116\u2013118.\n\n. DA Bell, 'Safeguarding the Rights of the Accused: Lawyers and Political Trials in France, 1716\u20131789' in The French Idea of Freedom: The Old Regime and the Declaration of Rights of 1789, ed. Van Kley (Stanford UP, 1994), p 248.\n\n. Ibid, p 234.\n\n. Ibid, p 235.\n\n. Articles 3, 9.\n\n. Article 9.\n\n. Article 5.\n\n. Fifth Amendment to the constitution.\n\n. Article 40, (4.1), (4.2).\n\n. Articles 21, 22.\n\n. Section 12(1).\n\n. Articles 7, 9.\n\n. Sections 22, 23.\n\n. Sections 24 and 25 of the Police and Criminal Evidence Act 1984.\n\n. Sections 2, 3, 4, and 5 of the Mental Health Act 1983.\n\n. Immigration Act 1971, Sched 2, para 16; Sched 3, para 2.\n\n. Through the common law the crimes of false imprisonment and kidnapping and the statutory offences of child abduction and hostage taking.\n\n. Through the tort of false imprisonment.\n\n. RJ Sharpe, The Law of Habeas Corpus (Clarendon Press, 1989), pp 94\u201395; W Forsyth, Cases and Opinions on Constitutional Law (Stevens-Haynes, 1869), p 452.\n\n. See Holdsworth, op. cit., vol XIII, p 162.\n\n. Ibid, p 203.\n\n. Holdsworth, op. cit., vol. XI, p 26.\n\n. In the Highest Degree Odious, pp 3\u20134. See also B Simpson, Human Rights and the End of Empire (OUP, 2001), pp 79\u201380.\n\n. Human Rights and the End of Empire, pp 1081\u20131082.\n\n. Ibid, p 83.\n\n. Ibid, p 878.\n\n. Ibid, p 879.\n\n. Ibid.\n\n. Ibid.\n\n. Ibid, p 881.\n\n. Ibid, p 909.\n\n. Ibid.\n\n. Ibid, p 910.\n\n. In the Highest Degree Odious, p 15.\n\n. Ibid, p 13.\n\n. Ibid, p 17.\n\n. Ibid.\n\n. Ibid, pp 27\u201328.\n\n. Ibid, pp 28, 31\u201333.\n\n. Ibid, pp 21\u201322.\n\n. [1916] 1 KB 738 at 740.\n\n. [1917] AC 260 at 263.\n\n. [1916] 1 KB 738 at 740.\n\n. Ibid at 738; [1917] AC 260.\n\n. R v Denison (1916) 32 TLR 528 (Lord Reading CJ, Scrutton and Avory JJ).\n\n. Ex p Howsin (1917) 33 TLR 527 (Pickford and Scrutton LJJ and Neville J).\n\n. Ronnfeldt v Phillips (1918) 34 TLR 553 (Darling J).\n\n. (1918) 35 TLR 46.\n\n. Per Bankes LJ at 46.\n\n. Per Scrutton LJ at 47.\n\n. Per Warrington LJ at 47; but Scrutton LJ disagreed, at 47.\n\n. R v Governor of Wormwood Scrubbs Prison [1920] 2 KB 305.\n\n. Ibid at 311.\n\n. R v Inspector of Cannon Row Police Station, ex p Brady (1921) 37 TLR 854 (Lawrence CJ, Shearman and Sankey JJ).\n\n. Brady v Gibb (1921) 37 TLR 975.\n\n. Ibid at 977.\n\n. Ibid.\n\n. R v Secretary of State for Home Affairs, ex p O'Brien [1923] 2 KB 361.\n\n. [1923] AC 603.\n\n. [1923] 2 KB 361 at 400.\n\n. In the Highest Degree Odious, pp 32\u201333.\n\n. Ibid, p 42.\n\n. [1917] AC 260.\n\n. In the Highest Degree Odious, p 48.\n\n. Ibid, p 58.\n\n. R v Inland Revenue Commissioners, ex p Rossminster Ltd [1980] AC 952 at 1011.\n\n. In the Highest Degree Odious, pp 53, 78.\n\n. Ibid, p 185. Churchill, The Second World War, vol ii, p 49.\n\n. In the Highest Degree Odious, p 107.\n\n. Ibid, p 108.\n\n. Ibid, pp 163, 258.\n\n. Ibid, p 108.\n\n. Churchill, The Second World War, vol II, p 246.\n\n. In the Highest Degree Odious, p 222.\n\n. Ibid.\n\n. Some Were Spies (Hodden & Staughton, 1954), p 15.\n\n. In the Highest Degree Odious, p 267.\n\n. Ibid, p 403.\n\n. Ibid, p 404.\n\n. Ibid, p 414.\n\n. Ibid, pp 166, 407.\n\n. Ibid, pp 390\u2013391.\n\n. R v Secretary of State for Home Affairs, ex p Lees [1941] 1 KB 72 at 74\u201375 (Humphreys, Oliver, and Croom-Johnson JJ). Simpson, no doubt rightly, describes Lees as 'a pretty nasty piece of work': 'Detention Without Trial', n 154 below, p 257. In an affidavit he averred 'I do not like Jews . . . I do not like Lord Halifax': see [1941] 1 KB 72 at 75.\n\n. Simpson 'Detention Without Trial in the Second World War: Comparing the British and American Experiences' (1988) 16 Florida State University Law Review 225 at 257.\n\n. [1941] 1 KB 72 at 78.\n\n. Ibid at 75.\n\n. Ibid at 79.\n\n. Ibid at 80 (MacKinnon, Goddard, and du Parcq LJJ)\n\n. Ibid at 84.\n\n. Such as that in Stuart v Anderson and Morrison [1941] 2 All ER 665 where, in an action claiming damages for false imprisonment, Tucker J held that he could not enquire whether successive Home Secretaries had had reasonable cause to detain the plaintiff: see pp 670\u2013671.\n\n. R v Home Secretary, ex p Budd [1941] 2 All ER 749 at 751, 760.\n\n. Per Caldecote LCJ at 754.\n\n. Ibid at 756.\n\n. Ibid at 758.\n\n. Ibid at 759.\n\n. Ibid at 764\u2013765.\n\n. R v Secretary of State for Home Affairs, ex p Budd [1942] 2 KB 14.\n\n. Budd v Anderson [1943] KB 642.\n\n. Liversidge v Anderson [1942] AC 206.\n\n. Greene v Secretary of State for Home Affairs [1942] AC 284.\n\n. See among other works RFV Heuston, 'Liversidge v Anderson in Retrospect' (1970) 86 LQR 33; AWB Simpson, 'Rhetoric, Reality and Regulation 18B' (1988) Denning Law Journal 123; In the Highest Degree Odious, ch 16; my 'Mr Perlzweig, Mr Liversidge and Lord Atkin' in The Business of Judging (OUP, 2000), p 211.\n\n. R v Brixton Prison (Governor), ex p Pitt-Rivers [1942] 1 All ER 207.\n\n. 'Rhetoric, Reality and Regulation 18B', pp 136\u2013142; In the Highest Degree Odious, p 341; information supplied by Professor Simpson.\n\n. R v Inland Revenue Commissioners, ex p Rossminster Ltd [1980] AC 952 at 1011.\n\n. 'Rhetoric, Reality and Regulation 18B', p 151; In the Highest Degree Odious, pp 363, 419.\n\n. 'Rhetoric, Reality, and Regulation 18B', p 125. A number of other cases not reported in the Law Reports are discussed by Professor Simpson in 'Rhetoric, Reality and Regulation 18B' and In the Highest Degree Odious.\n\n. Joseph E Persico, Roosevelt's Secret War (Random House, 2001), pp 168, 439.\n\n. Ozawa v US 260 US 178 (1922).\n\n. Persico, op. cit., p 68.\n\n. Ibid, p 168.\n\n. FA Coombs, 'Congressional Opinion and War Relocation, 1943' in Japanese Americans: From Relocation to Redress, ed. R Daniels and others (University of Utah Press, 1986), p 91.\n\n. Persico, op. cit., p 168.\n\n. Ibid, pp 130\u2013131, 167\u2013170, 439\u2013440. Since one of these intelligence sources had recently explored a plan to inject Hitler's vegetarian diet with female hormones so that his moustache would fall out and his voice turn soprano, the President's reliance might seem surprising: Persico, op. cit., p 166.\n\n. Ibid, p 439.\n\n. R Daniels, 'Relocation, Redress and the Report: A Historical Appraisal', in Japanese Americans, op. cit., p 7.\n\n. DT Hata and NI Hata, 'Justice Delayed But Not Denied' in Alien Justice: Wartime Internment in Australia and North America, eds Saunders and Daniels (University of Queensland, 2000), pp 226\u2013229.\n\n. Commission on Wartime Relocation and Internment of Civilians, Personal Justice Denied (Government Printing Office, 1982), p 8.\n\n. N Saito, 'Justice Held Hostage: US Disregard for International Law in the World War II Internment of Japanese Peruvians\u2014A Case Study', 40 BCL Rev 275 at 320\u2013321.\n\n. H Gardiner, 'The Latin-American Japanese and World War II' in Japanese Americans, op. cit., p 142.\n\n. Ibid.\n\n. Ibid, p 143.\n\n. Ibid.\n\n. Ibid.\n\n. Ibid, p 144; Saito, op. cit., p 287.\n\n. Gardiner, op. cit., p 144; Saito, op. cit., pp 292\u2013297.\n\n. Saito, op. cit., p 294.\n\n. Gardiner, op. cit., p 144.\n\n. Ibid, p 145.\n\n. Saito, op. cit., p 276.\n\n. Hirabayashi v United States 828 F.2d 591 (9th Cir, 1987) at 595.\n\n. Hirabayashi v United States 320 US 81 (1943).\n\n. Ibid at 105.\n\n. H Ball, 'Judicial Parsimony and Military Necessity Disinterred: A Re-examination of the Japanese Exclusion Cases, 1943\u20131944' in Japanese Americans, op. cit., pp 176\u2013179.\n\n. 320 US 81 (1943) at 108.\n\n. Yasui v United States 320 US 115 (1943).\n\n. Korematsu v United States 323 US 214 (1944).\n\n. Ibid at 223.\n\n. Ibid at 242.\n\n. Ex p Mitsuye Endo 323 US 283 (1944).\n\n. Korematsu v United States 584 F Supp 1406 (1984).\n\n. Hirabayashi v United States 828 F.2d 591 (9th Cir 1987).\n\n. Mochizuki v United States 41 Fed Cl 54 (1998); 43 Fed Cl 97 (1999).\n\n. In All the Laws But One: Civil Liberties in Wartime (Knopf, 1998) Chief Justice Rehnquist excuses but does not seek to support this decision.\n\n. I would broadly agree with the judgment of Professor Simpson in 'Detention without Trial in the Second World War: Comparing the British and American Experiences' (1988) 16 Florida State University Law Review 225 at 249\u2013250, 265\u2013267.\n\n. R v Secretary of State for the Home Department, ex p Pierson [1998] AC 539; R v Secretary of State for the Home Department, ex p Simms [2000] 2 AC 115.\n\n. Korematsu v United States 584 F Supp 1406 (1984) at 1420.\n\n. A book review of PD Halliday, Habeas Corpus: From England to Empire (The Belknap Press of Harvard University Press, 2010). This chapter was originally published in the London Review of Books on 6 October 2010.\n\n. I am very grateful to Mr Akash Nawbatt and Mr Tom Brown, successively my judicial assistants, for their help in preparing this chapter. This chapter was written and delivered in 2002 as the inaugral University of Essex and Clifford Chance annual lecture.\n\n. R Clayton and H Tomlinson, The Law of Human Rights (OUP, 2000), vol 1, p 443, para 9.36.\n\n. Ibid, First Supplement (2001), p 55.\n\n. R McKibbin, Classes and Culture (OUP, 1998), p 461.\n\n. See, for example, Report of the International Eminent Persons Group on Slavery, Abduction and Forced Servitude in Sudan (May 2002), although evidence of institutional slavery was very limited.\n\n. Clayton and Tomlinson, op. cit., p 431, para 9.01.\n\n. Sir William Dolben's Act.\n\n. WS Holdsworth, A History of English Law (Methuen, 1952), vol XIII, p 215.\n\n. Institutes of the Laws of England, First Part (London, 1628), p 124b; FO Shyllon, Black Slaves in Britain (OUP, 1974), pp 33\u201334 quotes this aphorism in English. I have been unable to verify this quotation, but Coke does there write: 'Angliae jura in omni casu libertati dant favorem', apparently a quotation from Fortescue.\n\n. The Overthrow of Colonial Slavery 1776\u20131848 (Verso, 1988), p 5.\n\n. Ibid, p 78.\n\n. And rightly so. Emancipation, when it came, gave rise to many problems, here and abroad: see S Drescher, The Mighty Experiment (OUP, 2001).\n\n. 20 STI (1772); Lofft 1.\n\n. Pace Lord Denning, Freedom under the Law (Stevens, 1949), p 7.\n\n. P Fryer, Staying Power: The History of Black People in Britain (Pluto, 1984), pp 10\u201312.\n\n. Rushworth, Historical Collections, p 468.\n\n. (1677) 2 Lev 201; 83 ER 518.\n\n. Gelly v Cleve (1694), cited in Chamberlain v Harvey (1697) 1 Ld Raym 146 at 147; 91 ER 994.\n\n. Pearne v Lisle (1749) Amb 75 at 76; 27 ER 47 at 48; Shyllon, op. cit., p 25.\n\n. (1772) 20 STI at col 70; Lofft 1 at 8; 98 ER 499 at 503\u2013504.\n\n. (1697) 1 Ld Raym 146; 91 ER 994; 5 Mod 182; 87 ER 596; Carth 397; 90 ER 830.\n\n. Smith v Brown and Cooper (1701) 2 Salk 666; 91 ER 566.\n\n. Alfred: a Masque (1740), act 2.\n\n. (1706) 2 Ld Raym 1275; 92 ER 338; (1705) 2 Salk 666; 91 ER 567.\n\n. (1706) 2 Ld Raym 1275.\n\n. (1772) Lofft 1 at 8; 98 ER 499 at 503; 20 STI at col 70.\n\n. Shyllon, op. cit., p 26. See also E Fiddes, 'Lord Mansfield and the Sommersett case' (1934) 50 LQR 499 at 501\u2013502.\n\n. Pearne v Lisle (1749) Amb 76; 27 ER 47.\n\n. Ibid at 77; 48.\n\n. Shanley v Harvey (1762) 2 Eden 126; 28 ER 844.\n\n. Ibid at 127; 844\u2013845.\n\n. I have taken this account from Shyllon, op. cit., ch 2, pp 17\u201323. But see also WM Wiecek, 'Somerset: Lord Mansfield and the Legitimacy of Slavery in the Anglo-American World' (1974\u20131975) 42 U Chi L Rev 86 at 96; Fryer, op. cit., p 115; Blackburn, op. cit., p 98.\n\n. See Shyllon, op. cit., pp 40\u201343; Fryer, op. cit., pp 118\u2013119.\n\n. See Shyllon, op. cit., ch 4; Fryer, op. cit., pp 119\u2013120; Wiecek, op. cit., pp. 100\u2013101; J Oldham, 'New Light on Mansfield and Slavery' (1988) 27 Journal of British Studies 45 at 49\u201352.\n\n. Quoted by Oldham, op. cit., 50.\n\n. NAM Rodger, The Wooden World: An Anatomy of the Georgian Navy (Fontana, 1986), p 46.\n\n. T Clarkson, History of the Rise, Progress and Accomplishment of the Abolition of the Slave Trade (London, 1808), vol 1, p 75.\n\n. Oldham, op. cit., 48.\n\n. The names of both parties are variously spelled: I adopt that used in Lofft's report. There is a very extensive literature on this case: see, for example, Shyllon, op. cit., chs 6, 7, and 8; Fryer, op. cit., pp 120\u2013126; Oldham, op. cit.; Fiddes, op. cit.; Wiecek, op. cit.; A Samuels, 'What Did Lord Mansfield Actually Say?' (2002) 118 LQR 379\u2013381.\n\n. Shyllon, op. cit., pp 85, 96.\n\n. Ibid, pp 78\u201379.\n\n. Davy's argument is not to be found in the law reports of the hearing, but was reported in the press: see Shyllon, op. cit., pp 91\u201393.\n\n. Ibid, p 94.\n\n. 20 ST 1, col 23.\n\n. Lofft 1 at 7; 98 ER 499 at 503; 20 ST 1 at col 69.\n\n. Ibid, at 8, 503, col 69.\n\n. Ibid, at 8, 504, col 70.\n\n. Ibid, at 9\u201310, 504, col 71.\n\n. Ibid, at 10, 504, col 71.\n\n. Ibid, at 10, 504\u2013505, col 72.\n\n. Ibid, at 12, 506, col 74.\n\n. Ibid, at 17, 509, col 79.\n\n. Shyllon, op. cit., pp 114\u2013115.\n\n. Lofft 1 at 17\u201318; 98 ER 499 at 509; 20 ST 1 at cols 79\u201380.\n\n. See Oldham, op. cit.\n\n. (1749) Amb 76; 27 ER 47.\n\n. Lofft 1 at 19; 98 ER 499 at 510; 20 ST 1 at col 82. The version of this judgment given by Lord Campbell in The Lives of the Chief Justices (John Murray, 1849), vol II, p 419 appears to be a work of the imagination.\n\n. Vol XXXIV, p 299.\n\n. J Nadelhaft, 'The Somerset Case and Slavery: Myth, Reality, and Repercussions' (1966) Journal of Negro History 193 at 194.\n\n. The Task, bk (ii), The Timepiece, l. 40.\n\n. Shyllon, op. cit., pp 168\u2013269.\n\n. R v The Inhabitants of Thomas Ditton (1785) 4 Dougl 300 at 301; 99 ER 891 at 892.\n\n. (1827) 2 Hag 94; 2 ST NS 273.\n\n. Ibid, at 106, cols 283\u2013284.\n\n. Ibid, at 105, col 283.\n\n. Ibid, at 107, col 284.\n\n. Ibid, at 109, col 286.\n\n. In a letter to Joseph Story, in May 1828: see Shyllon, op. cit., p 227.\n\n. Shyllon, op. cit., p 228.\n\n. (1778) Mor 14545; Decisions of the Court of Session (1778) No III, p 5.\n\n. Boswell's Edinburgh Journals 1767\u20131786, ed. Milne (Mercat Press, 2001), p 309.\n\n. Boswell, Life of Johnson, ed. GB Hill, vol III, p 227.\n\n. His DNB entry records that he was not 'as a rule inclined to agree with his colleagues in their decisions, but was generally in the minority and sometimes alone'.\n\n. Boswell, op. cit., vol III, p 241.\n\n. (1778) Mor 14549; Decisions of the Court of Session (1778) No III, p 9. The judgment of the court is not (to my knowledge) fully reported, in accordance with the practice at the time: H Cockburn, Memorials of his Time (1910 edn), p 158. I am, however, grateful to Lord Rodger of Earlsferry for showing me a copy of the record of the judgment made in note form by Knight's counsel, now in the Advocate's Library in Edinburgh, and a copy of the very extensive pleadings. See also Lord Rodger, 'The Form and Language of Judicial Opinions' (2002) 118 LQR 226, at 228\u2013229.\n\n. See Shyllon, op. cit., ch 5.\n\n. Ibid, p 129.\n\n. The Letters of Samuel Johnson, ed. RW Chapman (Clarendon Press, 1952), vol II, p 528 (letter to Boswell, 22 July 1777).\n\n. See Shyllon, op. cit., pp 119\u2013124.\n\n. As it was by Shyllon, op. cit., pp 113\u2013117.\n\n. See Oldham, op. cit., 66\u201367. Such colour-blindness was not exceptional, as evidenced by Johnson's similar treatment of Francis Barber. It is more surprising to learn that a mulatto, who may well have been born a slave, should have risen to the senior rank of post captain in the Royal Navy: see Rodger, op. cit., 272.\n\n. Keane v Boycott (1795) 2 H BI 511; 126 ER 676.\n\n. Williams v Brown (1802) 3 Bos & Pul 69; 127 ER 39.\n\n. Gregson v Gilbert (1783) 3 Dougl 233; 99 ER 629. See also Shyllon, op. cit., ch 12.\n\n. Jones v Schmell (1785) 1 TR 130 (footnote); 99 ER 1012.\n\n. Tatham v Hodgson (1796) 6 TR 656; 101 ER 756.\n\n. 60 US 691 (1857) at 726, 734, 739\u2013740, 754, 760, 778.\n\n* This chapter was originally published in 2009 in the London Review of Books.\n\n. DT Kobil, 'The Quality of Mercy Strained: Wresting the pardoning power from the king' (1990\u20131991) 69 Tex L Rev 569\u2013641 at 598; R Nida and RL Spiro, 'The President as His Own Judge and Jury: A legal analysis of the presidential self-pardon power' (1999) 52 Okla L Rev 197\u2013225 at 211.\n\n. Kobil, op. cit., p 627.\n\n. M Colgate Love, 'Reinventing the president's pardon power', American Constitution Society for Law and Policy, October 2007, 1\u201319, at 2, 5; Kobil, op. cit., p 212.\n\n. Nida and Spiro, op. cit., pp 212, 214.\n\n. Ibid.\n\n. M Colgate Love, 'Fear of Forgiving: Rule and discretion in the theory and practice of pardoning' (2001\u20132002) 13(3\u20134) Fed Sent R 125\u2013133 at 131.\n\n. M Colgate Love, n 3 above, p 9.\n\n. M Colgate Love, n 6 above, p 128.\n\n. Ibid, pp 129, 132.\n\n. Ibid, p 131.\n\n. Nida and Spiro, op. cit., particularly at p 212.\n\n. United States v George Wilson 32 US 150 (1833), at 160.\n\n. Ex p: In the Matter of William Wells, or a Petition for a Writ of Habeas Corpus 59 US 307 (1855), at 310\u2013311. See also Ex p: In the Matter of Philip Grossman, Petitioner 267 US 87 (1924), at 113: 'Nor is there any substance in the contention that there is any substantial difference in this matter between the executive power of pardon in our Government and the King's prerogative'. See also Schick v Reed, Chairman, United States Board of Parole et al 419 US 256 (1974), at 262.\n\n. R (Bancoult) v Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs (No 2) [2008] 3 WLR 977, para 69.\n\n. See The Attorney General's Survey of Release Procedures (Vol III): Pardon (Government Printing Office, 1939), pp 2\u201344.\n\n. Sir W Holdsworth, A History of English Law, vol II, 4th edn (1936), p 358; vol III, pp 311\u2013312.\n\n. Ibid, vol III, p 312.\n\n. Ibid, vol II, pp 54, 358\u2013359; vol III, pp 311\u2013313.\n\n. WF Duker, 'The President's Power to Pardon: A Constitutional History' (1976\u20131977) 18 Wm & Mary L Rev 475\u2013538, at 479.\n\n. Holdsworth, op. cit., vol II, p 359.\n\n. C Pelham, Chronicles of Crime (1887), vol I, p 127, quoted in The Attorney General's Survey, op. cit., p 41.\n\n. The Attorney General's Survey, op. cit., p 42.\n\n. Ibid, pp 42, 86.\n\n. Ibid, pp 79\u201380.\n\n. Ibid, pp 29\u201332, 241.\n\n. 27 Hen 8, c 24, cl 1.\n\n. Holdsworth, op. cit., vol X, p 415, quoting Fortescue, Correspondence of George III, (i) 395.\n\n. The Attorney General's Survey, op. cit., pp 134\u2013135.\n\n. Holdsworth, op. cit., vol X, pp 360\u2013361.\n\n. Ibid, vol XI, p 569.\n\n. Ibid, pp 571, 573.\n\n. The Attorney General's Survey, op. cit., p 201, citing CS Kenny, Outlines of Criminal Law, 14th edn, pp 515\u2013516.\n\n. Holdsworth, op. cit., vol VI, pp 217\u2013218.\n\n. Thomas v Sorrell.\n\n. United States v Wilson, above, at 160; but cf Ex p Garland 71 US 333 (1866), at 380.\n\n. Burdick v United States 236 US 79 (1914), at 94.\n\n. Ex p William Wells, above.\n\n. Ex p Garland, above, at 380.\n\n. United States v Klein 80 US 128 (1871), at 147.\n\n. Ex p Philip Grossman, above, at 120\u2013121.\n\n. Ibid, at 122.\n\n. The Federalist, (Lodge edn) No LXXIV, p 463.\n\n. Schick v Reed, above, at 263.\n\n. Ibid, at 266.\n\n. Duker, op. cit., 530.\n\n. Ibid, 535.\n\n. Kobil, op. cit., 578, citing Weihofer, 'Pardon: an Extraordinary Remedy' (1940) 12 Rocky Mt L Rev 112, 114.\n\n. Nida and Spiro, op. cit., 211.\n\n. Murphy v Ford, 390 F Supp 1372 (WD Mich 1975), at 1374; and see Kobil, op. cit., 599.\n\n. Kobil, op. cit., 627.\n\n. M Colgate Love, 'Reinventing the President's Pardon Power', op. cit., p 2.\n\n. Ibid, p 1; Nida and Spiro, op. cit., p 215.\n\n. M Colgate Love, 'Reinventing the President's Pardon Power', op. cit., p 1.\n\n. In 1966 Mr Roy Jenkins boldly granted a pardon to Timothy Evans: see GR Rubin, 'Posthumous Pardons, the Home Office and the Timothy Evans Case' (2007) Crim LR 41\u201359. Now, the case could be referred to the Court of Appeal by the CCRC and the conviction quashed.\n\n. See, for example, R (Anderson) v Secretary of State for the Home Department [2002] UKHL 46, [2003] 1 AC 837.\n\n. Council of Civil Service Unions v Minister for the Civil Service [1985] AC 374; R v Secretary of State for the Home Department, ex p Bentley [1994] QB 349.\n\n. Neville Lewis v Attorney General of Jamaica [2001] 2 AC 50.\n\n. Criminal Justice Act 1991, s 36; Crime (Sentences) Act 1997, s. 30; and see S Livingstone, T Owen, and A Macdonald, Prison Law, 3rd edn (OUP, 2003), paras 12.71\u201312.75.\n\n. The Attorney General's Survey, op. cit., p 55.\n\n. Ibid, pp 58\u201361.\n\n. Ibid, pp 64\u201365.\n\n. Ibid, pp 65\u201368.\n\n. Ibid, pp 68\u201372.\n\n. Ibid, pp 72\u201375.\n\n. Ibid, pp 75\u201377.\n\n. Ibid, p 77.\n\n. Ibid, pp 79\u201384.\n\n. Section 34A of the Criminal Justice Act 1991, as amended by ss 99 and 100 of the Crime and Disorder Act 1998; and see Livingstone, Owen, and Macdonald, op. cit., paras 7.66\u20137.77.\n\n. [1992] QB 270, [1994] 1 AC 377.\n\n. The Attorney General's Survey, op. cit., pp 150\u2013153.\n\n. I was greatly assisted in preparing this chapter by Nicholas Gibson, my judicial assistant in the House of Lords in the years 2007\u20132008, who excavated the materials I relied on. There is, however, an extensive literature on this subject of which, despite Nicholas' efforts, I have scarcely scratched the surface.\n\n* This chapter was written and delivered in 2001 as the Singapore Academy of Law Annual Lecture.\n\n. Tennyson, 'You ask me, why', iii.\n\n. Much of the ground covered in this chapter has been very interestingly explored by Douglas Brodie in a series of articles: 'The Heart of the Matter: Mutual Trust and Confidence' (1996) 25(2) ILJ 121; 'Beyond Exchange: The New Contract of Employment' (1998) 27(2) ILJ 79; 'A Fair Deal at Work' (1999) 19 OJLS 83; 'Wrongful Dismissal and Mutual Trust' (1999) 28(3) ILJ 260. I have derived much help from reading these articles, as I have from The Hon Mr Justice Lindsay, 'The Implied Term of Trust and Confidence' (2001) 30(1) ILJ (March) 1.\n\n. Halsbury's Laws of England, 1st edn (1911), p 125, para 245.\n\n. Ibid, p 126, para 245.\n\n. Ibid, p 118, para 233.\n\n. Ibid, pp 119\u2013120, para 234.\n\n. Ibid, p 121, para 237.\n\n. Ibid.\n\n. Ibid, p 124, para 242.\n\n. Ibid, pp 113\u2013114, para 220.\n\n. [1909] AC 488.\n\n. Halsbury, pp 111\u2013112, para 218.\n\n. H Ko tz, 'The Common Code of European Private Law: Third General Meeting, Trento 17\u201319 July 1997' (1997) European Review of Private Law 5\u2013549, at 551.\n\n. See, for example, Mardorf Peach v Attica Sea Carriers Corporation of Liberia (The Laconia) [1977] AC 850.\n\n. Malloch v Aberdeen Corporation [1971] 1 WLR 1578 at 1581.\n\n. Redundancy Payments Act 1965, s 1(2).\n\n. Industrial Relations Act 1971, ss 22, 24.\n\n. Sched 1, para 5(2) of the Trade Union and Labour Relations Act 1974.\n\n. [1972] Ch 305.\n\n. Ibid, at 320.\n\n. Ibid, at 321.\n\n. Wilson v Racher [1974] ICR 428.\n\n. Ibid, at 429.\n\n. Ibid.\n\n. Ibid, at 430\u2013431.\n\n. Ibid, at 430.\n\n. See, for example, Spring v Guardian Assurance Plc [1995] 2 AC 296 per Lord Slynn at 335, Lord Woolf at 352; Johnson v Unisys Ltd [2001] UKHL 13, per Lord Steyn, Lord Hoffmann, and Lord Millett.\n\n. Malik v Bank of Credit and Commerce International (SA) [1998] AC 20 at 37\u201338.\n\n. Reference Re Public Service Employee Relations Act [1987] 1 SCR 313 at 368, per Dickson CJ, quoted with approval by Iacobucci J in Wallace v United Grain Growers Ltd (1997) 152 DLR (4th) 1 at 32\u201333.\n\n. Robinson v Crompton Parkinson Ltd [1978] ICR 401 at 403.\n\n. Courtaulds Northern Textiles Ltd v Andrew [1979] IRLR 84 at 85\u201386.\n\n. [1981] ICR 666.\n\n. Ibid, at 670.\n\n. Ibid, at 671.\n\n. Ibid, per Browne-Wilkinson J, giving the judgment of the Employment Appeal Tribunal, at 671\u2013672.\n\n. The language in Sched 1, para 5(2) to the 1974 Act was re-enacted in the Employment Protection (Consolidation) Act 1978, s 55(2) and then in the Employment Rights Act 1996, s 95.\n\n. [1982] 1CR 693 at 698. The implied term was expressly approved by the Court of Appeal in Lewis v Motorworld Garages Ltd [1986] ICR 157.\n\n. [1991] ICR 524.\n\n. Ibid, at 533.\n\n. Associated Tyre Specialists (Eastern) Ltd v Waterhouse [1976] IRLR 386.\n\n. Isle of Wight Tourist Board v Coombes [1976] IRLR 413.\n\n. Fyfe & McGrouther Ltd v Byrne [1977] IRLR 29.\n\n. Wood v Freeloader Ltd [1977] IRLR 455.\n\n. Wetherall (Bond St W1) Ltd v Lynn [1978] ICR 205.\n\n. Post Office v Roberts [1980] IRLR 347.\n\n. Lewis v Motorworld Garages Ltd [1986] ICR 157.\n\n. [1986] IRLR 93.\n\n. Bliss v South East Thames Regional Health Authority [1987] ICR 700.\n\n. Smyth v Croft Inns Ltd [1996] IRLR 84.\n\n. [1989] IRLR 507.\n\n. Ibid, at 512, para 50.\n\n. [1992] 1 AC 294.\n\n. Ibid, at 306.\n\n. [1995] 2 AC 296.\n\n. Ibid, at 335, 352.\n\n. Walker v Northumberland County Council [1995] IRLR 35.\n\n. [1995] IRLR 516.\n\n. Ibid, at 517, para 11.\n\n. Ibid, at 517, para 12.\n\n. [1998] AC 20.\n\n. Particularly per Lord Steyn at 46.\n\n. Per Lord Nicholls at 33\u201334.\n\n. [1909] AC 488.\n\n. [2001] UKHL 13, [2001] 2 WLR 1076.\n\n. [1999] ICR 809.\n\n. [2001] UKHL 13, [2001] 2 WLR 1076 at 1078\u20131090.\n\n. Ibid, at 1078, para 2.\n\n. [2001] 2 WLR 1076 at 1091\u20131092, para 37.\n\n. See n 38.\n\n* This chapter was originally published in 2010 in the Journal of European Tort Law.\n\n. I use the term 'tort' as that most familiar to me as an English lawyer. But I regard the term as indistinguishable in meaning from 'delict'.\n\n. H Koziol and BC Steininger (eds) (Springer, 2008), pp 5\u20139.\n\n. Ibid, p 5, para 12.\n\n. Smith v Chief Constable of Sussex [2008] UKHL 50, [2009] 1 AC 225, [2008] 3 WLR 593.\n\n. Koziol and Steininger, op. cit., pp 220\u2013224.\n\n. [2008] UKHL 50, [2009] 1 AC 225, at paras 20\u201326.\n\n. Ibid, Lord Hope, at para 62; Lord Brown, at para 113.\n\n. Ibid, Lord Phillips, at paras 84\u2013103 and Lord Carswell, at paras 104\u2013110.\n\n. Ibid, Lord Carswell, at para 107.\n\n. Ibid, at para 72.\n\n. Ibid, at para 75.\n\n. Ibid, at para 101.\n\n. Ibid, at para 107.\n\n. Ibid, at para 125.\n\n. Ibid, at para 139.\n\n. Ibid, at para 44.\n\n. Ibid, at para 109.\n\n. Ibid, at para 77.\n\n. Ibid at para 100.\n\n. [1989] AC 53.\n\n. [2008] UKHL 50, [2009] 1 AC 225, at paras 103, 104, and 141.\n\n. [1989] AC 53 at 60\u201362, 64, 65.\n\n. Ibid, at 63.\n\n. Ibid, at 63B\u2013D.\n\n. Brooks v Commissioner of Police of the Metropolis [2005] UKHL 24, [2005] 1 WLR 1495, paras 3, 6, 28, 37, 39.\n\n. [1989] AC 53 at 63D\u2013E.\n\n. Ibid, at 63D\u2013G.\n\n. Ibid, at 63G\u2013H.\n\n. Ibid, 63H\u201364A.\n\n. [2002] 1 AC 615.\n\n. (1998) 29 EHRR 245.\n\n. (2001) 34 EHRR 97, at 138, para 100.\n\n. See Brooks, above, para 27, per Lord Steyn.\n\n. [1989] AC 53 at 63A.\n\n. Ibid, at 64A.\n\n. Ibid, at 59B\u2013D.\n\n. [2005] UKHL 24, [2005] 1 WLR 1495.\n\n. Ibid, at paras 2, 14.\n\n. Ibid, at para 4.\n\n. Ibid, at para 30.\n\n. Ibid, at para 6.\n\n. Ibid, at para 34. Although Lord Carswell, in Smith, para 109, expressed doubt whether opprobrious epithets provide a satisfactory and workable definition of a legal concept.\n\n. Smith\/Brooks paras 78, 81, 89, 97, 108, 132.\n\n. X (Minors) v Bedfordshire County Council [1995] 2 AC 633 at 633D, accepted by Lord Browne-Wilkinson at 749G in an opinion with which his colleagues agreed: 728E, 729H, 730A, 771H.\n\n. [2005] UKHL 24, [2005] 1 WLR 1495, at paras 24\u201325.\n\n. 4th edn (Hart Publishing, 2002), pp 893\u2013899.\n\n. (Third Civil Senate) 30 April 1953, LM \u00a7839 [FG] BGB No 5.\n\n. The German Law of Torts, pp 953\u2013956.\n\n. Ibid, p 955.\n\n. Ibid.\n\n. Ibid, pp 955\u2013956.\n\n. BS Markesinis, J-B Auby, D Coester-Waltjen, and SE Deakin, Tortious Liability of Statutory Bodies (Hart Publishing, 1999), p 29.\n\n. Conseil d'Etat, 29 July 1948, Recueil des arre\u00f4ts du Conseil d'Etat, 213; see Markesinis et al, op. cit., p 30.\n\n. Conseil d'Etat, 26 June 1985, Recueil des arre\u00f4ts du Conseil d'Etat, 254; see Markesinis et al, op. cit., p 30.\n\n. Societe\u00e9 Le Profil, Conseil d'Etat, 27 April 1979, Recueil des arre\u00f4ts du Conseil d'Etat, 171: see Markesinis et al, op. cit., p 30.\n\n. Hayes v The Minister of Finance [2007] IESC 8, [2007] 1 ILRM 442: Police Liability Traffic Accident; see Koziol and Steininger, op. cit., pp 358\u2013359.\n\n. [1995] 2 AC 633.\n\n. [1996] AC 923.\n\n. [2005] 2 AC 373.\n\n* This chapter was written and delivered in 2001 as the sixteenth Sultan Azlan Shah Lecture.\n\n. 'Commercial Disputes Resolution in the 90's', The Sultan Azlan Shah Law Lectures (1999), p 150.\n\n. (1761) 2 Burr 1198 at 1214.\n\n. (1774) 1 Cowper 143 at 153; Lofft 631 at 643.\n\n. Sir W Holdsworth, A History of English Law, vol 12, pp 527\u2013528.\n\n. Edie v East India Co (1761) 2 Burr 1216.\n\n. (1757) 1 Burr 341 at 347.\n\n. Luke v Lyde (1759) 2 Burr 882 at 887.\n\n. Bexwell v Christie (1776) 1 Cowp 395 at 396.\n\n. Lord Mansfield (1936), p 118.\n\n. Simond v Boydell (1779) 1 Dougl 268 at 270.\n\n. Hotham v East India Company (1779) 1 Dougl 272 at 277.\n\n. In Lickbarrow v Mason (1787) 2 TR 63 at 73.\n\n. The last Attorney-General to be appointed Lord Chief Justice was Lord Hewart in 1922, if Lord Caldecote (who had been Attorney-General, but briefly served as Lord Chancellor in 1939\u20131940) is excepted. But Lord Simon of Glaisdale, who had been Solicitor-General, was appointed to be President of the Probate, Divorce and Admiralty Division of the High Court in 1962.\n\n. Fifoot. op.cit., p 39.\n\n. Ibid, p 35.\n\n. Holdsworth, op. cit., vol 12, p 526.\n\n. See The Mansfield Manuscripts, ed. Oldham (1992), vol 1, pp 479, 610; JD Samson, 'Lord Mansfield and Negotiable Instruments' (1988) 11(3) Dalhousie Law Journal 931 at 944.\n\n. The Mansfield Manuscripts, vol 1, p 42.\n\n. Fifoot, op. cit., p 83.\n\n. The Mansfield Manuscripts, vol 1, p 451.\n\n. The Mansfield Manuscripts, vol 1, p 452.\n\n. JA Park, Park on Insurances (Butterworth, 1787), xiv.\n\n. Carter v Boehm (1766) 3 Burr 1905 at 1909.\n\n. Ibid, at 1910.\n\n. Ibid, at 1911.\n\n. Pawson v Watson (1778) 2 Cowp 785 at 788.\n\n. De Wahn v Hartley (1786) 1 TR 343 at 345.\n\n. Pelly v Royal Exchange Assurance Co (1757) 1 Burr at 347.\n\n. Lavabre v Wilson (1779) 1 Dougl 284 at 291.\n\n. Hamilton v Mendes (1761) 2 Burr 1198 at 1214.\n\n. Stevenson v Snow (1761) 3 Burr 1237 at 1240; Tyrone v Fletcher (1777) 2 Cowp 666 at 668. In this brief account I have drawn on the helpful summary given by Holdsworth, op. cit., vol 12, pp 536\u2013540.\n\n. Holdsworth, op. cit., p 529.\n\n. In Bullen v Crips (1703) 6 Mod 29; Hussey v Jacob (1696) 1 Com 4; Clerke v Martin (1700) 2 Ld Raym 757, 758 and other cases.\n\n. Including Grant v Vaughan (1764) 3 Burr 1516; Heylin v Adamson (1758) 2 Burr 669; and Edie v East India Co (1761) 2 Burr 1216.\n\n. (1781) 2 Dougl 633 at 636.\n\n. This topic is well discussed by Samson, op. cit., pp 931\u2013945.\n\n. Fletcher et al. v Morey (1843) 9 Fed Cas 266.\n\n. North Western Bank Ltd v John Poynter, Son & Macdonalds [1895] AC 56.\n\n. In re David Allester Ltd [1922] 2 Ch 211 at 218, per Astbury J.\n\n. Lloyds Bank Ltd v Bank of America National Trust and Savings Association [1938] 2 KB 147 at 166. In this account I have gratefully drawn on R Cranston, 'Doctrine and Practice in Commercial Law' in The Human Face of Law, Hawkins (ed.) (OUP, 1997), pp 200\u2013206.\n\n. [1992] 2 AC 1.\n\n. [1990] 2 QB 697. This case is interestingly and objectively discussed by E McKendrick, 'Local Authorities and Swaps: Undermining the Market?' in Making Commercial Law, Ross (ed.) (Clarendon Press, 1997), pp 201\u2013237.\n\n. KP Berger, 'Transnational Commercial Law in the Age of Globalization' (Centro di studi e richerche di diritto comparato e straniero, Rome, 2001), pp 4\u20135.\n\n. Ibid, p 5.\n\n. Discussed by MJ Bonell, 'The UNIDROIT Principles of International Commercial Contracts and the Principles of European Contract Law', and \u00d6 Lando, 'Eight Principles of European Contract Law' in Making Commercial Law (1997), pp 91, 103.\n\n* This chapter was written and delivered at the University of Edinburgh Centre for Commercial Law. It was published in the Edinburgh Law Review.\n\n. 'Commercial Contracts and the Commercial Court' [1984] LMCLQ 382 at 391.\n\n. 'Contract Law: Fulfilling the Reasonable Expectations of Honest Men', in Democracy Through Law (Ashgate, 2004), pp 225, 226.\n\n. In Wigmore on Evidence (1981 rev), vol 9, para 2461, reference was made to 'flexible rationalism'. Lord Nicholls of Birkenhead, 'My Kingdom for a Horse: The Meaning of Words' (2005) 121 LQR 577 at 577, 586, 591 adopted this expression as capturing what he advanced as the preferred approach to interpretation.\n\n. (1877) 2 App Cas 743, 763.\n\n. 1891 18 R 957 at 960.\n\n. In Petromec Inc v Petroleo Brasileiro SA Petrobras [2005] EWCA Civ 891, para 23, Mance LJ voiced doubts whether courts ever construed agreements literally and without regard to their context.\n\n. [1998] 1 WLR 896 at 912.\n\n. G McMeel, 'The Principles and Policies of Contractual Construction' in Contract Terms, ed. Burrows and Peel (OUP, 2007), p 27 at p 29.\n\n. Timothy Walker J in NLA Group Ltd v Bowers [1999] 1 Lloyd's Rep 109 at 112.\n\n. Arbuthnott v Fagan (Court of Appeal (Civil Division) 30 July 1993, Transcript No 1024\/1993), quoted by Mance J in Charter Reinsurance Co Ltd v Fagan [1997] AC 313 at 325\u2013326, 350.\n\n. [1971] 1 WLR 1381.\n\n. Ibid, at 1383.\n\n. Ibid, at 1384.\n\n. Ibid, at 1384\u20131385.\n\n. Utica City National Bank v Gunn (1918) 118 NE 607.\n\n. This judgment by the Law Report editors was repeated in the case of Reardon Smith Line Ltd v Yngvar Hansen-Tangen, below, and, perhaps more surprisingly, in the case of ICS itself.\n\n. [1976] 1 WLR 989.\n\n. [1976] 1 WLR 995\u2013996.\n\n. [1974] AC 235.\n\n. [1976] 1 WLR at 996.\n\n. [1914] AC 71.\n\n. Ibid, at 82.\n\n. Ibid, at 997.\n\n. [1998] 1 WLR 896 at 912.\n\n. Ibid.\n\n. Ibid.\n\n. Ibid, at 912\u2013913.\n\n. [2001] UKHL 8, [2002] 1 AC 251, at para 39.\n\n. [1971] 1 WLR 1381.\n\n. [1998] 1 WLR 896 at 913.\n\n. Ibid.\n\n. Hamburg Houtimport BV v Agrosin Private Ltd [2003] UKHL 12, [2004] 1 AC 715.\n\n. [1998] 1 WLR 896 at 913.\n\n. National Bank of Sharjah v Dellborg [1997] EWCA Civ 2070 (Saville, Thorpe, and Judge LJJ, 9 July 1997).\n\n. Scottish Power Plc v Britoil (Exploration) Ltd [1997] EWCA Civ 2752 (Staughton, Otton, and Robert Walker LJJ, 18 November 1997).\n\n. 'How Do the Courts Interpret Commercial Contracts?' (1999) 58 CLJ 303, 307.\n\n. M Clarke, 'Interpreting Contracts\u2014The Price of Perspective' (2000) 59 CLJ 18, 20.\n\n. 'Thrashing Through the Undergrowth' (2006) 122 LQR 354, 359. This article was thought by Thomas J, sitting in the Supreme Court of New Zealand, to deserve 'close consideration': Wholesale Distributors v Gibbons [2007] NZSC 37 (30 May 2007), para 118.\n\n. 'Construction of Commercial Contracts: A Practitioner's Perspective' in Contract Terms, ed. Burrows and Peel (OUP, 2007), ch 2, pp 17\u201324.\n\n. Ibid, p 18.\n\n. Ibid.\n\n. Ibid.\n\n. Ibid, and pp 19, 20.\n\n. Ibid, p 19.\n\n. Ibid, p 21.\n\n. Ibid, pp 19\u201321.\n\n. Ibid, p 20.\n\n. Ibid, p 21.\n\n. Ibid.\n\n. Ibid, p 22.\n\n. 1998 SC 657.\n\n. Ibid, 661.\n\n. Ibid, 670.\n\n. Ibid, 677.\n\n. [1999] Scot CS 9, SCLR 284 (8 January 1999).\n\n. 2002 SLT 224.\n\n. See SC Smith, 'Making Sense of Contracts', 1999 SLT 307; 'Beware the Factual Matrix' (2004) 55 Civ PB 1\u20133.\n\n. 2002 SC 534, paras 18\u201319.\n\n. [2003] Scot CS 25, para 18.\n\n. [2005] Scot CS CSIH 4 (11 January 2005).\n\n. At para 14.\n\n. [2007] Scot CS CSIH 12 (2 February 2007), paras 93, 103.\n\n. Analog Devices BV and others v Zurich Insurance Co [2005] IESC 12 [2005] 1 IR 274, 280\u2013281.\n\n. Resource Underwriting Ltd v McHugh and Lynch [2000] NICA 26, para 27 (per Carswell LCJ); Miller v Northern Ireland Office [2007] NIQB 12 (26 February 2007), para 18.\n\n. Hitachi Plant Engineering & Construction Co Ltd and Another v Eltraco International Pte Ltd [2003] SGCA 38, [2004] 4 LRC 1, para 37.\n\n. Royal Botanic Gardens and Domain Trust v South Sydney City Council [2002] HCA 5, (2002) 186 ALR 289, para 39.\n\n. Codelfa Construction Pty Ltd v State Railway Authority of NSW [1982] HCA 24, (1982) 149 CLR 337, 352. The difference between the two approaches, if any, would appear to be small: Lion Nathan Australia Pty Ltd v Coopers Brewery Ltd [2005] FCA 1812, para 79.\n\n. Eli Lilly and Co v Novopharm Ltd [1998] 2 SCR 129.\n\n. GR Hall, 'A Curious Incident in the Law of Contract: the impact of 22 words from the House of Lords' (2004) 40 CBLJ 20, 22, 32, 39, 41, 44. The author suggests (at 26) that Lord Hoffmann's 'attempt to justify his result as governed by existing principles must be considered at best suspect and at worst disingenuous', an opinion I would roundly reject.\n\n. D Fleming, 'Alice and the Judiciary\u2014Interpreting Contracts' (1998) 57 CLJ 447, 448.\n\n. G Virgo, 'Contract Construction and Risk Allocation' (1999) 58 CLJ 273, 274.\n\n. R (Westminster City Council) v National Asylum Support Service [2002] UKHL 38, [2002] 1 WLR 2956, para 5, per Lord Steyn. Lord Steyn also described the ICS decision as 'important' in 'The Intractable Problem of the Interpretation of Legal Texts' in 2002: see J Steyn, Democracy Through Law (Ashgate 2004), p 41, at p 45.\n\n. D W McLauchlan, 'The New Law of Contract Interpretation' (2000) 19 NZUL Rev 147, 148.\n\n. G McMeel, 'Language and the Law Revisited: An Intellectual History of Contractual Interpretation' (2005) 34 Common Law World Review 256, 261.\n\n. Ibid, 266.\n\n. Ibid, 286.\n\n. 'The Principles of Contractual Construction', in Contract Terms, ed. Burrows and Peel (OUP, 2007), pp 27\u201351.\n\n. Ibid, p 29.\n\n. Ibid, pp 27, 29; Norton on Deeds, 2nd edn (1928), p 91.\n\n. 'The Principles of Contractual Construction', op. cit., p 30.\n\n. Static Control Components (Europe) Ltd v Egan [2004] EWCA Civ 392, [2004] 2 Lloyd's Rep 429, para 29.\n\n. 'The Principles and Policies of Contractual Construction', op. cit., p 46.\n\n. [2001] UKHL 8, [2002] 1 AC 251, para 39.\n\n. Vallejo v Wheeler (1774) 1 Cowp 143, 153, per Lord Mansfield, quoted in The Starsin [2003] UKHL 12, [2004] 1 AC 715, para 13.\n\n. D Nicholls, 'My Kingdom For a Horse: The Meaning of Words' (2005) 121 LQR 577\u2013591. His argument was the subject of criticism in an illuminating judgment of Briggs J in Chartbrook Ltd v Persimmon Homes Ltd [2007] EWHC 409 (Ch), [2007] 2 P&CR 158, paras 32\u201338.\n\n. A Burrows and E Peel, 'Overview' in Contract Terms (OUP, 2007), p 4.\n\n. J Steyn, 'The Intractable Problem of the Interpretation of Legal Texts' in Democracy Through Law (Ashgate, 2004), p 46.\n\n. Partenreederei MS Karen Oltmann v Scarsdale Shipping Co Ltd [1976] 2 Lloyd's Rep 708. See also ProForce Recruit Ltd v The Rugby Group Ltd [2006] EWCA Civ 69. In his judgment in Chartbrook, above, para 42, Briggs J suggests that the private dictionary cases should be reanalysed as concerned with rectification rather than construction.\n\n. The belief that our approach differs from that followed in France and Germany is, to some extent at least, unsound: see S Vogenauer, 'Interpretation of Contracts: Concluding Comparative Observations' in Contract Terms, op. cit., ch 7.\n\n. (1877) 4 R 1005 at 1016\u20131017.\n\n. I have in mind decisions such as Hunter v Barron's Trustees (1886) 13 R 883, Jopp's Trustees v Edmond (1888) 15 R 271, and Welwood's Trustees v Mungall 1921 SC 911. But the House of Lords took a very negative view in James Miller & Partners Ltd v Whitworth Street Estates (Manchester) Ltd [1970] AC 583 at 603, 604, 610, 615.\n\n. I am indebted to my judicial assistant, Nicholas Gibson, for his help in preparing this chapter, and also, as always, to Diana Procter.\n\n* This chapter was written and delivered in October 2003 at a conference celebrating the centenary of the Australian High Court.\n\n. See 'The Future of the Common Law' in The Business of Judging (OUP, 2000), p 387.\n\n. Advocate General of Bengal v Ranee Surnomoyee Dossee (1863) Moo. Ind App 391 at 432\u2013433. I touched on this subject in somewhat greater detail in a 'Speech on the Jubilee of the Supreme Court of India' in The Business of Judging, op. cit., p 117.\n\n. Geelong Harbour Trust Commissioners v Gibbs Bright & Co [1974] AC 810; Australian Consolidated Press Ltd v Uren [1969] 1 AC 590 at 644.\n\n. Invercargill City Council v Hamlin [1996] AC 624 at 640 (Lord Lloyd of Berwick).\n\n. I would cite, as an example, Fairchild v Glenhaven Funeral Services [2002] UKHL22, [2003] 1 AC 32, where, on the particular facts, the conventional 'but for' test of tortious liability was rejected in favour of a more complex and perhaps more controversial test, felt to be more apt for application to that case.\n\n. See Duncan & Neill on Defamation, 2nd edn (Butterworth, 1983), pp 93\u201394.\n\n. [1948] 1 KB 580.\n\n. Defamation Act 1952, s 10.\n\n. 376 US 254 (1964).\n\n. (1994) 182 CLR 104.\n\n. (1994) 182 CLR 211.\n\n. (1994) 182 CLR 104 at 126.\n\n. Lange v Atkinson and Australian Consolidated Press NZ Ltd [1997] 2 NZLR 22 at 30\u201332, 39\u201343, 45, 46.\n\n. Lange v Australian Broadcasting Corporation (1997) 189 CLR 520.\n\n. Ibid, at 573.\n\n. Ibid, at 571.\n\n. Ibid, at 557\u2013572.\n\n. [1998] 3 NZLR 424.\n\n. Ibid, at 469\u2013470.\n\n. [1998] 3 NZLR, 424 at 462\u2013467.\n\n. Ibid, at 468.\n\n. Reynolds v Times Newspapers Ltd [2001] 2 AC 127.\n\n. Ibid, at 167.\n\n. Ibid, at 177.\n\n. Ibid, at 167, 177.\n\n. Ibid, at 177.\n\n. Ibid, at 175.\n\n. Ibid, at 176.\n\n. Ibid, at 197.\n\n. Ibid, at 204.\n\n. Ibid, at 200.\n\n. [2000] 1 NZLR 257.\n\n. Ibid, at 263.\n\n. Ibid, at 261.\n\n. Ibid, at 262.\n\n. Ibid, at 263.\n\n. [2000] 3 NZLR 385 at paras 21\u201322.\n\n. Ibid, at paras 12, 26\u201327.\n\n. Ibid, at paras 28\u201331.\n\n. Ibid, at para 34.\n\n. Ibid, at para 38.\n\n. Ibid, at para 40. 'Defaming Politicians: A Response to Lange v Atkinson' (New Zealand Law Commission, Report 64, 2000) suggests that the balance between protection of free expression and protection of reputation may yet call for further adjustment.\n\n. [2002] HCA 57.\n\n. See paras 6, 13, 134\u2013135, 210, 286.\n\n. See paras 5, 161, 222, 286.\n\n. See paras 3, 64\u201373, 123\u2013124, 143\u2013160, 173\u2013176.\n\n. As Gleeson CJ points out in Azzopardi v R [2001] HCA 25 at para 6, the earliest Australian legislation was the Accused Persons Evidence Act 1882 of South Australia.\n\n. Kops v The Queen [1894] AC 650.\n\n. R v Rhodes [1899] 1 QB 77.\n\n. At 653 and 83\u201384 of the respective reports.\n\n. R v Bathurst [1968] 2 QB 99 at 107\u2013108; R v Martinez-Tobon [1994] 1 WLR 388 at 394, 397.\n\n. R v Martinez-Tobon, [1994] 1 WLR at 397.\n\n. [1985] 1 NZLR 357.\n\n. R v Drain (11 October 1994, CA 249\/94, unreported).\n\n. (1993) 178 CLR 217.\n\n. Li Defan v Hong Kong Special Administrative Region [2002] HKCFA 10 (14 March 2002), paras 27\u201328.\n\n. R v Noble [1997] 1 SCR 874.\n\n. See para 114.\n\n. (1993) 178 CLR 217.\n\n. (2000) 199 CLR 620.\n\n. [2001] HCA 25 (3 May 2001).\n\n. (1993) 178 CLR 217.\n\n. See para 68.\n\n. Dyers v The Queen (2002) 192 ALR 181.\n\n. Criminal Justice and Public Order Act 1994, s 35(3).\n\n. See T Bingham, 'Silence is Golden\u2014or is it?' in The Business of Judging, op. cit., pp 285, 289.\n\n. Murray v United Kingdom (1996) 22 EHRR 29; Condron v United Kingdom (2001) 31 EHRR 1; Beckler v United Kingdom (2003) 36 EHRR 162.\n\n. (1854) 5 HLC 185; 10 ER 868.\n\n. (1866) LR 1 HL 129.\n\n. (1877) 2 App Cas 439.\n\n. (1888) 40 Ch D 268.\n\n. Sarat Chunder Dey v Gopal Chunder Laha (1892) 19 LR Ind App 203; Calgary Milling Co Ltd v American Surety Co of New York [1919] 3 WWR 98, applied in De Tchihatchef v Salerni Coupling, Ltd [1932] 1 Ch 330.\n\n. (1933) 49 CLR 507 at 546\u2013547.\n\n. (1937) 59 CLR 641 at 674\u2013677.\n\n. See Waltons Stores (Interstate) Ltd v Maher (1988) 164 CLR 387 at 447\u2013448 (Deane J).\n\n. See Legione v Hateley (1983) 152 CLR 406 at 432 (Mason J and Deane J).\n\n. (1937) 59 CLR 641 at 674.\n\n. [1947] KB 130.\n\n. Moorgate Mercantile Co Ltd v Twitchings [1976] QB 225 at 242.\n\n. [1957] 1 QB 371.\n\n. Ibid, at 380.\n\n. [1976] QB 225.\n\n. Ibid, at 241\u2013242.\n\n. [1976] Ch 179.\n\n. [1982] QB 84 at 121.\n\n. Ibid, at 122.\n\n. Woodhouse A.C. Israel Cocoa Ltd SA v Nigerian Produce Marketing Co Ltd [1972] AC 741 at 758.\n\n. Taylors Fashions Ltd v Liverpool Victoria Trustees Co Ltd (Note) [1982] QB 133 at 151\u2013152.\n\n. Moorgate Mercantile Co Ltd v Twitchings [1976] QB 225 at 241.\n\n. [1988] 2 Lloyd's Rep 343.\n\n. Contract Law in Australia, 4th edn (2002), p 141, n 254.\n\n. M Spence, Protecting Reliance: The Emergent Doctrine of Equitable Estoppel (1999), pp 15\u201316, quoting Sir A Mason, 'Themes and Prospects' in PD Finn (ed.), Essays in Equity (1985), pp 244\u2013245.\n\n. (1983) 152 CLR 406.\n\n. (1988) 164 CLR 387.\n\n. (1989) 168 CLR 385.\n\n. (1990) 170 CLR 394.\n\n. Only in Waltons Stores was the High Court decision unanimous in holding that Waltons Stores was estopped from denying that it was bound to accept a lease from Mr and Mrs Maher. In Legione v Hateley, Mason, Brennan, and Deane JJ held that the vendor was not estopped. Gibbs CJ and Murphy J would have held that the vendors were estopped (at 423). In Foran v Wight, Brennan and Deane JJ based their conclusion on estoppel, holding that the vendors were estopped. Mason CJ, dissenting, considered estoppel, but would have held that the purchasers could not invoke it (at 413). In Verwayen, Mason CJ, dissenting with Brennan and McHugh JJ, considered the question of estoppel, holding that the Commonwealth was free to dispute its liability to the claimant. The majority held that the Commonwealth was not free to dispute its liability to the plaintiff. Only Deane and Dawson JJ based their decisions on estoppel.\n\n. (1933) 49 CLR 507. See Legione, 430 (Mason J and Deane J); Waltons Stores, 413\u2013414, 427 (Brennan J), 443\u2013445 (Deane J), 461 (Gaudron J); Foran, 436 (Deane J); Verwayen, 409\u2013410 (Mason CJ), 413 (Brennan J), 434 (Deane J), 453 (Dawson J), 480 (Gaudron J), 500 (McHugh J).\n\n. (1937) 59 CLR 641. See Legione, 431 (Mason J and Deane J); Waltons Stores, 414 (Brennan J), 443\u2013445, 447\u2013449 (Deane J), 458, 460\u2013461 (Gaudron J); Foran, 412 (Mason CJ), 434 (Deane J); Verwayen, 409, 415 (Mason CJ), 431 (Brennan J), 434 (Deane J), 480 (Gaudron J), 500\u2013501 (McHugh J).\n\n. [1976] Ch 179. See Waltons Stores, 403\u2013404 (Mason CJ and Wilson J), 417, 420, 423, 425 (Brennan J), 460 (Gaudron J); Verwayen, 411 (Mason CJ).\n\n. [1982] QB 84. See Waltons Stores, 403 (Mason CJ and Wilson J), 419 (Brennan J); Verwayen, 440, 442 (Deane J).\n\n. [1982] QB 133. See Waltons Stores, 403\u2013404 (Mason CJ and Wilson J), 413 (Mason CJ), 440, 442 (Deane J).\n\n. (1866) LR 1 HL 129. See Waltons Stores, 424 (Brennan J).\n\n. (1877) 2 App Cas 439. See Legione, 433 (Mason J and Deane J); cited in Verwayen, 432\u2013433 (Deane J).\n\n. [1947] KB 130. That approach was endorsed in pre-existing contractual relationships in Legione, 434\u2013435. Mason J and Deane J left open the question whether promissory estoppel should be available regardless of a pre-existing relationship (at 435). Deane J considered High Trees again in Verwayen, 432\u2013433.\n\n. Legione, 421 (Gibbs CJ and Murphy J), 432, 434\u2013435 (Mason J and Deane J); Waltons Stores, 398\u2013399 (Mason CJ and Wilson J), 450\u2013452 (Deane J); Foran, 411 (Mason CJ, dissenting), 435\u2013436 (Deane J).\n\n. Legione, 421 (Gibbs CJ and Murphy J), 434\u2013435 (Mason J and Deane J); Waltons Stores, 432 (Brennan J), 452 (Deane J), 458 (Gaudron J); Foran, 435 (Deane J), 457 (Gaudron J).\n\n. Waltons Stores, 400 (Mason CJ and Wilson J), 415\u2013416 (Brennan J), 444\u2013445 (Deane J); Foran, 450 (Dawson J).\n\n. Waltons Stores, 400\u2013404 (Mason CJ and Wilson J), 424 (Brennan J); Foran, 435 (Deane J).\n\n. Verwayen, 410 (Mason CJ).\n\n. Waltons Stores, 404 (Mason CJ and Wilson J), 419 (Brennan J), 448\u2013449, 450\u2013452 (Deane J); Verwayen, 410\u2013411 (Mason CJ), 440, 443\u2013446 (Deane J), 428\u2013429 (Brennan J, dissenting).\n\n. Two subsequent cases of the High Court have considered or applied the principles thought to be established by the earlier decisions of the High Court: Giumelli v Giumelli (1999) 196 CLR 101 at 112\u2013114 (Gleeson CJ, McHugh, Gummow, and Callinan JJ); New South Wales v Lepore [2003] HCA 4 at para 131.\n\n. In re Goldcorp Exchange Ltd (In Receivership) [1995] 1 AC 74 at 92; Union Eagle Ltd v Golden Achievement Ltd [1997] AC 514 at 521\u2013522. See also Baird Textile Holdings Ltd v Marks & Spencer Plc [2001] EWCA Civ 274; Jennings v Rice and Others [2002] EWCA Civ 159 at paras 55\u201356.\n\n. Miller v United States Steel Corporation 902 F 2d 573 (1990), 574 (Posner J).\n\n. Ultramares Corporation v Touche 174 NE 441 (1931), 444 (Cardozo J). See also Perrett v Collins [1998] 2 Lloyd's Rep 255 at 260; Bryan v Maloney (1995) 182 CLR 609 at 632 (Brennan J); BS Markesinis and SF Deakin, Tort Law, 4th edn (Clarendon Press, 1999), pp 88\u201389; WVH Rogers, Winfield & Jolowicz on Tort, 16th edn (Sweet & Maxwell, 2002), pp 158\u2013159.\n\n. (1875) LR 10 QB 453.\n\n. [1947] AC 265.\n\n. Lord Simonds at 306. This authority was discounted by Lord Keith in Murphy v Brentwood District Council [1991] 1 AC 398 as 'turning on specialities of maritime law concerned in the relationship of joint adventures at sea', and certainly the appeal appears to have been argued on such a basis. This analysis is not easy to reconcile with the example given by Lord Roche, one of the majority, at 280, based on a collision between two lorries.\n\n. [1932] AC 562.\n\n. [1964] AC 465.\n\n. In particular Lord Hodson at 509 and Lord Devlin at 517.\n\n. Mutual Life & Citizens' Assurance Company Limited v Evatt (1968) 122 CLR 556; Shaddock & Associates Pty Ltd v Parramatta City Council (1981) 150 CLR 225; San Sebastian Pty Ltd v The Minister (1986) 162 CLR 340.\n\n. Mutual Life and Citizens' Assurance Co Ltd v Evatt [1971] AC 793. A majority of the Privy Council allowed an appeal against a majority decision of the High Court, which was later affirmed by the High Court in Shaddock Associates Pty Ltd v Parramatta City Council (1981) 150 CLR 225. Preference for the decision of the High Court and the joint dissenting opinion in the Privy Council was not confined to the Southern Hemisphere: see Esso Petroleum Ltd v Mardon [1976] QB 801 at 827 (Ormrod LJ); Spring v Guardian Assurance Plc [1995] 2 AC 296 at 320 (Lord Goff); JBK Rickford, 'A Mirage in the Wilderness: Hedley Byrne Considered' (1971) 34 MLR 328\u2013335; Salmond and Heuston, Law of Torts, 21st edn, (Sweet & Maxwell, 1996), pp 212\u201313.\n\n. (1976) 136 CLR 529.\n\n. While I understand Gibbs J (at 555) to have accepted the rule subject to exceptions, I understand Stephen J (at 574), Mason J (at 591), Jacobs J (at 598), and Murphy J (at 606) to have rejected it.\n\n. (1976) 136 CLR 529 at 591 (Mason J).\n\n. Ibid, at 555\u2013556 (Gibbs J), 593 (Mason J).\n\n. Ibid, at 574\u2013575 (Stephen J), 604\u2013605 (Jacobs J).\n\n. (1973) 40 DLR (32) 530, [1974] SCR 1189. See Caltex Oil (Australia) Pty Ltd v The Dredge 'Willemstad' (1976) 136 CLR 529 at 552 (Gibbs J), 559, 566, 578 (Stephen J), 586, 593 (Mason J).\n\n. [1978] AC 728.\n\n. Particularly the partly dissenting judgment of Laskin J: see Lord Wilberforce at 760.\n\n. Judgment was given by the High Court of 9 December 1976. Argument opened in the House of Lords on 3 February 1977.\n\n. [1978] AC 728 at 751\u2013752.\n\n. [1983] 1 AC 520.\n\n. [1975] 2 NZLR 546, [1977] 1 NZLR 394.\n\n. Caltex was cited by Lord Fraser at [1983] 1 AC 520 at 532; Lord Roskill at 544.\n\n. (1984) 157 CLR 425.\n\n. In particular, 465 (Mason J), 481, 493 (Brennan J), and 508 (Deane J).\n\n. Ibid, at 461\u2013466, 470 (Mason J).\n\n. Ibid, at 495\u2013498, 505\u2013510 (Deane J), drawing on his earlier judgment in Jaensch v Coffey (1984) 155 CLR 549 at 584\u2013586.\n\n. (1984) 157 CLR 425 at 481 (Brennan J).\n\n. Such as Leigh and Sillivan Ltd v Aliakmon Shipping Co Ltd [1985] QB 350, [1986] AC 785; Candlewood Navigation Corporation Ltd v Mitsui OSK Lines Ltd [1986] AC 1; Caparo Industries Plc v Dickman [1990] 2 AC 605.\n\n. [1991] 1 AC 398.\n\n. For example, 467\u2013468, 481.\n\n. Caparo, above, at 618, 633\u2013634.\n\n. For example, Henderson v Merrett Syndicates Ltd [1995] 2 AC 145; Spring v Guardian Assurance Plc [1995] 2 AC 296; White v Jones [1995] 2 AC 207.\n\n. (1995) 182 CLR 609.\n\n. See the majority judgments in San Sebastian Proprietary Ltd v The Minister (1986) 162 CLR 340, Bryan v Maloney (1995) 182 CLR 609.\n\n. San Sebastian, above, at 368\u2013369 (Brennan J); Perre v Apand Pty Ltd (1999) 198 CLR 180 at 210 (McHugh J). See also P Cane, 'Proximity' in The Oxford Companion to the High Court of Australia (2001), pp 570\u2013571.\n\n. Pyrenees Shire Council v Day (1998) 192 CLR 330 at 344 (Brennan CJ), 385 (Gummow J), 411 (Kirby J).\n\n. Ibid, at 419\u2013420 (Kirby J); Perre, above, at 275.\n\n. Perre, above, at 193\u2013194 (Gleeson CJ), 210\u2013212 (McHugh J), 284\u2013286 (Kirby J).\n\n. Such as Sullivan v Moody (2001) 75 ALJR 1570, 183 ALR 404; Tame v New South Wales [2002] HCA 35 (7 September 2002); and Graham Barclay Oysters Pty Ltd v Ryan [2002] HCA 54 (5 December 2002).\n\n. Tame, above, at para 168 (Gummow, Kirby JJ).\n\n. D & F Estates v Church Commissioners for England [1989] AC 177; Pirelli General Cable Works Ltd v Oscar Faber & Partners [1983] 2 AC 1; Murphy v Brentwood District Council [1991] 1 AC 398; Invercargill City Council v Hamlin [1996] AC 624.\n\n. City of Kamloops v Nielsen [1984] 2 SCR 2; Canadian National Railway Co v Norsk Pacific Steamship Co [1992] 1 SCR; Cooper v Hobart [2001] 2 SCR 537.\n\n. See 'Equity', The Oxford Companion to the High Court of Australia (OUP, 2001), p 243 at p 243; P Finn, 'The Common Law in the World: the Australian Experience' (Centro di Studi e ricerche di diritto comparato e straniero, 2001); M Spence, Protecting Reliance (Hart Publishing, 1999), pp 15\u201316.\n\n. See J Schwarze, European Administrative Law (1992), pp 685\u2013686; 1134\u20131135; P Craig and G De Bu\u00e9 rca, EU Law (2003), pp 371\u2013386; Hauer v Land Rheinland-Pfalz [1979] ECR 3727; CCSU v Minister for the Civil Service [1985] 1 AC 375 at 410E; R v Secretary of State for the Home Department, ex p Brind [1991] 1 AC 696; R v Chief Constable of Sussex, ex p International Trader's Ferry Ltd [1999] 1 All ER 129; R v Secretary of State for Defence, ex p Association of British Civilian Internees, Far East Region [2003] EWCA Civ 473; S Sch\u00f8nberg, Legitimate Expectations in Administrative Law (OUP, 2000); Chatillon v High Authority [1966] ECR 185; Louwage v Commission [1974] ECR 81; Attorney-General of Hong Kong v Ng Yuen Shiu [1983] 2 AC 629; R v North and East Devon Health Authority, ex p Coughlan [2001] QB 213. See also P Craig, 'Substantive Legitimate Expectations in Domestic and Community Law' [1996] CLJ 289; and HWR Wade, Administrative Law (OUP, 2000), pp 494\u2013500.\n\n. For example, White v Jones [1995] 2 AC 207 at 262\u2013266 (Lord Goff of Chieveley); Greatorex v Greatorex [2000] 1 WLR 1970 at 1984\u20131986, where Cazalet J discussed Scottish, Australian, and Canadian but also German authority; Fairchild v Glenhaven Funeral Services Ltd [2002] 3 WLR 89.\n\n. B Markesinis, Comparative Law in the Courtroom and Classroom (Hart Publishing, 2003), p 3 and generally. There can be no doubting the influence of Professor Markesinis, both in making comparative materials available in the form suggested and as an eloquent advocate of comparative legal study.\n\n. Parkinson v St James and Seacroft University Hospital NHS Trust [2002] QB 266.\n\n. Markesinis, op. cit., pp 215\u2013216.\n\n. In McFarlane v Tayside Health Board [2002] 2 AC 59.\n\n. Sepet v Secretary of State for the Home Department [2003] 1 WLR 856, particularly paras 17 and 22.\n\n. Povey v Civil Aviation Safety Authority and Others [2002] VSC 580 (Bongiorno J); In the Matter of the Deep Vein Thrombosis Group Litigation: Walcott v British Airways Plc [2003] EWCA Civ 1005. See also Rynne v Lauda-Air LuftfahrtAktiengesellschaft [2003] QDC 4 (7 February 2003).\n\n. See T Bingham, 'A Criminal Code: Must We Wait For Ever?' in The Business of Judging, op. cit., p 295.\n\n. \u00d6 Lando and H Beale, Principles of European Contract Law (Kluwer, 2000).\n\n. J Boswell, Life of Johnson (Oxford Standard Authors, 1976, ed. RW Chapman), p 1283. I am greatly indebted to my very able judicial assistant, Tom Brown, for his help in preparing this chapter.\n\n* This chapter was written and delivered in October 2009 for the Personal Support Unit at the Royal Courts of Justice.\n\n. See J Boswell, Life of Johnson (hereafter Life), p 1035, n 1. I have taken all my references, save where otherwise indicated, from the Oxford Standard Authors edition of the Life, 3rd edn, RW Chapman, corrected JD Fleeman (OUP, 1976).\n\n. J Boswell, Journal of a Tour to the Hebrides. I have taken my references from the Oxford Standard Authors edition of Johnson's Journey to the Western Isles and Boswell's Journal, ed. RW Chapman (OUP, 1970), p 181.\n\n. Life, p 97.\n\n. Yale Edition of the Works of Samuel Johnson, ed. EL McAdam (Yale University Press, 1958), vol 1, Diaries, Prayers and Annals, pp 96\u201397.\n\n. Life, p 960.\n\n. Life, p 961.\n\n. Life, p 859.\n\n. See Life, pp 327, 690, 924, 1131.\n\n. Boswell ignores John Scott in the Life, perhaps because he never forgave Scott for a joke played on him at the Lancaster Assizes in about 1786\u20131788: see Life of Johnson, ed. G Birkbeck Hill (Bigelow Brown & Co, New York, 1887), vol III, p 296, n 2, hereafter 'Birkbeck Hill'. See also TB Simpson, 'Boswell as an Advocate' (1922) 34 Jur Rev 201\u2013225 at 223\u2013224.\n\n. See Sir A McNair QC, Dr Johnson and the Law (CUP, 1948), pp 76\u201379. This is an invaluable book, on which I have drawn freely.\n\n. Oxford Dictionary of National Biography (ODNB) 'Dunning, John', by John Cannon.\n\n. He appeared in Money v Leach (1765) 1 Black W 555, 96 ER 320 and helped to prosecute the Duchess of Kingston.\n\n. This was not a view which Johnson shared. When Sir Adam Fergusson (see Life, p 477) suggested that in the British constitution it was important to keep up a spirit in the people, so as to preserve a balance against the Crown, Johnson robustly answered: 'Sir, I perceive you are a vile Whig. Why all this childish jealousy of the power of the crown? The crown has not power enough. When I say that all governments are alike, I consider that in no government power can be abused long. Mankind will not bear it. If a sovereign oppresses his people to a great degree, they will rise up and cut off his head'.\n\n. ed. Professor David Ibbetson FBA (Bangor, 2007).\n\n. See ODNB, 'Barrington, Daines', by David Philip Miller.\n\n. Life, p 468.\n\n. Life, pp 1204\u20131205; Birkbeck Hill, pp 450\u2013451.\n\n. ODNB, 'Thurlow, Edward', by G M Ditchfield.\n\n. Life, p 1205.\n\n. Life, p 1317.\n\n. Life, pp 1317\u20131318, 1333\u20131335.\n\n. Lines 15\u201316.\n\n. Life, p 443. It seems that this gibe may have originated in the Gray's Inn Journal of 1756: see McNair, op. cit., p 44, n 3.\n\n. Life, p 958. It was also, of course, Edwards who made the imperishable remark: 'You are a philosopher, Dr Johnson. I have tried too in my time to be a philosopher; but, I don't know how, cheerfulness was always breaking in'. See Life, p 957.\n\n. Life, pp 732\u2013733.\n\n. See Sir W Holdsworth, A History of English Law, vol XII, pp 191\u2013193, 222\u2013237. According to Sir J Hawkins, The Life of Samuel Johnson LLD (Dublin, 1787), pp 218\u2013219, Ballow became involved in a dispute with the poet Akenside which proved difficult to resolve, since one would not fight in the morning nor the other in the afternoon.\n\n. I have based this passage very largely on McNair, op. cit., ch II, 'His Legal Reading and Library'. See also AW Hutton, 'Dr Johnson's Library' in Johnson Club Papers by Various Hands (T Fisher Unwin, 1899), pp 117\u2013130.\n\n. See Life, pp 282, 321, 683. Mrs Thrale records that on discussing Pope's line 'No man would change his neighbour for himself', Johnson said he would change with no-one but Hugo Grotius: Thraliana, p 377.\n\n. Life, p 520.\n\n. Birkbeck Hill, vol 1, p 351, n 1.\n\n. Life, p 523.\n\n. Simpson, op. cit., p 220.\n\n. Life, pp 495\u2013501.\n\n. Life, pp 634\u2013635. John Paterson and Others v Magistrates and Town Council of Stirling, 1 March 1775, Faculty Decisions.\n\n. The Letters of Samuel Johnson, collected and edited by R W Chapman (OUP, 1954), vol II, p 31, no 395.\n\n. Simpson, op. cit., p 216.\n\n. Life, pp 573, 577\u2013578, 632\u2013634.\n\n. Life, p 793. The case was Dr John Memis v Provost James Jop and others, Managers of the Infirmary of Aberdeen, 12 July 1776, Faculty Decisions.\n\n. Life, pp 757\u2013764.\n\n. Life, pp 1164\u20131166; McNair, op. cit., pp 57\u201358.\n\n. Life, p 1166.\n\n. Life, pp 665\u2013677.\n\n. ODNB, 'Baretti, Giuseppe', by Desmond O'Connor.\n\n. Life, p 1315.\n\n. Life, p 419.\n\n. ODNB, entry on Baretti; McNair, op. cit., p 94.\n\n. Life, p 419.\n\n. ODNB, entry on Baretti.\n\n. Life, p 457.\n\n. This account of the facts is taken from the report of the House of Lords hearing: 2 Paton, Reports of Cases upon Appeal from Scotland, p 277.\n\n. Campbell, Lives of the Chief Justices, vol II, p 279. The victims were said to be Lord Northington LC, Wilmot and Willes CJJ, Parker CB, and Sir Thomas Clarke MR.\n\n. McNair, op. cit., p 49, n 3.\n\n. Life, pp 467\u2013468.\n\n. Life, pp 487\u2013489.\n\n. See 2 Paton, p 282.\n\n. Life, p 489.\n\n. Life, p 490.\n\n. I have taken the facts from the report Knight v Wedderburn (1778) Mon 14545. See also Life, p 885.\n\n. Life, p 783.\n\n. Life, pp 876\u2013878.\n\n. Life, p 878.\n\n. 20 ST 1 (1772); Lofft 1.\n\n. Life, p 886.\n\n. Life, p 888; Letters, vol II, pp 239\u2013240, no 568.\n\n. Life, p 876; Simpson, op. cit., p 219.\n\n. See ODNB, 'Dodd, William', by Philip Rawlings.\n\n. Life, p 828.\n\n. Ibid.\n\n. Life, p 829.\n\n. Ibid.\n\n. Ibid.\n\n. Ibid.\n\n. Ibid.\n\n. Life, p 830.\n\n. Life, p 831.\n\n. Life, pp 832\u2013833.\n\n. Life, p 830.\n\n. Life, p 811.\n\n. ODNB, op. cit.\n\n. Life, pp 811\u2013812.\n\n. Life, p 848.\n\n. Life, p 1225.\n\n. Life, p 849.\n\n. Life, p 388.\n\n. Journal, pp 175\u2013176.\n\n. Life, p 511.\n\n. Life, p 1123.\n\n. Ibid.\n\n. Life, p 359.\n\n. Life, p 468.\n\n. Life, p 859.\n\n. Life, pp 859\u2013860.\n\n. Thraliana, ed. by KC Balderston (1942), p 200.\n\n. Life, p 735.\n\n. Life, pp 496. Parts of this quotation and the last were recently cited by the House of Lords in R (Pretty) v Director of Public Prosecutions [2001] UKHL 61, [2002] 1 AC 800 at para 29.\n\n. Life, pp 989\u2013990.\n\n. Life, pp 619\u2013620. 'A Judge may become corrupt . . .A Judge may become froward from age. A Judge may grow unfit for his office in many ways. It was desirable that there should be a possibility of being delivered from him by a new King . . . '\n\n. Life, p 404.\n\n. As he himself said, 'I sometimes say more than I mean in jest, and people are apt to think me serious': A Murphy, 'An Essay on The Life and Genius of Samuel Johnson LLD' in Johnsoniana (1792), p 340.\n\n. Evidenced in his response to the cases of Knight and Dodd and, for example, his eloquent denunciation of imprisonment for debt (see essays nos 22(23) and 38(39) in The Idler, attributed to Johnson) and his enlightened view on capital punishment (see essay no 114 in The Rambler: 'To equal robbery with murder is to reduce murder to robbery, to confound in common minds the gradations of iniquity, and incite the commission of a greater crime to prevent the detection of a less').\n\n. Boswell gives a characteristic example: of Johnson engaging in controversy whether the arches of Blackfriars Bridge should be semi-circular or elliptical: Life, pp 248\u2013249.\n\n. Life, p 1283.\n\n. A Murphy, op. cit., Johnsoniana, p 398.\n\n. Life, p 490.\n\n. Life, p 1214.\n\n. Johnsoniana, 'Mrs Piozzi's Anecdotes', ed. Robina Napier (George Bell & Sons, 1884), p 29.\n\n. James Burnett, Lord Monboddo, was an interesting and erudite man. He anticipated Darwin by making claims about men with tails and the humanity of the chimpanzee, and attracted much ridicule from Johnson among others. He was a primitivist who exercised naked in the open air, took cold baths, and rode to London on horseback in all weathers, because the ancients had not had coaches. See ODNB, article by Iain Maxwell Hammett.\n\n. Journal, p 204.\n\n. Life, pp 867\u2013868.\n\n. I am grateful for the help of my judicial assistant, Nicholas Gibson, in preparing this chapter.\n\n. I gratefully acknowledge the help given to me by Patrick Robinson in the preparation of this chapter. This chapter was originally written and delivered in 2000 as the Presidential Address to the Bentham Club. It was published in the following year in Current Legal Problems.\n\n. J Dinwiddy, Bentham (OUP, 1989), p 41.\n\n. Dictionary of National Biography.\n\n. Dinwiddy, op. cit., p 36.\n\n. 'Blackstone v Bentham' (1976) 92 LQR 516.\n\n. Works V 233.\n\n. Law Commissions Act 1965, s 3.\n\n. Works X 72.\n\n. Works V 235.\n\n. Constitutional Code, vol 1, ed. Rosen and Burns (1983), pp 48\u201350, 144; F Rosen, Jeremy Bentham and Representative Democracy (Clarendon Press, 1983), p 134.\n\n. Rosen, op. cit., pp 153\u2013154.\n\n. Essays on Bentham (Hart Publishing 1982), p 2.\n\n. Dinwiddy, op. cit., p 18.\n\n. Ibid, pp 47\u201348.\n\n. Essays, p 33.\n\n. Ibid, p 34.\n\n. Essays, p 46.\n\n. Principles of Morals and Legislation, Works I, 83.\n\n. Vinerian Lectures on the English Law, Part II, Lecture I, delivered by Robert Chambers but attributed to Johnson.\n\n. Rambler No 114, Capital Punishment.\n\n. The Vicar of Wakefield, ch 8.\n\n. Essays, p 47.\n\n. Mr Bentham approves the effect of the Court of Appeal decision in R v Offer and Others, The Times, 10 December 2000 modifying this provision; but does not approve the modification by a court of what Parliament has enacted. Nor is he approving of the court's reliance on a bill of rights.\n\n. Crime and Disorder Act 1998, s 1.\n\n. Dictionary of National Biography.\n\n. Dinwiddy, op. cit., p 92.\n\n. Essays, p 73.\n\n. Ibid.\n\n. M Russell, Reforming the House of Lords (OUP, 2000), pp 23\u201324.\n\n. Ibid, p 24.\n\n. Essays, p 7.\n\n. Draught of a Code for the Organization of the Judicial Establishment in France, Works IV, 289; Rosen, op. cit., p 149.\n\n. Bentham's Draught for the Organization of Judicial Establishments, Works IV, 342.\n\n. Bentham's Draught, Works IV, 381.\n\n. Ibid, 310.\n\n. Ibid, 380.\n\n. Ibid, 380\u20131.\n\n. Bentham's Draught, Works IV, 381.\n\n. A House for the Future (2000), Cm 4534, 93.\n\n. Ibid, 94.\n\n. Russell, op. cit., 185, 281.\n\n. A House for the Future, op. cit., para 9.1; Russell, op. cit., 281, n 24.\n 1. Title Page\n 2. Copyright Page\n 3. Introduction\n 4. Acknowledgments\n 5. Contents\n 6. I. The Constitution and the Rule of Law\n 1. Looking Backward\n 1. 1. Magna Carta\n 2. 2. The Alabama Claims and the International Rule of Law\n 3. 3. Dicey Revisited\n 4. 4. The Evolving Constitution\n 1. I. The devolutionary principle\n 2. II. The representative principle\n 3. III. The principle of judicial independence\n 5. 5. The Old Order Changeth\n 2. Looking Forward\n 1. 6. A Written Constitution?\n 2. 7. The Future of the House of Lords\n 7. II. The Business of Judging\n 1. 8. The Judges: Active or Passive?\n 2. 9. Governments and Judges: Friends or Enemies?\n 3. 10. The Highest Court in the Land\n 8. III. Human Rights and Human Wrongs\n 1. 11. The Human Rights Act: A View from the Bench\n 2. 12. Personal Freedom and the Dilemma of Democracies\n 3. 13. Habeas Corpus\n 4. 14. 'The Law Favours Liberty': Slavery and the English Common Law\n 5. 15. I Beg Your Pardon\n 9. IV. The Common Law\n 1. 16. From Servant to Employee: A Study of the Common Law in Action\n 2. 17. A Duty of Care: The Uses of Tort\n 3. 18. The Law as the Handmaid of Commerce\n 4. 19. A New Thing Under the Sun?: The Interpretation of Contracts and the ICS Decision\n 5. 20. The Internationalization of the Common Law\n 10. V. Lives of the Law\n 1. 21. Dr Johnson and the Law\n 2. 22. Mr Bentham is Present\n 11. Index\n 12. Notes\n\n 1. i\n 2. ii\n 3. iii\n 4. iv\n 5. v\n 6. vi\n 7. vii\n 8. viii\n 9. ix\n 10. x\n 11. xi\n 12. xii\n 13. xiii\n 14. xiv\n 15. \n 16. \n 17. \n 18. \n 19. \n 20. \n 21. \n 22. \n 23. \n 24. \n 25. \n 26. \n 27. \n 28. \n 29. \n 30. \n 31. \n 32. \n 33. \n 34. \n 35. \n 36. \n 37. \n 38. \n 39. \n 40. \n 41. \n 42. \n 43. \n 44. \n 45. \n 46. \n 47. \n 48. \n 49. \n 50. \n 51. \n 52. \n 53. \n 54. \n 55. \n 56. \n 57. \n 58. \n 59. \n 60. \n 61. \n 62. \n 63. \n 64. \n 65. \n 66. \n 67. \n 68. \n 69. \n 70. \n 71. \n 72. \n 73. \n 74. \n 75. \n 76. \n 77. \n 78. \n 79. \n 80. \n 81. \n 82. \n 83. \n 84. \n 85. \n 86. \n 87. \n 88. \n 89. \n 90. \n 91. \n 92. \n 93. \n 94. \n 95. \n 96. \n 97. \n 98. \n 99. \n 100. \n 101. \n 102. \n 103. \n 104. \n 105. \n 106. \n 107. \n 108. \n 109. \n 110. \n 111. \n 112. \n 113. \n 114. \n 115. \n 116. \n 117. \n 118. \n 119. \n 120. \n 121. \n 122. \n 123. \n 124. \n 125. \n 126. \n 127. \n 128. \n 129. \n 130. \n 131. \n 132. \n 133. \n 134. \n 135. \n 136. \n 137. \n 138. \n 139. \n 140. \n 141. \n 142. \n 143. \n 144. \n 145. \n 146. \n 147. \n 148. \n 149. \n 150. \n 151. \n 152. \n 153. \n 154. \n 155. \n 156. \n 157. \n 158. \n 159. \n 160. \n 161. \n 162. \n 163. \n 164. \n 165. \n 166. \n 167. \n 168. \n 169. \n 170. \n 171. \n 172. \n 173. \n 174. \n 175. \n 176. \n 177. \n 178. \n 179. \n 180. \n 181. \n 182. \n 183. \n 184. \n 185. \n 186. \n 187. \n 188. \n 189. \n 190. \n 191. \n 192. \n 193. \n 194. \n 195. \n 196. \n 197. \n 198. \n 199. \n 200. \n 201. \n 202. \n 203. \n 204. \n 205. \n 206. \n 207. \n 208. \n 209. \n 210. \n 211. \n 212. \n 213. \n 214. \n 215. \n 216. \n 217. \n 218. \n 219. \n 220. \n 221. \n 222. \n 223. \n 224. \n 225. \n 226. \n 227. \n 228. \n 229. \n 230. \n 231. \n 232. \n 233. \n 234. \n 235. \n 236. \n 237. \n 238. \n 239. \n 240. \n 241. \n 242. \n 243. \n 244. \n 245. \n 246. \n 247. \n 248. \n 249. \n 250. \n 251. \n 252. \n 253. \n 254. \n 255. \n 256. \n 257. \n 258. \n 259. \n 260. \n 261. \n 262. \n 263. \n 264. \n 265. \n 266. \n 267. \n 268. \n 269. \n 270. \n 271. \n 272. \n 273. \n 274. \n 275. \n 276. \n 277. \n 278. \n 279. \n 280. \n 281. \n 282. \n 283. \n 284. \n 285. \n 286. \n 287. \n 288. \n 289. \n 290. \n 291. \n 292. \n 293. \n 294. \n 295. \n 296. \n 297. \n 298. \n 299. \n 300. \n 301. \n 302. \n 303. \n 304. \n 305. \n 306. \n 307. \n 308. \n 309. \n 310. \n 311. \n 312. \n 313. \n 314. \n 315. \n 316. \n 317. \n 318. \n 319. \n 320. \n 321. \n 322. \n 323. \n 324. \n 325. \n 326. \n 327. \n 328. \n 329. \n 330. \n 331. \n 332. \n 333. \n 334. \n 335. \n 336. \n 337. \n 338. \n 339. \n 340. \n 341. \n 342. \n 343. \n 344. \n 345. \n 346. \n 347. \n 348. \n 349. \n 350. \n 351. \n 352. \n 353. \n 354. \n 355. \n 356. \n 357. \n 358. \n 359. \n 360. \n 361. \n 362. \n 363. \n 364. \n 365. \n 366. \n 367. \n 368. \n 369. \n 370. \n 371. \n 372. \n 373. \n 374. \n 375. \n 376. \n 377. \n 378. \n 379. \n 380. \n 381. \n 382. \n 383. \n 384. \n 385. \n 386. \n 387. \n 388. \n 389. \n 390. \n 391.\n\n","meta":{"redpajama_set_name":"RedPajamaBook"}} +{"text":" \nWAKEFIELD PRESS\n\nLOOKING FOR FLAVOUR\n\nBarbara Santich is an author, researcher, teacher and internationally acknowledged authority in food history. Fundamental to her work is a belief that what, how and why we eat is intimately connected to our culture. Looking for Flavour, recognised by the Food Media Club of Australia as the best soft-cover food book in 1996. is not only an individual adventure but also a key to understanding other societies.\n\nBarbara Santich is also a respected academic at the University of Adelaide where she introduced postgraduate courses in both food writing and food history and culture.\n\nWakefield Press\n\n1 The Parade West\n\nKent Town\n\nSouth Australia 5067\n\nwww.wakefieldpress.com.au\n\nFirst published 1996. This expanded edition published 2009\n\nReprinted 2011, 2013\n\nThis edition published 2013\n\nCopyright \u00a9 Barbara Santich, 1996, 2009\n\nAll rights reserved. This book is copyright. Apart from any fair dealing for the purposes of private study, research, criticism or review, as permitted under the Copyright Act, no part may be reproduced without written permission. Enquiries should be addressed to the publisher.\n\nIllustrations by Danny Snell\n\nNational Library of Australia Cataloguing-in-Publication entry\n\nSantich, Barbara.\n\nLooking for flavour [electronic resource].\n\nBibliography.\n\nISBN 978 1 74305 208 2 (ebook: epub).\n\n1. Food habits\u2014Australia\u2014History. 2. Food\u2014History.\n\n3. Cookery, Australian\u2014History. I. Title.\n\n641.30994\n\nFor A.E.D.\n'When you wake up in the morning, Pooh,' said Piglet at last, 'what's the first thing you say to yourself?'\n\n'What's for breakfast?' said Pooh. 'What do you say, Piglet?'\n\n'I say, I wonder what's going to happen exciting today?' said Piglet.\n\nPooh nodded thoughtfully.\n\n'It's the same thing,' he said.\n\n\u2014A.A. Milne, Winnie-the-Pooh\nContents\n\nFOREWORD by Gay Bilson\n\nINTRODUCTION TO THE SECOND EDITION\n\nLOOKING FOR FLAVOUR\n\nTASTE AND CULTURE\n\nTASTES OF AUSTRALIA PAST\n\nTHE FASCINATION OF MARKETS\n\nMARKETS IN SICILY: A MEDIEVAL PRESENCE\n\nMEDITERRANEAN INSPIRATION\n\nTHE ART OF CUISINE\n\nRECIPES AND RIGHTS\n\nRUSSIAN MARKETS: A FEAST FOR THE FEW\n\nPUTTING CUISINE INTO CULTURE\n\nTOWARDS AN AUSTRALIAN CUISINE\n\nOPPORTUNITY LOST\n\nSCONES, SPONGES, ANZACS AND LAMINGTONS\n\nTHE RISE AND DEMISE OF THE KANGAROO STEAMER\n\nREGIONALISM IN AUSTRALIA\n\nAN AUSTRALIAN BANQUET, 1984\n\nMETAMORPHOSES OF THE BANQUET\n\nBASTILLE DAY AT CLARET AND ITS 'REPAS COMMUNAL'\n\nA SURREALIST BANQUET, 1993\n\nFOOD AND PERFORMANCE, FOOD IN PERFORMANCE\n\nON GASTRONOMY\n\nWRITING ABOUT FOOD\n\nTHE MEANING OF FOOD\n\nFLAVOUR FIRST\n\nVEGS AND MEAT\n\nPROFESSOR LUCULLUS IN THE TWENTY-SECOND CENTURY\n\nSIN AND WELL-CONSIDERED INDULGENCE\n\nBIBLIOGRAPHY\nFOREWORD\n\nEARLY IN 2009, at a Barossa Valley winery, a lunch cooked by two dedicated permaculture growers and chefs, Michael Voumard and Ali Cribb, made an emphatic statement about changes in regional Australian expectations of flavour and cooking techniques. Although the food said it all and needed no champions except by its contented consuming, one person at the table was moved to blame Silesian immigration for food unsuitable to the climate and these Germanic traditions and concomitant nostalgia for barricading Barossa cooks from modernity and climate-dictated kitchen practice. This seemed a tad unfair to me, even reactionary, and more about marketing by abuse than anything else. The blame was as much a sign of the \u00adculinary times as was the meal.\n\nEvery course we ate depended on, or was supported by, the \u00adproductive garden this Barossa winery supports. Even the chickpeas, which bound a yabby soup, had been grown here. One of the many courses was served in three parts, all of which featured very young green beans picked that morning. The first was beans, rocket and a b\u00e9arnaise sauce that rescued French haute cuisine from any \u00adimagined slump. The second was beans cooked in the southern Indian way, with coconut and mustard seeds, curry leaves and chilli. The third was beans prepared as though we were in South-East Asia, \u00adcombining the flavours and textures of salted duck eggs, tiny saut\u00e9ed peanuts, fish sauce, shallots, lemongrass, lime juice and chilli.\n\nWith the exception of saffron, spices and peanuts, the produce we ate was local. It was spectacularly fresh and full of flavour: \u00adzucchini, tiny onions, beetroot, peas, salad leaves, herbs, apricots, white and yellow peaches, black mulberries and cape gooseberries, but it was the three green bean dishes which made one think about professional Australian cooking. You would be forgiven for thinking this meal, and particularly the use of the beans, as being all over the place. One minute you were swiping a bean through a perfect \u00adb\u00e9arnaise and wholeheartedly thanking the French for the sophistication of haute cuisine; in another mouthful, the lovely rounded flavours and \u00adtextures of the Indian sub-continent's coconut palm and spice country seduced us, and with the next we were assaulted by pungent Thai flavours with their perfect combination of sweet, salty, sour and hot elements. The main course, by the way, was local pork 'adobe' which beckoned Mexico to join a united nations of cookery.\n\nAnd, yes, the meal was, literally, all over the place. For someone like myself who still worries that I've transgressed by serving a meal made up of dishes from different parts of India, or worse, mixed Muslim with Hindu dishes, or worse still, often think I should leave Indian food to Indians in India (age and puritanism the factors, I suppose, but also validated by the fact that food tastes and smells \u00addifferently in situ), this lunch, which was near globally inclusive, should have finished with confession rather than Mexican organic coffee. Anthropologist Ghassan Hage might conceivably feel sympathy for my dilemma as he has written much about the imbalance of power between the host and the migrant, making the point that in culinary terms, multiculturalism in Australia has benefited the 'host' and made an object of the migrant. This I think is true of the educated middle class who gain much of their culinary curiosity and knowledge through travel rather than tasting foods of different ethnicity in Australian cities. Certainly my interest in Indian food is the result of travel rather than knowing Indians in Australia or eating at Indian restaurants here.\n\nInstead of feeding my culinary intolerance and puritanism, the meal at the winery worked as a kind of enchantment, not so much because of its culinary diversity, but because it was so well cooked. See, smell and taste, the cooks seemed to be saying, and you will understand the intoxication of our heterogenous practice. Heterogenous: 'originating outside the organism'.\n\nI've made much of this meal because it speaks volumes about how we Australians might eat now. Despite, or perhaps more correctly because of its marriage of disparate culinary techniques it was bursting with authentic flavours. In one of her essays, 'Recipes and Rights', Barbara Santich defines 'authentic' as 'the flavour of things tasting as they should'. How things should taste depends on what you have tasted before, but at the very least, as Santich writes, authentic flavour begins in the garden with soil and climate. When a dish is full of flavour, it is because the cooking has not robbed the produce of its quiddity, its authenticity. I agree with her that culinary authenticity is 'a bit like the Holy Grail\u2014it would clarify everything, if only you knew where it was'. Santich argues that if we fix authenticity to a time and place then we don't allow it any natural mutation. Interestingly, at the close of this particular essay she remains firmly on the side of the ur-pesto sauce which has spawned a few post-modern grand-nephews and nieces. It is, I suspect, the name that needs to be kept for the original.\n\nThe development of language makes an interesting comparison with recipe variation and mutation, and language surely developed and mutated as people gathered around a hearth to dine on food cooked over a fire (but also perhaps because individual homo sapiens strayed away from the pack and needed to describe something unseen?). The anthropologist Claude Levi-Strauss famously posited that food was 'good to think' and bio-archaeologist Martin Jones, in Feast: Why Humans Share Food, interprets Mary Douglas' work on the shared meal as, in summary, 'food is good to communicate'. Of course both were referring to the development of the brain, society and culture, not to thinking directly about food.\n\nWhen we do think directly about food, and by extension write about it, why, in general, is the standard so low? Why, a literary friend asked recently, is food writing so woefully bad in Australia? I suspect one reason may be that food's materiality, its central connection to appetite, and therefore its susceptibility to greed and to commodifi\u00adcation might be to blame. An obsession with the novel without, in most cases, any true comprehension of what went before (social, \u00adcultural, geographical, climatic, economic) becomes something of a dead end. As well, eating, although constantly celebrated as an essentially convivial activity (the reason it is 'good to think' and 'good to communicate') is, in its final enjoyment, an intimate act which is \u00adultimately unsharable, like sex. What and how we eat is 'one of the most intimate aspects of our lives', writes Santich. Adam Phillips, a psychiatrist and essayist, writes in Going Sane that 'when people speak about sexuality they become banal, repetitive and narrow-minded'. With food, we seem often to write little more than 'yuk', 'yum' and 'delicious', or, in a different vein, become boring by repeating the same old mythologies from the same old books. As well, there is the omnipresent marketing, seduction and gossip of what is thoughtlessly published in the media under the rubric of 'good living' and which often seems to be more about status than food.\n\nBarbara Santich is one of the few people in Australia who writes about food, cookery and flavour, and all that that entails, with a winning combination of sense and sensibility, which is to say that in these pieces she finds a pleasing equilibrium between historical research, professional enquiry, the pleasures of the table and 'the sublime rewards for patience' which gardening has brought her. Both Elizabeth David (not only the recipe books but her occasional magazine columns and the seriously researched but also eminently readable books on bread, and ice and ices) and Alan Davidson (the founder of Petits Propos Culinaire and editor of The Oxford Dictionary of Food) are predecessors who set high standards in the years before we began to take workers' rights, our carbon footprint and animal welfare into account.\n\nShe makes the bold claim that 'as a philosophy of living, looking for flavour is as valid as any practised today'. Looking for flavour involves choices that affect us as individuals, society as a whole, and the future of our co-existence with the earth. Looking for flavour addresses sustainability and social justice and demands an engagement with what we eat, and what others eat, which goes far beyond the often bullying prescription of choice offered by supermarkets. Looking for flavour involves the fraught and fascinating issue of trust. Looking for flavour is surely also central to any definition of pleasure.\n\nSome fifty years ago Elizabeth David persuaded her post-food rationed readers to eat vegetables which grow above the ground, to include colour in their diet. In Ian McEwen's novel, On Chesil Beach, the central character is shocked by the strange and liberating food he is given by his future mother-in-law who offers bread without butter and 'entire meals without potatoes'. She is even described by McEwen as 'a sometime friend of Elizabeth David'. David has become a synechdoche for culinary liberalism and education, for a sophistication which includes much more than an imaginative, liberating diet. I suspect the clever McEwen of also paying homage to a Mediterranean meal in Sybille Bedford's 1956 novel, A Legacy. The absence of butter and potatoes is central to her remarkable fictional meal, even though the novel is set in pre-WW1 Europe.\n\nNow, we are faced with far more pressing issues than being persuaded to eat bread without butter or a meal without \u00adpotatoes. Michael Pollan exhorted us to 'Eat food. Not too much. Mostly plants'. Lanza del Vasto (quoted by the wonderful American farmer and essayist Wendell Berry) wrote, 'Find the shortest, simplest way between the earth, the hands and the mouth'. Santich writes that 'the real \u00adchallenge is to transform public values'. Looking for flavour is indeed a valid philosophy of living, and at that Barossa meal described earlier, flavour was found.\n\nGay Bilson\n\n2009\nINTRODUCTION TO THE SECOND EDITION\n\nLOOKING FOR FLAVOUR had its genesis in the many articles I had written over a period of ten years or so, some in the Sydney Review, some in the Weekend Australian, some in a slim newsletter I \u00adpublished independently (today it would have been a blog). Covering a diversity of topics, they shared a belief in the fundamental importance of flavour\u2014not just the analysable flavour, as it might exist in the food as a potpourri of incommunicative chemical compounds, but more \u00adsignificantly, our experience of it and our awareness of what we experience. As a philosophy for living, looking for flavour is as valid as any practised today. There is nothing immoral in looking for flavour, I argue in the final chapter of this book; the immorality is in not thinking and not caring about what and how one eats.\n\nThe question of how we sustain ourselves is at the heart of \u00adgastronomy. To repeat Brillat-Savarin's interpretation, gastronomy is the rational understanding of everything that concerns us insofar as we sustain ourselves. It necessarily involves the senses; we understand through our senses of taste, smell, touch, sight and hearing as well as by reading nutrition labels. This is gastronomy as an art of living. But gastronomy can also be the object of study, and for the past seven years, in my academic role at the University of Adelaide, I've introduced a diversity of dedicated, spirited students to the history and culture of food and drink, developing their understanding of why people eat as they do, when and where and with whom. At the same time I've benefited reciprocally, discovering from students the significance of kimchi in Korea, the role of Girl Scout cookies in America, the lifestyle of nomadic Arabs in the Jordanian desert, the multiplicity of moon cakes in modern Hong Kong. I've learned about the histories of coffee growing in the Philippines and of espresso coffee in Sydney, about corn beer in Ecuador, traditional desserts in Thailand and the foods of the early settlers of both Australia and Canada.\n\nWhen the first students bravely signed up in 2002, the \u00adacademic study of gastronomy was almost as fanciful as the idea of wasabi icecream. With patience and forbearance they would explain to curious questioners that they were not training to be doctors, nor looking at the stars. Today food studies and gastronomy are recognised for the contributions they make to a general humanities education. Universities around the world offer over fifty courses and programs on food history and culture, ranging from straight history and sociology to explorations of food and hunger, global and local food systems, and food in film and literature. Almost every month brings a new book with answers on 'how-to-eat-in-a-modern-globalised-world'. Debate on food production and distribution, and eating, is no longer peripheral or frivolous; it concerns not only our immediate and individual futures but also the future of the planet.\n\nThis essay allows me to revisit some of the themes discussed in Looking for Flavour and to reflect on recent changes and issues of contemporary debate, as these influence what and how we eat. In the past fifteen years we have experienced an acceleration of both globalisation and industrialisation of food production, together with their consequences, such as proliferation of consumer choice, health risks and food safety concerns. We have seen an increased focus on local and regional foods and cuisines, epitomised in farmers' markets, regional branding and Slow Food's Ark of Taste. More recently a trend towards 'ethical' eating has emerged, together with promotion of the concept of sustainability. All exist in a paradoxical context where overweight and obese populations increase in many developed countries while the problem of feeding a huge and expanding developing world, hungry for protein, remains unresolved. All are interwoven as part of a complex, intricate and ultimately fragile world food system which we struggle vainly to understand, and which risks further destabili\u00adsation as a consequence of the Global Financial Crisis and the very real \u00adpossibility of a global pandemic.\n\nReflection on culture and tradition, continuity and change, is one of the recurrent themes of this book. Culture is an ambiguous concept but, however understood, it relates to identity and belonging. It implies shared practices, values, beliefs and stories that come together as traditions, uniting the community and evoking a sense of stability. The respect that is their due should acknowledge traditions as living organisms which grow, adapt and change. They must be able to evolve as the broader environment changes in order to survive and continue. This evolution occurs through adaptation and re-interpre\u00adtation of those elements of the tradition which fit comfortably in the changed context, a process clearly evident, for instance, in indigenous communities in Australia where men and women continue to hunt and gather, collecting local 'bush foods'. Where once they might have used spears and boomerangs to kill game such as kangaroo, they now might use shotguns; where once they might have built stone traps to harvest fish in the sea or in rivers, they might use standard fishing nets; where once they paddled dugouts they might now use outboard-powered dinghies to go fishing. The techniques and tools are different but the practices have persisted.\n\nThis underlying continuity of tradition tends to mask both the changes and the increasing rapidity of change, which today might happen within only one generation. Today I reflect on the accidental fortune to have experienced a 'traditional' France where the women, as they might have done in the nineteenth century, still washed their clothes in the lavoir municipal, the communal washhouse on the edge of the tiny stream that bordered the village, still took an afternoon stroll in quest of roadside weeds ('des herbes pour les lapins') steadfastly refused to believe that it was not necessary to boil pasteurised milk and shook their heads at our use of radiators in the middle of winter. As I sat with a group of women and became skilled at \u00adtrimming bunches of chasselas grapes to make them presentable for the market, I was initiated into local customs and myths. (The tale of the doctor and la boulang\u00e8re certainly explained the mystery of the deserted \u00adboulangerie at Nizas.) In this village of about 400 inhabitants and three tiny \u00e9piceries, we learnt its traditions from the locals: how to find wild asparagus and wild leeks and how to eat them, how to pick green walnuts for the vin de noix, how to concoct a variety of formidable ap\u00e9ritifs using culinary alcohol and a bottle of concentrate from the local pharmacie.\n\nLiving in Nizas was my introduction to the culture of the Languedoc, the institutions and rituals of this part of France, and also to the practices of an era I would otherwise have had no way of knowing. Thirty years on, the women of Nizas use washing machines, though still observing the same washing day, and the little stone lavoir is humbly silent. Supermarkets in nearby centres have usurped the roles of the \u00e9piceries and itinerant merchants, each with his particular speciality, who would set up stall in the village square in front of the church: the charcutier from the Montagne Noir on Wednesday afternoons, the poissonier from Agde on Friday mornings, the marchand de l\u00e9gumes on Mondays. The Nizas I knew is now but a memory, though even as tradition absorbs the new, the stones and stories \u00adperpetuate the past.\n\nIn his groundbreaking study of the Proven\u00e7al village of Roussillon, American anthropologist Laurence Wylie told how, when he first lived there in 1950, wood fires were used for heating and public toilets were the norm. Returning in the 1970s he found a different village with refrigerators, modern kitchens and private pools. As locals moved away and people born elsewhere bought their houses to use as second residences and retirement homes, the sense of community closeness was dissipated. Men no longer met for a pre-lunch ap\u00e9ritif or after Sunday mass. The five groceries were reduced to one as people drove to the supermarket in nearby Apt for weekly supplies.\n\nThe transformation of Roussillon was also accompanied by changes in culinary traditions. In the 1950s most villagers could assure a measure of self-sufficiency\u2014rabbits and chickens in the yard, a plot of land or small orchard in the nearby countryside, a family farm \u00adproviding vegetables and eggs\u2014and diets were spare and simple. The main meal, served at noon, was usually built on pasta, rice, potatoes or eggs, together with a vegetable often dressed with oil and vinegar. Fruit, cheese, jam or pudding completed the dinner. Supper was essentially soup, with salad and more fruit and cheese. Daube was a traditional dish, but because the beef had to be bought with cash it was a family dish reserved for special occasions. More extravagant and sophisticated dishes such as civet of hare were reserved for celebratory dinners such as the annual Firemen's Banquet. Twenty years later and liberated from its dependence on local, seasonal and virtually free produce, cooking in the village became more varied and elaborate, resembling, at least to some degree, the clich\u00e9d and often glorified representations of modern cookbooks.\n\nThe simple and predictable meals described by Wylie are a long way from contemporary representations of 'traditional' Proven\u00e7al cuisine that focus on olive oil, garlic and herbs, on spanking fresh seafood from the Mediterranean and perfumed lamb from the herb-covered garrigues, on the vibrant vegetables of summer: tomatoes, peppers, aubergines and courgettes. While this might indicate the sophistry of cookbooks which idealise, romanticise and embellish the concept of 'tradition', it also serves as a reminder of the rapidity of change and the impermanence of what we see as tradition. In Roussillon fifty years ago, oil\u2014as often peanut as olive\u2014was a luxury; even in the 1970s our elderly landlady and her neighbours in Caromb, about forty kilometres from Roussillon, would 'couper' the oil pressed from their own olives, diluting it with the cheaper grapeseed oil from the wine cooperative. Today, local olive oil is as common at Proven\u00e7al markets and cellar doors as it has become in the last ten years in my home territory of the Fleurieu Peninsula in South Australia.\n\nIn the 1950s the local diet might have lacked variety, but to the people of the village food was very important. Wylie notes that it was one of the principal topics of conversation, partly because of its \u00adneutrality; even those who held violently opposed political views could talk freely about food. And not only the women in their sewing circle; in the caf\u00e9 men would discuss the best way of roasting thrushes and, in the afterglow of the Firemen's Banquet, analyse and evaluate each of the courses and wines. The ability and willingness to share opinions about what and how a community eats is one of the hallmarks of what Sidney Mintz, in his essay 'Cuisine: High, Low, and Not at All', calls a genuine cuisine. 'They all believe, and care that they believe, that they know what it consists of, how it is made, and how it should taste.' Such discussion\u2014which today occurs via a variety of public forums, from newspapers and magazines to radio, blogs and internet chat rooms\u2014is also the vehicle through which traditions evolve.\n\nIn an age when recipes enjoy almost instantaneous transmission via television and the worldwide web and when ideas and practices accompany people as they shift home, permanently or temporarily, individually or in social groups, change occurs with unprecedented rapidity. The appearance of an English edition of one of the new French cookbooks of the nineteenth century within just a couple of years of its publication in Paris would have seemed remarkable enough then but today, as cookbooks and magazines are increasingly published for a global audience, simultaneous access is the norm. One of the consequences of the contemporary collision of products, practices and philosophies made possible by globalisation is the development of an international style of cuisine that has become known as fusion. Inventive, imaginative, adventurous and sometimes audacious, fusion continues the experimentation and innovation which were the trademarks of nouvelle cuisine in the 1970s but goes even further in breaking boundaries of tradition. Where nouvelle cuisine chefs worked with a relatively limited palette of essentially French ingredients, fusion favours a no-holds-barred approach with almost the entire global pantry at its disposal; it borrows freely from all cultures while conforming to none (unlike molecular gastronomy, which analyses and deconstructs traditional dishes then, with the help of science and technology, revitalises them in subverted form).\n\nFusion cuisine is typically the product of intentional experimentation by individuals, with new dishes constantly invented. It is driven, in part, by competitiveness among chefs and restaurants but also by a continual search for the new on the part of diners, and globalisation has been its active collaborator. A chef in San Francisco can source the same ingredients, use the same equipment and seize the same inspiration as a chef in San Sebastian. Anyone can read a review of New York's latest, hippest restaurant and, from the detailed description of the dessert, reproduce something close to the original creation. Yet, contrary to what might be expected, this global movement of foods and techniques, of people and cuisines, of television programs and cookbooks, has not produced global culinary uniformity but rather a profusion of individual variations, depending on the culinary and cultural contexts and, perhaps most significantly, on the creator. This individuality, together with the deliberateness, distinguishes today's fusion from the natural evolution of cuisines in the past.\n\nFor centuries previously, the meeting of two or more cultures generally resulted in cross-fertilisation and creolisation of the cuisines, both 'host' and 'guest' cuisines borrowing from each other\u2014though this also depended on the host-guest relationship; if the 'guest' were unwelcome its culture might be rejected. A classic example of the meeting and blending of two cultures is Nyonya cuisine, the product of inter-marriage between Chinese and Malays. Unlike today's fusion, the process was slow and gradual; changes filtered through and were accepted by the entire community, generating new culinary traditions along the way. Some modifications were accidental; others resulted from the substitution of local ingredients into an introduced recipe. Vietnam embraced the French p\u00e2t\u00e9, but only after it had been adapted to local tastes with the addition of the familiar flavours of cinnamon and fish sauce.\n\nGlobalisation might have facilitated modern fusion but fusion is not its inevitable consequence. It's also possible for cuisines to meet but not mingle. The bountiful breakfast buffet at any large Asian hotel epitomises the complex and promiscuous processes of globalisation, involving both foods and people, which so effortlessly characterise these early years of the twenty-first century. A Penang beach resort provides the popular Malaysian breakfast of freshly cooked roti canai to be eaten with dhal or curry, together with other Malaysian standards such as nasi lemak (rice cooked with coconut milk) and its accompaniments of ikan bilis (dried anchovies fried with garlic and chillies), hard-boiled egg and peanuts. But it also caters to Chinese tastes, with plain and chicken congee, a variety of dim sum, small dumplings filled with minced pork or seafood, and pau, soft white steamed buns with a filling of sweet bean paste or pork. And for the considerable number of Arab families, there is also an attempt to offer Middle Eastern foods: rounds of pita bread, hummus, bowls of olives. Complementing this culturally specific fare is the vast array of generically Western breakfast foods: fruit juices, fresh and stewed fruit, plain and flavoured yogurts, dry breakfast cereals and different types of muesli, baked goods\u2014small bread rolls, muffins, Danish pastries, chocolate rolls, croissants, butter cake. There's a platter of cheeses, one of ham and sausage and one of sliced tomato and cucumber. The egg station does fried, poached, scrambled or omelette to order, to which can be added any or all of the accompaniments: fried mushrooms, chicken sausages, baked beans, potato chips, hashed potatoes, turkey bacon and chicken ham. An array of white, rye, multi\u00adgrain and wholemeal breads plus fruit loaf are ready for toasting, and to spread on them Danish butter or a 'healthy' margarine, Australian honey and jams, both Vegemite and Marmite, and the intensely sweet Malaysian coconut jam, kaya. Breakfast in a Singapore or Hong Kong hotel is similarly eclectic, perhaps with smoked salmon and accompaniments instead of roti and bread-and-butter custard as well as cakes.\n\nThe reasons for such abundance and diversity in the Asian hotel context are probably best known to hotel managers and the schools they trained at, but perhaps they recognise, as Margaret Visser has noted, that we tend to be at our most conservative at breakfast and seek the comfort of the known and familiar. Or perhaps they are simply being hospitable, conscious and respectful of cultural differences. It's curious, then, that in the West it's rare to find such multicultural spreads. French hotels typically display a take-it-or-leave-it attitude, hardly veering from the basic French breakfast of juice, yogurt, and coffee plus bread and jam or croissant, regardless of the nationality of guests. The fancier the hotel the more expansive the offering, but the underlying formula is invariable. Italian hotels are similarly mono\u00adcultural; guests accept that when in Rome they eat like Romans.\n\nAt Asian hotels breakfast guests can choose to eat according to their home culture or take a chance with a different one. There is almost no cross-fertilisation or no blending of cuisines\u2014except, no doubt, at the table. In the breakfast room they are discreetly separated\u2014no jar of Vegemite next to the stack of roti, no ikan bilis at the egg station, no bowl of hummus alongside the jam and honey at the toast table, though the jar of kaya indicates the possibility of transgression. With so many different cuisines in such close proximity, one would have expected some contamination or cross-fertilisation. Yet the 'breakfasts' remain aloof, for the simple reason that the 'guest' cuisines are divorced from their cultural roots, prepared in a foreign environment by cooks who are foreign to that cuisine and reproduce it by rote. In addition, they might sometimes have to bow to local \u00adcultural norms; Malaysia being a Muslim country, sausages are made with chicken or turkey instead of pork.\n\nUltimately, it would seem that an established cuisine will borrow from or adapt selected features of another's cuisine only if there is a perceived advantage and, in Asian hotel kitchens at least, breakfast is not the time for culinary experimentation. This pragmatic response accords with Darwin's theory of evolution and natural selection; \u00admodifications to a cuisine, whether intentional or by chance, will be retained if they offer some benefit. In the histories of cuisines, more often than not there has been an advantage\u2014a variation of flavour, a new technique. Vietnamese cuisine borrowed extensively and selectively from the French, absorbing many new ingredients, techniques and dishes and enriching its own tradition. (My personal favourite is \u00f4p la, which can be either fried eggs or omelette; the name derives from the ritual exclamation of French cooks, 'Oop l\u00e0', as they toss the omelette or transfer eggs from pan to plate.) Yet while baguettes are ubiquitous, neither hot dogs nor hamburgers seem to have been a source of inspiration to Vietnamese cooks. Admittedly, the Americans were in the country for a much shorter period than the French, playing a very different role in vastly different circumstances, but one might speculate that their culinary traditions offered little perceived benefit to the Vietnamese.\n\nThe relative strength and status of individual food cultures might also influence the extent of any borrowing, strong food cultures possibly being seen as offering a more appealing model than weak food cultures. One of the signs of a robust food culture is deep-seated respect for a series of norms relating to food, eating and cooking, as evidenced, for example, in France. Sociologist Claude Fischler points out that the norms associated with cuisine, mealtimes, meal structures and table manners in France are almost universally accepted and observed; in comparison, Americans have a far more lenient \u00adattitude towards such formalities, seeing them as constraints on \u00adindividual liberty. When Disneyland opened in France in 1992, its restaurants on the site were initially staffed according to the American model, in anticipation of a steady stream of diners throughout the day; the French visitors, however, accustomed to eating at the standard midday mealtime, converged on the restaurants around noon. The management decided it was easier to adjust workers' schedules to accommodate this than to re-educate the French.\n\nYet if this strength is associated with a desire for stability and resistance to change\u2014and French cuisine is notoriously unwilling to concede that other cuisines might offer something of value\u2014it can lead to stagnation, which was a real possibility for French restaurant cuisine at the end of the twentieth century. Perhaps it is significant that Pascal Barbot, owner-chef of l'Astrance restaurant in Paris, which opened in 2000 and seven years later won three Michelin stars, previously spent two years cooking at a restaurant in Sydney. Barbot's \u00adtrajectory represents a global modification of Revel's model of culinary evolution, according to which chefs must periodically return to the simplicity of a popular cuisine, linked to the land and its produce, in order to resume the process of innovation and experimentation which culminates in an erudite cuisine. It also emphasises that globalisation is not simply the movement of material goods across the world; it also involves the movement of intangible ideas and intellectual property.\n\nDEBATING GLOBALISATION\n\nWe often tend to think of globalisation as a quintessentially late twentieth-century phenomenon involved with control of goods and centralised, concentrated power, yet globalisation could equally well describe the medieval trade in spices, from India and South East Asia to the Mediterranean, tightly controlled by a monopoly of Arab merchants. Nevertheless, today it is more conspicuous, its impact more immediate. It is manifest in the clothes we wear, the television we watch, the friends we keep in touch with. And it is particularly evident in the foods we eat. Globalisation has transformed the whole world into everyone's foodshed. In an Australian supermarket it is inescapable, especially in convenience foods. From Italy come canned chickpeas and butter beans; Peru supplies canned asparagus and Belgium tins of green beans; canned apricot halves are shipped from South Africa, cherries and blueberries from USA. Disposable plastic tubs of microwavable soups travel all the way from Thailand or Germany, an instant meal of spaghetti bolognaise from Indonesia, ready-to-eat salads from France and Thailand, and one-minute noodles from Hong Kong, Indonesia and China. Jams under the supermarket's own label come from Denmark and Poland.\n\nIt's not that comparable products are not manufactured in Australia; and Australian-made alternatives sit side by side with imports on supermarket shelves. The immediately obvious difference is price; for example, supermarket-brand canned apricots from South Africa cost 20 per cent less than the local equivalent. Yet it is clear, when you read the fine print as to the origin of products, that this price advantage is not necessarily associated with countries where labour is cheap. Many of the supplying countries are not low-cost developing countries but can still supply at a competitive price. The situation is similar in Britain, where 38 per cent of all food is imported; half the vegetables and 95 per cent of all fruit eaten in Britain come from outside the country. Further, more than half the food imported could have been supplied from within the UK, though consumers would probably have to pay more.\n\nIncreasingly, globalisation is a two-way street. Australia, of course, has been a significant food exporter for almost two centuries while simultaneously an importer of certain products. Historically, we imported foods that were not or could not be produced here, or were considered to be of better quality than the domestic product. What is new, from the late twentieth century, is that Australia imports and exports the same foods and 'imported' often signifies inferior rather than superior quality. Navel oranges are exported to the United States in winter while in summer, Australian supermarkets stock American navels. Chilled fresh pork is exported from Australia to Singapore where it can be butchered the way Singaporeans prefer, while frozen pork\u2014about half as much again as is produced in Australia\u2014is imported from countries such as Canada, USA, Denmark, Finland and Sweden to go into processed products such as sausages and convenience foods which, although made in Australia, bear on the label the additional words 'from Australian and imported ingredients'. We export a high proportion of our best quality fish and crustaceans, and import seafood of lesser quality to satisfy domestic demand. The best that can be said of basa or Mekong River catfish, imported from Vietnam for cheap fish and chips, is that it's white; any flavour is elusive.\n\nIn a global market, the most important differentiating characteristic is often cost. Suppliers compete by offering virtually the same product, in accordance with the same specifications, at a more competitive price. Lean pork is all the same whether produced in Australia or Canada, USA, Denmark, Finland, Sweden or any other country which satisfies the international standards of safety and hygiene set by the Codex Alimentarius Commission. The situation is similar for Golden Delicious apples, one of the three varieties that account for almost half of world apple production and dominate global trade. Success in the global markets is all about producing the same pork\u2014or canned apricots, or Golden Delicious apples\u2014that other countries produce, but at a cheaper price. From a consumer's point of view, this standardisation, especially if allied to a subordination of flavour and eating quality, is one of the undesirable consequences of globalisation.\n\nStandardisation tends to be associated with industrialised food systems whose products are considered commodities rather than foods, and as commodities their eating quality is irrelevant. Critics of such systems point to the loss of biodiversity which results when certain breeds of animal or varieties of fruit are favoured; for example, some rare breeds of pigs and poultry are considered endangered, \u00adtraditional Italian grape varieties are disappearing. Yet equally important is diversity of flavour. In 1996 the Slow Food organisation established its Ark of Taste, part of the Slow Food Foundation for Biodiversity, for the purpose of drawing attention to disappearing breeds and varieties, animal and plant. It does this by highlighting the specific foods they yield, thereby promoting both flavour diversity and biodiversity. Examples include the Euskal Txerria pig, native to the Basque region of Spain and France, eaten in the form of traditional sausages and cured meat products, and the Norwegian Villsau, an ancient sheep breed whose meat is smoked in time-honoured Norwegian fashion. Paradoxically, this solution to rescuing endangered species and products from the edge of extinction is dependent on globalisation to promote and distribute the foods throughout the world so that increased consumer demand will encourage increased production. The rationale is simplicity itself, but not without its failings; inclusion on the Ark register changes the food, not necessarily in its physical form but in what it represents. The traditions associated with the curing of the pork fat to yield Lardo di Colunna, one of the first products to be recognised, have been thoroughly documented and are now prescribed so that, to some extent, the product is standardised. But it has become a prestigious luxury instead of the dietary staple it once was, when it represented a valued source of energy for poor workers such as those who toiled in the nearby marble quarries and who, once they could afford a better diet, discarded it.\n\nWe might justifiably criticise globalisation for dumbing down the quality of our food supply, but we should remember that it also brings rewards to Australian food producers who can sell their products in higher-priced overseas markets, and indirectly to the country as a whole. Lower food costs and increased variety might be seen as benefitting consumers though, as I argue below, too much choice can be detrimental. And although we can live without them, we can be grateful to globalisation for supplies of French cheese, Italian carnaroli rice, Spanish anchovies and Columbian chocolate. Ultimately, however, whether the undoubted benefits of globalisation outweigh its less salutary consequences largely depends on the degree to which safety can be assured, and here the recent manufacturing shortcuts in China give cause to doubt.\n\nA PLETHORA OF CHOICE\n\nGlobalisation might have increased the range of foods available, partly by filling out-of-season gaps in supply, but today's profusion of choice is largely generated by food manufacturers. Giving the consumer freedom of choice is a canon of the food industry\u2014and this code of faith has authorised a prodigious multiplication of foods in our markets and supermarkets, particularly among convenience and ready-to-eat foods. An average supermarket might stock as many as seven brands of potato crisps, including its own, either thin or crinkle-cut, and each with five or six flavour variations, from honey baked ham to Moroccan spiced chicken and lemon. In the tuna section thirty or more different brands, packs and flavours conspire to daze shoppers: sweet or spicy chilli, Panang or green Thai curry, with tangy lemon or lime and pepper?\n\nEven with fresh vegetables, today's shoppers are faced by twice as many different choices, some unadorned and others value-added, some produced locally and others imported. There are probably twice as many different cuts of meat, of differing provenance, some fat-trimmed, some marinated, some diced or sliced. And when the ingredients arrive in the domestic kitchen there can be still more choices to be made: which cooking technique, which accompaniments, which recipe? Sustaining ourselves is no longer simple.\n\nSometimes the differences in flavour between two or more of the 'same' foods is genuine and perceptible\u2014for example, between local peaches picked yesterday and peaches taken out of cold storage after being trucked from interstate, or between frozen imported prawns and last night's catch of local lake prawns, freshly cooked. In such situations price often serves to differentiate qualities and steer choice, though price is not always a reliable guide. There are real flavour \u00addifferences between full-cream and fat-reduced milk, between salted and salt-reduced butter, but the price is the same. For many products, however, choice is superficial and illusory; the many variants of potato crisps or tinned tuna represent only a caricature of choice.\n\nFreedom of choice in what we eat, if not always in other areas of our lives, is assumed a universal right in a democratic society. But do we really need so much choice? When the French organisation OCHA (Observatoire Cniel des Habitudes Alimentaires) asked people of different nationalities whether they would prefer to select from an array of ten different flavours of icecream or from fifty, less than one-third of French and Swiss respondents opted for the super-size range, in contrast to 56 per cent of Americans and British. With menu choice in restaurants the result was similar; 81 and 82 per cent respectively of French and Swiss preferred a menu with a small range of dishes suggested by the chef, while 36 per cent of Americans and 40 per cent of British favoured a full restaurant menu featuring a great many dishes. Clearly some nationalities do believe that more choice is better, but if others can happily survive with fewer options, then simplifying the food environment would seem a worthwhile experiment.\n\nSuch an idea has been proposed by Tim Lang, professor of food policy at City University London. In a 2007 interview published in the Guardian Lang argues that supermarkets should take more responsibility by making decisions on behalf of consumers; they should reduce consumer choice by adopting particular buying policies which address complex issues such as animal welfare, workers' rights, carbon footprints and unnecessary packaging so that consumers are faced with only 'good' choices. This in turn would oblige suppliers to change production, processing and distribution methods. Given the power of supermarkets within the food system, these changes could happen quite rapidly. But the Big Brother overtones of this radical solution would be antithetical to current supermarket policies, as well as possibly discriminating against those for whom any choice is itself a luxury. Nevertheless, Lang cites initiatives of the Marks & Spencer group as indicative of a new future. In 2007 Marks & Spencer promised a series of changes to be implemented over the next five years, including becoming carbon neutral, clearly labelling food imported by air, sourcing more food locally, stocking only free-range poultry and pork and only fish certified by the Marine Stewardship Council as having been produced sustainably\u2014all without passing additional costs to its customers.\n\nHOW TO CHOOSE?\n\nEating is, for most of us, one of the most personal things we do; we make individual decisions about what to eat, when, where and how we eat it, and with whom. Sometimes there are external constraints\u2014availability, cost (I would love to eat that lobster, but I can't afford $100), lack of skills or equipment\u2014that we unconsciously take into account in the decision-making process, but in most situations we choose what we think will give us, individually, the most pleasure associated with the least risk. As Claude Fischler has pointed out, the paradox of the omnivore is that we are caught between the urge to try new foods that might be potentially beneficial but that might also involve risk and possibly disastrous consequences, and the contrary nostalgia for the familiar, foods we know and trust. In an age of packaging when we can no longer, or rarely, use our senses to test new foods\u2014sniffing, touching or sampling them\u2014we become more dependent on the media to provide reliable information to guide our choices.\n\nGenerally, the media do this very well. Grimod de la Reyni\u00e8re, father of food journalism, would be gratified to see how closely the food and drink pages of any major newspaper today follow the precepts he ordained in the early years of the nineteenth century, although fear of libel possibly prevents the feature that Grimod called 'les indigestions c\u00e9l\u00e8bres', the tired and emotional states of well-known public figures. The models he established in the various genres of restaurant reviews, gourmet guides, food journalism and gastronomic essays are just as relevant to today's readers as his Almanachs des Gourmands were to the newly prosperous Parisians. As an example, a recent issue of the Sydney Morning Herald's Good Living magazine included restaurant and bar reviews, information on restaurants and chefs (who's moving to which restaurant), news of providores, product information (prawns, decaffeinated coffee, cherries, molokhia, finger limes, salted anchovies and cranberries), a selection of recipes in different formats, details of new brands and products, reviews of new cookbooks, evaluations of wines and beers and stories about drinks and drinking.\n\nYet the baffling complexity of the food environment makes it increasingly difficult for media to provide up-to-date, objective and accurate paddock-to-plate details for the foods most generally available and eaten in Australia. Any comprehensive investigation of just one single product\u2014sausages, or instant puddings\u2014would require time, patience and a great deal of detective work. Nevertheless, such investigations are sometimes now undertaken, and information on food production and processing is often now more readily accessible. In recent years many writers have highlighted the flaws and failings of the modern food system as it flourishes in North America. These books, by Eric Schlosser, Michael Pollan, Thomas Pawlick and Paul Roberts, for example, make for dismal\u2014indeed, horrifying\u2014reading. (It's worth remembering, though, that the food supply in previous eras was often equally untrustworthy.)\n\nPawlick's 2006 investigation into 'how the food industry is destroying our food supply' was initiated by his experience with super\u00admarket tomatoes which, though promisingly red, were hard, bland and tasteless. Three or four weeks later, and even after enjoying sun\u00adkicks on the windowsill, they were still hard. In frustration, he threw them against his back fence; unscathed, they bounced back. If tomatoes have come to this, he reasoned, what's happening with other foods in American supermarkets? What he found appalled him (but I remember the culture shock I experienced in American supermarkets even 25 years ago, with their artificial peanut butter and imitation smoke flavour). Many production and processing practices, Pawlick concluded, represented real or potential risks to human health. Pork, chicken and beef, in any form, might contain antibiotic residues, the antibiotics added to the animals' food as a kind of insurance against possible infection. The milk from cows treated with the animal hormone BGH (or its genetically engineered, commercially produced cousin, rBGH) to increase yield could possibly cause cancer. Fruits might be contaminated with pesticides. Processed foods might contain trans-fatty acids or hydrolysed meat protein, recovered from animal parts not usable for food. Packs of 'seasoned' pork and chicken represented an underhand form of value adding, the chief ingredient added (and irremovable) being salt or sodium in some form. Pawlick painted a depressingly bleak picture; one would need to be brave to eat from an American supermarket.\n\nWould a stocktake reveal the same results in Australia, or in New Zealand? Despite the ritual grumblings about tasteless tomatoes, the varieties grown in Australia are generally not the same as those Pawlick encountered in America and indeed, many are bred specifically for Australian conditions, such as the wilt-resistant Pinnacle. It is also comforting to learn that many of the practices he describes are outlawed in Australia; a comparative score card restores some faith in the safety of our foods, although certain agrochemicals used here are banned in USA.\n\nContrary to popular belief, hormones are not used in poultry production in Australia\u2014indeed, they have been banned for nearly fifty years; they are, however, permitted in beef production (unless the beef is destined for Europe, which bans imports of beef from hormone-treated animals). Nor is the hormone BGH, which is permitted for dairy cows in the United States, allowed in Australia (New Zealand and Canada have a similar ban). Similarly strict rules and \u00adregulations govern the use of antibiotics with animals. With chicken, pigs and salmon, all of which are intensively farmed, antibiotics can only be used therapeutically, antibiotics that belong to the same \u00adfamilies as those used for human health are proscribed, and strict withholding periods before slaughter are imposed, the specific number of days varying according to species and drug. Australian \u00adregulations are consistent with those introduced into the European Union in 2006 to ban the use of antibiotics and similar drugs for the purpose of promoting growth.\n\nAmerican journalists such as Eric Schlosser and Michael Pollan have been highly critical of intensive beef production practices in USA. In Australia, by contrast, most beef is pasture-fed; only about 26 per cent of Australian beef comes from feedlots, compared with about 85 per cent of beef in USA. Further, Australian feedlots are typically smaller than American ones; the cattle enter at a slightly older age and spend less time fattening. More significantly, however, Australian regulations forbid the feeding of animal protein derivatives (such as feather meal, blood products) which are permitted in USA.\n\nWhile the accounts of American commentators might be exaggerated, it is clear that the practices they descry are not necessarily followed in Australia. Further assurance of the safety of our foods is provided by the National Residue Survey which tests animal and plant products for traces of hormones, antibiotics and heavy metals, comparing the results with Australian standards for each particular \u00adcompound. According to the 2007\u201308 Survey, all categories tested, with the exception of eggs, demonstrated at least 99 per cent compliance with the relevant standards.\n\nThese production and regulatory systems instil a good measure of confidence in the safety and quality of Australian food as it leaves the farm. Beyond the farm gate, however, at least some of the dubious American food processing practices described by Pawlick have been adopted. The equivalent of 'seasoned' pork is available in Australia as 'Moisture Infused Pork' ('MI Pork'), the moisture being a dilute brine solution infused into either a side of pork or into individual cuts for the stated purpose of improving eating quality, in terms of moistness and tenderness. The benefit of this to consumers is questionable, as is the extended shelf life of two weeks or longer. Similarly, at least one large chicken processor offers whole chicken and chicken portions 'marinated to ensure succulence & flavour'. Pawlick's reproach was that this preliminary brining interfered with the cook's right to season as he or she wished and took no account of the needs of those on strict salt-free diets; my experience, at least for chicken, suggests that it injudiciously modifies the texture of the meat, making it unpleasantly soft and \u00adslippery.\n\nTrust in production systems, however, does not necessarily translate as simplified choice. It does not explain the differences between organic, free-range, corn-fed and simply 'fresh' chicken, nor help us decide between no-label beef, beef from a particular location, and grain-fed, dry-aged or organic beef. Consumers resort to solving the problem of choice by applying their own criteria as a way of \u00adlimiting the range of potential foods, eating in accord with an individual agenda. Some favour local foods, some prefer fresh and minimally processed foods, and yet others insist on organic or non-animal foods. Thomas Pawlick advocates growing one's own food. Michele Simon, in Appetite for Profit (2006), proposes farmers' markets and \u00adcommunity-supported agriculture as alternatives to present ways of growing, \u00adprocessing and distributing food in America. All represent, in a minor way, a protest against the present food system.\n\nTHE APPEAL OF LOCAL\n\nThe revival of interest in local food is, in part, a reaction against the stealthy advance of globalisation and a progressive alienation from the sources of our food, allied with concerns about long-distance transport.The transport of foods is not a recent phenomenon\u2014ancient Egypt imported wine from present-day Syria to supplement its supplies of locally brewed beer, and Imperial Rome brought olive oil and ham from Spain to satisfy its fastidious palates\u2014but today the scale is vastly different, as different as fuel oil from the wind and camel power of earlier centuries. Perhaps we could philosophically accept long-distance transport as a natural consequence of the growth of cities and our preference to live urbanised lifestyles, but there are other principles involved. Transport uses fossil fuels which produce carbon dioxide and other greenhouse gases with consequent implications for climate change; it contributes to air pollution, road congestion, accidents and noise.\n\nIn the UK, according to estimates by the Department for Environment, Food and Rural Affairs (DEFRA) in 2005, the average distance food travels from farm to consumer\u2014its food miles\u2014has increased by over 50 per cent since 1978. In the US the average food is estimated to travel 1500 miles (2400 kilometres). An Australian study published in July 2007 estimated that the items in a typical weekly food basket in Victoria (excluding imported products such as tea and chocolate) travelled a total of 70,803 kilometres; even the modest selection of fruit and vegetables travelled 8370 kilometres. Though the absolute numbers, whether miles or kilometres, are simplistic and essentially meaningless, such statistics illustrate dramatically the increasing gap between us and the sources of our food.\n\nAs a counteraction to escalating food miles, the locavore movement has a philosophy of restricting one's eating to food produced within a radius of 100 miles (160 kilometres). Originating in California about three years ago, it has rapidly spread worldwide, popularised by the bestseller Plenty: One Man, One Woman, and a Raucous Year of Eating Locally (2007), in which James Mackinnon and Alisa Smith \u00addocument their year of sourcing sustenance from within 100 miles of their Vancouver apartment. Similarly motivated, Australia's ABC rural reporter Kim Honan became a locavore for one month in 2007, vowing to eat (and drink) only foods and beverages produced within a 160 kilometre radius of Port Macquarie, New South Wales. Her choice of territory was providential. Not only did it offer coffee and wine, two essentials of modern life, it also allowed her to enjoy spanking fresh oysters and lobster, corn-fed chicken and plenty of bananas, fresh and dried. Even at Port Macquarie, however, the locavore life had its hardships: no chocolate, no fresh crusty bread, no tantalisingly aromatic fresh-from-the-wood-oven pizza. And in the absence of reliable labelling, it also meant constant quizzing of shop attendants, stallholders and farmers as to the composition and origin of their products.\n\nWithout access to farmers' markets and other direct producer-consumer initiatives, it would not have been possible for Kim Honan to contemplate her experiment. Since the first one opened in 1999, farmers' markets have multiplied in Australia. At the start of 2009 there were 110 markets in all states, most located within a farming community but some in cities: Adelaide, Brisbane, Melbourne, Perth, Sydney. Each has its own code of practice, some insisting on solely organic foods, others imposing strict geographical boundaries, but all embrace the principle of farmers and food producers selling directly to consumers. In other countries, too, there has been a similar burst of interest in farmers' markets; even in France, where according to stereotype every housewife shops daily for fresh produce at the local market, genuine farmers' markets (march\u00e9s paysans) operate in both rural regions and major cities.\n\nFarmers' markets might appear to be one answer to the growing gap between consumers and the sources of their food but even when the food doesn't travel, consumers often do. The DEFRA report estimated that 48 per cent of all food miles in Britain was represented by the use of private cars for shopping (including food shopping), perhaps to the hypermarket in the next town, lured by the promise of cheaper prices, or perhaps to individual farms in the far-off country\u00adside. Farmers' markets can insist that all foods sold are locally \u00adproduced, for example, within a radius of thirty kilometres, but if individual shoppers also travel an equivalent distance it's likely that their bags of apples will have accumulated considerably more kilo\u00admetres than the truckload of apples that travelled 100 kilometres to the wholesale market and supermarket storage depot.\n\nThe Romans shipped hams and olive oil from Spain because they were excellent products that could be produced more efficiently across the Mediterranean. Britain imports Spanish tomatoes for the same reason. But although they might travel several thousand kilometres, it is probably better for the global environment to continue sourcing tomatoes from Spain than to grow them in heated glasshouses in Britain, a practice which, according to the 2005 DEFRA report, produces far more carbon dioxide than growing outdoors in Spain and trucking to London, a shorter trip than from the Western Australian Kimberley region to Sydney or Melbourne. Production systems, too, influence the overall cost\/benefit equation. Given the lower environmental and social costs of growing wheat organically, DEFRA calculations showed that it could be beneficial to import organic wheat by sea from America rather than grow it by conventional agriculture in Britain. Similarly, it was more energy efficient to microwave an individual pre-prepared chicken dish than to cook the same at home, starting with a fresh chicken, assuming that the fresh chicken and the mass-produced ready-to-heat meals were prepared on the same premises.\n\nThe critical issue is not simply the distance travelled; equally important are the transportation systems. It has been calculated that shipping fresh apples from New Zealand or Australia to Britain results in lower emissions of carbon dioxide than holding British apples in cold storage for months after harvest. Transporting container loads of wine by sea is relatively energy efficient but air-freighting fresh produce\u2014such as Australian cherries to America in time for Christmas and American cherries to Australian in the middle of winter\u2014is lunacy, or at least rarely justifiable in environmental terms. The exception might be truffles, given their price and perishability. If they must travel from one hemisphere to the other, flying is the only realistic option. Truffle trade, however, can be measured in kilograms rather than tonnes and the minimal environmental impact of truffle growing probably exonerates them\u2014though a purist will insist on eating \u00adtruffles only in season and where they are harvested.\n\nSignificantly, DEFRA concluded that, while it is essential to take account of food transport in an overall assessment of sustainability, food miles alone is an inadequate indicator. Sustainability is itself a nebulous concept, in essence very simple\u2014the ability to supply present needs without compromising the ability to provide the needs of future generations\u2014but in reality a complex web of interdependent elements ranging from the state of the soil, water supply and the vagaries of climate to production technologies and commodity prices. Nevertheless, the report noted that increasing food miles is generally associated with reduced sustainability, while the transporting food over shorter distances typically results in greater transport energy \u00adefficiency. Although the cause-effect links might be hazy, DEFRA made several suggestions for decreasing food miles and increasing sustainability, such as reducing the number of car shopping trips through greater use of home delivery, and preferring local food suppliers. No one suggested not eating tomatoes.\n\nIt's because of this\u2014our reluctance to give up foods to which we've become accustomed, such as tomatoes whenever we want them\u2014that farmers' markets, for all their emphasis on local provenance and their other estimable virtues, cannot take the place of supermarkets and the present food system. For raw produce such as fresh, local, seasonal fruits and vegetables, farmers' markets are \u00adfantastic. Most also have part-processed foods, such as honey, jams, chutneys, biscuits, bread, oil, cheese, dips and spreads, pasta and pasta sauces. They fulfil a valuable role as an alternative to the supermarket for certain foods but for the basics of tea and coffee, salt and sugar, Weetbix and Vegemite, worcestershire sauce and tins of \u00adsardines, packets of Saos and Milk Arrowroots and instant noodles to sustain a starving pack of teenagers after school, we still rely on supermarkets and their food industry allies.\n\nMany consumers, however, have motives other than a concern about food miles for sourcing foods from local farmers and food \u00adproducers. Chief among these is flavour. In theory at least but usually in practice as well, fruits and vegetables grown and sold locally are tastier, more intense in flavour and more memorable, partly because they are fresher but also because farmers who depend on selling locally can choose varieties for their eating rather than keeping \u00adqualities. Small-scale farms, again because they are geared to supplying a local market, can afford to adopt organic farming practices and their produce is more likely to be pesticide-free. While organic does not necessarily equate to sustainable, eating locally is thought to be more supportive of sustainable agriculture and more respectful of the environment, though the reality of sustainability depends on individual producers and their farming practices. Finally, sourcing food locally is a way of supporting and strengthening local communities, both \u00adeconomically and socially; according to DEFRA, farmers' markets not only make it possible for producers to keep a higher proportion of the retail price but also revitalise town centres. These additional qualities help explain the success of farmers' markets and also the willingness of market regulars to relinquish choice.\n\nTHE GARDEN\n\nThe ultimate in local sourcing, however, is two steps away from the kitchen, direct from one's own backyard. While a garden is not for everyone, it's my preferred way, and not just for the incomparable freshness of fruit and vegetables that a backyard garden can ensure. Growing your own also offers the benefits of the fresh air and \u00adexercise, as well as an enhanced understanding of and admiration for the \u00adsimplest processes of nature. A tiny tomato seed can, after a week or so in warm, damp earth, cause a slender green spike to poke through the soil and separate into two rudimentary leaves, becoming a new living plant which, with sunshine and water and nurture, will eventually produce several kilos of exquisitely intense fruit so that each January I can relive the experience of a summer balcony in Spain.\n\nGardens teach about seasonality, encourage the use of the senses and, eventually, offer the most sublime rewards for patience. The sturdy dark shoots of the renascent tarragon that push through the clammy earth at the end of winter are the first real sign of spring, just as parched and powdery leaves on the grape vine herald the end of the swimming season. The nectarines give notice of incipient harvest by wafting a faint perfume over the whole front garden. As I watch the apricots and peaches gradually blush and slowly ripen, I feel the \u00adpleasure of anticipation which enhances the ultimate enjoyment of sun-ripened fruit at the absolute peak of perfection, what Brillat-Savarin called the point of esculence.\n\nAs I get to know the different sections of my garden and their responses to the seasons, I know where to sow rocket so it gets enough sun during the winter months. I remember to plant cloves of garlic in early April so that I can harvest them in November, to provide support for the broad beans so that their hollow legs don't keel over in winter storms, and to start the summer crops of melons and tomatoes and courgettes in October. And along the way personal traditions start to evolve, ways of eating or preserving momentary excesses. Every January Miss Futter's 1934 recipe ensures another year's supply of apricot jam; David Thompson's sweet chilli sauce recipe looks after the March abundance of tiny hot chillies; the lemon harvest in August is transformed into Tom Jaine's spiced lemon pickle; and a superfluity of rocket at the end of winter is surprisingly good stir-fried or chopped and mixed with mashed potato. I have an annual repertoire of dishes dependent on the garden's seasonal bounty: baked fish with \u00adtomatoes in summer, lemon delicious in winter, chicken with silverbeet in spring. They have become part of my tradition.\n\nGrowing food on the scale that I do yields enough for three of us with enough to share, but nowhere near complete self-sufficiency; like Marie-Antoinette and her retinue playing at milkmaids, I'm merely a dilettante. Yet even this small plot provides a key to understanding the problems, real and potential, that can confront commercial farmers for whom a successful crop really does mean food on the table. It's not disastrous if mildew shrivels my melon vines or fungal rot attacks the nectarines\u2014I can always buy melons at the market, and the nectarine tree produces far more than I need. I might regret the loss of the thriving eggplants, desiccated after a ten-day heatwave, but it simply means I don't eat pasta alla Norma for another year. The odd green caterpillar or earwig doesn't worry me too much, and I can wash away any slugs that get into the lettuce in winter.\n\nManagement decisions for my tiny patch are based rather on whim than consequences, but a commercial market gardener can hardly afford to leave land unproductive or risk his harvest by not controlling pests and diseases. Because I'm happy to pick them every second day, I can choose to grow succulent yellow waxy beans that crop prolifically over a couple of months; I can even decide not to grow beans this year because of water restrictions. Market gardeners, however, unless assured of significantly higher prices for hand-picked beans, might choose to harvest mechanically, choosing varieties deliberately bred to ensure simultaneous ripening, even if this diminishes flavour. Further, unless selling at a farmers' market or direct from the farm, growers will make another flavour sacrifice by harvesting before peak ripeness in order that the fruits and vegetables are in reasonable condition when they reach the consumer. So my tranquil, peaceful, reflective garden also represents a sobering confrontation with the everyday realities of food production.\n\nGrowing my own is also one way of taking control over at least some of the food I eat, of knowing what variety of tomato, where it's been grown, how it's been dried in the sun or made into sauce for winter. Most importantly, for me, the flavour rewards from a backyard\u2014and front yard\u2014garden make the time and effort all worthwhile. Yet growing one's own is not an option for everyone\u2014not for those who have no desire to get hands and feet dirty, not for those who prefer the gym, not for the one-quarter of the Australian population who live in apartments, townhouses, terraces and semi-detached houses with limited garden space (though this is no obstacle to ingenuity). As Carolyn Steel concludes in her book, Hungry City, urban agriculture, whether quarter-acre blocks, community gardens or edible streetscapes, 'can only ever be part of the solution to feeding humanity'.\n\nAND THE FUTURE?\n\nAs I write in the chapter 'Flavour First', 'Individuals can transform backyards, but the real challenge is to transform public values, to reduce our alienation from the sources of our foods so that we begin to eat, once again, real foods instead of images'. It's not impossible, as Warren Belasco documents in Appetite for Change, an account of the counterculture in California in the 1960s. Rejecting the mores of traditional America, the counterculture favoured natural, wholegrain and minimally processed foods, and took inspiration from a range of alternative cuisines, from Mexican to Middle Eastern. They replaced manufactured and branded breakfast cereals with homemade granola, a counter-cuisine staple. As the American food industry became aware of this new health-consciousness and the opportunities it offered, in the context of a series of damaging reports on processed foods, it adopted some of the counterculture values\u2014simple, natural, healthy, organic\u2014and modified products or introduced new ones. The first mainstreamed granolas appeared in supermarkets in 1973, reports Belasco.\n\nEven within a generation ideas and values can change, just as the food system itself has changed. Globalisation has not only given us more foods and more recipes, it has heightened our awareness of other people and how they live and demonstrated how events in Australia can, like the flapping of butterfly wings in the Amazon jungle, have repercussions on the other side of the globe\u2014and vice versa. Drought in Australia has an effect on the world wheat supply, on the levels of stocks and on prices, and possibly even on the world's ability to respond to situations of famine. Price increases for rice and other grain staples in 2007 and 2008 meant less to eat for some Asian households. The SARS virus in Hong Kong and China in 2003 changed the population's dining out habits, with the result that restaurants stopped buying lobster and other luxury seafood from Australia and a lucrative export market almost disappeared.\n\nThe implications of our own choices and actions have also become increasingly relevant. Buying orange juice made from imported concentrate instead of fresh oranges can affect the viability of Australian orchardists; buying Fairtrade coffee has the potential to improve health and education in developing countries. The twenty-first century has seen the rise of the 'ethical consumer', the consumer who not only cares about the effect of food choices personally but also about their effects on others, on society as a whole and on the environment, an ethic epitomised by Slow Food's mantra of 'good, clean, fair'\u2014good in terms of flavour, clean in the sense of safe, sustainable and respectful of ecosystems and biodiversity, and fair, in accordance with prin\u00adciples of social justice. The 2008 Ethical Consumerism Report of the Cooperative Bank reported that UK spending on 'ethical' food and drink\u2014interpreted broadly as free-range, fairtrade, organic, vegetarian, sustainable fish, farmers' market and dolphin-friendly products, restaurant and drink boycotts\u2014increased by 14 per cent in 2007 compared with the previous year to reach 7.6 percent of the total food and drink market. Over the same period, retail food sales in the UK rose by only eight per cent.\n\nEthical consumers are motivated partly by care for their own health and well-being, partly by distrust of particular farming and fishing practices, but also by concern for the future. The world popu\u00adlation is expected to increase from 6.7 billion in 2008 to 8 billion by 2020, which means an additional 1.3 billion individuals to be fed. Further, almost all of these 1.3 billion individuals will be living in developing countries where increasing prosperity\u2014of some, if not all of the population\u2014will translate as increasing demand for protein, especially meat.\n\nMany commentators agree that present systems of food production and distribution might have difficulties coping with an expanding population, especially in view of the possible consequences of climate change; an outbreak of Asian bird flu or a series of extreme weather events could easily upset a precarious balance. Given that most of the world's productive land is already producing food, the most obvious solution is to maximise its output, either through different management practices, more efficient use of fertilisers or the introduction of new strains or varieties, or a combination of all of these. Genetic engineering offers the most immediate potential to increase yields, either directly or indirectly, but this technology is not wholly without risks and represents only part of the response. While not opposed to genetic engineering in principle\u2014I would not automatically reject chocolate with a proportion of sugar from genetically modified sugar beet, GM potatoes modified to resist certain insect pests, or bread made from GM wheat modified to withstand salty soils\u2014I believe each application, with its associated benefits and risks, should be assessed \u00adindividually.\n\nAn alternative solution to the problem of feeding an increased global population might lie in decreasing demand. It is salutary to study the disparities between countries in access to food, dramatically illustrated by FAO data. One of the exercises I do with students as a way of understanding and engaging with the global food system is to analyse food balance sheets, published by the Food and Agriculture Organisation, over a period from the mid 1970s to the early twenty-first century. Students study the statistics for a range of countries, including their own country if possible, and examine how the food supply has changed over time, both quantitatively and qualitatively. Despite the many deficiencies of such data, what always amazes is the difference between the affluent Western countries, epitomised by the USA, and developing countries. In 1999\u20132001, the latest period for which details are available, the average daily per capita energy available for consumption in USA was 3769 kcals, an increase of 18 per cent over twenty years. This is 21 per cent higher than the average energy availability in Australia (3110 kcals), but 50 per cent more than is available in India (2492 kcals) and 30 per cent higher than in Indonesia (2903 kcals).\n\nReducing demand for food does not necessarily mean eating less or eating less interestingly, but rather, eating more responsibly. We could borrow the just-in-time strategy from business and become more prudent in our provisioning. We could learn how to use leftovers instead of discarding them. Recent studies in America and the UK have estimated that households throw out 14 per cent to 18 per cent of their food purchases, while in Australia an estimated 3 million tonnes of uneaten food is discarded. We could easily survive with less choice in food, starting with the vast range of value-added convenience foods. The additional cost of such foods often represents a task we can easily perform ourselves, whether washing salad, sprinkling spices on chicken, seasoning tuna with lemon juice and pepper. Further, increased reliance on 'value-added' convenience foods means that people know less about choosing raw ingredients, let alone what to do with them in the kitchen.\n\nThe dominant position of supermarkets in the food system, however, also requires them to play a role. As powerful actors in the distribution sphere and also highly influential in the area of \u00adproduction, supermarkets could, in cooperation with food manufacturers, reduce the range of foods presented to consumers by decreasing variety on a horizontal scale\u2014the six or so variants of tuna could easily be reduced to two or three. No one would wish for the extremes of pre-Glasnost USSR, with only one kind of red wine, one kind of sausage, one kind of butter, but choice editing\u2014when governments or businesses make choices on behalf of consumers, as food policy guru Tim Lang proposed\u2014is not unrealistic, even if it goes against all normal business principles. The proposed ban on retail sales of incandescent light bulbs in Australia and in other countries offers a \u00adprecedent.\n\nIn the chapter 'Flavour First' I advocate eating less and enjoying it more. I argue that provisioning is not simply a matter of the greatest quantity for the least cost, and that flavour, freshness and authenticity are also part of the equation. How we balance all of these, the compromises we make, are individual decisions, but they should represent informed choices. We each have a responsibility to learn about the ways in which our food is produced, transformed and distributed so that we can have greater control over what and how we eat, which is one of the most intimate and pleasurable aspects of our lives. This is an active process; we have to develop interest and curiosity, ask questions, read labels and websites, and above all taste, reflect and compare, alive to the rewards of flavour and sensible to its absence.\n\nSELECTED BIBLIOGRAPHY\n\nBelasco, Warren. Appetite for Change: How the Counterculture took on the Food Industry. Ithaca: Cornell University Press, 1993.\n\nCoff, Christian. The Taste for Ethics: An Ethic of Food Consumption. Trans. Edward Broadbridge. Dordrecht: Springer, 2006.\n\nDixon, Jane. The Changing Chicken: Chooks, Cooks and Culinary Culture. Sydney: UNSW Press, 2002.\n\nFischler, Claude, and Estelle Masson. Manger: Fran\u00e7ais, Europ\u00e9ens et Am\u00e9ricains Face \u00e0 l'Alimentation. Paris: Odile Jacob, 2008.\n\nLang, Tim and Michael Heasman. Food Wars: The Global Battle for Mouths, Minds and Markets. London: Earthscan, 2004.\n\nMintz, Sidney. Tasting Food, Tasting Freedom: Excursions into Eating, Culture and the Past. Boston: Beacon Press, 1996.\n\nPawlick, Thomas F. The End of Food: How the Food Industry is Destroying our Food Supply\u2014and What You Can Do About It. Fort Lee, NJ: Barricade Books, 2006.\n\nPollan, Michael. The Omnivore's Dilemma: A Natural History of Four Meals. New York: Penguin, 2006.\n\nRaman, Saroja. Agricultural Sustainability: Principles, Processes, and Prospects. New York: Food Products Press, 2006.\n\nRoberts, Paul. The End of Food: The Coming Crisis in the World Food Industry. London: Bloomsbury, 2008.\n\nSimon, Michele. Appetite for Profit: How the Food Industry Undermines our Health and How to Fight Back. New York: Nation Books, 2006.\n\nSchlosser, Eric. Fast-food Nation: The Dark Side of the All-American Meal. Boston: Houghton Mifflin, 2001.\n\nSteel, Carolyn. Hungry City: How Food Shapes our Lives. London: Chatto & Windus, 2008.\n\nWylie, Laurence. Village in the Vaucluse. 3rd ed. Cambridge, Mass: Harvard University Press, 1974.\nLOOKING FOR FLAVOUR\n\nWhat's the smell of parsley?\u2014Dylan Thomas\n\nI DIDN'T THINK SO at the time, but I recognise now that in the environmentally sensitive 1990s the title I had chosen for one of my articles was highly provocative: 'Flavour first, rainforests second'.\n\nReflecting on it later, I realised that if there has been one constant in all my years of writing around and about food, it's been the importance of flavour. Not just any flavour, but authentic flavour, the flavour of things tasting as I they should\u2014or as I remember them tasting. The flavour of oysters straight from the sea... as I can still taste them, when my grandfather carved them from the rocks at Sydney's Palm Beach, washed them in the brine and introduced his four year-old grand-daughter to a flavour she will never forget... these were the essential oysters.\n\nYears later, in Spain, I wrote about tomatoes. After a morning on the beach, when the others had all retired for their siesta, I would sit on the balcony with a glass of Tarragona wine and fresh crusty bread heavy with olive oil and thick crimson slices of tomato. Looking towards the invisible sea, beyond the railway line and the biscuit-coloured boxes of the new suburbia, I read, and wrote, and relished my solitude as I relished my tomatoes. Those Spanish tomatoes, which we bought every second morning from a farm on the rural outskirts, ten minutes walk away, became imbued with the pleasure and joy of an hour all to myself, and the memory of their flavour is suffused with a feeling of deep contentment. They became the essential tomatoes.\n\nNot every food has its benchmark in my imagination, but the essential chocolate is there, and it comes from the Paris shop of Christian Constant, on the Left Bank, rue du Bac. One Sunday morning, on the way to visit a friend for lunch, we passed by his shop, and left with a selection of the most exquisite, intense and refined chocolate petits fours I have ever experienced. For sharing, we cut each diminutive cube into quarters, but so complex and subtle were these g\u00e2teaux that a quarter was more than enough. I revisit the shop every time I am in Paris, just to remember them\u2014and though Christian Constant chocolates have never been quite the same since, the \u00adsouvenir remains as the yardstick against which all other chocolate may be judged.\n\nBecause flavour is important to me I cultivate a summer garden. Perhaps 'cultivate' is too flattering a description for a higgledy-\u00adpiggledy backyard that has beans mixed up with tomatoes and melons threatening to strangle the clothes line, but it's enough to keep me in fresh produce throughout the summer. In spring, it yields sweet, young radishes that demand nothing more, and nothing less, than fresh crusty bread, good butter, and proper salt, and in all seasons it offers fresh herbs for flavouring an omelette, a salad, a dish of potatoes. I haven't always cultivated a garden, but wherever I've lived I've left a legacy of herbs: mint at Jean-Pierre's, its North African ancestors brought to France by itinerant farm workers; tarragon, the soft and delicate true French tarragon, outside the kitchen window near Compi\u00e8gne; and ineradicable comfrey in the tiny backyard in inner-city Lilyfield. It's not that I like gardening\u2014better to think of it as exercise, less enjoyable than sex but infinitely more satisfying than jogging\u2014but its rewards, anticipated and enjoyed, make the effort worthwhile. When I can wander by the garden and check the slowly ripening tomatoes, crush some thyme between my fingers and inhale its uplifting aroma, or crunch on a tiny bean, then I know a garden is a wondrous thing.\n\nBoth at the instant and in retrospect, flavour is a distinct but integral part of the eating experience. Sometimes it represents the whole experience, as if taste had dominated the other senses. At other times, though the necessary props are called up, the flavour remains elusive. Try as I may, I can never make my palate recall the taste of my first Bresse chicken, the paragon of flavour in the poultry world. I can remember buying the chicken at the Saturday market in Beaune, in the square next to the wood-and-plaster structure of the centuries-old covered market. It came from a stall next to the second-hand books stall, where I found, and excitedly bought, a long-coveted 1922 two-volume edition of the Larousse Universel illustrated dictionary for the bargain price of 100 francs. I don't remember what the chicken cost, but I know that it was a big bird, as chickens go, and that its neck was still covered with white feathers, which, together with its blue legs and authenticating red label, patriotically assured me that this was a genuine poulet de Bresse. I remember cooking the bird with loads of my best butter and perhaps a sprig of the tarragon that was just shooting outside the kitchen window, and seeking out one of our better Bordeaux to drink with it. And I remember the firmness of the flesh as I carved it, and how white it was. But its flavour, the essence of that poulet de Bresse, eludes me.\n\nScientists might resolve flavour into its separate components by gas chromatography or other sophisticated techniques and, subse\u00adquently, attempt to recreate flavour in the laboratory by working backwards from the results of these analyses and putting together a blend of the identified chemical compounds in the appropriate \u00adproportions. Such syntheses never work. The blend is never the same as nature's original. I disliked banana Paddle Pops as a child, and later at university I learnt why: banana was one of the first (and easiest?) flavours to be identified and subsequently synthesised. Convinced that flavour has to be more than chemical formulas, I viewed this advance in \u00adchemistry with great scepticism.\n\nFlavour is an evocation, epitomising whole experiences. Parti\u00adcular flavours are associated with particular settings, people, and moods. Looking for flavour is, unconsciously, a personal quest. Certain flavours come to mean friendship, or contentment, or comfort. Chocolate might represent the soothing luxury of self-indulgence; a lemon-sharpened cup of tea the satisfaction of a job well done. I cannot think of any flavours I associate with anguish, or anger, or disappointment; perhaps these have been selectively culled, or perhaps they never made it to the memory bank in the first place.\n\nThe flavour fanatic Dr Max Lake has developed a theory to explain all this. Primitive animals, such as the earthworm, began with simply a 'taste brain' that responded to chemical sensations\u2014the five basic tastes of sweet, sour, salty, bitter and umami (a savoury quality represented by MSG). Later came the 'smell brain', which reached its greatest development in the koala, one of the most particular of animals in its choice of food. We still possess a rudimentary 'taste brain' and 'smell brain', though these are overshadowed by the intelligent brain. The 'smell brain' complex includes a component known as the hippocampus which, amongst other things, preserves our past; Max Lake calls it 'the library of long memory'. This elegantly complex organ serves as a logical base to the magical power of flavour and smell\u2014aromas that construct whole cities, tastes that call up friends as effectively as Aladdin's magic lamp. It's the hippocampus, sparked by messages from a sip of lime tea and a crumb of madeleine, that started Proust on his nostalgic reverie. Further, the integration of the 'smell brain' with various other parts of the cerebral system means the involvement of emotions, so that a particular aroma or flavour might influence the way we feel. Reciprocally, our emotional state also has a bearing on how we taste; absorbed in the monochromatic underworld of self-pity, we lose all sense of smell and flavour.\n\nHalf of flavour is aroma, and smells, according to Max Lake, are absolutely fundamental to life. Food smells provoke appetite and help ensure survival of the individual; our own body smells (pheromones) provoke sexual attraction and help ensure survival of the species. Aromas can serve as a warning to animals, toxic compounds effectively saying 'Avoid me'; they also deliver a cautionary message in my kitchen when they let me know that my beautifully golden apricot jam is starting to catch on the bottom! (The single greatest obstacle to acceptance of the microwave is its indifference to the senses.)\n\nWhenever we smell something, the sensation passes through the olfactory nerves to the 'smell brain', or olfactory cortex, which includes those parts of the brain containing the highest concentrations of beta endorphin. Beta endorphin is also known as the 'happy hormone', since it promotes feelings of pleasure and contentment. It's understandable, then, that the ultimate in flavour experience, whether the 'essential' oyster, or tomato, or chocolate, will bring about a generous endorphin response. And since the endorphins are natural opiates, any other oyster, or tomato, or chocolate, with less of a flavour hit, cannot hope to evoke the same degree of satisfaction and contentment.\n\nBecause you know and enjoy the 'high' of the authentic flavour, you keep looking for that 'high', and perhaps the circumstances that surround it: the holiday mood that accompanies the small, sweet school prawns fresh from the lakes, or lazy summers of sun-blessed apricots from a backyard tree. And you are less likely to accept a product of inferior flavour\u2014or only in the full knowledge that it will be less gratifying. When you appreciate the zing of proper coffee, you buy freshly roasted beans and grind them yourself, because as soon as it is ground, even stored airtight, coffee loses the intensity that is part of the 'essential' experience. You know, if you make coffee at home, that its flavour quality also depends on the water (rain water is preferable to Adelaide tap water), on the material of the coffee pot (glass is preferable to plastic), and you will probably think twice about coffee that has been kept warm or, worse, reheated. If you are extremely \u00adparticular, you will know that coffee tastes better from fine china than thick pottery or plastic. But we all make compromises and desperate times call for desperate measures. Camping rough in Greece and Italy, I put convenience first and accepted instant Nescaf\u00e9. Not so the Greek and Italian women, who had packed their coffee-making devices with the beach umbrellas and plastic sandals, and who shamed me by serving proper, aromatic coffee every morning.\n\nMax Lake says we all have the equipment that allows us to smell and taste and intellectually process the sensations, but few of us make full use of it. Everyone could have intelligent tastebuds if these were simply given adequate stimuli and allowed to have their say every now and then, rather than kept in a state of perpetual subjugation, their contacts strictly censored. You can't expect tastebuds conditioned to only mild processed cheese to be overjoyed by Roquefort or Gippsland blue.\n\nThe faculty of taste discrimination might be, in the case of a wine judge, the result of long training and experience, but children too have extraordinary abilities. After insisting on cheddar for the first few months we lived in France, my daughter suddenly decided she liked camembert\u2014which was a great relief, since Bega Vintage cheddar was not exactly abundant in the local market. After a while I resented her demanding, and getting, more than her share of my excellent Normandy camembert, individually made in the traditional way from fresh, unpasteurised Normandy milk. Craftily, I devised a solution: I would buy her a camembert all of her own, still a Normandy camem\u00adbert and perfectly acceptable, but less expensive, a slightly inferior supermarket style of camembert. She would be impressed with having a whole cheese to herself, I reasoned, and wouldn't taste the difference. I presented my daughter, then just past her second birthday, with her camembert in its little wooden box: this is your own camembert, all for you. Hardly had I returned to the table to broach my own cheese when she arrived, plate in hand, to tell me: This camembert is pas bon, I want some of yours.\n\nIt is incongruous that children are given every opportunity to cultivate whatever musical, artistic, theatrical or sporting talents they have, while the education of the palate is ignored, as if its social value were ignominiously low. Yet cooking schools and wine appreciation courses flourish, and food and wine magazines are avidly read. When the bottom falls out of the economy, cookbooks still survive. Diane Seed, author of several best-selling books on Italian cuisine, remarked that in Italy and other Mediterranean countries (and she could have included Asian countries among her examples), children eat pretty much the same food as adults, at the same times. (In Europe, to compensate for the lateness of the evening meal, the children are given a substantial after-school snack, like the traditional bread-and-chocolate 'go\u00fbter' in France.) Allowed to participate in the meal from an early age, they absorb the gastronomic 'code' of their culture; included in the conversation, they come to appreciate subtleties of taste and texture, the harmony of specific partnerings. As they grow up, they imbibe a gastronomic consciousness which, in later years, turns to confidence.\n\nJacques Puisais, of the Institut Fran\u00e7ais du Go\u00fbt (French Institute of Taste), believes profoundly in the importance of the 'sensory \u00adawakening'. Once we have made our senses wake up, he says, we will be immune to the insidious messages of advertising. For years, he and his team have been offering 'tasting' classes in primary schools, teaching young children the hows and whats and whys of flavour. (The ideal age is around ten, before puberty starts to interfere.) Since 1990 these tasting classes have been conducted under the auspices of the Conseil National des Arts Culinaires (National Council of Culinary Arts),with support from the Ministry of Education, and tens of \u00adthousands of French children have had their senses, intelligence and critical faculties 'awakened'. Over a series of ten 90-minute classes, the children train their senses, and learn to decipher the messages conveyed by colours, odours and textures. Chapped and slightly brown edges on a camembert, together with a faint smell of ammonia, tell them unmistakably that the cheese is way past its prime. Food always offers a choice, Jacques Puisais contends, and taking advantage of the opportunity is to our benefit. If he can persuade even five per cent of the population to 'listen to their bodies', Puisais believes he can begin to effect change\u2014and the process should start within the family. He cites with relish the remark of one young convert to his father: 'Turn the television off, I can't hear what I'm eating.'\n\nWhy does he bother? Why does it matter that people know how to taste? Why listen to the message from the senses? Because the senses enrich our lives, add another dimension to the intellect, offer us more to enjoy. We don't need to adopt the extreme philosophy of the Italian futurist Marinetti, whose ideal was simultaneous super-stimulation of the senses. According to one of his recipes, people would be eating black olives, white fennel hearts and orange cumquats with their right hand and caressing with the left hand a 'tactile rectangle' made up of alternating strips of sandpaper, pink silk and black velvet, all the while listening to the music of Bach combined with the sound of an aeroplane motor and as they are surreptitiously sprayed with violet perfume on the nape of the neck. For Marinetti sensory stimulation was vital for energising and lightening the body.\n\nMarinetti's recipe might not be to everyone's taste. To live in a monotonous world of standardised flavours would be like living in a prison, unhealthy for both mind and body. Our senses and our brain are inestimable gifts, and not to respect, encourage and profit from them seems to me almost criminal. We should listen to our senses, understand them, and learn to trust them.\n\nAll this is to underline the importance of flavour\u2014'looking for flavour' could be a metaphor for life. Somewhere beyond Milk Wood, the long-drowned companions of Captain Cat keep asking, in their plaintive seaweedy voices, 'What's the smell of parsley?'\nTASTE AND CULTURE\n\nEvery country possesses, it seems, the sort of cuisine it deserves, which is to say the sort of cuisine it is appreciative enough to want.\u2014Waverley Root\n\n'WHY DO WE EAT?' ask Hsiang Ju Lin and Tsuifeng Lin, authors of Chinese Gastronomy (1969). 'In order to pursue the flavour of things,' comes their ready response. But why do we eat what we eat in the way that we do? You might as well ask, 'What is good?'\n\nWhat we eat is at least circumscribed by the available food supply\u2014or what we deem to be 'food', which introduces additional complications. Most of us don't include insects in our food basket, but in Japan fried grasshoppers and boiled wasp larvae feature on \u00adrestaurant menus. Why we eat these foods in the way we eat them\u2014how we prepare and cook particular foods\u2014invites considerations of culture, in all its subtle intricacies, and its influence on taste. If two cooks in two identical kitchens are given two identical baskets of food, you can bet your bottom dollar they will produce two entirely different meals. Likewise, the same ingredient inspires different dishes in different cultures: compare Peruvian ways with potatoes with Spanish treatments, spicy Indian specialities and the boiled and mashed favourites of the Irish. Such examples suggest that culture is of overriding influence. And looking into our own backyard, what did the Brits do with kangaroo tail but turn it into soup, as they had done for years with oxtail.\n\nWith culture come tastes\u2014a taste for a butter-based cuisine in the north of France and an oil-based one in the south. Jean-Pierre, my vigneron friend from the Languedoc region of southern France, told me that eggs fried in butter\u2014which he'd been given when doing his military service in northern Normandy\u2014made him physically sick. At home, his eggs had always been fried in oil, and this was the way he liked them. His preference for oil over butter was not just an expression of individual taste but a reflection of cultural taste that has persisted over many hundreds of years.\n\nCenturies ago, the south of France had oil, but little if any butter, while the north of France produced plenty of butter but little if any oil. Nevertheless, as good Catholics, both southerners and northerners were bound to abstain from animal foods during Lent and on other 'fast days' decreed by the Church. This would hardly have been a penance to the southerners, who were accustomed to cooking with olive oil, but it certainly was for the northerners, who were used to butter. Possibly the southerners kept the best olive oil for themselves and what was available to the northerners was of poor quality or even rancid. When obliged to use this poor-quality oil instead of their own butter in cooking fish, legumes and fresh vegetables, the northerners did so with mumblings of resentment. This probably explains why they were more likely to poach their fish than fry them in the Mediterranean manner. As soon as they found a weakness in the Church's authority, the northern French exploited it. In Rouen today you can still see the remnants of a 'tour de beurre', a tower erected with the money the Church received in exchange for dispensation from the 'no butter in Lent' directive.\n\nDistinctive cultural tastes such as these have led researchers Paul and Elizabeth Rozin to describe cuisines according to particular flavour combinations or 'flavour principles'\u2014so that tomato and chilli mean Mexico, and soy sauce, ginger and rice wine characterise China. But tastes in food and drink change over time. Individual tastes evolve through a lifetime, irrespective of what might be happening to public taste; a child has a sweeter tooth than an adult. Public taste can also change; and by public taste I mean a universal taste, the shared tastes or preferences of groups of individuals, whether whole nations or \u00adparticular regions.\n\nIn Australia in the first half of the twentieth century public taste shifted from mutton to lamb. A definite preference for lamb became evident around the 1930s and, if you accept the evidence of cook books, by the 1950s mutton was virtually extinct (though the statistics of the Australian Meat and Livestock Corporation tells us we still get through around 7 kg each per year). Clearly, availability was an important determinant. It is difficult to express a taste for a food that is as scarce as hens' teeth, and in nineteenth-century Australia lamb was a rarity, as mutton is today and as pork is in Morocco. Still, if there had been more demand for lamb, it should have been easy to supply it since the shift in taste seems to have occurred well after the development of a dedicated fat lamb industry\u2014which was established to serve the interests of British consumers\u2014made lamb much more accessible.\n\nThe disaffection for spices in seventeenth-century France offers another illustration of a genuine shift in taste which also influenced the direction of culinary evolution. No one would dispute the medieval taste for spices; even those who couldn't afford daily extravagances with cinnamon, cardamom and cloves would, for special feasts, purchase a minute quantity of a pre-ground (and probably adulterated) spice blend. Yet a few hundred years later, when spices were less costly, palates had recoiled from these bold combinations and turned to the more delicate flavours of herbs, mushrooms, shallots, truffles and other indigenous products. According to historian Jean-Louis Flandrin, part of the explanation lies in the fact that a fall in prices had robbed spices of their role as social markers. Another possibility is that French cuisine attempted to assert its superiority by eschewing oriental \u00adinfluences and vaunting home-grown ingredients.\n\nThese examples suggest that shifts in food preferences coincide with other changes in society's values, structures and beliefs, and might even be independent of the supply, or potential availability, of the particular foods. Consider Australians' embracing of Asian foods today, when a century ago anything associated with the Chinese was regarded with deep suspicion. Perhaps the preference for butter in northern France was as much an expression of disenchantment with the Church, distrust of southerners and disgust at rancid oil, as it was a liking for the local product.\n\nYet it has long been accepted as axiomatic that food preferences flow directly from the food supply. National food policies are predicated on the rationale that offering people more 'healthy' foods and making 'healthy' foods more accessible will necessarily change the national diet in a more 'healthy' direction. If the availability of food is the prime determinant, why do people starve in the midst of plenty, as almost happened in the early days of the first white settlement in Australia?\n\nFood preferences and tastes do not always lend themselves to such straightforward explications. We are people, after all, not robots, and our behaviour is sometimes capricious. We eat hot chillies, and some of us actually enjoy them, yet capsaicin, the essential component, burns and causes pain. People show a distinct liking for chilli-energised foods in tropical parts of Asia where, for personal comfort as much as anything else, it is desirable to reduce body temperature. A theory of biological rationalism has been invoked to account for this particular preference. Its logic is elementary: sweating can cool the body, and chillies cause sweating, therefore people eat chillies and develop a taste for them.\n\nNow, one of the fundamental principles of physics involves the tendency for disorder to rearrange itself as order, and it would be very reassuring to think that Nature, too, has a compensatory bent, such that in hot climates it has favoured ingredients which promote sweating. The difficulty is that chillies don't seem to have arrived in the Asian sub-continent until the sixteenth century or later, and it's not certain that the new chilli-users were aware of any physiological \u00adbenefits from eating food laced with chillies, nor that they included chillies so as to take advantage of these benefits. (Indeed, it is not even certain that in the chilli's natural habitat, the hot tropics and cooler highlands of the central Americas, people ate chillies and incorporated them into their cuisines in order to enhance their personal comfort.)\n\nA more plausible explanation for the heat of much South East Asian food is that chillies were introduced as, or gradually became, a substitute for pepper, a spice native to many regions that adopted \u00adchillies so enthusiastically. Given that the spice trade is one of the world's oldest, it would be surprising to learn that peppercorns were freely available to anyone who ventured into the jungle. Pepper was such an important article of trade for some Asian centres in the medieval centuries that its supply and commerce would surely have been controlled by a merchant elite, and pepper would have been a luxury ingredient that the poorer classes probably had little opportunity to savour. Chillies, on the other hand, belonged to the 'natural' economy of self-sufficiency and were effectively free. Anyone with a scrap of land could grow a few plants, enough to keep the household in chillies for a whole year. They were easy enough to dry and store, and they perked up the relatively monotonous and bland diet which seems always to be the lot of the poor. Who would not have embraced them\u2014especially if using chillies was a way for the workers to show some independence from their bosses, the landowning ruling classes.\n\nThis replacement theory might account for the taste for chillies in many parts of Asia, but why do people in Mexico and other countries of the New World like chillies in their cuisines? To return to the availability hypothesis, is the answer simply that chillies are native to that region, as are olive trees in Mediterranean France, syrup-producing maples in Quebec? And does a coincidence of this kind imply a natural affinity, a kind of symbiosis, between the land and the people?\n\nTraditional tastes are are often held to be determined by the natural food environment, by what is grown, produced and available locally. Such geographical determinism is persuasive\u2014and it is undeniable that many examples can be produced to show that people eat, or have eaten, the way they do or did because the range of ingredients produced dictate it. It could be argued that the preference for an oil-based cuisine in southern France was, and even is, the inevitable result of material circumstances. On the other hand, it could also be argued that the foods grown, hunted, harvested and eaten are a reflection of the preferences and tastes of the people.\n\nApplying geographical determinism today, Michael Symons has proposed that what and how we eat in Australia ought perhaps relate to a hypothetical food environment: the ingredients produced in similar climates in other parts of the world. In The Shared Table (1993) he suggests that Sydneysiders, living in the same climatic zone as the southern Chinese, might consider eating in a similar way to them. The idea deserves serious consideration, at least from a theoretical viewpoint, since Sydney can assure the ingredients that form the culinary substrate of southern China\u2014pork and vegetables, seafood and ginger. But what was done with them there was influenced by the availability of fuel, by religious beliefs and by contact with the foods and foodways of other regions and countries. The way the people eat in southern China results from the application, by the inhabitants, of these ideas and influences to the material resources. Certainly we have the same foods in Sydney; we can easily borrow the foodways; we can reproduce the southern Chinese cuisine. Yet our relationship to this cuisine is at several removes. We can appreciate it, enjoy it, encourage it\u2014but as mere passive recipients. It is the product of a culture not our own.\n\nIt is irrational 'culture'\u2014a product of irrational individuals\u2014that somehow enshrines and perpetuates eating habits. Even when \u00admaterial characteristics frame food preferences, culture makes such eating habits respected, and in this way turns them into traditions. In France, the force of tradition is such that, even though you can buy butter in Mediterranean B\u00e9ziers as readily as olive oil in Yvet\u00f4t in Normandy, the butter\u2013oil division persists. Such tastes become part of a region's identity, the mainstay of its gastronomic character. The \u00adsubstrate, the ingredients produced and available in the region, will almost certainly evolve; some foods will fade away and others take their place. Culture and tradition will shape the way these foods are used, and as these evolve so, too, will tastes and cuisines.\n\nSo why do we eat what we eat in the way that we do? Because that's the way we were born, the way we are\u2014and because we like those flavours.\nTASTES OF AUSTRALIA PAST\n\nMrs Wild's 'Evening in Paris' menu featured bouillabaisse accompanied by chicken rice-a-riso.\n\nSO FIRMLY ENTRENCHED are food preferences that we that we expect shifts in taste to be slow and gradual, almost imperceptible in anyone's lifetime. Yet to today's caf\u00e9 society the menus of a generation or so ago might appear as foreign as the foods of Elizabethan England. Grilled grapefruit and fried bananas, sherried mushrooms and sherry chiffon pie have gone the way of Frank's chicken pie (with hard-boiled eggs and blanched almonds) and Mother McKay's Heavenly Hash (a daring combination of marshmallows, canned crushed pineapple, sliced bananas, dates and glac\u00e9 cherries, delicately folded through whipped cream). These were the dishes of the 1960s, as evidenced by the recipes in the Australian Hostess Cookbook.\n\nIn 1968 the weekly magazine Woman's Day conducted a 'Hostess of the Year' contest and, from the thousands of entries received, selected forty of the best to be published as the Australian Hostess Cookbook, a superb social document that sets the scene of Australian entertaining in the Swinging Sixties. Forty menus, forty dinner plans, forty lists of Things To Do, forty descriptions of My Dinner Party\u2014from every state, from capital cities and remote country properties, all proud testimonies of hostessing savoir-faire and affirmations of the proper division of domestic roles: she in the kitchen, he at the bar. These were the days when Dressing for Dinner meant exactly that, when there was such a thing as the Dinner Dress. Preferred dress for dinner parties was, it seems, 'semi-formal'\u2014and people instinctively knew this meant lounge suits for men and, for women, 'either short dinner dresses, hostess skirts and tops, or long dresses'.\n\nThere was a precise protocol to the Dinner Party, an emphasis on form and formality and a tacit acknowledgement of the Rules of Entertaining of which the prime one, unchallengeable in its absoluteness, was Be Prepared! Hostesses must be proficient in the arts of planning, preparation and presentation, decreed Mrs Robson. All the plates, forks, spoons, glasses, wine coasters and ashtrays likely to be used must be polished and assembled in readiness. The whole dinner party should unfold in the hostess's imagination; the unforeseen was simply not allowed. As Mrs Joye curtly admonished, 'There is nothing worse than a hostess who starts digging around in cupboards while her guests are present.' Preparation started as much as a week in advance to leave plenty of time, on the morning of the Dinner Party, to have your hair set, arrange the flowers, spray the rooms with freshener, put out hand towels and leave a needle and cotton on the dressing table in case a guest should catch the hem of her long skirt on a stiletto heel.\n\nThe men, as usual, had charge of the drinks. In the alcohol department, they were allowed to be creative and imaginative (elsewhere, it appears, they simply obeyed the rules). Mrs Joye offered her husband's 'very popular and successful' recipe for champagne cocktails: a bottle of champagne, a cup of brandy, half a cup of canned orange juice, a teaspoon of bitters and crushed ice. Mr Joye would serve this 'from a large cut-glass bowl with a silver ladle into hollow-stemmed cut-glass champagne glasses, which he frosts with his latest acquisition\u2014a glass chiller.' Men were accessories, unpaid butlers. 'Train your man early,' advised Mrs Robson, 'he's worth a kitchenful of time-saving devices.' Mr Robson's 'party chores' included setting out and polishing all the glasses, taking responsi\u00adbility for drinks, and filling the pre-dinner nut bowls with cashews.\n\nThese were the days when for Mrs Curr's yabby cocktail Aboriginal boys could be 'dispatched to get about two dozen yabbies from the lagoon or river. They enjoy swimming quietly up and thrusting their hands quickly into the holes in the banks where the yabbies are half-hidden'. They were the brown-and-orange days of Arabia platters and rustic pottery, the days of chicken \u00e0 la king, onion dip and liverwurst canap\u00e9s, the days when hostesses had no qualms about offering lounge-suited guests tomato soup and cream of chicken soup straight from Edgell or Rosella, or including in their recipes canned mushrooms, frozen peas, packet soups and \u00adcommercial \u00adhamburger seasoning. Mrs Wild's 'Evening in Paris' menu featured bouillabaisse accompanied by chicken rice-a-riso. Canned fruits and commercial icecreams made respectable desserts.\n\nSome of the dishes of those Swinging Sixties have disappeared without regret\u2014the Iced Camembert and Asparagus Fromage. Others, such as Roast Saddle of Lamb and Strawberries Romanoff are waiting in the wings to be resurrected, like that 1920s hit, Steak Diane. The roundabout of fashion acts as powerfully on our tastes in food as on heel heights and lipstick colours. Regardless of their merit, dishes go out of fashion and become forgotten. Amongst them are crumbed cutlets and carpetbag steak, two dishes which are as much a part of our gastronomic heritage as Milk Arrowroot biscuits and chocolate Freddo Frogs, and whose return to our culinary cornucopia would be \u00adwelcomed. The stew, on the other hand, might not be missed.\n\nCRUMBED CUTLETS\n\nOnce upon a time, crumbed cutlets appeared on all the best dinner tables\u2014and on the lunch counters of every pub west of the Divide. Cookbook author Ted Moloney included them (seasoned, and wrapped in bacon before crumbing) in one of his 'Cooking for Brides' menus. Along with the redoubtable Caramel Sauce, they were a perennial on the menu of all Cahill's Sydney restaurants in the 1950s, and I'm sure they enjoyed a moment of amour propre in the rarefied atmosphere of Adams' Silver Grill dining room. They persisted as a weekly special in university colleges and other institutions. Sometimes, no doubt, the crumbs concealed squalors better left concealed (as they often do on today's ubiquitous squid rings), but is that any reason to consign crumbed cutlets to the back of the fridge, along with all the other restes of yesterday?\n\nNot so long ago, for a simple family meal, I prepared crumbed cutlets using proper lamb that I carefully trimmed of all external fat and coated in proper breadcrumbs that I had toasted to the warm gold of Sydney sandstone. Anticipating the pleasure of eating an old favourite, I was unprepared for the shock-horror reaction my menu announcement provoked. Crumbed cutlets, unfortunately, do not make it into today's top 100. If I'd announced sauteed barramundi liver with wattle seed beurre blanc, I'd probably have received a beam of approval.\n\nI suspect that in the fervour for Frenchness (in food) that \u00adfollowed in the wake of Elizabeth David's French Provincial Cooking, a Frenchness that was well and truly evident in the Australian Hostess Cookbook, the crumbed cutlet went the way of stockings, hats and gloves\u2014only to be reincarnated as the carr\u00e9 d'agneau, or 'French rack of lamb', which introduced us to lamb as we always knew it should be eaten, a sliver of garlic between each flank, daringly pink. Later again, in the post-French Provincial phase glorified by the revolutionary catch-cry of 'nouvelle cuisine', the carr\u00e9\u2014by then divested of both its crumbs and its proud handles\u2014metamorphosed into the elegant lamb fillet.\n\nYet in the prospering bourgeois era of the turn of the century, crumbed cutlets (which, then, were not lamb but mutton) were reas\u00adsuringly correct. They were always accompanied by mashed \u00adpotatoes\u2014'Dish round a border of mashed potatoes,' instructs Mrs Forster Rutledge in The Goulburn Cookery Book\u2014and sometimes served with gravy. Curiously, they seem to be more of a tradition in the eastern States. South Australian butchers rarely sell crumbed cutlets, nor even the undressed ones. At a time when regional cuisines are desperately sought, New South Wales might be as proud of its crumbed cutlets as Milan of its costolette milanese!\n\nIt might symbolise the soul-destroying regularity of middle-class suburbia, or remind us of a colonial and Anglo-dominated past we'd rather forget, but these are not reasons to decree extinction for the innocent crumbed lamb cutlet. Properly prepared, the crumbed cutlet merits a second chance. Tastes change, certainly, but the fate of any dish should not depend solely on the whims of fashion and the vagaries of medical wisdom.\n\nCARPETBAG STEAK\n\nIf it was a bold man who first ate an oyster, it was an ingenious one who first thought of stuffing oysters in a steak.\n\nAs one of Australia's contributions to the world's gastronomic treasure house, carpetbag steak has often been derided and disdained as a dish people would rather not lay claim to\u2014like a convict past, before bicentennial fervour arrived. Together with damper and billy tea, pan jam and slippery bob (which, for the uninitiated, were said to be dishes of kangaroo tail and kangaroo brains, respectively), it is part of the national mythology, the culinary counterpart to the bunyip.\n\nSteak-and-oysters has a long history, and the English were well accustomed to this early manifestation of the surf'n'turf combi\u00adnation. Oysters went into beefsteak pies, oyster sauce accompanied grilled steaks. It seems to have been a predilection peculiar to the English, for while the French Larousse Gastronomique gives a recipe for oyster sauce to serve with steak it coyly calls it '\u00e0 l'anglaise', English-style. Yet the idea of internalising the oysters seems to have been an antipo\u00addean inspiration, as was the name; the 1962 edition of Mrs Beeton's cookbook gave carpetbag steak as an Australian recipe. In America a carpet bag was strictly that\u2014a travelling bag made of carpeting\u2014though Americans might have eaten carpetbag steak under another name, since in 1907 a recipe for tenderloins stuffed with oysters was included in the Women's Favourite Cookbook, by Mrs Gregory and Friends. In Australia a recipe entitled simply 'Carpet Bag' appeared in the earliest Presbyterian Cookery Book, published in Sydney at the end of the nineteenth century: two dozen plump oysters in a thick piece of steak, grilled over the coals and sauced with anchovy butter. Several years later Mrs Rutledge (who seems to have had a fondness for embellishment) christened her recipe 'Carpet-bag a la Colchester', as if to give it the semblance of noble and legitimate ancestry, Colchester being an English town famous for its oysters (they were the ones that once travelled as far as imperial Rome).\n\nPerhaps the name Carpet Bag didn't really take off, or was thought to be slightly disreputable, like the American carpetbaggers who were said to own nothing but what was in their carpet bags. Having been kept alive through a number of revisions of the book, the recipe was axed from the Presbyterian Cookery Book around 1927, but the dish, even stripped of its epithet, lived on anonymously. Local ladies, apparently ignorant of the appellation, contributed recipes for fillet steak stuffed with oysters to The Kookaburra Cookery Book in 1911 and to Miss Futter's Australian Home Cookery in 1923, which would seem to be adequate proof that the dish existed in the flesh, so to speak. Even the redoubtable Lady Hackett, in 1916, prescribed a recipe in her Australian Household Guide (having indelicately lifted it from the Kookaburra).\n\nMeanwhile, back in England, the Brits stuck to their beefsteak-and-oyster stews and pies and puddings. It was not until 1952 that Florence White published, in her record of 'Famous Food and Drink of Yesterday and Today', a recipe for Saddle-bag Steaks that was virtually identical to that for the earliest carpetbag. Of course, it's possible that the Saddle-bag Steak existed previously, or that it evolved independently, but it is curious that most earlier English cookbooks and dining memoirs neglect it. Can we claim carpetbag steak as our first culinary conquest? Enthusiastic visions of exporting the kangaroo steamer, which so impressed early visitors to Tasmania, were never realised; lamingtons and anzac biscuits are largely unknown outside Australia\u2014even the standard sponge has to be copiously footnoted for an American audience; and the meat pie invasion of Asia is of much more recent date.\n\nConsider the reputation of carpetbag steak. Is it such a travesty of taste as to deserve ignominy? In true scientific spirit, I prepared Carpet Bag according to the recipe in the Presbyterian Cookery Book, grilled it over a beautiful bed of red gum coals and topped it with disks of anchovy butter (and, just for the record, accompanied it with braised warrigal greens, green beans, new potatoes cooked in butter and an aged Gigondas). Admittedly, the sample size was not so large as to submit to statistical scrutiny, and the system of evaluation was not standardised, but the universal appraisal was 'Delicious!' The steak was pink, the oysters just warm, and their sea-saltiness subtly permeated the whole. The flavour combination seemed as natural as tomato and basil, or prosciutto and melon, or strawberries and cream.\n\nBut perhaps to make the carpetbag truly and authentically Australian, I should make one small modification: Take a thick slab of kangaroo fillet...\n\nSTEW\n\nCalling a spade a spade is supposed to be defiantly Australian. It reassures us that we're totally lacking in pretension.Today, however, anyone with the meekest of bourgeois aspirations prefers the euphonious casserole to the unworldly stew. As uncool as Joylene's Frock Salon, stew belongs to the never-to-be-resurrected past, the pre-quiche era of mornays, sausage rolls and toothpicked cheese cubes alternating with gaudy green and red onions. Though stew is a kitchen table kind of meal, perfectly at home in the shearers' mess, and we never imagine it joining this illustrious company of entertainers.\n\nNo doubt good cooks knew how to prepare a tasty stew, but the generic version must have been a sorry sight, and even more dismal to eat. As Dr Henry Priestley observed in 1936, 'In the cooking of dishes like a stew they [i.e. housewives] mostly choose chopped up steak, maybe some flour, some water, and a little salt. They put it on the stove, and hope for the best. They seldom take any steps to bring out the flavour.' In 1937 The Woman's Mirror Cookery Book offered this recipe for Castlereagh Stew:\n\nTwo pounds shin of beef, onions, salt and pepper, flour and water. Cut beef into pieces, dip in seasoned flour, put into saucepan and just cover with cold water to which has been added 1 tablespoon vinegar to each quart. Bring to boil, then simmer 3 hours, cutting up 2 onions and adding them two hours after cooking begins. Calories: 1643, Protein: 206, Fat: 62, Carbohydrate: 45, Vitamin quality, Medium B1, B2.\n\nThis was the standard and definitive method of making a stew, officially corroborated by health authorities. According to the New South Wales Department of Public Health in 1963, a 'stew' is made with meat, onions, seasonings and\/or herbs, covered with cold water and simmered 2-3 hours, then thickened with flour or cornflour.\n\nThese recipes make stew sound as cheerless and uninspiring as we somehow suspected it must always have been\u2014grey, gluggy, mundane and utterly misery-making. Why should such a depressing dish have ever entered our repertoire? Where were the tastebuds at that time? If anywhere, tastebuds seem to have been in purgatory, banished and suppressed from fear of the repercussions should they have been allowed their liberty. In the early decades of this century, 'plain food' was synonymous with moral rectitude, small 'p' puritanism\u2014and the plainer the food, the more virtuous the eater. Titillating the palate was as dangerous as lifting your skirts, and the list of gustatory temptations was nearly as long as the catalogue of sins: salt, spices, sauces and any flavourings that might have cheered the senses were all feared and proscribed by the Plain Food lobby. It was the same in England, and Elizabeth David's first book, Mediterranean Food (1950), was begun as 'a furious revolt against that terrible, cheerless, heartless food' served by the English hotel in which she was staying. (She described it as food 'produced with a kind of bleak triumph which amounted almost to a hatred of humanity and humanity's needs.')\n\nNo wonder there was an eventual rebellion, a move to demonstrate some gastronomic good sense by introducing the glamorous 'casserole' which appeared on middle-class tables as an honourable alternative to roasts, grills and shepherd's pie. Casseroles suggested smartness; they were modern and respectable and even labour-saving, the cooking pot doubling as serving dish. And while the casserole was a meat-in-gravy kind of dish, it was not simply a gentrified stew, rebaptised with a new name. What defined a stew was that it cooked on top of the stove and, typically, was thickened at the end (or, alternatively, had dumplings added to it). A casserole, on the other hand, cooked in the oven. The trademark of a casserole recipe was the final phrase: 'Serve in the dish in which it has been cooked'. It's hardly a coincidence that this evolutionary phase occurred around the same time that Pyrex oven-to-table ware was featuring more often at kitchen teas and as marriage prizes, around the same time that gas and electric stoves and their automatic ovens were supplanting wood-fired anachronisms in the kitchen. Nor is a coincidence that its modernity appealed to the food industry, whose packet seasonings could provide the means for even the clumsiest cook to produce a tasty casserole of any nationality.\n\nOf course the casserole didn't entirely supplant the stew, and there are some perfectly reputable stews, such as oxtail stew. But stew still carries with it hints of an inglorious past, the days of shame when pleasure was almost a dirty word. Let's redeem the stew, allow it to stay in our culinary lexicon, but on condition that it gets itself a whole new wardrobe and dresses itself with aromatic herbs and vegetables, with spices and wine\u2014in other words, with flavour.\nTHE FASCINATION OF MARKETS\n\nWhy do we need markets? Because the informal interchanges provoked by a pile of fresh young artichokes are hardly possible at a supermarket.\n\nHOW TO EXPLAIN the fascination of markets? For fascination there undoubtedly is\u2014who can resist the open-handed invitation of a market, whether a casual cluster of tables beneath spreading trees or a cavernous, sweaty hall whose earthy aura proclaims both its character and its function?\n\nMarkets have been part of my life for almost as long as I can remember, from the days when I accompanied my grandfather to the old Sydney Paddy's Markets for his Christmas lychees and Chinese jars of ginger in syrup, one day getting lost when I lingered too long with the puppies and chickens. Paddy's on Fridays was a regular outing during school holidays, though there was a sense of something not quite respectable about buying cheese and bacon at a market stall, especially from people you couldn't understand (though the same doubts did not apply to the rock-like candy we bought). In later years I\u2014together with about half of Sydney\u2014would descend on Paddy's Market for the traditional box of Bowen mangoes for Christmas. Later again, travelling overseas, markets were always an excuse to stop and explore. Better than any guidebook, they told me about people and their everyday lives, what they grow and how they eat. Today a visit to the market is still part of my week.\n\nI have a passion for markets, for shopping at markets. I like the feeling of food around me, the comfort of plenty. I like the sense of egality markets presume, and their sensory appeal goes direct to the core of my being. I am moved by scents of mangoes and durian and roasting coffee, of sugary fritters in the morning air, of spicy sacrificial smoke from noonday souvlaki. I love the chaos of colours and shapes and noise\u2014the chatter of hens in wicker cages alongside \u00adsomnolent rabbits, the clamour of spruikers, the lurching rumble of laden \u00adtrolleys. And I participate, joining in spontaneous exchanges on the merits of maragogype versus mocha or the effects of last night's rain on the cherry crop, because markets promote communication and allow everyone to have a say. For as much as foods, markets are people, offering sustenance not only to individuals but to society.\n\nThe market is a meeting place, a natural community centre where goodwill pervades. It's not only the colours, sounds and smells of a market that cheer, but the gratifying sight of so many people enjoying themselves. Friday evening at Adelaide's Central Market sees families meet and shop, children participating in decisions and counting apples into bags. At this relaxed end of the week working couples gather ingredients for the evening's dinner and plan the weekend meals. Saturday morning shoppers meet friends and pause for a leisurely coffee. The same casual friendliness prevails at Darwin's Mindil Beach sunset market. It seems that half the city's population congregates to sit back on the beach, applaud the spectacle of the sunset and sample street food from over twenty nationalities, from Thai-style stuffed chicken wings to Brazilian \u00adsardines with polenta, to Laotian fish cakes made with the local \u00adbarramundi.\n\nThe appeal of a market sometimes lies in our desire for a closer communion with Nature. At markets we persuade ourselves that the privilege of buying from producers themselves links us with the land and gives our purchases a seal of authenticity. We assume that by avoiding rapacious middlemen and perfidious marketing experts, we've made a fair deal, our choices uninfluenced by advertising \u00adpromises or flattering lights or pretty packaging. We tell ourselves that markets subscribe to the simplest economic system, where trans\u00adactions are up-front and direct. Our anti-authoritarian tendencies are gratified by the individuality of markets, which follow their own rules and logic in a kind of benevolent anarchy, most evident in open-air weekend markets. Long before supermarkets and shops were allowed to trade on Sunday, markets flourished, usually outside the cities and often outside the law.\n\nAt markets we acknowledge a deep-seated faith in the honesty of fellow citizens and the justice of what-you-see-is-what-you-get. We don't need to read labels or compare ingredient lists, because our senses make the selections. Thus liberated, we can enjoy a rare experi\u00adence of the simple life, where the only decisions that matter are between camembert and brie, between snapper cutlets and tommy ruff, between Desiree potatoes at two dollars a kilo and a bag of anony\u00admous unwashed for fifty cents. And immediately we have chosen we know, instinctively, that the choice was right.\n\nWhy are there so few markets in Australian towns and cities? When Ildefons Cerd\u00e0 drew up his plans for the expansion of Barcelona in 1860, he included a general market for every unit, a ten-block by ten-block square. Now that shopping hours in Australia are deregulated, why do we not have small community markets as in Paris, for example, where weekly street markets co-exist with the Monday-to-Saturday supermarkets around the corner? Why not late afternoon and evening markets for the parents who have just collected children from school and the workers returning home from the city? Why not markets at universities, factories, and other locations where a sizeable, ready-made collection of customers exists? Why not Sunday \u00adproducers' markets in the cities, where producers and consumers can actually make contact? When supermarket 'fresh' might just as well mean 'week-old', surely there's room for alternatives.\n\nWhy do we need markets? Because markets offer social as well as physical sustenance and stimulation. Because they offer choice, or the illusion of choice. Because the informal interchanges provoked by a pile of fresh young artichokes are hardly possible at a supermarket\u2014where you'd be lucky to find artichokes, and if you did, no one at the checkout would know what they were, or what to do with them. In the depths of winter, when depression strikes like the flu, a visit to the market does wonders for the soul.\n\nOnce upon a time, so I read, about a century ago, a nobleman in imperial Russia conducted an experiment to study the development of language. Taking advantage of a convenient group of orphans, the eccentric count gave instructions that they were to be properly fed and clothed, and given toys and opportunities for games and play, but were not to be spoken to. They were to be raised without the use of language. Periodically he would visit the nursery to observe, but his experiment was inconclusive since, within a matter of a few years, all the children were dead. If there is a moral here it must surely emphasise the importance of communication.\n\nThe socialising benefit of markets was emphasised by the experi\u00adence of my Parisian landlord a couple of years ago. Georges is a high-powered scientist, working in a large, modern research institute in the suburban belt just south of Paris. Pressure of work and international conferences, together with the alienating atmosphere of a structure dedicated to efficiency, meant that he saw little of his colleagues\u2014and then only in the sterile space of a laboratory. Georges' relaxation was weekend cooking. At that time, he was working his way through Paul Bocuse's Cuisine du March\u00e9. While his wife took care of the supermarket goods\u2014jam, sugar, detergent\u2014Georges followed his Saturday morning ritual: a visit to the regular market in nearby Sceaux, with its fish and potatoes direct from Brittany, creamy farm cheeses, fresh vegetables and the superb honey and gingerbread from Burgundy. But just as important as this 'real' food was the social contact of the market. Every Saturday he would bump into one or other of his \u00adcolleagues, similarly motivated. Shopping finished, they would meet at the caf\u00e9 and, over a few beers, exchange ideas and visions in a way they never could at work.\n\nMarkets represent, at least in the imagination, a kind of ideal world in microcosm, a focus of humanity. They offer clues to the nature of cultures and societies and illustrate their values. Perhaps nowhere is the contrast between two cultures more visible than at the main Singapore market, where an invisible wall exists between the Malay Muslims on one side, and Chinese stallholders along the other. Each side has its distinctive smells and its particular logic. In the Malay zone, you encounter the warm, spicy, fatty aromas of curries, cooked meats and stale bodies. At butchers' stalls, meat is hacked into gobbets without any reference to the animal's anatomy. The men sitting at tables are as plump and greasy as their mid-morning curry puffs, and seem totally unfazed by the possibility of paying customers. Walk into the Chinese area, and you are greeted by the gentle \u00adfragrance of ginger; here is an air of cleanliness, order and propriety. At the poultry stalls, bits and pieces are arrayed according to a code you can comprehend: wings, gizzards, feet, necks. Behind the stands, men and women seem only too eager to help and guide you to a seat before bringing a drink. To extrapolate from such impressions would be unwise and undiplomatic. Yet the differences exist, and it would be foolish to deny any \u00adsignificance.\n\nIn the old days, the market was the agora, the forum, the heart of the city. It was the place of exchange\u2014of news and views, plots and intrigues, goods and services. After the cold and comfortless Dark Ages, markets were the spark that reignited the fires of cuisine. Here, in the town's nucleus, local produce was arrayed alongside exotic rarities from foreign lands, their choice and variety stimulating the cook's imagination, while footloose adventurers told tales of feasts and \u00adfashions in faraway lands.\n\nFor the novelist Emile Zola, the market was the stomach of the city: le ventre. The alimentary metaphor conveys the image of foods gradually percolating to all sections of the populace, and Jean-Paul Aron's account of eating in nineteenth-century Paris, The Art of Eating in France: Manners and menus in the nineteenth century (1975), shows how this actually occurred. Leftovers and surpluses from grand dinners of the previous evening were recycled through the 17-sous restaurants frequented by poor students and shop assistants, and their leftovers, in turn, made their way through the lower reaches of society by means of markets, street hawkers and scavengers. Today, in Paris and many other cities, the main wholesale market is outside the city\u2014perhaps not so much a stomach as an external life support system for provisioning the city. Such a system needs arteries of distribution, channels of food flow, which in turn means regulation and control.\n\nMost of us are ignorant of the city's stomach, being far more preoccupied with our own\u2014and besides, the city's stomach keeps such uncivilised hours. Our familiarity is with the smaller retail market or the Sunday market on the edge of the city, where suburban fingers extend into the domain of agriculture. Our household provisioning starts there\u2014or, speaking for myself, that's where I prefer to buy the foods I eat and offer to others. There are times when we choose the other extreme, the sterility of a food hall or the standardised selection of a supermarket. There's nothing wrong with food halls and supermarkets\u2014'a North American supermarket is marketplace, temple, palace all rolled into one,' says Margaret Visser\u2014but, while they do a great job of selling canned grouse from Scotland and 57 varieties of breakfast cereal, they don't give you the thrill of a real, live market with real, live food.\n\nHow do I justify my predilection for markets in these days of \u00adeconomic rationalism, when attempts are made to describe every conceivable part of life (and, grimly, death) in balance sheet numbers? Were I to be thoroughly objective and carry out a properly controlled comparison, perhaps I'd discover that the difference between market and supermarket potatoes is illusory, that the portion of cheese freshly cut to my specifications is little different to the vacuum-packed one standing between the yogurts and margarines. Continuing down the path of objectivity, I might report that supermarket shopping has the advantage of being more economical of time\u2014the time needed to assemble the provisions, the transit time between household and provisioning source. Indeed, given that people usually travel individually to markets, the net effect might be to add to already undesirable levels of environmental pollution.\n\nBut food choice doesn't lend itself to such analysis. There are times when it is irreproachably rational (I'll take these small yellow peaches at $2.99 a kilo rather than the big ones at $3.99), and others when it is supremely irrational (I must have a mango, even if it does come from Indonesia and cost $5, because mangoes are so seductive and remind me of...). And what of time? It's only worth economising if what is saved is used more pleasurably or more profitably; you can't hide it under the bed for a rainy day. What price do you put on pleasure? My justification rests on my set of values, which have little regard for economics but set much store on quality\u2014and in food, quality is synonymous with flavour. Unfortunately, flavour is invisible, though it has much to do with freshness and ripeness, two qualities markets can assure. Often it has a visible indicator in the form of price. Though this relationship is neither sufficient nor necessary, it serves as a general rule of thumb and at least makes you pay attention: Why are these peaches a dollar more? Is it only because they're larger? Are they any fresher, more perfumed, more flavoursome?\n\nIf I learnt one lesson (but I learnt many) from my years in France, it was this: as a general rule, price and quality are directly proportional\u2014except when the price is fixed by government decree, as it is for bread, in which case you pay the same for superb and just-average baguettes and responsibility for choice is yours. Incidentally, I also discovered that a whole range of qualities was possible, in foods as diverse as p\u00e2t\u00e9 and potatoes. And I realised that, with a little practice, it was not too difficult to discern (and appreciate) the difference between moderately good and superior, between mediocre and downright poor.\n\nThe most memorable lesson came by way of chicken. I had bought, cooked and eaten chicken in Australia, and at that time chicken\u2014whether fresh or frozen, whole or in pieces\u2014was always the same mass-produced bird that cost hardly more than a couple of dollars. In the 1970s people accepted that it was no longer the celebratory roast that accompanied Christmas and other festive occasions, and approved the democratisation which transferred chicken to the province of everyday. Cut: to the Languedoc, where our new friend Jean-Pierre, from whom we bought our wine, also sold dressed chickens every Friday, jour de march\u00e9 in his village of Caux. Jean-Pierre was proud of his indecently ugly birds with the bare necks and backsides characteristic of the 'cou nu' breed, and sold them at about 16 francs a kilo (then, about twenty years ago, near enough to $3). This was our first home-cooked French poulet, and we were impressed: firm-textured meat of distinct, robust flavour, and plenty of it. I found it tremendously reassuring to discover that the French had not \u00adforgotten their taste buds.\n\nNow, though we weren't quite poverty-stricken, we did have to watch our centimes very carefully, and so the next time I bought chicken I chose one from the Saturday P\u00e9zenas market at about the half the price, which was still slightly more expensive than one from the supermarket. After Jean-Pierre's lovingly nurtured chicken, the market bird\u2014which, as usual, came with attached head and feet and much of its insides\u2014was disappointing, its flavour muddied and indistinct. Yet this market chicken with its slightly dirty toenails (the great chef Michel Gu\u00e9rard once confided to his television audience that the best way to tell whether a bird had been naturally raised and had scratched for a living was to check its toenails for farmyard dirt) was sublime compared to the cheapest chicken I have ever bought\u2014a pack of assorted pieces, on special at a Minneapolis supermarket. I hate to think of the processes to which these chicken pieces had been subjected to make them so flavourless and full of water\u2014let alone what kind of life the poor birds had endured.\n\nMarkets don't always, don't necessarily, provide the absolute best quality, but they typically offer the best range of qualities and usually, for equivalent quality, a cheaper product. With quality, remember, we are talking flavour which, for fruits and vegetables in particular, depends on freshness and ripeness. Freshness means more than simply being raw, unprocessed and still in birthday suits; it assumes a minimum delay between farm and market. Whether figs or fish\u2014and particularly so for fish\u2014freshness means flavour. Ripeness implies that the produce has been allowed to stay on the plant long enough to get as close as possible to the point of optimum flavour. Because markets can respond immediately to production flushes, and because they usually operate from day to day (they don't plan 'specials' a week or so in advance), their fresh produce is more likely to be fresher and riper than that of the supermarket.\n\nI remember with horror\u2014and, now, shame at having succumbed to the temptation\u2014the Californian strawberries advertised in Minneapolis at the local Red Owl supermarket at such a low, low price that I began to wonder what truck they had fallen off. After the chicken experiment, I didn't usually patronise that establishment, but in the snow-bound depths of a mid-western winter, when the monotony of oranges\/apples\/bananas had become too depressing, the idea of ripe, red strawberries from sunny California beckoned seductively. And so, early on the first day of the week, there I was at the supermarket, arriving at the same time as a huge refrigerated container rolled in with goods for the store's coolroom. Inside the store, swanking on a stand all to themselves, punnets of blushing red strawberries were piled high. I perused and examined and compared this punnet with that before choosing the one which promised so much pleasure\u2014not only for myself, but for my family, whose delight at this unexpected treat would materialise as a golden halo above my head and confirm me in my role of blessed nurturer. I should have foreseen that unseasonal strawberries transported from one corner of America to another would have to be bred of sterner stuff than the ones I used to buy from barrows in Sydney's Martin Place in October. Fresh? Ripe? Those strawberries were a travesty of freshness and ripeness, and a sad comment on what passes for Progress.\n\nThere are other advantages to markets. Since the goods are usually untouched by plastic or packaging of any form, you don't have to rely on labels; you can see and touch and hear and smell before you buy. The Farmers' Market in the heart of San Francisco began as a revolt against the dominance of supermarkets and their insistence that all oranges and tomatoes, in fact all fruits and vegetables, be \u00adcartoned, wrapped and sealed before they would consider buying them. A group of farmers, who saw these demands as another step along the road of subjugation and who believed pre-packaging both unnecessary and undesirable, resisted\u2014only to find themselves shunned by the chains of stores on whom they had previously depended. The only alternatives were to succumb or to go it alone, which they did, maintaining their integrity and independence, and demonstrating their faith in flavour.\n\nProducers' markets like this one are important to 'alternative' agriculture, whether organic or devoted to heritage or specialised \u00advarieties not necessarily chosen for their transport endurance. There's no reason why they can't take place in large cities\u2014like San Francisco. Or Paris, where for the past seven years the March\u00e9 Biologique has operated every Sunday in the middle of the Boulevard Raspail, beginning near the square opposite the Bon March\u00e9 department store and extending towards Montparnasse. By French standards it is small, but most of the stallholders are also the producers, accredited 'natural and organic' by some association or other. Their offerings are strictly \u00adseasonal: in winter, different varieties of potatoes, an array of little-known apples, including the Reinette du Mans, and wonderfully sweet and juicy, dug-that-day carrots. At this market 'organic' is not limited to fruits and vegetables. There are all kinds of farm-fresh dairy \u00adproducts, from rich cream, yogurt and fromage frais to goat cheeses of all shapes and ages. And breads\u2014rustic country loaves, rye and walnut bread, tarts and brioches rather more substantial than the standardised patisserie ones. Then honey, fruity jams and home-style \u00adpreserves, even poultry and meat and charcuterie biologique, including organic black pudding. This is a fully-fledged market, right down to its sun-dried salt and homespun wool, serving the needs of Parisians and of the producers.\n\nMarkets encourage freedom of choice\u2014these particular peaches, this much cheese, that well-crisped loaf of bread, and and a hunk of this particular pumpkin with the rich orange flesh. They allow more dimensions of choice than is possible in a supermarket, despite its reputed stock of over 15,000 different items. Their unpredictability\u2014straw\u00adberries on sale one week and not the next\u2014is part of their charm. They attract a wider, or at least a different, range of growers and \u00adproducers, including those whose output is insufficient, irregular, or simply too expensive to induce supermarkets to stock it. As buyers and consumers, we have an obligation to make the most of this freedom, to think about the foods we are choosing and why, to reflect on our own tastes and preferences and recognise how best to satisfy them.\n\nBut we cannot always be sure of our selection skills, even when we are allowed to feel and sniff, which is why we also rely on the people behind the counters. As specialists, dealing only in cheese, or coffee, or fruits and vegetables, and with a vested interest in their business, they are deemed worthy of our trust\u2014and when it's a question of the foods we allow into our bodies, trust is all-important. We often react to un\u00adfamiliar foods with caution, an expression of instinctive neophobia: might it not be dangerous? If we can know the source, or receive assurance from the expert, we have more confidence to try.\n\nSociability, flavour, trust: there I rest my case for shopping at markets. But what of other people's markets, the markets you explore when you have no intention of provisioning a household, or even a hotel room? Whenever I travel, I visit markets. Indeed, markets come before museums. My wardrobe\u2014if not my pantry\u2014is littered with market purchases: a leather coat from Cambridge, unworn for the last twenty years but too full of memories to discard; a silver chain from Ayutthaya; a hand-knitted wool jacket from Florence, just behind the cathedral. From Lisbon and Leningrad, Boston and Barcelona, Marrakech and Milan, I have my souvenirs to keep company with the elegant oyster-opening knife from the street market in rue Daguerre, Paris. And I have ineffaceable memories\u2014of a warm tarte aux blettes from the market at Nice, of an entire carcase strung up before the horse butcher's stall in the market at Taranto. From Asian markets I have images of stalls festooned with plastic bowls, colanders, buckets and brooms in bright primary colours of red, green, blue and yellow; of shoppers carrying home water-filled plastic bags of live carp, still swimming; of mysterious and odd-shaped excrescences on the \u00adherbalist's stall in Kuala Lumpur; of dozens of dried fish and prawns in Penang, including dried squid which I later ate on the Penang waterfront, after it had been put through a sort of mangle and barbecued.\n\nHow to explain my fascination for markets? It all comes down to a fascination with food, its uses and its meanings. For food can never be simply sustenance for the physical body; it also represents the myths and mores, the priorities and practices of a society.\nMARKETS IN SICILY: A MEDIEVAL PRESENCE\n\nA tumble of wrinkled black olives is confined behind a fence of stout rosemary sprigs.The stalls of the pescivendoli are decorated with the sawn-off heads of swordfish, and fronds of fresh green fennel separate the different species of fish.\n\nLIKE LOVE, TRAVEL can be better the second time around. Though my letters and notebooks are littered with the names of places I passed through, with regrets at not stopping, and those where I stayed all too briefly, Sicily was always one of the destinations to which I intended to return.\n\nMy memories of Sicily were of the enormous octopus in the market, cooked and sitting upright on a vast flat platter\u2014itself decorated with an octopus in Arabic blue and yellow\u2014and looking for all the world as though it had risen from the clay. I remembered, too, the pascal sugar lambs in the pasticcerie, all white and innocent save for the gaudy garlands of pink and yellow flowers around their necks; and, in an ordinary, modest little caf\u00e9, a marvellously refreshing iced coffee, a simple espresso-on-the-rocks, the taste of which lingers still.\n\nBut of course, the second time is different, the coincidences never quite coincide. True, I did find the octopus man at the Palermo market, but it was not at the main market; rather, he stood in a small square, near a fountain, in the old part of town\u2014the site of the medieval market. And his plate was an ordinary white dinner plate on which the boiled octopus looked pitifully small. The sugar lambs were now made of sugar-almond paste (though I did find one made of sugar, in a dusty shop not far from the octopus man) and, instead of flowers round their necks, they carried little flags of red or blue. After this, I hardly dared tempt fate with an iced coffee, but stayed with the caffe lungo\u2014which in Sicily is as strong and black as the shortest espresso anywhere else, and usually drunk very, very sweet.\n\nFor all that, I did rediscover much of what had become vague and blurred and almost forgotten, and experienced\u2014or re-experienced\u2014the same enchantments that had lured me to Sicily the first time: certain primitive, almost naive qualities in Sicilian culture and life in general; a Mediterranean vitality and fatality; and the \u00adheritage of its past, subtle and persuasive, which allows the ancient and medieval to co-exist with the contemporary as if to make a mockery of Time.\n\nSicilian markets are loud and gutsy. In Palermo, the market sprawls through a maze of narrow alleys and odd-shaped 'squares' in the manner of a Moroccan souk. Its atmosphere is friendly and \u00adreassuring. Nowhere in Palermo did I feel more relaxed, less self-\u00adconsciously tourist than in its market, and no one came up to me to warn me to hang on to my valuables. The market stands are crude, colourful and enticing. A tumble of wrinkled black olives is confined behind a fence of stout rosemary sprigs.The stalls of the \u00adpescivendoli are decorated with the sawn-off heads of swordfish, and fronds of fresh green fennel separate the different species of fish. There are familiar ones, such as bream and mullet and John Dory, and a whole array of sea creatures whose size would, in Australian terms, deem them inedible if not illegal. Who said the fad for 'miniatures' in food was a new one? Tiny, tiny octopus (moscardelle), their sacs no bigger than the tip of one's little finger, lie curled up against one another; next to them are boxes of baby sardines (sardelle), a steely, slippery grey in colour and barely two inches long, and the even smaller neonate, milky-translucent slivers with big black eyes. All are gleaming fresh and still smell of the sea. In the days just before Easter, fish is very much on the menu, and baccal\u00e0, or salt cod, is also for sale\u2014not the desiccated grey strips with which we are familiar and which hang above the counter of Greek or Italian delicatessens, but soft white flesh, pre-soaked and kept moist by a gentle spray of water.\n\nThe seasons display themselves blatantly in Sicilian markets. Spring means artichokes, small, tight, purplish ones that can be bought ready-cooked, along with boiled potatoes, for a quick, hunger-appeasing snack. It's also the season for broad beans, to be eaten raw or cooked, sometimes combined with the artichokes, and for the long, pale green zucche, a kind of squash that could have stepped straight out of a medieval illumination. Tomatoes are there, of a hue which would seem unripe and unnatural in an Australian spring but which here are sweet and flavoursome. Fruits, too, announce the season: blood oranges with their crimson flesh (which yield juice of a most disconcerting appear\u00adance); tiny, delicate wild strawberries \u00ad(fragoline) and the much larger fruit of commercial cultivation; and piles of orange loquats.\n\nMost emblematic of the season, however, are the meats. In the week before Easter the market is stocked with baby lambs and kids for the Easter feast. (Curiously, the lamb is called pecorella in Sicily, an old-fashioned diminutive of the Italian for sheep, pecora, rather than the usual agnello, and the older hogget is known as castrato, a term which has survived since the medieval era.) Whole, except for their inner workings, they hang in rows outside the butchers' shops and stalls, stiff-limbed in their fleecy or hairy coats, with a wooden skewer running from one side of the ribs to the other. I would like to see a Palermo signora buy one, just to discover how it could be wrapped or parcelled for the trip to the kitchen, but perhaps it was still too early in the week. Heads are sold separately. The sight of four furry, unbloodied heads on an ancient wooden block, behind the simple sign 'Testa', immediately sent my mind back to a fourteenth-century \u00adillustration, reminding me that eating habits are perhaps the most enduring of all.\n\nI have further cause to ponder the endurance of traditions when, on Easter Sunday, driving through the middle of Sicily, I am swept into a swarm of traffic leaving the town and heading for the country. An earthquake, perhaps? Nothing so dramatic. On this fine, warm, sunny holiday city dwellers are off to visit friends and relations in the country, and they are being welcomed with a simple, country... \u00adbarbecue! I smell it as I drive past the paddocks of prickly pear, all in neat rows, and the brilliant green expanses of wheat. The houses are not too far from the road, and I can see how everything is prepared for the arrival of guests: long, family-size tables set outside, in the shade of a tree, and covered with plastic cloths. The fire is glowing, and suspended above it is the lamb\u2014not just chops sawn indiscriminately from the nearest part of the carcase, but a whole animal, shiny with oil and gently \u00adsizzling to gleaming doneness.\n\nAnd of course I remember the lamb-less flocks I had seen grazing here and there, under the olive trees, amongst the vines. I remember the baskets of fresh ricotta being delivered, still dripping, to the salumeria. I remember watching the women in the pasticceria almost in a production line, packing and gift-wrapping Easter cassata in \u00addelicate shades of pale pistachio green and ivory. And suddenly, it all made sense: the sheep, which are as much a feature of the landscape as the olive trees, provide both the lamb and the milk, which is transformed into ricotta, which in turn becomes the base of the cassata. The cassata, too, is of ancient tradition; the extravagant decoration of glazed pears and oranges surrounded by loops of zuccata hints at its Arab ancestry. The zuccata itself, a sweet, sticky paste made from the marrow-like zucca, goes back at least as far as the fourteenth century, recorded in a recipe of the Catalan Sent Sovi. And the marzipan lambs? Marzipan, too, came to Sicily with the Arabs, though it is still known by its Catalan name, pasta reale.\n\nIn this environment, everything fell into place. The religious association was no more than the sanctioning of the traditional agricultural rhythm, so that the products of the season had been imbued with a symbolic significance. It was a perfect example of the integration of Nature and Culture.\nMEDITERRANEAN INSPIRATION\n\nOne minute you will be passing through the traditional Mediterranean polyculture\u2014olives, vines, figs and artichokes, in the distance the shepherd with his flock of sheep\u2014and the next minute, on the other side of the rise, your eyes will be hit by the shimmering glare of hectares of plastic, the face of modern agribusiness, forcing the growth of earlier-than-early beans and richly coloured but tasteless strawberries.\n\nWHEN THE SKY BLUE-RINSES itself and raises itself from its winter torpor, when the sweet fragrance of orange blossom greets me as I step outdoors, and when the warmth of the sun reaches my very marrow, then my inspiration turns, almost by instinct, to the Mediterranean. I forget about thick soups and sturdy pies, and stock my shelves with black, green and wrinkled olives, with firm, pink-and-white, peppercorn-studded salami, fresh pecorino cheese, chick peas and tahini and other Mediterranean staples. I ignore potatoes and look for rice to accompany my lemony grilled chicken. I pass over beef in favour of lamb, while it's still young enough to be called lamb, and I harvest herbs and greens from the garden for my salads.\n\nAs the season progresses to its harsh, inhuman peak, my enthusiasm for the sun begins to pale, but the Mediterranean still guides my cooking and eating. I grill cevapcici and merguez and lamb perfumed with the Moroccan mixture of spices known as ras-el-hanout, and lunch on the Greek salad of tomatoes, cucumber, feta and olives that was our standard midday meal in Kalamata. Hot nights are made bearable by a Spanish gazpacho which also takes care of a tomato surplus. And pastis, milky white and aniseedy, comes into its own.\n\nTaking another cue from the Mediterranean, the time to dine is not when the clock says so but when it feels right, when the stark daytime glare has softened into a languid evening haze and the rim of the sun beyond the horizon turns the sea as wine-dark as Homer described it. Once body and soul have relaxed with the waves' gentle massage and are at one with the universe, then is it time to dine.\n\nWhat is the Mediterranean? It is a climatic unity, a linguistic, agricultural, historical, gastronomic unity. It is grape vines and olives and Roman red roofs. In France, it's the Midi, said to begin at Lyons, a town precariously situated on the oc-oil linguistic frontier which \u00adseparates the South from the North. In his classic The Food of France, Waverley Root wrote that for him, descending from the north, the Midi began a little further south, at Mont\u00e9limar (famous for its nougat). But even before that, after you escape from the smoke and stench of industrial suburbia in the imperceptible merging of Lyons with Vienne, and pass beyond Vienne, you are suddenly aware that the sky is clearer and bluer, the clouds are untouchably high, and friendly plane trees on either side of the road welcome you. As your eyes awaken to a landscape of vineyards and espaliered pear and apricot trees, you discover again the pleasure of breathing. You observe that life seems rosier in the Midi, and wonder how and why you could ever have been induced to leave.\n\nIt's not just because the climate tells me so that I lean towards the foods and cuisine of the Mediterranean, but because I feel empathy and fascination for that uniquely focused, self-contained part of the globe. As the home of the Gods, it is familiar through literature; its languages are familiar through years of study; but most of all, its famili\u00adarity derives from its similarities to Australia.\n\nWas it the scent in the air that made me feel 'at home' the minute I stepped off the train at Nice one balmy spring evening? Or was it that I had unconsciously absorbed the culture, so that this 'foreign' country was in no way foreign? There are so many hints of 'home' in the Mediterranean\u2014roads lined with oleanders in southern Italy and with gum trees in Barcelona, clumps of eucalypts and golden-\u00adblossoming wattles in Sicily, a peppercorn tree in Morocco that immediately took me back to a swing in a dusty outback schoolyard. There is the parched summer landscape, and the proximity of the sea\u2014or at least, the knowledge that it is there\u2014and above all, the sky, so high, so sharply blue.\n\nEven the fish of the sea are familiar, gleaming silver or rosy pink, unlike the pale, flat, unnatural aberrations of colder Atlantic waters. Exploring the fish market at S\u00e8te, in the company of Alan Davidson's Mediterranean Seafood, I found the fish of my childhood (and a few others)\u2014snapper, poddy mullet, 'rainbow' fish striped in pink-green-blue (officially, rainbow wrasse), rockcod (the esteemed rascasse), tailor, the 'sergeant baker', mulloway... and octopus.\n\nOctopus, and squid, are quintessentially Mediterranean. The ancient civilisations of Crete and Mycenae decorated their pottery vases and urns with the most endearing octopus and squid, and mosaic floors in Roman villas included octopus and squid in their galaxies of marine life. In my childhood, octopus was simply food for fish. You caught it with a length of wire bent into a hook at one end, with a strip of white singlet trailing to lure the octopus from under its cosy rocky ledge. Later, I learnt that it was edible, delicious, and prized by people of the Mediterranean. In Corfu once, on a clear and cloudless night, I went out in a shallow-bottomed boat in quest of squid and octopus. The squid meandered, semi-transparent, near the water's surface, while the octopus sprawled indolently on the sea floor, but neither was quick enough for the fisherman's spear, which struck with deadly accuracy.\n\nThese wide wooden boats were rowed from the bow, standing and facing forward\u2014which made good practical sense, since you could see what lay ahead. This was directly opposite from the way I had been used to rowing, seated in the middle of the boat and heading backwards. Until then, I hadn't imagined that a boat could be rowed any differently, but later I noticed in other parts of the Mediterranean, and in old paintings, that boats were always rowed frontwards. Back in Australia, I realised that the Italian fisherman at Norah Head rowed in that very same way when he checked his lobster pots on the edge of the reef.\n\nThis timelessness is one of the great fascinations of the Mediterranean. It is reassuring to know that Saturday is still jour de march\u00e9 in P\u00e9zenas, as it has been for the past six or seven hundred years; that my Italian butcher prepares his prosciutto in the same way as prescribed by the first-century Roman writer on agriculture, Columella; that Italian pasticcerie still sell miniature sweets called cannelle. These tiny shreds of cinnamon-bark, thickly encrusted with sugar, recall the sugared spices customarily offered at the end of a medieval dinner for the purpose of helping digestion\u2014and in Italy you can find other toffee-like sweets flavoured with bitter herbs and known as digestivi. It is heart-warming to recognise in a recipe a Dalmatian cousin gives me ('this is what we do with fish when we catch too many') a dish known to the Roman gourmet Apicius\u2014essentially, fried fish dressed with a vinegary sauce and eaten cold, or at room \u00adtemperature. This same elementary technique is used by Catalans for their escabetx de peix, by Sicilians for their sarde a scabece.\n\nI find it moving that the chestnut-roasting pan used by friends in the Languedoc, with its round perforated bottom, is exactly as described in a fourteenth-century Proven\u00e7al inventory\u2014as is their iron grid, on short, stubby legs, which grills coils of sausage over \u00adsarments (dried vine prunings) in their enormous fireplace. I am excited to discover that the maccu that I eat in Palermo\u2014a drab beige puree in a wide, shallow soup bowl, relieved only by a spiral of green-gold olive oil\u2014is the minestra de fave, puree of broad beans, for which I have seen recipes in medieval manuscripts, and which is certainly of far more ancient origin. I get a thrill recognising, in the civet de lapin which Fifine demonstrates for me and which is thickened with mashed liver, a medieval Catalan antecedent. I enjoy recognising traces of popular Latin in local variants\u2014castrato in Sicily, for mutton; \u00adventr\u00e8che, in southern France, for the salted belly pork known as \u00adpancetta in Italy; la masse, for a kind of wooden pestle used to tamp down the just-picked grapes in their big wooden tubs before being transported to the cave; and colh, the name given in the Languedoc to a team of grape-pickers.\n\nIt is gratifying, too, to note the respect accorded Nature and the willingness of commerce and bureaucracy to bow to her exigencies. Since wine is the life-blood of the Languedoc\u2014cars carry bumper stickers with the slogan Buvez du vin! (Drink wine!)\u2014the rhythm of life changes when it is decreed that the grapes are ready for the vendange, the grape harvest. The bakery bakes more bread and the butcher offers his meat and charcuterie seven days a week. Schools open their doors early and arrange for a hot midday meal for children who would normally go home to eat. No one ever gets married during the vendange, and for anyone unlucky enough to die, the usual at-home ceremony and funeral procession are done away with. The local council offers its salle des f\u00eates to the group of Spanish grape pickers for a Saturday night celebration. La vendange involves the whole community.\n\nSuch long-standing customs are typical of cultures in which religion and folk tradition are integrated into a coherent whole. In some Sicilian churches, primitive ex votos express gratitude for cures of all manner of worldly ills. Notre-Dame-de-la-Garde in Marseille, high on a windy hill overlooking the port, is festooned with ships of all shapes and sizes representing thanks for prayers answered and sailors returned. The Proven\u00e7al cr\u00e8che displayed every Christmas shows the infant Jesus in a stable\u2014in the middle of a typical Proven\u00e7al village. Bearing gifts for the newborn are the traditional santons in traditional dress: the old women with baskets of thyme and lavender, with garlands of garlic, trays of figs, urns of oil, bundles of twigs, together with the fisherman with his box of fish, the baker in his floury apron, the shepherd carrying a lamb across his shoulders, the old man with the Yule log, the b\u00fbche de Noel. Each character has its place in everyday reality. Sicilian cr\u00e8ches are similarly peopled with the characters of Sicilian life\u2014the fish merchant with three red mullet and an octopus in his basket, the old peasant lady carrying a wicker tray of prickly pear fruit\u2014but also include a touch of hyperreality in the out-size and \u00adglittery Christmas star somehow suspended above the grotto where the sheep and donkeys and baby are forever fixed.\n\nMediterranean cultures are characterised by a contiguity of myth and reality, naivete and ingenuity, crudeness and sophistication. At Aci Trezza, on the rocky eastern coast of Sicily, you can still see the huge volcanic rocks hurled by the Cyclops when his eye was pierced. In Greece, on the way to Delphi, you pass the crossroads where Oedipus met his father. Spanish churches, which seem to make a feature of gaudy and bloody representations of a headless John the Baptist (often carrying his head on a platter), are likely to be decorated with boughs of soft white almond blossom in February. The gaily decorated horse-drawn carts of Sicily have all but disappeared, but the tradition has transferred itself, quite naturally, to the small trucks which carry the produce of orchards and gardens to market.\n\nThe landscape can also illustrate a paradox. One minute you will be passing through the traditional Mediterranean polyculture\u2014olives, vines, figs and artichokes, in the distance the shepherd with his flock of sheep\u2014and the next minute, on the other side of the rise, your eyes will be hit by the shimmering glare of hectares of plastic, the face of modern agribusiness, forcing the growth of earlier-than-early beans and richly coloured but tasteless strawberries.\n\nBut the past continues to exist in the present. The features that distinguished Mediterranean diet in the medieval centuries\u2014before the arrival of tomatoes and peppers, beans and potatoes\u2014are still, by and large, valid. Bread was by preference made from wheat, rather than rye, barley or mixed grains, and lamb and kid were the favoured meats. There was plenty of wine and olive oil, but little in the way of milk or butter. Pork and fish were dry-salted to make prosciutto and anchovies. People ate more vegetables, and a greater variety of them than in the north. The standard treatment for fresh fish and squid was frying, the standard accompaniment a wedge of lemon or bitter orange. Sauces were more varied, more imaginative, than in northern regions, and often thickened with almonds, walnuts or hazelnuts. Sugar was used with discretion. These are the elements of which the gastronomic unity of the Mediterranean is composed.\n\nCookbook author Diane Seed has represented the typical Mediterranean diet as 'cucina povera', the food of the poor, based on the classical trilogy of wheat, wine and olives enhanced with vegetables, herbs, spices and garlic. The three staples are treated with reverence; bread is baked in fanciful and often allegorical forms for age-old rituals. In Sicily, once known as the granary of Italy, bread is never wasted. As crumbs, it enters into countless dishes, from pasta to meat and fish. Some of the best bread I have ever eaten came from the Spinnato panificio in Palermo.\n\nMediterranean cuisine is similarly represented as artisanale, more natural than formalised French cuisine. Linked to the land and its seasons, it is perceived as uncorrupted by industrialisation. One May Day in Rome I ate crisp-fried artichokes\u2014carciofi alla giudea\u2014in a little restaurant near the Campo de' Fiori and a few days later, in the hills outside the city, fresh broad beans with mature pecorino. Humble foods indeed, but in the context of today's values they assume the character of cultural super-foods.\n\nThe wholesome, homely qualities associated with Mediterranean foods have been grafted to the generic 'Mediterranean diet'. Synthe\u00adsised by nutritional experts and elevated to cult status, this is the diet being promoted to today's health-conscious (and typically non-poor) yuppies. Along with the oyster, the Mediterranean diet offers a rare example of upward mobility in the food world. Usually the trend is in the reverse direction, the lower classes adopting the foods and eating habits of their social superiors. The very Mediterranean blend of \u00adnaturalness, primitiveness and tradition has endeared the new 'Mediterranean diet' to a generation of nostalgia-seeking post-\u00admodernists who also value the antiquity of its culture and cuisine.\n\nOther countries, other regions might have similarly enduring cuisines and traditions, but in none other is wine so intricately integrated or symbolically significant\u2014or so economically important. In the local paper of the Languedoc, the Midi-Libre, prices on the B\u00e9ziers wine exchange for red and white wines, according to their alcoholic percentage, are quoted daily. Even the Persians and Arabs enjoyed wine in pre-Mohammed days. Mediterranean food without wine is unthinkable.\n\nThis is one reason I feel a natural affinity for the foods of the Mediterranean. But also, I enjoy their flavours for what they are, and for what they represent. Perhaps I am being impractically over-romantic when I imagine I am absorbing a whisper of Mediterranean-Arab culture when I stuff peppers with rice and currants and pine nuts, or when I prepare a meat-and-vegetable stew with the ritual seven vegetables as an accompaniment to couscous. Perhaps it is ridiculously idealistic to conceive the Mediterranean as a kind of primitive paradise, an escape from the machinations of the modern world. Too bad; I prefer to stay with the myths.\nTHE ART OF CUISINE\n\nCookery is not chemistry. It is an art. It requires instinct and taste rather than exact measurements.\u2014Marcel Boulestin\n\nCUISINE IS TO INGREDIENTS what language is to words.\n\nIngredients and words can each have an independent existence, randomly scattered throughout the universe, but when they are brought together with conscious purpose the effect is exponen-tially greater. Think of 'I', and 'am', and the infinitely more powerful 'I am'; or egg yolk, and oil, and the miraculous mayonnaise. With the contribution of culture\u2014in other words, human intervention\u2014these separate entities are combined and transformed into expressions of far greater complexity and eloquence.\n\nA Frenchman encountered in a Parisian wine bar, L'Ecluse, once explained to me, 'Mais le poisson grill\u00e9, \u00e7a, ce n'est pas la cuisine. La cuisine, \u00e7a se pr\u00e9pare.' ('Grilled fish is not cuisine. Cuisine is something that requires preparation.') And this preparation, he implied, included thinking about the initial ingredients and the final dish, and the means of getting from the former to the latter. This is the vital \u00adcultural \u00adcomponent, reflected also in the overheard remark of a woman to her friend, as foil-wrapped packages of barramundi were placed on the hotplate for a do-it-yourself dinner at a Kakadu resort, 'That's not cooking. That's throw-it-on-and-let-it-do-itself.'\n\nPerhaps this fundamental analogy is what inspired structuralists such as Claude L\u00e9vi-Strauss and Mary Douglas to argue that cuisine is a language\u2014and insofar as it is a means of communication, a conveyor of symbolic meaning, cuisine is without doubt a language, though surely that is a secondary function, not its raison d'\u00eatre. How many cooks talk through their food, and consumers understand?\n\nMuch debate on the nature of cuisine centres on whether it is art or craft. According to many definitions, both are skills but art seems to be differentiated on the basis of the aesthetic qualities of the finished product. Craft can produce things of beauty, too, though crafts are not required to have aesthetic qualities and are not necessarily judged by such criteria. In one of programs of the Thames Television series 'Take Six Cooks', the chef Raymond Blanc made an impassioned plea for the recognition of cuisine as art. 'Why shouldn't a chef, at the peak of his career, be considered an artist, like any creative craftsman?'\n\nThe cry is as old as cuisine itself. In the early years of the \u00adfifteenth century Maistre Chiquart, chief cook to the court of Savoy, claimed an artistic side to cuisine; similarly Car\u00eame, the most celebrated French chef of the early nineteenth century, argued valiantly for the inclusion of patisserie, as a branch of sculpture, among the fine arts. Brillat-Savarin wrote, 'Cooking is the oldest of the arts.' Yet the controversy continually resurfaces. Raymond Blanc's question was, in a sense, rhetorical\u2014but the mere fact of its asking implies that typically, cuisine is not considered an art, nor its practitioners artists.\n\nLike any art, cuisine involves a considered choice\u2014among ingredients, methods of preparation and cooking and manners of presentation, with a certain end in view and with due respect for the ultimate fate of the final product, which is to be eaten. All artists go through this process. A sculptor will choose the material, the tools, to realise a certain vision. Whether the end result is art or just a funny lump of rock will depend on the craftmanship or mastery of skills, together with the imaginative vision of its creator and the aesthetic impact, which itself depends on the values of the society. The culinary work of art must additionally engage and excite the sense of taste. Technical perfection might produce admiration, but without the imagi\u00adnation and inspiration, it cannot be called art.\n\nIf I hadn't already been convinced of this, I would have been \u00adpersuaded by a salad that combined grilled prawns dressed with 'pesto oil' (essentially, a blend of pureed basil and olive oil) with a stack of roasted red peppers and thin slices of 'honey glazed eggplant', the whole scattered with lightly toasted pinenuts for good measure. There was a minor quibble that neither the eggplant, nor the peppers, nor the basil were exactly seasonal at the end of winter\u2014though this was Australia, with such varied climatic zones and such rapid transport that seasonality can become meaningless. The prawns were as moist and tasty as you might have expected for that kind of prawn, the peppers nicely roasted, and the presentation attractive, but there was no vision, no unifying principle, neither theoretical nor gustatory. There was no way of understanding this dish in a historical or cultural context, nor were there intellectual or sensory clues in the association of ingredients. It was an amalgam of diverse elements that emphatically did not come together as a whole, a supreme example of unnecessary accessorising. The scattering of pinenuts was gratuitous, as were the odd leaves of rocket sandwiched between the eggplant and red pepper segments. The effect was like that of a room painted with walls of red, yellow, orange and violet.\n\nTechnical skills can be acquired, but the artistic vision comes from the soul, from the individual's imagination. Artist-cooks, Raymond Blanc's creative craftsmen, need a degree of liberty and freedom from the restraints imposed by budgets or bosses, together with the understanding and encouragement of patrons. For these reasons they are more likely to be found in the realm of haute cuisine than in the humble hamburger joint. According to author Jean-Fran\u00e7ois Revel, invention, renewal and experimentation are the hallmarks of an 'erudite' cuisine, the province of professional chefs with the knowledge, time and resources to create and innovate. In Revel's terminology, erudite cuisine represents one extreme of the \u00adculinary system. At the other is popular cuisine, stable, intimately linked to the land and its resources.\n\nIt has sometimes been argued that cuisine advances through technological innovations\u2014though when you think about it seriously, it's hard to name any culinary innovations and advances that have been introduced by technology. Not since Prometheus stole the fire for us\u2014and that did spark a gastronomic revolution\u2014has there been any invention to divert the course of culinary evolution. In recent years, technology has produced the Mixmaster and the Magimix, both of which offer economies of time and labour but haven't really initiated any evolutionary leap forward. They might have democratised the g\u00e2teau, the mousseline and the julienne\u2014levelled the playing field, in the current jargon\u2014but this hardly equates to progress. The introduction of sous-vide cooking, in a vacuum-sealed plastic bag, merely promises benefits for supermarkets and caterers. Even the advent of refrigeration, about a hundred years ago, did very little for the state of the culinary art. Jellies suddenly suffered a vogue at the start of the twentieth century, but jellies had been around for seven centuries or more.\n\nWhat technology has achieved is to liberate cuisine so that the art of the cook today is seen less in mastery of technique than in control over ingredients. Which helps explain why so much attention is now given to the choice of raw materials, their source and authenticity, and to the combination of flavours. If achieving the perfect texture of a prawn quenelle requires no more skill than measuring ingredients and counting the seconds in the food processor, then the arena for originality becomes mastery of flavour and flavour individuality.\n\nThe transformation of the chef from artisan to artist is often credited to the magic wand of the French Revolution, which transformed Paris into a city of restaurants (though restaurants actually began to proliferate before the Revolution). Restaurants were democratic eating places that welcomed anyone with an adequate purse, and they offered the chef simultaneously independence, artistic licence and a vastly increased audience. This implies that artist status is dependent on public recognition. The same might be true of an author. A work, whether a book, a painting or a new dish, is created and subsequently consumed in an act as private and individual as the creation. Public recognition comes when the work is talked about, reviewed, discussed in the press\u2014which requires, and presupposes, educated consumers. But chefs need immediate recognition; their creations cannot be hoarded in dusty drawers in the hope of discovery by great-grandchildren. Contemporary appreciation and approval, however, usually mean conformity with ruling fashions, which in turn impose their own restraints. Fame more enduring might be achieved through publishing books of recipes, or of memoirs, though this means calling on the \u00adliterary system for support, and taking the risk that reproduction of the recipes by less talented hands might result in something less than art.\n\nMost works of art can be conserved and reproduced, secure in the knowledge that the original still exists. Not so with cuisine, ephemeral in essence, though as with performance art its creation can be recorded on camera so that the step-by-step production and final product can be fixed forever on film. But visual media, however well they work for theatre or dance, cannot capture the flavour, the aroma, the texture which are as much a part of the culinary art as its fa\u00e7ade. This is what thwarts those cooks who would be\u2014indeed, who are\u2014artists, for so long as the accepted criteria for a work of art cannot cope with a product that is neither permanent nor able to be captured in some form or other, then cuisine seems destined to remain an also-ran in the artistic stakes.\n\nTo argue that cuisine ought be recognised as an art is not to deny that it is also a craft. There is a repetitive aspect to craft, reproducing the same thing, or variations on the same thing, over and over, and all cooks and chefs and artists are craftsmen in some degree\u2014consider Picasso's prodigious output of ceramics during his stay at Vallauris. Raymond Blanc's plea was for the recognition of the chef as creative craftsman. Because cuisine is simultaneously art and craft, involving vision and skill, it is as much a cultural activity as writing or sculpting. Like these, cuisine is both practice and product, the process of \u00adcreation and the creations themselves\u2014the art of cuisine and cuisine as art.\nRECIPES AND RIGHTS\n\n'How many stars did you give Chrysanth\u00e8me?''Three. I was sticking to two over the g\u00e2teau de crabe, but I capitulated to his kidney beans with caviar sauce.''Kidney beans and caviar. Now that is elegant!''Treat cheapies as if they're jewels, and precious stuff as if it's nothing. Very Chanel food.'\u2014Francine du Plessix Gray\n\nFLICKING THROUGH A BOOK for microwave cooks recently, I noticed a recipe entitled Pastry Swirl with French Almond Cream. Actually, I noticed the full-page, full-colour photo first, and recognised it\u2014even with the strawberry in the centre\u2014as a g\u00e2teau Pithiviers: scallop-edged circles of puff pastry enclosing a rich, sweet, almond filling, the surface glazed and decorated with the customary spiral of knife-etched swirls.\n\nFrom the given name I would never have known that the recipe has a long and honourable ancestry, dating from about the seventeenth century and the reign of La Varenne; nor that the pastry is a \u00adspeciality of the Loire town of Pithiviers, an hour or so south of Paris. Naturally, there's no copyright attached to a tradition, no intellectual property rights. Anyone can take any one of a multitude of 'authentic' recipes for Pithiviers, modify it, rename it and present it as new. Who cares, as long as it tastes good? Well, I do, for one. I believe the cultural context is also important, and since I'm familiar with the story of the Pithiviers, a slice of something labelled Pithiviers would taste different (to me) from a slice of Pastry Swirl with French Almond Cream.\n\nSometimes there is good reason for renaming a recipe, as when the name of a dish in its own language is utterly unpronounceable by outsiders (if they can read it!). Or when there's simply no equivalent in the other language, so that the name substituted describes the composition of the dish. There's no translation for Pithiviers, but it would have been more honest to call the recipe Pithiviers cake\u2014following the model of Banbury cakes and Chelsea buns. Alternatively, if there's to be an explanatory description (Pastry Swirl with...), this should be appended to the proper name, like a sub-title in a foreign film, which is what most Thai and Chinese restaurants do. But sometimes, just occasionally, the renaming reflects the devious intent of concealing the true origins of a recipe 'lifted' unceremoniously from somewhere else\u2014though most recipe writers today are extremely conscientious and take care to include proper attributes. (Indeed, sometimes too much care. It's useful to know that this particular recipe represents someone's approximation of a dish eaten in the Great Mongolian Desert but the formality can be taken to extremes; there's a naively precious air to cookbooks in which every second recipe came from 'my special friend' and 'my dear colleague'. Where did the friends and colleagues get their recipes?)\n\nEvery dish has a story. Even if I just invented it by throwing together, with judicious timing, the resources of refrigerator and pantry, it has its story. That it will never be replicated is of no consequence. There are other dishes that are being, have been, and will be reproduced, and in whatever culture they have their home they are called traditional. They have a name. Renaming such dishes is \u00adtantamount to denying their stories, and appropriation of a recipe with total disregard for its story shows a lack of respect for tradition.\n\nAppropriating a name and applying it to a different dish is also cocking a snook at tradition\u2014which is exactly what many of the \u00adnouvelle cuisine chefs did in the 1970s, deliberately subverting convention and mocking the rules and rigour surrounding a particular recipe. In gentle jest they turned the language topsy-turvy, so that 'darne' no longer referred to a cut of salmon, nor 'escalope' to a slice of veal. Ignoring exclusive rights of names to dishes they irreverently composed a terrine of seafood as easily as their predecessors made one with pork, a comp\u00f4te of stewed rabbit rather than stewed apple, a soup based on strawberries instead of shellfish. These were radical breaks with tradition but, like the feminist bra-burning of the same era, they were necessary if barriers to progress were to be lifted.\n\nOften, and especially in the hands of camp followers, the anarchy espoused by nouvelle cuisine has been exploited, creating a potential for confusion and embarrassment in restaurants which play with words as much as with ingredients. How can you understand menu items like coriander pesto, or sun-dried tomato pesto, when pesto has only ever meant a puree of basil, pinenuts, garlic, parmesan and olive oil? If carpaccio has previously been defined as paper-thin raw beef, dressed with oil and lemon juice and topped with shavings of parmesan, how to comprehend a carpaccio of tuna? You can ascribe such innovations to post-modern eclecticism or Dadaist free associations of ideas and ingredients, but if any sort of paste can be called a pesto, where is the respect for tradition?\n\nTradition is something passed from generation to generation. Traditional means time-honoured, with time the critical factor\u2014though the time it takes to honour a dish can be as short as a few decades. And what is honoured in a dish is usually the idea, the concept, rather than the composition or the method. Fifty different cooks will produce fifty different versions of pesto, with more or less garlic, more or less basil, made by hand or made in a food processor. It's rare that tradition can be embodied in a single definitive recipe that claims authenticity.\n\n'Authenticity' in food and cuisine\u2014what it means, and whether and why it is relevant\u2014is a matter of some controversy. On one side of the present debate are those who consider authenticity a noble virtue akin to honesty, an ideal that demands respect. On the other side of the table are those who regard it as a restraint on the chef's creativity and imagination, unnecessarily restrictive and totally irrelevant to today. They see the pro-authenticists as pedantic purists, while these in turn see the others as flippant mockers of tradition. It's a debate that contains echoes of another great controversy: the Ancients and Moderns debate of the seventeenth century. The Ancients upheld the primacy of classical antiquity, deeming the works of ancient Greece and Rome writers the very models of literacy excellence. The Moderns took their cue from Descartes (whose contributions to geometry had advanced the science of mathematics) and challenged this notion, arguing that if progress could occur in science then it was also possible in the arts. In this debate Cuisine seems to sided with the Moderns, La Varenne's Le Cuisinier Fran\u00e7ois of 1651 formally inaugurating a new era of cooking on both sides of the Channel.\n\nAuthenticity, according to any dictionary definition, is the quality of being authentic\u2014that is, reliable, trustworthy, genuine, true, certain, faithful, credible, official and authorised. There is a subtle distinction between authentic as genuine (opposed to spurious), and authentic as true (opposed to false). This latter interpretation presupposes the existence of an authenticating ideal, something to be true to, faithful to\u2014such as the authentic manuscript. In French, 'authentique' describes an item whose origin\u2014its era, fabrication, source\u2014is not in any doubt and, by extension, means that the item conforms to the model of the genre. When Proust wrote of quenelles that were authentic because they contained no 'alloy', he meant that they respected to the letter the traditional formulation.\n\nThe authenticating ideal is a bit like the Holy Grail\u2014it would clarify everything, if only you knew where it was. Not only is it illusory, but any attempts to define the authentic are invariably influenced by present-day values and standards and beliefs. And defining it, fixing it in a particular time and place, refuses it the room to move through history. Sometimes the authentic might be the original. For a dish like cr\u00e8me vichyssoise we can refer back to the recipe for this soup created by Louis Diat in America in the 1920s. Similarly, for carpaccio we need only go back some ten or twenty years to the Venetian chef who invented, or at least, discovered and popularised it. He named the dish in honour of the Venetian Renaissance painter Vittore Carpaccio, who favoured a certain shade of red in his work. Often, however, there simply isn't an original, or if there is it bears no relation to the contemporary version. Jugged hare began life in a real jug, but today the jug has no part in the recipe.\n\nPesto, in the eighteenth and nineteenth century, apparently referred to the meaty paste that might be used for filled pasta such as ravioli, or to an invalid dish of ground chicken mixed to a soupy puree with some of the broth. In either case, the name derived from the pounding of the ingredients, using a mortar and pestle. The basil-garlic-pinenut version of pesto, the form considered 'traditional' or 'authentic' today, was not baptised until the nineteenth century. It was not necessarily an invention of the nineteenth century, for sauces of herbs, nuts, garlic and oil had been made in Italy at least since Roman times and are almost certainly the ancestors of today's pesto. But these sauces doubtless evolved through many generations before the particular blend of basil, garlic and pinenuts, pounded together, was sanctioned with the name of 'pesto', the product of the pestle. And probably at the same time as it assumed this characteristic identity, previous 'pesto' preparations faded into obscurity and the basil pesto became the standard.\n\nTradition is typically seen as a vital ingredient, a guarantee of authenticity (though writer Frank Moorhouse has declared that, for him, authenticity resides not in traditionally prepared foods but in factory-made foods, such as canned spaghetti and asparagus, foods that fixed standards of flavour and appearance!). The assumption is that if a dish is true to tradition it must be authentic; reject tradition and authenticity flies out the window. So long as this recognises that tradition is not immutable, it is a valid premise. A romantic view sees tradition as tied to Mother Earth by an umbilical cord, and authenticity necessarily associated with salt-of-the-earth peasant origins. It's true that many traditional dishes are built from, and indeed dependent on, local resources but this is far from being a necessary condition, nor does reliance on the local produce automatically confer authenticity. There are many examples of traditional dishes which are not based on home-grown ingredients. Brandade de morue is traditional in the south of France, but the vital ingredient of salt cod comes from the north Atlantic. Plum pudding is traditional in England, but the dried raisins and currants and sultanas come from much warmer lands.\n\nAs the pesto example showed, traditions have a life of their own. So, too, cuisines. They evolve by incorporating new dishes, substituting new ingredients in old recipes, applying new techniques and new technology. New dishes might be born of culinary revolutions or of the meetings of two different cultures, as in the extraordinary interchange that followed the discovery of the New World when foods and cuisines crossed and recrossed the Atlantic. Wheat arrived in Mexico, and soon turned up in tortillas. Olives, introduced to Peru, were \u00adpreserved by air-drying, using the same techniques as the locals had habitually applied to potatoes. In Columbia, the sugar from imported cane was combined with a local fruit, the guava, to supply the Spanish colonisers with a sweetmeat similar to membrillo, the quince paste that had been part of Spanish cuisine for centuries past. New traditions were born.\n\nSo when Italian pizza-makers in South America develop new \u00adversions of pizza to satisfy local tastes\u2014pizza with pineapple, with plantains, with pineapple and gorgonzola\u2014are not these further \u00adexamples of cross-cultural hybridisation? They are a logical corollary of the basic pizza principle, bread dough plus topping, incorporating local ingredients, and their developmental history is essentially the same as that which produced wheaten tortillas and guava paste. If they survive beyond the novelty phase, they are on their way to becoming \u00adtraditional.\n\nBut if a pineapple pizza can be legitimised in South America, why not in Australia a Satay Pork Pizza, the newest invention of a local pizza chain, 'with lashings of scrumptious toppings including special satay sauce, double mozzarella cheese, onion, capsicum, bacon, spicy pork and garnished with roasted peanuts'. Why not a 'Crustless Mexican Quiche', as featured in an American cooking class in 1984. Why not an parsley-and-pistachio pesto or a tomato-and-basil brie? Why not\u2014as hypothetical examples of new tradition\u2014a soy-and-ginger-flavoured mayonnaise, or Peking duck pasties? If flavour kicks are all that is wanted, then why not indeed?\n\nWhy not? My answer would be because they show no respect for tradition, no evidence of cultural integrity. Given the history of pesto, a parsley-and-pistachio variant sounds almost feasible, but there are no cultural links between southern Italy, where pizza is \u00adtraditional, and South East Asia, where satays are traditional (and where the \u00adpopulation is predominantly Muslim and abstains from pork), and certainly nothing that unites the two traditions in Australia. A quiche is a form of tart\u2014the word itself means a sort of pastry\u2014and a crustless quiche is inconceivable, especially when the Alsatian original is \u00adlumbered with a Mexican filling. Brie is a cheese of northern France (in that country it is one of the 27 cheeses dignified with an 'Appellation d'Origine Contr\u00f4l\u00e9e' guarantee), while tomato-and-basil is synonymous with the Mediterranean. Mixing the two is like crossing sheep with goats.\n\nRespect for its cultural associations should not straitjacket a dish or a recipe and deny it breathing space. Cuisines have to be able to grow, and the best way to grow seems to be as naturally as possible. New dishes are easily absorbed when they respect the cultural origins of ingredients and techniques. But if the innovation is a haphazard assemblage of diverse and unrelated elements, if it represents novelty for its own sake in a kind of gastronomic post-modernism, if it is a commercial attempt to 'diversify' merely for the sake of profit, then it should simply be allowed to live for the moment and die young. The cultural background should set limits to the flights of fancy, and respect for this should have precedence over empty-headed and \u00adnarcissistic inventiveness.\n\nThe authenticity controversy is thus settled: creativity does not have to be incompatible with respect for tradition. And of course, there's flavour to be considered. Does any other pesto taste as good as the basil-garlic-pinenut one?\nRUSSIAN MARKETS: A FEAST FOR THE FEW\n\nCommunism is utterly incompatible with the production of food. Communism might or might not have blood-red hands, but it certainly does not have green thumbs.\u2014Henry R. Luce, editor-in-chief, Time\n\nWHEN I VISITED RUSSIA in the summer of 1989 hearts still thrilled to the words perestroika and glasnost. The people I met and talked to\u2014the harassed Intourist ladies, the enthusiastically patriotic tour guides, a leading industrial designer\u2014were convinced that good times were just around the corner. Today, they must seem as far away as ever.\n\nA few years later, I heard a news report that life expectancy in Russia had decreased, a trend contrary to that in most developed countries. At the same time the incidence of alcoholism had increased, particularly among younger Russians who in other cultures might \u00adrepresent the affluent, post-war, baby-boomer generation.\n\nIf I lived in Moscow I don't doubt I'd be driven to drink, too. I remember studying the faces in the metro, at the time of openness and barrier-breaking inspired by Gorbachev, and being numbed by their emptiness and blankness, their uniform of impassivity. Even then these Muscovites appeared drained of any normal human aspiration beyond the need to survive\u2014and for survival they would apply whatever cunning remained. These were people who would queue for, and accept with gratitude, foods most of us would reject on sight, such as devon-like sausage of the most artificial pink, manufactured to government specifications and sold in metre-long rolls. But they had no choice. There was one kind, and one kind only.\n\nWe see nothing remarkable in the variety\u2014or pseudo-variety\u2014that markets and supermarkets offer in western societies. Free markets, free enterprise, the benefits of competition, all of which underlie the functioning of our food system, are taken for granted. We forget that being able to choose what and how we eat is a luxury. Not that markets don't exist in Moscow and other Russian cities\u2014they do. But the markets I visited were not democratic institutions of, by and for the people. They were for the few with power and money, acquired by whatever means.\n\nMoscow's central market is the Tsentralnyi Rynok. Compared to the vastness of scale of most public buildings in the city, this one seemed almost human. What's more, it smelled like a market, appetising and irresistible. Emerging from the grandiose marbled caverns of the Moscow metro, I instinctively turned right, following my nose, and after a few metres I saw it. Or rather, I saw women coming and going, weighed down with shopping bags: unmistakable signs of a food market. Inside was a foyer with flower ladies and, beyond a short flight of stairs, the grand hall, with glorious displays of fruits and \u00advegetables clamouring for attention. Beyond that again were a couple of small rooms leading to the outside, where a few independent stallholders enjoyed the open air. This is where the mushroom man had his table. In early summer his offering was scant, with a few plastic bags of fungi resembling girolles, and an intriguing greyish-white growth that seemed more like a lump of coral. It looked totally unfamiliar, until I vaguely remembered specimens of Australian truffles preserved by the CSIRO. According to the mushroom man it is called (according to my interpretation of the cyrillic alphabet) 'baran'.\n\nCommunication with the women at the market was practically nil, since my knowledge of Russian matched theirs of English. And the people behind the stalls were mostly women. Perhaps the wives go to market while the husbands take care of the cultivation side, for these quantities of fruits and vegetables must surely have come from an organised orchard and market garden industry rather than from someone's weekend dacha. Only the mushrooms, and the eggs and chickens in the meat hall\u2014one dressed chicken and one bowl of speckled eggs for each sturdy, rosy-cheeked, kerchiefed babushka\u2014may have represented cash-on-the-side from a backyard surplus or free forest pickings. Despite their kerchiefs and embroidered aprons these were not naive peasants but rather, keen-eyed and quick-\u00adfingered businesswomen.\n\nIn early summer there was a bounty of stone fruit\u2014cherries of \u00addifferent kinds, several varieties of plums, peaches, apricots and golden loquats together with large, scarlet-fleshed watermelons, tiny misshapen apples and overflowing baskets of \u00adstrawberries. Wild strawberries and blueberries, too, were sold in tall glass jars or simple paper cones. Later in the season I found other berry fruits, red currants, black currants and gooseberries, and the early apples and pears, \u00adtypically small, irregularly shaped, but \u00adundeniably fresh.\n\nOn the opposite side were vegetables, similarly pristine and dewy fresh\u2014the pink-and-white radishes, tight-furled lettuce and carrots with their tops. The tomatoes were reassuringly crimson and smelled like tomatoes ought to smell. But it was the herbs that won my heart, exquisitely fresh bunches of parsley, tarragon, chives, chervil, dill. In late summer the scent of dill pervades the whole market as it hangs in huge bunches, almost ready to flower. This is also the time of the cucumber glut, when the market will be full of small fat cucumbers ready to pickle, and the herb sellers offer ready-made faggots of \u00adpickling herbs (garlic, dill and vine leaf) as well as a kind of bouquet garni comprising slivers of carrot, parsnip and horseradish and a few stalks of parsley.\n\nIn another section of the market were the pickled vegetables, arrayed in white enamelled bowls, different types of pickled cucumber, whole green beans, tiny white squash and pickled heads of garlic\u2014whole heads, which become almost translucent and take on a beautiful amber colour. In Russia it seems that any vegetable that can be pickled is so treated. Mushrooms are pickled with fresh herbs, bay leaves and spices such as peppercorns and cloves. Pickled red cabbage, pickled slivers of sweet red peppers, and a pickled spinach-like vegetable can turn up on your plate at almost any meal, and seem to be much more common than fresh vegetables.\n\nBeyond the pickles were homely moulds of fresh cottage cheese, still imprinted with the weave of the cheesecloth and, next to them, bowls of curds ready to be drained. The fresh cheese will be made into breakfast fritters or served as is, perhaps with sugar or honey or fruit syrups or fruit preserves, in the Greek style. The honeys looked appealingly fresh and natural, some complete with the honeycomb. Each could be sampled before buying, and you buy only if you've taken your own container. This is not a profligate society, and used plastic bags have real \u00adcommercial value.\n\nNothing was wasted in the meat hall, either\u2014where at least you could see what you were getting, and know that it was real meat. Whole baby veal hung behind the counter, largish carcases of mutton and goat lay next to their heads, cleaned ready for the pot. Amongst the offal was a single pair of testicles\u2014whose treat? On one table rested a charm\u00ading quartet of baby sucking pigs (well, maybe not so baby), covered with a clean white sheet and tucked up as if for their afternoon nap.\n\nThis view from the market suggests that the Russians, with all these superb, fresh ingredients, must live in the best of all possible worlds. Russian markets, however, are never as busy as those in the streets of Paris, never as central to daily life as those of Asia, never as crowded as their state-run Gastronom food stores. Gastronom! With a name like that I expected a shop more entrancing than Fauchon, with floor-to-ceiling caviar, exquisite preserves made from mysterious dark berries and a bewildering display of smoked and salted fish. No one had told me that Gastronom was the Russian Franklin's, that there was one every few blocks, that almost none of them carried a complete range of ingredients, and that you'd have to be pretty desperate to find excitement in a floor display of packets of dehydrated eggs.\n\nIt's self-service, of a kind, at some Gastronom shops, but generally you go to different counters for different goods\u2014sugar here, butter there, sausages somewhere else. Supermarkets, you begin to realise, have their advantages. In Russia patience is not so much a virtue as a prerequisite. Shopping demands infinite fortitude. Let's say you want to buy sugar. First you queue at the sugar counter, and when it's your turn you ask for six packets of sugar (you might as well buy six, it's no more arduous than buying one, and who knows when it will next be in stock?). Then, with your ticket, you queue at the KACCA, or cashier, and when it's your turn you pay and get a receipt. Finally, you return to the sugar counter and again wait your turn until, eventually, the woman hands over six packets of sugar, one at a time. You manage to get your arms around them and stagger to a nearby table that has been thoughtfully provided by the management to enable you to pack your purchases in the plastic bags you remembered to bring with you. Then you join the queue at the meat counter. At the Gastronom stores often the only meat was frozen and anonymous, though the pork was appealing, since Russian butchers apparently have not heard of new-fangled cuts, nor lean pork, and their chops had a healthy 3 cm of fat cover.\n\nIn the large cities, food was monotonous and standardised. Dangerous, too\u2014no one cared about the large chunk of broken glass lurking at the bottom of my bowl of borsch. The menus might have been extensive, but most of the dishes were (shrug of the shoulders) unavailable. Forget about stroganov and kulebiak, bliny and caviar; these belong to the past.\n\nThe fate of many Russian artists and writers in the Stalinist period is now well documented. Russian cooking and eating traditions, it seems, have been similarly suppressed, or not allowed expression (though Stalin was perhaps not as inhuman as Ceaucescu, who reportedly did away with cookbooks in Romania). These are the very traditions which sustain a culture, in the same way as does religion. I only hope that the freedom and independence demanded by some of the states of the former USSR will extend to freedom of choice and the regaining of cultural and culinary traditions.\nPUTTING CUISINE INTO CULTURE\n\nA cuisine is not shaped so much by its consumers as they, again in the most literal sense, are shaped by it.\u2014Waverley Root\n\nTHE BUREAUCRACIES WHICH today administer and market Culture in Australia interpret it as 'the unique combination of the place where we live and the people'. Cultural resources are deemed to include 'anything that contributes to the culture of a particular place or people', and cultural life to be 'about participation, celebration, identity, belonging to a community and having a sense of place'. From this perspective, culture is a dynamic mix of people and resources, a process in which people are actively\u2014and necessarily\u2014engaged. Culture also concerns our identity as a nation, as a community, as individuals. According to the Australian cultural policy statement, Creative Nation, culture is fundamental to our understanding of who we are: 'culture is that which gives us a sense of ourselves'.\n\nNearly fifty years ago, in his book Notes towards a definition of culture (1948), T.S. Eliot similarly observed that to understand a culture is to understand a people. He insisted on 'an imaginative understanding', for 'culture is not merely the sum of several activities, but a way of life' which includes 'all the characteristic activities and interests of a people: Derby Day, Henley Regatta, Cowes, the twelfth of August, a cup final, the dog races, the pin table, the dart board, Wensleydale cheese, boiled cabbage cut into sections, beetroot in vinegar, nineteenth-century Gothic churches and the music of Elgar'. Make your own list, he suggested. What we eat, what we choose to eat, is implicitly included. As Donald Horne wrote in The Public Culture (1986) a meat pie eaten in the street is part of the cultural 'language' of Melbourne, just as a raw herring eaten from a street stall in Amsterdam is part of its cultural 'language'. So eating Sydney rock oysters in a Sydney oyster bar is as much part of that city's culture as sipping a glass of champagne in Epernay. 'If we take culture seriously,' continued Eliot, 'we see that a people does not need merely enough to eat (though even that is more than we seem able to ensure) but a proper and particular cuisine. One symptom of the decline of culture in Britain is indifference to the art of preparing food. Culture may even be described simply as that which makes life worth living.'\n\nThese interpretations welcome cuisine with open arms and take it right into the heart of culture. For cuisine is more than just a basket of foodstuffs. It is what people do with those foods, the dishes that \u00adrepresent the product of ingredients and people's skills and ideas\u2014and this applies equally to a tradition of pickled gherkins and the offerings of a high-class restaurant. Cuisine is just as much a medium for expressing culture as is art, literature, newspapers, television, architecture or urban design. If culture is 'one of the basic things which makes life worth living', as described in the South Australian arts and local government consultancy project, then it must include cuisine, which undoubtedly contributes\u2014either for good or ill\u2014to the quality of life of cities, towns and regions.\n\nCuisine can be a reflection of a region's identity, and at the same time lead the way in developing a community identity. While the Gourmet Weekends in the various Australian wine regions began as simply a blend of food, wine and tourism, they quickly attracted other 'cultural resources' and soon involved local musicians and artists as well. If we adopt Fernand Braudel's construction of cultural resources\u2014namely, the multitude of material and spiritual goods \u00adrepresenting religious values, art, ideology, intellectual developments and way of life\u2014then recipes, the verbal record of cuisine, should be a cultural resource.\n\nWhile cuisine is both practice and product, a medium of cultural expression and a consumable artefact produced by culture, it is the latter aspect that tends to dominate, such that a national or regional cuisine is usually described in terms of characteristic and customary dishes which in turn come to epitomise the culture. Alin Laubreaux had such an interpretation in mind when he wrote in The Happy Glutton (1931) that 'a cookery book will tell you more about the soul of a country than a whole row of Baedeckers'.\n\nLike a soul, cuisine is not easily pinned down, defined and clari\u00adfied, nor can national cuisines be 'fixed' by identifying them with particular 'flavour principles'. In today's global village, such distinctions lose their sharpness\u2014and in any case, they cannot hope to comprehend the complexity of the different cuisines that coexist even within the one 'national' cuisine as a result of social and regional affiliations.\n\nThe French gastronome Curnonsky recognised this when he described the four distinctive types of cuisine to be found in France, all part of its national cuisine. There was the haute cuisine of the top chefs; the home-style cuisine bourgeoise; the specialities of regional cuisines; and cuisine paysanne, peasant or impromptu cuisine, that depends on whatever is in the larder. Haute cuisine is represented by expensive, elaborate, labour-intensive dishes such as are today conceived in three-star restaurants, while cuisine bourgeoise is typified by order and economy and regional cuisines by tradition and stability. Thus the repertoire of dishes that represents French cuisine ranges from Paul Bocuse's truffle soup and the celebratory family dinner of roast lamb with beans, to the cassoulet of Castelnaudary and Breton pancakes made with buckwheat flour\u2014not forgetting, of course, the fast food alternative of steak-frites from roadside vans.\n\nWhat makes dishes such as these representative of French cuisine is partly their reliance on French ingredients (truffles, confit of duck or goose), but also the fact that they are claimed as 'ours' by the French and recognised as 'theirs' by visitors. For the French, they are a way of expressing who and what they are. Whether or not they are foods of everyday consumption is irrelevant and, indeed, many dishes promoted as regional specialities\u2014bouillabaisse, boeuf bourguignon\u2014belong to the festive table, the restaurant menu, the proudly patriotic dinner offered to visitors from another region or country. What matters is their story, their significance, their symbolic value. These constitute the link to culture.\n\nIf culture can be represented in cuisine, so cuisine can be developed as an expression of culture. In recent years the sedate market town of Arnay-le-Duc in Burgundy has been assiduously creating for itself a gastronomic tradition that also serves to define and affirm a regional identity and establish a sense of community solidarity. On the strength of a rather inconclusive episode of the sixteenth-century religious wars that saw the traditional Catholics opposing the reformist Protestants on a nearby plain, it has formed a tenuous association with Henri IV, who at that time was fighting with the Protestant armies. Henri IV, also known as 'le Vert Galant', ruled France from 1589 until 1610, when he was assassinated by a certain Ravaillac. According to popular myth, Henri IV had wished for all his citizens a 'chicken in the pot' every Sunday. In honour of this popular king (or on the pretext of honouring him) Arnay-le-Duc inaugurated in 1990 a new summer festival under the name of La F\u00eate Henri IV, the climax of which was the poule au pot dinner for which all the town's restaurants, and a good many private homes, prepared and served chicken in the pot\u2014boiled chicken with vegetables. At the same time a new cake (the Vert Galant) was created, also a new sweet (the Bonbon Henri IV), and a selected Burgundy wine was bottled for sale under the name Ravaillac. The dinner and the new dishes are now part of Arnay-le-Duc's cultural \u00adtradition.\n\nSimilarly in Spain, in the region\u2014and ancient kingdom\u2014of Aragon in the north-eastern corner of the country, a cake called the Lanzon has become a symbol of regional identity. For years the Franco regime in Spain had suppressed regional affiliations, but the death of the dictator in 1975 cleared the way for changes in the political system. One of the most important of these was the move towards decentralisation and the creation of autonomous regions, a move which \u00adhappened to coincide with strong social pressure for affirmation of regional identities. Catalonia, which had managed to retain its characteristic language, traditions and heritage was one of the first to make claims for autonomy, and to be recognised. In Aragon, on the other hand, regional identity was difficult to locate, let alone reconstruct. There was no local language, no particular ethnicity; even the regional costume and song had only been invented near the end of the \u00adeighteenth century.\n\nOn the other hand Aragon did, and does, have a regional cuisine\u2014or at least, a number of dishes universally acknowledged as being \u00adtypically Aragonese. And there was a certain acceptance of political intervention in culinary and gastronomic affairs, such as the post-war decree that on a specified day of the week diners must restrict themselves to a main course in restaurants, while paying for a multi-course meal. The difference in price went towards reconstruction of the country. On this gastronomic base was built a scheme to promote acknowledgment of a regional unity. In 1983 the regional government of Aragon announced a competition for a cake, or tart, or something from the domain of patisserie, to celebrate the region's jour de f\u00eate, 23 April, which was also the day of the Feast of Saint George. St George had been instituted as the protector of the kingdom of Aragon as early as the second century and eventually became its patron saint. The competition was won by a cake called the Lanzon, created by the \u00adpastrycooks' association: a rectangular, multi-layered cake topped with chocolate renderings of one or more symbols\u2014the shield of St George, the flag of the region, or the traditional scarf worn knotted around the neck.\n\nAs a cake, the Lanzon was hardly an innovation. Its ingredients\u2014butter, sugar, sponge cake and liqueur\u2014could have belonged anywhere. What particularised it were the decorations that symbolised Aragon, and its association with a day of local significance\u2014not that there was anything about St George, his deeds and his history which made him specific to the Aragonese. Nonetheless, the cake which \u00adcelebrated his alliance with the region was very quickly accepted and integrated into local tradition. There were two significant reasons for this. It was associated with an annual jour de f\u00eate, and in Aragon, as in many other cultures, there had always been special patisseries for special days in the calendar (like hot cross buns in England, cassata in Sicily, for Easter). Moreover, as a dessert the Lanzon was outside the meal proper, and so did not displace any other traditional element of the feast. Thus the Lanzon came to be a instant speciality, and its consumption the acknowledgment of belonging to a particular community, of celebrating a regional culture.\n\nA similar story can be told of the Christmas plum pudding in Australia. Even those families which sensibly reject the hot roast turkey or chicken in favour of a seafood spread, or cold ham and salads, succumb to the Christmas pudding tradition. You can argue until you're blue in the face that hot (or even warm) plum pudding is climatically inappropriate in Australia, yet in December miniature plum puddings are instant sell-outs in restaurants. The cold Christmas pudding (set with gelatine) and the frozen Christmas pudding icecream are tributes to Australian ingenuity, combining respect for \u00adtradition with an understanding of the exigencies of summer, but they have not yet been able to depose the English-style pudding and all it represents.\n\nThese examples show the relevance of cuisine to culture. They also suggest that featuring local ingredients might count for less than the meaning and the symbolisation of the new dish: how and why the ingredients are put together, and the story this represents. There must also be some feeling of shared values and customs among the people, an incipient sense of belonging or wanting to belong. In helping to give the inhabitants of Arnay-le-Duc and Aragon a sense of themselves these new dishes earned a place in their respective cultures. The Lanzon was accepted as a local speciality because it represented a collective spirit and sustained a regional identity. The Vert Galant, with almost no distinguishing features apart from its link with Henri IV, secured its place in tradition through promoting the gastronomic \u00adreputation of the town. Perhaps the Christmas pudding represents a past we are not quite willing to discard.\n\nCulture is 'the unique combination of the place where we live and the people'. Cuisine is the product of foods and people. However we choose to depict it\u2014a list of dishes, a vibrancy of style in the kitchen\u2014cuisine goes hand-in-glove with culture.\nTOWARDS AN AUSTRALIAN CUISINE\n\nThe poor days. Spaghetti, mincemeat, the cheap red, eating all the bread and butter and asking for another basket of bread...\u2014Frank Moorhouse\n\nFIFTEEN YEARS AGO we were all buying the books of the great chefs\u2014Senderens, Verg\u00e9, Mosimann, Troisgros\u2014and ranging them along\u00adside our series of Elizabeth Davids, the classics by Jane Grigson, Claudia Roden and Julia Child, and a few Australian ones by Margaret Fulton and Charmaine Solomon. Today our shelves, and those of the bookshops, are stacked high with Australian cookbooks. Restaurant chefs such as Stephanie Alexander, Tony Bilson, Chris Manfield and Paul Merrony have all produced worthy cookbooks. There are books by Australian food columnists and cooking teachers, and by 'new' Australians reworking the culinary traditions of the countries of their birth. And all these books contain recipes written for Australian ingredients, Australian tastes and Australian lifestyles\u2014though increasingly, they're also appealing to an international readership.\n\nYou might say that Australian cuisine has come of age. For several years now restaurant guides have included a 'Modern Australian' \u00adcategory\u2014usually the largest\u2014alongside Italian, Lebanese, Japanese and other nationalities. Less than a cuisine, in the usual sense of a list of characteristic dishes, 'Modern Australian' is a style, an enthusiastic romp through the world's favourite recipes. Its bywords are 'fresh' and 'seasonal', with lots of colour, lots of salads, lots of fresh vegetable and herb flavours plus a healthy dash of sweet chilli. Bold and undisciplined (in the sense of being free of disciplinary shackles), 'Modern Australian' ranges widely across the continent, gleefully gathering prawns and green papaya, kangaroo and kumara, snake beans and sorrel, then with imagination and time-honoured techniques producing dishes that belong nowhere else\u2014certainly not in England, nor in America, and nowhere in Europe or Asia. Perhaps in twenty years we'll look back and unconsciously date such dishes as 'very nineties', but perhaps we'll also see them as evidence of a culinary maturity, proof that Australian cuisine, however it continues to evolve, is 'a complete organism, sturdy,... and as natural to our country as the gum-tree'\u2014to borrow the words of author Marjorie Barnard, describing Australian literature some fifty years ago.\n\nBut what is Australian cuisine? After a month's meals in country motels and city pubs, a visiting Martian would probably go home convinced that pumpkin soup was a national dish. We don't have a repertoire of dishes that say what and who we are, a repertoire from which an Australian student staying with a family in Japan could select one or two and present them as examples of Australian cuisine, as a Japanese student in Australia might offer tempura and sushi. And what sort of cuisine are we talking about? 'Modern Australian' originated in restaurants, the innovative cuisine of experimental and imagi\u00adnative chefs. Jean-Fran\u00e7ois Revel would see it as an erudite cuisine, a form of haute cuisine to which popular cuisine, the foods of the masses, is the \u00adcustomary counterpoise. In the cycle of degeneration and renewal sketched by Revel, the erudite cuisine periodically returns to the popular for energy and inspiration. In 'Modern Australian', the stimulation and vitality come not from an indigenous popular style but from the diversity of the world's cuisines, many of which are now \u00adrepresented in this country.\n\nSuch cultural heterogeneity, however invigorating and beneficial, is a spanner in the works when it comes to defining or developing an Australian cuisine. We have to know what it means to be Australian before we can express ourselves through a gastronomic identity. And as this meaning has changed over two centuries, so have concepts of 'Australian' cuisine. In the rugged, bush-pioneering era there was a certain pride for white Australians in living off the land, exploiting natural resources such as kangaroos and bandicoots, pepper leaves and native currants. In 1968 the perfect Australian meal, for food writer Oscar Mendelsohn, was a singular blend of the ubiquitous international with the home-grown Australian: avocado oysters (an avocado half filled with oysters and dressed with lemon juice and pepper); poached fillets of flathead with caper sauce; roast turkey with walnut stuffing, baked potatoes and butter-fried baby marrows; rum omelette; Girgarre blue cheese. A personal choice, certainly, but while Australian in substance it succumbed in style to mainstream ordinari\u00adness. In response to Mendelsohn's selection a reader of the Epicurean contributed his own version of the ideal menu, this time featuring what he considered 'real Australian' foods: cod's roe with sliced cabbage; oyster soup; grilled fillet of steak; lamb or beef; mango or paw-paw; cheese.\n\nIt should, in theory, be possible to add a question or two to the periodic census asking householders to nominate dishes that are \u00adregularly eaten in their household. It would then be a simple matter to establish a list of dishes that Australians consider typically theirs, and to put forward this list as the basis of a national cuisine, or even to compile lists of dishes for regional cuisines. Such a task might have been feasible in Australia fifty or one hundred years ago when the nation, culturally, was fairly homogeneous (in 1947, 91 per cent of the population was born in Australia and less than 0.2 per cent was born in a non-English-speaking country). Recipe books published in the first half of the century feature the same range of dishes, with only slight departures from this standard miscellany. Whether the Green and Gold or the Commonsense, the Presbyterian or Lady Hackett's Australian Household Guide, you're likely to find recipes for rabbit pie, Irish stew, fricasseed fowl, bubble and squeak, macaroni cheese, stewed oysters, welsh rarebit, queen pudding, apple pie, sponge cake, gingerbread, quince jam and green tomato pickle. (Where are they now?) Today, multicultural Australia\u2014nearly one-quarter born overseas, almost two-thirds of these born in a non-Anglophone country\u2014shares a vastly expanded catalogue of 'typical' dishes, from couscous to curry, spaghetti to spanakopita, quiche to barbecued quail. A city caf\u00e9 can nonchalantly advertise, on its footpath sandwich-board, an ecumenical lunchtime selection of 'rolls, bagels, quiches, focaccias'.\n\nNational\u2014or regional\u2014cuisines can't be invented to order. Nor can they be discovered, captured, put in a cage and visited every Sunday. This is why contests for Australiana menus, or for Australia Day recipes, or indeed any attempts at national culinary symbolism for such occasions as the Chefs' Olympics, can produce only arbitrary, atypical oddities\u2014such as a salad of smoked kangaroo with witlof leaves arranged to resemble the sails of the Sydney Opera House. In the right sort of environments, however, cuisines can be nurtured and encouraged to grow. As T.S. Eliot wrote, apropos regionalism in Britain: 'What is wanted is not to restore a vanished, or to revive a vanishing culture under modern conditions which make it impossible, but to grow a contemporary culture from the old roots'.\n\nOne of the way cuisines grow is by absorbing new ingredients. And in most culinary cultures, the way new ingredients become integrated is by way of familiar methods of preparation and familiar recipes. Consider polenta: when corn was brought to Europe, it came bereft of the 'foodways', the traditional preparation techniques that had accompanied it in the New World, where it was cooked with lime before being transformed into tortillas. What did the Europeans do but grind the corn, like wheat or any other grain, and turn it into a solid gruel by boiling it with water. (History doesn't record the name of the intrepid baker\u2014for surely there was one\u2014who regarded cornmeal as analogous to wheat flour and tried to turn it into bread.) Perhaps they added cheese to enliven the stodgy mush, as they dressed pasta with grated cheese. Then one day they cooked too much, discovered the next morning that it had set firm, and reheated it over the fire to invent grilled polenta. And subsequently they added sauces, or the juices from roasting meats. And so the polenta tradition was born. Imperceptibly, what began as novelties became customary, and melded with what went before.\n\nA similar story can be told of sugar in Mediterranean cuisines, way back in the medieval era. When cane sugar was introduced by the Arabs it was initially recognised as a luxury replacement for the habitual sweeteners, honey and the richly flavoured syrup made by boiling down grape juice. Gradually sugar usurped their role, so that sweetmeats that had previously been made with fruits and honey began to be made with fruits and sugar. And probably a similar story can be told of chillies which, according to my theory, replaced the more expensive pepper and other spices in some Asian cuisines.\n\nAnalogous processes are at work in Australia where, contrarily, the 'new' ingredients are indigenous and it is the culinary traditions that are imported. One of the functions of cuisine is to take new ingredients under its wing so that we get to experience them in ways that we know and like. The French have a word for this: apprivoiser, which means, in a way, to domesticate, not so much like the dog that has the run of the house, but like the lorikeets that perch on the edge of the balcony for the morning crumbs. Cuisine socialises, so that the new ingredient becomes more familiar, the alien assimilated. Australia might not have a culinary tradition in the same way as Aragon or Burgundy, but there should be enough commonly recognised and accepted dishes for our indigenous ingredients\u2014bush foods\u2014to be allowed to sneak in under the coat-tails of a familiar patron and become one of the family.\n\nWe should not expect indigenous ingredients to go it alone, to be culinarily independent, creating their own contexts and proving their worth before they're accepted. We should be aiming for integration. Look what has happened with kangaroo, which now comes cured and smoked, marinated and herbed, char-grilled, roast, orientalised as a spicy rendang and stuffed into mettwurst. In fact, listing all the ways in which kangaroo has been apprivois\u00e9 gives a fascinating image of our multiculinary culture. Cuisine must be allowed to perform the socialising role it does so well, so that we happily welcome a lemon myrtle bavarois or a riberry bread and butter pudding the next time we meet them on a menu. While we don't have to focus all our gastronomic efforts on native ingredients, we do need to acknowledge, understand and use them. After all, suburban gardens accepted native plants years ago, with hardly an eyebrow raised.\n\nIf we are going to encourage an Australian cuisine to flourish, we have to let it grow from whatever roots have already been established, wherever they are and however tenuous and invisible some of them might be. It cannot be imposed, instantaneously created from a basket of approved ingredients. Adopting a purist approach and filling the basket with only indigenous ingredients would be as misguided as the 'ethnic cleansing' of national parks in which foreign intruders\u2014self-sown blackberries and wild olives\u2014are ripped out so that the native species can flourish. If we recognise the heterogeneity of the population, we should also recognise the heterogeneity of our food resources and include 'naturalised' foodstuffs\u2014lamb, grapes, apples\u2014as well as those foods which are unique to Australia. We must also recognise the heterogeneity of culinary traditions in a multicultural population. While we might learn from Aboriginal techniques, it is also appropriate to take inspiration from other cuisines. Brett Whiteley's art is no less Australian when it is consciously paying homage to Matisse.\n\nWe must also recognise that Australian cuisine has to say something about us, as Australians. It is not enough to take all-Australian ingredients and dress them in one of the culinary traditions repre\u00adsented in the country. A dish of Australian tuna prepared in a Mediterranean style\u2014marinated in Australian olive oil with lemon juice and herbs, then grilled\u2014might be theoretically justified as an example of Australian cuisine, but it cannot truly represent Australian cuisine until it is accepted in both restaurant and domestic kitchens, whether in Sydney or Port Lincoln or throughout the whole country. What we eat has to say who we are.\nOPPORTUNITY LOST\n\nEvery country possesses, it seems, the sort of cuisine it deserves, which is to say the sort of cuisine it is appreciative enough to want.\u2014Waverley Root\n\nMARCUS CLARKE, author and journalist, fancied himself one of the few gastronomic connoisseurs of late nineteenth-century Australia, though his fluctuating fortunes meant his connoisseurship was infrequently exercised. Enthusiastically vaunting the 'Cafe Panard', a fictitious establishment modelled on one or other of the better restaurants of Melbourne in the 1880s, he commended its 'Soup of the clearest, red wine of colonial growth, but of fair flavour; an omelette, fried potatoes, chicken and mushrooms, a salad dressed with oil and vinegar merely'. At this restaurant, he added, 'your soup is hot but without grease; your steak seems made for toothless gums; your salad bowl is filled with unbroken lettuce, and your coffee is as fragrant as the spice islands'.\n\nWhile priding himself on his own good taste, he deplored the conduct of his countrymen who would 'vulgarise the place. They will begin by demanding beef and legs of bullocks, and get on to Yorkshire pudding, or perhaps roast pork and apple sauce. One monster\u2014if you read this, sir, you will blush\u2014after gobbling a perfect menu, asked when they were going to bring in the \"solids\". The solids! Another said audibly that\u2014something his eyes\u2014he would rather have a pot of porter and a raw onion with some bread and cheese than the whole blessed lot'.\n\nClarke himself was not unprejudiced. He simply thought French cuisine more elegant, refined and sophisticated than English cooking and looked down on those who did not share his preferences. While it was not uncommon in England to sneer at foreign\u2014and 'foreign' almost invariably meant French\u2014cuisines, this attitude was exaggerated in late nineteenth-century Australia, when the prevailing spirit was one of optimism and unbounded faith in a new country, seen through idealistic eyes as a land of promise. Such expression of dislike and distrust of foreign cuisine can be described as culinary xenophobia, and to the expatriates in Australia, foreign was synonymous with non-British. This attitude of culinary xenophobia paralysed the development of an Australian cuisine in what should have been its formative period, the second half of the nineteenth century.\n\nInitial reports on Australia's gastronomic potential were downright unflattering, to say the least. In the 1830s, however, after the first difficult decades had been survived, its natural resources were re-examined and its native inhabitants reappraised. Lieutenant Breton commended kangaroo meat at the same time as he recorded some of the Aboriginal dialectal names for various members of the marsupial family in New South Wales. James Atkinson, who in 1826 reported that there were no indigenous fruits worth eating, revised his opinion in 1844 to say that they had never received the attention they deserved. Robert Dawson, chief agent of the Australian Agricultural Company, enthused over the abundance of game and fish, and the vice-regal table gave indigenous produce the seal of approval. The ordinary \u00adcitizens who congregated around the shores of Sydney Harbour turned oyster-gathering into a Sunday ritual.\n\nAustralia also offered a sympathetic home to plants and animals from other parts of the globe. 'I believe we can produce every European fruit and vegetable in perfection, and most, if not all, of the tropical vegetables and fruits', concluded Robert Dawson. Travellers were impressed by these natural benefits. Frank Fowler, a journalist who arrived in Australia in 1855 and edited several issues of the Month in 1858, described a 'typical' cottage on the edge of Sydney Harbour, with its banana palms and nectarine trees, citrus fruits and 'vines, all prodigal in purple clusters'. Charles Dilke, one of the most observant travellers to come to Australia in the nineteenth century, wrote about the Sydney market where 'not only are all the English fruits to be found, but plantains, guavas, loquats, pomegranates, pine\u00adapples from Brisbane, figs of every kind, and the delicious passion\u00adfruit'. In the words of J. Ewing Richie, Australia was a 'Paradise Regained'.\n\nThis enthusiasm was indicative of a new-found nationalism as immigration became a self-elected choice rather than an imposition. In the words of the Sydney Morning Herald in 1849, Australia was now seen by immigrants as 'the land not only of their adoption [but] the land which by association, by the ties of family and connexions, had thoroughly become their own'. Just twenty years previously, the editorial continued, it had been merely 'a land to which we have no instinctive love, a country of adoption'.\n\nWith the gold rush of the 1850s came the beginnings of a distinctively Australian ethos. Population increased dramatically\u2014an almost tenfold increase between 1851 and 1901\u2014but more importantly, it became more 'Australian'. By 1901, 82 per cent of the population had been born in the Australian colonies, when only fifty years previously the proportion was less than half. Australians, with their distinctive accent and manner of speech, were becoming recognisable, the language developing its own idioms, and Australians themselves were becoming aware of their own identity. They knew they were different from the immigrants fresh from England, the 'new chums' mocked for their ignorance of local ways. With the founding of the Bulletin in 1880, an Australian literary voice began to be heard, while artistic contemporaries initiated the 'Golden Summers' of Australian painting. The Comte de Beauvoir, visiting from France around this time, wrote: 'It seems that the Anglo-Saxon race has left on the other side of the equator everything which was blocking it in Europe, to resolutely take the path of progress here.'\n\nIn this climate, the foundations of an Australian cuisine could, and should, have been established. There was no shortage of ingredients, local or naturalised, nor of patriotic pride. And there were some who accepted the challenge. The first attempt at an Australian cuisine was made by Edward Abbott, in 1864, with his English and Australian Cookery Book. This was something of a two-way bet, written both for the English housewife and 'her prototype in the Colonies'. Abbott enthusiastically commended the local Tasmanian game and fish and suggested appropriate ways of cooking them. In Queensland some twenty years later Mrs Lance Rawson (The Antipodean Cookery Book) and Mrs Maclurcan (Mrs Maclurcan's Cookery Book: A Collection of Practical Recipes, Specially Suitable for Australia) did likewise. Mrs Rawson also included several native fruits, giving recipes ('which I flatter myself are unknown to anyone else') for cooking and preserving them. Yet in all the books the ingredients, regardless of their origin, were cooked in a thoroughly English fashion, as if this were the only possible way, the 'British and Colonial mode', as Abbott described it. Moreover, it was a very basic English style, stripped of most of its regional and festive specialities by the lack of a cultural infra\u00adstructure. Cornish pasties survived in Australia because this old-country tradition of a portable lunch was retained by isolated groups of miners (who also helped the pasty to evolve, by adding pumpkin to the \u00adcustomary meat-potatoes-onions-turnips formula), but stargazy pie and saffron cake could not survive the shock of transplantation.\n\nAs if to add insult to injury, this basic English style of cooking\u2014in Dr Philip Muskett's words, 'an endless recurrence of boiled potatoes, boiled cabbage, boiled this and that' and 'the conventional chain of joints, roasted or boiled, and the inevitable grill or fry'\u2014was badly done. Cooking was regarded as women's work, and women were not necessarily skilled at, nor interested in, cooking. The incompetence of Australian cooks in the nineteenth century is well documented. In 1862 Godfrey Mundy wrote of the 'crowning disgrace of the colony!\u2014wretched destitution in the earliest and worthiest of the sciences!\u2014there is no one\u2014in a word, there is not a cook in New South Wales... The cooks in this colony are no more cooks in the European and artistical acceptation of the term, than any one of my coats would have been a coat in the eyes of Brummel!' Philip Muskett agreed. 'The state of affairs in the culinary art with the bulk of the people is simply deplorable,' he wrote. Hardly surprising\u2014cooks did not migrate in great numbers to the Antipodes, and the class of women who needed and employed cooks were often totally ignorant of any kitchen activity and quite incapable of instructing and training novices.\n\nVisiting Australia in 1888 for the International Centenary Exhibition in Melbourne, the French journalist Oscar Comettant came to a similar conclusion. 'There are two or three good restaurants in Melbourne,' he noted.\n\nThe rest are, to French palates, more or less bad. No more than in England do they know how to make stock in Australia... But, heavens above! What dreadful food you get in the cheap boarding houses and temperance hotels and restaurants!... The shilling meals consist of one of those soups that are neither soup nor sauce, a plate of tasteless meat accompanied by some even more tasteless vegetables boiled in saltless water, and a pudding that you swallow while reminding yourself that you must eat to live, not live to eat. That lot is washed down with plain water, more or less clear, or cooked water, more or less brown, called tea.\n\nHe fared much better in the private homes of the upper classes, but restaurant food in general he found 'lacking in variety, and in the true art of cooking. With this cuisine the appetite dies quickly.'\n\nCuisine, like language, travels with people, though in its new environment it may be modified and evolve in a different direction from that of the the homeland. White Australians were overwhelmingly of British stock, and it would be unreasonable to expect their style of cooking to have been anything but British\u2014English, Irish, Scottish. As Philip Muskett remarked, 'The mode of living, and the mode of dress, which are followed in the old country, are slavishly copied in this part of the world.' Perhaps it is also unreasonable to expect that in a new country people would have taken more care in their cooking, paid more attention to the flavour of their food. But in addition to all this, the British brought with them their culinary xenophobia, the distrust of foreign food that was derided by Marcus Clarke.\n\nIt seems that Australia could welcome ingredients from all over the world, from cold-climate salmon to tropical fruits, but not foreign cuisines. Marcus Clarke might have glorified French cuisine but his opinions of Chinese food were far from flattering. Venturing into some of Melbourne's Chinese restaurants, he was disgusted by the \u00ad'horrible stenches that rolled out'. He described with obvious distaste the \u00adrestaurant's offerings:\n\nSucking-pig, roasted whole, was on the carte, and a curious mess, called by a name that sounded like 'foo-a-chow', and was compounded of sheep's trotters, sugar, cabbage, flour, and fish, smoked on the copper. The kitchen was appalling. Several boilers were simmering with all kinds of nastiness... We drank a teacup of 'sanshoo', a kind of vin ordinaire, with the sleek proprietor, and were thankful to depart.\n\nNor did Australians show much interest in learning from Aboriginal practices. Men may have had some experience of Aboriginal cuisine\u2014that is, indigenous ingredients prepared and cooked by Aboriginals in the Aboriginal manner\u2014but such experiences were rare, and only exceptionally reached the domestic hearth.\n\nSo, at a time when signs of an Australian culture were beginning to appear in other arenas, the weight of British inheritance quashed the emergence of an Australian cuisine. Despite the prosperity of Australian society and the diversity of ingredients, the nation lacked the critical, adventurous and unprejudiced palates that would have encouraged successful attempts to break loose from the confines of custom. Thus was lost, for many years, the opportunity to harness nationalistic fervour to the bounty of the land.\n\nA culinary tradition, like any other, takes many years to develop a reasonably stable core that can accept the fluctuations of fashion. Attempts to install an 'instant' cuisine by the aggressive appropriation of other cultures' recipes is foolhardy. The development of a culinary tradition requires a certain order and stability in society, and depends on the possibility of choice and the exercise of preference. With the right encouragement, it develops by means of inventions and modifications, of borrowings and adaptions from other cuisines, all of which were notably absent in the nineteenth century. Indigenous ingredients, and the harvest of land and sea, are fundamental to a cuisine but are not its raison d'\u00eatre.\n\nThe opportunity to develop an Australian cuisine now exists. When we are least expecting it, we will turn around and find it there.\nSCONES, SPONGES, ANZACS AND LAMINGTONS\n\nSometimes chocolate or passionfruit icing topped the cake and the layers were filled with whipped cream that oozed from the sides as you squashed your wedge of cake down to mouth-size.\n\nIN TURN-OF-THE-CENTURY Australian cities afternoon and morning teas, or 'at home' receptions, were a favoured means of entertaining among the social set, duly reported in the gossip columns of magazines such as Table Talk. These tea parties were often large affairs, frequently accompanied by music or some other sort of \u00adentertainment. In the country, long after dinner parties and restaurant dining had replaced social teas as the done thing in the cities, the institution of afternoon tea lived on, especially on Sunday afternoons\u2014leisure time on the farm.\n\nIn the search for a truly Australian cuisine, the kind practised in the typical domestic kitchen, the traditions of afternoon tea are often overlooked. And now that afternoon teas are fading from our consciousness, so too are the dishes that accompanied them. Coffee and cake is today's formula, and the cake is just as likely to be some crisp little Italian biscotti.\n\nIt's hardly surprising that this area of culinary endeavour has been neglected. Cakes and biscuits and afternoon tea fare are seen as frivolous accessories. They belong to the domain of women\u2014women produced them, women consumed them. The afternoon teas at the Country Women's Association rooms provided women with solace and companionship on the occasional visits to town. Cakes and biscuits were not considered real food, men's food: a man needed meat to sustain him for fifteen miles of fencing after midday dinner.\n\nMost people, when asked to describe a national cuisine or to cite typical examples, tend to overlook the domain of desserts and the sweet little nothings that don't make it to the main meal. Coq au vin would be more readily nominated as representative of French cuisine than cr\u00e8me caramel. Yet scones and sponges, anzacs and lamingtons are just as much part of Australian cuisine as crumbed cutlets and carpetbag steak. It's not that they rely on uniquely Australian ingredients, and whether or not they originated here is irrelevant (anzacs and lamingtons did, but not scones and sponges); what matters is that they have been cooked and eaten and enjoyed by generations of Australians. They're as ordinary, familiar and impor\u00adtant to our identity as backyards and barbecues. In addition, they're authenticated by that truly Australian institution, the country show.\n\nCooks who were obliged to defer to male appetites had little opportunity but to produce ample quantities of energy food, regularly, promptly and efficiently. Only on the one rest day of the week when constraints were temporarily removed, usually Sunday, could they escape from weekday monotony and indulge desires. It is clear from early recipe books that women's creativity went into the scones and cakes and biscuits that adorned the afternoon tea, rather than the soups and stews and roasts that represented the inevitable compromise with mutton, mutton, and yet more mutton. In Hal Porter's childhood home:\n\nSaturday afternoon is for baking. This is a labour of double nature: to provide a week's supply of those more solid delicacies Australian mothers of those days regard as being as nutritionally necessary as meat twice daily, four vegetables at dinner, porridge and eggs and toast for breakfast, and constant cups of tea. Empty biscuit-barrels and cake-tins being as unthinkable as beds not made before eleven a.m., Mother, therefore, constructs a great fruit cake, and a score or more each of rock cakes, Banburies, queen cakes, date rolls and ginger nuts. These conventional solidities done, she exercises her talent for ritual fantasy, for the more costly and ephemeral dainties that are to adorn as fleetingly as day-lilies the altar of the Sunday tea-table. Now appear three-storeyed sponge cakes mortared together with scented cream and in whose seductive icing are embedded walnuts, silver cachous, glac\u00e9 cherries, strawberries, segments of orange and strips of angelica. Now appear cream puffs and \u00e9clairs, creations of the most momentary existence, deliberately designed neither for hoarding against a rainy day nor for social showing-off. Sunday tea is the frivolous and glittering crown of the week; there is the impression given of throwing away money like delicious dirt; there is the atmosphere rather than the fact of luxury; Sunday tea is, above all, my parent's statement to each other and their children that life is being lived on a plane of hard-earned and justifiable abundance. I watch abundance which means that I watch Mother, its actual as well as its symbolic impulse.\u2014Hal Porter (1963)\n\nLike most of the early colonists themselves, the dainties that were served at afternoon tea came directly from England, Scotland and Ireland. Balmoral tartlets, London buns, Banbury cakes, oat cakes and rock cakes, cream puffs and brandy snaps, seed cake, spice cake and Scotch shortbread, all these were part of the traditional British culinary repertoire and travelled in the cultural baggage of the new \u00adsettlers. It was not difficult to reproduce them in the new country\u2014eggs are eggs, sugar is sugar, and butter is butter. These tea-time staples were perpetuated in early Australian recipe books, such as The Cookery Book of Good and Tried Receipts and The Practical Australian Cookery, both published at the end of the nineteenth century. Like many of their contemporaries, these books offered simple, practical, economical recipes, thoroughly English in style but often with a discernible Australian character. Most of the biscuits and cakes that fill their pages were not born in Australia but became Australian by adoption and, little by little, developed Australian characteristics of their own, such as passionfruit filling and icing for a plain butter cake.\n\nOne particular kind of cake became more Australian than the rest: the high and handsome sponge. Even higher on its cut-glass \u00adpedestal, it was the supreme symbol of the afternoon tea table. Now, the sponge has quite a long pedigree. In 1747 Hannah Glasse gave a recipe for little sponge 'biskits' made simply with eggs, sugar and flour. More than a century later Edward Abbott included a sponge recipe in the very first Australian cookery book, The English and Australian Cookery Book (1864). He prescribed a pound of flour, a pound of sugar and eight eggs, separated: the same ingredients as Mrs Glasse, in the same proportions.\n\nLike rabbits, the sponge flourished in Australia and soon there was a whole family of sponges: the blowaway sponge, a very light cake that used a small volume of flour, mostly arrowroot; the neverfail sponge, with eggs and sugar beaten for an exceptionally long time; the cornflour sponge, similar to blowaway but using cornflour instead of arrowroot; and many other variations. Sponge-making was elevated to an art form. Hints abounded: use duck eggs, said some; day-old eggs, said others, and make sure you sift the flour three times. Good recipes were prized but it was less the recipe than the hands that made it that ensured success.\n\nJam, with or without whipped cream, was the standard filling for a sponge sandwich, its top often speckled with a cloud of powdered icing sugar. Sifted over a paper doily, the sugar produced a snowy pattern of leaves, arabesques, and curlicues. Sometimes chocolate or passionfruit icing topped the cake and the layers were filled with whipped cream that oozed from the sides as you squashed your wedge of cake down to mouth-size. As the sponge family multiplied, the flavour went into the cake itself: chocolate, coffee, cinnamon, ginger, and lemon were all popular. Sometimes the cake was baked in a long sheet, spread with raspberry jam, and rolled into a sponge roll. (These I remember with greatest pleasure, partly because they were cream-less and less cumbersome to eat, but mostly for the sweet crunchiness of the sugar-encrusted edge.)\n\nOther staples of the tea table\u2014and of the children's lunch box\u2014were also British in origin, Australian by adoption: the multi-layered rainbow cake, chocolate-iced marble cake, date and nut loaves, gingerbread, gem scones and pikelets. Some, originally of British stock, were born and raised here, such as the Australian brownie, an economical, foolproof, long-lasting fruit loaf that is a regular at shearers' smokos; and the Australian variant of boiled fruitcake, made with a can of crushed pineapple. Others again may be of mixed parentage\u2014such as butterfly cakes, small cup cakes with a circular wedge cut from the top, the hollow filled with whipped cream, and the two halves of the wedge placed on the cream so as to look like butterfly wings. They are now as completely and unmistakably Australian as merinos and kelpies\u2014and perhaps just as clich\u00e9d.\n\nSupper. The coffee-urn and trestle table laden with sausage rolls, anzacs, rainbow cake, date-loaf, and pavlova were waiting at the end of the hall, presided over by two large-bosomed ladies who had spent the whole of my talk in setting it up, its impressive abundance determined less by the size of the audience than by their own sense of what was due to the Arts\u2014the Arts, out here, meaning Cookery, of which the higher forms are cake decoration and the ornamental bottling of carrots.\u2014David Malouf (1985)\n\nBut the three best-known relics of our culinary creativity are the all-Australian originals of lamingtons, anzac biscuits and pumpkin scones. Lamingtons\u2014apparently named after Lord Lamington, \u00adgovernor of Queensland from 1895 to 1901\u2014made their debut around the turn of the century. Popular myth supposes these cake cubes, dipped in thin chocolate icing and rolled in coconut, to have been invented as a resourceful way of using up stale sponge cake (instead of turning it into trifle!), but this seems doubtful, given that in 1902 one of the earliest recipes instructs the cook to begin by making a plain butter sponge. Today they might be considered lumpish and unlovely but, like sausage sizzles, lamington drives in aid of schools and clubs and local charities are part of Australian popular culture. At Stephanie's restaurant in Melbourne, Stephanie Alexander some\u00adtimes serves a lamington dessert: a lamington cake accompanied by a trompe-l'oeil lamington of coconut icecream, coated in chocolate and rolled in coconut, together with a small square of coconut ice.\n\nAnzac biscuits were probably baptised during the first world war when they were apparently sent to soldiers as a gift from home, though they didn't make the recipe books until the 1920s. They, too, have non-indigenous coconut (always spelled cocoanut in the early recipe books) as a major ingredient, and could have developed as a variation on the coconut-less soldier biscuits. Pumpkin scones date from about the same era, though since they probably owe their genesis to a surfeit of pumpkin they might have been appearing on tea tables long before they made it to the printed page. They seem to have been invented in Queensland, the state that gave us Queensland blue, the paragon of pumpkins.\n\nSo with at least three born-and-bred-in-Australia recipes, and many other dainties adopted and naturalised, the afternoon tea repertoire justifiably claims recognition in the definitive book of Australian cuisine. They represent the ritual of a disappearing era\u2014lazy afternoons, cane chairs on the verandah, compliments on the sponge, and dust storms on the horizon\u2014but are no less characteristically Australian for all that.\n\nIndustrialisation means that sponges now come from the freezer or the packet ('just add water') and the Magimix-microwave revolution has introduced a completely new style of cake. It is the nature of cuisine to evolve with changes in society. Car\u00eame's patisserie master\u00adpieces are no longer constructed (if they ever were) to grace the tables of diplomatic dinners, yet they are still considered to belong within French cuisine. The sponges, scones and butterfly cakes that adorned the afternoon tea tables of past generations are as much a part of Australian cuisine as the hundreds-and-thousands fairy bread of children's parties. Like the crumbed cutlet and carpetbag steak, they deserve an honourable place in our gastronomic hall of fame.\nTHE RISE AND DEMISE OF THE KANGAROO STEAMER\n\nKangaroos come originally from Australia and the surrounding islands. Essentially fruit eaters in their wild state, kangaroos are very easy to feed when tame. They decide to eat everything which is offered to them and, it is said, even drink wine and brandy when these are given to them.\u2014Alexandre Dumas\n\nON 12 JULY 1862, the Acclimatisation Society of Great Britain held a special 'Australian' dinner, the menu for which included such novel\u00adties as kangaroo steamer (entree), kangaroo ham and rosella jelly. According to Edward Abbott, author of The English and Australian Cookery Book (1864), Sir John Maxwell 'pronounced it [the kangaroo steamer] excellent, as a stew, and said he would like to see it introduced into the Navy'. Flushed with patriotic pride, of course Abbott would give the steamer a good press. He even said that Napoleon wanted to introduce the kangaroo into France, so good was its meat.\n\nThe kangaroo steamer: obsolete, say the dictionaries, bluntly. History treats it more sympathetically, showing us that the kangaroo steamer enjoyed its century or so of glory, rapturously praised by those who tasted it. 'But of all the dishes ever brought to table, nothing equals that of the steamer', wrote Henry Melville in 1851. Melville described how the dish was made 'by mincing the flesh of the \u00adkangaroo, and with it some pieces of pork or bacon. The animal has not any fat, or scarcely any, in its best season. When the meat is chopped up, it is thrown into a saucepan, and covered with the lid, and left to stew or steam gently by the fireside. It is, from this method of cooking, called a \"steamer\". People generally put a spoonful of water in the pot when they place it on the fire; but this is unnecessary, as the flesh soon floats in its own rich gravy. It only requires pepper and salt to render it delicious'.\n\nThe first written reference to the kangaroo steamer was in Tasmania\u2014then still Van Diemen's Land\u2014in 1820. Even at this early stage, it seems to have been a fairly common dish in both that colony and New South Wales. Significantly, the Oxford English Dictionary records 'steamer', as a dish, as of Australian origin. But if it was unique to Australia, our first contribution to the world's cuisine, where did it come from, why did it fade ignominiously away, and what did it say during its lifetime?\n\nIn the pioneering years of the colonies kangaroo was sometimes the principal source of fresh meat. In Sydney in 1796 kangaroo meat sold for sixpence a pound, compared with a shilling per pound for salt pork and two shillings for mutton. During the first years of settlement in Van Diemen's Land convicts were issued a ration of 8 lb. of kangaroo meat per week, and in six months the settlers (including convicts) ate 15,000 lb. of kangaroo haunches and tails. Even in the 1840s, kangaroo meat was sold in Hobart when supplies of other fresh meats were scarce. Explorers and adventurers hunted, killed, cooked and ate kangaroo rather than carry supplies of preserved foods. For those colonists fully occupied in clearing land, erecting shelters and building up livestock herds, kangaroos were like a magic pudding, dinner hopping around on two legs. While they sampled other game\u2014quail, emu, bandicoots, possums\u2014kangaroo was the preferred quarry. In a letter to Eliza Acton, written from the Bendigo gold fields in 1853, William Howitt quipped: 'But it is at this end of the world as at the other \"first catch your hare\"\u2014no\u2014it is a little different\u2014\"first catch your Kangaroo, and then cook it\".'\n\nKangaroos not only represented food but provided sport. 'Coursing the kangaroo and emu forms the principal amusement of the sporting part of the colonists,' wrote William Wentworth in 1820. 'Kangarooing' was apparently so common by the 1860s that a humorous poem was written about it and became a bush ballad, 'Going kangarooing', sung to the tune of 'King of the Cannibal Isles'. The kangaroo hunt developed its own etiquette, part of which involved the presentation of the kangaroo tail to a favoured lady in imitation of the English custom whereby the lady was given the 'brush' of the fox. In Australia this tail was turned into kangaroo tail soup.\n\nThe kangaroo was chosen as the object of the transplanted ritualised hunt partly because of the exhilaration of the chase. In addition, kangaroos were plentiful, they offered a large target and were easy to skin. Possums are nocturnal, quail fiddly to pluck and prepare; wombats live underground and, in Tasmania at least, emus were quickly hunted to extinction. But perhaps a more persuasive reason for expatriate English to choose the kangaroo is that its meat had a close resemblance to familiar meats and was more tasty, more palatable than that of other indigenous animals, often being compared to hare or venison. Certainly, early recipe books tend to have more recipes for kangaroo than other game. Abbott includes seven recipes for kangaroo, one each for emu, wombat and mutton bird. Author Louisa Meredith ate barbecued kangaroo in Tasmania in the early 1850s and reported that 'kangaroo is, in fact, very like hare.'\n\nThat kangaroo was likened to hare offers a clue to the origins of the steamer. It could hardly have been derived from a cooking practice of the Aboriginal inhabitants, who cooked without pots (and who, in Tasmania at least, seem to have been hunted almost as much as was the kangaroo). Traditional English game cookery of the eighteenth and early nineteenth centuries makes no mention of a 'steamer', but it does introduce the technique of 'jugging', cooking in a closed earthen\u00adware 'jug'. 'Jugged hare' apparently dates from about the mid-\u00adeighteenth century: the OED records its first usage in 1747 in The Art of Cookery, by Hannah Glasse. Mrs Glasse's recipe calls for the hare to be cut in little pieces, larded with 'little Slips of Bacon', seasoned with pepper and salt and laid in an earthenware jug with a blade or two of mace, an onion stuck with cloves and a bundle of sweet herbs. 'Cover the Jugg or Jar you do it in, so close, that nothing can get in, then set it in a Pot of boiling Water' and let it cook for three hours.' The ingredients and the technique are surprisingly similar. From English jugged hare to Australian kangaroo steamer is but one short step.\n\nWhether or not they called it 'jugging', Englishmen (and women) who came to Australia in the early years of the nineteenth century are likely to have been familiar with the simple technique described by Hannah Glasse. It was easily adapted to open-fire and hearth-side cooking, and the new colonists applied it to the ingredients around them: kangaroo meat, which was plentiful; and bacon, which was imported into the colonies from the earliest days. The standard seasonings and flavourings would also have been readily available. And they called it a steamer\u2014because, as they observed and recorded, the dish steamed. Kangaroo steamer, then, was the antipodean equivalent of jugged hare.\n\nBut while jugged hare, in England, developed into a more complex dish with thickened gravy and forcemeat balls, kangaroo steamer was at the end of its evolutionary branch and gradually became extinct. By the end of the century, references to the steamer were becoming scarce. There are no kangaroo recipes in The Australian Cook (1876), by Alfred Wilkinson, though this Chef de Cuisine of the Athenaeum Club in Melbourne did use local game such as rabbit, hare and wild duck, and his recipe for jugged rabbit or hare reads very much like a steamer. Nor are there any kangaroo recipes in Mrs Maclurcan's Cookery Book (1898), though it offers a recipe for jugged wallaby. The steamer's age of glory was fast approaching an end. Born in the fledgling colonies and bush, it had no place in the rapidly growing cities where among the elite at the turn of the century, French cuisine had come to represent the epitome of civilised living.\n\nNevertheless, The Goulburn Cookery Book by Mrs Rutledge (first published 1899) features a recipe for Steamed Kangaroo or Wallaby that differs little from Abbott's recipe of 1864:\n\nSteamed Kangaroo or Wallaby\n\nKangaroo or wallaby, salt pork or bacon, 2 or 3 onions, 1\/2 wineglass of ketchup, 1 claret glass of port wine, pepper, salt.\n\nCut the kangaroo into pieces about the size of a small veal cutlet, and slice the pork or bacon. Put a layer of pork at the bottom of a gourmet boiler or earthenware jar, then a layer of kangaroo, then onions. Season with salt and plenty of pepper. Continue these layers until all is used. Cover with a cloth, and then put on the lid; see that it fits well, so that no steam escapes. Put the pot in a saucepan half full of boiling water, and cook for 4 hours. Half an hour before serving, add the ketchup, and 20 minutes afterwards a claret glass of port. Serve with a dish of hot boiled rice.\n\nMrs Rutledge wrote her book for 'women in the bush'. By the turn of the century, these women in the bush were very much a minority, since about two-thirds of the Australian population lived in the capital cities and larger country towns. The majority of the population would hardly have had the opportunity to try kangaroo, even had they wished to do so. There is no evidence that kangaroo was available in the towns, and if it had been, any sales would probably have been under-the-counter. Since most recipe books published in the early years of the twentieth century were directed to this highly urbanised population, the kangaroo steamer gradually faded from print as it disappeared from tables. The last report comes from The CWA Cookery Book and Household Hints, a collection of recipes from Country Women's Association ladies, first published in Perth in 1936. The book's recipe for Kangaroo Steamer came from the Bunbury Branch, and calls for one pound of kangaroo steak minced with half a pound of bacon, then mixed with one cup of breadcrumbs and one teaspoon of mixed herbs, tied up in a cloth and boiled 'quietly' for three hours. The basic ingredients (kangaroo and bacon) are right, but its preparation is virtually the same as for Aberdeen Sausage, one of the standard recipes in cookbooks of the early twentieth century. Abbott and his colonial mates would never recognise it as a succulent 'steamer'.\n\nThere are many possible explanations for the demise of the \u00adkangaroo steamer from the late nineteenth century. First is the extraordinarily high concentration of Australians in cities and towns; people no longer lived off the land, and kangaroo meat was hardly an item of commerce. As the pastoral industries flourished, the more prestigious beef and mutton became cheaper and more easily accessible. According to Jock Marshall and Russell Drysdale, 'as recently as a little before the turn of the century, kangaroo chops and 'roo-tail soup figured on the menus of city hotels. With increased production of cheap mutton and beef, bush foods disappeared from \"good\" tables.' Another explanation is the fashion for 'dainty dishes' which began around the turn of the century, gradually spread by such magazines as the Australian Home Journal.\n\nEven in rural Australia, it's likely that the prime ingredient, \u00adkangaroo, was less plentiful. As early as 1820 Jeffreys warned of the risk of extinction if 'wholesale and indiscriminate destruction' were not \u00adprevented. Some thirty years later Louisa Meredith reported that the Forester kangaroo had been so hunted that very few were left in Tasmania. While there were still many in the grazing areas of western Victoria, she believed that these, too, would soon be recklessly destroyed by pastoralists who wanted to remove all threat of competition to their livestock. There's no doubt pastoralists saw kangaroos as competition. The Melbourne Argus of 1860 reported that, since 100 kangaroos eat as much as 200 sheep, 'the destruction of these obnoxious marauders must therefore have in it some utility and merit'. Kangaroos stood in the way of profit. No longer were they seen as an alternative source of food, but rather as competition to the production of 'real' food (mutton) and income.\n\nHere is the clue to the disappearance of the steamer: people no longer valued kangaroo, no longer appreciated the meat. If they went on a hunt it was purely for the sport. History shows that a dish, born out of a certain spirit of place and time, passes away when the \u00adenvironment (cultural and physical) and values that supported it are no longer present. The kangaroo steamer belongs to Australia's formative period, when adventurous settlers were making a new life in a new land, and their innocent enthusiasm is evident in their delight in living off the land. No doubt this was a necessity in some \u00adcircumstances, but it was also a way of appropriating the land and affirming a relationship with it, an expression of identity. These new settlers were proudly Australian. Taller, leaner, tanned and \u00adweatherbeaten, their appearance distinguished them from their kinsmen who remained 'at home'. In character, too, they were recognisably different, and as G.C. Mundy observed, these differences were proclaimed through what they ate. He describes a dinner in Sydney in 1851:\n\nThe family likeness between an Australian and an Old Country dinner-party became, however, less striking when I found myself sipping doubtfully, but soon swallowing with relish, a plate of wallabi-tail soup, followed by a slice of boiled schnapper, with oyster sauce. A haunch of kangaroo venison helped to convince me that I was not in Belgravia. A delicate wing of the wonga-wonga pigeon and bread sauce, with a dessert of plantains and loquots, guavas and mandarine oranges, pomegranates and cherimoyas, landed my imagination at length fairly at the Antipodes.\n\nAt the start of the twentieth century, when Australia was one of the most urbanised countries of the world, when the basis of a national identity had been laid and the initial brashness and rawness tempered, when railway systems could ensure prompt delivery of city goods to isolated country sidings, when open hearths had been replaced by gas ranges, the kangaroo steamer was an anomaly. Too closely associated with the privations of bush-pioneering days, it \u00adrepresented another opportunity lost. Its creation had symbolised the potential of this new environment; it had facilitated the transition from an old culture to a developing one. Having served its purpose, the steamer could now be decently retired.\n\nNot only kangaroo steamer but also kangaroo virtually disappeared from Australian tables. Not that it was illegal to sell kangaroo meat, as long as it was prepared under conditions that allowed it to be passed as fit for human consumption, but there was simply no demand.\n\nNor was there any demand this century until the 1980s, when the coincidence of two powerful sentiments put kangaroo on the menu again. First was an increasing concern for the environment, and the recognition of the damage done to fragile natural environments by hard-hoofed animals such as sheep and cattle. Second was a resurgence of interest in Australian cuisine and renewed awareness of national identity. In the late 1970s, a South Australian company, Jesser Meats, established separate premises for the treatment of kangaroo so that it did not come into contact with other products destined for pet food and began to market kangaroo meat. It also offered some to Malaysian-born chef Cheong Liew, who was the first to experiment with it at his Adelaide restaurant, Neddy's, initially preparing it as thin medallions, Chinese-style. The reintroduction of kangaroo meat, and its acceptance on Australian tables, is due to Cheong's perseverance and to the enthusiasm of another chef\/restaurateur, Maggie Beer, who began to feature it on the game-slanted menu of her Barossa Valley restaurant.\n\nThese developments happened at a time when nouvelle cuisine facilitated\u2014indeed, almost obliged\u2014experimentation and innova\u00adtion in the kitchen. Restaurants which had called themselves 'French'\u2014and 'French' had been the accepted model for fine cuisine\u2014began to call themselves 'Creative' or 'Eclectic'. By 1995 the numbers of 'French' restaurants listed in guide books had been decimated, and 'Modern Australian' formed by far the largest single restaurant category. Kangaroo, unreservedly Australian, is one of the hallmarks of 'Mod Oz', and happily lends itself to a multiplicity of treatments and garnishes to yield dishes that are a long way from the minimalist simplicity of the kangaroo steamer. Grilled fillet of kangaroo with red wine glaze and smoked kangaroo with onion and chilli jam aptly illustrate Australian gastronomic identity at the end of the twentieth century, as kangaroo steamer proudly symbolised the spirit of early Australia.\nREGIONALISM IN AUSTRALIA\n\nThe kitchen is a country in which there are always discoveries to be made.\u2014Grimod de La Reyni\u00e8re\n\nIF THE 1980S WAS the era of nouvelle cuisine, the 1990s is set to be the decade of regionalism. Raymond Sokolov, who in the 1970s recorded the 'fading feasts' of America, wryly observed a decade later that: 'People I had interviewed in the ultimate boondocks of the country in order to record the death of the regionalism they were still preserving turned up in food-page articles as purveyors of luxury \u00adspecialities to Manhattan and Los Angeles restaurants.'\n\nOne might cynically observe that near-saturation of the cookbook market demands increasing specialisation. Or, more charitably, take a broader view and point to a worldwide movement in the second half of the twentieth century for some degree of regional autonomy, from the Basques to the Bretons (linguistically), culminating in the disintegration of uneasy unions in eastern Europe. But in the world of food, the vogue for regionalism seems to me to be also a reaction to the internationalism of nouvelle cuisine, at the same time as being its direct extension.\n\nRegionalism goes hand-in-hand with tourism which, at the end of the twentieth century, has come to mean big money. Countries, states, regions, all want to attract tourists and their credit cards, and in a competitive arena each must be able to show that it has something special that other countries, states, regions do not have\u2014beaches or mountains, historic houses or fabulous shopping, exotic gardens or national parks. And something deliciously different by way of food and drink, since all tourists want to eat and, if possible, enhance their travel experiences through food, sampling barramundi and buffalo in Darwin, camel and kangaroo in Alice Springs. Thus the search for regional specialities and regional cuisines. Tourism, which at the beginning of this century happened upon and 'discovered' the hidden regional cuisines of France, is today, ironically, the driving force behind their development in Australia.\n\nRegional food and drink specialities are generally easier to identify and promote than regional cuisines. In France several different systems have been set up for this express purpose, one of which is the IGP\u2014Indication G\u00e9ographique Prot\u00e9g\u00e9e\u2014a kind of appellation effectively equivalent to that applied to wine. The fishing port of Collioure on the western Mediterranean coast, for example, has applied for recognition of its anchovies under this system. It's a guarantee of quality but also a vehicle for promoting the anchovies, thus ensuring the continuation of local industry and tradition. Similarly, Castelnaudary has applied for IGP recognition of the appellation 'cassoulet de Castelnaudary'. For years a large sign outside the town has proclaimed Castelnaudary 'world capital of cassoulet', a hearty dish of white beans, fresh pork, pork sausage and duck confit cooked in an earthenware cassole. Local producers and vendors of cassoulet are now seeking its official authentication, fearful of seeing a deeply rooted local tradition become dispersed and deformed through the proliferation of supermarket cuisine.\n\nCertainly, the IGP certification can give selected products a competitive edge in the marketplace, but at the same time it ensures quality, encourages the continuance of local skills and traditions and promotes a sense of regional identity. These are also the motivating forces behind the series of guides sponsored by the National Council of Culinary Arts in France, collectively known as the Inventory of the Culinary Heritage of France (L'inventaire du patrimoine culinaire de la France). Each book contains a catalogue of regional products (foods and beverages, both raw ingredients and manufactured products) that meet the pre-defined criteria, a selection of regional recipes, both \u00adtraditional and 're-invented' by celebrated chefs of that region, together with a comprehensive bibliography and a contact list of names of producer organisations and associated professional groups. In calling attention to the gastronomic riches of the regions these books are as much for locals as for tourists.\n\nSeals of authenticity are destined to become more and more prevalent throughout Europe as local and regional specialities are detailed, catalogued and systematised. The French, who are probably the most vigorous in such activities, have a long history of classifying and certifying, beginning with the classification of Bordeaux wines in 1855. The gastronomic guides to the various regions of France have inspired the extension of the cataloguing scheme to cover the whole of Europe, under the banner of the Euroterroirs Project. It will eventually produce a database of about 4,000 European regional food specialities such as the Denby Dale Pie, an enormous celebratory beef-and-potato pie baked approximately every 25 years in the village of Denby Dale, West Yorkshire, England. The information collected will be published as a comprehensive encyclopaedia, together with smaller volumes for each country. The project does not merely represent information for information's sake; it may also generate naming schemes (appellations) and promote tourism and rural development. The IGP certification seems to go further in that it's not simply an assurance of quality but also a kind of rallying banner for regional patriots.\n\nAustralia has not (yet) produced inventories or catalogues or \u00adcertifying schemes for foods, but there is increasing recognition of regional specialities\u2014Young cherries and Bowen mangoes, King Island beef and Kangaroo Island sheep milk cheeses, Queensland mud crabs and South Australian King George whiting, Tasmanian leatherwood honey and Riverland dried fruit. Oysters are increasingly identified as to their place of origin and Mudgee wines have their own appellation. And now that 'Australian' cuisine has achieved some kind of status, the quest for distinctive regional characters has engaged attention. But is it now, and will it ever be, possible to speak of regional cuisines in Australia? Or will we have to be content with showcasing the bounty of a particular area and inviting ingenious chefs to create one-off dishes from these ingredients, as if to demonstrate a potential regionality? Can regional cuisines be invented by compiling an inventory of local resources and announcing a recipe competition? Should a regional cuisine reflect the practices and preferences of the inhabitants, so that it develops from the ground up, as it were\u2014or can it be imposed by 'experts'?\n\nYears ago, when people in Australia were far more reliant on local produce, you could find regional specialities based on ingredients proper to the region. Most of them are probably now extinct. In Australia today, when the typical dinner is laconically described as 'meat-and-veg', what people eat anywhere in the continent more \u00adfrequently reflects what is available on supermarket shelves\u2014which might mean cheese from another state, fish fingers from New Zealand and canned fruit from anywhere in the world. At the same time, paradoxically, the different regions are producing an exciting diversity of quality foods\u2014specialised cheeses and smallgoods, farmed freshwater crustaceans, unusual varieties of fruits and vegetables.\n\nIngredients alone cannot make a cuisine, nor does a cuisine spring spontaneously from the ingredients. Whatever authentic food traditions exist in Australia may have had their roots in particular ingredients, whether indigenous or naturalised, but from the kangaroo steamer to the quandong pie to the pumpkin scone they also needed the mediation of culture. None of these specialities was particularly 'regional'\u2014in the early days, the kangaroo steamer was eaten in both the colonies of New South Wales and Van Diemen's Land. Quandong pie probably originated in the period of pastoral expansion and was presumably made wherever and whenever quandongs were found. Pumpkin scones were born of a surplus of pumpkins, often the only vegetable that could be grown in the outback. But these are isolated examples, and can hardly be said to constitute a cuisine.\n\nA regional cuisine is usually epitomised by a collection of recognised dishes that depend on certain locally available ingredi\u00adents and illustrate certain flavour combinations and cooking and preparation methods characteristic of, if not particular to, the region. These dishes might appear daily, or seasonally, or for particular festivities. Often they rely on local produce, but this is not a necessary pre-condition\u2014think of all the regional specialities around the Mediterranean based on imported salt cod. Often they belong to the repertoire of the domestic cook, but they might also be restaurant specialities or \u00adproducts of the butcher or pastrycook. They are recognised and claimed by the people of the region.\n\nIn Australia there have been attempts to coax some semblance of regional cuisine into existence through imaginative combinations of local ingredients. About ten years ago a recipe competition to promote the use of local (regional) ingredients in the McLaren Vale wine area in South Australia was won by a recipe for 'Cinnamon-and-tea-smoked duck breast with pickled black olives, almonds and blackberry glaze'. Admittedly, the purpose of this contest was not to encourage the development of a regional cuisine, nor to enhance awareness of this possibility. It was simply a recipe competition\u2014like the ones that used to be run by flour or margarine manufacturers\u2014in quest of a dish displaying originality in the use of local ingredients. Yet the winning recipe was presented for tasting at the local Bushing Festival some months later, almost as if it were, or could be, an example of the local cuisine. Its fate was to be forgotten.\n\nIn Aragon the Lanzon was immediately accepted as part of the region's cuisine because it represented the people's desire to express themselves as Aragonese. Similarly, experience in Canada has shown that trying to artificially create or resuscitate regional cuisines succeeds best when there's already some awareness of regional identity, some cultural cohesion.\n\nIn an endeavour to promote regional cuisines in Quebec, a state with almost twice as much colonial history behind it as Australia, the province was divided into a number of geographic divisions, and in each one church groups and other community organisations were asked to collect their favourite recipes as the basis for an inventory of local ingredients and local dishes. After much grading, correlating and organising, a selection of more than 30,000 recipes was assembled to be tested in the kitchens of the Institut de Tourisme et d'Hotellerie du Qu\u00e9bec. The best of these were referred back to local regional committees for their deliberation. Those approved were returned to the Institut for re-testing, and for standard quantities to be established.\n\nEventually, a book was published: Cuisine du Qu\u00e9bec, a collection of 600-odd recipes said to typify the regional cuisines of the province. However, because the 'regions' were constructed more-or-less according to administrative divisions and did not necessarily correspond to any cultural reality, many Quebec residents believe the whole bureaucratic exercise to have been futile. The only real regional cuisines, they contend, are to be found around Quebec city, which has remained more stolidly French, and in multicultural Montreal, which welcomed a stream of immigrants over a century ago. Further, they point out that the most commonly eaten dish throughout the whole province is of Italo-American derivation, spaghetti with a meat-and-tomato sauce. (What they could also point out is that it is a \u00adtypically Qu\u00e9becois meat-and-tomato sauce, seasoned with the spices that characterise much of the cooking of Quebec and, incidentally, the same ones that were common in France several hundred years ago: cloves, cinnamon and allspice.)\n\nAustralian regions are not well defined, culturally, but if there's a case for the promotion of regional cuisines in Australia, the Barossa Valley must be one of the first to be nominated. Of all the potential 'regions' of Australia, it has perhaps the greatest claim to individuality. Gastronomically it is largely self-sufficient. Alongside the vast vineyards of the large wine companies are the mixed holdings of small farmers. In the towns butchers and bakers continue to practise the old crafts of smoking, sausage-making and yeast cookery. The Barossa has a biennial vintage festival, an annual Gourmet Weekend, and an annual music festival. There's a sense of regional identity in the closely linked triangle of towns and, since a significant proportion of the \u00adpopulation is directly or indirectly dependent on the wine industry, a degree of cultural and economic unity.\n\nFurther, the Barossa has a long-standing reputation for fine food, a quality often associated with a recognised regional cuisine. Mention to a Frenchman that you're going to, say, Burgundy, and he'll smack his lips, rub his hands together and assure you, with patriotic emotion, 'Ah, oui, on mange bien en Bourgogne.' My second edition of The Barossa Cookery Book (first published 1917, and surely one of the first regional cookery books in Australia) is subtitled: Four Hundred Selected Recipes from a district celebrated throughout Australia for the excellence of its cookery (my emphasis!).\n\nAll this would seem to favour the existence of a Barossa regional cuisine. Certainly, the Barossa does have some genuinely traditional dishes, whether of German or Anglo-Saxon origin or a hybrid of the two. Local traditions\u2014such as dill pickles\u2014still exist in the home kitchen, along with the handed-down hand-written recipe books in a spidery script. Family customs have been retained in some households, even if their German origins have by now been forgotten. Some of the traditions belong to religious festivals, others are associated with everyday eating: dumplings, noodle soups, cream-and-vinegar dressing for salads of shredded lettuce (or sliced cucumber, or tomato and onion)\u2014a dressing that, incidentally, is an echo of the tradition of the Alsace region of north-eastern France, climatically and geographically not too far distant from the homeland of the first immigrant Silesian farm workers.\n\nBut in Australia the repository for the cuisine of a region is usually assumed to be its restaurants, where the homely products of the domestic family kitchen rarely appear. So what is represented as Barossa cuisine is more likely to be the deliberate creation of the \u00adrestaurant kitchen, the product of gastronomic rationalism. It uses local produce and ingredients, certainly, but seems designed more to harmonise with the region's Mediterranean climate than to reflect the cultural heritage of a large proportion of its population. While there is a certain logic to a resource-based regionality, it should also be recognised as an artifice. Cuisine, after all, is the product of ingredients and people, and however unfashionable or politically incorrect popular practices might be, they should not be ignored.\n\nRegionalism in Australia is not as deeply rooted, nor as well \u00adcultivated, as in Tuscany, for example, or in Normandy in France, but it could be encouraged and nurtured. Beginning with an awareness of the region's identity, its unique character\u2014gastronomic, historic, ethnic\u2014a regional cuisine can start to develop. It requires local ingredients, whether or not these are particular to the region, and it should respect the seasons as well as local customs and practices. It should be featured in the region's restaurants but be equally adaptable to domestic kitchens so that it can be proudly presented in the home. But most of all, perhaps, it needs patience and the realisation that a cuisine cannot be created overnight. If the cuisine is truly to represent the region it has to last longer than fashion.\nAN AUSTRALIAN BANQUET, 1984\n\nFor there is an aspect of cruelty in eating, nourishing one life at the expense of another.\n\nTHE SETTING: CARCLEW, a stately old Adelaide mansion, its massive, crude-cut stone facade illuminated by diffuse beams of light from sources below the lawns. Rosemary bushes guard the entrance and a gravel path leads to the front door, beyond which is the foyer and the long, high-ceilinged former ballroom, scene of the evening's banquet.\n\nThe players: forty-eight people from all over Australia (and one from England) who have attended the First Symposium of Australian Gastronomy, and who have, for two whole days, discussed, practised, argued and contemplated gastronomy: its past and present, its future in Australia.\n\nIt is deep night as we arrive; the blackness is pierced here and there by the brilliant white of floodlights. The house is sealed and \u00adcurtained. No noise escapes, there is no whisper of behind-the-scenes activity. Suddenly out of the darkness appears a white-faced Pierrot, leaping Nijinsky-like through the garden. He bows low, gestures to us to approach the main door, and dissolves again into the darkness.\n\nThe foyer is bright, animated, already crowded. Softly, intermittently, music wafts down from a quintet of Pierrots on the landing and evaporates into the atmosphere. More black-and-white-costumed Pierrots offer aperitifs of pale dry sherry or ruby-pink sparkling burgundy, more popular and more appropriate to the mood of the guests, as excited as children before a birthday party. The dinner is late, and this unprogrammed delay intensifies the anticipation and suspense. Then, unexpectedly, another Pierrot bounds on to the stairs, and the music and crowd hush as he announces: 'Cooks, food philosophers, nutritionists, passionate amateurs, dinner is served!'\n\nSingle file, we quietly enter the transformed room, now practically devoid of decor\u2014blank walls, dim and muted lighting. Within the frame of the room, and in the form of a long rectangle with one open side, are white-covered tables, interrupted at predetermined intervals by squares of black, the whole lavishly strewn with rose petals and roses of many colours. Nothing else on the tables, save the white napkin squares at each place\u2014no intimation that a banquet is to take place. But from the doorway, our eyes light on the first item of the menu, displayed on one of the black squares: Jellied Seascape.\n\nIt is so realistic that no one can be quite sure that it is meant to be eaten. We gaze at this large glass aquarium, murkily translucent, where seaweeds and sea creatures co-exist. On one wall a delicately delineated sea plant seems to move to its own mysterious rhythm, on another we notice the sinister suckers of an octopus groping toward the surface flotsam. We admire it all, in a detached and objective way, but our palates are wary of savouring nature undisguised.\n\nSeated, we whisper with our neighbours, marvelling at the \u00adoriginality of the seascape, theorising on the practical aspects of its creation, wondering what act will follow. From the ballroom alcove the musicians continue, their shrill flute-like sounds evocative of medieval instruments. We watch entranced as a sequence of mute Pierrots lay knives and forks, arrange glasses, pour wine: and we begin to realise that this evening we are captive, dependent on these \u00adpantomime \u00adcharacters for all our needs.\n\nAlong and across tables conversations continue until, abruptly, order is imposed by the soft beat of drums announcing the arrival of the dishes of the first service. Five of them\u2014the Jellied Seascape is already in place\u2014are paraded up and down between the two rows of diners, winning spontaneous applause and exciting appetites. The platters are set down on the black squares and some of us, unable to restrain our curiosity, leave our places to take a closer view\u2014of the steaming silver cauldron of consomm\u00e9, in which float tiny wonton; of the large silver salver bearing individual molds of lambs' brains, each enrobed in transparently thin slivers of zucchini and flanked by delicate slices of tongue. And there's another huge tray, unadorned save for the solid, glistening block of truffle-coated Goose Liverwurst, across which is nonchalantly arranged a pale and fleshy sausage of the same mixture.\n\nWe are offered servings from the dish nearest to hand, and for a while are oblivious to any sensation but that of the food on our palates. Delicious, seductively delicious: the meltingly soft textures of the brains and tongues, the gingery sweetness of their sauce, the rich decadence of the liverwurst. After a temporary disappearance, the Pierrots return to the inner rectangle to re-parade the dishes and, as in a game of musical chairs, set them down in new places. The Jellied Seascape is broached and ladled into bowls. Disappointingly, it is a \u00adtextureless, semi-solid mass studded with pieces of scallop, its flavour interesting but bland after the vigour of the preceding dishes.\n\nNow it is interval. Plates are cleared from tables, wines poured. Once more the musicians are heard, softly; they had been almost forgotten during the excitement of eating. Again, there is a muffled roll of drums. Chairs are hurriedly occupied and the parade of the second service begins. Carried aloft comes the platter of sliced roast suckling pig, crowned by the grinning head; then a large whole snapper, poached in rice wine. Two Pierrots invite us to peer into a brown-glazed lattice basket, woven from strands of bread dough. In it lie pieces of goose and venison. Another platter passes, bearing the Mount of Pigeons, crisp and dark-skinned, supporting each other like a pyramid of circus acrobats.\n\nWe applaud in admiration of these, and of the final platter, the magician's trick of quails cooked in bladders\u2014little balloons that hold juices and aroma captive. Less distanced now, the Pierrots are almost participating in our banquet. One Pierrot, inexpertly slitting open a bladder to remove a tiny bird, finds voice to comment. Others ask us, at the second tour of the dishes, whether we would like a piece of goose or venison, a serving of snapper. Finding them less formidable, we make so bold as to request a spoon of sauce, a slice of suckling pig.\n\nThe second interval is more animated, more relaxed. The order is fading; guests stand in groups to chat or form small, intimate circles of chairs. Voices become louder and looser, visions blur, gestures become more reckless. We help ourselves to more wine, while some of the Pierrots mingle with the guests. The cooks themselves, all too human in greasy T-shirts, make brief appearances and accept congratulations. Indeed, the banquet structure is so far eroded that dessert seems to arrive unheralded, and is borne in by a Pierrot assisted by an ordinary mortal. It is a guest who comes to the rescue as the red-and-white carnival cone of ice cream starts to slide off its base. On another tray is a rough-and-tumble pile of fresh raspberries, encircled by tall cigarettes-russes cones, while a large slab of glass supports the mirror-surfaced expanse of blackberry trifle. There is no formality with dessert; it is each to his own now. One of the guests locates the coffee machine and starts coffee, another opens and offers an ice cold Tokay.\n\nSlowly, the evening winds down. Addresses are exchanged, farewells kissed. The ballroom is in disorder, with chairs scattered, dishes piled up for washing, dessert leftovers here and there, an almost untouched plate of chocolates and nougat among unfinished cups of coffee. The performance over, cooks and Pierrots discard their roles and gather in a corner for their backstage party. Reluctantly, we go our separate ways, promising to meet tomorrow.\n\nThis was no ordinary banquet, its form dictated by protocol, but an original production designed to serve as a spectacular finale to a \u00adsymposium of gastronomy. The extravaganza of Phillip Searle and Cheong Liew was a response to the tag of 'upstart', this first Symposium of Australian Gastronomy in 1984 having adopted as its theme Gay Bilson's remark that this is 'an upstart culinary country', a land as devoid of culinary tradition as of water. This pessimistic theme was elaborated during the formal sessions: we have no \u00adgastronomic \u00adheritage, having severed the connection between agriculture and eating, and having failed, from the very beginning, to take advantage of the knowledge and experience of the indigenous population; we have no gastronomic quality, our fruits and vegetables being selected \u00adprimarily for their colour and durability; we have no tradition of \u00adgastronomic writing, because writing about food and eating is considered frivolous. To such negative attitudes, the banquet came as a positive and \u00adpractical response.\n\nFirst was the menu, bold and up-front. Not only was it in direct contrast to the abstract theorising of earlier papers and discussions, but it mischievously created discord. Each dish was described in simple, stark terms (Suckling Pig; A Basket of Goose and Venison), deliberate understatements that were at variance with the fashionable verbosity of nouvelle cuisine. Moreover, the mental images evoked by the menu descriptions were at odds with the reality of the dishes presented. No one could have conceived of 'Steamed Lambs' Brains' as individual domes under the palest, translucent green cover, nor 'Raspberry and Vanilla Icecream' as an outsize cone of alternate spirals of pink and white, nor 'Goose Liverwurst' as a massive, black block over which was draped a greyish, phallic sausage.\n\nAnd the dishes themselves were bold and assertive, a glorious celebration of food and eating in true Rabelaisian spirit. They evoked a medieval Carnival feast, the orgy of flesh-eating before the piously monotonous fish-and-legume days of Lent. At this banquet there was no lamb, beef or chicken, none of the everyday foods, but rather goose, venison, quail, pigeon, suckling pig\u2014exceptional, extravagant ingredients symbolising the rich and conspicuous consumption that \u00adcharacterises the feast. There were no vegetables, not even a salad, to interrupt the succession of flesh-based dishes. Continuing the medieval analogy was the platter of suckling pig surmounted by the whole head, mouth agape as if in mocking laughter, eyes heaven-fixed, which was reminiscent of the boar's head of medieval banquets, \u00adtraditionally borne in by a succession of domestics to a fanfare of trumpets. There was the Mount of Pigeons, waiting to be attacked and dismembered with sticky fingers, and the allegory of milky-white quail, untimely torn from the soft bladder-wombs, innocent to the tips of their pink-translucent claws.\n\nThen the clowns, not the tumbling, laughter-producing clowns of the circus, but shadowy and inscrutable Pierrots. The prototype Pierrot, created in the nineteenth century by the French actor Deburau, retained some of the idiosyncrasies of the old Commedia dell'Arte character, Harlequin\u2014such as his sense of mischief\u2014but Deburau's dominant characteristic was a speechless, almost faceless, sarcasm. His Pierrot could make fun of anything and everything without passion and without speech. At this banquet, the Pierrots acted as detached commentators. They were dissociated from the main action\u2014eating, drinking and talking\u2014but acted as inter\u00admediaries between the guests-as-performers and the guests-as-audience, facilitating these Janus-like roles. They reversed the customary master\u2013servant relationship and held power over the guests. Freed from \u00adconventional morality, they could express thoughts and feelings usually held in check. They frowned on abstinence and encouraged drinking; they showed disgust at the goose liverwurst sausage; they used their fingers for serving. They could display mockery rather than respect, scorn rather than envy, ridicule rather than reverence.\n\nThe clown, equally at home in the worlds of reality and of the imagination, symbolises the creative artist. These Pierrots emphasised that this banquet was no mere meal but a total artistic experience: la f\u00eate, la festa, the special-occasion feast that delights and stimulates all the senses. It was a spectacular event, a 'spectacle' in the French sense. The philosopher Rousseau, in his famous 'Lettre \u00e0 M. d'Alembert sur les Spectacles' offered his ideas for 'la f\u00eate': 'Donnez les spectateurs en spectacle,' he wrote: 'Rendez-les acteurs eux-m\u00eames; faites que chacun se voie et s'aime dans les autres, afin que tous en soient mieux unis.' (Put the spectators in the spectacle. Make them actors themselves; make each see himself and love himself in the others in order that all become one.)\n\nSeated around the outer periphery of the rectangle, we realised, in part, Rousseau's suggestion, and became aware that we were not only audience but performers. Looking up from eating, across the void to the table opposite, we saw our reflections in the act of eating. It was as if we were in the simultaneous positions of voyeur and actor, image and object, active and passive. We could see ourselves greedily attacking and passionately consuming the foods on our plates and, at the same time, as detached observers we could perceive our own cruelty.\n\nFor there is an aspect of cruelty in eating, nourishing one life at the expense of another. It is an aspect usually avoided\u2014the crudeness of a slab of blood-red meat is disguised by cooking it, camouflaging it with sauces and garnishes. At this banquet little attempt was made to hide the crudeness and cruelty. Few of the dishes were 'pretty', like colour illustrations in cookbooks and glossy magazines, nor were they the Japanese-influenced works of art of nouvelle cuisine. The sausage of goose liverwurst had an appearance of flesh-coloured, shiny plastic; the solid block of the same was encrusted with jagged pieces of truffle, like broken glass on prison walls. The large poached snapper, grey and lifeless, was arranged in swimming position, its teeth bared and vicious; the pyramid of pigeons resembled a funeral pyre. Such dishes defied consumption rather than invited it and yet, faithful gourmands that we were, we consumed them.\n\nNow, twelve years on, this banquet has achieved cult status. It marked, as did the inauguration of the series of Symposiums of Australian Gastronomy, a new phase of confidence in the gastronomic future of this country. It contributed enormously to the debate on Australian cuisine and Australia's culinary identity. It was an upstart banquet, a new and revitalised form reshaping past traditions. It forced us to think again about food and eating, about the relationships between production and consumption and about the place of \u00adgastronomy in the world order. And not least, it caused us to reflect on the art and craft of the cook and the double nature of the cook's chosen medium, for food not only satisfies material appetites but also expresses powerful and subtle ideas.\nMETAMORPHOSES OF THE BANQUET\n\nThe final service was followed by an impromptu dance by the cook and all his assistants, some carrying torches, others their pots and pans and bells.\n\nIN A LONG, UPSTAIRS gallery of the Mus\u00e9e Lorrain in Nancy, France, there is a series of five tapestries that once would have graced a lord's palace. Hung in the great hall where state receptions were held, the tapestries would have silently reproached any guest who enjoyed himself too much. They depict scenes from a northern French morality play written in the late fifteenth century, La Condamnation de Banquet. The first three show elegant young noblemen happily eating and drinking with their hosts, the personified D\u00eener (Dinner), Souper (Supper) and Banquet. Having dined and supped in the first two \u00adtapestries, the merry group of revellers\u2014rejoicing in such names as Gourmandise, Friandise, Bonne Compagnie (Good Company), Passe-Temps (Leisure)\u2014are led on, by Banquet, to a real banquet, where rich and sumptuous foods are arrayed on a long table for the guests to help themselves, without the intrusion of servants.\n\nUnbeknown to the guests, however, the double-crossing Banquet and Souper have plotted to have the guests attacked by a plague of \u00adpersonified maladies\u2014including Apoplexy, Pleurisy, Colic and Gout\u2014and only three guests survive. These three bring an indignant case before Dame Experience, who is aided by four doctors: Hippocrates, Galen, Avicenna and Averroes, names that would have been well known to medieval audiences. Souper and Banquet are arrested and tried, and both found guilty. Banquet is executed and Souper is ordered to keep a respectable distance from D\u00eener. The moral is clear.\n\nIn the fifteenth century the banquet was a new form of festivity. The word 'banquet' itself dates from that time, derived from the Italian banchetto, a long bench or table. This allegory indicates that it was seen by some as a corrupting influence, introducing undesirable values and practices at odds with those promoted by Church authorities. It seems to have begun as a specifically secular celebration, the 'feast' being more closely associated with religious celebrations, a special meal eaten on a feast day: the Sunday dinner and the meals commemorating Easter, Christmas and saints' days. The new banquet was not ritualised and observed no such regularity. It developed more as an individual celebration, often a demon\u00adstration of wealth and power in an example of conspicuous consumption. Lavish and large scale, it apparently diverged from other festive meals\u2014why else would a new word be necessary?\n\nThe banquet's origins are in early Renaissance Italy. As Italian artistic and culinary influence spread northwards in the fifteenth and sixteenth centuries, so did the banquet. The French term 'banquet' and Spanish 'banquete' were both borrowed from the Italian, and the French term was subsequently adopted by the English early in the \u00adsixteenth century. The diffusion of the banquet was helped by the installation of Italian artists, architects, sculptors (and even cooks) in French courts. In 1516 Fran\u00e7ois I invited Leonardo da Vinci to his ch\u00e2teau at Amboise, where the artist helped design costumes for \u00adspectacular outdoor f\u00eates in the palace grounds, high above the Loire.\n\nThe difference, in the beginning, was in the style and presentation. The various dishes, chosen for their visual impact, were set out on a long table, as depicted in the third tapestry and as a buffet would be arrayed today. In France it seems to have been a supplementary meal, offered late in the evening after the two standard meals of dinner, around midday, and supper in the early evening. Olivier de la Marche has described how the fad spread through northern France in the mid-fifteenth century, and how this novel form of feasting, at first relatively simple, developed into a much grander celebration, more ostentatious and costly, as each nobleman who offered a banquet tried to outdo the previous one. In England, the banquet was not so much a differentiated meal as an elaboration of what had previously been the final course of a formal dinner, the dessert. It was separate to the other courses of a dinner and even served in a different setting. According to historian Anne Wilson, the gentry often built special banqueting houses in their parks, or the guests would withdraw to another room of the mansion, an outside arbour or a summerhouse.\n\nThis development was several steps removed from Italian banquets which, by the early sixteenth century, had become spectacular events celebrating the arrival or departure of a prince (often associated with the dramatic ritual of a procession), or a marriage that united noble and\/or wealthy families. In his sixteenth-century manual of banquet-giving, Banchetti, Composizione di vivande et apparecchio generale (1549) Christoforo di Messisbugo describes, in unparalled detail, the management and staging of ceremonial banquets, starting with the setting of the tables with several tablecloths and ornamental figures of sugar or marzipan, and including instructions for the accompanying music and the dances to be performed during the meal. For example, at a dinner in 1529 for don Ercole, son of the duke of Ferrara, Messisbugo had craftsmen create a sugar model of Hercules and the lion, coloured and gilded, to decorate the table (and incidentally, symbolise strength and power). With the final course of 'confetti' (sugared spices) came more sugar models representing Venus, Cupid, Eve and other mythical figures. Messisbugo details the musical and vocal entertainments for each course, and the performance of the clowns later in the meal. At another dinner, this time in a garden setting, the table was graced by large sugar figures, all gilded and painted, representing Venus, Bacchus and Cupid.\n\nThe banquet was born in an era of culinary innovation, and it offered the cook opportunities to display skill, art and imagination. In Italy, by the mid-fifteenth century, the technique of clarifying jellies with egg whites had been mastered and the arts of marzipan and of sugar confectionery had been learnt from the Arabs. The emphasis on culinary ornamentation was a natural corollary. Sugar was still an expensive ingredient, loaded with prestige, and thus appropriate to any festivity. A French banquet menu of 1495 shows a reckless use of sugar in such dishes as 'chickens with sugar', 'quails with sugar', 'pigeons with sugar and vinegar'. In England, too, sugar featured strongly in banquet foods\u2014fruit tarts, marmalades, preserves, \u00admarzipan and jelly\u2014all accompanied by sweet wines, and all highly decorative. Gervase Markham, in his cookery book of 1615, The English Hus-wife, includes a separate chapter on 'Banqueting and made dishes with other conceits and secrets' where he gives recipes for these very dishes.\n\nSuperficially, Messisbugo's extravaganzas might be seen as repre\u00adsenting merely a refinement of earlier medieval practices. In noble and aristocratic circles, medieval feasts also featured music and dance in the 'entremets'\u2014literally, something that came between courses. These could have been as fantastic as a pastry castle with singers and musicians in each of its towers. At a splendiferous feast offered to Pope Clement VI at Avignon by Cardinal Hannibal Ceccano in the mid-fourteenth century, the nine courses were punctuated by several entremets, all products of the kitchen but, like margarine sculptures today, not necessarily made to be eaten. There was an enormous castle apparently constructed of deers, wild boars, hares and rabbits, all cooked but looking very much alive. Pheasants, peacocks and swans, again cooked but redressed in all their plumage, surrounded a fountain from which flowed three different kinds of wine. All these were paraded around the room to the accompaniment of music. The final service consisted of two 'trees', one said to be of silver, both laden with all kinds of fruits representing the pinnacle of the confectioner's art. The presentation of these 'trees' was followed by an impromptu dance by the cook and all his assistants, some carrying torches, others their pots and pans and bells.\n\nSuch between-course spectaculars were typically the product of the kitchen, elaborated under the charge of the head cook. Maistre Chiquart, cook to the Count of Savoy, gave 'recipes' for the preparation and construction of amazing decorative pieces in his cookery book of 1420. Other books included recipes for pies of the four-and-twenty blackbirds genre, explaining how to bake a pastry case with a lift-off lid (the secret was to fill the pastry case, before baking, with flour, \u00ademptying it out later through a purpose-built hole in the side).\n\nIn the banquet's evolution the culinary and theatrical elements became separated. The entremets as spectacle became almost purely theatrical\u2014music, mime, dance, and acrobatics\u2014leaving cooks free to devote all their skills to food and its visual display. Gervase Markham is quite explicit; 'banquetting stuff' may not be 'of general use, yet in their true times they are so needful for adornation'. As a total art form, the banquet probably reached its apogee in the seventeenth century, when Louis XIV entertained on a grandiose scale at Versailles, and when Inigo Jones designed the Banqueting House in Whitehall, with its Rubens ceilings depicting romanticised scenes from the life of James I.\n\nThen came the Revolution in France, and a new style of banquet: the banquet civique or public banquet, a communal meal intended to celebrate a famous anniversary or victory. Like the Renaissance banquet, public banquets were conceived on a vast scale and accompanied by music, dance and visual spectacle, but unlike the former they were not restricted to the nobility. One of the leaders of the Revolution, a few days after the taking of the Bastille, called for a national f\u00eate to mark the date of the uprising. 'Our revolution had no precedents, and we have no example to follow; we need a new form of celebration,' he wrote.\n\nI would like all the citizens of Paris to set up their tables outside, in front of their houses, and eat in the street. Rich would mix with poor, all the social classes would be united. The streets would be hung with carpets, garlanded with flowers; no one would be allowed to traverse the streets, either on horseback or in a carriage. From one end of the capital to the other we would be one immense family; there would be a million people at the one table; toasts would be drunk, to the peal of bells from all the churches, to the sound of a volley of canons and muskets, orchestrated simultaneously in all parts of the city; on that day, the nation will have its grand couvert.\n\nIn the Mus\u00e9e Carnavalet in Paris, you can see realistic depictions of these public banquets, painted by contemporary artists in na\u00efve style. They were quite popular in France in the eighteenth century, although they disappeared in the nineteenth during the Restoration. The gastronomic philosopher Brillat-Savarin seems to have been inspired by such events in the celebration he imagined for Gast\u00e9r\u00e9a's special day (September 21), which similarly included a mass, open-air feast followed by music and dancing. Like the Revolutionaries, he, too, was seeking a new form of festivity for a new society.\n\nThe public banquet, it was soon realised, could also be used for political purposes, and the French banquets r\u00e9formistes of the mid-nineteenth century ensured that propaganda replaced celebration, oratory replaced music. In nineteenth-century England, and also in Australia and America, the banquet developed as a formal and official state celebration ritualised with toasts and speeches. The Banquet Book, published in New York in 1902, is subtitled: 'A Classified Collection of Quotations Designed for General Reference, and also as an Aid in the Preparation of the Toast List, the After-Dinner Speech, and the Occasional Address; together with Suggestions concerning the Menu and certain other Details connected with the proper Ordering of the Banquet.' Curiously, the English-inspired menus of official Australian banquets, such as the 1888 banquet celebrating the first hundred years of colonisation and the 1897 Federal Convention banquet, once again make the desserts\u2014or, as they were usually described, the entremets\u2014the high point of the dinner.\n\nOfficial banquets, with their formal ceremony and state-ordained protocol, are as far from the extravagant Renaissance spectaculars as the ubiquitous 'banquets' offered in Chinese restaurants in Australia\u2014though the lovingly turned carrots and turnip chrysanthemums are an echo of Messisbugo's sugar Cupids. On the other hand, the public banquets celebrating Liberty, Egality and Fraternity in France have multitudinous offspring: the repas communaux organised in communes all over the country on July 14. Held in the open air, or under makeshift roofs, they are truly communal, open to everyone for a minimal cost, the whole village pitching in to help with setting up and cooking and serving. And since everyone in a village is more or less distantly related, they have the air of a family picnic, albeit the reunion of a vast extended family. Their long benches and trestle tables hark back to the original banquets, but the message of these modern \u00adcelebrations is a simple one of communion, the act of sharing.\nBASTILLE DAY AT CLARET AND ITS 'REPAS COMMUNAL'\n\nThose at table anxiously await the free aperitif\u2014a double slug of pastis in a paper cup, poured by the assistant to Monsieur le Maire whose offsider follows with a large garden watering can and tops up each cup.\n\n14 JULY: BASTILLE DAY, and the start of one of the three main holiday periods in France. In Paris there's a ritual parade along the Champs-Elys\u00e9es, extravagant fireworks and dancing in the street (le bal dans la rue, as celebrated by Edith Piaf) in practically every quartier. It is also the night of the annual firemen's balls, for which notices are plastered all over the city.\n\nIn the villages the celebrations have a character all of their own, often culminating in a repas communal, for which an open invitation is extended to everyone in the commune. This one belonged to Claret, an almost forgotten village in the Languedoc. The heart of the village is its square, in which an ancient fountain intermittently spouts fresh spring water. On one side is a simple Roman-style church and on the other the local mairie, centre of all information for and about the \u00advillagers. Nearby is a leisurely post office, a caf\u00e9-bar, a boulangerie and a couple of general store-\u00e9piceries. Narrow, dusty houses surround the square and line the narrow, pedestrian-only streets that radiate from it.\n\nSchools have broken up for the long summer holidays, but for the children this is a special holiday. They are out in the streets early, the boys in their Sunday-best clean shirts and ironed pants, the girls with ribbons in their hair and wearing long, little-girl dresses. The bakery and general stores open for a morning's hectic business, since the day merits a special dinner with Sunday treats of glazed pastries and fruit tarts and a tray of enormous peaches. The men, standing together in small groups in the square, are also in their Sunday best. The women, as usual, are busy in their kitchens. Just before midday a straggly procession of men makes its way to the Mairie, unearths a few drapeaux tricolores and a dusty wreath, and files off to the Monument aux Morts to get the official part of the day over and done with, before eating and playing.\n\nThe highlight of the day, and prelude to the evening's enter\u00adtainment, is to be a Concours de Boules, and in a progressive gesture the men have announced a bowls competition for women, too\u2014as long as there are at least four teams willing to play. Playing wherever there's clear space, level or not\u2014on the dirt under the plane trees, the gravel around the church, the bitumenised road outside the \u00e9picerie (where due care has been taken to cover the hole at the end of the open drain)\u2014the men and women draw a crowd, and children set up their own games alongside, using child-size bowls. By seven o'clock the women have finished their competition (won by Madame l'\u00e9pici\u00e8re, daughter of our landlady) and have returned home to change into something more appropriate to the evening's festivity. The children, somewhat grubbier, are livening up in anticipation.\n\nAn amateur band arrives and starts rehearsing. It's a local band, with an odd assembly of traditional instruments: a violin; a set of \u00adbagpipes, smaller and more peasantish than the Scottish ones; a high-pitched, almost oriental-sounding Proven\u00e7al fife; a flat, sitar-like stringed instrument; a set of bells on the legs of the man with the bagpipes; and a vielle, or hurdy-gurdy. The man with the vielle has continual problems with breaking strings and eventually gives up. The amplification system can't be made to work, either, so the group abandons the makeshift stage for a circle of chairs in the middle of the square. The youth of the village congregate and start dancing in the style they've learnt from television.\n\nMeanwhile, long trestle tables are being set up around three sides of the square and an enormous pile of sarments (dried vine prunings) is made ready for the match. Those in the know lay claim to particular seats; we find two places next to the local fisherman (whom we had sat next to at the inaugural meeting of the local branch of the Socialist Party, an event celebrated with unfortunately warm champagne) and a twinkle-eyed patriarch who gleefully tells us how he's managed to leave his wife at home. As they place their knives, forks and serviettes on the table we are reminded that this is a bring-your-own affair (it costs no more than the equivalent of six baguettes), and we dash back for implements.\n\nLike the bowls competition, now triumphantly concluded (the winners are still at the Caf\u00e9 des Sports), the repas communal is behind schedule. The manager of the Cave Coop\u00e9rative has taken over administration of the bonfire and quickly has it flaming high. His acolytes prepare an enormous grid on which the dinner will cook. Those at table anxiously await the free aperitif\u2014a double slug of pastis in a paper cup, poured by the assistant to Monsieur le Maire, whose offsider follows with a large garden watering can and tops up each cup. At last the first course arrives\u2014paper plates of ham, sausage, p\u00e2t\u00e9, olives and chunks of bread. Volunteers rake hot coals under the grids and throw on strings of fat pork sausages and hot, spicy North African merguez. Wives are called in to help, handing out more bread, handfuls of potato chips, jars of mustard. The handsome Cave Coop\u00e9rative man wheels around a barrowful of bottles of the local vintage, one bottle for every two participants, and the assistant to the Maire distributes the sausages and merguez equitably, one of each per person. Everyone eats and drinks.\n\nThe band does too, so the square is filled with the sounds of eating and wine-amplified voices. More wine is broached and passed around, and we listen, enthralled, to tales of the village and the fish that got away and, for the umpteenth time, of the wife who was left at home. As evening settles, foil-wrapped triangles of Vache-qui-rit cheese are offered, and large fresh peaches. However makeshift, this meal follows to the letter the standard French formula. Sensing the mood, the band starts up again with a simple, rhythmical chorus that attracts pairs of young girls and, eventually, the grown-ups, in a constantly breaking and re-forming procession that expands and contracts in segments like a giant earthworm. I find myself dancing with Monsieur Poste, lighter on his feet than I ever imagined him on his bicycle. Over there is the lady who sells the Midi-Libre from her front room, dreamily dancing with another woman (we discover, next morning, that Madame Midi-Libre has inexplicably disappeared).\n\nAt last, the children have had enough and, resting on a shoulder, fall into a dead sleep. The dancers diminish as parents head home with their offspring. Midnight comes, the band is tired, and tomorrow is a normal day. We stroll back to to the house we have rented for the month, exchanging goodnights with the holidaying Parisians as we pass and, languidly climbing the stairs, revel in the warmth of the evening and its company.\nA SURREALIST BANQUET, 1993\n\nAll art is a revolt against man's fate.\u2014Andr\u00e9 Malraux\n\nTHE SURREALIST ARTISTS of the 1930s took delight in paradox, in the \u00adjuxtaposition of the unexpected with the unconventional\u2014whether deliberately to shock and to challenge bourgeois sensibilities, or ingenuously to push back the boundaries of perception and representation. In like fashion, the banquet presented by Gay Bilson, Yanni Kyritsis and the team of Berowra Waters Out for the Seventh Symposium of Australian Gastronomy in Canberra in 1993 confronted diners with images demanding intellectual as well as \u00adphysiological digestion.\n\n'Confronted' and 'demanding'. I choose the words deliberately, for this banquet was not for the faint-hearted. It was not one of those easy-going dinners that invite gluttony but rather a 'spectacle', in the Rousseau-ist sense, and as much theatre as gastronomy. And if its intent was to reflect the spirit of the surrealist creations that hung in the gallery above us as we ate, then its interpretation must be sought at the deeper level of symbolic association.\n\nThis 1993 exhibition at the National Gallery offered, as an aperitif, two cases of Barry Humphries' dada art, including his Cakescape: squashed lamingtons and slices of jam roll which, unexpectedly, seemed more at home in a frame than on the tea table. The variations of texture and colour in his creations made them quite entrancing\u2014childish, innocuous and superficially appealing. Not so Gay Bilson's introduction to the banquet, which also made use of edible materials. Beneath the harsh glare of surgical lights, we were faced with a long narrow table draped with the stomachs of several large beasts, turned inside out to display surfaces of fine-textured honeycomb and warty protrusions, in colours of dirty beige, muddy brown and brindled black: the guts, in all their glory, as if to say, 'This is where the processes of transformation and incorporation take place; this is the beginning.'\n\nUnexpected? Undoubtedly; and for some, also obscene. But once the connection with animal insides is ignored, the visual effects can be appreciated: the contrast of textures, surfaces that invite a cautious caress, secret orifices. The result is fascination more than revulsion, a fascination that is not merely scientific but includes more than a hint of empathy. We, too, are mortal.\n\nThe spectre of mortality overlay this banquet. Not that we were constantly faced with a vision of intestines\u2014after the necessary time for seating all the guests, these were neatly rolled up in undertaker's plastic and removed to another place. The table was then set with the conventional implements: glass, knife-fork-spoon laid on a microscope slide, carafe of water. For this act, and for the rest of the evening, the waiters discarded their customary white shirts and, with them, their customary role. Bound with a bandage over the right shoulder and around the diaphragm, they became the walking wounded, the battle-scarred, those who have brushed with death and glimpsed the nether world.\n\nNo menus were provided to tell us what we should be eating or drinking. We were left with our senses. Surprisingly, the visual sense came to dominate, recognition leading to trust, and trust to tasting. Reliance on sight was such that some dishes were practically untouched\u2014as though the eyes had direct connections to the consciousness, which could easily be persuaded that what looked like bull's pizzles actually were...\n\nIn fact, the banquet began in a fairly conventional fashion with a dish most of us recognised: a nest of raw beef, in short strips, in which sat a raw egg yolk, topped with anchovy fillets, capers and finely chopped onion. We doused it with warmly golden olive oil, and crackled thin, crisp wafers of bread in accompaniment. The consomm\u00e9, ladled from tall white jugs, appeared equally orthodox\u2014until we discerned the gelatin-richness as it slipped from the ladle, and admired its intensity of flavour. With the consomm\u00e9 came a jumbled mass of marrow bones, some gilded with gold leaf. Their core could be spread over the slice of toasted brioche or added to the broth, making glistening circles of fat on its limpid surface.\n\nBy the time we received the next dish, crisply fried sheets of fish skin atop token shreds of vegetable, a pattern was emerging. We had eaten flesh, bones, marrow, skin\u2014what next? Almost inevitably, it was blood, in the form of a crisp-coated boudin or blood sausage\u2014a very rich and impeccably seasoned boudin, accompanied by pan-fried wedges of apple. The wine changed to sparkling burgundy for this course, though all the wines were red, even the blood-tinged kir royale which preceded the banquet (the waiters had been given orders not to serve the champagne solo, but only with the cassis). Why sparkling burgundy? Perhaps its bubbles were meant to invoke the oxygen-\u00adcarrying role of blood in the body. Or perhaps the element of cultural sophistication associated with bubbles in the booze was meant to accentuate the crudeness of consuming blood, the very essence of the body, and the paradox of offering this most primitive of foods as part of a formal banquet.\n\nThere was more to come: a dish of rare pigeon breast, served on caramel-sweet red cabbage, the whole surrounded by pinkish-brown cones (skewered hearts of duck and pigeon) that looked so like miniature pizzles. And a cheese course: a melting wedge of almost unnaturally fresh cheese, lightly seasoned with pesto, inside puff pastry of buttery ephemerality. I began to long for a salad, vegetables, anything to break the carnal sequence. Instead, we were given a blindfold.\n\nCertainly, the revelation deserved a blindfold; the element of surprise was all-important. But the blindfold also signified a turning point in the meal, as we moved to fruit and cereals, the domain of Demeter, goddess of fertility and mellow fruitfulness. It is Demeter's daughter and alter ego, Persephone, who, after an enforced sojourn in Hades, returns annually to earth for the sowing and harvest. We, too, were condemned to darkness before the re-awakening\u2014to find before us purple figs and black grapes, dark damson jelly and firm white cream, glazed yeast cakes topped with juicy grapes and, in the centre of the table, a bandage-swathed young girl, covered in figs and grapes.\n\nThis was no nubile Lolita leaping out of a chocolate heart. As she stiffly raised her head and shoulders from the table, I saw her as the Life that succeeds Death\u2014that same Death that had attracted the funerary tributes heaped about her. On the eternal roundabout, she was both Life and Death, transformed from the dead to the living by the offerings of fruit and bread. This banquet was a celebration of Life through Death, a reminder of our fate to be born, to die, to be recycled.\n\nWith coffee, too, came Life and Death, as if to affirm this natural sequence: Virgin's Breasts (moulded almond cakes with glazed nipples) and Dead Men's Bones (thin, crisp, pale brown biscuits). Eating these, we incorporated both future and past in our own present, absorbing them into our bodies which, metaphorically as well as physiologically, include these three dimensions.\n\nShocking as it was to some, Gay Bilson's banquet could not have been designed simply to jolt us out of complacency. Nor could it have been merely a joke on us, gluttons all to some extent, and greedy for the next and newest taste sensation. Its significance must lie elsewhere\u2014not only in surrealism, but also in the theme of the symposium, Nature and Culture.\n\nCulture is often seen as corrupting of innocent Nature, and cookery is an application of Culture. (This was the view of the cynic Diogenes, who shunned cooked food and, indeed, all forms of civili\u00adsation.) Physically, we were on the side of Culture\u2014inside an art gallery, separated by plate glass from the garden and gum trees outside. The foods we were served represented the basest of Nature\u2014viscera, bones, blood\u2014transformed by culinary artists in a demonstration of the triumph of Culture. And this transformation was \u00adnecessary; in their natural form, few of us could have stomached such ingre\u00addients. This banquet was an affirmation of the relevance of Culture to our lives.\n\nBut I saw it, too, as a form of sacrament, as much a sacrament as the supper of bread and wine. It contained all the elements of ancient worship and sacrifice to the Gods\u2014though we were not witness to the ascent of the aromatic smoke. Its carnality (emphasised by the serving of red wine only) spoke also of primal rituals.\n\nThis affinity with ancient religion underlined the transience of life and inexorability of Fate, and accentuated the theme of mortality that ran throughout the entire banquet. And, given that a banquet is a formalised and celebratory occasion for eating and drinking, this is perhaps the ultimate paradox.\nFOOD AND PERFORMANCE, FOOD IN PERFORMANCE\n\nCooking itself is performance, as all serious cooks know instinctively, and anyone knows who has watched, entranced, as the pizza cook tosses the dough, spreads and garnishes it as though he had the six arms of an Indian goddess.\n\nIT IS ENTIRELY APPROPRIATE, given theatre's somewhat louche origins in the singing, dancing, feasting and carrying-on in the name of Dionysus\u2014and remember, before being honoured with the wine portfolio, this rotund, grape-festooned character was merely in charge of harvests and fertility\u2014that food and cooking and eating should still have a role on the stage. Usually, it's as an accessory, as in a performance of David Williamson's play, Travelling North, where the spitting and sizzling of chops and sausages on a portable barbecue, and their utterly unambiguous aroma, greeted the audience returning after interval and told them, before their eyes had even glimpsed the set, that they were in a suburban Australian backyard.\n\nFood and performance should touch at many points. In the ancient festivals of Dionysus, where the visual spectacle of the procession served as a prelude to contests in comedy and tragedy, food and wine fuelled the exuberance of the participants in celebratory song and dance. These festivals themselves were civilised and politically-correct versions of older and more primitive food-centred rituals, where the god of vegetation and fertility was feted and flattered in the hope of ensuring the earth's abundance for another year.\n\nThe tradition of communal feasting has gone out of fashion in most modern western societies, where the emphasis is on the individual, but in trans-Caucasian Georgia\u2014where perhaps there's more respect for community solidarity\u2014it seems to have kept an important social and celebratory significance. As with most rituals, it is participatory, and music is as important an ingredient as food and wine. Its explicit purpose is to unite the guests around one table, no matter how long the table or how many corners it turns. At this endless table the guests eat, drink and sing in unison traditional table songs, polyphonic chants with origins almost as old as the vine and viti\u00adculture (which probably began in Georgia, too). There is unity of action, under the direction of the toastmaster who announces each toast, and \u00adspecific rules govern the feast, including penalties for those caught eating, drinking or singing at the wrong time. Particular toasts are associated with particular songs, and some must be proposed with a particular food\u2014the obligatory toast to the dead must be offered at the time of the meat course.\n\nThe Renaissance banquet may have taken inspiration from the Dionysian festivities, following a different evolutionary path to become a multi-media participatory spectacle based on, and expressed through, food. In sixteenth- and seventeenth-century Europe, the golden age of banqueting, these spectacles brought together the arts of the cook, the carver, the musician, the dancer, the performer\u2014and the eater. Guests at these events were expected to behave in accordance with a certain code; they, too, were acting their parts, following an internalised script.\n\nLike theatre, the banquet often had an ulterior motive beyond mere entertainment. It was used to encourage political solidarity, to impress and honour distinguished guests, to demonstrate wealth, power and status. For any of these purposes, the various arts could be called upon to reinforce the message. Sugar and marzipan sculptures, allegorically costumed dancers, mythology-based mimes: with the hindsight of several centuries such artistic creations appear quite \u00adblatantly didactic. If these elements were so effective in entertaining and informing the assemblage, why then was it was thought necessary to construct the spectacle around food?\n\nThe answer\u2014apart from the fact that these banquets represented the continuance of an ancient tradition\u2014is that it would have been impossible to achieve the same overall effect with a variety night: food is fundamental. Food is absorbed, literally incorporated; it enters via all the senses, taking its symbolic properties with it. Eating and drinking engender a feeling of well-being, both physical and spiritual. Finally, food has a social function; eating together is an expression of conviviality. Regardless of social differences (again, clearly expressed through food, its quality and quantity), banquet guests were united by being participants at the same feast. As participants, they influenced its direction and its unfolding, and were integrated into the performance. While the music, song and dance were complementary \u00adaccessories, without the food the event would have been but a shadow of itself.\n\nIn all rituals\u2014and whatever their purpose, rituals are staged events\u2014food and drink have major roles, whether destined for deities or human consumption, or both. Yet in the evolution of the Dionysian festival, drama took a divergent path to focus more on narrative and visual aesthetics, at the same time distancing itself from food and \u00adseparating performers from audience. As a result, the connections between food and theatre are today typically unacknowledged, and rarely exploited\u2014though perhaps this also has something to do with the fact that theatre, in the cultural hierarchy, enjoys a more exalted position than food.\n\nOn occasions theatre relies on social and cultural food associations to add layers of meaning to plot and character. I remember a performance by the Georgian Film Actors' Studio of Bacula's Pig, which described the head-on confrontations in a small, traditional Georgian community when a Russian official is sent to administer and enforce the (Russian) law. Seemingly defeated by the overwhelming rationality of the bureaucracy, the villagers, in a spirit of generosity and conciliation, invite the official to a Georgian feast honouring some local custom. As Act II opens, the table is set with jugs of wine\u2014but the official, arriving in his Russian fur hat and military greatcoat, initially asks for vodka, thereby betraying his 'otherness'. Gradually, having consumed the roast chicken, under the spell of the wine and infused by song, he loses his Russian character, and affirms his affinity with Georgia by calling for more wine, swapping coat and hat with one of the locals and joining in a rousing dance. Hardly subtle, in terms of symbolism, but forceful in effect.\n\nIn the same way the film Babette's Feast showed how a whole village, previously suspicious, hostile and divided, could be reunited around the table. Stiffly formal and almost mute at first, the guests sip cautiously of dishes that they have resolved not to eat but, such is the persuasive power of the food and wine, soon start to enjoy. They share dishes, clink glasses and, at the close of the meal, are once more a community of friends, generous, forgiving and understanding of one another. Using food to convey or enhance a message is apparently easier (and more law-abiding) in film than on the stage, for several recent films in recent years have given food a starring role\u2014The Cook, The Thief, His Wife and Her Lover and Like Water for Chocolate are notable examples.\n\nIn the traditional trilogy of performance arts, drama shares the stage with music and dance. In the newer offshoot simply described as 'performance', the three are often integrated and combined. Performance tends to be characterised by spontaneity and improvisation. It does not depend on stage, set and auditorium but can happen anywhere\u2014in the street, in the middle of a room\u2014with the result that the line between performers and audience blurs, and the audience might even be absorbed into the piece. Unlike theatre, where actors speak words written by someone else under the direction of another in a set designed by yet another member of the team, performance is usually the product of a single individual who devises, produces and performs the piece\u2014or of a collaborative group, which together does the same thing.\n\nThe performance genre rejects many of the formalised conventions of theatre and frequently has little interest in telling a story, \u00adpreferring to communicate ideas, experiences and emotions. The \u00adtraditional Georgian feast is itself a kind of performance. More than traditional theatre, performance has affinities with the ritual, a participatory event that necessarily involves the consumption and sharing of food and drink. Performance explores the possibilities associated with food which, because of its powerful symbolic associations and because it touches all the senses, is a persuasive messenger and finds in performance a felicitous medium. Given the personal and often autobiographical nature of performance pieces, the inclusion of food and drink seems a totally natural way of communication, enhancing the meaning and enriching the experience. Significantly, in most \u00adperformances the food is no mere pasteboard prop but solid, real and treated with proper respect.\n\nJust as food can be a means of heightening the theatrical experience, so borrowings from theatre heighten the eating experi\u00adence. Restaurateurs and caterers often conceive their events as performances, mindful of setting, props and lighting. Food writers and restaurant critics regularly borrow metaphors from theatre when describing dining experiences. Cooking itself is performance, as all serious cooks know instinctively, and anyone knows who has watched, entranced, as the pizza cook tosses the dough, spreads and garnishes it as though he had the six arms of an Indian goddess. We applaud the cook's performance as she deftly manoeuvres the pans over the flames, turning here and tossing there and swapping this one with that with all the skills of a juggler-cum-puppeteer; we admire the finesse of the ma\u00eetre d over the spirit burner of a silver service restaurant; and we appreciate the graceful movements of sugar-pulling, as the luminously opaque mass is stretched and twisted until it looks for all the world like a fleshier version of one of Giacometti's anguished figures.\n\nIncorporating aspects of food and cooking and eating into performance is relatively simple. Borrowing from theatre to enhance food and cooking and eating is similarly easy\u2014we even talk of 'staging' a banquet. But given the task of making a performance out of food and eating\u2014in other words, a meal\u2014where and how do you start? At a conference at the Cardiff-based Centre for Performance Research, Alicia Rios began by transforming the audience into participants whose role was to harvest lunch inside an imaginary greenhouse. First, we were to enter the greenhouse and walk between the benches that ran along the length of its make-believe walls, observing, wondering and reflecting. On exit, from the opposite end, we were to collect our tools\u2014a minia\u00adture wooden-handled rake, digging fork and trowel\u2014plus a plate, then repeat the progression through the greenhouse, this time harvesting our needs on the way. Some of the plants, we were directed, would need 'fertiliser'\u2014and to this end, brightly-coloured watering cans filled with olive oil dressings were left at strategic locations. In case the performers themselves needed fertilising, other, much larger, watering cans held wine.\n\nThey were real foods, natural foods, but in the illusory greenhouse they were also performers, acting their allotted roles. As Alicia explained, 'This is a game in which the product looks like the real thing without actually being it'. The spectacle of Nature imitating Nature produced a curious mental disorientation, like the play within the play, the image within the image. As in a real greenhouse, the 'plants' were arranged in families, and for the benefit of the botanically inept among us, large signs behind the pots indicated the groupings. First were the cacti: small black plastic containers in neat rows, each one growing a 'cactus'\u2014in reality, an assortment of pickled vegetables (onions, gherkins, olives, peppers) impaled on a toothpick. Next were 'fungi'\u2014mushrooms erupting from a rich brown compost (of coffee dregs); and 'salads', small whole lettuces. Beneath the label 'root \u00advegetables' were large pots containing whole potatoes and carrots, which had to be dug from their 'soil' of cooked brown rice (the same soil which sustained the cacti). Further on were 'aquatics', represented by pale clumps of celery, and 'bonsai', miniature green broccoli shrubs.\n\nThe plant kingdom ended abruptly with the Bouquet of Dried Flowers, the most arresting element of the set. It marked a change of direction for the second act: the natural was now represented by the artificial, the 'flowers' composed of the kinds of foods furthest removed from Nature, those garishly coloured snack foods typically described as 'junk'. In this context, however, their base associations vanished before their significance. Flowers they were called, flowers they resembled and, for all intents and purposes, flowers they were. The artificialising of Nature continued with pebbles, mushrooms, miniature snakes which might well have been pretending to be glow-worms, rosy-pink strawberries and lumps of coal, all products of the confectioner's art.\n\nAs we ate our lunch in the imaginary greenhouse, with birds chirping and warbling around us (or rather, symbolic birds, their songs only), and from time to time being 'sprayed' with a fine mist of orange-flower water, we were all unconsciously 'performing'\u2014under Alicia's direction\u2014'A Temperate Menu'. As we ate, we had cause to reflect on the chain of events that form the food cycle, and to question our preconceptions concerning the nature of the edible and non-edible. The very acts of harvesting food, preparing it and eating it had been turned into a performance in which there was no audience but only performers\u2014or rather, audience and performers were one and the same.\n\nFood in performance, food as performance: the synergetic potential of the combination is boundless.\nON GASTRONOMY\n\nIf you go to Byzantium, he advised, 'get a slice of sword-fish, the joint cut right from the tail'.\n\nLA GASTRONOMIE: la connaissance raisonn\u00e9e de tout ce qui a rapport \u00e0 l'homme en tant qu'il se nourrit.\n\nGASTRONOMY: the reasoned understanding of everything that \u00adconcerns us, insofar as we sustain ourselves.\u2014(Brillat-Savarin)\n\nBrillat-Savarin's words roll so glibly off the tongue that we feel absolved from pursuing a further, and personal, understanding. In his succinct definition he encompassed all the specific and multi\u00adfarious aspects of gastronomy which, at one time or another, are \u00adproposed. We need not bother to ask why gastronomy might be important, both to us as individuals and to society as a whole.\n\nAt a particular time of the year, when Duchess pears are fresh and ripe and juicy, I like to partner them with certain blue cheeses\u2014Gorgonzola in particular, but Australian Gippsland and Unity blue cheeses are also good. To eat the two together is one of my ritual delights. When the combination succeeds the effect is more than the simple sum of the two constituents. On the other hand, roquefort, also a blue-vein cheese, goes better with fresh walnuts. Why? And is it important to wonder why?\n\nThe debate around the dinner table was intense. For some, it was enough that the taste was right, that the combination was pleasurable, that a perfect harmony had been momentarily achieved. Others felt this attitude was akin to the typical 'I don't know much about art\/music\/theatre but I know what I like', and indicated a certain stolid conservatism. They maintained that sensory enjoyment can be enhanced by going beyond the tasting experience to include an intellectual component, a reflection on the reasons for a particular partnership or the history of a particular food. So diametrically opposed were the two sides that no agreement was possible.\n\nGastronomy, it seems to me, is at the confluence of the streams of sensuality and intellect. It implies the meeting of mind and body which is the ideal of many religions. Brillat-Savarin, for one, envisaged gastronomy as a kind of religion, a way of life. This aspect is epitomised in the phrase, 'la connaissance raisonn\u00e9e' the application of of logic and rationality to the immediacy of sensory images and impressions. Reason moderates the understanding gained through the senses, which themselves nuance intellectual knowledge. For 'connaissance' denotes more than mere erudition, book learning and cold hard facts; it incorporates intuition, warm, soft and sensuous understanding. It is no coincidence that Brillat-Savarin began his Gastronomical Meditations with two chapters on the senses in general and on the sense of taste in particular.\n\nWhile this might enlighten us, it still does not explain what gastronomy is. And debates persist as to whether gastronomy is a science (the reason part) or an art (the sensory part), or both simultaneously; whether it simply relates to the acts of eating and drinking, or whether it is a far-reaching discipline that encompasses everything into which food enters, from the structure of society to global food politics. Humbled and hesitant, we resist proposing or endorsing a definition of gastronomy, as if the subject were too vast and vague to be so circumscribed. By default we quote the stock phrase borrowed from Brillat-Savarin, explaining that gastronomy has to do with anything and everything that concerns us insofar as we sustain ourselves\u2014thus embracing all aspects of food and drink production, preparation, politics, commerce, trade, marketing, cooking and serving, together with meals and manners and a good many other related topics, all treated in a no-holds-barred fashion that ignores territorial boundaries. I'm not sure that Brillat-Savarin actually meant gastronomy to be quite so extensive, though he did note its pertinence to natural history, physics, chemistry, cookery, commerce and political economy.\n\nBrillat-Savarin's formal definition is somewhat at odds with common usage. When people talk of the gastronomy of Italy, or of China, we know immediately that they are referring to the foods and drinks of those countries, together with the eating and cooking and social traditions that go with them. The qualifier 'gastronomic' is also easily understood. There is no disputing an interpretation of gastronomic heritage as the ensemble of sites, structures and traditions associated with the producing and preparing (and consuming) of food and drink; of gastronomic tourism as tourism focused on eating and drinking; of a gastronomic world-view as a perspective on the world that gives pride of place to the centrality of food production and consumption. Gastronomic literature is understood as reflective writing on food, and eating, and drinking. Gastronomic history is similarly accepted as a particular approach to an understanding of past \u00adsocieties and civilisations through their eating and drinking traditions, codes and systems of values.\n\nThis last-mentioned is my particular passion: what people choose to eat or refuse to eat, and why\u2014from pig's blood and fish livers to cactus buds, stinging nettles, honeysuckle roots and anything else with edible potential. Through gastronomic history I begin to comprehend the interdependence of, and interrelationships between, cuisine and culture, agriculture and religion, the forces that shape and secure a society. I recognise the unbecoming isolationism of a good many food scientists, such as the biochemist of long standing who naively expressed his surprise, during a radio interview, that the Church could have an influence\u2014and such an influence!\u2014on diet and what people eat.\n\nGastronomy solves linguistic mysteries. At last I understand why zuppa inglese is so called, and how it fits into Italian culinary tradition. (It doesn't translate as English soup, as might be assumed. Zuppa originally meant bread soaked in wine, or other liquid\u2014like the French 'souppes', the English 'sops'. A fifteenth-century Italian recipe for 'Suppa dorata' calls for pieces of bread dipped in beaten egg, with sugar and rosewater, fried in butter and served sprinkled with more sugar\u2014something like French toast, as we call it, or pain perdu in France. So: zuppa inglese, with cake rather than bread, soaked in rum or wine, plus sweet custard, cr\u00e8me anglaise in French\u2014it all falls into place.)\n\nLet's go back to the fourth century BC, when Archestratus conceived gastronomy as the pleasure of taste pursued according to a gastronomic code or set of rules. According to third-century chronicler Athenaeus, Archestratus was 'impelled by love of pleasure, [and] diligently traversed all lands and seas in his desire... of testing carefully the delights of the belly'. Having achieved this, he faithfully recorded 'whatever and wherever there is anything best that is eatable or drinkable', and for his noble epic chose the title Gastronomia\u2014literally, rules for the stomach, or what is best to eat where, when and how\u2014anticipating by many centuries today's gastronomic tourist guides. If you go to Byzantium, he advised, 'get a slice of sword-fish, the joint cut right from the tail'. But the intention of Archestratus was less to \u00adregulate than to advise and counsel. He was wise enough to realise that rules and laws relate to actions, not objects, and his writings reflect his understanding that 'gastronomia' meant recommendations relating to the nourishing of the individual, to eating and enjoyment.\n\nNow let's skip to Renaissance Italy and the 'scheme for living' Platina outlined in his book De Honesta Voluptate et Valitudine\u2014literally, Of Honest Indulgence and Good Health\u2014which, incidentally, is credited as the first printed cookery book (dated approximately 1472). Many editions of Platina's book, translated into Italian, French, German, and possibly other European languages\u2014but not English\u2014circulated throughout Europe in the sixteenth and seventeenth \u00adcenturies, its popularity probably as much due to its philosophy as its recipes, almost all of which were lifted, albeit with acknowledgment, from a contemporary Italian manuscript). In fact, the adoption of Italian culinary modes and manners by the French court owes as much to this book as to Catherine de Medici and her army of Italian cooks.\n\nLike Archestratus, Platina gave advice on where, when and how best to eat particular foods as part of his 'scheme for living'. He explained:\n\nI have written about the nature of things, and of meats, of health and a scheme for living, which the Greeks call diet, adding instructions for curing the sick. For indeed this little work and institution is proper and necessary to every citizen, according to the authority and teachings of the philosophers; as in olden times he who in times of war saved a citizen's life deserved much civic recognition, so now in time of peace he who saves others by giving a plan for living well would seem to merit the same. They may hold up food to me, as to a gluttonous and greedy man, as to one who panders the instruments of incontinence and other encouragements for the intemperate. Would that they were used to moderation and economy, as is Platina...\n\nOr, as Brillat-Savarin wrote subsequently, 'a science which \u00adnourished men was at least as valuable as that which taught how to kill them'.\n\nThe motto for Platina's 'scheme for living' might well have been 'Enjoy in moderation', a message that even then probably fell on as many deaf ears as it does today. For several hundred years afterwards, 'schemes for living' revolved more around survival of the fittest, in a social sense. It was not until after the French Revolution\u2014when Australia was but a fledgling colony more intent on survival than on 'schemes for living'\u2014that gastronomy reappeared in France, under the patronage of, in the first instance, Grimod de La Reyni\u00e8re, and subsequently, Brillat-Savarin, both of whom insisted on the primacy of the pleasures of the table.\n\nGrimod de La Reyni\u00e8re is best remembered for his series of Almanach des Gourmands, which established him as the father of \u00adgastronomic journalism. Eight volumes were published between 1803 and 1812, with four separate editions of the first year. This first one was little more than a listing of produce, by month and by season, together with advice on how these ingredients could (should! dictated Grimod) be accommodated, and addresses of the best suppliers in Paris. The contemporary success and fame of the Almanachs was partly due to their content (they appealed to the nouveaux riches who needed to know where to shop-and-be-seen) but also rested on the style in which they were written\u2014witty, amusing, allusive and often sardonic, \u00adcomposed with an acid-tipped pen.\n\nGrimod romanticised markets, making them a temple of gourmandism instead of mere centres of exchange. Markets brought to Paris (and so, in his estimation, to Civilisation and Culture) the \u00adproducts of provincial Nature, and Grimod provided lyrical and greedily anticipatory descriptions of sleek cattle and gleaming fish, innocent lambs and barrels of golden butter, all offering themselves to the adoring palates of the city\u2014and ready to receive the reverent ministrations of the chef.\n\nAs Grimod de La Reyni\u00e8re might have envisaged it, gastronomy is the enjoyment of the very best in food and drink, an interpretation close to that of Archestratus but far removed from Brillat-Savarin's now classic definition. Curiously, Grimod's writings faded into near-obscurity while the work of Brillat-Savarin went through twenty \u00adeditions in the fifty years after his death (a few months after the book's publication) and is still in print. Though Grimod offered readers the necessary information\u2014where to shop, what to buy, how to prepare it\u2014he forgot the underlying philosophy, the 'scheme for living'. Brillat-Savarin spent years refining his philosophy, eventually condensing it into the twenty aphorisms prefacing the series of 'gastronomic meditations' which constitute the Physiology of Taste. These have since been effectively enshrined as the gastronomic canon\u2014maxims such as 'The Creator, who made man such that he must eat to live, incites him to live by means of appetite, and rewards him with pleasure'; 'Animals feed; man eats; only the man of intellect knows how to eat'; and 'To entertain a guest is to make yourself responsible for his happiness so long as he is beneath your roof'.\n\nIn the English-speaking world there was a similar upsurge of interest in gastronomy in the nineteenth century. In Australia it was a doctor, Philip Muskett, who proposed (and promoted) a 'scheme for living' for all those who made their home in the Antipodes, and \u00adentitled it The Art of Living in Australia (1893). Muskett's vision was bold and unmistakably gastronomic, and entailed no less than a complete reform of Australian eating habits\u2014or, as he viewed them, expatriate and inappropriate Anglo-Saxon eating habits. He argued that lifestyle should accord with climate, and that applied to dress, housing, and, most importantly, diet and eating habits. An English style of eating (and cooking) was incompatible with Australia, which, at least in the southern temperate regions with which he was familiar, basked in a Mediterranean climate. Almost a century before it became \u00adfashionable, Muskett advocated for Australians a Mediterranean diet and style of eating that incorporated more fruit and vegetables than people habitually ate\u2014and especially more salads\u2014together with more fish and seafood, and less meat. His reasons for moderating Australians' extraordinarily high meat consumption had little to do with health (though Muskett, along with other medicos of his day, believed an excess caused gout and other illnesses) and a lot to do with enjoyment\u2014the monotony of meat three times a day was hardly an incentive to mealtime pleasure.\n\nWhen Archestratus and, in his footsteps, Grimod de La Reyni\u00e8re, established the relation between gastronomy and excellence, it was inevitable that gastronomy should be associated only with fine dining, as most dictionary definitions would have us believe, rather than reflective eating. It was almost as inevitable that the term should be corrupted, in an upwardly mobile sort of way, such that a plate of bread and cheese is often seen as incompatible with gastronomy. At the same time, the motto 'Enjoy in moderation' has been hijacked by the liquor industry as its slogan. If today you question the proverbial man in the street, the likely answer is that gastronomy represents fancy food and drink\u2014especially when consumed at someone else's expense. This is wrong. If one had to find another shell for gas\u00adtronomy's kernel, it would be 'reflective eating'.\n\nBeneath the banner of gastronomy, eating implies the enjoyment of eating, the recognition of the balance between enjoyment and health. The key to life is a healthy appetite. 'Moi, j'ai toujours faim,' (I'm always hungry) confided Robert Courtine, venerable French food writer and critic, then around 70. A healthy appetite implies a healthy joie de vivre. Healthy, meaning balanced, in proportion, neither too much nor too little, acknowledging limits and recognising that more, in terms of quantity, does not necessarily correspond to more, in terms of pleasure. Unhealthy appetites express themselves in perversions\u2014as epitomised in the feast given by that uncouth upstart Trimalchio, in Petronius' Satyricon.\n\nHealthy appetites are rewarded with pleasure. Eating means pursuing and celebrating flavour. It involves an understanding of physical environments, what they can produce and when each product is at its best. But eating is a convivial activity, and solitary pleasures are rarely so pleasurable as those shared. Both 'reflective eating' and 'schemes for living' need words to express them. Gastronomy without language is as unimaginable as a celebration without champagne, a pub without beer. Their relationship is as intimate and natural as that between wine and food, the one presaging and prolonging the pleasures of the other. As wine is to food, so is language to gastronomy. Brillat-Savarin was hardly the first to remark that the pleasures of the table include the charm of conversation. Language is a means of anticipating, prolonging, repeating, intensifying the gastronomic experience\u2014and also an invitation to others to share it.\nWRITING ABOUT FOOD\n\nWhen there is no more cuisine in the world, there will be no more literature, no quick and sparkling wit, no friendly relationships; there will be no longer be any social unity.\u2014Antonin Car\u00eame\n\nWHY DO I WRITE ABOUT FOOD? Because I enjoy it\u2014food, and writing about it. Other people write about politics, or fishing, or education; I write about food and cooking and eating, about food in history and in society, about the meanings of food and how they enrich our everyday lives.\n\nWhat most people associate with food writing are the books and articles firmly focused on the material substance, foods eaten (as in restaurant reviews) and to be eaten (as in recipes). But food is such a vast subject that writing about food can take many forms, from \u00adscientific and technical articles about agriculture and food production through food-and-travel stories to recipes and cookbooks and menus. As Jean-Fran\u00e7ois Revel wrote, 'Every menu is an exercise in rhetoric'. Food writing can have\u2014and perhaps ought have\u2014an educational bent, aiming to increase the general understanding of all aspects of food and of different cultural traditions. It can raise the general level of public consciousness and at the same time acknowledge the efforts of individual producers and cooks. Above all, however, it should provide pleasurable reading.\n\nProducing pleasurable reading usually comes more easily to those who themselves find pleasure in food, cooking and eating. As they like to share their pot so they share their enthusiasm, believing that food writers also have the happy duty of encouraging people to enjoy what they eat and to eat for pleasure rather than profit\u2014profit in the form of protection against cancer, heart disease and potential allergies. Those who live in fear of these natural maladies are also, I suspect, those who never read food writing (statements of nutrient benefit on a packet of low-cholesterol mayonnaise are a class apart). Similarly, people who take pleasure in reading about food and enjoy food writing for its evocative, nostalgic, appetite-arousing appeal are also those who find honest delight in eating and drinking. In this latter group are good food writers\u2014such as Elizabeth David and her com\u00adpatriot Jane Grigson.\n\nElizabeth David saw the food writer as a counterpart to the theatre or music critic. As she wrote in An Omelette and a Glass of Wine (1984), 'If a food writer does not exercise his or her critical \u00adfaculties to a high degree and with a backing of informed experience, he or she is not doing his or her job'. Reacting against the 'idiotic \u00adconvention' of cookery articles, Elizabeth David wrote on subjects as unconventional as eccentric books, a delicatessen exhibition and what she called 'a particularly awful restaurant', in a style that was individual and forthright. She did not hesitate to exercise her critical \u00adfaculties, to praise or censure (describing a chicken and veal pie that even her cat would not eat), and her opinions were informed, discerning and balanced.\n\nWhat Elizabeth David was implying in her statement, I think, is that a food writer should have the ability to taste, interpret those tastes, assess them and report the results in such a way the whole experience can be understood (vicariously experienced, even) by readers. The purpose of a restaurant review is not solely to pass judgment on a particular restaurant, in the form of stars or chef's toques or marks out of twenty, but also to pass on, to the reading public, information about that restaurant. Like any other critical review, it should judge and evaluate but at the same time should report and provide illustration and description in such a way that the reader can sense what is being described and form an independent opinion. Invariably, the food writer's judgment is nuanced by personal taste, but it also reflects the general palate, which universally finds fault in a dish that is burnt when it should be lightly toasted, lukewarm when it should be hot, mushy when it should be crisp. Like the singer's missed note, these are obvious flaws.\n\nWhen the food writer silently asks: Are the raw materials good? Is the cooking good? Is the service satisfactory, the experience \u00adenjoyable? the answers cannot be anything other than subjective \u00adjudgments, but at the same time they bring into play previous experiences against which the present one is assessed. Somewhere I have a memory of the most delicious mango I have ever eaten (peeled, sliced and lightly chilled, in the restaurant of a Kuala Lumpur hotel), and likewise of the worst croissant I have ever had the misfortune to pay for, and whenever I eat a mango, or a croissant, I can compare and rate it against other mangoes, other croissants. My judgment is no less valid for being subjective; the accumulation of experiences provides a sound base. Just as writers on politics, fishing or education have the credentials to sustain their opinions and judgments, so the food writer typically has a reliable memory of foods eaten and evaluated.\n\nGood food writing, like all good writing, must engage and retain the reader's interest. But writing about food, about eating food, is \u00addifferent from writing about politics or education. Engaging the reader's attention means communicating sensual responses and impressions, which means that the food writer has to find apposite words to translate them. There are many problems fitting slippery words to ephemeral foods and wines\u2014and equally with the reverse operation, imagining foods and wines from the words written and spoken about them\u2014but, usually, words are the only means we have. The correspondence might not be exact\u2014going from foods to words to foods one never arrives back at the exact same starting point\u2014but it can come close. And the translation of experience to language need not be literal; indeed, it is probably more evocative if not. In his poem 'Correspondances', Baudelaire\u2014who in my imagination is forever parading his green lobster through the absinthe haze of Parisian caf\u00e9s\u2014envisaged a kind of harmony of the senses where 'les parfums, les couleurs et les sons se r\u00e9pondent' (perfumes, colours and sounds respond to one another), describing a fragrance as 'fresh as a young child, sweet as an oboe, green as a meadow'.\n\nThe wine writer faces the same task of communicating a taste experience by translating, via the intellect, the reactions of the senses. A phrase such as 'lean, classy, herbaceous with a hint of oak, well structured and elegant' gives you little idea of flavour, though it would reassure you of the wine's acceptability. If the wine were described as 'reminiscent of passionfruit and cats' piss' you probably wouldn't let it within cooee of your waiter's friend. The words 'smoky, gooseberry, passionfruit' almost let you see the wine and feel it splashing down your gullet. Or, if you can't taste it in your imagination, you might at least be inspired to want to taste it, which suggests that another purpose of talking about wine is to invite you to drink it, as writing about food invites you to eat. (In this respect an allusion to cats' piss is decidedly discouraging.)\n\nThe danger is that the descriptions, however concrete, can stray recklessly far from everyday experience and become ridiculously recherch\u00e9 with phrases such as 'like lime marmalade on freshly \u00adbuttered wholemeal toast'. To avoid such flights of fancy would probably mean the development of a standard glossary, a list of words, each paired to a sensual impression, which could be learnt through wine appreciation classes just as in the old days you learnt by rote your weekly French vocab. There are obvious benefits in such a system, but it takes the fun out of reflecting and seeking the right words.\n\nWines can be described by likening them to fruits and other familiar foods but our lexicons for food, in comparison, are woefully inadequate, as Christopher Driver pointed out in his book The British at Table, 1940\u20131980 (1983). He sees a partial explanation in the fact that wine is optional, complex and infinitely varied, while food is a necessity, and only occasionally is it necessary to draw attention to the finer points of discrimination. With its limited vocabulary, food writing can trivialise language, as in restaurant reviews where the same adjectives tend to appear over and over: creamy, \u00adsucculent, tender, flavoursome, appetising. And the same superlatives: splendid, ambrosial, sublime. As the English humorist Miles Kingston advised, tongue firmly in cheek, 'When out good food guiding you should keep an eager eye open for the five great qualities in cooking: crispness, freshness, fluffiness, lusciousness and exquisiteness. The five bad things to avoid are: blandness, dryness, tiredness, tinnedness and leftoverness. The greatest quality of all is crispness without, \u00admeltingness within.' Like the characters in Ionesco's play, The Bald Prima Donna, who, father and mother, son and daughter, aunt and uncle, grandfather and cousin, were all called Bobby Watson, food words can, if overused, become so devalued as to lose \u00adsignificance.\n\nLanguage probably serves us better when we are called upon to compare and discriminate rather than where we are required to translate sensual impressions in such a way that others can understand them. A French experiment recorded over 2000 different words employed by the 1368 members of tasting panels which evaluated 150 cheeses according to their appearance, taste and texture. Many of the words used had the same, or very similar, meanings\u2014genuine, authentic, typical, true. Certain qualities of the cheeses attracted \u00adclusters of words, such as supple, creamy, melting, smooth, soft and homogeneous to describe the unctuosity of one group of cheeses. When different people used the same adjectives to describe the taste of a cheese they were usually representing objective qualities\u2014\u00adammoniacal, buttery\u2014but for vague descriptions such as classic, rustic, tempting and refined there was no consistent pattern of use, suggesting that words such as these are almost meaningless for \u00adrepresenting the taste experience.\n\nChristopher Driver believes words and phrases can only be useful in food criticism if descriptive and evocative, as opposed to approving or disapproving, which means eschewing words like \u00ad'delicious', \u00ad'luscious', 'stunning' and any other adjectives which simply say 'Yum, I enjoyed it'. 'Evocative' is, I think, the key word; the description should evoke an image, whether visual or otherwise\u2014fish made into a poultice with the texture of an Irish bog, boeuf bourguignon with the texture of compressed string and the flavour of unploughed fields (to borrow two of Christopher Driver's examples). We might not know what unploughed fields taste like, but we can imagine (and the idea of unploughed fields is sufficiently imprecise\u2014unlike that of cats' piss\u2014to give rise to all sorts of associated images).\n\nThe naivety of children often allows them to make, more easily than artful adults, the imaginative, sensual-literalist leaps of language that magically and instantaneously transform a taste experience. Christopher Driver's four-year-old daughter reported that a salad of baby squid tasted of spiders; and my three-year-old son, waking up to a batch of cherry tartlets\u2014I had used pale pink cherries which, on cooking, had become fleshily translucent\u2014exclaimed with pleasure, 'Nipple tarts!' Baudelaire would, I'm sure, approve.\n\nIn instances such as this, when the food itself is firmly anchored in reality, and the ideas and images float around it in semi-detached balloons, a certain leeway is tolerated in the matching of words to tastes. When the words come first and the food is expected to match them, then lack of correspondence can be a problem. Some food descriptions are so far removed from the actuality they purport to describe as to be downright deceitful\u2014especially on airline menus, where what you are given bears little relation to what you thought you'd receive. That 'barramundi' could have been anything white and flaky, the 'smoked chicken' could be tanned tofu.\n\nThe French philosopher Henri Bergson recognised how lan-guage, preceding, can affect sensual perceptions. 'The influence of language on sensation goes deeper than is generally believed,' he wrote. 'Not only does language make us believe that the sensations we experience are invariable, but it sometimes deceives us with respect to a sensation. Thus, when I eat a dish reputed to be exquisite, its name, expanded by the reputation of that dish, comes between my sensation and my consciousness. I can persuade myself that the taste pleases me, whereas a slight effort of attention would prove the contrary to me.'\n\nWords can certainly influence the flavour of food\u2014or at least, how we perceive it. A slice of delicious rare roast beef might suddenly turn nauseating the moment its purchase from the boucherie chevaline (horse meat butcher) is revealed, and andouillettes (tripe sausages) might be enjoyed only so long as their intestinal origins are denied. Under the name of boeuf bourguignon the humble stew might be savoured with more finesse.\n\nYet words are the food writer's tools, and their usage entails a certain responsibility; they should not be written carelessly. The \u00adexercising of critical faculties also means finding the right words. It involves a double translation\u2014from taste buds to brain, from image to the language. In his book, Anatomy of Criticism (1957), Northrop Frye wrote that criticism exists because 'criticism can talk, and all the arts are dumb'. Writing about food is expressing the voice of food, and we, the food writers, are the mediators.\nTHE MEANING OF FOOD\n\nThere is a Vietnamese saying which roughly translates as 'A morsel of food is like a morsel of shame', for the offer of food can be as much an expression of contempt as of generosity.\u2014Annabel Doling\n\n'FOR WHAT IS FOOD?' queried Roland Barthes, immediately replying: 'It is not only a collection of products that can be used for \u00adstatistical or nutritional studies. It is also, and at the same time, a system of communication, a body of images, a protocol of usages, \u00adsituations, and behaviour.'\n\nTourists in Rome can go to St Peter's and make their confessions in any language\u2014including Esperanto, the so-called universal \u00adlan\u00adguage. Esperanto might hope to supply the words, but the universal medium of communication is food.\n\nWords are still important, but food\u2014in its widest sense, including drink\u2014provides the inspiration. Everyone has opinions, experiences, memories of food, and all are equally valid; food is the democratising influence par excellence. At a dinner in France that threatened to be as boring as a university lecture on logic\u2014the aperitif conver\u00adsation \u00adconsisted of an alphabetic recital of the various d\u00e9partements and the corresponding numbers on car registration plates\u2014I introduced the topic of food, based on what we were eating and about to eat. Eventually it animated the whole table, and I heard the wartime \u00adrecollections of a sprightly grandmother who, with sparkling eyes (accompanied by flashes of jealousy in those of her husband), told of the illicit chocolates she kept in a drawer with her illicit nylons, and how she rationed them\u2014and how the rats discovered her treasure before she had managed to consume it all.\n\nIn the Languedoc village of Nizas (population: 391; attractions: medieval ch\u00e2teau, now a winery), I was introduced to the wild \u00adasparagus that grew under the disused railway line, the wild capers that were pickled in late spring, and the wild leeks that sprang up amongst the vines and opened the opportunities for communication. 'You've never eaten poireaux sauvages?' asked one of the tribe of black-suited old men who would pass by our house on their morning rounds. 'Don't you have wild leeks in Australia?' Early one morning one of the old men (we never reached the intimacy of introductions, so had to bestow our own names; this one we called Poireau Sauvage) brought a bundle of wild leeks and told me how they should be prepared. There was only one way, and that was to trim them, boil them until tender, dress with oil and vinegar, and eat them lukewarm as a first course. I did as instructed, and next day offered him a taste. That exchange \u00adinitiated a kind of relationship. These village elders were fascinated by les \u00e9trangers, the foreigners, and came to learn as much about Australia as we did about Nizas. It was almost incomprehensible to them that there should be a country where wild leeks were not part of the landscape, where sheep looked after themselves without the constant care of a shepherd, where villages were 50 rather than five kilometres apart. We might as well have come from outer space as from the other side of the globe. Without that spark of a common interest in food, how much poorer would be my understanding of Nizas and its inhabitants!\n\nPeople who are interested in food, and who care about what and how they eat and drink, are generous with it, and generous by nature. Travelling in Normandy, near Mayenne, I was given a lift by a farmer who incidentally asked whether I had ever drunk the local speciality, bottle-fermented cider, cidre bouch\u00e9. To my negative, he wheeled round and stopped in front of a very ordinary-looking service station. 'She's never had cidre bouch\u00e9,' he offered, by way of explanation; so we sat down and drank a bottle. By then, it was nearly midi, so he invited me to lunch at the farm. But first, we had to make a detour to a certain \u00e9picerie to buy another Normandy speciality, camembert\u2014this particular one made by his mother-in-law. Dinner was roast leg of lamb with green beans, plus the cheeses, fruit and patisseries\u2014all leftovers, I was told, of a First Communion feast of the day before. And so I learnt about the ritual of the First Communion, on the first Sunday in May, and its family significance, and the associated traditions of eating and drinking. I learnt about camembert and Normandy cows, and the grass that grows overnight, and the symbiosis of cows and apple trees. And I learnt that people who enjoy eating and drinking and talking with honest gusto are rarely inhibited or hypocritical or cheerless.\n\nAll food carries a meaning, whether through symbolic associ\u00adations or through the way in which it is used to deliver a message. The ornamental sugar and marzipan sculptures of Renaissance banquets represented Love, or Peace, or the union of two powerful \u00adfamilies. Different dishes, often richer and more elaborate than our everyday fare, are offered to welcome and honour guests. Green salads with an abundance of fresh herbs announce spring, and a pot of steaming soup in the centre of the table signifies generosity, an invitation to share. A golden souffl\u00e9 can be an expression of love, an overdone chop a demonstration of disaffection. On learning that Matisse was staying to dinner, Gertrude Stein's cook, H\u00e9l\u00e8ne, who had taken a dislike to the artist, retorted: 'In that case I will not make an omelette but fry the eggs. It takes the same number of eggs and the same amount of butter but it shows less respect, and he will understand.' And of course, the refusal of food is the ultimate statement of distrust, rebellion or autonomy.\n\nSymbolic significance can be individual or universal, or both. For me, puftaloons (fried scones) say Queensland, because it was always my father who cooked them then saturated them in golden syrup, while telling us about his Queensland boyhood, which included puftaloons. Sea urchins I associate with the Mediterranean, because the first one I ever ate was on a beach near Palermo. These personal meanings are subsumed into a larger scheme in which meat is associated with masculinity, roast meats carry a higher prestige than boiled or stewed, and any sort of bubbly wine intimates a celebration.\n\nIt is because food is nuanced at different levels that banquets can make statements, taking advantage of the symbolic attributes of particular foods\u2014and the more complicated the message, the deeper the symbolism. Cookbook author Claudia Roden once described a wedding reception in Italy where an ornate, towering, multi-tiered wedding cake was wheeled into the salon for guests to admire and applaud\u2014while in the kitchen behind, another, more ordinary cake was being cut up and packed into special little take-home boxes. Here, symbolism was all\u2014the cake itself had been hired for the occasion, the pasticceria offering several models from which to choose. Similarly, the decorative pieces sculpted from ice or margarine\u2014perhaps in form of a coat of arms, or a state emblem\u2014are pure symbolism, having no edible function whatsoever. But artefacts such as these, however impressive, are only accessories; their message is limited. It is only when we take the food into our bodies and incorporate it, together with its values and meanings, that its meaning can be realised.\n\nGastronomy, said Brillat-Savarin, 'examines the effect of food on man's character, his imagination, his wit, his judgement, his courage, and his perceptions, whether he be awake or asleep, active or at rest.' He expressed the general idea more succinctly in the best-known of his aphorisms: Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es\u2014Tell me what you eat, I will tell you what you are.\n\nIt's trite, and a generalisation, but has validity. It's a maxim that can be applied at many levels. Most simply, it says that nationalities or regionalities can be differentiated on the basis of national or regional diet or food preferences: I like cheese and milk chocolate, therefore I am Swiss; he eat lots of barbecued beef, he is Argentinian. At a deeper level, eating habits are identified with national character. Indeed, some of the most clich\u00e9d images of a country are those which associate particular national characteristics with typical national foods. Australian apathy in the late nineteenth century was blamed on a monotonous diet of meat, bread and tea, as Francis Adams wrote in The Australians: A Social Sketch (1893).\n\nThe horrible condition of the coatings of stomachs perpetually drenched with tannin (speciously termed 'tea') doubtless counts for something in the action and reaction of body and climate, climate and body.\n\nAfter a good spell of drought, endured on a diet of mutton, bread, jam, and stewed Bohea, one's indifference to life becomes all but complete.\n\nThere is nothing wild or hysterical about it.\n\nIt is merely a profound and passionless heedlessness of danger and death.\n\nPerhaps perceptions depended on the diet of the writer, for Marcus Clarke, writing at about the same time, saw a meat-centred diet producing slightly different characteristics in Australians. Meat-eaters, he said, are 'rash, gloomy, given to violences'. In one of his essays he even ventured a portrait of 'The Future Australian Race', based on the Australian appetite for meat:\n\nThe custom of meat-eating will square the jaw and render the hair coarse but plentiful. The Australasian will be a square-headed, masterful man, with full temples, plenty of beard, a keen eye, a stern and yet sensual mouth. His teeth will be bad, and his lungs good. He will suffer from liver disease, and become prematurely bald; average duration of life in the unmarried, fifty-nine; in the married, sixty-five and a decimal.\n\nThe conclusion of all this is, therefore, that in another hundred years the average Australasian will be a tall coarse, strong-jawed, greedy, pushing, talented man, excelling in swimming and horsemanship. His religion will be a form of Presbyterianism; his national policy a Democracy tempered by the rate of exchange. His wife will be a thin, narrow woman, very fond of dress and idleness, caring little for her children, but without sufficient brain power to sin with zest. In five hundred years\u2014unless recruited from foreign nations\u2014the breed will be wholly extinct; but in that five hundred years it will have changed the face of nature, and swallowed up all our contemporary civilisation.\n\nBelief in the power of food to influence personality has waxed and waned. In the years immediately after the first world war, meat-eating was often linked to aggression and violence. The determining influence of food on character was a strong tenet of the Italian Futurist movement, spearheaded by Marinetti. In the Manifesto of Futurist Cuisine of 1930, Marinetti declared:\n\nThough we recognise that in the past, men who have eaten badly or crudely have still been able to achieve great things, we proclaim this truth: one thinks one dreams one acts according to what one has drunk and what one has eaten.\n\nMarinetti's passion was directed against pasta, which for centuries has been associated with Italians. In his view, pasta produced 'lassitude, pessimism, and a tendency to inactivity, nostalgia and \u00adneutralism', which conflicted with 'the mental vivacity and passionate, generous, intuitive soul of the Neapolitans'. Calling pasta 'an absurd Italian gastronomic religion', Marinetti campaigned for its abolition.\n\nIf there have been heroic fighters, inspired artists, orators capable of moving crowds, brilliant lawyers, determined farmers, it is in spite of the voluminous dishes of daily pasta. And it is because of eating it that they become sceptical, ironic and sentimental\u2014characteristics which often constrain their enthusiasm.\n\nThe English writer Norman Douglas, who lived in Italy for many years, contributed an outsider's view. In Old Calabria (1915) he named envy as the Italians' most conspicuous native vice and attributed it to their meagre breakfast.\n\nOut of envy they pine away and die; out of envy they kill one another. To produce a more placid race, to dilute envious thoughts and the acts to which they lead, is at bottom a question of nutrition. One would like to know for how much black brooding and for how many revengeful deeds that morning thimbleful of black coffee is responsible.\n\nHowever reasonable Brillat-Savarin's saying appears, perhaps it would be wrong to take it too literally. It seems so natural that 'you are what you eat', in a figurative sense, that it is tempting to let the matter rest at the level of popular culture and folk wisdom, in the assumption that the relationship is one of simultaneity rather than one of causality. You can believe in its validity without pursuing the reasons why. Perhaps it works best as a literary device, allowing novelists to portray characters through what and how they eat and cook. Readers will recognise 'Mrs Jones' when they learn that she buys tinned peas and carrots, margarine and mincemeat, uses instant coffee and prepares it in a microwave. Mrs Williams can be nothing else but 'plump and jolly' after you read, in Marion Halligan's short story 'The Marble\n\nAngel', that 'she cooked big roast dinners and steak-and-kidney puddings and light-as-air sponge cakes with strawberry jam and cream'.\n\nIt is tempting to leave it there, yet epidemiological studies show that butchers father more sons than daughters, a result interpreted as the result of a greater consumption of meat, and hence a greater supply of testosterone. Research indicates that different diets produce different body smells, that fragrances can modify mood, and that \u00adpheromones (present in certain wines and certain foods, such as \u00adtruffles) can influence patterns of behaviour. So perhaps Norman Douglas and Francis Adams were hinting at a deeper reality when they associated caffeine and tannin with envy and pessimism\u2014and perhaps Brillat-Savarin was exceptionally perceptive, not to say \u00adprophetic, when he invited our dietary confessions.\n\nIt all goes to show that food is far more than 'a collection of \u00adproducts that can be used for statistical or nutritional studies'. As our medium of expression as well as a way of reading others, it is undoubtedly a universal language.\nFLAVOUR FIRST\n\nThe luscious, super-close, larger-than-life size photographs in recipe books say 'Admire me, eat me with your eyes,' not 'Cook me and offer me to your friends.'\n\nSOME YEARS AGO JEREMY RIFKIN, author of Beyond Beef: The Rise and Fall of the Cattle Culture (1992), ran a campaign to encourage Americans to reduce their beef consumption by half. He argued that regions in South America were being devastated to satisfy the American\u2014and world\u2014appetite for hamburgers and steaks. And for the same reason, a high proportion of the world's grain production was undergoing a secondary transformation before making its appearance as lean beef.\n\nRifkin had no quarrel with environmentally friendly, agriculturally sustainable beef, pure as innocence and natural as honesty (which\u2014by and large, for better or worse\u2014Australia eats). Nevertheless, his campaign has global relevance here: if we all eat less, any domestic surplus can be exported to America, which then won't compromise third world peasants, who then can (whether they want to or not) return to traditional subsistence, and the world will stay as we like it.\n\nI would be happy to reduce my beef consumption by 50 per cent\u2014indeed, I probably have already done so\u2014but my motives are gastronomic, and I'd like the quid pro quo assurance of an improvement in quality. And by quality I refer principally to flavour. I'd be satisfied with half as much steak if it announced itself on the palate with a flavour that could be remembered. Tenderness to me is secondary, which is exactly the contrary of the way the values are seen to stand in society at large. Flavour-wise, and unless it's been aged by caring butchers, most steak is drab. Sure, it has maximal protein, minimal fat, just as the doctors ordered\u2014and for them, flavour is not usually a priority.\n\nIncreasingly, it's the doctors' orders that dictate the way our foods are. We all know that animal products, sensitive souls that they are, have been feeling unloved and unappreciated since the discovery of cholesterol. So when the National Research Council of America was asked to look at new technologies and processes that could improve 'the nutritional attributes of animal products' (in other words, reduce fat and cholesterol contents), it had the Board on Agriculture come up with a few ideas. No probs, said the Board; we'll fix it, easy. And it \u00adoutlined its solutions in a report entitled Designing Foods: Animal Product Options in the Marketplace (1988).\n\nThe easiest fix is making sure the animal grows proportionately more protein and less fat. To do this, you control what the animal eats, and how much, and when, and at the same time you make sure that what does get eaten is preferentially transformed into protein by means of anabolic (hormone) implants, from birth to judgment day. (Anabolic estrogenic implants are described as 'effective repartitioning agents that modify growth by shifting nutrients from fat to protein accretion'. These implants, also known as hormone growth \u00adpromotants, are licensed for use in cattle in Australia but are rarely used, principally because Australian beef is predominantly pasture-fed but also because European regulations prohibit the entry of meat from animals which have been treated with such implants.)\n\nFixing chickens so that they don't come with flabs of fat is also easy, said the Board. First, choose your genetically programmed chickens; next, feed the them the right feed\u2014and don't forget to add the feather meal for the last couple of weeks.\n\nNow, manipulating the animals like so many cogs in a machine is bad enough, but there's something nauseating and cannibalistic about feeding the poor birds with the remnants of their forbears. In the industry it's called\u2014with a hint of irony?\u2014'recycling'; and in intensive animal production, there's an awful lot of recycling, including feeding mashed up and pelleted sheep heads to English cattle. If that's what producers have to do in order to offer us what we are told we should be eating, I'd rather wiggle my toes in the sand for pipis.\n\nWhy is it that we, as consumers, should be so patronised, told what's good for us? Why, at the same time, are our foods manipulated to bring them closer to someone else's vision of what we ought be eating? 'Designing' foods\u2014which has nothing to do with artful interpretations on large white plates nor with allegorical cornucopia\u2014sounds chillingly brave-new-worldish. Its purpose likewise: to make it easier for us to do the right thing, mould us into acquiescence, take away temptations. Control us, straitjacket us, remove our choices\u2014just as happens to the computer-managed animals.\n\nI like to think that my life is what I make of it, and that I'm happy to accept the quota of years that is my due. Immortality, or even a couple more years, is not my goal. I don't want other people making decisions for me about what I should eat, and how I should live. Those remain my choice, and I have my own preferences and priorities and reasons for them.\n\nSo I find it easy to refuse lukewarm, nutritionally programmed beef and lacklustre chicken, however virtuous they are claimed to be, and live on lamb and fish (they haven't done anything to these, yet). I'd be happy to reduce my beef consumption by half if the beef I ate could be more flavoursome and more beefily individual, even if I had to pay twice as much for it. Being non-designed, non-industrialised, it probably would cost more, but doesn't proper beef deserve luxury status? Remember, chicken was a luxury before the efficiency of the broiler industry reduced it to mediocrity. Eat less and enjoy it more\u2014surely this is a cheaper, easier and potentially more popular solution than all the technology the National Research Council can come up with. Preferring flavour is at least as valid a justification for cutting beef consumption by half as the ruin of rainforests and the plight of the peasants in South America.\n\nSuch developments that pass for progress in the food industry have led a friend of mine to develop his theory of the convenience trade-off: whatever you gain in convenience you lose in quality and flavour. Whether packet hollandaise or instant polenta, dehydrated potato flakes or pre-grated parmesan or individual chicken breasts (yes, all that water used in processing washes away any flavour the poor bird may have originally had), time is sacrificed for flavour. He sees his theory epitomised in the fast-food industry, hamburger chains in particular. Not that he has anything against hamburgers; indeed, Robert Carrier's Beefburgers, included among his Great Dishes of the World and made with good-quality minced beef enriched with beef marrow, are perfectly respectable and properly delicious.\n\nWhat upsets him more is that most consumers aren't even aware of the trade-off. Amazingly few people seem to care, or even realise, that eating could be better, more enjoyable, and those of us who do begin to question our own judgment. Is it really worth the time and effort, the dirt under the fingernails, for a month of authentically vine-ripened tomatoes? We all make compromises somewhere; I don't have hens to eat the weeds and vegetable scraps and supply me with beautiful fresh eggs though I know full well that genuinely fresh, free-range eggs are a superior product. But when people aren't even aware that there's an alternative to the weekly or fortnightly supermarket safari, that food is more than substances to keep us alive, then I start to have reservations about the future of the human race\u2014as Marinetti questioned the future of Italy, in his opinion dragged low by the sheer mass of its habitual pasta.\n\nEven though Australian foods are cheap by English and European standards, this cheapness is seen as not merely good fortune but also a virtue, and for food producers and retailers the raison d'\u00eatre of their enterprise. Cheapness, convenience, standardisation: these are the qualities agribusiness thrives on and supermarkets trade on. Economies of scale and mechanisation are their buzz words. Foods become simply commodities to be bought and sold, transformed and transported in boxes with bar codes on the side. But as with convenience, cheapness and standardisation have their trade-offs in terms of flavour.\n\nIn Australia, agriculture is, and always has been, dominated by economics and get-rich-quick bonanzas; dollars and cents are the measure of its being. Agricultural policy\u2014so far as there is one, and so far as I am aware\u2014says nothing whatsoever about feeding and clothing the people of Australia, but an awful lot about exporting and developing new overseas markets for the purpose of making money. Other countries export an agricultural surplus; here exporting is \u00adagriculture's prime justification.\n\nThe story of Australian agriculture over nearly 200 years is one of making money by selling produce overseas. Without the English market the wool industry would never have got off the ground. Mutton was a by-product\u2014merely 'the soil on which wool is grown', wrote Godfrey Charles Mundy in 1862. At the turn of the century the expan\u00adsion of the dairy industry was a direct consequence of the development of refrigerated transport, which made it possible to sell butter and cheese to England; ditto the creation of the fat lamb industry. So the dairy industry made English-style butter and English-style cheeses; the fat lamb industry produced meat in accordance with English standards. For years, meat for export was quality-graded but meat for local consumption was not. (It's ironic that, not so long ago, one division of the CSIRO was researching ways and means of getting more fat into beef destined for the Japanese market, while another division was championing the-leaner-the-better!) Today's careful nurturing of the clean, green image of Australian produce is not primarily for the benefit of Australians but for consumers in overseas markets.\n\nAs cities expand, what used to be poultry farms, orchards, dairy farms and market gardens become merely real estate opportunities, and the resources that once produced food now yield profit only in terms of hard cash. The links between foods and their origins are being destroyed. So far removed are we from the primary source of our foods that we are conditioned to eat images, oblivious to the aroma, flavour or texture of the real thing.The luscious, super-close, larger-than-life size photographs in recipe books say 'Admire me, eat me with your eyes,' not 'Cook me and offer me to your friends.' In the mornings, only half awake, senses numbed, we crunch the picture on the packet of breakfast cereal at the same time as we use the words to crank our sluggish brains.\n\nOur souls can respond to demonstrations of permaculture \u00adparadises, wastelands transformed into lush, fecund gardens where we have only to stretch an arm to touch perfection in the form of an odoriferous mango or, even more rare, the tasty tomato\u2014but how many of us attempt to realise such a vision? Thus the consequence\u2014a diversion of the senses, resort to memory. Memories are a wonderful resource, and better than MSG for adding flavour. Most adults can tell nostalgia-inspired stories about voluptuous crimson peaches, fresh from the tree, and creamy milk, straight from the cow. We're sophisticated enough to recognise that memories are as deceitful as a lover, but also astute enough to realise that today something is missing. More often than not, that something is flavour.\n\nIf small nations such as Norway and England can justify (and make succeed) policies for a greater measure of food self-sufficiency, then so should we, in Australia, in relation to regional areas. We should be making every effort to preserve or re-establish systems of agriculture that contribute directly to a region's food supply, identity and culture. In particular, we should encourage those systems which allow direct contact between producer and consumer. A measure of local self-sufficiency should encourage the realisation that buying food\u2014'provisioning'\u2014is not just a matter of the greatest quantity for the least cost, and that flavour, freshness and authenticity are also part of the equation. Individuals can transform backyards, but the real challenge is to transform public values, to reduce our alienation from the sources of our foods so that we begin to eat, once again, real foods instead of images.\nVEGS AND MEAT\n\nGiven the magazine's suggestions of what to eat in place of meat\u2014lentils in white sauce, walnut roast (basically walnuts, breadcrumbs and rice), and curried nutmeat (tinned)\u2014this lapse of interest is hardly surprising. Indeed, for most of vegetarianism's existence in Australia, its recipes have represented a triumph of reason over pleasure.\n\nTO START, LET ME SET DOWN my credentials. I am not a vegetarian. I respect vegetarian beliefs while not necessarily sharing them. To vegetarian\u00adism in theory and to vegetarians in general I am sympathetic. I'm very fond of vegetables, but I also like meat\u2014and fish, and poultry, and game. I'm fond of animals, too, and I'm not convinced that by blackballing them I'd be doing myself, and the world in general, a favour. While I balk at eating dog, I guess I've managed to abstract myself from natural shudders as rabbits are clobbered inside sugar bags and sheep have their throats and then their bellies slit while hanging ignominiously by two shanks. I still eat and enjoy my roast free-range chicken and lamb fillets with quinces.\n\nThe gastronomic philosophy pronounced by Brillat-Savarin would seem to espouse eating anything that is potentially edible. 'The Creator, who made man such that he must eat to live, incites him to eat by means of appetite, and rewards him with pleasure.' Nowhere does this suggest that the domain of our taste preferences should be bounded by a dingo-proof fence, nor that to refuse the potential pleasure of eating pork sausages or roast lamb is morally strengthening. I don't subscribe to the belief that all other species are at the mercy of man, but I recognise that eating is essential to survival. Like novelist Italo Calvino's Mr Palomar, I share in the 'man-beef symbiosis [which] has, over the centuries, achieved an equilibrium... and has guaranteed the flourishing of what is called human civilisation'. I\u21e3understand Mr Palomar's mood as he stands in line in the butcher's shop:\n\nat once of restrained joy and of fear, desire and respect, egotistic concern and universal compassion, the mood that perhaps others express in fear... Though he recognises in the strung-up carcase of the beef the person of a disemboweled brother, and in the slash of the loin chop the wound that mutilates his own flesh, he knows that he is a carnivore, conditioned by his alimentary background to perceive in a butcher's shop the premise of gustatory happiness, to imagine, observing these reddish slices, the stripes that the flame will leave on the grilled steaks and the pleasure of the tooth in severing the browned fibre.\n\nTo be vegetarian is an individual choice. We all draw the line somewhere, marking off edible from inedible. For some it might only be insects\u2014larvae, grasshoppers, cicadas\u2014that fall below the line; others admit above it only vegetable products: fruits and vegetables, grains and seeds. To be able to choose how one eats is a luxury not available to those impelled by hunger or with barely enough to survive, nor to those captive of religious convictions and obliged to conform to the edicts of their faith. And today when vegetarianism is consciously chosen, it is usually for one or more of four simple motives: ethical, environmental, health or economic.\n\nAt one period during our stay in France we feasted on a near-vegetarian diet\u2014for economic reasons. A few minor glitches had interfered with the expected automatic transfer of funds and we were obliged to shrink our spending. I'd been reasonably frugal (except when it came to cheese) but for a few weeks there I had to be super-thrifty, and decided that the most expendable component of the budget was meat. It was fortuitous that soon after we moved into the first floor of Madame's house in Provence, near Carpentras, I had stocked the pantry with wine, oil, rice, pasta, chick peas, lentils and beans\u2014the small white beans the French call haricots de Soissons. Madame's spring garden provided us with broad beans, there was fennel growing by the sides of the roads and wild leeks in the vineyards (though I decided against using these, since the vines had just been sprayed with copper sulphate).\n\nOn the other side of the village I could buy fresh eggs, from real, dirt-scratching hens, and at the Carpentras market vegetables were almost absurdly cheap, especially the small tomatoes newly in season. The charcutier's p\u00e2t\u00e9 was relatively inexpensive, so it was still bread and p\u00e2t\u00e9 for lunch. On these rations we ate extraordinarily well, and some of the necessary inventions have remained amongst my favourite dishes\u2014such as a ratatouille-like mixture minus the aubergines (which weren't quite in season at that time), in which I make an indentation with the back of a large spoon and drop in an egg to softly poach. We ate risotto, and pasta with tomatoes; we ate lentils in salad and with rice, in the Lebanese manner; we ate bouillabaisse d'\u00e9pinards, using the roadside fennel; fresh broad beans with tomato sauce; and lots of bread. Our diet was virtually meatless and wonderfully diverse.\n\nIn similar financial circumstances about six months later I developed a new respect for potatoes, of which there was then a glut following the shortage and consequent high prices of the previous season. For a bag of 50 kilos I paid five francs, around one dollar. Not being Irish, I was obliged to be inventive, to produce as much magic as possible out of this brown sack in a wheelbarrow in the darkest part of the cellar, where the potatoes duly sprouted hairs and whiskers and did all they could to awaken my latent horror of red-backs and funnel-webs. I worked as much magic as I could with fifty cents worth of salted or smoked belly pork from the local charcuterie, or with chestnuts and brussels sprouts (the local vegetable\u2014by this time we were in the north of France). I used them in thick, creamy soups with watercress which, unlike me, loved that damp, dank climate; in a crusty gratin, with the best comt\u00e9 cheese; and in Spanish omelettes, using farm-fresh eggs (delivered to the charcuterie every Tuesday and Friday). By Easter, when the sun occasionally showed itself and the monthly deliveries of heating oil could cease, we had demolished about two-thirds of the 50 kilos. One night we guiltily unloaded the remaining potatoes into a vacant ditch, where they became food for the hedgehogs.\n\nVegetarianism is, to say the least, topical. Health propaganda presents vegetables and fruits as far more important components of the diet than red-blooded meat, subtly demoting the latter to also-ran. Indeed, vegetarianism has almost attained gastronomic respectability; most restaurants naturally include vegetarian selections on their menus and some vegetarian restaurants achieve top-ranking status. This restores a balance that for too long has been over-weighted by meat\u2014though there are good reasons why special-occasion restaurants should highlight meat, while at the local pasta palace meat dishes are exceptional. But to over-correct, to tilt it too far in that direction\u2014by labelling meat 'unhealthy', for example\u2014is to display an equally inappropriate chauvinism.\n\nFood arouses passions, and what we choose to eat or not eat often represents passionately held personal ideologies. This tends to preclude any objectively reasoned debate. And issues become clouded when the argument takes place within a black-and-white frame that permits no shades. In the typical dichotomy the choice is between 'no meat' (or any other animal foods) and 'meat', as if these were the only possible choices available to us\u2014when in fact most humans are omnivores. It depends on how far back down the evolutionary ladder you want to go, but there is clear evidence that chimpanzees, the species most closely related to primitive man, enjoyed animal snacks (insects, rodents and small mammals) and even preferred them to their basic diet of fruits, nuts, leaves and other plant products. According to anthropologist Richard Leakey, significant meat-eating was one of the characteristics that differentiated early Homo from his \u00adpredecessors.\n\nThe evolutionary argument holds that vegetarianism is somehow more 'natural', based on the belief that primitive man was essentially vegetarian. But our cave-dwelling ancestors also enjoyed their taste of meat. In his history of vegetarianism, The Heretic's Feast (1993) Colin Spencer reports that 'hunting provided only a relatively small proportion of a tribe's food' (the proportion, he implies, being around 20 per cent). Perhaps 20 per cent is only a small proportion, but the proportion of animal foods in average Australian diets today is hardly different. According to the 1983 dietary survey in Australia, meat, meat products and fish accounted for 17 per cent of the total mass of foods (excluding tea, coffee, milk and other drinks) consumed by the average female, and 22 per cent for males. In terms of their contribution to the energy value of the diet (excluding energy contributed by alcoholic and non-alcoholic beverages), animal foods were far less important than the foods from the vegetable kingdom\u2014cereals, fruits and \u00advegetables, nuts and seeds\u2014which together supplied nearly half the energy, compared with only 21 per cent from meats. (Most of the remainder came from milk and milk products, eggs, fats, sugar, snack foods and confectionery.)\n\nEmotional appeals based on the assumed 'naturalness' of a \u00advegetarian lifestyle are somewhat irrelevant today. Current debate on vegetarianism must start with the fact that, almost always, it is a conscious choice\u2014a luxury that early hominids might not have enjoyed. Or rather, it is a conscious choice in the secular societies of the western world, and of the English-speaking world in particular, where food choices are markers of individuality and where vegetarianism is not part of a common background culture as it is in India, for example, nor of a dominant religion. When it is adopted as a deliberate choice, \u00advegetarianism (or the rejection of meat) is usually justified by arguments that are sane, logical, credible and persuasive. I'm not convinced, however, that a total rejection of meat and other animal products is necessarily the only solution.\n\nFood choices are an outward expression of the beliefs and values that shape an individual's lifestyle. Vegetarianism is thus a natural complement to a belief in the rights of animals or in the importance of preserving the environment. These are honourable concerns. But while abstinence from meat by motivated individuals might mean fewer animals slaughtered and less environmental destruction, the rights of animals (to enjoy living) might be better served by a more humane treatment during their life and at the abattoirs. Surely intensive animal production which treats animals as mechanical feed converters\u2014battery chicken is one example\u2014is less humane, less respectful of the animals, than allowing sheep and cattle to graze and grow fat on natural pastures. Yet would-be vegetarians tend to give up red meat before white.\n\nAs for preservation of the environment, in Australia kangaroos are an alternative to cloven-hoofed destroyers of native grassland. Arguments about the relative economics of meat and grain production are inappropriate and misdirected. While it might make sense in America to argue that one acre under wheat, or soybeans, or some other vegetable crop, would feed more people than that same acre devoted to meat production, here most of our meat is produced under conditions where crop farming is simply not an alternative. This is not to deny the environmental 'cost' of grazing\u2014and overgrazing; but it is sheer obstinacy to ignore that otherwise unusable natural pastures can be converted into food for human consumption by animals, native or not. In parts of outback Australia prescribed stocking rates\u2014two head of cattle per square kilometre, for example\u2014are calculated within the limits of sustainability.\n\nGrain production can be even more environmentally disastrous than raising of livestock. Each kilogram of bread we consume costs seven kilograms of irreplaceable soil, according to Tim Flannery in his book, The Future Eaters (1994). Further, grazing animals on pasture is probably less wasteful of non-replaceable energy sources; pasture beef production takes 30 calories of energy to yield 50 food calories while intensive grain production takes 40 calories of energy and intensive horticulture (northern hemisphere glasshouses) requires 5000 energy calories for 50 food calories.\n\nEconomic arguments for vegetarianism hold good when meat is a comparative luxury\u2014which is not always the case in Australia where the less reputable portions (such as liver) might cost less than the broccoli that accompanies them. Health arguments carry more weight, though the concept of ranking diets in terms of 'healthiness' is about as relevant as a search for the most effective slimming diet. As far as I know, all the studies to date have compared groups of vegetarians with matched groups of people eating average amounts of meat, and there has been no research comparing the health benefits of a totally vegetarian diet with one that includes small amounts of meat and animal foods\u2014red meats two or three times a month, say, as advocated in the Harvard model of the Mediterranean diet. There are entire communities living almost meatless lives\u2014on isolated Greek islands, for example\u2014whose citizens easily achieve the three-score-plus-ten despite a healthy intake of nicotine. Their diet, however, is determined more than it is chosen, and I'm not sure that longevity per se is a \u00admeritorious goal.\n\nIndividual objections to eating meat can be justified by aesthetic repulsion\u2014the sight of blood, the idea of eating flesh (which can carry intimations of cannibalism or of eating one's own mother). There are people, too, who honestly prefer the taste of vegetables and in refusing meat are simply following natural inclinations\u2014though it's just possible that these preferences are culturally and ideologically influenced. Fifty years ago, there were some whose 'natural inclinations' were for people of the same sex, but whose inclinations were not expressed because they were culturally unacceptable. Today they are, because it is\u2014and vegetarianism could be a similar story. A preference for \u00advegetables might also be motivated by the images associated with them, one of the most potent of which, in this New Age, has been 'health', in whatever shape and form it is conceived.\n\nFrom my non-vegetarian perspective I see the other side to the pro-vegetarian arguments. There are reason and valid evidence on both sides, and even the sanest Solomon would have difficulty granting one side more 'right' than the other. Believing is what matters. What and how one eats depends on individual convictions, and no amount of persuasion from the opposing side will change this. People have consciously chosen vegetarianism at least since the sixth century BC when the Pythagoreans, renouncing meat because it was linked to the sacrificial slaughter of animals to the Gods, reverted to the more primitive wild plants that, in some earlier era, might have been 'the food of the Gods'. Paradoxically, they also avoided the highly nutritious broad bean since the broad bean plant, having a hollow stem, was assumed to be directly linked to the Underworld. What the plant took from there was directly passed to the bean, so that eating a broad bean was tantamount to eating a soul, or cannibalism. (Others have since argued that renouncing broad beans was a way of avoiding potential illness, since a small proportion of Mediterranean peoples have a genetic abnormality that interferes with their ability to digest broad beans.)\n\nHistorically, the forces of vegetarianism have waxed and waned. The word itself is not much more than a century old\u2014previously, people who refused meat called themselves fruitarians. The movement was relatively strong, especially in Anglo and predomi\u00adnantly Protestant countries, in the second half of the nineteenth century, and the New South Wales Vegetarian Society was established in 1891. It seems to have faded around the 1920s, until another burst of interest saw the Australian Vegetarian Society formed in 1948. This enthusiasm again seems to have been ephemeral, since the Society's journal apparently ceased publication in the 1950s. Given the magazine's suggestions of what to eat in place of meat\u2014lentils in white sauce, walnut roast (basically walnuts, breadcrumbs and rice), and curried nutmeat (tinned)\u2014this lapse of interest is hardly surprising. Indeed, for most of vegetarianism's existence in Australia, its recipes have represented a triumph of reason over pleasure.\n\nIn its early heyday, vegetarianism was touted as being more healthy and more humane\u2014just as it is today. However, more fire seemed to be reserved for the argument that meat had a stimulating effect and was therefore to be avoided\u2014as though it were a magic mushroom that could make decent citizens lose all control. 'Flesh foods being more stimulating than nourishing, inflame the lower desires and passions,' wrote the Food Reform League in 1913. Meat was a poison, a cause of cancer; it encouraged intemperance, evoked cruelty, incited wars. All in all, meat was considered a thorough baddie. Such values can be difficult to discard.\n\nToday's vegetarianism sometimes still represents meat as a nasty, as if to encourage feelings of repulsion. Becoming a member of the Australian Vegetarian Society is like taking the pledge. Members must swear that they have abstained from eating the flesh of animals for three months or longer.\n\nUnfortunately, the legacy of the lunatic fringe still hangs over vegetarianism. Vegetarians are often singled out and expected to justify themselves and their choice of diet when others with non-mainstream food preferences are not. If I refuse a ham-and-mustard sandwich and am asked why, I can give any one of a number of explanations: I'm not hungry; I don't like mustard; I've given up ham for Lent; I'm on a low-salt diet; I have an allergy to wheat products; my religion forbids me to eat pork. All of these would be perfectly acceptable and would be sympathetically received. On the other hand, if I replied, 'I'm a vegetarian and I don't eat animal products', I suspect the response would be \u00addifferent. Not only do past images and popular perceptions (holier-than-thou zealots who measure out their lives in kidney beans) come into play, but vegetarians, consciously or not, set themselves apart from the mainstream by their non-conformity to prevailing mores, just as did Pythagoras all those centuries ago. (There are also those who use the unchallengeably high-minded principles of vegetarianism as a pretext for attempts to lose weight and a cover-up for anorexia).\n\nThe solution to the concerns motivating vegetarians is not \u00adnecessarily a denial of meat. People could simply eat less of it. There are valid historic reasons for the status of meat, and dethroning meat in western culture would be difficult. But we could take a couple of steps backward and return to a more respectful appreciation of meat, as in the times when it had religious and sacrificial associations. This implies also encouraging a different approach towards slaughtering, and the development of less stressful slaughterhouse environments and possibly different systems of killing and butchering. Those who have eaten meat from farm-reared, humanely slaughtered animals remark on its flavour and tenderness. There are also valid historic reasons for the lowly ranking of vegetables (anyone could grow a few vegetables, but only the wealthy owned livestock). But the status of vegetables is changing, and could be raised even further if restaurants and caf\u00e9s featured more vegetable (which is not necessarily to say \u00advegetarian) dishes, especially as a first course, and more dishes in which vegetables were a necessary and substantial part of the dish.\n\nI would like to think that there is a way of eating that reconciles many of the concerns motivating vegetarians\u2014humanitarian, \u00adecological and health\u2014yet does not totally exclude meat and other animal products. That it is possible to develop a philosophy that respects these concerns and rejects the extreme of asceticism in favour of a healthy sensuality. And that in an environment of mutual respect there would be more tolerance of others whose eating habits are not our own.\nPROFESSOR LUCULLUS IN THE TWENTY-SECOND CENTURY\n\nMaterial luxury that is not democratised will not survive... the luxuries of the rich become the necessities of the poor. Consider, for instance, white bread, bananas, and bathrooms.\u2014Olga Hartley and Mrs Leyel\n\nIN THE TWENTIETH CENTURY, the world turned vegetarian. We're almost at the end of it, and it hasn't, but this was the prediction of Olga Hartley and Mrs Leyel in their pamphlet Lucullus: The Food of the Future, written a couple of years after publication of their best-known collaboration The Gentle Art of Cookery (1925). Or rather, it was not so much a prediction as an hypothesis, the recollection of the fictional Professor Lucullus from an imagined vantage point in the twenty-first century.\n\nIt's a charming little book, whimsical and gently ironic. Never\u00adtheless, the intent of the two authors was not just to entertain but rather to draw attention, in the post-war, pre-Depression era, to the very serious subject of feeding the world. Their visions of the society and food of the twenty-first century were based on a thorough study of contemporary trends in food production and trade, food preparation and consumption.\n\nSeventy-odd years later, some of their predictions ring uncannily true. The first is that the civilisation of the future will be demo\u00adcratic: 'Material luxury that is not democratised will not survive... the luxuries of the rich become the necessities of the poor. Consider, for instance, white bread, bananas, and bathrooms.' Their second assumption is that people will predominantly live in cities, and all their food requirements would have to be imported. It follows from this, they reasoned, that the values of the city-dwellers would come to dominate the rest of the world. Anticipating an imbalance developing between urban and agricultural populations as civilisation becomes 'merely urbanisation', the two ladies suggested that the adequacy of food supplies would, in the future, depend less on nature than on economic and political forces. Nevertheless, they believed that artificial or imitation foods, though feasible, would be neither acceptable nor assimilable. Finally, they hypothesised that there would be almost universal acceptance of a mechanistic view of life, the body-as-machine to be fuelled and maintained.\n\nThese premises sustain the authors' representation of the late twentieth century through the backward-looking eyes of one Professor Lucullus, sometime in the twenty-first century. Their vision shows a civilisation dominated by Vegetarians ('apparently one of the many curious religious sects that flourished about that time') who, through campaigning in schools and lobbying of parliamentarians to pass a law prohibiting the consumption of animal food, succeeded in imposing their beliefs on the highly organised and centralised society of the time. With animals gone, this hypothetical society was reduced to imitation fibres for clothing and warmth. Fortunately, the scientists of the time had learnt a few PR tricks and were able to persuade the people that the artificial fabrics they had invented were good for their health.\n\nNow, among the Vegetarians arose a fundamentalist sect of Neo-Vegetarians whose motto was 'The minority is always right'. They insisted that it was cruel to 'massacre' vegetables for harvest and that the only permissible food was ripe fruit which fell from the tree of its own accord. While this might have been admirable in terms of their beliefs, it was hardly a viable theory on which to sustain a population. So the Neo-Vegetarians turned to the scientists who, in this future era, were allowed to carry out whatever experiments they wished, regardless of possible results. The scientists, in response to this urgent request, created an alternative diet compounded of cellulose, alcohol, bacteria and tin. If nothing else, these scientists were wonderfully \u00adversatile, and all went well\u2014until one species of bacteria was induced to feed upon steel. The results were disastrous: pipes, steel frames, railway lines all disappeared. The Neo-Vegetarians, one imagines, hid behind the dust as they fled.\n\nThe kidnapping of Glasgow by Mars brought the world to its senses and signalled the start of a reformation in which scientists, duly disciplined, would concentrate their research on a few essentials. Thus in the twenty-first century of Professor Lucullus, the power of the tides is used to allow three harvests a year, a greater proportion of the available plant and animal resources is cultivated or raised for food, and the balance of the environment is closely watched. The one failing of this idealised society, according to Professor Lucullus\u2014or perhaps according to Miss Hartley and Mrs Leyel\u2014is gluttony, with too much honour being paid to Professors of the Culinary Art. 'Our remote ancestors, who left cooking to the uneducated, must have been a hardy spartan race, and it is a pity we cannot emulate their simple unsophisticated virtues.'\n\nMuch has changed since the book's publication and many of its prophecies\u2014including a dinner in 1989 of laboratory-bred bacteria, rubber, chalk, coal and clay\u2014were plainly absurd. But a great deal is still relevant. Olga Hartley and Mrs Leyel were seriously concerned by the imbalance between agriculture and manufacture: 'Our democratic, highly organised industrial population, which either cannot or will not, or at any rate does not produce food, merely agglomerates and distributes it, is living in a hygienically drained, steam-heated, electric-lighted mansion, with a wolf in the basement.' Further, they were sensible enough to realise that, even then, 'Back to the land' was not a solution. 'Earnest philanthropists and politicians continually urge the population to spread out, or beseech municipal authorities to spread the population out, and it is being done more or less. Suburbs and dormitory towns are being spread out like jam on bread; rows of little villas, pavements, and concrete roads replace fields and lanes, farms and market gardens, but the process doesn't produce more food. If the inhabitants of the little houses have room in their gardens for more than the baby's perambulator and the dustbin, they grow geraniums and a calceolaria.' Motivated by the primacy of food production, what Olga Hartley and Mrs Leyel would probably have liked to see were more productive gardens; they did not like to see resources wasted. They would have approved of city greening programs that include 'edible ornamentals'\u2014that is, plants that are both attractive and useful: citrus and almond trees in place of oleanders, beds of perennial herbs instead of annual flowers, windbreaks of olives, hedges of rosemary, street plantings of native plants with edible possibilities.\n\nThe dire predictions of Miss Hartley and Mrs Leyel have not (yet!) come to pass, but it is disturbing to realise that they are not entirely in the realm of fantasy. The same concerns which inspired their book are still present\u2014concentration of population in the cities, alienation from the sources of food, agriculture and food production ruled by politics and economics. Let's time-transport Professor Lucullus to some time in the twenty-second century and listen to his reflections on the era he has lived through.\n\nThe Arcadian Eunomists have invited the eminent Professor Lucullus to address their end-of-year meeting. Now Professor Lucullus is a wise old soul who has not only survived the twenty-first century but is still in the prime of a long and useful life. Some of the members, it must be admitted, are hoping for a few clues to his longevity, believing that the longer they live, the more pleasures they can accumulate. The Professor, however, refuses to divulge his secrets, preferring to recall the formative years of his youth. 'Environmental pragmatism was the password of the time,' he began, 'and nowhere was it more evident than in the domain of food production.'\n\n'People were concerned to make the most of natural resources, because even with the one-child policy population was still growing. Anything\u2014leaves, weeds, algae\u2014that transformed the sun's energy into organic compounds was a potential food. The cost of double conversion was prohibitive, and so the grazing of livestock was gradually phased out; also, sheep and cattle wasted a good proportion of the plant food available to them by trampling on it. So animal foods were eliminated from the diet\u2014except milk; people balked at calcium-enriched wattle-seed extract. Instead, huge automated dairies were set up outside the gigapolis for the express purpose of producing milk from highly efficient cloned cows that were fed enzyme-activated, pre-digested rations to obviate the wasteful loss of energy through cud-chewing. For ease of transport, all the milk was dehydrated at the factory and the water returned to the cows. In the gigapolis, central depots reconstituted the milk, sterilised it and delivered it to households every month, on a roster basis\u2014you see how efficient their \u00adplanning was?\n\n'All foods were home-delivered. A long time ago, well before this, people used to go out every few days, or weekly, to select and buy the goods they needed from a variety of suppliers, then transport them back home. Obviously this was inefficient and economically wasteful, so the government set up a network of Distribarns that delivered \u00adeveryone's orders monthly. We don't know who invented the Compubuy system, but it revolutionised shopping. It took only ten minutes to provision the average household for a month. The system worked best when there was only one item of each kind and one \u00adstandardised form of packaging. How such a system could have dealt with the 15,000 or more different items that previous generations had to cope with I don't know! So it was lucky that Compubuy was \u00adintroduced at the same time as the politically astute government \u00adrationalised food manufacture, allowing only one product in each category\u2014one sort of protein booster, one sort of vegetable concentrate, one sort of tea. It must have been confusing, to say the least, under a system where the same product masqueraded under half-a-dozen different names. The government benefited, too, by gaining an enormous pool of talent that previously had been employed upholding the myth of diversity and variety and difference between products.\n\n'With Compubuy, each householder was allocated a specific ordering day\u2014the same day for each residential agglomerate, and on that day the home computer would automatically start up. There was a catchy tune to remind people that it was shopping time, but I can't remember how it went... On the screen would be a picture of the product, in its two or three different sizes, and the householder had only to touch the picture the required number of times. Three days later your order would be delivered. Of course, many products were irradiated for safe storage. The monthly box would be deposited in the well-insulated external pantry that was also accessible from the food preparation area, and whenever you wanted to make a meal you took the ingredients you needed and reconstituted them as necessary. If you didn't feel like doing this there was always the dish of the day prepared by the central kitchen of each tower of apartments. You simply reheated it, in its plastic sac. Any of the residents could buy some on the way home from work\u2014though this wasn't exactly encouraged, and only a minimum number of serves was prepared each day. As you can see, meal preparation required little skill, and as a result Professors of the Culinary Art were rare at this time. The only things people missed were frozen ices and creams\u2014but then, these super-cows were designed to yield milk, not cream.\n\n'In this era of ecological pragmatism, the vegetarian movement was very strong, and some of its members were prominent in government\u2014in fact, I think they represented the remnant of those pesky Neo-Vegetarians who had persuaded the government of the twentieth century to legislate against the raising of animals for meat. They could usually count on the support of the biostatisticians and the Hippocratic Society, and although their arguments\u2014that meat was unnatural, unhealthy and expensive\u2014provoked much debate, politicians were too intimidated to oppose them. In any case, the majority party was controlled by the former beef barons who had invested their money elsewhere\u2014in hydroponics.\n\n'All fruits and vegetables were grown hydroponically, in vast, centrally located, glass-walled skyscrapers. The system was highly efficient, since there was no need to harvest the vegetables. The individual containers were simply transported to the Distribarn, and from there to the consumers. The external pantries all had a Growlight and the vegetables only needed a little water during the month. Households had vegetables at the peak of freshness, harvested to order when required. This was considered an enormous advance, and the credit must go to the vegetarians.\n\n'After a while the novelty of Compubuy began to wear off, especially when instances of misuse occurred. I remember that in my niece's area, the program would sometimes come on in the afternoon, interrupting the children's homework session. It didn't matter until one afternoon she was late, and young Willy decided to play games. They ended up with 39 packets of Aminex, a dehydrated protein concentrate that you added to soups or to vegetable purees, and 24 cartons of sarsparilla tea. Still, I think people conceded that the system was efficient, and put up with it. From time to time there were underground grumblings about foods always tasting the same, or tasting of nothing, but people seemed to calm down and generally accepted what they were given. (There were rumours of suspicious substances having been added to the water supply or below-optimum iodine levels, but no one was able to prove anything.)\n\n'But it was the water that eventually proved the downfall of this society. The Water Supply Board was dominated by vegetarians, because of their interest in the hydroponics industry, the largest user of water\u2014although, to be fair, it also used recycled water. The milk reconstitution plants were only slightly less greedy. The gigapolis was on the coast, and most of this water was distilled from the sea by means of an ingenious energy-efficient system. As far as we can reconstruct the mechanism, it relied on an elaborate three-dimensional maze of electrically-charged semi-permeable membranes, after the sea water had been through a series of mechanical and enzymatic filters. The system worked perfectly well as long as the concentration of organic matter remained below a certain critical level.\n\n'Looking back, it was unjust to blame the vegetarians for the final disaster. They had scientifically sited the distillation plants far off-shore, and piped the distilled water to land. According to their \u00adcalculations the plants were far enough away from the old sewage outlets that still carried some waste into the ocean, and in any case the filtering devices had been designed to cope with the kind of \u00adsuspensions found around the outlets. No one knows whether the tides and the currents went awry at this time (astrologists suggested a disturbance in the upper stratosphere), or whether a new organism, smaller than any previously detected, was able to get through the filter system. In any case, distillation came to a standstill.\n\n'Of course, people were not informed of the accident for a few days, and when the news was made public they were told that it was just a minor fault that could soon be rectified. Some started to get suspicious when their taps would sometimes stop running, and a few intrepid citizens began their own investigations. After that it was not long before the full effect of the calamity was realised, and the whole system of the society went into shock.\n\n'I won't recount to you the horrors that went on the gigapolis. It was each to his own, and any theories of social responsibility were jettisoned in the struggle for survival. Those who didn't leave the gigapolis in the early days had no chance, and those who managed to escape needed enormous stamina and resourcefulness to stay alive. People had to work out what parts of what plants were edible, or how they could be made edible, and where to find safe water. Through careful experimentation they developed the knowledge that allowed them to survive and a diet that kept them healthy. Eventually groups of people came together in small communities, sharing the tasks of food production and preparation and teaching these skills to the children\u2014for by this time there were children, too.\n\n'The rest of the story is well known to all of you in the audience, the descendants of those 'went bush' and survived. You have inherited their courage, their wisdom, their inventiveness. Use them well.'\nSIN AND WELL-CONSIDERED INDULGENCE\n\nThere is a fine line between the simple enjoyment of eating and drinking, and eating and drinking simply for their enjoyment\u2014a line so fine that the moralisers feel obliged to take out their indelible ink and rule it heavy and black.\n\nGLUTTONY, AS REPRESENTED in a television series on the Seven Deadly Sins, was a young woman who wanted it all, and wanted it now\u2014work, career, family, study. You would hardly call her greedy, in the usual, piggish sense of greedy; she was simply a young woman whose appetites were unrestrained.\n\nThis is not the standard image of Gluttony, usually defined loosely as 'excess in eating'. However, back in the days when the Seven Deadly Sins were far more real than a few hours of television, what constituted Gluttony was solemnly spelled out. In essence, Gluttony meant 'excess in eating', but this was specifically itemised as eating too early in the morning, before prayers; eating too often (which meant more than two main meals a day); eating too quickly, swallowing foods without bothering to chew them; and eating too luxuriously. But these were only superficial slips compared with the real sin\u2014disrespect towards God and the established order\u2014that was often their corollary. Excess in eating might have been frowned on, but the consequences of over\u00adeating or, more particularly, overdrinking were far more dangerous. The loss of self-control could lead to supplementary sins such as blasphemy and ribaldry (considered particularly shameful in a woman), absence from work or prayers because of a hangover, or other sins of which discretion usually forbade mention.\n\nWhile the Church has cried out against gluttony, its represen\u00adtatives on earth have been the most consistent sinners. Balzac called gourmandism 'le p\u00e9ch\u00e9 des moines vertueux', the pardonable sin of otherwise virtuous monks. Brillat-Savarin, too, recognised that monks, as a class, enjoyed their food (he may have called them gourmands, but never gluttons). 'If some men are predestined gourmands,' he wrote, 'others are gourmands by virtue of their calling; and mention must be made here of four great strongholds of gourmandism: finance, \u00admedicine, letters and religion.' The religious fraternities resisted some of the more obvious pleasures\u2014dancing, gambling and the theatre\u2014but happily succumbed to the pleasures of eating and drinking. The fat friar, the plump and rosy-cheeked priest are caricatures, but they are drawn from real life.\n\nAlphonse Daudet gives a sympathetic account of 'monkish \u00adgluttony' in his short story, Les Trois Messes Basses. Somewhere in rural Provence a country priest, dom Balagu\u00e8re, is preparing to celebrate the three traditional Christmas Eve masses, to be followed by the midnight feast of r\u00e9veillon. The priest has already seen the plump turkeys that will be the centrepiece of the meal, has watched the cook slipping thick black rounds of truffle between skin and breast, and can smell the tantalising aroma emanating from the kitchen of the ch\u00e2teau as he enters the chapel. What he doesn't recognise is the voice of the Devil, transformed into Garrigou the sacristan, whose little bell rings with increasing urgency, whispering, 'Hurry, hurry! The sooner you finish, the sooner you'll eat.' So the priest rushes through the masses, accelerating his delivery to the point that none of the congregation can keep up with him, and leaving out some prayers altogether, the more quickly to reach the festive table. There he drowns remorse for his sin with some good Ch\u00e2teauneuf wine... only to be seized, a few hours later, by a terrible attack of indigestion, from which he dies without having had the opportunity to confess.\n\nThere's a parallel here with the story of Eve, who also yielded to the temptation of pleasure\u2014the Devil that time cunningly camouflaged as a snake. For Gluttony was once the original and the first of the Seven Deadly Sins. By the fourteenth century it had been relegated to sixth on the list, and was represented as excess in eating and its consequences. But how do we get to Gluttony as 'excess in eating' from Gluttony as the prioritising of pleasure?\n\nFor poor dom Balagu\u00e8re it was not overeating, or even overdrinking, that led to his ruin, but rather putting carnal appetite above spiritual obligation. There's the clue. It is only when the senses dominate and take control that gratifying the appetite becomes, if not a capital sin, at least a minor peccadillo\u2014which is a fair indication of the way civilisation has privileged rationality. Indulgence, the gratification of desires, is not in itself to be condemned. Indulgence is simply doing something enjoyable and getting a thrill of pleasure from it. You can indulge an appetite for books\u2014reading provides pleasure, knowledge or amusement. The same motive takes you to the cinema. No one (except perhaps religious extremists) would frown on these pleasures, because they're considered primarily intellectual. (Erotic books and films are an entirely different category.) Only when pleasures are seen as primarily sensual does suspicion creep in. Our civilisation is built on the premise that the intellect is superior to the senses, despite the fact that we are given senses for self-protection and to allow them to atrophy would be, at the very least, disrespectful. It's not the \u00adindulgence of desires that is necessarily reprehensible, but rather the immoderate indulgence of sensual appetite that occurs when reason is lost or thrown to the winds.\n\nGluttony, then, represented deviant behaviour. As such it threatened the equilibrium of society at the same time as it compromised the physical harmony of the body. In olden days, this constant menace was acknowledged and Gluttony was even licensed, on the one day each year given over to Carnival, as if this liberality would keep it in check for the rest of the year. Society would then function smoothly. Each individual would know his place and respect his duty, and desire would be subjugated to reason. The Church would retain hold of the reins.\n\nIt's as though the Church could not trust people to live the \u00adtemperate life, to balance sensuality and rationality. Temperance\u2014before it was corralled to serve the needs of the anti-alcohol campaigners\u2014was honoured as a virtue. In both men and women, it was a quality to be esteemed. It represented Aristotle's Golden Mean, and assumed a considered appraisal of alternatives, a measured approach, an ideal of balance and harmony. It was the quality of 'mezura' held high by courtly society in medieval Provence. 'Mas es fols qui.s \u00addesmezura', sang the troubadour Bernart de Ventadorn: foolish is he who does things out of measure.\n\nTemperate, like Baby Bear's porridge, is 'just right'\u2014though what is 'just right' depends, like ideas of taste, on the prevailing values of society. On the basis of their eating habits and table manners, the \u00adfourteenth-century Catalan philosopher Francesc Eiximenis awarded his compatriots the title of 'les pus temprats homens', the most \u00adtemperate of men. Unlike other nationalities, he argued, they were content with just two dishes per meal, and to eat only two meals a day; they ate in the correct order, roast before boiled; and they carved their meat neatly, according to the prescribed manner for each\u2014unlike the English, French, Germans and Italians who hacked at it indiscriminately. They sat at a table to eat, unlike the Castilians who sat on the floor; they wore their sleeves at a reasonable length, unlike the French and the Germans, whose long sleeves fell in the soup and unlike the immodest and bare-armed Castilians. Unlike the English and Germans who drank beer and mead and other curious beverages far removed from civilising wine, they drank the fermented juice of the grape, but not to excess as the French and Lombards did. Thus, he concluded, by these standards it was incontestably proven that the Catalans were the most honest eaters, the most proper drinkers\u2014indeed, the most temperate of men.\n\nEiximenis condoned indulgence\u2014the simple gratification of appetites and desires\u2014on the assumption that indulgence would be moderate and that pleasure was reasonable. The Church, on the other hand, took a severely pessimistic view\u2014after all, it stood to lose. Indulgence, it believed, would inevitably be intemperate; the cycle of desire-pleasure-desire would become a maelstrom, sweeping up souls and spinning them directly to Hell. Once in its whorls, these souls would be out of control and beyond the Church's grasp. Fearing indulgence, the Church stamped on it, and hence its threats and \u00admaledictions, its regimentation of the various misdemeanours into a Capital Sin.\n\nIn the fifteenth century\u2014about the same time as the spiritual authority of the Church began to be questioned\u2014people started to speak out in favour of pleasure and what Brillat-Savarin later defined as gourmandism: the 'impassioned, reasoned and habitual preference for everything which gratifies the organ of taste'. 'What evil can there be in well-considered indulgence?' asked Bartolomeo Sacchi\u2014biographer of the popes, librarian to the Vatican, and better known as Platina, author of De Honesta Voluptate et Valitudine. In his doctrine of honesta voluptas, which might roughly be translated as 'measured pleasures', Platina argued that there is pleasure to be had in eating and drinking (in moderation), that there is nothing shameful in the enjoyment of good food and wine, and that pleasurable eating is not incompatible with good health. Hardly a revolutionary proposal today\u2014but in retrospect, it is easy to see why Platina felt the need to justify his ethic.\n\nI know full well that a number of unsympathetic persons will find fault with me, saying that I wish to encourage a life of ease and pleasure. But I speak to those who are so austere and full of pride and who voice judgment not on the basis of the experience of pleasure but by the name alone. What evil can there be in well-considered indulgence? For pleasure and health are called the mean between good and evil... I speak of that indulgence which is between the bounds of good living and of those things which human nature seeks.\n\nHonest indulgence, the sort Platina encouraged, is neither evil nor to be feared. Rather, it is to be acknowledged, approved, turned to intelligent advantage. I do not hesitate to indulge my fondness for figs. All figs\u2014fresh and dried, especially the Smyrna figs on their thread of straw. I love the small brown honey-sweet ones from scraggy, stunted trees that take root in the most inhospitable places, seemingly surviving on fresh air alone, like some bird out of medieval mythology. I love the pendulous, purple-black figs that split open to reveal insides of raspberries-and-cream, the ones I watched and patiently waited for, one summer in Provence.\n\nBut I would be a liar if I did not confess to having eaten, on occasion, a surfeit of figs\u2014such that my tongue tingled, my mouth and lips chafed, and still I would eat just one more. The balance between enough and excess is a delicate one. There is a fine line between the simple enjoyment of eating and drinking, and eating and drinking simply for their enjoyment\u2014a line so fine that the moralisers feel obliged to take out their indelible ink and rule it heavy and black.\n\nTo counter the moralisers I would argue that the enjoyment of food and drink is not just the gratuitous satisfaction of sensual appetites\u2014unless one is parched from thirst or ravenous with hunger. As Madame de S\u00e9vign\u00e9 said about fresh green peas when they arrived at Versailles in the seventeenth century, there is the pleasure of antici\u00adpation, the pleasure of eating them\u2014and the pleasure of remembering this pleasure. The enjoyment of eating and drinking includes thinking about what and how one eats and drinks; it involves choice, and choice entails discrimination and judgment, reflecting on the food as you eat it and sending the sensations (suitably coded) to a mental data bank for future reference. And in turn, this means resort to language. Finding the right words to describe the cabernet swirling round your mouth, or the respective qualities of Victorian and Tasmanian bries, demands, in addition to a sensitive palate, a well-tuned and well-\u00adexercised mind.\n\nBut the spectre of sin, or at least of something not quite proper, looms over this intellectual corollary of eating and indulging. Talking, reading and writing about food and drink are all too often seen as frivolous. Reflecting on meals eaten, dishes cooked is considered pure hedonism. Perhaps this is a hangover from a straight-laced age which frowned on any discussion of food and regarded all pleasures associated with food and drink as verging on gluttony.\n\nIn a dualistic framework where substance or matter is opposed to ideas, food is automatically assigned to the side of substance. Substance is the lesser of the two. There is no doubting the assumed superiority of ideas, of thinking and philosophising. Even though food is the basis of life it is generally seen as less worthy of intellectual attention. In newspapers food articles are relegated to the back pages; Writers' Weeks relegate food writing to the end of the program. How can we learn to apply our senses with discrimination if these very processes are deemed less valuable to our self-preservation than knowing how electricity works?\n\nWhen he spoke of 'well-considered indulgence' Platina was encouraging people to reflect on their choice of food and drink. Surely any wrong lies in the transgression of this principle. Gluttony today is not mere 'excess in eating' or even 'extravagant indulgence', which are both quantitative concepts, but unconsidered, thoughtless indulgence of the appetite. Eating and drinking without consideration of others\u2014such as taking more than your share. Or eating carelessly, without regard to the earth's resources. Or eating and drinking without heed of the headache and hangover that inevitably follow an excess. The great nineteenth-century French writers on gastronomy, Brillat-Savarin and Grimod de La Reyni\u00e8re, went to great length to distance gluttony from gourmandism, which they described as the enjoyment of eating without overeating (both would have been equally critical of 'swallowing foods without bothering to chew them'). Brillat-Savarin called gourmandism the enemy of excess, and saw indigestion and drunkenness as the real offences. Indeed, Grimod anticipated a gastronomic journal which would include reports on 'toutes les indigestions c\u00e9l\u00e8bres'\u2014a public black-listing of all of society's tired and emotional misjudgments\u2014as if this would be mete punishment for intemperate indulgence.\n\nIt's time to rewrite the dictionary definition. More than immoderate, unrestrained appetites, Gluttony is the outward manifestation of not thinking and not caring about what goes into your mouth. Not thinking about what you want and need and how to balance and satisfy the two, not reflecting on the messages from the senses. Gluttony \u00adrepresents a disregard of flavour.\n\nThe American philosopher Henry Thoreau once wrote (anyone who can write so affectionately of loons over Walden Ponds deserves to be listened to) that the person who distinguishes the true savour of his food can never be a glutton, while the person who fails to do so cannot be otherwise. And in a way, this is the real sin\u2014wolfing down the food, gulping the drink, without pausing to think or taste and silently give thanks.\nBibliography\n\nAbbott, Edward. The English and Australian Cookery Book. London: Sampson Low, 1864.\n\nAdams, Francis. The Australians: A Social Sketch. London: T. Fisher Unwin, 1893.\n\nAron, Jean-Paul. The Art of Eating in France: Manners and Menus in the Nineteenth Century. New York: Harper & Row, 1975.\n\nAtkinson, James. An Account of Agriculture and Grazing in New South Wales. London: J. Cross, 1826. 2nd ed, rev. London: J. Cross\/Simpkin, Marshall & Co, 1844.\n\nBarnard, Marjorie. 'Our Literature', in Australian Writers Speak. Sydney: Angus & Robertson, 1943.\n\nBarnes, Agnes K, ed. The CWA Cookery Book and Household Hints. First publ. 1936. 2nd ed, rev. Perth: E.S.Wigg & Son, 1937.\n\nBarthes, Roland. 'Towards a psycho-sociology of contemporary food consumption', in Food and Drink in History. Ed. R. Forster & O. Ranum. 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Carter and Jim Melloan\n\nProduction Artist: Deborah A. Silvestrini\n\n\"For New Life, Blacks in City Head to South,\" by Dan Bilefsky. From _The New York Times_ , June 21, 2011. \u00a92017 _The New York Times_. All rights reserved. Used by permission and protected by the Copyright Laws of the United States. The printing, copying, redistribution, or retransmission of this Content without express written permission is prohibited.\n\nCover art by Tetra Images \/ Alamy Stock Photo \nCover design by Suzanne Lee\n\nv4.1\n\na\n\n# Acknowledgments\n\nThe Princeton Review would like to extend special thanks to Gina Donegan, Kevin Kelly, and Ashley Elpern for their contributions to the 2018 edition of this book. We are also, as always, very appreciative of the time and attention given to each page by Kathy G. Carter, Jim Melloan, and Debbie Silvestrini.\n\n# Contents\n\nCover\n\nTitle Page\n\nCopyright\n\nAcknowledgments\n\nRegister Your Book Online!\n\n**Part I: Using This Book to Improve Your AP Score**\n\nPreview: Your Knowledge, Your Expectations\n\nYour Guide to Using This Book\n\nHow to Begin\n\n**Part II: Practice Test 1**\n\nPractice Test 1\n\nPractice Test 1: Answers and Explanations\n\n**Part III: About the AP U.S. History Exam**\n\nThe Structure of the AP U.S. History Exam\n\nHow the AP U.S. History Exam Is Scored\n\nOverview of Content Topics\n\nUnderstanding Content with Thematic Learning Objectives\n\nHow AP Exams Are Used\n\nOther Resources\n\nDesigning Your Study Plan\n\n**Part IV: Test-Taking Strategies for the AP U.S. History Exam**\n\nPreview\n\n1 How to Approach Multiple-Choice Questions\n\n2 How to Approach Short-Answer Questions\n\n3 How to Approach the Document-Based and Long Essay Questions\n\n4 Using Time Effectively to Maximize Points\n\n5 Pacing Drills\n\nReflect\n\n**Part V: Content Review for the AP U.S. History Exam**\n\n6 Early Contact with the New World (1491\u20131607)\n\n Colonization of North America (1607\u20131754)\n\n7 Conflict and American Independence (1754\u20131800)\n\n8 Beginnings of Modern American Democracy (1800\u20131848)\n\n9 Toward the Civil War and Reconstruction (1844\u20131877)\n\n10 The Industrial Revolution (1865\u20131898)\n\n11 The Early 20th Century (1890\u20131945)\n\n12 The Postwar Period and Cold War (1945\u20131980)\n\n13 Entering Into the 21st Century (1980\u2013Present)\n\n14 Chapter Review Questions: Answers and Explanations\n\n15 Key Terms and Concepts\n\n**Part VI: Additional Practice Tests**\n\nPractice Test 2\n\nPractice Test 2: Answers and Explanations\n\nPractice Test 3\n\nPractice Test 3: Answers and Explanations\n\nPractice Test 4\n\nPractice Test 4: Answers and Explanations\n\n# **Register Your Book Online!**\n\n**1** Go to **PrincetonReview.com\/\u200bcracking**\n\n**2** You'll see a welcome page where you can register your book using the following ISBN: 9781524710651.\n\n**3** After placing this free order, you'll either be asked to log in or to answer a few simple questions in order to set up a new Princeton Review account.\n\n**4** Finally, click on the \"Student Tools\" tab located at the top of the screen. 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Respond to the following questions.\n\n1. Rate your level of confidence about your knowledge of the content tested by the AP U.S. History Exam:\n\nA. Very confident\u2014I know it all\n\nB. I'm pretty confident, but there are topics for which I could use help\n\nC. Not confident\u2014I need quite a bit of support\n\nD. I'm not sure\n\n2. Your goal score for the AP U.S. History Exam:\n\n5 4 3 2 1 I'm not sure yet\n\n3. What do you expect to learn from this book? Highlight all that apply to you.\n\nA. A general overview of the test and what to expect\n\nB. Strategies for how to approach the test\n\nC. The content tested by this exam\n\nD. I'm not sure yet\n\n## YOUR GUIDE TO USING THIS BOOK\n\nThis book is organized to provide as much\u2014or as little\u2014support as you need, so you can use this book in whatever way will be most helpful to improving your score on the AP U.S. History Exam.\n\n\u2022 The remainder of **Part I** will provide guidance on how to use this book and help you determine your strengths and weaknesses.\n\n\u2022 **Part II** of this book contains Practice Test 1, and its answers and explanations. We strongly recommend that you take this test before going any further, in order to realistically determine\n\n your starting point right now\n\n which question types you're ready for and which you might need to practice\n\n which content topics you are familiar with and which you will want to carefully review\n\nOnce you have nailed down your strengths and weaknesses with regard to this exam, you can focus your test preparation, build a study plan, and be efficient with your time.\n\n\u2022 **Part III** of this book will\n\n provide information about the structure, scoring, and content of the AP U.S. History Exam\n\n help you to make a study plan\n\n point you toward additional resources\n\n\u2022 **Part IV** of this book will explore the following strategies:\n\n attacking multiple-choice and short-answer questions\n\n writing effective essays\n\n managing your time to maximize the number of points available to you\n\n\u2022 **Part V** of this book covers the content you need for the AP U.S. History Exam.\n\n\u2022 **Part VI** of this book contains Practice Tests 2, , and , and their answers and explanations. If you skipped Practice Test 1, we recommend that you take both Practice Tests 1 and (with at least a day or two between them) so that you can compare your progress between the two. Additionally, this will help to identify any external issues: If you get a certain type of question wrong both times, you probably need to review it. If you got it wrong only once, you may have run out of time or been distracted by something. In either case, this will allow you to focus on the factors that caused the discrepancy in scores and to be as prepared as possible on the day of the test.\n\nYou may choose to use some parts of this book over others, or you may work through the entire book. Your approach will depend on your needs and how much time you have. Let's now look at how to make this determination.\n\nDon't Forget!\n\nTo take Practice Test 5, be sure to register your book online following the instructions on this page. Once you've accessed AP Connect, you'll also gain access to a wealth of other helpful Student Tools, including study guides, printable bubble sheets, any test updates or late-breaking news from the College Board, and the Chapter 15 Key Terms list.\n\n## HOW TO BEGIN\n\n1. **Take a Test**\n\nBefore you can decide how to use this book, you need to take a practice test. Doing so will give you insight into your strengths and weaknesses, and the test will also help you make an effective study plan. If you're feeling test-phobic, remind yourself that a practice test is a tool for diagnosing yourself\u2014it's not how well you do that matters but how you use information gleaned from your performance to guide your preparation.\n\nSo, before you read further, take Practice Test 1 starting at this page of this book. Be sure to do so in one sitting, following the instructions that appear before the test.\n\n2. **Check Your Answers**\n\nUsing the answer key on this page, count the number of multiple-choice questions you got right and how many you missed. Don't worry about the explanations for now, and don't worry about why you missed questions. We'll get to that soon.\n\n3. **Reflect on the Test**\n\nAfter you take your first test, respond to the following questions:\n\n\u2022 How much time did you spend on the multiple-choice questions?\n\n\u2022 How much time did you spend on the short-answer questions?\n\n\u2022 How much time did you spend on each essay?\n\n\u2022 How many multiple-choice questions did you miss?\n\n\u2022 Do you feel you had the knowledge to address the subject matter of the short-answer questions and essays?\n\n\u2022 Do you feel you wrote well-organized, thoughtful essays?\n\n\u2022 Circle the content areas that were most challenging for you, and draw a line through the ones in which you felt confident\/did well.\n\nPuritanism\/Early Colonization\n\nColonial Era\n\nEnglish Oppression and the Revolutionary War\n\nThe U.S. Constitution and Early American Politics\n\nThe Louisiana Purchase and Westward Expansion\n\nThe War of 1812\n\nWoman's Rights and Suffrage Movement\n\nSlavery and the Abolitionist Movement\n\nManifest Destiny\n\nCivil War\n\nReconstruction\n\nThe Gilded Age (Reconstruction\u20131900)\n\nThe Industrial Revolution\n\nWorld War I\n\nProhibition\n\nThe Great Depression and New Deal\n\nWorld War II\n\nThe Cold War\n\nMcCarthyism\n\nThe Civil Rights Movement\n\nGreat Society\n\nVietnam War\n\nThe 1970s\u2014Clash of Cultures and Political Scandals\n\nThe Reagan Revolution and the New Right\n\nEnd of the Cold War and America's Rise as a Global Power\n\n4. **ReadPart III of this Book, and Complete the Self-Evaluation**\n\nAs discussed in \"Your Guide to Using this Book,\" Part III will provide information on how the test is structured and scored. It will also set out areas of content that are tested.\n\nAs you read Part III, reevaluate your answers to the questions above. At the end of Part III, you will revisit and refine the questions you answer above. You will then be able to make a study plan, based on your needs and time available, that will allow you to use this book most effectively.\n\n5. **Engage with Parts IV and V as Needed**\n\nNotice the word _engage_. You'll get more out of this book if you use it intentionally than if you read it passively, hoping for an improved score through osmosis.\n\nStrategy chapters will help you think about your approach to the question types on this exam. Part IV will open with a reminder to think about how you approach questions now and then close with a reflection section asking you to think about how\/whether you will change your approach in the future.\n\nContent chapters are designed to provide a review of the content tested on the AP U.S. History Exam, including the level of detail you need to know and how the content is tested. You will have the opportunity to assess your mastery of the content of each chapter through test-appropriate questions and a reflection section.\n\n6. **TakePractice Tests 2, , and , and Assess Your Performance**\n\nOnce you feel you have developed the strategies you need and gained the knowledge you lacked, you should take Practice Test 2, which starts at this page of this book. You should do so in one sitting, following the instructions at the beginning of the test.\n\nWhen you are done, check your answers to the multiple-choice sections. See if a teacher will read your essays and provide feedback.\n\nOnce you have taken the test, reflect on what areas you still need to work on, and revisit the chapters in this book that address those deficiencies. Repeat this process with Practice Tests 3 and . Through this type of reflection and engagement, you will continue to improve.\n\n7. **Keep Working**\n\nAs we'll discuss in Part III, there are other resources available to you, including a wealth of information on AP Students (https:\/\/apstudent.collegeboard.org\/\u200bhome). You can continue to explore areas that can stand improvement and engage in those areas right up to the day of the test.\n\n# Part II\n\n# Practice Test 1\n\n\u2022 Practice Test 1\n\n\u2022 Practice Test 1: Answers and Explanations\n\n# Practice Test 1\n\nClick here to download a PDF of Practice Test 1.\n\n**Section I**\n\n**The Exam**\n\n**AP \u00ae United States History Exam**\n\n**SECTION I, PART A: Multiple Choice**\n\n**DO NOT OPEN THIS BOOKLET UNTIL YOU ARE TOLD TO DO SO.**\n\nAt a Glance\n\n**Time**\n\n55 minutes\n\n**Number of Questions**\n\n55\n\n**Percent of Total Grade**\n\n40%\n\n**Writing Instrument**\n\nPencil required\n\n**Instructions**\n\nSection I, Part A, of this exam contains 55 multiple-choice questions. Fill in only the ovals for numbers 1 through 55 on your answer sheet. Because this section offers only four answer options for each question, do not mark the (E) answer circle for any question.\n\nIndicate all of your answers to the multiple-choice questions on the answer sheet. No credit will be given for anything written in this exam booklet, but you may use the booklet for notes or scratch work. After you have decided which of the suggested answers is best, completely fill in the corresponding oval on the answer sheet. Give only one answer to each question. If you change an answer, be sure that the previous mark is erased completely. Here is a sample question and answer.\n\nSample Question\n\nThe first president of the United States was\n\n(A) Millard Fillmore\n\n(B) George Washington\n\n(C) Benjamin Franklin\n\n(D) Andrew Jackson\n\nSample Answer\n\nUse your time effectively, working as rapidly as you can without losing accuracy. Do not spend too much time on any one question. Go on to other questions and come back to the ones you have not answered if you have time. It is not expected that everyone will know the answers to all of the multiple-choice questions.\n\nYour total score on the multiple-choice section is based only on the number of questions answered correctly. Points are not deducted for incorrect answers or unanswered questions.\n\n**SECTION I, PART B: Short Answer**\n\nAt a Glance\n\n**Time**\n\n50 minutes\n\n**Number of Questions**\n\n4\n\n**Percent of Total Grade**\n\n20%\n\n**Writing Instrument**\n\nPen with black or dark blue ink\n\n**Instructions**\n\nSection I, Part B, of this exam contains 4 short-answer questions. Write your responses on a separate sheet of paper.\n\n**UNITED STATES HISTORY**\n\n**SECTION I, Part A**\n\n**Time\u201455 minutes**\n\n**55 Questions**\n\n**Directions:** Each of the questions or incomplete statements below is followed by four suggested answers or completions. Select the one that is best in each case and then blacken the corresponding space on the answer sheet.\n\n**Questions 1 - 4 refer to the following excerpts.**\n\n\"Those whose condition is such that their function is the use of their bodies and nothing better can be expected of them, those, I say, are slaves of nature. It is better for them to be ruled thus.\"\n\nJuan de Sepulveda, _Politics_ , 1522\n\n\"When Latin American nations gained independence in the 19th century, those two strains converged, and merged with an older, more universalist, natural law tradition. The result was a distinctively Latin American form of rights discourse. Paolo Carozza traces the roots of that discourse to a distinctive application, and extension, of Thomistic moral philosophy to the injustices of Spanish conquests in the New World. The key figure in that development seems to have been Bartolom\u00e9 de Las Casas, a 16th-century Spanish bishop who condemned slavery and championed the cause of Indians on the basis of a natural right to liberty grounded in their membership in a single common humanity. 'All the peoples of the world are humans,' Las Casas wrote, and 'all the races of humankind are one.' According to Brian Tierney, Las Casas and other Spanish Dominican philosophers laid the groundwork for a doctrine of natural rights that was independent of religious revelation 'by drawing on a juridical tradition that derived natural rights and natural law from human rationality and free will, and by appealing to Aristotelian philosophy.'\"\n\nMary Ann Glendon, \"The Forgotten Crucible: The Latin American Influence on the Universal Human Rights Idea,\" 2003\n\n. The above excerpts support which one of the following generalizations?\n\n(A) After European and Latin American populations interacted economically, most Europeans were more compassionate toward the interests of non-whites.\n\n(B) There was some degree of debate by Spanish explorers over how to treat natives in the New World.\n\n(C) The appeal to natural rights and natural law succeeded in abolishing slavery in the New World.\n\n(D) The European belief in white superiority was used to justify the doctrine of natural rights.\n\n. Which one of the following statements about the Spanish conquest of the Americas is most accurate?\n\n(A) African slavery was a direct result of Spanish settlements in Florida.\n\n(B) Early native civilizations in Mexico introduced Spanish explorers to cattle ranching and wheat cultivation.\n\n(C) Christopher Columbus was not the first European to have explored North America.\n\n(D) Due to racial prejudice, Spanish explorers shunned intermarriage with native people.\n\n. Which of the following presidents was most involved in Latin American politics in the twentieth century?\n\n(A) James K. Polk\n\n(B) James Monroe\n\n(C) Theodore Roosevelt\n\n(D) Chester Arthur\n\n. Maize cultivation among the native peoples of Mexico is most analogous to which of the following?\n\n(A) Buffalo hunting among the Lakota Sioux\n\n(B) Wolf domestication by the Algonquians\n\n(C) Mixed agriculture among the Iroquois\n\n(D) Seal hunting among the Inuit\n\n**Questions 5 - 9 refer to the following excerpt.**\n\n\"I observe the great and wonderful mistake, both our own and our fathers, as to the civil powers of this world, acting in spiritual matters. I have read...the last will and testament of the Lord Jesus over many times, and yet I cannot find by one tittle of that testament that if He had been pleased to have accepted of a temporal crown and government that ever He would have put forth the least finger of temporal or civil power in the matters of His spiritual affairs and Kingdom. Hence must it lamentably be against the testimony of Christ Jesus for the civil state to impose upon the souls of the people a religion, a worship, a ministry, oaths (in religious and civil affairs), tithes, times, days, marryings, and buryings in holy ground...\"\n\nRoger Williams, _The Hireling Ministry None of Christ's_ , 1652\n\n. The Puritans believed that the freedom to practice religion should be extended to\n\n(A) Puritans only\n\n(B) all Protestants only\n\n(C) all Christians only\n\n(D) all Jews and Christians only\n\n. Consistent with the excerpt above, Roger Williams was banished from Massachusetts Bay in 1636 for advocating\n\n(A) the separation of church and state\n\n(B) women's suffrage\n\n(C) bigamy\n\n(D) the export of tobacco\n\n. The \"First Great Awakening\" can be seen as a direct response to which of the following?\n\n(A) Puritanism\n\n(B) The Enlightenment\n\n(C) Transcendentalism\n\n(D) Existentialism\n\n. Puritan emigration from England came to a near halt between the years 1649 and 1660 because, during that period,\n\n(A) most English Puritans were imprisoned for heresy\n\n(B) most Puritans converted to Catholicism\n\n(C) the New England settlement had become too overcrowded, and colonial legislatures strongly discouraged immigration\n\n(D) the Puritans controlled the English government\n\n. Which of the following documents encouraged church membership in the Massachusetts Bay Colony?\n\n(A) The Mayflower Compact\n\n(B) The Fundamental Orders\n\n(C) The Halfway Covenant\n\n(D) The Cambridge Agreement\n\n**Questions 10 - 11 refer to the following excerpt.**\n\n\"Permit us, then, earnestly to recommend these articles to the immediate and dispassionate attention of the legislatures of the respective states. Let them be candidly reviewed under a sense of the difficulty of combining in one system the various sentiments and interests of a continent divided into so many sovereign and independent communities, under a conviction of the absolute necessity of uniting all our councils and all our strength, to maintain and defend our common liberties....\"\n\n_Journals of the Continental Congress_ , 1777\n\n. A major weakness of the Articles of Confederation was that they\n\n(A) created a too-powerful chief executive\n\n(B) did not include a mechanism for their own amendment\n\n(C) made it too difficult for the government to raise money through taxes and duties\n\n(D) denied the federal government the power to mediate disputes between states\n\n. The most notable achievement of the United States under the Articles of Confederation was\n\n(A) the creation of a strong executive office to lead the national government\n\n(B) the empowerment of Congress to regulate commerce\n\n(C) the empowerment of Congress to collect taxes\n\n(D) the provision for land sales in the Northwest that would benefit the entire nation\n\n**Questions 12 - 14 refer to the following excerpt.**\n\n\"Whereas it is expedient that new provisions and regulations should be established for improving the revenue of this kingdom, and for extending and securing the navigation and commerce between Great Britain and your Majesty's dominions in America, which, by the peace, have been so happily enlarged: and whereas it is just and necessary, that a revenue be raised, in your Majesty's said dominions in America, for defraying the expenses of defending, protecting, and securing the same; we, your Majesty's most dutiful and loyal subjects, the commons of Great Britain, in parliament assembled, being desirous to make some provision, in this present session of parliament, towards raising the said revenue in America, have resolved to give and grant unto your Majesty the several rates and duties herein after-mentioned....\"\n\nThe Sugar Act of 1764\n\n. The Sugar Act of 1764 represented a major shift in British policy toward the colonies in that, for the first time, the British\n\n(A) attempted to control colonial exports\n\n(B) offered the colonists the opportunity to address Parliament with grievances\n\n(C) required the colonies to import English goods exclusively\n\n(D) levied taxes aimed at raising revenue rather than regulating trade\n\n. In harmony with the sentiments expressed in the excerpt, which of the following does NOT represent the views of Prime Minister Grenville after the French and Indian War?\n\n(A) He felt that the Crown needed to control trade and raise revenue.\n\n(B) He felt that the colonists should help pay the debt incurred by the war.\n\n(C) He felt that Parliament had the right to increase taxes on the colonies.\n\n(D) He wanted to reward the colonies through his extension of \"salutary neglect.\"\n\n. The goals presented in the excerpt have the most in common with which of the following?\n\n(A) Antitrust reforms of the Progressive Era\n\n(B) Free trade policies of the 1970s\n\n(C) Increasing federal income tax rates after World War I\n\n(D) Decreasing federal income tax rates in the 1980\n\n**Questions 15 - 16 refer to the following excerpt.**\n\n\"Society in every state is a blessing, but government even in its best state is but a necessary evil; in its worst state an intolerable one; for when we suffer, or are exposed to the same miseries _by a government_ , which we might expect in a country _without government_ , our calamity is heightened by reflecting that we furnish the means by which we suffer. Government, like dress, is the badge of lost innocence; the palaces of kings are built on the ruins of the bowers of paradise. For were the impulses of conscience clear, uniform, and irresistibly obeyed, man would need no other lawgiver; but that not being the case, he finds it necessary to surrender up a part of his property to furnish means for the protection of the rest; and this he is induced to do by the same prudence which in every other case advises him out of two evils to choose the least. _Wherefore_ , security being the true design and end of government, it unanswerably follows that whatever _form_ thereof appears most likely to ensure it to us, with the least expense and greatest benefit, is preferable to all others.\"\n\nThomas Paine, _Common Sense_ , 1776\n\n. Which of the following is most harmonious with the sentiment expressed in the excerpt?\n\n(A) Government is unnecessary, since humanity is capable of guiding itself by personal conscience.\n\n(B) A limited republican government is preferable to a monarchy.\n\n(C) Government is a necessary check against the corrupting influence of society.\n\n(D) Security is the only justification for government.\n\n. Which of the following \"miseries\" alluded to above were most condemned by Anti-Federalists of the post-Revolutionary era?\n\n(A) Organized response to Bacon's Rebellion\n\n(B) Federal response to Shays's Rebellion\n\n(C) Federal response to the Whiskey Rebellion\n\n(D) Federal response to Pontiac's Rebellion\n\n**Questions 17 - 22 refer to the following excerpt.**\n\n\"The far-reaching, the boundless future will be the era of American greatness. In its magnificent domain of space and time, the nation of many nations is destined to manifest to mankind the excellence of divine principles; to establish on earth the noblest temple ever dedicated to the worship of the Most High\u2014the Sacred and the True. Its floor shall be a hemisphere\u2014its roof the firmament of the star-studded heavens, and its congregation a Union of many Republics, comprising hundreds of happy millions, calling, owning no man master, but governed by God's natural and moral law of equality, the law of brotherhood\u2014of 'peace and good will amongst men.'\"\n\nJohn L. O'Sullivan, \"The Great Nation of Futurity,\" 1839\n\n. Which of the following best states the principle described above?\n\n(A) Colonists were destined to leave the British Empire because of the distance between the New World and England.\n\n(B) Women are biologically predestined to lives of child rearing and domestic labor.\n\n(C) America's expansion to the West Coast was inevitable and divinely sanctioned.\n\n(D) The abolition of slavery in the United States was certain to come about because slavery was immoral.\n\n. Between 1820 and 1854, the greatest number of immigrants to the United States came from\n\n(A) France\n\n(B) Russia\n\n(C) England\n\n(D) Ireland\n\n. Which of the following best describes the effect of the American rail system in the nineteenth century?\n\n(A) Government subsidy of the railroads enabled markets to expand and for production to become more efficient.\n\n(B) The entire national system was planned before the first railway was constructed.\n\n(C) The development of the rails had little effect on the development of American industry.\n\n(D) A more highly developed rail system gave the Confederacy a decided advantage in the Civil War.\n\n. Which of the following changes in westward migration is most likely to have occurred in the 1840s?\n\n(A) The number of pioneers headed for the Oregon territory decreased while the number headed for California greatly increased.\n\n(B) The first great wave of migration ended, and the number of migrants remained extremely low until after the Civil War.\n\n(C) For the first time, pioneers began to settle areas west of the Mississippi River.\n\n(D) Large numbers of free blacks, unwelcome in the East, began to resettle in the West.\n\n. By what means did the United States take possession of the Oregon Territory?\n\n(A) The United States was granted the territory in a postwar treaty with France.\n\n(B) The United States bought it from the Native Americans who lived there.\n\n(C) U.S. settlers were the first to arrive in the region; they claimed it for their country.\n\n(D) Great Britain ceded it to the United States as part of a negotiated treaty.\n\n. Which of the following presidents is most closely associated with the concept of Manifest Destiny?\n\n(A) James K. Polk\n\n(B) Andrew Johnson\n\n(C) Woodrow Wilson\n\n(D) Ronald Reagan\n\n**Questions 23 - 27 refer to the following excerpt.**\n\n\"In one view the slaveholders have a decided advantage over all opposition. It is well to notice this advantage\u2014the advantage of complete organization. They are organized; and yet were not at the pains of creating their organizations. The State governments, where the system of slavery exists, are complete slavery organizations. The church organizations in those States are equally at the service of slavery; while the Federal Government, with its army and navy, from the chief magistracy in Washington, to the Supreme Court, and thence to the chief marshalship at New York, is pledged to support, defend, and propagate the crying curse of human bondage. The pen, the purse, and the sword, are united against the simple truth, preached by humble men in obscure places.\"\n\nFrederick Douglass, \"The Dred Scott Decision,\" 1857\n\n. In his opinion on the case _Dred Scott v. Sandford_ , Chief Justice Roger Taney upheld the sentiment above by stating that\n\n(A) \"separate but equal\" facilities for people of different races was constitutional\n\n(B) corporations were entitled to the same protections guaranteed to individuals under the Fourteenth Amendment\n\n(C) school prayer violated the principle of \"separation of church and state\"\n\n(D) Congress had no right to regulate slavery in United States territories\n\n. In what way did the actions of Abraham Lincoln in 1860 contradict Douglass's sentiments in the excerpt above?\n\n(A) Lincoln promoted the freedom of settlers within territories to determine the slave status of their new state.\n\n(B) Lincoln passed the Homestead Act to give free land to all western settlers.\n\n(C) Lincoln favored the exclusion of slavery from any of the new territories.\n\n(D) Lincoln enacted the policy of giving newly freed slaves \"forty acres and a mule.\"\n\n. The excerpt from Frederick Douglass is most clearly an example of which of the following developments in the mid-nineteenth century?\n\n(A) The gradual replacement of indentured servants with African slaves\n\n(B) The preservation of African culture through cultural adaptation\n\n(C) Southern influence upon the federal government to defend the institution of slavery\n\n(D) The success of abolitionists to sway majority public opinion\n\n. Which of the following groups would be most likely to support the perspective of Frederick Douglass?\n\n(A) Southern Democrats in the 1880s\n\n(B) Western ranchers in the 1850s\n\n(C) Southern farmers in the 1830s\n\n(D) Northern Republicans in the 1860s\n\n. Frederick Douglass was most influenced by which of the following social movements?\n\n(A) First Great Awakening\n\n(B) Second Great Awakening\n\n(C) Manifest Destiny\n\n(D) Popular Sovereignty\n\n**Questions 28 - 32 refer to the following excerpt.**\n\n\"We have witnessed for more than a quarter of a century the struggles of the two great political parties for power and plunder, while grievous wrongs have been inflicted upon the suffering people. We charge that the controlling influences dominating both these parties have permitted the existing dreadful conditions to develop without serious effort to prevent or restrain them. Neither do they now promise us any substantial reform. They have agreed together to ignore, in the coming campaign, every issue but one. They propose to drown the outcries of a plundered people with the uproar of a sham battle over the tariff, so that capitalists, corporations, national banks, rings, trusts, watered stock, the demonetization of silver and the oppressions of the usurers may all be lost sight of. They propose to sacrifice our homes, lives, and children on the altar of mammon; to destroy the multitude in order to secure corruption funds from the millionaires.\n\n\"Assembled on the anniversary of the birthday of the nation, and filled with the spirit of the grand general and chief who established our independence, we seek to restore the government of the Republic to the hands of 'the plain people,' with which class it originated. We assert our purposes to be identical with the purposes of the National Constitution; to form a more perfect union and establish justice, insure domestic tranquillity, provide for the common defence, promote the general welfare, and secure the blessings of liberty for ourselves and our posterity.\"\n\nPopulist Party Platform, 1892\n\n. The sentiments expressed in the excerpt above about political parties are most similar to those expressed by\n\n(A) George McGovern, Democratic Party, 1972\n\n(B) Theodore Roosevelt, Progressive Party, 1912\n\n(C) Andrew Jackson, Democratic Party, 1829\n\n(D) H. Ross Perot, Reform Party, 1996\n\n. The \"free silver\" campaign of 1896 received its greatest popular support from\n\n(A) New England businessmen, who were discriminated against under the existing banking system\n\n(B) Southern women, who incorporated it into a larger campaign for economic equality\n\n(C) bankers, who had run out of paper currency to invest\n\n(D) farmers, who hoped that a more generous money supply would ease their debt burdens\n\n. Which one of the following political movements most closely shared many of the goals outlined by the Populist Party?\n\n(A) Progressivism of the early 1900s\n\n(B) Neoconservatism of the 1980s\n\n(C) Federalism of the late 1700s\n\n(D) Jacksonian Democracy of the early 1800s\n\n. Which of the following is LEAST associated with the Populist movement?\n\n(A) Support of labor unions\n\n(B) Secret ballot elections\n\n(C) Free coinage of silver\n\n(D) Deregulation of railroads and utilities\n\n. Which of the following was most directly a cause of the success of the Populist party?\n\n(A) Western farmers and ranchers favored conservation and organized to promote the National Parks system.\n\n(B) The growth of corporate power and banking interests inspired rural activists to lobby for political reform.\n\n(C) Western farmers resisted the mechanization of agriculture and resented government interference in rural affairs.\n\n(D) After the Civil War, westward migration slowed, causing a long-term recession in many Western territories.\n\n**Questions 33 - 34 refer to the following excerpt.**\n\n\"With 78 percent of the Union electorate casting ballots, Lincoln was reelected in an Electoral College landslide, 212 to McClellan's 21. The 55% popular vote for the president was the third largest in the nineteenth century, surpassed only by Jackson's first victory in 1828 and Grant's reelection in 1872. McClellan won only New Jersey, Delaware, and Kentucky. Republicans drew support from native-born farmers, skilled and professional workers, those of New England descent, younger voters, and military personnel. Democrats were strongest in the cities and among Irish- and German-Americans (the most populous immigrant groups). It has been estimated that Lincoln received 78% of the vote of Union soldiers and sailors. The figure was not necessary for his reelection, but was perhaps the margin of victory in a few close states and, more importantly, of great symbolic value. Republicans also gained seats in Congress to retain unassailable control, 149 to 42 in the House and 42 to 10 in the Senate; took back several state legislatures; and lost only the governorship of New Jersey (McClellan's home state).\"\n\n\"1864: Lincoln v. McClellan,\" Harpweek.com\n\n. Which of the following conclusions is best supported by the excerpt above?\n\n(A) Lincoln received more votes in the heavily populated states of the North, while McClellan won more sparsely populated states.\n\n(B) Lincoln won the Election of 1864 due to Union successes during the Civil War.\n\n(C) The Emancipation Proclamation mobilized black voters in the South to vote for Lincoln in the Election of 1864.\n\n(D) Republicans managed to gain control of Congress through the efforts of Lincoln to campaign on their behalf.\n\n. Which of the following provides the best explanation for why Radical Republicans opposed Lincoln in 1861?\n\n(A) Lincoln's decision to issue the Emancipation Proclamation was done without congressional oversight.\n\n(B) The Radical Republicans wanted immediate emancipation of slaves, but Lincoln refused to cooperate.\n\n(C) Lincoln's Ten Percent Plan provided no assurance of black suffrage.\n\n(D) Lincoln's appointment of Andrew Johnson as vice president clashed with the Reconstruction goals of the Senate.\n\n**Questions 35 - 40 refer to the following excerpt.**\n\n\"The conscience of the people, in a time of grave national problems, has called into being a new party, born of the nation's sense of justice. We of the Progressive party here dedicate ourselves to the fulfillment of the duty laid upon us by our fathers to maintain the government of the people, by the people and for the people whose foundations they laid. We hold with Thomas Jefferson and Abraham Lincoln that the people are the masters of their Constitution, to fulfill its purposes and to safeguard it from those who, by perversion of its intent, would convert it into an instrument of injustice. In accordance with the needs of each generation the people must use their sovereign powers to establish and maintain equal opportunity and industrial justice, to secure which this Government was founded and without which no republic can endure.\n\n\"This country belongs to the people who inhabit it. Its resources, its business, its institutions and its laws should be utilized, maintained or altered in whatever manner will best promote the general interest. It is time to set the public welfare in the first place.\"\n\nProgressive Party Platform, 1912\n\n. Of the following policies, which was NOT a main objective of American Progressives?\n\n(A) Passage of the Pure Food and Water Act\n\n(B) Creation of national forests and protected wildlife reserves\n\n(C) Initiation of antitrust lawsuits against various corporate monopolies\n\n(D) Intervention in the affairs of Central American governments\n\n. \"Muckraking\" author Jacob A. Riis's _How the Other Half Lives_ best exemplifies which of the following quotes from the excerpt above?\n\n(A) \"the duty laid upon us by our fathers\"\n\n(B) \"masters of their Constitution\"\n\n(C) \"an instrument of injustice\"\n\n(D) \"without which no republic can endure\"\n\n. Which of the following regulatory laws was passed as a result of Upton Sinclair's _The Jungle_?\n\n(A) The Clayton Antitrust act\n\n(B) The Hepburn Act\n\n(C) The Sherman Antitrust Act\n\n(D) The Pure Food and Drug Act\n\n. In harmony with the sentiments of the excerpt above, which of the following best characterizes the \"Square Deal\" of Theodore Roosevelt?\n\n(A) Conservation, trust-busting, consumer protection\n\n(B) Protective tariffs, centralized banking, conservation\n\n(C) Equal opportunity, women's suffrage, laissez-faire economics\n\n(D) Laissez-faire economics, support of labor unions, conservation\n\n. Progressive Theodore Roosevelt's \"Big Stick\" policy in Latin America was best characterized by his\n\n(A) repudiation of the Monroe Doctrine\n\n(B) belief that European nations had the right to protect their economic interests in any remaining colonies throughout the region\n\n(C) recognition of the sovereignty of newly independent nations in the Western hemisphere\n\n(D) belief that the United States had an obligation to protect security and stability by assuming a protective role throughout the Western hemisphere\n\n. Would the Underwood-Simmons Tariff of 1913 be generally endorsed by Progressives of that era?\n\n(A) Yes, because they were largely supporters of Teddy Roosevelt's \"Square Deal\"\n\n(B) Yes, because most Democrats advocated lower duties\n\n(C) No, because they were largely supporters of Teddy Roosevelt's \"New Nationalism\"\n\n(D) No, because they were largely opponents of Woodrow Wilson\n\n**Questions 41 - 45 refer to the following cartoon.**\n\n. The 1933 political cartoon shown above makes the point that\n\n(A) infighting within and among unions prevented their rise to economic power\n\n(B) government inspectors turned their backs to illegal repression of labor unions\n\n(C) attacks on unions were so well concealed that the government did not know where to begin its investigations\n\n(D) from their beginnings, labor unions were controlled by organized crime\n\n. Which of the following acts was the most beneficial to the labor movement?\n\n(A) The Clayton Antitrust Act, which legalized strikes and picketing\n\n(B) The Sherman Antitrust Act, which prevented corporations from monopolizing markets\n\n(C) The Elkins Act, which provided greater regulation of railroads\n\n(D) The Hepburn Act, which regulated public modes of transportation\n\n. Which of the following best accounts for the successes of labor unions?\n\n(A) Throughout the early 1900s, Congress promoted the interests of labor unions over captains of industry.\n\n(B) Immigrants helped to promote a more diverse workforce less reliant on child labor.\n\n(C) Sharecroppers in the South largely voted for Democrats who championed labor causes.\n\n(D) Locally and nationally, organizations such as the American Federation of Labor negotiated directly with corporations to effect change in the workplace.\n\n. Which of the following best describes the conflict between management and labor illustrated in the cartoon?\n\n(A) Tradition vs. innovation\n\n(B) Native-born vs. immigrant\n\n(C) Christian vs. atheist\n\n(D) Urban vs. rural\n\n. How was the Red Scare in post-World War I America connected to organized labor movements?\n\n(A) Unrestricted immigration after World War I flooded the job markets with low-wage workers, leading to resentment by union members and accusations of communist sympathies.\n\n(B) California migrant workers were largely Italian immigrants, many of whom had anarchist leanings.\n\n(C) Labor unions were largely thought to be controlled by liberals with Marxist sympathies.\n\n(D) Senator Joseph McCarthy, a Wisconsin Republican, was hostile to both Communism and labor unions, fueling suspicion among American Conservatives.\n\n**Questions 46 - 49 refer to the following excerpt.**\n\n\"We conclude that, in the field of public education, the doctrine of \"separate but equal\" has no place. Separate educational facilities are inherently unequal. Therefore, we hold that the plaintiffs and others similarly situated for whom the actions have been brought are, by reason of the segregation complained of, deprived of the equal protection of the laws guaranteed by the Fourteenth Amendment.\"\n\n_Brown v. Board of Education_ , 1954\n\n. In which decision did the Supreme Court validate the practice of \"separate but equal\" facilities for blacks and whites?\n\n(A) _Marbury v. Madison_\n\n(B) _Bradwell v. Illinois_\n\n(C) _Plessy v. Ferguson_\n\n(D) _Holden v. Hardy_\n\n. Which of the following best represents an effect of the legal decision described above?\n\n(A) Continuing white resistance slowed efforts at desegregation, sparking a series of social conflicts throughout the South.\n\n(B) The Supreme Court decision _Brown v. the Board of Education_ led to increased enrollment in colleges and universities.\n\n(C) During the 1960s, increasing numbers of high school graduates rejected the notion that a college education was desirable.\n\n(D) In the twentieth century, jobs in advanced technical and medical industries generally require postgraduate degrees.\n\n. All of the following are social movements inspired by the Civil Rights movement EXCEPT\n\n(A) women's rights\n\n(B) gay and lesbian rights\n\n(C) states' rights\n\n(D) Native American rights\n\n. Desegregation of schools was, in part, a response to unfulfilled promises from which of the following initiatives?\n\n(A) The Great Society\n\n(B) The Square Deal\n\n(C) The New Deal\n\n(D) Reconstruction\n\n**Questions 50 - 51 refer to the following excerpt.**\n\n\"If you analyze it I believe the very heart and soul of conservatism is libertarianism. I think conservatism is really a misnomer just as liberalism is a misnomer for the liberals\u2014if we were back in the days of the Revolution, so-called conservatives today would be the Liberals and the liberals would be the Tories. The basis of conservatism is a desire for less government interference or less centralized authority or more individual freedom and this is a pretty general description also of what libertarianism is. Now, I can't say that I will agree with all the things that the present group who call themselves Libertarians in the sense of a party say, because I think that like in any political movement there are shades, and there are libertarians who are almost over at the point of wanting no government at all or anarchy. I believe there are legitimate government functions. There is a legitimate need in an orderly society for some government to maintain freedom or we will have tyranny by individuals. The strongest man on the block will run the neighborhood. We have government to ensure that we don't each one of us have to carry a club to defend ourselves. But again, I stand on my statement that I think that libertarianism and conservatism are traveling the same path.\"\n\nRonald Reagan, Interview published in _Reason_ magazine, 1975\n\n. All of the following are factors that contributed to the prominence of conservatism in the late 1970s and 1980s EXCEPT\n\n(A) the success of the Libertarian party in national elections\n\n(B) the growth of religious fundamentalism\n\n(C) perceived economic and foreign policy failures under President Carter\n\n(D) social changes following the Civil Rights movement and Vietnam War\n\n. Which of the following groups would be most opposed to the sentiments expressed in the excerpt above?\n\n(A) Neoconservatives\n\n(B) Reagan Democrats\n\n(C) Progressive Liberals\n\n(D) Populists\n\n**Questions 52 - 55 refer to the following excerpt.**\n\n\"The challenge of the next half century is whether we have the wisdom to use wealth to enrich and elevate our national life, and to advance the quality of our American civilization....The Great Society rests on abundance and liberty for all. It demands an end to poverty and racial injustice, to which we are totally committed in our time. But that is just the beginning. The Great Society is a place where every child can find knowledge to enrich his mind and to enlarge his talents. It is a place where leisure is a welcome chance to build and reflect, not a feared cause of boredom and restlessness. It is a place where the city of man serves not only the needs of the body and the demands of commerce but the desire for beauty and the hunger for community. It is a place where man can renew contact with nature. It is a place which honors creation for its own sake and for what it adds to the understanding of the race. It is a place where men are more concerned with the quality of their goals than the quantity of their goods. But most of all, the Great Society is not a safe harbor, a resting place, a final objective, a finished work. It is a challenge constantly renewed, beckoning us toward a destiny where the meaning of our lives matches the marvelous products of our labor.\"\n\nLyndon Johnson, Remarks at the University of Michigan, Ann Arbor, 1964\n\n. All of the following were part of Johnson's Great Society program EXCEPT\n\n(A) the Civil Rights Act of 1964\n\n(B) Medicare and Medicaid\n\n(C) the establishment of the Department of Housing and Urban Development\n\n(D) the balanced budget mandate\n\n. Along with his goals of establishing a Great Society, Johnson was also engaged in which of the following initiatives?\n\n(A) Undermining Communism in Cuba with the Bay of Pigs Invasion\n\n(B) Undermining Communism in Vietnam after the Tet Offensive\n\n(C) Undermining Communism in Turkey and Greece using economic aid\n\n(D) Undermining Communism in the Eastern Block by demanding a removal of the Berlin Wall\n\n. Johnson's Great Society most represented an extension of which of the following initiatives?\n\n(A) The New Deal\n\n(B) The Square Deal\n\n(C) The Truman Doctrine\n\n(D) The Monroe Doctrine\n\n. Which one of the following was an unintended consequence of the liberal successes of the 1960s?\n\n(A) Liberal Democrats abandoned antiwar protests in a show of support for President Johnson.\n\n(B) Conservative Republicans mobilized to defend traditional mores and curb government authority.\n\n(C) Economic recession catalyzed by increased government spending causing \"stagflation.\"\n\n(D) A majority of Northern black voters abandoned the Democrat party, siding with Republicans.\n\n**UNITED STATES HISTORY**\n\n**SECTION I, Part B**\n\n**Time\u201450 minutes**\n\n**4 Questions**\n\n**Directions:** Read each question carefully and write your responses on a separate sheet of paper.\n\nUse complete sentences; an outline or bulleted list alone is not acceptable. On test day, you will be able to plan your answers in the exam booklet, but only your responses in the corresponding boxes on the free-response answer sheet will be scored.\n\n**Question 1 is based on the following excerpts.**\n\n\"Constitutionalism is descriptive of a complicated concept, deeply imbedded in historical experience, which subjects the officials who exercise governmental powers to the limitations of a higher law. Constitutionalism proclaims the desirability of the rule of law as opposed to rule by the arbitrary judgment or mere fiat of public officials....Throughout the literature dealing with modern public law and the foundations of statecraft the central element of the concept of constitutionalism is that in political society government officials are not free to do anything they please in any manner they choose; they are bound to observe both the limitations on power and the procedures which are set out in the supreme, constitutional law of the community. It may therefore be said that the touchstone of constitutionalism is the concept of limited government under a higher law.\"\n\nPhilip P. Wiener, \"Dictionary of the History of Ideas: Studies of Selected Pivotal Ideas\"\n\n\"I do not say that democracy has been more pernicious on the whole, and in the long run, than monarchy or aristocracy. Democracy has never been and never can be so durable as aristocracy or monarchy; but while it lasts, it is more bloody than either....Remember, democracy never lasts long. It soon wastes, exhausts, and murders itself. There never was a democracy yet that did not commit suicide. It is in vain to say that democracy is less vain, less proud, less selfish, less ambitious, or less avaricious than aristocracy or monarchy. It is not true, in fact, and nowhere appears in history. Those passions are the same in all men, under all forms of simple government, and when unchecked, produce the same effects of fraud, violence, and cruelty. When clear prospects are opened before vanity, pride, avarice, or ambition, for their easy gratification, it is hard for the most considerate philosophers and the most conscientious moralists to resist the temptation. Individuals have conquered themselves. Nations and large bodies of men, never.\"\n\nJohn Adams, letter to John Taylor, 1814\n\n> 1. Using the excerpts above, answer parts a, b, and c.\n> \n> a) Briefly explain the point of view made by Passage 1.\n> \n> b) Briefly explain the point of view made by Passage 2.\n> \n> c) Provide ONE piece of evidence about New England government before 1800, and explain how it either supports the interpretation in the first passage OR refutes the interpretation in the second passage.\n> \n> 2. United States historians have debated the role of collective security in determining U.S. foreign policy in the late twentieth century. Using your knowledge of United States history, answer parts a and b.\n> \n> a) Choose ONE of the organizations listed below and explain to what extent membership in this organization was a continuation or departure from U.S. foreign policy earlier in the century? Provide at least ONE piece of evidence to support your explanation.\n> \n> \u2022 The UN\n> \n> \u2022 NATO\n> \n> \u2022 SEATO\n> \n> b) Briefly explain why ONE of the other options is not as persuasive as the one you chose.\n\n**Question 3 is based on the following image.**\n\n> 3. Use the image above and your knowledge of history to answer parts a, b, and c.\n> \n> a) Explain the point of view in the image regarding ONE of the following:\n> \n> \u2022 Commerce\n> \n> \u2022 American Indians\n> \n> \u2022 European exploration\n> \n> b) Explain how ONE element of the image expresses the point of view you identified in Part A.\n> \n> c) Explain how a SECOND element of the image expresses the point of view you identified in Part A.\n> \n> 4. Answer a, b, and c.\n> \n> a) Briefly explain ONE example of how freedom of religion brought about new ideas in politics and society at any time prior to 1800.\n> \n> b) Briefly explain a SECOND example of how freedom of religion brought about new ideas in politics and society in the same period.\n> \n> c) Briefly explain ONE example of how religious people or groups resisted new ideas in politics and society in the same period.\n\n**END OF SECTION I**\n\n**Section II**\n\n**The Exam**\n\n**AP \u00ae United States History Exam**\n\n**SECTION II: Free Response**\n\n**DO NOT OPEN THIS BOOKLET UNTIL YOU ARE TOLD TO DO SO.**\n\nAt a Glance\n\n**Total Time**\n\n1 hour, 30 minutes\n\n**Number of Questions**\n\n2\n\n**Percent of Total Score**\n\n40%\n\n**Writing Instrument**\n\nPen with black or dark blue ink\n\nQuestion 1 (DBQ): Mandatory\n\n**Suggested Reading and Writing Time**\n\n55 minutes\n\n**Reading Period**\n\n15 minutes. Use this time to read Question 1 and plan your answer. You may begin writing your response before the reading period is over.\n\n**Suggested Writing Time**\n\n40 minutes\n\n**Percent of Total Score**\n\n25%\n\nQuestion 2 or 3: Choose One Question\n\nAnswer either question 2 or 3\n\n**Suggested Writing Time**\n\n35 minutes\n\n**Percent of Total Score**\n\n15%\n\n**Instructions**\n\nThe questions for Section II are printed in the orange Questions and Documents booklet. You may use that booklet to organize your answers and for scratch work, but you must write your answers in this Section II: Free Response booklet. No credit will be given for any work written in the Questions and Documents booklet.\n\nThe proctor will announce the beginning and end of the reading period. You are advised to spend the 15-minute period reading the question and planning your answer to Question 1, the document-based question. If you have time, you may also read Questions 2 and 3. Do not begin writing in this booklet until the proctor tells you to do so.\n\nSection II of this exam requires answers in essay form. Write clearly and legibly. Circle the number of the question you are answering at the top of each page in this booklet. Begin each answer on a new page. Do not skip lines. Cross out any errors you make; crossed-out work will not be scored.\n\nManage your time carefully. The proctor will announce the suggested time for each part, but you may proceed freely from one part to the next. Go on to Question 2 or 3 if you finish Question 1 early. You may review your responses if you finish before the end of the exam is announced.\n\n**After the exam, you must apply the label that corresponds to the long-essay question you answered\u2014Question 2 or 3. For example, if you answered Question 2, apply the label . Failure to do so may delay your score.**\n\n**UNITED STATES HISTORY**\n\n**SECTION II**\n\n**Total Time\u20141 hour, 30 minutes**\n\n**Question 1 (Document-Based Question)**\n\n**Suggested reading period: 15 minutes**\n\n**Suggested writing time: 40 minutes**\n\n**Directions:** Question 1 is based on the accompanying documents. The documents have been edited for the purpose of this exercise.\n\nIn your response you should do the following.\n\n\u2022 State a relevant thesis that directly addresses all parts of the question.\n\n\u2022 Support the thesis or a relevant argument with evidence from all, or all but one, of the documents.\n\n\u2022 Incorporate analysis of all, or all but one, of the documents into your argument.\n\n\u2022 Focus your analysis of each document on at least one of the following: intended audience, purpose, historical context, and\/or point of view.\n\n\u2022 Support your argument with analysis of historical examples outside the documents.\n\n\u2022 Connect historical phenomena relevant to your argument to broader events or processes.\n\n\u2022 Synthesize the elements above into a persuasive essay that extends your argument, connects it to a different historical context, or accounts for contradictory evidence on the topic.\n\n1. When World War I broke out, the United States declared its policy of neutrality. To what extent did the United States follow a policy of neutrality between 1914 and 1917?\n\nUse the documents and your knowledge of the era to construct your response.\n\n**Document 1**\n\n* * *\n\nSource: President Woodrow Wilson, message to Congress (August 19, 1914)\n\nThe effect of the war upon the United States will depend upon what American citizens say and do. Every man who really loves America will act and speak in the true spirit of neutrality, which is the spirit of impartiality and fairness and friendliness to all concerned.\n\nThe people of the United States are drawn from many nations, and chiefly from the nations now at war. It is natural and inevitable that there should be the utmost variety of sympathy and desire among them with regard to the issues and circumstances of the conflict.\n\nSuch divisions amongst us would be fatal to our peace of mind and might seriously stand in the way of the proper performance of our duty as the one great nation at peace, the one people holding itself ready to play a part of impartial mediation and speak the counsels of peace and accommodation, not as a partisan, but as a friend.\n\n* * *\n\n**Document 2**\n\n* * *\n\nSource: Hugo Munsterberg, Harvard University professor, letter to Woodrow Wilson (November 19, 1914)\n\nDear Mr. President:\n\n[I] ask your permission to enter into some detail with regard to the neutrality question. But let me assure you beforehand that I interpret your inquiry as referring exclusively to the views which are expressed to me by American citizens who sympathize with the German cause or who are disturbed by the vehement hostility to Germany on the part of the American press. My remarks refer in no way to the views of official Germany...\n\nFirst, all cables sent by and received by wire pass uncensored, while all wireless news is censored. This reacts against Germany, because England sends all her news by cable, whereas Germany alone uses the wireless...\n\nSecond, the policy of the administration with regard to the holding up, detaining and searching of Germans and Austrians from neutral and American vessels is a reversal of the American policy established in 1812. It has excited no end of bitterness.\n\nThird, the United States permitted the violation by England of the Hague Convention and international law in connection with conditional and unconditional contraband....[O]n former occasions the United States has taken a spirited stand against one-sided interpretations of international agreements. The United States, moreover, [previously] insisted that conditional contraband can be sent in neutral or in American [ships] even to belligerent nations, provided it was not consigned to the government, the military or naval authorities...By permitting this new interpretation the United States practically supports the starving out policy of the Allies [and seriously handicapping] Germany and Austria in their fight for existence...\n\nMany of the complaints refer more to the unfriendly spirit than to the actual violation of the law. Here above all belongs the unlimited sale of ammunition to the belligerents....\n\n* * *\n\n**Document 3**\n\n* * *\n\nSource: Robert Lansing, _War Memoirs_ (1935)\n\nThe author was acting secretary of state during the period described below.\n\nThe British authorities...proceeded with their policy [of blockading American ships headed for mainland Europe] regardless of protests and complaints. Neutral ships were intercepted and, without being boarded or examined at sea, sent to a British port, where their cargoes were examined after delays, which not infrequently lasted for weeks. Even a vessel which was finally permitted to proceed on her voyage was often detained so long a time that the profits to the owners or charterers were eaten up by the additional expenses of lying in port and by the loss of the use of the vessels during the period of detention.\n\n* * *\n\n**Document 4**\n\n* * *\n\nSource: Secretary of State William Jennings Bryan, letter to the Chairman of the Senate Committee on Foreign Relations (January 20, 1915)\n\nDear Mr. Stone:\n\nI have received your letter...referring to frequent complaints or charges made...that this Government has shown partiality to Great Britain, France, and Russia against Germany and Austria during the present war....I will take them up...\n\n(1) Freedom of communication by submarine cables versus censored communication by wireless.\n\nThe reason that wireless messages and cable messages require different treatment by a neutral government is as follows: Communications by wireless can not be interrupted by a belligerent. With a submarine cable it is otherwise. The possibility of cutting the cable exists...Since a cable is subject to hostile attack, the responsibility falls upon the belligerent and not upon the neutral to prevent cable communication.\n\nA more important reason, however, at least from the point of view of a neutral government is that messages sent out from a wireless station in neutral territory may be received by belligerent warships on the high seas. If these messages...direct the movements of warships...the neutral territory becomes a base of naval operations, to permit which would be essentially unneutral.\n\n(4) Submission without protest to British violations of the rules regarding absolute and conditional contraband as laid down in the Hague conventions, the Declaration of London, and international law.\n\nThere is no Hague convention which deals with absolute or conditional contraband, and, as the Declaration of London is not in force, the rules of international law only apply. As to the articles to be regarded as contraband, there is no general agreement between nations...\n\nThe United States has made earnest representations to Great Britain in regard to the seizure and detention by the British authorities of all American ships....It will be recalled, however, that American courts have established various rules bearing on these matters.\n\n(9) The United States has not interfered with the sale to Great Britain and her allies of arms, ammunition, horses, uniforms, and other munitions of war, although such sales prolong the conflict.\n\nThere is no power in the Executive to prevent the sale of ammunition to the belligerents.\n\nThe duty of a neutral to restrict trade in munitions of war has never been imposed by international law...\n\n(20) General unfriendly attitude of Government toward Germany and Austria. If any American citizens, partisans of Germany and Austria-Hungary, feel that this administration is acting in a way injurious to the cause of those countries, this feeling results from the fact that on the high seas the German and Austro-Hungarian naval power is thus far inferior to the British. It is the business of a belligerent operating on the high seas, not the duty of a neutral, to prevent contraband from reaching an enemy....\n\nI am [etc.]\n\nW.J. Bryan\n\n* * *\n\n**Document 5**\n\n* * *\n\nSource: _New York Times_ , notice (May 1, 1915)\n\nNOTICE!\n\nTRAVELLERS intending to embark on the Atlantic voyage are reminded that a state of war exists between Germany and her allies; that the zone of her waters includes the waters adjacent to the British Isles; that, in accordance with formal notice given by the Imperial German Government, vessels flying the flag of Great Britain, or of any of her allies, are liable to destruction in those waters and that travellers sailing in the war zone on ships of Great Britain or her allies do so at their own risk.\n\nIMPERIAL GERMAN EMBASSY\n\n* * *\n\n**Document 6**\n\n* * *\n\nSource: Report from the American Customs Inspector in New York (1915)\n\nQ: Did the _Lusitania_ have on board on said trip 5400 cases of ammunition? If so, to whom were they consigned?\n\nA: The _Lusitania_ had on board, on said trip, 5468 cases of ammunition. The Remington Arms-Union Metallic Cartridge Co. shipped 4200 cases of metallic cartridges, consigned to the Remington Arms Co., London, of which the ultimate consignee was the British Government. G. W. Sheldon & Co. shipped three lots of fuses of 6 cases each, and 1250 cases of shrapnel, consigned to the Deputy Director of Ammunition Stores, Woolwich, England.\n\n* * *\n\n**Document 7**\n\n* * *\n\nSource: Woodrow Wilson, speech to Congress (March 24, 1916)\n\n...I have deemed it my duty, therefore, to say to the Imperial German Government, that if it is still its purpose to prosecute relentless and indiscriminate warfare against vessels of commerce by the use of submarines, notwithstanding the now demonstrated impossibility of conducting that warfare in accordance with what the Government of the United States must consider the sacred and indisputable rules of international law and the universally recognized dictates of humanity, the Government of the United States is at last forced to the conclusion that there is but one course it can pursue; and that unless the Imperial German Government should now immediately declare and effect an abandonment of its present methods of warfare against passenger and freight carrying vessels, this Government can have no choice but to sever diplomatic relations with the Government of the German Empire altogether.\n\nThis decision I have arrived at with the keenest regret; the possibility of the action contemplated I am sure all thoughtful Americans will look forward to with unaffected reluctance. But we cannot forget that we are in some sort and by the force of circumstances the responsible spokesmen of the rights of humanity, and that we cannot remain silent while those rights seem in process of being swept utterly away in the maelstrom of this terrible war. We owe it to a due regard to our own rights as a nation, to our sense of duty as a representative of the rights of neutrals the world over, and to a just conception of the rights of mankind to take this stand now with the utmost solemnity and firmness...\n\n* * *\n\n**END OF DOCUMENTS FOR QUESTION 1**\n\n**Question 2 or Question 3**\n\n**Suggested writing time: 35 minutes**\n\n**Directions:** Choose EITHER question 2 or question 3.\n\nIn your response you should do the following.\n\n\u2022 State a relevant thesis that directly addresses all parts of the question.\n\n\u2022 Support your argument with evidence, using specific examples.\n\n\u2022 Apply historical thinking skills as directed by the question.\n\n\u2022 Synthesize the elements above into a persuasive essay that extends your argument, connects it to a different historical context, or connects it to a different category of analysis.\n\n2. To what extent did the American Revolution represent change and\/or continuity over time in relation to how colonists reacted to the British imperial authority?\n\n3. To what extent did the social and political actions of Americans during the 1960s represent change and\/or continuity over time?\n\n**STOP**\n\nEND OF EXAM\n\n# Practice Test 1: Answers and Explanations\n\n## ANSWER KEY\n\n### **Section I, Part A: Multiple-Choice Questions**\n\n. B\n\n. C\n\n. C\n\n. C\n\n. A\n\n. A\n\n. B\n\n. D\n\n. C\n\n. C\n\n. D\n\n. D\n\n. D\n\n. C\n\n. B\n\n. C\n\n. C\n\n. D\n\n. A\n\n. A\n\n. D\n\n. A\n\n. D\n\n. C\n\n. C\n\n. D\n\n. B\n\n. D\n\n. D\n\n. A\n\n. D\n\n. B\n\n. A\n\n. B\n\n. D\n\n. C\n\n. D\n\n. A\n\n. D\n\n. B\n\n. B\n\n. A\n\n. D\n\n. A\n\n. C\n\n. C\n\n. A\n\n. C\n\n. D\n\n. A\n\n. C\n\n. D\n\n. B\n\n. A\n\n. B\n\n_**Once you have checked your answers, remember to return tothis page and respond to the Reflect questions.**_\n\n## SECTION I, PART A: MULTIPLE-CHOICE QUESTIONS\n\n#### **Questions 1\u20134**\n\nEarly interactions among native peoples and Europeans challenged the worldviews of each group. European overseas expansion and sustained contacts with native peoples shaped European views of social, political, and economic relationships among and between white and non-white peoples. With little experience dealing with people who were different from themselves, Spanish and Portuguese explorers poorly understood the native peoples they encountered in the Americas, leading to debates over how natives should be treated and how \"civilized\" these groups were compared to European standards. Many Europeans developed a belief in white superiority to justify their subjugation of Africans and American Indians, while others took a more humanitarian approach.\n\n. **B** The two quotations represent two vastly different views of non-white natives. The quote by Juan de Sepulveda rules out (A). Neither quote mentions the abolition of slavery, so rule out (C), and the concept of natural rights would tend to discourage white supremacy, so rule out (D).\n\n. **C** Although many people assume Columbus to be the first European to explore North America, Scandinavians had previously explored areas in the northern part of this continent. The Spanish were not directly responsible for slavery, so rule out (A). Early Mexicans did not raise cattle or wheat, so rule out (B). And the Spanish did, in fact, intermarry extensively with native peoples throughout Mexico and South America, so rule out (D).\n\n. **C** Theodore Roosevelt was most known for key foreign policy strategies in Latin America, particularly the Spanish-American War. Choice (A), Polk, was more concerned with domestic expansion. Choice (B), James Monroe, originator of the Monroe Doctrine, may have inspired Roosevelt, but Monroe was not involved in Latin American affairs during his presidency from 1817 to 1825. Chester Arthur is irrelevant to this question, so rule out (D). (Additionally, if you know that all choices but (C) are 19th century presidents, \"twentieth century\" is a giveaway.)\n\n. **C** The spread of maize cultivation from present-day Mexico northward into the American Southwest and beyond supported economic development in these areas and allowed tribes to remain in fixed communities. This is most similar to the fixed agricultural and fishing communities of the Iroquois. Buffalo and seal hunting would require some degree of migration, so rule out (A) and (D), while (B), wolf domestication, would not provide a steady supply of food.\n\n#### **Questions 5\u20139**\n\nThe Puritans came to the New World to escape religious and political persecution in England. In their communities, freedom of worship was solely a Puritan right. Non-Puritans were limited politically as well: only property-owning male Puritans were allowed to vote in the colonial assemblies (which, oddly, were quite democratic, within the extremely limited parameters of their membership). Those who questioned the church too aggressively\u2014as did Roger Williams and Anne Hutchinson\u2014were banished from the community. Williams went on to found the colony of Rhode Island, which for decades was the only place in New England where religious liberty was granted.\n\n. **A** Believing that theirs was the one true church, the Puritans saw no contradiction in denying others the same rights they had sought in England.\n\n. **A** Williams was quite a radical thinker for his time and place. After accepting a position as teacher in the Salem Bay settlement, Williams both taught and published a number of controversial principles. He believed, for example, that the king of England had no power to give away land that clearly belonged to the Native Americans. He also felt that the state was an imperfect vehicle for the imposition of God's will on Earth, so he advocated religious tolerance and the separation of church and state. Such ideas were pure anathema to the Puritans, who had settled Massachusetts Bay to establish precisely the type of state that Williams preached against. Neither easygoing nor good sports, the Puritans eventually banished Williams. Williams moved to what is now Rhode Island, received a charter, and founded a new colony. Rhode Island's charter allowed for the free exercise of religion; it did not require voters in its legislature to be church members.\n\n. **B** The term \"First Great Awakening\" refers to a period of resurgence of religious fundamentalism that took place between the 1730s and the 1760s. Its most prominent spokesmen were Congregationalist preacher Jonathan Edwards and Methodist preacher George Whitefield. From 1739 until his death in 1770, Whitefield toured the colonies preaching what has since come to be known as \"revivalism.\" The period was marked by the creation of a number of evangelical churches, emphasis on the emotional power of religion, and, briefly, a return of the persecution of witches. Whitefield was a native of England, where the Enlightenment was in full swing; its effects were also beginning to be felt in the colonies. The Enlightenment was a natural outgrowth of the Renaissance, during which Europe rediscovered the great works of the ancient world and began to assimilate some of its ideals. While European thinkers of the time did not turn their backs on religion, they also entertained ideas about the value of empirical thought and scientific inquiry that were not entirely consonant with contemporary religious beliefs. Further, they began to view humanity as a more important\u2014and God as a less important\u2014force in shaping human history. The First Great Awakening is usually characterized as a response to the threats posed by the intellectual trends of the Enlightenment.\n\n. **D** The period between 1649 and 1660 is often referred to as the \"Interregnum,\" Latin for \"between kings,\" because during that brief period England had no king. Rather, it was governed as a republican Commonwealth, with its leader, Oliver Cromwell, named \"lord protector.\" The English Civil Wars, between 1642 and 1648, are often called the Puritan Revolution because they pitted the Puritans against the Crown. Royalists fought for the divine right of the king to rule and the maintenance of the Church of England (the Episcopal Church) as the official church of state. The Puritans fought for a republican Commonwealth and a greater level of state tolerance for freedom of religion. The Puritans won and, for a little over a decade, ruled England. The death of Cromwell (1658) robbed the Puritans of their best-known and most respected leader, and by 1660 the Stuarts were restored to the throne. During the Interregnum, Puritans had little motive to move to the New World. Everything they wanted\u2014freedom to practice their religion, representation in the government\u2014was available to them in England. With the restoration of the Stuarts, many Puritans sought the opportunities and freedoms of the New World, bringing with them the republican ideals of the revolution.\n\n. **C** The Halfway Covenant extended the privilege of baptism to all children of baptized people, not just those who had the personal experience of conversion. The Covenant was an attempt to bring more people into the church and do away with some of the distinctions between the \"elect\" and all others.\n\n#### **Questions 10\u201311**\n\nDuring the fight for liberation against the English monarchy, the colonists were leery of establishing a too-powerful national government. They erred too much on the side of caution, however; by severely limiting the government's ability to levy taxes and duties, the framers of the Articles essentially hobbled the fledgling government. The Articles also curtailed the government's ability to regulate international trade, enforce treaties, and perform other tasks necessary to international relations. Havoc ensued. The British refused to abandon military posts in the states, and the government was powerless to expel them. Furthermore, the British, French, and Spanish began to restrict U.S. trade with their colonies. That, coupled with the government's reluctance and inability to tax its citizens, nearly destroyed the country's economy.\n\n. **C** Choice (A) is incorrect because the Articles did not create an executive, just a unicameral legislature. Choice (B) is incorrect because the Articles could be amended, but only by unanimous approval of the states. Choice (D) is incorrect; the Articles gave the government the power to mediate such disputes, on appeal raised by the states.\n\n. **D** The land sales in the Northwest were structured so that they would benefit the entire nation and gave newly created states equal status with the older states. None of the other choices were actually accomplished under the Articles of Confederation, which did not provide for a strong central government.\n\n#### **Questions 12\u201314**\n\nThroughout the colonial period, the English subscribed to the economic theory of mercantilism, which held, among other things, that a nation's wealth rested on colonial holdings, a favorable balance of trade, and a large store of precious metals. Mercantilists held that governments must regulate trade through taxes so as to preserve their self-interest. Accordingly, English taxes and levies on the colonists (prior to the Sugar Act) were proposed and accepted as acts of mercantilist protectionism. The Sugar Act was something different.\n\n. **D** England accrued a large war debt during the French and Indian War. Since, it was argued, the war was fought to protect the colonists, the colonists should share in its expense. Revenues from the Sugar Act were earmarked toward repaying that debt. The colonists saw things differently, however. Many argued that Englishmen could not be taxed without their consent, and since the colonists had no representatives in Parliament, they simply could not be taxed. The Sugar Act is often regarded as a major catalyst in the chain of events that led to the Revolutionary War.\n\n. **D** British treatment of the colonies during the period preceding the French and Indian War (also called the Seven Years' War) is often described as \"salutary neglect\" (or \"benign neglect\"). Although England regulated trade and government in its colonies, it interfered in colonial affairs as little as possible. Grenville's policies put an end to salutary neglect, rather than extending it.\n\n. **C** Since the Sugar Act was designed to raise funds necessary to pay off war debts, increased taxes following World War I would be most similar to this.\n\n#### **Questions 15\u201316**\n\nBefore the Revolution, the rebels needed a masterpiece of propaganda that would rally colonists to their cause. They got it in _Common Sense_ , a pamphlet published in January of 1776 by an English printer named Thomas Paine. Paine not only advocated colonial independence, he also argued for the merits of republicanism over monarchy.\n\n. **B** Since Paine describes government as a \" _necessary_ evil,\" (A) is too extreme. Choice (C) is wrong because Paine states that society is a \"blessing.\" The word \"only\" makes (D) too extreme.\n\n. **C** The key to this question is its reference to the Anti-Federalists. The Anti-Federalists were suspicious of centralized government power and were leery of Washington's military response to the Whiskey Rebellion in 1794. The response to Shays's Rebellion was weak; it would not have posed a perceived threat, so eliminate (B). Choice (A), Bacon's Rebellion, and (D), Pontiac's Rebellion, occurred prior to the Revolution, so these answers can be ruled out immediately.\n\n#### **Questions 17\u201322**\n\nThe idea of Manifest Destiny was originally advanced by a newspaper editor in the 1840s, and it quickly became a part of the public's\u2014and government's\u2014vocabulary. Part and parcel with the doctrine of Manifest Destiny was the notion that Europeans, especially English-speaking Europeans, were culturally and morally superior to those whom they supplanted, and so they were entitled to the land even if others were already living on it. Manifest Destiny was later invoked as a justification for the Spanish-American War.\n\n. **C** O'Sullivan makes reference to God and the tone of the passage is clear and confident, so (C) is the best choice. No mention is made of distances, so rule out (A). Neither women nor slaves are mentioned, so rule out (B) and (D), respectively.\n\n. **D** Overpopulation and poor harvests in Ireland fueled a steady stream of immigration to the United States. Between the years 1820 and 1854, the Irish made up the single largest immigrant group for all but two of the years. The peak immigration period was between 1847 and 1854, when the potato famine struck Ireland; during those years, well over one million Irish left for America. In 1854, German immigrants began to outnumber the Irish, although Irish immigration remained at such a level that, by 1900, there were more Irish in the United States than in Ireland.\n\n. **A** During the century, the federal government gave over 180 million acres to railroad companies; state and local governments gave away another 50 million. For the federal government, the goal was the completion of a national rail system in order to promote trade. Local governments often wanted the railroad to come to a specific town because a rail station was a great boon to growth.\n\nThe incorrect answers are all entirely false. The nation's railroads grew haphazardly, and frequently different lines could not be joined because the tracks were of different gauges, so rule out (B). The transcontinental railroad was the single greatest factor in the growth of the American steel industry, so rule out (C). The North had a much more sophisticated rail system than the South, which gave the Union a great advantage in the Civil War, so rule out (D).\n\n. **A** In January 1848, a carpenter discovered gold at Sutter's Mill, California. Word spread quickly, and soon the Gold Rush was on. Western migrants continued to travel west on the Oregon Trail until they reached Fort Hall (in modern Idaho), but then they turned south on the California Trail and headed for where the gold was supposed to be. Most wound up disappointed, as only a very few found much gold. In seven years, California's population grew from 15,000 to 300,000. One observer noted that, by 1849, the western section of the Oregon Trail (which led into the Oregon Territory) \"bore no evidence of having been much traveled.\"\n\n. **D** The United States almost fought a war over the Oregon Territory, which consisted of present-day Oregon, Washington, and parts of Montana and Idaho. Originally, American expansionists and settlers demanded all the territory up to the 54\u00b0409 boundary, and they were willing to fight the British (who held it as part of their Canadian territories) to get it. Contemporaneous conflicts near Mexico caused President Polk to reconsider war with Great Britain; he feared that two wars would spread forces dangerously thin, as well as damage his popularity with voters. Therefore, Polk decided to negotiate a settlement with the British\u2014the United States accepted a boundary at the 49th parallel\u2014and directed his military activities southward. The United States subsequently entered a war with Mexico, which netted them much of the territory that makes up the Southwestern states.\n\n. **A** James K. Polk is known as the \"Manifest Destiny\" president; it was during his term that the country extended so many of its borders.\n\n#### **Questions 23\u201327**\n\nIn the 1840s, Frederick Douglass began publishing his influential newspaper _The North Star_. Douglass, an escaped slave, gained fame as a gifted writer and eloquent advocate of freedom and equality.\n\n. **D** Dred Scott was a slave whose owner had traveled with him into the free state of Illinois and also into the Wisconsin Territory, where slavery was prohibited. Scott declared himself a free man, and a series of court cases ruled variously for and against his claim. The case finally reached the Supreme Court in 1857. Taney's ruling was remarkable in that it far exceeded the scope of the case. Taney could simply have ruled on the merits of the case; instead, he decided to establish a wide-ranging precedent. Slaves, he said, were property, and as such could be transported anywhere. Because slaves were not citizens, Taney further reasoned, they could not sue in federal court (thereby eliminating the possibility of the court reviewing any such cases in the future). Taney topped off his decision by stating that Congress could neither prevent settlers from transporting their slaves to western territories nor could it legislate slavery in those areas, thus nullifying the Missouri Compromise and rendering the concept of popular sovereignty unconstitutional. Taney's decision is infamous for its lack of compassion for Scott and slaves, and it is significant in that it hastened the inevitable Civil War. Choice (A) describes _Plessy v. Ferguson_ , (B) describes many Supreme Court cases of the 1890s, and (C) describes _Engle v. Vitale_. You should know the _Plessy_ and Dred Scott decisions, but not _Engle_ , by name.\n\n. **C** In the excerpt, Douglass asserts that slaveholders have an advantage because they control all aspects of government. He states that \"the Federal Government...is pledged to support, defend, and propagate the crying curse of human bondage.\" This may have been true in 1857, but Lincoln turned the tables in 1860 by running on a Free-Soil platform, thus opposing the institution of slavery. He did not promote popular sovereignty, so rule out (A). The Homestead Act is irrelevant to this question, so rule out (B). The slaves were not freed in 1860, so rule out (D).\n\n. **C** Many white Americans in the South asserted their regional identity through pride in the institution of slavery, insisting that the federal government should defend that institution. Indentured servants had long been replaced by slaves before 1857, so rule out (A). Douglass does not appear to be \"adapting,\" so rule out (B). And, although Douglass was an abolitionist, he has not apparently swayed the opinion of Southerners, according to his own words, so rule out (D).\n\n. **D** Northern Republicans were most prone to abolitionist sentiments in 1857. Southerners in general were more likely to defend or tolerate slavery, so rule out (A) and (C). Choice (B), western ranchers, were not known for having strong abolitionist views, although many were no doubt sympathetic to Douglass. Choice (D) is a better answer.\n\n. **B** In the Northeast, the Second Great Awakening gave birth to numerous societies dedicated to the task of saving humanity from its own worst impulses. Much of the language of reform had a religious tone. For example, drinking and poverty were considered social evils. The religious and moral fervor that accompanied the Second Great Awakening also persuaded more and more Northerners that slavery was a great evil.\n\n#### **Questions 28\u201332**\n\nThe Populists fought for the rights of the farmers and supported the free coinage of silver instead of the traditional reliance on the gold standard (which was seen as favoring bankers and lenders). Their leader, William Jennings Bryan, gave his most memorable speech in which he stated that the poor were being \"crucified on a Cross of Gold.\" The Populists also believed in government ownership of railroads and utilities and opposed the tariff policies of William McKinley.\n\n. **D** The excerpt specifically decries the \"two great political parties\" and asserts that \"grievous wrongs have been inflicted upon the suffering people.\" This is most similar to the third-party presidential candidate H. Ross Perot, who ran for office twice in the 1990s, lambasting both Democrats and Republicans in his bid for independent-minded voters. Choices (A), George McGovern, and (C), Andrew Jackson, were not critics of political parties per se. Theodore Roosevelt is a close choice, since Progressives did adopt some Populist ideals, but he was not as much of an outlier as Perot. Choice (D) is the best choice.\n\n. **D** The \"free silver\" campaign aimed to increase the money supply through the free coinage of silver. It was the great cause of the Populist party, which argued that the existing monetary practices favored the wealthy and elite, particularly in the Northeast. Free coinage of silver, the party argued, would cause inflation but would also put more money in circulation, making it easier for farmers to pay off their debts. Furthermore, Populists felt that a larger money supply was appropriate to the United States' tremendous growth rate at that time. The policy was naturally quite popular with farmers, but not with bankers, who would have had their loans repaid with devalued currency. Free silver was a central issue in the 1896 election, during which the Populists and the Democratic party joined forces.\n\n. **A** Progressives adopted some Populist causes, such as better conditions for working people and government regulation of certain industries, so (A) is the best choice. Although some Populists had conservative leanings, neoconservatism is a very different ideology, so rule out (B). Jackson was not reform-minded in the same way Populists were, so rule out (D).\n\n. **D** Western Populists resented the control that the railroads exerted over transportation of goods across the country and wished to see railroads more tightly controlled by the federal government. All other answers represent Populist causes.\n\n. **B** The Populists generally resented big business and banking interests and saw their power as working contrary to the interests of farmers, ranchers, and working people in general. Most Populists lived in rural areas, although later Populists championed the causes of urban factory workers. Conservation was not a prominent concern for Populists, so rule out (A). Western farmers did not resent government interference; in fact, they often welcomed it, so rule out (C). Westward migration did not slow after the Civil War; it increased, so rule out (D).\n\n#### **Questions 33\u201334**\n\nAbraham Lincoln ran as the Republican nominee against Democratic candidate George B. McClellan, who ran as the \"peace candidate\" without personally believing in his party's platform. Lincoln was re-elected president. Electoral College votes were counted from 25 states. Since the election of 1860, the Electoral College had expanded with the admission of Kansas, West Virginia, and Nevada as free-soil states. As the American Civil War was still raging, no electoral votes were counted from any of the eleven Southern states. Lincoln won by more than 400,000 popular votes on the strength of the soldier vote and military successes such as the Battle of Atlanta.\n\n. **A** This question is all about Process of Elimination (POE). There is no mention of black voters, so rule out (C). Choice (D) is tempting, but we don't know for sure if Lincoln was campaigning for any other Republicans. Choice (B) is likewise unsupported. Choice (A) must be true because Lincoln won so many Electoral College votes. New Jersey and Delaware are relatively small states, while Kentucky was rural in 1864.\n\n. **B** When the Union dissolved and the South left Congress, Lincoln was faced with a legislature much more progressive in its thoughts on slavery than he was. The Radical Republican wing of Congress wanted immediate emancipation. Choices (A), (C), and (D) are all post-1861.\n\n#### **Questions 35\u201340**\n\nProgressives were primarily concerned with domestic reform; their agenda was the greater empowerment of labor, women, and the poor. The successes of the Progressive Era include those mentioned in the answer choices, the beginning of direct elections for the U.S. Senate, and the establishment of three popular political tools: the ballot initiative, the referendum, and the recall.\n\n. **D** The Progressives pursued no coherent foreign policy per se. Although Theodore Roosevelt was interested in Central American affairs, he was not representing primarily Progressive ideals with this initiative.\n\n. **C** Photojournalist Jacob Riis exposed the misery of tenement life in his book _How the Other Half Lives_ , published in 1890. Muckrakers in general were concerned with \"injustice,\" so the answer is (C).\n\n. **D** The Pure Food and Drug Act was passed after Sinclair wrote _The Jungle_ , which exposed the filth and disease that was rampant throughout the slaughterhouses of Chicago.\n\n. **A** Theodore Roosevelt's \"Square Deal\" program was designed to conserve the earth's resources, control corporations through government regulation, and protect the consumer.\n\n. **D** The \"Big Stick\" policy is the nickname given to The Roosevelt Corollary to the Monroe Doctrine and should be studied along with Taft's \"Dollar Diplomacy\" and Wilson's \"Moral Diplomacy.\" The United States often intervened in Latin America at the turn of the 19th and early 20th century to protect and promote U.S. economic interests but often did so under the guise of protecting the political stability and security of whatever nation was being policed.\n\n. **B** The Underwood-Simmons Tariff was passed under Woodrow Wilson. (Hint: \"Under,\" then \"w\" for Wilson.) Although Wilson was one of the three Progressive presidents (Roosevelt and Taft being the other two), he was the only Democrat. The Republican Party has supported big business since the end of the 19th century, and therefore, high protective tariffs are usually enacted when Republicans are in office. The Underwood-Simmons Tariff, however, actually _lowered_ duties on imported goods; thus the answer is (B).\n\n#### **Questions 41\u201345**\n\nLabor unions have had a very rough go of it for many decades. At first, government policy and law were directed only at the protection of corporations and their property. Eventually, legislature passed bills protecting the rights of workers to organize and to bargain collectively. Enforcement of those protections, however, was lax to nonexistent; as a result, many union workers were subject to all sorts of harassment. The use of scabs and strike-breaking thugs was common; workers who dared to organize could lose their jobs and even their lives.\n\n. **B** The cartoon depicts the government conducting a misdirected fact-finding mission at a time when abuses against labor unions were obvious. The attack is not \"well-concealed,\" so rule out (C).\n\n. **A** Samuel Gompers once referred to the Clayton Antitrust Act as \"The Magna Carta of Labor,\" because in addition to strengthening the Sherman Antitrust Act, it also exempted labor unions from antitrust prosecution and legalized strikes and picketing.\n\n. **D** Congress did not consistently promote the interests of labor unions, so rule out (A); Republicans, in particular, tended to try to curb the power of labor. Immigrants were not a large part of labor union membership, nor did they displace child workers (laws banning child labor accomplished this), so rule out (B). Black sharecroppers may have voted for Democrats, but they did not have a direct influence, so rule out (C). Thus, the success of labor unions was largely due to their own efforts.\n\n. **A** Labor unions met with resistance, in part, because they were new to America, a change from the traditional relationship between employer and employee. Many conservatives did not trust this new attempt to organize the workforce. Both union organizers and employers tended to be largely native-born, so (B) does not represent a contrast. Religion is not a factor here, so rule out (C). And most union AND employers were urban, so (D) does not represent a contrast.\n\n. **C** Although it was by no means universal, many early 20th-century union leaders were, in fact, Communists, or sympathetic to socialist ideologies. (This tendency reversed after World War II.) Choice (A) may have some kernel of truth, but is not the primary cause of the antilabor sentiment. Choice (D) is incorrect because McCarthy was most vocal in the 1950s.\n\n#### **Questions 46\u201349**\n\nIn 1954, the Supreme Court ruled invalid the \"separate but equal\" standard approved by the court in _Plessy v. Ferguson_ (1896). In a 9 to 0 decision, the court ruled that \"separate educational facilities are inherently unequal.\" The suit was brought on behalf of Linda Brown, a black school-age child, by the NAACP. Then-future Supreme Court Justice Thurgood Marshall argued the case.\n\n. **C** About the other cases mentioned here: (A), _Marbury v. Madison_ , is the case that established the principle of judicial review. Choice (B), _Bradwell v. Illinois_ , is an 1873 decision in which the court upheld the right of the state of Illinois to deny a female attorney the right to practice law simply on the basis of gender. That case represented a setback for both women's rights and the Fourteenth Amendment. In (D), _Holden v. Hardy_ , the Court ruled that states could pass laws regulating safety conditions in privately owned workplaces.\n\n. **A** Liberalism, based on a firm belief in the efficacy of governmental and especially federal power to achieve social goals at home, reached its apex in the mid-1960s and generated a variety of political and cultural responses. Southern Conservatives did not accept the goals of Civil Rights liberals without a struggle. Riots and protests erupted throughout the South, while Little Rock, Arkansas, refused to integrate its high school for some time. Choices (B) and (C) are unsupportable, while (D) cannot be directly attributed to _Brown_.\n\n. **C** Many formerly oppressed groups were inspired to take action after the successes of the Civil Rights movement. States' rights, however, was never a social movement in the same manner as the others.\n\n. **D** Reconstruction had originally intended to integrate freed slaves into Southern white society, but it largely failed to do so. Civil Rights leaders picked up the banner and sought to get the equal rights they had legally earned after the Civil War.\n\n#### **Questions 50\u201351**\n\nIn the 1980s, a new conservatism grew to prominence in U.S. culture and politics, defending traditional social values and rejecting liberal views about the role of government. Reduced public faith in the government's ability to solve social and economic problems, the growth of religious fundamentalism, and the dissemination of neoconservative thought all combined to invigorate conservatism.\n\n. **A** Public confidence and trust in government declined in the 1970s in the wake of economic inflation, political scandals, and foreign policy crises, such as the Iranian hostage crisis, so rule out (C). The rapid and substantial growth of evangelical and fundamentalist Christian churches and organizations, as well as increased political participation by some of those groups, encouraged significant opposition to liberal social and political trends\u2014rule out (B) and (D). Libertarians never had much success in national elections, so (A) is the exception.\n\n. **C** Progressive Liberals would have been most opposed to Reagan's conservative principles. Choice (B), Reagan Democrats, were more moderate in their views, while (D), Populists, were not entirely liberal in their views.\n\n#### **Questions 52\u201355**\n\nThe legislation passed during 1965 and 1966 represented the most sweeping change to U.S. government since the New Deal. Johnson's social agenda was termed the \"Great Society.\"\n\n. **D** All choices, except (D), were indeed part of the Great Society program. Rather than balancing the budget, the Great Society reforms meant a significant increase in federal spending, which grew faster than government revenues through taxes.\n\n. **B** Under the Lyndon B. Johnson Administration, U.S. involvement in Vietnam accelerated. Choice (A) is associated with Kennedy. Choice (C) is associated with Truman and Eisenhower. Choice (D) occurred in the late 1980s and early 1990s under Reagan and George H.W. Bush.\n\n. **A** Today's social welfare system stems from the New Deal; those who feel that the current American system has failed can point to Roosevelt as the man who started it all.\n\n. **B** Liberal ideals were realized in Supreme Court decisions that expanded democracy and individual freedoms, Great Society social programs and policies, and the power of the federal government, yet these unintentionally helped energize a new conservative movement that mobilized to defend traditional visions of morality and the proper role of state authority.\n\n## SECTION I, PART B: SHORT-ANSWER QUESTIONS\n\n#### **Question 1**\n\na) American constitutionalism is a group of ideas elaborating upon the principle that the authority of government derives from the people, and it is limited by a body of fundamental law. Constitutionalism is a bulwark against monarchy, totalitarianism, or pure democracy. In the first excerpt, Philip Wiener mentions such key ideas as the \"rule of law,\" \"officials are not free to do anything they please,\" \"limitations on power,\" and \"limited government.\"\n\nb) Democracy is a form of government in which all eligible citizens participate equally\u2014either directly or indirectly through elected representatives\u2014in the proposal, development, and creation of laws. In his letter, John Adams seems to presuppose the drawbacks of pure democracy. He likens it to monarchy, though acknowledging that it is more short-lived. Democracy, \"when unchecked, produces the same effects of fraud, violence, and cruelty...it is hard for the most considerate philosophers and the most conscientious moralists to resist the temptation\" to descend into tyranny.\n\nc) In your response to this question, you could have mentioned any one of the following:\n\n**Constitutionalism**\n\n\u2022 The Mayflower Compact\u2014This document is not a constitution in the strictest sense because it does not provide for an actual government. Still, it was an important forerunner to constitutional government in the New World. Those who signed it agreed to self-government and to abide by the laws they passed.\n\n\u2022 The Fundamental Orders of Connecticut\u2014While you may not know it by name, the Fundamental Orders of Connecticut is the formal constitution written by Connecticut settlers and enacted in 1639. (If you knew its name and date, give yourself bonus points.) You do have to know that this document was the first formal constitution in the New World and that it stated that the power of government rests in the consent of those being governed. In this assertion, the Connecticut settlers distinguished themselves from the royalists, who often argued that the king, and therefore the government, ruled by Divine Right (that is, that the king's power came from God, who chose the king).\n\nGive yourself extra credit for mentioning the following:\n\n\u2022 The Massachusetts Bay Charter\u2014Acting as a constitution of sorts, it provided the mechanism for self-government. As mentioned above, Massachusetts Bay was technically ruled by the king, but actually it was governed by the company's general court, established in the company charter. All property holders\u2014thus, nearly all the white males in the settlement\u2014voted for deputies (representatives) to the general court. The charter also required the company's proprietors to seek the advice and consent of all freemen before making laws.\n\n\u2022 English traditions\u2014(1) The Magna Carta (1215) established a few fundamental, inalienable rights for property holders. (2) The concept of limited government\u2014the idea that the king ruled by the people's consent, and not by Divine Right\u2014was gaining wider acceptance in England at the time. (3) The existence of a bicameral legislature\u2014the House of Lords and the House of Commons\u2014gave the colonists a tradition in both representative government and constitutional government.\n\n\u2022 The English Civil War\u2014In the early 17th century, Parliament, backed by reform forces that included the Puritans, began to demand changes to make government more responsive to and representative of the people. King Charles responded by dissolving Parliament in 1629. When he finally recalled Parliament in 1640 (because his government was failing), Puritans demanded major constitutional reforms. Charles refused and a long, bloody war followed. When Puritan forces won in 1649, Charles lost his head and England, briefly, had a constitution. The whole episode demonstrates that the Puritans were strongly committed to constitutionalism.\n\n\u2022 The New England Confederation\u2014Founded in 1643, the confederation of New England colonies was mostly powerless because it had no executive power. However, it did settle some border disputes, and it represented the people's willingness to create governmental agencies and to (sort of) abide by their decisions.\n\n**Democracy**\n\n\u2022 All the New England colonies had elected legislatures by 1650.\n\n\u2022 Most had bicameral legislatures, with a lower house elected by all freemen and an upper house usually made up of appointees. Freemen also usually elected the governor.\n\n\u2022 New England had a tradition of town meetings at which many of the decisions concerning local government were made.\n\n\u2022 Women, indentured servants, and slaves could not vote.\n\n\u2022 Except in Rhode Island, only Puritans had the right to vote.\n\n\u2022 Otherwise, voting rights were extended to all property holders. Because most settlers were enticed to the New World by the prospect of owning land and because in the early years land was plentiful, nearly all the white male colonists could vote.\n\nGive yourself extra credit for mentioning the following:\n\n\u2022 The Massachusetts Bay Company, while technically controlled by the king, had little contact with England. It was empowered to make almost all important decisions. It set an early precedent for self-government in the New World.\n\n\u2022 Although initially governed by the owners of the company, Massachusetts Bay's governors soon extended democratic rights to all Puritan property-owning settlers. The colony was ruled by a general court to which all towns were allowed to elect delegates.\n\n\u2022 The Plymouth settlement formed a legislature as soon as the settlement expanded beyond a couple of towns.\n\n\u2022 The Puritans valued the ideal of the covenant. They believed they had a covenant with God, and they used the covenant as a model for their secular behavior. Accordingly, the Puritans expected everyone to work for the communal good and that everyone would have a voice in how the community was run.\n\n\u2022 When settlers moved into the Connecticut Valley, they had their first run-in with Native Americans. The settlers essentially tried to bully the natives out of their land. In the resulting Pequot War, settlers torched villages and killed women and children. You might mention this as evidence of the settlers' rather limited sense of fair play and justice, which are usually considered democratic ideals.\n\n**About the Structure of Your Essay**\n\nFor part c), you want a short statement that allows you to discuss both of the basic characteristics of early American democracy. One way to achieve this is to discuss these developments in the context of their contribution to later developments in American self-governance. For example, you might phrase your statement in the following manner: \"Because of their distance from England, the English colonists in New England were in a situation that largely allowed them to govern themselves. Other factors\u2014English traditions, Puritan beliefs, the wide availability of land\u2014helped create the communities that in many ways laid the foundation for American government. However, these communities also differed in significant ways from what we usually identify as the American ideal.\" Then follow it up with ONE pertinent fact with regard to your chosen themes (supporting the first excerpt or refuting the second excerpt). A one-sentence conclusion, perhaps mentioning the similarities and differences between Puritan society and the more pluralistic democratic societies that followed it, would also be helpful.\n\n#### **Question 2**\n\nThis essay requires you to demonstrate an understanding of the concept of collective security and then provide historical examples that illustrate the role of collective security in the formation of U.S. foreign policy in the postwar period. That's the easy part, however. Remember that if you're aiming to get a 4 or 5 on this exam, you need to write analytical, not merely descriptive, essays. The College Board often utilizes this continuation\/departure format in a social or foreign policy question, asking you to determine if the U.S. government is doing the same thing it always has or if this is a new policy. A really strong essay will not only answer the last part of this question but also discuss why the United States chose to alter its course at this time in history.\n\na) For this question, you may have mentioned some of the following:\n\n\u2022 In his Farewell Address, George Washington had urged the new nation to avoid permanent entangling alliances. Subsequent administrations followed Washington's advice throughout the entire 19th and early 20th centuries. We did not enter a major military alliance until World War I, and even then, we attempted to retreat to our traditional policy of isolationism when the war was over.\n\n\u2022 How about the Senate's defeat of the Treaty of Versailles and the failure of the United States to join the League of Nations? This will enable you to argue that U.S. foreign policy following World War II was a _departure_ from previous policy.\n\n\u2022 If you choose the UN as one of the two alliances about which to write in your essay, you should mention the wartime conferences that established the UN at the conclusion of World War II.\n\n\u2022 If you plan to write about NATO, then you should mention the uneasy alliance between the Soviet Union and the United States during World War II. You should also discuss the decisions reached at Yalta and the subsequent Soviet takeover of Eastern Europe. Be careful not to go into too much detail here. This is only a short essay! But this information answers the \"Why at this time?\" question and will strengthen your essay.\n\n\u2022 It is not necessary to provide the historical background to SEATO. A brief discussion of NATO, however, might provide the rationale as to why the United States formed SEATO in 1954.\n\n\u2022 Be sure to include a definition of collective security somewhere in your essay. It is usually a good idea to define the terms you will use in whatever essay you are writing. For example, it never hurts to define terms such as _democracy, nationalism_ , and _imperialism_.\n\n\u2022 A strong essay should answer a why question; so in this case, you should not only state that these international alliances were a clear departure from previous U.S. foreign policy, but you might also blame them on Stalin, for example. Don't be afraid to say something slightly unusual, as long as you have historical evidence to support what you are writing. Don't just say \"We created the UN because we didn't join the League of Nations after World War I.\" This is a weak and boring statement.\n\nHere is some in-depth info on each organization:\n\n**The UN**\n\nMany historians believe that the Treaty of Versailles was one of the major causes of World War II. Others see the failure of collective security to prevent another world war and blame the impotence of the League of Nations for its failure to stop German, Italian, and Japanese aggression throughout the 1930s. Some critics argue the League would have been stronger had the United States been a member. You should remember that the League of Nations was proposed by Woodrow Wilson in his Fourteen Points as a means of maintaining world peace. The United Nations was formed after World War II in part to replace the League of Nations and in response to the horrors committed during World War II.\n\nThe most obvious choice here is the Korean War. You should begin this paragraph with a brief discussion of the Truman Doctrine and the articulation of the policy of containment by George Kennan. The Korean conflict is often considered the first test case of containment. Mao's forces won a victory in China in 1949, and when Soviet-supported North Korean troops invaded South Korea the following year, the UN Security Council declared North Korea an aggressor and voted to send in troops. Although the United States provided the majority of manpower, we went into Korea in 1950 under the protective umbrella of the United Nations. The Soviets had successfully tested an atomic bomb in 1949. Given the threat of atomic warfare, the United States felt more secure as part of an international peacekeeping organization.\n\n**NATO**\n\nIn 1949 the United States, Canada, Great Britain, France, Italy, Belgium, the Netherlands, Luxembourg, Portugal, Denmark, Norway, and Iceland signed the North Atlantic Treaty. Each nation agreed that it would view an attack on any one nation as an attack on them all. Greece and Turkey were admitted to the Organization three years later. Unlike the UN, which is an international, peacekeeping organization, NATO is an international, defensive military alliance. The United States' entrance into NATO was a significant departure from traditional U.S. foreign policy and marked the first peacetime military alliance in U.S. history. If the Truman Doctrine was an ideological response to the establishment of Soviet satellites following World War II, and the Marshall Plan \"put our money where our mouth is,\" then NATO may be seen as the military component of this equation. You might mention either the war in Bosnia or the Persian Gulf War to illustrate NATO in action.\n\n**SEATO**\n\nIn 1954, eight nations\u2014including the United States and its major western allies, Great Britain and France\u2014signed a collective defense treaty with the Philippines, Thailand, and Pakistan to form what became known as the Southeast Asia Treaty Organization. In essence, it was basically a Southeast Asian version of NATO. Each member nation pledged to come to the defense of another member nation in the event it was attacked. However, unlike NATO, an attack on one nation would not necessarily be viewed as an attack on them all. The United States agreed to the provisions of the treaty on the condition that the aggressor be a member of the communist bloc. Although the organization was intended to provide an \"anticommunist shield\" to the nations of Southeast Asia, SEATO was not invoked to protect Cambodia, Laos, or Vietnam during the Vietnam War, as one would have suspected. In fact, the Geneva Accords specifically precluded South Vietnam, Cambodia, and Laos from joining the organization. France lost interest almost immediately and did not feel bound to the other member nations after Vietnam gained its independence following the French defeat in the battle of Dien Bien Phu. The United States tried to make the situation in Vietnam a collective security issue, as evidenced by the rhetoric of the domino theory, but was unsuccessful. In effect, SEATO never had the teeth nor muscle that NATO had, and it was dissolved in 1977.\n\nb) This question can be answered by using any of the facts cited for part a), while demonstrating that the organization was NOT a strong continuation or departure from prior U.S. foreign policy OR by simply explaining why it is LESS of a continuation or departure from the choice you made in part a).\n\n#### **Question 3**\n\nThe name of this work is \"English Trade with Indians\" by Theodor de Bry, painted in 1634. (Notice that the College Board does not tell you this; they want to see if you can interpret the drawing on your own.)\n\nThis picture shows you one interpretation of a trading session between the English and Native Americans. Theodor de Bry was one of the first to create such drawings of the New World. Are there any European biases about Native Americans in this drawing? That might make good fodder for your essay.\n\na) For this question, you may have mentioned some of the following:\n\n**Commerce**\n\n\u2022 Make a nod to the Columbian Exchange, a series of interactions and adaptations among societies across the Atlantic.\n\n\u2022 The Spanish introduced new crops and livestock to natives.\n\n**American Indians**\n\n\u2022 Iroquois and Algonquian Indians were not nomadic. They had permanent villages built around agriculture and fishing. This enabled them to engage in serious commerce with the English.\n\n\u2022 Many Europeans had deeply ingrained beliefs about racial superiority.\n\n\u2022 The English eventually established American colonies based on agriculture; large numbers of settlers came, often having relatively hostile relationships with American Indians.\n\n\u2022 Early conflicts: The Beaver Wars, the Chickasaw Wars, King Philip's War.\n\n**European Exploration**\n\n\u2022 Spanish and Portuguese exploration and conquest of the Americas led to widespread deadly epidemics.\n\n\u2022 New sources of mineral wealth facilitated the European shift from feudalism to capitalism.\n\n\u2022 New sailing technology: the sextant.\n\nb) and c) For these questions, describe the contrasts in how each group is portrayed, Indian and English traders. Explain the significance of any objects depicted. The traders seem to be interacting in a positive way, but we know that relationships between the English and native peoples were not always easy. What might have happened after the exchange depicted?\n\n#### **Question 4**\n\na) and b) For these questions, you may have discussed some of the following:\n\n\u2022 Spain was particularly successful in converting much of Meso-America to Catholicism through the Spanish mission system, thus introducing the idea that Natives could be Europeanized through religion. Christians in the Northeast tried this tactic and largely failed.\n\n\u2022 The Puritans sought a new life and religious freedom in Massachusetts, thus setting the stage for the eventual republic.\n\n\u2022 The Pilgrims created the Mayflower Compact, which is important not only because it created a legal authority and an assembly, but also because it asserted that the government's power derives from the consent of the governed.\n\n\u2022 John Winthrop delivered a now-famous sermon, \"A Model of Christian Charity,\" urging the colonists to be a \"city upon a hill\"\u2014a model for others to look up to. All Puritans believed they had a covenant with God. Government was to be a covenant among the people.\n\n\u2022 The First Great Awakening: Congregationalist minister Jonathan Edwards and Methodist preacher George Whitefield came to exemplify the period. Edwards preached the severe doctrines of Calvinism and became famous for his graphic depictions of Hell; his most famous speech was \"Sinners in the Hands of an Angry God.\" Whitefield preached a Christianity based on emotionalism and spirituality, which today is most clearly manifested in Southern evangelism. The First Great Awakening is often described as the response of devout people to the Enlightenment.\n\nb) For this question, you may have mentioned some of the following:\n\n\u2022 Explorers, such as Juan de O\u00f1ate, swept through the American Southwest, determined to create Christian converts by any means necessary\u2014including violence. O\u00f1ate was resisted by the natives.\n\n\u2022 The Salem Witch Trials are often thought to be a product of the Puritan resistance to changes in their power within Massachusetts and declining support for Puritanism within the younger generation.\n\n\u2022 Even though the Puritans had fled England because of religious persecution, they did not allow freedom of religion in their colonies.\n\n\u2022 Roger Williams\u2014Williams came to the New World to teach in the Salem Bay settlement (part of the Massachusetts Bay colony). His writings and teachings advocated separation of church and state and the free practice of all religions in the New World. He also had some other radical ideas, such as suggesting that the English had no right to take land away from Native American tribes. The Puritans banished Williams from the colony in 1636. He moved to modern-day Providence and received a charter for the colony of Rhode Island in 1642. The charter specified that Rhode Island would protect the freedom of religion. By 1650 Rhode Island was still the only New England colony that allowed individuals to follow their religious faiths in freedom.\n\n\u2022 Anne Hutchinson\u2014Hutchinson fell from favor with the Puritans because of her ideas. She believed in the power of grace and also that God spoke directly to certain, chosen people. Those people, she argued, did not need Puritan ministers or the Church because God assured those He spoke to that they would be saved. Her position was known as \"antinomianism.\" Hutchinson's message appealed to many Puritans because of its assurances of salvation. She was considered dangerous, doubly so because she was becoming a powerful woman in a society in which women were definitely second-class citizens. The General Court of Massachusetts brought her up on charges of defaming the ministry, found her guilty, and banished her. She started a settlement in Portsmouth, Rhode Island.\n\n\u2022 There was no separation of church and state, as evidenced by the charges against Anne Hutchinson.\n\n## SECTION II, QUESTION 1: DOCUMENT-BASED QUESTION\n\nThe document-based question begins with a mandatory 15-minute reading period. During these 15 minutes, you should (1) come up with some information not included in the given documents (your outside knowledge) to include in your essay, (2) get an overview of what each document means, (3) decide what opinion you are going to argue, and (4) write an outline of your essay.\n\nThis DBQ concerns U.S. neutrality prior to World War I. You will have to explore to what extent the United States followed a policy of neutrality between 1914 and 1917. On the following pages, we will talk about how you might successfully explore this topic.\n\nThe first thing you want to do, BEFORE YOU LOOK AT THE DOCUMENTS, is brainstorm for a minute or two. Try to list everything you remember about the period leading up to the United States' entry into World War I. This list will serve as your reference to the outside information you must provide in order to earn a top grade.\n\nNext, read over the documents. As you read them, take notes in the margins and underline those passages that you are certain you are going to use in your essay. If a document helps you remember a piece of outside information, add that information to your brainstorming list. If you cannot make sense of a document or it argues strongly against your position, relax! You do not need to mention every document to score well on the DBQ.\n\nYou need to look for the following in each document to get the most out of it:\n\n\u2022 the author\n\n\u2022 the date\n\n\u2022 the audience (for whom was the document intended?)\n\n\u2022 the significance\n\nRemember: While they are looking for as much in-depth document analysis as possible, it does help to bring in some outside information. Readers will not be able to give you a high score unless you have both! What readers really don't like is a laundry list of documents: that is, a paper in which the student merely goes through the documents, explaining each one. Those students are often the ones who forget to bring in outside information, because they are so focused on going through the documents.\n\nHere is what you might see in the time you have to look over the documents.\n\n### **The Documents**\n\n#### **Document 1**\n\nThis is an excerpt from Wilson's declaration of neutrality. It makes several important points you can use.\n\nNeutrality is defined as \"impartiality and fairness and friendliness to all concerned.\" This standard will enable you to argue that the United States was, or was not, neutral.\n\nThe American people come from the different nations at war. The political implication is that even if the U.S. government wanted to enter World War I, the varied national backgrounds of the electorate would make it difficult to rally the nation to one side or the other. Even before Vietnam, American politicians knew the risks of entering an unpopular war.\n\nWilson envisions a prominent role for the United States resulting from neutrality. He sees the United States as \"the one people holding itself ready to play a part of impartial mediation and speak the counsels of peace and accommodation, not as a partisan, but as a friend.\" This point argues that the United States entered the war as a neutral force, or, at the very least, intended to.\n\n#### **Document 2**\n\nThis excerpt is from a letter a respected German-American intellectual wrote to Wilson early in the war. It describes German-American perceptions of U.S. favoritism toward the Allies.\n\nThis document persuasively argues that U.S. policies at the time favored the Allies. The details are important, but they are less important than the overall point; the document illustrates that an intelligent critique of U.S. policy, held up to its own definition of neutrality, is possible. In fact, when Wilson received this letter, he sent it to his secretary of state with a note essentially saying, \"This letter makes a pretty strong case.\"\n\nMunsterberg's second point, regarding the detention and searching of Germans and Austrians, is not often mentioned in discussions of the events leading up to World War I, and you are not expected to have heard of this policy. However, it does provide ammunition for those arguing that the United States was never neutral; searching civilians is, at the very least, an act of aggressive mistrust. If Allied travelers were not being treated the same way\u2014and the letter implies they were not\u2014then it indicates favoritism.\n\nThe issue of contraband could lead you to discuss the British blockade. (Document 3 provides more evidence of the effect of the British blockade.) Contraband is illegal merchandise. During war, contraband always includes weapons and other supplies necessary to the successful execution of war. The notion that contraband is illegal does not preclude the United States from selling arms to Europe; this same document demonstrates that the United States did just that. It does mean, however, that a country executing a successful blockade has the right to confiscate contraband. Munsterberg is saying that England defined contraband very broadly, including on its list of contraband items supplies that the German civilian population needed to survive. He complains that the United States was not aggressive enough in protesting this practice.\n\nThe last paragraph talks about the U.S. sale of arms to belligerents. This information can be interpreted in many ways. You could argue that to sell arms is essentially non-neutral, even if you sell to both sides. To make this argument, you would have to equate neutrality with pacifism (something Wilson does in Document 1) and then assert that arms sales prolong the war, and so they are counterproductive to the goals of neutrality. On the other hand, you could argue that because of the successful British blockade, arms sales were predominantly to the Allies; arms shipments to Germany never made it through the blockade. Again, Document 3 will help bolster this position.\n\n#### **Document 3**\n\nThis often-quoted passage comes from the memoirs of Robert Lansing, acting secretary of state and, later, secretary of state under Wilson.\n\nLansing describes the effects of the British blockade. Note that merchants are losing profits, and Americans are being terribly inconvenienced.\n\nYou might use this to argue favoritism toward the British. Since the British were interfering with U.S. trade, why didn't we go to war against them? To the contrary, you could point out that as it became clear that U.S. commercial interests were at stake, U.S. involvement in the war became more likely. In other words, the United States started out neutral, but the British blockade and German submarine warfare slowly forced America into the war. (See Documents 5, 6, 7, and 8.) You can also use this document to further discuss the effects of the British blockade on (1) the Allies and (2) the Central Powers. As you do, ask yourself whether the United States' response to the blockade was consistent with its policy of neutrality.\n\n#### **Document 4**\n\nThis is a report from then-Secretary of State William Jennings Bryan (he would soon resign in protest) to the Senate. It is still early in the war.\n\nDo not be intimidated by the length of this passage! The main point is simple. The government felt that its actions were neutral. This letter can be seen as a response to the complaints voiced in Munsterberg's letter.\n\nBryan discusses communication, the blockade, arms sales, and perceived hostility toward the governments of the Central Powers. In almost every case, he argues that England's advantages in geographic location and naval power are causing America's perceived breaches of neutrality.\n\nIf you are arguing that the United States was neutral, you might mention (if you remember) that Bryan, a pacifist, was committed to neutrality. His feeling that U.S. actions were neutral could be presented as strong evidence for your case.\n\nIf you are arguing that the United States was not neutral, you might contend that because Bryan is reporting to the Senate, he paints the rosiest picture he can. You might also mention (if you remember) that Bryan resigned not long after because of his disagreements with U.S. policy.\n\n#### **Document 5**\n\nThis advertisement ran in fifty American newspapers just before the _Lusitania_ sailed.\n\nThis document gives you the opportunity to discuss German submarine warfare. The British blockade was too effective for the Germans to fight it conventionally. The Germans therefore turned to the U-boat, or submarine. Submarines gave the Germans the advantage of surprise, as the British had no means of detecting them. You could argue that because submarine attacks resulted in the deaths of U.S. citizens, the use of submarines constituted a hostile act that ultimately forced the neutral United States into war. You might mention that Wilson regarded submarines as a violation of international law (see Chapter 11) and, as such, repeatedly asked the Germans to curtail their usage.\n\nOn the contrary, you might claim that the British blockade forced Germany to use submarines, and that by not opposing the blockade more aggressively, the United States was essentially siding with the Allies.\n\nThis document, along with Document 6, also gives you the opportunity to discuss the sinking of the _Lusitania_ and its effects, both on U.S. policy and on anti-German sentiments in the general population. The shift in American public opinion away from neutrality is a factor you might mention in your discussion of U.S. entry into the war.\n\n#### **Document 6**\n\nThis customs report provides evidence that the _Lusitania_ carried weapons.\n\nThis document can be paired with Munsterberg's complaint about arms sales (Document 2) to support the argument that the United States was not neutral. Note that the shipment is headed for England. Your outside knowledge that the sinking of the _Lusitania_ led to William Jennings Bryan's resignation as secretary of state would also be helpful here. Remember, the United States protested the sinking vigorously and demanded reparations. Bryan pointed out that the ship carried arms and quietly assured the Germans that the United States understood why the ship was sunk. In short, Bryan was at odds with official government policy, and he resigned when he realized that his advice to the president was going unheeded. His replacement, Robert Lansing, more active in defending American interests than Bryan, was willing to trade a reduction in American commerce for peace.\n\nIf you are arguing for neutrality, it is best to mention this document only in passing. Note that in Document 4, Bryan explains how the United States reconciles arms sales and neutrality. His justification, in short, is that international law does not outlaw such sales.\n\n#### **Document 7**\n\nWilson gave this speech after the Germans sank the _Sussex_ , an unarmed French channel steamer. The document is from 1916, almost a year after the sinking of the _Lusitania_.\n\nWilson threatens to break off diplomatic relations with Germany\u2014a first step toward war.\n\nWilson invokes international law. Because Wilson interpreted international law as severely restricting submarine warfare, submarine attacks by Germany particularly angered him. Wilson considered himself and the United States the defenders of international law.\n\nWilson continues to declare America's international role as a mediator and peacemaker, as he did in his neutrality speech (Document 1). This insistence indicates that Wilson still considers the United States a neutral force.\n\nYou might point out that a year after the sinking of the _Lusitania_ and that of several other ships, the United States is still not at war. This fact strongly argues for neutrality through early 1916.\n\n### **Outside Information**\n\nWe have already discussed much more than you could possibly include in a 40-minute essay. Do not worry. You will not be expected to mention everything or even most of what we have covered in the section above. You will, however, be expected to include some outside information\u2014that is, information not mentioned directly in the documents.\n\nHere is some outside information you might have used in your essay. The information is divided into two groups: general concepts and specific events.\n\n#### **General Concepts**\n\n\u2022 Even before the war, the United States relied more on trade with the British than with Germany. After the war began, this dependence became even heavier as the British blockade decreased American trade with Germany. The war effort also resulted in an increase in British orders for American goods. This increase occurred because the war had decreased British productivity. The British had taken men out of factories and put them in the army, and they also had converted some commercial manufacturing to munitions manufacturing.\n\n\u2022 When the war started, official U.S. policy stated that American banks should not lend money to any nation at war. However, bankers pressured the administration to change this policy because Europe did not have the money to pay for the American goods it was ordering. Also, the loans were profitable, and American banks feared losing a lucrative opportunity to banks in other neutral nations. The majority of these loans went to the Allies.\n\n\u2022 Wilson hoped the war would end in a draw. He thought a victorious Germany \"would change the course of our civilization and make the United States a military nation.\" He also felt that an Allied victory would shift the balance of power too favorably toward England and France. Many of Wilson's advisors, however, were both pro-British and anti-German.\n\n\u2022 \"Wilsonianism,\" Wilson's idealized vision of the future, included universal, nonexploitative, free market capitalism; universal political constitutionalism, which would lead to the disappearance of empires; and universal cooperation and peace through the offices of the League of Nations. Wilson was also anxious to create a world leadership role for the United States. Many of his actions can be explained as the pursuit of these goals.\n\n\u2022 Wilson held very strong views concerning international law, and those views favored the British. According to international law, an attacker had to warn a passenger or merchant ship before attacking. Submarines did not do this, for the obvious reason that it would cancel the greatest advantage submarines had\u2014the element of surprise. Germany argued that submarines provided their only means of breaking British control of shipping channels, but this assertion did not persuade Wilson.\n\n### **Specific Events**\n\n\u2022 The British blockade\u2014From the beginning of the war, the British used their advantage at sea. They blocked shipping channels and confiscated any contraband headed for a Central Power country. Furthermore, England defined contraband very broadly, including some food and commercial products on its contraband list. The United States lodged numerous complaints against the practice, but the British government always paid for what it confiscated. The payment satisfied merchants and took enough pressure off Washington that the U.S. government never forced the issue.\n\n\u2022 The sinking of the _Lusitania_ , May 7, 1915\u2014You will lose big points if you say that this event caused the United States to enter the war; the United States waited another two years before it started to fight. The _Lusitania_ was a luxury liner that sailed from New York to England. When it sank, it took with it 1,198 passengers, among them 128 Americans. As Document 6 illustrates, the _Lusitania_ was carrying a considerable amount of contraband, including over 4 million rounds of rifle ammunition. Still, Wilson and most of his advisors considered Germany's attack on the ship barbaric. As a result of the attack, anti-German sentiments among voters grew stronger and more widespread.\n\n\u2022 William Jennings Bryan's resignation\u2014Bryan resigned in the aftermath of the _Lusitania_ incident. An ardent pacifist, Bryan wanted the United States to respond to the incident with a strongly worded letter of protest to both the English and the Germans. Bryan also suggested that the United States ban American passengers from any ship flying the flag of a belligerent country. Wilson rejected both recommendations. He sent a letter of protest only to the Germans, and he refused to restrict American travel abroad. Bryan resigned in protest. In response to Wilson's letter, the Germans temporarily halted U-boat attacks on passenger ships.\n\n\u2022 The sinking of the _Arabic_ \u2014In mid-August 1915, the Germans sank another passenger liner. This time only two Americans died, but the government was furious about the breach of etiquette. The Germans pledged again never to attack a passenger liner without advance warning, a promise they did not keep.\n\n\u2022 Gore-McLemore resolution\u2014After the sinking of the _Arabic_ , Congress began to seriously consider a resolution prohibiting Americans from traveling on armed merchant ships or on ships carting contraband. Wilson fought this Gore-McLemore resolution. Wilson remained adamant that neutral nations should have free access to international waters. The resolution was defeated.\n\n\u2022 The sinking of the _Sussex_ and the Sussex Agreement\u2014In February 1917, the Germans sank a French channel steamer called the _Sussex_. No Americans died, although four were injured. However, the incident had a big impact because the _Sussex_ was neither armed nor was it carrying contraband. In short, its sinking convinced many people that either (1) German submarines could not tell what they were shooting at, or (2) the Germans did not care that they were killing civilians. Either way, it supported the widespread sentiment that submarine warfare was barbaric. Germany again agreed not to attack passenger ships without warning. Wilson was still resolutely determined to stay out of the war, so he accepted the agreement.\n\n\u2022 The presidential election of 1916\u2014Despite the many quarrels with England and Germany, most Americans still wanted no part of the European hostilities. All the major candidates campaigned against entry into the war. The Republican, Hughes, courted German-American votes and depicted Wilson as partial to the Allies. Wilson campaigned on the slogan \"He kept us out of war.\" As the campaign wore on, however, he also began to stress \"preparedness\" for the possibility of war. Wilson won by a narrow margin.\n\n\u2022 More details about the Zimmermann note\u2014By the time this telegram was leaked to the press, Germany had already warned the United States of its plans to resume unrestricted submarine warfare. The reason for the shift in policy is that the Germans realized that without the submarines they would soon lose the war. The resumption of submarine warfare greatly angered Wilson. When the British intercepted the telegram, Wilson had already severed diplomatic ties with Germany and was considering his future options. Wilson received the telegram on February 24, 1917, and the newspapers received it four days later.\n\nThe telegram represents a last-ditch effort on Germany's part to keep the United States out of the war. Germany knew that its resumption of submarine warfare would draw the United States into the war. Planning to distract the United States with a border skirmish, Germany hoped to buy enough time to win the war in Europe before U.S. reinforcements could arrive. Because the Mexican Revolution had just replaced a government friendly to the United States with one much more hostile, the U.S. government took the threat of a German-backed Mexican attack in the Southwest very seriously.\n\nIt particularly galled the United States that Zimmermann sent the telegram through U.S. State Department channels. The United States had opened those channels to him in hopes of bringing the Germans back to the negotiating table. When he used those same channels to plot war against the United States, it was regarded as an act of extreme hostility and bad manners.\n\nThe United States did not immediately declare war. In the weeks that followed, Wilson asked Congress for a policy of \"armed neutrality,\" which would allow American merchant ships to mount offensive weapons. Debate was fierce, showing how strong antiwar sentiment was even at the time. The United States did not officially declare war until the following month, on April 2, 1917.\n\n\u2022 The Nye Commission investigations of 1933\u2014The Nye Commission, investigating American business practices in the years leading up to World War I, revealed that American arms merchants had lobbied intensely for entry into the war. The commission also discovered that these merchants had reaped enormous profit from arms sales, first from whomever they could get them to in Europe and then from the U.S. government.\n\n### **Choosing a Side**\n\nWe have just covered an intimidating amount of material. Do not worry; your essay has to cover only some of the points mentioned above. This review mentions nearly everything you might include in a successful essay, not everything that must be in a successful essay.\n\nYour next task is to choose a position to argue and then construct a strong justification from your notes on the documents and outside information. Document-based questions are written so that there is no one right answer, and there are many different defensible positions to this question. There are also many different ways to argue the same point; that is, there is no one right way to write an essay for any given argument.\n\nHere are some positions you might argue:\n\n\u2022 The United States was neutral at the beginning of the war, but a combination of factors\u2014such as economic interests, German transgressions of international law, and America's predisposition toward England\u2014ultimately drew America into the war.\n\n\u2022 The United States was neutral at the beginning of the war but was provoked to fight by German aggression.\n\n\u2022 The United States claimed neutrality, and maybe its leaders even convinced themselves that their actions were neutral, but in reality, U.S. actions helped the Allies. Consequently, the United States was never really neutral.\n\n\u2022 The United States was correct in claiming neutrality because its policies adhered to its standards of neutrality. However, the Central Powers legitimately accused the United States of acting in a way that assisted the Allies and so were justified in regarding the United States as non-neutral. The question is semantic; whether the United States was neutral depends on how you define neutrality.\n\nThe only position you should certainly avoid is the claim that the United States had always sided fully with the Allies and lied about neutrality in order to help them. There is simply too much evidence of Wilson's commitment to neutrality to support that argument.\n\n### **Planning Your Essay**\n\nUnless you read extremely quickly, you probably will not have time to write a detailed outline for your essay during the 15-minute reading period. However, it is worth taking several minutes to jot down a loose structure of your essay; it will actually save you time when you write. First, decide on your thesis and write it down in the test booklet. (There is usually some blank space below the documents.) Then, take a minute or two to brainstorm all the points you might put in your essay. Choose the strongest points and number them in the order you plan to present them. Lastly, note which documents and outside information you plan to use in conjunction with each point. If you organize your essay before you write, the actual writing process will go much more smoothly. More importantly, you will not write yourself into a corner and suddenly find yourself making a point you cannot support or heading toward a weak conclusion (or worse still, no conclusion at all).\n\nFor example, if you are going to argue that the United States was neutral at the start of the war, but a combination of factors eventually forced America's entry, you might write down an abbreviated version of that thesis, such as the following:\n\n_Started neutral, forced into war_\n\nThen you would brainstorm a list of ideas and events you wanted to mention in your essay, such as these.\n\n_Started neutral_\n\n_British blockade_\n\n_Business losing money from blockade_\n\n_Wilson didn't want Germany to win war_\n\n_U-boats violate international law_\n\n_U-boats kill U.S. civilians_\n\n_Zimmermann telegram_\n\nLusitania\n\nSussex\n\n_American people were against war_\n\n_Americans a little more favorable to war by 1917_\n\nNext, you would want to figure out which of your brainstorm ideas could be the main idea of a paragraph, which could be used as evidence to support a point, and which should be eliminated. You would probably want to begin your first paragraph by stating your thesis and then discussing how the United States was neutral at the start of the war. Your first point, \"Started neutral,\" could be the main idea of that paragraph. That the \"American people were against the war\" would help explain why the United States was neutral, so you could use that as evidence. At this point, your list might look like this.\n\n| _Started neutral_ | 1 \n---|---|--- \n| _British blockade_ | \n| _Business losing money from blockade_ | \n| _Wilson didn't want Germany to win war_ | \n| _U-boats violate international law_ | \n| _U-boats kill U.S. civilians_ | \n| _Zimmermann telegram_ | \n| Lusitania | \n| Sussex | \n| _American people were against war_ | evidence for point 1 \n| _Americans a little more favorable to war by 1917_ |\n\nWhat else would you want to mention in this paragraph? Certainly refer to Document 1, Wilson's statement of American neutrality and his definition of neutrality. Use that definition to explain how each of America's ensuing actions was either neutral or favorable to the Allies. You might also mention Wilson's desire to turn the United States into a world power and how he viewed neutrality as a means toward that end. Mentioning this point helps you fulfill the requirement to include outside information.\n\nNext you might want to discuss the British blockade and America's response to it. That would make \"British blockade\" the subject of paragraph 2; \"business losing money from blockade\" is something you might want to mention in this paragraph. Now your list might look like this:\n\n| _Started neutral_ | 1 \n---|---|--- \n| _British blockade_ | 2 \n| _Business losing money from blockade_ | evidence for point 2 \n| _Wilson didn't want Germany to win war_ | \n| _U-boats violate international law_ | \n| _U-boats kill U.S. civilians_ | \n| _Zimmermann telegram_ | \n| Lusitania | \n| Sussex | \n| _American people were against war_ | evidence for point 1 \n| _Americans a little more favorable to war by 1917_ |\n\nIn this paragraph you probably also want to mention Documents 2, 3, and 4. Document 4, Bryan's letter to the Senate, gives the strongest evidence of U.S. neutrality. You might want to use Documents 2 and 3 (Munsterberg's complaint to Wilson and Lansing's description of the effects of the blockade) to explain how the United States found itself more involved in Europe's war than it perhaps had expected to be.\n\nProceed in this way until you have finished planning your strategy. Try to fit as many of the documents into your argument as you can, but do not stretch too far to fit one in. An obvious, desperate stretch will only hurt your grade.\n\nAs you write, remember that you do not have to fall entirely on one side or another of this issue. History is complex, and simple explanations are rarely accurate ones. If your essay argues that the United States intended to remain neutral and then discusses the events referred to by the documents in the context of neutrality, you will get a 9 on your DBQ essay, even if it does not characterize each U.S. action as neutral or non-neutral.\n\n### **Arguing Against Neutrality**\n\nIf you choose to argue that the United States was not neutral, you should concentrate on Documents 1, 2, and 3. Use Document 1, Wilson's congressional address, for the definition of neutrality, and then use the other documents and outside knowledge to argue that the United States did not meet its own definition. Document 2, Munsterberg's letter, really helps your position as it points out how U.S. actions appeared non-neutral at the time these events were taking place. Use Document 3, Lansing's criticism of the British blockade, to argue that the United States put up with abuses from the British at the same time they were denouncing Germany for similar abuses. Focus also on Document 6, which describes the substantial arms shipment aboard the _Lusitania_. You might then incorporate the other documents by claiming that Germany responded reasonably to its situation and that the United States, as a neutral nation, should have understood its actions. That position, by the way, is how William Jennings Bryan felt; if you knew that and included it in your essay, you would have gotten major bonus points for outside knowledge.\n\n### **What You Should Have Discussed**\n\nRegardless of what side of the issue you argued, your essay should have discussed all of the following:\n\n\u2022 Wilson's declaration of neutrality and his definition of neutrality\n\n\u2022 Munsterberg's letter\n\n\u2022 Bryan's response to Munsterberg\n\n\u2022 the British blockade\n\n\u2022 German submarine warfare\n\n\u2022 the sinking of the _Lusitania_\n\n\u2022 Zimmermann telegram\n\nGive yourself very high marks for outside knowledge if you mentioned any three of the following:\n\n\u2022 Wilsonianism\n\n\u2022 U.S. balance of trade with the Allies and the Central Powers\n\n\u2022 U.S. loans to England and France\n\n\u2022 Wilson's cabinet and its predisposition toward England\n\n\u2022 Wilson's interpretation of international law regarding submarine warfare\n\n\u2022 Bryan's resignation\n\n\u2022 the sinking of the _Sussex_\n\n\u2022 the Gore-McLemore resolution\n\n\u2022 the sinking of the _Arabic_\n\n\u2022 \"armed neutrality\"\n\n\u2022 the Nye Commission\n\n## SECTION II: THE LONG ESSAY QUESTION\n\n#### **Question 2**\n\nIf you choose this question, keep in mind the three major theories concerning the issue. One holds that the Revolution was truly radical in its ideological quest for liberty and in the social and economic changes it brought about. A second theory holds that, on the contrary, simple economic and material interests, led by the colonists' desire to control their own economy, propelled the Revolution. A third holds that both ideology and material interests inspired our Revolution and that only by understanding the relationship between the two can we fully comprehend it.\n\nIf you decide to write about how the American Revolution was a radical break with the past, your essay pretty much has to mention the following:\n\n\u2022 the establishment of representative government in the new United States and the expansion of voting rights\n\n\u2022 the political changes that resulted from our new republican form of government, including the concept of Federalism, a written constitution, and the delicate balance between the rights of the state and those of the individual\n\n\u2022 the notion that the colonists were spurred to revolution by their study of the ideas of the Enlightenment and their dislike of British rule\n\nGive yourself extra points for mentioning any of the following:\n\n\u2022 Thomas Paine's _Common Sense_ and how it swayed public opinion in favor of independence by stating that it was against common sense for people to pledge loyalty to a corrupt and distant king whose laws were unreasonable\n\n\u2022 the social changes brought about by the Revolution, such as the abolition of aristocratic titles and the separation of church and state\n\n\u2022 the economic opportunities that resulted from our no longer being a British colony and the rise our independence gave to free enterprise and capitalism\n\n\u2022 any of the relevant Revolutionary theorists or historians, such as Bailyn, Beard, Nash, or Boorstin\n\nIf you decide to write about how the American Revolution was a conservative attempt to maintain the status quo, then your essay pretty much has to mention the following:\n\n\u2022 that some of the colonists' most important motives for seeking independence were based on economic self-interest, such as their desire to escape British taxes and British control of trade\n\n\u2022 that the colonists sought to maintain the same social structure that existed under British rule, which included patronage and a devotion to patriarchal authority\n\n\u2022 that the status of women and blacks remained pretty much unchanged after the Revolution\n\nGive yourself bonus points for mentioning any of the following:\n\n\u2022 the class aspect of the Revolution, including the idea that the Revolution wasn't only about \"home rule\" but about \"who should rule at home\" (in other words, the Revolutionaries thought that American aristocrats should rule instead of British aristocrats)\n\n\u2022 the issue of slavery and how this war \"for freedom\" did nothing to abolish it, and, in fact, gave rise to a nation that enshrined slavery in its Constitution, with the notorious \"Three-Fifths Clause\" in Article I\n\n\u2022 that the Revolution did not make great strides in the status of women. Extra bonus points for including Abigail Adams's letter to her husband, John, in which she writes, \"Remember the ladies, and be more generous and favorable to them than your ancestors.\"\n\n\u2022 that American distribution of wealth was not radically changed by the Revolution, which meant that those at the top of the social ladder were able to hold on to what they had\n\n**About the Structure of Your Essay**\n\nRemember that the best essays make the reader aware that you know both sides of the argument, even though you support one side more than the other. Try to take one side, and support it with as many details as you can (names, dates, documents, publications). Before your conclusion, you should include a paragraph in which you explain why the other side is wrong. For instance, if you were to write a glowing essay about how revolutionary the American Revolution was, one of your paragraphs would include the fact that, yes, certain lives, like those of women and blacks, were not radically altered by the Revolution, but that nonetheless this doesn't undermine the Revolution's many other radical achievements, because....You are showing here that you understand the question well enough to have taken either side, but have chosen one over the other because you are an AP student who has learned to think for yourself! Don't forget to end with a strong conclusion that reinforces your original thesis.\n\n#### **Question 3**\n\nThis essay asks you to discuss that amazing decade, the 1960s. In it, you should describe the politics and social fabric of the country, giving specific examples, and then choose which two or three issues had the most impact on this decade. The 1960s are often described as a \"turbulent\" decade, and the reasons for that turbulence are where you want to begin. The social upheaval that was brought about by domestic and international issues, combined with the \"generation gap\" that defined the era, need to be discussed. Although both the civil rights movement and the war in Vietnam began in the 1950s, the 1960s were defined by a rising tide of change and resistance to what had been readily accepted during the decades before. In contrast to the 1950s, known for its conformity and cold war jitters, the decade that followed, ushered in by the youngest president, John F. Kennedy, was one of the most mercurial in U.S. history.\n\nYou would have to begin with a solid description of the \"stormy\" sixties, with specific examples of the social changes that came about, and then move on to an in-depth analysis of two or three major issues. You would also be wise to mention the assassinations of John F. Kennedy, Robert F. Kennedy, and Martin Luther King, Jr., and the difficult presidency of Lyndon B. Johnson.\n\nNOTE: It is much easier to build a case that the 1960s _did_ represent a time of great change. In order to support the opposite position, you would need to find examples of turbulent events that began before the 1960s, a MUCH more difficult task. Go with the task that you can more easily defend!\n\n**The Civil Rights Movement**\n\n\u2022 Martin Luther King Jr., and his \"I Have a Dream\" speech\n\n\u2022 Malcolm X and the Black Muslims\n\n\u2022 the Southern Christian Leadership Conference, CORE, the Student Nonviolent Coordinating Committee, the NAACP, and the Black Panthers\n\n\u2022 the voter registration drives, the \"sit-ins\" in the South, and the Freedom Riders\n\n\u2022 Johnson's War on Poverty and Great Society programs\n\n\u2022 the desegregation attempts made by Kennedy and Johnson, as compared with those made by Eisenhower and previous leaders\n\n\u2022 the segregationist politicians and law \"enforcers\" in the South\n\n\u2022 the Civil Rights Act of 1964\n\n\u2022 the Voting Rights Act of 1965\n\n\u2022 urban violence, \"race riots\"\n\n\u2022 the shift to a more militant movement after the death of King\n\nGive yourself extra points for mentioning the following:\n\n\u2022 King's \"Letter from a Birmingham Jail\"\n\n\u2022 the march from Selma to Montgomery, Alabama\n\n\u2022 \"Freedom Summer\" in Mississippi\n\n\u2022 the Greensboro, North Carolina, sit-ins at Woolworths\n\n\u2022 the assassinations of Medgar Evers, Emmett Till, the three civil rights workers in Mississippi (Schwerner, Chaney, and Goodman), and the four little girls at the 16th St. Baptist Church in Birmingham\n\n\u2022 the integration of \"Ole Miss\" by James Meredith, and Mississippi Governor Ross Barnett, who tried to stop him\n\n\u2022 Governor George Wallace (and his candidacy for president in 1968), police chief Eugene \"Bull\" Connor, and the use of police dogs and fire hoses in Alabama\n\n\u2022 the Mississippi Freedom Democratic Party (MFDP) at the Democratic Convention of 1964\n\n\u2022 Stokely Carmichael, H. Rap Brown, Huey Newton, Bobby Seale, Eldridge Cleaver, and the Black Power movement\n\n\u2022 Robert Weaver, who became the first black cabinet member (secretary of housing and urban development)\n\n\u2022 the 1967 Kerner Commission, which concluded that black riots were a result of poverty and lack of job opportunities\n\n**The Vietnam War**\n\n\u2022 \"Hawks\" vs. \"Doves\"\n\n\u2022 John F. Kennedy, Lyndon Johnson, Richard Nixon, Eugene McCarthy, Robert Kennedy\n\n\u2022 Vietminh, Ho Chi Minh, South Vietnam, and Diem\n\n\u2022 the Tet Offensive\n\n\u2022 the war being broadcast on television to a national audience\n\n\u2022 the Pentagon Papers\n\n\u2022 Johnson's decision not to seek reelection\n\n\u2022 the moratoriums and other demonstrations against the war\n\n\u2022 the student antiwar movement\n\nGive yourself extra points for mentioning the following:\n\n\u2022 the Berkeley Student Movement, \"hippies\"\n\n\u2022 the Students for a Democratic Society (SDS)\n\n\u2022 \"The Weathermen\" (and you can add two points if you mentioned the fact that they got their name from a line in a Dylan song: \"You don't need a weatherman to know which way the wind blows.\")\n\n\u2022 Hubert Humphrey\n\n\u2022 the Democratic National Convention, Mayor Daley, the Chicago Seven\n\n\u2022 Laos, Cambodia\n\n\u2022 \"Vietnamization\"\n\n\u2022 the burning of draft cards and the draft resistance movement\n\n\u2022 antiwar music and Woodstock\n\n**The Women's Movement**\n\n\u2022 \"Feminism\" and the \"Women's Liberation Movement\"\n\n\u2022 the Equal Rights Amendment and the Equal Pay Act\n\n\u2022 National Organization for Women (NOW)\n\n\u2022 abortion rights controversy (though _Roe v. Wade_ wasn't until 1973)\n\n\u2022 \"Sexual Revolution,\" the birth control pill, \"free love\"\n\nGive yourself extra points for mentioning the following:\n\n\u2022 Betty Friedan's _The Feminine Mystique_\n\n\u2022 the \"glass ceiling\"\n\n\u2022 \"Sexual Politics\" (and the book, by Kate Millett that gave it its name)\n\n\u2022 the Kinsey Report\n\n\u2022 Gloria Steinem, Bella Abzug, Shirley Chisholm (Chisholm could be mentioned under civil rights also)\n\n\u2022 Woodstock and the \"Counterculture\"\n\n**About the Structure of Your Essay**\n\nYou would need to describe the times by delving into the issues that caused the changes. But don't forget: The essays that look \"easy\" are often the most difficult. Don't forget to include _lots of facts_ (don't let them go \"blowin' in the wind...\") that focus on how society and politics changed so dramatically in the 1960s.\n\n# Part III\n\n# About the AP U.S. History Exam\n\n\u2022 The Structure of the AP U.S. History Exam\n\n\u2022 How the AP U.S. History Exam Is Scored\n\n\u2022 Overview of Content Topics\n\n\u2022 Understanding Content with Thematic Learning Objectives\n\n\u2022 How AP Exams Are Used\n\n\u2022 Other Resources\n\n\u2022 Designing Your Study Plan\n\n## THE STRUCTURE OF THE AP U.S. HISTORY EXAM\n\nThe AP U.S. History Exam consists of two main sections: a multiple-choice and short-answer section and an essay questions section.\n\nThe multiple-choice and short-answer section comprises 55 multiple-choice questions covering the breadth of U.S. history and 4 short-answer questions. Students are provided with a total time of 105 minutes to complete this section. The multiple-choice questions are arranged in sets of two to five questions, which are tied to a primary-or secondary-source material. Students are allowed to spend 55 minutes completing the multiple-choice questions. The short-answer questions will explore one or more of the course thematic learning objectives. Students are expected to write a short response to four questions centered on a provided primary source, historian's argument, or additional historical sources. Students are allowed to spend 50 minutes completing the short-answer questions.\n\nThe essay questions section of the exam consists of two essays to be completed in a total of 90 minutes. After a 15-minute reading period, students may divide up the remaining time as desired, spending more or less time on each essay. AP recommends 40 minutes for the document-based question (DBQ) and 35 minutes for the Long Essay. The document-based question is an essay for which students will have to answer a question based on 7 primary source documents provided. For the Long Essay, students will be asked to select an essay prompt from two different options. Unlike the DBQ, there will be no outside sources provided. This question requires the development of a thesis and\/or historical argument supported by student-provided evidence.\n\n## HOW THE AP U.S. HISTORY EXAM IS SCORED\n\nAP U.S. History Exam scoring is based on the performance of the student on each of the four exam parts. The raw scores from each section will be weighted and summed to generate an overall AP grade of 1\u20135. Scoring of the multiple-choice section is based solely on the raw score of the number of correct answers. There is no penalty for guessing. The multiple-choice question section constitutes 40 percent of the total exam score. The short-answer questions will be evaluated for accuracy and useful application of historical thinking skills to address each question. The short-answer questions represent 20 percent of the total exam score.\n\nThe essay questions are graded against very clear rubrics outlined by the College Board, which we'll show you in Chapter 3. Both essays will be evaluated for historical accuracy, development of a central thesis, and synthesis of a view or argument on the nature of the question. The document-based question is scored with a maximum score of 7 possible points allocated across the following areas: thesis (1 point), analysis of historical evidence and support of argument (4 points), contextualization (1 point), and synthesis (1 point). The DBQ score represents 25 percent of the total exam score. The long essay is scored with a maximum score of 6 points allocated across the following areas: thesis (1 point), use of evidence in support of argument (2 points), application of historical thinking skills (2 points), and synthesis (1 point). The long essay constitutes 15 percent of the total exam score.\n\nIncorporating the depth and content necessary to get high scores on the AP Exam requires practice and good time management. We will discuss approaches to maximize your score in Chapter 4.\n\nFor your reference, here is the College Board's score distribution data from the 2016 AP U.S. History Exam administration.\n\n**Score** | **Number of Test Takers** | **Percentage** \n---|---|--- \n5 | 58,338 | 11.9% \n4 | 87,745 | 17.9% \n3 | 110,297 | 22.5% \n2 | 113,885 | 23.3% \n1 | 119,026 | 24.3% \nTotal | 489,291 | 100%\n\n## OVERVIEW OF CONTENT TOPICS\n\nThe College Board provides a breakdown of assessment weighting of material for the exam by historical periods. These periods and their relative weights are shown below. It is important to remember that many events in history span multiple periods and are connected by overarching themes. You will notice that in the table below, several of the periods recognized by the College Board overlap. As you begin to evaluate the material, strive to make adequate connections between the periods rather than treating them as separate isolated entities. We will begin to look at how the College Board views connections in the next section about Thematic Learning Objectives.\n\nExcelling on the AP U.S. History Exam requires a thorough knowledge of the events of American history and their significance. We have provided a review of this material in Part V of this text. Listed below is an overview of the specific topics that will be covered on the AP U.S. History Exam and should be reviewed in a course.\n\n1. Pre-Columbian Societies\n\n2. Transatlantic Encounters and Colonial Beginnings, 1492\u20131690\n\n3. Colonial North America, 1690\u20131754\n\n4. The American Revolutionary Era, 1754\u20131789\n\n5. The Early Republic, 1789\u20131815\n\n6. Transformation of the Economy and Society in Antebellum America\n\n7. The Transformation of Politics in Antebellum America\n\n8. Religion, Reform, and Renaissance in Antebellum America\n\n9. Territorial Expansion and Manifest Destiny\n\n10. The Crisis of the Union\n\n11. Civil War\n\n12. Reconstruction\n\n13. The Origins of the New South\n\n14. Development of the West in the Late 19th Century\n\n15. Industrial America in the Late 19th Century\n\n16. Urban Society in the late 19th Century\n\n17. Populism and Progressivism\n\n18. The Emergence of America as a World Power\n\n19. The New Era: 1920s\n\n20. The Great Depression and the New Deal\n\n21. The Second World War\n\n22. The Home Front During the War\n\n23. The United States and the Early Cold War\n\n24. The 1950s\n\n25. The Turbulent Sixties\n\n26. Politics and Economics at the End of the 20th Century\n\n27. Society and Culture at the End of the 20th Century\n\n28. The United States in the Post\u2013Cold War World\n\n## UNDERSTANDING CONTENT WITH THEMATIC LEARNING OBJECTIVES\n\nThe College Board has focused the breadth of historical developments and events covered in the AP U.S. History course and exam into 7 key themes, which they refer to as thematic learning objectives. All questions on the AP U.S. History Exam will evaluate student understanding of one or more of these learning objectives. As you begin to review the content covered in Part V, pay particular attention to these themes. The following are the thematic learning objectives:\n\n1. **Identity.** This theme explores how the American identity has formed and been transformed by the development of group identities throughout U.S. history. Particular emphasis is placed on understanding developments in gender, racial, class, and ethnic identities and how different groups have interacted with each other to form the modern American identity.\n\n2. **Work, Exchange, and Technology.** This theme evaluates the development of American economies based on advances and developments in the fields of agriculture, commerce, and manufacturing. The exam will evaluate your understanding of how different economic and labor platforms and technological developments have revolutionized and shaped American society.\n\n3. **Peopling.** This theme targets the movement and transformation of peoples over time. Particular emphasis is placed on understanding the motivating factors for migration and the impact of movement on American society today.\n\n4. **Politics and Power.** This theme explores the relationship between political views and process and society. You should have a firm understanding of the powers of different levels of government and how those powers are important in providing rights and freedoms to the American public.\n\n5. **America in the World.** This theme investigates the influence of other cultures on American development, society, and culture and alternatively, the impact of America on the rest of the world.\n\n6. **Environment and Geography.** Physical and Human: This theme explores how the environment, weather, and geography have transformed decisions that have shaped the country.\n\n7. **Ideas, Beliefs, and Culture.** This theme explores how ideas, beliefs, and society have formed American society and the decisions and actions made the various communities and groups of which it is comprised.\n\nWant to know which colleges are best for you? Check out The Princeton Review's College Advisor app to build your ideal college list and find your perfect college fit! Available for free in the iOS App Store and Google Play Store.\n\n## HOW AP EXAMS ARE USED\n\nDifferent colleges use AP exams in different ways, so it is important that you go to a particular college's website to determine how it uses AP exams. The three items below represent the main ways in which AP exam scores can be used:\n\n\u2022 **College Credit**. Some colleges will give you college credit if you score well on an AP Exam. These credits count toward your graduation requirements, meaning that you can take fewer courses while in college. Given the cost of college, this could be quite a benefit, indeed.\n\n\u2022 **Satisfy Requirements.** Some colleges will allow you to \"place out\" of certain requirements if you do well on an AP Exam, even if they do not give you actual college credits. For example, you might not need to take an introductory-level course, or perhaps you might not need to take a class in a certain discipline at all.\n\n\u2022 **Admissions Plus**. Even if your AP Exam will not result in college credit or even allow you to place out of certain courses, most colleges will respect your decision to push yourself by taking an AP Course or even an AP Exam outside of a course. A high score on an AP Exam shows mastery of content more difficult than that taught in many high school courses, and colleges may take that into account during the admissions process.\n\n## OTHER RESOURCES\n\nThere are many resources available to help you improve your score on the AP U.S. History Exam, not the least of which are your teachers. If you are taking an AP class, you may be able to get extra attention from your teacher, such as obtaining feedback on your practice essays. If you are not in an AP course, reach out to a teacher who teaches U.S. History (or another AP history teacher) and ask if the teacher will review your essays or otherwise help you with content.\n\nCheck out The Princeton Review's college guidebooks, including _The Best 382 Colleges, The Complete Book of Colleges, Paying for College Without Going Broke_ , and many more!\n\nAnother wonderful resource is **AP Students** , the official site of the AP Exams. The scope of the information at this site is quite broad and includes the following materials:\n\n\u2022 a comprehensive course description, which includes details on what content is covered and sample questions\n\n\u2022 course syllabi, including teacher and student classroom resources\n\n\u2022 essay prompts, answers, and grading suggestions from previous years\n\n\u2022 several helpful links to websites containing era-specific information\n\n\u2022 the official 2015 AP U.S. History Practice Exam\n\n\u2022 past AP U.S. History Exams for purchase through the College Board. Although these will not be aligned with the 2015 updates to the exam, they are still good practice.\n\n\u2022 updates on future changes to the AP U.S. History Exam\n\nThe AP Students home page address is \n **https:\/\/apstudent.collegeboard.org\/\u200bhome**\n\nThe AP U.S. History Exam Course home page address is \n **https:\/\/apstudent.collegeboard.org\/\u200bapcourse\/\u200bap-united-states-history**\n\nFinally, **The Princeton Review** offers tutoring and small group instruction for the AP U.S. History Exam. Our expert instructors can help you refine your strategic approach and add to your content knowledge. For more information, call 1-800-2REVIEW.\n\n## DESIGNING YOUR STUDY PLAN\n\nIn Part I you identified some areas of potential improvement. Let's now delve further into your performance on Practice Test 1, with the goal of developing a study plan appropriate to your needs and time commitment.\n\nBreak up your review into manageable portions. Download our helpful study guide for this book, once you register online.\n\nRead the answers and explanations associated with the multiple-choice questions (starting at this page). After you have done so, respond to the following questions:\n\n\u2022 Review the content topics on this page and, next to each one, indicate your rank of the topic as follows: \"1\" means \"I need a lot of work on this,\" \"2\" means \"I need to beef up my knowledge,\" and \"3\" means \"I know this topic well.\"\n\n\u2022 How many days\/weeks\/months away is your AP U.S. History Exam?\n\n\u2022 What time of day is your best, most focused study time?\n\n\u2022 How much time per day\/week\/month will you devote to preparing for your AP U.S. History Exam?\n\n\u2022 When will you do this preparation? (Be as specific as possible: Mondays and Wednesdays from 3:00 to 4:00 P.M., for example)\n\n\u2022 Based on the answers above, will you focus on strategy (Part IV) or content (Part V) or both?\n\n\u2022 What are your overall goals in using this book?\n\n# Part IV\n\n# Test-Taking Strategies for the AP U.S. History Exam\n\n\u2022 Preview\n\n1 How to Approach Multiple-Choice Questions\n\n2 How to Approach Short-Answer Questions\n\n3 How to Approach the Document-Based and Long Essay Questions\n\n4 Using Time Effectively to Maximize Points\n\n5 Pacing Drills\n\n\u2022 Reflect\n\n## PREVIEW\n\nUnderstanding your current testing approach is an integral part of finding ways on how to maximize your efficiency and improve your studying effectiveness. Review your responses to the questions on this page of Part I and then respond to the following questions:\n\n\u2022 How many multiple-choice questions did you miss even though you knew the answer?\n\n\u2022 On how many multiple-choice questions did you guess blindly?\n\n\u2022 How many multiple-choice questions did you miss after eliminating some answers and guessing based on the remaining answers?\n\n\u2022 For how many of the short-answer questions did you have no clue where to start?\n\n\u2022 Did you plan out your essay prompts before writing them? Did you create an outline for either of them?\n\n\u2022 How did you approach the long essay question?\n\n\u2022 Did you find any of the essay prompts easier or harder than the others\u2014and, if so, why?\n\n## HOW TO USE THE CHAPTERS IN THIS PART\n\nBefore you read the following Strategy chapters, think about what you are doing now. As you read and engage in the directed practice, be sure to appreciate the ways you can change your approach. At the end of Part IV, you will have the opportunity to reflect on how you will change your approach.\n\n# Chapter 1\n\n# How to Approach Multiple-Choice Questions\n\n## THE BASICS\n\nThe multiple-choice part of the test will consist of sets of two to five questions, which are tied to primary sources, secondary sources, or historical issues. The directions will be pretty simple. They will read something similar to the following:\n\n**Directions:** Each of the questions or incomplete statements below is followed by four suggested answers or completions. Select the one that is best in each case and then fill in the corresponding space on the answer sheet.\n\nIn short, you are being asked to evaluate a provided document or source and answer a series of questions. Once you select an answer, you will fill in the appropriate bubble on a separate answer sheet. You will _not_ be given credit for answers you record in your test booklet (e.g., by circling them) but not on your answer sheet. Part A of Section I consists of 55 questions, which are expected to take you approximately 55 minutes to complete. Time management will be a key part of this section, as you are also expected to complete four short-answer questions (in Part B) in the 105 minutes allotted for the entire section.\n\n## TYPES OF SOURCES\n\nUnlike several of the other AP Exams, the multiple-choice questions on this test appear in sets associated with a primary source, secondary source, or historical issue. Primary sources are original materials, which provide a firsthand account or perspective. Many of the primary sources that you are likely to see on the exam will include direct excerpts from famous works, legislation, or speeches. Secondary sources are pieces of information, which relate to or are discussed in reference to information presented elsewhere (not firsthand information). Examples of secondary sources include historical perspectives on events, historical criticisms, artworks or cartoons, books or perspectives on historical events, or retrospective analyses. Additional sources used on the exam may include charts or graphs, which depict key historical relationships.\n\nHere is an example of a primary source as it may appear on the AP Exam.\n\n**Questions 9 - 11 refer to the following excerpt.**\n\n\"Can we forge against these enemies a grand and global alliance, North and South, East and West, that can assure a more fruitful life for all mankind? Will you join in that historic effort?\n\nIn the long history of the world, only a few generations have been granted the role of defending freedom in its hour of maximum danger. I do not shrink from this responsibility\u2014I welcome it. I do not believe that any of us would exchange places with any other people or any other generation. The energy, the faith, the devotion which we bring to this endeavor will light our country and all who serve it\u2014and the glow from that fire can truly light the world.\n\nAnd so, my fellow Americans: ask not what your country can do for you\u2014ask what you can do for your country.\n\nJohn F. Kennedy, Inaugural Address, 1961\n\nThe speech by President Kennedy, excerpted above, outlines the American dream and the American vision. On the exam, you will be given primary sources that address key events or issues in U.S. history and be given questions that will evaluate these sources from the perspective of the thematic learning objectives described in Part III of this book. Throughout this section, we have provided additional examples, which represent the diversity of different sources you may see on the exam. We will now discuss how to tackle the questions stemming from these sources.\n\n## TYPES OF QUESTIONS\n\nThe questions in the multiple-choice section will center on one or more key themes addressed by the source document provided for each set of questions. The majority of the questions will be pretty straightforward once the context of the source is understood. For instance, an example question stemming from the Kennedy excerpt may appear as follows:\n\n> 10. The excerpt provided discusses global turbulence and the desire for freedom of mankind in reference to which of the following events?\n> \n> (A) Civil Rights Movement\n> \n> (B) Women's Suffrage Movement\n> \n> (C) The Cold War\n> \n> (D) The Great Depression\n\nHowever, the College Board often makes the questions a little trickier. One way it does this is by phrasing a question so that three answers are correct and one is incorrect. We call these questions \"NOT\/EXCEPT\" questions because they usually contain one of those words (in capital letters, so they're harder to miss). A simple way to handle these types of problems is by treating them as \"true\" or \"false.\" The answer choice that is false is correct. Here is an example of another primary source and an EXCEPT-type question:\n\n**Questions 6 - 10 refer to the following excerpt.**\n\n\"Two months ago we were facing serious problems. The country was dying by inches. It was dying because trade and commerce had declined to dangerously low levels; prices for basic commodities were such as to destroy the value of the assets of national institutions such as banks, savings banks, insurance companies, and others. These institutions, because of their great needs, were foreclosing mortgages, calling loans, refusing credit. Thus there was actually in process of destruction the property of millions of people who had borrowed money on that property in terms of dollars which had had an entirely different value from the level of March, 1933. That situation in that crisis did not call for any complicated consideration of economic panaceas or fancy plans. We were faced by a condition and not a theory....\n\nFranklin Delano Roosevelt, Fireside Chat, 1933\n\n> 6. The New Deal included programs for achieving all of the following goals EXCEPT\n> \n> (A) developing an interstate highway system\n> \n> (B) stabilizing agricultural prices\n> \n> (C) insuring bank deposits\n> \n> (D) providing employment for the unemployed\n\nA few times during the multiple-choice section, you will be asked to interpret an illustration source, often a map or a political cartoon. These are usually pretty easy. The key is not to try to read too much between the lines. To save time, read the question first, and then go to the illustration, map, or political cartoon. This way you know what you are looking for!\n\nHere is an example of a political cartoon source and associated question.\n\n**Questions 29 - 30 refer to the following illustration.**\n\n_Hanna to McKinley: That Man Clay was an Ass. It's Better to be President than to be Right!_\n\n> 29. The political cartoon above implies that\n> \n> (A) McKinley was the first president to favor big business interests openly\n> \n> (B) by the 1890s, Henry Clay's political approach had lost favor with the electorate\n> \n> (C) McKinley's presidential campaign was masterminded by Marcus Hanna\n> \n> (D) Marcus Hanna single-handedly controlled all three branches of the federal government\n\nFinally, there will be a few questions on your test asking you to interpret a graph or chart source. Again, these are usually very straightforward, unless they are \"EXCEPT\" or \"NOT\" questions. Those tend to be time-consuming, and even strong students should probably do those at the end, if time permits. When you answer one of these chart or graph questions, realize that more than one answer might be valid, but only one will be supported by the information in the chart or graph.\n\nAn example of a chart source and question is shown below.\n\n**Questions 41 - 45 refer to the following table.**\n\n_Source: Gallup Polls_\n\n> 43. Which of the following conclusions can be drawn from the information presented in the chart above?\n> \n> (A) Eisenhower was the most consistently popular president in the nation's history.\n> \n> (B) Kennedy received greater congressional support for his program than did any other president during the period in question.\n> \n> (C) Nixon's approval rating was the result of the Watergate scandal.\n> \n> (D) The difference between Johnson's highest and lowest approval ratings was the greatest for any president during the period in question.\n\nAnswers to these and other sample questions appear at the end of this chapter.\n\n#### **No Military History and No Trivial Pursuit**\n\nHere's some good news: The AP U.S. History Exam doesn't ask about the details of military history, such as the military strategy or exact death toll of a specific battle. You will never see a question on the AP Exam like the one below:\n\n> XX. Union general Ulysses S. Grant was intent on capturing Vicksburg, Mississippi, because\n> \n> (A) Vicksburg was the munitions capital of the Confederacy\n> \n> (B) whoever controlled the city could control transportation along the Mississippi River\n> \n> (C) Grant hoped to use the city as a supply depot for Union troops stationed throughout the South\n> \n> (D) the city was poorly defended, and the Union desperately needed a victory for morale purposes\n\nAlthough Grant's siege of Vicksburg in 1863 marked an important moment in the Civil War, you won't be asked about it on the test. The AP U.S. History Exam does not ask about important battles, military strategy, or advances in weapons technology. When it asks about war, the questions concern the political, diplomatic, or social implications of a war or battle, rather than the details of warfare. For example, you might have a question about the significance of the battle of Saratoga in the Revolutionary War. (It helped lead to the French providing direct aid to the colonists.) The correct answer, to the question above, by the way, is (B).\n\nAlso, AP U.S. History questions never test rote memorization _only_. While you have to know your facts to do well on this test, the questions always ask for information in the context of larger historical trends. Therefore, you will never see a question like this one:\n\n> YY. The treaty that ended the War of 1812 was called the\n> \n> (A) Treaty of Versailles\n> \n> (B) War of 1812 Treaty\n> \n> (C) Jay Treaty\n> \n> (D) Treaty of Ghent\n\n#### **The Big Picture**\n\nOne of the most important characteristics of the AP U.S. History multiple-choice section is that the questions and answers are designed to illustrate **basic principles** of American history. These principles are evaluated through the seven thematic learning objectives described in Part III. Multiple-choice questions will NOT ask about exceptions to historical trends; the test ignores these because the test writers are trying to find out whether you have mastered the important generalizations that can be drawn from history. They do not want to know whether you have memorized your textbook (they already know that you haven't). Talk of historical exceptions is welcome in the essay section, though. Students who discuss exceptions in their essays often impress the readers. More on that later.\n\nOverall, you should always keep the **big picture** in mind as you take this exam. As you approach questions, use the sources provided to help you focus on the key points or themes that are being questioned. Even if you cannot remember the specific event or concept being tested, you should be able to answer the question by remembering the general social and political trends of the era and using the information that may be ascertained from the source.\n\nLet's look at a couple of illustrative examples.\n\n**Questions 52 - 54 refer to the following excerpt.**\n\n\"Whenever the [Federal Trade] Commission shall have reason to believe that any such person, partnership, or corporation has been or is using any unfair method of competition or unfair or deceptive act or practice in or affecting commerce, and if it shall appear to the Commission that a proceeding by it in respect thereof would be to the interest of the public, it shall issue and serve upon such person, partnership, or corporation a complaint stating its charges in that respect and containing a notice of a hearing upon a day and at a place therein fixed at least thirty days after the service of said complaint.\"\n\nExcerpted from 15 U.S. Code \u00a7 45\u2014 _Unfair methods of competition unlawful; prevention by Commission_\n\n> 53. During the Harding and Coolidge administrations, the Federal Trade Commission\n> \n> (A) greatly increased the number of court cases it brought against unethical business\n> \n> (B) controlled the rationing of food, rubber, and gasoline\n> \n> (C) generally worked to assist businesses, rather than regulate them\n> \n> (D) saw its regulatory powers expanded\n\nApply Strategy\n\nUse the big picture to help you find the correct answer!\n\n##### Here's How to Crack It\n\nAt first glance, this question appears to require you to remember the history of the Federal Trade Commission. It's not that tricky, though. To answer this question correctly, you really need only to remember the big picture. What was the attitude of the Harding and Coolidge administrations toward business? Harding and Coolidge were presidents after both the Progressive Era and World War I ended; the country grew more conservative during their administrations, and both pursued policies favorable to business. Because pro-business governments weaken regulations, you should have been able to eliminate (A) and (D). Now let's look at the remaining answer choices. Was there rationing during the 1920s? No, rationing occurred during World War II, in the early 1940s. Eliminate (B). The correct answer is (C), which illustrates a \"big picture\" principle; the 1920s were a pro-business era.\n\n**Questions 17 - 18 refer to the following excerpt.**\n\n\"[This legislative body declares] that it views the power of the Federal Government as resulting from the compact to which states are parties, as limited by plain sense and intention of the instrument constituting the compact...and that, in case of a deliberate, palpable, and dangerous exercise of other powers, not granted by the said compact, the states...have the right, and are duty bound, to interpose, for arresting the progress of the evil, and for maintaining...the authorities, rights, and liberties, pertaining to them.\"\n\n> 17. The quotation above appears in which of the following?\n> \n> (A) The Wealth of Nations\n> \n> (B) _Common Sense_\n> \n> (C) Virginia Resolutions of 1798\n> \n> (D) _The Liberator_\n\n##### Here's How to Crack It\n\nThe first thing you may notice is that this question is pretty difficult; the quotation is one long sentence filled with archaic language and syntax. However, if you key in on the big picture, this question isn't all that hard, provided you've prepared for the exam. The central concept of the quotation is that the states have the right to try to stop the federal government when it tries to exercise too much power (particularly when it exceeds the constitutional limitations on it). Sound familiar? It's the doctrine of _nullification_. If you remembered that the source of the doctrine of nullification was the Virginia and Kentucky Resolutions, you would already be on your way to the next question. If not, look at the other answer choices. _The Wealth of Nations_ is a treatise on capitalism; _Common Sense_ was written before there even were states, let alone state assemblies; and _The Liberator_ was an abolitionist newspaper. Looking at the big picture, you should realize that only the Virginia Resolutions and _The Liberator_ could conceivably be right. If you don't know, guess. A fifty-fifty shot is pretty good on question 17. (Only about 30 percent of students taking the test will get this question right.)\n\nProven Technique\n\nUse POE to boost your score!\n\n## PROCESS OF ELIMINATION (POE)\n\nIf it seems that we are focusing more on eliminating incorrect answers than on finding the correct answers, it is because that is the most efficient way to take a multiple-choice exam. Use **Process of Elimination (POE)** to whittle down the answer choices to one on all but the easiest questions (on easy questions, the correct answer will be obvious), because incorrect answers are much easier to identify than correct ones. When you look for the correct answer among the answer choices, you have a tendency to try to justify how each answer _might_ be correct. You'll adopt a forgiving attitude in a situation in which tough assertiveness is rewarded. Eliminate incorrect answers. Terminate them with extreme prejudice. Remember that half wrong is all wrong, and mark up the test as you do this. You are probably used to teachers telling you not to write on the test. This test, however, is yours to mark up, and that will make it easier for you to decide what to guess. If you have done your job well, only the correct answer will be left standing at the end.\n\n### **Common Sense Can Help**\n\nSometimes an answer on the multiple-choice section contradicts common sense. Eliminate those answers. Common sense works on the AP U.S. History Exam. Evaluate the question below, which stems from a source on early farming. Which of the answer choices to the question below don't make common sense?\n\n> 19. Which of the following best explains the most important effect tobacco cultivation had on the development of the Chesapeake Bay settlements during the seventeenth century?\n> \n> (A) Because tobacco cultivation requires large tracts of fertile land, it led to the rapid expansion of settled areas in the region.\n> \n> (B) The immediate commercial success of tobacco forced the settler to defend against attacks by Spanish and French settlers, who wanted to take control of the tobacco trade.\n> \n> (C) Tobacco provided the settlers a lucrative crop to trade with nearby Native American tribes.\n> \n> (D) British customs houses established in the region to regulate tobacco trade led to widespread resentment of the British by the colonists.\n\n##### Here's How to Crack It\n\nCommon sense should allow you to eliminate (C) immediately. Nearby Native American tribes lived on farmland similar to that held by the Chesapeake Bay settlers; why would they trade for something they could have easily grown themselves? Now let's consider the other answer choices. Did the Spanish or the French attack the Maryland\/Virginia region during the 17th century? It would have been a pretty big deal if they had, right? You would remember if there had been a war for the control of Virginia in the 1600s, wouldn't you? You don't remember it because it didn't happen; eliminate (B). Choice (D) is anachronistic. The period of colonial resentment toward England was still one hundred years away during the 17th century. The correct answer is (A).\n\n### **Context Clues**\n\nSome questions contain context clues or vocabulary words that will either lead you to the correct answer or at least help you eliminate an incorrect answer. Look at the passage and question below.\n\n**Questions 36 - 39 refer to the following excerpt.**\n\n\"It has been enacted by the Senate and House of Representatives of the United States of America in Congress assembled, That if, during the present or any future insurrection against the Government of the United States, after the President of the United States shall have declared, by proclamation, that the laws of the United States are opposed, and the execution thereof obstructed,...any person or persons, his, her, or their agent, attorney, or employee, shall purchase or acquire, sell or give, any property of whatsoever kind or description, with intent to use or employ the same, or suffer the same to be used or employed, in aiding, abetting, or promoting such insurrection or resistance to the laws, or any person or persons engaged therein;...all such property is hereby declared to be lawful subject of prize and capture wherever found; and it shall be the duty of the President of the United States to cause the same to be seized, confiscated, and condemned.\"\n\nSection 1, The Confiscation Act of 1861\n\n> 37. The Confiscation Act of 1861 authorized the Union to\n> \n> (A) divert commercial production in the North toward the war effort\n> \n> (B) negotiate a settlement to the Civil War with ambassadors from the Confederacy\n> \n> (C) liberate those slaves used by the Confederacy \"for insurrectionary purposes\"\n> \n> (D) stop merchant ships headed for Europe and seize their cargo\n\n##### Here's How to Crack It\n\nIf you don't remember the exact purpose of the Confiscation Act of 1861, the word confiscation might give you enough of a context clue to answer this question correctly anyway. Which answer choices have nothing to do with confiscation? Clearly, (B). The dictionary definition of confiscation is \"the seizure of private property.\" Choice (A) seems pretty unlikely too. It indicates that the government used industry for the war effort, not that it confiscated the factories. Choice (D) looks good, except when you ask \"For what purpose would the Union be stopping ships headed away from the Confederacy?\" This answer would much more likely be correct if it discussed the confiscation of property headed for the Confederacy. The correct answer, (C), is a little tricky because we don't normally think of human beings as private property. Slaves, however, were exactly that: the private property of slave holders. In order to liberate them, the Union had to \"confiscate\" them.\n\nFinally, here are the answers to the questions that appear in this chapter.\n\n10: (C); 6: (A); 29: (C); 43: (D); 53: (C); 17: (C); 19: (A); 37: (C).\n\n## Summary\n\n The multiple-choice section consists of sets of two to five questions, which are tied to primary sources, secondary sources, or historical issues.\n\n Familiarize yourself with the different types of questions that will appear on the multiple-choice section. Be aware that you will see many questions about political and social history, some questions about international relations, and relatively few about economic and cultural trends. Tailor your studies accordingly.\n\n Look for \"big picture\" answers. Correct answers on the multiple-choice section confirm important trends in American history. This section will not ask you about weird exceptions that contradict those trends. It also will not ask you about military history featured on the History Channel. You will not be required to perform miraculous feats of memorization; however, you must be thoroughly familiar with all the basics of American history. (And there are a lot of them! See our content review later in the book.)\n\n Use Process of Elimination (POE) on all but the easiest questions. Once you have worked on a question, eliminated some answers (by scratching them out in your packet of questions), and convinced yourself that you cannot eliminate any other incorrect answers, you should guess and move on to the next question.\n\n Use common sense. Look for context clues.\n\n# Chapter 2\n\n# How to Approach Short-Answer Questions\n\n## OVERVIEW\n\nThe short-answer part of Section I involves answering four short-answer questions. Two of the four provided questions will have elements of choice, which will allow you to pick the topic or theme you feel most confident writing about. All of the questions will be tied to a primary source, historical argument, data or maps, or general propositions of U.S. history. Since these are short-answer prompts, you are not required to develop and support a thesis statement.\n\n## TIME CRUNCH\n\nProbably the biggest challenge you have in answering the short-answer essays is the time allotment. You have a total of 50 minutes to answer 4 short-essay prompts, which means you have about 2 minutes to brainstorm ideas and about 10 minutes in which to write each one. You'll be given up to a page to write on. It is not necessary to fill all the allotted space. Quality matters more than quantity, though a longer essay will look more impressive to the reader. So there is no time to dawdle on the short essays. You must keep brainstorming to a minimum, and keep your pencil moving!\n\nHere are the steps you should follow for each short-answer essay:\n\n1. **Choose.** The fact that you get to choose just two out of the four essays means that you can choose a topic that best fits your knowledge base. Chances are, one of the choices will resonate more with your level of expertise. If not, decide which topic would be most easy to link with the prompt question.\n\n2. **Think**. Write down all the facts and details that you know about the topic. Try to rank them according to their importance in history and their relevance to the prompt question.\n\n3. **Write.** Steps 1 and 2 should not take much more than 2 minutes. Writing is where you will spend the bulk of your time. Each of your essays should be 2\u20133 paragraphs, though the paragraphs need not be long. You have about 10 minutes of writing time, so don't feel the need to get too bogged down in minutiae.\n\n## STRATEGY TO ANSWERING THE SHORT-ANSWER QUESTIONS\n\nThe short-answer questions will consist of multiple parts, which center on a key learning objective. For the questions that do not give you the opportunity to pick from a list of choice topics, read the question and each of the parts carefully. Many of these questions will resemble the example shown below.\n\n\"Convinced that the Revolution was the work of a full few miscreants who had rallied an armed rabble to their cause, they expected that the revolutionaries would be intimidated....Then the vast majority of Americans, who were loyal but cowed by the terroristic tactics...would rise up, kick out the rebels, and restore loyal government in each colony.\"\n\nJeremy Black, _Crisis of Empire: Britain and America in the Eighteenth Century_ (2008)\n\n> a) Briefly explain ONE example of rebellion during the time period described in Black's quote.\n> \n> b) Briefly explain ONE cause of the rebellion you chose.\n> \n> c) Briefly explain ONE effect of the rebellion you chose.\n\nApply the 3-step strategy to answer this question!\n\n##### Here's How to Crack It\n\n1. **Choose.** If you remember all those Revolutionary War notes from the beginning of the year, then this one should be a slam dunk. There were many events during the period of 1754\u20131775 that prompted anti-British sentiment and ultimately led to the push for independence including the Stamp Act (1765), the Townshend Revenue Act (1767), the Sugar Act (1764), and the Tea Act of 1773. Let's say you don't remember what the Townshend Revenue Act was (two tax laws imposed on imports of common products into the colonies), but you remember the Stamp Act and the Tea Act. Which one provoked a strong response from the colonists and an even stronger counter-response from the British? I'll have my tea with lemon and sugar, please!\n\n2. **Think.**\n\n\u2022 East India Tea Company\n\n\u2022 Boston Tea Party\n\n\u2022 Sons of Liberty\n\n\u2022 Intolerable Acts\n\n\u2022 Closing of Boston Harbor\n\n3. **Write.** Here is a sample essay using some of the ideas outlined above:\n\nUnder the principle of mercantilism, Britain frequently put the interests of its corporations ahead of the interests of American colonists. The Tea Act of 1773 was an attempt to force colonists to purchase tea from the East India Company rather than from cheaper sources. This hurt many colonial merchants, so the Sons of Liberty, dressed as Indians, initiated the Boston Tea Party; the protesters boarded Company ships and dumped many pounds of tea into Boston Harbor, thus sending a message to the King that his economic tactics were not welcome.\n\nThe King did not ignore the Boston Tea Party. Governor George Grenville implemented the Intolerable Acts, which were designed to punish Massachusetts for its willful spirit and included such harsh measures as closing the port of Boston and required the quartering of soldiers in private homes. Little did Grenville realize that the people of Massachusetts would soon become instrumental in the defeat of British rule in North America.\n\nOther short-answer questions will offer you a choice. This is usually quite beneficial to you. However, with choices, the exam graders will be expecting a better and more complete answer. Consider the following example.\n\n> 4. Answer a, b, or c.\n> \n> a) Briefly explain how ONE of the following increased the borders of the United States and would later contribute to division of the states during the Civil War. Provide at least ONE piece of evidence from the period to support your explanation.\n> \n> \u2022 Louisiana Purchase (1803)\n> \n> \u2022 Missouri Compromise (1820)\n> \n> \u2022 Mexican-American War (1846-1848)\n> \n> b) Briefly explain why ONE of the other options is not as persuasive as the one you chose.\n> \n> c) Briefly explain one other historical event between 1803 and 1860, not including those above, that contributed to the division that led to the Civil War.\n\n##### Here's How to Crack It\n\n1. **Choose.** In the question above, you are being asked not only to describe how either the Louisiana Purchase, Missouri Compromise, or Mexican-American War resulted in territorial expansion, but also how it would later play a role in the division of the states in the Civil War. When considering your answer, you should also evaluate the other parts of the question. For instance, you may remember that the Louisiana Purchase resulted in a massive territorial expansion during Jefferson's presidency. Yet, can you make a clear connection to how this would later drive the secession of the South? If not, that sounds like a good candidate for part b). For part a), it may be a far better decision to discuss the Missouri Compromise because it was a compromise to appease both the Northern and Southern states by admitting both a free state (Maine) and slave state (Missouri), concurrently. (Of course, you could also choose the Mexican-American War. There is no right answer. Choose the topics and perspectives that make sense to you!)\n\n2. **Think.**\n\nMissouri Compromise, 1820\n\n\u2022 Established federal power in determining slave vs. free states\n\n\u2022 Further divided \"North vs. South\"\n\n\u2022 Perhaps only a short-term solution\n\n\u2022 Rise of abolitionist groups in the North\n\n\u2022 Extras: Clay, Calhoun, Tallmadge Amendment, 36\u00b030'\n\nLouisiana Purchase, 1803\n\n\u2022 Happened 60 years before the Civil War\n\n\u2022 Purchase included a vast amount of territory, both slave and free, even parts of Canada\n\n\u2022 Various ethnic groups: Spanish, French, Indian\n\n\u2022 Purchase of territories, not yet states\n\n\u2022 Issue at the time was constitutionality and financing, not slavery or states' rights\n\n3. **Write.** Here is a sample essay using some of the ideas outlined above:\n\nAs the United States' territory rapidly expanded in the early part of the nineteenth century, the question of slavery repeatedly reared its ugly head in Congress. A multitude of territories were sparsely populated in the West, but the more developed Missouri sought out statehood with the nagging question: to be slave or free? Cue the Missouri Compromise of 1820, devised by Henry Clay. The Compromise brought Missouri in as a slave state but banned slavery north of the 36\u00ba30\u00b4 parallel, thus creating a sharp division between North and the South. Citizens of these regions tended to identify more with the slavery politics of their states, thus setting the stage for the regional partisanship of the Civil War. One might argue that had it not been for the Missouri Compromise, the issue of slavery would have been more diffuse, not encouraging such sharply divided alliances later on.\n\nOf course the Missouri Compromise was necessary due to the Louisiana Purchase of 1803. Some might say that this was the real cause of sectional strife, but this position does not hold up well. After all, the Louisiana Purchase was nearly sixty years before the start of the Civil War, hardly a precursor. The Purchase was a vast tract of land, ranging from Louisiana to Canada. Many different ethnic groups were established there and many residents of these territories played no role in the Civil War.\n\n## Summary\n\n Spend a few minutes reading the questions carefully, and choose a historical event, perspective, or view that addresses the questions completely and for which you have a thorough understanding.\n\n When you have an option, think carefully about which option would be easiest to write about in reference to all parts of the question.\n\n Make sure your responses are clear, succinct, and fully address all parts of the questions.\n\n Be mindful of your time. The first section of the test is shared with the multiple-choice questions. Consider doing the short-answer questions first before attempting the multiple-choice questions.\n\n# Chapter 3\n\n# How to Approach the Document-Based and Long Essay Questions\n\n## OVERVIEW\n\nThere are two types of essay questions on the AP U.S. History Exam. The first is the document-based question (DBQ), which requires you to answer a question based on six or seven primary source documents and your knowledge of the subject and time period. The second is the long essay question, which is more like typical essay questions on any other history exam. The era addressed in the long essay question shifts depending on what era the DBQ covers. Hence, if the DBQ concerns progressivism, then the long essay prompt might concern the road to the Civil War and elections in the late 20th century. You are provided a total of 90 minutes to read the documents for the DBQ question, choose your long essay prompt from two available options, and write both essays. We will discuss each of these question types in greater detail in this chapter. First, let's talk about the basics of writing a successful AP essay.\n\n### **What Are the AP Essay Graders Looking For?**\n\nHere is what one AP grader said:\n\n\"My most basic advice to students taking the AP U.S. History Exam would be the same advice I give to college students facing an essay exam: ANSWER THE QUESTION, begin with a thesis, and follow a reasonable outline. Questions usually suggest a basic thesis statement and a logical outline, so look for them and follow them. The less a writer confuses his or her reader, the better.\"\n\nPamela Riney-Kehrberg, Illinois State University\n\nIn other words, be straightforward. Do not try to fudge your way through the essay; the graders are all experts in history, and you will not be able to fool them into thinking you know more than you actually do.\n\nIt is also very important to focus on the phrasing of the question. Some students are so anxious to get going that they start writing as soon as they know the general subject of the question, and many of these students lose points because their essays do not answer the question being asked. Take, for example, an essay question that asks you to discuss the effects of the Great Depression on working-class citizens. The overanxious test taker might start rattling off everything he or she knows about the Depression: its causes, its effect on the presidential election of 1932, the New Deal programs that helped alleviate its effects, and so on. No matter how well this essay is written, points are going to be lost for one simple reason\u2014the writer did not answer the question!\n\nSecond, a good essay does more than rattle off facts. It reveals an understanding of the general principles or the \"big picture\" of American history. Professor Keith Edgerton at Montana State University in Billings grades AP essays, and here's what he says:\n\n\"The best essays that I encountered were the ones that wove an understanding of content with some critical analysis. I am impressed with some originality of thought too; so few students possess it these days. Students should be willing to take something of a chance with the essays and not simply provide recitation of the few 'facts' that they have memorized. Longer essays, though not necessarily better, are usually more thorough in their coverage rather than the quick, I-need-to-get-this-done-because-I'm-tired-and-sick-of-this-test essays. It is a clich\u00e9, to be sure, but there still is no substitute for hard work. It can be painful and awfully grinding sometimes to learn history well, and it seems that there are not many students who want to devote much time to it. It does not provide instant gratification and cannot be mastered quickly, and it certainly does not happen in 23 minutes with appropriate commercial interruption. Students should read everything they can get their hands on and turn off the television. That is the best advice I can give.\"\n\nIf all this sounds intimidating, read on! There are a few simple things you can do to improve your grade on your AP essays.\n\n### **Reasons to Be Cheerful**\n\nAP graders know that you are given only 90 minutes to plan and write two separate essays. They also know that is not enough time to cover the subject matter tested by the question. The fact is, many very long books have been written about any subject that you might be asked about on the DBQ and the long essay questions. That is why the College Board includes this statement:\n\n\"As with the long essay, responses to the document-based question will be judged on students' ability to formulate a thesis and support it with relevant evidence.\"\n\nIn other words, expressing good ideas and presenting valid evidence in support of those ideas are important. Making sure you mention every single relevant piece of historical information is not so important, or even possible.\n\nRemember that the graders are not given a lot of time to read your essays. One of them explains the grading experience this way:\n\n\"There were about 545 graders drawn from colleges, universities, high schools, and prep schools. We had about 70 tables of readers. A table leader presides over each group. A typical schedule looks like this: 8:30 A.M. to 10:00 reading; 10:00 to 10:20 break; 10:20 to 12:00 reading; 12:00 to 1:00 lunch; 1:00 to 3:00 reading; 3:00 to 3:20 break; 3:20 to 5:00 reading. We read for six and a half days. Before grading the essays, we read sample packets selected by the table leaders, who arrive a few days before the rest of us. With the sample packets we try to establish standards using a 0 to 9 scale. When the table leader believes we all have 'locked into' the standards, we commence reading. The table leader occasionally samples our finished product in order to ensure accuracy. Also, a computer correlates the essay scores with the grade received on the multiple-choice section. The AP authorities emphasize accuracy rather than speed. In the six and a half days, I read 995 essays. I do not know how this rate relates to other readers...We look for responsiveness to the question. For the DBQ, we seek a clear thesis statement and supporting evidence.\"\n\nCharles Quirk, University of Northern Iowa\n\nThink about it. Professor Quirk averaged almost 150 essays a day\u2014a little more than two minutes per essay. True, they are not writing comments, but at any rate, readers cannot look for anything profound or subtle. What they can do is look for evidence that you have something reasonably intelligent to say and that you know how to say it. Furthermore, the graders read many awful essays. (Not everyone, remember, is preparing for this test as well as you are.)\n\nIt is true that you can get the best possible score only if you have mastered the material. However, regardless of how well-prepared you are, you can improve your score if you follow the guidelines on the following pages. They will tell you how to avoid the mistakes all graders hate and how to use writing and organizational techniques they love.\n\nBefore we get to those guidelines, a final word from Darril Wilburn, a high school history teacher in Bardstown, New York. We think it is inspirational:\n\n\"On essay questions I stress two things: using detail and staying positive. You must be able to substantiate your ideas and thoughts with detail (factual, of course). This will go very far in impressing the reader that you do indeed know what you are talking about....On staying positive, I ask the students not to think of the essay questions (or any part of the exam for that matter) as something you lose points on. Think of each question and each bit of detail and each morsel of fact as an addition to your score; do not think of everything you leave out as being a subtraction from your score. This helps you stay focused and keeps stress levels lower (unless, of course, you do not know anything; then you deserve to be nervous). You can also play a mind game with yourself: 'How many points can I gather on this question?' This also keeps stress low.\"\n\nFocus on what you know, rather than on what you do not know. Turn the test into a game.\n\n### **Things That Make Any Essay Better**\n\nThere are two essential components to writing a successful timed essay. First, plan what you are going to write before you start writing! Second, use a number of tried-and-true writing techniques that will make your essay appear better organized, better thought-out, and better written. This section is about those techniques. Remember: An essay that is better written and better organized usually earns a higher score than an essay that rambles but is packed with facts.\n\n#### **1. Choose**\n\n_Read the question carefully. For the DBQ, read each of the documents_. You will be required to write one DBQ and one long essay. While there is no choice regarding the DBQ, you will be asked to select one question from a pair of long essay questions. The DBQ requires you to interpret a variety of documents and integrate your interpretation of these documents with your knowledge of the topic or time period. Being familiar with these instructions is useful in preparing for the exam, but you should reread all of the instructions very carefully on the actual day you take the exam to ensure that you are doing what is required of you.\n\n#### **2. Think**\n\n_Brainstorm for one or two minutes_. In your test booklet, write down everything that comes to mind about the subject. (There is room in the margins and at the top and bottom of the pages.) Look at your notes, and consider the results of your brainstorming session as you decide what point you will argue in your essay; that argument is going to be your thesis. Remember: Your thesis must respond to the question. Utilize your notes to prove your thesis, but do not choose an argument that you know is wrong or with which you disagree. Finally, sort the results of your brainstorm. Some of what you wrote down will be \"big picture\" conclusions, some will be historical facts that can be used as evidence to support your conclusions, and some will be garbage.\n\n#### **3. Outline**\n\n_Try to have at least three body paragraphs_. You should go into special detail in each of the paragraphs on the DBQ. (Remember: You will have the documents and your outside knowledge to discuss on the DBQ.) Your first paragraph should contain your thesis statement as the last sentence. Your second, third, and fourth paragraphs (if there are three topics in the prompt) should contain three arguments that support that statement, along with historical evidence to back those arguments. The fifth paragraph should contain your conclusion, and you must specifically answer the question here if you have not already done so. Before you start to write your outline, you will have to decide what type of argument you are going to make. The following is a list of some classic arguments:\n\n\u2022 **Three Good Points**\n\nThis is the simplest strategy. Look at the results of your brainstorming session, and pick the three best points supporting your position. Make each of these points the subject of one paragraph, respectively. Make the weakest of the three points the subject of the second paragraph, and save the strongest point for the fourth paragraph. If your three points are interrelated and there is a natural sequence to arguing them, then by all means use that sequence, but otherwise, try to save your strongest point for last. Begin each paragraph with a topic sentence that tells the reader which topic you are going to address in that paragraph. Then spend the rest of the paragraph supporting it. Use specific historical examples whenever possible. Your first paragraph should state what you intend to argue; your final paragraph should explain why you have proven what you set out to prove. Don't forget to use transitions to make your examples and argument more cohesive and stronger.\n\n\u2022 **The Chronological Argument**\n\nMany questions lend themselves to a chronological treatment. Questions about the development of a political, social, or economic trend can hardly be answered any other way. When you make a chronological argument, look for important transitions and use them to start new paragraphs. A five-paragraph essay about the events leading up to the Civil War, for example, might start with an introductory discussion of slavery and regional differences in the early 19th century. This is also where you should state your thesis. The second paragraph might then discuss the Missouri Compromise and other efforts to avoid the war. The third paragraph might mention the expansionism of the Polk era and how it forced the slavery issue, and the fourth paragraph might cover the collapse of the Missouri Compromise and how the events that followed\u2014the Compromise of 1850, the Kansas-Nebraska Act, and the Dred Scott case\u2014led the country into war. Your conclusion in this type of essay should restate the essay question and answer it. For example, if the question asks whether the war was inevitable, you should answer \"yes\" or \"no\" in this paragraph. However, remember that simply writing \"The Civil War was inevitable\" is not a thesis.\n\n\u2022 **Comparison**\n\nSome questions, particularly on the free-response section, ask you to compare events, issues, and\/or policies. Very often, the way the question is phrased will suggest the best organization for your essay. Take, for example, a question asking you to compare the impact of three events and issues on the United States' decision to enter World War II. This question pretty much requires you to start by setting the historical scene prior to the three events\/issues you are about to discuss. Continue by devoting one paragraph to each of the three, and conclude by comparing and contrasting the relative importance of each.\n\nOther questions will provide options. If you are asked to compare the political philosophies of two presidents, you might use each paragraph to compare and contrast both presidents' views on a single subject. For example, you might compare the two presidents' philosophies regarding the interpretation of the Constitution (loose or strict) in one paragraph, their differing approaches to foreign policy in one paragraph, and their ideas about the American economy in another paragraph. In the final paragraph, you can draw your conclusion (e.g., \"their similarities were more significant than their differences,\" or vice versa), but be certain you state your argument in your thesis at the beginning of the essay.\n\n\u2022 **The \"Straw Man\" Argument**\n\nIn this essay-writing technique, choose a couple of arguments that someone taking the position opposite yours would take. State their arguments, and then tear them down. Remember that proving that your opposition is wrong does not mean that you have proved you are correct; that is why you should choose only a few opposing arguments to refute. Summarize your opponent's arguments in paragraph two, dismiss them in paragraph three, and use paragraph four to make the argument for your side. Or, use one paragraph to summarize and dismiss each of your opponent's arguments, and then make the case for your side in your concluding paragraph. Acknowledging both sides of an argument, even when you choose one over the other, is a good indicator that you understand that historical issues are complex and can be interpreted in more than one way\u2014which teachers and readers like to see.\n\nNo matter which format you choose, remember to organize your essay so that the first paragraph addresses the question and states how you are going to answer it. (That is your thesis.) The second, third, and fourth paragraphs should each be organized around a single argument that supports your thesis, and each of these arguments must be supported by historical evidence. Your final paragraph then ties the essay up into a nice, neat package. Your concluding paragraph should also answer the question.\n\n#### **4. Write**\n\n\u2022 **Keep sentences as simple as possible.** Long sentences get convoluted very quickly and will give your graders a headache, putting them in a bad mood. Do not antagonize your reader! Remember that good writing does not have to be complicated; some great ideas can be stated simply. NEVER use a word if you are unsure of its definition or proper usage. A malapropism might give your graders a good laugh, but it will not earn you any points, and it will probably cost you.\n\n\u2022 **Write clearly and neatly.** As long as we are discussing your graders' moods, here is an easy way to put them in good ones. Graders look at a lot of chicken scratch; it strains their eyes and makes them grumpy. Neatly written essays make them happy. When you cross out, do it neatly. If you are making any major edits\u2014if you want to insert a paragraph in the middle of your essay, for example\u2014make sure you indicate these changes clearly.\n\n\u2022 **Define your terms.** Most questions require you to use terms that mean different things to different people. One person's \"conservative\" is another person's \"liberal\" and yet another person's \"radical.\" What one person considers \"expansionism,\" another might call \"colonialism\" or \"imperialism.\" The folks who grade the test want to know what you think these terms mean. When you use them, define them. Take particular care to define any such terms that appear in the question. The introductory paragraph is a good place to include any definitions. Almost all official College Board materials stress this point, so do not forget it. Be sure to define any term that you suspect can be interpreted in more than one way.\n\n\u2022 **Use transition words between paragraphs and within paragraphs to show where you are going.** When continuing an idea, use words such as _furthermore, also_ , and _in addition_. When changing the flow of thought, use words such as _however_ and _yet_. Transition words make your essay easier to understand by clarifying your intentions. Better yet, they indicate to the graders that you know how to make a coherent, persuasive argument.\n\n\u2022 **Use structural indicators to organize your paragraphs.** Another way to clarify your intentions is to organize your essay around structural indicators. For example, if you are making a number of related points, number them (\"First...Second...And last...\"). If you are writing a compare\/contrast essay, use the indicators \"on the one hand\" and \"on the other hand.\"\n\n\u2022 **Stick to your outline.** Unless you get an absolutely brilliant idea while you are writing, do not deviate from your outline. If you do, you will risk winding up with an incoherent essay.\n\n\u2022 **Try to prove one \"big picture\" idea per paragraph.** Keep it simple. Each paragraph should make one point and then substantiate that point with historical evidence.\n\n\u2022 **Back up your ideas with examples.** Yes, we have said this already, but it bears repeating. Do not just throw ideas out there and hope that you are right (unless you are absolutely desperate). You will score big points if you substantiate your claims with specific, historical examples.\n\n\u2022 **Try to fill the essay form.** An overly short essay will hurt you more than one that is overly long. Try to write five solid paragraphs.\n\n\u2022 **Make sure your first and last paragraphs directly address the question.** Nothing will cost you points faster than if the graders decide you did not answer the question. It is always a safe move to start your final paragraph by answering the question. If you have written a good essay, that answer will serve as a legitimate conclusion.\n\n## CRACKING THE DOCUMENT-BASED QUESTION\n\nThe DBQ is an essay question that requires you to interpret a mix of textual and visual _primary source_ documents. (There are 6 or 7 documents in a DBQ.) These documents will include many, if not all, of the following: newspaper articles and editorials, letters, diaries, speeches, excerpts from legislation, political cartoons, charts, and graphs. The documents will _not_ include excerpts from current textbooks. Occasionally, one or two of the documents will be taken from something \"classic\" that you may have previously seen, but generally the documents will be new to you. However, they will discuss events and ideas with which you should be familiar. All the documents will pertain to a single subject. The documents are usually between a quarter and a half page long, although occasionally you will see something longer.\n\nThe DBQ, which is approximately 55 minutes long, is part of the second section of the test. At the beginning of the DBQ, you will be handed a green booklet, in which the essay question and documents are printed, as well as a separate form on which to write your essay. You are advised to spend the first 15 minutes of the section reading the documents and planning your essay.\n\nTo give you an idea of what you can expect on your DBQ, let's look at what appeared on a recent test. The question asked students to decide whether liberal opponents, conservative opponents, or President Woodrow Wilson bore the responsibility for the Senate's defeat of the Treaty of Versailles. The nine documents (note that until recently, the DBQ could include up to nine documents) included excerpts from the following:\n\n\u2022 a speech by a conservative senator, denouncing the League of Nations\n\n\u2022 an editorial from the then-liberal magazine _The New Republic_ , criticizing the Treaty of Versailles\n\n\u2022 a speech by President Wilson, defending the League of Nations\n\n\u2022 a letter from Herbert Hoover to Wilson, urging him to compromise with the Senate\n\n\u2022 an editorial cartoon from a newspaper, opposing the League of Nations\n\n\u2022 an article by economist John Maynard Keynes, discussing the European victors' opposition to Wilson's Fourteen Points\n\n\u2022 a 1920 speech by Wilson, asking voters to support the League of Nations\n\n\u2022 a 1921 article by W. E. B. Du Bois, criticizing Wilson for his handling of the treaty negotiations with the Senate\n\n\u2022 a 1922 article by Jane Addams, discussing the necessity of the League of Nations\n\nAs you can see, a typical DBQ may contain documents you might have seen prior to the exam. (The first Wilson speech, for example, is famous.) However, the DBQ also includes documents you certainly have not seen before. Each of the documents, though, represents a political position you have studied. Many are written by famous people about whom you should know quite a bit (Keynes, Addams, Du Bois, Hoover), even if you do not know precisely how they felt about the Treaty of Versailles before reading the documents. In other words, you will not be starting from square one, even when the documents are new to you. Each document should trigger a memory of some historical figure, event, or trend in U.S. history.\n\n### **Is There a \"Right\" Answer to Each DBQ?**\n\nNo. DBQs are worded in such a way that you can argue any number of positions, and often the question is a historiographical one that historians have been debating for years. In the example on the previous page, the documents provide evidence for those who would blame the failure of the Treaty of Versailles on Wilson, liberals, conservatives, or some combination of the three. So long as you support your argument with evidence, you can argue whatever thesis you want. Often, however, the documents will \"drive\" a particular thesis, and it becomes more difficult to try to argue the other side.\n\nSimilarly, there is no \"checklist\" of facts and ideas against which DBQs are graded. Here's an excerpt from the College Board's official material:\n\n\"The document-based question will typically require students to relate the documents to a historical period or theme and, thus, to focus on major periods and issues.\"\n\nReaders are supposed to take into account the strength of your argument and the evidence you offer in support of it. In other words, if you forget to mention a good, illustrative historical event but manage to back up your point in some other way, you will not be penalized.\n\nHowever, in order to earn the most credit for your essay, you must include _outside information_. You will notice that your DBQ contains the following instruction:\n\nSupport your argument with analysis of historical examples outside the documents.\n\n### **Use the Documents AND Your Knowledge of the Subject**\n\nThe outside information includes historical facts and ideas that are relevant to the question but not mentioned in the DBQ documents. For example, in the Treaty of Versailles DBQ described on the previous page, any information offered about the writers' backgrounds would count as outside information, as would information about the war itself. Of course, to receive credit, that information would have to help explain who was responsible for the failure of the Treaty of Versailles in the United States. Some students make the mistake of throwing everything they know about a subject into their essays, whether or not it pertains to the question. That type of information receives partial credit, at best.\n\n## GETTING STARTED ON THE DBQ: THE QUESTION\n\nStart by reading the question. This direction may seem obvious, but it obviously is not, given how many students write essays on subjects that are only marginally related to the question being asked. Students miss the question because they become anxious during the exam. They panic. They think they are going too slowly. In an effort to speed up, they read half the question, say to themselves, \"A-ha! I know what they're going to ask!\" and stop reading. Do NOT make this mistake! The question is probably the shortest thing you have to read on the DBQ. Take your time; savor it. Explore its nuances. Essays that address the question fully earn huge bonuses; essays that ignore parts of the question are doomed to much lower scores.\n\nHere's a sample question:\n\n> 1. To what extent did the constituencies and agenda of the Progressive movement of the early 1900s represent continuity and\/or change in relation to both the reform movements of the 1830s and 40s and the Populist movement of the 1890s?\n\nThe first question you should ask yourself is this: Do I have an opinion about this subject? The second question is this: What must I discuss in order to write a successful essay?\n\nOf the two questions, the second is much more important. You can construct a position later, after you have gathered the information you want to include in your essay. First, you need to figure out what issues you must address and what data you will use in your discussion.\n\nTo begin with, you should notice that the question asks you to compare three movements\u2014the Progressives, the Populists, and the reformers of the 1830s and 1840s. Your essay will obviously have to mention all three groups. Equally important, the question asks you to consider the constituencies and the agendas of these three groups in drawing your comparisons. Also, you must decide whether the Progressives were more similar to the Populists or to the reformers. Finally, you must include a discussion of the given documents and your outside knowledge in your essay.\n\nSome people find it helpful to highlight and underline key elements of an essay question. If you did that, your question probably looked something like this:\n\n> 1. To what extent did the constituencies and agenda of the Progressive movement of the early 1900s represent continuity and\/or change in relation to both the reform movements of the 1830s and 40s and the Populist movement of the 1890s?\n\nHowever you decide to approach the question, it is essential that you do not rush. Read carefully to make sure that you understand what issues must be addressed in your essay. Then determine how to organize the information you are going to collect from the documents and from memory for inclusion in the essay.\n\n### **Organizing Your Essay: Grids and Columns**\n\nMany DBQs ask you to draw comparisons. For those questions you can always organize your thoughts in a grid. Drawing a grid helps in seeing all sides of an argument, which is important because DBQ graders will reward you for acknowledging arguments other than your own. Consider the question from earlier; here is how you could grid this question:\n\nAs you remember appropriate outside information and as you read the documents, take notes in the appropriate boxes. When it comes time to write your essay, you will find it easier to compare and contrast the three movements because your information will already be organized in a way that makes similarities and differences more obvious.\n\nIf you cannot draw a grid for a question, you can instead set up column headings. Because every DBQ can be argued from at least two different positions, you can always set up two (or more) columns, designating one for each position. Consider the DBQ about the Treaty of Versailles, which we discussed earlier in the chapter. You could create one column entitled \"It was Wilson's fault,\" one entitled \"It was liberals' fault,\" a third entitled \"It was conservatives' fault,\" and even a fourth for information that you know belongs in your essay but that you cannot yet classify (give that the title \"To be classified\").\n\nGood essays do not just flow out of your pen by accident. They happen when you know what you are going to say _before you start writing_. Although, given the time constraints, it is difficult (if not impossible) to prepare your entire DBQ essay before you begin writing, pre-organization and a good outline will get you much closer to that goal.\n\n### **A Sample Question**\n\nLet's take a look at another question. Highlight and\/or underline the key elements of the question; then create a grid (or columns) in which to organize your information.\n\n> 1. From the end of World War II through the Eisenhower administration, many Americans feared that communism threatened the existence of the United States. Using BOTH the documents AND your knowledge of the 1940s and 1950s, assess the reasons for and the validity of those fears.\n\nYour question should look something like this:\n\n> 1. From the end of World War II through the Eisenhower administration, many Americans feared that communism threatened the existence of the United States. Using BOTH the documents AND your knowledge of the 1940s and 1950s, assess the reasons for and the validity of those fears.\n\nYour thesis must address the reasons for and validity of the Cold War fears, and your essay will have to address the Red Scare, the widespread fear of a communist takeover that Americans experienced during the early Cold War. (Remember that the second Red Scare in the age of McCarthyism during the 1950s followed the first Red Scare in the 1920s.) You will, of course, have to include analysis of both the documents and outside information, and your essay should cover the years between the end of the war and the end of the Eisenhower administration. Last (and what most students miss), you must answer two questions: Why did Americans fear a communist takeover? And, how valid were their fears?\n\nBecause the question does not ask you to draw any comparisons, you might want to organize your information in columns titled \"Valid reason,\" \"Not a valid reason,\" and \"Maybe valid\/maybe not.\" However, the question naturally lends itself to comparisons among the various perceived and real threats to the United States, which means that you could use a grid instead. Americans feared communist attacks both from communist nations and from subversives in the government. You could, therefore, draw a grid, giving your rows the headings \"Threats from other countries\" (e.g., the USSR and China), and \"Threats from within the United States\" (e.g., the Communist Party of the United States of America). This analysis would leave you with a grid that looks like the following:\n\nOnce you have created your grid, begin collecting information for your essay. At this point, you are probably eager to start reading the documents. Resist the temptation. You have one more important job to do before you start reading.\n\n### **Gather Outside Information**\n\nMost students read the DBQ documents first and then try to think of outside information to supplement their essays. This is a mistake. The reason? _The_ _power of suggestion_. Once you have read the documents\u2014a chore that can take six to eight minutes\u2014those documents will be on your mind. If you wait until after you have read them to think of outside information, you will not be able to get the documents out of your head. Invariably, you will think of things you have already read about, rather than things you _have not_ read about, which is precisely what outside information means.\n\nPlus, reading and processing the documents is a big task. Once you have accomplished that, you will want to get started right away on organizing and writing your essay while the documents are fresh in your mind. You _do not_ want to stop to think of outside information to include in your essay. And you certainly do not want to be trying to come up with outside information _while_ you are writing your essay. So do it _before_ you read the documents. The only exception to this strategy is the unlikely event that you are totally unfamiliar with a topic. In that case, the documents might jog your memory.\n\nLook at your grid or columns and brainstorm. In a separate blank space in your green booklet ( _not_ in your grid\/columns), write down everything you can think of that relates to the question. Spend two or three minutes on this task, then look at what you have written, cross out what you know you cannot use, and enter the rest into your grid\/columns in the appropriate spaces.\n\nChances are that some of the outside information you think of will be mentioned in the documents, which means that it will not be outside information anymore. That is no big deal. In fact, you should think of it as something good. If some of what you remembered shows up in the documents, that means you are on the right track toward answering the question!\n\nThis is what a brainstorming grid for the communism question might look like:\n\n### **1. Choose**\n\nAfter you have gathered outside information to include in your essay, you are ready to read the documents. As you read, keep the following things in mind:\n\n\u2022 **The order in which documents appear is almost always helpful.** Very often, the documents in the DBQ appear in chronological order. When they do, it often indicates that the College Board wants you to trace the historical development of the DBQ subject. On such questions, you do not have to write an essay that adheres strictly to chronological order, but chronology should play an important part in the development of your thesis. When the documents appear in an order other than chronological, they are usually organized so that you can easily compare and contrast different viewpoints on a particular event or issue. On these questions, one of your main goals should be to draw those comparisons.\n\n\u2022 **Watch for inconsistencies within and among the documents.** The documents will not necessarily agree with one another. In fact, they are almost certain to present different viewpoints on issues and almost as certain to present conflicting accounts of a historical event. Some documents might even contradict themselves! This is intentional. The AP is testing your ability to recognize these contradictions. You are expected to resolve these conflicts in your essay. To do so, you will have to identify the sources of the documents. (See below.)\n\n\u2022 **Identify the sources of the documents.** Why do two accounts of the same event contradict each other? Why do two economists, looking at the same data, come up with dissimilar interpretations? It is because the people giving these accounts\u2014the sources of the documents\u2014have different perspectives. Identify the sources and explain why their opinions differ. As you explain these differences, look for the following differences between sources:\n\n political ideology\n\n class\n\n race\n\n religion\n\n gender\n\nConsider the question of whether communism posed a serious threat to the United States in the 1940s and 1950s. An urban Northeastern intellectual, a wealthy Midwestern industrialist, and a Chinese immigrant on the West Coast would offer very different answers to that question. The graders will be looking specifically to see if you have tried to explain those differences.\n\n\u2022 **Look for evidence that could refute your argument.** Once you have decided what your thesis will be, you will be looking through the documents for evidence to support your argument. Not all the documents will necessarily back you up. Some may appear to contradict your argument. Do not simply ignore those documents! As you read them, try to figure out how you might incorporate them into your argument. Again, let's consider the communism DBQ. Suppose you argue that Americans overreacted to the communist threat. Now suppose that one of the documents presents evidence of subversive communist activity in the United States. You might be tempted to pretend that the document does not exist. However, you will be better off if you incorporate the document into your essay. For example, acknowledge that America was not immune to communist subversion but that the threat was nowhere near as great as most anticommunists claimed. By doing this, you will be acknowledging that this historical issue, like all historical issues, is complex and multifaceted. This acknowledgment is good. AP readers are instructed to look for evidence that you understand that history has no simple answers and to reward you for it.\n\nTo make sure you're giving an in-depth document analysis (and the best way to get full credit!) use HIPA.\n\nH \u2013 historical context\n\nI \u2013 intended audience\n\nP \u2013 purpose\n\nA \u2013 author or artist's point of view\n\nAs you read the documents, be aware that each one holds a few morsels of information for your essay. Do not fixate on any one document, as you can't afford to waste the time. Try to use as many documents as possible. Don't panic if you are initially confused by a document. Remember: The AP puts each document in the DBQ to serve one or two purposes, rather than five. Think about it and try to figure out why they've included this document, and you'll have a pretty good idea of why it's in the DBQ and how to fit it into your essay. Unless you are clueless (which is unlikely), you will be able to find a way to include each document in your essay, which is better than leaving it out entirely. However, it is better to leave a document out than to misinterpret it. And be confident. If you're in an AP History course, you're smart enough to figure out why the document has been included in the DBQ. Often, the documents \"speak\" to one another. You, the historian, should enter that dialogue.\n\nAlso, as you read the documents, take note of any outside information that the document reminds you of, scribble it into the margins around the document, and enter it into your grid\/columns. Again, don't panic if, after you read the question, you can't think of any outside information. Stay calm; you will remember more after looking at the documents. Even though brainstorming first is best, if you freeze, you should go to the documents, and let the documents get you going on the outside info.\n\n### **2. Think**\n\nAs you finish reading the documents and prepare to formulate your thesis, remember that while you do not have to answer this question by falling squarely on one side or the other of the issue, it's best to lean one way, with a nod to the other side. A safe, effective route to take on your DBQ essay is to indicate that there is evidence to support both sides of the argument. A good lawyer acknowledges there is other evidence, but he or she is confident that there is stronger evidence to support his or her side of the case. Try to develop a case as you write your essay, using the documents and outside knowledge as mounting evidence. \"To what extent\" questions should prompt you to determine if something is more this way than that way. Most questions can be rephrased as \"to what extent\" questions and doing so is often a useful strategy in developing a thesis.\n\nBefore you decide on your thesis, GO BACK AND READ THE QUESTION ONE MORE TIME! Make sure that your thesis addresses all the pertinent aspects of the question.\n\n### **3. Outline**\n\nHaving a distinct outline for your essay will better ensure that all of the material flows properly and that you address all of the parts of the essay questions. Create an outline with one Roman numeral for each paragraph. Decide on the subject of each paragraph and on what information you will include in each paragraph. Do not rely on your grid\/columns if you do not have to. The grid\/columns are good for organizing your information but are less efficient for structuring an essay.\n\n### **4. Write**\n\nGo back and reread the section in this chapter titled \"Things That Make Any Essay Better\" to review good essay-writing techniques. Follow this advice: Don't write flowery introductions or conclusions\u2014just say what you are going to say. The readers want to get right to the point and see how much you know. Remember to back up your thesis statement with lots of facts, even if you are stretching it, because the graders want to hear solid evidence and not a lot of fluff. Also, make sure to remember what is being asked in the question, and refer to the question several times during the essay writing, as it is easy to wander away from your main point.\n\nStay confident. Everyone else taking the test, all across the country, is at least as nervous about it as you are.\n\n## GRADING OF YOUR DBQ ESSAY\n\nThe document-based question (DBQ) is scored with a maximum score of 7 possible points allocated across the following areas: thesis (1 point), analysis of historical evidence and support of argument (4 points), contextualization (1 point), and synthesis (1 point). The DBQ score represents 25 percent of the total exam score. Your essay is being graded with a rubric similar to the one shown below. Remember that the graders are looking quickly for the elements of the essay, which address the core themes in this rubric. The general grading approach is described in Part III of this book. We have included the rubric here to assist you in optimizing your writing approach.\n\n**DBQ Scoring Rubric** \n--- \n( **Note:** Numbers marked with an asterisk [*] are based on a document-based question that contains 7 documents.) \n**Task** | **Points Possible** | **Description** \nThesis and Argument Development | 2 |\n\n1. Presents a thesis that can be backed by historical evidence and responds to all parts of the question. The thesis must be at least one sentence, located in either the introduction or conclusion. **(1 point)**\n\n2. Develops and supports a cohesive argument that addresses historical complexities and shows the relationships among historical evidence. **(1 point)**\n\nDocument Analysis | 2 |\n\n1. Uses at least 6* of the documents to support the thesis or a relevant argument. **(1 point)**\n\n2. Explains the significance of the author's point of view or purpose, audience, and\/or historical context for at least 4* documents. **(1 point)**\n\nUsing Evidence Beyond the Documents | 2 |\n\n1. _Contextualization_ : Places the argument within the broader historical context\u2014events, developments, processes, etc.\u2014relevant to the question. Note that this requires an explanation (consisting of several sentences or a full paragraph), not just a brief mention. **(1 point)**\n\n2. _Evidence Beyond the Documents_ : Gives an example or additional piece of evidence beyond what is found in the documents to support an argument. Note that the example must be different from the evidence used to earn other points on the rubric, and include an explanation of how that evidence supports or qualifies the argument. **(1 point)**\n\nSynthesis | 1 |\n\nExtends the argument by explaining the connections between the argument and ONE of the following:\n\na. A development in a historical period, era, or geographical area that is different from the one in the question\n\nb. An AP U.S History course theme and\/or approach to history (e.g., political, economic, cultural) that is not the focus of the essay\n\nc. A different discipline or field (e.g., economics, art history, anthropology)\n\n**Maximum Points: 7**\n\n## CRACKING THE LONG ESSAY QUESTION\n\nThe other essay question in Section II of the test is a long essay question. You will be asked to choose one of two different essay prompts. These questions will usually take the form of a historical statement or stance, which you must support, modify, or refute its interpretation in a written essay. Similar to the DBQ, you are expected to develop and defend a relevant thesis. Many of the design and outlining approaches for the DBQ described earlier in this chapter are applicable for this essay. However, unlike the DBQ, you are provided no documents. In other words, all information you use will be that which you come up with. You are expected to take approximately 35 minutes to write your essay, and the long essay question will constitute 15 percent of your total AP Exam score.\n\nA simple, defendable thesis, accompanied by an organized essay filled with strong analysis of the given subject, should result in a high score. Do not write an essay that is simply descriptive, in which you regurgitate everything you know about the essay prompt. Purely descriptive essays rarely get scored well as they fail to analyze, assess, and evaluate the given subject. Here is an example of a long essay question:\n\n> 1. Compare and contrast the impact of religion on the American colonies during the First Great Awakening and in the Second Great Awakening (1800\u20131860).\n> \n> In the development of your argument, explain the reasons for the similarities and differences.\n\nAs you can see, long essay questions are designed to prompt analysis and evaluation of subject matter that you have learned in class. The subjects should be familiar; the questions are straightforward. The long essay is scored with a maximum score of 6 points allocated across the following areas: thesis (1 point), use of evidence in support of argument (2 points), application of historical thinking skills (2 points), and synthesis (1 point). The long essay constitutes 15 percent of the total exam score. Similar to the DBQ, a grading rubric is available and will be similar to the one shown on the following page.\n\n**Long Essay Scoring Rubric** \n--- \n**Task** | **Points Possible** | **Description** \nThesis | 1 | Presents a thesis that can be backed up by historical evidence and that responds to all parts of the question. The thesis must be at least one sentence, located in either the introduction or conclusion. \nUsing Targeted Historical Thinking Skills | 2 |\n\n_Skill #1\u2014Comparison:_ Develops and supports an argument that\n\na. Describes the similarities and differences among historical figures, developments, processes, or events. **(1 point)**\n\nb. Explains the reasons for the similarities and differences among historical figures, developments, processes, or events.\n\nOR (depending on the essay prompt)\n\nEvaluates the significance of historical figures, developments, processes, or events. **(1 point)**\n\n_Skill #2\u2014Causation:_ Develops and supports an argument that\n\na. Describes causes and\/or effects of a historical event, development, or process. **(1 point)**\n\nb. Explains the reasons for the causes and\/or effects of a historical event, development, or process. **(1 point)**\n\n_[_ ** _Note:_** _If the question asks about both causes and effects, you must discuss both in order to earn the full 2 points.]_\n\n_Skill #3\u2014Continuity\/Change over Time:_ Develops and supports an argument that\n\na. Describes historical continuity and change over time. **(1 point)**\n\nb. Explains the reasons for historical continuity and change over time. **(1 point)**\n\n_Skill #4\u2014Periodization:_ Develops and supports an argument that\n\na. Describes how the historical development from the essay prompt is different from and similar to developments that preceded and\/or followed it. **(1 point)**\n\nb. Explains the extent to which the historical development from the essay prompt is different from and similar to developments that preceded and\/or followed it. **(1 point)**\n\nUsing Evidence | 2 |\n\n1. Addresses the essay topic with specific examples and a broad range of evidence. **(1 point)**\n\n2. Uses specific examples and a broad range of evidence to completely and effectively support or justify the stated thesis or a relevant argument. **(1 point)**\n\nSynthesis | 1 |\n\nExtends the argument by explaining the connections between the argument and ONE of the following:\n\na. A development in a historical period, era, or geographical area that is different from the one in the question\n\nb. An AP U.S. History course theme and\/or approach to history (e.g., political, economic, cultural) that is not the focus of the essay\n\nc. A different discipline or field (e.g., economics, art history, anthropology)\n\n**Maximum Points: 6**\n\n### **Choose**\n\nChoose the questions about which you know the most, NOT the ones that look easiest at first glance. The more you know about the subject, the better your final grade will be.\n\n### **Think, Outline, Write**\n\nBecause we have already covered this information, here are brief directions to structure your essay. First, read the question and analyze it. Second, create a grid or columns and take notes. Third, assess your information and devise a thesis. Fourth, write a quick outline. Lastly, write your essay. If any of these instructions are unclear, reread the previous parts of this chapter.\n\n### **A Final Note**\n\nThis section is short because we have already discussed what you need to know to write successful AP essays, not because the long essay questions are unimportant. The long essay question is worth 15 percent of your total test score and is very important. Many students are tempted to ease up or invest all of their time in the DBQ, because it is so challenging. Do not make this mistake. Reach down for the last bit of energy and finish strong.\n\n## Summary\n\n### **Overview**\n\n Read the questions carefully. You must answer the specific question asked in order to receive full credit.\n\n Do not start writing until you have brainstormed, developed a thesis, and written an outline.\n\n Follow your outline. Stick to one important idea per paragraph (say, comparisons only or social issues only). Support your ideas with historical evidence.\n\n Write clearly and neatly. Do not write in long, overly complex sentences. When in doubt, stick to simple syntax and vocabulary.\n\n Use transition words to indicate continuity of thought and changes in the direction of your argument.\n\n Proofread your essay to make sure you have answered the question and to catch any errors or omissions. Watch out for any careless errors in names or years. Did you write Theodore Roosevelt when you meant to write Franklin Roosevelt? Did you say that the Declaration of Independence was written in 1876 when you meant to write 1776?\n\n### **The Document-Based Question**\n\n The DBQ consists of an essay question and 6 or 7 historical documents. Most likely, you will not have seen most of the documents before, but they will all relate to major historical events and ideas and will remind you of what you have learned about this topic. The DBQ is expected to take you 1 hour (including the time of planning and reading the documents).\n\n There is no single \"correct\" answer to the DBQ. DBQs are framed so that they can be successfully argued from many different viewpoints.\n\n Read the essay question carefully. Circle and\/or underline important words and phrases. Once you understand the question, create a grid or columns in which to organize your notes on the essay.\n\n Before you start reading the documents, brainstorm about the question. This way you will gather the all-important outside information before you submerge yourself in the documents.\n\n Read the documents. Read them in order, as there is usually a logic to the order in which they are presented. Pay attention to contradictions within and among the documents and to who is speaking and what sociopolitical tradition he or she represents. If you have already decided on a thesis, keep an eye out for information that might refute your thesis, and be prepared to address it in your essay.\n\n Decide on a thesis; then write an outline for your essay.\n\n Try to summarize key points from as many of the documents as you can in your essay. Weave in as much outside information as you can.\n\n### **The Long Essay Question**\n\n The long essay section consists of a pair of questions. You must answer one question from the pair. The eras covered in this section will depend upon what eras were covered on your DBQ.\n\n Choose the questions about which you know the most, not the ones that look easiest.\n\n Analyze each question you choose. Circle and\/or underline important words and phrases. Once you understand the question, create a grid or columns in which to organize your notes on the essay.\n\n Decide on a thesis; then write an outline for your essay.\n\n Follow your outline. Stick to one important idea per paragraph. Support your ideas with historical evidence.\n\n Write clearly and neatly. Do not write in overly complex sentences. Toss in a couple of \"big\" words that you know you will not misuse. When in doubt, stick to simple syntax and vocabulary.\n\n Use transition words to indicate continuity of thought and changes in the direction of your argument.\n\n# Chapter 4\n\n# Using Time Effectively to Maximize Points\n\nVery few students stop to think about how to improve their test-taking skills. Most assume that if they study hard, they will test well, and if they do not study, they will do poorly. Most students continue to believe this even after experience teaches them otherwise. Have you ever studied really hard for an exam and then blown it on test day? Have you ever aced an exam for which you thought you weren't well prepared? Most students have had one, if not both, of these experiences. The lesson should be clear. Factors other than your level of preparation influence your final test score. This chapter will provide you with some insights that will help you perform better on the AP U.S. History Exam and on other exams as well.\n\n## PACING AND TIMING\n\nA big part of scoring well on an exam is working at a consistent pace. The worst mistake made by inexperienced or unsavvy test takers is that they come to a question that stumps them, and rather than just skip it, they panic and stall. Time stands still when you're working on a question you cannot answer, and it is not unusual for students to waste five minutes on a single question (especially a question involving a graph or the word EXCEPT) because they are too stubborn to cut their losses. It is important to be aware of how much time you have spent on a given question and on the section you are working. There are several ways to improving your pacing and timing for the test:\n\n\u2022 **Know your average pace.** While you prepare for your test, try to gauge how long you take on 5, 10, or 20 multiple-choice questions. Knowing how long you spend on average per question will help you identify how many questions you can answer effectively and how best to pace yourself for the test.\n\n\u2022 **Have a watch or clock nearby.** You are permitted to have a watch or clock nearby to help you keep track of time. It is important to remember, however, that constantly checking the clock is in itself a waste of time and can be distracting. Devise a plan. Try checking the clock after every 15 or 30 questions to see if you are keeping the correct pace or whether you need to speed up; this will ensure that you're cognizant of the time but will not permit you to fall into the trap of dwelling on it.\n\n\u2022 **Know when to move on.** Since all multiple-choice questions are scored equally, investing appreciable amounts of time on a single question is inefficient and can potentially deprive you of the chance to answer easier questions later on. If you are able to eliminate answer choices, do so, but don't worry about picking a random answer and moving on if you cannot find the correct answer. Remember: Tests are like marathons; you do best when you work through them at a steady pace. You can always come back to a question you don't know. When you do, very often you will find that your previous mental block is gone, and you will wonder why the question perplexed you the first time around (as you gleefully move on to the next question). Even if you still don't know the answer, you will not have wasted valuable time you could have spent on easier questions.\n\n\u2022 **Be selective.** You don't have to do any of the questions in a given section in order. If you are stumped by an essay or multiple-choice question, skip it or choose a different one. In the section below, you will see that you may not have to answer every question correctly to achieve your desired score. Select the questions or essays that you can answer, and work on them first. This will make you more efficient and give you the greatest chance of getting the most questions correct.\n\n\u2022 **Use Process of Elimination on multiple-choice questions.** Many times, one or more answer choices can be eliminated. Every answer choice that can be eliminated increases the odds that you will answer the question correctly. The section on multiple-choice questions (Chapter 1) presented strategies to find these incorrect answer choices and increase your odds of getting the question correct.\n\nRemember: When all the questions on a test are of equal value, no one question is that important; your overall goal for pacing is to get the most questions correct. Finally, you should set a realistic goal for your final score. In the next section, we will break down how to achieve your desired score and ways of pacing yourself to do so.\n\n## GETTING THE SCORE YOU WANT\n\nDepending on the score you need, it may be in your best interest _not_ to try to work through every question. Check with the schools to which you are applying. Do you need a 3 to earn credit for the test? With the recently updated formatting of the test, it remains unclear how the College Board will calculate score distributions. However, you will likely be able to skip one or two of the sets of questions in the multiple-choice section completely and still be able to attain a 3. The key to scoring what you need is knowing approximately how many questions you, on average, get correct out of the number of questions attempted. For instance, do you normally get 75 percent of the multiple-choice questions correct? If so, then you would need to attempt far fewer questions than someone who averages only 50 percent correct. The only way to know for sure is practice. Remember, however, that you are not penalized for guessing, so you should never leave a question blank. If, for example, you do not attempt 12 questions but rather guess at random, you would expect to get an additional 3 questions correct based on random chance.\n\nYou have nothing to lose by guessing.\n\nOf course, obtaining a 5 is not impossible, but it will require good performance on all sections of the test. As described in Part III, there are a lot of different ways to score points. The test evaluates your understanding of AP U.S. History from multiple perspectives. Scoring a 5 requires a thorough understanding of the material (which we will address in the next part of this text) and the ability to utilize provided sources and historical perspectives to synthesize a thesis around a central question or argument.\n\nMore Great Books\n\nCheck out The Princeton Review's test prep titles for ACT and SAT: _Cracking the ACT Premium, Cracking the SAT Premium, ACT Elite, SAT Elite_ , and many more!\n\n## TEST ANXIETY\n\nEverybody experiences anxiety before and during an exam. To a certain extent, test anxiety _can_ be helpful. Some people find that they perform more quickly and efficiently under stress. If you have ever pulled an all-nighter to write a paper and ended up doing good work, you know the feeling.\n\nHowever, _too much_ stress is definitely a bad thing. Hyperventilating during the test, for example, almost always leads to a lower score. If you find that you stress out during exams, here are a few preemptive actions you can take.\n\n\u2022 **Take a reality check.** Evaluate your situation before the test begins. If you have studied hard, remind yourself that you are well prepared. Remember that many others taking the test are not as well prepared, and (in your classes, at least) you are being graded against them, so you have an advantage. If you didn't study, accept the fact that you will probably not ace the test. Make sure you get to every question you know something about. Don't stress out or fixate on how much you don't know. Your job is to score as high as you can by maximizing the benefits of what you do know. In either scenario, it is best to think of a test as if it were a game. How can you get the most points in the time allotted to you? Always answer questions you can answer easily and quickly before you answer those that will take more time.\n\n\u2022 **Try to relax.** Slow, deep breathing works for almost everyone. Close your eyes, take a few, slow, deep breaths, and concentrate on nothing but your inhalation and exhalation for a few seconds. This is a basic form of meditation, and it should help you to clear your mind of stress and, as a result, concentrate better on the test. If you have ever taken yoga classes, you probably know some other good relaxation techniques. Use them when you can (obviously, anything that requires leaving your seat and, say, assuming a handstand position won't be allowed by any but the most free-spirited proctors).\n\n\u2022 **Eliminate as many surprises as you can.** Make sure you know where the test will be given, when it starts, what type of questions are going to be asked, and how long the test will take. You don't want to be worrying about any of these things on test day or, even worse, after the test has already begun.\n\nThe best way to avoid stress is to study both the test material and the test itself. Congratulations! By buying or reading this book, you are taking a major step toward a stress-free AP U.S. History Exam.\n\n# Chapter 5\n\n# Pacing Drills\n\nIn this chapter, you'll have the opportunity to put to use the strategies you've learned. Let's get cracking!\n\n## Multiple-Choice Drill\n\nAs you work through the following questions, try to apply everything you learned in Chapter 1. Make sure to keep the big picture in mind as you consider the answer choices. Use POE. If you can get rid of one or more answer choices and can go no further, guess and move on. Use common sense and context clues. Answers and explanations for these questions follow the drills in this chapter.\n\n**Questions 1 - 3 refer to the following excerpt.**\n\n\"As for the lawfulness of keeping slaves, I have no doubt, since I hear of some that were bought with Abraham's money, and some that were born in his house.\u2014And I cannot help thinking, that some of those servants mentioned by the Apostles in their epistles, were or had been slaves. It is plain, that the Gibeonites were doomed to perpetual slavery, and though liberty is a sweet thing to such as are born free, yet to those who never knew the sweets of it, slavery perhaps may not be so irksome.\"\n\nGeorge Whitefield, 1751\n\n. Whitefield's statements suggest that many colonists' opinions on slavery in the 1700s were most directly shaped by\n\n(A) Christian biblical interpretations\n\n(B) commerce and business interests\n\n(C) trade with the Gibeonites\n\n(D) agricultural interests\n\n. Whitefield's revival meetings contributed most directly to which of the following trends?\n\n(A) Republican Motherhood\n\n(B) Political and religious independence\n\n(C) Back-to-the-land migration\n\n(D) Progressive social reforms\n\n. The speaker above would be most associated with which of the following social or political movements?\n\n(A) Republicanism\n\n(B) Abolitionism\n\n(C) The Age of Reason\n\n(D) The First Great Awakening\n\n**Questions 4 - 6 refer to the following excerpt.**\n\n\"Neither here, nor in any other part of the world, is the right of suffrage allowed to extend beyond one of the sexes. This universal exclusion of woman...argues, conclusively, that, not as yet, is there one nation so far emerged from barbarism, and so far practically Christian, as to permit woman to rise up to the one level of the human family.\"\n\nU.S. Representative Gerrit Smith, 1848\n\n. The ideas expressed in the excerpt most directly challenged the prevailing ideal in the nineteenth century that\n\n(A) women should enjoy full and equal rights with men\n\n(B) women's political interests were sufficiently represented by their husbands and fathers\n\n(C) the presence of women in industry and agriculture was a positive step toward independence\n\n(D) women were responsible for the education of their children\n\n. According to the sentiments expressed, which of the following trends in the late nineteenth century would Gerrit most support?\n\n(A) Women's suffrage\n\n(B) The Gospel of Wealth\n\n(C) Prohibition\n\n(D) The Second Great Awakening\n\n. Many supporters of the sentiments expressed above would also ally themselves with which of the following ideologies?\n\n(A) Social Darwinism\n\n(B) States' rights\n\n(C) Abolitionism\n\n(D) Isolationism\n\n**Questions 7 - 9 refer to the following excerpt.**\n\n\"The battle, sir, is not to the strong alone; it is to the vigilant, the active, the brave. Besides, sir, we have no election. If we were base enough to desire it, it is now too late to retire from the contest. There is no retreat but in submission and slavery! Our chains are forged! Their clanking may be heard on the plains of Boston! The war is inevitable\u2014and let it come! I repeat it, sir, let it come!\n\n\"It is in vain, sir, to extenuate the matter. Gentlemen may cry, 'Peace! Peace!'\u2014but there is no peace. The war is actually begun! The next gale that sweeps from the north will bring to our ears the clash of resounding arms! Our brethren are already in the field! Why stand we here idle? What is it that gentlemen wish? What would they have? Is life so dear, or peace so sweet, as to be purchased at the price of chains and slavery? Forbid it, Almighty God! I know not what course others may take; but as for me, give me liberty, or give me death!\"\n\n. The excerpt above was from a speech by which of the following?\n\n(A) Dred Scott\n\n(B) John Brown\n\n(C) Patrick Henry\n\n(D) Samuel Adams\n\n. The excerpt is most clearly an example of advocating for which of the following?\n\n(A) Abolition of slavery\n\n(B) Equal civil rights for African Americans\n\n(C) Freedom from Great Britain\n\n(D) Joining the war effort during World War II\n\n. Which of the following groups would be most likely to support the perspective presented in the excerpt?\n\n(A) Northern abolitionists\n\n(B) Southern plantation owner\n\n(C) Loyalists\n\n(D) Patriots\n\n## Short-Answer Drill\n\n**Question 1 is based on the following image.**\n\nXVth Amendment\u2014\"Shoo, fly, don't bother me!\"\n\n. Use the image above to answer parts a, b, and c.\n\na) Briefly explain the point of view expressed through the image about ONE of the following.\n\n\u2022 Voting Rights\n\n\u2022 Emancipation\n\n\u2022 The Constitutional Amendment process\n\nb) Briefly explain ONE outcome of the Civil War that led to the historical change depicted in the image.\n\nc) Briefly explain ONE way in which the historical change you explained in part b was challenged in the period between 1866 and 1896.\n\n\"It is a solemn sight to see so many Christians lying in their blood, some here, and some there, like a company of sheep torn by wolves, all of them stripped naked by a company of hell-hounds, roaring, singing, ranting, and insulting, as if they would have torn our very hearts out; yet the Lord by His almighty power preserved a number of us from death, for there were twenty-four of us taken alive and carried captive.\"\n\nMary Rowlandson, taken captive during King Philip's War, 1675\n\n\"How different would be the sensation of a philosophic mind to reflect that instead of exterminating a part of the human race by our modes of population that we had persevered through all difficulties and at last had imparted our Knowledge of cultivating and the arts, to the Aboriginals of the Country by which the source of future life and happiness had been preserved and extended.\"\n\nHenry Knox to George Washington, 1790s\n\n. Using the excerpts above, answer parts a, b, and c.\n\na) Briefly explain ONE major difference between Rowlandson's and Knox's interpretations.\n\nb) Briefly explain how someone supporting Rowlandson's interpretation could use ONE piece of evidence from the period between 1600 and 1800 not directly mentioned in the excerpt.\n\nc) Briefly explain how someone supporting Knox's interpretation could use ONE piece of evidence from the period between 1600 and 1800 not directly mentioned in the excerpt.\n\n## DBQ Drill\n\n1. From the end of World War II through the Eisenhower administration, many Americans feared that communism threatened the existence of the United States. Using BOTH the documents AND your knowledge of the 1940s and 1950s, assess the reasons for and the validity of those fears.\n\n**Document 1**\n\n* * *\n\nSource: Decoded telegram from a KGB agent, New York to Moscow. Intercepted by U.S. intelligence.\n\nNovember 14, 1944\n\nTo VIKTOR,\n\nLIBERAL has safely carried through the contracting of Kh' YuS. Kh' YuS is a good pal of METR's. We propose to pair them off and get them to photograph their own materials having given them a camera for this purpose...LIBERAL will receive the film from METR for passing on...\n\nOSA has agreed to cooperate with us in drawing in ShMEL'...with a view to ENORMOUS. On summons from KALIER she is leaving on 22 November for the Camp 2 area...\n\n___________\n\nNotes:\n\nVIKTOR = Lt. Gen. P. M. FITIN [KGB Moscow]\n\nLIBERAL = Julius ROSENBERG\n\nKh' YuS = probably Joel BARR or Alfred SARANT\n\nOSA = Ruth GREENGLASS\n\nShMEL'\/KALIER = David GREENGLASS\n\nENORMOUS = Atomic Energy Project\n\n* * *\n\n**Document 2**\n\n* * *\n\nSource: Representative John F. Kennedy, speech to Congress, January 1949.\n\nMr. Speaker, over this weekend we have learned the extent of the disaster that has befallen China and the United States. The responsibility for the failure of our foreign policy in the Far East rests squarely with the White House and the State Department.\n\nThe continued insistence that aid would not be forthcoming unless a coalition government with the Communists was formed, was a crippling blow to the National Government.\n\nSo concerned were our diplomats and their advisers...with the imperfection of the democratic system in China...and the tales of corruption in high places that they lost sight of our tremendous stake in a non-Communist China...\n\nThis House must now assume the responsibility of preventing the onrushing tide of communism from engulfing all of Asia.\n\n* * *\n\n**Document 3**\n\n* * *\n\nSource: President Harry Truman, speech, July 29, 1951.\n\nThis malicious propaganda has gone so far that on the Fourth of July...people were afraid to say they believed in the Declaration of Independence. A hundred and twelve people were asked to sign a petition that contained nothing except quotations from the Declaration of Independence and the Bill of Rights. One hundred and eleven of these people refused to sign that paper\u2014many of them because they were afraid that it was some kind of subversive document and that they would lose their jobs or be called Communists.\n\n* * *\n\n**Document 4**\n\n* * *\n\nSource: Advertisement, _Civil Defender_ magazine, 1955.\n\nTO: CIVIL DEFENSE AUTHORITIES, EDUCATORS, AND PARENT-TEACHER ASSOCIATIONS\n\nSTUDENT IDENTIFICATION DURING AN \"ATOMIC\" ALERT\n\nNEED: Is Civil Defense needed? If the answer to this question is yes, then we must entertain the thought of evacuation. Since the advent of the Hydrogen Bomb, the only safety lies in not being \"there.\"\n\nEVACUATION: Should it be necessary to evacuate the children during school hours, it is also necessary to identify them. Many educators feel that this identification is more necessary for the grades from sixth down through kindergarten.\n\nIDENTIFICATION: Identification must be positive, practical, and nontransferable. Identification must be kept in the school, to be used only during the time of the actual alert or drill. Identification must be inexpensive, since neither the schools nor the Civil Defense people have a lot of money to spend.\n\nHow do we of NATIONAL SCHOOL STUDIOS fit into this picture?\n\nWe offer the solution to the Identification problem...\n\nWe will furnish the Identification Card, chain, and pin (pictured in this ad) for the small sum of sixty cents per student....We will furnish the Identification Card...free of charge if we are permitted to submit our envelopes of pictures to the parents for possible purchase of these envelopes by the parents. Incidentally, this entails absolutely NO OBLIGATION on the part of the parent to purchase the envelope of pictures. We submit the envelope of pictures 100% on speculation....\n\n* * *\n\n**Document 5**\n\n**Document 6**\n\n* * *\n\nSource: Senator Joseph McCarthy, Lincoln Day speech to the Republican Women's Club of Wheeling, West Virginia, 1950.\n\nThe State Department is infested with communists. I have here in my hand a list of 205\u2014a list of names that were made known to the Secretary of State as being members of the Communist Party and who nevertheless are still working and shaping policy in the State Department.\n\n* * *\n\n**Document 7**\n\n* * *\n\nSource: Edward R. Murrow, broadcast journalist, 1954.\n\nNo one familiar with the history of this country can deny that congressional committees are useful. It is necessary to investigate before legislating, but the line between investigating and persecuting is a very fine one, and the junior Senator from Wisconsin has stepped over it repeatedly. His primary achievement has been in confusing the public mind, as between the internal and the external threats of Communism. We must not confuse dissent with disloyalty. We must remember always that accusation is not proof and that conviction depends upon evidence and due process of law. We will not walk in fear, one of another. We will not be driven by fear into an age of unreason, if we dig deep in our history and our doctrine, and remember that we are not descended from fearful men\u2014not from men who feared to write, to speak, to associate and to defend causes that were, for the moment, unpopular.\n\n* * *\n\n## Long Essay Drill\n\nBelow is a drill based upon a long essay question. During the actual exam, you will have the option to choose between one of two different questions. Since the long essay questions provide no outside information, you will have to provide all of the relevant outside information you can come up with. Develop an outline and an approach to how you would write an essay based on the following prompt:\n\n1. Assess the causes and consequences of the abolition movement of the 1840s and 50s.\n\n## EXPLANATIONS FOR THE MULTIPLE-CHOICE DRILL\n\n**. A** Along with Jonathan Edwards, George Whitefield was a leading Methodist preacher and star of the First Great Awakening, a religious movement that gained in popularity in the mid-18th century. He was known for leading revival tent meetings. He was known mostly for his evangelism, but as you can see from this quote, he was also tolerant of slavery. Notice that Whitefield makes frequent references to the Bible (\"Abraham,\" \"apostles,\" \"Gibeonites\") and claims that slavery is not so \"irksome\" to those who have been born into it.\n\n**. B** This one is pure Process of Elimination (POE). Choices (A) and (C) are unrelated to both the First Great Awakening and the issue of slavery. Choice (D), progressive social reforms, don't come until many years later. Choice (B) is the best answer because the First Great Awakening did encourage a more personal experience of religious faith. Preachers tended to be charismatic individuals rather than formally educated drones.\n\n**. D** If you recognized Whitefield's name, then this one is a slam dunk. Otherwise, use POE. Choice (B) is the opposite of what we're looking for. Choices (A) and (C) are unrelated to the topic.\n\n**. B** Gerrit Smith was a fiery Free-Soil member of Congress who was active in both the abolition and temperance movements of the mid-19th century. In the quote, he is advocating for women's suffrage (his cousin was Elizabeth Cady Stanton). Those who opposed women's suffrage at this time justified their opinions by asserting that women need not vote since their husbands and other male relatives would make sure their interests were represented politically.\n\n**. A** Choice (A) is closest to the sentiment expressed in the quote. Although Smith was in favor of Prohibition, as in (C), this is not mentioned in the quote. Choice (D) may be true, but, again, it is not directly supported by the quote.\n\n**. C** Many supporters of women's suffrage were also abolitionists. In fact, Gerrit Smith was a big defender of John Brown.\n\n**. C** This question asks you to identify the source of the excerpt provided. Any time a question asks for a source, the excerpt is likely from a famous quote or speech. Upon reading the excerpt, there are several key clues provided. First, the provider alludes to the clanking of chains in Boston. Slavery and abolition had already occurred in Boston by the time of Dred Scott and John Brown, making (A) and (B) incorrect. Therefore, the excerpt must have come from a colonist. At the end of the excerpt, we see the famous line: \"give me liberty, or give me death.\" This is an excerpt from Patrick Henry's passionate liberty speech, making (C) the correct answer.\n\n**. C** This question asks for the nature of the speech. Freedom and liberty in Boston were passionate cries for freedom and independence from British rule, making (C) correct. Although it is very tricky to fall into the trap of associating his pleas for freedom from chains with African American freedom, it is important to evaluate all of the answer choices.\n\n**. D** This question asks you to identify the group most likely to sympathize with the speech in the excerpt. The speech calls for Boston to stand up and fight for freedom and liberty. These are not (B), passionate cries of a Southerner, nor are they (C), the words of a loyalist to the British crown. Since the speech describes having \"no election\" and the clanking of chains in Boston, the nature of the speech is more revolutionary than of abolition nature, making (D) the better answer.\n\n## EXPLANATION FOR THE SHORT-ANSWER DRILL\n\n. The cartoon shows a black man poised to cast his ballot as flies hover around harassing him. He tells the flies to \"Shoo!\" with a smile on his face. The name of the cartoon is \"XVth Amendment.\" Here are some facts relevant to this cartoon:\n\n\u2022 The Fifteenth Amendment guaranteed universal suffrage to blacks after the Civil War. Keep in mind, though, that some Freedmen in some states had voting rights even before the Civil War.\n\n\u2022 All amendments to the Constitution must be ratified by the states. Not all states ratified the Fifteenth Amendment immediately. In fact, the flies in this cartoon are labeled with the abbreviations of the Northern states that delayed ratification.\n\n\u2022 New York had the most restrictive laws against black suffrage. (This is why the biggest fly is labeled \"NY,\" perhaps represented by Democrat governor John Hoffman.)\n\n\u2022 In some Southern states after the Civil War, black voters temporarily outnumbered disenfranchised Confederates.\n\n\u2022 The voter in this cartoon appears to be casting his ballot in public into a clear glass bowl, perhaps representing the lack of privacy afforded to voters at that time. Yet, he has a smile on his face, so he will not be dissuaded by either the \"flies\" or the public nature of his act.\n\n. Mary Rowlandson was a colonial woman who was captured and held hostage by Wampanoag Indians during the series of raids known as King Philip's War. After her ransom, she wrote a detailed narrative of her experiences, which became one of the most read books of the late 17th century. Her account is filled with atrocities committed by her captors and no doubt fueled suspicions in the colonists about the trustworthiness of local tribes. As you can see from this quote, she shared a view of Indians that many people had at the time: Indians were lawless savages, and God was on the side of the Protestant settlers. There are numerous examples of Indian aggression throughout the 17th and 18th centuries that could support this view.\n\nHenry Knox took the more modernist view that Indians could be \"tamed\" and taught to assimilate into American society and that warfare was not the answer. No doubt Knox's views were popular among some throughout the 19th century, eventually leading to the reservation system and the Dawes Act. Since we are sticking to events prior to 1800, it would be useful to discuss Indian cooperation with Europeans throughout the Seven Years' War.\n\n## EXPLANATION FOR THE DBQ DRILL\n\n**Document 1** is a good example of a document that starts out confusing but ends up being pretty straightforward. At first glance, this document makes very little sense; it is just a jumble of words and names. Do not panic; look for familiar elements. First, look at the source information. It is a telegram from a KGB agent. Therefore, it must have something to do with Soviet espionage. Now, look at the notes, and notice that they mention Julius Rosenberg and the Atomic Energy Project. Those references are probably all you need to know to understand why this document is included in the DBQ. It presents evidence that the Soviets were spying on the United States while it was developing the atomic bomb.\n\nWhen you write your essay, do not fall into the trap of explaining every detail of this telegram. Your job is to analyze the importance of the document, not to describe exactly what it contains. This is true of every document in a DBQ, but it is particularly tempting here. You will be so proud that you have figured out what this document is all about that you might be tempted to spend a paragraph describing your achievement. Forget it. You have bigger fish to fry.\n\nYou probably asked yourself why this DBQ starts with a document from 1944, given that the question is about the period from 1945 through 1960. The document is here to demonstrate that there was some foundation for America's anticommunist fears after World War II. You can use this document as a springboard to discuss other reasons for that fear, such as the relative popularity of the American Communist Party (CPUSA) in the 1930s and the party's disproportionate representation in some labor unions. Mentioning unions then allows you to discuss labor problems in the postwar era. (Labor held more than 5,000 strikes in 1946 and 1947, which spurred the antiunion Taft-Hartley Act.)\n\nThis document can also be incorporated easily into an \"America was too paranoid\" essay because it raises the issue of the Rosenberg trial and the controversy over their sentence. Many people believe their execution resulted from anticommunist paranoia, not from reasoned consideration of their alleged crimes. (Albert Einstein testified that the Rosenbergs gave the Soviets nothing that they wouldn't have figured out on their own.) Of course, the Rosenberg trial generated a national debate, which illustrates the nation's preoccupation with communism during this period.\n\nYou may have thought of other issues that this document raises. That is good, and it highlights an important point: most DBQ documents will be adaptable to a discussion of many different events and ideas. Consequently, you have a lot of leeway in your essay. (Remember that there is no single correct answer to the DBQ.) It also means you cannot possibly discuss every event that relates to this question. There is simply too much to discuss. Believe it or not, that is good too. DBQ topics are so large that no one _expects_ you to write the definitive essay on the subject. Hence, you will not be penalized for forgetting one or another event that illustrates your point as long as you back your points with other evidence.\n\n**Document 2** is taken from a speech in Congress by John F. Kennedy, and it raises several important issues. Primarily, it brings up the Chinese Revolution, which gives you an opportunity to discuss the expansion of communist power in other parts of the world. Using Document 2 as a starting point, you could discuss the Korean War, the crises in Eastern Europe in the 1950s (e.g., Hungary), and the fall of Cuba and other Latin American nations to communist insurgents. All of these events support the position that America's fear of communism was valid, especially if you choose to attribute these events to communist expansionism.\n\nOn the other hand, you might argue that this speech shows Kennedy demonstrating the same Cold War paranoia that later inspired the Bay of Pigs fiasco. You might attribute this speech to his political skills and argue that Kennedy is exploiting a sensitive issue for his own political gain. (Remember, many early \"Cold Warriors\" gained political support by accusing the government of \"giving away\" China to the Communists.) Interestingly, Kennedy felt it so important to keep China from communist control that he was willing to overlook the flagrant corruption of Chiang Kai-shek's government. If you think he was right, this document justifies American fears; if you argue that he was wrong, you can use it to illustrate how anticommunism distorted America's judgment.\n\n**Document 3** clearly supports the argument that Americans were paranoid about communism and that this paranoia was the result of propaganda. President Truman's reference to people \"losing their jobs\" opens the door for you to talk about blacklisting during the 1950s and, by extension, McCarthyism and other excesses of this anticommunist era. His description of those citizens who thought that the Declaration of Independence was a \"subversive document\" illustrates the conservatism of the era.\n\nHowever, Document 3 also gives you a chance to discuss Truman's anticommunism. Remember, he established loyalty boards with tremendous power to fire government employees merely on the suspicion of communist tendencies. Plus, his foreign policy initiatives, from containment to the Marshall Plan and the Truman Doctrine, might all be considered the ideas of an overzealous anticommunist. You certainly could argue that those policies antagonized communist countries and therefore exacerbated tensions. You could even say that the growing American-communist tension _resulted_ from Truman's policies. As usual, nothing is cut-and-dried in the DBQ, which means that you have many options available to you.\n\n**Document 4** addresses two important issues, the hydrogen bomb and its chilling effect on America. The document is an advertisement that very clearly tries to exploit parents' fears as a means of selling them pictures of their children. While it is exploitative, it also indicates just how far fear of the H-bomb had infiltrated the American psyche. You can use this document as a starting point to discuss air-raid shelters, atomic bomb drills in school, the \"Duck and Cover\" propaganda campaign, and civil defense organizations. All of these events stem from American fear of the Communists. Most Americans were afraid of the USSR primarily because the USSR had the H-bomb. For many Americans, it was conceivable and even likely that the Soviets would use that bomb against the United States.\n\n**Document 5** is a cartoon depicting a European immigrant anarchist arriving in New York, poised to stab and bomb the Statue of Liberty. The cartoon satirizes the American pledge to welcome immigrants, some of whom are either a threat to American politics or perceived to be so by the public. The immigrant is sneaking up behind the Statue, so she is unaware of the threat. Most likely this cartoon was published in the early 1920s, when Italian anarchists were suspect, but the First Red Scare certainly influenced the sentiments of the Second Red Scare.\n\n**Document 6** is a quote from Senator Joseph McCarthy who claimed to have information regarding Communists who had infiltrated powerful positions in the military and government bureaucracies. McCarthy staged hearings to try to ferret out the Communists, but he was gradually discredited when proof of Communists could not be produced.\n\n**Document 7** is an excerpt from a live broadcast by Edward R. Murrow. Murrow was a highly respected journalist with Democrat leanings who was at times vocal about his criticisms of society and the government. In this quote, he points out that McCarthy had gone too far in his accusations of Communist sympathizer, engaging in a \"witch hunt\".\n\nThat's it for the documents. Now formulate a thesis. There are any number of positions you can argue on our sample question. The best route, as we just said, would be to attribute America's fear of the Communists to a combination of justifiable and exaggerated reasons. Furthermore, there are a number of ways you can choose to construct an essay that demonstrates this thesis. You might want to argue chronologically, indicating which events caused justifiable alarm and which were blown out of proportion by anticommunist propagandists. You might wish to divide the body of your essay into two large paragraphs, one dealing with the communist threat posed from abroad and the other dealing with the threat posed by American Communists.\n\nOnce you've figured out how and where to fit all your information into your argument, create an outline, and write your essay.\n\n## EXPLANATION FOR THE LONG ESSAY DRILL\n\nAs you begin to think about this prompt, you realize that the theme and therefore thesis of the essay should focus on the connection between slavery and the start of the war. You should begin by making notes or a set of columns of events related to slavery that occurred specifically during this period preceding the Civil War and how they may have contributed to the war. For instance, you could include some of the following key events in your essay:\n\n\u2022 Compromise of 1850 (admission of California as a free state; popular sovereignty in territories; banning of slave trade in Washington D.C.; Fugitive Slave Law)\n\n\u2022 _Uncle Tom's Cabin_ by Harriet Beecher Stowe, 1852 (antislavery novel, fostered abolitionist sentiment)\n\n\u2022 Election of 1852 (slavery was a key issue and caused intra- and interparty conflict)\n\n\u2022 Kansas-Nebraska Act, 1854 (popular sovereignty in Kansas\/Nebraska territories, negated the Missouri Compromise)\n\n\u2022 Bleeding Kansas, 1855 (war between pro- and antislavery factions; Pottawatomie Creek Massacre)\n\n\u2022 Election of 1856 (party lines are drawn on views of slavery)\n\n\u2022 _Dred Scott v. Sanford_ , 1857 (made the Missouri compromise unconstitutional)\n\n\u2022 Lincoln-Douglas Debates, 1858 (Lincoln's house divided speech, open discussion on slavery in territories)\n\n\u2022 Harper's Ferry Raid, 1859 (attempt to start an armed slave revolt)\n\n\u2022 Election of 1860 (split of democratic party over views on slavery, election of pro-abolitionist Lincoln)\n\nAfter you have assembled your list of events, you will need to evaluate which events share a common theme and can be written together to form paragraphs and the start of an outline. For the example above, you may have noticed that several of the events involve issues related to the stance of political parties. This could become the focus of one of your paragraphs. Two possible additional themes include pre\u2013Civil War armed confrontations (such as Bleeding Kansas and the Harper's Ferry Raid) and the role of Popular Sovereignty in new states and territories. Remember, that as you write essays, you must structure your outline and arguments to a central theme, in this case, the connection between slavery and the start of the Civil War. Since you have only approximately 35 minutes to structure and write the long essay question, your sentences should be succinct, and your essay should have a clear thesis supported by your outside information. Be confident, pace yourself, and most importantly, stay on target.\n\n## REFLECT\n\nThink about what you've learned in Part IV, and respond to the following questions:\n\n\u2022 How long will you spend on multiple-choice questions?\n\n\u2022 How will you change your approach to multiple-choice questions?\n\n\u2022 What is your multiple-choice guessing strategy?\n\n\u2022 How will you change your approach to the short-answer questions?\n\n\u2022 How will you manage your time on the short-answer questions?\n\n\u2022 How much time will you spend on the DBQ? The long essay question?\n\n\u2022 Will you spend 15 minutes reading and planning? Or will you jump right into writing your essay?\n\n\u2022 How will you change your approach to the essays?\n\n\u2022 Will you seek further help, outside of this book (such as a teacher, tutor, or AP Students) on how to approach multiple-choice questions, the essays, or a pacing strategy?\n\n# Part V\n\n# Content Review for the AP U.S. History Exam\n\n6 Early Contact with the New World (1491\u20131607)\n\nColonization of North America (1607\u20131754)\n\n7 Conflict and American Independence (1754\u20131800)\n\n8 Beginnings of Modern American Democracy (1800\u20131848)\n\n9 Toward the Civil War and Reconstruction (1844\u20131877)\n\n10 The Industrial Revolution (1865\u20131898)\n\n11 The Early 20th Century (1890\u20131945)\n\n12 The Postwar Period and Cold War (1945\u20131980)\n\n13 Entering Into the 21st Century (1980\u2013Present)\n\n14 Chapter Review Questions: Answers and Explanations\n\n15 Key Terms and Concepts\n\n## HOW TO USE THE CHAPTERS IN THIS PART\n\nThe history review is meant to serve as a supplement to the textbook you use in class. It is not a substitute for your textbook. However, it does cover all major subjects and terms that are likely to appear on the AP U.S. History Exam. If you are familiar with everything in this review, you should do very well on the AP Exam.\n\nIn the following content review chapters, you will find a summary of those events and actions that the writers of the AP Exam consider important. Because historical events often exemplify ESP trends (economic, social, and political trends), and because that's what makes those events important to historians (and to test writers), this review focuses on those connections. We have tried to make this section as interesting and as brief as possible while remaining thorough.\n\nYou may need to come back to these chapters more than once. Your goal is to obtain mastery of the content you are missing, and a single read of a chapter may not be sufficient. At the end of each chapter, you will have an opportunity to reflect on whether you truly have mastered the content of that chapter.\n\nAdditionally, we've provided review questions at the end of each chapter to quiz your retention of what you've read. Please note that these multiple-choice questions differ from the ones you'll see on the AP U.S. History Exam in that they refer to the content covered in the chapter and NOT to a specific source document. For source-based multiple-choice questions, see our Practice Tests as well as the drills in Chapter 5.\n\n# Chapter 6\n\n# Early Contact with the New World (1491\u20131607)\n\n# Colonization of North America (1607\u20131754)\n\n## NATIVE AMERICANS IN PRE-COLUMBIAN NORTH AMERICA\n\nHistorians refer to the period before **Christopher Columbus's** arrival in the \"New World\" as the **pre-Columbian** era. During this period, North America was populated by **Native Americans** \u2014not to be confused with native-born Americans, a group that includes anyone born in the United States. Five percent of multiple-choice questions test you on this era, so it is important to understand the clash of cultures that occurred between the European settlers and the Native Americans, as well as their subsequent conflicts throughout American history.\n\nTrue or False?\n\nQ: Native American cultures tended to have limited or minimal impact on the environment.\n\nMost historians believe that Native Americans are the descendants of migrants who traveled from Asia to North America. The migration likely occurred in multiple waves, from as early as 40,000 years ago to as recently as 15,000 years ago. During this period, the planet was significantly colder, and much of the world's water was locked up in vast polar ice sheets, causing sea levels to drop. The ancestors of the Native Americans could therefore simply walk across a **land bridge** from Siberia (in modern Russia) to Alaska. As the planet warmed, sea levels rose and this bridge was submerged, forming the **Bering Strait**. These people and their descendants eventually migrated south, either by boat along the Pacific coast or possibly along an ice-free corridor east of the Rocky Mountains, and went on to populate both North and South America.\n\nAt the time of Columbus's arrival, between 1 million and 5 million Native Americans lived in modern Canada and the United States; another 20 million populated Mexico. Native American societies in North America ran the gamut from small groups of nomadic hunter-gatherers to highly organized urban empires. In the year 1500, the Aztec capital of Tenochtitlan was more populous than any city in Europe, and both the Aztecs and the Maya are noted for their advances in astronomy, architecture, and art. While these civilizations were located in Mesoamerica, the territory that would become the United States was home to urban cultures as well, such as the **Pueblo people** of the desert southwest with their multistory stone houses consisting of hundreds of rooms and the **Chinook people** of the Pacific Northwest who subsisted on hunting and foraging or the nomadic Plains Indians. The first Native Americans to encounter Europeans were smaller tribes, such as the Iroquois and Algonquian, who had permanent agriculture and lived along the Atlantic Ocean; Columbus, mistakenly believing he had reached the East Indies, dubbed them \"Indians,\" and the name stuck for centuries.\n\n* * *\n\nMaize\n\nThe domestication and cultivation of maize, or corn, began thousands of years ago in Mexico. The indigenous people of the region depended on this staple crop for much of their livelihood and the reliance on maize soon spread to much of North America. The transition from hunting and gathering to maize production enabled stable economies and organized societies to prosper throughout MesoAmerica and the Southwest region of the modern-day United States. Maize production also encouraged advancements in irrigation and other advanced agricultural practices.\n\nTrue or False?\n\nA: False! Even Native American societies that hadn't developed much in the way of agriculture often transformed the landscape through the strategic use of fire, which encouraged the growth of useful plants and attracted game animals. Many early European immigrants to North America remarked that the areas they were settling resembled parkland; this wasn't the natural condition of these regions, but it reflected the cultivation of the local environment by the Native Americans who had preceded them.\n\n## EARLY COLONIALIZATION OF THE NEW WORLD (1491\u20131607)\n\n### **The Early Colonial Era: Spain Colonizes the New World**\n\nChristopher Columbus arrived in the New World in 1492. He was not the first European to reach North America\u2014the Norse had arrived in modern Canada around 1000\u2014but his arrival marked the beginning of the Contact Period, during which Europe sustained contact with the Americas and introduced a widespread exchange of plants, animals, foods, communicable diseases, and ideas in the **Columbian Exchange**. Columbus arrived at a time when Europe had the resources and technology to establish **colonies** far from home. (A _colony_ is a territory settled and controlled by a foreign power.) When Columbus returned to Spain and reported the existence of a rich new world with easy-to-subjugate natives, he opened the door to a long period of European expansion and colonialism.\n\nDuring the next century, Spain was _the_ colonial power in the Americas. The Spanish founded a number of coastal towns in Central and South America and in the West Indies, where the **conquistadors** collected and exported as much of the area's wealth as they could. Under Spain's **encomienda** system, the crown granted colonists authority over a specified number of natives; the colonist was obliged to protect those natives and convert them to Catholicism, and in exchange, the colonist was entitled to those natives' labor for such enterprises as sugar harvesting and silver mining. If this sounds like a form of slavery, that's because it was.\n\nSpanish and Portuguese colonization of North America was also marked by liberal mixing of cultures, leading to a racial caste system, with Europeans at the top of the hierarchy, followed by **Mestizos** (those of mixed European and Native blood, **Zambos** (those of mixed African and Native American heritage) and full-blooded Africans at the bottom of the ladder. Meanwhile, the strength of Spain's navy, the **Spanish Armada** , kept other European powers from establishing much of a foothold in the New World. In 1588, the English navy defeated the Armada, and consequently, French and English colonization of North America became much easier.\n\n* * *\n\nMuch of early American history revolves around the conflict between Native Americans and European settlers. Europeans were generally victorious. Why? One seemingly obvious answer is that the Europeans had more advanced technology, but this wasn't actually a major factor. In fact, in many ways, the Native Americans' technology was superior: Their canoes were far better at navigating North American rivers than any European ship, and their moccasins offered better footing than clumsy European boots. The most important factor, by a wide margin, was disease. Native Americans had never been exposed to European microbes and had never developed immunities to them. Epidemics, such as **smallpox** , devastated Native American settlements, sometimes killing 95% of the population years before Europeans themselves arrived to mop up the few survivors.\n\nTrue or False?\n\nQ: Pre-Columbian societies used horses and cows for transportation and agriculture.\n\n### **Competition for Global Dominance**\n\nOnce Spain had colonized much of modern-day South America and the southern tier of North America, other European nations were inspired to try their hands at New World exploration. They were motivated by a variety of factors: the desire for wealth and resources, clerical fervor to make new Christian converts, and the race to play a dominant role in geopolitics. The vast expanses of largely undeveloped North America and the fertile soils in many regions of this new land, opened up virtually endless potential for agricultural profits and mineral extraction. Concurrently, improvements in navigation, such as the invention of the **sextant** in the early 1700s, made sailing across the Atlantic Ocean safer and more efficient.\n\nIntercontinental trade became more organized with the creation of **joint stock companies** , corporate businesses with shareholders whose mission was to settle and develop lands in North America. The most famous ones were the British East India Company, the Dutch East India Company, and later, the **Virginia Company,** which settled **Jamestown**.\n\nIncreased trade and development in the New World also led to increased conflict and prejudice. Europeans now debated how Native Americans should be treated. Spanish and Portuguese thinkers, such as **Juan de Sep\u00falveda** and **Bartolom\u00e9 de Las Casas,** proposed wildly different approaches to the treatment of Native populations, ranging from peace and tolerance to dominance and enslavement. The belief in European superiority was nearly universal.\n\nSome American Indians resisted European influence, while others accepted it. Intermarriage was common between Spanish and French settlers and the natives in their colonized territories (though rare among English and Dutch settlers). Many Indians converted to Christianity. Spain was particularly successful in converting much of Meso-America to Catholicism through the **Spanish mission system**. Explorers, such as **Juan de O\u00f1ate,** swept through the American Southwest, determined to create Christian converts by any means necessary\u2014including violence.\n\nAs colonization spread, the use of African slaves purchased from African traders from their home continent became more common. Much of the Caribbean and Brazil became permanent settlements for plantations and their slaves. Africans adapted to their new environment by blending the language and religion of their masters with the preserved traditions of their ancestors. Religions such as **voodoo** are a blend of Christianity and tribal animism. Slaves sang African songs in the fields as they worked and created art reminiscent of their homeland. Some, such as the **Maroon** people, even managed to escape slavery and form cultural enclaves. Slave uprisings were not uncommon, most notably the Haitian Revolution.\n\nTrue or False?\n\nA: False! The Spanish introduced horses and cows to North America.\n\n### **The English Arrive**\n\nUnlike other European colonizers, the English sent large numbers of men and women to the agriculturally fertile areas of the East. Despite our vision of the perfect Thanksgiving table, relationships with local Indians were strained, at best. English intermarriage with Indians and Africans was rare, so no new ethnic groups emerged, and social classes remained rigid and hierarchical.\n\nEngland's first attempt to settle North America came a year prior to its victory over Spain, in 1587, when **Sir Walter Raleigh** sponsored a settlement on Roanoke Island (now part of North Carolina). By 1590, the colony had disappeared, which is why it came to be known as the **Lost Colony**. The English did not try again until 1607, when they settled **Jamestown**. Jamestown was funded by a **joint-stock company** , a group of investors who bought the right to establish New World plantations from the king. (How the monarchy came to sell the rights to land that it clearly did not own is just the kind of interesting question that this review will not be covering. Sorry, but it is not on the AP Exam!) The company was called the **Virginia Company** \u2014named for Elizabeth I, known as the Virgin Queen\u2014from which the area around Jamestown took its name. The settlers, many of them English gentlemen, were ill-suited to the many adjustments life in the New World required of them, and they were much more interested in searching for gold than in planting crops. (The only \"gold\" to be found in Virginia was iron pyrite, aka \"fool's gold,\" which the ignorant aristocrats blithely gathered up.) Within three months, more than half the original settlers were dead of starvation or disease, and Jamestown survived only because ships kept arriving from England with new colonists. **Captain John Smith** decreed that \"he who will not work shall not eat,\" and things improved for a time, but after Smith was injured in a gunpowder explosion and sailed back to England, the Indians of the **Powhatan Confederacy** stopped supplying Jamestown with food. Things got so bad during the winter of 1609\u20131610 that it became known as \"the **starving time** \": nearly 90 percent of Jamestown's 500 residents perished, with some resorting to cannibalism. The survivors actually abandoned the colony, but before they could get more than a few miles downriver, they ran into an English ship containing supplies and new settlers.\n\nOne of the survivors, **John Rolfe,** was notable in two ways. First, he married Powhatan's daughter **Pocahontas** , briefly easing the tension between the natives and the English settlers. Second, he pioneered the practice of growing **tobacco** , which had long been cultivated by Native Americans, as a cash crop to be exported back to England. The English public was soon hooked, so to speak, and the success of tobacco considerably brightened the prospects for English settlement in Virginia.\n\nBecause the crop requires vast acreage and depletes the soil (and so requires farmers to constantly seek new fields), the prominent role of tobacco in Virginia's economy resulted in rapid expansion. The introduction of tobacco would also lead to the development of plantation slavery. As new settlements sprang up around Jamestown, the entire area came to be known as the **Chesapeake** (named after the bay). That area today comprises Virginia and Maryland.\n\nMany who migrated to the Chesapeake did so for financial reasons. Overpopulation in England had led to widespread famine, disease, and poverty. Chances for improving one's lot during these years were minimal. Thus, many were attracted to the New World by the opportunity provided by **indentured servitude**. In return for free passage, indentured servants typically promised seven years' labor, after which they would receive their freedom. Throughout much of the 17th century, indentured servants also received a small piece of property with their freedom, thus enabling them (1) to survive and (2) to vote. As in Europe, the right to vote was tied to the ownership of property, and indentured servitude in America opened a path to land ownership that was not available to most working class men in populous Europe. However, indenture was extremely difficult, and nearly half of all indentured servants\u2014most of whom were young, reasonably healthy men\u2014did not survive their term of service. Still, indenture was common. More than 75 percent of the 130,000 Englishmen who migrated to the Chesapeake during the 17th century were indentured servants.\n\nIn 1618, the Virginia Company introduced the **headright system** as a means of attracting new settlers to the region and to address the labor shortage created by the emergence of tobacco farming, which required a large number of workers. A \"headright\" was a tract of land, usually about fifty acres, that was granted to colonists and potential settlers.\n\nIn 1619, Virginia established the **House of Burgesses** , in which any property-holding, white male could vote. All decisions made by the House of Burgesses, however, had to be approved by the Virginia Company. That year also marks the introduction of **slavery** to the English colonies. (See the section later in this chapter, Slavery in the Early Colonies.)\n\n### **French Colonization of North America**\n\nAt first glance, the French colonization of North America appears to have much in common with Spanish and English colonization. While the English had founded a permanent settlement at Jamestown in 1607, the French colonized what is today Quebec City in 1608. Like the Spanish missionaries, the French Jesuit priests were trying to convert native peoples to Roman Catholicism, but they were much more likely to spread diseases, such as smallpox, than to convert large numbers to Christianity. Like colonists from other European countries, the French were exploring as much land as they could, hoping to find natural resources, such as gold, as well as a shortcut to Asia.\n\nUnlike the Spanish and English, however, the French colonists had a much lighter impact on the native peoples. Few French settlers came to North America, and those who did tended to be single men, some of whom intermarried with women native to the area. They also tended to stay on the move, especially if they were _coureurs du bois_ (\"runners in the woods\") who helped trade for the furs that became the rage in Europe. True, the French ultimately did play a significant role in the French and Indian War (surprise!) from 1754\u20131763; however, their chances of shaping the region soon known as British North America were slim from the outset and faded dramatically with the **Edict of Nantes** in 1598.\n\n* * *\n\nThe four main colonizing powers in North America interacted with the native inhabitants very differently:\n\n\u2022 **Spain** tended to conquer and enslave the native inhabitants of the regions it colonized. The Spanish also made great efforts to convert Native Americans to Catholicism. Spanish colonists were overwhelmingly male, and many had children with native women, leading to settlements populated largely by mestizos, people of mixed Spanish and Native American ancestry.\n\n\u2022 **France** had significantly friendlier relations with indigenous tribes, tending to ally with them and adopt native practices. The French had little choice in this: French settlements were so sparsely populated that taking on the natives head-on would have been very risky.\n\n\u2022 **The Netherlands** attempted to build a great trading empire, and while it achieved great success elsewhere in the world, its settlements on the North American continent, which were essentially glorified trading posts, soon fell to the English. This doesn't mean they were unimportant. One of the Dutch settlements was New Amsterdam, later renamed New York City.\n\n\u2022 **England** differed significantly from the three other powers in that the other three all depended on Native Americans in different ways: as slave labor, as allies, or as trading partners. English colonies, by contrast, attempted to exclude Native Americans as much as possible. The English flooded to the New World in great numbers, with entire families arriving in many of the colonies rather than just young men, and intermixing between settlers and natives was rare. Instead, when English colonies grew to the point that conflict with nearby tribes became inevitable, the English launched **wars of extermination**. For instance, the Powhatan Confederacy was destroyed by English \"Indian fighters\" in the 1640s.\n\nThe M\u00e9tis\n\n_M\u00e9tis_ (pronounced may-tee) is a term to describe people of Canada and parts of the northern United States who are of mixed Native American and European (usually French) descent.\n\nThe M\u00e9tis are originally descended from 17th-century French trappers and traders who married Native, usually Algonquian, women. The M\u00e9tis are a legally recognized indigenous people in modern-day Canada.\n\n### **The Pilgrims and the Massachusetts Bay Company**\n\nDuring the 16th century, English Calvinists led a Protestant movement called **Puritanism** in England. Its name was derived from its adherents' desire to purify the Anglican church of Roman Catholic practices. English monarchs of the early 17th century persecuted the Puritans, and so the Puritans began to look for a new place to practice their faith.\n\nOne Puritan group, called **Separatists** \u2014because they thought the Church of England was so incapable of being reformed that they had to abandon it\u2014left England around this time. First, they went to the Netherlands but ultimately decided to start fresh in the New World. In 1620, they set sail for Virginia, but their ship, the **_Mayflower_** , went off course and they landed in modern-day Massachusetts. Because winter was approaching, they decided to settle where they had landed. This settlement was called **Plymouth**.\n\nWhile on board, the travelers\u2014called **Pilgrims** and led by William Bradford\u2014signed an agreement establishing a \"body politic\" and a basic legal system for the colony. That agreement, **the Mayflower Compact** , is important not only because it created a legal authority and an assembly, but also because it asserted that the government's power derives from the consent of the governed and not from God, as some **monarchists** known as **Absolutists** believed.\n\nLike the earlier settlers in Jamestown, the Pilgrims received life-saving assistance from local Native Americans. To the Pilgrims' great fortune, they had happened to land at the site of a Patuxet village that had been wiped out by disease; one inhabitant of that village, a man named Tisquantum, better known as **Squanto** , had been spared this fate because he had been captured years before and brought to Europe as a slave. He wound up in London, where he learned English and then returned to his homeland only to find it depopulated. Shortly thereafter, the Pilgrims arrived, and Squanto became their interpreter and taught them how best to plant in their new home.\n\nIn 1629, a larger and more powerful colony called **Massachusetts Bay** was established by Congregationalists ( **Puritans** who wanted to reform the Anglican church from within). This began what is known as The Great Puritan Migration, which lasted from 1629 to 1642. Led by Governor **John Winthrop** , Massachusetts Bay developed along Puritan ideals. While onboard the ship _Arabella_ , Winthrop delivered a now-famous sermon, \"A Model of Christian Charity,\" urging the colonists to be a **city upon a hill** \u2014a model for others to look up to. All Puritans believed they had a **covenant** with God, and the concept of covenants was central to their entire philosophy, in both political and religious terms. Government was to be a covenant among the people; work was to serve a communal ideal, and, of course, the Puritan church was always to be served. This is why both the Separatists and the Congregationalists did not tolerate religious freedom in their colonies, even though both had experienced and fled religious persecution.\n\nThe settlers of the Massachusetts Bay Colony were strict **Calvinists** , and Calvinist principles dictated their daily lives. For example, much has been written about the \"Protestant work ethic\" and its relationship to the eventual development of a market economy. In fact, some historians believe the roots of the Civil War can be traced back to the founding of the Chesapeake region and New England, as a plantation economy dependent on slave labor developed in the Chesapeake and subsequent southern colonies, while New England became the commercial center.\n\nTwo major incidents during the first half of the 17th century demonstrated Puritan religious intolerance. **Roger Williams** , a minister in the Salem Bay settlement, taught a number of controversial principles, among them that church and state should be separate. The Puritans banished Williams, who subsequently moved to modern-day Rhode Island and founded a new colony. Rhode Island's charter allowed for the free exercise of religion, and it did not require voters to be church members. **Anne Hutchinson** was a prominent proponent of _antinomianism_ , the belief that faith and God's grace\u2014as opposed to the observance of moral law and performance of good deeds\u2014suffice to earn one a place among the \"elect.\" Her teachings challenged Puritan beliefs and the authority of the Puritan clergy. The fact that she was an intelligent, well-educated, and powerful woman in a resolutely patriarchal society turned many against her. She was tried for heresy, convicted, and banished.\n\nPuritan immigration to New England came to a near halt between 1649 and 1660, the years during which **Oliver Cromwell** ruled as Lord Protector of England. Cromwell's reign represented the culmination of the **English Civil Wars** , which the Puritans won. During the **Interregnum** (literally \"between kings\"), Puritans had little motive to move to the New World. Everything they wanted\u2014freedom to practice their religion, as well as representation in the government\u2014was available to them in England. With the restoration of the Stuarts, many English Puritans again immigrated to the New World. Not coincidentally, these immigrants brought with them some of the republican ideals of the revolution.\n\nThe lives of English settlers in New England and the Chesapeake differed considerably. Entire families tended to immigrate to New England; in the Chesapeake, immigrants were often single males. The climate in New England was more hospitable, and so New Englanders tended to live longer and have larger families than Chesapeake residents. A stronger sense of community, and the absence of tobacco as a cash crop, led New Englanders to settle in larger towns that were closer to one another; those in the Chesapeake lived in smaller, more spread-out farming communities. While both groups were religious, the New Englanders were definitely _more_ religious, settling near meetinghouses. Another important difference between New England and the Chesapeake was in the use of slavery. New England farms were small and required less labor. Slavery was rare. Middle and Southern farms were much larger, requiring large numbers of African slaves. In fact, at one time, South Carolina had a larger proportion of African slaves than European settlers.\n\n### **Other Early Colonies**\n\nSeveral colonies were proprietorships; that is, they were owned by one person, who usually received the land as a gift from the king. **Connecticut** was one such colony, receiving its charter in 1635 and producing the **Fundamental Orders** , usually considered the first written constitution in British North America. **Maryland** was another, granted to Cecilius Calvert, Lord Baltimore. Calvert hoped to create a haven colony for Catholics, who faced religious persecution in Protestant England, but he also hoped to make a profit growing tobacco. In order to populate the colony's land more quickly, Calvert offered religious tolerance for all Christians, and Protestants soon outnumbered Catholics, recreating England's old tension between the faiths. After a Protestant uprising in England against a Catholic-sympathizing king, Maryland's government passed the **Act of Toleration** in 1649 to protect the religious freedom of most Christians, but the law was not enough to keep the situation in Maryland from devolving into bloody religious civil war for much of the rest of the century.\n\n**New York** was also a royal gift, this time to James, the king's brother. The Dutch Republic was the largest commercial power during the 17th century and, as such, was an economic rival of the British. The Dutch had established an initial settlement in 1614 near present-day Albany, which they called New Netherland, and a fort at the mouth of the Hudson River in 1626. This fort would become New Amsterdam and is today New York City. In 1664, Charles II of England waged a war against the Dutch Republic and sent a naval force to capture New Netherland. Already weakened by previous clashes with local Native Americans, the Dutch governor, Peter Stuyvesant, along with 400 civilians, surrendered peacefully. Charles II's brother, James, became the Duke of York, and when James became king in 1685, he proclaimed New York a royal colony. The Dutch were allowed to remain in the colony on generous terms, and they made up a large segment of New York's population for many years. Charles II also gave **New Jersey** to a couple of friends, who in turn sold it off to investors, many of whom were Quakers.\n\nEuropean Settlements in North America, 1650\n\nUltimately, the Quakers received their own colony. William Penn, a Quaker, was a close friend of King Charles II, and Charles granted Penn what became **Pennsylvania**. Charles, like most Anglicans, perceived the egalitarian Quakers as dangerous radicals, but the two men's friendship (and Charles's desire to export the Quakers to someplace far from England) prevailed. Penn established liberal policies toward religious freedom and civil liberties in his colony. That, the area's natural bounty, and Penn's recruitment of settlers through advertising, made Pennsylvania one of the fastest growing of the early colonies. He also attempted to treat Native Americans more fairly than did other colonies and had mixed results. His attitude attracted many tribes to the area but also attracted many European settlers who bullied tribes off of their land. An illustrative story: Penn made a treaty with the Delawares to take only as much land as could be walked by a man in three days. Penn then set off on a leisurely stroll, surveyed his land, and kept his end of the bargain. His son, however, renegotiating the treaty, hired three marathon runners for the same task, thereby claiming considerably more land.\n\n**Carolina** was also a proprietary colony, but in 1729 it officially split into **North Carolina** , settled by Virginians as a Virginia-like colony, and **South Carolina** , settled by the descendants of Englishmen who had colonized Barbados. Barbados's primary export was sugar, and its plantations were worked by slaves. Although slavery had existed in Virginia since 1619, the settlers from Barbados were the first Englishmen in the New World who had seen widespread slavery at work. Their arrival truly marked the beginning of the slave era in the colonies.\n\nGeography = Destiny?\n\nHere's a good general guide for remembering which colonies were established for what reasons: The northern colonies were mostly established for religious reasons, the southern for commercial gain.\n\nEventually, most of the **proprietary** colonies were converted to **royal** colonies; that is, their ownership was taken over by the king, who could then exert greater control over their governments. By the time of the Revolution, only Connecticut, Rhode Island, Pennsylvania, and Maryland were _not_ royal colonies.\n\nFor an overview of which areas were settled by whom during this period, see the map on the previous page.\n\n* * *\n\n**Conflicts with American Indians**\n\nHere are some important conflicts between colonists and American Indians that you should know:\n\n**Powhatan Wars** (1610\u20131677). The Powhatan Wars were the earliest conflicts between English settlers and the Powhatan confederacy in Virginia, mainly over territorial disputes. As a resolution to these conflicts, Indians were granted reservation land, one of the earliest examples of this practice.\n\n**The Pequot War** (1636\u20131638). As the population of Massachusetts grew, settlers began looking for new places to live. One obvious choice was the Connecticut Valley, a fertile region with lots of access to the sea (for trade). The area was already inhabited by the Pequots, however, who resisted the English incursions. When the Pequots attacked a settlement in Wakefield and killed nine colonists, members of the Massachusetts Bay Colony retaliated by burning the main Pequot village, killing 400, many of them women and children. The result was the near-destruction of the Pequots in what came to be known as the Pequot War.\n\n**The Beaver Wars** (1628\u20131701). The Iroquois Confederacy, spurred on by English allies, fought frequently with the French-backed Algonquian tribes of the Great Lakes region over fur and fishing rights. These conflicts were called the \"Beaver\" Wars because the beaver was an important fur animal hunted by Indians and European settlers throughout the region. When beaver numbers declined due to over-harvesting, territorial conflicts between trappers intensified. Though largely forgotten in popular history, the Beaver Wars were considered the bloodiest in North American history. (Hmm, where else did the French, English, and Indians fight over fur and fishing rights? Oh yeah, the Seven Years' War!)\n\n**Decline of the Huron Confederacy** (1634\u20131649). At one time the Hurons numbered up to 40,000, living primarily near Lake Ontario and in parts of Quebec, but with some groups as far south as West Virginia. During the 1630s, though, smallpox ravaged the tribes, and their numbers declined to around 12,000. Added to their woes were constant conflicts with other tribes for fur rights. The Huron were allies with the French and fought alongside them in the Seven Years' War.\n\n**King Philip's War** (1675\u20131678). Metacomet, the leader of the Wampanoag tribe living near Narragansett Bay in Rhode Island, was neither a King nor named \"Philip.\" The Wampanoags were surrounded by white settlements, and colonists were attempting to convert the Indians to English culture and religion. \"Praying towns\" were villages set up for the sole purpose of making converts to Christianity. Indians were also encouraged to give up their tribal clothing. Metacomet led attacks on several settlements in retaliation for this intrusion on Wampanoag territory. Soon after, he formed an alliance with two other local tribes. The alliance destroyed a number of English settlements but eventually ran out of food and ammunition. When Metacomet died, the alliance fell apart and the colonists devastated the tribes, selling many into slavery in the West Indies. King Philip's War marks the end of a formidable Native American presence among the New England colonists.\n\n**The Pueblo Revolt** (1680). While the French and British played their political and economic chess games with Indian tribes in the East, the Spanish sought to maintain control of the Southwest. After years of domination by the fearsome Juan de O\u00f1ate, the Pueblo people of New Mexico led a successful revolt against the Spanish, killing hundreds and driving the remaining settlers out of the region. The Spanish returned in 1692, and though they regained control of the territory, they were more accommodating to the Pueblo, the fear of continued conflicts driving the need for compromise.\n\n**The Chickasaw Wars** (1721\u20131763). The Chickasaw tribe (allied with the British) fought the Choctaw (allied with the French) for control of the land around the Mississippi River. The Chickasaw Wars were deadlier and more devastating than previous conflicts, since the Indians were supplied with guns from the Europeans. These prolonged wars halted only when the Treaty of Paris was signed at the end of the Seven Years' War.\n\n**Decline of the Catawba Nation** (1700s). The Catawbas were at one time the most powerful and numerous tribe in the Carolina Piedmont. The Catawbas were allied with colonists and even fought alongside the Patriots during the Revolutionary War, but were engaged in constant warfare with other tribes, such as the Iroquois, the Algonquian, and the Cherokee. Catawba numbers were also weakened by smallpox epidemics. Eventually the Catawba were so decimated by war and disease that they temporarily ceded land and tribal status. Today, there are a few thousand Catawba still living in North Carolina.\n\n### **Slavery in the Early Colonies**\n\nAs mentioned above, the extensive use of African slaves in the American colonies began when colonists from the Caribbean settled the Carolinas. Until then, indentured servants and, in some situations, enslaved Native Americans had mostly satisfied labor requirements in the colonies. As tobacco-growing and, in South Carolina, rice-growing operations expanded, more laborers were needed than indenture could provide. Events such as Bacon's Rebellion (see Major Events of the Period for more on this) had also shown landowners that it was not in their best interest to have an abundance of landless, young, white males in their colonies either.\n\nEnslaving Native Americans was difficult; they knew the land, so they could easily escape and subsequently were difficult to find. In some Native American tribes, cultivation was considered women's work, so gender was another obstacle to enslaving the natives. And as noted, Europeans brought diseases that often decimated the Native Americans, wiping out 85 to 95 percent of the native population. Southern landowners turned increasingly to African slaves for labor. Unlike Native Americans, African slaves did not know the land, so they were less likely to escape. Removed from their homelands and communities, and often unable to communicate with one another because they were from different regions of Africa, black slaves initially proved easier to control than Native Americans. The dark skin of the West Africans who made up the bulk of the enslaved population made it easier to identify slaves on sight, and the English colonists came to associate dark skin with inferiority, rationalizing Africans' enslavement.\n\nThe majority of the slave trade, right up to the Revolution, was directed toward the Caribbean and South America. Still, during that period more than 500,000 slaves were brought to the English colonies (of the over 10 million brought to the New World). By 1790 nearly 750,000 blacks were enslaved in England's North American colonies.\n\nThe shipping route that brought the slaves to the Americas was called the **Middle Passage** because it was the middle leg of the **triangular trade route** among the colonies, Europe, and Africa. Conditions for the Africans aboard were brutally inhumane, so intolerable that some committed suicide by throwing themselves overboard. Many died of sickness, and others died during insurrections. It was not unusual for one-fifth of the Africans to die on board. Most, however, reached the New World, where conditions were only slightly better. Mounting criticism (primarily in the North) of the horrors of the Middle Passage led Congress to end American participation in the Atlantic slave trade on January 1, 1808. Slavery itself would not end in the United States until 1865.\n\nSlavery flourished in the South. Because of the nature of the land and the short growing season, the Chesapeake and the Carolinas farmed labor-intensive crops such as **tobacco** , **rice** , and **indigo** , and plantation owners there bought slaves for this arduous work. Slaves' treatment at the hands of their owners was often vicious and at times sadistic. While slavery never really took hold in the North the same way it did in the South, slaves were used on farms in New York, New Jersey, and Pennsylvania, in shipping operations in Massachusetts and Rhode Island, and as domestic servants in urban households, particularly in New York City. Although northern states would take steps to phase out slavery following the Revolution, there were still slaves in New Jersey at the outbreak of the Civil War. In both regions, only the very wealthy owned slaves. The vast majority of people remained at a subsistence level.\n\n## **THE AGE OF SALUTARY NEGLECT (1650\u20131750)**\n\nBritish treatment of the colonies during the period preceding the **French and Indian War** (also called **the Seven Years' War** ) is often described as **\"salutary neglect\"** or **\"benign neglect.\"** Although England regulated trade and government in its colonies, it interfered in colonial affairs as little as possible. Because of the distance, England set up absentee customs officials and the colonies were left to self-govern, for the most part. England occasionally turned its back to the colonies' violations of trade restrictions. Thus, the colonies developed a large degree of autonomy, which helped fuel revolutionary sentiments when the monarchy later attempted to gain greater control of the New World.\n\nDuring this century, the colonies \"grew up,\" developing fledgling economies. The beginnings of an American culture\u2014as opposed to a transplanted English culture\u2014took root.\n\n### **English Regulation of Colonial Trade**\n\nThroughout the colonial period, most Europeans who thought about economics at all subscribed to a theory called **mercantilism**. Mercantilists believed that economic power was rooted in a favorable balance of trade (that is, exporting more than you import) and the control of **specie** (hard currency, such as gold coins). Colonies, they felt, were important mostly for economic reasons, which explains why the British considered their colonies in the West Indies that produced sugar and other valuable commodities to be more important than their colonies on the North American continent. The colonies on the North American continent were seen primarily as markets for British and West Indian goods, although they also were valued as sources of raw materials that would otherwise have to be bought from a foreign country.\n\nIn order to guarantee a favorable balance of trade, the British government encouraged manufacturing in England and placed **protective tariffs** on imports that might compete with English goods. A number of such tariffs, included in the **Navigation Acts** , were passed between 1651 and 1673. The Navigation Acts required the colonists to buy goods only from England, to sell certain of their products only to England, and to import any non-English goods via English ports and pay a duty on those imports. The Navigation Acts also prohibited the colonies from manufacturing a number of goods that England already produced. In short, the Navigation Acts sought to establish wide-ranging English control over colonial commerce. Also of note was the **Wool Act** of 1699, which forbid both the export of wool from the American colonies and the importation of wool from other British colonies. Some colonists protested this law by dealing only in flax and hemp. Likewise, the **Molasses Act** of 1733 imposed an exorbitant tax upon the importation of sugar from the French West Indies (thus protecting British merchants). New Englanders frequently refused to pay the tax, an early example of rebellion against the Crown.\n\nThe Navigation Acts were only somewhat successful in achieving their goal, as it was easy to smuggle goods into and out of the colonies. The colonists also did not protest aggressively against the Navigation Acts at the time, because they were entirely dependent on England for trade and for military protection.\n\n### **Colonial Governments**\n\nDespite trade regulations, the colonists maintained a large degree of autonomy. Every colony had a **governor** who was appointed by either the king or the proprietor. Although the governor had powers similar to the king's in England, he was also dependent on colonial **legislatures** for money. Also, the governor, whatever his official powers, was essentially stranded in the New World. His power relied on the cooperation of the colonists, and most governors ruled accordingly, only infrequently overruling the legislatures.\n\nExcept for Pennsylvania (which had a unicameral legislature with just one house), all the colonies had **bicameral** legislatures modeled after the British Parliament. The lower house functioned in much the same way as does today's House of Representatives; its members were directly elected (by white, male property holders), and its powers included the \"power of the purse\" (control over government salaries and tax legislation). The upper house was made up of appointees, who served as advisors to the governor and had some legislative and judicial powers. Most of these men were chosen from the local population. Most were concerned primarily with protecting the interests of colonial landowners.\n\nThe British never tried to establish a powerful central government in the colonies. The autonomy that England allowed the colonies helped ease their transition to independence in the following century.\n\nThe colonists did make some small efforts toward centralized government. **The New England Confederation** was the most prominent of these attempts. Although it had no real power, it did offer advice to the northeastern colonies when disputes arose among them. It also provided colonists from different settlements the opportunity to meet and to discuss their mutual problems.\n\n### **Major Events of the Period**\n\n**Bacon's Rebellion** took place on Virginia's western frontier in 1676. With virtually all coastal land having been claimed, newcomers who sought to start their own farms in the region were forced west into the back country. Encroaching on land inhabited by Native Americans made frontier farmers subject to raids. In response, the western settlers sought to band together and drive the native tribes out of the region. In this effort, they were stymied by the government in Jamestown, which did not want to risk a full-scale war. Class resentment grew as frontiersmen, many of whom had been indentured servants, began to suspect that eastern elites viewed them as expendable \"human shields\" serving as a buffer between them and the natives.\n\nThe farmers rallied behind **Nathaniel Bacon** , a recent immigrant who, despite his wealth, had arrived too late to settle on the coast. Bacon demanded that Governor **William Berkeley** grant him the authority to raise a militia and attack the nearby tribes. When Berkeley refused, Bacon and his men lashed out at the natives anyway, attacking not only the Susquehannock but also the Pamunkeys, who were actually allies of the English. The rebels then turned their attention to Jamestown, sacking and burning the city. The rebellion dissolved when Bacon suddenly died of dysentery, and the conflict between the colonists and Native Americans was averted with a new treaty, but Bacon's Rebellion is often cited as an early example of a populist uprising in America.\n\n* * *\n\nBacon's Rebellion is significant for other reasons not always discussed in most textbooks. Many disgruntled former indentured servants allied themselves with free blacks who were also disenfranchised\u2014or unable to vote. This alliance along class lines, as opposed to racial lines, frightened many Southerners and led to the development of what would eventually become **black codes**. Bacon's Rebellion may also be seen as a precursor to the American Revolution. As colonists pushed westward, in search of land, but away from the commercial and political centers, they experienced a sense of alienation and desire for greater political autonomy. It is important to remember that Berkeley was the royal governor of Virginia, and the backcountry of Virginia was even farther from London.\n\nInsurrections led by slaves did not begin until nearly 70 years later with the **Stono Uprising,** the first and one of the most successful slave rebellions. In September 1739, approximately 20 slaves met near the Stono River outside Charleston, South Carolina. They stole guns and ammunition, killed storekeepers and planters, and liberated a number of slaves. The rebels, now numbering about 100, fled to Florida, where they hoped the Spanish colonists would grant them their freedom. The colonial militia caught up with them and attacked, killing some and capturing most of the others. Those who were captured and returned were later executed. As a result of the Stono Uprising (sometimes called the **Cato Rebellion** ), many colonies passed more restrictive laws to govern the behavior of slaves. Fear of slave rebellions increased, and New York experienced a \"witch hunt\" period, during which 31 blacks and 4 whites were executed for conspiracy to liberate slaves.\n\nSpeaking of witch hunts, the **Salem Witch Trials** took place in 1692. These were not the first witch trials in New England. During the first 70 years of English settlement in the region, 103 people (almost all women) had been tried on charges of witchcraft. Never before had so many been accused at once, however; during the summer of 1692, more than 130 \"witches\" were jailed or executed in Salem.\n\nHistorians have a number of explanations for why the mass hysteria started and ended so quickly. The region had recently endured the autocratic control of the **Dominion of New England** , an English government attempt to clamp down on illegal trade. In 1691, Massachusetts became a royal colony under the new monarchs, and suffrage was extended to all Protestants; previously only Puritans could vote, so this move weakened Puritan primacy. War against French and Native Americans on the Canadian border (called **King William's War** in the colonies and **the War of the League of Augsburg** in England) soon followed and further heightened regional anxieties.\n\nTo top it all off, the Puritans feared that their religion\u2014which they fervently believed was the _only_ true religion\u2014was being undermined by the growing commercialism in cities like Boston. Many second- and third-generation Puritans lacked the fervor of the original Pilgrim and Congregationalist settlers, a situation that led to the **Halfway Covenant** , which changed the rules governing Puritan baptisms. (Prior to the passage of the Halfway Covenant in 1662, a Puritan had to experience the gift of God's grace in order for his or her children to be baptized by the church. With so many, particularly men, losing interest in the church, the Puritan clergy decided to baptize all children whose parents were baptized. However\u2014here is the \"halfway\" part\u2014those who had not experienced God's grace were not allowed to vote.) All of these factors\u2014religious, economic, and gender\u2014historians argue, combined to create **mass hysteria in Salem in 1692**. The hysteria ended when the accusers, most of them teenage girls, accused some of the colony's most prominent citizens of consorting with the Devil, thus turning town leaders against them. Some historians also feel that the hysteria had simply run its course.\n\nAs noted, the generations that followed the original settlers were generally less religious than those that preceded them. By 1700, women constituted the majority of active church members. However, between the 1730s and 1740s the colonies (and Europe) experienced a wave of religious revivalism known as the **Great Awakening**. Two men, Congregationalist minister **Jonathan Edwards** and Methodist preacher **George Whitefield** , came to exemplify the period. Edwards preached the severe, predeterministic doctrines of Calvinism and became famous for his graphic depictions of Hell; you may have read his speech \"Sinners in the Hands of an Angry God.\" Whitefield preached a Christianity based on emotionalism and spirituality, which today is most clearly manifested in Southern **evangelism**. The First Great Awakening is often described as the response of devout people to the **Enlightenment** , a European intellectual movement that borrowed heavily from ancient philosophy and emphasized rationalism over emotionalism or spirituality.\n\nWhitefield was a native of England, where the Enlightenment was in full swing; its effects were also being felt in the colonies, especially in the cities. The colonist who came to typify Enlightenment ideals in America was the self-made and self-educated man, **Ben Franklin**. Franklin was a printer's apprentice who, through his own ingenuity and hard work, became a wealthy printer and a successful and respected intellectual. His **_Poor Richard's Almanack_** was extremely popular and remains influential to this day. (It is the source of such pithy aphorisms as \"A stitch in time saves nine\" and \"A penny saved is a penny earned.\") Franklin did pioneering work in the field of electricity. He invented bifocals, the lightning rod, and the Franklin stove, and he founded the colonies' first fire department, post office, and public library. Franklin espoused Enlightenment ideals about education, government, and religion and was, until Washington came along, the colonists' favorite son. Toward the end of his life, he served as an ambassador in Europe, where he negotiated a crucial alliance with the French and, later, the peace treaty that ended the Revolutionary War.\n\n### **Life in the Colonies**\n\nPerhaps the most important development in the colonies during this period was the rate of growth. The population in 1700 was 250,000; by 1750, that number was 1,250,000. Throughout these years the colonies began to develop substantial non-English European populations. Scotch-Irish, Scots, and Germans all started arriving in large numbers during the 18th century. English settlers, of course, continued to come to the New World as well. The black population in 1750 was more than 200,000, and in a few colonies (South Carolina, for example) they would outnumber whites by the time of the Revolution.\n\nThe vast majority of colonists\u2014over 90 percent\u2014lived in **rural areas**. Life for whites in the countryside was rugged but tolerable. Labor was divided along gender lines, with men doing the outdoor work such as farming, and women doing the indoor work of housekeeping and childrearing. Opportunities for social interaction outside the family were limited to shopping days and rare special community events. Both children and women were completely subordinate to men, particularly to the head of the household, in this patriarchal society. Children's education was secondary to their work schedules. Women were not allowed to vote, draft a will, or testify in court.\n\n**Blacks** , most of whom were slaves, lived predominantly in the countryside and in the South. Their lives varied from region to region, with conditions being most difficult in the South, where the labor was difficult and the climate less hospitable to hard work. Those slaves who worked on large plantations and developed specialized skills, such as carpentry or cooking, fared better than did field hands. In all cases, though, the condition of servitude was demeaning. Slaves often developed extended kinship ties and strong communal bonds to cope with the misery of servitude and the possibility that their nuclear families might be separated by sale. In the North, where black populations were relatively small, blacks often had trouble maintaining a sense of community and history.\n\nConditions in the **cities** were often much worse than those in the country. Because work could often be found there, most immigrants settled in the cities. The work they found generally paid too little, and poverty was widespread. Sanitary conditions were primitive, and epidemics such as smallpox were common. On the positive side, cities offered residents much wider contact with other people and with the outside world. Cities served as centers for progress and education.\n\nCitizens with anything above a rudimentary level of education were rare, and nearly all **colleges** established during this period served primarily to train ministers.\n\nEarly colleges in the North include Harvard and Yale (established in 1636 and 1701, respectively). The College of William and Mary was chartered in the South in 1693.\n\nThe lives of colonists in the various regions differed considerably. **New England** society centered on trade. Boston was the colonies' major port city. The population farmed for subsistence, not for trade, and mostly subscribed to rigid Puritanism. The **middle colonies** \u2014New York, Pennsylvania, New Jersey\u2014had more fertile land and so focused primarily on farming (they were also known as the \"bread colonies,\" due to their heavy exports of grain). Philadelphia and New York City, like Boston, were major trade centers. The population of the region was more heterogeneous than was that of New England. The **lower South** (the Carolinas) concentrated on cash crops, such as tobacco and rice. Slavery played a major role on plantations, although the majority of Southerners were subsistence farmers who had no slaves. Blacks constituted up to half the population of some Southern colonies. The colonies on the **Chesapeake** (Maryland and Virginia) combined features of the middle colonies and the lower South. Slavery and tobacco played a larger role in the Chesapeake than in the middle colonies, but like the middle colonies, the Chesapeake residents also farmed grain and thus diversified their economies. The development of major cities in the Chesapeake region also distinguished it from the lower South, which was almost entirely rural.\n\nThus, the colonies were hardly a unified whole as they approached the events that led them to rebel. How then did they join together and defeat the most powerful nation in the world? The answer to this and other exciting questions awaits you in the next chapter.\n\n* * *\n\nReasons for the Founding of Selected Colonies\n\nVirginia (1607): Economic gain\n\nPlymouth (1620): Religious freedom (Separatist Pilgrims)\n\nMassachusetts (1629): Religious freedom (Nonseparatist Puritans); later merged with Plymouth\n\nMaryland (1633): Religious freedom (Catholics)\n\nConnecticut (1636): Religious differences with Puritans in Massachusetts\n\nRhode Island (1636): Religious freedom from Puritans in Massachusetts\n\nNew York (1664): Seized from Dutch\n\nNew Jersey (1664): Seized from Dutch\n\nDelaware (1664): Seized from Dutch, who took it from Swedes\n\nPennsylvania (1682): Religious freedom (Quakers)\n\nGeorgia (1732): Buffer colony and alternative to debtors' prison\n\n## Summary\n\nHere are the most important concepts to remember from the Early Contact period.\n\n Native populations in North America were not monolithic; they were diverse. Tribal groups varied widely in their economies, level of civilization, and interaction with each other and Europeans.\n\n The Columbian exchange revolutionized both European and Native cultures by expanding trade and technology and creating a racially mixed New World, stratified by wealth and status.\n\n African slavery started in this period, gradually replacing Native slavery and European indentured servitude.\n\n The belief in European superiority was a key rationale for the colonization of North America\n\nHere are the most important concepts to remember from the Colonization period.\n\n Europeans and Native Americans vied for control of land, fur, and fishing rights.\n\n The Spanish, French, Dutch, and British had different styles of interacting with Native populations.\n\n## Chapter 6 Review Questions\n\nSee Chapter 14 for answers and explanations.\n\n.Which of the following statements about indentured servitude is true?\n\n(A) Indentured servitude was the means by which most Africans came to the New World.\n\n(B) Indentured servitude never attracted many people because its terms were too harsh.\n\n(C) Approximately half of all indentured servants died before earning their freedom.\n\n(D) Indenture was one of several systems used to distinguish house slaves from field slaves.\n\n.The Mayflower Compact foreshadows the U.S. Constitution in which of the following ways?\n\n(A) It posits the source of government power in the people rather than in God.\n\n(B) It ensures both the right to free speech and the separation of church and state.\n\n(C) It limits the term of office for all government officials.\n\n(D) It establishes three branches of government in order to create a system of checks and balances.\n\n.The first important cash crop in the American colonies was\n\n(A) cotton\n\n(B) corn\n\n(C) tea\n\n(D) tobacco\n\n.The philosophy of mercantilism holds that economic power resides primarily in\n\n(A) surplus manpower and control over raw materials\n\n(B) control of hard currency and a positive trade balance\n\n(C) the ability to extend and receive credit at favorable interest rates\n\n(D) domination of the slave trade and control of the shipping lanes\n\n.Colonial vice-admiralty courts were created to enforce\n\n(A) Puritan religious edicts\n\n(B) prohibitions on antimonarchist speech\n\n(C) import and export restrictions\n\n(D) travel bans imposed on Native Americans\n\n.All of the following are examples of conflicts between colonists and Native American tribes EXCEPT\n\n(A) Bacon's Rebellion\n\n(B) the Pequot War\n\n(C) the Stono Uprising\n\n(D) King Philip's War\n\n.Which of the following statements about cities during the colonial era is NOT true?\n\n(A) Poor sanitation left colonial cities vulnerable to epidemics.\n\n(B) Religious and ethnic diversity was greater in colonial cities than in the colonial countryside.\n\n(C) Most large colonial cities grew around a port.\n\n(D) The majority of colonists lived in urban areas.\n\n.Colleges and universities during the colonial period were dedicated primarily to the training of\n\n(A) medical doctors\n\n(B) scientists\n\n(C) political leaders\n\n(D) the clergy\n\n.Which of the following is the best explanation for why the British did not establish a powerful central government in the American colonies?\n\n(A) The British cared little how the colonists lived so long as the colonies remained a productive economic asset.\n\n(B) Britain feared that the colonists would rebel against any substantial government force that it established.\n\n(C) Few members of the British elite were willing to travel to the colonies, even for the opportunity to govern.\n\n(D) Britain gave the colonies a large measure of autonomy as a first step in transitioning the region to independence.\n\n## REFLECT\n\nRespond to the following questions:\n\n\u2022 For which content topics discussed in this chapter do you feel you have achieved sufficient mastery to answer multiple-choice questions correctly?\n\n\u2022 For which content topics discussed in this chapter do you feel you have achieved sufficient mastery to discuss effectively in a short-answer question or an essay?\n\n\u2022 On which content topics discussed in this chapter do you feel you need more work before you can answer multiple-choice questions correctly?\n\n\u2022 On which content topics discussed in this chapter do you feel you need more work before you can discuss them effectively in a short-answer question or an essay?\n\n\u2022 What parts of this chapter are you going to review again?\n\n\u2022 Will you seek further help, outside of this book (such as a teacher, tutor, or AP Students), on any of the content in this chapter\u2014and, if so, on what content?\n\n# Chapter 7\n\n# Conflict and American Independence (1754\u20131800)\n\nIn 1754, the colonists still considered themselves English subjects. Very few could have imagined circumstances under which they would leave the British Empire. The events that led from almost universal loyalty to rebellion are frequently tested on the AP U.S. History Exam. Here is what you need to know:\n\n### **Albany Plan of Union**\n\nIn 1754, representatives from seven colonies met in Albany, New York, to consider the **Albany Plan of Union** , developed by Benjamin Franklin. The plan provided for an intercolonial government and a system for collecting taxes for the colonies' defense. At that meeting, Franklin also tried to negotiate a treaty with the Iroquois. Franklin's efforts to unite the colonies failed to gain the approval of a single colonial legislature. The plan was rejected because the colonists did not want to relinquish control of their right to tax themselves, nor were they prepared to unite under a single colonial legislature. Franklin's frustration was well publicized in one of the first American political cartoons\u2014his drawing of a snake broken into pieces, under which lie the words \"Join or Die.\"\n\n### **The Seven Years' War (1754\u20131763)**\n\nYes, the Seven Years' War lasted for nine years. It is also called the **French and Indian War** , which is almost equally confusing because the French and Indians fought on the same side, not against each other. The Seven Years' War was the British name for the war. The colonists called it the \"French and Indian War\" because that's who they were fighting. It was actually one of several \"wars for empire\" fought between the British and the French, and the Americans got stuck in the middle. This was arguably the first world war.\n\nThe war was the inevitable result of colonial expansion. (It was also caused by a number of inter-European power struggles, which is how Spain, Austria, Sweden, Prussia, and others got involved, but that is on the European history test, so you can worry about it some other time.) As English settlers moved into the Ohio Valley, the French tried to stop them by building fortified outposts at strategic entry spots. The French were trying to protect their profitable fur trade and their control of the region. A colonial contingent led by **George Washington** attacked a French outpost and lost badly. Washington surrendered and was allowed to return to Virginia, where he was welcomed as a hero. Other skirmishes and battles ensued, and in 1756, England officially declared war on France. Most Native Americans in the region, choosing the lesser of two evils, allied themselves with the French who had traditionally had the best relations with Native Americans of any of the European powers and whom, based on Washington's performance, they expected to win the war. The war dragged on for years before the English finally gained the upper hand. When the war was over, England was the undisputed colonial power of the continent. The treaty gave England control of Canada and almost everything east of the Mississippi Valley. The French kept only two sugar islands, underscoring the impact of mercantilism since the French prioritized two small but highly profitable islands over the large landmass of Canada.\n\nWilliam Pitt, the English Prime Minister during the war, was supportive of the colonists and encouraged them to join the war effort, promising them pay and some autonomy (this helped to create one of the first real senses of intercolonial unity). When the leadership in Britain changed after the war, that led to resentment by the colonists against the British rule.\n\nThe English victory spelled trouble for Native Americans, who had previously been able to use French and English disputes to their own advantage. They negotiated their allegiances in return for land, goods, and the right to be left alone. The Native Americans particularly disliked the English, however, because English expansionism was more disruptive to their way of life. The French had sent few colonists, and many of those colonists were fur trappers who did not settle anywhere permanently. In the aftermath of the war, the English raised the price of goods sold to the Native Americans (they now had a monopoly, after all) and ceased paying rent on their western forts. In response, Ottawa war chief **Pontiac** rallied a group of tribes in the Ohio Valley and attacked colonial outposts. The attacks and resultant wars are known as **Pontiac's Rebellion** (or **Pontiac's Uprising** ). In response to Pontiac's Rebellion, the **Paxton Boys** , a group of Scots-Irish frontiersmen in Pennsylvania murdered several in the Susquehanook tribe.\n\nThe Scots-Irish were a group of Protestant colonial settlers who emigrated from Ireland but were ethnically Scottish. They settled mainly in the Appalachians, from Pennsylvania to Georgia. As in the case of the Paxton Boys, the Scots-Irish were known for early conflicts with local Indian tribes. Their culture and folkways remain an integral part of modern Appalachian life.\n\nIn response to the initial attacks, the British government issued the **Proclamation of 1763** , forbidding settlement west of the rivers running through the Appalachians. The proclamation came too late. Settlers had already moved west of the line. The proclamation did have one effect, however. It agitated colonial settlers, who regarded it as unwarranted British interference in colonial affairs.\n\nPontiac's Rebellion was, in part, a response to the colonists expanding into the Ohio River Valley and encroaching on the Native Americans' lands. (Recall similar events such as the Pequot War and Bacon's Rebellion.) The British were forced to quell this rebellion at great cost in addition to the costs of fighting the French. They used germ warfare, in the form of smallpox-infected blankets, to help defeat the Ottawa. The resulting Proclamation of 1763 is significant for a number of reasons. The year 1763 is often viewed as a turning point in British-colonial relations in that it marks the end of salutary neglect. The Proclamation of 1763 may be viewed as the first in a new series of restrictions imposed on the colonists by the British Parliament, and in that way, it marks the first step on the \"road to revolution.\" Furthermore, it established a pattern of demarcating \"Indian Territory,\" a pattern that would be adopted and pursued by the United States government long after the colonists gained their independence. (See for example the **Indian Removal Act,** 1830.)\n\n### **The Sugar Act, the Currency Act, and the Stamp Act**\n\nOne result of the Seven Years' War was that in financing the war the British government had run up a huge debt. The new king, **George III** , and his prime minister, **George Grenville** , felt that the colonists should help pay that debt. After all, they reasoned, the colonies had been beneficiaries of the war; furthermore, their tax burden was relatively light compared to that of taxpayers in England, even on the same goods. Meanwhile, the colonists felt that they had provided so many soldiers that they had fulfilled their obligation.\n\nAccordingly, Parliament imposed new regulations and taxes on the colonists. The first was the **Sugar Act** of 1764, which established a number of new duties and which also contained provisions aimed at deterring molasses smugglers. Although Parliament had previously passed other acts aimed at controlling colonial trade and manufacturing, there was little colonial resistance prior to the decade leading up to the Revolutionary War. There were benefits to being part of the vast British Empire and most Americans accepted regulations of trade such as the **Navigation Acts** as part of **mercantilism**. Furthermore, although laws such as the Molasses Act of 1733 were on the books, smuggling was common practice and little revenue from taxes was actually collected. Some historians have gone so far as to suggest that Parliament never intended the Molasses Act to raise revenue but merely to function as a protective tariff aimed against French imports. Parliament was quite shrewd in passing the Sugar Act of 1764 in that this new act actually _lowered_ the duty on molasses coming into the colonies from the West Indies. What angered the colonists the most was that this new regulation was to be more strictly enforced: duties were to be collected. It became more difficult for colonial shippers to avoid committing even minor violations of the Sugar Act. Furthermore, violators were to be arrested and tried in vice-admiralty courts, courts in which a single judge issued a verdict without the deliberation of a jury. It was this last provision of the Sugar Act that suggested to some colonists that Parliament was overstepping its authority and violating their rights as Englishmen.\n\nAnother Parliamentary act, the **Currency Act** , forbade the colonies to issue paper money. Collectively, the Sugar Act, Currency Act, and Proclamation of 1763 caused a great deal of discontent in the colonies, whose residents bristled at what they correctly viewed as British attempts to exert greater control. These acts signaled a clear end to Britain's long-standing policy of salutary neglect. That these acts came during a postwar economic depression further aggravated the situation. Colonial protest to these acts, however, was uncoordinated and ineffective.\n\nThat all changed when Parliament passed the **Stamp Act** the following year, 1765. The Stamp Act included a number of provocative elements. First, it was a tax specifically aimed at raising revenue, thus awakening the colonists to the likelihood that even more taxes could follow. The Stamp Act demonstrated that the colonies' tradition of self-taxation was surely being unjustly taken by Parliament, much to the dismay of many colonists. Second, it was a broad-based tax, covering all legal documents and licenses. Not only did it affect almost everyone, but it particularly affected a group that was literate, persuasive, and argumentative\u2014namely, lawyers. Third, it was a tax on goods produced within the colonies.\n\nReaction to the Stamp Act built on previous grievances and, consequently, was more forceful than any protest preceding it. A pamphlet by James Otis, called _The Rights of the British Colonies Asserted and Proved_, laid out the colonists' argument against the taxes and became a bestseller of its day. Otis put forward the \"No taxation without representation\" argument that later became a rallying cry of the Revolution. Because the colonists did not elect members to Parliament, he argued, they were not obliged to pay taxes (following the accepted precept that no Englishman could be compelled to pay taxes without his consent). Otis did _not_ advocate secession; rather, he argued for either representation in Parliament or a greater degree of self-government for the colonies. Neither the British nor the colonists had much interest in creating a colonial delegation to Parliament. The British scoffed at the notion, arguing that the colonists were already represented in Parliament. Their argument was rooted in the theory of **virtual representation** , which stated that members of Parliament represented all British subjects regardless of who elected them. The colonists, for their part, knew that their representation would be too small to protect their interests and so never pushed the issue. What they wanted, and what the British were refusing to give them, was the right to determine their own taxes.\n\nOpponents of the Stamp Act united in the various colonies. In Virginia, Patrick Henry drafted the Virginia Stamp Act Resolves, protesting the tax and asserting the colonists' right to a large measure of self-government. (The Virginia legislature removed Henry's most radical propositions before passing the resolves.) In Boston, mobs burned the customs officers in effigy, tore down a customs house, and nearly destroyed the governor's mansion. Protest groups formed throughout the colonies, calling themselves **Sons of Liberty.** The opposition was so effective that, by the time the law was supposed to take effect, not one of the Crown's appointed duty collectors was willing to perform his job. In 1766, Parliament repealed the Stamp Act. Just as important, George III replaced Prime Minister Grenville, whom the colonists now loathed, with Lord Rockingham, who had opposed the Stamp Act. Rockingham oversaw the repeal but also linked it to the passage of the **Declaratory Act** , which asserted the British government's right to tax and legislate in all cases anywhere in the colonies. Thus, although the colonists had won the battle over the stamp tax, they had not yet gained any ground in the war of principles over Parliament's powers in the colonies.\n\n### **The Townshend Acts**\n\nRockingham remained prime minister for only two years. His replacement was William Pitt. Pitt, however, was ill, and the dominant figure in colonial affairs came to be the minister of the exchequer, Charles Townshend. Townshend drafted the eponymous **Townshend Acts**. The Townshend Acts, like the Stamp Act, contained several antagonistic measures. First, they taxed goods imported directly from Britain\u2014the first such tax in the colonies. Mercantilism approved of duties on imports from other European nations but not on British imports. Second, some of the tax collected was set aside for the payment of tax collectors, meaning that colonial assemblies could no longer withhold government officials' wages in order to get their way. Third, the Townshend Acts created even more vice-admiralty courts and several new government offices to enforce the Crown's will in the colonies. Fourth, they suspended the New York legislature because it had refused to comply with a law requiring the colonists to supply British troops. Last, these acts instituted _writs of assistance_ , licenses that gave the British the power to search any place they suspected of hiding smuggled goods.\n\nThe colonists got better at protesting with each new tax, and their reaction to the Townshend Acts was their strongest yet. The Massachusetts Assembly sent a letter (called the **Massachusetts Circular Letter** , written by Samuel Adams in 1768) to all other assemblies asking that they protest the new measures in unison. The British fanned the flames of protest by ordering the assemblies _not_ to discuss the Massachusetts letter, virtually guaranteeing it to be all anyone _would_ talk about. Governors of colonies where legislatures discussed the letter dissolved those legislatures, which, of course, further infuriated colonists. The colonists held numerous rallies and organized boycotts, and for the first time they sought the support of \"commoners\" (previously such protests were confined largely to the aristocratic classes), making their rallies larger and much more intimidating. The boycotts were most successful because they affected British merchants, who then joined the protest. Colonial women were essential in the effort to replace British imports with \"American\" (New England) products. After two years, Parliament repealed the Townshend duties, although not the other statutes of the Townshend Acts, and not the duty on tea.\n\nThe Quartering Act of 1765 stationed large numbers of troops in America and made the colonists responsible for the cost of feeding and housing them. Even after the Townsend duties were repealed, the soldiers remained\u2014particularly in Boston. Officially sent to keep the peace, these soldiers in fact heightened tensions. For one thing, the detachment was huge\u20144,000 men in a city of only 16,000. To make matters worse, the soldiers sought off-hour employment and so competed with colonists for jobs. Numerous confrontations resulted, with the most famous on March 5, 1770, when a mob pelted a group of soldiers with rock-filled snowballs. The soldiers fired on the crowd, killing five\u2014hence, the **Boston Massacre**. The propaganda campaign that followed suggested that the soldiers had shot into a crowd of innocent bystanders. Interestingly, John Adams defended the soldiers in court, helping to establish a tradition of giving a fair trial to all who are accused.\n\n* * *\n\nNonconsumption and Nonimportation\n\nThere were no police departments in colonial America. Communities were self-policing. If a man was beating his wife, groups of neighbors would gather and threaten him with dire consequences if he didn't stop. Patriot leaders leveraged this practice in organizing resistance to the Townshend and other duties. The colonists' only recourses were **nonconsumption** and **nonimportation** \u2014in other words, to boycott British goods\u2014but such a policy could be effective only if everyone participated. So it was that New England newspapers printed pleas to women in particular, who generally managed the family budget, not to buy British linen and tea, and exposed importers, such as one William Jackson who ran a shop called the Brazen Head. If these methods proved ineffective, then, yes, Patriot leaders would deploy thugs to get the point across. A few painful and humiliating tar-and-featherings went a long way, and imports from Britain dropped 40 percent by 1770.\n\n* * *\n\n### **The Calm, and Then the Storm**\n\nOddly enough, for the next two years, nothing major happened. The Boston Massacre shocked both sides into de-escalating their rhetoric, and an uneasy status quo fell into place during this period. Colonial newspapers discussed ways in which the relationship between the mother country and the colonies might be altered to satisfy both sides, but still, nobody except a very few radicals suggested independence.\n\nThings picked up in 1772 when the British implemented the part of the Townshend Acts that provided for colonial administrators to be paid from customs revenues (and not by the colonial legislatures). The colonists responded cautiously, setting up groups called **Committees of Correspondence** throughout the colonies to trade ideas and inform one another of the political mood. The committees also worked to convince more citizens to take an active interest in the conflict. Writers such as **Mercy Otis Warren** , a friend of Abigail Adams and Martha Washington, published pamphlets calling for Revolution. **_Letters From a Farmer in Pennsylvania_** were a series of essays written by John Dickinson, uniting the colonists against the Townsend Acts.\n\nNot long after, the British granted the foundering East India Tea Company a monopoly on the tea trade in the colonies as well as a portion of new duties to be collected on tea sales. The result was cheaper tea for the colonists, but the colonists saw a more important issue: Parliament was once again imposing new taxes on them. In Boston, the colonists refused to allow the ships to unload their cargo, and the governor refused to allow them to leave the harbor. On December 16, 1773, a group of Sons of Liberty, poorly disguised as Mohawks, boarded a ship and dumped its cargo into Boston Harbor. It took them three hours to jettison the approximately \u00a310,000 worth of tea. The incident is known as the **Boston Tea Party.**\n\nThe English responded with a number of punitive measures, known collectively as the **Coercive Acts** (also called the **Intolerable Acts** ). One measure closed Boston Harbor to all but essential trade (food and firewood) and declared that it would remain closed until the tea was paid for. Several measures tightened English control over the Massachusetts government and its courts, and a new, stricter Quartering Act put British soldiers in civilian homes. The Coercive Acts convinced many colonists that their days of semi-autonomy were over and that the future held even further encroachments on their liberties by the Crown. To make matters worse, at the same time Parliament passed the Coercive Acts, it also passed the **Quebec Act** , which, to the colonists' chagrin, (1) granted greater liberties to Catholics, whom the Protestant colonial majority distrusted, and (2) extended the boundaries of the Quebec Territory, thus further impeding westward expansion.\n\nThe colonists met to discuss their grievances. All colonies except Georgia sent delegates to the **First Continental Congress,** which convened in late 1774. All perspectives were represented\u2014Pennsylvania's delegation included conservatives such as Joseph Galloway, while Virginia sent two radicals, Richard Henry Lee and **Patrick Henry.** The goals of the meeting were to enumerate American grievances, to develop a strategy for addressing those grievances, and to formulate a colonial position on the proper relationship between the royal government and the colonial governments. The Congress came up with a list of those laws the colonists wanted repealed and agreed to impose a boycott on British goods until their grievances were redressed. The delegates also agreed to form a **Continental Association** , with towns setting up committees of observation to enforce the boycott; in time, these committees became their towns' de facto governments. Perhaps most important, the Congress formulated a limited set of parameters within which it considered Parliamentary interference in colonial affairs justified; all other spheres, the delegates agreed, should be left to the colonists themselves. This position represented a major break with British tradition and, accordingly, a major step toward independence.\n\nThroughout the winter of 1774 and the spring of 1775, the committees of observation expanded their powers. In many colonies, they supplanted the British-sanctioned assemblies. They led acts of insubordination by collecting taxes, disrupting court sessions, and, most ominously, organizing militias and stockpiling weapons. As John Adams would later comment about the period, \"The Revolution was effected before the war commenced. The Revolution was in the minds and hearts of the people....This radical change in the principles, opinions, sentiments, and affections of the people was the real American Revolution.\"\n\n### **The Shot Heard 'Round the World**\n\nThe British underestimated the strength of the growing pro-revolutionary movement. Government officials mistakenly believed that if they arrested the ringleaders and confiscated their arsenals, violence could be averted. To that end, the English dispatched troops to confiscate weapons in Concord, Massachusetts, in April 1775. The troops had to first pass through Lexington, where they confronted a small colonial militia, called **minutemen** because they reputedly could be ready to fight on a minute's notice. Someone, probably one of the minutemen, fired a shot, which drew British return fire. When the **Battle of Lexington** was over, the minutemen had suffered eighteen casualties, including eight dead. The British proceeded to **Concord** , where a much larger contingent of minutemen awaited them. The Massachusetts militia inflicted numerous casualties on the British **redcoats** and forced them to retreat. That a contingent of colonial farmers could repel the army of the world's largest empire was monumental, which is why the **Battle of Concord** is sometimes referred to as \"the shot heard 'round the world.\" The two opponents dug in around Boston, but during the next year only one major battle was fought. The two sides regrouped and planned their next moves.\n\nFor the colonists, the period provided time to rally citizens to the cause of independence. Not all were convinced. Among those remaining loyal to the Crown\u2014such people were called **Loyalists** \u2014were government officials, devout Anglicans (members of the Church of England), merchants dependent on trade with England, and many religious and ethnic minorities who feared persecution at the hands of the rebels. Many slaves believed their chances for liberty were better with the British than with the colonists, a belief strengthened when the royal governor of Virginia offered to free those slaves who escaped and joined the British army. The pre-Revolutionary War era saw an increase in the number of slave insurrections, dampening some Southerners' enthusiasm for revolution. The **patriots** were mostly white Protestant property holders and gentry, as well as urban artisans, especially in New England, where Puritans had long shown antagonism toward Anglicans. Much of the rest of the population just hoped the whole thing would blow over. The Quakers of Pennsylvania, for example, were pacifists and so wanted to avoid war.\n\nBig Man on Campus\n\nWashington's future vice president, John Adams, once griped that \"Washington was always selected by deliberative bodies to lead, whatever the cause, because he was always the tallest man in the room.\"\n\nThe **Second Continental Congress** convened during this period, just weeks after the battles of Lexington and Concord. Throughout the summer, the Congress prepared for war by establishing a **Continental Army** , printing money, and creating government offices to supervise policy. The Congress chose **George Washington** to lead the army because he was both well-liked and a Southerner (thus bolstering support in an area with many loyalists). There is a lot of interesting military history about Washington's command, but because the AP Exam ignores military history, so too does this review.\n\nNot all delegates thought that war was inevitable, and many followed John Dickinson, who was pushing for reconciliation with Britain using the **Olive Branch Petition**. Adopted by the Continental Congress on July 5, 1775, following the skirmish at Breed's Hill, often known as Bunker Hill, the Olive Branch petition was a last-ditch attempt to avoid armed conflict. King George III, however, was hardly interested in the proposal since he considered the colonists to be in open rebellion given their boycotts, attacks on royal officials, and resistance at Lexington and Concord. Still, it is worth noting that just one year before the adoption of the Declaration of Independence, the colonial leaders were trying to reconcile with the mother country.\n\n### **The Declaration of Independence**\n\nThe rebels were still looking for the masterpiece of propaganda that would rally colonists to their cause. They got it in **_Common Sense_** , a pamphlet published in January of 1776 by an English printer named **Thomas Paine**. Paine not only advocated colonial independence, he also argued for the merits of republicanism over monarchy. The pamphlet was an even bigger success than James Otis's _The Rights of the British Colonies Asserted and Proved_. Though literacy rates in New England were somewhat higher, thanks to the Puritan legacy of teaching children to read the Bible, most of the nation's two million inhabitants could not read. Nevertheless, Paine's pamphlet sold more than 100,000 copies in its first three months alone, the proportional equivalent of selling 13 million downloads today. The secret to Paine's success was that _Common Sense_ stated the argument for independence in plainspoken language accessible to colonists who couldn't always keep up with the lofty Enlightenment-speak of the Founding Fathers. It helped swing considerable support to the patriot cause among people who had worried about the wisdom of attacking the powerful mother country.\n\n* * *\n\nThe preamble of the Declaration of Independence begins with \"We hold these truths to be self-evident, that all men are created equal, that they are endowed by their Creator with certain unalienable Rights, that among these are Life, Liberty and the pursuit of Happiness.\" This opening statement reflects the Enlightenment ideals that Thomas Jefferson strongly believed in, and outlines the philosophy of government that the American colonies believe in. The bulk of the Declaration is a list of grievances about George III and the British government, including taxation without representation, dissolving local representative government, keeping standing armies in the colonies during peacetime, cutting off trade with the rest of the world, and depriving American colonists of the right to trial by jury.\n\n* * *\n\nIn June, the Congress was looking for a rousing statement of its ideals, and it commissioned **Thomas Jefferson** to write the **Declaration of Independence.** He did not let them down. The Declaration not only enumerated the colonies' grievances against the Crown, but it also articulated the principle of individual liberty and the government's fundamental responsibility to serve the people. Despite its obvious flaws\u2014most especially that it pertained only to white, propertied men\u2014it remains a work of enormous power. With the document's signing on July 4, 1776, the Revolutionary War became a war for independence.\n\n**Chronology of Events Leading to Revolutionary War** \n--- \n**1763** |\n\n\u2013French and Indian War ends\n\n\u2013Pontiac's Rebellion\n\n\u2013Proclamation of 1763\n\n**1764** |\n\n\u2013Sugar Act\n\n\u2013Currency Act\n\n**1765** |\n\n\u2013Stamp Act\n\n\u2013Stamp Act crisis\n\n\u2013Sons of Liberty formed\n\n**1766** |\n\n\u2013Grenville replaced by Rockingham as prime minister\n\n\u2013Stamp Act repealed\n\n\u2013Declaratory Act\n\n**1767** |\n\n\u2013Townshend Acts\n\n**1770** |\n\n\u2013Townshend duties repealed (except tea tax)\n\n\u2013Boston Massacre\n\n**1772** |\n\n\u2013parts of Townshend Acts implemented\n\n\u2013Committees of Correspondence formed\n\n**1773** |\n\n\u2013British give the Dutch East India Tea Company monopoly on tea in colonies\n\n\u2013Boston Tea Party\n\n**1774** |\n\n\u2013Coercive (Intolerable) Acts\n\n\u2013Quebec Act\n\n\u2013First Continental Congress meets\n\n\u2013Continental Association forms\n\n**1775** |\n\n\u2013Battles of Lexington and Concord\n\n\u2013Second Continental Congress meets\n\n**1776** |\n\n\u2013Declaration of Independence\n\n**The Battle of Saratoga** (October 17, 1777) in upstate New York was a turning point in the American Revolution, as it was a decisive victory of American troops against British troops, ending the British prominence in upstate New York and serving as a recruitment tool for the Americans. With this victory, the French government agreed to a formal alliance with the Continental Congress, and began sending military advisers, weapons, and financial assistance.\n\n**The Battle of Yorktown** (October 1781) was the symbolic end to the American Revolution, even though the British remained in New York City until 1783 and other British troops remained active in the South until 1782. The major British general, Cornwallis, was surrounded by the French navy on the York River and George Washington's troops via land, and surrendered after a lengthy siege. Cornwallis's surrender began a long period of negotiations between the American colonies and Great Britain, which would finally end the war in October of 1783.\n\nAfter several years of fighting, the British surrendered at Yorktown in October of 1781. You should remember a few other facts about the war. The Continental Army (as opposed to local militias) had trouble recruiting good soldiers. Eventually, the Congress recruited blacks, and up to 5,000 fought on the side of the rebels (in return, most of those who had been slaves were granted their freedom). The **Franco-American Alliance** , negotiated by **Ben Franklin** in 1778, brought the French into the war on the side of the colonists, after the battle of Saratoga. This was hardly surprising given the lingering resentment of the French toward the English after the French and Indian War. It would be three years before French troops landed in America, but the alliance buoyed American morale, and with the help of militia units, especially in the South, the colonists kept up a war of attrition until support could arrive from France. By then, much like the United States in Vietnam almost two centuries later, the British found themselves outlasted and forced to abandon an unpopular war on foreign soil. The **Treaty of Paris** , signed at the end of 1783, granted the United States independence and generous territorial rights. (This Treaty of Paris is not to be confused with the Treaty of Paris that ended the French and Indian War or the Treaty of Paris that ended the Spanish-American War in 1898. Paris was all the rage as a treaty name, apparently.)\n\nNeither the Declaration of Independence, with its bold statement that \"all men are created equal,\" nor the revolution with its republican ideology, abolished slavery. These events also did not bring about a more egalitarian society. Like blacks, many women played a significant role in the Revolutionary War, either as \"camp followers\" or by maintaining households and businesses while the men were off fighting the Revolution. Many women also served as spies, while the British offered their slaves freedom if they fought for the British. It would take another war to end slavery (the Civil War) and centuries of hard work toward progress to help bring about greater political and economic equality for women.\n\n* * *\n\nGeorge Washington Versus Volunteer Militias\n\nGeorge Washington was one of the wealthiest men in America, and to a great extent his involvement with the independence movement grew out of his dissatisfaction with the mercantile system, which he felt was keeping him from expanding his fortune as much as he might have liked. The tobacco he sent to Britain never fetched the price he wanted, and the goods he received in return were too expensive and of shoddy quality. He wanted relief from British taxes and the freedom to sell to and buy from whomever he liked. The American Revolution was fueled in large part by libertarian sentiments such as these.\n\nBut after becoming commander of the Continental Army, Washington found that libertarian ideals sound terrific when you're a rich planter trying to fill your coffers, but don't work so well when you're trying to build a country or win a war. Washington pressed for a professional standing army, and demanded that the states raise money to pay the troops, but the libertarian-dominated Continental Congress replied that those ideas were precisely what they were fighting against and that Washington would have to make do with volunteers who paid their own way.\n\n* * *\n\n### **The Articles of Confederation**\n\nThe colonies did not wait to win their independence from England before setting up their own governments. As soon as the Declaration of Independence was signed, states began writing their own constitutions. In 1777, the Continental Congress sent the **Articles of Confederation** , the first national constitution, to the colonies for ratification. The colonists intentionally created little to no central government since they were afraid of ridding themselves of Britain's imperial rule only to create their own tyrannical government. The articles contained several major limitations, as the country would soon learn. For one, the Articles gave the federal government no power to raise an army (which hurt the colonies during Shays's Rebellion). Some of the Articles' other major limitations on the federal government included the following:\n\n\u2022 It could not enforce state or individual taxation, or a military draft.\n\n\u2022 It could not regulate trade among the states or international trade.\n\n\u2022 It had no executive or judicial branch.\n\n\u2022 The legislative branch gave each state one vote, regardless of the state's population.\n\n\u2022 In order to pass a law, 9\/13 of the states had to agree.\n\n\u2022 In order to amend or change the Articles, unanimous approval was needed.\n\nAfter the Revolution, many new state constitutions made voting privileges, and even citizenship, contingent upon property ownership. This would not change entirely until the Andrew Jackson administration.\n\nWith the end of the war, the colonies had other issues to confront as well. The decrease in England's power in the region opened a new era of relations with Native Americans. This new era was even more contentious than the previous one because a number of tribes had allied themselves with the Crown. Second-class citizens and noncitizens\u2014namely, women and blacks\u2014had made sacrifices in the fight for liberation, and some expected at least a degree of compensation. **Abigail Adams** wrote a famous letter to her husband pleading the case for women's rights in the new government; she reminded John to \"remember the ladies and be more generous and favorable to them than your ancestors.\" The number of free blacks in the colonies grew during and after the war, but their increased presence among free whites was also accompanied by a growth of racist publications and legislation. Such conditions led to the early \"ghettoization\" of blacks and, for similar reasons, other minorities.\n\nThe problems with the Articles of Confederation became apparent early on. The wartime government, unable to levy taxes, tried to finance the war by printing more money, which led, naturally, to wild inflation. After the war, the British pursued punitive trade policies against the colonies, denying them access to West Indian markets and dumping goods on American markets. The government, unable to impose tariffs, was helpless. A protective tariff would impose duties on imported goods; the additional cost would be added to the selling price, thereby raising the cost of foreign products. By making domestic products cheaper than imports, most tariffs protected American manufacturers. Having just fought a war in part caused by taxes imposed by a central authority, the newly independent Americans were reluctant to give this power to their new federal government. In fact, the first protective tariff in United States history wasn't passed until 1816. The issue of the tariff exposed another source of tension within the new country\u2014economic sectionalism\u2014a major conflict that eventually led the new nation to civil war and continues to play a role in partisan politics to this very day.\n\nTranslate the answer choice:\n\n(D) imposed high duties on foreign goods\n\nTranslation: _made it more expensive to buy stuff from other countries_\n\nFurthermore, when state governments dragged their heels in compensating loyalists for lost property, the British refused to abandon military posts in the States, claiming that they were remaining to protect the loyalists' rights. The government, again, was powerless to expel them. Perhaps the rudest awakening came in the form of **Shays's Rebellion**. Daniel Shays was a Revolutionary War veteran who was not receiving his pay from the war. As the Massachusetts government was enforcing the ability of banks to repossess farms and foreclose on homes of people who could not pay, Shays was facing foreclosure. His plan was to take over the courthouses that were making these rulings. He and his men seized a weapons armory in Springfield and used those weapons to attack courthouses. The Massachusetts government couldn't mobilize any forces to stop Shays and his men, so private citizens organized to put the rebellion down. This was one of the leading reasons for the Constitutional Convention. As with the earlier **Bacon's Rebellion** and later **Whiskey Rebellion** , this rebellion revealed lingering resentment on the part of the backcountry farmers toward the coastal elite. One thing that especially worried the wealthy, though, was that the Articles of Confederation had created a national government that was essentially powerless to stop such rebellions.\n\nThe government under the Articles was not totally without its successes, though. Its greatest achievements were the adoption of ordinances governing the sale of government land to settlers. Best known is the **Northwest Ordinance of 1787** , which also contained a bill of rights guaranteeing trial by jury, freedom of religion, and freedom from excessive punishment. It abolished slavery in the Northwest territories (northwest of the Ohio River and east of the Mississippi River, up to the Canadian border), and it also set specific regulations concerning the conditions under which territories could apply for statehood. Thus, the ordinance is seen as a forerunner to the Bill of Rights and other progressive government policies. It was not so enlightened about Native Americans, however; in fact, it essentially claimed their land without their consent. War ensued, and peace did not come until 1795 when the United States gained a military advantage over the Miami Confederacy, its chief Native-American opponent in the area. The Northwest Ordinance remained important long after the Northwest territories were settled because of its pertinence to the statehood process and to the issue of slavery.\n\nA Controversial Interpretation\n\n_An Economic Interpretation of the Constitution of the United States_ by Charles Beard argues that the Constitution was written primarily to cater to the financial interests of the Founding Fathers. Beard's thesis has been important to constitutional scholars ever since its publication in 1913.\n\n### **A New Constitution**\n\nBy 1787, it was clear that the federal government lacked sufficient authority under the Articles of Confederation. **Alexander Hamilton** was especially concerned that there was no uniform commercial policy and feared for the survival of the new republic. Hamilton convened what came to be known as the **Annapolis Convention** , but only five delegates showed up! Subsequently, Congress consented to a \"meeting in Philadelphia\" the following May for the sole purpose of \"revising the Articles of Confederation.\" This meeting would eventually become the now-famous Constitutional Convention, comprising delegates from all states except Rhode Island, which met throughout the long, hot summer of 1787.\n\nMuch has been written about the framers of the Constitution. There were fifty-five delegates: all men, all white, many of whom were wealthy lawyers or landowners, many of whom owned slaves. They came from many different ideological backgrounds, from those who felt the Articles needed only slight adjustments to those who wanted to tear them down and start from scratch. **The New Jersey Plan** called for modifications, and it also called for equal representation from each state. **The Virginia Plan** , largely the brainchild of James Madison, called for an entirely new government based on the principle of **checks and balances** and for the number of representatives for each state to be based upon the population of the state, giving some states an advantage.\n\nThe Virginia Plan called to create a three-tiered federal government with an executive branch led by a president, a legislative branch composed of a bicameral (two house) Congress, and a judicial branch composed of a Supreme Court. The legislature received the most attention from Madison. The new legislature would have expanded powers to enforce federal taxation, to regulate trade between the states, to regulate international trade, to coin and borrow money, to create a postal service, to authorize a military draft, and to declare war.\n\nThe president would be indirectly chosen by the Electoral College, a body of prominent political leaders that represented the popular vote of each state. In order to win a state's electoral votes, a presidential candidate must win a majority of the popular vote within that state. Each state's electoral count is the sum of their senators (two) and their representatives (determined by state population). The Electoral College gave states with larger populations more power in presidential elections.\n\nThe convention lasted for four months, over the course of which the delegates hammered out a bundle of compromises, including the **Great Compromise** (also known as the **Connecticut Compromise** ), which blended the Virginia Plan and the New Jersey plan to have a bicameral legislature, and the **Constitution**. This bicameral legislature included a lower house (the House of Representatives) elected by the people and the upper house (the Senate) elected by the state legislatures. (Direct election of senators, believe it or not, is a 20th-century innovation.) The president and vice president were to be elected by the Electoral College, not the citizens themselves.\n\nThe Constitution also laid out a method for counting slaves among the populations of Southern states for \"proportional\" representation in Congress, even though those slaves would not be citizens. This became known as the **Three-Fifths Compromise,** because each slave counted as three-fifths of a person. It also established three branches of government\u2014the **executive** , **legislative** , and **judicial** \u2014with the power of checks and balances on each other. Only 3 of the 42 delegates who remained in Philadelphia to the end refused to sign the finished document (two because it did not include a bill of rights).\n\n* * *\n\nThe delegates at the Constitutional Convention agreed that the international slave trade could not be ended until at least 1808. There was a debate about allowing Congress to place tariffs on exported goods, but the Southern states opposed this because they depended so much on foreign trade. A tax on imports was allowed to be passed (later will cause much controversy in the argument over states' rights).\n\n* * *\n\nRatification of the Constitution was by no means guaranteed. Opposition forces portrayed the federal government under the Constitution as an all-powerful beast. These opponents, known as **Anti-Federalists** , tended to come from the backcountry and were particularly appalled by the absence of a bill of rights. Their position rang true in many of the state legislatures where the Constitution's fate lay, and some held out for the promise of the immediate addition of the **Bill of Rights** upon ratification. The **Federalist** position was forcefully and persuasively argued in **the Federalist Papers** , anonymously authored by **James Madison** , **Alexander Hamilton** , and **John Jay**. The Federalist Papers were published in a New York newspaper and were later widely circulated. They were critical in swaying opinion in New York, a large and therefore politically important state. (Virginia, Pennsylvania, and Massachusetts were the other powerhouses of the era.) The **Constitution** went into effect in 1789; the **Bill of Rights** was added in 1791.\n\n* * *\n\nThe Bill of Rights in a Nutshell\n\n1. Freedom of religion, speech, press, assembly, and petition\n\n2. Right to bear arms in order to maintain a well-regulated militia\n\n3. No quartering of soldiers in private homes\n\n4. Freedom from unreasonable search and seizure\n\n5. Right to due process of law, freedom from self-incrimination, double jeopardy (being tried twice for the same crime)\n\n6. Rights of accused persons; for example, the right to a speedy and public trial\n\n7. Right of trial by jury in civil cases\n\n8. Freedom from excessive bail and from cruel and unusual punishment\n\n9. Rights not listed are kept by the people\n\n10. Powers not listed are kept by the states or the people\n\n* * *\n\n### **The Washington Presidency**\n\nThe Electoral College unanimously chose **George Washington** to be the first president. Washington had not sought the presidency, but as the most popular figure in the colonies, he was the clear choice, and he accepted the role out of a sense of obligation.\n\nKnowing that his actions would set precedents for those who followed him in office, Washington exercised his authority with care and restraint. He determined early on to use his veto only if he was convinced that a bill was unconstitutional. He was comfortable delegating responsibility and so created a government made up of the best minds of his time. Although the Constitution does not specifically grant the president the duty or even the power to create a cabinet, every president since George Washington has had one. The cabinet is made up of the heads of the various executive departments, which have grown in number over the years, and it functions as the president's chief group of advisors.\n\nProminent among his cabinet selections were **Thomas Jefferson** as secretary of state and **Alexander Hamilton** as secretary of the treasury. These two men strongly disagreed about the proper relationship between the federal government and state governments. Hamilton favored a strong central government and weaker state governments. Jefferson, fearing the country would backslide into monarchy, or tyranny, favored a weaker federal government empowered mainly to defend the country and regulate international commerce. All other powers, he thought, should be reserved to the states.\n\nTheir argument was not a mere intellectual exercise. The new government was still defining itself, and each man had a vision of what this nation was to become. The debate came to the forefront when Hamilton proposed a **National Bank** to help regulate and strengthen the economy. Both houses of Congress approved Hamilton's plan, but Washington, uncertain of the bank's constitutionality, considered a veto. In the debate that followed, the two main schools of thought on constitutional law were established. On one side were the **strict constructionists** , led by Jefferson and **James Madison**. They argued that the Constitution allowed Congress only those powers specifically granted to it or those \"necessary and proper\" to the execution of its **enumerated powers**. While a bank might be \"desirable\" and perhaps beneficial, they argued, it was not \"necessary,\" and thus its creation was beyond the powers of the national government. Hamilton took the opposing viewpoint, framing the **broad (loose) constructionist** position. He argued that the creation of a bank was an **implied power** of the government because the government already had explicit power to coin money, borrow money, and collect taxes. Hamilton put forward that the government could do anything in the execution of those enumerated powers\u2014including create a bank\u2014that was not explicitly forbidden it by the Constitution. Washington agreed with Hamilton and signed the bill.\n\nHamilton's tenure at treasury was a busy and successful one. Among his achievements was his successful handling of the **national debt** accrued during the war. Hamilton's financial plan called for the federal government to assume the states' debts (further increasing the federal government's power over them) and to repay those debts by giving the debt holders land on the western frontier. The plan clearly favored Northern banks, many of which had bought up debt certificates at a small portion of their worth. Northern states also had more remaining debt than Southern states, another reason why the plan drew accusations that Hamilton was helping the monied elite at the expense of the working classes. (Some issues are perennials of American politics; this is one of them. Opposition to tax increases is another.) Hamilton was able to strike a political deal to get most of his plan implemented. His concession was a Southern location for the nation's capital. In 1800, the capital was moved to **Washington, D.C.,** a city created to become the seat of government.\n\nThe Global Struggle for Independence\n\nHistorians often consider the American Revolution a primary inspiration for the French Revolution of the late 18th century. Likewise, the Haitian slave revolt and various uprisings in Latin America can be traced to the philosophies espoused by the early Patriots and Founding Fathers.\n\nThe **French Revolution** took place during the Washington administration, and it too caused considerable debate. Jefferson wanted to support the revolution and its republican ideals. Hamilton had aristocratic leanings and so disliked the revolutionaries, who had overthrown the French aristocracy. The issue came to the forefront when France and England resumed hostilities. The British continued to be America's primary trading partner after the war, a situation that nudged the United States toward neutrality in the French-English conflict. Even Jefferson agreed that neutrality was the correct course to follow. When French government representative **Citizen Edmond Gen\u00eat** visited America to seek its assistance, Washington declared the U.S. intention to remain \"friendly and impartial toward belligerent powers.\" This was called the **Neutrality Proclamation**. Gen\u00eat's visit sparked large, enthusiastic rallies held by American supporters of the revolution.\n\nHistorians cite the differences between Hamilton and Jefferson as the origins of our two-party system. Those favoring a strong federal government came to be known as **Federalists** (not to be confused with the Federalists who supported ratification of the Constitution, even though they were often the same people), while the followers of Jefferson called themselves the Republicans, later known as **Democratic-Republicans** to avoid confusion with members of the Republican Party created in the 1850s, a very different group which still survives today. The development of political parties troubled the framers of the Constitution, most of whom regarded parties as factions and dangerous to the survival of the Republic.\n\n**Our First Party System** \n--- \n| **Federalists** | **Democratic-Republicans** \n**Leaders** | Hamilton, Washington, Adams, Jay, Marshall | Jefferson, Madison \n**Vision** | Economy based on commerce | Economy based on agriculture \n**Governmental Power** | Strong federal government | Stronger state governments \n**Supporters** | Wealthy, Northeast | Yeoman farmers, Southerners \n**Constitution** | Loose construction | Strict construction \n**National Bank** | Believed it was \"necessary\" | Believed it was merely \"desirable\" \n**Foreign Affairs** | More sympathetic toward Great Britain | More sympathetic toward France\n\nNote: The Federalist party would die out after the **Hartford Convention** , following the War of 1812. Hamilton's vision and programs would be carried out by the nationalist program and **Henry Clay's American System** during the **Era of Good Feelings**. The **Second Party System** would emerge during the presidency of **Andrew Jackson** and would consist of the **Whigs** , who embraced many Federalist principles and policies, and the **Jacksonian Democrats** , who saw themselves as the heirs of the Jeffersonian Republicans.\n\nHamilton's financial program not only stirred controversy in Congress and helped to create our two-party system but also instigated the **Whiskey Rebellion** in 1791, which began in western Pennsylvania when farmers resisted an excise tax on whiskey. As part of his financial program, Hamilton imposed the tax in an attempt to raise revenue to defray the debt incurred by the Revolution. Washington, determined not to let his new government tolerate armed disobedience, dispatched the militia to disperse the rebels. After the opposition was dispelled, the rebels went home, and although there were some arrests and two convictions, Washington eventually pardoned both men. The Whiskey Rebellion is significant because, like Bacon's Rebellion and Shays's Rebellion before it, the uprising demonstrated the lasting class tensions between inland farmers and the coastal elites who ran the new government. But while Shays's Rebellion demonstrated that the national government of the time had lacked the power to respond, Americans noted that the new government had power it wasn't afraid to use. Some saw fairness in Washington's actions; others saw the makings of tyranny. James Madison, among others, would retreat from his support of the Federalists to back Jefferson's camp of Democratic-Republicans.\n\nAfter the **Battle of Fallen Timbers** in 1794, Washington sent John Jay to England to negotiate a treaty concerning the evacuation of the British from the Northwest Territory, as stipulated in the Treaty of Paris that concluded the Revolutionary War, as well as to discuss British violations of free trade. Although **Jay's Treaty** prevented war with Great Britain, opponents of the treaty believed Jay made too many concessions toward the British, who in essence were not respecting our rights as a sovereign nation (the treaty also involved paying some war debts). In 1796, Congress attempted to withhold funding to enforce the treaty. The House of Representatives asked Washington to submit all documents pertinent to the treaty for consideration. Washington refused, establishing the precedent of **executive privilege** , which is the right of the president to withhold information when doing so would protect national security (e.g., in the case of diplomatic files and military secrets). Jay's Treaty is often considered to be the low point of Washington's administration, and Jay himself was burned in effigy in the streets of New York.\n\nAt the same time, Washington sent Thomas Pinckney to Spain to negotiate use of the Mississippi River, duty-free access to world markets, and the removal of any remaining Spanish forts on American soil. During this mission, Pinckney was able to extract a promise from Spain to try to prevent attacks on Western settlers from Native Americans. The **Treaty of San Lorenzo** , also known as **Pinckney's Treaty** , was ratified by the U.S. Senate in 1796 and is often considered to be the high point of Washington's administration.\n\nThe end of Washington's presidency was as monumental as its beginning. Wishing to set a final precedent, Washington declined to run for a third term. In his famous **farewell address** , composed in part by Alexander Hamilton, he warned future presidents to \"steer clear of permanent alliances with any portion of the foreign world.\" Washington's Farewell Address was published in newspapers around the United States in the fall of 1796. It warned Americans against sectional divisions, as well as political party conflict. The most prominent portion of the address focuses on international relations, or \"foreign entanglements.\" Washington promotes the notion of having friendly relationships with all nations, but to avoid any permanent alliances. This warning remained a prominent part of American foreign policy through the mid-20th century, when the United States joined the North Atlantic Treaty Organization in 1949.\n\n### **Republican Motherhood**\n\nDuring the 1790s, women's roles in courtship, marriage, and motherhood were all reevaluated in light of the new republic and its ideals. Although women were largely excluded from political activity, they had an important civil role and responsibility. They were to be the teachers and producers of virtuous male citizens.\n\nWhile public virtue had been a strictly masculine quality in the past, _private_ virtue emerged as a very important quality for women, who were given the task of inspiring and teaching men to be good citizens through romance and motherhood. The idea here is that a woman should entertain only suitors with good morals, providing more incentive for men to be more ethical. Women also held a tremendous influence on their sons, leading advocates for female education to speak out, arguing that educated women would be better mothers, who would produce better citizens. Even though the obligations of women had grown to include this new political meaning, traditional gender roles were largely unchanged as the education of women was meant only in service to husbands and family.\n\nThe idea of **Republican Motherhood** emerged in the early 1800s, as the importance of education emerged in American society. The role of the mother became more prominent in child-rearing, as mothers were now expected to raise educated children who would contribute positively to the United States.\n\n### **The Adams Presidency**\n\nThe Electoral College selected **John Adams** , a Federalist, as Washington's successor. Under the then-current rules, the second-place candidate became vice president, and so Adams's vice president was the Democratic-Republican Thomas Jefferson.\n\nFollowing the Washington era, Adams's presidency was bound to be an anti-climax. Adams, argumentative and elitist, was a difficult man to like. He was also a hands-off administrator, often allowing Jefferson's political rival **Alexander Hamilton** to take charge. The animosity between Jefferson and Hamilton and the growing belligerence between the Federalists and Democratic-Republicans set the ugly, divisive tone for Adams's term.\n\nPerhaps Adams's greatest achievement was avoiding all-out war with France. After the United States signed the Jay Treaty with Britain, France began seizing American ships on the open seas. Adams sent three diplomats to Paris, where French officials demanded a huge bribe before they would allow negotiations even to begin. The diplomats returned home, and Adams published their written report in the newspapers. Because he deleted the French officials' names and replaced them with the letters X, Y, and Z, the incident became known as the **XYZ Affair**. As a result, popular sentiment did a complete turnaround; formerly pro-French, the public became vehemently anti-French to the point that a declaration of war seemed possible. Aware of how small the American military was, Adams avoided the war (a war Hamilton wanted) and negotiated a settlement with a contrite France although he was not able to avoid the Naval skirmishes called the Quasi-War.\n\nThe low point of Adams's tenure was the passage and enforcement of the **Alien and Sedition Acts** , which allowed the government to forcibly expel foreigners and to jail newspaper editors for \"scandalous and malicious writing.\" The acts were purely political, aimed at destroying new immigrants'\u2014especially French immigrants'\u2014support for the Democratic-Republicans. Worst of all, the Sedition Act, which strictly regulated antigovernment speech, was a clear violation of the First Amendment. In a scenario almost unimaginable today, Vice President Jefferson led the opposition to the Alien and Sedition Acts. Together with Madison, he drafted the **Virginia and Kentucky Resolutions** (which were technically anonymous), which argued that the states had the right to judge the constitutionality of federal laws. The resolutions went on to exercise this authority they claimed, later referred to as **nullification** , by declaring the Alien and Sedition Acts void. Virginia and Kentucky, however, never prevented enforcement of the laws. Rather, Jefferson used the laws and the resolutions as key issues in his 1800 campaign for the presidency. Even today, states often pass resolutions similar to these to express their displeasure with the federal government.\n\nThe Alien Act wanted to lengthen the amount of time it took for immigrants to become citizens (and thus eligible to vote) from 5 to 15 years. It also allowed the president to deport any \"dangerous aliens.\"\n\n## Summary\n\nHere are the most important concepts to remember from the American Independence period.\n\n Britain's increased attempts to control the colonies and impose burdensome taxation led to the colonists' desire for revolution.\n\n France, Britain, Spain, and the new United States vied for control of land; the borders of the new United States were constantly expanding.\n\n The common people had changed their view of government. The belief in egalitarianism and democracy replaced trust in monarchy and aristocracy.\n\n## Chapter 7 Review Questions\n\nSee Chapter 14 for answers and explanations.\n\n.The Albany Plan of Union failed because\n\n(A) the plan required the Northeastern colonies to contribute a disproportionate share of the necessary troops and money\n\n(B) no political leader with national stature was willing to support the plan\n\n(C) there was no legitimate executive power to enforce it\n\n(D) none of the colonies was willing to share tax-collecting powers with a national entity\n\n.The American colonists objected to the policies imposed by Parliament after the French and Indian War for all of the following reasons EXCEPT\n\n(A) the new restrictions would hinder New England trade\n\n(B) their rights as Englishmen were being violated\n\n(C) they resented quartering British troops now that the French threat was removed\n\n(D) they believed they should be represented in Parliament if they were subjected to mercantilist restrictions\n\n.According to the theory of virtual representation,\n\n(A) colonists were represented in Parliament by virtue of their British citizenship\n\n(B) slaves were represented in Congress by virtue of the fact that their owners were voters\n\n(C) paper money has value by virtue of the fact that it is backed by the full faith and credit of the government\n\n(D) the best interests of criminal defendants are represented by their attorneys\n\n.The Stamp Act Congress of 1765 was historically significant in that it\n\n(A) represented a first step in colonial unity against Britain\n\n(B) demonstrated Parliament's determination to tax its American colonies\n\n(C) represented New England's determination to go to war against England\n\n(D) demonstrated the colonists' political and philosophical disagreement among themselves\n\n.Thomas Jefferson relied on the ideas of John Locke in writing the American Declaration of Independence in all of the following ways EXCEPT Locke's belief that\n\n(A) man is born free and equal\n\n(B) man must submit to the General Will to protect his natural rights\n\n(C) governments get their authority from the people, not God\n\n(D) the purpose of government is to protect man's natural rights\n\n.Historians often cite Shays's Rebellion (1786\u20131787) as a significant event in U.S. history because it\n\n(A) demonstrated the strength, yet fairness, of the newly created federal government\n\n(B) made many Americans realize that slavery could not last\n\n(C) made Americans realize that excessive taxation often leads to violence\n\n(D) demonstrated the weakness of the federal government under the Articles of Confederation\n\n.Under the Articles of Confederation, the national government had which of the following powers?\n\nI. The power to collect taxes\n\nII. The power to negotiate treaties\n\nIII. The power to supercede state law\n\n(A) I only\n\n(B) II only\n\n(C) I and III only\n\n(D) I, II, and III\n\n.George Washington established the principle of executive privilege in a dispute with Congress over the\n\n(A) Alien and Sedition Acts\n\n(B) legality of political parties\n\n(C) Jay Treaty\n\n(D) Whiskey Rebellion\n\n.The Age of Salutary Neglect drew to a close with\n\n(A) the Boston Tea Party\n\n(B) the formation of the Republic of Texas\n\n(C) the Salem Witch Trials\n\n(D) the end of the French and Indian War\n\n.Which of the following best summarizes the strict constructionist position on the establishment of the National Bank?\n\n(A) All matters not clearly reconciled by the Constitution, such as the establishment of a national bank, must be arbitrated by the federal judiciary.\n\n(B) The establishment of the National Bank is necessary to strengthen the United States economy and therefore must be allowed even if it is technically unconstitutional.\n\n(C) The decision on whether to establish a National Bank, like all important governmental decisions, should be left in the hands of a powerful executive branch.\n\n(D) The Constitution forbids the establishment of the bank because creating a bank is not among Congress's enumerated powers.\n\n.All of the following were immediate social or economic consequences of the American Revolution EXCEPT\n\n(A) increased opportunities for land settlement in the West\n\n(B) reform of primogeniture inheritance laws\n\n(C) expanded rights for women to hold property\n\n(D) the opening of many areas of trade and manufacture\n\n## REFLECT\n\nRespond to the following questions:\n\n\u2022 For which content topics discussed in this chapter do you feel you have achieved sufficient mastery to answer multiple-choice questions correctly?\n\n\u2022 For which content topics discussed in this chapter do you feel you have achieved sufficient mastery to discuss effectively in a short-answer question or an essay?\n\n\u2022 On which content topics discussed in this chapter do you feel you need more work before you can answer multiple-choice questions correctly?\n\n\u2022 On which content topics discussed in this chapter do you feel you need more work before you can discuss them effectively in a short-answer question or an essay?\n\n\u2022 What parts of this chapter are you going to review again?\n\n\u2022 Will you seek further help, outside of this book (such as a teacher, tutor, or AP Students), on any of the content in this chapter\u2014and, if so, on what content?\n\n# Chapter 8\n\n# Beginnings of Modern American Democracy (1800\u20131848)\n\n### **The \"Revolution of 1800\"**\n\nBy 1800 the Federalist party was split, clearing the way to the presidency for the Democratic-Republicans. Two men ran for the party nomination: **Thomas Jefferson** and **Aaron Burr**. Each received an equal number of votes in the Electoral College, which meant that the Federalist-dominated House of Representatives was required to choose a president from between the two. It took 35 ballots, but Jefferson finally won. Alexander Hamilton swallowed hard and campaigned for Jefferson, with whom he disagreed on most issues and whom he personally disliked, because he believed Burr to be \"a most unfit and dangerous man.\" Burr later proved Hamilton right by killing him.\n\nThe election was noteworthy for two reasons. For the second time in as many elections, a president was saddled with a vice president he did not want. That problem was remedied in 1804 with the **Twelfth Amendment** to the Constitution, which allowed electors to vote for a **party ticket**. The other, more important reason the election was significant is that in America's first transfer of power\u2014from the Federalists to the Democratic-Republicans\u2014no violence occurred, a feat practically unprecedented for the time. Jefferson referred to his victory and the subsequent change-over as \"the bloodless revolution.\"\n\n## THE JEFFERSONIAN REPUBLIC (1800\u20131823)\n\nNote: The next two sections primarily review political history. They are followed by a review of social and economic history between 1800 and 1860 because many of the important socioeconomic trends of the era developed over the course of several decades. The economic and social conditions of this period also played a major role in bringing about the Civil War, and the AP Exam often tests them in this context. That's why we'll review them as we get closer, chronologically, to the Civil War.\n\n### **Jefferson's First Term**\n\nThe transition of power from the Federalists to the Democratic-Republicans may have been a bloodless one, but it was not a friendly one. Adams was so upset about the election that he left the capital before Jefferson took office in order to avoid attending the inauguration ceremony. Before he left town, however, he made a number of **midnight appointments,** filling as many government positions with Federalists as he could. Jefferson's response was to refuse to recognize those appointments. He then set about replacing as many Federalist appointees as he could. He dismissed some, pressured others to retire, and waited out the rest. By his second term, the majority of public appointees were Democratic-Republicans.\n\nJefferson's refusal to accept Adams's midnight appointments resulted in a number of lawsuits against the government. One, the case of **_Marbury v. Madison_** reached the Supreme Court in 1803. William Marbury, one of Adams's last-minute appointees, had sued Secretary of State James Madison for refusing to certify his appointment to the federal bench. Chief Justice **John Marshall** was a Federalist, and his sympathies were with Marbury, but Marshall was not certain that the court could force Jefferson to accept Marbury's appointment. Marshall's decision in the case established one of the most important principles of the Supreme Court: **judicial review**. The court ruled that Marbury did indeed have a right to his judgeship but that the court could not enforce his right. Why? The Judiciary Act of 1789 gave the Supreme Court the authority to order federal appointees (such as Madison) to deliver appointments such as William Marbury's. Marshall believed that this act gave too much power to the Judicial Branch at the expense of Congress and the Presidency, and thus it was unconstitutional. In one fell swoop, Marshall had handed Jefferson the victory he wanted while simultaneously claiming a major role for the Supreme Court: the responsibility for reviewing the constitutionality of Congressional acts. Throughout the rest of his tenure, Marshall worked to strengthen that doctrine and, thus, the court.\n\nThe major accomplishment of Jefferson's first term was the **Louisiana Purchase**. When Spain gave New Orleans to the French in 1802, the government realized that a potentially troublesome situation was developing. The French, they knew, were more likely to take advantage of New Orleans' strategic location at the mouth of the Mississippi, almost certainly meaning that American trade along the river would be restricted. In hopes of averting that situation, Jefferson sent James Monroe to France. Monroe's mandate was to buy New Orleans for $2 million. Monroe arrived at just the right time. Napoleon was gearing up for war in Europe, and a violent slave revolt in Haiti against the French further convinced him to abandon French interests in the New World. The French offered to sell Monroe the whole Louisiana territory for $15 million.\n\nSpain gave the United States the right to trade in New Orleans in the 1794 Pickney Treaty. In exchange, the U.S. agreed to acknowledge the border between Georgia and Spanish Florida.\n\nThomas Jefferson was now faced with a dilemma. As secretary of state under Washington, he had argued for a strict interpretation of the Constitution, thus limiting the power of the federal government to those powers specifically stated in the Constitution. Nowhere did the Constitution authorize the president to purchase land, yet clearly Jefferson could not pass up this opportunity to double the size of the United States. Jefferson thought about trying to get a constitutional amendment added allowing him to buy land from other countries. Ultimately, Jefferson resolved the issue by claiming his presidential power to negotiate treaties with foreign nations. His decision to purchase Louisiana without Congressional approval was not unanimously applauded: New England Federalists opposed the Louisiana Purchase because they feared (correctly) that more Western states would be more Democratic states, and that they would lose political power. They formed a group called the **Essex Junto,** planning to secede from the United States (and asked Aaron Burr to be their leader), but the plan never fully materialized. Some Republicans, led by John Randolph of Virginia, criticized Jefferson for violating Republican principles. This group became known as the Quids.\n\nJefferson sent explorers, among them **Lewis and Clark** , to investigate the western territories, including much of what was included in the Louisiana territory. This trip included Sacajawea as the Shoshoni guide who helped Lewis and Clark negotiate with other Native American tribes on the way up the Missouri River. All returned with favorable reports, causing many pioneers to turn their attentions westward in search of land, riches, and economic opportunities. Those early explorers also reported back to Jefferson on the presence of British and French forts that still dotted the territory, garrisoned with foreign troops that had been (deliberately?) slow to withdraw after the regime changes of the previous half-century.\n\nThe Louisiana Purchase and the Lewis and Clark Expedition\n\nIn 1804, Jefferson won reelection in a landslide victory. During the 1804 elections, Aaron Burr ran for governor of New York. Again, Alexander Hamilton campaigned against Burr. When Burr lost, he accused Hamilton of sabotaging his political career and challenged him to a **duel** in which he killed Hamilton. Afterward, Burr fled to the Southwest, where he plotted to start his own nation in parts of the Louisiana Territory. He was later captured and tried for treason but was acquitted due to lack of evidence.\n\n### **Jefferson's Second Term**\n\nJefferson's second term did not go nearly as smoothly as his first. During these years, the United States got caught in the middle of yet another French-English dispute. The situation eventually led to the **War of 1812**.\n\nIn 1805, the British and French were at war and at a stalemate. In an effort to gain an advantage, each side began blockading the other's trade routes. The United States, dependent on both as trade partners, suffered greatly from the blockades. To add insult to injury, the British began stopping American ships and **impressing** sailors: that is, they declared, often with little or no proof, that those sailors had deserted from the British navy, and they forced them back into it. Unfortunately, the English were not as particular about whom they \"reenlisted\" as the Americans would have liked them to be. Tensions mounted and then boiled over when a British frigate attacked an American ship in American waters. Jefferson was at a loss. He couldn't go to war against the British because the U.S. Navy was no match for England's forces. So Jefferson responded with a boycott, biding his time while increasing military and naval appropriations.\n\nBecause both the British and the French continued to harass American ships, Jefferson lobbied for and won passage of the **Embargo Act of 1807**. The law basically shut down America's import and export business, with disastrous economic results. New England's economy collapsed, and smuggling became widespread. The New England states strongly opposed the Embargo Act, as they were the ones most impacted by an end of international trade. Many continued to trade with British Canada regardless. The Embargo Act also led to the Democratic Republicans losing many Congressional seats in the 1808 elections. The **Non-Intercourse Act of 1809** reopened trade with most nations, but it still officially banned trade with the two most significant trade partners, Britain and France. In the end, Jefferson decided, as had Washington before him, that two terms as president were enough. He endorsed his secretary of state, **James Madison** , who handily defeated the ever-weakening Federalists.\n\n### **Madison's Presidency and the War of 1812**\n\nMadison sought a solution to America's trade problems, and Congress responded with **Macon's Bill No. 2** , a bill that reopened trade with both France and England. However, Madison promised that if either country renounced its interference with American trade, he would cut off trade with the other one. Napoleon made that promise, forcing the United States to cut off trade with England, but France then continued to harass American ships. The British, angry at the new embargo, stepped up their attacks on American ships, making a bad situation even worse. These developments helped build pro-war sentiments in the United States. Particularly anxious for a confrontation with the British were the Southern and Western **War Hawks** , who saw war as an opportunity to grab new territories to the west and southwest. There was also a strong desire among Western War Hawks to gain Canada from the British. Their leaders were **Henry Clay** and **John C. Calhoun**. Madison held out as long as he could but finally relented and asked Congress to declare war in 1812.\n\nYou should know several important points about the **War of 1812**. Once again, Native Americans aligned themselves with the British. The great chief **Tecumseh** unified area tribes in an effort to stop American expansion into Indiana and Illinois, both before and during the war. The British had been arming Native Americans in these Western territories against new American settlers. In an earlier battle against Tecumseh (the Battle of Tippecanoe), Gen. William Henry Harrison defeated Tecumseh's coalition of different tribes, and saw that they had British weapons. Meanwhile, his brother Tenskwatawa, also known as **the Prophet,** led an extensive revival of traditional Native American culture and religion. Tecumseh's coalition fell apart after he was killed in battle.\n\n* * *\n\nEffects of the War of 1812\n\n\u2022 First and foremost, it represented the end of Native Americans' ability to stop American expansion.\n\n\u2022 The American economy, by necessity, became less reliant on trade with Britain.\n\n\u2022 It made Andrew Jackson into a celebrity and paved the way to his presidency.\n\n\u2022 The victory in New Orleans led to national euphoria.\n\n\u2022 The popularity of the war destroyed the Federalists, who had opposed it, and taught American politicians that objecting to going to war could be hazardous to their careers.\n\n* * *\n\nAmerican forces were ill-prepared for the war, and much of the fighting went badly. The British captured Washington, D.C. in 1814 and set the White House on fire. However, in most battles, America was able to fight to a stalemate. When English-French hostilities ended (with Napoleon's defeat), many of the issues that had caused the war evaporated, and the British soon negotiated peace. Unaware that the Treaty of Ghent had been signed in Belgium on December 24, 1814, and the war was over, General Andrew Jackson fought and won the Battle of New Orleans from January 8 until January 18, 1815, the only clear-cut U.S. victory of the war. The Federalists, opposed to the war because it disrupted trade and unaware that its end was coming, met in Hartford, Connecticut, to consider a massive overhaul of the Constitution or, failing that, secession. When the war ended soon after, most people considered the Federalists to be traitors, and their national party dissolved soon after the Hartford Convention (although the party continued to exert influence in some states through the next decade). The **Hartford Convention** itself brought many grievances, including the notion that two-thirds majority of Congress should be required to pass any laws dealing with trade, that a two-thirds majority be required to admit new states, and that no president can serve more than one 4-year term and that two presidents in a row cannot come from the same state (all measures to retain some power for the Federalists).\n\nThe war had one clear positive result: it spurred **American manufacturing**. Cut off from trade with Europe, the states became more self-sufficient by necessity. New England became America's manufacturing center during the war, and after the war, the United States was less dependent on imports than it had been previously. (For more information on economic developments of the period, see this page.)\n\nThroughout the rest of his tenure, Madison worked to promote national growth. At the same time, he remained true to his Democratic-Republican principles and so extended federal power only cautiously. Madison championed a combination of programs that included protective tariffs on imports, improvements to interstate roads (including expansion of the **National Road** from Maryland to Ohio), and the rechartering of the National Bank after the first National Bank's charter had expired. The National Bank was rechartered in 1816 and a new protective tariff was passed to protect the growing American industry. The programs were known collectively as the **American System** , sometimes referred to as the Nationalist Program. Speaker of the House **Henry Clay** lobbied for them so aggressively that many history books refer to \"Henry Clay's American System.\"\n\n### **Monroe's Presidency**\n\nThe demise of the Federalists briefly left the United States with only one political party. This period of unity is referred to as the **Era of Good Feelings,** although the term belies the growing tension created by economic development and increased sectionalism. During this period, Chief Justice John Marshall's rulings continued to strengthen the federal government and its primacy. For example, **_McCulloch v. Maryland_** ruled that the states could not tax the National Bank, thus establishing the precedence of national law over state law. This case also reaffirmed the supremacy clause as the opposition was trying to challenge the constitutionality of the Bank of the United States.\n\nThe good feelings nearly came to an abrupt end in 1819 when a financial scare called the **Panic of 1819** threw the American economy into turmoil. The panic followed a period of economic growth, inflation, and land speculation, all of which had destabilized the economy. When the National Bank called in its loans, many borrowers couldn't repay them. The consequences included numerous mortgage foreclosures and business failures. Many people were thrown into poverty. Nonetheless, no nationally organized political opposition resulted from the panic, and Monroe easily won reelection in 1820.\n\nThe postwar period had also ushered in a new wave of westward expansion. As secretary of state under Monroe, **John Quincy Adams** , son of former president John Adams, deftly negotiated a number of treaties that fixed U.S. borders and opened new territories. The United States acquired Florida from the Spanish by the Adams-Onis Treaty in 1819. Adams also had to handle international tensions caused by a series of revolutions in Central America and South America, as the inhabitants of those regions won their independence from Spain. The U.S. was beginning to recognize the new South American nations largely to gain access to trade. Ultimately, events compelled Monroe and Adams to recognize the new nations. At the same time, they decided that America should assert its authority over the Western Hemisphere. The result was the **Monroe Doctrine** , a policy of mutual noninterference. You stay out of the Americas, Monroe told Europe, and we'll stay out of your squabbles. The Monroe Doctrine also claimed America's right to intervene anywhere in its own hemisphere, if it felt its security was threatened. No European country tried to intercede in the Americas following Monroe's declaration, and so the Monroe Doctrine _appeared_ to work. Following the Napoleonic Wars, most European nations (particularly Spain) didn't have the military power to challenge the Monroe Doctrine or take back their colonies. No one, however, was afraid of the American military; Spain, France, and others stayed out of the Western Hemisphere because the powerful British navy made sure they did.\n\nThe **Adams-Onis Treaty** promised that in exchange for Florida, the United States would never try to take actions to gain Spanish-held Mexico. This was later nullified when Mexico gained independence from Spain in the 1820s.\n\nThe Monroe Doctrine is the first of several \"doctrines\" you should know for the AP Exam. In general, these doctrines were presidential statements that became foreign policy. For example, in 1823, President Monroe warned European nations that the Western Hemisphere was closed to future colonization. This policy, together with the advice given in Washington's Farewell Address, secured American neutrality all the way until World War I. (The **Truman Doctrine** , issued at the end of World War II, is especially important, but you should also familiarize yourself with the Eisenhower Doctrine, the Nixon Doctrine and, most recently, the Bush Doctrine.)\n\nThe new period of expansion resulted in a national debate over slavery, as would every period of expansion to follow until the Civil War resolved the slavery question. In 1820, the Union consisted of 22 states. Eleven allowed slavery; 11 prohibited it. Missouri was the first state to be carved out of the Louisiana Purchase, and its application for statehood threatened the balance, particularly in the U.S. Senate. Henry Clay brokered the **Missouri Compromise** , which (1) admitted Missouri as a slave state, (2) carved a piece out of Massachusetts\u2014Maine\u2014and admitted Maine as a free state, (3) drew a line along the 36\u00b030\u00b4 parallel across the Louisiana Territory, and (4) established the southern border of Missouri as the northernmost point at which slavery would then be allowed in the western territories of the United States, except of course for Missouri itself, which in a way violated the Missouri Compromise since it was north of the line. The compromise was the first in a series of measures forestalling the Civil War. It also split the powerful Democratic-Republican coalition, ending its 20-year control of national politics.\n\nMissouri Compromise, 1820\n\n## POLITICAL EVENTS AND SOCIAL DEVELOPMENTS\n\n#### **The Election of 1824 and John Quincy Adams's Presidency**\n\nThe **election of 1824** marked a major turning point in presidential elections. Prior to 1824, electors, who selected the president in the electoral college, had been chosen by a variety of methods. State legislatures chose many electors, although with each election the number of states using this method decreased. By 1824, a majority of states allowed voters to choose their presidential electors directly. In earlier elections, **congressional caucuses** , or groups of U.S. Congressmen, had chosen their parties' nominees, and electors, often chosen by those same congressmen or by their friends, had not challenged the choices. With more people voting directly for presidential electors, however, there was less and less voter support for the candidates nominated by party leaders in this era before primaries and caucuses. When the Democratic-Republican caucus chose William H. Crawford in 1824, others\u2014among them John Quincy Adams, Henry Clay, and Andrew Jackson\u2014decided to challenge the nomination. Their opposition, along with their accusations that the party caucuses were undemocratic, brought about the **demise of the caucus system**. Of the four, Andrew Jackson received the greatest number of popular votes and electoral votes; however, as none of the four had won a majority, the election was decided in the House of Representatives. There, Speaker of the House Clay threw his support to Adams, thereby handing Adams the victory. Adams subsequently named Clay secretary of state, a position whose previous holders included Adams, Monroe, and Jefferson and that was therefore considered the gateway to the presidency. Jackson and other opponents of Clay's appointment alleged that Adams and Clay had struck a **corrupt bargain** and immediately vowed to see both removed in the election of 1828. One other thing to note about the 1824 election is that the Constitution states that in cases where there is no majority winner in the Electoral College, the three top electoral winners go on to House election (Henry Clay came in fourth, and thus was out of the running). William Crawford suffered a stroke after the inital election, and was never a real contender for the House vote.\n\nAdams's presidency was impeded by a contrary Congress. (Remember, more congressmen had initially supported Jackson than Adams.) He had also been a Federalist congressman and was the son of a Federalist president, and every effort he made to strengthen the central government was thus viewed with deep suspicion. Jackson's supporters strongly favored **states' rights** and thwarted all of Adams's efforts to initiate improvements through the federal government. His proposals to impose new protective tariffs, build interstate highways, and establish federal schools and research centers were all met with steep opposition, though he did go on to found a naval college and become an influential congressman.\n\n* * *\n\nJohn Quincy Adams and Postmillennialism\n\nPostmillennialism was a belief, widespread among 19th-century Christians, that Jesus would return only after a thousand-year golden age brought about by humankind. It was therefore a major progressive force in America, with adherents such as John Quincy Adams. Here is our sixth president calling for the United States to adopt the metric system\u2014in the 1820s!\n\n_\"But if man upon earth be an improvable being; if that universal peace, which was the object of a Saviour's mission, which is the desire of the philosopher, the longing of the philanthropist, the trembling hope of the Christian, is a blessing to which the futurity of mortal man has a claim of more than mortal promise; if the Spirit of Evil is, before the final consummation of things, to be cast down from his dominion over men, and bound in the chains of a thousand years, the foretaste here of man's eternal felicity, then this system of common instruments to accomplish all the changes of social and friendly commerce, will furnish the links of sympathy between the inhabitants of the most distant regions; the metre will surround the globe in use, as well as in multiplied extension; and one language of weights and measures will be spoken from the equator to the poles.\"_\n\n* * *\n\n#### **The Jackson Presidency and Jacksonian Democracy**\n\nDespite the political incorrectness of his policies by today's standards and reevaluation of Andrew Jackson by modern-day historians, the era of Jackson as president is an important period in American history. There are always more than a few multiple-choice questions on this material, and one of the essay questions often pertains to Jackson's administration or the concept of Jacksonian democracy.\n\nFurious that he had been denied the presidency in 1824 despite winning a plurality of the vote (more votes than any other candidate, but short of a majority), Jackson put together a support network to assure wide popular support. A coalition of state political organizations, newspaper publishers, and other community leaders rallied around the campaign. That group became the present-day **Democratic** party. The campaign was vicious. While the candidates themselves stayed out of the fray\u2014no presidential candidate would campaign on his own behalf until Stephen Douglas in 1860\u2014their surrogates showed no restraint in slinging mud. Jackson's men accused Adams of being a corrupt career politician, while Adams's men accused Jackson of being a stupid and violent drunkard. Jackson was particularly infuriated by accusations that his wife was a bigamist\u2014which was technically true, as she had married Jackson before her divorce was final. The **Coffin Handbill** accused Jackson of murdering his enlisted men during the Indian Wars. Those who consider today's smear campaigns unprecedented haven't studied much American history.\n\nIn 1828 Jackson won the election by a large margin; in so doing, he became the first president who wasn't either born in Virginia or named Adams. He was considered to have the interests of the West in mind, and he was seen as the epitome of a self-made man. Among his first acts, he dismissed numerous government officials and replaced them with political supporters. While almost every one of his predecessors had done exactly the same thing, because Jackson was the first true outsider-president, administration jobs that had previously circulated among a relatively insular circle of political supporters fell into new hands. Those who lost power criticized Jackson, but so too did the public, who noticed for the first time the cronyism already inherent in their government. Trading jobs for political favors came to be known as the **spoils system.** It was truly a case of \"to the victor goes the spoils.\"\n\nJackson's popularity ushered in the age of **Jacksonian democracy** , which replaced Jeffersonian republicanism. Jefferson had conceived of a nation governed by middle- and upper-class educated property holders, in which the government would be only as large as necessary to provide an acceptable level of services. Jefferson also envisioned a nation of yeoman farmers\u2014farmers who owned their land\u2014whose liberty would be protected by limiting the power of the central government. Jacksonian democracy, on the other hand, benefited from **universal white manhood suffrage** , meaning the extension of voting rights to all white males, even those who did not own property. This, however, was the work of state legislatures; Jackson only benefited from it.\n\nA strong presidency also characterized Jacksonian democracy. Jackson parlayed his wide popularity into a mandate to challenge both Congress and the Supreme Court in a way that none of his predecessors had. You should note that, unlike Jeffersonian republicanism, Jacksonian democracy is _not_ a coherent vision of how a government should function. Jacksonian Democrats saw themselves as champions of liberty, but they did not always act as such. Jackson was not as great a thinker as Jefferson, the Enlightenment scholar.\n\n* * *\n\nWhen \"the West\" Wasn't That West\n\nIn colonial times, any settlement that wasn't located right on the Atlantic Ocean was said to be located in \"the west.\" By the early 19th century, definitions had changed\u2014but not to their modern meanings. \"The Northwest\" consisted of northern states west of the Appalachians, such as Ohio, Indiana, and Illinois, which are now considered \"the Midwest.\" (This is why Northwestern University is located not in, say, Seattle, but in Chicago.) \"The Southwest\" consisted of southern states west of the Appalachians, such as Alabama and Mississippi, which are now considered \"the Deep South.\" Henry Clay and Andrew Jackson were considered the foremost Westerners of the period, and they were respectively from Kentucky and Tennessee.\n\n* * *\n\nNo policy of Jackson's has received more criticism by modern scholars than Jackson's treatment of the Cherokees with the **Indian Removal Act,** passed by Congress in 1830. In some ways, this represented a natural continuation of policy toward American Indians. Originally, it had been the British who established the concept that Native Americans were \"foreign nations,\" and as such, the government could go to war and make treaties with them. These treaties often established what the British termed \"Indian territory,\" as was the case with the **Proclamation of 1763** issued at the close of the **French and Indian War**.\n\nWhen the Americans gained their independence, the U.S. government continued the treatment of Native Americans that had been established by the British. Some Americans, however, among them Thomas Jefferson, suggested assimilation into American culture as a solution to the \"Indian Problem.\" Jefferson and others believed that if the Native Americans gave up their \"hunting and gathering\" lifestyle and adopted American farming techniques and culture\u2014in essence, \"learned to live on less land\"\u2014then the Americans and Native Americans might coexist peacefully.\n\nBy the time of Jackson's presidency, there were \"Five Civilized Tribes\" living in the South in the area east of the Mississippi River, among those the Cherokee nation. The Cherokees had developed a written language, converted to Christianity, and embraced agriculture as a way of life. Some Cherokees even owned slaves. (How much more \"civilized\" could these Native Americans become?!) The Cherokees had developed their own government and deemed themselves to be an independent republic within the state of Georgia. The problem arose when gold was discovered on Cherokee land and the citizens of Georgia demanded that the Cherokees comply with the provisions of the Indian Removal Act, a policy suggested by Monroe but enacted during Jackson's tenure in office. This act demanded that the Native Americans resettle in Oklahoma, which had been deemed Indian territory. Jackson, for his part, argued that moving away from white society was the best way to protect themselves from white encroachment and maintain their traditional customs. The Cherokees refused and brought their case to the Supreme Court. Although John Marshall, Chief Justice at the time, sided with the Cherokees in two cases, _Cherokee Nation v. Georgia_ (1831) and _Worcester v. Georgia_ (1832), Andrew Jackson refused to comply with the Court's decision and is reputed to have sneered, \"John Marshall has made his decision, now let him enforce it.\" Between 1835 and 1838, thousands of Cherokees walked to Oklahoma under the supervision of the U.S. Army in what has come to be known as the **Trail of Tears.** Thousands died of sickness and starvation along the way. The other side of that are the Seminole in Florida. Refusing to leave their land, they initiated the Seminole War which lasted until the late 1830s. It was incredibly expensive and eventually the U.S. government gave up, allowing the Seminole to stay on their land.\n\nOne of the major issues of Jackson's presidency focused on **nullification**. The doctrine of nullification, first expressed by Jefferson and Madison in the Virginia and Kentucky Resolutions, holds that the individual states have the right to disobey federal laws if they find them unconstitutional. John Marshall had established that only the Supreme Court had the power of **judicial review,** in the landmark decision of _Marbury v. Madison_ (1803). The **Tariff of 1828** , also known as the **Tariff of Abominations** , was passed during the Adams administration, but it almost turned into a national crisis during Jackson's administration. In 1828, **John C. Calhoun** , a South Carolinian who was Jackson's vice president, anonymously published \"The South Carolina Exposition and Protest,\" arguing that states who felt the 50 percent tariff was unfairly high could nullify the law. By 1830, southern states were openly discussing nullification, as such protectionist tariffs cut into the trade with Britain on which the South relied to sell its cotton and buy British wools and certain other raw materials in return. Jackson, though a strong supporter of states' rights, thought nullification endangered the Union and was thus too extreme. After the **Tariff of 1832** failed to lower rates to an acceptable level, South Carolina nullified the tariff. Jackson had Congress authorize a **Force Bill** , threatening to call in troops to enforce the tariff, but Calhoun and Henry Clay (remember the Missouri Compromise?) brokered a behind-the-scenes compromise, lowering the tariff and diffusing tensions. After the compromise tariff was approved and accepted by South Carolina, the legislature nullified the Force Bill, for no purpose except to support the doctrine of nullification.\n\n* * *\n\nThe Bank of the United States\n\nIn the 19th century, paper money was issued not by the government but by private banks. If you went to a bank for a $100 loan, the bank would print some money for you. It didn't necessarily have to have $100 worth of gold in its vaults to do this. If it had $10,000 worth of gold in its vaults, a bank might issue $100,000 in paper money\u2014and as long as no more than 10 percent of that money was cashed in at the same time, the bank would be fine.\n\nWhat kept such a bank from printing up a million dollars, or a trillion? The main answer was that people could pay their taxes with paper money and that paper collected at the Bank of the United States. Fear that the Bank would attempt to cash in a huge amount of paper at once kept smaller banks from overusing the printing presses. Once Andrew Jackson killed the Bank of the United States, however, **wildcat banks** did indeed spring up and issue paper money with abandon. Add the fact that the government stopped accepting paper money in payment for land, and people realized that all their paper money was now nearly worthless\u2014a recipe for a major depression.\n\nWith only gold and silver now considered to have value, the stage was set for the late 19th century, when arguments over these metals would dominate the debate over economic policy.\n\n* * *\n\nJackson's economic policies demonstrated his distrust of both big government and Northeastern power brokers. He spent much of his two terms \"downsizing\" the federal government and strengthening the office of the presidency through his extensive use of the presidential veto. He fought against the **reform** movements of the time that called for increased government activism against social and economic problems. He saw to it that the **Second Bank of the United States (BUS)** failed by vetoing Congress's attempt to recharter the bank and by withdrawing federal funds and depositing them in state \" **pet** \" **banks**. He felt that the BUS protected Northeastern interests at the expense of the West. Jackson argued that the bank was an unconstitutional monopoly, but the Supreme Court ruled against him using a loose interpretation of the commerce clause ( ** _McCulloch v. Maryland_ , 1819**). He was also suspicious of paper money, preferring \"hard currency\" such as gold or silver. His **Specie Circular** , which ended the policy of selling government land on credit (buyers now had to pay \"hard cash\"), caused a money shortage and a sharp decrease in the treasury, and it helped trigger the **Panic of 1837**. Congress overturned the circular in the final days of Jackson's final term.\n\nSlavery grew to be an ever more controversial issue during the time of Jacksonian Democracy. As the Northern abolition movement grew stronger, the South experienced several slave revolts, which resulted in the use of more brutal disciplinary measures by slaveholders. The most famous of the insurrections was **Nat Turner's Rebellion**. Turner, a well-read preacher, had a vision, and he took this vision as a sign from God that a black liberation movement would succeed. As a result, he rallied a gang that proceeded to kill and then mutilate the corpses of 60 whites. In retaliation, 200 slaves were executed, some with no connection at all to the rebellion. Fearful that other slaves would hear of and emulate Turner's exploits, Southern states passed a series of restrictive laws, known as **black codes** , prohibiting blacks from congregating and learning to read. Other state laws even prevented whites from questioning the legitimacy of slavery. After Turner's Rebellion, Virginia's House of Burgesses debated ending bondage but did not pass a law.\n\n### **The Election of 1836 and the Rise of the Whigs**\n\nJackson's Democratic party could not represent the interests of all its constituencies (Northern abolitionists, Southern plantation owners, Western pioneers), and inevitably, an opposition party, the **Whigs** , was formed. By 1834, almost as many congressmen supported the Whig Party as the Democratic Party. The Whigs were a loose coalition that shared one thing in common: opposition to one or more of the Democrats' policies. For example, while the Democrats favored limited federal government, many Whigs believed in government **activism,** especially in the case of social issues. Many Whigs were also deeply religious and supported the temperance movement and enforcement of the Sabbath. Still, the defining characteristic of the Whigs was their opposition to the Democrats.\n\nIn the election of 1836, Jackson supported his second vice president, Democrat **Martin Van Buren**. Van Buren had the misfortune to take over the presidency just as the country was entering a major economic crisis (the Panic of 1837). Van Buren made the situation worse by continuing Jackson's policy of favoring hard currency, thereby insuring that money would be hard to come by. The economic downturn lasted through Van Buren's term, practically guaranteeing that he would not be reelected.\n\nIn 1841, former military hero **William Henry Harrison** became the first Whig president. He died of pneumonia a month after taking office. His vice president, **John Tyler** , a former Democrat, assumed the presidency and began championing states' rights, much to his own party's chagrin. Tyler vetoed numerous Whig bills, which alienated Whig leadership; eventually his entire cabinet resigned in protest. Tyler is often referred to as the \"president without a party,\" and his presidency lasted only one term.\n\nThe Whigs had many of the same beliefs as the Federalists, especially support for manufacturing, opposition to new immigrants, and Westward Expansion.\n\n## ECONOMIC HISTORY (1800\u20131860)\n\nThis section discusses economic developments in the United States during the first part of the 19th century. These developments played an important role in the political events that led to the Civil War, and they helped to determine the different characteristics of the country's regions. Along with social developments (discussed in the next section), these economic factors laid the foundation for issues that would be important to American society for the following century (such as abolitionism, women's suffrage, and temperance).\n\n### **Beginnings of a Market Economy**\n\nFrom the time they first arrived until the Revolutionary War era, most settlers in the United States raised crops for subsistence, rather than for sale at market. Most people made their own clothing and built their own furniture and homes, and they got by without many other conveniences. Cash transactions were relatively rare. Instead, people used ledgers to keep track of who owed what to whom and typically settled accounts when someone moved away or died.\n\nDevelopments in manufacturing and transportation changed all that, however. By making it possible to mass produce goods and transport them across the country cheaply, a **market economy** began to develop. In a market economy, people trade their labor or goods for cash, which they then use to buy other people's labor or goods. Market economies favor those who specialize. For example, farmers who grow a single crop (monoculture) usually do better in a market economy than those who produce many different crops. One-crop farmers can offer buyers more of what they want. These farmers also do not have to look for different buyers for their many products. The trade-off, of course, is that these farmers are no longer self-sufficient. Instead, they become dependent on the market to provide some necessities. Furthermore, such farmers sometimes fall victim to overproduction, resulting in an unexpected, unwelcome drop in the price of their crop.\n\nMarket economies grow more quickly and provide more services than subsistence economies, and they also make people more interdependent. However, they are also much more prone to change. Any number of factors can halt a period of prosperity and throw the economy into a skid like the panics of 1819 and 1837. These changes are referred to as **boom-and-bust cycles.** During the first decades of the 19th century, the United States made a rapid transition from a subsistence economy to a market economy.\n\nAs stated earlier, the **War of 1812** and the events leading up to it forced the United States to become less dependent on imports and, consequently, to develop a stronger national economy. Two key advances, both developed by **Eli Whitney** , also played a major part in the process. The **cotton gin** , invented in 1793, revolutionized Southern agriculture by making it much easier to remove the seeds from cotton plants. (The machine was 5,000 percent more efficient than a human being.) The cotton gin made it easier and cheaper to use cotton for textiles, and as a result, the demand for cotton grew very rapidly into the early 1800s. As demand grew, so did cotton production in the South. Because cotton farming is labor intensive, the spread of cotton as the region's chief crop also intensified the South's dependence on slave labor. Other notable inventions that revolutionized agriculture include the steel plow and mechanical reaper.\n\nWhitney's second innovation was the use of **interchangeable parts** in manufacturing. Whitney originally struck upon the idea while mass-producing rifles for the U.S. Army. Prior to Whitney's breakthrough, manufacturers had built weapons (and other machines) by hand, custom fitting parts so that each weapon was unique. The process was costly, time-consuming, and inconvenient, because replacing broken parts was extremely difficult. Whitney demonstrated the practicality of his invention to Thomas Jefferson and James Madison by disassembling a number of rifles, scrambling the parts, and then reassembling the rifles from whichever parts he picked out of the pile. Whitney's demonstration was a huge success, and soon his idea was being applied to all aspects of manufacturing.\n\nInterchangeable parts gave birth to the **machine-tool industry** , which produced specialized machines for such growing industries as textiles and transportation. (Without interchangeable parts, such machines would have been impractical because they would have been too expensive to build and too difficult to fix.) Whitney's advances also helped promote the development of **assembly line production**. On an assembly line, products are constructed more efficiently by dividing the labor into a number of tasks and assigning each worker one task. Prior to assembly lines, each worker would create a product in its entirety. The result was a product that took longer to produce and was less uniform in quality.\n\n### **The North and the Textile Industry**\n\nThe above-mentioned developments first benefited the textile industry. Advances in machine technology, coupled with a U.S. embargo on British goods prior to and during the War of 1812\u2014England was then America's chief source of textiles\u2014 spurred the development of textile mills in New England. During the first decade of the 19th century, mills produced thread and hired local women to weave the thread into cloth at home. The mills would then buy the finished cloth and sell it on the open market. The invention of the first **power loom** , in 1813, meant that textile manufacturers could produce both thread and finished fabric in their own factories quickly and efficiently. The resulting product was both of high quality and inexpensive\u2014so much so that women who had previously woven their own fabrics at home started to buy cloth. **Samuel Slater** , the \"Father of the American Industrial Revolution,\" designed the first American textile mills.\n\nThe rapid growth of the textile industry resulted in a shortage of labor in New England. Consequently, textile manufacturers had to \"sweeten the pot\" to entice laborers (almost all of whom were women from nearby farms) to their factories. The most famous worker-enticement program was called the **Lowell system** (or **Waltham system** ), so named after the two Massachusetts towns in which many mills were located. The Lowell system guaranteed employees housing in respectable, chaperoned boardinghouses; cash wages; and participation in cultural and social events organized by the mill. The system, widely copied throughout New England, lasted until great waves of Irish immigration in the 1840s and 1850s made factory labor plentiful. Later, as working conditions started to deteriorate, workers began to organize **labor unions** to protect their interests. These early unions in the mid-1800s met with strong, frequently violent opposition from industry. Still, they ultimately succeeded. (We'll discuss labor unions in much more detail later, when we discuss the Gilded Age in the late 1800s and the Progressive era in the early 1900s.)\n\nOther industries inevitably sprang up around the textile industry. **Clothing manufacturers** , also located primarily in the Northeast, transformed the textiles into finished products. **Retailers** sold the clothing and other manufactured products in their stores. **Brokers** acted as middlemen, buying and selling raw and finished products and trafficking them among manufacturers and retailers. **Commercial banks** lent money to everyone so that the wheels of commerce stayed well greased. Most significant, the **transportation industry** grew as a result of the need to ship these and other products across the country.\n\n### **Transportation: Canals, Railroads, Highways, and Steamships**\n\nPrior to the 1820s, travel and shipping along east-west routes was difficult, and most trade centered on the north-south routes along the Ohio and Mississippi Rivers. The construction of the **National Road** from Maryland to West Virginia (and ultimately to central Ohio) made east-west travel easier, but the big change came with the completion of the **Erie Canal** in 1825. Funded entirely by the state of New York, the Erie Canal linked the Great Lakes region to New York and thus to European shipping routes. Suddenly, it became lucrative for a Midwestern merchant or farmer to sell his products to Eastern buyers, and as a result, the Northeast soon established itself as the United States' center of commerce. The Erie Canal was so successful that, by 1835, its width and depth had to be nearly doubled to handle the traffic. Other regions tried to duplicate the Erie Canal's success, and during the 1830s, thousands of miles of canals were constructed throughout the Northeast and Midwest. None performed as well as the Erie Canal, and a number of those canals failed. Meanwhile, the railroads developed into a convenient means of transporting goods; by 1850, the **canal era** had ended.\n\nThe Market Revolution\n\nThe changes caused by the development of better transportation and manufacturing had permanent altering effects on American society. Increasing numbers of Americans no longer relied solely on agriculture for their livelihoods; instead they supported themselves by working in factories. Coal mining, too, became an important industry during this era.\n\nThe end of this era, however, did not mark the end of shipping as an important industry. The invention of the steam engine allowed for **steamships** , which traveled faster than sailing vessels. Steamships became important freight carriers and replaced sailing ships for long sea voyages. By 1850, passengers could travel by steamship from New York to England in ten days; by sail, the same trip had taken more than a month. Steamships were not without their problems though; exploding boilers, burning ships, and other disasters accompanied the technological advances.\n\nSimilarly, **railroads** redefined land travel. America's first railroads were built during the 1830s, the first typically connecting only two cities. As the nation's rail network grew, a major problem arose. Different railroad lines could not be connected to one another because the width, or **gauge** , of their tracks was different. As a result, rail development proceeded slowly. When different railways converted to compatible systems, the government often paid the bill even though the railroads were privately owned. This hastened progress, and by 1853, New York and Chicago were linked by rail, as were Pittsburgh and Philadelphia. (Southern rail development was much slower, and superior rails gave the North a huge advantage during the Civil War.) We'll discuss the railroads further in the post\u2013Civil War period, during which railroad construction really \"picked up steam.\"\n\nThe transportation revolution\n\nBy 1855, the cost to send things across America had fallen to one-twentieth of what it had cost in 1825\u2014and they arrived in one-fifth the time.\n\nThe increase in travel and shipping was helped considerably by the invention of the **telegraph** , which allowed immediate long-distance communication for the first time. The telegraph was like a primitive telephone, except that people communicated in **Morse code** rather than by speaking to one another. Americans quickly understood the benefits of telegraphic communications, and widespread use followed its invention almost immediately. Transatlantic telegraph cables, however, would not be successfully laid until 1866, after the Civil War.\n\nDevelopments in transportation and communication during the first half of the 19th century revolutionized American commerce and culture but favored the Northeast and the West (today known as the Midwest). Products, people, and ideas traveled much faster in 1850 than they had in 1800.\n\n### **Farming**\n\nAlthough American manufacturing grew at a rapid pace, agriculture remained by far the most common source of livelihood throughout the first half of the 19th century. Mechanization revolutionized farming during the period, as many machines came into common use during this time, including the mechanical plow, sower, reaper, thresher, baler, and cotton gin. The growth of the market economy also changed farming. In 1820, about one-third of all the food grown in the United States went to market. (The rest was kept for personal consumption.) By 1860, that fraction had doubled.\n\nFarming continued in the Northeast, but not without difficulties. The region's rocky, hilly terrain was unsuitable to many of the machines that were making farming on the plains easier and cheaper. Furthermore, much of the farmland in the region had been over-farmed, and as a result, the quality of the soil had grown poor. Unable to compete with Midwestern grain farmers, some New England farmers quit cultivating grain and started raising livestock and growing fruits and vegetables. Others quit farming entirely and headed to the cities to take manufacturing jobs.\n\nAs mentioned above, the Midwest became America's chief source of grains, such as wheat and corn. Midwestern farms\u2014much larger than New England farms\u2014were also much more adaptable to the new technology that allowed farmers to nearly double production. Banks sprang up to lend farmers the capital necessary to buy modern equipment, and the trade routes created by rail and ship provided access to the markets these farmers needed to sell their crops in order to pay off their loans. The system worked well, except during the various financial crises of the first half of the century. The panics of 1819 and 1837 resulted in bank foreclosures on mortgages and other business loans, not just in the Midwest but all across the country. Not surprisingly, many people were thrown into poverty.\n\nIn the South, plantations focused primarily on cotton, especially in the Deep South; tobacco continued to be a major cash crop in the Upper South. The majority of Southerners owned small farms and did not own slaves. (In 1860, approximately one-quarter of white Southern families owned slaves.)\n\n### **Westward Expansion**\n\nThe Louisiana Purchase removed one major obstacle to U.S. western settlement, and the resolution of the War of 1812 removed another by depriving Native Americans of a powerful ally in Great Britain. By 1820, the United States had settled the region east of the Mississippi River and was quickly expanding west. Americans began to believe that they had a God-given right to the Western territories, an idea that came to be known as America's **Manifest Destiny**. Some took the idea of Manifest Destiny to its logical conclusion and argued that Canada, Mexico, and even all of the land in the Americas eventually would be annexed by the United States.\n\nWestern settlement was dangerous. The terrain and climate could be cold and unforgiving, and these settlers from the East were moving into areas that rightfully belonged to Native Americans and Mexicans, none of whom were about to cede their homes without a fight.\n\n**Texas** presents a good case in point. When Mexico declared its independence from Spain in 1821, the new country included what is now Texas and much of the Southwest, including California. The Mexican government established liberal land policies to entice settlers, and tens of thousands of Americans (many of them cattle ranchers) flooded the region. In return for land, the settlers were supposed to become Mexican citizens, but they rarely did. Instead, they ignored Mexican law, including\u2014and especially\u2014the one prohibiting slavery. When Mexico attempted to regain control of the area, the settlers rebelled and declared independence from Mexico. It was during this period that the famous battle at the **Alamo** was fought (1836). For a while, Texas was an independent country, called the **Republic of Texas.** The existence of slavery in the area guaranteed a Congressional battle over statehood, and Texas was not admitted to the Union until 1845.\n\nFarther west and north, settlers were also pouring into the **Oregon Territory**. During the early 1840s, thousands of settlers traveled to the Willamette Valley, braving a six-month journey on the Oregon Trail. Again, the Americans were not the first ones in; not only was there a large Native American population, but the British were also there, claiming the territory for Canada. The Russians also staked a claim, and both the British and the Americans saw them as a threat. The Polk administration eventually settled the territorial dispute by signing a treaty with England.\n\nBy the late 1840s, though, those heading along the Oregon Trail had a new destination\u2014 **California**. In 1848, the discovery of gold in the California mountains set off the **Gold Rush** , attracting more than 100,000 people to the Golden State in just two years. Most of these people did not strike it rich, but they settled the area after discovering that it was very hospitable to agriculture. Its access to the Pacific Ocean allowed major cities such as San Francisco to develop as important trade centers.\n\n### **Economic Reasons for Regional Differences**\n\nThroughout the first half of the 19th century, three different sections of the country\u2014North, South, and West, including what is today known as the Midwest \u2014developed in very different directions. Accordingly, they did not see eye to eye on many issues; thus, historians often refer to **sectional strife** during this period.\n\nThe **North** , as mentioned earlier, was becoming industrialized. Technological advances in communications, transportation, industry, and banking were helping it become the nation's commercial center. Farming played less of a role in the Northeastern economy than it did elsewhere in the country, and legal slavery became increasingly uncommon in this region's states throughout the early 1800s.\n\nThe **South** , meanwhile, remained almost entirely agrarian. Its chief crops\u2014tobacco and cotton\u2014required vast acreage, and so Southerners were constantly looking west for more land. Anxious to protect slavery, which the large landholders depended on, Southerners also looked for new slave territories to include in the Union in order to strengthen their position in Congress and protect slavery from Northern legislators, who in ever-increasing numbers sought to make slavery illegal.\n\n**Western** economic interests were varied but were largely rooted in commercial farming, fur trapping, and real-estate speculation. Westerners generally distrusted the North, which they regarded as the home of powerful banks that could take their land away. They had little more use for the South, whose rigidly hierarchical society was at odds with the egalitarianism of the West. Most Westerners wanted to avoid involvement in the slavery issue, which they regarded as irrelevant to their lives. Ironically, Western expansion was the core of the most important conflicts leading up to the Civil War.\n\n* * *\n\n**Know Your Regional Trends**\n\nRemember these regional generalizations; by using them (and some common sense), you can often answer specific AP questions. Take, for example, a question dealing with a specific tariff. Even if you do not remember the details of the tariff\u2014and chances are you will not\u2014you should remember that the North, as a commercial and manufacturing center, would probably support it because a tariff makes imports more expensive and therefore reduces competition with American goods. Southerners would probably oppose it because a tariff reduces competition and therefore raises prices. (Also, tariffs helped the North, and Southerners did not like the North.) Likewise, as the 19th century turned to the 20th, Republicans tended to support a high tariff and the Democrats a lower one, so pay attention to who's in office, i.e., McKinley, Teddy Roosevelt, or Wilson. Note: The AP Exam asks about events that illustrate important general trends in American history. If there was a 19th-century tariff that the South supported and the North opposed, the test would not ask about it!\n\n* * *\n\n## SOCIAL HISTORY, 1800\u20131860\n\nThe growth of the American economy in the early 19th century brought about numerous social changes. The invention of the cotton gin, coupled with the advent of the Industrial Revolution in England, altered Southern agriculture, resulting in the region's increased reliance on slave labor. The development of commerce led to a larger middle class, especially in the North but also in Southern and Midwestern cities. Industrialization resulted in bigger cities with large (and often impoverished) migrant and immigrant neighborhoods. Westward migration created a new frontier culture as pioneers dealt with the uniqueness of the West's landscape and climate. Each of these sets of circumstances influenced people's attitudes and ambitions and set the scene for the social and political events of the era.\n\n### **The North and American Cities**\n\nAs we discussed previously, the North became the nation's industrial and commercial center during the first half of the 19th century. Accordingly, it became home to many of the nation's major cities. In their early years, American cities faced numerous problems, chiefly the lack of powerful urban governments to oversee their rapid expansion. Modern waste disposal, plumbing, sewers, and incineration were still a long way off, and as a result, cities could be extremely toxic environments. The proximity in which people lived and worked, coupled with sanitation problems, made epidemics not only likely but inevitable.\n\nCity life was not, however, without its benefits. First, cities meant jobs. Many Northern farmers, unable to compete with cheaper produce carted in from the West and South by steamship and rail, moved to cities to work in the new factories. Craftsmen, such as tailors, cobblers, and blacksmiths, also found it easier to make a living in cities. Second, cities offered more opportunities for social advancement. In the 1830s and 1840s, as municipal governments grew, cities began to provide important services, such as public schooling. Labor unions began to form; although it would be many decades until they would come close to matching the power of business management, these unions still fought to bring about improvements in the lives of working people, even though they had quite limited success. Middle- and upper-class Americans in cities formed clubs and associations through which they could exert more influence on government and in society. Finally, cities provided a wide variety of leisure-time options, such as theater and sports.\n\nStill, as in the South, there was a great disparity in the **distribution of wealth** in Northern cities. An elite few controlled most of the personal wealth and led lives of power and comfort. Beneath them was the **middle class** , made up of tradesmen, brokers, and other professionals. They worked to reach the plateau at which the women in their families could devote themselves to homemaking instead of wage earning. (Many middle-class women in their teens and early twenties worked\u2014as salesclerks, teachers, and such\u2014before settling down to marriage.) As wage-earning labor was more often performed away from the home, in factories and offices, the notion developed that men should work while women kept house and raised children. That notion, known as the **cult of domesticity** , was supported by popular magazines and novels that glorified home life. The middle classes also constituted much of the market for luxury goods such as housewares and fine furniture. Members of the middle class often rose from the **working class**. In working-class families, men often worked in factories or at low-paying crafts; women often worked at home, taking in sewing. Others worked as domestic servants, and most worked throughout their lives. Such families lived just above the poverty level, and any calamity\u2014loss of a job, injury, sickness, or a death in the family\u2014could plunge them irretrievably into debt. Those in **poverty** were most often recent immigrants. Their numbers swelled in the 1840s and 1850s when the great **immigration waves** from **Ireland** (to the cities in the North) and then **Germany** (to the West) reached the United States. These immigration waves met with hostility, especially from the working classes, who feared competition for low-paying jobs.\n\nLydia Maria Child\n\n(1802\u20131880) was an author dedicated to the cult of domesticity. Her most famous book, _The American Frugal Housewife_ , championed the achievement of well-planned housekeeping for even her poorest readers. Child was also an outspoken abolitionist and promoter of women's rights.\n\nOccasionally tensions would boil over, and American cities were frequently the sites of riots. Particularly in the 1830s and 1840s, religious, ethnic, and\/or class strife could escalate to violence and even result in fatalities. Such disturbances were largely responsible for the formation of municipal police departments, which replaced privately run security companies in enforcing the peace.\n\nIrish Immigration in the Early 19th century\n\nIn the early 19th century, Irish Catholic immigrants were primarily unskilled workers who settled in urban areas of the U.S., getting jobs working on railroads and building canals. Many Irish also worked in the textile mills of the Northeast; some others worked as fishermen on the East Coast. The Know-Nothing party formed largely as a reaction to Catholic immigrants in the 1850s. Irish immigration continued to be prominent up until the turn of the century when numbers started to stabilize.\n\n### **The South and Rural Life**\n\nThere were few major urban centers in the South. The majority of Southerners lived instead in rural areas in near isolation. In 1860, the population density of Georgia was 18 people per square mile. Family, not surprisingly, played a dominant role in social life. After family came the church, and after the church, little else. There simply were not enough people around to support organized cultural and leisure events.\n\nWith almost no major cities, the South also had few centers of commerce, and while the North developed extensive networks of canals, railroads, and highways, the South's infrastructure remained fairly limited. The major city of the South, New Orleans, relied almost completely on waterways for its trade routes, and therefore grew much more slowly than did Northern cities such as New York and Boston. Consequently, the South did not develop a strong market economy, as did the North; many more Southerners made and grew most of their necessities for survival.\n\nThe wealthiest Southern citizens formed an aristocracy of plantation owners. As in the North, the wealthy made up a small minority, but in the South, this group dominated Southern society politically, socially, and economically. Less than one percent of the population owned more than 100 slaves. In fact, more than three-quarters of white Southerners owned no slaves. Of the rest, half owned five or fewer slaves. Only 10 percent of actual slaveholders\u2014fewer than about 2 percent of the white population\u2014held 20 or more slaves.\n\nPlantation owners grew cotton throughout the Deep South and tobacco in the Middle Atlantic, alongside the crops they needed to support their families and slaves. Most convinced themselves that the slave system benefited all of its participants, _including_ the slaves. This attitude, called **Southern paternalism** , relied on the perception of blacks as childlike and unable to take care of themselves. Many slaves discovered that life became easier for them when they reinforced such paternalistic instincts and adopted a submissive and grateful demeanor (which will be familiar to you if you've ever seen old Hollywood movies about this period). Slave owners almost always converted their slaves to Christianity, again convinced that they were serving the slaves' best interests. The slaves, in turn, adapted Christianity to their cultures and incorporated their own religions and traditions into their new faith.\n\nSlaves lived in a state of subsistence poverty. They were usually housed in one-room cabins with their families and often with another family. Conditions were overcrowded and unsanitary. Although work conditions varied from region to region and farm to farm, most worked extremely long hours at difficult and tedious labor, and conditions tended to be worse in the Deep South. (Any concern that slaveholders had for their slaves' welfare could arguably be attributed to the fact that importing African slaves was banned in 1808, making it essential to keep one's slaves alive and reproducing. In addition, the purchase price of a slave remained fairly high or even increased.) Moreover, most slaves lived in fear that their families would be broken up by the sale of one or more of them, or they would be sold \"down river.\" Many were subjected to the abuses of vicious overseers.\n\nMost slaves survived the physical and psychological degradation of slavery by developing a unique culture that tended to blend aspects of their African roots with elements of Christianity. Likewise, although slave revolts were rarely successful, many slaves developed subtle methods of resistance that enabled them to maintain an aspect of their dignity. This might include violating a local slave code and sneaking out at night to meet a loved one or managing to learn to read and write despite codes forbidding them to do so.\n\nThe majority of Southerners farmed smaller tracts of land. Planters (those with 20 or more slaves) were in the minority\u2014the remaining landholders were **yeomen** , who sometimes had a few slaves but often none at all, working their small tracts of land with their families. Most were of Scottish and Irish descent and farmed in the hills, which were unsuitable for plantation farming. They grew subsistence crops, raised livestock, and sometimes produced a few cash crops, though limited access to Northern markets hindered profit making. Less fortunate were **landless whites** , who either farmed as tenants or hired themselves out as manual laborers. Elevation from this social stratum to the level of yeoman proved very difficult.\n\nThe South was also home to more than 250,000 **free blacks** , the descendants of slaves freed by their owners or freed for having fought in the Revolutionary War. Black codes prevented them from owning guns, drinking liquor, and assembling in groups of more than three (except in church). Prejudice was a constant fact of life. Some owned land or worked at a trade, but most worked as tenant farmers or day laborers. Some were \"mulattoes\" (biracial individuals), some of whom led lives of relative luxury and refinement in the Deep South, particularly in and around New Orleans.\n\n### **The West and Frontier Living**\n\nDuring this period, the frontier's boundaries constantly changed. In 1800, the frontier lay east of the Mississippi River. By 1820, nearly all of this eastern territory had attained statehood, and the frontier region consisted of much of the Louisiana Purchase. Settlers also moved to Texas and then to a part of Mexico, in the late 1820s and 1830s. By the early 1840s, the frontier had expanded to include the Pacific Northwest. In 1849, the Gold Rush drew numerous settlers, **Forty-Niners** , to California.\n\nThe United States government actively encouraged settlers to move west. It gave away, or sold at reduced rates, large tracts of land to war veterans. The government also loaned money at reduced rates to civilians so that they too could move west. Some settlers, called **squatters** , ignored the requirement to buy land and simply moved onto and appropriated an unoccupied tract as their own.\n\nSettlers in the Ohio Valley and points west soon found that the area was hospitable to grain production and dairy farming. As previously discussed, much of the area was flat and could easily be farmed by new farm implements such as mechanical plows and reapers. Transportation advances made shipping produce easier and more profitable, and soon the Midwest came to be known as \"the nation's breadbasket.\"\n\n**Fur trading** was another common commercial enterprise on the frontiers. Fur traders were also called \"over-mountain men.\" They were often the first pioneers in a region, and they constantly moved west, one step ahead of farming families. When they reached Oregon, they ran out of places to go. Furthermore, they had hunted beaver to near extinction. A group of former trappers formed the first American government in the Oregon Territory and began lobbying for statehood. The western frontier was also home to **cattle ranchers** and **miners**.\n\nFrontier life was rugged, to say the least. To survive, settlers constantly struggled against the climate, elements, and Native Americans who were not anxious for the whites to settle, having heard about their treatment of Eastern tribes. Still, the frontier offered pioneers opportunities for wealth, freedom, and social advancement\u2014opportunities that were less common in the heavily populated, competitive East and the aristocratic South. Those women who could handle the difficulties of frontier life found their services in great demand, and many made a good living at domestic work and, later, running boardinghouses and hotels. Because of the possibilities for advancement and for \"getting a new start in life,\" the West came to symbolize freedom and equality to many Americans.\n\n### **Religious and Social Movements**\n\nThe 19th century saw the beginnings of true social reform in the United States, and much of the impulse to improve the lives of others came from citizens' religious convictions. In fact, early social reform movements grew out of the **Second Great Awakening** , which, like the first, was a period of religious revival, mainly among Methodists, Presbyterians, and Baptists. In the early 1800s, the expansion of the Enlightenment in the United States encouraged more education, which led to more secularism and a decline in church attendance. Preachers like Charles Finney toured the rural regions of western New York and the rural South, spreading evangelical religious beliefs. The Second Great Awakening peaked in the 1820s and 1830s, as church membership soared in the Baptist, Methodist and Presbyterian churches. New religions like the Mormons and Shakers were inspired by the Second Great Awakening, as were social reform movements like the temperance movement. Women were particularly inspired by the Second Great Awakening, and were encouraged to become active leaders in their new church communities.\n\nUsually, the most active members of reform groups were women, particularly those of the middle and upper classes. **Temperance societies** , some of which tried to encourage people to sign the pledge not to drink and some of which sought outright prohibition of liquor, formed and remained powerful until the adoption of the Eighteenth Amendment in 1919 provided for nationwide prohibition. (Not coincidentally, prohibition finally succeeded at the same time it became evident to politicians that women would soon gain the right to vote.) The temperance movement was largely promoted by Protestant churches and reformers, and tied to the rise in Irish and German immigrants who were mostly Catholic, representing the divide between the two branches of Christianity\u2014this will later be expressed in the Nativist movement\/Know-Nothing Party. These groups battled other vices as well, particularly **gambling**. By 1860, every state in the Union had outlawed **lotteries** , and many had prohibited other forms of gambling. Many Northern states also prohibited the manufacture or purchase of alcoholic beverages during this period. A group called \"The Female Moral Reform Society\" led the battle against **prostitution** in the cities, focusing not only on eliminating the profession but also on rehabilitating those women involved in it.\n\n* * *\n\nConnections\n\nThe reform movements associated with The Second Great Awakening were a precursor to the later reform movements of the Progressive Era. Many of the issues debated in the early 19th century, such as women's suffrage and temperance, would not reach fruition until nearly one hundred years later.\n\n* * *\n\nReform societies also helped bring about **penitentiaries** , **asylums** , and **orphanages** by popularizing the notion that society is responsible for the welfare of its least fortunate. Asylums, orphanages, and houses of refuge for the poor were built to care for those who would previously have been imprisoned or run out of town. With leadership from Dorothea Dix, penitentiaries sought to rehabilitate criminals (rather than simply isolate them from society, as prisons do) by teaching them morality and a \"work ethic.\"\n\nBefore we discuss the abolition movement, we need to mention a few other important movements of the period. **The Shakers** , a utopian group that splintered from the Quakers, believed that they and all other churches had grown too interested in this world and too neglectful of their afterlives. Shakers, followers of Mother Ann Lee, isolated themselves in communes where they shared work and its rewards; they also granted near-equal rights to women, even allowing them to attain priesthood. Believing the end of the world was at hand and that sex was an instrument of evil, the Shakers practiced celibacy; their numbers, not surprisingly, diminished. The Shaker revival ended during the 1840s and 1850s. Other Utopian groups included the Oneida community in New York and the New Harmony community in Indiana.\n\nPerhaps the most well-known of these experimental communities was Brook Farm, established near Roxbury, Massachusetts, in 1841. Brook Farm was home to the Transcendentalists, a group of nonconformist Unitarian writers and philosophers who drew their inspiration from European romanticism. Transcendentalists believed that humans contained elements of the divine, and thus they had faith in man's, and ultimately society's, perfectibility. The most famous of these writers were Nathaniel Hawthorne, author of _The Scarlet Letter_ ; Ralph Waldo Emerson; and Henry David Thoreau. Thoreau is most noted for his publication of _Walden_ , an account of the two years he spent living alone in a cabin on Walden Pond outside Concord, Massachusetts. Perhaps not as well-known, but equally significant, was Thoreau's demonstration of civil disobedience. Thoreau refused to pay taxes to a government that waged war against Mexico and subsequently enacted a Fugitive Slave Act as part of the **Compromise of 1850** (see separate section on this in the next chapter).\n\nAnother important group involved in this American Renaissance was the **Hudson River School** painters, the first distinct school of American art. Their goal was to create a specific vision for American art, and they painted mostly landscapes that seemed to portray an awe for the wilderness and beauty of wild America. Like Thoreau and Emerson, the painters were influenced by European romanticism.\n\nThe **Mormons** , on the other hand, continue to thrive today. Joseph Smith formed the Church of Jesus Christ of Latter-Day Saints in 1830. Smith's preaching, particularly his acceptance of polygamy, drew strong opposition in the East and Midwest, culminating in his death by a mob while imprisoned in Illinois. The Mormons, realizing that they would never be allowed to practice their faith in the East, made the long, difficult trek to the Salt Lake Valley, led by Brigham Young. There, they settled and transformed the area from desert into farmland through extensive irrigation. The Mormons' success was largely attributable to the settlers' strong sense of community. Through their united efforts, they came to dominate the Utah territory.\n\nAt about the same time that the members of the Hudson River School were busy capturing the transcendent elements of nature, **John James Audubon** was painting and cataloging birds for later publication in his seminal work on the subject, **_The Birds of America_.** Audubon discovered 25 new species of birds and was the inspiration for the Audubon Society, a nonprofit organization dedicated to the conservation of birds.\n\nThe Second Great Awakening was only one source of the antebellum reform movements. By the 1820s and 1830s, most of the Founding Fathers were dead, but they left a legacy of freedom and equality, expressed in part in the Declaration of Independence as well as the Preamble to the Constitution. In the 1830s, \"We, the People\" still meant white males. Many women were active in the abolitionist movement, and it was their exclusion from participation at a worldwide antislavery convention held in London in 1840 that convinced women like Elizabeth Cady Stanton and Lucretia Mott to hold the first women's rights convention in 1848 in Seneca Falls in upstate New York (in the same Burned over District from the Second Great Awakening). Stanton and Mott, along with other reformers, published the _Declaration of Rights and Sentiments of Women_ , which they modeled after the American Declaration of Independence. The Declaration began, \"We hold these truths to be self-evident, that all men _and women_ are created equal....\" Four years later, Stanton would team up with Susan B. Anthony, with whom she founded the **National Woman Suffrage Association** in 1869.\n\nFinally, **Horace Mann** was instrumental in pushing for public education and education reform in general. He lengthened the school year, established the first \"normal school\" for teacher training, and used the first standardized books in education ( _McGuffey's Reader_ was used by 80 percent of public schools). Mann is noted for his belief that \"Education is the great equalizer.\"\n\n### **The Abolition Movement**\n\nBefore the 1830s, few whites fought aggressively for the liberation of the slaves. The Quakers believed slavery to be morally wrong and argued for its end. Most other antislavery whites, though, sought gradual abolition, coupled with colonization, a movement to return blacks to Africa. For example, the **American Colonization Society** , established in 1816, sought to repatriate slaves to the newly formed country of Liberia in Africa. Many politicians supported the cause, including Henry Clay. The religious and moral fervor that accompanied the Second Great Awakening, however, persuaded more and more whites, particularly Northerners, that slavery was a great evil. As in other reform movements, women played a prominent role, such as the Grimke sisters from South Carolina, who were early abolitionists despite growing up in a slave-holding family.\n\nWhite abolitionists divided into two groups. Moderates wanted emancipation to take place slowly and with the cooperation of slave owners. **Immediatists** , as their name implies, wanted emancipation at once. Most prominent among white immediatists was **William Lloyd Garrison,** who began publishing a popular abolitionist newspaper called the **_Liberator_** in 1831 and helped found the **American Anti-slavery Society** in 1833. His early subscribers were mostly free blacks, but as time passed, his paper caught on with white abolitionists as well.\n\nThe AP and Retrospect\n\nAbolitionism is an important topic on every AP U.S. History Exam. But it is worth noting that, right up to the Civil War, abolitionists were widely considered extremists. Far and away the leading reform movement _of the time_ was the temperance movement. Nearly all abolitionists believed in temperance; few supporters of temperance were abolitionists. But as the abolition movement succeeded (slavery is now illegal), the success of the temperance movement was short-lived (Prohibition lasted only from 1920 to 1933), so you'll find a lot more questions about the former than about the latter.\n\nGarrison fought against slavery and against moderates as well, decrying their plans for black resettlement in Africa as racist and immoral. Garrison's persistence and powerful writing style helped force the slavery issue to the forefront. His message, as you may imagine, did not go over well everywhere; some Southern states banned the newspaper, and others prohibited _anyone_ from discussing emancipation. When congressional debate over slavery became too heated, Congress adopted a **gag rule** that automatically suppressed discussion of the issue. It also prevented Congress from enacting any new legislation pertaining to slavery. The rule, which lasted from 1836 to 1844, along with Southern restrictions on free speech, outraged many Northerners and convinced them to join the abolition movement.\n\nThe abolition movement existed prior to 1830, but it had been primarily supported by free blacks such as **David Walker**. A Bostonian, his Appeal to the Colored People of the World told all freed Black people to work to end slavery. His work inspired William Lloyd Garrison. Abolition associations formed in every large black community to assist fugitive slaves and publicize the struggle against slavery; these groups met at a national convention every year after 1830 to coordinate strategies. In the 1840s, **Frederick Douglass** began publishing his influential newspaper _The North Star_. Douglass, an escaped slave, gained fame as a gifted writer and eloquent advocate of freedom and equality; his _Narrative of the Life of Frederick Douglass_ is one of the great American autobiographies. Other prominent black abolitionists included **Harriet Tubman** , who escaped slavery and then returned south repeatedly to help more than 300 slaves escape via the **underground railroad** (a network of hiding places and \"safe\" trails); and **Sojourner Truth** , a charismatic speaker who campaigned for emancipation and women's rights.\n\nAbolitionists' determination and the South's inflexibility pushed the issue of slavery into the political spotlight. Westward expansion, and the question of whether slavery would be allowed in the new territories, forced the issue further. Together, they set in motion the events that led up to the Civil War.\n\nAlthough slavery persisted in the United States, many European Enlightenment thinkers criticized slavery on human rights grounds. A member of the British Parliament, James Edward Oglethorpe, was among the first to argue against slavery. Granville Sharp, Hannah More, and William Wilberforce were also famous abolitionists.\n\n## Summary\n\nHere are the most important concepts to remember from the American Democracy period.\n\n The new United States struggled to define its ideals as boundaries changed and regional opinions clashed.\n\n New developments in technology, agriculture, and commerce built wealth and infrastructure, transforming America from a wilderness to a developed society.\n\n Relationships with Britain and France were problematic, each country playing one off the other. After the War of 1812, relationships stabilized.\n\n Slavery became one of the most controversial issues in politics and the social sphere.\n\n Abolitionists, feminists, and temperance activists organized, published, and lectured to promote their ideas.\n\n## Chapter 8 Review Questions\n\nSee Chapter 14 for answers and explanations.\n\n.Although the Supreme Court was the weakest of the three branches of government in the early days of the new republic, John Marshall strengthened the Court by\n\n(A) establishing the principle of federalism, giving federal courts the power to declare laws unconstitutional\n\n(B) declaring the Virginia and Kentucky Resolutions, which asserted the right of states to nullify federal laws, unconstitutional\n\n(C) establishing the principle of judicial review in the case of _McCulloch v. Maryland_\n\n(D) establishing the principle of judicial review in the case of _Marbury v. Madison_\n\n.The Louisiana Purchase was an important factor in the development of U.S. trade because it\n\n(A) opened new markets among the western Indian nations\n\n(B) gave the country complete control of the Mississippi River\n\n(C) added numerous French factories in the Louisiana Territory to the U.S. economy\n\n(D) facilitated the immediate completion of the transcontinental railroad\n\n.As a result of the Hartford Convention following the War of 1812,\n\n(A) the Federalist party lost credibility and eventually died out\n\n(B) the Constitution was amended to limit the president to two terms in office\n\n(C) the New England states threatened to secede\n\n(D) Congress passed the War Powers Act, limiting future presidents from gaining too much power during wartime, as Madison had\n\n.Andrew Jackson accused Henry Clay of using his influence to broker the \"corrupt bargain\" of 1824 (which cost Andrew Jackson the election) because Clay\n\n(A) was promised a cabinet position if John Quincy Adams was elected president\n\n(B) was promised the vice presidency if Jackson was defeated\n\n(C) knew Jackson did not support his \"American System\"\n\n(D) feared Jackson's pro-slavery stance on states' rights\n\n.The controversy over the tariff during the late 1820s and early 1830s demonstrated that\n\n(A) New Englanders were more radical than Southerners, as they had been since the days of the American Revolution\n\n(B) Andrew Jackson favored states' rights over federal supremacy\n\n(C) the system of checks and balances was flawed\n\n(D) economic sectionalism was a serious threat to national unity\n\n.Andrew Jackson's positions on the Second National Bank and the American System typified his\n\n(A) distrust of large national government programs\n\n(B) abhorrence of the spoils system\n\n(C) tendency to favor the interests of the Northeast\n\n(D) commitment to developing a national economy\n\n.The Cherokee of Georgia were forced off their land because\n\n(A) they refused to assimilate to the \"American\" way of life\n\n(B) gold was discovered in their territory and Georgians demanded that the Indian Removal Act be enforced\n\n(C) the Supreme Court refused to hear their cases\n\n(D) the Seminole tribe, their traditional enemy, conquered their territory\n\n.Brook Farm in Massachusetts, the Oneida Community in upstate New York, and New Harmony in Indiana were similar in that they\n\n(A) were religious communities inspired by the Second Great Awakening\n\n(B) demonstrated the attraction of communism to many Americans\n\n(C) failed because they practiced political and social equality within their own communities\n\n(D) were utopian communities designed to ameliorate the effects of a growing commercial society\n\n## REFLECT\n\nRespond to the following questions:\n\n\u2022 For which content topics discussed in this chapter do you feel you have achieved sufficient mastery to answer multiple-choice questions correctly?\n\n\u2022 For which content topics discussed in this chapter do you feel you have achieved sufficient mastery to discuss effectively in a short-answer question or an essay?\n\n\u2022 On which content topics discussed in this chapter do you feel you need more work before you can answer multiple-choice questions correctly?\n\n\u2022 On which content topics discussed in this chapter do you feel you need more work before you can discuss them effectively in a short-answer question or an essay?\n\n\u2022 What parts of this chapter are you going to review again?\n\n\u2022 Will you seek further help, outside of this book (such as a teacher, tutor, or AP Students), on any of the content in this chapter\u2014and, if so, on what content?\n\n# Chapter 9\n\n# Toward the Civil War and Reconstruction (1844\u20131877)\n\n## POLITICAL AND JUDICIAL ACTIVITY BEFORE THE WAR\n\nThe election of 1844 pitted **James Polk** against Whig leader Henry Clay. Though the differences between the Whig and Democratic platforms may seem hazy by modern standards, and there was more than a little overlap, in one respect the two parties were sharply opposed. Above all else, the Whigs stood for a policy of **internal improvements** : building bridges, dredging harbors, digging canals, and in short civilizing the lands the United States already possessed. Democrats tended to be expansionists, set on pushing the nation's borders ever outward. They also felt that it was not the government's place to do anything with newly added land, and it should instead be kept in private hands, even if that meant living in a country of meandering dirt roads instead of railways. Compare Whig-dominated New England, dotted with bustling towns and busy factories, to the heavily Democratic South with its isolated plantations, and you have a sense of the two parties' disparate visions for America. The election was close, but Polk won.\n\n### **The Polk Presidency**\n\nPolk took office with four goals, and having pledged to serve only one term, had only four years in which to accomplish them. The first goal was to restore the practice of keeping government funds in the Treasury; Andrew Jackson had kept them in so-called **pet banks** , and the results had been disastrous. The second was to reduce tariffs. Both of these were accomplished by the end of 1846.\n\nIn the last days of his administration, President Tyler had proposed the annexation of Texas. Northern congressmen were alarmed: Texas was huge and lay entirely south of the Missouri Compromise line, raising the prospect that it might end up being divided into as many as five slave states. They demanded that Polk maintain the balance by annexing the entirety of the Oregon Country, which stretched from the Mexican territory of Alta California at 42\u00b0 north up to the Russian territory of Alaska at 54\u00b040\u00b4 north. \"54\u00b040\u00b4 or Fight,\" they demanded\u2014yes, this was _not_ Polk's slogan, but one directed _at_ him\u2014but Polk recognized that the United States could hardly afford to fight two territorial wars at the same time, particularly if one was against Great Britain, the other claimant to the Oregon Country. Consequently, he conceded on demands for expansion deep into Canada and set about instead to negotiate a more reasonable American-Canadian border. The **Oregon Treaty** , signed with Great Britain in 1846, allowed the United States to acquire peacefully what is now Oregon, Washington, and parts of Idaho, Wyoming, and Montana. It also established the current northern border of the region.\n\nReasonably certain that war in the Northwest could be avoided, Polk concentrated on efforts to claim the Southwest from Mexico. He tried to buy the territory, and when that failed, he challenged Mexican authorities on the border of Texas, provoking a Mexican attack on American troops. Mexico was already agitated over the annexation of Texas, which had gained its independence from Mexico in 1836 (remember the Alamo?). Polk then used the border attack to argue for a declaration of war. Congress granted the declaration, and in 1846 the **Mexican-American War** began. Whigs such as first-term member of the House of Representatives Abraham Lincoln questioned Polk's claim that the Mexicans had fired first, but Congress declared war anyway.\n\nThe Mexican-American War did not have universal support from the American public. Northerners feared that new states in the West would become slave states, thus tipping the balance in Congress in favor of proslavery forces. Opponents argued that Polk had provoked Mexico into war at the request of powerful slaveholders, and the idea that a few slave owners had control over the government became popular. Those rich Southerners who allegedly were \"pulling the strings\" were referred to as the **Slave Power** by suspicious Northerners. The **gag rule** in 1836 raised suspicions of a Slave Power and the defeat of the **Wilmot Proviso** , a congressional bill prohibiting the extension of slavery into any territory gained from Mexico, reinforced those suspicions. The main thing to remember about the Wilmot Proviso is the outcome of the vote:\n\n**Wilmot Proviso House vote** | **Whigs** | **Democrats** \n---|---|--- \nNorthern | all in favor | all but four in favor \nSouthern | all but two opposed | all opposed\n\n* * *\n\n\"Spot\" Resolutions\n\nWhigs were almost universally opposed to the Mexican-American War, as were abolitionists and anti-imperialists. When the young Whig Abraham Lincoln was a Representative in the U.S. Congress, he proposed a series of \"spot\" resolutions, demanding that Democrat President Polk reveal the exact \"spot\" where American blood had been spilled by Mexican soldiers, Polk's main argument when asking for the War. Lincoln was later criticized by some for this persistent approach and was nicknamed \"spotty Lincoln.\"\n\nAs you can see, the vote fell along not _party_ lines but _sectional_ ones, an ominous sign. Over the course of the next decade, the Democrats would become even more Southern-dominated than before, while the Whigs would split between the antislavery, Northern \"Conscience Whigs\" and the pro-slavery, Southern \"Cotton Whigs,\" and would thus follow the Federalists into extinction. New parties would rise to take its place, the first of which was the **Free-Soil Party** , a regional, single-issue party devoted to the goals of the Wilmot Proviso. It should be noted that the Free-Soil Party was largely opposed to the expansion of slavery not because they were abolitionists but because they didn't want white settlers to have to compete with slave labor in new territories.\n\nWhile debate raged on, so too did the Mexican War, which went very well for American forces. The United States prevailed so easily in Texas that Polk not only ordered troops south to Mexico but also across the Southwest and into California, hoping to grab the entire region by war's end. When the United States successfully invaded Mexico City, the war was over. In the **Treaty of Guadalupe Hidalgo** (1848), Mexico handed over almost all of the modern Southwest: Arizona, New Mexico, California, Nevada, and Utah. This is known as the **Mexican Cession**. The United States, in return, paid $15 million for the land.\n\nThe addition of this new territory greatly increased the nation's potential wealth, especially when gold was found at Sutter's Mill during the year that the treaty was signed. However, it also posed major problems regarding the status of slavery. The chief problem was this. By an accident of geography, it just so happened that, east of the Mississippi, the territory of the United States was divided evenly between lands suited for plantation agriculture, where slavery flourished, and those that were not, and where slavery died out shortly after independence. Now the country extended all the way to the Pacific\u2014but even south of the Missouri Compromise line, lands west of the Mississippi were not suitable for growing cotton, or tobacco, or any of the traditional plantation crops. Southerners saw a future in which slavery was confined, not to the _southern half_ of the country, but to the _southeastern quarter_ of it, and where they would therefore be greatly outvoted should free-soil advocates decide to ban slavery everywhere. Southerners therefore decided that the time had come to rip up the Missouri Compromise and attempt to open up more areas to slavery. Their first step was to introduce the concept of **popular sovereignty**. Popular sovereignty meant that the territories themselves would decide, by vote, whether to allow slavery within their borders.\n\n### **The Compromise of 1850**\n\nSectional strife over the new territories started as the ink was drying on the Treaty of Guadalupe Hidalgo. During the Gold Rush, settlers had flooded into California, and the populous territory wanted statehood. Californians had already drawn up a state constitution. That constitution prohibited slavery, and so, of course, the South opposed California's bid for statehood. At the very least, proslavery forces argued, southern California should be forced to accept slavery, in accordance with the boundary drawn by the Missouri Compromise of 1820. The debate grew so hostile that Southern legislators began to discuss openly the possibility of secession.\n\n* * *\n\nThe Compromise of 1850: Major Players\n\n**Henry Clay**\n\n\u2022 Whig Senator from Kentucky\n\n\u2022 Drafted and formally proposed the Compromise of 1850\n\n\u2022 Helped to clarify the final boundaries of Texas\n\n\u2022 Originally proposed banning slavery in the entire Mexican Cession\n\n\u2022 Wanted a stringent Fugitive Slave Act\n\n**John Calhoun**\n\n\u2022 Democrat Senator from South Carolina\n\n\u2022 Defender of slavery\n\n\u2022 Opposed the Compromise of 1850\n\n\u2022 Advocate for states' rights and secession\n\n\u2022 Spurred notion of popular sovereignty for Mexican Cession territories\n\n**Daniel Webster**\n\n\u2022 Whig Senator from Massachusetts\n\n\u2022 Supported the Compromise in order to preserve the Union and avert Civil War\n\n\u2022 In the Seventh of March speech, characterized himself \"not as a Massachusetts man, nor as a Northern man, but as an American...\"\n\n\u2022 Risked offending his abolitionist voter base by accepting the Compromise\n\nDemocrat **Stephen Douglas** (not to be confused with black abolitionist Frederick Douglass) and Whig Henry Clay hammered out what they thought to be a workable solution, known as the **Compromise of 1850**. When presented as a complete package, the compromise was defeated in Congress. Douglas, however, realized that different groups supported different parts of the compromise, and so he broke the package down into separate bills. He managed to organize majorities to support each of the component bills, and thus ushered the entire compromise through Congress. Together, the bills admitted California as a free state, at the price of the enactment of a stronger **fugitive slave law**. They also created the territories of Utah and New Mexico, but they left the status of slavery up to each territory to decide only when it came time for each to write its constitution, thus reinforcing the concept of **popular sovereignty**. The Compromise of 1850 abolished the slave _trade_ , not slavery itself, in Washington, D.C. Proponents of this provision argued that it was immoral to \"buy and sell human flesh in the shadow of the nation's capitol.\"\n\nInstituting popular sovereignty and a new fugitive slave law posed serious problems. The definition of popular sovereignty was so vague that Northerners and Southerners could interpret the law entirely differently to suit their own positions. The fugitive slave law, meanwhile, made it much easier to retrieve escaped slaves, but it required citizens of free states to cooperate in their retrieval. Abolitionists considered it coercive, immoral, and an affront to their liberty.\n\nAntislavery sentiments in the North grew stronger in 1852 with the publication of **_Uncle Tom's Cabin_** , a sentimental novel written by Harriet Beecher Stowe, a then-obscure writer. Stowe, a Northerner, based her damning depictions of plantation life on information provided her by abolitionist friends. She wisely avoided political preaching, instead playing on people's sympathies. The book sold more than a million copies and was adapted into several popular plays that toured America and Europe. Like Thomas Paine's _Common Sense_ during the Revolutionary War era, it was an extremely powerful piece of propaganda, awakening antislavery sentiment in millions who had never before given the issue much thought.\n\nKansas-Nebraska Act, 1854\n\n### **The Kansas-Nebraska Act and \"Bleeding Kansas\"**\n\nAfter California, no new states would be admitted to the Union until 1858. However, the contentious status of the new territories proved increasingly problematic. Settlers entering the Kansas and Nebraska territories found no established civil authority. Congress also wanted to build railways through the territory, but they needed some form of government to impose order, secure land (a task that included driving out Native Americans), and supervise construction.\n\nIllinois Senator Stephen Douglas promoted the Kansas-Nebraska Act because he wanted the transcontinental railroad to terminate in Illinois, which would bring money and jobs to his home state. Douglas worked to create a coalition of Southerners who would want to repeal the Missouri Compromise and Northerners who wanted the railroad to end in the Illinois region, getting the act passed through Congress over the strong objection of antislavery Whigs and antislavery Democrats. Northerners considered the new law a betrayal, regarding it as further evidence of the Slave Power's domination of government. In response, many Northern states passed laws weakening the fugitive slave act. These laws, called **personal liberty laws** , required a trial by jury for all alleged fugitives and guaranteed them the right to a lawyer. Southerners, who thought the fugitive slave law would be the final word on the issue, were furious.\n\nThe Kansas-Nebraska Act also drove the final stake into the heart of the Whig party. Antislavery Whigs, growing more impassioned about the issue and more convinced that the national party would never take a strong stand, joined Northern Democrats and former Free-Soilers (whose single issue was effectively defeated by Kansas-Nebraska) to form a new party, the **Republicans**. Though not abolitionist, the Republicans were dedicated to keeping slavery out of the territories. They also championed a wide range of issues, including the further development of national roads, more liberal land distribution in the West, and increased protective tariffs. As a result, the Republicans appealed to a wider constituency than the Free-Soilers had. Midwestern merchants and farmers, Western settlers, and Eastern importers all found something to like in the Republican platform. The Republican party grew quickly in the North, where it won a majority of congressional seats in 1854.\n\nAnother new party formed during this period. The **American** party, often called the **Know-Nothings** because they met privately and remained secretive about their political agenda, rallied around a single issue: hatred of foreigners ( **nativism** ), a perennial favorite in U.S. politics. The party grew quickly and dominated several state legislatures. It also spread some ugly anti-Irish, anti-German, and anti-Catholic propaganda. For a while it appeared that the Know-Nothings, and not the Republican party, would become the Democrats' chief competition. Yet before it could reach that pinnacle, the party self-destructed, primarily because its Northern and Southern wings disagreed over slavery.\n\nThe Kansas-Nebraska Act also provoked violence in the territories. Both abolitionists and proslavery groups rushed into the territories, planning to form governments in hopes of winning the two future states for their side. Just prior to the election for Kansas's legislature, thousands of proslavery Missourians (called **Border Ruffians** ) temporarily relocated in Kansas, resulting in rival constitutions being sent to Washington: an antislavery one from Topeka and a proslavery one from Lecompton. President Franklin Pierce, a \"doughface\" (as Northerners who supported pro-Southern policies were called), recognized the Lecompton Constitution and promptly declared Kansas a slave territory. Proslavery forces took Pierce's recognition as a license to expel the free-soilers, and they demolished the free-soil city of Lawrence. In retaliation, radical abolitionist **John Brown** led a raid on a proslavery camp, murdering five. After that, the gloves _really_ came off, as gangs from both sides roamed the territory and attacked the opposition. More than 200 people died in the conflict, which is how Kansas came to be known as **Bleeding Kansas** , or **Bloody Kansas** , during this period.\n\nThe events in Kansas further polarized the nation. The passions raised were even reflected in Congress when Preston Brooks, nephew of proslavery Senator **Andrew Butler** , savagely beat abolitionist Senator Charles Sumner on the head with a cane for a speech in which Sumner attacked the South and Butler using lewd metaphors about slavery. The crisis destroyed Pierce's political career, and the Democrats chose **James Buchanan** as their 1856 candidate. Buchanan's greatest political asset was that he had been out of the country for the previous four years and so could avoid blame for the disastrous results of the Kansas-Nebraska Act. In a sectional vote, Buchanan won the election, carrying the South, while the North split between Buchanan and Republican John Fr\u00e9mont. The Know-Nothings ran Millard Fillmore, who won 20 percent of the vote. It was the Know-Nothings' last hurrah.\n\n### **Buchanan, Dred Scott, and the Election of 1860**\n\nAs president, **James Buchanan** tried to maintain the status quo. He worked to enforce the fugitive slave act and opposed abolitionist activism in the South and West. Like many of the nation's leaders at the time, he was at a loss when it came to a permanent solution to the question of slavery. He hoped merely to maintain the Union until a solution presented itself.\n\nTwo days after Buchanan took office, the crisis over slavery escalated when the Supreme Court ruled in **_Dred Scott v. Sandford_**. Scott, a former slave whose master had taken him to territories where slavery was illegal, declared himself a free man and sued for his freedom. Scott won the case but lost the appeal, and the case finally wound up in the Supreme Court where Scott lost. At a time when many wanted to ignore the big questions surrounding slavery, Chief Justice Roger Taney (who wrote the majority decision) chose to attack them head-on. Taney's one-sided, proslavery decision declared that slaves were property, not citizens, and further, that no black person could ever be a citizen of the United States. Because blacks were not citizens, Taney argued, they could not sue in federal courts, as Scott had done. Moreover, he ruled that Congress could not regulate slavery in the territories, as it had done in passing the Northwest Ordinance in 1787 under the Articles of Confederation government and again in 1820 with the Missouri Compromise. This part of the decision not only nullified the now obsolete Missouri Compromise but also the Kansas-Nebraska Act, and it ruled out any hope of reviving the Wilmot Proviso, which was still championed by many Northerners and abolitionists.\n\nIn exercising judicial review and declaring the Missouri Compromise unconstitutional, Taney and the Court were in essence saying that slavery could go anywhere; the Republicans' goal of preventing the spread of slavery into the new territories was destroyed by the Court's ruling. The _Dred Scott_ decision was thus a major victory for Southerners and a turning point in the \"decade of crisis.\"\n\nIn the North, the Supreme Court decision was viciously denounced. Even those who lacked strong abolitionist sentiments feared that the decision tilted the balance of power too far in the South's favor. Many, including the press, regarded the decision as further proof of a Slave Power that, if left unchecked, would soon dominate the entire country, perhaps even forcing slavery on those states that did not want it. Meanwhile, the Democratic party was dividing along regional lines, raising the possibility that the Republicans might soon control the national government.\n\n1858 was an off-year election, and it was in this politically charged atmosphere that the famous Lincoln-Douglas debates took place. Students often think the debates were for the presidential election, but they weren't. Douglas faced stiff competition for his Illinois Senate seat from **Abraham Lincoln** , a rising star in the newly formed Republican party. The race for Illinois's Senate seat gained national attention in part because of the railroad and telegraph. Stephen Douglas was viewed as the leading Democrat in the United States Senate, while Lincoln had gained his reputation as a Whig opposed to the Mexican War and Kansas-Nebraska Act.\n\nIn many ways, the Lincoln-Douglas debates gave voice to the issues and concerns that divided a nation heading for civil war. It was in this campaign that Lincoln delivered his famous \"House Divided\" speech (\"this government cannot endure, permanently, half slave and half free\"), while Douglas destroyed his political career in his attempt to defend popular sovereignty in what became known as the **Freeport Doctrine**. Douglas tried to depict Lincoln as an abolitionist, but Lincoln skillfully backed Douglas into a corner when he pushed him to reconcile popular sovereignty with the _Dred Scott_ decision. Douglas suggested that slavery could not exist where local laws did not protect it. In essence, he contended, voters and residents of a territory could exclude slavery simply by not protecting a man's \"property.\" Douglas alienated both Northern and Southern voters by his ambiguous stance on popular sovereignty and effectively destroyed any chance he might have had for winning the presidency in 1860.\n\nFire-Eaters\n\nThe Fire-Eaters were a group of radical pro-slavery Southerners who wanted secession and the creation of the Confederacy. The most prominent leader of this group was Robert Barnwell Rhett of South Carolina, but John C. Calhoun was its most famous member. The Fire-Eaters also sought to reinstate the international slave trade, thus expanding slavery and making it more profitable.\n\nAdding fuel to the secessionist fire was **John Brown** 's raid on **Harper's Ferry** in 1859. Brown hoped to spark a slave revolt but failed. After his execution, news spread that Brown had received financial backing from Northern abolitionist organizations. Brown became a martyr for the cause, celebrated throughout the North.\n\nWhen it came time for the Democrats to choose their 1860 presidential candidate, their convention split. Northern Democrats backed Douglas; Southerners backed John Breckinridge. The election showed that the nation itself was on the brink of fracture. In the North, the contest was between Douglas and Republican nominee Abraham Lincoln. In the South, Breckinridge faced off against Constitutional Union Party nominee John Bell; Lincoln didn't even appear on Southern ballots. But the North held the majority of the electoral votes, so when Lincoln achieved a clean sweep there, he won the election. The response in Southern legislatures was to propose bills of secession.\n\nImmediately after the election, Southern leaders who wanted to maintain the Union tried to negotiate and came up with the Crittendon Compromise. All hope of resolution died, however, when Lincoln refused to soften the Republican demand that slavery not be extended to the territories. Lincoln probably had no other political option, as to do otherwise would have been to abandon the principles of those who had supported his election. Lincoln and other Northern leaders were banking on the hope that the South was bluffing and would not secede.\n\nIn December 1860, three months before Lincoln's inauguration, South Carolina seceded from the Union. Within months, six other states had joined South Carolina to form the **Confederate States of America** ; the states chose **Jefferson Davis** to lead the Confederacy. Cautiously, Lincoln decided to maintain control of federal forts in the South while waiting for the Confederacy to make a move. On April 12, 1861, it did, attacking and capturing **Fort Sumter**. No one died in this first battle of America's bloodiest war, the **Civil War**.\n\n## The Civil War and Reconstruction (1860\u20131877)\n\nFor many people of the era, the Civil War was not solely (or even explicitly) about slavery. It is worth noting that Missouri, Kentucky, Maryland, and Delaware, the **Border States** , were slave states that fought for the Union. Except for active abolitionists, most Northerners believed they were fighting to preserve the Union. Most Southerners described their cause as fighting for their **states' rights** to govern themselves. But slavery was the issue that had caused the argument over states' rights to escalate to war. Lincoln's views on slavery evolved throughout the 1850s and the Civil War, but as late as 1862, Lincoln stated, \"If I could save the Union without freeing any slaves I would do it, and if I could save the union by freeing all the slaves I would do it....What I do about slavery, and the colored race, I do because I believe it helps to save the Union.\"\n\nThe Civil War took place not only on the battlefields but also in political, economic, and social realms. Although you do not need to know the military details of any specific battles for the AP Exam, you should know the political or diplomatic consequences of battles like Gettysburg or Antietam, and you do need to know how political, social, and economic conditions influenced the outcome of the war.\n\n* * *\n\n**The Battle of Antietam** , fought in September 1862, was the first battle fought in the East where the Union wasn't completely defeated. By forcing the Confederacy to retreat, the Union claimed the battle was a victory. This \"victory\" gave Lincoln the platform he needed to announce the Emancipation Proclamation. It was also important to show Britain and France that the Union wasn't a lost cause, and put off those countries possibly helping the Confederacy.\n\n**The Battle of Gettysburg** was fought in southern Pennsylvania. It was the most northern point the Confederacy had reached at the time. Lee's troops suffered massive casualties and were forced to retreat. This served as a massive confidence boost for the Union.\n\nFour months after the Battle of Gettysburg, President Lincoln delivered his most famous speech, the **Gettysburg Address**. In only two minutes, the Address helped to redefine the War as not only a struggle to preserve the Union, but also as a struggle for human equality.\n\n### **The Civil War and the Confederacy**\n\nIronically, as the Southern states fought to maintain the right to govern themselves locally, the Confederate government brought them under greater central control than they had ever experienced. Jefferson Davis understood the North's considerable advantages in population, transportation, and economics, and he knew that the weak, poorly organized state governments of the South could not mount an effective defense. Davis took control of the Southern economy, imposing taxes and using the revenues to spur industrial and urban growth; he took control of the railroads and commercial shipping; and he created a large government bureaucracy to oversee economic developments. Davis, in short, forced the South to compensate quickly for what it had lost when it cut itself off from Northern commerce. When Southerners opposed his moves, he declared martial law and suspended the writ of _habeas corpus_ , a traditional protection against improper imprisonment, in order to maintain control. Lincoln was upsetting Northerners with some of the exact same steps, but the use of the presidential power chafed especially badly in the Confederacy, where many believed they had seceded precisely to avoid the federal government commanding too much power.\n\nDavis had some success in modernizing the Southern economy, but the Confederacy lagged too far behind in industrialization to catch up to the Union. Rapid economic growth, furthermore, brought with it rapid **inflation**. Prices rose so quickly that paychecks and payments for crops became worthless almost as soon as they were made, plunging many Southerners into poverty. In 1862, the Confederacy imposed **conscription** (a military draft), requiring many small farmers to serve in the Confederate Army. This act caused even greater poverty in the country, as many families could not adequately tend their farms without their men.\n\nConfederate conscription also created class conflict. The government allowed the wealthy to hire surrogates to perform military service in their place and exempted anyone who owned more than twenty slaves from military service (on the grounds that the large plantations these men ran fed the Confederacy and its army). In effect, the wealthy did not have to serve, while the poor had no choice. As a result, **class tensions** increased, leading ultimately to widespread desertions from the Confederate Army. Toward the end of the war, it also led many Southerners in small towns to ignore the government and try to carry on as if there was no war. Many resisted when asked to feed, clothe, or house passing troops.\n\n### **The Civil War and the Union**\n\nThe Northern economy received a boost from the war as the demand for war-related goods, such as uniforms and weapons, spurred manufacturing. The loss of Southern markets harmed the economy at first, but soon the war economy brought about a boom period. A number of entrepreneurs became extremely wealthy; many succumbed to the temptations of greed, overcharging the government for services and products ( **war profiteering** ). Some sold the Union government worthless, shoddy food and clothing, while government bureaucrats looked the other way for the price of a bribe. Corruption was fairly widespread, eventually prompting a yearlong congressional investigation.\n\nLike the South, the North experienced a period of accelerated inflation, although Northern inflation was nowhere as extreme as its Southern counterpart. (In the North, prices rose between 10 and 20 percent annually; in the South, the inflation rate was well over 300 percent.) Workers, worried about job security in the face of mechanization and the decreasing value of their wages, formed **unions**. Businesses, in return, blacklisted union members, forced new employees to sign contracts in which they promised not to join unions, and used violence to break strikes. The Republican Party, then (as now) believing that government should help businesses but regulate them as little as possible, supported business in its opposition to unions.\n\nLincoln, like Davis, oversaw a tremendous increase in the power of the central government during the war. He implemented economic development programs without waiting for congressional approval, championed numerous government loans and grants to businesses, and raised tariffs to protect Union trade. He also suspended the writ of _habeas corpus_ in the border states, to make it easier to arrest secessionists, especially in Maryland. During the war, Lincoln initiated the printing of a **national currency**. Lincoln's able treasury secretary, Salmon P. Chase, issued **greenbacks** , government-issued paper money that was a precursor to modern currency.\n\n### **Emancipation of the Slaves**\n\nAs previously stated, neither the Union nor the Confederacy initially declared the Civil War to be a war about slavery. The Constitution protected slavery where it already existed, so many opponents (including Republicans) were opposed to the _extension_ of slavery into the new territories. As a presidential candidate, Lincoln had argued for gradual emancipation, compensation to slaveholders for liberated slaves, and the colonization of freed slaves somewhere outside the United States, perhaps in Africa. When the Union dissolved and the South left Congress, Lincoln was faced with a legislature much more progressive in its thoughts on slavery than he was. The **Radical Republican** wing of Congress wanted immediate emancipation. To that end, the radicals introduced the **confiscation acts** in Congress. The first (1861) gave the government the right to seize any slaves used for \"insurrectionary purposes.\" The second (1862) was much wider in scope, allowing the government to liberate any slave owned by someone who supported the rebellion, even if that support was limited to paying taxes to the Confederate government. The second confiscation act, in effect, gave the Union the right to liberate all slaves. This act had little effect, however, because Lincoln refused to enforce it.\n\nGradual Emancipation\n\nLincoln's notion of \"gradual emancipation\" was inspired by a law in Pennsylvania passed in 1780 which guaranteed that all children born in Pennsylvania were free persons regardless of the condition or race of their parents. This model of freeing slaves in the North was common before the Civil War settled the question of slavery nationwide.\n\nSoon after, however, Lincoln took his first cautious steps toward emancipation. The primary reason was pretty simple: slaves indirectly supported the Southern war effort. They grew the crops and cooked the meals that kept the rebel troops fed. Therefore any strategy the Union army adopted had to include capturing slaves as a key element. But what to do with them once they were captured? Lock them up somewhere and return them to their owners after the war? They had to be freed, or the government of the United States would become the world's biggest slaveholder. And there were other advantages of making the freedom of the slaves one of the side effects of Union victory. One was that it kept Britain and France out of the war. Jefferson Davis had hoped that these countries would support the Confederacy in order to keep receiving shipments of Southern cotton, but once Lincoln made it explicit that Union victory would mean freedom for the slaves, European governments dared not attempt to come to the aid of the rebels for fear of being quickly toppled by an outraged public. Another advantage was that emancipation would provide a new source of troops for the Union side: \"The bare sight of fifty thousand armed and drilled black soldiers on the banks of the Mississippi would end the rebellion at once,\" Lincoln mused. But he dared not make this move until after a Northern victory, lest it appear like a desperate response to the defeats skilled Southern generals were inflicting upon the Union. The moment came in September 1862, with the Union victory at Antietam.\n\nIn the aftermath of the battle, Lincoln issued the **Emancipation Proclamation**. Note that the Emancipation Proclamation, for all intents and purposes, actually freed no slaves. Instead, it stated that on January 1, 1863, the government would liberate all slaves residing in those states still \"in rebellion.\" Throughout the war, Lincoln refused to acknowledge secession and insisted on referring to the Confederate states as \"those states in rebellion.\" The Proclamation did not liberate the slaves in the border states such as Maryland, nor did it liberate slaves in Southern counties already under the control of the Union Army. Again, legally, Lincoln had no power to abolish slavery in areas governed by the U.S. Constitution. Abolitionists complained that the Proclamation liberated slaves only where the Union had no power to enforce emancipation and maintained slavery precisely where it could liberate the slaves. The Proclamation also allowed Southern states to rejoin the Union _without_ giving up slavery. On the positive side, the Emancipation Proclamation finally declared that the Civil War was, for the Union, a war against slavery, and thus changed the purpose of the war, much as the Declaration of Independence had changed the purpose of the Revolutionary War.\n\nNot until two years later, while campaigning for reelection, did Lincoln give his support to complete emancipation. Just before the Republican convention, Lincoln lobbied for a party platform that called for a constitutional amendment prohibiting slavery; the result was the **Thirteenth Amendment**. After his reelection, Lincoln considered allowing defeated Southern states to reenter the Union and to vote on the Thirteenth Amendment. He tried to negotiate a settlement with Southern leaders along those lines at the **Hampton Roads Conference**. Lincoln also offered a five-year delay on implementing the amendment if it passed, as well as $400 million in compensation to slave owners. Jefferson Davis's commitment to complete Southern independence scuttled any chance of compromise.\n\n### **The Election of 1864 and the End of the Civil War**\n\nAs the 1864 presidential election approached, popular opinion in both the North and South favored an end to the war. In fact, Lincoln's Democrat opponent, George McClellan, most likely lost his bid for the presidency by defying the will of the majority of Democrats who favored a cessation of hostilities and negotiation with the North.\n\nIt should be reemphasized that less than one percent of the Southern population owned more than 100 slaves, and as the war dragged on, many small, non-slaveholding farmers resented the Confederacy and the war, which they now believed was being waged merely to protect the planter aristocracy's lifestyle. In the North, some \"War Democrats\" conceded that the war was necessary to preserve the Union. Others, called the **Copperheads** , accused Lincoln of instigating a national social revolution and criticized his administration's policies as a thinly disguised attempt to destroy the South. Nowhere, however, was opposition to the war more violent than in New York City, where racial, ethnic, and class antagonisms exploded into draft riots in July of 1863. Irish immigrants, mostly the poor working-class who were already victims of **nativism** , resented being drafted into a war being fought to end slavery. Many immigrants feared that once freed, former slaves would migrate into Northern cities and compete with them for low-paying labor jobs. And yet, both sides fought on.\n\nJust when a stalemate might have forced an end to the war, things began improving for the North. Victories throughout the summer of 1864 played a large part in helping Lincoln gain reelection. By the early spring of 1865, a Union victory was virtually assured, and the government established the **Freedman's Bureau** to help newly liberated blacks establish a place in postwar society. The Bureau helped with immediate problems of survival (food, housing) and developed social institutions, such as schools. Some historians see the Freedman's Bureau as the first federal, social welfare program in U.S. history. In April 1865, the Confederate leaders surrendered. John Wilkes Booth assassinated Lincoln just five days later, with devastating consequences for the reunited nation.\n\nThe Civil War was fought at enormous cost. More than 3 million men fought in the war, and of them, more than 500,000 died. At least as many were seriously wounded. Both governments ran up huge debts during the war, and much of the South was ravaged by Union soldiers. During **Sherman's March** from Atlanta to the sea in the fall of 1864, the Union Army burned everything in its wake (to destroy Confederate morale and deplete the South's material resources), foreshadowing the wide-scale warfare of the 20th century. From a political perspective, the war permanently expanded the role of government. On both sides, government grew rapidly to manage the economy and the war.\n\n### **Reconstruction and Johnson's Impeachment**\n\nAt war's end, three major questions faced the reunited nation. First, under what conditions would the Southern states be readmitted to the Union? Second, what would be the status of blacks in the postwar nation? Black leaders hoped that their service in the military would earn blacks equal rights. The newly liberated slaves, called freedmen, were primarily interested in the chance to earn wages and own property. And third, what should be done with the rebels?\n\nReconstruction may be seen as both a time period and a process. As a time period, Reconstruction usually refers to the years between 1865 and 1877, that is, from the end of the Civil War until the end of military reconstruction when the Union army withdrew from the South. The _process_ of reconstruction, however, was complicated and complex, and some argue it continues to this day. Reconstruction involved readmitting the Southern states that had seceded from the Union; physically reconstructing and rebuilding Southern towns, cities, and property that had been destroyed during the war; and finally, integrating newly freed blacks into American society. It is this last process that has proven to be most difficult.\n\nThe process of reconstruction had begun even before the Civil War ended, although not without controversy. As president of the United States and commander-in-chief of the armed forces, Lincoln had claimed that he had the authority to determine the conditions under which the Southern states might be readmitted to the Union. Lincoln had no intention of punishing the South and wanted to end the war and reunite the nation quickly and painlessly, as his immortal words from his second inaugural address indicate: \"With malice toward none, with charity for all, with firmness in the right as God gives us to see the right, let us strive on to finish the work we are in, to bind up the nation's wounds, to care for him who shall have borne the battle and for his widow and his orphan, to do all which may achieve and cherish a just and lasting peace among ourselves and with all nations.\"\n\nLincoln's plan is usually referred to as the **Ten-Percent Plan** and simply required that 10 percent of those voters who had voted in the 1860 election swear an oath of allegiance to the Union and accept emancipation through the Thirteenth Amendment. These men would then reorganize their state government and reapply for admission into the Union. Congress had another vision, however. It viewed the Southern states as \"conquered territory\" and as such, **Radical Republicans** in Congress argued, were under the jurisdiction of Congress, not the President. Most Republicans agreed that Lincoln's plan was too lenient and enacted the **Wade-Davis Bill** in July of 1864. This act provided that former Confederate states be ruled by a military governor and required 50 percent of the electorate to swear an oath of allegiance to the United States. A state convention would then be organized to repeal their ordinance of secession and abolish slavery within their state.\n\nIt should be noted that neither Lincoln's Ten-Percent Plan nor the Wade-Davis Bill made any provisions for black suffrage. Lincoln pocket-vetoed the Wade-Davis Bill, effectively destroying it. (A pocket veto can occur only at the end of a congressional session. If the president does not sign a bill within ten days and Congress adjourns within those ten days, the bill dies and must be reintroduced when Congress reconvenes. Unlike a regular veto, which requires the president to explain his objections to a bill and can subsequently be overridden, a pocket veto does not need to be explained nor is it subject to another congressional vote. It cannot be overridden.) Lincoln was assassinated the following year.\n\nWith Lincoln's assassination, Vice President **Andrew Johnson** assumed the presidency. Johnson, a Southern Democrat, had opposed secession and strongly supported Lincoln during his first term. In return, Lincoln rewarded Johnson with the vice presidency. When the war ended, Congress was in recess and would not reconvene for eight months. That left the early stages of Reconstruction entirely in Johnson's hands.\n\nJohnson had lifted himself from poverty and held no great love for the South's elite planters, and at first he seemed intent on taking power away from the old aristocracy and giving it to the yeomen. **Johnson's Reconstruction Plan** , which was based on a plan approved by Lincoln, called for the creation of provisional military governments to run the states until they were readmitted to the Union. It also required all Southern citizens to swear a **loyalty oath** before receiving amnesty for the rebellion. However, it barred many of the former Southern elite (including plantation owners, Confederate officers, and government officials) from taking that vow, thus prohibiting their participation in the new governments. According to this plan, the provisional governments would hold state constitutional conventions, at which time the states would have to write new constitutions eliminating slavery and renouncing secession. Johnson did not require the states to enfranchise blacks by giving them the vote.\n\nThe plan did not work, mostly because Johnson **pardoned** many of the Southern elite who were supposed to have been excluded from the reunification process. After the states drafted new constitutions and elected new governments, former Confederate officials were again in positions of great power. Furthermore, many of their new constitutions were only slight revisions of previous constitutions. Southern legislators also passed new **black codes** limiting freedman's rights to assemble and travel, instituting curfews, and requiring blacks to carry special passes. Many of them required blacks in the South to sign lengthy labor contracts. In the most egregious instances, state legislatures simply took their old slave codes and replaced the word _slaves_ with _freedmen_. When Congress reconvened in December 1865, the new Southern senators included the vice president of the Confederacy and other Confederate officials. Northern congressmen were not pleased. Invoking its constitutional right to examine the credentials of new members, Congress voted not to seat the new Southern delegations. Next, it set about examining Johnson's Reconstruction plan.\n\nCongress was divided among conservative Republicans, who generally agreed with Johnson's plan; moderates, who were a large enough contingent to swing a vote in one or the other direction; and Radical Republicans. The Radical Republicans wanted to extend democracy in the South. Following the Civil War, most important political positions were held by appointees; very few officials were directly elected. (Of course, women could not vote and black men could vote only in a few northern states at this time.) The most radical among the Radical Republicans advocated a reconstruction program that punished the South for seceding. Historians of the time suggested that revenge was the real motivation behind the passage of the Thirteenth Amendment, although contemporary historians have dismissed this idea. Under General Sherman's **Special Field Order No. 15** , land seized from the Confederates was to be redistributed among the new freedmen, but President Andrew Johnson rescinded Sherman's order, and the idea of giving freedmen **40 acres and a mule** never regained much ground.\n\nAll Republicans agreed that Johnson's Reconstruction needed some modification, but Johnson refused to compromise. Instead, he declared Reconstruction over and done with, vetoing a compromise package that would have extended the life of the Freedman's Bureau and enforced a uniform civil rights code on the South. Congress overrode Johnson's vetoes, which only increased tension between the two branches of the federal government.\n\nIn response, the radicals drew up the plan that came to be known as **Congressional Reconstruction**. Its first component was the **Fourteenth Amendment** to the Constitution. The amendment (1) stated that if you are born in the United States, you are a citizen of the United States and you are a citizen of the state where you reside; (2) prohibited states from depriving any citizen of \"life, liberty, or property without due process of law\"; (3) prevented states from denying any citizen \"equal protection of the law\"; (4) gave states the choice either to give freedmen the right to vote or to stop counting them among their voting population for the purpose of congressional apportionment; (5) barred prominent Confederates from holding political office; and (6) excused the Confederacy's war debt.\n\nThe first three points remain the most significant, to this very day, and are the basis for most lawsuits involving discrimination and civil rights. In fact, through a series of cases over the years, most of the first ten amendments have been extended to the states through the due process clause of the Fourteenth Amendment. It is helpful to remember that the Bill of Rights protects the individual from the federal government, while the Fourteenth Amendment protects you from the state government. The Fourteenth Amendment was intended to clarify the status of newly freed slaves, address the issue of citizenship raised by the Dred Scott decision, and limit the effects of the black codes. The radicals hoped to force states to either extend suffrage to black men or lose power in Congress. In the **Swing Around the Circle** public speaking tour, Johnson campaigned against the amendment and lost. In the congressional election of 1866, the North voted for a Congress more heavily weighted toward the radical end of the political spectrum.\n\nThe new Congress quickly passed the **Military Reconstruction Act of 1867**. It imposed martial law on the South; it also called for new state constitutional conventions and forced the states to allow blacks to vote for convention delegates. The act also required each state to ratify the Fourteenth Amendment and to send its new constitution to Congress for approval. Aware that Johnson would oppose the new Reconstruction, Congress then passed a number of laws designed to limit the president's power. As expected, Johnson did everything in his power to counteract the congressional plan. The conflict reached its climax when the House Judiciary Committee initiated **impeachment proceedings** against Johnson, ostensibly for violating the Tenure of Office Act (which stated that the president had to secure the consent of the Senate before removing his appointees once they'd been approved by that body; Johnson had fired Secretary of War Edwin Stanton, a Radical Republican) but really because he was getting in the way of Reconstruction. Johnson was acquitted by one vote in the Senate, but the trial rendered Johnson politically impotent, and he served the last few months of his presidency with no hope of re-election.\n\nWith a new president, **Ulysses S. Grant** , in office, Congress forged ahead in its efforts to remake the South. The **Fifteenth Amendment** , proposed in 1869, finally required states to enfranchise black men. (Women's suffrage would have to wait another half-century.) In fact, Grant's win was mainly due to Black votes. One of the reasons the Republicans created the Fifteenth Amendment was the hope that their party would continue to flourish with the addition of new Black voters. Ironically, the Fifteenth Amendment passed only because Southern states were required to ratify it as a condition of reentry into the Union; a number of Northern states opposed the amendment.\n\n### **The Failure of Reconstruction**\n\nReconstruction had its share of successes while the North occupied the South. New state constitutions officially allowed all Southern men to vote (previous constitutions had required voters to own property) and replaced many appointed government positions with elected positions. New Southern governments, directed mostly by transplanted Northern Republicans, blacks, and Southern moderates, created public schools and those social institutions such as orphanages popularized in the North during the reform movement of the 1830s. The new governments also stimulated industrial and rail development in the South through loans, grants, and tax exemptions. The fact that blacks were serving in Southern governments represented a huge step forward, given the seemingly insurmountable restrictions placed on blacks only a few years earlier, though it would prove to be only a temporary victory.\n\nHowever, ultimately, Reconstruction failed. Although government industrialization plans helped rebuild the Southern economy, these plans also cost a lot of money. High tax rates turned public opinion, already antagonistic to Reconstruction, even more hostile. Opponents waged a propaganda war against Reconstruction, calling Southerners who cooperated **scalawags** and Northerners who ran the programs **carpetbaggers**. (The name came from the suitcases they carried, implying they had come to the South merely to stuff their bags with ill-gotten wealth.) Many who participated in Reconstruction were indeed corrupt, selling their votes for money and favors.\n\nIt should be noted that Northerners were just as guilty as Southerners of corruption. The period following the Civil War is also known as the **Gilded Age** to suggest the tarnish that lay beneath the layer of gold. This is the era of political machines and \"bosses,\" which will be discussed in a later chapter. Political scandal was not new at the time, and in fact, Grant's administration was wracked with political scandals and intrigue; Grant himself was supposedly innocent and oblivious to the goings on in his administration. Grant had no political experience when he became president; in fact, he was elected because he was a popular war hero, not an experienced political leader. Like Jackson, Grant appointed his friends and supporters to governmental positions, not necessarily those men most qualified, let alone those with the most integrity.\n\nUnfortunately, although Grant was honest, his friends were not. A series of scandals broke out in the early 1870s, and while you don't need to know the details to do well on the AP Exam, the sheer length of the list should get the idea across:\n\n**Black Friday, 1869**\n\n**Credit Mobilier scandal, 1872**\n\n**New York Custom House ring, 1872**\n\n**Star Route frauds, 1872\u20131876**\n\n**Sanborn incident, 1874**\n\n**Pratt & Boyd scandal, 1875**\n\n**Whiskey Ring, 1875**\n\n**Delano affair, 1875**\n\n**Trading post scandal, 1876**\n\n**Alexander Cattell & Co. scandal, 1876**\n\n**Safe burglary, 1876**\n\nThese scandals diverted the public's attention away from the postwar conditions in the South.\n\n_\"A portion of our southern population hate the government of the United States, because they understand it emphatically to represent northern sentiment, and hate the negro because he has ceased to be a slave and has been promoted to be a citizen and a voter, and hate those of the southern whites who are looked upon as in political friendship with the north, with the United States Government and with the negro. These persons commit the violence that disturbs many parts of the south.\"_ \n\u2014Attorney General Amos Akerman\n\nThough the Civil War was officially over, a war of intimidation began, spear-headed by insurgent groups ranging from secretive terrorist groups, such as the **Ku Klux Klan** , who focused on murdering freedmen, to openly operating paramilitary forces, such as the **White League** , who focused on murdering Republicans. \"These combinations amount to war,\" declared attorney general Amos Akerman, who had been posted to the Carolinas to try to speed trials of Klansmen along\u2014a problem because local judges tended to be Klansmen as well. In some towns, the entire adult male population was engaged in battle against Reconstruction. Southern officials explained their failure to do anything to protect blacks and Republicans by complaining that if they obeyed their orders to round up insurgents, there would be mass starvation because nobody would be left to work. Grant and the Republicans in Congress got the Enforcement Acts passed, which allowed Grant to send in federal troops to oppose the Klan, and were successful in limiting that Klan's violence.\n\nAlso, because Reconstruction did nothing to redistribute the South's wealth or guarantee that the freedmen would own property, it did very little to alter the basic power structure of the region. Southerners knew that when the Northerners left, as they inevitably would, things would return to a condition much closer to the way they were before Reconstruction. As early as 1869, the federal government began sending signals that it would soon ease up restrictions. President Grant enforced the law loosely, hoping to lessen tensions and thereby hasten an amicable reunion. Worse, throughout the 1860s and 1870s, the Supreme Court consistently restricted the scope of the Fourteenth and Fifteenth Amendments. In the _Slaughter-House_ cases, the court ruled that the Fourteenth Amendment applied only to the federal government, not to state governments, an opinion the court strengthened in _United States v. Cruikshank_. In _United States v. Reese_ , the court cleared the way for \"grandfather clauses,\" poll taxes, literary tests, property requirements, and other restrictions on voting privileges. Soon, nearly all Southern states had restrictive laws that effectively prevented blacks from voting. Finally, because Grant's administration was so thoroughly corrupt, it tainted everything with which it was associated, including Reconstruction.\n\nDuring the 1872 election, moderates calling themselves Liberal Republicans abandoned the coalition that supported Reconstruction. Angered by widespread corruption, this group hoped to end federal control of the South. Although their candidate, Horace Greeley, did not defeat Grant, they made gains in congressional and state elections. As a result, Grant moved further away from the radical position and closer to conciliation. Several congressional acts, among them the Amnesty Act of 1872, pardoned many of the rebels, thus allowing them to reenter public life. Other crises, such as the financial Panic of 1873, drew the nation's attention away from Reconstruction. By 1876, Southern Democrats had regained control of most of the region's state legislatures. These Democrats called themselves **Redeemers,** and their use of the word redemption suggested they intended to reverse Republican reconstruction policies as they returned to power.\n\nThe election of 1876 was one of the more infamously contested elections in American history, with both political parties accusing the other of fraud. Samuel J. Tilden, then governor of New York and a political reformer who had gone after \" **Boss\" Tweed** , the most notorious among the political bosses of the time, won the popular vote by a small margin but needed to win the electoral vote to gain the presidency. (Remember that according to the Constitution, if no one candidate receives a majority of electoral votes, the election is thrown into the House of Representatives. You should remember, for example, that Andrew Jackson lost the presidency to John Quincy Adams through a \"corrupt bargain\" in 1824.) Republicans challenged the election returns that favored Tilden in South Carolina, Louisiana, and Florida. Congress eventually stepped in to resolve the disputed election and created a special bipartisan electoral commission consisting of senators, representatives, and Supreme Court justices. Through a series of informal negotiations, a deal was struck that has come to be known as the **Compromise of 1877**. It was agreed that if Rutherford B. Hayes won the presidential election, he would end military reconstruction and pull federal troops out of South Carolina and Louisiana, thereby enabling Democrats to regain control of those states. Military reconstruction was thus ended, and it was business as usual in the South. Many historians feel that the federal government dropped the ball in 1877, for in many ways, life for blacks got worse, and it would take almost another 100 years for the federal government to live up to the ideal expressed in the Declaration of Independence: \"that all men are created equal.\"\n\nAfter the Compromise of 1877, many Southern leaders sought to emulate the industrialization of the North, coining the term \"New South.\" Despite these aspirations, though, sharecropping and tenant farming would continue to dominate the region for many years.\n\n### **Southern Blacks During and After Reconstruction**\n\nAt the end of the Civil War, the former slaves were thrust into an ambiguous state of freedom. Most reacted cautiously, remaining on plantations as sharecroppers where they had been relatively well treated but fleeing from those with cruel overseers. Many set out in search of family members from whom they had been separated. The Freedman's Bureau helped them find new jobs and housing and provided money and food to those in need. The Freedman's Bureau also helped establish schools at all levels for blacks, among them Fisk University and Howard University. Unfortunately, the Freedman's Bureau was terribly underfunded and had little impact once military reconstruction came to an end.\n\nWhen it became evident that the government would not redistribute land, blacks looked for other ways to work their own farms. The Freedman's Bureau attempted to establish a system in which blacks contracted their labor to whites, but the system failed. Instead, blacks preferred **sharecropping** , in which they traded a portion of their crop in return for the right to work someone else's land. The system worked at first, but unscrupulous landowners eventually used the system as a means of keeping poor farmers in a state of near slavery and debt. Abuses of the sharecropping system grew more widespread at the end of Reconstruction, at which point no court would fairly try the case of a sharecropper against a landowner. Sharecropping existed well into the middle of the 20th century and actually included more whites than blacks.\n\nNot all blacks, however, suffered a dismal fate during Reconstruction. Mississippi, with its large black population, became the most progressive in its promotion of blacks to political office. **Hiram Revels** and **Blanche K. Bruce** of Mississippi became the first black senators in the U.S. Congress and were elected in 1870 and 1875, respectively, only a few short years after the end of the Civil War. **Robert Smalls** of South Carolina founded the Republican Party of that state and served in the U.S. House of Representatives in the 1880s.\n\n## Summary\n\nHere are the most important concepts to remember from the Civil War\/Reconstruction period.\n\n Regional tensions over slavery and states' rights led to the Civil War, an event that radically changed American society and the role of the federal government in state affairs.\n\n \"Manifest Destiny\" and a land acquisition from Mexico spurred America to fully settle the West.\n\n Northern European immigrants continued to enter the country, motivated by industrial and agricultural opportunity.\n\n It took many years for the South to fully recover from the economic and social upheaval of the Civil War.\n\n## Chapter 9 Review Questions\n\nSee Chapter 14 for answers and explanations.\n\n.As a result of the Mexican-American War, all of the following became part of the United States EXCEPT\n\n(A) California\n\n(B) Nevada\n\n(C) New Mexico\n\n(D) Texas\n\n.\"Bleeding Kansas\" was a direct result of the doctrine of\n\n(A) judicial review\n\n(B) imperialism\n\n(C) containment\n\n(D) popular sovereignty\n\n.As a result of the Emancipation Proclamation,\n\n(A) all slaves in the Union and the Confederacy were declared free\n\n(B) nearly 200,000 free blacks and escaped slaves joined the Union Army\n\n(C) Maryland seceded from the Union\n\n(D) African Americans in the United States received the right to vote\n\n.Andrew Johnson was impeached because\n\n(A) he refused to carry out Lincoln's plan for reconstruction\n\n(B) he vetoed the Wade-Davis Bill\n\n(C) Congress was controlled by Republicans and he was a Democrat\n\n(D) he violated the Tenure of Office Act by firing Secretary of War Stanton\n\n.The dispute over electoral votes in the election of 1876\n\n(A) was similar to the election of 2000 in that the Supreme Court ultimately had to step in and decide the election\n\n(B) was resolved by a special bipartisan commission and resulted in the end of military reconstruction\n\n(C) led many members of Congress to push for a Constitutional amendment to abolish the electoral college\n\n(D) was resolved when Samuel J. Tilden conceded the election to Rutherford B. Hayes\n\n.Following the Civil War, most freed slaves\n\n(A) stayed in the South and worked as sharecroppers\n\n(B) joined the pioneering movement as it headed West\n\n(C) moved to the North to work in factories\n\n(D) took work building the nation's growing railroad system\n\n.The Know-Nothing Party focused its efforts almost exclusively on the issue of\n\n(A) the right to bear arms\n\n(B) the prohibition of alcohol\n\n(C) women's rights\n\n(D) immigration\n\n.The Free-Soil party advocated which of the following?\n\n(A) The freedom of settlers within the territories to determine the slave status of their new state\n\n(B) Passage of the Homestead Act to give free land to all Western settlers\n\n(C) The exclusion of slavery from any of the new territories\n\n(D) The policy of giving newly freed slaves \"40 acres and a mule\" following the Civil War\n\n.The principle of popular sovereignty stated that\n\n(A) whenever a new area was settled, all United States citizens were required to vote on the slave status of that area\n\n(B) slavery would not be permitted in any area after 1848\n\n(C) the president, after meeting with public interest groups, was to decide on whether slaves would be allowed in a given territory\n\n(D) settlers in the Western territories, not Congress, would decide whether to allow slavery in their territories\n\n.Which of the following is NOT a requirement set by the Reconstruction Act of 1867 for Southern states' readmission to the Union?\n\n(A) Blacks had to be allowed to participate in state conventions and state elections.\n\n(B) The state had to ratify the Fourteenth Amendment to the Constitution.\n\n(C) The state had to pay reparations and provide land grants to all former slaves.\n\n(D) The state had to rewrite its constitution and ratify it.\n\n## REFLECT\n\nRespond to the following questions:\n\n\u2022 For which content topics discussed in this chapter do you feel you have achieved sufficient mastery to answer multiple-choice questions correctly?\n\n\u2022 For which content topics discussed in this chapter do you feel you have achieved sufficient mastery to discuss effectively in a short-answer question or an essay?\n\n\u2022 On which content topics discussed in this chapter do you feel you need more work before you can answer multiple-choice questions correctly?\n\n\u2022 On which content topics discussed in this chapter do you feel you need more work before you can discuss them effectively in a short-answer question or an essay?\n\n\u2022 What parts of this chapter are you going to review again?\n\n\u2022 Will you seek further help, outside of this book (such as a teacher, tutor, or AP Students), on any of the content in this chapter\u2014and, if so, on what content?\n\n# Chapter 10\n\n# The Industrial Revolution (1865\u20131898)\n\n## THE AGE OF INVENTION AND ECONOMIC GROWTH\n\nIn 1876, **Thomas A. Edison** built his workshop in Menlo Park, New Jersey, and proceeded to produce some of the most important inventions of the century. Edison's greatest invention was the **light bulb**. Edison's pioneering work in the development of **power plants** also proved immensely important. His advances allowed for the extension of the workday, which previously ended at sundown, and the wider availability of electricity. With that wider availability, Edison and other inventors began to create new uses for electricity, both for industry and the home. The last quarter of the 19th century is often called the **Age of Invention** because so many technological advances like Edison's were made. These advances, in turn, generated greater opportunities for **mass production** , which then caused the economy to grow at a tremendous rate. Not surprisingly, the people known as the \"captains of industry\" to their fans (and the \"robber barons\" to others), who owned and controlled the new manufacturing enterprises, became extremely rich and powerful during this period.\n\n### **Industrialization, Corporate Consolidation, and the Gospel of Wealth**\n\nAs more and faster machines became available to manufacturers, businessmen discovered that their cost per unit decreased as the number of units they produced increased. The more raw product they bought, the cheaper the suppliers' asking price. The closer to capacity they kept their new, faster machines running, the less the cost of labor and electricity per product. The lower their costs, the cheaper they could sell their products. The cheaper the product, the more they sold. That, simply put, is the concept of **economies of scale**.\n\nThe downside of this new business practice was that it required employees to work as efficiently, and repetitively, as machines. **Assembly line production** had begun to take hold when Eli Whitney developed interchangeable parts, but it reached a whole new level in Ford's plants in the early 20th century. This type of production required workers to perform a single task over and over, often (before labor reform) for 12 to 14 hours a day. Factories were dangerous; machine malfunctions and human error typically resulted in more than 500,000 injuries to workers per year.\n\nThe overriding concern for businessmen, however, was that profits continued to increase by huge margins. Although government made some efforts to regulate this rapid growth, these were tentative. Furthermore, the government remained uncertain as to how to enforce regulations, and widespread corruption existed among those bureaucrats charged with enforcing the regulations. Finally, the courts of the era (especially the Supreme Court) were extremely pro-business. With almost no restraint, businesses such as railroad companies followed the path that led to greater economies of scale, which meant larger and larger businesses. This was known as **corporate consolidation**.\n\nOne new form of business organization was called a **holding company**. A holding company owned enough stock in various companies to have a controlling interest in the production of raw material, the means of transporting that material to a factory, the factory itself, and the distribution network for selling the product. The logical conclusion is a **monopoly** , or complete control of an entire industry. One holding company, for example, gained control of 98 percent of the sugar refining plants in the United States. While the company did not control the entire sugar industry, it did control one very important aspect of it.\n\nThe most common forms of business consolidation at the end of the 19th century were **horizontal** and **vertical integration**. One is legal; one is not; both were practiced by \"captains of industry\" during the Gilded Age. For all intents and purposes, horizontal integration created monopolies within a particular industry, the best-known example being Standard Oil, created by John D. Rockefeller. In horizontal integration, several smaller companies within the same industry are combined to form one larger company, either by being bought out legally or by being destroyed through ruthless business practices such as cutthroat competition or pooling agreements. Many of these business practices are illegal today because of antitrust legislation passed at the turn of the last century. Vertical integration remains legal, however, provided the company does not become either a trust or a holding company, but rather allows other companies in the same industry to survive and compete in the marketplace. In vertical integration, one company buys out all the factors of production, from raw materials to finished product. For example, Swift Premium might control the stockyards, the slaughterhouse, and the processing and packaging plants but still compete with Oscar Mayer or Hebrew National.\n\nNumerous problems arose because of this consolidation of power. First, rapid growth required lots of money. Businessmen borrowed huge sums, and when their businesses occasionally failed, bank failures could result. During the last quarter of the 19th century, the United States endured one major financial panic per decade. Although irresponsible investors caused the panics, the lower classes suffered the most, as jobs and money became scarce. Second, monopolies created a class of extremely powerful men whose interests clashed with those of the rest of society. As these businessmen grew more powerful, public resentment increased, and the government responded with laws to restrict monopolies (which the courts, in turn, weakened). The back-and-forth battle among the public, the government, and the courts is best exemplified by the **Sherman Antitrust Act of 1890**. Public pressure led to the passage of this law forbidding any \"combination...or conspiracy in the restraint of trade.\"\n\nUnfortunately, the wording of the Sherman Antitrust Act was ambiguous enough to allow the pro-business Supreme Court at the time to interpret the law as it saw fit. For example, in 1895, the Court ruled that E. C. Knight, a company that controlled 98 percent of the sugar refining plants in the United States, did not violate the Sherman Antitrust Act because local manufacturing was not subject to congressional regulation of interstate commerce. ( _U.S. v. E. C. Knight Co_., 1895.) On the other hand, labor unions were often found to be \"in restraint of free trade\" and declared illegal. This loophole was closed during Wilson's administration in 1914 with the passage of the Clayton Antitrust Act, which made allowances for collective bargaining.\n\nAnother response to public pressure for reform came from industrialists themselves. Steel mogul **Andrew Carnegie** promoted a philosophy based on the work of Charles Darwin. Using Darwin's theory of evolution as an analogy, Carnegie argued that in business, as in nature, unrestricted competition allowed only the \"fittest\" to survive. This theory was called **Social Darwinism**. Aside from the fact that Carnegie's analogy to Darwin's theory was at best dubious, it also lacked consistency; while Carnegie argued against government regulation, he supported all types of government assistance to business (in the form of tax abatements, grants, tariffs, and so on). Carnegie further argued that the concentration of wealth among a few was the natural and most efficient result of capitalism. Carnegie also asserted that great wealth brought with it social responsibility. Dubbing his belief the **Gospel of Wealth** , he advocated philanthropy, as by building libraries and museums or funding medical research, but not charity. Some of his peers were as generous; others were not.\n\n### **Factories and City Life**\n\nManufacturers cut costs and maximized profits in every way they could imagine. They reduced labor costs by hiring **women** and **children**. In cities, where most factories were located, manufacturers hired the many newly arrived **immigrants** who were anxious for work. Because manufacturers paid as little as possible, the cities in which their employees lived suffered many of the problems associated with poverty, such as crime, disease, and the lack of livable housing for a rapidly expanding population. As mentioned before, factories were dangerous, and many families had at least one member who had been disabled at work. Insurance and workmen's compensation did not exist then, either.\n\nThe poverty level in cities also rose because those who could afford it moved away from the city center. As factories sprang up, cities became dirtier and generally less healthy environments. Advances in **mass transportation** , such as the expansion of railroad lines, streetcars, and the construction of subways, allowed the middle class to live in nicer neighborhoods, including bedroom communities in the suburbs, and commute to work. (The growing middle class was made up of managers, secretaries, bureaucrats, merchants, and the like.) As a result, immigrants and migrants made up the majority of city populations. Starting around 1880, the majority of immigrants arrived from Southern and Eastern Europe. (Prior to 1880, most immigrants to America came from northern and western Europe.) Prejudice against the new arrivals was widespread, and many immigrants settled in **ethnic neighborhoods** usually in **tenements**. Worse off still were **black** and **Latino** migrants. Many employers refused them any but the worst jobs.\n\nMunicipal governments of the era were not like those of today. In fact, such governments were practically nonexistent. Most Americans expected churches, private charities, and ethnic communities to provide services for the poor. However, many of those services were provided instead by a group of corrupt men called **political bosses**. Bosses helped the poor find homes and jobs; they also helped them apply for citizenship and voting rights. They built parks, funded auxiliary police and fire departments, and constructed roads and sewage lines. In return, they expected community members to vote as they were instructed. Occasionally, they also required \"donations\" to help fund community projects. Political bosses\u2014whose organizations were called **political machines** \u2014rendered services that communities would not otherwise have received. However, because the bosses resorted to criminal means to accomplish their goals, the cost of their services was high. The most notorious of these bosses was \"Boss\" Tweed of Tammany Hall in New York City.\n\nWilliam \"Boss\" Tweed became a New York City alderman in the 1850s. He expanded his influence by gaining a seat on New York's Board of Supervisors, which allowed him to embezzle millions of dollars through corruption in city construction projects. Tweed also became a prominent leader of Tammany Hall, the political machine of New York's Democratic Party. Tweed gave out jobs, homes, and protection to new immigrants in exchange for their votes in local elections. By the 1870s, Tweed's power became noticeable to leading journalists, including the New York Times and political cartoonist Thomas Nast. Nast drew images of Tweed's corrupt practices in _Harper's Weekly_ , and _The New York Times_ published ledgers proving that Tweed embezzled millions of dollars through extortion and fraudulent construction projects. One estimate claimed that Tweed charged the city of New York almost $180,000 ($2.5 million today) for three tables and forty chairs, and that one worker earned over $130,000 ($1.8 million today) for two days' work. Tweed was eventually found guilty and died in prison in 1878, but not before escaping from prison and getting all the way to Spain, only to be recaptured because people recognized him from Nast's cartoons.\n\nWidespread misery in cities led many to seek changes. Labor unions formed to try to counter the poor treatment of workers. Unions were considered radical organizations by many, and the government was wary of them; businesses and the courts were openly hostile to them. Hired goons and, in some cases, federal troops often broke strikes. Before the Civil War, the few unions that existed were small, regional, or local and represented workers within a specific craft or industry. One of the first national labor unions was the **Knights of Labor** , founded in 1869 by Uriah Stephens, a Philadelphia tailor.\n\nThe Knights organized skilled and unskilled workers from a variety of crafts into a single union. Their goals included (1) an eight-hour workday; (2) equal pay for equal work for men and women (this would not become a federal law until 1963); (3) child labor laws, including the prohibition of working under the age of 14; (4) safety and sanitary codes; (5) a federal income tax (not enacted until the ratification of the Sixteenth Amendment in 1913); and (6) government ownership of railroad and telegraph lines.\n\n* * *\n\nIdentification\n\nOne important shift during the 19th century was that from vertical identification to horizontal identification. For example, in 1800, an apprentice shoemaker would likely to think of himself as belonging to a class with journeyman shoemakers and master shoemakers. By 1850, he would be much more likely to think of himself as belonging to a class with apprentice tailors and apprentice blacksmiths.\n\n* * *\n\nAlthough the Knights advocated arbitration over strikes, they became increasingly violent in efforts to achieve their goals. By the 1880s, after a series of unsuccessful strikes under the leadership of **Terrence Powderly** , the popularity of the Knights began to decline. The American public began to associate unions with violence and political radicalism. Propagandists claimed that unions were subversive forces\u2014a position reinforced in public opinion by the **Haymarket Square Riot**. During an 1886 labor demonstration in Chicago's Haymarket Square, a bomb went off, killing police. Many blamed the incident on the influence of radicals within the union movement, although no one knew who set off the bomb.\n\nIn 1892, workers at Carnegie's Homestead Steel factory went on strike, protesting a wage cut and the refusal of factory manager Henry Clay Frick to allow them to form a union. Frick locked out the workers when their contract expired, hired replacement workers, and then called in the Pinkerton Detective force to prevent the steel workers from protesting. The ensuing clash between the Pinkertons and the strikers led to several deaths and the retreat of the Pinkertons. Eventually, the Pennsylvania state militia ended the strike, and Frick hired new workers to replace the striking workers.\n\nIn 1894, workers at the Pullman Palace Car Factory faced a wage cut and an increase in the cost of their housing. They organized a strike, and the American Railway Union (ARU) joined their strike in May, leading to over 250,000 railway workers walking off the job, shutting down rail travel in 27 states. ARU president Eugene Debs refused to end the strike, even after President Cleveland ordered the Army to stop the strike and Debs was ordered to stop the strike because it was disrupting delivery of federal mail. Debs was convicted and jailed for refusing to follow a court order. While in jail, Debs is said to have read Karl Marx's _Communist Manifesto_. When released from jail, he became active in the socialist movement, and eventually became the leader of the American Socialist party.\n\nMany early unions did indeed subscribe to utopian and\/or socialist philosophies. Later on, the **American Federation of Labor** , led by **Samuel Gompers** , avoided those larger political questions, concentrating instead on such \"bread and butter\" issues as higher wages and shorter workdays, an approach that proved successful. Gompers also realized that his union could gain more power if it excluded unskilled workers; the AFL was formed as a confederation of **trade unions** (i.e., unions made up exclusively of workers within a single trade). The history of early unions is marred by the fact that most refused to accept immigrants, blacks, and women among their memberships.\n\nCharitable middle-class organizations, usually run by women, also made efforts at urban reform. These groups lobbied local governments for building-safety codes, better sanitation, and public schools. Frustrated by government's slow pace, their members also founded and lived in **settlement houses** in poor neighborhoods. These houses became community centers, providing schooling, childcare, and cultural activities. In Chicago, for example, **Jane Addams** founded Hull House to provide such services as English lessons for immigrants, day care for children of working mothers, childcare classes for parents, and playgrounds for children. Addams also campaigned for increased government services in the slums. She was awarded the Nobel Peace Prize for her life's work in 1931.\n\nWhile the poor suffered, life improved for both the wealthy and the middle class. Increased production and wealth meant greater access to luxuries and more leisure time. Sports, high theater, vaudeville (variety acts), and, later, movies became popular diversions. It was also during this period that large segments of the public began to read **popular novels** and **newspapers**. The growth of the news-paper industry was largely the responsibility of **Joseph Pulitzer** and **William Randolph Hearst** , both of whom understood the commercial value of bold, screaming headlines and lurid tales of scandal. This new style of sensational reporting became known as **\"yellow journalism.\"**\n\nExcerpt from Booker T. Washington's Atlanta Compromise speech.\n\n\"In conclusion, may I repeat that nothing in thirty years has given us more hope and encouragement, and drawn us so near to you of the white race, as this opportunity offered by the Exposition; and here bending, as it were, over the altar that represents the results of the struggles of your race and mine, both starting practically empty-handed three decades ago, I pledge that in your effort to work out the great and intricate problem which God has laid at the doors of the South, you shall have at all times the patient, sympathetic help of my race; only let this be constantly in mind, that, while from representations in these buildings of the product of field, of forest, of mine, of factory, letters, and art, much good will come, yet far above and beyond material benefits will be that higher good, that, let us pray God, will come, in a blotting out of sectional differences and racial animosities and suspicions, in a determination to administer absolute justice, in a willing obedience among all classes to the mandates of law. This, coupled with our material prosperity, will bring into our beloved South a new heaven and a new earth.\"\n\n### **Jim Crow Laws and Other Developments in the South**\n\nMost of the advances made during the machine age affected primarily Northern cities. In the South, agriculture continued as the main form of labor. The industrialization programs of Reconstruction did produce some results, however. Textile mills sprang up around the South, reducing cotton farmers' reliance on the North. Tobacco processing plants also employed some workers. Still, the vast majority of Southerners remained farmers.\n\nPostwar economics forced many farmers to sell their land, which wealthy landowners bought and consolidated into larger farms. Landless farmers, both black and white, were forced into **sharecropping**. The method by which they rented land was called the **crop lien system** ; it was designed to keep the poor in constant debt. Because these farmers had no cash, they borrowed what they needed to buy seed and tools, promising a portion of their crop as collateral. Huge interest rates on their loans and unscrupulous landlords pretty much guaranteed that these farmers would never overcome their debt, forcing them to borrow further and promise their _next_ crop as collateral. In this way, landlords kept the poor, both black and white, in a state of virtual slavery.\n\nThe advent of **Jim Crow laws** made matters worse for blacks. As the federal government exerted less influence over Southern states, towns and cities passed numerous discriminatory laws. The Supreme Court assisted the states by ruling that the Fourteenth Amendment did not protect blacks from discrimination by privately owned businesses and that blacks would have to seek equal protection from the states, not from the federal government. In 1883, the Court also reversed the Civil Rights Act of 1875 (which said that businesses and public facilities couldn't be segregated), thus opening the door to legal ( _de jure_ ) segregation. In 1896, the Supreme Court ruled in **_Plessy v. Ferguson_** that the role of the federal government was not to maintain social equality. It went on to establish that \"separate but equal\" facilities for the different races was legal. In so doing, the Court set back the civil rights gains made during Reconstruction.\n\nIn this atmosphere, integration and equal rights for blacks seemed to most a far-off dream. **Booker T. Washington** certainly felt that way. A Southern black born into slavery, Washington harbored no illusions that white society was ready to accept blacks as equals. Instead, he promoted economic independence as the means by which blacks could improve their lot. To pursue that goal, he founded the Tuskegee Institute, a vocational and industrial training school for blacks. Some accused Washington of being an **accommodationist** because he refused to press for immediate equal rights. Others believed that Washington simply accepted the reality of his time when he set his goals. In his Atlanta Exposition, a famous speech delivered in Atlanta, Georgia, in 1895, Washington outlined his view of race relations. Washington's more aggressive rival W. E. B. Du Bois (see Chapter 11) referred to the speech, which he deemed submissive, as \"The Atlanta Compromise.\"\n\n### **The Railroads and Developments in the West**\n\nOn the western frontier, **ranching** and **mining** were growing industries. Ranchers drove their herds across the western plains and deserts, ignoring property rights and Native American prerogatives to the land. Individual miners lacked the resources to mine and cart big loads, so mostly they prospected; when they found a rich mine, they staked a claim and sold their rights to a mining company.\n\nIn the second year of the Civil War, Lincoln issued a challenge to America not unlike Kennedy's 1961 pledge to reach the Moon\u2014that before the decade was out, America would have a Transcontinental Railroad connecting one side of the country to the other. From 1863 to 1869, former farmers, immigrants, freed slaves, and Civil War veterans worked to make Lincoln's vision a reality. The railroad's arrival changed the West in many ways. The railroads, although owned privately, were built largely at the public's expense, through direct funding and substantial grants of land to the railroads. Both federal and local governments were anxious for rails to be completed and so provided substantial assistance. Although the public had paid for the rail system, rail proprietors strenuously objected to any government control of their industry, and it took years for railroad rates to come under regulation. Until they were regulated, the railroads would typically overcharge wherever they owned a monopoly and undercharge in competitive and heavily trafficked markets. This practice was particularly harmful to farmers in remote areas.\n\nAs railroad construction crawled across the nation, rail companies organized massive hunts for buffalo (considered a nuisance). Railroad bounty hunters hunted the herds to near extinction, destroying a resource upon which local Native Americans had depended. Some tribes, such as the Sioux, fought back, giving the government an excuse to send troops into the region. While Native Americans won some battles (notably at **Little Big Horn** , where George Custer met his death), the federal army ultimately overpowered them.\n\nThe railroads brought other changes as well. Rails quickly transformed depot towns into vital cities by connecting them to civilization. Easier, faster travel meant more contact with ideas and technological advances from the East. Developments in railroad technology had applications in other industries and so accelerated the Industrial Revolution. In addition, \"railroad time,\" by which rail schedules were determined, gave the nation its first standardized method of time telling with the adoption of time zones.\n\nAs the rails pushed the country westward, settlers started filling in the territory. By 1889, North Dakota, South Dakota, Washington, and Montana were populous enough to achieve statehood; Wyoming and Idaho followed in 1890. The result of the 1890 census prompted the Progressive historian Frederick Jackson Turner to declare that the American frontier was gone, and with it the first period of American history. Turner argued that the frontier was significant in (1) shaping the American character, (2) defining the American spirit, (3) fostering democracy, and (4) providing a safety valve for economic distress in urban, industrial centers by providing a place to which people could flee. Historians refer to these ideas collectively as the **Turner** or **Frontier Thesis**.\n\nIn the Great Plains, farming and ranching constituted the main forms of employment. New farm machinery and access to mail (and mail-order retail) made life on the plains easier, but it was still lonely and difficult. The government, realizing the potential of the region as the nation's chief agricultural center, passed two significant pieces of legislation in 1862\u2014the **Homestead Act** and the **Morrill Land Grant Act**. Anxious to attract settlers to develop the West, the federal government offered 160 acres of land to anyone who would \"homestead\" it (cultivate the land, build a home, and live there) for five years. It was quickly discovered that 160 acres wasn't enough to productively farm on some of the very dry land in the West or to compete with some of the large-scale commercial agricultural farms, so subsequent acts had to give out more land if farmers agreed to irrigate the land or plant trees on the land. Of course, the government was giving away land that belonged to Native Americans. Furthermore, private speculators and railroad companies often exploited the law for their own personal economic gain. The Morrill Land Grant Act set aside land and provided money for agricultural colleges. Eventually, agricultural science became a huge industry in the United States.\n\n* * *\n\nThe **Nez Perce** were an Indian tribe in northeast Oregon. As it did with many tribes, the U.S. government forced them to migrate to a small reservation in Idaho. **Chief Joseph** led his people in resistance to this removal, but eventually surrendered to federal power. Along with Sitting Bull, Chief Joseph became one of the most well-known Indians of his time\n\n* * *\n\nWith many families and corporations heading West, both government and conservation groups sought for added protection of natural resources. **The U.S. Fish Commission** was created in 1871 to study, monitor, and preserve wild fisheries. Today the Fish Commission is part of the U.S. Fish and Wildlife Service, a division of the Department of the Interior. In 1892, naturalist **John Muir** created the **Sierra Club** , one of the first large organizations devoted to conservation in the United States. Later, President Theodore Roosevelt would be known as a president who furthered environmental preservation of the West through the National Parks system.\n\nThe big losers in this expansionist era, of course, were Native Americans. At first, pioneers approached the tribes as sovereign nations. They made treaties with them, which the settlers or their immediate successors broke. The result was warfare, leading the government to try another approach. The new tack was to force Native Americans onto reservations, which typically were made up of the least desirable land in a tribe's traditional home region. The reservation system failed for a number of reasons, including the inferiority of the land, the grouping of incompatible tribes on the same reservation, and the lack of autonomy granted the tribes in managing their own affairs. Moreover, some Westerners simply ignored the arrangement and poached on reservation lands. Helen Hunt Jackson's book _A Century of Dishonor_ detailed the injustices of the reservation system and inspired reformers to push for change, which came in 1887 in the form of the **Dawes Severalty Act**.\n\nThe Dawes Severalty Act broke up the reservations and distributed some of the land to the head of each Native American family. Similar to the Homestead Act, the allotment was 160 acres of land. This time, however, it was required that the family live on the land for 25 years, after which time the land was legally theirs. And the grand prize was American citizenship! The Dawes Act was intended as a humanitarian solution to the \"Indian problem\"; its main goal was to accelerate the assimilation of Native Americans into Western society by integrating them more closely with whites. Native Americans, naturally, resisted. Furthermore, poverty drove many to sell their land to speculators, leaving them literally homeless.\n\nSome displaced Indians turned to religion for comfort. The **Ghost Dance Movement** started in 1889, inspired by the visions of the prophet Wovoka. In his prophecies, Wovoka promised followers that, through proper ceremony and supernatural magic, federal expansion in the West would end and Indians would live peacefully on their native lands. Many Lakota Sioux were active in the Ghost Dance Movement and later met their bloody fate at the hands of federal agents during the **Wounded Knee Massacre** , a dispute started by cavalry troops intent on disarming the members of the Pine Ridge Reservation. Hundreds of Lakota were killed or injured and the site of the battlefield is now a National Historic Landmark.\n\n* * *\n\nCivil Service Reform\n\nThe \"spoils system\" pioneered by Andrew Jackson meant that every time a new president took office, thousands of government jobs opened up, and it was the president's responsibility to fill them. This is what the presidents of the mid-19th century did with their days. For instance, even as the Civil War raged, Abraham Lincoln spent morning, afternoon, and evening dealing with the job applicants who lined up outside his office, the line winding through the White House and out the door onto Pennsylvania Avenue.\n\nWithin the Republican Party, who dominated control of the White House following the Civil War, a split developed between **Stalwarts** , who believed that all government jobs should go to loyal Republicans, and **Half-Breeds** , who thought that qualified Democrats should be able to keep their jobs even after a Republican was elected. When a frustrated job-seeker assassinated President Garfield, it became clear that something had to be done about the way government employment was handled. His successor, Chester Arthur, had been a Stalwart, but he signed the **Pendleton Civil Service Reform Act** that began the dismantling of the old spoils system.\n\n* * *\n\n### **National Politics**\n\nMark Twain dubbed the era between Reconstruction and 1900 the **Gilded Age** of politics. Gilded metals have a shiny, gold-like surface, but beneath lies a cheap base. America looked to have entered a period of prosperity, with a handful of families having amassed unprecedented wealth, but the affluence of a few was built on the poverty of many. Similarly, American politics looked like a shining example of representative democracy, but just beneath the surface lay crass corruption and patronage. Political machines, not municipal governments, ran the cities. Big business bought votes in Congress and then turned around and fleeced consumers. Workers had little protection from the greed of their employers because the courts turned a deaf ear to worker complaints. In other words, Twain was right on the money.\n\nThe presidents of this era were generally not corrupt. They were, however, relatively weak. (The president is only as powerful as his support allows him to be; thus popular presidents, such as Andrew Jackson and Franklin Roosevelt, were able to accomplish so much.) Don't expect too many questions about the presidents of this period, but for the record, **Rutherford B. Hayes, James Garfield** , and **Chester A. Arthur** concerned themselves primarily with civil service reform (see the accompanying box), while **Grover Cleveland** believed that government governed best which governed least. **Benjamin Harrison** took the opposite tack, and he and his allies in the Capitol passed everything from the nation's first meat inspection act to the banning of lotteries to the purchase of several battleships. Much of the legislation we have discussed, from the Sherman Antitrust Act to the second Morrill Land-Grant Colleges Act, was passed under Harrison's watch. But the public's discomfort with the activism of Harrison and the **Billion-Dollar Congress** of 1890 led to Grover Cleveland's return to the White House.\n\nIn response to the outcry over widespread corruption, the government made its first stabs at regulating itself and business. Many states imposed **railroad regulations** because railroads were engaging in price gouging. In 1877, the Supreme Court upheld an Illinois state law regulating railroads and grain elevators in the case of _Munn v. Illinois_. This was a surprising decision, given that railroads crossed state lines and only Congress can regulate interstate commerce. The Court argued that states had the power to regulate private industry that served the \"public interest.\" Although the Supreme Court would reaffirm Congress's authority nine years later in the _Wabash_ case, when it ruled that states could _not_ establish rates involving interstate commerce, an important precedent for regulating business in the public's interest had been established.\n\nIn 1887, just one year after the _Wabash_ decision, Congress passed the first federal regulatory law in U.S. history. The **Interstate Commerce Act** set up the Interstate Commerce Commission (ICC) to supervise railroad activities and regulate unfair and unethical practices. (The ICC wasn't disbanded until the 1980s under the Reagan administration, when, in attempts to save money, the federal government deregulated many forms of transportation.)\n\nIt was also during this period that **women's suffrage** became an important political issue. **Susan B. Anthony** led the fight, convincing Congress to introduce a suffrage amendment to the Constitution. The bill was introduced every year and rarely got out of committee, but the fight had begun in earnest. Meanwhile, organizations such as the **American Suffrage Association** fought for women's suffrage amendments to state constitutions. By 1890, they had achieved some partial successes, gaining the vote on school issues. (Women finally gained the right to vote with the ratification of the Nineteenth Amendment in 1920, fifty years after male suffrage became universal.)\n\n### **The Silver Issue and the Populist Movement**\n\nIn the period after the Civil War, production on all fronts\u2014industrial and agricultural\u2014increased. Greater supply accordingly led to a drop in prices. For many farmers, lower prices meant trouble, as they were locked into long-term debts with fixed payments. Looking for a solution to their problem, farmers came to support a more generous money supply. An increase in available money, they correctly figured, would make payments easier. It would also cause inflation, which would make the farmers' debts (held by Northern banks) worth less. Not surprisingly, the banks opposed the plan, preferring for the country to use only gold to back its money supply.\n\nThe farmers' plan called for the liberal use of silver coins, and because silver was mined in the West, this plan had the added support of Western miners along with that of Midwestern and Southern farmers. Thus, the issue had a regional component. Because it pitted poor farmers against wealthy bankers, it also had elements of class strife. Although a complicated matter, the money issue was potentially explosive.\n\nThe \"silver versus gold\" debate provided an issue around which farmers could organize. They did just that. First came the **Grange Movement** , which, founded in 1867, boasted more than a million members by 1875. The Grangers started out as cooperatives, with the purpose of allowing farmers to buy machinery and sell crops as a group and, therefore, reap the benefits of economies of scale. Soon, the Grangers endorsed political candidates and lobbied for legislation. The Grangers ultimately died out due to lack of money, but they were replaced by **Farmers' Alliances**. The Alliances allowed women to be politically active (Mary Elizabeth Lease was a huge organizer for them), and they had branches all around the nation. The Farmers' Alliances were even more successful than the Grange movement, and they soon grew into a political party called the **People's Party** , the political arm of the **Populist** movement.\n\n* * *\n\nAlthough the Grangers were the most influential group of united farmers, with chapters from New England to the West, there were other groups started by minority farmers that are less well known but which made an impact in their local regions. **Las Gorras Blancas** was founded in 1889 by New Mexican farmers whose land was being taken by Anglo-American settlers. Though their tactics were at times violent, several of their leaders ran for political positions under the banner of the Populist Party. In Texas, the **Colored Farmers' Alliance** , formed in 1886, invited black farmers to organize for their collective interests. Like Las Gorras Blancas, the Colored Farmers were largely Populists.\n\n* * *\n\nThe People's Party held a convention in 1892. (Their platform was called the Omaha Platform. It called for solidarity with industrial workers, opposition to immigration to help American workers, and trying to earn more support for Eastern laborers, amongst other things.) Aside from supporting the generous coinage of silver, the Populists called for government ownership of railroads and telegraphs, a graduated income tax, direct election of U.S. senators, and shorter workdays. Although their 1892 presidential candidate, James Weaver, came in third, he won more than 1 million votes, awakening Washington to the growing Populist movement.\n\nThe Grangers were responsible for most of the laws regulating the railroads in the 1870s and 1880s. These are referred to as the Granger Laws.\n\nAs Cleveland took office in 1893, the country entered a four-year financial crisis. Hard economic times made Populist goals more popular, particularly the call for easy money. (Most people at the time, after all, had no money at all.) Times got so bad that even more progressive (some would say radical) movements gained popularity; in 1894, the **Socialists** , led by **Eugene V. Debs** , gained support. By 1896, the Populists were poised for power. They backed Democratic candidate **William Jennings Bryan** against Republican nominee **William McKinley** , and Bryan ran on a strictly Populist platform; he based his campaign on the call for **\"free silver.\"** He is probably best remembered for his \"Cross of Gold\" speech (a typical multiple-choice question). He argued that an easy money supply, though inflationary, would loosen the control that Northern banking interests held over the country. The Republicans, on the other hand, became solidly allied with big businesses, as McKinley got huge campaign contributions from large companies. Business leaders told their employees that they would lose their jobs if Bryan won the election. Bryan lost the campaign; this, coupled with an improved economy, ended the Populist movement.\n\nAn easy way to remember the Populists is through the book _The Wizard of Oz_ by L. Frank Baum. The novel is reportedly a political allegory, with Dorothy representing the common man, her silver shoes (the movie changed them into ruby slippers) representing the silver standard, the scarecrow representing the farmer, and the Tin Man representing the industrial worker. William Jennings Bryan was said to be the model for the Cowardly Lion.\n\n### **Foreign Policy: The Tariff and Imperialism**\n\nBefore the Civil War, most Americans earned their living by farming. By 1900, however, the United States had become the leading industrial power in the world. It is difficult for us to imagine the enormous controversy surrounding the issue of the tariff throughout U.S. history. Remember that there was no federal income tax until the Sixteenth Amendment was adopted in 1913. Clearly, the most infamous tariff was the **Tariff of Abominations** (1828). This ultimately triggered the nullification crisis during Jackson's first administration. Following the Civil War, the tariff came to dominate national politics, as industrialists competing in an international market demanded high tariffs to protect domestic industries. Farmers and laborers, on the other hand, were hurt by high tariffs. Generally, Democrats supported lower tariffs while Republicans advocated high, protective tariffs.\n\nIn 1890, Congress enacted the McKinley Tariff, which raised the level of duties on imported goods almost 50 percent. Certain products, however, such as unprocessed sugar, were put on a duty-free list. Then, in 1894, Congress passed the Wilson-Gorman Tariff, which essentially resembled the schedule established by the **McKinley Tariff** , despite heated debate between members of the House of Representatives and the Senate. The tariff issue not only dominated congressional debate, it also had a tremendous impact on foreign relations (see below). For example, the Wilson-Gorman Tariff is usually considered one of the causes of the **Spanish-American War**.\n\nThroughout the machine age, American production capacity grew rapidly. As we have already discussed, not every American had enough money to buy the products he or she made at work. America began looking overseas to find **new markets**. Increased **nationalism** also led American business to look for new markets. America's centennial celebration in 1876 heightened national pride, as did awareness that the country was becoming a world economic power. As Americans became more certain that their way of life was best, they hoped to spread that around the globe. This philosophy led American influence to expand into a number of new arenas.\n\nFirst, **William H. Seward** , secretary of state under Lincoln and Johnson, set the precedent for increased American participation in any and all doings in the Western Hemisphere. In particular, Seward engineered the purchase of Alaska and invoked the Monroe Doctrine to force France out of Mexico. In the following decade, American businesses began developing markets and production facilities in Latin America, and gradually they gained political power in the region.\n\nAs long as America moved into regions to do business, it was practicing **expansionism** , which most Americans supported. When the United States took control of another country, however, it was exercising **imperialism** , a more controversial practice. A book by naval Captain Alfred T. Mahan, called _The Influence of Sea Power Upon History_ (1890), piqued the government's interest in imperialism. Mahan argued that successful foreign trade relied on access to foreign ports, which in turn required overseas colonies, and colonies in turn required a strong navy. The book popularized the idea of the **New Navy** , and after the United States invested in upgrading its ships, it turned its attention to foreign acquisitions.\n\nThe search for a port along the trade route to Asia attracted the United States to **Hawaii**. Foreign missionaries had arrived in Hawaii in the early 1800s, but significant U.S. involvement there began in the 1870s, when American sugar producers started trading with the Hawaiians. Due in large part to American interference, the Hawaiian economy collapsed in the 1890s. The United States had allowed Hawaii tariff-free access to American markets. Then, when Hawaii became dependent on trade with the United States, the government imposed high tariffs (the McKinley Tariff mentioned above), thereby greatly diminishing Hawaiian exports. The white minority overthrew the native government, and, eventually, the United States annexed Hawaii. Japan was outraged; more than 40 percent of Hawaii's residents were of Japanese descent. That anger would resurface during World War II.\n\nAnother opportunity for American expansion arose when Cuban natives revolted against Spanish control. The revolution in **Cuba** , like the Hawaiian revolution, was instigated by U.S. tampering with the Cuban economy (by imposing high import tariffs, as discussed above). A violent Cuban civil war followed, reported in all its gory detail in the sensational Hearst newspaper (see \"yellow journalism,\" earlier in this chapter). When an American warship, the _Maine_ , exploded in the Havana harbor under circumstances that remain a mystery, the drumbeats for war grew deafening. In the ensuing war, the United States not only drove Spain out of Cuba, but also sent a fleet to the Spanish-controlled **Philippines** and drove the Spanish out of there too. In the **Treaty of Paris** , Spain granted Cuba independence and ceded the Philippines, Puerto Rico, and Guam to the United States. Remember that Hawaii was annexed the same year but not because of the Spanish-American War. Also, note that this was the third Treaty of Paris that matters in U.S. history. The first ended the French and Indian War in 1763, while the second ended the Revolutionary War in 1783.\n\nTheodore Roosevelt was Assistant Secretary of the Navy in 1898, during the the Spanish-American War, and he ordered the U.S. Pacific Fleet to the Philippines. He then resigned from the Navy and led a volunteer regiment of cavalry troops in Cuba.\n\nDespite the Teller Amendment, in which the United States claimed it would not annex Cuba after Spain's departure from the island in 1898, U.S. troops remained in Cuba for another few years. Then, in 1901, Cuba was compelled to include a series of provisions in its new constitution. The United States made it quite clear that its troops would not leave unless Cuba agreed to these provisions, collectively known as the **Platt Amendment.** The United States was basically given control over Cuba's foreign affairs. Under the guise of protecting Cuba's political and social stability and thus its independence, the following terms were established: (1) Cuba was not permitted to sign any foreign treaty without the consent of the United States, (2) the United States could intervene in Cuban domestic and foreign affairs, and (3) the United States was granted land on which to build a naval base and coaling station. The Platt Amendment was ultimately repealed in 1934 during **FDR** 's administration as part of his **Good Neighbor Policy.** The United States continues to operate a naval station at Guantanamo Bay, however. (Yes, _that_ Guantanamo Bay.)\n\nControl of the Philippines raised a tricky question: \"Should the United States annex the Philippines, or should it grant the country the independence its people sought?\" Proponents of annexing the Philippines argued that if the United States granted Filipinos their independence, the archipelago would simply be conquered by another European nation, with the only result being that the United States would lose a valuable possession. Perhaps most compelling, and certainly the best-known rationale for U.S. annexation of the Philippine Islands, was the belief that the United States had a moral obligation to \"Christianize and civilize\" the Filipinos, who were already overwhelmingly Christian\u2014albeit Catholic, which didn't count for some Protestant imperialists\u2014and preferred to achieve \"civilization\" in their own way. The notion that people not of European extraction were unfit to rule themselves came to be known as the \"white man's burden,\" from the title of a poem written by Rudyard Kipling in response to the United States' annexation of the Philippines. Opponents felt that the United States should promote independence and democracy, both noble national traditions. To control the Philippines, they argued, would make the United States no better than the British tyrants they overthrew in the Revolutionary War. In the end, the Senate voted to annex the Philippines. It was a very close margin. The Senate needed 56 votes to get the two-thirds majority needed to ratify a treaty, and got 57, meaning that there were 27 senators who opposed the treaty. Filipino nationalists responded by waging a guerrilla war against the United States. In response, the U.S. used incredibly brutal tactics to subdue the Filipino revolt and inflict huge casualties on the civilian population. Although the United States eventually gained control of the country, the Philippines remained a source of controversy for decades. The United States granted the Philippines independence in 1946.\n\nAs the United States acquired an overseas empire, a fundamental question arose as to the legal status of the native population living in these territories: \"Does the Constitution follow the flag?\" In other words, were colonial subjects entitled to the same protections and privileges granted to U.S. citizens by the Constitution? The Supreme Court settled this issue by a series of rulings known collectively as the **Insular Cases** (1901\u20131903). The Court ruled that the Constitution did _not_ follow the flag; Congress was free to administer each overseas possession as it chose, depending on the particular situation in any given foreign territory.\n\nFinally, America hoped to gain entry into Asian markets. To that end, McKinley sought an **Open Door Policy** for all Western nations hoping to trade with Asia. The European nations that had colonized China were not so keen on the idea; to their way of thinking, they fought for those markets and planned to keep them. When Chinese nationalists (known as the Boxers) rose against European imperialism and besieged the Beijing legation quarter, the United States sent troops to help suppress the rebels. In return, Germany, France, and England grew more receptive to America's foreign policy objectives.\n\nAmerican imperialism would continue through Theodore Roosevelt's administration. We'll discuss that period in the next chapter.\n\n## Summary\n\nHere are the most important concepts to remember from the Industrial Revolution period.\n\n The Industrial Revolution changed not only industry, but also virtually every aspect of American daily life, ushering in urbanization and manufacturing, stimulating immigration and migration North.\n\n Large businesses stimulated economic growth and largely thrived on little to no governmental regulation.\n\n Work opportunities opened up for women and minorities\u2014but also led to widespread child labor.\n\n Corruption in government and corporate abuses of power led to social reformers calling for change.\n\n## Chapter 10 Review Questions\n\nSee Chapter 14 for answers and explanations.\n\n.The scalawags were\n\n(A) another name for the Redeemers, who refused to accept the fact that the South had lost the Civil War\n\n(B) Northern politicians who traveled to the South after the Civil War to exploit the political and economic instability for their own personal gain\n\n(C) advocates of civil rights for the newly freed slaves\n\n(D) white Southerners who supported Republican policies during Reconstruction\n\n.Which of the following statements about Supreme Court decisions during the latter part of the nineteenth century is most accurate?\n\n(A) They reduced federal power over the states by narrowly defining the applicability of the Constitution to state law.\n\n(B) They cleared the way for the liberal reforms of the twentieth century by broadly interpreting constitutional guarantees of individual rights.\n\n(C) They had little practical effect because the executive branch consistently refused to enforce the Court's rulings.\n\n(D) They used the Fourteenth Amendment to create numerous environmental regulations and human rights, stifling American business growth.\n\n.The term _vertical integration_ refers to\n\n(A) Reconstruction-era efforts to assimilate newly freed slaves into all social strata of American society\n\n(B) an architectural movement that sought to blend urban skyscrapers with the natural landscape surrounding them\n\n(C) the industrial practice of assigning workers a single, repetitive task in order to maximize productivity\n\n(D) control of all aspects of an industry, from production of raw materials to delivery of finished goods\n\n.The passage of the Pendleton Act was a direct result of the\n\n(A) assassination of Abraham Lincoln\n\n(B) failure of Reconstruction\n\n(C) assassination of James A. Garfield\n\n(D) Supreme Court decision in _Plessy v. Ferguson_\n\n.The Haymarket Affair represented a major setback for the\n\n(A) women's suffrage movement\n\n(B) civil rights movement for African Americans\n\n(C) Knights of Labor\n\n(D) Temperance movement\n\n.Japan was outraged by the American annexation of Hawaii in 1898 primarily because\n\n(A) Japan depended heavily on trade with Hawaii to support its economy\n\n(B) the United States had signed a treaty with Japan granting Japan rights to Hawaii\n\n(C) the Japanese were committed to the principle of self-rule throughout the Pacific\n\n(D) nearly half of Hawaii's residents were of Japanese descent\n\n.The \"new immigrants\" who arrived in the United States after the Civil War were different from the \"old immigrants\" in that they\n\n(A) came mostly from Latin American countries\n\n(B) settled in rural areas in the Midwest where land was plentiful\n\n(C) were better prepared than previous immigrants had been to face the challenges of urban life\n\n(D) spoke different languages and had different customs than most Americans and thus were not easily assimilated\n\n.The \"Ghost Dance\" movement among Western Native Americans stressed all of the following EXCEPT\n\n(A) the belief that the world would soon come to an end\n\n(B) rejection of alcohol and other trappings of white society\n\n(C) unity among Native Americans of different tribes\n\n(D) nonviolence\n\n.In the late nineteenth century, political machines such as Tammany Hall were successful primarily because\n\n(A) they operated primarily in rural areas, where the government could not monitor their activities\n\n(B) they focused on accomplishing only a narrow set of human rights objectives\n\n(C) they championed the suffragettes and received their support in return\n\n(D) machine politicians provided needed jobs and services to naturalized citizens in return for their votes\n\n.Which of the following was the intended result of the Dawes Severalty Act of 1887?\n\n(A) Railroad companies would be persuaded to stop unfair pricing through a number of government incentives.\n\n(B) Recently arrived European immigrants would be enticed into settling in the less populated West.\n\n(C) Legislators would be less likely to accept bribes because of the severity of the penalty.\n\n(D) Native Americans would be coaxed off reservations by land grants and would thus assimilate into Western culture.\n\n## REFLECT\n\nRespond to the following questions:\n\n\u2022 For which content topics discussed in this chapter do you feel you have achieved sufficient mastery to answer multiple-choice questions correctly?\n\n\u2022 For which content topics discussed in this chapter do you feel you have achieved sufficient mastery to discuss effectively in a short-answer question or an essay?\n\n\u2022 On which content topics discussed in this chapter do you feel you need more work before you can answer multiple-choice questions correctly?\n\n\u2022 On which content topics discussed in this chapter do you feel you need more work before you can discuss them effectively in a short-answer question or an essay?\n\n\u2022 What parts of this chapter are you going to review again?\n\n\u2022 Will you seek further help, outside of this book (such as a teacher, tutor, or AP Students), on any of the content in this chapter\u2014and, if so, on what content?\n\n# Chapter 11\n\n# The Early 20th Century (1890\u20131945)\n\n## THE PROGRESSIVE ERA AND WORLD WAR I (1900\u20131920)\n\nThe Populist movement dissipated, but not before raising the possibility of reform through government. The Populists' successes in both local and national elections encouraged others to seek change through political action. Building on Populism's achievements and adopting some of its goals (e.g., direct election of senators, opposition to monopolies), the **Progressives** came to dominate the first two decades of 20th-century American politics. While the Populists were mainly aggrieved farmers who advocated radical reforms, the Progressives were urban, middle-class reformers who wanted to increase the role of government in reform while maintaining a capitalist economy.\n\n### **The Progressive Movement**\n\nOne of the reasons Populism failed is that its constituents were mostly poor farmers whose daily struggle to make a living made political activity difficult. The **Progressives** achieved greater success in part because theirs was an urban, middle-class movement. Its proponents started with more economic and political clout than the Populists. Furthermore, Progressives could devote more time to the causes they championed. Also, because many Progressives were Northern and middle class, the Progressive movement did not intensify regional and class differences, as the Populist movement had.\n\nThe roots of Progressivism lay in the growing number of associations and organizations at the turn of the century. The National Woman Suffrage Association, the American Bar Association, and the National Municipal League are some of the many groups that rallied citizens around a cause or profession. Most of these groups' members were educated and middle class; the blatant corruption they saw in business and politics offended their senses of decency, as did the terrible plight of the urban poor.\n\nProgressivism got a further boost from a group of journalists who wrote expos\u00e9s of corporate greed and misconduct. These writers, dubbed **muckrakers** by Theodore Roosevelt, revealed widespread corruption in urban management ( **Lincoln Steffens** 's _The Shame of the Cities_ ), oil companies ( **Ida Tarbell's** _History of Standard Oil_ ), and the meatpacking industry ( **Upton Sinclair's** _The Jungle_ ). Their books and news articles raised the moral stakes for Progressives.\n\nOver the course of two decades, Progressives achieved great successes on both the local and national levels. They campaigned to change public attitudes toward education and government regulation in much the same way reformers of the previous century had campaigned for public enlightenment on the plight of orphans, prostitutes, and the mentally infirm.\n\nNew groups arose to lead the fight against discrimination but met with mixed success. **W. E. B. Du Bois** headed the **National Association for the Advancement of Colored People** ( **NAACP** ) in the quest for racial justice, an uphill battle so strenuous that, after a lifelong struggle, Du Bois abandoned the United States and moved to Africa. Meanwhile, women's groups continued to campaign for suffrage. The adamant, conservative opposition they faced gave birth to the **feminist** movement. One early advocate, **Margaret Sanger** , faced wide opposition for promoting the use of contraceptives (illegal in most places). The movement's greatest success was in winning women the right to vote, granted by the **Nineteenth Amendment** in 1920.\n\nWisconsin governor **Robert La Follette** led the way for many Progressive state leaders. Under his leadership, Wisconsin implemented plans for direct primary elections, progressive taxation, and rail regulation. Many states extended greater power to voters by adopting the **ballot initiative** , through which the voters could propose new laws; the **referendum** , which allowed the public to vote on new laws; and the **recall election** , which gave voters the power to remove officials from office before their terms expired. Working-class Progressives also won a number of victories on the state level, including limitations on the length of the work day, minimum-wage requirements, child labor laws, and urban housing codes. Many states adopted progressive income taxes (taxes that charge higher percentages for people with higher incomes), which served partially to redistribute the nation's wealth.\n\nThe most prominent Progressive leader was President **Theodore Roosevelt**. In the 1900 election, Republican party leaders chose Roosevelt to be McKinley's running mate because they feared McKinley might become too powerful. McKinley was a conservative president, and Roosevelt was expected to emulate his policies, though rumors had begun to circulate that Roosevelt harbored progressive sympathies. When McKinley was assassinated in 1901, Roosevelt succeeded him.\n\nRoosevelt showed his more liberal tendencies early on. In 1902, he directed the Justice Department to investigate a major railroad company, and then broke it up following the Sherman Antitrust Act. That same year, he worked to negotiate a labor conflict between coal mine owners and coal workers, giving large concessions to the workers. After he convincingly won the 1904 election on the strength of his handling of Latin American affairs, Roosevelt began boldly enacting a progressive agenda. He was the first to successfully use the **Sherman Antitrust Act** against monopolies, and he did so repeatedly during his term, earning the nickname \"the Trustbuster.\" As president, Roosevelt went beyond regulation corporations. Inspired by Upton Sinclair's groundbreaking book _The Jungle_ , which described the dangerous conditions in America's meatpacking factories, Roosevelt encouraged Congress to pass the Meat Inspection Act, which created federal standards for meatpacking factories. Congress also passed the Pure Food and Drug Act, which required all processed food and drugs to include ingredient labels. Roosevelt's desire to conserve natural resources led him to preserve millions of acres of forested land and to encourage Congress to create the National Park Service and the National Forest Service. Presidents Taft and Wilson continued to promote Progressive ideals. **William Howard Taft** , who won the election of 1908, spearheaded the drive for two constitutional amendments, one that instituted a national income tax (the Sixteenth Amendment) and another that allowed for the direct election of senators (the Seventeenth Amendment). He pursued monopolies even more aggressively than Roosevelt. On the foreign policy front, Taft is best known for \" **dollar diplomacy,** \" the attempt to secure favorable relationships with Latin American and East Asian countries by providing monetary loans. Roosevelt wanted Taft to succeed him in the presidency, but when Taft took actions that Roosevelt opposed, Roosevelt challenged him for the 1912 Republican primary. Party bosses supported Taft's more conservative policies, leading Roosevelt to run for the presidency on the Progressive Ticket. Roosevelt and Taft split the Republican vote.\n\nDouble Duty\n\nWilliam Howard Taft is the only former president to sit on the Supreme Court of the United States. He was the tenth Chief Justice, serving from 1921 to 1930.\n\nThe Progressive Era is a turning point in American history because it marks the ever-increasing involvement of the federal government in our daily lives. It's no coincidence that Prohibition took effect during this era. The third Progressive president was **Woodrow Wilson** , a Democrat who had to distinguish himself from Teddy Roosevelt, who ran for reelection (after Taft's one term) on the Bull Moose ticket in 1912. While Roosevelt's policies are often referred to as **New Nationalism** , Wilson referred to his ideas and policies as **New Freedom**. Thomas Jefferson had suggested limiting the power of the federal government in order to protect individual liberty, but Wilson now argued that the federal government had to assume greater control over business to protect man's freedom. For Roosevelt there were \"good trusts and bad trusts.\" For Wilson trusts were monopolies, which violated freedom for workers and consumers. Wilson was committed to restoring competition through greater government regulation of the economy and lowering the tariff.\n\nWilson created the **Federal Trade Commission** , lobbied for and enforced the **Clayton Antitrust Act of 1914** , and helped create the **Federal Reserve System** , which gave the government greater control over the nation's finances.\n\nProgressivism lasted until the end of World War I, at which point the nation, weary from war and from the devastating **Spanish Flu** outbreak of 1918, stepped back from its moral crusade. The war had torn apart the Progressive coalition; pacifist Progressives opposed the war while others supported it. A **Red Scare** , heightened by the Russian Revolution, further split the Progressive coalition by dividing the leftists from the moderates. Moreover, the Progressive movement had achieved many of its goals, and as it did, it lost the support of those interest groups whose ends had been met. Some say that the Progressive movement was brought to an end, at least in part, by its own success.\n\n### **Foreign Policy and U.S. Entry into World War I**\n\nRoosevelt differed from his predecessor on domestic policy, but he concurred with his foreign policy. Roosevelt was, if anything, an even more devout imperialist than McKinley had been. In 1903, the Roosevelt administration strong-armed Cuba into accepting the **Platt Amendment** , which essentially committed Cuba to American control. Under Platt's stipulations, Cuba could not make a treaty with another nation without U.S. approval, and the United States had the right to intervene in Cuba's affairs if domestic order dissolved. A number of invasions and occupations by the Marine Corps resulted. For 10 of the years between 1906 and 1922, the American military occupied Cuba, arousing anti-American sentiments on the island.\n\nRoosevelt's actions were equally interventionist throughout Central America. During his administration, the country set its sights on building a canal through the Central American isthmus; a canal would greatly shorten the sea trip from the East Coast to California. Congress approved a plan for a canal through **Panama** , at the time a province of Colombia. Because Colombia asked for more than the government was willing to spend, the United States encouraged Panamanian rebels to revolt and then supported the revolution. Not surprisingly, the new Panamanian government gave the United States a _much_ better deal. Because American commercial interests were so closely tied to the canal's successful operation, the United States military became a fixed presence throughout the region. During the next 20 years, troops intervened repeatedly, claiming that Latin American domestic instability constituted a threat to American security. This assertion came to be known as the **Roosevelt Corollary to the Monroe Doctrine** and is often referred to as the Big Stick Policy.\n\nAmerican foreign policy continued to adhere to the Monroe Doctrine, which asserted America's right to assume the role of an international police force and intervene anywhere in the Western Hemisphere where it felt its national security was at stake. It also stated that the United States wanted no part of Europe's internal disputes. American commitment to that aspect of the Monroe Doctrine would soon be tested, as Europe started down the path leading to **World War I**. Complicating matters was the fact that the United States and England were quickly forming a close alliance. To America's benefit, England had not opposed its many forays into Central American politics, although it could have. The British were not merely being friendly; they were trying to line up the United States as a potential ally in their ongoing rivalry with Germany, the other great European power of the era.\n\nFortunately, you do not need to know the tangled series of events that led Europe into war in 1914. You do, however, have to know about the United States' initial efforts to stay out of the war and the events that ultimately drew it into the conflict. Woodrow Wilson won the election of 1912, a three-way race in which the third-party candidate, Theodore Roosevelt, outpolled Taft, the Republican incumbent. Wilson entered office with less than a commanding mandate\u2014only 40 percent of the electorate voted for him. However, with regard to the simmering European conflict, he and the electorate were of the same mind: the United States should stay out of it.\n\nWhen war broke out in Europe in August 1914, Wilson immediately declared the U.S. policy of **neutrality**. Neutrality called for America to treat all the belligerents fairly and without favoritism. It was Wilson's hope that the United States would help settle the conflict and emerge as the world's arbiter. However, the neutrality policy posed several immediate problems, owing to America's close relationship with England and relatively distant relationship with Germany and Austria-Hungary. A number of Wilson's advisors openly favored the Allies (led by the British).\n\nThe situation quickly grew more complicated. England's strategic location and superior navy allowed it to impose an effective **blockade** on shipments headed for Germany, particularly those coming from the United States. Protests proved futile; the British government impounded and confiscated American ships. They then paid for the cargo, reducing the pressure that American merchants would otherwise have put on the U.S. government to take action against the blockade.\n\nGermany attempted to counter the blockade with **submarines** , or **U-boats**. According to contemporaneous international law, an attacker had to warn civilian ships before attacking. Submarines could not do this because doing so would eliminate their main advantage. Furthermore, when the Germans attacked civilian ships, it was usually because those ships were carrying military supplies. The Germans announced that they would attack any such ship, but that did not satisfy Wilson, who believed that the Germans should adhere to the strict letter of international law. Thus, when the German submarines sank the passenger ship **_Lusitania_** in 1915 (killing 1,198 passengers, including 128 Americans), the action provoked the condemnation of both the government and much of the public. That the _Lusitania_ was carrying tons of ammunition to the British was a fact that received much less public attention than did the loss of 1,198 innocent lives.\n\nThe sinking of the _Lusitania_ , and the bad publicity it generated, led the Germans to cease submarine warfare for a while. Britain made steady gains, however, and as the U-boats were Germany's most effective weapon, the Germans resumed their use. In 1916, while Wilson was campaigning for reelection on the slogan \"He kept us out of war,\" Germany sank another passenger liner, the _Arabic_. In response, Wilson, while still maintaining neutrality, asked Congress to put the military into a state of **preparedness** for war, just in case. While most Americans wanted to stay out of the war, popular support for entry was beginning to grow.\n\nThen, in early 1917, the British intercepted a telegram from German Foreign Minister Zimmermann to the German ambassador to Mexico. The telegram, imaginatively called the **Zimmermann telegram** , outlined a German plan to keep the United States out of the European war. The telegram stated that _if_ Mexico were to declare war on the United States, Germany would provide Mexico help in regaining the lands lost in the Mexican War. The telegram also suggested that Germany would help Japan if they, too, wanted to go to war against America. Published in newspapers around the country, the telegram convinced many Americans that Germany was trying to take over the world. Although the public was by no means universally behind the idea of war, the balance had shifted enough so that within a month, America would declare war on Germany.\n\n### **World War I and Its Aftermath**\n\nAs is often the case during wartime, the government's power expanded greatly during the three years America was involved in World War I. The government took control of the telephone, telegraph, and rail industries, and a massive bureaucracy arose to handle these new responsibilities. The **War Industry Board (WIB),** created to coordinate all facets of industrial and agricultural production, sought to guarantee that not only the United States but also the rest of the Allies would be well supplied. (European production had been drastically cut by the war.) The WIB had mixed success; like most large bureaucracies, it was slow and inefficient.\n\nThe government also curtailed individual civil liberties during the war. In response to the still-sizable opposition to U.S. involvement, Congress passed the **Espionage Act** in 1917 and the **Sedition Act** in 1918. The Espionage Act prohibited anyone from using the U.S. mail system to interfere with the war effort or with the draft that had been instituted under the **Selective Service Act of 1917** upon America's entry into the war. The Sedition Act made it illegal to try to prevent the sale of war bonds or to speak disparagingly of the government, the flag, the military, or the Constitution. Like the Alien and Sedition Acts in the late 1790s, both laws violated the spirit of the First Amendment but were worded vaguely, giving the courts great leeway in their interpretation.\n\nIn 1919 the Supreme Court upheld the Espionage Act in three separate cases, the most notable being _Schenck v. United_ _States_. Schenck was a prominent socialist and ardent critic of American capitalism, who was arrested and convicted for violation of the Espionage Act when he printed and mailed leaflets urging men to resist the draft. Schenck argued that the draft was a blatant violation of the Thirteenth Amendment, whose ratification in 1865 had abolished slavery; the wording of the amendment, however, did not mention slavery but rather prohibited \"involuntary servitude.\" Justice Oliver Wendell Holmes ruled that one's freedom of speech and other civil liberties, were not absolute and could in fact be curtailed if one's actions posed a \"clear and present danger\" to others or the nation. In essence, you cannot yell \"FIRE!\" in a crowded theater if there is no fire.\n\nThese laws soon became useful tools for the suppression of anyone who voiced unpopular ideas. A mood of increased paranoia pervaded the era, heightened by the **Russian Revolution** in 1917, which placed Russia under Bolshevik control. Suddenly, Americans began to fear a communist takeover. Radical labor unions, such as the International Workers of the World, were branded enemies of the state, and their leaders were incarcerated. Eugene Debs, the Socialist leader, was also imprisoned for criticizing the war. A new government agency, the **Federal Bureau of Investigation** , was created to prevent radicals from taking over; **J. Edgar Hoover** headed the nascent agency (and continued to run it until the 1970s). Business assumed greater power, while unions lost power. Under the pretext of stamping out radicalism, businesses increased their use of strikebreakers and other forceful tactics against unions. In April of 1919, a series of bombs exploded in several American cities, one damaging the home of Attorney General A. Mitchell Palmer. Ongoing fears of radicalism and the spread of communism following the Russian Revolution encouraged Palmer to organize a series of raids on suspected radical groups around the country. In the **Palmer Raids** in early 1920, the government abandoned all pretext of respecting civil liberties as its agents raided union halls, pool halls, social clubs, and residences. Over 10,000 were arrested in over 30 cities, but very few weapons or bombs were found. About 500 immigrants were eventually deported at the conclusion of the Palmer Raids.\n\nThe government helped create this frenzied atmosphere through its wartime propaganda arm, the **Committee on Public Information** ( **CPI** ). As the war progressed, the CPI's messages grew more sensational. At lectures and movie theaters, in newspapers and magazines, the CPI created the image of the Germans as cold-blooded, baby-killing, power-hungry Huns. During this period, Americans rejected all things German; for example, they changed the name of sauerkraut to \"liberty cabbage.\" More serious were the many acts of violence against German immigrants and Americans of German descent.\n\nWartime also presented new opportunities for women. Although the number of women in the workforce did not increase greatly during the war, their means of employment did change. Many women quit domestic work and started working in factories; at one point, 20 percent of factory-floor manufacturing jobs were held by women. (The symbol of Rosie the Riveter, however, belongs to World War II.) These workplace advances ended with the war, as veterans returned home and reclaimed their jobs.\n\nSouthern blacks, realizing that wartime manufacturing was creating jobs in the North, undertook a **Great Migration** to the big cities, like New York, Chicago, St. Louis, and Detroit. During the war, more than 500,000 blacks left the South in search of work. Many blacks joined the army; W. E. B. Du Bois encouraged blacks to enlist, hoping that military service would provide an inroad to social equality. Sadly, the army segregated blacks and assigned them mostly to menial labor. Fearful of the effects of integration, the army assigned black combat units to French command.\n\nAmerican participation in the war tipped the balance in the Allies' favor, and two years after America's entry, the Germans were ready to negotiate a peace treaty. Wilson wanted the war treaty to be guided by his **Fourteen Points** , his plan for world peace delivered to Congress in January of 1918, before the end of the war. The Fourteen Points called for free trade through lower tariffs and freedom of the seas; a reduction of arms supplies on all sides; and the promotion of self-determination, both in Europe and overseas\u2014in other words, the end of colonialism. The plan also called for the creation of the League of Nations, a mechanism for international cooperation much like today's United Nations. Wilson's Fourteen Points served as a basis for initial negotiations, but the negotiations soon took a different direction.\n\nThe European Allies wanted a peace settlement that punished Germany, and ultimately they got it. Under the **Treaty of Versailles** , Germany was forced to cede German and colonial territories to the Allies, to disarm, to pay huge reparations, and to admit total fault for the war, despite other nations' roles in starting it. Most historians agree that by leaving Germany humiliated and in economic ruin, the Treaty of Versailles helped to set the stage for World War II. Although much of Wilson's plan was discarded, the Treaty of Versailles did create the League of Nations. Wilson hoped that the League would ultimately remedy the peace settlement's many flaws, but when he returned home, a rude surprise awaited him. According to the Constitution, the president has the power to negotiate treaties with foreign nations, but these treaties are subject to Senate ratification. This illustrates the principles of **separation of powers** and **checks and balances**.\n\nAt the center of the conflict was the debate over the League of Nations, particularly Article X of the League's covenant, which many people believed curtailed America's ability to act independently in foreign affairs, specifically Congress's power to declare war. The Senate split into three groups: Democrats, who sided with Wilson and were willing to accept America's entrance into the League of Nations; a group of Republicans who were totally opposed to the League and were known as the Irreconcilables; and the Reservationists, a group of Republicans led by **Henry Cabot Lodge** , Chairman of the Senate Foreign Relations Committee and Wilson's political nemesis and intellectual rival.\n\nMuch has been made of Wilson's stubbornness and inability to compromise, and in particular, his refusal to accept what were known as the Lodge Reservations. Ultimately, the Democrats and Irreconcilables joined forces and defeated the treaty, which had been amended to include the changes suggested by Henry Cabot Lodge and the Reservationists. Thus, the United States was not a signatory of the Treaty of Versailles, nor did it ever join the League of Nations, an international organization envisioned by an American President to maintain world peace. Weary of war, America was receding into a period of isolationism. The public wanted less interaction with Europe, not more, as the League would have required. Wilson tried to muster popular support for the treaty. However, while campaigning, Wilson suffered a major stroke, thereby ending whatever chance the treaty may have had for ratification. Many people wonder whether the League of Nations would have been more successful in preventing World War II had the United States been a member.\n\n## THE JAZZ AGE AND THE GREAT DEPRESSION (1920\u20131933)\n\nAfter World War I, the American economy went through a brief slump and then started to grow rapidly. By 1922, America was hitting new peaks of prosperity every day. The invention of a practical electric motor was largely responsible for the economic boom; like computers in the 1990s, electric motors became essential to work and home environments, driving industrial machines and household appliances. With the new prosperity, other industries arose to serve the growing middle class in its search for the trappings of affluence.\n\n### **Pro-Business Republican Administrations**\n\nAs the age of progressive reform ended, many Americans became more comfortable with the idea of large, successful businesses. Some of these businesses, such as department stores, offered both convenience and reasonable prices. Others, such as the automobile industry, offered products that made life more convenient and conferred status on their owners.\n\nThe government, which had worked closely with business leaders as part of the war effort, also grew to be more **pro-business** during the era. Government regulatory agencies (such as the Federal Trade Commission) more often assisted business than regulated it. Labor unions fell further out of public favor, particularly when they struck against industries necessary to keeping industrial America running smoothly. Unions striking for higher wages and safer work conditions in the steel, coal, and railroad industries were suppressed by federal troops. The Supreme Court overturned a minimum wage law for women and nullified child labor restrictions.\n\n* * *\n\nWilson and Race\n\nFor all his progressivism in other areas, Woodrow Wilson was an outspoken white supremacist. He issued executive orders to segregate the federal government, struck a clause on racial equality from the Covenant of the League of Nations, wrote admiringly of the Ku Klux Klan, and told racist jokes at Cabinet meetings.\n\n* * *\n\nAll three of the era's presidents\u2014 **Warren Harding** , **Calvin Coolidge** , and **Herbert Hoover** \u2014pursued pro-business policies and surrounded themselves with like-minded advisors. Like Grant, Harding had the misfortune of surrounding himself with corrupt advisors; several of his cabinet members wound up in prison. The most infamous incident of his administration was the **Teapot Dome Scandal** , in which oil companies bribed the secretary of the interior in order to drill on public lands. Conservative on economic issues, Harding proved more liberal than his predecessor Wilson on issues of civil liberty. He supported antilynching laws and tried to help farmers (who were benefiting less from the new economy than were middle-class city dwellers) by providing more money for farm loans. Harding died in office, and Coolidge, his vice president, assumed the presidency. When Coolidge ran for the presidency in 1924, he turned the election into a debate on the economy by running on the slogan \"Coolidge prosperity.\" Coolidge won easily and, following his mandate, continued Harding's conservative economic policies. He also pushed for lower income-tax rates. We will discuss Hoover's presidency later, when we discuss the causes of the Great Depression.\n\nThe pro-business atmosphere of the era led to a temporary decline in the popularity of labor unions; membership levels dropped throughout the decade. Also contributing to this drop were the efforts of businesses to woo workers with pension plans, opportunities for profit sharing, and company parties and other events designed to foster a communal spirit at work. Businessmen hoped that, if they offered some such benefits, they could dissuade workers from organizing and demanding even more. Such practices were often referred to as **welfare capitalism**.\n\n### **Modern Culture**\n\nNo consumer product better typified the new spirit of the nation than the **automobile**. At first, automobiles were expensive conveniences, affordable only to the extremely wealthy; then, Henry Ford perfected the assembly line and mass production, which lowered the cost of automobiles. By the end of the decade, most middle-class families could afford a car. The automobile allowed those who worked in the cities to move farther away from city centers, thus giving birth to the **suburbs** , which, in turn, transformed the automobile from a convenience to a necessity. The impact of the automobile on the 1920s was tremendous, forcing areas to quickly develop roadways and the means of policing traffic. In 1929, with the population topping 100 million in the most recent census, more than 23 million automobiles were registered in the United States.\n\nThe **radio** followed automobiles in changing the nation's culture. Ten million families owned radios, and in cities it was not unusual for several families to gather at the home of a radio owner and settle in for the evening. As more houses gained access to electric power, household appliance sales boomed as well. The **advertising industry** grew up during the decade to hype all these new products. Although advertisements from that era look pretty goofy to us now, they were quite effective at convincing people to buy stuff they did not really need\u2014not too different from today!\n\nAll this consumerism required money, and as single-earner households often couldn't afford to \"keep up with the Joneses,\" more women entered the working world. While the vast majority of married women continued to stay at home, more than ever\u2014about 15 percent\u2014entered the work force. Women continued, as they had in the past, to work in predominantly female-dominated professions (often called \"pink collar jobs\"), such as school teaching or office-assistant work, and to earn much less than men.\n\nDespite the persistence of traditional roles for women, a new image of American women emerged and became a symbol of the Roaring Twenties\u2014the **flapper**. World War I, the allure of the \"big city,\" the right to vote, and new attitudes brought about by the ideas of Sigmund Freud (whose ideas were just beginning to circulate in the United States during the 1920s) opened up a whole new world for this new generation of emancipated women. They discarded the corset, layers of petticoats and long, dark dresses worn by their Victorian grandmothers, in favor of waistless dresses worn above the knee (shocking!), flesh-colored silk stockings (brought back from Paris), cute little hats, strings of long beads, a wrist full of bracelets, and ruby-red lips. Many flappers risked ruining their reputation by smoking cigarettes; drinking in public (despite Prohibition); and dancing the tango, the lindy, and the shimmy.\n\nThe rapid modernization of American society was reflected in the way it entertained itself. **Movies** grew tremendously popular during the decade, reflecting back at the nation its idealized self-image; on movie screens, young, independent-minded, gorgeous heroes and heroines defied all odds to succeed in romance and\u2014at the same time\u2014strike it rich. Sports grew more popular as well, especially baseball, whose greatest player of the era, Babe Ruth, was idolized by millions. In literature, America gained international prominence through such world-class authors as **F. Scott Fitzgerald** , **Ernest Hemingway** , and playwright **Eugene O'Neill**. Ironically, many of these writers moved to Europe, where they chronicled their alienation from the modern era, which explains why they came to be known as the **lost generation**.\n\n* * *\n\nF. Scott Fitzgerald's writings reflected disillusionment with the opulence and excess of the 1920s. _The Great Gatsby_ , one of his most famous works, depicted an outsider's views of the lavish lifestyle of New York City's elite. Ernest Hemingway's experiences in World War I are reflected in many of his books, like _A Farewell to Arms_ and _The Sun Also Rises_. Hemingway's realistic portrayal of war expressed his disillusionment with World War I, which is similar to many other Lost Generation writers.\n\n* * *\n\nIn the largest black neighborhood of New York City, theaters, cultural clubs, and newspapers sprang up\u2014a development called the **Harlem Renaissance**. W. E. B. Du Bois opened writers' centers, and his prominence helped draw attention to Harlem's cultural movement. Among the great figures of the Harlem Renaissance were the poets **Langston Hughes** , **Countee Cullen** , and **Zora Neale Hurston**. Another major black cultural development was the popularization of **jazz**. Because jazz featured improvisation and free-spiritedness, it came to be seen as emblematic of the era (which is how the decade came to be known as the **Jazz Age** ). Probably the most popular and most gifted of the era's jazz musicians was trumpeter **Louis Armstrong**.\n\nAmerican Jewish culture also thrived in the early 20th century. There were a dozen Yiddish theaters in New York City alone, performing mostly satirical plays for Jewish audiences.\n\n### **Backlash Against Modern Culture**\n\nNot all Americans were excited about the rapid transition into the modern age, and the 1920s were also a time of considerable reactionary backlash and renewed nativism. Most prominently, the **Ku Klux Klan** grew to more than 5 million members and widened its targets, attacking blacks, Jews, urbanites, and anyone whose behavior deviated from the Klan's narrowly defined code of acceptable Christian behavior. Anti-immigration groups grew in strength as well, targeting the growing number of southern and Eastern European immigrants. Accusations that America's newcomers were dangerous subversives intensified when two Italian immigrant anarchists, **Sacco and Vanzetti** , were arrested on charges of murder. (Their trial immediately became a cause c\u00e9l\u00e8bre for the political left, as the evidence against them was inconclusive. Nonetheless, they were convicted and executed.) At the start of the decade, the United States started setting limits and quotas to restrict immigration. The **Emergency Quota Act of 1924** set immigration quotas based on national origins and discriminated against the \"new immigrants\" who came from Southern and Eastern Europe. These limits were set to reduce \"foreign influence\" on the country.\n\nAnother famous trial also illustrated the societal tensions of the decade. In 1925, Tennessee passed a law forbidding teachers to teach the theory of evolution. **John Thomas Scopes** broke that law, and his trial (dubbed the **Scopes Monkey Trial** ) drew national attention, due in part to the two prominent attorneys arguing the case\u2014 **Clarence Darrow** and **William Jennings Bryan** , who, you may recall, ran for president in 1896, 1900, and 1908. The case also captivated the nation because, for many, it encapsulated the debate over whether to stick with tradition or abandon it for progress's sake.\n\nNineteenth-century morals played a part in the institution of **Prohibition** , which banned the manufacture, sale, and transport of alcoholic beverages. The Prohibition movement had its roots in the reform campaigns of the 1830s and remained a mainstay of women's political agendas until, on the eve of women's enfranchisement (1917), the **Eighteenth Amendment** outlawed the American liquor industry. Many people soon came to resent the government's intrusion in what they considered a private matter. Prohibition was further weakened by the effectiveness of organized crime in producing and selling liquor, especially in the cities. Open warfare between competing gangs and between criminals and law enforcement earned this period the title of the **gangster era,** which inspired many movies and television series. Prohibition was repealed by the Twenty-first Amendment in 1933.\n\n### **Herbert Hoover and the Beginning of the Great Depression**\n\nIn 1928, the Republicans nominated **Herbert Hoover**. Like Coolidge, Hoover was able to parlay a strong economy into an easy victory. During his campaign, Hoover predicted that the day would soon come when no American would live in poverty. He turned out to be very wrong.\n\nIn October 1929, the bottom fell out of the stock market, and this was one of the reasons for the Great Depression, but not the main reason. Prices dropped, and no matter how far they dropped, nobody wanted to buy. Hoover and his advisers underestimated the damage that the stock market crash would eventually cause. Convinced that the economy was sound, Hoover reassured the public that only stock traders would be hurt because of their irresponsible speculation. (Traders had been allowed to buy on margin, which meant that they might have to put up only 10 or 20 percent of the cost of each stock, allowing them to borrow against future profits that might or might not materialize. Margin buying is a destabilizing practice that was made illegal soon after the crash.) Unfortunately, among those speculators were huge banks and corporations, which suddenly found themselves on the verge of bankruptcy and unable to pay employees or guarantee bank deposits.\n\nOther factors contributed to plunging the nation into a deep depression. Immediately following World War I, the carnage of the conflict, along with Germany's disastrous attempts to satisfy its reparations obligations under the Treaty of Versailles, had put Europe's economy, and much of the rest of the world's, into a depression. Domestically, though, manufacturers and farmers had been overproducing for years, creating large inventories. This led factories to lay off workers and made the farmers' crops worth much less on the market. Furthermore, production of new consumer goods was outstripping the public's ability to buy them. Supply so exceeded demand for so many goods, that this might be the main underlying cause for the Great Depression, ultimately leading to deflation, unemployment, and business failures. Finally, government laxity in regulating large businesses had led to the concentration of wealth and power in the hands of a very few businessmen. When their businesses failed, many people were thrown out of work.\n\nThe Depression had a calamitous effect on tens of millions of Americans. People lost their jobs as their employers went bankrupt or, to avoid bankruptcy, laid off the majority of workers. People lost their life savings as thousands of banks failed, and many lost their homes when they could not keep up with mortgage payments. The homeless built shantytowns, sarcastically called **Hoovervilles.** In rural areas, farmers struggled to survive as produce prices dropped more than 50 percent. Furthermore, a prolonged drought afflicted the Great Plains area of the Midwest, turning the region into a giant **Dust Bowl**. The situation encouraged agrarian unrest; farmers fought evictions and foreclosures by attacking those who tried to enforce them. Farmers also conspired to keep prices at farm auctions low and then returned the auctioned property to its original owner. In addition, they formed the **Farmers' Holiday Association** , which organized demonstrations and threatened a nationwide walkout by farmers in order to raise prices.\n\nAt first, Hoover opposed any federal relief efforts because he believed they violated the American ideal of \"rugged individualism,\" but as the Depression worsened, he initiated a few farm assistance programs and campaigned for federal works projects (such as the Hoover Dam and the Grand Coulee Dam) that would create jobs. He hoped that raising tariffs would help American business, but the **Hawley-Smoot Tariff** actually worsened the economy. The Hawley-Smoot Tariff was the highest protective tariff in U.S. history, and it was enacted during one of the worst economic depressions ever. After that, Hoover had Congress create the Federal Emergency Relief Administration. This provided government money to bail out large companies and banks, but only ones big enough to potentially pay the money back later on.\n\nHoover's most embarrassing moment came in 1932 when Congress considered early payment of benefits to World War I veterans. Tens of thousands of impoverished veterans and their families, calling themselves the **Bonus Expeditionary Force (BEF),** came to Washington to lobby for the bill. When the bill was narrowly defeated, many refused to leave. They squatted in empty government offices or built shanties and stayed through the summer. In July, Hoover ordered the Army to expel them, which Douglas MacArthur chose to do with excessive force. Employing the cavalry and attacking with tear gas, Army forces drove the veterans from D.C. and then burned their makeshift homes. Hundreds of people died during the attack, and thousands were injured.\n\nNews of the Army attack on the BEF killed any chance Hoover had for reelection, partly because he had taken the heat for MacArthur's actions. Nonetheless, by the summer of 1932, he had already secured the Republican nomination. He ran a campaign stressing his traditional conservative values. (His main concession was to accept the repeal of Prohibition; Hoover had opposed repeal during his first term.) His opponent, New York Governor **Franklin D. Roosevelt** , argued for a more interventionist government. Roosevelt also promised relief payments to the unemployed, which Hoover had opposed throughout his term. Roosevelt won the election easily.\n\n## THE NEW DEAL AND WORLD WAR II (1934\u20131945)\n\nIn his inaugural address, Roosevelt declared war on the Depression, and he asked the country to grant him the same broad powers that presidents exercise during wars against foreign nations. He also tried to rally the public's confidence. In the most famous line of the speech, Roosevelt declared, \"The only thing we have to fear is fear itself\u2014nameless, unreasoning, unjustified fear.\" Both a powerful presidency and the people's confidence in Roosevelt played a large part in the implementation of his sweeping reforms, called the **New Deal**.\n\n### **The First New Deal**\n\nEarly in 1933, Roosevelt summoned an emergency session of Congress to work out the details of his recovery plan. The period that followed is often called the **First Hundred Days** because (1) that's how long it lasted, and (2) it was during this time that the government implemented most of the major programs associated with the **First New Deal**. (The **Second New Deal** began two years later.)\n\nRoosevelt first sought to reestablish America's confidence in its banking system. The **Emergency Banking Relief Bill** put poorly managed banks under the control of the Treasury Department and granted government licenses (which functioned as seals of approval) to those that were solvent. In the first of many **fireside chats** broadcast over the radio, Roosevelt reassured the public that the banks were once again secure. More than 60 million Americans listened, and they obviously took Roosevelt at his word. The following week, millions redeposited the savings they had withdrawn during the bank failures of the previous years. American banks, once on the verge of ruin, were again healthy and could begin to contribute to the economic recovery. Later during the first hundred days, the government passed the **Banking Act of 1933** , which created the **Federal Deposit Insurance Corporation** ( **FDIC** ) to guarantee bank deposits, which was a big deal since people used to lose all of the money in their accounts if a bank went bankrupt. Roosevelt also instituted a number of intentionally inflationary measures in order to artificially raise prices (to get more money flowing into the economy).\n\nRoosevelt then set out to provide relief for the rural poor. At the time, farmers were overproducing. They hoped that by growing more they could make up for falling produce prices, but their efforts were futile; the more they produced, the further prices fell, just as they had in the 1800s during the time of the Populists. Roosevelt's solution was the **Agricultural Adjustment Act** , referred to as the **AAA**. (So many of Roosevelt's new agencies were referred to by their acronyms that the entire group became known as the **alphabet agencies.** ) The AAA provided payments to farmers in return for their agreement to cut production by up to one-half; the money to cover this program came from increased taxes on meat packers, millers, and other food processors. A month later, Congress passed the **Farm Credit Act** , which provided loans to those farmers in danger of foreclosure.\n\nSeveral other New Deal programs established government control over industry. The **National Industrial Recovery Act** ( **NIRA** ) consolidated businesses and coordinated their activities with the aim of eliminating overproduction and, by so doing, stabilizing prices. The NIRA also established the **Public Works Administration** ( **PWA** ), which set aside $3 billion to create jobs building roads, sewers, public housing units, and other civic necessities. At the same time, the **Civilian Conservation Corps** ( **CCC** ) provided grants to the states to manage their own PWA-like projects. In one of the New Deal's most daring moves, the government took over the **Tennessee Valley Authority** ( **TVA** ). Under government control the TVA (which provided energy to the Tennessee Valley region) expanded its operations greatly, which led to the economic recovery of the region.\n\n* * *\n\nKeynesian Economics\n\nRoosevelt's response to the Great Depression was guided by the work of the economist **John Maynard Keynes. Keynes** contended that depressions were the result of a vicious cycle in which people see that the economy is bad, so they fear that money will be hard to come by, so they don't spend the money they have, so businesses fail, so the economy worsens, so people fear that money will be hard to come by, and so on. The solution, Keynes argued, was for the government to step in and embark on a program of deliberate **deficit spending** , as the **multiplier effect** would ensure that every dollar spent would do several dollars' worth of good in reviving the economy. If the people who needed money the most received a little extra, they would spend it immediately on the things they needed; that money would go to businesses, who could afford to hire more people, who would start receiving paychecks and then spend that money, which would go to businesses, who could afford to hire more people, and so on. The success of Keynesian economics during the Roosevelt administration, especially as embodied in the United States' deficit spending during World War II, led to widespread acceptance of Keynes's theories, which resulted in nearly thirty years of economic expansion, from 1945 to 1973.\n\n* * *\n\nIn June 1933, Congress adjourned, ending the First Hundred Days. Most of the programs that made up the First New Deal were in place, although others, such as the creation of both the **National Labor Relations Board (NLRB)** \u2014which mediated labor disputes\u2014and the **Securities and Exchange Commission** ( **SEC** )\u2014which regulated the stock market\u2014were not implemented until 1934. The First New Deal was an immediate success, both politically and economically; the unemployment rate fell and wages rose. In the midterm elections of 1934, the Democrats increased their majorities in both houses.\n\n### **The Second New Deal**\n\nNot everyone, however, was enamored of the New Deal. In fact, both ends of the political spectrum criticized Roosevelt. **Conservatives** opposed the higher tax rates that the New Deal brought; they also disliked the increase in government power over business, and they complained that relief programs removed the incentive for the poor to lift themselves out of poverty. Additionally, the government had to borrow to finance all of its programs, and its **deficit spending** was also anathema to conservatives. **Leftists,** such as Huey Long, complained that the AAA policy of paying farmers _not_ to grow was immoral, given that many Americans were still too poor to feed themselves. They also felt that government policy toward businesses was too favorable; they wanted more punitive measures, as many on the left blamed corporate greed for the Depression. The despair caused by the Depression provided fodder for a more radical left, and the **Socialists** (and, to a lesser extent, the **Communist Party of America** ) were gaining popularity by calling for the nationalization (that is, a takeover by the government) of businesses.\n\nAs a senator, and then governor, of Louisiana, Huey Long was a huge threat to FDR in 1934 and 1935 and strongly promoted a plan similar to Social Security, gaining him supporters around the country (and encouraging FDR to have Congress create the Social Security Act and increase income taxes). He was assassinated in the summer of 1935 by a man angry that Long had redistricted his father's judicial district.\n\nThen, in 1935, the Supreme Court started to dismantle some of the programs of the First New Deal in a series of cases, one of which came to be known as the \"sick chicken case.\" _Schechter Poultry Corp. v. United States_ invalidated sections of the NIRA on the grounds that the codes created under this agency were unconstitutional. According to the Constitution, only Congress can make laws. However, the NIRA empowered an agency within the executive branch of government to set wage and price ceilings, maximum work hours, and regulations regarding labor unions. The court ruled that these codes were in effect \"executive legislation\" and beyond the limits of executive power.\n\nRoosevelt had argued that like war, the Great Depression had created a national crisis that warranted the expansion of the executive branch of government. The following year, the Supreme Court struck down the AAA in _United States v. Butler_. In 1937, Roosevelt responded by attempting to \"pack the court\" with justices who supported his policies. The size of the Supreme Court had changed a few times since its creation, but Roosevelt's attempt to increase the size of the court from nine justices to fifteen, giving him the power to pick justices whose views he liked, was too much for most Democrats, let alone Republicans. As a result, this **court-packing scheme** was rejected by Congress.\n\nRoosevelt then continued with a package of legislation called the **Second New Deal**. First, he established the Emergency Relief Appropriation Act, which created the **Works Progress Administration** ( **WPA** ), whose name was later changed to the Works Project Administration. The WPA generated more than 8 million jobs, all paid for by the government. Along with public works projects, such as construction, the WPA also employed writers, photographers, and other artists to create travel guides and to record local and personal histories.\n\nThe summer of 1935 is often called Roosevelt's **Second Hundred Days** because the amount and importance of legislation passed then is comparable to that of the First Hundred Days. During this period, Congress passed legislation that broadened the powers of the **NLRB** , democratized unions, and punished businesses with anti-union policies. During this time, Congress also created the **Social Security Administration** to provide retirement benefits for many workers, including the disabled and families whose main breadwinner had died. Furthermore, the government increased taxes on wealthy individuals and top-end business profits. The cumulative effect of these programs led to the creation of the **New Deal coalition** , made up of union members, urbanites, the underclass, and blacks (who had previously voted Republican, out of loyalty to the party of Lincoln). This new Democratic coalition swept Roosevelt back into office with a landslide victory in 1936 and held together until the election of Reagan in 1980.\n\n### **Roosevelt's Troubled Second Term**\n\nSeveral problems marred Franklin Roosevelt's second term. The first major failure of his presidency came as the term began. Angry that the Supreme Court had overturned much of the First New Deal and worried that the same fate awaited the Second New Deal, Roosevelt drafted a **Judicial Reorganization** bill. The bill proposed that Roosevelt be allowed to name a new federal judge for every sitting judge who had reached the age of 70 and had not retired; if passed, it would have allowed Roosevelt to add six new Supreme Court justices and more than forty other federal judges. A not-so-subtle effort at **packing the courts** with judges more sympathetic to Roosevelt's policies, the bill was soundly defeated in the Democratic Congress, and Roosevelt came under intense criticism for trying to seize too much power. Ultimately the court situation worked itself out to Roosevelt's benefit. A number of justices retired not long after the incident, and Roosevelt was able to replace them with more liberal judges.\n\nIn 1937, the economy went into a **recession** , a period of continually decreasing output. The cause was twofold: Roosevelt, satisfied that the New Deal was doing its job, cut back government programs in an effort to balance the budget. At the same time, the Federal Reserve Board tightened the credit supply in an effort to slow inflation. Both actions took money out of circulation, resulting in a slower economy. The recession lasted for almost three years and caused a substantial increase in the unemployment rate.\n\nTo top off Roosevelt's second term, by 1938, it was becoming evident that Europe might soon be at war again. This situation forced Roosevelt to withdraw some money from New Deal programs in order to fund a military buildup. The administration succeeded in passing a second **AAA** that met the standards set by the Supreme Court's rejection of the first AAA; it also secured the **Fair Labor Standards Act** , which set a minimum wage and established the 40-hour workweek for a number of professions. Not long after, however, the New Deal came to an end.\n\nDid the New Deal work? Historians like to debate this question. Those who argue \"yes\" point to the many people who escaped life-threatening poverty because of government assistance, and especially to the immediate relief provided by the First New Deal. They also point to the many reforms of banking, finance, and management\/union relations. In these areas, the New Deal remade America in ways that are still recognizable today. Finally, proponents of the New Deal argue that Roosevelt should be praised for taking bold chances in a conservative political climate; he risked new initiatives when it was clear that old solutions were failing.\n\nOn the other hand, those who assert that the New Deal failed can point to the unemployment rate, which remained in double digits throughout the New Deal. Conservative historians argue that the New Deal thus did not solve the unemployment problem. Some on the left agree, contending that the New Deal was too small and too short-lived\u2014look at how unemployment began to spike in 1937 when Roosevelt took his foot off the gas\u2014and that it wasn't until the truly massive deficit spending program put in place in response to World War II that the economy began to recover in earnest. Furthermore, today's social welfare system stems from the New Deal; those who feel that the current American system has failed can point to Roosevelt as the man who started it all. Lastly, the New Deal did not benefit all equally. Minorities, in particular, reaped fewer (and sometimes no) benefits. The AAA actually hurt blacks and tenant farmers by putting them out of work; some of the public works projects underhired blacks, and almost all were segregated.\n\n### **Foreign Policy Leading up to World War II**\n\nIn the decade that followed World War I, American foreign policy objectives were aimed primarily at promoting and maintaining peace and have been described as \"independent internationalism\" rather than \"isolationism.\" The **Washington Conference** (1921\u20131922) gathered eight of the world's great powers; the resulting treaty set limits on stockpiling armaments and reaffirmed the Open Door Policy toward China. In 1928, sixty-two nations signed the **Kellogg-Briand Pact** , which condemned war as a means of foreign policy. Although it contained no enforcement clauses, the Kellogg-Briand Pact was widely considered a good first step toward a postwar age.\n\nIn Latin America, the United States tried to back away from its previous interventionist policy and replace it with the **Good Neighbor Policy** in 1934. The name, however, is misleading; the United States continued to actively promote its interests in Latin America, often to the detriment of those who lived there. However, the Platt Amendment was repealed at this time. The United States achieved its foreign policy objectives mainly through economic coercion and support of pro-American leaders (some of whom were corrupt and brutal). The United States also figured out how to maintain a strong but less threatening military presence in the area, both by paying for the privilege of maintaining military bases in the countries and by arranging to train the nations' National Guard units.\n\nIn Asia, the United States had less influence. Consequently, when Japan invaded Manchuria in 1931 (and in so doing violated the Kellogg-Briand Pact, which Japan had signed), the League of Nations was powerless, and the American government could do little. When Japan went to war against China in 1937, the United States sold arms to the Chinese and called for an embargo on arms sales to Japan. However, fearful of provoking a war with Japan, the government did not order an embargo on commercial shipments to Japan from the United States.\n\nThroughout the Republican administrations of the 1920s, the U.S. government kept tariffs high; this policy is called **protectionism**. Early in Franklin Roosevelt's presidency, the government devised a method of using economic leverage as a foreign policy tool. The **Reciprocal Trade Agreements Act** allowed the president to reduce taariffs if he felt doing so would achieve foreign policy goals. Countries granted **most favored nation (MFN) trade status** were eligible for the lowest tariff rate set by the United States, if they played their cards right. MFN trade status remains a foreign policy tool today.\n\nDisenchantment with the results of World War I fed isolationist sentiment, a stance amplified by the findings of the **Nye Commission**. Led by Senator Gerald Nye, the commission's report in 1936 revealed unwholesome activities by American arms manufacturers; many had lobbied intensely for entry into World War I, others had bribed foreign officials, and still others were currently supplying fascist governments with weapons. Congress responded by passing a series of **neutrality acts**. The first neutrality act (1935) prohibited the sale of arms to either belligerent in a war. (Roosevelt sidestepped this act in the 1937 sale of arms to China by simply refusing to acknowledge that China and Japan were at war.) The second neutrality act banned loans to belligerents.\n\nAll the while, Roosevelt poured money into the military\u2014just in case. As it became more apparent that Europe was headed for war, Roosevelt lobbied for a repeal of the arms embargo stated in the first neutrality act so that America could help arm the Allies (primarily England, France, and, later, the Soviet Union). When war broke out, Congress relented with a third neutrality act, which allowed arms sales and was termed \"cash and carry.\" It required the Allies to (1) pay cash for their weapons, and (2) come to the United States to pick up their purchases and carry them away on their own ships. From the outset of the war until America's entry in 1941, Roosevelt angled the country toward participation, particularly when Poland fell to German troops and other countries followed in rapid succession. In 1940, Hitler invaded France, and a German takeover of both France and England appeared a real possibility. The chance that America might soon enter the war convinced Roosevelt to run for an unprecedented third term. Again, he won convincingly.\n\nWithin the limits allowed by the neutrality acts, Roosevelt worked to assist the Allies. He found creative ways to supply them with extra weapons and ships; he appointed pro-Ally Republicans to head the Department of War and the Navy; and he instituted the nation's first peacetime military draft. It becomes increasingly difficult to describe U.S. foreign policy as isolationist by the 1940s. In 1941, Roosevelt forced the **Lend-Lease Act** through Congress, which permitted the United States to \"lend\" armaments to England, which no longer had money to buy the tools of war. Roosevelt sent American ships into the war zone to protect Lend-Lease shipments, an act which could easily have provoked a German attack. Later in the year, Roosevelt and British Prime Minister Winston Churchill met at the **Atlantic Charter Conference**. The Atlantic Charter declared the Allies' war aims, which included disarmament, self-determination, freedom of the seas, and guarantees of each nation's security.\n\nGiven all this activity in the European theater, it seems odd that America's entry to the war came not in Europe but in Asia. Japan entered into an alliance (called the **Tripartite Pact** ) with Italy and Germany in 1940. By 1941, France had fallen to Germany, and the British were too busy fighting Hitler to block Japanese expansion, which had continued south into French Indochina (modern-day Vietnam, Cambodia, and Laos). The United States responded to Japanese aggression by cutting off trade to Japan, which was dependent on foreign imports. The embargo included oil, which Japan needed to fuel its war machine. Despite peace talks in November of 1941 between the United States and Japan to avoid war, the United States had broken Japan's secret communication codes and knew that Japan was planning an attack but did not know the location. Secretary of War **Henry Stimson** encouraged Roosevelt to wait for the Japanese attack in order to guarantee popular support for the war at home. He did not have to wait long. The Japanese attacked **Pearl Harbor** , Hawaii, on December 7, and U.S. participation in the war began.\n\n### **World War II**\n\nComplicated military strategy and the outcome of key battles played a big part in World War II. Fortunately, you do not have to know much about them for the AP Exam; nor do you need to know about the many truly unspeakable horrors the Nazis perpetrated on Europe's Jews, gypsies, homosexuals, and dissidents. You should know about the various wartime conferences, however, when the Allies met to discuss military strategy and the eventual postwar situation. It was no secret that the Grand Alliance between the Soviet Union and the West was tenuous at best, held together by the thread of a common enemy but threatened by Stalin's impatience at the Allies' delay in opening a \"second front\" while the Soviets bore the brunt of the Nazi onslaught.\n\n* * *\n\n**The Manhattan Project of 1942** was a concentrated research and development effort to the development of the first atomic bombs. Based in Los Alamos, New Mexico, a team of more than 100,000 scientists and technicians created and tested nuclear bombs on the Pacific island of Bikini. Despite tight security measures, Soviet spies infiltrated the program, the most famous being **Ethel and Julius Rosenberg**.\n\n* * *\n\nThe first meeting of the \"big three\" (Roosevelt, Churchill, and Stalin) took place in the Iranian capital of Tehran in November of 1943. It was here that they planned the Normandy invasion, **D-Day** , and agreed to divide a defeated Germany into occupation zones after the war. Stalin also agreed to enter the war against Japan once Hitler had been defeated. The Allies fought the Germans primarily in the Soviet Union and in the Mediterranean until early 1944, when Allied forces invaded occupied France (on D-Day). The Soviet Union paid a huge price in human and material loss for this strategy and after the war sought to recoup its losses by occupying Eastern Europe. In the Pacific, both sides incurred huge numbers of casualties. The Allies eventually won a war of attrition against the Germans, and the Americans accelerated victory in the East by dropping two atomic bombs on Japan.\n\nD-Day occurred on June 6, 1944, and was the largest amphibious landing of all time.\n\nAs it had during the Civil War, World War I, and the New Deal, the government acquired more power than it previously had. The War Production Board allowed the government to oversee the mobilization of industry toward the war effort; in return, businesses were guaranteed generous profits. **Rationing** of almost all consumer goods was imposed. The government sponsored scientific research directed at improving weaponry, developing **radar** , sonar, and the atomic bomb during this period. The government also exerted greater control over labor. The **Labor Disputes Act** of 1943 (passed in reaction to a disconcerting number of strikes in essential industries) allowed government takeover of businesses deemed necessary to national security, which gave the government authority to settle labor disputes. **Hollywood** was enlisted to create numerous propaganda films, both to encourage support on the home front and to boost morale of the troops overseas. Not surprisingly, the size of the government more than tripled during the war.\n\nFDR signed the **Selective Training and Service Act of 1940** , which created the first peacetime draft in U.S. history and gave birth to the current incarnation of the Selective Service System, which ultimately provided about 10 million soldiers toward the war effort. (Although the draft was discontinued in 1973, after the United States' involvement in Vietnam, the Selective Service System remained in place and currently requires that all male citizens register for the draft within 30 days after turning 18.)\n\nWorld War II affected almost every aspect of daily life at home and abroad. It created both new opportunities and new tensions within American society. More than a million African Americans served in the U.S. military during World War II, but they lived and worked in segregated units. The U.S. army was not desegregated until after the war, during the Truman administration in 1948. A popular image, familiar to most Americans, is that of Rosie the Riveter. Originally featured on a poster of the era, Rosie came to symbolize the millions of women who worked in war-related industrial jobs during World War II. Unfortunately for the cause of feminism, most women were expected to take off the coveralls and put the apron back on when the soldiers returned home.\n\nAgain, as during World War I, the government restricted civil liberties. Probably the most tragic instance was the **internment of Japanese Americans** from 1942 to the end of the war. Fearful that the Japanese might serve as enemy agents within U.S. borders, the government imprisoned more than 110,000 Asian Americans, over two-thirds of whom had been born in the United States and thus were U.S. citizens. Some were not even of Japanese descent. None of those interned was ever charged with a crime; imprisonment was based entirely on ethnic background. The government placed these Japanese Americans in desolate prison camps far from the West Coast, where they feared a Japanese invasion would take place. Most lost their homes and possessions as a result of the internment.\n\nThe Supreme Court upheld the constitutionality of both the evacuation and internment of Japanese Americans. As in the _Schenck_ case of 1919, the Court ruled that a citizen's civil liberties can be curtailed and even violated in time of war. \"Citizenship has its responsibilities as well as its privileges, and in time of war, the burden is always heavier. Compulsory exclusion of large groups of citizens from their homes, except under circumstances of direst emergency and peril, is inconsistent with our basic governmental institutions. But when under conditions of modern warfare our shores are threatened by hostile forces, the power to protect must be commensurate with the threatened danger...\" wrote Justice Hugo Black in _Korematsu v. United States_ (1944). It wasn't until 1988 that a government apology was made and reparations of about $1.6 million were disbursed to surviving internees and their heirs.\n\n### **The End of the War**\n\nAs the war neared its end in Europe, the apparent victors\u2014the Allies\u2014met to discuss the fate of postwar Europe. In February of 1945, the Allied leaders met at **Yalta** and in effect redrew the world map. By this time the Soviet army occupied parts of Eastern Europe, a result of the campaign to drive the German army out of the USSR.\n\nStalin wanted to create a \"buffer zone\" between the Soviet Union and Western Europe; he wanted to surround himself with nations that were \"friendly\" toward the government in Moscow. Because of the presence of the Red Army, Stalin was given a free hand in Eastern Europe, a decision the other Allies would later regret, with the promise to hold \"free and unfettered elections\" after the war. Despite this promise, Soviet tanks rolled into Romania three weeks after Yalta, thus beginning the establishment of Soviet **satellites** and the descent of the **Iron Curtain**. (The Iron Curtain was a metaphor coined by Winston Churchill in 1946 to describe the symbolic division of Eastern and Western Europe, thus the origins of the Cold War following World War II.)\n\nThe Allies agreed on a number of issues concerning borders and postwar settlements. They also agreed that once the war in Europe ended, the USSR would declare war on Japan. Toward the end of the war, the Allies agreed to help create the **United Nations** to mediate future international disputes. The Allies met again at **Potsdam** to decide how to implement the agreements of Yalta. This time, **Harry S. Truman** represented the United States, as Roosevelt had died in April. Things did not go as well at Potsdam; with the war's end closer and the Nazis no longer a threat, the differences between the United States and the Soviet Union were growing more pronounced.\n\n* * *\n\nWhile at the Potsdam Conference, the Allies created the Potsdam Declaration, which established the terms for the surrender of Japan, which included the removal of the emperor from power. Many historians believe this term kept the Japanese from agreeing to surrender, which then provoked the dropping of the atomic bombs.\n\n* * *\n\nSome argue that American-Soviet animosity prompted Truman's decision to use the **atomic bomb** against the Japanese. (By this argument, America feared Soviet entry into the Asian war where the Soviets might then attempt to expand their influence, as they were doing in Eastern Europe. Along the same line of reasoning, one could assert that the United States wanted to put on a massive display of power to intimidate the Soviets.) However, the manner in which the war in the Pacific had been fought to that point also supported Truman's decision. The Japanese had fought tenaciously and remained powerful despite the long war; casualty estimates of an American invasion of Japan ran upward of 500,000. Some military leaders estimated that such an invasion would not subdue Japan for years. In August, the United States dropped two atomic bombs, first on **Hiroshima** and then three days later on **Nagasaki**. The Japanese surrendered soon after.\n\n## Summary\n\nHere are the most important concepts to remember from the early 20th-century period.\n\n America transitioned from a largely rural and agricultural society to an urban industrialized society.\n\n Land in the West was largely settled and the boundaries of the Continental United States became fixed.\n\n America became embroiled in foreign conflicts.\n\n Isolationism and anti-immigrant sentiment collided with globalism and social reform.\n\n The Great Depression became the longest protracted economic challenge in American history.\n\n American Indians settled on reservations as sovereign nations under the oversight of the Bureau of Indian Affairs.\n\n Communications and transportation technologies revolutionized daily American life.\n\n## Chapter 11 Review Questions\n\nSee Chapter 14 for answers and explanations.\n\n.Muckrakers furthered the causes of the Progressive movement by\n\n(A) organizing grassroots campaigns for political reform at the state level\n\n(B) suing large companies and donating their court awards to Progressive campaigns\n\n(C) staging large, violent protests in support of Progressive goals\n\n(D) alerting the public to the social ills and corporate corruption targeted by Progressives\n\n.Prior to the administration of Theodore Roosevelt, the Sherman Antitrust Act had been used primarily to\n\n(A) dismantle corporate monopolies\n\n(B) suppress trade unions\n\n(C) impose import tariffs\n\n(D) enforce civil rights in the South\n\n.Following the Spanish-American War and the acquisition of territory overseas, in a series of cases known as the Insular Cases, the U.S. Supreme Court ruled that\n\n(A) natives living on American soil abroad were guaranteed the same rights and privileges as U.S. citizens living within the continental United States\n\n(B) colonial subjects within the American Empire were not entitled to the rights guaranteed by the U.S. Constitution\n\n(C) \"the Constitution follows the flag\"\n\n(D) Congress must relinquish control of these overseas possessions and honor their right of self-determination\n\n.Which of the following best summarizes the contents of the Zimmermann telegram, which was intercepted in 1917?\n\n(A) Germany offered Mexico a chance to regain the land it had lost in the Mexican Cession if Mexico attacked the United States and helped prevent the United States from assisting the Allies.\n\n(B) A British spy alerted the world to the existence of mass extermination camps in German-held territories.\n\n(C) The United States assured the British that it would join the war in Europe if the war were to continue for another year.\n\n(D) The owner of the Boston Red Sox revealed a plan to sell star player Babe Ruth to the New York Yankees for a large amount of cash.\n\n.Wilson's Fourteen Points plan for peace after World War I included all of the following EXCEPT\n\n(A) promotion of universal self-determination\n\n(B) lower tariffs to promote free trade\n\n(C) repayment of all Allied war expenses by Germany\n\n(D) across-the-board arms reductions\n\n.All of the following can be seen as clashes between traditional and modern culture during the post\u2013World War I era EXCEPT\n\n(A) the rise of the Ku Klux Klan\n\n(B) the Teapot Dome Scandal\n\n(C) the Scopes Monkey Trial\n\n(D) the Emergency Quota Act of 1924\n\n.Buying \"on margin\" contributed to the stock market crash of 1929 because it\n\n(A) required investors to purchase only high-risk, volatile stocks\n\n(B) imposed high interest rates that discouraged trading\n\n(C) prevented traders from learning the true financial state of the companies in which they invested\n\n(D) allowed traders to pay for stock with projected future profits\n\n.Franklin Roosevelt invoked the Good Neighbor Policy in taking which of the following actions?\n\n(A) Providing England with munitions to defend itself against Germany\n\n(B) Creating the Tennessee Valley Authority to provide power in the poor rural South\n\n(C) Banning trade of war-related materials with Japan and freezing Japanese assets in the United States\n\n(D) Recalling U.S. troops from Nicaragua and Haiti\n\n.The Nye Commission report of 1936 reinforced American isolationism by\n\n(A) revealing unethical profiteering by American munitions companies during World War I\n\n(B) concluding that Germany had no interest in engaging the United States in war\n\n(C) listing the domestic programs that would have to be forfeited if the United States were to increase its overseas commitments\n\n(D) detailing deficiencies in all branches of the U.S. military\n\n.In its _Korematsu v. United States_ decision, the Supreme Court ruled that\n\n(A) the wartime relocation of West Coast Japanese Americans was not unconstitutional\n\n(B) the Japanese government had no legitimate claim to reparations for the bombings of Hiroshima and Nagasaki\n\n(C) the U.S. government had violated the Constitution by entering the Korean War\n\n(D) immigration quotas based on race were unconstitutional\n\n## REFLECT\n\nRespond to the following questions:\n\n\u2022 For which content topics discussed in this chapter do you feel you have achieved sufficient mastery to answer multiple-choice questions correctly?\n\n\u2022 For which content topics discussed in this chapter do you feel you have achieved sufficient mastery to discuss effectively in a short-answer question or an essay?\n\n\u2022 On which content topics discussed in this chapter do you feel you need more work before you can answer multiple-choice questions correctly?\n\n\u2022 On which content topics discussed in this chapter do you feel you need more work before you can discuss them effectively in a short-answer question or an essay?\n\n\u2022 What parts of this chapter are you going to review again?\n\n\u2022 Will you seek further help, outside of this book (such as a teacher, tutor, or AP Students), on any of the content in this chapter\u2014and, if so, on what content?\n\n# Chapter 12\n\n# The Postwar Period and Cold War (1945\u20131980)\n\n## TRUMAN AND THE BEGINNING OF THE COLD WAR (1945\u20131953)\n\nThe end of World War II raised two major issues. The first concerned the survival of the combatants; with the exception of the United States, the nations involved in World War II had all seen fighting within their borders, and the destruction had been immense. The second issue involved the shape of the new world and what new political alliances would be formed. This question would become the major source of contention between the world's two leading political-economic systems, capitalism and communism.\n\nThe stakes in this power struggle, called the **Cold War** (because there was no actual combat as there is in a \"hot war\"), were high. Though the major powers (the United States and Soviet Union) didn't enter into combat in the Cold War, the United States did fight hot \" **proxy** \" **wars** in Korea and Vietnam during this time. The American economy was growing more dependent on exports; American industry also needed to import metals, a process requiring (1) open trade and (2) friendly relations with those nations that provided those metals. In addition, with many postwar economies in shambles, competition amongst the few reasonably healthy economies grew fiercer. Finally, those countries that were strongest before the war\u2014Germany, Japan, and Great Britain\u2014had either been defeated or seen their influence abroad greatly reduced. The United States and the Soviet Union emerged as the two new superpowers. Although they were allies during World War II, the war's end exposed the countries' many ideological differences, and they soon became enemies.\n\n### **Truman and Foreign Policy**\n\nThe differences between Soviet and American goals were apparent even before the war was over, but became even clearer when the Soviets refused to recognize Poland's conservative government-in-exile. (The Polish government had moved to England to escape the Nazis; this government was backed by the United States.) A communist government took over Poland. Within two years, pro-Soviet communist coups had also taken place in Hungary and Czechoslovakia. The propaganda in the United States and USSR during this period reached a fever pitch. In each country, the other was portrayed as trying to take over the world for its own sinister purposes.\n\nThen, in 1947, communist insurgents threatened to take over both Greece and Turkey, but England could no longer prop up these nations. In a speech before Congress in which he asked for $400 million in aid to the two countries, Truman asserted, \"I believe it must be the policy of the United States to support free peoples who are resisting attempted subjugation by armed minorities or outside pressures.\" This statement, called the **Truman Doctrine,** became the cornerstone of a larger policy, articulated by George Kennan, called **containment.** The idea of containment came from what is known as the **Long Telegram** , which Kennan sent to Washington from his duty station in Germany, in 1946. This policy said that the United States would not instigate a war with the Soviet Union, but it would come to the defense of countries in danger of Soviet takeover. The policy aimed to prevent the spread of communism and encourage the Soviets to abandon their aggressive strategies.\n\nMeanwhile, the United States used a tried-and-true method to shore up its alliances\u2014it gave away money. The **Marshall Plan** , named for Secretary of State George Marshall, sent more than $12 billion to Europe to help rebuild its cities and economy. In return for that money, of course, countries were expected to become American allies. The countries were also required to work together to promote economic growth, and is the precursor to the European Union. Although the Marshall Plan was offered to Eastern Europe and the Soviet Union, no countries in the Soviet sphere participated in the program, as Stalin viewed the initiative as further evidence of U.S. imperialism. The United States also formed a mutual defense alliance with Canada and a number of countries in Western Europe called the **North Atlantic Treaty Organization** ( **NATO** ) in 1949. Truman did not have an easy time convincing Congress that NATO was necessary; remember, from the time of Washington's Farewell Address, American sentiment has strongly favored avoiding all foreign entanglements.\n\nThe crisis in **Berlin** the previous year, however, helped convince Congress to support NATO. The crisis represented a culmination of events after World War II. In 1945, Germany had been divided into four sectors, with England, France, the United States, and the USSR each controlling one. Berlin, though deep in Soviet territory, had been similarly divided. Upon learning that the three Western Allies planned to merge their sectors into one country and to bring that country into the Western economy, the Soviets responded by imposing a **blockade** on Berlin. Truman refused to surrender the city, however, and ordered airlifts to keep that portion under Western control supplied with food and fuel. The blockade continued for close to a year, by which point the blockade became such a political liability that the Soviets gave it up. Don't confuse the **Berlin Blockade** with the **Berlin Wall**. The Berlin Blockade occurred when the Soviets closed off access to the city during the Truman administration in 1948, while the Soviets erected the Berlin Wall in 1961 during the Kennedy administration to divide the city between the East and the West. Constructed of concrete and barbed wire, the wall separated the Soviet sector of Berlin from West Berlin and became a symbol of the Cold War. The wall was finally dismantled in 1989.\n\nNot long after the United States joined NATO, the Soviets detonated their first atomic bomb. Fear of Soviet invasion or subterfuge also led to the creation of the **National Security Council** (a group of foreign affairs advisers who work for the president) and the **Central Intelligence Agency** (the United States' spy network).\n\n* * *\n\nNational Security Council 68 was a document that said the United States should invest much more money into military spending because they couldn't trust other countries to help protect against communism.\n\n* * *\n\nAs if Truman didn't have enough headaches in Europe, he also had to deal with Asia. Two issues dominated U.S. policy in the region: the **reconstruction of Japan** and the **Chinese Revolution**. After the war, the United States occupied Japan, and its colonial possessions were divided up. The United States took control of the Pacific Islands and the southern half of Korea, while the USSR took control of the northern half of Korea. Under the command of General Douglas MacArthur, Japan wrote a democratic constitution, demilitarized, and started a remarkable economic revival. The United States was not as successful in China, where it chose to side with Chiang Kai-shek's Nationalist government against **Mao Zedong** 's Communist insurgents, during China's 20-year civil war (Mao having taken control of China in 1949). Despite massive American military aid, the Communists overthrew the Nationalists, whose government was exiled to Taiwan. For decades, the United States refused to recognize the legitimacy of Mao's regime, creating another international \"hot spot\" for Americans. Truman also chose to aid the French during the Vietnamese war for independence in Indochina, although most Americans were not aware of this at the time.\n\n### **McCarthyism**\n\nAll this conflict with communists resurrected anticommunist paranoia at home, just as anticommunism had swept America during the Red Scare after World War I. In 1947, Truman ordered investigations of 3 million federal employees in a search for \"security risks.\" Those found to have a potential Achilles' heel\u2014either previous association with \"known communists\" or a \"moral\" weakness such as alcoholism or homosexuality (which, the government reasoned, made them easy targets for blackmail)\u2014were dismissed without a hearing. In 1949, former State Department official **Alger Hiss** was found guilty of consorting with a communist spy (Richard Nixon was the congressman mostly responsible for Hiss's downfall). Americans began to passionately fear the \"enemy within.\" Even the Screen Actors Guild, then headed by Ronald Reagan, attempted to discover and purge its own communists.\n\nIt was this atmosphere that allowed a demagogic senator named **Joseph McCarthy** to rise from near anonymity to national fame. In 1950, McCarthy claimed to have a list of more than 200 known communists working for the State Department. He subsequently changed that number several times, which should have clued people in to the fact that he was not entirely truthful. Unchallenged, McCarthy went on to lead a campaign of innuendo that ruined the lives of thousands of innocent people. Without ever uncovering a single communist, McCarthy held years of hearings with regard to subversion, not just in the government, but in education and the entertainment industry as well. Those subpoenaed were often forced to confess to previous associations with communists and name others with similar associations. Industries created lists of those tainted by these charges, called **blacklists** , which prevented the accused from working, just as blacklists had been used against union organizers at the turn of the last century. Eisenhower himself was worried about McCarthy and refused to speak against him, for fear that McCarthy would attack him. McCarthy's downfall came in 1954, during the Eisenhower administration, when he accused the Army of harboring communists. He had finally chosen too powerful a target. The Army fought back hard, and with help from **Edward R. Murrow** 's television show, in the **Army-McCarthy hearings** , McCarthy was made to look foolish. The public turned its back on him, and the era of **McCarthyism** ended, but public distrust and fear of communism remained.\n\n_\"You've done enough. Have you no sense of decency, sir? At long last, have you left no sense of decency?\"_ \u2014Army counsel Joseph Welch, speaking back to Joseph McCarthy at the hearings that would effectively end McCarthy's career.\n\n### **Truman's Domestic Policy and the Election of 1948**\n\nThe end of the war meant the end of wartime production. With fewer Jeeps, airplanes, guns, bombs, and uniforms to manufacture, American businesses started laying off employees. Returning war veterans further crowded the job market, and unemployment levels rose dramatically. At the same time, many people who had built up their savings during the war (since rationing had limited the availability of consumer goods) started to spend more liberally, causing prices to rise. In 1946, the inflation rate was nearly 20 percent. The poor and unemployed felt the effects the most. Truman offered some New Deal\u2013style solutions to America's economic woes, but a new conservatism had taken over American politics. Most of his proposals were rejected, and the few that were implemented had little effect.\n\n* * *\n\nLet's Make A Deal\n\nBoth Theodore and Franklin Roosevelt, as well as FDR's successor Harry Truman, offered \"deals\" to the American public:\n\n| **President** | **What's the deal with this?** \n---|---|--- \n**Square Deal** | Theodore Roosevelt | Government promised to regulate business and restore competition \n**First New Deal** | Franklin Roosevelt | Focused on immediate public relief and the recovery of banks \n**Second New Deal** | Franklin Roosevelt | Addressed the shortcomings of the First New Deal and responded to a changing political climate \n**Fair Deal** | Harry Truman | Extension of New Deal vision and provisions for reintegrating WWII veterans into society (e.g., the G.I. Bill)\n\n* * *\n\nThe new conservatism brought with it a new round of anti-unionism in the country. Americans were particularly upset when workers in essential industries went on strike, as when the coal miners' strike (by the **United Mine Workers** , or **UMW** ) cut off the energy supply to other industries, shutting down steel foundries, auto plants, and more. Layoffs in the affected industries exacerbated tensions. Americans cared little that the miners were fighting for basic rights. Truman followed the national mood, ordering a government **seizure of the mines** when a settlement could not be reached. During a later railroad strike, Truman threatened to draft into the military those strikers who held out for more than he thought they deserved. Consequently, Truman alienated labor, one of the core constituencies of the new Democratic coalition. Labor and consumers, angry at skyrocketing prices, formed an alliance that helped the Republicans take control of the **Eightieth Congress** in the 1946 midterm elections.\n\nTruman also alienated many voters (particularly in the South) by pursuing a civil rights agenda that, for its time, was progressive. He convened the **President's Committee on Civil Rights,** which in 1948 issued a report calling for an end to segregation and poll taxes, and for more aggressive enforcement of antilynching laws. Truman also issued an executive order forbidding racial discrimination in the hiring of federal employees and another executive order desegregating the Armed Forces. Blacks began to make other inroads. The NAACP won some initial, important lawsuits against segregated schools and buses; **Jackie Robinson** broke the color barrier in baseball; and black groups started to form coalitions with liberal white organizations, thereby gaining more political clout. These advances provoked an outbreak of flagrant racism in the South, and in 1948 segregationist Democrats, or **Dixiecrats,** abandoned the party to support Strom Thurmond for president.\n\nWith so many core Democratic constituencies\u2014labor, consumers, Southerners\u2014angry with the president, his defeat in 1948 seemed certain. Truman's popularity, however, received an unintentional boost from the Republican-dominated Congress. The staunchly conservative legislature passed several antilabor acts too strong even for Truman. The **Taft-Hartley Act** , passed over Truman's veto, prohibited \"union only\" work environments (called **closed shops** ), restricted labor's right to strike, prohibited the use of union funds for political purposes, and gave the government broad power to intervene in strikes. The same Congress then rebuked Truman's efforts to pass health care reform; increase aid to schools, farmers, the elderly, and the disabled; and promote civil rights for blacks. The cumulative effect of all this acrimony made Truman look a lot better to those he had previously offended. Still, as election time neared, Truman trailed his chief opponent, Thomas Dewey. He then made one of the most brilliant political moves in American history. He recalled the Congress, whose majority members had just drafted an extremely conservative Republican platform at the party convention, and challenged them to enact that platform. Congress met for two weeks and did not pass one significant piece of legislation. Truman then went out on a grueling public appearance campaign, everywhere deriding the \"do-nothing\" Eightieth Congress. To almost everyone's surprise, Truman won re-election, and his coattails carried a Democratic majority into Congress.\n\n### **The Korean War**\n\nThe Korean War began in June of 1950, when communist North Korea invaded U.S.-backed South Korea. Believing the Soviet Union to have engineered the invasion, the United States took swift countermeasures. Originally intending only to repel the invasion, Truman decided to attempt a reunification of Korea after some early military successes. Under the umbrella of the United Nations, American troops attacked North Korea, provoking China, Korea's northern neighbor. (The Chinese were not too keen on the idea of hostile American troops on their border.) China ultimately entered the war, pushing American and South Korean troops back near the original border dividing North and South Korea. U.S. commander **Douglas MacArthur** recommended an all-out confrontation with China, with the objective of overthrowing the Communists and reinstating Chiang Kaishek. Truman thought a war with the world's most populous country might be imprudent and so decided against MacArthur. When MacArthur started publicly criticizing the president, who was also the commander-in-chief, Truman fired him for insubordination. MacArthur was very popular at home, however, and firing him hurt Truman politically.\n\nAlthough peace talks began soon after, the war dragged on another two years, into the Eisenhower administration. When the 1952 presidential election arrived, the Republicans took a page from the Whig playbook and chose **Dwight D. Eisenhower** , a war hero. By this point the presidency had been held by the Democratic party for 20 years. Truman was unpopular; his bluntness is now seen as a sign of his integrity, but during his terms, it offended a lot of potential constituents. In short, America was ready for a change. Eisenhower beat Democratic challenger **Adlai Stevenson** easily.\n\nDemocrats also wanted Eisenhower for their presidential candidate. He had been the President of Columbia University and the Supreme Commander of NATO before winning the presidency.\n\n## THE EISENHOWER YEARS (1953\u20131961)\n\nThe 1950s are often depicted as a time of **conformity**. Across much of America, a **consensus of values** reigned. Americans believed that their country was the best in the world, that communism was evil and had to be stopped, and that a decent job, a home in the suburbs, and access to all the modern conveniences (aka **consumerism** ) did indeed constitute \"the good life.\" Congress had enacted the Serviceman's Readjustment Act, commonly known as the **G.I. Bill of Rights** , in June of 1944. It provided an allowance for educational and living expenses for returning soldiers and veterans who wished to earn their high school diploma or attend college. The G.I. Bill not only helped many Americans achieve the American dream but also helped stimulate postwar economic growth by providing low-cost loans to purchase homes or farms or to start small businesses. The 1950s also proved to be an era in which the civil rights movement built on the advances of the 1940s and met some violent resistance; an era plagued by frequent economic recessions; and an era of spiritual unrest that manifested itself in such emerging art forms as **Beat poetry and novels** (\"Howl,\" _On the Road_ ), teen movies ( _Blackboard Jungle_ , _The Wild One_ , _Rebel Without a Cause_ ), and **rock 'n' roll** (Elvis Presley, Little Richard, Jerry Lee Lewis, Chuck Berry).\n\n* * *\n\nThe Kitchen Debate\n\nVice President Richard Nixon visited Moscow in 1959 for a cultural fair. While standing in a model American kitchen, Nixon ended up getting into an argument with Soviet leader Nikita Khrushchev that emblematized not only U.S.-Soviet relations but also common American attitudes toward gender in the 1950s. An excerpt:\n\n_Nixon_ : I want to show you this kitchen. It is like those of our houses in California.\n\n_Khrushchev_ : We have such things.\n\n_Nixon_ : This is our newest model. This is the kind which is built in thousands of units for direct installations in the houses. In America, we like to make life easier for women.\n\n_Khrushchev_ : Your capitalistic attitude toward women does not occur under communism.\n\n_Nixon_ : I think that this attitude toward women is universal.\n\n* * *\n\n### **Domestic Politics in the 1950s**\n\nEisenhower arrived at the White House prepared to impose conservative values on the federal government, which had mushroomed in size under Roosevelt and Truman. He sought to balance the budget, cut federal spending, and ease government regulation of business. In these goals he was, at best, only partly successful. The military buildup required by the continuing Cold War prevented Eisenhower from making the cuts to the military budget that he would have liked. He reduced military spending by reducing troops and buying powerful weapons systems (thus shaping the **New Look Army** ), but not enough to eliminate deficit spending. The popularity of remaining New Deal programs made it difficult to eliminate them; furthermore, circumstances required Eisenhower to increase the number of Social Security recipients and the size of their benefits. Under Eisenhower, the government also began developing the **Interstate Highway System** , partly to make it easier to move soldiers and nuclear missiles around the country. The new roads not only sped up travel, but they also promoted tourism and the development of the suburbs. The initial cost, however, was extremely high. As a result, Eisenhower managed to balance the federal budget only three times in eight years.\n\nSome of the most important domestic issues during the Eisenhower years involved minorities. In 1953, Eisenhower sought to change federal policy toward Native Americans. His new policy, called **termination** , would liquidate reservations, end federal support to Native Americans, and subject them to state law. However, in devising this policy, Eisenhower did not take Native American priorities into account. He aimed simply to reduce federal responsibilities and bolster the power of the states. Native Americans protested, convinced that termination was simply a means of stealing what little land the tribes had left. The plan failed and was ultimately stopped in the 1960s but not before causing the depletion and impoverishment of a number of tribes.\n\nThe civil rights movement experienced a number of its landmark events during Eisenhower's two terms. In 1954, the Supreme Court heard the case of **_Brown v. Board of Education of Topeka_** , a lawsuit brought on behalf of Linda Brown (a black school-age child) by the NAACP. Future Supreme Court Justice Thurgood Marshall argued the case for Brown. In its ruling, the Court overturned the \"separate but equal\" standard as it applied to education; \"separate but equal\" had been the law of the land since the Court had approved it in _Plessy v. Ferguson_ (1896). In a 9 to 0 decision, the Court ruled that \"separate educational facilities are inherently unequal\" and that schools should desegregate with \"all deliberate speed.\" Although a great victory for civil rights, _Brown v. Board of Education_ did not immediately solve the school segregation problem. Some Southern states started to pay the tuition for white children to attend private schools in order to maintain segregation. Some states actually closed their public schools rather than integrate them. Although Eisenhower personally disapproved of segregation, he also opposed rapid change, and so did little. This inactivity encouraged further Southern resistance, and in 1957, the governor of Arkansas called in the state National Guard to prevent a group of black students, the **Little Rock Nine** , from enrolling in a Little Rock high school. Eisenhower did nothing until one month later, when the courts ordered him to enforce the law. Arkansas, in response, closed all public high schools in Little Rock for two years. Eisenhower supported the Civil Rights Acts of 1957 and 1960, which strengthened the voting rights protection of Southern blacks and the punishments for crimes against blacks, respectively.\n\nAnother key civil rights event, the **Montgomery bus boycott** , began in 1955 when **Rosa Parks** was arrested for refusing to give up her seat on a bus to a white man as was required by **Jim Crow** laws. Outrage over the arrest, coupled with long-term resentment over unfair treatment, spurred blacks to stay off Montgomery buses for more than a year. The boycott brought **Martin Luther King Jr.** to national prominence. Barely 27 years old at the time, King was pastor at Rosa Parks's church. Although King was clearly groomed for greatness\u2014his grandfather had led the protests resulting in the creation of Atlanta's first black high school, his father was a minister and community leader, and King had already amassed impressive academic credentials (Morehouse College, Crozer Theological Seminary, University of Pennsylvania, and finally a Ph.D. from Boston University)\u2014the year-long bus boycott gave him his first national podium. In the end, a ruling by the Supreme Court resulted in the integration of city buses in Montgomery and elsewhere.\n\nKing encouraged others to organize peaceful protests, a plan inspired by his studies of Henry David Thoreau and Mohandas Gandhi. In 1960, black college students in **Greensboro** , **North Carolina** , tried just that approach, organizing a sit-in at a local Woolworth's lunch counter designated \"whites only.\" News reports of the sit-in, and the resultant harassment the students endured, inspired a sit-in movement that spread across the nation to combat segregation.\n\n### **America Versus the Communists**\n\nThere are a number of terms associated with the Cold War policy of Eisenhower and Secretary of State **John Foster Dulles** that you need to know. The administration continued to follow the policy of containment but called it **liberation** to make it sound more intimidating. It carried the threat that the United States would eventually free Eastern Europe from Soviet control. Dulles coined the phrase **massive retaliation** to describe the nuclear attack that the United States would launch if the Soviets tried anything too daring. **Deterrence** described how Soviet fear of massive retaliation would prevent their challenging the United States and led to an arms race. Deterrence suggested that the mere knowledge of **mutually assured destruction (MAD)** prevented both nations from deploying nuclear weapons. Dulles allowed confrontations with the Soviet Union to escalate toward war, an approach called **brinksmanship**. Finally, the Eisenhower administration argued that the spread of communism had to be checked in Southeast Asia. If South Vietnam fell to communism, the nations surrounding it would fall quickly like dominoes\u2014hence, the **domino theory**.\n\nCold War tensions remained high throughout the decade. Eisenhower had hoped that the death of **Joseph Stalin** in 1953 might improve American-Soviet relations. Initially, the new Soviet leader **Nikita Khrushchev** offered hope. Khrushchev denounced Stalin's totalitarianism and called for \"peaceful coexistence\" among nations with different economic philosophies. Some Soviet client states took Khrushchev's pronouncements as a sign of weakness; rebellions occurred in Poland and Hungary. When the Soviets crushed the uprisings, U.S.-Soviet relations returned to where they were during the Stalin era. Soviet advances in nuclear arms development (the USSR exploded its first hydrogen bomb a year after the United States blew up its first H-bomb) and space flight (the USSR launched the first satellite, _Sputnik_ , into space, motivating the United States to quickly create and fund the **National Aeronautics and Space Administration** , or **NASA** ) further heightened anxieties.\n\n* * *\n\nThe Arms Race\n\n_Size of bombs_\n\n\u2022 Atomic bomb dropped on Hiroshima, 1945: equal to 12,500 tons of TNT\n\n\u2022 First hydrogen bomb test, 1952: equal to 10,400,000 tons of TNT\n\n\u2022 Soviet Tsar Bomba test, 1961: equal to 57,000,000 tons of TNT\n\n_Number of warheads_\n\n\u2022 1945: USA 6; USSR 0\n\n\u2022 1950: USA 369; USSR 5\n\n\u2022 1955: USA 3,057; USSR 200\n\n\u2022 1960: USA 20,434; USSR 1605\n\n\u2022 1970: USA 26,119; USSR 11,643\n\n\u2022 1980: USA 23,764; USSR 30,062\n\n* * *\n\nMeanwhile, the United States narrowly averted war with the other communists, the Chinese. American-allied Taiwan occupied two islands close to mainland China, **Quemoy** and **Matsu**. The Taiwanese used the islands as bases for commando raids on the communists, which eventually irritated the Chinese enough that they bombed the two islands. In a classic example of brinksmanship, Eisenhower declared that the United States would defend the islands and strongly hinted that he was considering a nuclear attack on China. Tensions remained high for years, and Eisenhower's stance forced him to station American troops on the islands. During the 1960 presidential election, Kennedy used the incident as a campaign issue, arguing that the two small islands were not worth the cost of defending them.\n\n### **Third World Politics**\n\nWorld War II resulted in the breakup of Europe's huge overseas empires. In the decades that followed the war's end, numerous countries in Africa, Asia, and South America broke free of European domination. These countries allied themselves with neither of the two major powers; for this reason they were deemed the **Third World**. Both America and the Soviets sought to bring Third World countries into their spheres of influence, as these nations represented potential markets as well as sources of raw materials. The two superpowers particularly prized strategically located Third World countries that were willing to host military bases.\n\nNeither superpower, it turned out, was able to make major inroads in the Third World at first. **Nationalism** swept through most Third World nations, recently liberated from major world powers. Enjoying their newfound freedom, these countries were reluctant to foster a long-term alliance with a large, powerful nation. Furthermore, most Third World countries regarded both powers with suspicion. America's wealth fostered both distrust and resentment, prompting questions about U.S. motives. America's racist legacy also hurt it in the Third World, where most residents were nonwhite. Yet most Third World nations also saw how the Soviets dominated Eastern Europe and so had little interest in close relations with them. These new nations were not anxious to fall under the control of either superpower.\n\nHowever, the United States tried to expand its influence in the Third World in other ways. For example, in 1956 in Egypt, the United States tried offering foreign aid, hoping to gain an ally by building the much-needed **Aswan Dam**. Egypt's nationalist leader Gamal Nasser suspected the Western powers of subterfuge; furthermore, he detested Israel, a Western ally. Eventually, he turned to the Soviet Union for that aid. Later that year, Israel invaded Egypt, followed by Britain and France, in an effort to gain control of the **Suez Canal**. President Eisenhower played the \"good cop\" and pressured Britain and France to withdraw. The American government also used **CIA covert operations** to provide a more forceful method of increasing its influence abroad. In various countries, the CIA coerced newspapers to report disinformation and slant the news in a way favorable to the United States, bribed local politicians, and tried by other means to influence local business and politics. The CIA even helped overthrow the governments of Iran and Guatemala in order to replace anti-American governments with pro-American governments. It also tried, unsuccessfully, to assassinate the communist leader of Cuba, **Fidel Castro**.\n\n### **The 1960 Presidential Election**\n\nIn 1960, Eisenhower's vice president, **Richard Nixon** , received the Republican nomination. The Democrats nominated Massachusetts senator **John F. Kennedy**. Similar in many ways, particularly in foreign policy, both candidates campaigned against the \"communist menace\" as well as against each other. Aided by his youthful good looks, Kennedy trounced an awkward Nixon in their first televised debate. Kennedy's choice of Texan **Lyndon Johnson** as a running mate helped shore up the Southern vote for the Northern candidate. Nixon, meanwhile, was hurt by his vice presidency, where he had often served the role of Eisenhower's \"attack dog.\" The fact that Eisenhower did not wholeheartedly endorse Nixon also marred his campaign. Still, it turned out to be one of the closest elections in history, and some believe that voter fraud turned a few states Kennedy's way, without which Nixon would have won.\n\nIn his final days in office, Eisenhower warned the nation to beware of a new coalition that had grown up around the Cold War, which he called the military-industrial complex. The combination of military might and the highly profitable arms industries, he cautioned, created a powerful alliance whose interests did not correspond to those of the general public. In retrospect, many would later argue that in his final statement, Eisenhower had identified those who would later be responsible for the escalation of the **Vietnam War**.\n\n## THE TURBULENT SIXTIES\n\nAt the outset, the 1960s seemed the start of a new, hope-filled era. Many felt that Kennedy, his family, and his administration were ushering in an age of \"Camelot\" (the Broadway musical was very popular then). As Arthur had had his famous knights, Kennedy, too, surrounded himself with an entourage of young, ambitious intellectuals who served as his advisers. The press dubbed these men and one woman \"the best and the brightest\" America had to offer. Kennedy's youth, good looks, and wit earned him the adoration of millions. Even the name of his domestic program, the **New Frontier** , connoted hope. It promised that the fight to conquer poverty, racism, and other contemporary domestic woes would be as rewarding as the efforts of the pioneers who settled the West.\n\nThe decade did not end as it had begun. By 1969, America was bitterly divided. Many progressives regarded the government with suspicion and contempt, while many conservatives saw all dissidents as godless anarchists and subversives. Although other issues were important, much of the conflict centered on these two issues: the Vietnam War and blacks' struggle to gain civil rights. As you read through this summary of the decade, pay particular attention to the impact of both issues on domestic harmony.\n\n### **Kennedy and Foreign Policy**\n\nLike Truman and Eisenhower, Kennedy perceived the Soviet Union and communism as the major threats to the security of the United States and its way of life. Every major foreign policy issue and event of his administration related primarily to these Cold War concerns.\n\nTwo major events during Kennedy's first year in office heightened American-Soviet tensions. The first involved **Cuba** , where a U.S.-friendly dictatorship had been overthrown by communist insurgents led by **Fidel Castro**. When Castro took control of the country in 1959, American businesses owned more than 3 million acres of prime Cuban farmland and also controlled the country's electricity and telephone service. Because so many Cubans lived in poverty, Cuban resentment of American wealth was strong, so little popular resistance occurred when Castro seized and nationalized some American property. The United States, however, was not pleased. When Castro signed a trade treaty with the Soviet Union later that year, Eisenhower imposed a partial trade embargo on Cuba. In the final days of his presidency, Eisenhower broke diplomatic relations with Cuba, and Cuba turned to the Soviet Union for financial and military aid.\n\nTaking office in 1961, President Kennedy inherited the Cuban issue. Looking to solve the dilemma, the CIA presented the ill-fated plan for the **Bay of Pigs invasion** to the new president. The plan involved sending Cuban exiles, whom the CIA had been training since Castro's takeover, to invade Cuba. According to the strategy, the army of exiles would win a few battles, and then the Cuban people would rise up in support, overthrow Castro, and replace his government with one more acceptable to the United States. Kennedy approved the plan but did not provide adequate American military support, and the United States launched the invasion in April 1961. The invasion failed, the Cuban people did not rise up in support, and within two days Kennedy had a full-fledged disaster on his hands. Not only had he failed to achieve his goal, but he had also antagonized the Soviets and their allies in the process. His failure also diminished America's stature with its allies.\n\nLater in the year, Kennedy dealt with a second foreign policy issue when the Soviets took aggressive anti-West action by erecting a wall to divide East and West Berlin. The **Berlin Wall** , built to prevent East Germans from leaving the country, had even greater symbolic significance to the democratic West. It came to represent the repressive nature of communism and was also a physical reminder of the impenetrable divide between the two sides of the Cold War.\n\nKennedy Wasn't a Donut\n\nA popular urban legend holds that when President Kennedy went to the Berlin Wall in 1963 and declared, _\"Ich bin ein Berliner,\"_ he made a grammatical error and inadvertently called himself a jelly donut. Sadly for high school history teachers trying to get a laugh out of their classes, this isn't actually true. While the word _\"ein\"_ is omitted when literally declaring one's residence, it is required for figurative statements such as Kennedy's. Kennedy made no error, and the donut legend didn't start circulating until a novelist joked about it twenty years later.\n\nIn 1962, the United States and the Soviet Union came the closest they had yet to a military (and perhaps nuclear) confrontation. The focus of the conflict was once again Cuba. In October, American spy planes detected missile sites in Cuba. Kennedy immediately decided that those missiles had to be removed at any cost; he further decided on a policy of brinksmanship to confront the **Cuban missile crisis**. He imposed a naval quarantine on Cuba to prevent any further weapons shipments from reaching the island, and then went on national television and demanded that the Soviets withdraw their missiles.\n\nBy refusing to negotiate secretly, Kennedy backed the Soviets into a corner; if they removed the missiles, their international stature would be diminished, especially since the quarantine was effectively a blockade, which diplomats defined as an act of war on the part of the United States. Therefore, in return, the Soviets demanded that the United States promise never again to invade Cuba and that the United States remove its missiles from Turkey (which is as close to the USSR as Cuba is to the United States). When Kennedy rejected the second condition, he gambled that the Soviets would not attack in response. Fortunately, behind-the-scenes negotiations defused the crisis, and the Soviets agreed to accept America's promise not to invade Cuba as a pretext for withdrawing the missiles. In return, the United States secretly agreed to remove its missiles from Turkey a few months later, thus making it look like the United States had won. Recent scholarship suggests that it was the Soviet leader Khrushchev who prevented World War III and a nuclear holocaust.\n\nThe policy of containment even motivated such ostensibly philanthropic programs abroad as the **Peace Corps**. The Peace Corps' mission was to provide teachers and specialists in agriculture, health care, transportation, and communications to the Third World, in the hopes of starting these fledgling communities down the road to American-style progress. The government called this process **nation building**. The Peace Corps had many successes, although the conflict between its humanitarian goals and the government's foreign policy goals often brought about failures as well. Furthermore, many countries did not want American-style progress and resented having it forced upon them.\n\nThe greatest theater for American Cold War policy during this era, however, was **Vietnam** , which will be discussed in greater detail shortly.\n\n### **Kennedy and Domestic Policy**\n\nKennedy began his presidency with the promise that America was about to conquer a **New Frontier**. He pushed through legislation that increased unemployment benefits, expanded Social Security, bumped up the minimum wage, and aided distressed farmers, among other measures.\n\nKennedy's civil rights agenda produced varied results. Kennedy supported **women's rights** , establishing a presidential commission that in 1963 recommended removing all obstacles to women's participation in all facets of society. Congress enacted the **Equal Pay Act** in 1963, which required that men and women receive equal pay for equal work. Unfortunately, employers continue to get around this federal law by simply changing job titles. However, it was only late in his presidency that Kennedy openly embraced the black civil rights movement. After almost two years of near inaction, in September 1962, Kennedy enforced desegregation at the University of Alabama and the University of Mississippi, where James Meredith was the first integrated student. In the summer of 1963, he asked Congress for legislation that would outlaw segregation in all public facilities. After Kennedy's assassination in November, Lyndon Johnson was able to push that legislation\u2014the **Civil Rights Act of 1964** \u2014through Congress on the strength of the late president's popularity and his own skills as a legislator.\n\nJohn F. Kennedy also ordered his Attorney General, Robert F. Kennedy, to have the Justice Department order the Interstate Commerce Commission to make all public transportation integrated in response to the Freedom Riders.\n\nStill, Kennedy's presidency proved an active period for the civil rights movement as a number of nongovernmental organizations mobilized to build on the gains of the previous decade. Martin Luther King Jr. led the **Southern Christian Leadership Conference (SCLC)** , which staged sit-ins, boycotts, and other peaceful demonstrations. The Congress of Racial Equality (CORE) organized the **Freedom Riders** movement; the Freedom Riders staged sit-ins on buses, sitting in sections prohibited to them by segregationist laws. They were initially an integrated group, as was the **Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC)** , which did grassroots work in the areas of voter registration and antisegregationist activism. Such groups met considerable resistance. In 1963, Mississippi's NAACP director, **Medgar Evers** , was shot to death by an anti-integrationist. Not long after, demonstrators in Montgomery, Alabama, were assaulted by the police and fire department who used attack dogs and fire hoses against the crowd. News reports of both events horrified millions of Americans and thus helped bolster the movement. So, too, for reasons mentioned above, did Kennedy's assassination.\n\n### **Lyndon Johnson's Social Agenda**\n\nLike Kennedy, Lyndon Johnson made an early commitment to the civil rights movement, but unlike Kennedy, Johnson took immediate action to demonstrate that commitment. From the time he took office, Johnson started to lobby hard for the **Civil Rights Act of 1964** , which outlawed discrimination based on a person's race, color, religion, or gender. If you can remember only one federal law in U.S. history, this is it! The Civil Rights Act of 1964 is the most comprehensive piece of civil rights legislation enacted in U.S. history and the basis of all discrimination suits to this day. The law prohibited discrimination in employment as well as in public facilities (thus increasing the scope of Kennedy's proposed civil rights act).\n\nNot long after, Johnson oversaw the establishment of the **Equal Employment Opportunity Commission (EEOC)** to enforce the employment clause of the Civil Rights Act. Johnson signed the **Voting Rights Act of 1965** after he was elected in his own right in 1964. This law cracked down on those states that denied blacks the right to vote despite the Fifteenth Amendment. He also signed another civil rights act banning discrimination in housing, and yet another that extended voting rights to Native Americans living under tribal governments.\n\nJohnson had grown up poor and believed that social injustice stemmed from social inequality, and therefore, he advocated civil rights in employment. Toward the same end, he lobbied for and won the **Economic Opportunity Act** , which appropriated nearly $1 billion for poverty relief. After his landslide victory in the 1964 presidential election, Johnson greatly expanded his antipoverty program. A number of programs combined to form Johnson's **War on Poverty. Project Head Start** prepared underprivileged children for early schooling; **Upward Bound** did the same for high school students. **Job Corps** trained the unskilled so they could get better jobs, while **Volunteers in Service to America (VISTA)** acted as a domestic Peace Corps. In addition, **Legal Services for the Poor** guaranteed legal counsel to those who could not afford their own lawyers. To further assist the poor, Johnson founded the **Department of Housing and Urban Development (HUD)** , increased federal aid to low-income apartment renters, and built more federal housing projects, as well as establishing Medicare and Medicaid.\n\nThe legislation passed during 1965 and 1966 represented the most sweeping change to U.S. government since the New Deal. Johnson's social agenda was termed the **Great Society**. Best of all, taxpayers did not feel much pain. Increased tax revenues from a quickly expanding economy funded the whole package. Not everyone liked Johnson's agenda, however; many objected to any increase in government activity, and the extension of civil rights met with bigoted opposition, especially in the South. Thus, ironically, the huge coalition that had given Johnson his victory and his mandate for change started to fall apart because of his successes (and were hastened by a bitter national debate over American involvement in Vietnam).\n\n### **The Civil Rights Movement**\n\nIn the early 1960s, the civil rights movement made a number of substantial gains. Legislative successes such as those passed under Johnson's Great Society program provided government support. The movement also won a number of victories in the courts, particularly in the Supreme Court. Under Chief Justice **Earl Warren** , the Court, for a brief moment in history, was extremely liberal. The **Warren Court** worked to enforce voting rights for blacks and forced states to redraw congressional districts so that minorities would receive greater representation. The Warren Court expanded civil rights in other areas as well. Among its landmark rulings are those that prohibited school prayer and protected the right to privacy. The Warren Court also made several decisions concerning the rights of the accused. In _Gideon v. Wainwright_ , the Court ruled that a defendant in a felony trial must be provided a lawyer for free if he or she cannot afford one. In **_Miranda v. Arizona_** , the Court ruled that, upon arrest, a suspect must be advised of his or her right to remain silent and to consult with a lawyer.\n\nOn January 23, 1964, the Twenty-Fourth Amendment to the Constitution was ratified. This banned the use of the poll tax in all elections.\n\nCivil rights victories did not come easily. Resistance to change was strong, as evidenced by the opposition of state governments, police, and white citizens. In Selma, police prevented blacks from registering to vote; in Birmingham, police and firemen attacked civil rights protesters. All over the South, the **Ku Klux Klan** and other racists bombed black churches and the homes of civil rights activists with seeming impunity. In Mississippi three civil rights workers were murdered by a group that included members of the local police department.\n\nWith news reports of each event, outrage in the black community grew. Some activists abandoned Martin Luther King's strategy of nonviolent protest. Among the leaders who advocated a more aggressive approach was **Malcolm X** , a minister of the **Nation of Islam**. Malcolm X urged blacks to claim their rights \"by any means necessary.\" (His autobiography is an essential document of the history of racism in America.) Later, two groups that previously had preached integration\u2014the **SNCC** and **CORE** \u2014expelled their white members and advocated the more separatist, radical program of **Black Power** , with the Black Panthers being at the forefront of this movement **.** By 1968, when King was assassinated, the civil rights movement had fragmented, with some continuing to advocate integration and peaceful change, while others argued for empowerment through self-imposed segregation and aggression.\n\n### **The New Left, Feminism, and the Counterculture**\n\nBlack Americans were not the only ones challenging the status quo in the 1960s. Young whites, particularly those in college, also rebelled. For these young adults, the struggle was one against the hypocrisy, complacency, and conformity of middle-class life.\n\nIn 1962, the **Students for a Democratic Society** (SDS) formed. Its leftist political agenda, laid out in a platform called the **Port Huron Statement** , set the tone for other progressive groups on college campuses; these groups collectively became known as the **New Left**. New Left ideals included the elimination of poverty and racism and an end to Cold War politics. One particularly active branch of the New Left formed at the University of California at Berkeley. In 1964, students there protested when the university banned civil rights and antiwar demonstrations on campus. These protests grew into the **Free Speech movement** , which in turn fostered a number of leftist and radical political groups on the Berkeley campus.\n\n* * *\n\nBeatniks\n\nWe usually associate cultural rebellion with the 1960s and early 1970s, but the **Beat Movement** got its start in the 1950s. Beat writers, such as Allen Ginsburg, William Burroughs, and Jack Kerouac, challenged the straight-laced conservatism of the Eisenhower era by publishing works championing bohemian lifestyles, drug use, and nontraditional styles of art. The Beatniks would later inspire the Hippies of the 1960s.\n\n* * *\n\nMost New Left groups, however, were male-dominated and insensitive to the cause of women's rights. Women became frustrated with being treated as second-class citizens and started their own political groups. In 1963, Betty Friedan's book **_The Feminine Mystique_** openly challenged many people's assumptions about women's place in society. Friedan identified \"the problem that has no name\" and is credited with restarting the women's movement, a movement that had faded once women's suffrage was achieved with the Nineteenth Amendment in 1920. She was also one of the founders of **NOW** , the **National Organization for Women** , formed in 1966 to fight for legislative changes, including the ill-fated **Equal Rights Amendment** (ERA) to the Constitution. The modern movement for gay rights also began to solidify in the 1960s, with the first Gay Pride parades occurring on the anniversary of the **Stonewall riots,** an event at which gays fought back against the police in New York City.\n\nFeminists fought against discrimination in hiring, pay, college admissions, and financial aid. They also fought for control of reproductive rights, a battle that reached the Supreme Court in the 1973 case **_Roe v. Wade_** , which enabled women to obtain abortions in all fifty states within the first trimester. Many states argued that they had an obligation to protect \"life,\" as stipulated in the Fourteenth Amendment, and quickly passed state laws prohibiting a woman from having an abortion after the first three months of her pregnancy. Although there is no specific mention of a constitutional right to privacy, the Supreme Court had established this important precedent in 1965 in the case **_Griswold v. Connecticut. Roe v. Wade_** remains a controversial decision and continues to play a central role in American politics and society.\n\nRebellion against \"the establishment\" also took the form of nonconformity, a repudiation of the Eisenhower years. Hippies grew their hair long, wore tie-dyed shirts and ripped jeans, and advocated drug use, communal living, and \"free love.\" Their way of life came to be known as the **counterculture** because of its unconventionality and its total contrast to the staid mainstream culture, which was typified by aging crooners and banal television variety shows. By the end of the 1960s, the counterculture became more widely accepted, and artists such as Andy Warhol, Bob Dylan, Jimi Hendrix, the Beatles, and the Rolling Stones were among the biggest moneymakers in the arts.\n\n_\"There's a time when the operation of the machine becomes so odious, makes you so sick at heart, that you can't take part! You can't even passively take part! And you've got to put your bodies upon the gears and upon the wheels, upon the levers, upon all the apparatus, and you've got to make it stop! And you've got to indicate to the people who run it, to the people who own it, that unless you're free, the machine will be prevented from working at all!\"_\n\n\u2014Mario Savio, speaking from the steps of Sproul Hall at the University of California, Berkeley, on December 3, 1964\n\nConcurrent with the rise in activism for civil rights and women's rights was the upsurge of interest in environmental issues. **Rachel Carson** , an American marine biologist wrote the seminal work of nonfiction, **_Silent Spring_** , a worldwide bestseller to this day. _Silent Spring_ blew the whistle on the widespread use of the chemical pesticide DDT, leading to its eventual ban. Meanwhile, legislators responding to industrial pollution passed the **Clean Air Act** of 1955, the first law to control the use of airborne contaminants.\n\nThe New Left, feminists, the counterculture, and others in the growing left wing of American politics almost uniformly opposed American participation in the Vietnam War. These groups' vocal protests against the war and the fierce opposition they provoked from the government and pro-war Americans created a huge divide in American society by 1968. Before we discuss that fateful year, it is important to understand how and why America became involved in Vietnam.\n\n### **American Involvement in Vietnam, World War II\u20131963**\n\nFrom the Truman administration until the fall of Soviet Communism in 1991, U.S. foreign policy leaders asserted an American right to intervene anywhere in the world to stop the spread of communism and to protect American interests. Nowhere did that policy fail more miserably than in Vietnam, where the United States maintained an economic and military presence for almost 25 years. The Vietnam War divided America as no war before had.\n\nThe origins of America's involvement in Vietnam stretch back to World War II. From the late 19th century until World War II, Vietnam was a French colony. France exported the country's resources\u2014rice, rubber, and metals\u2014for French consumption. This foreign exploitation of Vietnam helped foster a nationalist Vietnamese resistance called the **Vietminh** , led by **Ho Chi Minh**. Ho had been schooled in France and had joined the French Communist Party before returning home. In fact, Ho Chi Minh was in Paris during the Versailles Peace Conference in 1919 and approached Woodrow Wilson at the time. Ho asked Wilson to honor his commitment to the right of nations to **self-determination** , as expressed in Wilson's **Fourteen Points** , and to help the Vietnamese expel the French from their country. Wilson ignored Ho Chi Minh's appeal.\n\nJapan invaded Vietnam during World War II and ended French control of the country. Faced with a common enemy, the Vietnamese helped the Allies defeat Japan and probably expected to be granted their independence at the conclusion of the war, as India was in 1947. Shortly after the Japanese surrender in 1945, Ho drafted the Vietnamese Declaration of Independence modeled on the United States Declaration of Independence and the French Declaration of Rights of Man and Citizens.\n\nThe United States did not recognize Vietnamese independence nor the legitimacy of Ho's government, in part because of America's alliance with France (which wanted its colony back), and in part because Ho was a communist. Instead, the United States recognized the government of Bao Dai, the Vietnamese emperor whom the French had installed in the South, which France still controlled. Subsequently, Vietnam fought a war for independence against the French from 1946 until 1954, when the French were defeated at the Battle of Dien Bien Phu. Although Ho appealed to President Truman for assistance on several occasions, Truman never responded. Ho hoped the United States would honor its commitment to the principle of self-determination and empathize with the Vietnamese rather than support the colonial power. Truman continued to aid the French. The United States financed more than 80 percent of France's war effort in Indochina, a fact few Americans knew then or know now.\n\nIn 1954, all of the involved parties met in Geneva, Switzerland, and drew up the **Geneva Accords** , which divided Vietnam at the 17th parallel, with Communist forces controlling North Vietnam and (so-called) democratic forces controlling the South. It was agreed that this division was to be temporary and that elections would be held in two years to reunite the country and determine who would rule a unified Vietnam. The elections never took place, however. The United States, certain that Ho Chi Minh would win an election, sabotaged the peace agreement. First, the United States made an alliance with another South Vietnamese leader named **Ngo Dinh Diem** and helped him oust Bao Dai (whom the United States felt was too weak to control the country). Then, the CIA organized commando raids across the border in North Vietnam to provoke a Communist response (which the South Vietnamese could then denounce). Diem pronounced South Vietnam an autonomous country and refused to participate in the agreed-upon national election. The United States rallied Britain, France, Thailand, Pakistan, the Philippines, New Zealand, and Australia to form the NATO-like **Southeast Asian Treaty Organization** (SEATO) to provide for South Vietnam's defense against Communist takeover.\n\nUnfortunately, the situation continued its downward spiral. Diem, it turned out, was a vicious leader. He took despotic control of South Vietnam, imprisoning political enemies, persecuting Buddhist monks, and closing newspapers that criticized his government. As a result, many South Vietnamese citizens joined the North Vietnamese side. These communist South Vietnamese insurgents were called the **Vietcong**. Rather than cut its losses, the United States continued to support Diem and the South Vietnamese economically. Committed to the policy of containment and intent on nation building, President Kennedy increased America's involvement in Vietnam by sending in military advisors known as the Green Berets. Finally, in 1963, the CIA helped the South Vietnamese military stage a coup to overthrow Diem's government. During the coup, Diem and his brother were killed and Kennedy was appalled by the outcome. A few weeks later, Kennedy was assassinated, and Johnson took control of America's war efforts.\n\nSoutheast Asia During the Vietnam War\n\n### **American Involvement in Vietnam, 1964\u20131968**\n\nUpon taking office, Johnson had the opportunity to withdraw American forces in a way that would not have embarrassed his administration. The United Nations, backed by France and the Vietcong, would have intervened and set up a coalition government to rule South Vietnam. Kennedy's advisers, however, convinced Johnson that U.S. forces could overwhelm any opposition in the region. He remained committed to using those forces to achieve \"total victory.\"\n\nIn 1964, the United States supported a second coup in South Vietnam; apparently, the United States was not terribly selective as to who ran the country, so long as it was not the Communists. (The United States followed a similar pattern in Latin America.) The U.S. Army also started bombing the neighboring country of Laos, through which the North Vietnamese were shipping weapons to the Vietcong. Then, in August of the same year, reports stated that the North Vietnamese had fired on two American destroyer ships in the **Gulf of Tonkin**. (However, the North Vietnamese attack was never confirmed.) Johnson used the event to get Congress to pass the **Gulf of Tonkin Resolution** , which allowed the president to take any measures he deemed necessary to protect American interests in the region. The Tonkin Gulf resolution gave Johnson carte blanche to escalate U.S. participation in the war. It also is the closest Congress ever came to an official declaration of war in Vietnam. Thus, the first ground troops began to arrive in the early months of 1965.\n\nSoon, Johnson had flooded the region with American troops. He also authorized massive Air Force bombing raids into North Vietnam. Those strikes, called called \"Operation Rolling Thunder\" were supposed to last a few weeks, but continued for years. Many of them dropped chemical agents like Agent Orange and Napalm, which destroyed the Vietnamese jungles and contaminated the land. Throughout Johnson's administration, the United States essentially took over the war effort from the South Vietnamese\u2014hence, the **Americanization** of the Vietnam War. As the war ground on and the draft claimed more young Americans, opposition to the war grew. Protest rallies grew larger and more frequent, and more and more young men either ignored their draft notices or fled to a foreign country (more than 30,000 went to Canada) to avoid military service.\n\nJohnson's advisers continued to assure him that the war was \"winnable\" until January 1968, when the North Vietnamese launched the **Tet Offensive** (named after the Vietnamese holiday celebrating the New Year). In conjunction with the Vietcong, the North Vietnamese inflicted tremendous damage on American forces and nearly captured the American embassy in the South Vietnamese capital of Saigon. Though the North Vietnamese and Vietcong forces were, in the end, decisively driven back, the severity of the strikes was an ugly shock for the American people, who had been assured by the Johnson administration that the United States was winning the war. This would be a major turning point in the war, as most Americans had been confident their superior technology could easily defeat the under-developed Third World nation. The Tet Offensive was a highly calculated series of attacks carried out around the country, demonstrating that American military experts had vastly underestimated the sophistication of Vietnamese strategy. That the North Vietnamese and Vietcong could launch such a large-scale offensive and nearly succeed in taking the American embassy made the American public come to believe it was being lied to and that perhaps this war was not winnable.\n\nThe **My Lai Massacre** occurred the same year as the Tet Offensive. American soldiers were becoming more and more frustrated and began to act in unspeakable ways. The most publicized of these horrific events, although not an isolated occurrence, took place in a small village in South Vietnam, where U.S. soldiers abused, tortured, and murdered an estimated 347 to 504 innocent civilians, including women, children, and elderly Vietnamese too infirm to fight. When the story finally came to light in November 1969, the American public was outraged. Public opinion turned and protests against the war grew angrier and more frequent.\n\n### **The Summer of 1968 and the 1968 Election**\n\nJohnson withdrew from the presidential race in large part because his association with the Vietnam War had turned many Americans against him, including many within his own party. Johnson's renomination would not have been easy; both **Eugene McCarthy** (no relation to Joseph McCarthy!) and **Robert Kennedy** , John F. Kennedy's brother and former attorney general, were poised to challenge him. Johnson's withdrawal opened the field to a third candidate, Vice President **Hubert Humphrey.**\n\nEarly in April 1968, a white assassin killed **Martin Luther King Jr.** His murder ignited a massive wave of civil unrest, including arson and looting of largely white-owned businesses, in more than 150 towns and cities. In Chicago, where the Democratic convention would later be held, the mayor ordered the police to shoot arsonists on sight. To say that King's assassination heightened the already considerable tension surrounding race relations would be a huge understatement. During this time, the Kerner Commission report on race relations came out, stating that \"our nation is moving toward two societies, one white and one black\u2014separate and unequal.\"\n\nThen, in June, frontrunner for the Democratic nomination **Robert Kennedy** was assassinated. Kennedy had come to represent the last bastion of hope for many Americans. Young, handsome, and vital (like his adored older brother), Kennedy was also an aggressive advocate for the poor and a harsh critic of the war in Vietnam. Together, the two assassinations convinced many that peaceful change from within the political system was impossible.\n\nMany disenchanted young Americans came to Chicago in August to demonstrate at the Democratic Convention against government policy. The police were ordered to break up the crowds of protesters, which they did with tear gas, billy clubs, and rifles. Images of American policemen in gas masks clubbing American citizens reached millions of living rooms across the country through television and the newspapers, presenting a picture eerily reminiscent of the police states _against_ which America supposedly fought. When the convention chose pro-war Vice President Humphrey over the antiwar McCarthy _and_ refused to condemn the war effort, the Democrats alienated many of their core constituency on the left.\n\nMeanwhile, the Republicans handed their nomination to former vice president **Richard Nixon** at a rather peaceful convention. Then, a third candidate entered the national election, Alabama governor **George Wallace** , who ran a segregationist third-party campaign, much like Strom Thurmond had done in 1948 against Harry Truman. Wallace was popular in the South, which had traditionally voted Democratic. Thus, Humphrey was twice cursed: he had alienated his progressive urban base in the North and Wallace was siphoning his potential support in the South. Humphrey denounced the Vietnam War late in the campaign, but it was too little, too late. In one of the closest elections in history, Richard Nixon was elected president.\n\n### **The ** _Counter_** Counterculture**\n\nIt would be easy to stereotype the 1960s and 1970s as a rollicking party filled with free love, new social ideas, and worthy political causes for which young people could devote their time. Not everyone in America embraced the changes of the 1960s, though. Dismayed with what they perceived to be the excesses of the civil rights movement, the counterculture movement, and feminism, some Americans were eager to bring the country back to traditional values based on religious principles. Other Americans were alarmed by the rising cost of social welfare programs created by the New Deal and Johnson's Great Society. The conservative resurgence began in the 1970s at the grassroots level with a variety of groups that focused on single issues such as ending abortion, criticizing affirmative action, or emphasizing traditional gender roles and the nuclear family. Many older people were suspicious of the largely young contingent who had come to question the values of their parents and grandparents. Religious people distrusted the rejection of traditional morals and spiritual beliefs. Southern segregationists resisted the Civil Rights movement. And some Americans who did not have strong political leanings simply tired of marches and protests and wanted to return to a more peaceful way of life.\n\nOne notable leader in the Conservative reaction to the changes of the 1960s was **Phyllis Schlafly**. She is most well known for lobbying against the **Equal Rights Amendment** (ERA) to the Constitution. The ERA passed Congress, but was never fully ratified by the states, in part due to efforts to quell it by Schlafly and her supporters. Opponents to the ERA claimed that it could lead to the conscription of women into war (the Vietnam draft was already highly controversial), negatively affect women in divorce cases, and even allow men entry to women's-only colleges and clubs. Whatever the effects of the ERA would have been, these warnings influenced the opinions of many Americans and thus the ERA was never fully ratified.\n\nWhen Richard Nixon ran for office, he sought to appeal to Americans who did not fully embrace the cultural and political changes of the 1960s and 1970. Conservatives voted for Nixon in large numbers, hoping that he would reverse the trend of encroaching federal power, as did some Southern Democrats who distrusted the newer liberal social policies of their party.\n\n### **Nixon, \"Vietnamization,\" and D\u00e9tente**\n\nNixon entered office promising to end American involvement in Vietnam by turning the war over to the South Vietnamese, a process he called \"Vietnamization.\" He soon began withdrawing troops; however, he also increased the number and intensity of air strikes. Like his predecessors, Nixon was a veteran cold warrior who believed that the United States could, and must, win in Vietnam. He ordered bombing raids and ground troops into Cambodia, in hopes of rooting out Vietcong strongholds and weapons supplies. American involvement in Vietnam dragged on until 1973, when Secretary of State **Henry Kissinger** completed negotiations for a peace treaty with the North Vietnamese.\n\nThere are a couple of postscripts to the Vietnam story. First, the negotiated peace crumbled almost as soon as American troops started to vacate the country. In 1975, Saigon fell to the North Vietnamese Army, and Vietnam was united under communist rule. Second, Congress passed the **War Powers Resolution** in 1973 in order to prevent any future president from involving the military in another undeclared war. The War Powers Resolution requires the president to obtain congressional approval for any troop commitment lasting longer than 60 days.\n\nNixon did have success, however, in his other foreign policy initiatives, especially those concerning the world's two other superpowers, the USSR and China. During Nixon's first term, the United States increased trade with the Soviets, and the administration negotiated the first of a number of arms treaties between the two countries. Results were even more dramatic with China. After a series of secret negotiations, Nixon traveled to communist China, whose government the United States had previously refused to acknowledge. Nixon's trip eased tensions, partly because at the time of the trip, Americans trusted the anticommunist Nixon to improve relations with China, and his trip opened trade relations between the two countries. It also allowed Nixon to use his friendship with the Chinese as leverage against the USSR, and vice versa. (The Chinese and the Soviets, despite both being communist, hated each other.)\n\nThe Nixon years added two new terms to the vocabulary of foreign policy. Together, Nixon and Kissinger formulated an approach called **d\u00e9tente** , a policy of \"openness\" that called for countries to respect each other's differences and cooperate more closely. D\u00e9tente ushered in a brief period of relaxed tensions between the two superpowers but ended when the Soviet Union invaded Afghanistan in 1979. The **Nixon Doctrine** announced that the United States would withdraw from many of its overseas troop commitments, relying instead on alliances with local governments to check the spread of communism.\n\n### **Nixon's Domestic Policy**\n\nNixon could not match his successes overseas at home. During Nixon's presidency, the economy worsened, going through a period of combined recession-inflation that economists called stagflation. Nixon attempted to combat the nation's economic woes with a number of interventionist measures, including a price-and-wage freeze and increased federal spending. None of his efforts produced their intended results.\n\nPolitically, American society remained divided among the haves and have-nots, the conservatives and the progressives. Much of the political rhetoric on both sides painted the opposition as enemies of the \"American way.\" Several confrontations on college campuses heightened political tensions, most notably when national guardsmen shot and killed four protesters at **Kent State University** in Ohio who were protesting the United States' decision to invade Vietcong camps in neutral Cambodia. This incident became synonymous with the division between the youth and middle America. A similar incident occurred at the historically black Jackson State University in Mississippi, but the media failed to report the incident\u2014further evidence of continued racial conflict in American society. Meanwhile, urban crime levels rose, causing many to flee to the relative tranquility of the suburbs.\n\nStill, in 1972, Nixon won re-election in one of the greatest landslide victories in American political history, defeating liberal Senator George McGovern. Although Nixon won the election easily, both houses of Congress remained under Democratic control, an indication of the mixed feelings many Americans felt toward their political leaders.\n\n### **Watergate and Nixon's Resignation**\n\nIn the summer of 1971, two major newspapers published the **Pentagon Papers** , a top-secret government study of the history of U.S. involvement in Vietnam. The study covered the period from World War II to 1968, and it was not complimentary. It documented numerous military miscalculations and flat-out lies the government had told the public. Even though the documents contained nothing about the Nixon administration, Nixon fought aggressively to prevent their publication. The United States was involved in secret diplomatic negotiations with North Vietnam, the USSR, and China at the time, and Nixon and Kissinger both believed that the revelation of secret government dealings in the past might destroy their credibility in the present.\n\nNixon lost his fight to suppress the Pentagon Papers, a loss that increased Nixon's already considerable paranoia. In an effort to prevent any further leaks of classified documents, Nixon put together a team of investigators called the **plumbers.** The plumbers undertook such disgraceful projects as burglarizing a psychiatrist's office in order to gather incriminating information on Daniel Ellsberg, the government official who had turned the Pentagon Papers over to the press. During the 1972 elections, the plumbers sabotaged the campaigns of several Democratic hopefuls and then botched a burglary of Democratic headquarters in the **Watergate** Hotel.\n\nWhen the plumbers were arrested at the Watergate Hotel, the White House began an all-out effort to cover up the scandal. A Senate hearing into the matter began in early 1973 and dragged on, keeping the story alive in the news for the next year and a half. Information was slowly revealed that incriminated the president's closest advisers. They would resign, and then most would be tried and convicted of felonies. (Perjury and destruction of evidence were two popular and successful charges against them.) At last, it was discovered that Nixon had secretly taped all conversations in the White House, including many concerning Watergate. For the next year, a legal battle over the tapes raged; the Senate demanded them, and Nixon refused to turn them over, claiming executive privilege. All the while, more damning evidence came to light\u2014much of it in the pages of _The Washington Post_ , courtesy of investigative journalists **Bob Woodward** and **Carl Bernstein** \u2014and more former Nixon associates were jailed. When the president lost the battle over the tapes\u2014the Supreme Court ordered Nixon to turn them over to the Senate\u2014he knew his days were numbered, as the tapes revealed a number of unsavory aspects of Nixon's character. Rather than face impeachment proceedings, Nixon resigned in August 1974. His vice president, **Gerald Ford** , took office and almost immediately granted Nixon a presidential **pardon** , thereby preventing a trial.\n\n### **Gerald Ford**\n\n**Gerald Ford** became president when Nixon resigned. Ford had replaced Nixon's first vice president, **Spiro Agnew** , who had resigned in the face of impending criminal charges (relating to corruption during his tenure as governor of Maryland). When Ford selected Nelson Rockefeller as his vice president, it was the first time that neither the president nor the vice president had been elected by the public.\n\nFord's controversial **pardon** of Nixon brought the Watergate era to a close, but it also cost Ford politically, as it raised suspicions that Nixon and Ford had struck a deal. Ford's political fortunes were further undermined by the weak economy. People were encouraged to wear \"WIN\" buttons: Whip Inflation Now. An oil embargo organized by Arab nations (under the leadership of **OPEC** ) against the United States increased fuel prices, which in turn caused the price of almost everything else to rise. Inflation, coupled with an increasing unemployment rate, and the damage done to his credibility by the media, especially parodies by the actor Chevy Chase on _Saturday Night Live_ , sealed Ford's fate. In 1976, he was defeated by Democrat **Jimmy Carter.**\n\n### **Jimmy Carter**\n\n**Carter** inherited a weakening economy. During his presidency, inflation exceeded 10 percent, and interest rates on loans approached 20 percent. Slow economic growth was coupled with inflation to worsen the stagflation that began in Nixon's term. Carter tried to balance the federal budget but failed (as had every president since Eisenhower).\n\nMany of the nation's economic problems resulted from the increased cost of OPEC petroleum. In response, President Carter increased funding for research into alternative sources of power. Carter created a new, cabinet-level government agency, the **Department of Energy,** to oversee these efforts. Many Americans saw nuclear power as a solution to the nation's energy woes. Opponents argued that nuclear power plant failures were potentially catastrophic; their fears were reinforced when a Pennsylvania plant at **Three Mile Island** failed, releasing radioactive materials into the atmosphere.\n\nThe high point of the Carter administration came when President Carter personally brokered a **peace agreement between Israel and Egypt**. Israeli-Egyptian conflict dated to the moment of Israel's founding in 1948, when Israel was besieged by hostile Arab neighbors. Tensions between Israel and Egypt were heightened by the 1967 **Six Day War** , during which Israel took control of the Sinai Peninsula, a desert region belonging to Egypt. In 1978, however, the leaders of the two countries agreed to meet with each other, in each other's countries. It was a major breakthrough in Israeli-Arab relations; most Arab nations refused even to acknowledge Israel's existence. President Carter hoped to capitalize on this breakthrough. He invited the two leaders to **Camp David** and personally brokered an agreement between the two nations. Ever since, the United States has actively participated in peace negotiations in the region.\n\nCarter enjoyed some foreign policy successes. Along with negotiating the peace treaty between Israel and Egypt, he also concluded an arms agreement with the Soviets. However, Carter also suffered some major setbacks. When the USSR invaded Afghanistan, Carter's efforts proved powerless in forcing a withdrawal. Carter also flip-flopped in Nicaragua, where first he befriended the revolutionary **Sandinista** government and then turned against them as they allied themselves more closely with the USSR and Cuba. Carter's worst crisis involved Iran, when American hostages were taken in retaliation for America's decades-long support of the repressive, deposed Shah. Held for more than a year, the hostages were released only after Ronald Reagan took office.\n\nCarter made the promotion of human rights one of the cornerstones of his foreign policy\u2014he also negotiated a treaty between the United States and Panama that gave control of the canal zone back to Panama and got the Senate to ratify it. He spent his retirement working ceaselessly with organizations like Habitat for Humanity.\n\n## Summary\n\nHere are the most important concepts to remember from the Postwar Cold War period.\n\n After World War II, American life was economically prosperous\u2014while fears of Communism dictated foreign policy.\n\n Left-wing liberalism promoted both a larger role for government in society and changing social norms.\n\n As industry and population grew, environmental concerns became more pressing.\n\n## Chapter 12 Review Questions\n\nSee Chapter 14 for answers and explanations.\n\n.All of the following threatened Harry Truman's chances for re-election in 1948 EXCEPT\n\n(A) Truman's positions on civil rights\n\n(B) rampant inflation\n\n(C) the Dixiecrat candidacy of Strom Thurmond\n\n(D) public dissatisfaction with the Korean War\n\n.Loyalty oaths, blacklists, and Alger Hiss are all associated with the\n\n(A) civil rights movement\n\n(B) New Deal\n\n(C) Red Scare\n\n(D) Great Society\n\n.John Foster Dulles, secretary of state under Eisenhower, intensified Cold War rhetoric with Washington's New Look defense program that emphasized\n\n(A) threatening Moscow with \"massive retaliation\"\n\n(B) containment\n\n(C) summit diplomacy\n\n(D) shuttle diplomacy\n\n.During the 1950s and early 1960s, the Warren Court was often criticized for\n\n(A) backing down from the Brown decision in its other civil rights rulings\n\n(B) exercising judicial restraint\n\n(C) protecting civil rights for African Americans while denying rights for political activists and communists\n\n(D) in effect, enacting \"judicial legislation\" through its rulings on individual rights\n\n.John F. Kennedy was unable to accomplish much of his stated civil rights agenda during his lifetime primarily because\n\n(A) the war in Vietnam demanded his full attention\n\n(B) African American leaders refused to work with him\n\n(C) his vice president, Lyndon Johnson, opposed any changes to civil rights law\n\n(D) Southern opposition to the civil rights movement made any association with it politically untenable\n\n.Which of the following does NOT accurately describe the presidential election of 1968?\n\n(A) The Democratic Party was fractured due to dissent over the Vietnam War.\n\n(B) A frontrunner for one of the major parties was assassinated during the primary season.\n\n(C) Both major-party candidates campaigned as Washington outsiders.\n\n(D) A third-party candidacy split the traditionally Democratic Southern vote.\n\n.Inflation throughout the 1970s was driven in large part by\n\n(A) the cost of funding the Vietnam War\n\n(B) rapidly increasing gasoline and oil prices\n\n(C) government investment in the space program\n\n(D) a dramatic reduction of income tax rates\n\n.The incident that began a chain of events that became one of the most infamous presidential scandals in American history and eventually led to the resignation of Richard Nixon was the\n\n(A) burglary of Daniel Ellsberg's psychiatrist's office\n\n(B) political sabotage of Nixon's opponent, George McGovern\n\n(C) illegal use of the CIA to hush up the FBI's investigation of the events surrounding the publication of the Pentagon Papers\n\n(D) break-in and attempted bugging of the Democratic party's national headquarters\n\n## REFLECT\n\nRespond to the following questions:\n\n\u2022 For which content topics discussed in this chapter do you feel you have achieved sufficient mastery to answer multiple-choice questions correctly?\n\n\u2022 For which content topics discussed in this chapter do you feel you have achieved sufficient mastery to discuss effectively in a short-answer question or an essay?\n\n\u2022 On which content topics discussed in this chapter do you feel you need more work before you can answer multiple-choice questions correctly?\n\n\u2022 On which content topics discussed in this chapter do you feel you need more work before you can discuss them effectively in a short-answer question or an essay?\n\n\u2022 What parts of this chapter are you going to review again?\n\n\u2022 Will you seek further help, outside of this book (such as a teacher, tutor, or AP Students), on any of the content in this chapter\u2014and, if so, on what content?\n\n# Chapter13\n\n# Entering Into the 21st Century (1980\u2013Preasent)\n\n## REAGAN, H.W., CLINTON, AND W. (1980\u20132001)\n\n### **The Reagan Candidacy**\n\nBy the late 1970s, many Americans had grown tired of the conflicts of the previous decade. Many were uncomfortable with the growing cynicism toward political leaders. Jimmy Carter hit a raw nerve\u2014and disturbed many Americans\u2014when he complained in a speech that the people were letting themselves be overtaken by a \"crisis of confidence.\" This came to be known as \"the malaise speech,\" though Carter never used the word \"malaise\" in it.\n\n**Ronald Reagan** saw that the nation was ready for a major change. In the 1980 presidential campaign, Reagan, a former actor and governor of California, presented himself as Carter's opposite and a Washington \"outsider,\" not tainted by events of the previous two decades, much as Carter had portrayed himself as an outsider in 1976. While Carter blamed American self-indulgence and consumerism for the country's problems, Reagan stressed the positive aspects of America. Furthermore, many Americans who disagreed with Reagan's conservative politics nonetheless voted for him because they liked him and his \"can-do\" attitude. Further damaging Carter's chances was the third-party candidacy of liberal Republican John Anderson, who attracted a sizable \"protest vote\" from those who might otherwise have supported Carter. In the end, Reagan won the 1980 election by a landslide.\n\n### **Supply-Side Economics**\n\nRonald Reagan tried to revive the economy by applying the theory of **supply-side economics**. Reagan believed that if corporate taxes were reduced, those corporations would earn greater profits. They would then use those profits, he believed, to buy new equipment and hire more employees. As a result, wealth would **trickle down** by creating more jobs and reinvigorating the economy. (George H. W. Bush would refer to this policy as \"voodoo economics.\") Reagan coupled this with large-scale deregulation, particularly in the areas of banking, industry, and the environment. He also successfully lobbied Congress for an across-the-board tax cut for all Americans. This policy increased his popularity with most Americans, although many complained that tax cuts hurt the poor, who pay little in income tax but depend on federal enfranchisement programs (such as welfare, food stamps, and Medicaid) to survive.\n\nAt first, Reagan's economic policies had little effect. The country continued in a recession for almost two years before the economy revived. Even then, results were mixed. Although inflation subsided, there was continued criticism that, under Reagan, the rich were getting richer while the poor were getting poorer. Rather than reinvesting in the economy, as supply-side economics suggested, the rich used the money saved on taxes to buy luxury items.\n\n### **Military Spending and Budget Deficits**\n\nRonald Reagan frequently claimed that he sought to decrease the size of the federal government. He called his plan the **New Federalism** , but it was quite the opposite of federalism\u2014its goal was to shift power from the national government to the states. Reagan suggested that the states take complete responsibility for welfare, food stamps, and other social welfare programs currently funded at the national level; in return, the national government would assume the entire cost of Medicaid. Reagan's goal was never accomplished, however. The states feared that the shift would greatly increase the cost of state government, which would require unpopular tax increases at the state level.\n\nAt the same time, Reagan convinced Congress to greatly increase military spending. He funded research into a space-based missile shield system called the **Strategic Defense Initiative** , or **SDI** (the program was dubbed \" **Star Wars** \" by both supporters and detractors). Arguing that America needed to more quickly develop superior arms, Reagan also escalated the arms race with the USSR. Some historians have argued that the arms race bankrupted the Soviet Union and helped bring about an end to the Cold War, while others mainly credit Soviet leader Mikhail Gorbachev for the Cold War's end.\n\nTax cuts, increased military spending, and the failure of Reagan's New Federalism plan combined to escalate the **federal budget deficit**. Government spending increased while government revenues shrank, forcing the government to borrow money. Congress blamed the deficit on Reagan's tax cuts and called for a tax increase. Reagan, on the other hand, argued that the fault was with Congress, which refused to decrease funding for social welfare programs at the rate the president requested. Neither side budged, and as a result, the federal deficit reached record heights during the Reagan administration.\n\n### **Foreign Policy Under Reagan**\n\nIn foreign policy, Reagan sought to end the Cold War by winning it on every front he could in any way he could. He supported repressive regimes and right-wing insurgents in El Salvador, Panama, the Philippines, and Mozambique, all because they opposed communism. During the Reagan administration, the U.S. military led an international invasion of **Grenada** to topple a new Communist government there.\n\nOne of Reagan's top foreign policy priorities was support for a group of Nicaraguan insurgents called the **Contras**. Reports that the Contras were torturing and murdering civilians led Congress to cut off aid to the group, but the Reagan administration was so fully committed to them and opposed to the Sandinistas, who were communists, that it devised a plan to fund them through other channels. The government secretly sold weapons to Iran and then used the income to buy guns for the Contras. The entire process was eventually discovered; it came to be known as the **Iran-Contra affair**. Critics argued that Iran-Contra represented a constitutional crisis, pointing out that the plan had denied Congress the \"power of the purse\" central to the system of checks and balances. Supporters claimed that the president had broken no laws and that his goals were good ones. Reagan himself claimed that he had no knowledge of the plan; Oliver North, a member of the Security Council, took full credit.\n\nAnother foreign policy setback came when the Reagan administration sent marines to **Lebanon** as part of a United Nations peacekeeping force. A suicide bomb killed 240 servicemen and led to an eventual pullout of troops.\n\nReagan's greatest successes in foreign policy came in U.S.-Soviet relations. At first, Reagan's hard-line anticommunism led to deterioration in relations. The rhetorical war between the two enemies was fierce, Reagan calling the Soviet Union \"the evil empire,\" and hitting an all-time low when he jokingly declared that he had outlawed the USSR, and added \"we begin bombing in five minutes.\" Although not meant to be heard by the public, the joke was picked up by a microphone and later broadcast repeatedly. The escalated arms race further destabilized relations by constantly altering the military balance of power. Ultimately, however, the arms race helped bring the adversaries to the bargaining table, as neither side could afford the high cost.\n\nAmerican-Soviet relations were further helped when reformer **Mikhail Gorbachev** rose to power in the Soviet Union. Gorbachev is best known for his economic policy of **_perestroika_** , or restructuring, and his social reforms collectively referred to as **_glasnost_** , or openness. Gorbachev loosened Soviet control of Eastern Europe, increased personal liberties in the Soviet Union, and eventually allowed some forms of free-market commerce in the Communist country. Reagan and Gorbachev met frequently and ultimately negotiated a withdrawal of nuclear warheads from Europe.\n\n### **George H. W. Bush**\n\nThe election of 1988 convinced many Americans that progressive liberalism was finally destroyed, as George Bush easily defeated the Democratic candidate, Michael Dukakis, who was then governor of Massachusetts. In accepting his party's nomination, George Bush called for \"a kinder, gentler nation,\" and he is most remembered for declaring, \"Read my lips: No new taxes.\" \"Liberalism\" had become the \"L word,\" and feminism had become the new \"F word.\" The conventional wisdom held that Americans had settled back into traditional American lifestyles that celebrated values such as family and abstinence from sex and drugs (Nancy Reagan had urged kids your age to \"Just say NO!\"). It appeared as if the **moral majority** had spoken.\n\nThe most significant events of the Bush presidency were the ending of the Cold War (symbolized by the dismantling of the Berlin Wall and breakup of the Soviet Union) and the **Persian Gulf War**. If containment had been the guiding policy during the Cold War, but the Soviet Union no longer posed a threat to the world order, it would be left to George Bush to set the course for U.S. foreign policy into the 21st century. The test came in August 1990, when Saddam Hussein, the leader of Iraq, invaded Iraq's tiny but oil-rich neighbor Kuwait. When Saddam seized Kuwait's oil fields and threatened the world's access to Middle East oil, Washington reacted immediately. Having learned from Vietnam, Bush built a consensus in Congress and assembled an international coalition against Iraq in the UN.\n\n**Operation Desert Storm** consisted mostly of massive air strikes against strategic Iraqi targets, and most Americans watched the war from the safety of their homes on television as if it were a video game. The war ended quickly with few American casualties. Although Iraq was required to submit to UN inspectors to insure that there were no **weapons of mass destruction** or chemical warfare production facilities, Saddam Hussein remained in power, a decision many foreign policy experts later came to criticize. It appeared that U.S. foreign policy in the post\u2013Cold War era would focus on political stability in the Middle East and defending human rights.\n\n### **Post-1980 Society**\n\nThough the 1980s were before you were born and may even seem like ancient history to you, historians assert that it can take as many as 50 years or more before enough time has elapsed for people to evaluate the past objectively. Keeping that in mind, let's take a look at some of the major trends and developments that historians have begun to identify in the past 20 or 30 years.\n\n### **Changing Demographics**\n\nAs was the case a century ago, when predominantly Eastern European immigrants arrived by the millions onto America's shores, immigration in recent decades has significantly affected the shape and tenor of American society. In 1890, 86 percent of immigrants to the United States were from Europe. From the 1970s through today, however, the fastest-growing ethnic minorities in the United States have been **Hispanics** and **Asians** , and according to the 2000 census, Hispanics now outnumber African Americans as the largest minority in the United States. Much of this growth among Asians and Hispanics has been fueled by immigration.\n\nThe **Immigration Act of 1965** contributed significantly to the increase in immigration by members of these population groups. This legislation phased out all national quotas by 1968 and set annual limits on immigration from the Western Hemisphere and the rest of the world, essentially relaxing restrictions on non-European immigration. It gave priority to reuniting families and to certain skilled workers (particularly scientists) and **political refugees**. Though the vast majority of immigrants who entered under this legislation did so in order to join family members, searching for employment and escaping from persecution still ranked high among the most common reasons people came to the United States. Several groups admitted under these regulations included Cuban and Southeast Asian refugees created by **Fidel Castro's** revolution and the Vietnam War, respectively.\n\nAt the end of the 20th century, from 1970 to 2000, the number of foreign-born people living in the United States went from 10 million to 31 million, or 11 percent of the total population. Fifty-one percent of those foreign-born were from Latin America, while 27 percent were from Asia, the second-largest group. Not since the turn of the 20th century has the United States experienced a comparable surge in immigration. In 1915, immigrants made up 15 percent of the total population, the largest percentage in our history so far.\n\nWhat will all these changes mean for American society? The increasing racial and ethnic diversity of our population has not only sparked heated debate on immigration policy but also on issues such as bilingual education and affirmative action. Discussions of immigration policy have generally centered on illegal immigration, the role and impact that immigrants have on the economy, and the extent to which an influx of new cultures, attitudes, and ideas will reshape society. Tensions created by this new wave of immigration have resulted in various measures to curb **illegal immigration** , abolish bilingual education in some states, and allow both low-skilled and high-skilled workers into the United States on a temporary basis to provide needed labor and services. In 1986, for instance, Congress passed the **Simpson-Mazzoli Act** , which outlawed the deliberate employment of illegal immigrants and granted legal status to some illegal aliens who entered the United States before 1982. However, problems persist.\n\nWhether you believe that immigrants place a burden on social services or support and enrich the development of our economy and society, it is clear that the United States is in the midst of major demographic changes that are visible today. With each new wave of immigration, ethnic enclaves sprout in big cities and neighborhoods, contributing to America's unique mixture of peoples. A century ago, there were communities such as Little Italy in New York City or Chinatown in San Francisco. Today, reflecting more recent population trends, there are places like Little Havana in Miami and Little Saigon in Orange County, California. Americans have also seen an increase in multilingual services and the media catering to Hispanics and Asians in particular. Even political parties openly attempt to attract Hispanics in recognition of their potential political influence. The impact of these changing demographics will be felt for generations to come.\n\n### **The Clinton Presidency (1993\u20132001)**\n\n**William Jefferson Clinton** was the first Democrat to be elected president since Jimmy Carter. After more than a decade of Republican control of the White House, Clinton and **Al Gore** took control in January 1993. Although it is doubtful that you would be required to write an essay that went through the 1990s, you could see a few multiple-choice questions about the major events that occurred during Clinton's two terms as president. The following is a brief review of those issues and events.\n\nThe first significant event of the Clinton presidency was the establishment of the **North American Free Trade Agreement (NAFTA)**. Although the treaty had been negotiated by the previous Republican administration, Clinton signed it into law in 1993. The agreement did exactly what it sounds like it did\u2014eliminated trade barriers among the United States, Mexico, and Canada. While the treaty was severely criticized by American labor unions, who feared American companies would move their factories elsewhere in order to reduce costs with lower wages and operation costs, corporate interests supported it enthusiastically. Despite often speaking favorably about the concept of free trade, and gradually reducing tariff barriers over time, the United States has historically interfered with trade, usually in the form of high, protective tariffs, when it was beneficial to certain political and economic groups, but always under the guise of protecting the \"national interest.\"\n\nAlso notable during Clinton's presidency was the **1994 Congressional Election**. Speaker of the House **Newt Gingrich** 's Contract with America outlined a specific series of laws the Republican Party wished to pass, designed to reduce taxes, consolidate government programs, and reform welfare entitlement programs. The Republicans won back control of the Congress, but their power was limited by Clinton's moderating Democrat executive power. Clinton cooperated with the Republicans in Congress on some matters, especially reforming welfare and giving the states more control over administering welfare benefits. This led to him winning the 1996 presidential election over Bob Dole.\n\nNo doubt, the most infamous event of Clinton's presidency was the Clinton-Lewinsky scandal that led to Clinton's impeachment during his second term in office. Some Clinton supporters believe that special prosecutor Kenneth Starr had it in for the Clintons, beginning with his accusations of their dubious real estate dealings in what came to be known as **Whitewater**. Regardless, the U.S. House of Representatives, which had a Republican majority at the time, impeached Clinton for perjury, obstruction of justice, and abuse of power. Remember that impeachment is the formal accusation of wrongdoing; it does not mean that the accused is thrown out of office. According to the Constitution, the House of Representatives has the \"sole power of impeachment,\" and any federal official can be impeached for committing treason, bribery, or other \"high crimes and misdemeanors.\" The United States Senate then has the \"sole power to try all impeachments.\" Although Clinton was impeached, he was acquitted by the Senate and remained in office to finish his second term. Several federal judges have been impeached throughout American history, but Clinton was only the second president ever impeached. Lincoln's vice president, Andrew Johnson, was impeached, but he too was acquitted and was not thrown out of office. Students sometimes think that Nixon was impeached for his involvement in Watergate. Not quite. He resigned before the House of Representatives completed the process.\n\nClinton was really the first president to take office after the end of the Cold War, and he made it clear that one of his major foreign policy goals was the protection of human rights around the world, although some criticized his turning a blind eye to human rights violations in China, defending capitalism over democracy. In 1999, Clinton supported a bombing campaign in the former Yugoslavia under the auspices of NATO. Slobodan Milosevic, president of Serbia, was conducting a brutal policy of \"ethnic cleansing\" against Balkan Muslims. Milosevic was eventually tried and convicted for committing \"crimes against humanity.\"\n\nOther notable events that took place during the Clinton years include his \"Don't ask, don't tell\" policy pertaining to gays in the U.S. military and his appointments of Ruth Bader Ginsburg and Stephen Breyer to the Supreme Court. Two significant initiatives that failed were his proposal for a national health care program and campaign finance reform.\n\n### **THE 2000 ELECTION**\n\nWhile it is incredibly unlikely that you will be asked to know anything specific about the George W. Bush administration, other than the obvious major events like 9\/11 and the situation in Iraq (although certainly not in any detail), you may see a question about the 2000 election. According to the Constitution, a candidate must win a majority of electoral votes to win the presidential election. However, because of the \"winner-take-all\" system regarding the allotment of electoral votes in most states, it is possible for a candidate to win the majority of the popular vote nationwide but lose the presidency. Recall that this happened in 1824, when Jackson won a plurality of the popular vote, but John Quincy Adams became president, and again in 1876, when Samuel J. Tilden lost to Rutherford B. Hayes. On election night in November 2000, the major television networks erroneously reported that Al Gore had defeated George W. Bush. Through a convoluted series of mishaps with the voting procedure in Florida, Al Gore challenged the results of that election, but eventually the Supreme Court prevented a formal recount of the vote in Florida and George W. Bush, son of former president George H. W. Bush, was elected.\n\nThe George W. Bush presidency also marked the rise in **neoconservatism** , which literally means \"new conservatism,\" a movement in sharp opposition to \"paleo-conservatism\" or the conservatism of prior Republican administrations. Neoconservatives, such as Vice-President Dick Cheney, Secretary of State Donald Rumsfeld, and advisor Paul Wolfowitz, promoted the idea of spreading democracy worldwide and putting American corporate interests first through the use of military actions abroad. Global trade and open immigration is a net positive for America in neoconservative thought.\n\nSome former Democrats latched onto neoconservatism, while both staunch liberals and paleo-conservatives criticized the Bush Administration. For liberals, the Bush policies were symptomatic of excessive corporate power and global imperialism, while traditional conservatives such as Patrick J. Buchanan lamented the cost of military adventures overseas, the loss of domestic jobs incurred by global free-trade agreements, and the ravages of unrestricted immigration. Americans on both sides of the aisle, it seemed, had lost faith in the ability of the federal government to solve social and economic problems.\n\n## AFRICAN AMERICANS IN POLITICS\n\nFollowing the accomplishments of Freedom Summer in 1964, the **Voting Rights Act of 1965** , and the **Twenty-fourth Amendment** to the Constitution, measures such as literacy tests and poll taxes that had been used by many Southern states to deny African Americans the right to vote were summarily banned. The results in the South were dramatic: in 1960, only 20 percent of eligible African Americans had been registered to vote, but by 1971, that number had jumped to 62 percent. Cities such as Los Angeles, Chicago, Washington, D.C., Atlanta, and New Orleans elected their first African American mayors in the 1980s. The nation's first African American governor in recent memory was elected in 1990 in Virginia.\n\nThe first African American governor was P.B.S. Pinchback, who served as governor of Louisiana for 15 days, from December 29, 1872 to January 13, 1873.\n\nIn 1968, **Shirley Chisholm** was the first African American woman elected to Congress; in 1972, she also became the first African American to run for president. **Reverend Jesse Jackson** also ran for the Democratic presidential nomination in 1984 and 1988, winning many of the primary elections. According to the U.S. Census Bureau in 2000, there were 1,540 African American legislators, representing 10 percent of the total number of legislators nationwide. **Colin Powell** and **Condoleezza Rice** , both Secretaries of State under **President George W. Bush,** occupied the most powerful political office that African Americans had held since Thurgood Marshall was appointed to the Supreme Court by Lyndon Johnson in the 1960s. Of course, those records were surpassed with the historic 2008 election of Barack Obama as president of the United States.\n\n### **Urban Problems**\n\nAs in the past, people in the 1950s and 1960s flocked to the cities for employment and cheaper housing. African Americans continued to move to Northern and Western cities as they had done during World Wars I and II, while other minorities, including immigrants from Latin America, were drawn to cities for similar reasons. By the 1970s and 1980s, however, mounting urban problems\u2014overcrowding, increasing unemployment and crime rates, and decaying and inadequate housing and commercial areas\u2014initiated a trend of mostly white, middle-class Americans leaving the cities for the suburbs (a phenomenon nicknamed \"white flight\"); the open spaces, shopping malls, and better-funded schools of the suburbs also enticed people to move. When middle-class families moved to the suburbs, businesses and industries that once provided vital jobs and tax revenue for cities followed. The result was that poor people and racial minorities remained in cities where there were insufficient funds for housing, sanitation, infrastructure, and schools.\n\nMeanwhile, televised **urban riots** in the 1960s, such as those in Los Angeles, Chicago, and New York after the assassination of Martin Luther King Jr., only served to widen the gap between cities and suburbs and to heighten racial tensions. One of the worst urban riots occurred much later in 1992 in South Central Los Angeles, where many African Americans expressed outrage at the acquittal of four white police officers who were videotaped beating a black man, **Rodney King**.\n\nTensions between urban and suburban areas surfaced in ways that highlighted both racial and class animosity. In the period 1974\u20131975, the **forced busing** of students resulted in violence in South Boston when black students from a poorer section were bused into a predominantly white, working-class neighborhood school by court order. Buses were vandalized and attacked while riot police tried to quell the mob. White families moved from South Boston or sent their children to private schools, while even some black families opposed the forced busing, arguing instead that the schools in their black neighborhoods should receive better funding. Busing continued in many major cities through the late 1990s, and although many schools did achieve greater racial integration, the strategy was not without its critics. Indeed, the Supreme Court decision in **_Milliken v. Bradley_** (1974) held that an interdistrict remedy for unconstitutional segregation found in one district exceeded the scope of the violation.\n\nBut while the image of the scary inner city still has a hold on some imaginations, it is no longer supported by statistics. Both violent crime and property crime have plunged since the early 1990s, and crime in 2010 reached its lowest level in forty years. In large urban areas, the drop in crime has been even more pronounced. Affluent young professionals have flocked back to city centers. There is an active debate over what has caused this encouraging trend\u2014one theory credits falling levels of lead in the environment due to legislation in the early 1970s, as lead poisoning is linked to criminal activity. Whatever the reasons, the dramatic drop in crime has led to a revitalization of American cities over the course of the past twenty years.\n\n## AMERICA AND THE WAR ON TERROR\n\nAmerica entered a new phase of foreign policy when Osama bin Laden's Al Qaeda organization attacked the World Trade Center and the Pentagon on September 11, 2001. Two planes flew into the World Trade Center's Twin Towers, and one flew into the Pentagon. A fourth plane was allegedly planned to hit the White House, but passengers overcame the hijackers long enough to crash the plane into a field in Pennsylvania. In total, almost 3,000 civilians were killed on 9\/11. The Bush Administration quickly got support from NATO (North Atlantic Treaty Organization) allies to launch an attack on the Taliban government in Afghanistan in October of 2001, where bin Laden and Al Qaeda were headquartered. The ensuing war led to the removal of the Taliban from power and a restoration of democracy in Afghanistan.\n\nAllegations that Saddam Hussein helped to orchestrate 9\/11, as well as his ongoing human rights violations against his own people and rumors of weapons of mass destruction, led the Bush administration to invade Iraq in March of 2003. American troops quickly seized Baghdad and Hussein went into hiding, leaving a power vacuum. American military leaders worked to establish a provisional government, but tensions between rival political and religious factions erupted, leading to a prolonged American occupation.\n\n## THE CONSERVATIVE RESURGENCE\n\nInstrumental in energizing conservatives throughout the 1970s and 1980s were right-wing evangelical Christians, members of a branch of Protestantism that emphasized a \"born-again\" religious experience and adherence to strict standards of moral behavior taken from the Bible. **Evangelicalism** , particularly fundamentalist sects, became increasingly prominent in political life from the 1970s through the 1990s. Fundamentalists denounced the moral relativism of liberals and believed in a literal interpretation of the Bible. Evangelical groups also became increasingly political. Conservative evangelicals and fundamentalists such as **Billy Graham, Jerry Falwell,** and **Pat Robertson** helped to mobilize other like-minded citizens to support the Republican Party and bring together various conservative groups to form a movement known as the **New Right**. The growing strength of the New Right was evident in the key role it played in helping to elect **Ronald Reagan** in 1980, and in 1994 when the Republican Party under **Newt Gingrich** recaptured control of both houses of Congress under Democratic President **Bill Clinton**. Evangelical Christians continued to support Republicans with the election and re-election of George W. Bush.\n\n## RECENT TRENDS\n\nYou are unlikely to see any questions on your test regarding the election of Barack Obama in 2008 or the recent election of President Donald Trump. In closing, however, it helps to know that the Bush and Obama administrations responded to the **financial crash of 2008** (exacerbated by crisis in the mortgage industry) by providing financial assistance to major banks, popularly known as a \"banker bail-out.\" The most important piece of legislation passed under Obama's tenure was the **Affordable Care Act** or \"Obamacare,\" a controversial set of laws which aimed to both regulate the medical industry and provide subsidies to uninsured Americans.\n\nThe **Election of 2016** was a turbulent one, marked by ideological divisions within the Republican Party and a bitter rivalry between populist real estate mogul Donald Trump and Democrat insider Hillary Clinton. Clinton won the national popular vote, while Trump won the Electoral College. While political analysts still struggle to understand the dynamics which propelled Trump to victory, the consensus may conclude that a **New Populism** has emerged in the United States\u2014one of skepticism for established institutions and optimism regarding political \"outsiders.\" If the trend continues, no doubt many changes will come to both domestic and foreign policy.\n\n## Summary\n\nHere are the most important concepts to remember from the pre-21st-century period.\n\n In response to a growing liberalization of government, Conservatives gained a new voice in public discourse.\n\n After the collapse of the Soviet Union and the fall of the Berlin Wall, American fears shifted to the threat of Middle Eastern terrorism.\n\n Immigration, both legal and illegal, grew exponentially, prompting internal debate.\n\n Computer technology and the Internet become widely available, revolutionizing industry, education, and the social sphere.\n\n## Chapter 13 Review Questions\n\nSee Chapter 14 for answers and explanations.\n\n.The top goals of the Reagan presidency included\n\n(A) eliminating all social programs and balancing the federal budget\n\n(B) reducing the size of the federal government and increasing defense spending\n\n(C) using the federal government to enforce civil rights and reducing U.S. influence in Central America\n\n(D) increasing income tax rates and strengthening environmental regulations\n\n.Since the end of the Cold War, the continuing American impulse to intervene in the economic and political affairs of other nations around the world is motivated by all of the following EXCEPT\n\n(A) fears of renewed Soviet expansion\n\n(B) the protection of human rights\n\n(C) American economic interests\n\n(D) the desire to promote and develop democratic institutions in former communist and Third World nations\n\n.All of the following acts of President Ronald Reagan's administration are characterized as a return to conservative political values EXCEPT\n\n(A) cuts in the federal budget\n\n(B) the appointment of Sandra Day O'Connor to the Supreme Court\n\n(C) tax cuts for corporations\n\n(D) the loosening of government regulation\n\n.Which of the following did NOT contribute to the emergence of the New Right of the 1970s and 1980s?\n\n(A) The Moral Majority movement\n\n(B) The popularity of Ronald Reagan\n\n(C) The \"stagflation\" economic condition of the 1970s\n\n(D) A sudden drop in the stock market\n\n.In his 1985 State of the Union Address, Ronald Reagan articulated his foreign policy goals in what has come to be known as the Reagan Doctrine. Like Truman, Reagan pledged to\n\n(A) support anticommunist resistance movements, particularly in the Third World\n\n(B) sponsor covert military operations to overthrow communist regimes in Eastern Europe\n\n(C) ease tensions between the Soviet Union and the United States\n\n(D) broker a peace agreement between the Palestinians and the Israelis\n\n.During the 1990s, President George H. W. Bush\n\n(A) signed the welfare reform bill\n\n(B) persuaded Anwar Sadat and Menachem Begin to sign the Camp David Accords\n\n(C) sent troops to fight in the Persian Gulf War\n\n(D) cut taxes and social services\n\n.Which of the following actions by the Clinton administration was most harmonious with Liberal Democrat values?\n\n(A) Military peacekeeping interventions in the Balkans and Somalia\n\n(B) Welfare benefit reform to encourage young mothers to reenter the work force\n\n(C) Free trade agreements such as NAFTA and GATT\n\n(D) The effort to pass a universal health care legislation in the Congress\n\n.Which one of these presidents was best known for the campaign promise \"Read my lips: No new taxes!\"?\n\n(A) Jimmy Carter\n\n(B) Ronald Reagan\n\n(C) George H. W. Bush\n\n(D) Bill Clinton\n\n## REFLECT\n\nRespond to the following questions:\n\n\u2022 For which content topics discussed in this chapter do you feel you have achieved sufficient mastery to answer multiple-choice questions correctly?\n\n\u2022 For which content topics discussed in this chapter do you feel you have achieved sufficient mastery to discuss effectively in a short-answer question or an essay?\n\n\u2022 On which content topics discussed in this chapter do you feel you need more work before you can answer multiple-choice questions correctly?\n\n\u2022 On which content topics discussed in this chapter do you feel you need more work before you can discuss them effectively in a short-answer question or an essay?\n\n\u2022 What parts of this chapter are you going to review again?\n\n\u2022 Will you seek further help, outside of this book (such as a teacher, tutor, or AP Students), on any of the content in this chapter\u2014and, if so, on what content?\n\n# Chapter 14\n\n# Chapter Review Questions: Answers and Explanations\n\n## CHAPTER 6 REVIEW QUESTIONS\n\n. **C** Indentured servitude promised freedom and a parcel of land to those who survived its seven-year term of service. Fewer than half did; most indentured servants worked in the fields performing grueling labor, and many died as a result. Indentured servitude was available only to the English, and nearly 100,000 took advantage of it.\n\n. **A** The Mayflower Compact states that government derives its power from the consent of the governed, not from divine mandate. This distinguishes government under the Mayflower Compact from the monarchial government the Pilgrims left behind in England.\n\n. **D** Virginia, one of the earliest colonies, developed around the tobacco trade; tobacco was the colonies' first important cash crop. Choice (A), cotton, did not become a major export until the early 19th century, when the invention of the cotton gin made large-scale cotton farming practical.\n\n. **B** During the colonial era, the British subscribed to the economic theory of mercantilism, which held that a favorable balance of trade and control of hard currency were the keys to economic power. Ultimately, the theory of capitalism, famously championed by Adam Smith, supplanted mercantilism as the predominant economic theory of the West.\n\n. **C** During the Age of Salutary Neglect, Britain regarded the colonies primarily as a market for exports and a resource of raw materials. England imposed numerous import and export restrictions on the colonies in an effort to maintain its monopoly on colonial markets. The colonists, naturally, tried to smuggle cheaper goods into the country and smuggled products out of the country in order to sell them. The British established their own military-style courts\u2014called vice-admiralty courts\u2014to enforce trade laws because they knew the colonists themselves would not.\n\n. **C** The Stono Uprising was an early slave rebellion (1739) in which African slaves rose against their oppressors. The Stono Uprising is sometimes referred to as the Cato Rebellion.\n\n. **D** The vast majority of colonists lived in rural areas. By 1750, roughly 5 percent of the colonial population resided in cities. Philadelphia, Boston, Williamsburg, Baltimore, and Boston were the most important cities of the era; all were built around ports.\n\n. **D** The purpose of America's first colleges was to train homegrown clergy so that the colonies would no longer have to import its clergy from England. The four oldest extant colonial universities\u2014Harvard, William & Mary, Yale, and Princeton\u2014were all originally affiliated with specific Protestant faiths.\n\n. **A** Provided the colonies continued to buy British goods and to supply the British with raw materials, England did not care how the colonies governed themselves. England did impose its will (through the vice-admiralty courts) when the colonies attempted to shirk their economic responsibilities but otherwise took a laissez-faire approach. As a result, the colonies developed a tradition of independence that contributed to their eventual rebellion against the Crown.\n\n## CHAPTER 7 REVIEW QUESTIONS\n\n. **D** Benjamin Franklin developed the Albany Plan, a first stab at a united colonial government empowered to collect taxes and raise a military. Although the delegations to Albany signed off on the plan, none of the colonial legislatures would have anything to do with it; they were uninterested in ceding any powers, even in the interest of strengthening the colonies as a whole. Franklin responded with his famous \"Join or Die\" cartoon, which showed the colonies as a snake cut into segments, each representing a colony.\n\n. **D** 1763, the year the Treaty of Paris ended the French and Indian War, is often considered to be a major turning point in British-colonial relations, as it marked the end of Britain's policy of salutary neglect. Beginning with the Proclamation of 1763, the colonists began to feel England tightening the screws. The passage of the Sugar and Stamp Acts set off a chain of new restrictions that set the colonists on the road to revolution. Although you no doubt know the phrase \"No taxation without representation!\" the colonists did not actually want to send colonial representatives to sit in the British Parliament in London. Rather, as the resolutions of the Stamp Act Congress make clear, they believed that only their own colonial legislatures had the power to tax them. They initially understood that they were British subjects and that Parliament had the right to enact mercantilist restrictions to regulate trade. However, they soon voiced their concern that there was a significant difference between taxation and legislation.\n\n. **A** In the run-up to the Revolutionary War, colonists complained that Parliament had no business taxing them because the colonists lacked representation in the legislature. Their slogan, \"No taxation without representation!\" neatly summed up their argument (and it was catchy too!). The British responded with the theory of virtual representation, which stated that the colonists were represented in Parliament because members of Parliament represent all British citizens, not just the voters who elected them. Like most political debates, this one reeked of disingenuousness on both sides. The colonists knew that any delegation they sent to Parliament would be essentially powerless; what they really wanted was the right to set their own taxes, not to have them be set by a representative in the legislature. The British knew full well that their members of Parliament (MPs) did not give a tinker's damn about the colonists or their interests; what they wanted was for the colonists to shut up and pay their taxes.\n\n. **A** A recent DBQ on the AP Exam asked to what extent the colonists had developed a sense of unity by the eve of the Revolution. One could certainly argue that most colonists considered themselves to be loyal British subjects even after fighting had begun in Lexington and Concord in April 1775. Many historians view the Declaration of Independence, written in July 1776, as propaganda to convince those still loyal to England to fight for their independence. At the start of the French and Indian War, Benjamin Franklin had proposed the Albany Plan of Union, which was rejected by the colonists in favor of maintaining individual colonial sovereignty. The Stamp Act Congress of 1765 is historically significant because it marks the beginning of colonial unity and resistance against the British.\n\n. **B** Much of the American Declaration of Independence is derived from the writings of John Locke, particularly his _Two Treatises of Government_ , published in 1690, in which he challenged the theory of divine right of kings and put forth what is known as social contract theory. Both Locke and Rousseau believed that man was born free, but it was Rousseau who argued that \"Man must be forced to be free\" and submit to the \"General Will.\"\n\n. **D** The Articles of Confederation had intentionally created a weak central government, granting Congress few regulatory powers so as to avoid recreating an American Parliament. Shays's Rebellion threatened the survival of the newly established republic because the farmers in western Massachusetts were rebelling against their state government for the very same reason the colonists had rebelled against England\u2014taxes. Under the Articles of Confederation, Congress could neither raise nor support a federal militia, so when Massachusetts requested federal assistance in squelching Daniel Shays and his farmer friends, no help was available. Had this question been about the Whiskey Rebellion during George Washington's administration, (A) would have been the correct answer. Choice (A) also demonstrates the difference between the limited power of the federal government under the Articles of Confederation and the stronger federal government established by the Constitution. Choice (C) is not correct, although excessive taxation was certainly one of the major causes of the American Revolution and subsequent rebellions. It is interesting to note that we did not have a federal income tax until the Sixteenth Amendment was ratified in the early 20th century.\n\n. **B** The Articles of Confederation were established to provide a limited framework to organize the states under a single banner. However, they had very little power (purposefully) so that each state could decide its own legislation and government. States were expected to establish taxation, and Congress under the Articles of Confederation was not allowed to set up taxes (eliminating I). Furthermore, the whole purpose of the Articles of Confederation was to provide a legal document to enforce states' rights, not undermine them (eliminating III). The Articles of Confederation did, however, provide a framework for how the United States government would represent the states in foreign diplomatic matters such as treaties (making II correct).\n\n. **C** Washington's presidency was all about establishing precedents. He was extremely conscious of this fact and proceeded cautiously throughout his two terms, aware that future presidents would follow his example. Thus, he rarely used his presidential veto, hoping to encourage future executives to accommodate the legislature on most matters. He didn't want the Congress to have complete control over the executive branch, though; he believed in the system of checks and balances. Thus, when the House of Representatives demanded all of Washington's papers regarding negotiations for the unpopular Jay Treaty, Washington refused. He reasoned that the papers were none of the House's business because only the Senate\u2014with whom Washington did share the papers\u2014is required to ratify treaties. His action established the precedent of executive privilege, a nebulous executive right to protect sensitive information and executive privacy. The right is occasionally invoked by the executive and almost as frequently challenged by the legislature, with the two typically working out a solution of compromise before the matter can reach the courts.\n\n. **D** The French and Indian War gave the British unchecked control over North America and a huge war debt. Searching for ways to repay the debt, the British sought greater contributions from, and subsequently greater control over, its American colonies. The Age of Salutary Neglect, an era during which the British basically allowed the colonies to govern themselves, was over.\n\n. **D** The strict constructionist interpretation of the Constitution is that Congress may use only those powers specifically enumerated in the Constitution. Other powers, regardless of how necessary they may be to national interests, are prohibited. The broad constructionist interpretation, in contrast, holds that Congress has numerous implied powers. For example, Congress has the power to print money, borrow money, and collect taxes; thus, the Constitution implies that Congress has the power to create a bank, the proper instrument for exercising these powers.\n\n. **C** First, cross out the \"EXCEPT\" and think \"Yes\" or \"No\" for each answer choice. The era is the American Revolution: think late 1700s, the colonies break from Great Britain, main disputes are taxing and trading laws, most people live on the Atlantic coast. Choices (A), and (D) are firmly within the era, and a \"Yes\" means to eliminate the choice. Maybe (B) leaves you a little clueless, but if you had to choose between (B) and (C), which one of these things is least like the others? Which answer choice stretches the era's boundaries? Obviously, (C) is the \"No,\" the anti-era exception and the right answer. Women's rights did not become an issue until more than a century later, in the late 1800s, during the first women's movement.\n\n## CHAPTER 8 REVIEW QUESTIONS\n\n. **D** John Marshall was not the first Chief Justice of the Supreme Court, but he certainly was the man most responsible for giving the Court its teeth and much of the power it wields today. _Marbury v. Madison_ was Marshall's first significant decision and established the principle of judicial review, which enables the Court to declare a federal or state law unconstitutional. Choice (C), _McCulloch v. Maryland_ , was another landmark decision of the Marshall Court; this case dealt with the Second Bank of the United States and established the principle of federal supremacy. And it is important to note that while Marshall was an important federalist, he did not establish the principle.\n\n. **B** The Louisiana Purchase grew out of the government's efforts to purchase New Orleans from the French; President Jefferson wanted control of the city because it sits at the mouth of the Mississippi River, an essential trade route. Jefferson sent James Monroe to France to negotiate the sale. The French, desperate for cash and nearly as desperate to divest themselves of New World holdings, offered to sell the entire massive Louisiana Territory, giving the United States control of both banks of the Mississippi River (as well as a tremendous amount of western land). As a result, American traders could travel the length of the river unimpeded, and trade subsequently boomed. Many of the incorrect answers to this question are anachronistic; the date of the purchase was too early for there to be \"numerous French factories\" in the territory, as in (C), or to allow for \"the immediate completion of the transcontinental railroad,\" as in (D).\n\n. **A** The War of 1812 was very unpopular with New England Federalists who called the war \"Mr. Madison's War.\" The economic policies of Jefferson and Madison disrupted trade, and as a result, were detrimental to New England merchants and shippers. Consequently, a group of New England Federalists met in Hartford, Connecticut, in 1814 to articulate a list of grievances against the Democratic-Republicans and their policies. While some men suggested secession, others suggested amending the Constitution to protect New England's commercial interests against what they perceived to be a dangerous, growing threat from the agrarian, Republican South. Because we \"defeated\" the British in what is often termed the Second War for Independence, the Federalists were seen as big babies and ultimately discredited. With the election of James Monroe in 1816, the United States had entered the Era of Good Feelings, a relatively brief period when there was only one political party\u2014the Republicans. Although the War of 1812 damaged New England commerce initially, in the long run, the Embargo Act of 1807 and the War of 1812 forced Americans to be less dependent on British goods and indirectly stimulated the growth of industry in antebellum New England.\n\n. **A** The election of 1824 is one of the more infamous elections in American political history and exposes one of the unanticipated flaws in the Electoral College system. Because of the winner-take-all system of awarding electoral votes in most states, it is possible for a candidate to actually win the popular vote nationwide but lose the election. According to the Constitution, a candidate must win a majority, not a plurality, of electoral votes to win the presidential election. If no one candidate receives the requisite majority, the election is \"thrown into the House,\" and the House of Representatives chooses the president from among the top three candidates. In the event this occurs, each state casts only one vote. Because there were five candidates running for president in 1824, it was almost impossible for anyone to receive a majority. Realizing that he did not have enough support to win the presidency, Henry Clay threw his support to John Quincy Adams in exchange for Adams's promise to make Clay his secretary of state. Jackson believed he lost the election because of this \"corrupt bargain.\"\n\n. **D** The tariff in question here is the infamous Tariff of Abominations, so named by the Southern states that protested that this protective tariff benefited the New England manufacturers at the expense of cotton exporters in the South. The enactment of the Tariff of 1828 led to the nullification crisis a few years later when South Carolina declared the tariff null and void. (A similar situation had occurred in 1798 when Jefferson and Madison penned the Virginia and Kentucky resolutions in protest against the Alien and Sedition Acts.) In the case of _Marbury v. Madison_ , Marshall had argued that only the Supreme Court, not individual states, could rule a law to be unconstitutional. Eventually, a compromise tariff was brokered, and the crisis was resolved. Nevertheless, the nullification crisis during Andrew Jackson's administration exposed the increasing tension of economic sectionalism that would propel the nation to civil war 30 years later.\n\n. **A** Andrew Jackson generally sided with the states on the issue of states' rights, preferring to limit the powers of the federal government to only those he perceived to be essential. He also favored his Western constituency to the power elite of the Northeast, whom he regarded with suspicion. Thus, Jackson scuttled the Second National Bank, a large federal program championed by Northeastern bankers, and the American System, a large public works program.\n\n. **B** The Cherokee were considered part of the \"Five Civilized Tribes\" living in the South, having established a republic in the state of Georgia. Unfortunately the discovery of gold within the Cherokee nation's borders was the catalyst for the tribe's forced relocation. Georgian citizens wanted to enforce the Indian Removal Act in order to have access to the territory. Although the Supreme Court ruled in favor of the Cherokees, President Andrew Jackson did not comply with the decision. States' rights were an important issue during Jackson's presidency, and he did not want to intervene on behalf of the Cherokee nation.\n\n. **D** Brook Farm, the Oneida Community, and New Harmony were all utopian communities that arose during the antebellum period in response to what some people perceived to be the ill effects of a growing commercial society.\n\n## CHAPTER 9 REVIEW QUESTIONS\n\n. **D** This is a trick question. Texas was annexed by the United States in 1845, prior to the start of the Mexican-American War. All the other territories mentioned in the answer choices came to the United States as a result of the Treaty of Guadalupe Hidalgo, which ended the war.\n\n. **D** The term \"Bleeding Kansas\" refers to the battle in Kansas between pro-slavery and abolitionist forces. The doctrine of popular sovereignty had created the circumstances that led to the gruesome conflict; it left the slave status of each territory up to its residents, to be decided at the time when the territory was ready to write a constitution and apply for statehood. Both sides wanted Kansas badly, and both sent representatives into the territory to form governments. President Pierce recognized the pro-slavery government, but abolitionist forces cried \"foul\" and continued their fight to establish Kansas as a free state. More than 200 people died in the resulting skirmishes.\n\n. **B** The Emancipation Proclamation did not free all the slaves. Instead, it freed only those slaves in rebel territories not controlled by the Union. In other words, it was completely unenforceable; it immediately took effect only in those places where Union forces had no power to act, but it ultimately had a significant impact as Union troops took over Confederate territory. The Emancipation Proclamation had a huge symbolic effect, though, as it clearly cast the Civil War as a war against slavery. Free blacks and escaped slaves rushed to join the cause; nearly 200,000 joined the Union army as a consequence of the Emancipation Proclamation.\n\n. **D** Many historians argue that Andrew Johnson was neither the man nor the politician that Lincoln was. Johnson locked horns with the Radical Republicans in Congress over several issues pertaining to Reconstruction. Johnson had vetoed the Tenure of Office Act, which required a president to obtain Senate approval before firing an appointed official. The Senate argued that if it had the power to confirm nominations, it should also be allowed to have a say in the event a president wanted to fire someone. Congress overrode Johnson's veto; Johnson fired his secretary of state, the Radical Republican Henry Stanton; and the House of Representatives impeached the President of the United States for the first time in American history. Johnson was acquitted, however, by one vote in the Senate and thus remained in office to finish his term.\n\n. **B** The election of 1876 is another one of the disputed elections in American political history. Although Samuel J. Tilden, then Governor of New York, won the popular vote nationwide, there were several states that contested the results of the election. Consequently, a special bipartisan commission was set up to determine the outcome of the election. In what became known as the \"Compromise of 1877,\" Rutherford B. Hayes won the presidential election by a margin of one single electoral vote. Hayes had promised to remove federal troops still stationed in the South after the Civil War, thus ending military reconstruction.\n\n. **A** Remember that most slaves had no job skills and could neither read nor write. They had no money and nowhere to go when slavery was abolished. Some slaves took off in search of their scattered families, but most stayed exactly where they were and worked as tenant farmers or sharecroppers.\n\nUnder the new wage-labor system, plantations were subdivided into smaller farms of thirty to fifty acres, which were then leased to freedmen under a one-year contract. Tenants would work a piece of land and turn over 50 percent of their crops to the landlord. Often, other expenses, such as rent for a run-down shack or over-priced groceries, available only through the landowner, would be deducted from whatever was produced. One of the services initially provided by the Freedmen's Bureau was to help freed slaves who could neither read nor write understand the contracts they were about to sign. The system of sharecropping persisted well into the 20th century, keeping many blacks in positions of poverty and degradation.\n\nChoice (C) is incorrect for reasons stated above. The Great Migration of Southern blacks into Northern cities did not take place until World War I, long after Reconstruction. Choice (D) is incorrect because Chinese immigrants were used to construct our nation's railroad system, much of which had been completed by the end of the Civil War.\n\n. **D** The Know-Nothings were a nativist group formed in response to the growing concentration of immigrants\u2014particularly Italian and Irish Catholics\u2014in Eastern cities. The party grew out of a number of secret societies whose members were instructed to tell outsiders nothing, hence the party's name. When asked anything about their groups, Know-Nothings would respond, \"I know nothing.\" Their program included a 25-year residency requirement for citizenship; they also wanted to restrict all public offices to only those who were native-born Americans. By 1855, they had changed their name to the American Party, and in 1856, they fielded a presidential candidate (former president Millard Fillmore). Within a few years the party had disbanded, destroyed by their disagreements over slavery. Most Northern Know-Nothings joined the Republican party.\n\n. **C** The Free-Soil Party was created in the mid-1840s and was more like a faction or interest group than a political party. However, unlike a faction, it developed a political platform and nominated a candidate (Martin Van Buren) for the presidential election of 1844. The Free-Soil party attracted antislavery \"Conscience\" Whigs, former members of the Liberty party, and pro-Wilmot Proviso Democrats. The Wilmot Proviso was rejected by Congress but suggested that there be no slavery in any territory acquired from Mexico. Free-Soilers were opposed to the extension of slavery into the new territories. Remember: The Constitution protected slavery where it already existed, but many people believed Congress could prevent the further spread of slavery as the United States acquired new land. Although the Free-Soil party did not exist for long, its major principles were adopted by the new Republican party, which was formed in 1854 and was opposed to the extension of slavery into the new territories.\n\n. **D** In the election of 1848, the Democrats realized that their party was crumbling because its members could not agree on whether to allow slavery in the Western territories. They sought a policy to appease both abolitionists and slaveholders; the result of that search was the concept of popular sovereignty. By allowing the settlers to decide the slave status of an area, popular sovereignty took some pressure off Congress, which was growing increasingly divided over the issue. It also took pressure off the political parties, which were coming apart due to the irreconcilable regional differences of their members. Henry Clay invoked the notion of popular sovereignty in the Compromise of 1850, but the compromise contained a purposefully ambiguous interpretation of what popular sovereignty meant. While the ambiguous wording was necessary to make the Compromise of 1850 possible, it also made future disagreements over the issue inevitable.\n\n. **C** The Reconstruction Act of 1867, Congress's plan for the rehabilitation of the South, was much harsher than President Johnson's plan. Johnson, like Lincoln (who began planning the method for readmitting Southern states before his assassination), wanted a reconciliatory plan that punished only the most prominent leaders of the secession. Radical Republicans in Congress wanted something much tougher, and Johnson's plan was so lenient (in the first postwar Congress, Johnson's plan would have allowed the former president of the Confederacy to take a seat in the Senate) that it drove many moderates into the radicals' camp. The result was the Reconstruction Act, a punitive measure that imposed a number of strict requirements on Southern states as preconditions for their readmission to the Union. Choices (A), (B), and (D) list all of those preconditions; the fact that Congress did not impose any requirements such as the one described in (C) pretty much doomed postwar Southern blacks to poverty.\n\n## CHAPTER 10 REVIEW QUESTIONS\n\n. **D** The scalawags were white Southerners who supported Republican policies during Reconstruction. Carpetbaggers were Northerners who traveled south to exploit the turmoil following the Civil War for their own political gain. The Redeemers were white Democrats who were determined to get revenge on the Republicans for imposing their radical policies of Reconstruction on Southern states and thus hoped to \"redeem\" the South.\n\n. **A** If you remember that the Supreme Court of the late 19th century was extremely conservative and extremely pro-business\u2014and you should remember that, because it's important\u2014you should have been able to eliminate (B) and (D) immediately. If you remember the profound impact of such decisions as _Plessy v. Ferguson_ \u2014and you should also remember that\u2014you could have eliminated (C).\n\n. **D** \"Vertical integration\" is another name for monopoly. Monopolies ran rampant in the late 1800s; the government did little to prevent them, and the courts actively encouraged them. Of the incorrect answers, (C) refers to assembly line production, and (A) and (B) are just made up.\n\n. **C** James A. Garfield's presidency is remembered for one thing: Garfield's assassination at the hands of a disgruntled office seeker. His assassin, Charles Guiteau, was actually a mentally disturbed individual who imagined himself an important player in Garfield's electoral success. Guiteau convinced himself that he deserved a big fat government job as a reward for his efforts, and when he received none he retaliated by shooting Garfield. Garfield's successor, Chester Arthur, signed the Pendleton Act, which replaced the spoils system Guiteau had hoped to exploit with a merit-based system for selecting civil servants.\n\n. **C** Although one might certainly make a valid claim that labor unions were necessary during the late 19th century when working conditions were dangerous, unsanitary, and exploitative, unions were very unpopular because they were associated with political radicalism and violence. The Haymarket incident began as a mass meeting organized by anarchists, held in Haymarket Square in Chicago in 1886 in sympathy and protest of events related to striking workers at the McCormick Harvester Company plant nearby. When police tried to break up the meeting, someone threw a bomb into the crowd, leaving seven policemen dead and several wounded. This incident convinced the American public that unions were dangerous and ultimately led to the decline of the Knights of Labor.\n\n. **D** If you can't immediately identify the correct answer to this one, use common sense to eliminate incorrect answers. Japan is a huge nation relative to Hawaii; its economy couldn't realistically depend on trade with the island, so eliminate (A). Choice (B) contradicts one of the main themes of the period\u2014the Age of Imperialism, when every Western power, including the United States, was gathering colonies in the East. Would the United States have ceded Hawaii to Japan during that period? Unlikely, and much less likely still that the AP Exam would ask about an anomalous agreement. Choice (C) suggests Japan was a bastion of democracy in the late 19th century; in fact, it was ruled by an emperor.\n\n. **D** Historians describe the immigrants who came to the United States before the Civil War as \"old immigrants.\" These men and women came predominantly from countries in northwestern Europe. For the most part, they were Protestants and spoke English and easily became part of the melting pot we call America. Following the Civil War, however, the \"new immigrants\" came predominantly from nations in southeastern Europe, including Russians, Italians, and Poles. Many of these people were Catholics and Jews and were culturally very different from most Americans by that point. These new immigrants were not easily assimilated. They tended to settle amongst themselves in ethnic neighborhoods in major cities like New York and Chicago where there was a demand for unskilled labor in the numerous factories of these big cities.\n\n. **D** The Ghost Dancers arose in the late 1800s when the sad fate awaiting the great Native American tribes of the era was becoming all too apparent. Wovoka, a Paiute Indian, started the Ghost Dance movement, which resembled a religious revival. It centered on a dance ritual that enabled participants to envision a brighter future, one in which whites no longer dominated North America. Wovoka preached unity among Native Americans and the rejection of white culture and its trappings, especially alcohol. He also preached the imminent end of the world, at which point the Indian dead would rise to reclaim the land that was rightfully theirs. Sioux Ghost Dancers believed in the power of \"ghost shirts,\" garments blessed by medicine men that were capable of stopping bullets. This belief led to a rise in Sioux militancy and ultimately contributed to their massacre at Wounded Knee in 1890.\n\n. **D** Waves of European immigration throughout the 19th century swelled cities' populations. Governments of the time were nowhere near as activist as they are today, and only a very few provided even minimal services to immigrants as they accommodated themselves to their new homeland; ethnic communities and churches were expected to provide such services. A number of enterprising, unscrupulous men recognized in these immigrants the opportunity for great political power. Such men, known as political bosses, helped immigrants find homes and jobs and acquire citizenship and voting rights. In essence, these bosses created entire communities and then provided them with all sorts of services: food and loans for the poor, parks and protection for the community. In return, the communities were expected to provide loyal political support, which they did, originally out of loyalty, and later, as the machines became extremely powerful, out of both loyalty and fear. The bosses could then hand an election to a politician of their choice, in return for favors. Political machines filled a need, albeit in an expensive and unethical way. They fell from power when governments started to provide many of the services machines had provided.\n\n. **D** In the 1860s, the government initiated its reservation policy by which Native Americans were granted (usually less desirable) portions of the lands they inhabited. The policy failed on many fronts, and by the 1880s the government was searching for a different tack. Congress struck on the Dawes Severalty Act, which offered individual Native Americans 160-acre plots in return for leaving their reservations; through this program Congress hoped to hasten the assimilation of Native Americans, whose cultures most congressmen held in contempt. The results were not good. Most American Indians preferred to remain among their tribes and did not accept the offer. Those who did accept usually ended up selling their land to whites, who often placed considerable pressure on them to do so.\n\n## CHAPTER 11 REVIEW QUESTIONS\n\n. **D** \"Muckrakers\" is a term Theodore Roosevelt coined to describe the investigative journalists of his day. They included Ida Tarbell, whose book on Standard Oil revealed corruption in the oil industry and big business in general; Upton Sinclair, whose stomach-turning account of the meatpacking industry drove public outcry for government regulation of food production (the Food and Drug Administration was created as a result of Sinclair's book _The Jungle_ ); and Lincoln Steffens, whose _The Shame of the Cities_ exposed many Americans to the extent of urban poverty and corruption in urban government. Muckrakers helped fuel the public outcry for government reform, the main goal of the Progressive movement.\n\n. **B** Conservative courts and pro-business administrations allowed the Sherman Antitrust Act to be used to restrain labor but rarely to restrain business. Theodore Roosevelt changed all that. With public support Roosevelt transformed the Sherman Antitrust Act into a tool with which to break up monopolies. He focused his attention on corrupt monopolies whose activities countered the public interest, leaving alone trusts that operated more or less honestly. His approach garnered broad public acclaim, earning him the nickname \"the Trustbuster.\"\n\n. **B** As a result of winning the Spanish-American War in 1898, the United States acquired Guam, Puerto Rico, the Philippines, and for all intents and purposes, Cuba. (Although we had claimed we had no interest in acquiring Cuba and could empathize with its colonial status, having once been a colony ourselves, the Platt Amendment rendered the island a virtual colony of the United States.) The situation in the Philippines created intense debate between business interests that saw the enormous economic benefits to acquiring \"stepping stones\" to profitable Chinese trade, and those Americans who believed having colonies contradicted our fundamental democratic principles. Once we acquired overseas possessions, a question arose as to the rights and privileges of the native peoples living within the American Empire. In a series of Supreme Court cases known as the Insular Cases, the Court ruled that the \"Constitution did not follow the flag,\" and thus, colonial subjects were not entitled to the same rights as U.S. citizens living at home or abroad.\n\n. **A** This is a straight recall question. You either know what the Zimmermann telegram is or you don't. If you know it, you're going to get this question right. If you don't, use Process of Elimination to get rid of anachronistic answers, as in (B), or answers that seem un-AP-like because they don't reinforce important themes of U.S. history, as in (D). You should know, however, that the Zimmermann telegram was one of the reasons the United States entered World War I.\n\n. **C** In the aftermath of World War I, President Wilson favored a peace that would promote openness in international affairs, free trade, and diplomacy. He also sought universal arms reductions and a mechanism for enforcing world peace, which was to be achieved through the League of Nations. He did not seek a punitive treaty that forced Germany to pay heavy reparations; the European allies, however, insisted. Wilson was able to negotiate very little of his Fourteen Points plan, but he remained optimistic that the League of Nations would eventually broker a fairer postwar peace. Unfortunately, Wilson's hopes were never realized.\n\n. **B** The Ku Klux Klan evoked the execrable Southern traditions of racism and physical intimidation against the modern drive for expanded civil rights. The Scopes Monkey Trial pitted religion against the modern notion of evolution. The Emergency Quota Act of 1924 was passed to check immigration from non-western European countries; its champions felt the nation's western European traditions were threatened by immigrants from Southern Europe, Eastern Europe, South America, and Asia. Prohibition pitted religion against modern licentiousness. The Teapot Dome Scandal, on the other hand, was just an example of good old-fashioned political corruption.\n\n. **D** Buying \"on margin\" allowed investors to buy stock with only a small amount of cash; the rest was borrowed from stockbrokers and banks against the presumed profits from subsequent stock sales. The system worked only as long as stock prices kept rising; once they started to fall, all hell broke loose. In response to market weakness in the fall of 1929, investors who had long believed the market was overvalued started to sell off their stocks, causing prices to drop. Noting the market downturn, stockbrokers demanded that clients repay margin loans and, when their clients couldn't repay, dumped the stocks on the market in order to recoup some of their losses. The law of supply and demand sent stock prices spiraling uncontrollably downward. Over a period of two months, the market lost nearly half its value and many, many investors\u2014including some of the nation's biggest banks\u2014were ruined.\n\n. **D** Roosevelt coined the phrase \"Good Neighbor Policy\" to reflect a shift in American attitudes toward Latin America. In the past, American intervention in the region had incited great resentment of the United States. Roosevelt announced a new U.S. commitment to autonomy throughout the hemisphere and showed his intentions by withdrawing U.S. troops from Nicaragua and Haiti. He later resisted sending troops to Cuba to quell a revolution.\n\n. **A** Americans were already predisposed to isolationism by nature before they heard the results of the Nye Commission's investigations. They had been promised that World War I was \"the war to end all wars.\" Less than 20 years later, Europe was apparently on the verge of another big confrontation. The sentiment in the United States was, \"Let them sort this out themselves.\" Those feelings were strengthened when the Nye Commission revealed that many American munitions companies had violated an arms embargo in order to arm the nation's enemies. It further revealed that U.S. banks had lobbied for entry into the war in order to protect more than $2 billion in loans to Britain and its allies. The report left Americans more cynical about the motives of its leaders and less susceptible to calls for intervention overseas.\n\n. **A** Fred Korematsu was among the more than 110,000 Japanese Americans ordered to relocate from the West Coast to internment camps during World War II. Korematsu refused, was arrested, and took his case all the way to the Supreme Court. The Court ruled that the government had not exceeded its power, noting that extraordinary times sometimes call for extraordinary measures; three of the nine justices dissented. History has not judged Roosevelt's internment policy kindly. In 1998, Fred Korematsu was awarded the Presidential Medal of Honor.\n\n## CHAPTER 12 REVIEW QUESTIONS\n\n. **D** The Korean War didn't begin until 1950.\n\n. **C** Fear of communist infiltration and subversion reached hysterical proportions in the post\u2013World War II era, making all sorts of excessive responses to the communist threat not only possible but likely. Loyalty oaths were instituted by private companies, state governments, and even the federal government, based on the apparent belief that communist spies are capable of espionage but not of lying under oath. Blacklists banned suspected subversives from work in many industries, destroying the lives of many innocent people. Alger Hiss was accused of passing government secrets to the Soviet Union. He professed his innocence to his dying day, although Soviet files released in the post-Soviet era suggest his guilt. The Hiss case was front-page news. Richard Nixon played a prominent role in Hiss's prosecution, thereby earning Nixon the national spotlight for the first time.\n\n. **A** The key to this question is the phrase \"intensified Cold War rhetoric.\" Words like \"massive retaliation\" didn't exactly improve relations with the Soviet Union. While (B), containment, was the guiding principle of U.S. foreign policy throughout the Cold War, this question is asking something more specific. And although Dulles did forge many alliances with smaller nations (collective security), (A) is a better answer. Choice (C), summit diplomacy, was practiced by Reagan and Gorbachev, while the term \"shuttle diplomacy,\" (D), was applied to Henry Kissinger under Nixon.\n\n. **D** You should be familiar with the important decisions of the Marshall Court (1801\u20131835) and the Warren Court (1953\u20131969). Marshall is remembered as a Federalist who strengthened the new federal government and encouraged economic development of the new nation. The Warren Court was an activist court, best remembered for increasing the rights of individuals, specifically the rights of the accused. (For example, the _Gideon_ and _Miranda_ cases were decided by the Warren Court.) According to the Constitution, only Congress can make laws, but in effect, many of the Warren decisions established social policy, which many conservative critics saw as \"judicial legislation.\"\n\n. **D** Kennedy's victory in 1960 was by the tiniest of margins. He could not have won, or governed, without the support of Democrats in the South, many of whom opposed any federal strengthening of civil rights law. As a result, Kennedy had to tread carefully on the issue of African American civil rights, a cause he had supported forcefully during his campaign. He used the attorney general's office to bring suits to force desegregation of Southern universities and appointed African Americans to prominent positions in his administration but made no effort at civil rights legislation until his final year in office. After Kennedy's assassination, new President Lyndon Johnson invoked Kennedy's memory and commitment to civil rights to force the Civil Rights Act of 1964 through Congress.\n\n. **C** The Republican candidate, Richard Nixon, was a former vice president. The Democratic candidate, Hubert Humphrey, was the current vice president and, before that, a longtime senator. Neither could have campaigned as a Washington outsider, and neither did. The Democrats were fractured over the war; the party was home to both aggressive cold warriors and the antiwar movement. Robert Kennedy was assassinated in June; many believe he would have won the nomination had he not been killed. George Wallace formed a third party and campaigned on states' rights and segregation, siphoning off key votes in the South, where the Democrats had traditionally done well. Nixon's only opposition in the Republican primaries came from Nelson D. Rockefeller, who campaigned halfheartedly, and Ronald Reagan, who, at the time, was seen as too extreme to ever win the presidency. Reagan never changed, but the country did.\n\n. **B** Gasoline and oil prices shot through the roof in the 1970s, affecting a wide range of industries that relied on the fuels to run. The result was widespread inflation throughout the decade.\n\n. **D** This is the event that started it all\u2014the break-in to the Watergate complex in Washington, D.C., where the Democratic party had its national headquarters. All of the other choices became part of the cover-up and are known collectively as \"Watergate,\" which ultimately forced the resignation of Richard Nixon, the only President to resign in American history. Nixon resigned before he was impeached and was subsequently pardoned by Gerald Ford.\n\n## CHAPTER 13 REVIEW QUESTIONS\n\n. **B** Reagan believed in limited federal government. Part of his goal in lowering tax rates was to reduce the federal budget (thus federal programs). But Reagan was also a stalwart cold warrior who believed that military strength was the best check against the Soviet Union and communism in general. He campaigned vigorously for new weapons systems, including the Strategic Defense Initiative, a space-based, antimissile system dubbed \"Star Wars.\"\n\n. **A** Though American relations with Russia remain uneasy, fears of Soviet expansion are a thing of the past; the Soviet Union ceased to exist in 1991, ending the Cold War.\n\n. **B** In 1981, Ronald Reagan, in a move supported by various groups across the political spectrum, made Sandra Day O'Connor the first woman to serve on the Supreme Court. All the other choices represent typically conservative policy decisions by Reagan.\n\n. **D** Although there was a brief drop in the stock market in 1987 (known as Black Friday), this was not a contributing factor to the emergence of the New Right. All of the other factors did lead to this renewal of conservatism.\n\n. **A** There are several presidential doctrines you should know for this exam\u2014for example, the Monroe Doctrine and the Truman Doctrine. In most cases these \"doctrines\" were delivered as speeches to Congress but became statements of U.S. foreign policy. Alarmed by the establishment of Soviet satellites in Eastern Europe and the potential Soviet threat to Greece and Turkey following World War II, Truman pledged his support to prevent the spread of communism in Europe (although he did not use those exact words). As a cold warrior, Ronald Reagan was committed to providing covert and overt assistance to anticommunist resistance movements, particularly in nations like Afghanistan and Nicaragua.\n\n. **C** This is a factoid question. President George H. W. Bush led the brief Persian Gulf War in 1990. Choice (B) is Carter and (D) is Reagan. Choice (A) is President Clinton.\n\n. **D** Liberal Democrats would have mixed feelings about war and free trade, so rule out (A). Welfare benefit reform was in fact designed to get young mothers off welfare, so this was not necessarily a boon to the Democrats. The most ambitious effort by the Clinton administration was to pass a universal health care bill, but this ultimately did not pass Congress.\n\n. **C** This is another factoid question. This was President George H. W. Bush's campaign promise (though the promise was not kept).\n\n# Chapter 15\n\n# Key Terms and Concepts\n\n## A NOTE ON THE KEY TERMS\n\nThe list of key terms that follows provides a comprehensive review of U.S. history. We've separated the terms into categories: concepts, events, people, and policies (which includes major Supreme Court decisions and important federal legislation). Write a brief explanation or identification of each term on a separate sheet of paper. Some students even find making flash cards helpful.\n\nKeep the following suggestions in mind as you go through these terms. If it is a concept, do not simply write a definition; try to think of a historical example that illustrates the concept. For example, you might define _evangelicalism_ and then cite the Great Awakening as an example. Be certain you can explain the causes and effects of each major event. This will help you with the essay questions for which you are required to showcase an analytical understanding of issues. The Supreme Court cases and major laws should be placed within their historical context. It is always useful to ask yourself the question \"Why at this time?\" Again, you should not merely state what the Court decided or law required but also understand the case's or law's impact on American society at the time.\n\nMost of these terms are printed in **bold** , _italic_ , or **_bold italic_** type throughout the history review of the book (Chapters 6 through ). If you cannot find a particular term, use your textbook or the Internet.\n\n### **Chapter 6: Early Contact with the New World and Colonization of North America**\n\n#### **Concepts**\n\nBlack codes\n\nCity upon a hill\n\nEncomiendas\n\nEvangelicalism\n\nHeadright system\n\nIndentured servitude\n\nJoint-stock company\n\nMercantilism\n\nMiddle Passage\n\nPraying towns\n\nProprietary colony\n\nPuritanism\n\nRoyal colony\n\nSalutary neglect\n\nSlavery\n\nTariffs\n\n#### **Events**\n\nBacon's Rebellion\n\nGlorious Revolution in England\n\nThe Great Awakening\n\nHuron Confederacy\n\nKing Philip's War\n\nPequot War\n\nPueblo Revolt\n\nSalem witchcraft trials\n\nSpanish mission system\n\nThe \"starving time\"\n\nStono Uprising\n\n#### **People (Individuals and Groups)**\n\nAnne Hutchinson\n\nBartolom\u00e9 de las Casas\n\nBenjamin Franklin\n\nCalvinists\n\nCongregationalists\n\nGeorge Whitefield\n\nHuguenots\n\nJohn Rolfe\n\nJohn Smith\n\nJonathan Edwards\n\nJuan de O\u00f1ate\n\nMaroons\n\nMetacomet\n\nPilgrims\n\nPocahontas\n\nPowhatan Confederacy\n\nPuritans\n\nRoger Williams\n\nSeparatists\n\nSir Walter Raleigh\n\nVirginia Company\n\nWampanoags\n\n#### **Places**\n\nCahokia\n\nThe Chesapeake\n\nJamestown\n\nThe Lower South\n\nMassachusetts Bay colony\n\nMiddle colonies\n\nNew England\n\n#### **Policies, Agreements, Court Rulings, Etc.**\n\nAct of Toleration\n\nDominion of New England\n\nFundamental Orders of Connecticut\n\nHalfway Covenant\n\nMaryland Toleration Act\n\nMayflower Compact\n\nNavigation Acts\n\n### **Chapter 7: Conflict and American Independence**\n\n#### **Concepts**\n\nChecks and balances\n\n_Common Sense_\n\nHamilton's Financial Plan\n\nKentucky and Virginia Resolutions\n\nLoose constructionism\n\nMercantilism\n\nNullification\n\nRepublican Motherhood\n\nStrict constructionism\n\nTariffs\n\nVirtual representation\n\nWashington's Farewell Address\n\n#### **Events**\n\nBattle of Concord\n\nBattle of Fallen Timbers\n\nBattle of Saratoga\n\nBattle of Lexington\n\nBoston Massacre\n\nBoston Tea Party\n\nFrench Revolution\n\nHaitian Revolution\n\nPontiac's Rebellion\n\nSeven Years' War (French and Indian War)\n\nShays's Rebellion\n\nWhiskey Rebellion\n\nXYZ Affair\n\n#### **People (Individuals and Groups)**\n\nAbigail Adams\n\nAdam Smith\n\nAlexander Hamilton\n\nAnti-Federalists\n\nBenjamin Franklin\n\nChief Little Turtle\n\nCommittees of Correspondence\n\nDemocratic-Republican Party\n\nEast India Tea Company\n\nFederalists\n\nGeorge III\n\nGeorge Grenville\n\nGeorge Washington\n\nIroquois\n\nJames Madison\n\nJohn Adams\n\nJohn Jay\n\nLoyalists\n\nMercy Otis Warren\n\nMinutemen\n\nPatrick Henry\n\nPatriots\n\nPaxton Boys\n\nRedcoats\n\nSons of Liberty\n\nThomas Jefferson\n\nThomas Paine\n\n#### **Places**\n\nConcord and Lexington, Massachusetts\n\nWashington, D.C.\n\n#### **Policies, Agreements, Court Rulings, Etc.**\n\nThree-Fifths Compromise\n\nAlbany Plan of Union\n\nAlien and Sedition Acts\n\nAnnapolis Convention\n\nArticles of Confederation\n\nBill of Rights\n\nConstitution\n\nContinental Army\n\nCurrency Act\n\nDeclaration of Independence\n\nDeclaratory Act\n\nFirst Bank of the United States\n\nFirst Continental Congress\n\nFranco-American Alliance\n\nGreat Compromise (Connecticut Compromise)\n\nIntolerable Acts\n\nJay's Treaty\n\nNational Bank\n\nNavigation Acts\n\nNew Jersey Plan\n\nNorthwest Ordinance\n\nOlive Branch Petition\n\nPinckney's Treaty\n\nProclamation of 1763\n\nProclamation of Neutrality\n\nQuebec Act\n\nSecond Continental Congress\n\nStamp Act\n\nSugar Act\n\nTownshend Acts\n\nTreaty of Paris\n\nVirginia Plan\n\n### **Chapter 8: Beginnings of Modern American Democracy**\n\n#### **Concepts**\n\n\"54\u00b040' or Fight!\"\n\nAmerican System\n\n\"Boom and bust\"\n\nCaucus system\n\n\"Corrupt bargain\"\n\nCult of domesticity\n\nEra of Good Feelings\n\nGag rule\n\nImpressment\n\nJacksonian Democracy\n\nJudicial review\n\nLabor unions\n\nManifest Destiny\n\nMonroe Doctrine\n\n\"Pet\" banks\n\nRevivalism\n\nSecond Great Awakening\n\nSpoils system\n\nStates' rights\n\nTemperance\n\nTranscendentalism\n\nUnderground Railroad\n\nUniversal manhood suffrage\n\nUtopian communities\n\n#### **Events**\n\nBattle of the Alamo\n\nElection of 1824\n\nLewis and Clark Expedition\n\nNat Turner's Rebellion\n\nNullification crisis\n\nPanic of 1819\n\nPanic of 1837\n\nSeneca Falls Convention\n\nSeminole Wars\n\nTrail of Tears\n\nWar of 1812\n\n#### **People (Individuals and Groups)**\n\nAaron Burr\n\nAmerican Antislavery Society\n\nAmerican Colonization Society\n\nAndrew Jackson\n\nCharles G. Finney\n\nDavid Walker\n\nDemocrat Party\n\nDemocratic-Republican Party\n\nDorothea Dix\n\nEli Whitney\n\nFederalist Party\n\nFrederick Douglass\n\nFreedmen\n\nHarriet Tubman\n\nHenry Clay\n\nHenry David Thoreau\n\nHorace Mann\n\nHudson River School\n\nJames K. Polk\n\nJohn C. Calhoun\n\nJohn Marshall\n\nJohn Quincy Adams\n\nJohn Tyler\n\nLydia Maria Child\n\nMartin Van Buren\n\nMormons\n\nMulattoes\n\nRalph Waldo Emerson\n\nSamuel Slater\n\nShakers\n\nSojourner Truth\n\nTecumseh\n\nWar Hawks\n\nWhig Party\n\nWilliam Henry Harrison\n\nWilliam Lloyd Garrison\n\n#### **Places**\n\nBrook Farm\n\nErie Canal\n\nLowell, Massachusetts\n\nNational Road\n\nOregon Territory\n\nRepublic of Texas\n\n#### **Policies, Agreements, Court Rulings, Etc.**\n\n_Cherokee Nation v. Georgia_\n\nEmbargo Act\n\nForce Bill\n\nHartford Convention\n\nIndian Removal Act\n\nLouisiana Purchase\n\n_Marbury v. Madison_\n\n_McCulloch v. Maryland_\n\nMissouri Compromise\n\nNon-Intercourse Act\n\nOregon Treaty\n\nSecond Bank of the United States\n\nSpecie Circular\n\nTariff of 1828 (Tariff of Abominations)\n\n_Worcester v. Georgia_\n\n### **Chapter 9: Toward the Civil War and Reconstruction**\n\n#### **Concepts**\n\n\"40 acres and a mule\"\n\nConscription\n\n_Habeas corpus_\n\nInflation\n\nLoyalty oath\n\nNativism\n\nPopular sovereignty\n\nSegregation\n\nSharecropping\n\n_Uncle Tom's Cabin_\n\n#### **Events**\n\nBattle of Fort Sumter\n\nBattle of Gettysburg\n\nBattle of Little Big Horn\n\nCompromise of 1850\n\nElection of 1860\n\nEmancipation Proclamation\n\nBleeding Kansas\n\nGold Rush\n\nGreat Migration\n\nImpeachment of Andrew Johnson\n\nMexican-American War\n\nMinstrel shows\n\nSand Creek Massacre\n\nSherman's March to the Sea\n\n#### **People (Individuals and Groups)**\n\nAbraham Lincoln\n\nAndrew Johnson\n\nCarpetbaggers\n\nCivil War\n\nCopperheads\n\nDred Scott\n\nExodusters\n\nForty-Niners\n\nFreedman's Bureau\n\nFree-Soil Party\n\nHarriet Beecher Stowe\n\nHiram Revels\n\nJames Buchanan\n\nJames K. Polk\n\nJefferson Davis\n\nJohn Breckenridge\n\nJohn Brown\n\nJohn C. Calhoun\n\nKnow-Nothing Party\n\nKu Klux Klan\n\nMatthew Perry\n\nMillard Fillmore\n\nRadical Republicans\n\nRepublican Party\n\nRobert Smalls\n\nScalawags\n\nStephen Douglas\n\nUlysses S. Grant\n\n#### **Places**\n\n36\u00b030'\n\n54\u00b040'\n\nConfederate States\n\nFort Sumter\n\nHarper's Ferry, West Virginia\n\n#### **Policies, Agreements, Court Rulings, Etc.**\n\n10% Plan\n\nThirteenth Amendment\n\nFourteenth Amendment\n\nFifteenth Amendment\n\nCompromise of 1850\n\nCompromise of 1877\n\n_Dred Scott v. Sandford_\n\nHampton Roads Conference\n\nHomestead Act\n\nFugitive Slave Act\n\nKansas-Nebraska Act\n\nPersonal liberty laws\n\nReconstruction Act\n\nTreaty of Guadalupe Hidalgo\n\nWade-Davis Bill\n\nWilmot Proviso\n\n### **Chapter 10: The Industrial Revolution**\n\n#### **Concepts**\n\nAssembly line manufacturing\n\n\"Cross of Gold\" speech\n\nEconomies of scale\n\nGhost Dance\n\nThe Gilded Age\n\nThe gold standard\n\nGospel of Wealth\n\nLaissez-faire economics\n\nMonopolies\n\nThe New South\n\nPolitical bosses\n\nReferendum\n\nThe silver standard\n\nSocial Darwinism\n\nSocial Gospel\n\nSocialism\n\nTemperance\n\nTenement housing\n\nTrusts\n\nWomen's suffrage\n\n#### **Events**\n\nHaymarket Square Riot\n\nHomestead Strike\n\nPullman Strike\n\nWounded Knee Massacre\n\n#### **People (Individuals and Groups)**\n\nAmerican Federation of Labor (AFL)\n\nAmerican Socialist Party\n\nAmerican Suffrage Association\n\nAndrew Carnegie\n\nBenjamin Harrison\n\nBooker T. Washington\n\n\"Boss\" Tweed\n\nChester A. Arthur\n\nChief Joseph\n\nColored Farmers' Alliance\n\nCornelius Vanderbilt\n\nElizabeth Cady Stanton\n\n_Eugene v. Debs_\n\nFarmers' Alliances\n\nFrederick Jackson Turner\n\nThe Grange\n\nGrover Cleveland\n\nIda Wells-Barnett\n\nJames Garfield\n\nJohn D. Rockefeller\n\nJohn Muir\n\nJ.P. Morgan\n\nLas Gorras Blancas\n\nMother Jones\n\nKnights of Labor\n\nPopulist Party\n\nRutherford B. Hayes\n\nSamuel Gompers\n\nThe Sierra Club\n\n\"stalwarts and half-breeds\"\n\nStandard Oil\n\nSusan B. Anthony\n\nTammany Hall\n\nThomas Edison\n\nU.S. Steel\n\nWilliam H. Seward\n\nWilliam Jennings Bryan\n\nWilliam McKinley\n\n#### **Places**\n\nAlaska\n\nHawaii\n\nIndian reservations\n\nLand-grant colleges\n\nPhilippines\n\nSettlement houses\n\n#### **Policies, Agreements, Court Rulings, Etc.**\n\nCivil Rights cases\n\nChinese Exclusion Act\n\nDawes Act\n\nInterstate Commerce Act\n\nJim Crow laws\n\nMcKinley Tariff\n\nOpen Door Policy\n\nPendleton Civil Service Reform Act\n\n_Plessy v. Ferguson_\n\nSherman Antitrust Act\n\n### **Chapter 11: The Early 20th Century**\n\n#### **Concepts**\n\nChristian Fundamentalism\n\nConservatism\n\nCourt-packing\n\nDollar Diplomacy\n\nFireside chats\n\nInterventionism\n\nIsolationism\n\nJazz\n\nLabor strikes\n\nLiberalism\n\nNew Deal\n\nNew Nationalism\n\nProtectionism\n\nRationing\n\nRoosevelt Corollary to the Monroe Doctrine\n\nSonar\n\nSquare Deal\n\nSuburbs\n\nXenophobia\n\nYellow journalism\n\n#### **Events**\n\nBombing of Hiroshima and Nagasaki\n\nD-Day\n\nDust Bowl\n\nFirst Red Scare\n\nThe Great Depression\n\nHarlem Renaissance\n\nManhattan Project\n\nPalmer Raids\n\nPotsdam Conference\n\nRussian Revolution\n\nSacco and Vanzetti trial\n\nScopes \"Monkey\" Trial\n\nSinking of the _Lusitania_\n\nSpanish-American War\n\nSpanish Flu\n\nTeapot Dome Scandal\n\nWorld War I\n\nYalta Conference\n\nZimmermann telegram\n\n#### **People (Individuals and Groups)**\n\nAllied Powers\n\nAmerican Expeditionary Force\n\nAxis Powers\n\nBonus Expeditionary Force\n\nCalvin Coolidge\n\nCommunist Party of America\n\nCountee Cullen\n\nErnest Hemingway\n\nEugene O'Neill\n\nFlappers\n\nFlorence Kelley\n\nFranklin D. Roosevelt\n\nF. Scott Fitzgerald\n\nGangsters\n\nHarry S. Truman\n\nHenry Cabot Lodge\n\nHerbert Hoover\n\nHuey Long\n\nIda Tarbell\n\nJ. Edgar Hoover\n\nJane Addams\n\nJohn Maynard Keynes\n\nJoseph Pulitzer\n\nLangston Hughes\n\nLost Generation\n\nLouis Armstrong\n\nMargaret Sanger\n\nMuckrakers\n\nNational Association for the Advancement of Colored People (NAACP)\n\nProgressive Party\n\nRobert LaFollette\n\nTheodore Roosevelt\n\nTripartite Pact\n\nUpton Sinclair\n\nWarren G Harding\n\nW.E.B. Du Bois\n\nWilliam Howard Taft\n\nWilliam Randolph Hearst\n\nWoodrow Wilson\n\nZora Neale Hurston\n\n#### **Places**\n\n\"Hoovervilles\"\n\nHull House\n\nJapanese Internment Camps\n\nPanama Canal\n\nPearl Harbor, Hawaii\n\n#### **Policies, Agreements, Court Rulings, Etc.**\n\n14 Points\n\nEighteenth Amendment (Prohibition)\n\nNineteenth Amendment\n\nAgricultural Adjustment Act (AAA)\n\nAtlantic Charter\n\nCivilian Conservation Corps (CCC)\n\nClayton Antitrust Act\n\nEmergency Banking Relief Bill\n\nEmergency Quota Act\n\nFair Labor Standards Act\n\nFederal Bureau of Investigation (FBI)\n\nFederal Deposit Insurance Corporation (FDIC)\n\nFederal Reserve Act\n\nFederal Trade Commission (FTC)\n\nGood Neighbor Policy\n\nHawley-Smoot Tariff\n\nImmigration Act of 1924\n\nLabor Disputes Act\n\nLeague of Nations\n\nLend-Lease Act\n\nMost favored nation (MFN) trade status\n\nNational Industrial Recovery Act (NIRA)\n\nNeutrality Acts\n\nNorth Atlantic Treaty Organization (NATO)\n\nPlatt Amendment\n\nPublic Works Administration (PWA)\n\n_Schenck v. United States_\n\nSecurities and Exchange Commission (SEC)\n\nSelective Service Act\n\nSherman Antitrust Act\n\nSocial Security Act\n\nTennessee Valley Authority (TVA)\n\nTreaty of Versailles\n\nUnited Nations\n\nWashington Naval Conference\n\nWorks Progress Administration (WPA)\n\n### **Chapter 12: The Postwar Period and Cold War**\n\n#### **Concepts**\n\nBaby boom\n\nBlacklisting\n\nBlack Power\n\nCold War\n\nCommunism\n\nContainment\n\nDecolonization\n\nD\u00e9tente\n\nDomino theory\n\nEnvironmentalism\n\nFair Deal\n\nFeminism\n\nThe Great Society\n\nHydrogen bomb\n\nMilitary-industrial complex\n\nMutually assured destruction (MAD)\n\nNation-building\n\nNew Frontier\n\nProxy wars\n\nRock and roll\n\nSexual revolution\n\nThe Silent Majority\n\nSpace race\n\nTruman Doctrine\n\n#### **Events**\n\nBay of Pigs Invasion\n\nBerlin Blockade \/ Airlift\n\nChinese Revolution\n\nCivil Rights movement\n\nCuban Missile Crisis\n\nKent State Massacre\n\nKorean War\n\nMiddle East oil crisis\n\nMontgomery bus boycott\n\nMy Lai Massacre\n\nSuez Crisis\n\nTet Offensive\n\nVietnam War\n\nWatergate scandal\n\nWorld War II\n\n#### **People (Individuals and Groups)**\n\nAdlai Stevenson\n\nAlger Hiss\n\nBeatniks\n\nBlack Panthers\n\nDixiecrats\n\nDouglas MacArthur\n\nDwight D. Eisenhower\n\nEarl Warren\n\nEugene McCarthy\n\nFannie Lou Hamer\n\nFidel Castro\n\nFreedom Riders\n\nGeorge Wallace\n\nGerald Ford\n\nGloria Steinem\n\nHenry Kissinger\n\nHo Chi Minh\n\nHubert Humphrey\n\nJackie Robinson\n\nJimmy Carter\n\nJohn F. Kennedy\n\nJohn Foster Dulles\n\nJohn Lewis\n\nJoseph McCarthy\n\nJoseph Stalin\n\nLyndon Johnson\n\nMalcolm X\n\nMartin Luther King, Jr.\n\nMao Zedong\n\nMedgar Evers\n\nNational Organization for Women (NOW)\n\nNikita Khrushchev\n\nPhyllis Schlafly\n\nRachel Carson\n\nRichard Nixon\n\nRobert Kennedy\n\nRosa Parks\n\nSouthern Christian Leadership Conference (SCLC)\n\nStudents for a Democratic Society\n\nThurgood Marshall\n\nVietcong\n\nWoodward and Bernstein\n\n#### **Places**\n\nAswan Dam\n\nBerlin Wall\n\nGulf of Tonkin\n\nSuez Canal\n\nSun Belt\n\n#### **Policies, Agreements, Court Rulings, Etc.**\n\n_Bakke v. University of California_\n\n_Brown v. Board of Education_\n\nCamp David accords\n\nCentral Intelligence Agency (CIA)\n\nCivil Rights Act\n\nClean Air Act\n\nDepartment of Housing and Urban Development (HUD)\n\nEqual Rights Amendment\n\nGeneva Accords\n\n_Gideon v. Wainwrigh_ t\n\n_Griswold v. Connecticut_\n\nHead Start\n\nInterstate Highway Act\n\nMarshall Plan\n\n_Miranda v. Arizona_\n\nNational Aeronautics Space Administration (NASA)\n\nNational Security Council\n\nOrganization of the Petroleum Exporting Countries (OPEC)\n\nPeace Corps\n\n_Roe v. Wade_\n\nSoutheast Asian Treaty Organization (SEATO)\n\nTaft-Hartley Act\n\nVoting Rights Act\n\nWar Powers Resolution\n\n### **Chapter 13: Entering into the 21st Century**\n\n#### **Concepts**\n\nAmnesty (immigration)\n\nChristian evangelical movement\n\nContract With America\n\n\"Don't Ask, Don't Tell\"\n\nGlasnost\n\nIllegal immigration\n\nLibertarianism\n\nMilitia movement\n\nMoral majority\n\nNeo-conservatism\n\nPerestroika\n\n\"Read my lips: No new taxes!\"\n\nStagflation\n\nStar Wars missile defense system\n\nSupply-side economics\n\nTrickle-down economics\n\n\"War on Terror\"\n\n#### **Events**\n\n9\/11\n\nAfghanistan War\n\nBosnia conflict\n\nCongressional Election of 1994\n\nIraq War\n\nIran-Contra Affair\n\nIran Hostage Crisis\n\nLos Angeles riots (Rodney King)\n\nMonica Lewinsky scandal\n\nOklahoma City bombing\n\nOPEC oil embargo\n\nPersian Gulf War\n\nSomalia conflict\n\nWhitewater scandal\n\n#### **People (Individuals and Groups)**\n\nAl Gore\n\nBill Clinton\n\nColin Powell\n\nCondoleezza Rice\n\nDick Cheney\n\nDonald Rumsfeld\n\nGeorge H.W. Bush\n\nGeorge W. Bush\n\nJanet Reno\n\nJesse Jackson\n\nMikhail Gorbachev\n\nNewt Gingrich\n\nPlanned Parenthood\n\nRonald Reagan\n\nTimothy McVeigh\n\n#### **Places**\n\nGrenada\n\nNicaragua\n\n#### **Policies, Agreements, Court Rulings, Etc.**\n\n_Citizens United v. Federal Election Commission_\n\nGeneral Agreement on Tariffs and Trade (GATT)\n\nNorth American Free Trade Agreement (NAFTA)\n\nSimpson-Mazzoli Act\n\n# Part VI\n\n# Additional Practice Tests\n\n\u2022 Practice Test 2\n\n\u2022 Practice Test 2: Answers and Explanations\n\n\u2022 Practice Test 3\n\n\u2022 Practice Test 3: Answers and Explanations\n\n\u2022 Practice Test 4\n\n\u2022 Practice Test 4: Answers and Explanations\n\n# Practice Test 2\n\nClick here to download a PDF of Practice Test 2.\n\n**Section I**\n\n**The Exam**\n\n**AP \u00ae United States History Exam**\n\n**SECTION I, PART A: Multiple Choice**\n\n**DO NOT OPEN THIS BOOKLET UNTIL YOU ARE TOLD TO DO SO.**\n\nAt a Glance\n\n**Time**\n\n55 minutes\n\n**Number of Questions**\n\n55\n\n**Percent of Total Grade**\n\n40%\n\n**Writing Instrument**\n\nPencil required\n\n**Instructions**\n\nSection I, Part A, of this exam contains 55 multiple-choice questions. Fill in only the ovals for numbers 1 through 55 on your answer sheet. Because this section offers only four answer options for each question, do not mark the (E) answer circle for any question.\n\nIndicate all of your answers to the multiple-choice questions on the answer sheet. No credit will be given for anything written in this exam booklet, but you may use the booklet for notes or scratch work. After you have decided which of the suggested answers is best, completely fill in the corresponding oval on the answer sheet. Give only one answer to each question. If you change an answer, be sure that the previous mark is erased completely. Here is a sample question and answer.\n\nSample Question\n\nThe first president of the United States was\n\n(A) Millard Fillmore\n\n(B) George Washington\n\n(C) Benjamin Franklin\n\n(D) Andrew Jackson\n\nSample Answer\n\nUse your time effectively, working as rapidly as you can without losing accuracy. Do not spend too much time on any one question. Go on to other questions and come back to the ones you have not answered if you have time. It is not expected that everyone will know the answers to all of the multiple-choice questions.\n\nYour total score on the multiple-choice section is based only on the number of questions answered correctly. Points are not deducted for incorrect answers or unanswered questions.\n\n**SECTION I, PART B: Short Answer**\n\nAt a Glance\n\n**Time**\n\n50 minutes\n\n**Number of Questions**\n\n4\n\n**Percent of Total Grade**\n\n20%\n\n**Writing Instrument**\n\nPen with black or dark blue ink\n\n**Instructions**\n\nSection I, Part B, of this exam contains 4 short-answer questions. Write your responses on a separate sheet of paper.\n\n**UNITED STATES HISTORY**\n\n**SECTION I, Part A**\n\n**Time\u201455 minutes**\n\n**55 Questions**\n\n**Directions:** Each of the questions or incomplete statements below is followed by four suggested answers or completions. Select the one that is best in each case and then blacken the corresponding space on the answer sheet.\n\n**Questions 1 - 3 refer to the following illustration and excerpt.**\n\n**THE BURNING OF JAMESTOWN, 1676**\n\n\"Whereas complaint has been made to this Board by Capt. William Pierce, Esq., that six of his servants and a negro of Mr. Reginald's has plotted to run away unto the Dutch plantation from their said masters,...the court taking the same into consideration as a dangerous precedent for the future time (if left unpunished), did order that Christopher Miller, a Dutchman (a prime agent in the business), should receive the punishment of whipping,...the said Peter Milcocke to receive thirty stripes and to be Burnt in the cheek with the letter R,...the said Richard Cockson, after his full time Expired with his master, to serve the colony for two years and a half, and the said Richard Hill to remain upon his good behavior until the next offense, and the said Andrew Noxe to receive thirty stripes, and the said John Williams, a Dutchman and a [surgeon] after his full time of service is Expired with his master, to serve the colony for seven years, and Emanuel, the Negro, to receive thirty stripes and to be burnt in the cheek with the letter R and to work in shackles one year or more as his master shall see cause.\"\n\nDecisions of the General Court, 1640\n\n. The excerpt best supports which one of the following conclusions?\n\n(A) English colonists sought to control the native populations through missions and religious conversions.\n\n(B) Trade alliances with American Indians promoted the economic health of early Chesapeake settlements.\n\n(C) A shortage of indentured servants led to the emergence of the African slave trade.\n\n(D) The Chesapeake colonies relied on labor-intensive agriculture, a system that utilized both white and African indentured servants\n\n. Why were confrontations such as those in the excerpt rare in the New England colonies?\n\n(A) New England populations were largely homogenous with economies based on subsistence farming, rather than cash crops\n\n(B) Puritan law forbade the sale or ownership of slaves.\n\n(C) Indentured servants in New England were largely treated fairly, serving for short terms before gaining freedom.\n\n(D) Negotiations after King Philip's War had ensured the return of indentured servants back to Europe.\n\n. Which of the following protests is most similar to the burning of Jamestown shown in the picture?\n\n(A) The Whiskey Rebellion\n\n(B) The Montgomery Bus Boycott\n\n(C) Nat Turner's Rebellion\n\n(D) The Bonus Expeditionary Force march on Washington\n\n**Questions 4 - 6 refer to the following illustration.**\n\n. The cartoon above supports which one of the following conclusions?\n\n(A) After the British victory in the Seven Years' War, many Indians sought revenge on British aristocrats.\n\n(B) The French withdrawal from North America after the Seven Years' War led to various conflicts between Indians and colonial settlers.\n\n(C) During and after the Revolutionary War, American sentiment toward those loyal to Britain became increasingly hostile.\n\n(D) Indian warriors were eager to fight alongside American patriots during the American Revolution.\n\n. The Seven Years' War is also popularly labeled the \"French and Indian War.\" Why?\n\n(A) The French fought various Indian tribes throughout the Northeast for control of trapping rights and major waterways.\n\n(B) The French were aided throughout the war by various Indian tribes fighting in alliance with them.\n\n(C) Most Indian tribes sided with the British, defending their lands against French invaders from the North.\n\n(D) Many French settlers, particularly in the Maritime provinces of Canada, intermarried with native peoples, and thus were allied against the British in subsequent territorial conflicts.\n\n. Which of the following best describes the causal link between the Seven Years' War and the Revolutionary War?\n\n(A) Britain's defeat after the Seven Years' War led to massive debt for the crown, prompting an effort to collect taxes from the Thirteen Colonies.\n\n(B) Emboldened by their victories during the Seven Years' War, colonial elites challenged the crown, pushing for independence before the working-class populace was ready to accept it.\n\n(C) Britain's massive debt after the Seven Years' War resulted in a push for greater control over the Thirteen Colonies, sparking debate among colonists over the pursuit of independence.\n\n(D) Disillusioned by their experiences in the Seven Years' War, colonial militia members formed the Sons of Liberty, a radical group calling for independence from the crown.\n\n**Questions 7 - 9 refer to the following excerpt.**\n\n\"...Let me now take a more comprehensive view, and warn you in the most solemn manner against the baneful effects of the spirit of party generally.\n\n\"There is an opinion that parties in free countries are useful checks upon the administration of government, and serve to keep alive the spirit of liberty. This within certain limits is probably true; and in governments of a monarchical cast patriotism may look with indulgence, if not with favor, upon the spirit of party. But in those of the popular character, in governments purely elective, it is a spirit not to be encouraged. From their natural tendency it is certain there will always be enough of that spirit for every salutary purpose; and there being constant danger of excess, the effort ought to be by force of public opinion to mitigate and assuage it. A fire not to be quenched, it demands a uniform vigilance to prevent its bursting into a flame, lest, instead of warming, it should consume.\"\n\nPresident George Washington, Farewell Address, 1796\n\n. The sentiments expressed by Washington in his Farewell Address most warn against partisan divisions that occurred before which of the following conflicts?\n\n(A) The War of 1812\n\n(B) The Civil War\n\n(C) The Nullification Crisis of 1832\n\n(D) The Korean War\n\n. Washington's Farewell Address best exemplifies which of the following political philosophies?\n\n(A) Federalism\n\n(B) Anti-Federalism\n\n(C) Republicanism\n\n(D) Sectionalism\n\n. Elsewhere in the Address, Washington promotes which of the following approaches to foreign policy?\n\n(A) Neutrality\n\n(B) Imperialism\n\n(C) Isolationism\n\n(D) Dollar Diplomacy\n\n**Questions 10 - 12 refer to the following excerpt.**\n\n\"Some men look at constitutions with sanctimonious reverence, and deem them like the ark of the covenant, too sacred to be touched. They ascribe to the men of the preceding age a wisdom more than human, and suppose what they did to be beyond amendment....But I know also, that laws and institutions must go hand in hand with the progress of the human mind. As that becomes more developed, more enlightened, as new discoveries are made, new truths disclosed, and manners and opinions change with the change of circumstances, institutions must advance also, and keep pace with the times.\"\n\nThomas Jefferson, 1816\n\n. Which of following Amendments to the Constitution is most directly an example of the sentiments expressed above?\n\n(A) The First Amendment, which guaranteed the right to free speech\n\n(B) The Tenth Amendment, which allows powers not granted to the federal government be granted to the states\n\n(C) The Nineteenth Amendment, which guaranteed all women the right to vote\n\n(D) The Twenty-first Amendment, which repealed the prohibition of alcohol\n\n. Which of the following best describes a contributing factor in the crafting of the United States Constitution?\n\n(A) Individual state constitutions written at the time of the Revolution tended to cede too much power to the federal government, leading to a call for reform on the part of Anti-Federalists.\n\n(B) The weaknesses of the Articles of Confederation led James Madison to question their efficacy and prompted a formation of the Constitutional Congress in 1787.\n\n(C) Difficulties over trade and foreign relations led to a repeal of overly restrictive tariffs required by the Articles of Confederation.\n\n(D) Washington's embarrassing failure at the Whiskey Rebellion led to Federalist demands for a new framework for federal power.\n\n. Which of the following statements is most accurate regarding the existence of political parties in the early United States?\n\n(A) After the drafting of the Constitution, continued debates about states' rights and competing economic interests led to the formation of political parties, such as the Federalists and the Democratic-Republicans.\n\n(B) Although Washington warned against the influence of political parties, he reluctantly accepted the endorsement of the Federalist party.\n\n(C) Political parties did not exist until the War of 1812, when Federalists asserted control over foreign policies with France and Britain.\n\n(D) Two major political parties dominated early presidential elections until John Quincy Adams founded the Whig party in 1824.\n\n**Questions 13 - 17 refer to the following excerpt.**\n\n\"Is there no danger to our liberty and independence in a bank that in its nature has so little to bind it to our country? The president of the bank has told us that most of the State banks exist by its forbearance. Should its influence become concentrated, as it may under the operation of such an act as this, in the hands of a self-elected directory whose interests are identified with those of the foreign stockholders, will there not be cause to tremble for the purity of our elections in peace and for the independence of our country in war? Their power would be great whenever they might choose to exert it; but if this monopoly were regularly renewed every fifteen or twenty years on terms proposed by themselves, they might seldom in peace put forth their strength to influence elections or control the affairs of the nation. But if any private citizen or public functionary should interpose to curtail its powers or prevent a renewal of its privileges, it cannot be doubted that he would be made to feel its influence.\"\n\nPresident Andrew Jackson, Veto of the Bank of the United States, 1832\n\n. In the excerpt above, which quote best explains why Jackson chose to veto the recharter of the Second Bank?\n\n(A) \"but if any private citizen\"\n\n(B) \"the president of the bank\"\n\n(C) \"this monopoly\"\n\n(D) \"interests are identified with those of foreign stockholders\"\n\n. Which of the following events most directly caused the formation of the Second Bank of the United States?\n\n(A) The failure of the Specie Circular\n\n(B) Unregulated currency and federal debts after the War of 1812\n\n(C) Efforts by Alexander Hamilton to stabilize the national economy\n\n(D) Federalist counter-reaction to the extreme budget-cutting under Jefferson\n\n. The debate over the First Bank of the United States was significant because it raised the issue of\n\n(A) whether the new government should issue paper currency\n\n(B) how strictly the Constitution should be interpreted\n\n(C) whether the United States should pay back its war debt to France\n\n(D) whether the president had the power to act unilaterally on important economic issues\n\n. The election of 1824 marked a turning point in presidential politics because, for the first time,\n\n(A) the presidency was won by someone who was not a member of the Federalist Party\n\n(B) a presidential and vice-presidential candidate ran together on one ticket\n\n(C) all the candidates campaigned widely throughout the states\n\n(D) the system of choosing nominees by congressional caucus failed\n\n. John Taylor of Caroline was a Virginia senator who served in office from 1792 to 1824. He distrusted large banking institutions and generally defended the institution of slavery. He was once quoted as saying that \"...if Congress could incorporate a bank, it might emancipate a slave.\" Taylor is best categorized as\n\n(A) a Jeffersonian Democrat\n\n(B) a Jacksonian Democrat\n\n(C) a Republican\n\n(D) a Whig\n\n**Questions 18 - 21 refer to the following map.**\n\n. Supreme Court decisions concerning American Indian tribes in 1831 and 1832\n\n(A) reinforced the rights of states to remove Indians from disputed lands\n\n(B) denied them the right to sue in federal court but affirmed their rights to land that was traditionally theirs\n\n(C) voided previous treaties between Indian tribes and the United States on the grounds that the treaties were unfair\n\n(D) ruled that the federal government had a unilateral right to relocate Indians to lands west of the Mississippi\n\n. Which of the following factors are most likely to have caused the migration shown in the map above?\n\n(A) Federal Executive branch mandates\n\n(B) Supreme Court judicial decisions\n\n(C) Legislative incentives for homesteading in the West\n\n(D) State legislative mandates for Indian removal\n\n. Which event in Native American history is LEAST similar to the migration depicted in the map above?\n\n(A) The Trail of Tears\n\n(B) King Philip's War\n\n(C) The Pequot War\n\n(D) The Battle of Little Big Horn\n\n. Which of the following is true of the Dawes Severalty Act of 1887?\n\n(A) In honoring communal landholdings, it reflected an appreciation of Indian culture.\n\n(B) It was an attempt to assimilate the Indians into American society through individual land grants.\n\n(C) It compensated Indians for the land they had lost at the Battle of Wounded Knee.\n\n(D) It outlawed individual land ownership by Indian leaders.\n\n**Questions 22 - 25 refer to the following excerpt.**\n\n\"On the 4th day of March next, this party will take possession of the Government. It has announced that...a war must be waged against slavery until it shall cease throughout the United States.\n\nThe guaranties of the Constitution will then no longer exist; the equal rights of the States will be lost. The slave-holding States will no longer have the power of self-government, or self-protection, and the Federal Government will have become their enemy.\n\nSectional interest and animosity will deepen the irritation, and all hope of remedy is rendered vain, by the fact that public opinion at the North has invested a great political error with the sanction of more erroneous religious belief.\n\nWe, therefore, the People of South Carolina...have solemnly declared that the Union heretofore existing between this State and the other States of North America, is dissolved, and that the State of South Carolina has resumed her position among the nations of the world, as a separate and independent State.\"\n\n\"Declaration of the Immediate Causes Which Induce and Justify the Secession of South Carolina from the Federal Union,\" 1860\n\n. Which of the following was an immediate consequence of the secession of South Carolina?\n\n(A) Southern Democrats appealed to the powers of Congress to stop military action against South Carolina.\n\n(B) Abraham Lincoln signed the Emancipation Proclamation.\n\n(C) Other Southern states seceded from the Union, forming the Confederacy.\n\n(D) Jefferson Davis drafted Confederate soldiers into war, defending the siege on Fort Sumter.\n\n. The sentiments above are most consistent with which of the following ideologies?\n\n(A) States' Rights\n\n(B) Nullification\n\n(C) Neutrality\n\n(D) Civil disobedience\n\n. In the excerpt above, the reference to \"the sanctions of a more erroneous religious belief\" most probably refers to\n\n(A) Southern Baptist justification of slavery on the grounds of white racial superiority\n\n(B) the Puritan abolition of slavery in New England states\n\n(C) Jewish acceptance of slavery in the Torah\n\n(D) Christian abolitionist rejection of slavery on moral grounds\n\n. Which of the following best explains why South Carolina chose to secede from the Union in 1860?\n\n(A) The failures of the Compromise of 1850 hindered South Carolina's trade relationships with Western states, leading to severe economic recession.\n\n(B) The Battle of Fort Sumter occurred in Charleston, prompting public outrage over Union aggression.\n\n(C) President Lincoln signed the Emancipation Proclamation, thus undermining slavery in the South.\n\n(D) Lincoln's election on a Free-Soil platform led Southern politicians to conclude that secession was necessary.\n\n**Questions 26 - 28 refer to the following excerpt.**\n\n\"The Opposition tells us that we ought not to govern a people without their consent. I answer, the rule of liberty that all just government derives its authority from the consent of the governed, applies only to those who are capable of self-government. We govern the Indians without their consent, we govern our territories without their consent, we govern our children without their consent. How do they know that our government would be without their consent? Would not the people of the Philippines prefer the just, human, civilizing government of this Republic to the savage, bloody rule of pillage and extortion from which we have rescued them? And, regardless of this formula of words made only for enlightened, self-governing people, do we owe no duty to the world? Shall we turn these peoples back to the reeking hands from which we have taken them? Shall we abandon them, with Germany, England, Japan, hungering for them? Shall we save them from those nations, to give them a self-rule of tragedy?...Then, like men and not like children, let us on to our tasks, our mission, and our destiny.\"\n\nAlbert J. Beveridge, \"The March of the Flag,\" 1898\n\n. The sentiment expressed by Beveridge best exemplifies which of the following?\n\n(A) Imperialism\n\n(B) Anti-imperialism\n\n(C) Isolationism\n\n(D) Manifest Destiny\n\n. The United States became politically engaged with the Philippines after what military conflict?\n\n(A) Mexican-American War\n\n(B) World War II\n\n(C) Spanish-American War\n\n(D) The Boxer Rebellion\n\n. Which of the following rationales does Beveridge employ in his argument?\n\n(A) The closing of the western frontier impels the United States to expand its territory overseas.\n\n(B) Governing territories confers economic benefits to both European and nonwhite nations.\n\n(C) Powerful nations have a moral duty to govern less developed nations.\n\n(D) Racial superiority confers responsibility to the United States and Europe over the affairs of developing nations.\n\n**Questions 29 - 33 refer to the following excerpt.**\n\n\"Whereas the laws and treaties of the United States, without interfering with the free expression of opinion and sympathy, or with the commercial manufacture or sale of arms or munitions of war, nevertheless impose upon all persons who may be within their territory and jurisdiction the duty of an impartial neutrality during the existence of the contest; And Whereas it is the duty of a neutral government not to permit or suffer the making of its waters subservient to the purposes of war;\n\n\"Now, Therefore, I, Woodrow Wilson, President of the United States of America, in order to preserve the neutrality of the United States...do hereby declare and proclaim....\n\n\"That the statutes and the treaties of the United States and the law of nations alike require that no person, within the territory and jurisdiction of the United States, shall take part, directly or indirectly, in the said wars, but shall remain at peace with all of the said belligerents, and shall maintain a strict and impartial neutrality....\"\n\nWoodrow Wilson, 1914\n\n. The statement above was most likely prompted by which of the following world events?\n\n(A) Cuban revolt against Spanish control\n\n(B) Adolph Hitler's invasion of Poland\n\n(C) Austria-Hungary's declaration of war against Serbia\n\n(D) Mussolini's invasion of Ethiopia\n\n. The statement above is most in harmony with the sentiments in which of the following speeches?\n\n(A) Washington's Farewell Address\n\n(B) George H. W. Bush's \"A Thousand Points of Light\"\n\n(C) Lincoln's Gettysburg Address\n\n(D) Franklin D. Roosevelt's \"Day of Infamy\"\n\n. All of the following increased federal government power during World War I EXCEPT the\n\n(A) War Industries Board\n\n(B) Food Administration\n\n(C) Espionage Act\n\n(D) Dawes Plan\n\n. Which of the following statements about the Treaty of Versailles is true?\n\n(A) The United States Senate rejected it because it treated Germany too leniently.\n\n(B) The United States Senate rejected it because it required increased American involvement in European affairs.\n\n(C) The United States Senate approved it, with reservations concerning the division of Eastern Europe.\n\n(D) It was never voted on by the United States Senate.\n\n. Which of the following statements is most accurate?\n\n(A) After World War I, debates intensified over American involvement overseas.\n\n(B) After World War I, Americans generally favored the new era of American involvement overseas.\n\n(C) American involvement in World War I was an extension of a long tradition of involvement overseas.\n\n(D) American involvement in World War I was a direct result of \"dollar diplomacy.\"\n\n**Questions 34 - 36 refer to the following excerpt.**\n\n\"Since the foundations of the American commonwealth were laid in colonial times over 300 years ago, vigorous complaint and more or less bitter persecution have been aimed at newcomers to our shores. Also the congressional reports of about 1840 are full of abuse of English, Scotch, Welsh immigrants as paupers, criminals, and so forth. Old citizens in Detroit of Irish and German descent have told me of the fierce tirades and propaganda directed against the great waves of Irish and Germans who came over from 1840 on for a few decades to escape civil, racial, and religious persecution in their native lands. The \"Know-Nothings,\" lineal ancestors of the Ku-Klux Klan, bitterly denounced the Irish and Germans as mongrels, scum, foreigners, and a menace to our institutions, much as other great branches of the Caucasian race of glorious history and antecedents are berated to-day....But to-day it is the Italians, Spanish, Poles, Jews, Greeks, Russians, Balkanians, and so forth, who are the racial lepers.....In this bill we find racial discrimination at its worst\u2014a deliberate attempt to go back 84 years in our census taken every 10 years so that a blow may be aimed at peoples of eastern and southern Europe, particularly at our recent allies in the Great War\u2014Poland and Italy.\"\n\nRobert H. Clancy, _Congressional Record_ , 68th Congress, 1st Session, 1924\n\n. The excerpt above is most likely a response to\n\n(A) World War I patriotism\n\n(B) immigration quotas\n\n(C) labor strikes\n\n(D) the Red Scare\n\n. What best accounts for the sharp increase of immigrants during the period 1880\u20131910?\n\n(A) Many Southern and Eastern Europeans turned to America for financial gain and political freedom.\n\n(B) Irish farmers were forced to leave their homes due to agricultural disasters.\n\n(C) Germans were seeking ways to avoid military conscription.\n\n(D) The United States welcomed immigrants by providing housing and employment.\n\n. Which one of the following legislative acts is most closely an example of nativism?\n\n(A) The Wagner Act of 1935\n\n(B) The Alien and Sedition Acts of 1798\n\n(C) The Espionage Act of 1917\n\n(D) The Immigration and Nationality Act of 1965\n\n**Questions 37 - 41 refer to the following graph.**\n\n. The graph above is consistent with which of the following statements about the era portrayed?\n\n(A) Unemployment rates began to drop with the election of Herbert Hoover in 1933.\n\n(B) Franklin D. Roosevelt's New Deal produced a constant decrease in U.S. unemployment rates.\n\n(C) A full economic recovery did not occur until the U.S. involvement in World War II.\n\n(D) A brief economic recovery in 1937 sparked a sudden increase in U.S. employment.\n\n. Which of the following was NOT a major contributing factor to the onset of the Great Depression?\n\n(A) Technological advances had allowed farmers and manufacturers to overproduce, creating large inventories.\n\n(B) The federal government interfered too frequently with the economy, causing investors to lose confidence.\n\n(C) Stock investors had been allowed to speculate wildly, creating an unstable and volatile stock market.\n\n(D) Major businesses were controlled by so few producers that the failure of any one had a considerable effect on the national economy.\n\n. The Agricultural Adjustment Act of 1933 sought to lessen the effects of the Depression by\n\n(A) paying farmers to cut production and, in some cases, destroy crops\n\n(B) purchasing farms and turning them into government collectives\n\n(C) instituting an early retirement program for farmers over the age of 50\n\n(D) encouraging farmers to increase production\n\n. The dismal plight of the \"Dust Bowl\" refugees was captured in\n\n(A) Harriet Beecher Stowes' _Uncle Tom's Cabin_\n\n(B) F. Scott Fitzgerald's _The Great Gatsby_\n\n(C) Theodore Dreiser's _An American Tragedy_\n\n(D) John Steinbeck's _The Grapes of Wrath_\n\n. In response to several unfavorable Supreme Court rulings concerning New Deal programs, Franklin Roosevelt\n\n(A) urged the voting public to write letters of protest to Supreme Court justices\n\n(B) submitted four separate Constitutional amendments broadening the powers of the presidency\n\n(C) abandoned the New Deal and replaced it with a laissez-faire policy\n\n(D) proposed legislation that would allow him to appoint new federal and Supreme Court judges\n\n**Questions 42 - 47 refer to the following excerpt.**\n\n\"We found that not only was it a civil war, an effort by a people who had for years been seeking their liberation from any colonial influence whatsoever, but also we found that the Vietnamese whom we had enthusiastically molded after our own image were hard put to take up the fight against the threat we were supposedly saving them from.\n\n\"We found most people didn't even know the difference between communism and democracy. They only wanted to work in rice paddies without helicopters strafing them and bombs with napalm burning their villages and tearing their country apart. They wanted everything to do with the war, particularly with this foreign presence of the United States of America, to leave them alone in peace, and they practiced the art of survival by siding with whichever military force was present at a particular time, be it Viet Cong, North Vietnamese or American.\"\n\nJohn Kerry, 1971\n\n. The conflict described above is most likely a result of which of the following doctrines?\n\n(A) Imperialism\n\n(B) Containment\n\n(C) \"Big-stick\" diplomacy\n\n(D) Isolationism\n\n. The most important factor in the defeat of Democratic presidential candidates in the elections of 1952 and 1968 was\n\n(A) the American public's desire to avoid conflict and return to a more conservative political and social life\n\n(B) the Democratic Party platform pledge to increase taxes in order to pay off the national debt\n\n(C) the Democratic candidates' controversial positions on civil rights legislation\n\n(D) the Democratic Party's unequivocal support of the Equal Rights Amendment\n\n. The two political issues that most concerned the counterculture movement of the 1960s were\n\n(A) U.S. involvement in Vietnam and flag burning\n\n(B) the civil rights movement and censorship\n\n(C) U.S. involvement in Vietnam and the civil rights movement\n\n(D) censorship and the draft\n\n. Which of the following pairs of words best characterizes the differences between the approaches of Presidents Lyndon Johnson (1963\u20131969) and Richard Nixon (1969\u20131974) to the Vietnam conflict?\n\n(A) Aggression vs. pacifism\n\n(B) Competency vs. failure\n\n(C) Insurgence vs. retreat\n\n(D) Appeasement vs. provocation\n\n. Which of the following best characterizes the policy of _d\u00e9tente_?\n\n(A) Direct confrontation\n\n(B) Covert sabotage\n\n(C) Decolonization\n\n(D) Mutual coexistence\n\n. From the quote above, it is reasonable to infer that\n\n(A) many Vietnamese viewed the United States as a colonial influence\n\n(B) most Vietnamese were opposed to Communism\n\n(C) most Vietnamese favored Communism\n\n(D) some Viet Cong fought alongside American troops in opposition to North Vietnam\n\n**Questions 48 - 50 refer to the following excerpt.**\n\n\"Yesterday, December 7, 1941\u2014a date which will live in infamy\u2014the United States of America was suddenly and deliberately attacked by naval and air forces of the Empire of Japan. The United States was at peace with that nation and, at the solicitation of Japan, was still in conversation with its Government and its Emperor looking toward the maintenance of peace in the Pacific. Indeed, one hour after Japanese air squadrons had commenced bombing...the Japanese Ambassador to the United States and his colleague delivered to the Secretary of State a formal reply to a recent American message. While this reply stated that it seemed useless to continue the existing diplomatic negotiations, it contained no threat or hint of war or armed attack....The attack yesterday...has caused severe damage to American naval and military forces. Very many American lives have been lost. In addition American ships have been reported torpedoed on the high seas....As Commander-in-Chief of the Army and Navy, I have directed that all measures be taken for our defense.\"\n\nPresident Franklin D. Roosevelt, radio address, December 8, 1941\n\n. The above statements were most likely made after which major event?\n\n(A) The bombing of Pearl Harbor\n\n(B) The sinking of the _U.S.S Maine_\n\n(C) The bombing of the _U.S.S. Liberty_\n\n(D) The Boxer Rebellion\n\n. Which of the following was the most immediate consequence of the events described in the excerpt above?\n\n(A) Trade embargoes with Japan extending up through the 1980s\n\n(B) The Battle of Normandy\n\n(C) The internment of Japanese-Americans\n\n(D) The bombing of Nagasaki\n\n. Which of the following statements best characterizes the economic consequences of the declaration of war described above?\n\n(A) Decreased trade with Asian nations precipitated economic recession in both the United States and Europe.\n\n(B) The war-ravaged condition of Asia and Europe allowed the United States to emerge as one of the most prosperous nations on Earth.\n\n(C) Cold War tensions isolated the economies of both the Soviet Union and the United States, leading to economic struggle for both nations.\n\n(D) Japan was subsequently required to pay reparations to the United States, forcing it into a prolonged depression.\n\n**Questions 51 - 53 refer to the following excerpts.**\n\n\"In the new Code of Laws which I suppose it will be necessary for you to make I desire you would Remember the Ladies, and be more generous and favorable to them than your ancestors. Do not put such unlimited power into the hands of the Husbands. Remember all Men would be tyrants if they could. If particular care and attention is not paid to the Ladies we are determined to foment a Rebellion, and will not hold ourselves bound by any Laws in which we have no voice, or Representation.\"\n\nAbigail Adams, in a letter to John Adams, 1776\n\n\"Special legislation for woman has placed us in a most anomalous position. Women invested with the rights of citizens in one section\u2014voters, jurors, office-holders\u2014crossing an imaginary line, are subjects in the next. In some States, a married woman may hold property and transact business in her own name; in others, her earnings belong to her husband. In some States, a woman may testify against her husband, sue and be sued in the courts; in others, she has no redress in case of damage to person, property, or character. In case of divorce on account of adultery in the husband, the innocent wife is held to possess no right to children or property, unless by special decree of the court. But in no State of the Union has the wife the right to her own person, or to any part of the joint earnings of the co-partnership during the life of her husband. In some States women may enter the law schools and practice in the courts; in others they are forbidden. In some universities girls enjoy equal educational advantages with boys, while many of the proudest institutions in the land deny them admittance, though the sons of China, Japan and Africa are welcomed there. But the privileges already granted in the several States are by no means secure.\"\n\nSusan B. Anthony, \"Declaration of Rights for Women,\" July 4, 1876\n\n. The sentiments expressed in the first excerpt by Abigail Adams best exemplify which of the following ideologies?\n\n(A) Second-wave feminism\n\n(B) Jeffersonian democracy\n\n(C) Republican motherhood\n\n(D) Libertarianism\n\n. The sentiments expressed in the second excerpt by Susan B. Anthony are most likely in support of\n\n(A) the Equal Rights Amendment\n\n(B) universal suffrage\n\n(C) states' rights\n\n(D) prohibition\n\n. The excerpts above best support which of the following conclusions?\n\n(A) The Second Great Awakening, along with various social reform movements, secured full rights for women by the turn of the nineteenth century.\n\n(B) Before 1876, American women had no right to own property or vote in national elections.\n\n(C) Women's rights movements flourished in response to inconsistent legislation and unequal distributions of power throughout the nation.\n\n(D) American feminists in the nineteenth century largely focused on suffrage, shunning other social issues such as abolition and prison reform.\n\n**Questions 54 - 55 refer to the following excerpt.**\n\n\"The violent tendencies of dangerous cults can be classified into two general categories\u2014defensive violence and offensive violence. Defensive violence is utilized by cults to defend a compound or enclave that was created specifically to eliminate most contact with the dominant culture. The 1993 clash in Waco, Texas at the Branch Davidian complex is an illustration of such defensive violence. History has shown that groups that seek to withdraw from the dominant culture seldom act on their beliefs that the endtime has come unless provoked.\"\n\n\"Project Megiddo,\" U.S. Department of Justice (2000)\n\n\"Madam Attorney General, I am extremely disappointed in the decisions that have been made out of the Department of Justice, the Federal Bureau of Investigation, and the Bureau of Alcohol, Tobacco and Firearms. In Philadelphia, we had a mayor that bombed people out of an eviction. In Jonestown, we lost the life of my colleague, Congressman Ryan,...because of a miscalculation about cult people. We had Patty Hearst and the Symbionese Liberation Army. We had Wounded Knee with the Indians. Now, when in God's name is the law enforcement at the Federal level going to understand that these are very sensitive events that you cannot put barbed wire, guns, FBI, Secret Service around them, send in sound 24 hours a day and night and then wonder why they do something unstable? The root cause of this problem was that it was considered a military operation, and it wasn't. This is a profound disgrace to law enforcement in the United States of America, and you did the right thing by offering to resign...\"\n\nU.S. Representative John Conyers, Events Surrounding the Branch Davidian Cult Standoff in Waco, Texas: Hearing Before the Committee on the Judiciary, House of Representatives, 1993\n\n. The above excerpts most closely support which oaf the following inferences?\n\n(A) In the 1990s, antigovernment sentiment, in response to excessive uses of federal power to resolve domestic conflicts, inspired dangerous cults such as the Branch Davidians.\n\n(B) In 1993 Attorney General Janet Reno launched an offensive against the Branch Davidian cult, later drawing criticism from Congress for her heavy-handed approach.\n\n(C) Fearing the offensive violence perpetrated by the Branch Davidian cult, Attorney General Janet Reno sent troops to quell the subsequent standoff and later faced congressional criticism.\n\n(D) Attorney General Janet Reno resigned from office in part due to Congressional pressure put on President Clinton by Representative John Conyers.\n\n. In the second excerpt, Representative Conyers refers to \"Wounded Knee\" as an example of\n\n(A) a violent cult\n\n(B) a federal misuse of power\n\n(C) the site of a bombing\n\n(D) a recent conflict between federal agents and Lakota Indians\n\n**UNITED STATES HISTORY**\n\n**SECTION I, Part B**\n\n**Time\u201450 minutes**\n\n**4 Questions**\n\n**Directions:** Read each question carefully and write your responses on a separate sheet of paper.\n\nUse complete sentences; an outline or bulleted list alone is not acceptable. On test day, you will be able to plan your answers in the exam booklet, but only your responses in the corresponding boxes on the free-response answer sheet will be scored.\n\n**Question 1 is based on the following excerpts.**\n\n\"The Democrats represented a wide range of views but shared a fundamental commitment to the Jeffersonian concept of an agrarian society. They viewed the central government as the enemy of individual liberty....They believed that government intervention in the economy benefited special-interest groups and created corporate monopolies that favored the rich. They sought to restore the independence of the individual\u2014the artisan and the ordinary farmer\u2014by ending federal support of banks and corporations and restricting the use of paper currency, which they distrusted. Their definition of the proper role of government tended to be negative....Reformers eager to turn their programs into legislation called for a more active government. But Democrats tended to oppose programs like educational reform mid the establishment of a public education system. They believed, for instance, that public schools restricted individual liberty by interfering with parental responsibility and undermined freedom of religion by replacing church schools.\n\nMary Beth Norton, historian, _A People and a Nation, Volume I: to 1877_ (2007)\n\n\"FREE-SOIL PARTY\u2014a political party in the United States, which was organized in 1847-1848 to oppose the extension of slavery into the Territories. It was a combination of the political abolitionists many of whom had formerly been identified with the...Whigs, and the faction of the Democratic party...who favoured the prohibition of slavery,...in the territory acquired from Mexico. The party was prominent in the presidential campaigns of 1848 and 1852.\n\nEncyclopedia Britannica, 1911\n\n> 1. Using the excerpts above, answer parts a, b, and c.\n> \n> a) Briefly explain ONE additional characteristic of the Democrat Party not explicitly mentioned in the excerpts above.\n> \n> b) Briefly explain one historical event from the time period in question that could support Norton's interpretation.\n> \n> c) Briefly explain ONE piece of evidence regarding the Free-Soil Party not directly mentioned in the excerpt.\n> \n> 2. United States historians have debated the role of Jeffersonian democracy during the period 1800\u20131824.\n> \n> a) Briefly explain the basic principles of Jeffersonian democracy.\n> \n> b) Choose ONE of the events listed below and explain why your choice represents a shift in the ideals of Jeffersonian democracy during the period 1800\u20131824. Provide at least ONE piece of evidence to support your explanation.\n> \n> \u2022 The Louisiana Purchase\n> \n> \u2022 _Marbury v. Madison_\n> \n> \u2022 The War of 1812\n> \n> \u2022 The Monroe Doctrine\n> \n> c) Briefly explain why ONE of the other options is not as persuasive as the one you chose.\n\n**Question 3 is based on the following image.**\n\n> 3. Use the image above and your knowledge of history to answer parts a, b, and c.\n> \n> a) Explain the point of view in the image regarding ONE of the following:\n> \n> \u2022 Family life\n> \n> \u2022 The role of women\n> \n> \u2022 Social class\n> \n> b) Explain how ONE element of the image expresses the point of view you identified in Part a).\n> \n> c) Explain how the point of view you identified in Part a) helped to shape ONE significant historical event prior to 1800.\n> \n> 4. Answer a, b, and c.\n> \n> a) Briefly explain ONE reason for the popularity of the Progressive movement during the first two decades of the twentieth century.\n> \n> b) Briefly explain a SECOND reason for the popularity of the Progressive movement during the same period.\n> \n> c) Briefly explain ONE example of how the American people resisted changes brought about by the Progressive movement during the same period.\n\n**END OF SECTION I**\n\n**Section II**\n\n**The Exam**\n\n**AP \u00ae United States History Exam**\n\n**SECTION II: Free Response**\n\n**DO NOT OPEN THIS BOOKLET UNTIL YOU ARE TOLD TO DO SO.**\n\nAt a Glance\n\n**Total Time**\n\n1 hour, 30 minutes\n\n**Number of Questions**\n\n2\n\n**Percent of Total Score**\n\n40%\n\n**Writing Instrument**\n\nPen with black or dark blue ink\n\nQuestion 1 (DBQ): Mandatory\n\n**Suggested Reading and Writing Time**\n\n55 minutes\n\n**Reading Period**\n\n15 minutes. Use this time to read Question 1 and plan your answer. You may begin writing your response before the reading period is over.\n\n**Suggested Writing Time**\n\n40 minutes\n\n**Percent of Total Score**\n\n25%\n\nQuestion 2 or 3: Choose One Question\n\nAnswer either question 2 or 3\n\n**Suggested Writing Time**\n\n35 minutes\n\n**Percent of Total Score**\n\n15%\n\n**Instructions**\n\nThe questions for Section II are printed in the orange Questions and Documents booklet. You may use that booklet to organize your answers and for scratch work, but you must write your answers in this Section II: Free Response booklet. No credit will be given for any work written in the Questions and Documents booklet.\n\nThe proctor will announce the beginning and end of the reading period. You are advised to spend the 15-minute period reading the question and planning your answer to Question 1, the document-based question. If you have time, you may also read Questions 2 and 3. Do not begin writing in this booklet until the proctor tells you to do so.\n\nSection II of this exam requires answers in essay form. Write clearly and legibly. Circle the number of the question you are answering at the top of each page in this booklet. Begin each answer on a new page. Do not skip lines. Cross out any errors you make; crossed-out work will not be scored.\n\nManage your time carefully. The proctor will announce the suggested time for each part, but you may proceed freely from one part to the next. Go on to Question 2 or 3 if you finish Question 1 early. You may review your responses if you finish before the end of the exam is announced.\n\n**After the exam, you must apply the label that corresponds to the long-essay question you answered\u2014Question 2 or 3. For example, if you answered Question 2, apply the label . Failure to do so may delay your score.**\n\n**UNITED STATES HISTORY**\n\n**SECTION II**\n\n**Total Time\u20141 hour, 30 minutes**\n\n**Question 1 (Document-Based Question)**\n\n**Suggested reading period: 15 minutes**\n\n**Suggested writing time: 40 minutes**\n\n**Directions:** Question 1 is based on the accompanying documents. The documents have been edited for the purpose of this exercise.\n\nIn your response you should do the following.\n\n\u2022 State a relevant thesis that directly addresses all parts of the question.\n\n\u2022 Support the thesis or a relevant argument with evidence from all, or all but one, of the documents.\n\n\u2022 Incorporate analysis of all, or all but one, of the documents into your argument.\n\n\u2022 Focus your analysis of each document on at least one of the following: intended audience, purpose, historical context, and\/or point of view.\n\n\u2022 Support your argument with analysis of historical examples outside the documents.\n\n\u2022 Connect historical phenomena relevant to your argument to broader events or processes.\n\n\u2022 Synthesize the elements above into a persuasive essay that extends your argument, connects it to a different historical context, or accounts for contradictory evidence on the topic.\n\n1. To what extent was the breakup of the Union in 1861 a result of the conflict over slavery and to what extent was it due to other factors? Using your knowledge of the antebellum period, construct an essay that explains the reasons the nation went to war and what circumstances led to this point of national crisis.\n\nUse the documents and your knowledge of the time period 1844\u20131861 to construct your answer.\n\n**Document 1**\n\n* * *\n\nSource: \"Annexation,\" by John L. O'Sullivan, _United States Magazine and Democratic Review_ , July 1845\n\nWhy, were other reasoning wanting, in favor of now elevating this question of the reception of Texas into the Union, out of the lower region of our past party dissension, up to its proper level of a high and broad nationality, it surely is to be found, found abundantly, in the manner in which other nations have undertaken to intrude themselves into it, between us and the proper parties to the case, in a spirit of hostile interference against us, for the avowed object of thwarting our policy and hampering our power, limiting our greatness and checking the fulfillment of our manifest destiny to overspread the continent allotted by Providence for the free development of our yearly multiplying millions.\n\n* * *\n\n**Document 2**\n\n* * *\n\nSource: President James K. Polk's War Message to Congress, May 11, 1846\n\nAs war exists, and notwithstanding all our efforts to avoid it, exists by the act of Mexico herself, we are called upon by every consideration of duty and patriotism to vindicate with decision the honor, rights and dignity of this country.\n\n* * *\n\n**Document 3**\n\n* * *\n\nSource: Representative David Wilmot, from the Congressional Globe, 29th Congress, 2nd session, Appendix, February 8, 1847\n\nBut, sir, the issue now presented is not whether slavery shall exist unmolested where it now is, but whether it shall be carried to new and distant regions, now free, where the footprint of a slave cannot be found. This, sir, is the issue. Upon it I take my stand, and from it I cannot be frightened or driven by idle charges of abolitionism.\n\nI ask not that slavery be abolished, I demand that this government preserve the integrity of free territory against the aggressions of slavery\u2014against its wrongful usurpations.\n\nSir, I was in favor of the annexation of Texas...Yes, sir, here was an empire larger than France given up to slavery. Shall further concessions be made by the North? Shall we give up free territory, the inheritance of free labor? Must we yield this also?\n\n...But, sir, we are told that the joint blood and treasure of the whole country being expended in this acquisition, therefore it should be divided, and slavery should be allowed to take its share. Sir, the South has her share already.\n\n...Now, sir, we are told that California is ours, that New Mexico is ours\u2014won by the valor of our arms. They are free. Shall they remain free? Shall these fair provinces be the inheritance and homes of the white labor of freemen or the black labor of slaves? This, sir, is the issue.\n\n* * *\n\n**Document 4**\n\n* * *\n\n* * *\n\n**Document 5**\n\n* * *\n\nSource: Roger Taney, in the Supreme Court opinion in _Dred Scott v. Sandford_ , 1857\n\nThe right of property in a slave is distinctly and expressly affirmed in the Constitution....No word can be found in the Constitution which gives Congress a greater power over the slave property or which entitles property of that kind to less protection than property of any other description.\n\n* * *\n\n**Document 6**\n\n* * *\n\n* * *\n\n**Document 7**\n\n**END OF DOCUMENTS FOR QUESTION 1**\n\n**Question 2 or Question 3**\n\n**Suggested writing time: 35 minutes**\n\n**Directions:** Choose EITHER question 2 or question 3.\n\nIn your response you should do the following.\n\n\u2022 State a relevant thesis that directly addresses all parts of the question.\n\n\u2022 Support your argument with evidence, using specific examples.\n\n\u2022 Apply historical thinking skills as directed by the question.\n\n\u2022 Synthesize the elements above into a persuasive essay that extends your argument, connects it to a different historical context, or connects it to a different category of analysis.\n\n2. Evaluate the extent to which it was social and economic issues within the United States that influenced U.S. foreign policy in the 1920s.\n\n3. Evaluate the extent to which farmers and factory workers did not easily adapt to changes stemming from industrialization in the years 1865\u20131900.\n\n**STOP**\n\nEND OF EXAM\n\n# Practice Test 2: Answers and Explanations\n\n## ANSWER KEY\n\n### **Section I, Part A: Multiple-Choice Questions**\n\n. D\n\n. A\n\n. C\n\n. C\n\n. B\n\n. C\n\n. A\n\n. C\n\n. A\n\n. D\n\n. B\n\n. B\n\n. D\n\n. B\n\n. B\n\n. D\n\n. A\n\n. B\n\n. A\n\n. B\n\n. B\n\n. C\n\n. A\n\n. D\n\n. D\n\n. A\n\n. C\n\n. C\n\n. C\n\n. A\n\n. D\n\n. B\n\n. A\n\n. B\n\n. A\n\n. B\n\n. C\n\n. B\n\n. A\n\n. D\n\n. D\n\n. B\n\n. A\n\n. C\n\n. C\n\n. D\n\n. A\n\n. A\n\n. C\n\n. B\n\n. C\n\n. B\n\n. C\n\n. B\n\n. B\n\n## SECTION I, PART A: MULTIPLE-CHOICE QUESTIONS\n\n#### **Questions 1\u20133**\n\nThe introduction of tobacco would lead to the development of plantation slavery. As new settlements sprang up around Jamestown, the entire area came to be known as the Chesapeake (named after the bay). That area today is comprised mostly of Virginia and Maryland. Many who migrated to the Chesapeake did so for financial reasons. Overpopulation in England had led to widespread famine, disease, and poverty. Chances for improving one's lot were minimal. Thus, many were attracted to the New World by the opportunity provided by indentured servitude. In return for free passage, indentured servants promised seven years' labor, after which they received their freedom.\n\n. **D** The excerpt mentions only one of the servants as Negro (Emanuel), so we can logically infer that both whites and blacks served in this capacity. Choices (A), (B), and (C) are all unsupported by the excerpt.\n\n. **A** The lives of English settlers in New England and the Chesapeake differed considerably. Entire families tended to emigrate to New England; in the Chesapeake, immigrants were often single males. The climate in New England was more hospitable, and so New Englanders tended to live longer and have larger families than Chesapeake residents. A stronger sense of community, and the absence of tobacco as a cash crop, led New Englanders to settle in larger towns that were closer to one another; those in the Chesapeake lived in smaller, more spread-out farming communities.\n\n. **C** The South experienced several slave revolts, which resulted in the use of more brutal disciplinary measures by slaveholders. The most famous of the insurrections was Nat Turner's Rebellion. Turner, a well-read preacher, had a vision, and he took this vision as a sign from God that a black liberation movement would succeed. As a result, he rallied a gang that proceeded to kill and then mutilate the corpses of sixty whites. In retaliation, 200 slaves were executed, some with no connection at all to the rebellion. Choice (A), the Whiskey Rebellion, was a dispute over taxes, not labor. Choice (B), Montgomery Bus Boycott, was not related to disgruntled laborers, either. And (D), the Bonus Expeditionary March, was about unpaid compensation for veterans.\n\n#### **Questions 4\u20136**\n\nLoyalists were American colonists who remained loyal to the British Empire and the British monarchy during the Revolutionary War. They were opposed by the Patriots, those who supported the revolution. When their cause was defeated, about 15 percent of the Loyalists fled to other parts of the British Empire.\n\n. **C** The key to understanding this cartoon is in recognizing the reference to \"Loyalists.\" Loyalists had no relevance during the Seven Years' War, so rule out (A) and (B). As for the Indians, they are not meant to be taken too literally, so rule out (D). The Indians represent the \"savage\" new country, which will not tolerate loyalty to the British crown.\n\n. **B** In fact, the Seven Years' War lasted for ten years. It is also called the French and Indian War, which is almost equally confusing because the French and Indians fought on the same side, not against each other (for the most part). The Seven Years' War was the British name for the war. The colonists called it the \"French and Indian War\" because that's who they were fighting. It was actually one of several \"wars for empire.\"\n\n. **C** Great Britain's massive debt from the Seven Years' War resulted in renewed efforts to consolidate imperial control over North American markets, taxes, and political institutions\u2014actions that were supported by some colonists but resisted by others. Be careful\u2014Britain was not defeated in this war, so rule out (A). Choice (B) is incorrect because many working-class people favored revolution. Choice (D) is unsupportable.\n\n#### **Questions 7\u20139**\n\nThe end of Washington's presidency was as monumental as its beginning. Wishing to set a final precedent, Washington declined to run for a third term. In his famous farewell address, composed in part by Alexander Hamilton, he warned future presidents to \"steer clear of permanent alliances with any portion of the foreign world.\" Washington's call for neutrality defined American foreign policy from 1800 until the late 1890s (during which the United States pursued a policy of imperialism) and then again from the end of World War I until 1941.\n\n. **A** In the excerpt, Washington warns against the \"baneful effects\" of political parties. During the War of 1812, the War Hawks, largely Anti-Federalists, saw war as an opportunity to grab new territories to the west and southwest. Their leaders were Henry Clay and John C. Calhoun. Federalists, on the other hand, opposed to the war because it disrupted trade and unaware that its end was coming, met in Hartford, Connecticut, to consider a massive overhaul of the Constitution or, failing that, secession. When the war ended soon after, most people considered the Federalists to be traitors, and their national party dissolved soon after the Hartford Convention. If you chose (B), you were close, but the Civil War involved more than just partisan divisions; it was fueled by geographical, economic, and ideological differences too. Choices (C), the Nullification Crisis of 1832, and (D), the Korean War, were not primarily partisan conflicts.\n\n. **C** Washington was not explicitly a Federalist, so rule out (A), and he was certainly not an Anti-Federalist, so rule out (B). He preaches _against_ sectionalism, so rule out (D). Washington's political views most embody Republicanism\u2014which stresses liberty and \"unalienable\" rights as central values, makes the people as a whole sovereign, rejects aristocracy, expects citizens to be independent in their performance of civic duties, and vilifies corruption.\n\n. **A** A key message in the address is the necessity of neutrality regarding foreign affairs. Choice (C), isolationism, is close but too extreme. Choice (A) is the best answer.\n\n#### **Questions 10\u201312**\n\nAlthough Jefferson was a strict constructionist, he did favor providing a means for the American people to amend their Constitution, as shown in this excerpt: \"As new discoveries are made, new truths disclosed, and manners and opinions change with the change of circumstances, institutions must advance also, and keep pace with the times.\"\n\n. **D** Although all of the Constitutional Amendments represent changes to the original document, the Twenty-first Amendment best exemplifies the sentiment in Jefferson's quote. After only 15 years of banning alcohol, the Eighteenth Amendment (Prohibition) was repealed by the Twenty-first.\n\n. **B** James Madison led the charge to form a Constitutional Congress and draft the Constitution. It was primarily the weaknesses of the Articles of Confederation that led to their rejection. They did not impose tariffs, so rule out (C). Choice (A) is incorrect because the federal government was weak in 1787. Choice (D) is wrong because Washington responded to the Whiskey Rebellion with much force. (If you picked (D), you are confusing Shays's Rebellion with the Whiskey Rebellion.)\n\n. **B** In Washington's Farewell address, he denounces political parties. So Washington was the one president who was not officially affiliated with any party, although he was endorsed by the Federalists. Choice (A) is a tempting answer, but political parties existed _before_ the drafting of the Constitution. That also rules out (C). Choice (D) is incorrect because the Whig Party formed in reaction to Jackson's policies, well after John Quincy Adams left office.\n\n#### **Questions 13\u201317**\n\nJackson's economic policies demonstrated his distrust of both big government and Northeastern power brokers. He fought the Second Bank of the United States because he felt it protected Northeastern interests at the expense of the West. He was wary of creating an unconstitutional monopoly and of dealing with the mostly British investors. He was also suspicious of paper money, preferring \"hard currency\" such as gold or silver. His Specie Circular, which ended the policy of selling government land on credit (buyers now had to pay \"hard cash\"), caused a money shortage, a sharp decrease in the treasury, and overall economic hardship. Congress overturned the circular in the final days of Jackson's final term.\n\n. **D** Jackson was not opposed to a bank run by private citizens per se, as in (A), but he was wary of allowing foreign shareholders to control American economic interests.\n\n. **B** In the aftermath of the War of 1812, the federal government suffered from the disarray of an unregulated currency and a lack of fiscal order; business interests sought security for their government bonds. A national alliance arose to create a central bank to address these needs. Choice (C) is tempting, but it refers to the First Bank, not the Second.\n\n. **B** As the United States' first secretary of the treasury, Alexander Hamilton had to handle the nation's considerable war debt. His solution included the formation of a national bank, modeled on the Bank of England. Through the bank, Hamilton hoped to consolidate and manage the nation's debt and provide an agency through which a national currency could be circulated. He also wished to broaden the powers of the federal government (Hamilton, a Federalist, favored a strong central government). Both houses of Congress approved Hamilton's plan, but Washington (then president) was reluctant to sign the bill because he was uncertain of its constitutionality. (Note: Washington performed very conservatively as president, aware that any action he took would set a precedent for his followers. Accordingly, he used his veto only when he was certain that a bill was unconstitutional.) The debate that followed defined the two main schools of thought on constitutional law. On one side were the strict constructionists, led by Jefferson and Madison. Both were wary of a strong central government and interpreted the Constitution accordingly. The strict constructionists argued that the Constitution allowed Congress only those powers specifically granted it or those \"necessary and proper\" to the execution of its enumerated powers. While a bank might be convenient and perhaps beneficial, they argued, it was not necessary, and thus its creation was beyond the powers of the national government. Hamilton, not surprisingly, disagreed. In his \"Defense of the Constitutionality of the Bank,\" he proposed what has come to be known as the broad-constructionist view. He argued that the creation of a bank was an implied power of the government, because it already had explicit power to coin money, borrow money, and collect taxes. Hamilton argued that the government could do anything in the execution of those enumerated powers\u2014including creating a bank\u2014that was not explicitly forbidden by the Constitution. Washington agreed with Hamilton and signed the bill.\n\n. **D** Between 1800 and 1820, party nominees to the presidency were chosen by congressional caucus and then approved by state electors (delegates to a state nominating convention). Before 1824, electors were chosen by a variety of methods. Many electors were chosen by state legislatures, which chose electors who agreed with the choices of the caucus (often they were the same men who had participated in the caucus). By 1824, however, a majority of states allowed voters to choose their presidential electors directly. When the Republican caucus chose William H. Crawford in 1824, others, among them John Quincy Adams, Henry Clay, and Andrew Jackson, decided to challenge the nomination. Their opposition, along with their accusations that the caucuses were undemocratic, brought about the demise of the caucus system.\n\n. **A** Jeffersonian Democrats believed in a republican government and equality of political opportunity, with a priority for the \"yeoman farmer,\" \"planters,\" and the \"plain folk.\" They were antagonistic to the aristocratic elitism of merchants and bankers and generally favored, or tolerated, slavery. Choice (B) is incorrect because there were some Free-Soil Jacksonians.\n\n#### **Questions 18\u201321**\n\nWhen the state of Georgia tried to relocate the Cherokee tribe, Chief Justice John Marshall ruled that only the federal government, not the states, had authority over Native Americans within the boundaries of the United States. President Jackson didn't like Marshall's rulings and simply ignored them, pursuing an aggressive policy aimed at pushing tribes farther and farther west. The result was the Trail of Tears, the involuntary westward migration of the Cherokees. Over one-quarter died of disease and exhaustion during the three- to four-month forced march (supervised by the U.S. Army).\n\n. **B** In the 1831 case _Cherokee Nation v. Georgia_ , Chief Justice John Marshall ruled that American Indian tribes were neither foreign nations nor states, and as such had no standing in federal court. In short, he ruled they had no right to sue. He argued further, however, that the tribes had a right to their lands and could not be forced to give them up by anyone, including the federal government. The 1832 case _Worcester v. Georgia_ reaffirmed that position.\n\n. **A** As noted above, it was President Jackson who was largely responsible for relocating the Cherokees, not the Supreme Court or the Legislature.\n\n. **B** King Philip's War was an armed conflict between Indian inhabitants of present-day New England and English colonists. The war is named after the Indian chief, Metacomet, known to the English as \"King Philip.\" This war is least like the migration depicted in the map\u2014(the Cherokee Trail of Tears, as in (A)\u2014because it did not lead to a forced migration. King Phillip's warriors prevailed over the short term. Choice (D), the Battle of Little Big Horn, is a tempting answer, but ultimately the Lakota Sioux were forced to leave their territories and migrate to reservations.\n\n. **B** In the 1860s, the government initiated its \"reservation policy,\" by which Native Americans were granted (usually less desirable) portions of the lands they inhabited. The policy failed on many fronts, and by the 1880s, the government was searching for a different tack. Congress struck on the Dawes Severalty Act, which offered individual Native Americans 160-acre plots in return for leaving their reservations; through this program, Congress hoped to hasten the assimilation of Native Americans, whose cultures most congressmen held in contempt. The results were not good. Most American Indians preferred to remain among their tribes and did not accept the offer. Those who did accept usually ended up selling their land to whites, who often placed considerable pressure on them to do so.\n\n#### **Questions 22\u201325**\n\nAfter the election of Lincoln was announced, South Carolina seceded from the Union and was soon joined by Alabama, Mississippi, Florida, Georgia, Louisiana, and Texas. Several months later the other four states\u2014Virginia, North Carolina, Arkansas, and Tennessee\u2014joined the secession, and the Confederacy was formed.\n\n. **C** This is a question of chronology. There was no Confederacy until South Carolina seceded first, so rule out (D). By the time the Civil War started, Southern Democrats appealed more to Jefferson Davis than to Washington, D.C., so rule out (A). Lincoln did not sign the Emancipation Proclamation until much later in the War, so rule out (B).\n\n. **A** In the excerpt, South Carolina is protesting the violation of \"the equal rights of the states.\" Choice (B), nullification, is a good trap answer because South Carolina did attempt to nullify the Whiskey Tariff under President Jackson. Choice (D), civil disobedience, cannot be right because that sort of protest is nonviolent in nature.\n\n. **D** The Quakers believed slavery to be morally wrong and argued for its end. More generally, the religious and moral fervor that accompanied the Second Great Awakening persuaded many Northern whites that slavery was a great evil. Southern Baptists, (A), were not committed abolitionists. Puritans disapproved of slavery, as in (B), but they did not successfully ban it from the Massachusetts Bay colony. Choice (C), Jews, is irrelevant to this question.\n\n. **D** Again, an issue of chronology. Choices (B) and (C) occurred after South Carolina's secession. Trade issues, as in (A), were not a primary reason for South Carolina's exit.\n\n#### **Questions 26\u201328**\n\nAlbert Beveridge was a U.S. Senator from 1899 to 1911 and was an intellectual leader of the Progressive movement. Beveridge is known as one of the great American imperialists. He supported the annexation of the Philippines.\n\n. **A** In the excerpt, Beveridge is arguing that America is justified in ruling over less developed nations with or without their consent, but that those nations would surely appreciate the \"just, human, civilizing\" influence of the West. These sentiments are the hallmark of Imperialism. Choice (D), Manifest Destiny, pertains more to domestic expansion, rather than international affairs.\n\n. **C** During the Spanish-American War, the United States not only drove Spain out of Cuba, but also sent a fleet to the Spanish-controlled Philippines and drove the Spanish out of there too. In the Treaty of Paris, Spain granted Cuba independence and ceded the Philippines, Puerto Rico, and Guam to the United States.\n\n. **C** Beveridge uses largely moral arguments, stating that less developed nations must be \"rescued\" from \"the savage, bloody rule of pillage and extortion.\" There is no mention of economic benefits, or racial superiority, so rule out (B) and (D), respectively. Choice (A) is describing Manifest Destiny, not Progressive Imperialism.\n\n#### **Questions 29\u201333**\n\nWhen war broke out in Europe in August 1914, Wilson immediately declared the U.S. policy of neutrality. Neutrality called for America to treat all the belligerents fairly and without favoritism. It was Wilson's hope that the United States would help settle the conflict and emerge as the world's arbiter. However, the neutrality policy posed several immediate problems, owing to America's close relationship with England and relatively distant relationship with Germany and Austria-Hungary. A number of Wilson's advisors openly favored the Allies (led by the British).\n\n. **C** Since 1914 was the beginning of World War I, only (C) is relevant. All the other answers represent conflicts in a different era.\n\n. **A** Washington's Farewell Address advocated neutrality in foreign affairs. Choice (D), Roosevelt's speech, is a declaration of war against Japan. Choice (B) is largely unrelated to war. The Gettysburg Address (C) was a speech given during the Civil War, so is unrelated to issues of neutrality.\n\n. **D** The Dawes Plan (1924) attempted to facilitate German reparation payments. By loaning $200 million in gold bullion to Germany, the United States hoped to stabilize the German economy and enable Germany to pay off its debts.\n\n. **B** Many Americans supported the U.S. war effort only grudgingly, and then only after German (and, to a lesser extent, British) interference with American shipping had provoked the United States to take action. Many argued that America should stick to the foreign policy suggested in both George Washington's farewell address and the Monroe Doctrine, and therefore (1) avoid political alliances with other countries and (2) remain neutral regarding European conflicts. Wilson negotiated the Treaty of Versailles (the peace treaty following World War I) for the United States. He was unable to get a treaty that reflected his conciliatory Fourteen Points, as the Allies demanded a treaty that punished Germany harshly. Nonetheless, Wilson did the best he could and returned with a document he was ready to present to the Senate. The treaty included provisions for the League of Nations (which Wilson had fought hard for) and contained a clause that could have been interpreted as committing the American military to the defense of European borders. Wilson, a Democrat, tried to sell this treaty to the Republican Senate, but he could not muster the two-thirds majority required for ratification, and so the treaty was never approved by the United States.\n\n. **A** The global ramifications of World War I and wartime patriotism and xenophobia, combined with social tensions created by increased international migration, resulted in a general sentiment of isolationism in America.\n\n#### **Questions 34\u201336**\n\nThe Emergency Quota Act of 1921 restricted immigration into the United States. The Immigration Act of 1924 was a United States federal law that limited the annual number of immigrants who could be admitted from any country to 2% of the number of people from that country who were already living in the United States in 1890, down from the 3% cap set by the Immigration Restriction Act of 1921, according to the Census of 1890. The law was aimed at further restricting immigration of Southern Europeans, Eastern Europeans, and Jews, in addition to prohibiting the immigration of Arabs, East Asians, and Indians. According to the U.S. Department of State Office of the Historian, the purpose of the act was \"to preserve the ideal of American homogeneity.\" Congressional opposition was minimal.\n\n. **B** Clancy is denouncing immigration quotas as \"racial discrimination at its worst.\" Choice (A) is far too positive for the tone of this excerpt. Choice (C), labor strikes, are not mentioned. Choice (D), the Red Scare, is a tempting choice, but the excerpt does not mention Communism specifically. Many of the ethnic groups mentioned are wholly unconnected to Communism.\n\n. **A** The largest wave of immigration to this country occurred during this period and was a result of political and economic upheaval. This so-called \"new immigration\" brought immigrants from Southern and Eastern Europe as well as Asia. Between 1880 and 1910, approximately 12 million people came to the United States, many to escape poverty or political persecution.\n\n. **B** The Alien and Sedition Acts were four bills that were passed by the Federalists and signed into law by President John Adams in 1798 in the aftermath of the French Revolution and during an undeclared naval war with France. The Naturalization Act increased the residency requirement for American citizenship from 5 to 14 years, and it allowed the president to imprison or deport aliens who were considered \"dangerous to the peace and safety of the United States.\" This act was repealed in 1802 by the Naturalization Law of 1802. Choice (D) is a good trap answer, but this legislation actually encouraged immigration, rather than discouraging it.\n\n#### **Questions 37\u201341**\n\nThe New Deal was a series of domestic programs enacted in the United States between 1933 and 1936 and a few that came later. The programs were in response to the Great Depression, and they focused on what historians call the \"3 Rs\": Relief, Recovery, and Reform. That is, Relief for the unemployed and poor; Recovery of the economy to normal levels; and Reform of the financial system to prevent a repeat depression.\n\n. **C** According to the graph, unemployment generally decreased from 1933 onward, but it did not decrease in 1937, so rule out (B). Hoover was not elected in 1933, nor did his administration successfully decrease unemployment, so rule out (A). Careful with (D)\u2014unemployment increased in 1937; therefore, employment _decreased_. Since the United States entered World War II in the early 1940s, (C) is a reasonable inference.\n\n. **B** In fact, the federal government did almost nothing to regulate the economy even though many within the government foresaw the potential for economic disaster. Many possible remedies\u2014an income tax to redistribute wealth, a tighter money supply to discourage speculation, aggressive enforcement of antitrust regulations\u2014were rejected. Meanwhile, manufacturers were overproducing, causing them to stockpile large inventories and lay off workers; consumers weren't making enough money to buy what, in some cases, they built at work; and the wealth of the nation was concentrated in a very few, often irresponsible, hands. The system was too fragile, and when it started to tumble, it fell entirely to pieces very quickly.\n\n. **A** As he began his first term, Roosevelt was faced with an agricultural market in which the bottom had dropped out; farmers had so overproduced that their crops were worth virtually nothing. Roosevelt's solution, the AAA, provided payments to farmers in return for their agreement to cut production by up to one-half. The money to cover this program came from increased taxes on meat packers, millers, and other food processors. The program stabilized agricultural prices and increased American income from imports, but it came to an end when the Supreme Court declared it unconstitutional in 1936. A second AAA in 1938 served much the same purpose while avoiding those aspects that voided the first AAA.\n\n. **D** John Steinbeck's 1939 best-selling novel, _The Grapes of Wrath_ , depicts the lives of farmers forced to flee the drought-ridden Midwest during the Depression years. About 350,000 Oklahomans and Arkansans trekked to southern California in search of work.\n\n. **D** The question refers to Roosevelt's notorious \"court packing\" plan. Unhappy with the Supreme Court and the federal judiciary, whose conservatism frequently resulted in the nullification of New Deal programs, Roosevelt proposed that he be allowed to name a new federal judge for every sitting judge who had reached the age of 70 and not retired. The plan would have allowed Roosevelt to add six new Supreme Court justices and more than 40 other federal judges. The proposal was not at all popular and was roundly defeated in the Senate. It also helped fuel the arguments of those who contended that FDR had grown too powerful. Not long after the \"court packing\" incident, several conservative justices retired and FDR replaced them with liberals, so he achieved his goal despite the failure of his plan.\n\n#### **Questions 42\u201347**\n\nThe United States sought to \"contain\" Soviet-dominated communism through a variety of measures, including military engagements in Korea and Vietnam. The Vietnam War, in particular, saw the rise of sizable, passionate, and sometimes violent antiwar protests that became more numerous as the war escalated. Young Americans debated the merits of a large nuclear arsenal, the \"military industrial complex,\" and the appropriate power of the executive branch in conducting foreign and military policy. The antiwar movement reached its apex in the mid-1960s and generated a variety of political and cultural responses.\n\n. **B** The conflict in Vietnam was an attempt to contain the spread of Communism in Southeast Asia. It was not an attempt to control the Vietnamese government over the long-term, so rule out (A). Choice (C), \"Big-stick\" diplomacy, may involve the threat of force, but it does not necessarily lead to war. Choice (D), isolationism, would have prevented American involvement in Vietnam.\n\n. **A** The election of Eisenhower in 1952 reflected the desire of many Americans to disentangle the country from the Korean War and to return to a more conservative economic policy, which they hoped would lead to an economic boom that could keep pace with the baby boom. The election of Nixon in 1968 also reflected a desire for a return to a more conservative social and political approach. George Wallace, running as a third-party candidate, received almost 10 million votes in this election by appealing to those who believed in segregation, states' rights, and \"law and order.\" Democratic candidate Hubert Humphrey suffered from his close ties to President Lyndon Johnson, who had escalated the Vietnam War. It also didn't help that the Democratic National Convention of 1968 was the scene of bitter riots and violence in the streets of Chicago, whereas the Republican convention that year ran without a hitch. In both the elections of 1952 and 1968, Americans were tired of conflict and wanted to return to good times. The more conservative Republican Party was the answer to their wishes.\n\n. **C** The two largest issues that concerned the counterculture movement were the civil rights of minorities and the war in Vietnam. The many demonstrations that took place during this period (such as the civil rights march on Washington in 1963 and the antiwar \"moratoriums\" in Washington during 1968 and 1969) had these two issues as their primary focus. Choice (A), flag-burning, was practiced, but was not a major political issue. Censorship, as mentioned in (B) and (D), was not a major issue either.\n\n. **C** Johnson had flooded Vietnam with American troops. He also authorized massive Air Force bombing raids into North Vietnam. Throughout Johnson's administration, the United States essentially took over the war effort from the South Vietnamese\u2014hence, the \"Americanization\" of the Vietnam War. Nixon entered office promising to end American involvement in Vietnam by turning the war over to the South Vietnamese, a process he called \"Vietnamization.\" He soon began withdrawing troops. Neither president was a pacifist, so rule out (A). In (B), \"failure\" is too strong a word to describe either president. And, there was no real appeasement or provocation on the part of either president, so rule out (D). Play it safe, and choose (C).\n\n. **D** President Nixon and Henry Kissinger formulated an approach called _d\u00e9tente_ , which called for countries to respect each other's differences and cooperate more closely. _D\u00e9tente_ ushered in a brief period of relaxed tensions between the two superpowers but ended when the Soviet Union invaded Afghanistan in 1979. The Nixon Doctrine announced that the United States would withdraw from many of its overseas troop commitments, relying instead on alliances with local governments to check the spread of communism.\n\n. **A** In the excerpt, Kerry states that the Vietnamese were \"a people who had for years been seeking their liberation from _any colonial influence whatsoever_ ,\" but they were also \"hard put to take up the fight against the threat we were supposedly saving them from.\" Thus, it is fair to infer that the Vietnamese did not welcome U.S. involvement in their affairs. Since \"most people didn't even know the difference between communism and democracy,\" rule out (B) and (C). Choice (D) is false and unsupported by the excerpt.\n\n#### **Questions 48\u201350**\n\nThe \"Day of Infamy\" Speech was a speech delivered by President Franklin D. Roosevelt one day after the Empire of Japan's attack on Pearl Harbor Naval Base, Hawaii. Within an hour of the speech, Congress passed a formal declaration of war against Japan and officially brought the United States into World War II. The address is regarded as one of the most famous American political speeches of the 20th century.\n\n. **A** The date, 1941, places this speech at the beginning of World War II, so only (A) is in the right era.\n\n. **C** Normandy is irrelevant to Japan, so rule out (B). Choice (A) might sound tempting, but it is false; trade relationships with Japan were healthy after World War II. Choice (D) is likewise tempting, but it occurred at the end of World War II. President Truman dropped the bombs, not FDR.\n\n. **B** There are many red herrings here. You can rule out (A), (C), and (D) by simply remembering that the American economy was very strong after World War II and that Japan was not punished for its actions in the War. In fact, General Douglas MacArthur aided in the rebuilding of Japan, and Japan developed a very strong economy, particularly throughout the 1970s and 1980s.\n\n#### **Questions 51\u201353**\n\nThe history of the modern western feminist movements is divided into three \"waves.\" Each wave dealt with different aspects of the same feminist issues. The first wave comprised women's suffrage movements of the 19th and early 20th centuries, promoting women's right to vote. The second wave was associated with the ideas and actions of the women's liberation movement beginning in the 1960s. The second wave campaigned for legal and social equality for women. The third wave is a continuation of, and a reaction to, the perceived failures of second-wave feminism, beginning in the 1990s.\n\n. **C** Abigail Adams, the wife of John Adams, was not a feminist in the strictest sense, but the sentiments in this excerpt do embody the precepts of Republican Motherhood, which called on white women to maintain and teach republican values within the family and granted women a new importance in American political culture. The Adamses were not Jeffersonian Democrats or libertarians, in the modern sense, so rule out (B) and (D), respectively.\n\n. **B** 1876 puts this excerpt squarely in the realm of first-wave feminism, which largely campaigned for universal suffrage for all, including women. Choice (A), the Equal Rights Amendment, is a good trap answer, but it was not proposed [and it never passed!] until the 20th century.\n\n. **C** Susan B. Anthony's quote clearly shows that women's rights varied wildly by state of residence. Choice (B) is too extreme. Choice (A) is likewise too extreme because women did not have \"full rights\" until the 1970s. Choice (D) is untrue because many first-wave feminists did champion other causes, such as abolition and prohibition.\n\n#### **Questions 54\u201355**\n\nThe 1993 Waco Incident was a violent siege launched by American federal agents against a civilian religious group. The Branch Davidians were led by David Koresh and lived in a commune near Waco, Texas. After suspecting Koresh of child molestation and weapons violations, Attorney General Janet Reno organized a full-scale military assault on the compound. Seventy-six people died in the siege, mostly women and children. Public opinion turned sour on Reno after this heavy-handed use of federal power. This incident, along with the Ruby Ridge incident in 1992, fueled antigovernment sentiment in radical conservative militia circles.\n\n. **B** A careful reading of the excerpts can help you to use POE. We have no evidence that the Branch Davidians were \"antigovernment,\" (A). According to the first excerpt, they were employing \"defensive\" measures in response to perceived threats by the federal government, not \"offensive\" tactics. This likewise rules out (C). Choice (D) is tempting, but notice that Conyers says the Attorney General \"offered\" to resign. It does not say that she did. (In fact, she did not.)\n\n. **B** It helps if you remember that the Wounded Knee incident occurred in 1890, a heavy-handed assault by the U.S. Army against the Lakota Indians. Choice (A) is a good trap, but an Indian tribe is not a cult. There was no bombing, so rule out (C), and Wounded Knee was not a recent conflict, so rule out (D).\n\n## SECTION I, PART B: SHORT-ANSWER QUESTIONS\n\n#### **Question 1**\n\na) The easiest way to answer this question is to focus on the broad acceptance of slavery within most of the Democrat Party before the Civil War. You may have mentioned some of the following facts:\n\n\u2022 The Democrats held the presidency during Polk's administration from 1844 to 1848, and then again during Pierce's and Buchanan's administrations from 1852 to 1860. As a national party, the Democrats tried their hardest to straddle both sides of the slavery issue. Polk's acquisition of new territory, however, heightened tensions on the slavery issue.\n\n\u2022 The Democrats considered Pierce a \"safe\" nominee for president in 1852 because nobody knew who he was. Also, the Democrats hoped that the Compromise of 1850 had laid the slavery issue to rest for a while. In 1856, they chose Buchanan because he had been out of the country on diplomatic service and therefore had not been muddied by the slavery debate.\n\n\u2022 By 1860, the party had split, literally. It held two conventions and nominated two candidates, one a Southerner (John C. Breckinridge), the other a Midwesterner (Stephen Douglas). Slavery had torn the party apart, into regional divisions.\n\n\u2022 The Wilmot Proviso, authored by Democrat David Wilmot, would have banned slavery in the southwestern territories annexed from Mexico. John C. Calhoun, also a Democrat, fought the Wilmot Proviso strenuously. He argued that the federal government had no right to regulate slavery in the territories; most other Southern politicians soon picked up his argument.\n\n\u2022 Antislavery Democrats called pro-slavery Democrats \"hunkers,\" implying that they were so hungry for political power that they would court slave owners. Pro-slavery Democrats called antislavery Democrats \"barn burners\" because, they said, such folks would burn down the barn in order to kill the rats.\n\nb) This question is asking you to provide a historical event to support Norton's interpretation. You can use one of the points outlined in part a) as long as you link it to a statement made in Norton's quote. For instance, you can establish that Democrats saw the right to own slaves as a matter of \"personal liberty\" for those in an \"agrarian society.\" Aside from the issue of slavery, you may also have used one of the following:\n\n\u2022 The \"Corrupt Bargain\" of the Election of 1824 had convinced Jacksonian Democrats that the established government was run by elites who could not be trusted to adhere to the will of the people.\n\n\u2022 Jackson, the first Democrat President, exercised the veto more often than all other presidents combined.\n\n\u2022 Jackson opposed Reformers on other issues, too, such as the rights of the Cherokee Indians during the Trail of Tears.\n\nc) For this question, you may have used some of the following:\n\n\u2022 The party formed around a single issue\u2014preventing slavery in the territories annexed from Mexico.\n\n\u2022 The Compromise of 1850, and particularly its stricter fugitive slave law, helped the party gain support in the North. It attracted antislavery Democrats and \"Conscience Whigs.\"\n\n\u2022 The Republican Party eventually absorbed much of the Free-Soil Party. The two parties had virtually identical policies on slavery. Because the Republicans appealed to a wider range of voters, many Free-Soilers felt they could better accomplish their objectives in the larger Republican Party.\n\nGive yourself extra points if you mentioned the following:\n\n\u2022 The Free-Soil Party elected nine congressmen in 1848.\n\n\u2022 The _Dred Scott_ decision killed the Free-Soil Party once and for all by taking away its one issue. Free-Soilers wanted the federal government to regulate slavery; _Dred Scott_ ruled that it could not.\n\n#### **Question 2**\n\nNote the dates. The years given are 1800\u20131824. You know that Jefferson served two terms as president, from 1800\u20131808, and that he was succeeded by James Madison (1809\u20131816) and then James Monroe (1817\u20131824). These three were known as the \"Virginia Dynasty,\" and it was only with the 1824 election of former Federalist John Quincy Adams of Massachusetts that the \"Dynasty\" ended. So remember that you are not limiting yourself to Jefferson in this essay. You are being asked to address all three presidencies.\n\na) Your answer to this question may have included some of the following:\n\n\u2022 Jeffersonian Democracy stood for a limited central government, states' rights rather than federal rights, strict construction of the Constitution, a devotion to agricultural interests, a restricted military, and support of the Bill of Rights.\n\n\u2022 Jefferson was followed by Madison and then Monroe, and they were all Virginian Republicans who shared the same basic ideals.\n\n\u2022 During this period, Republicans started to act like Federalists.\n\nGive yourself extra credit for mentioning the following:\n\n\u2022 It was common practice for the secretary of state to become president after serving in the previous cabinet. Madison was Jefferson's secretary of state before assuming the presidency, and Monroe was Madison's secretary of state before he became president.\n\n\u2022 The election of 1800 was viewed as \"The Revolution of 1800\" because (a) the Republicans replaced the Federalists in the executive branch, and (b) no blood was shed in this transfer of power from one political party to the other.\n\n\u2022 Jefferson stated in his inaugural address: \"We are all Republicans, we are all Federalists.\"\n\nb) Your answer to this question may have included some of the following:\n\n\u2022 There was no provision in the Constitution for the purchase of the Louisiana Territory, and Jefferson was acting like a \"loose constructionist\" when he purchased it.\n\n\u2022 The Louisiana Purchase doubled the size of this country and was sold to us by France for $15 million.\n\n\u2022 Although Jefferson had doubts about whether the United States had the authority to accept the offer, he agreed to it by reasoning that it would benefit the entire country, and it had the support of Congress.\n\n\u2022 The Louisiana Purchase provided the country with national unity and boosted the popularity of the Republicans.\n\nGive yourself extra credit for mentioning the following:\n\n\u2022 The decline of the Federalists as a result of the Louisiana Purchase\n\n**_Marbury v. Madison_**\n\n\u2022 The court case of 1803 established the power of Judicial Review.\n\n\u2022 John Marshall was the Supreme Court Justice who ruled on this case.\n\n\u2022 This case, like the Louisiana Purchase, extended the power of the judiciary, and thus the federal government.\n\nGive yourself extra credit for mentioning the following:\n\n\u2022 While the case itself was over a minor issue (the power of the court to force the delivery of a commission), it actually gave the Supreme Court the enormous power of being able to nullify an act of Congress.\n\n\u2022 This case was over the \"midnight appointments\" of John Adams, which the newly elected Jefferson was trying to block.\n\n\u2022 Jefferson also tried to block other Federalist judicial measures by supporting the impeachment of Federalist Justice Samuel Chase.\n\n**The War of 1812**\n\n\u2022 The Jeffersonians were acting like Federalists in the expansionist and militaristic venture known as the War of 1812.\n\n\u2022 The war called into question the classic Republican commitments to limited federal power and peace.\n\n\u2022 The war was conducted during the presidency of James Madison.\n\nGive yourself extra credit for mentioning the following:\n\n\u2022 The United States started the fight because it felt the British were violating American neutrality rights at sea and also stirring up trouble on the western frontier.\n\n\u2022 The \"War Hawks\" in Congress were led by Henry Clay of Kentucky and John C. Calhoun of South Carolina, representing the support of the West and South.\n\n\u2022 The country was divided on this war, both by region and by political alliances.\n\n\u2022 Jefferson's Embargo Act of 1807, which prohibited our trade with foreign nations, harmed the nation's economy and plunged us into a depression.\n\n\u2022 The Embargo Act was followed by the Non-Intercourse Act of 1809 and then Macon's Bill #2, in 1810. All three acts aimed at settling the violation of neutral shipping rights peacefully.\n\n\u2022 Madison, like Jefferson, attempted a combination of economic pressure and diplomacy to deal with Britain, but ultimately brought us into war.\n\n\u2022 The New England Federalists were so opposed to \"Mr. Madison's War\" that they came close to secession at the Hartford Convention of 1814. (You would really make a reader's day if you included this one!)\n\n\u2022 Tecumseh, and his brother \"The Prophet,\" of the Shawnee tribe attempted to unite all Indians east of the Mississippi River but were destroyed by General William Henry Harrison at the Battle of Tippecanoe. (What does this say about the Jeffersonian ideal of all men being endowed by their creator with inalienable rights to life, liberty, and the pursuit of happiness?)\n\n**The Monroe Doctrine**\n\n\u2022 The Monroe Doctrine warned European nations not to interfere in the affairs of the Western Hemisphere and also claimed for us the right to intervene anywhere in our own hemisphere if we felt our security was threatened.\n\n\u2022 The Monroe Doctrine represented bold nationalism and was applauded by the American public, though its full impact wasn't felt for quite some time, when it was later viewed as the cornerstone of our foreign policy. Nationalism signified quite a shift in Jeffersonian ideals and later took the form of economic growth and expansionism.\n\n\u2022 The Monroe Doctrine, although issued under President James Monroe, was written by his secretary of state, John Quincy Adams. During Monroe's presidency, Adams helped to usher in a new wave of westward expansion, which was followed by our recognition of new nations in Central and South America.\n\nGive yourself extra credit for mentioning the following:\n\n\u2022 At the time of the Monroe Doctrine, the Republican Party was the only organized force in American politics because the Federalists had ceased running candidates after 1816.\n\n\u2022 Even though we proclaimed neutrality in the wars between Spain and its rebellious colonies, we were selling ships and supplies to the insurgents, and when Monroe established diplomatic relations with Latin American countries, we became the first nation to do so.\n\n\u2022 The Monroe Doctrine gave us the appearance of isolationism because we had \"warned\" European nations to stay out of our affairs, but in reality we had merely stated our nationalistic and patriotic fervor of the time.\n\nc) For this question, you may have used some of the points listed under part b), while focusing on the lack of \"seismic shift\" inherent in each event.\n\nHere are some examples:\n\n\u2022 The Louisiana Purchase was largely noncontroversial and a bargain piece of territory for the amount of land acquired. The territories acquired were not developed until after the age of Jeffersonian democracy had expired.\n\n\u2022 _Marbury v. Madison_ would not have cumulative effect until well after the time period in question. It set a precedent for greater consolidation of power at the federal level, but did not represent a shift within this time period.\n\n\u2022 Since Anti-Federalist Democratic-Republicans prevailed in the War of 1812, it affected Federalists and not the Jeffersonian democrats themselves. It was the outgrowth of their influence, not its instigator.\n\n\u2022 The Monroe Doctrine pertained to strictly foreign policy, so would not have represented a strong shift within the party ideals, which were largely concerned with domestic issues.\n\n#### **Question 3**\n\nThis is a painting called \"The Copley Family\" from 1776. The Revolutionary Era was interesting not only because it changed the nation's form of government but also because America was forming its own distinctive style in architecture, clothing styles, and the family.\n\na) For this question, you may have mentioned some of the following:\n\n\u2022 Family life is joyful and idealized in this picture.\n\n\u2022 \"Republican Motherhood\" describes women's roles present in the emerging United States before, during, and after the American Revolution. The belief was that women should uphold the ideals of republicanism, in order to pass on republican values to their children. The \"Republican Mother\" was considered responsible for upholding the morality of her husband and children.\n\n\u2022 The family in this photo is part of the upper class and is surrounded by lavish furnishings.\n\nb) For this question, you may have mentioned some of the following:\n\n\u2022 The overall scene is one which depicts family harmony. Three generations sit in close proximity. The younger children climb joyfully over their mother and grandfather. One daughter stares in a serious manner at the viewer, suggesting that she is reserved in the presence of an \"outsider.\"\n\n\u2022 In the background is a scene depicting perfect natural beauty, suggesting that the harmony of the family is part of the harmony of the natural world.\n\n\u2022 The male members of the family look much like the Founding Fathers, reminding the viewer that the ideals of family life echo the ideals of the new Republic.\n\n\u2022 The wealth of the family reminds the viewer of the prosperity of the new American nation.\n\n\u2022 The mother in the photo is serene and immersed in the needs of her children, thus embodying the spirit of Republican Motherhood.\n\n\u2022 The children are the center of attention in the picture, while the male members of the family are more reserved and take the back chairs. The children are the future of the new Republic.\n\n\u2022 The oldest man looks to the side, perhaps representing the past, while the younger father looks at the viewer, perhaps representing the present. The mother looks at her children, representing the future.\n\nc) The most obvious events to focus on here would be either the Revolution or the founding of the new Republic.\n\n\u2022 As noted above, the ideal of Republican Motherhood was meant to create children with a strong foundation in the morals and ideals of America. This would be instrumental in the crafting of the Constitution and the unity of the states.\n\n\u2022 As for social class, the Revolution was organized by members of the upper class after their bold signing of the Declaration of Independence. The picture reinforces the idea of their nobility.\n\n\u2022 It required strong families to settle in the New World, creating communities and state governments from an uncharted wilderness. Fathers and sons fought together in the Revolution, while mothers sacrificed their sons to the cause.\n\n#### **Question 4**\n\na) and b) This essay gives you an opportunity to discuss the causes of the Progressive movement and its achievements. The following is a list of facts and concepts you might have included in your essay.\n\n\u2022 Public disenchantment with business practices\u2014By 1900 many major businesses were controlled by virtual monopolies. Those who controlled the businesses were fabulously wealthy; those who worked for them were impoverished. Businesses had little regard for the welfare of their workers or their customers. The government and judiciary proved to be shamelessly pro-business in their policies and rulings.\n\n\u2022 Public horror at city conditions\u2014Business's abuses adversely influenced the state of the cities. Urban dwellers lived under cramped, unsanitary conditions. Often entire families, including children, worked in factories for sub-living wages. City governments were controlled by political machines, who helped their impoverished patrons survive but did nothing for their long-term welfare.\n\n\u2022 Growth of the middle class\u2014During this time, the U.S. middle class was growing. With their newfound comfort and respectability, many middle-class Americans wanted to increase their political power. They formed associations such as the lawyers' American Bar Association and the women's National Woman Suffrage Association. The groups served as interest groups that lobbied for progressive reform. Many in the middle class, outraged by the excesses of business and the corruption of government, fought to correct them.\n\n\u2022 Progressivism built on the foundation laid by the Populist movement of the 1890s\u2014Populism had fought for moral causes, sought to counter the trend toward monopoly, and worked to widen access to the democratic process. Progressivism picked up these traditions, and so inherited the farmers and clergy who had made up the Populist coalition.\n\n\u2022 Journalists helped the spread of Progressivism\u2014With magazine articles and books like Upton Sinclair's _The Jungle_ , American \"muckrakers\" broadened public awareness of corporate excesses.\n\n\u2022 Teddy Roosevelt's presidency\u2014Roosevelt used the office of the presidency as a \"bully pulpit\" to popularize Progressive ideals. During his tenure, he filed numerous antitrust suits against large corporations, tightened food and drug regulations, created national parks, and broadened the government's power to protect land from overdevelopment. Roosevelt took many of the cues from the book _The Promise of American Life_ by Herbert Croly. The book argues forcefully for using the power of the central government to effect progressive reform.\n\nGive yourself extra points if you mentioned the following:\n\n\u2022 Other Progressive successes broadened the movement's appeal. On the state and local level, many new regulations were enacted, including child labor laws, limits on the lengths of the work day, minimum wage requirements, corrupt-practices acts, and housing codes. Many states adopted the initiative, referendum, and recall, thus empowering voters. Cities improved public transportation, adopted stricter health codes, and converted to a city-manager system. States introduced income taxes to redistribute wealth and provide public services.\n\n\u2022 Wisconsin governor Robert La Follette led the way for many Progressive state leaders. He initiated such reforms as direct primaries, equitable tax structures, and the regulation of railways, all later adopted by many other states.\n\n\u2022 Taft and Wilson continued the Progressive tradition in the White House. Taft strengthened antitrust law and expanded conservation efforts. During his term, two Progressive amendments, the national income tax and the direct election of senators, were added to the Constitution. Wilson created the Federal Trade Commission, lobbied for and enforced the Clayton Antitrust Act, and helped create the Federal Reserve, which gave the government greater control over the nation's finances. During his term, the Nineteenth Amendment gave women the right to vote.\n\nc) For this question you may have mentioned some of the following:\n\n\u2022 The many successes of Progressivism actually helped bring about its downfall. Each success satisfied a portion of the Progressive coalition, and once satisfied, these people tended not to work as hard for Progressive goals.\n\n\u2022 World War I also split the Progressive coalition. Some supported the war while others opposed it, but the feelings on both sides of the issue were strong. When the war ended, with Americans tired of crusading for justice, the Progressive movement petered out.\n\n\u2022 Businesses or those who objected to bigger government involvement in the lives of its citizens would have worked to stop or dismantle the goals of Progressives.\n\n\u2022 Republican Presidents of the 1920s, such as Harding and Coolidge, deliberately failed to enforce some of the laws and initiatives passed by Progressives, thus undermining their agenda.\n\n## SECTION II, QUESTION 1: THE DOCUMENT-BASED QUESTION\n\nThe document-based question begins with a mandatory 15-minute reading period. During these 15 minutes, you should (1) come up with some information not included in the given documents (your outside knowledge) to include in your essay; (2) get an overview of what each document means; (3) decide what opinion you are going to argue; and (4) write an outline of your essay.\n\nThe first thing you will be inclined to do, after reading the question, is to look at the documents. Resist temptation. Instead, the first thing you should do is brainstorm for several minutes about what the question is asking of you. Try to list everything you remember about the causes of the Civil War. This list will serve as your reference to the outside information you must provide in order to earn a top grade.\n\nThen, and only then, read over the documents. As you read them, take notes in the margins and underline those passages that you are certain you are going to refer to in your essay. If a document helps you remember a piece of outside information, add that information to your brainstorming list. If you cannot make sense of a document, don't worry. You do not need to mention every document to score well on the DBQ.\n\nHere is what you need to look for in each document to get the most out of it:\n\n\u2022 The author\n\n\u2022 The date\n\n\u2022 The audience (for whom was the document intended?)\n\n\u2022 The significance\n\nRemember: You are being asked to write 50 percent document interpretation and 50 percent outside information. Don't get so lost in the documents that you forget to bring in outside information. Readers will not be able to give you a high score unless you have both! What readers really don't like is a laundry list of documents: that is, a paper in which the student merely goes through the documents, explaining each one. Those students are often the ones who forget to bring in outside information, because they are so focused on going through the documents.\n\nSo, what is this DBQ all about?\n\nThis DBQ asks you two things: (1) to what extent was the Civil War caused by the slavery issue and to what extent was it caused by other factors, and (2) what circumstances led to the breakup of the Union? In the first part, you are actually being asked to identify factors _other than slavery_ that caused the breakup of the Union, although you aren't being asked to rule out slavery as a cause. Your job is to decide how much of the Civil War was caused by slavery and how much was caused by other factors. In those other factors, you might find ideas that will help you answer the second part.\n\nNote that the question asks, \"to what extent.\" That means you are being asked to rank the causes of the Civil War. You might state that slavery was the leading cause, but there were other causes. You might state that slavery was only one of several equally important causes leading up to the war. You might state that all the other causes had slavery at the root, or you might state that too much weight has been given to slavery as the single cause of the war. There is no right answer. That is the fun of it. You could earn a top score by writing about how slavery was only a fraction of the issue, and the gal sitting across the room from you could also earn a top score by stating that slavery was the only issue!\n\n### **The Documents**\n\n#### **Document 1**\n\nThis is the article from which the famous phrase \"Manifest Destiny\" was taken. O'Sullivan states that it is the American destiny, ordained by God, to populate the country from coast to coast, in order to provide \"for the free development of our yearly multiplying millions.\" The use of the word \"free\" should not be overlooked, and the idea that we should challenge any foreign power who attempts to \"thwart our policy,\" \"hamper our power,\" or \"limit our greatness\" also needs to be addressed. As stated earlier, the Mexican War and cession, which rested upon Manifest Destiny, should not be overlooked in any discussion about the Civil War.\n\n#### **Document 2**\n\nThis declaration of war against Mexico links that war with the war that followed (like we saw in Document 1). Note the use of the words \"honor, rights and dignity of this country.\" Clearly, in Polk's opinion, it was our right and responsibility to thwart Mexico in territorial expansion, but these words also sound like abolitionist words, so the issue of slavery also fits in well here. An astute student might also relate this document to the \"spot\" resolutions, in which Congressman Abraham Lincoln asked President James K. Polk to identify the exact \"spot\" where \"American blood had been shed on American soil.\"\n\n#### **Document 3**\n\nThis document is taken from Pennsylvania Representative David Wilmot's proposal before Congress. The Wilmot Proviso proposed that Congress award President Polk the $2 million he asked for while the United States was fighting the Mexican War, and in return that any land we wrested from Mexico remain free from slavery. If you were going to argue that U.S. territorial expansion, or the Mexican War, was a major factor in the breakup of the Union, you would certainly want to use this document to support your thesis. The Wilmot Proviso passed the House twice but was defeated in the Senate. Clearly, the argument over the acquisition of vast western lands added to the sectional debate over the extension of slavery. If you were going to argue that slavery was the most significant reason for the breakup of the Union, you could still use this document in that context. If it weren't for the issue of slavery, the issue of what to do with the Mexican cession wouldn't have been so heated.\n\n#### **Document 4**\n\nThis document, which shows the territorial changes of the Compromise of 1850, can be used in a multitude of ways. First, it speaks to the issue of what efforts were made to keep the Union together. Second, it displays the precarious state of the Union, with free and slave states vying for power. Third, it covers the issue of popular sovereignty in the Utah and New Mexico territories. Lastly, it shows California entering the Union as a free state. An astute student would also want to point out the aspects of the compromise that the map does not show: namely, that it was crafted by Mr. Compromise himself, Henry Clay, and that, in addition to territorial matters, it endorsed a tougher Fugitive Slave Law to pacify the South. It should be pointed out that the compromise bought time for the nation, and that while it was far from perfect, it held up the Union for another 11 shaky years. Another way this document could be used would be if your thesis includes the failure of the era's compromises, and\/or ineffectual or misguided politicians.\n\n#### **Document 5**\n\nThis well-known, unfortunate Supreme Court case turned a man into property. Dred Scott, a slave in Missouri, was taken to the free state of Illinois and then to the free territory of Wisconsin, where he lived for several years before returning to Missouri. Once he returned to Missouri, he sued for his freedom, arguing that his period of residence on free soil made him a free citizen. After he lost in the Missouri Court, he appealed to the Supreme Court, where Southern Democrat Chief Justice Roger Taney ruled against Scott. Abolitionists felt that he should be free under the Missouri Compromise, because Scott had lived in free land, above the 36\u00b030\u00b4 line. If he lost his freedom once he returned, then didn't that nullify the Missouri Compromise? This document is filled with goodies. The slavery issue is front and center, as is the issue of political endeavor, whether successful or not. If you are arguing that slavery was at the center of our disunion, clearly the Supreme Court decision illustrates that fact. If you are arguing that the political climate, leaders, laws, court cases, and resolutions were behind the breakup of the union, this document serves you well, too.\n\n#### **Document 6**\n\nThis document illustrates the differences between the North and South in terms of industrial development. In the 1850s, there was an explosion of new railroad construction, most of which was concentrated in the North. The many miles of track that existed in the North highlight the economic struggle that took place between the agricultural South and the industrial North. In Charles and Mary Beard's interpretation of what caused the Civil War, they argue that the war was not fought over slavery per se, but that it represented a deeply rooted economic struggle, akin to the American Revolution, that brought about major changes in class relations and power. The North wielded its industrial might over the less-advanced agrarian South, with the effect of destroying the cotton economy and plantation system.\n\n#### **Document 7**\n\nThis cartoon shows the Democratic Party headed for disaster in the election of 1860. The party is not only split internally, represented by the politicians in the cart headed in different directions, but also about to be rammed by the oncoming train of the Republican Party (note that a train is a much more modern form of transportation!). The Democrats, splintered into two, offered the presidential candidacies of both Stephen Douglas, who had the support of the North, and John Breckinridge (President James Buchanan's vice president) of Kentucky, who had the support of the South. The Republicans ran Abraham Lincoln, and the Constitutional Union Party ran John Bell of Tennessee. The election of Lincoln sealed the fate of the Union. Because he would not compromise on the issue of slavery in the territories, and perhaps because he underestimated the secession movement of the South, the Union fell apart. This document can be used to illustrate the political breakdown leading to the war, and it could also be used to demonstrate the power of the slavery issue.\n\n### **Choosing a Side**\n\nThe first thing you want to do is to decide what kind of a statement you are going to make. You have already brainstormed all your outside information, made some notes or a quick outline, and decided where to plug in the documents. Because there is no right way to answer this, and many ways to make your argument, here are some positions you might want to argue.\n\n\u2022 Slavery was an issue in the breakup of the Union, but it wasn't the only one. There were other equally important factors, such as\n\n1) the differences in regional lifestyles, with the North being more industrial and the South being more agricultural\n\n2) the erosion of the traditional party system, including the splintering of the Democratic and Whig parties, which paved the way for the Republican Party\n\n3) a generation of blundering political leaders, from Polk to Buchanan\n\n4) the passions of a few zealous reformers\n\n5) the effect of the Mexican War and the popular sovereignty crisis that ensued over the territories\n\n\u2022 Slavery was the underlying issue from which all other issues flowed. If it hadn't been for slavery, the issue of territorial expansion, political alignments, and differences in economies wouldn't have been enough to rip the Union apart.\n\n\u2022 Politics tore the country apart. The laws and compromises made by a well-intentioned government backfired on the nation. If it hadn't been for the Missouri Compromise, the Compromise of 1850, and the Kansas-Nebraska Act, the North and South may have stayed united, accepting their differences.\n\n\u2022 The Civil War was caused by the idea of Manifest Destiny, the belief that it was the nation's God-given right to expand across the continent, gobbling up all available land. If Americans hadn't held these beliefs, the issue of slavery may not have extended to such a widespread area.\n\n### **Planning Your Essay**\n\nUnless you read extremely quickly, you probably won't have time to write a detailed outline for your essay during the 15-minute reading period. However, it is worth taking several minutes to jot down a loose structure of your essay, because it will actually save you time when you write. First, decide on your thesis and write it down in the test booklet. Then take a few minutes to brainstorm all the points you might put in your essay. Choose the strongest points and number them in the order you plan to present them. Lastly, note which documents and outside information you plan to use in conjunction with each point. If you organize before you write, the actual writing process will go much more smoothly. More important, you will not write yourself into a corner, and suddenly find yourself making a point you cannot support or heading toward a weak conclusion (or worse still, no conclusion at all).\n\n### **What You Should Have Discussed**\n\nRegardless of which thesis you choose, your essay should discuss all of the following:\n\n\u2022 the issue of slavery\n\n\u2022 the Mexican War and cession\n\n\u2022 the _Dred Scott_ decision\n\n\u2022 the Northern industrial economy versus the Southern agricultural one\n\n\u2022 the issue of popular sovereignty in the territories\n\n\u2022 the Compromises of 1820 and 1850\n\n\u2022 abolitionists\n\n\u2022 the Kansas-Nebraska Act\n\nGive yourself very high marks for outside knowledge if you mention any five of the following:\n\n\u2022 the Lincoln-Douglas debates\n\n\u2022 the Freeport Doctrine\n\n\u2022 John Brown\n\n\u2022 \"Bleeding Kansas\"\n\n\u2022 the Fugitive Slave Act\n\n\u2022 personal liberty laws\n\n\u2022 Harriet Beecher Stowe's _Uncle Tom's Cabin_\n\n\u2022 the Republican Party\n\n\u2022 Whigs\n\n\u2022 Free-Soilers\n\n\u2022 spot resolution\n\n\u2022 the Tallmadge Amendment\n\n\u2022 William Lloyd Garrison's _The Liberator_\n\n\u2022 the Brooks-Sumner affair\n\n\u2022 the Gadsden Purchase\n\nGive yourself a pat on the back if you mention any of the following:\n\n\u2022 the Ostend Manifesto\n\n\u2022 Hinton Helper's _Impending Crisis of the South_\n\n\u2022 the Know-Nothing Party\n\n\u2022 the Lecompton Constitution\n\n\u2022 the Crittenden Compromise\n\n\u2022 Conscience Whigs\n\n\u2022 Cotton Whigs\n\n\u2022 \"Barnburners\"\n\n\u2022 Henry Clay\n\n\u2022 Franklin Pierce\n\n\u2022 James K. Polk\n\n\u2022 James Buchanan\n\n\u2022 Millard Fillmore\n\n\u2022 Lewis Cass\n\n\u2022 Roger Taney\n\n\u2022 John C. Calhoun\n\n## SECTION II: THE LONG ESSAY QUESTION\n\n#### **Question 2**\n\nThis essay asks you to delve into U.S. foreign policy in the post\u2013World War I period. You will need to be clear on what our foreign policy was, and then select two or three main examples to explain what influenced our policy. The first thing you need to do in this essay is explain our foreign policy during the 1920s. Contrary to common belief, the United States was not entirely isolationist at that time, although we did refuse to join the League of Nations. Yes, we were fearful of being pulled into another world war, but we did make arrangements with other nations that would advance our interests while also aiming for peace.\n\n**Social Issues**\n\n\u2022 The Red Scare. This was the time of the Palmer raids, rising nativism, a resurgence of the Klan, anti-unionism, and restrictive immigration laws.\n\n\u2022 Fundamentalism. You should include the Scopes Monkey Trial and the Prohibition movement, and, of course, Harding's \"return to normalcy\" pledge, which kicked off the decade.\n\n\u2022 Cultural modernism, including women getting the right to vote, a loosening of morals, and the Lindbergh flight\n\n\u2022 In terms of the economy, you would have to mention the boom years (1922\u20131928), which were followed by the stock market crash and the Depression. You should also mention the concepts of consumerism and materialism.\n\n\u2022 Because this essay asks you to concentrate on U.S. foreign policy, you need to be sure to connect all these aspects of the social climate with the views toward international involvement. The prevalence of xenophobia during this time obviously influenced the will to involve the United States in the affairs of other countries. The United States was, however, willing to deal with other countries for economic gain, rather than for political or social reasons.\n\nGive yourself extra points for mentioning the following:\n\n\u2022 Attorney General A. Mitchell Palmer's raids on suspected radicals, his assistant J. Edgar Hoover, the bombs that went off in the spring of 1919, and the anti-union and antistrike activities of the U.S. government during Palmer's tenure\n\n\u2022 The attack on IWW members, the attack on \"radical\" newspapers and literature, the \"100 Percent Americanism\" movement, the rise in Klan membership and lynching, the stand taken against feminist demands, and the general xenophobia that gripped the nation\n\n\u2022 The trial and execution of two radical immigrants, Sacco and Vanzetti; the Emergency Quota Act of 1921; and the Johnson-Reed Immigration Act of 1924\n\n\u2022 Henry Ford and the automobile, leisure-time activities, sports, movies, the \"Jazz Age,\" and any other subjects\n\n**Economic Issues**\n\n\u2022 Before World War I, the United States had been a debtor nation, and after the war it emerged as a creditor nation, having lent over $10 billion to the Allies.\n\n\u2022 Under the Treaty of Versailles, Germany was required to pay $30 billion in reparations to the Allies, but was bankrupt and couldn't pay.\n\n\u2022 The Dawes Plan of 1924 established a flow of payments from the United States to Germany and from Germany to the Allies.\n\n\u2022 Tariff walls resulted in international and domestic economic distress.\n\nGive yourself extra points for mentioning the following:\n\n\u2022 The Fordney-McCumber Tariff of 1922 created a high tariff barrier around the United States and resulted in economic dislocation here and abroad.\n\n\u2022 Charles Dawes, an American banker, became Coolidge's vice president and was the mastermind behind the Dawes plan. He also won the Nobel Peace Prize for his efforts, even though the plan didn't solve the international economic crisis.\n\n\u2022 The United States was not only lending money overseas, but also investing in European industry and in Latin American ventures as well.\n\n**Political Ideology**\n\n\u2022 The three Republican presidents of the 1920s\u2014Harding (1921\u20131923), Coolidge (1923\u20131929), and Hoover (1929\u20131933)\u2014all had pro-business views.\n\n\u2022 The Washington Conference of 1921 aimed to promote peace, cut military spending, and endorse world disarmament.\n\n\u2022 The Kellogg-Briand Pact renounced war as an instrument of national policy.\n\n\u2022 The Republican Congress refused to permit us to join the League of Nations and sign the Treaty of Versailles.\n\nGive yourself extra points for mentioning the following:\n\n\u2022 The Nine-Power Treaty, the Five-Power Treaty, and the Four-Power Treaty resulted from the Washington Conference and dealt with issues of territorial integrity and disarmament.\n\n\u2022 The Harding scandals and his unexpected death in 1923\n\n\u2022 Harding's appointments of Hoover as secretary of commerce and Mellon as secretary of the treasury\n\n\u2022 Coolidge's attitude toward the economy (\"The business of America is business\") and his belief in limited government\n\n\u2022 Coolidge's refusal to pay World War I veterans their bonuses early\n\n\u2022 Coolidge's veto of the McNary-Haugen Bill of 1928 to help farmers\n\n\u2022 Hoover's work during World War I as head of the Food Administration and his campaign against Al Smith of New York in 1928\n\n\u2022 Hoover's suggestion that poverty was eliminated and his belief in self-help\n\n\u2022 The influence of Henry Cabot Lodge, chairman of the Senate Foreign Relations Committee, on U.S. foreign policy\n\n**About the Structure of Your Essay**\n\nYou would have to begin with an explanation of U.S. foreign policy during the 1920s and follow with a discussion of what influenced this policy. Your essay would then include an analysis of the social, economic, and political pressures of the postwar period, focusing on the two or three main points about which you know the most. In sum, your essay would outline the varying forces that defined our international relations in the 1920s.\n\n#### **Question 3**\n\nThis is a nice prompt to work with because you can easily support or refute the prompt by using many of the same examples. Either you can argue that farmers and factory workers DID adapt by pushing for certain changes OR you can simply argue that the solutions farmers and factory workers sought did not come easily; therefore, they did not adapt effectively. Many of these key points can be used for either side of the issue, therefore a good candidate for the \"modify\" approach.\n\n**Farmers**\n\n\u2022 Thanks to the Homestead Act and the Transcontinental Railroad, Eastern farmers were able to move their cash-crop farming westward. On the flip-side, the Homestead Act attracted so many new farmers that there was a gradual loss of land available for homesteading.\n\n\u2022 Farmers started to view agriculture more as a business than as a way of life. Transportation and marketing made farming more lucrative.\n\n\u2022 Many farmers readily adopted mechanization to improve overall productivity. On the downside, much of this machinery was bought on credit. (Cue the Grangers and the Populists.)\n\n\u2022 Founded in 1867 as a social organization, the Grange established cooperatively owned stores, grain elevators, and warehouses for farming members. Grangers also experimented with cooperative marketing of farm products and cooperative purchasing of seed, fertilizer, machinery, and other commodities.\n\n\u2022 Farmers generally supported the Interstate Commerce Act of 1887, which cleaned up some of the corruption in the railroad industry.\n\n\u2022 _Munn v. Illinois_ likewise regulated railroads as utilities.\n\n\u2022 Populists demanded a silver-standard currency in order to increase the amount of money in circulation and prevent deflation. Later, Populists appealed to urban factory workers. Populists \"spoke truth to power\" by challenging the established two-party system.\n\n**Industrial Workers**\n\n\u2022 The big point here would be labor unions: National Labor Union (1866); Knights of Labor (1869); American Federation of Labor (1886)\n\n\u2022 Famous strikes: Molly McGuires (1876); Great Railroad Strike (1877); Haymarket Riot (1886); Homestead (1892); Pullman Strike (1894)\n\n\u2022 Children were sent to work in mills and factories to increase family income (an adaptation, though an unfortunate one).\n\n\u2022 In the later years of this period, single women entered the paid labor force in increasing numbers, also an adaptation.\n\n\u2022 Pullman Strike\u2014a nationwide railroad strike in the United States in the summer of 1894\n\n**About the Structure of Your Essay**\n\nWhether you decide to support, refute, or modify, start with a broad overview of the Industrial Revolution. Then choose three examples to focus on in more depth. It's okay\u2014in fact, very good\u2014 to make brief references to lots of names, dates, and events, but be sure to provide analysis, not just factual data.\n\n# Practice Test 3\n\nClick here to download a PDF of Practice Test 3.\n\n**Section I**\n\n**The Exam**\n\n**AP \u00ae United States History Exam**\n\n**SECTION I, PART A: Multiple Choice**\n\n**DO NOT OPEN THIS BOOKLET UNTIL YOU ARE TOLD TO DO SO.**\n\nAt a Glance\n\n**Time**\n\n55 minutes\n\n**Number of Questions**\n\n55\n\n**Percent of Total Grade**\n\n40%\n\n**Writing Instrument**\n\nPencil required\n\n**Instructions**\n\nSection I, Part A, of this exam contains 55 multiple-choice questions. Fill in only the ovals for numbers 1 through 55 on your answer sheet. Because this section offers only four answer options for each question, do not mark the (E) answer circle for any question.\n\nIndicate all of your answers to the multiple-choice questions on the answer sheet. No credit will be given for anything written in this exam booklet, but you may use the booklet for notes or scratch work. After you have decided which of the suggested answers is best, completely fill in the corresponding oval on the answer sheet. Give only one answer to each question. If you change an answer, be sure that the previous mark is erased completely. Here is a sample question and answer.\n\nSample Question\n\nThe first president of the United States was\n\n(A) Millard Fillmore\n\n(B) George Washington\n\n(C) Benjamin Franklin\n\n(D) Andrew Jackson\n\nSample Answer\n\nUse your time effectively, working as rapidly as you can without losing accuracy. Do not spend too much time on any one question. Go on to other questions and come back to the ones you have not answered if you have time. It is not expected that everyone will know the answers to all of the multiple-choice questions.\n\nYour total score on the multiple-choice section is based only on the number of questions answered correctly. Points are not deducted for incorrect answers or unanswered questions.\n\n**SECTION I, PART B: Short Answer**\n\nAt a Glance\n\n**Time**\n\n50 minutes\n\n**Number of Questions**\n\n4\n\n**Percent of Total Grade**\n\n20%\n\n**Writing Instrument**\n\nPen with black or dark blue ink\n\n**Instructions**\n\nSection I, Part B, of this exam contains 4 short-answer questions. Write your responses on a separate sheet of paper.\n\n**UNITED STATES HISTORY**\n\n**SECTION I, Part A**\n\n**Time\u201455 minutes**\n\n**55 Questions**\n\n**Directions:** Each of the questions or incomplete statements below is followed by four suggested answers or completions. Select the one that is best in each case and then blacken the corresponding space on the answer sheet.\n\n**Questions 1 - 3 refer to the following excerpt.**\n\n\"From the large body of poor drifters, many of them diseased, feckless, or given to crime, came a great part of the labor supply of the rich sugar islands and the American mainland. From the London of Pepys and then of Hogarth, as well as from many lesser ports and inland towns, the English poor, lured, seduced, or forced into the emigrant stream, kept coming to America for the better part of two centuries. It is safe to guess that few of them, and indeed few persons from the other sources of emigration, knew very much about what they were doing when they committed themselves to life in America.\"\n\nRichard Hofstadter, historian, _America at 1750: A Social Portrait_ , 1971\n\n. The people described in the above quote were most likely\n\n(A) slaves\n\n(B) indentured servants\n\n(C) inmates in a penal colony\n\n(D) fugitives seeking religious freedom\n\n. The need for labor on the American mainland in 1750 was most directly the result of\n\n(A) the cultivation of tobacco\n\n(B) expansion of Northern manufacturing\n\n(C) the invention of the cotton gin\n\n(D) the decline of slavery after Bacon's Rebellion\n\n. The people described in the quote above most likely emigrated to\n\n(A) Northern New England\n\n(B) New Amsterdam\n\n(C) The Chesapeake\n\n(D) St. Augustine\n\n**Questions 4 - 6 refer to the following excerpt.**\n\n\"I think the authors of that notable instrument intended to include all men, but they did not mean to declare all men equal in all respects. They did not mean to say all men were equal in color, size, intellect, moral development, or social capacity. They defined with tolerable distinctness in what they did consider all men created equal\u2014equal in \"certain inalienable rights, among which are life, liberty, and the pursuit of happiness.\" This they said, and this they meant. They did not mean to assert the obvious untruth that all were then actually enjoying that equality, or yet that they were about to confer it immediately upon them. In fact, they had no power to confer such a boon. They meant simply to declare the right, so that the enforcement of it might follow as fast as circumstances should permit.\"\n\nAbraham Lincoln, October 15, 1858\n\n. The excerpt directly quotes which of the following historical documents?\n\n(A) The Magna Carta\n\n(B) The Declaration of the Rights of Man\n\n(C) The Declaration of Independence\n\n(D) The U.S. Constitution\n\n. At that time of Lincoln's speech, the ideas expressed in the excerpt would have been directly opposed by\n\n(A) Daniel Webster\n\n(B) Stephen Douglas\n\n(C) William Lloyd Garrison\n\n(D) Andrew Johnson\n\n. The excerpt best reflects which of the following?\n\n(A) Disagreement over the application of the phrase \"all men are created equal\" to people of certain racial groups\n\n(B) Fear that the United States would be split by a civil war\n\n(C) Conflicts over how slavery could be contained to the Southern states\n\n(D) Beliefs that the secession of South Carolina was imminent\n\n**Questions 7 - 10 refer to the following excerpts.**\n\n\"The United States hereby agrees and stipulates that the country north of the North Platte river and east of the summits of the Big Horn mountains [in South Dakota] shall be held and considered to be un-ceded Indian territory, and also stipulates and agrees that no white person or persons shall be permitted to settle upon or occupy any portion of the same; or without the consent of the Indians, first had and obtained, to pass through the same.\"\n\nTreaty of Fort Laramie Article XVI, 1868\n\n\"[General George A.] Custer's journey began at Fort Abraham Lincoln on the Missouri River on July 2, 1874. By the end of that month they had reached the Black Hills [of South Dakota], and by mid-August had confirmed the presence of gold fields in that region. The discovery of gold was widely reported in newspapers across the country. Custer's florid descriptions of the mineral and timber resources of the Black Hills, and the land's suitability for grazing and cultivation...received wide circulation, and had the effect of creating an intense popular demand for the 'opening' of the Hills for settlement.\"\n\n_United States v. Sioux Indian of Nations_ , 1980\n\n. Based on the wording of the Treaty of Fort Laramie, White settlement of the Black Hills in the 1970s\n\n(A) was a violation of the terms of the treaty\n\n(B) was justified, since gold prospecting was not mentioned in the treaty\n\n(C) was a threat to Indian interests in the region, though not illegal\n\n(D) was beneficial to the economic interests of both Indian tribes and white settlers in the region\n\n. Which of the following generalizations can be correctly inferred from the above excerpts?\n\n(A) Treaties such as Fort Laramie successfully controlled the incursion of white settlers into Sioux Indian territories in the years following the Civil War.\n\n(B) Treaties between the U.S. government and American Indians after the Civil War generally encouraged the formation of strong, independent tribes.\n\n(C) Treaties such as Fort Laramie were often short-lived, leading to future conflict between the U.S. government and the affected Indian tribes.\n\n(D) The Treaty of Fort Laramie was in place for over one hundred years until the U.S. Supreme Court finally ruled it unconstitutional.\n\n. Article 16 of the treaty most likely reflected which of the following sentiments?\n\n(A) A desire by many American Indians to peacefully share land with white settlers\n\n(B) A desire by many in the U.S. government to peacefully share land with native Indian tribes\n\n(C) A desire by many American Indians to legally establish claim to their native lands\n\n(D) A desire by many American Indians to forever ban White trespass onto their native lands\n\n. The 1980 decision in _United States v. Sioux Indian of Nations_ most likely stated that\n\n(A) the seizure of land for gold prospecting in the 1870s was a violation of the Treaty of Fort Laramie\n\n(B) Custer's seizure of land for gold prospecting was justified under the Fourth Amendment to the U.S. Constitution\n\n(C) the Sioux Nation had failed to establish its claim to the Black Hills region and had thus no rights to compensation for any prior seizures of land\n\n(D) the 1868 Treaty of Fort Laramie made no provision for the undisturbed use of land by the Sioux Nation\n\n**Questions 11 - 14 refer to the following table.**\n\n**Foreign-Born Population and Percentage of Total Population, for the United States: 1850 to 2010 (Numbers in millions)**\n\nSource: U.S. Census Bureau\n\n. Which of the following most directly contributed to the overall trend depicted in the table?\n\n(A) Worldwide economic and banking crises\n\n(B) The progressive industrialization of the United States after the Civil War\n\n(C) The rise of the Populist Party\n\n(D) A rise in refugees following major wars in Europe and Asia\n\n. According to the table, the total foreign-born population was dramatically lower in 1970. This is most likely due in part to\n\n(A) a decline in the need for agricultural labor\n\n(B) the internment of Japanese Americans during World War II\n\n(C) immigration acts passed in the 1920s which limited the number of immigrants from certain countries\n\n(D) the Chinese Exclusion Act of 1882\n\n. Nativist sentiment in the time periods depicted in the table manifested in all of the following ways EXCEPT\n\n(A) establishment of settlement houses\n\n(B) mandatory literacy tests\n\n(C) the rise of the eugenics movement\n\n(D) increased membership in the Ku Klux Klan\n\n. The majority of immigrants who arrived in the United States between 1960 and 1990 settled in the\n\n(A) Northwest\n\n(B) Midwest\n\n(C) South\n\n(D) Southwest\n\n**Questions 15 - 17 refer to the following excerpt.**\n\n\"Under free trade the trader is the master and the producer the slave. Protection is but the law of nature, the law of self-preservation, of self-development, of securing the highest and best destiny of the race of man. [It is said] that protection is immoral....Why, if protection builds up and elevates 63,000,000 [the U.S. population] of people, the influence of those 63,000,000 of people elevates the rest of the world. We cannot take a step in the pathway of progress without benefitting mankind everywhere. Well, they say, 'Buy where you can buy the cheapest'....Of course, that applies to labor as to everything else. Let me give you a maxim that is a thousand times better than that, and it is the protection maxim: 'Buy where you can pay the easiest.' And that spot of earth is where labor wins its highest rewards.\"\n\nPresident William McKinley, 1892\n\n. Protectionism, as defined by McKinley's quote, is\n\n(A) opposed to free trade\n\n(B) supportive of free trade\n\n(C) designed to lower prices on consumer goods\n\n(D) harmful to organized labor unions\n\n. Which political party would have opposed McKinley's argument in this excerpt?\n\n(A) Republicans\n\n(B) Democrats\n\n(C) Know-Nothings\n\n(D) Whigs\n\n. In order to achieve his goals, President McKinley would be most likely to support\n\n(A) raising tariffs on imported goods\n\n(B) raising taxes on American corporations\n\n(C) raising prices on retail goods\n\n(D) lowering tariffs on imported goods\n\n**Questions 18 - 20 refer to the following excerpt.**\n\n\"At the end of its war for independence, the United States comprised thirteen separate provinces on the coast of North America. Nearly all of 3.9 million people made their living through agriculture while a small merchant class traded tobacco, timber, and foodstuffs for tropical goods, useful manufactures, and luxuries in the Atlantic community. By the time of the civil war, eight decades later, the United States sprawled across the North American continent. Nearly 32 million people labored not just on farms, but in shops and factories making iron and steel products, boots and shoes, textiles, paper, packaged foodstuffs, firearms, farm machinery, furniture, tools, and all sorts of housewares. Civil War-era Americans borrowed money from banks; bought insurance against fire, theft, shipwreck, commercial losses, and even premature death; traveled on steamboats and in railway carriages; and produced 2 to 3 billion of goods and services, including exports of 400 million. This dramatic transformation is what some historians of the U.S. call the market revolution.\"\n\nJohn Lauritz Larson, historian, _The Market Revolution in America_ , 2009\n\n. Before the Civil War, which of the following resulted most directly from the trends described in the excerpt?\n\n(A) A decline in sectional tensions between the North and South\n\n(B) A strengthening of traditional gender roles\n\n(C) Greater equality among wealthy and poorer classes\n\n(D) An increased need for slavery in the South\n\n. In what other time period did the United States see similar economic growth?\n\n(A) The Revolutionary War era\n\n(B) The Gilded Age\n\n(C) The Progressive Era\n\n(D) The Great Depression\n\n. Which of the following contributed most directly to the Market Revolution?\n\n(A) Improvements in transportation\n\n(B) Increased immigration\n\n(C) The rise of the abolition movement\n\n(D) An increase in federal tariffs on imported goods\n\n**Questions 21 - 23 refer to the following excerpt.**\n\n\"Real obstructions of the law, giving real aid and comfort to the enemy, I should have been glad to see punished more summarily and severely than they sometimes were. But I think that our intention to put out all our powers in aid of success in war should not hurry us into intolerance of opinions and speech that could not be imagined to do harm, although opposed to our own. It is better for those who have unquestioned and almost unlimited power in their hands to err on the side of freedom.\"\n\nSupreme Court Justice Oliver Wendell Holmes, dissenting opinion in _Baltzer v. United States_ , 1919\n\n. Ideas which correlate with the sentiments of Justice Holmes in the excerpt quoted above are mostly found in\n\n(A) the Declaration of Independence\n\n(B) the First Amendment to the U.S. Constitution\n\n(C) the Federalist Papers\n\n(D) the Civil Rights Act of 1964\n\n. Justice Holmes' statement in the excerpt was most likely a reaction to\n\n(A) the Wilson Administration's prosecution of antiwar protestors during World War I\n\n(B) the Great Migration of African Americans from the South to the North\n\n(C) the successes of the woman's suffrage movement\n\n(D) nativism after World War I\n\n. Which of the following actions is most directly opposed to the values expressed in the excerpt?\n\n(A) Efforts to detect communists in the federal government during the 1950s\n\n(B) Antiwar protests during the early 1970s\n\n(C) Nuclear disarmament treaties during the 1980s\n\n(D) Military interventions in the Middle East after September 2001\n\n**Questions 24 - 25 refer to the following excerpt.**\n\n\"Actual or potential resistance was a main factor in the development of Britain's southern strategy. Influenced in part by slaves' combative and aggressive behavior, British military leaders and Crown officials seized upon the idea of intimidating independence-minded white southerners with the threat of a slave rising without, however, actually inciting one. In the end the British strategy of manipulating conflict between the races became a rallying cry for white southern unity and impelled the South toward independence. The need to weaken slaves' zeal for service with the British, which threatened to expose the moral absurdity of a society of slaveholders proclaiming the concepts of natural rights, equality, and liberty, formed part of the complex interaction of events that constituted the revolutionary war in the South. To that extent, the American Revolution in the South was a war about slavery, if not a war over slavery.\"\n\nSylvia R. Frey, historian, _Water from the Rock: Black Resistance in a Revolutionary Age_ , 1991\n\n. Which of the following primary sources would most likely support Frey's argument in the excerpt?\n\n(A) Statistics measuring the growth of the slave population in the South throughout the eighteenth century\n\n(B) The number of slave uprisings in the late eighteenth century\n\n(C) Eighteenth-century purchase and sales records of slaves by the largest plantations in the South\n\n(D) An eighteenth-century slaveholder's diary documenting daily life on a plantation\n\n. Which of the following contributed most to the increased use of slave labor in the South during the eighteenth century?\n\n(A) The Spanish Mission system's promotion of Catholicism\n\n(B) Sustained cultivation and demand for tobacco and cotton\n\n(C) The spread of ideas associated with European Enlightenment\n\n(D) The policy of \"salutary neglect\" practiced by British monarchs\n\n**Questions 26 - 28 refer to the following excerpt.**\n\n\"Even after Emancipation, courts and legislatures struggled to determine what the end of slavery meant. Clearly African-Americans could no longer be treated as property, to be bought and sold. But, in 1865, it was not clear what rights ex-slaves would have...Sadly, within half a century of the end of the Civil War most blacks in the United States, ninety percent of whom still lived in the former slave states, had been segregated, reduced to dire poverty, and denied access to the nation's political institutions. It would take [time] to fulfill some of these promises laid out in the Thirteenth Amendment of the United States Constitution.\"\n\nPaul Finkelman, historian, \"Slavery in the United States: Persons or Property?\" from _The Legal Understanding of Slavery: From the Historical to the Contemporary_ , 2012\n\n. The excerpt most strongly supports which of the following statements?\n\n(A) The Thirteenth Amendment guaranteed full human rights to emancipated slaves.\n\n(B) After the Civil War, African Americans continued to be treated as property.\n\n(C) The Thirteenth Amendment abolished the institution of slavery.\n\n(D) Most African Americans in the United States continue to live in dire poverty.\n\n. Which of the following factors most directly fulfilled \"some of the promises laid out in the Thirteenth Amendment\" as mentioned in the excerpt?\n\n(A) The success of the Populist Party in the late 19th century\n\n(B) A rise in Progressive reform movements in the early twentieth century\n\n(C) The resurgence of the Ku Klux Klan in the early 20th century\n\n(D) The Civil Rights Movement of the mid-20th century\n\n. Which of the following statements best explains the uncertainty regarding the legal status of former slaves after the Civil War?\n\n(A) The American Constitution did not mention slavery until the adoption of the Thirteenth Amendment.\n\n(B) Widespread racism prevented the Supreme Court from ruling favorably on the issue of African American civil rights.\n\n(C) The Three-Fifths Compromise had previously established the idea that slaves possess only a fraction of the rights of non-slaves.\n\n(D) The Emancipation Proclamation merely freed slaves but did not bestow upon them any specific rights or freedoms.\n\n**Questions 29 \u2013 32 refer to the following image.**\n\nSource: Gib Crockett, \"Whittling Him Down,\" _The Washington Star_ , April 27, 1965. Library of Congress, Prints and Photographs Division.\n\n. The image most closely reflects which of the following developments in U.S. political and foreign policy?\n\n(A) A decline in public support for the Vietnam War\n\n(B) An increase in public support for the Vietnam War\n\n(C) The inability to achieve a clear victory in the Vietnam War\n\n(D) The desire to contain communism in developing parts of the world\n\n. The image most directly illustrates a United States foreign policy that emphasized\n\n(A) stopping the spread of communism in Asia\n\n(B) a Cold War arms race with the Soviet Union\n\n(C) the desire to defend human rights in developing nations\n\n(D) supporting the Non-Aligned Movement in Asia\n\n. Which of the following is the most direct result of the situation portrayed in the image?\n\n(A) The desire to pursue nuclear disarmament treaties with the Soviet Union\n\n(B) Expanded use of military force in Europe\n\n(C) Public resistance to the passage of the War Powers Resolution of 1973\n\n(D) Increasing public skepticism regarding the Vietnam War\n\n. Which of the following conflicts was most similar to the conflict depicted in the image above?\n\n(A) The Revolutionary War, since it involved a war for independence\n\n(B) The Civil War, since it was a war involving no foreign intervention\n\n(C) World War II, since multiple countries around the world ultimately joined into the conflict\n\n(D) The Korean War, since it involved the attempt to contain communism\n\n**Questions 33 - 36 refer to the excerpts below.**\n\n\"The wisest among my race understand that the agitation of questions of social equality is the extremest folly, and that progress in the enjoyment of all the privileges that will come to us must be the result of severe and constant struggle rather than of artificial forcing. No race that has anything to contribute to the markets of the world is long in any degree ostracized. It is important and right that all privileges of the law be ours, but it is vastly more important that we be prepared for the exercise of these privileges. The opportunity to earn a dollar in a factory just now is worth infinitely more than the opportunity to spend a dollar in an opera-house.\"\n\nBooker T. Washington, \"Atlanta Compromise\" speech, 1895\n\n\"This group of men honor Mr. Washington for his attitude of conciliation toward the white South; they accept the \"Atlanta Compromise\" in its broadest interpretation...But, nevertheless, they insist that the way to truth and right lies in straightforward honesty, not in indiscriminate flattery; in praising those of the South who do well and criticizing uncompromisingly those who do ill; in taking advantage of the opportunities at hand and urging their fellows to do the same, but at the same time in remembering that only a firm adherence to their higher ideals and aspirations will ever keep those ideals within the realm of possibility.\"\n\nW.E.B. Dubois, \"Of Mr. Booker T. Washington and Others,\" 1903\n\n. Which of the following actions by people living in the late 19th century would be an example of \"artificial forcing\" as mentioned in the Booker T. Washington excerpt?\n\n(A) An African American buys property from a White landowner and starts a successful business.\n\n(B) An African American runs for state elected office.\n\n(C) A group of African Americans organize politically to challenge Jim Crow laws.\n\n(D) African Americans in the South start a school for poor children in their community.\n\n. Booker T. Washington and W.E.B. Dubois most disagreed on whether\n\n(A) confrontation of the white majority was the most effective means of creating social change\n\n(B) the most desirable goal was equal rights for African Americans\n\n(C) inequalities in wealth had their roots in slavery\n\n(D) African Americans had opportunities for bettering their social standing\n\n. It can be demonstrated from the excerpts that Booker T. Washington and W.E.B. Dubois shared the view that\n\n(A) the movement for advancement of African Americans was part of a broader effort for social change in other segments of society\n\n(B) desegregation of schools was a desirable goal\n\n(C) violence was a necessary part of any movement for social change\n\n(D) African Americans should enjoy greater rights and social privileges than they had previously been given\n\n. W.E.B. Dubois's statements suggest that he most disagreed with\n\n(A) the sentiments expressed in the Atlanta Compromise\n\n(B) the notion that expanded rights and privileges for African Americans would happen slowly over time\n\n(C) the idea that expanded rights and privileges for African Americans would happen naturally without direct political action\n\n(D) the folly of agitation regarding questions of social equality\n\n**Questions 37 -39 refer to the following map.**\n\n. The territorial acquisitions shown in the southwestern region of the map most directly resulted from\n\n(A) treaties made with Indian tribes\n\n(B) the Louisiana Purchase\n\n(C) the Mexican-American War\n\n(D) the Spanish-American War\n\n. Which of the following provided the philosophical basis for the acquisition of land in the West during the time periods reflected on the map?\n\n(A) The abolition movement\n\n(B) The belief in Manifest Destiny\n\n(C) Popular Sovereignty implemented under the Kansas-Nebraska Act\n\n(D) The policy of Containment\n\n. The acquisition of territory in the time periods shown in the map exacerbated debates regarding\n\n(A) the Homestead Act\n\n(B) the sharing of mineral rights with native Indian tribes\n\n(C) the extension of citizenship rights to Indians\n\n(D) the expansion of slavery in newly acquired territories\n\n**Questions 40 - 41 refer to the following excerpts.**\n\n\"Under a government which imprisons any unjustly, the true place for a just man is also a prison....Cast your whole vote, not a strip of paper merely, but your whole influence. A minority is powerless while it conforms to the majority; it is not even a minority then; but it is irresistible when it clogs by its whole weight. If the alternative is to keep all just men in prison, or give up war and slavery, the State will not hesitate which to choose. If a thousand men were not to pay their tax bills this year, that would...be...the definition of a peaceable revolution, if any such is possible.\"\n\nHenry David Thoreau, \"Resistance to Civil Government,\" 1849\n\n\"[I] heard Thoreau's lecture before the Lyceum on the relation of the individual to the State\u2014an admirable statement of the rights of the individual to self-government, and an attentive audience. His allusions to the Mexican War, to Mr. Hoar's expulsion from Carolina, his own imprisonment in Concord Jail for refusal to pay his tax, Mr. Hoar's payment of mine when taken to prison for a similar refusal, were all pertinent, well considered, and reasoned. I took great pleasure in this deed of Thoreau's.\"\n\nBronson Alcott, _Journals_ , 1848\n\n. Thoreau's remarks in the excerpt most clearly demonstrate his support of which of the following ideas or events?\n\n(A) The Revolutionary War\n\n(B) The Second Great Awakening\n\n(C) Civil disobedience\n\n(D) Transcendentalism\n\n. Henry David Thoreau's actions later influence which of the following leaders\n\n(A) Theodore Roosevelt\n\n(B) Martin Luther King Jr.\n\n(C) Huey Long\n\n(D) Gloria Steinem\n\n**Questions 42 - 43 refer to the following excerpt.**\n\n\"The only proper basis for the protection of...all animals is an economic one, and must be based upon carefully constructed and properly enforced laws for the conservation of all species for the benefit of future generations of our citizens, rather than based on local opinion....This expenditure for the protection of fish and game is clearly a wise economy, tending to prevent the annihilation of birds and other animals valuable to mankind which might otherwise become extinct.\"\n\nMassachusetts Commission on Economy and Efficiency, 1912\n\n. Which of the following developments may have contributed most directly to the opinions reflected in the excerpt?\n\n(A) A decrease in numbers of commercial fish in coastal and inland waters of the United States\n\n(B) The erosion of agricultural soil during the Dust Bowl\n\n(C) The growth of suburban housing in land previously held as wilderness\n\n(D) The near extinction of the buffalo\n\n. What president encouraged the ideas of conversation and preservation during the early 20th century?\n\n(A) Theodore Roosevelt\n\n(B) William McKinley\n\n(C) Woodrow Wilson\n\n(D) Warren G. Harding\n\n**Questions 44 - 46 refer to the following excerpt.**\n\n\"Unlike its apparent strength in current times, conservatism not so long ago was a decidedly unpopular and much-derided philosophy. As recently as the late 1970s, conservatism was seen as a permanent minority philosophy in America; in fact, it was so much in the minority that there was a question as to whether the conservative cause would even survive. Within mainstream political culture, conservative ideals had been marginalized for half a century, since the late 1920s. Thus, for conservatives, the story of that long hiatus from popular embrace, which reached its peak in the 1960s, is a story of dogged perseverance\u2014a story of unrelenting commitment to a set of ideals rooted in three centuries of American history.\"\n\nPatrick M. Garry, historian, \"A Turning Point for Modern Conservatism,\" 2007\n\n. All of the following could support Garry's assertions about conservatism EXCEPT\n\n(A) the defeat of Barry Goldwater in the Election of 1964\n\n(B) the continued expansion of Great Society programs from the 1960s onward\n\n(C) the election of Ronald Reagan in 1980\n\n(D) the fall of the Berlin Wall in 1989\n\n. One way in which conservatism stands in opposition to liberal principles is by claiming that\n\n(A) liberalism threatens traditional family values\n\n(B) liberals tend to engage in futile military interventions abroad\n\n(C) liberals ignore the concerns of minority racial groups\n\n(D) liberals devote too little money to social programs for the poor\n\n. Christian evangelicals in the late 20th century would be most likely to oppose\n\n(A) spending on social welfare programs\n\n(B) federal tax cuts\n\n(C) the Persian Gulf War\n\n(D) national abortion rights\n\n**Questions 47 - 49 refer to the following excerpts.**\n\n\"I have at length the pleasure to enclose you the favorable result of the Convention at Boston. The amendments are a blemish, but are in the least Offensive form.......The Convention of New Hampshire is now sitting. There seems to be no question that the issue there will add a seventh pillar, as the phrase now is, to the Federal Temple.\"\n\nJames Madison, letter to George Washington, 1788\n\n\"The adjournment of New Hampshire, the small majority of Massachusetts, a certainty of rejection in Rhode Island, the formidable opposition in the state of New York, the convulsions and committee meetings in Pennsylvania, and above all the antipathy of Virginia to the system, operating together, I am apprehensive will prevent the noble fabric from being enacted.\"\n\nCyrus Griffin, letter to James Madison, 1788\n\n. The \"pillar,\" \"temple,\" and \"noble fabric\" mentioned in the excerpts above most closely refer to\n\n(A) the rise of sectionalism in the early Republic\n\n(B) unity of the states in the ratification of the U.S. Constitution\n\n(C) the proliferation of political parties in the early Republic\n\n(D) the victory of George Washington in early presidential elections\n\n. In 1788, political disagreements typically centered on\n\n(A) balance of power between the states and federal government\n\n(B) abolition of slavery\n\n(C) westward expansion\n\n(D) the election of George Washington\n\n. Which of the following political parties expressed the most opposition to the excessive use of federal power?\n\n(A) Federalists\n\n(B) Democratic-Republicans\n\n(C) Whigs\n\n(D) Populists\n\n**Questions 50 - 52 refer to the following excerpt.**\n\n\"Whereas it is expedient that new provisions and regulations should be established for improving the revenue of this kingdom, and for extending and securing the navigation and commerce between Great Britain and your Majesty's dominions in America, which, by the peace, have been so happily enlarged: and whereas it is just and necessary, that a revenue be raised, in your Majesty's said dominions in America, for defraying the expenses of defending, protecting, and securing the same; we, your Majesty's most dutiful and loyal subjects, the commons of Great Britain, in parliament assembled, being desirous to make some provision, in this present session of parliament, towards raising the said revenue in America, have resolved to give and grant unto your Majesty the several rates and duties herein after-mentioned.\"\n\nEnglish Parliament, Sugar Act, 1764\n\n. According to the excerpt, the Sugar Act was passed for which of the following reasons?\n\n(A) To promote the interests of colonial manufacturers\n\n(B) To raise money for the kingdom of Great Britain\n\n(C) To establish an economic system based on mercantilism\n\n(D) To promote peace with neighboring European colonies\n\n. One eventual effect of the Sugar Act was that it\n\n(A) was never enforced due to widespread colonial smuggling\n\n(B) contributed to colonial unrest, thus fostering a move toward independence\n\n(C) created tensions with France\n\n(D) led to the Boston Tea Party\n\n. Which historical event prompted the need for the Sugar Act?\n\n(A) The Seven Years' War (French and Indian War)\n\n(B) The Boston Tea Party\n\n(C) The Boston Massacre\n\n(D) The Proclamation of 1763\n\n**Questions 53 - 55 refer to the following excerpt.**\n\n\"Income inequality, moreover, had declined since the 1930s and was historically modest as of 1965 for a variety of reasons. Corporate salaries, while enabling a very comfortable lifestyle for those near the top, were far less remunerative than in later years...To be sure, the United States was by no means an egalitarian society: in 1964, 34.6 million people (more than 17 percent of the population) lived below the government's official poverty lines. For a family of four, this was $3,130 a year. America's social safety net, having expanded only slowly since World War II, remained more porous than those in northern European nations. Labor unions, which had grown substantially since the 1930s, were starting to weaken. Still, income inequality was as low in early 1965 as it ever had been in the modern history of the country.\"\n\nJames T. Patterson, historian, _The Eve of Destruction: How 1965 Transformed America_ , 2012\n\n. All of the following actions by the federal government could have served to lessen income inequality EXCEPT\n\n(A) the creation of a national minimum wage\n\n(B) the desegregation of the military\n\n(C) the creation of the Securities and Exchange Commission\n\n(D) the creation of the Federal Housing Authority\n\n. One significant result of the economic trend described in the excerpt was the\n\n(A) weakening of the Civil Rights movement\n\n(B) decrease in the number of immigrants seeking entry to the United States\n\n(C) increase in the number of Americans living in suburban areas\n\n(D) decrease in the number of women in the workforce\n\n. President Lyndon Johnson's Great Society initiatives passed in the 1960s were designed to address which of the following issues mentioned in the excerpt?\n\n(A) Growing affluence had exaggerated the effects of racial discrimination.\n\n(B) Pockets of poverty persisted despite overall affluence.\n\n(C) A rising standard of living encouraged increased union membership among the working class.\n\n(D) Private industry boomed in spite of a corporate tax rate.\n\n**UNITED STATES HISTORY**\n\n**SECTION I, Part B**\n\n**Time\u201450 minutes**\n\n**4 Questions**\n\n**Directions:** Read each question carefully and write your responses on a separate sheet of paper.\n\nUse complete sentences; an outline or bulleted list alone is not acceptable. On test day, you will be able to plan your answers in the exam booklet, but only your responses in the corresponding boxes on the free-response answer sheet will be scored.\n\n**Question 1 is based on the following excerpts.**\n\n\"John Brown's effort was peculiar. It was not a slave insurrection. It was an attempt by white men to get up a revolt among slaves, in which the slaves refused to participate. In fact, it was so absurd that the slaves, with all their ignorance, saw plainly enough it could not succeed. That affair, in its philosophy, corresponds with the many attempts, related in history, at the assassination of kings and emperors. An enthusiast broods over the oppression of a people till he fancies himself commissioned by Heaven to liberate them. He ventures the attempt, which ends in little else than his own execution.\"\n\nAbraham Lincoln, speech given in 1860\n\n\"I said John Brown was an idealist. He believed in his ideas to that extent that he existed to put them all into action; he said 'he did not believe in moral suasion, he believed in putting the thing through.' He saw how deceptive the forms are. We fancy, in Massachusetts, that we are free; yet it seems the government is quite unreliable. Great wealth, great population, men of talent in the executive, on the bench\u2014all the forms right,\u2014and yet, life and freedom are not safe. Why? Because the judges rely on the forms, and do not, like John Brown, use their eyes to see the fact behind the forms.\"\n\nRalph Waldo Emerson, \"Remarks At a Meeting for the Relief of the Family of John Brown, at Tremont Temple, Boston,\" 1859\n\n> 1. Using the excerpts above, answer (a), (b), and (c).\n> \n> a) Briefly explain ONE major historical difference between Lincoln's and Emerson's interpretations of the actions of John Brown.\n> \n> b) Briefly explain ONE other specific historical event or development that is not explicitly mentioned in the excerpts that could be used to support Lincoln's interpretation.\n> \n> c) Briefly explain ONE other specific historical event or development that is not explicitly mentioned in the excerpts that could be used to support Emerson's interpretation.\n> \n> 2. Answer (a), (b), and (c).\n> \n> a) Briefly explain ONE of the historical developments that led to the creation of the Compromise of 1850.\n> \n> b) Briefly explain ONE of the components of the Compromise of 1850.\n> \n> c) Briefly explain ONE outcome of the Compromise of 1850.\n\n**Question 3 is based on the following graph.**\n\nSource: U.S. Department of Homeland Security, Yearbook of Immigration Statistics: 2011, Table 1\n\n> 3. Using the graph above, answer (a), (b), and (c).\n> \n> a) Choose one time period from the graph and cite one specific historical event or development that accounts for the relative numbers of immigrants during that time period.\n> \n> b) Briefly explain ONE specific historical effect of immigration during the time period you chose.\n> \n> c) Briefly explain one way that the U.S. government responded to the immigration during the time period you chose.\n\n**Question 4 is based on the following images.**\n\nImage 1: \"Room in a Tenement Flat,\" Jessie Tarbox Beals, 1910\n\nImage 2: \"Cornelia Stewart's Bedroom,\" late 1800s. Cornelia Stewart was the wife of A.T. Stewart of Stewart's Department Store.\n\n> 4. Using the images above, answer (a), (b), and (c).\n> \n> a) Briefly explain the social and economic conditions of the people who lived in conditions similar to those in image 1.\n> \n> b) Briefly explain the social and economic conditions of the people who lived in conditions similar to those in image 2.\n> \n> c) Briefly explain ONE development in the period 1865 to 1940 that could be interpreted as a reaction to the discrepancies in the two lifestyles pictured in each photograph.\n\n**END OF SECTION I**\n\n**Section II**\n\n**The Exam**\n\n**AP \u00ae United States History Exam**\n\n**SECTION II: Free Response**\n\n**DO NOT OPEN THIS BOOKLET UNTIL YOU ARE TOLD TO DO SO.**\n\nAt a Glance\n\n**Total Time**\n\n1 hour, 30 minutes\n\n**Number of Questions**\n\n2\n\n**Percent of Total Score**\n\n40%\n\n**Writing Instrument**\n\nPen with black or dark blue ink\n\nQuestion 1 (DBQ): Mandatory\n\n**Suggested Reading and Writing Time**\n\n55 minutes\n\n**Reading Period**\n\n15 minutes. Use this time to read Question 1 and plan your answer. You may begin writing your response before the reading period is over.\n\n**Suggested Writing Time**\n\n40 minutes\n\n**Percent of Total Score**\n\n25%\n\nQuestion 2 or 3: Choose One Question\n\nAnswer either question 2 or 3\n\n**Suggested Writing Time**\n\n35 minutes\n\n**Percent of Total Score**\n\n15%\n\n**Instructions**\n\nThe questions for Section II are printed in the orange Questions and Documents booklet. You may use that booklet to organize your answers and for scratch work, but you must write your answers in this Section II: Free Response booklet. No credit will be given for any work written in the Questions and Documents booklet.\n\nThe proctor will announce the beginning and end of the reading period. You are advised to spend the 15-minute period reading the question and planning your answer to Question 1, the document-based question. If you have time, you may also read Questions 2 and 3. Do not begin writing in this booklet until the proctor tells you to do so.\n\nSection II of this exam requires answers in essay form. Write clearly and legibly. Circle the number of the question you are answering at the top of each page in this booklet. Begin each answer on a new page. Do not skip lines. Cross out any errors you make; crossed-out work will not be scored.\n\nManage your time carefully. The proctor will announce the suggested time for each part, but you may proceed freely from one part to the next. Go on to Question 2 or 3 if you finish Question 1 early. You may review your responses if you finish before the end of the exam is announced.\n\n**After the exam, you must apply the label that corresponds to the long-essay question you answered\u2014Question 2 or 3. For example, if you answered Question 2, apply the label . Failure to do so may delay your score.**\n\n**UNITED STATES HISTORY**\n\n**SECTION II**\n\n**Total Time\u20141 hour, 30 minutes**\n\n**Question 1 (Document-Based Question)**\n\n**Suggested reading period: 15 minutes**\n\n**Suggested writing time: 40 minutes**\n\n**Directions:** Question 1 is based on the accompanying documents. The documents have been edited for the purpose of this exercise.\n\nIn your response you should do the following.\n\n\u2022 State a relevant thesis that directly addresses all parts of the question.\n\n\u2022 Support the thesis or a relevant argument with evidence from all, or all but one, of the documents.\n\n\u2022 Incorporate analysis of all, or all but one, of the documents into your argument.\n\n\u2022 Focus your analysis of each document on at least one of the following: intended audience, purpose, historical context, and\/or point of view.\n\n\u2022 Support your argument with analysis of historical examples outside the documents.\n\n\u2022 Connect historical phenomena relevant to your argument to broader events or processes.\n\n\u2022 Synthesize the elements above into a persuasive essay that extends your argument, connects it to a different historical context, or accounts for contradictory evidence on the topic.\n\n1. Analyze the extent to which the social and economic experiences of African Americans who migrated within the United States represented both change and continuity in the 20th and 21st centuries.\n\n**Document 1**\n\n* * *\n\nSource: _The Promised Land: The Great Black Migration and How it Changed America_ , by Nicholas Lemann, 1991\n\n[The Great Migration] was one of the largest and most rapid mass internal movements in history\u2014perhaps the greatest not caused by the immediate threat of execution or starvation. In sheer numbers it outranks the migration of any other ethnic group\u2014Italians or Irish or Jews or Poles\u2014to [the United States]. For blacks, the migration meant leaving what had always been their economic and social base in America, and finding a new one.\n\n* * *\n\n**Document 2**\n\n* * *\n\nSource: U.S. Census\n\n* * *\n\n**Document 3**\n\n* * *\n\nSource: A sign outside the Sojourner Truth housing project in Detroit, 1942\n\n* * *\n\n**Document 4**\n\n* * *\n\nSource: Table 14. Illinois\u2014Race and Hispanic Origin for Selected Large Cities and Other Places: Earliest Census to 1990, United States Census Bureau\n\n* * *\n\n**Document 5**\n\n* * *\n\nSource: \"For New Life, Blacks in City Head to South,\" Dan Bilefsky, _The New York Times_ , June 21, 2011\n\nIn Deborah Brown's family lore, the American South was a place of whites-only water fountains and lynchings under cover of darkness. It was a place black people like her mother had fled.\n\nBut for Ms. Brown, 59, a retired civil servant from Queens, the South now promises salvation.\n\nThree generations of her family\u201410 people in all\u2014are moving to Atlanta from New York, seeking to start fresh economically and, in some sense, to reconnect with a bittersweet past. They include Ms. Brown, her 82-year-old mother and her 26-year-old son, who has already landed a job and settled there.\n\nThe economic downturn has propelled a striking demographic shift: black New Yorkers, including many who are young and college educated, are heading south.\n\nAbout 17 percent of the African-Americans who moved to the South from other states in the past decade came from New York, far more than from any other state, according to census data. Of the 44,474 who left New York State in 2009, more than half, or 22,508, went to the South, according to a study conducted by the sociology department of Queens College for _The New York Times_.\n\nThe movement is not limited to New York. The percentage of blacks leaving big cities in the East and in the Midwest and heading to the South is now at the highest levels in decades, demographers say.\n\nFrom _The New York Times_ , June 21, 2011. \u00a92017 _The New York Times_. All rights reserved. Used by permission and protected by the Copyright Laws of the United States. The printing, copying, redistribution, or retransmission of this Content without express written permission is prohibited.\n\n* * *\n\n**Document 6**\n\n* * *\n\nSource: \"The New Great Migration: Black Americans' Return to the South, 1965\u20132000\" by William H. Frey\n\n* * *\n\n**END OF DOCUMENTS FOR QUESTION 1**\n\n**Question 2 or Question 3**\n\n**Suggested writing time: 35 minutes**\n\n**Directions:** Choose EITHER question 2 or question 3.\n\nIn your response you should do the following.\n\n\u2022 State a relevant thesis that directly addresses all parts of the question.\n\n\u2022 Support your argument with evidence, using specific examples.\n\n\u2022 Apply historical thinking skills as directed by the question.\n\n\u2022 Synthesize the elements above into a persuasive essay that extends your argument, connects it to a different historical context, or connects it to a different category of analysis.\n\n2. Evaluate the extent to which the Seven Years' War (French and Indian War, 1754-1763) was a contributing factor leading to the American Revolution.\n\nIn your argument, analyze both changes and continuities in the relevant time period.\n\n3. Evaluate the extent to which the Mexican-American War (1846-1848) was a contributing factor leading to the Civil War.\n\nIn your argument, analyze both changes and continuities in the relevant time period.\n\n**STOP**\n\nEND OF EXAM\n\n# Practice Test 3: Answers and Explanations\n\n## ANSWER KEY\n\n### **Section I, Part A: Multiple-Choice Questions**\n\n. B\n\n. A\n\n. C\n\n. C\n\n. B\n\n. A\n\n. A\n\n. C\n\n. C\n\n. A\n\n. B\n\n. C\n\n. A\n\n. D\n\n. A\n\n. B\n\n. A\n\n. D\n\n. B\n\n. A\n\n. B\n\n. A\n\n. A\n\n. B\n\n. B\n\n. C\n\n. D\n\n. A\n\n. D\n\n. A\n\n. D\n\n. D\n\n. C\n\n. A\n\n. D\n\n. C\n\n. C\n\n. B\n\n. D\n\n. C\n\n. B\n\n. A\n\n. A\n\n. D\n\n. A\n\n. D\n\n. B\n\n. A\n\n. B\n\n. B\n\n. B\n\n. A\n\n. B\n\n. C\n\n. B\n\n## SECTION I, PART A: MULTIPLE-CHOICE QUESTIONS\n\n#### **Questions 1\u20133**\n\nBeginning in the 17th century, early British colonies, such as in the Chesapeake and North Carolina, became wealthy through the cultivation of tobacco, a lucrative export business targeted to European merchants. Although slavery would later become the preferred mode of labor, early workers were indentured servants. Indentured servants were largely poor people from England, Ireland, and France who were lured across the Atlantic by the promise of a new life, freedom, adventure, and job security. Most indentured servants were young males, some were children, and some who were not persuaded to go willingly would be kidnapped and taken to America. Once on American soil, they signed five- to ten-year contracts, committing to a term of labor. The lives of indentured servants were often harsh and dangerous; some died before their contracts expired.\n\n. **B** We can find clues within Hofstadter's quote: the \"labor supply\" is from England (not Africa) and they \"committed themselves,\" so they cannot be slaves (A). Although some of them may have been \"given to crime,\" there is no evidence that they were convicted inmates (C). There is no mention of religious freedom, so rule out (D).\n\n. **A** Using the clues described above, we know that these workers are indentured servants. Indentured servants were hired to work in agriculture. \"Manufacturing\" as we now know it would not have existed in 1750, so rule out (B). Choice (D) is testing your knowledge of Bacon's Rebellion, an uprising by indentured servants in Virginia in 1676. It did not lead to a decline in slavery; in fact, many slaves were brought in to replace the indentured servants after 1676. So, we are left with (A) or (C). As you may know, the cotton gin was not invented until 1793. Cotton production is linked to slavery. The indentured servants of the 17th and 18th centuries were more likely hired to work in Southern tobacco plantations.\n\n. **C** We know that the people described in the quote are indentured servants, since they came from England and \"committed themselves\" to labor in America and the West Indies. So where was labor most needed in 1750? Not in Northern New England (A), since the harsh climate and rocky soil allowed for only small subsistence farms. New Amsterdam (B) was a small Dutch settlement created to protect Dutch interest in the fur trade. St. Augustine in 1750 was controlled by Spain (D). That leaves us with (C). The Chesapeake region was known for its cultivation of tobacco and import of indentured servants.\n\n#### **Questions 4\u20136**\n\nDuring the Lincoln-Douglas debates of 1858, Abraham Lincoln appeared on the national scene as an antislavery Republican. He ran against the incumbent Senator Stephen Douglas in the U.S. Senate race in Illinois. Lincoln challenged Douglas to a series of debates in which he deftly explained his belief that the nation's opposition to slavery could not be grounds for compromise, and challenged the fundamental morality of Douglas's Support of the Dred Scott decision and the Kansas-Nebraska Act.\n\n. **C** The phrase \"life, liberty, and the pursuit of happiness\" occurs in the Preamble to the Declaration of Independence. The meaning of the Declaration was a heated topic in the Lincoln-Douglas debates. Lincoln thought that the language of the Declaration was universal. In the excerpt, Lincoln clarifies this perspective by noting that \"all men are created equal\" although they do not all currently enjoy equal rights.\n\n. **B** Douglas argued that the phrase \"all men are created equal\" in the Declaration referred to white men only.\n\n. **A** Towards the end of the excerpt, Lincoln mentions \"all people, of all colors, everywhere,\" so he is explicitly talking about race. He does not explicitly mention slavery (C), and South Carolina's secession (D) does not occur until 1860. Choice (B) may seem close, but the excerpt is about human rights, not the threat of war.\n\n#### **Questions 7\u201310**\n\nThe Treaty of Fort Laramie was an agreement between the United States and the Sioux Nation signed in 1868, which purported to grant ownership of the Black Hills, South Dakota area to the Sioux, thus denying the possibility of white settlement in the area. As with other treaties of its kind, the Treaty of Fort Laramie was broken, in part due to the discovery of gold in the Black Hills. The excerpt from the ruling in _United States v. Sioux Indian of Nations_ documents the fact that General George A. Custer was instrumental in luring Whites to the Black Hills region and thus violating the terms of the treaty.\n\n. **A** The Treaty states that \"no white person or persons shall be permitted to settle upon or occupy any portion of\" the land in question, so white settlement of this area in the 1870s was a clear violation of the treaty. After Whites began to prospect for gold in the Black Hills, General Custer was defeated by the Sioux at the Battle of Little Bighorn, one in a series of battles instigated by the violation of the treaty.\n\n. **C** The Treaty of Fort Laramie was signed in 1868, while Custer's journey from Fort Abraham Lincoln commenced in 1874. We can infer from these dates that it was only a few short years from the signing of the treaty before whites began to enter the Black Hills region. This directly contradicts answer (A). Choice (B) is unlikely, since the violations of treaties led to more uncertainty for Indians. Choice (D) is unsupported by the information given, and is incorrect. In fact, _United States v. Sioux Indian of Nations_ ruled that the Sioux nation had incurred damages from the violation of the treaty and awarded it several million dollars in compensation.\n\n. **C** The Treaty states that \"no white person or persons shall be permitted to settle upon or occupy any portion of\" the land in question, so rule out (A) and (B). Choice (D) is too extreme, since there is a provision in Article XVI for whites to travel through the region \"with consent.\"\n\n. **A** The wording of Article XVI is unambiguous and clearly contradicts (D). The Sioux _could establish a claim under Article XVI_ , so rule out (C). Choice (B) is incorrect, since the Fourth Amendment prohibits the search and seizure of private property without just cause.\n\n#### **Questions 11\u201314**\n\nThe table measures the foreign-born population of the United States every ten years (census years) from 1850 to 1910. The trend is toward a general increase in foreign-born residents, but with a sharp decline from 1930 to 1970. Thus, we see a clear indication that immigration trends must have changed in the years previous to 1970. We can infer that the children of foreign-born people were then citizens, thus not accounted for in this table, but we can also infer that there must have been a decrease in immigration, thus no displacement of the foreign-born numbers. Then we see a spike in foreign-born residents from 1980 onward.\n\n. **B** The _overall_ trend is toward greater immigration from all areas of the world. The one constant in the United States since 1870 has been progressive industrialization.\n\n. **C** The question is asking about the _total_ foreign-born population, so (B) is too narrow. Choice (D) is also too narrow and occurred too early to affect the population in 1960. Choice (A) is incorrect. The need for agricultural labor likely increased in the 20th century and would not have affected all ethnic groups.\n\n. **A** Nativism is a term that refers to a native population's desire to limit foreign immigration and promote the interests of the native-born. Literacy tests (B) were used by labor unions throughout the 1890s to 1920s to exclude non-English-speaking immigrants from the labor pool. Eugenics (C) was popular following World War I. Eugenicists sought to maintain the genetic purity of the United States; thus they would have been skeptical of immigration. The Ku Klux Klan (D) was a white nationalist group based largely in the South. Although it started as a reaction to the emancipation of the slaves after the Civil War, the KKK quickly expanded as a reaction to foreign immigration, including anti-Semitism and anti-Catholicism within its milieu. That leaves us with settlement houses (A). Settlement houses, such as Hull House started by Jane Addams, sought to help immigrants in major cities by providing them with financial assistance, education, and healthcare.\n\n. **D** According to the table, immigration from Latin America exploded during the latter half of the 20th century. Most of these immigrants settled in California and other areas of the Southwest. Numbers of immigrants have always been high in New York City, but California has experienced a higher number of newcomers than even this melting pot.\n\n#### **Questions 15\u201317**\n\nPresident William McKinley was a powerful, pro-business, Republican. He sponsored the legislation that created the eponymous McKinley Tariff, which raised taxes on many goods by about 50 percent. The primary purpose of tariffs was not to raise revenue, but to boost American businesses by giving them a price advantage over foreign competitors.\n\n. **A** According to McKinley's quote, \"Under free trade the trader is the master and the producer the slave...\" and \"protection...is where labor wins its highest rewards.\" So, in McKinley's view, free trade is disadvantageous to both American businesses and their employees. Protectionism does not lower prices on goods (C), since McKinley believes there is a \"maxim...a thousand times better\" than \"'Buy where you can buy the cheapest'\".\n\n. **B** Since McKinley was a Republican, rule out (A). Know-Nothings (C) were concerned with immigration issues. Whigs (D) disbanded before the Civil War.\n\n. **A** McKinley does not mention tariffs in the excerpt, but he is well known for the protective McKinley tariff, along with some minor tariffs designed to give American businesses a boost over foreign competition. Choice (B) would not be helpful to American businesses. While (C) may be a by-product of tariffs, this answer is too broad and does not differentiate between American and foreign goods.\n\n#### **Questions 18\u201320**\n\nLarson's quote explains in detail what comprised the Market Revolution: a transition throughout the 19th century from an agricultural economy to an industrial one. The North was developed first, where new factories sprung up, using new methods of production such as interchangeable parts (parts made to a standard so that they can be easily replaced). Urban centers grew as people migrated from the farmlands to the cities. Improvements in transportation and communication systems were in demand to keep pace with industrial expansion. Railroad networks were built throughout the North, and the use of the telegraph aided in running this sprawling network. In time, the South caught up to these changes, and today the United States is a largely industrial nation.\n\n. **D** Use Process of Elimination. Sectional tensions (A) would have been high before the Civil War, due to divisions over slavery. Choices (B) and (C) were not natural outgrowths of the Market Revolution, since many young women worked in factories and industrialization created deeper divisions between the wealthy factory owners and poorer factory workers. Choice (D) is correct, since the invention of the cotton gin by Eli Whitney allowed for the efficient removal of seeds from cotton tufts. Coupled with enormous English demand for huge quantities of cotton, this encouraged the South to continue to focus on cotton production, which in turn fueled increased demand for slave labor.\n\n. **B** Following the Civil War, many factors contributed to the rapid rise of industrialization and manufacturing. Remember these important ones: abundant natural resources, a large and available pool of labor (ex-soldiers, freed slaves, immigrants, women, and children), improved transportation (railroads), and other new technologies (such as the telegraph).\n\n. **A** Improvements in transportation, such as the building of railroads, invention of the steamship for river trade, and improvements to roads and canals, all allowed for more efficient trade. Choice (B) occurred during the same time, but was not a direct cause of industrialization. If anything, it may have been a result, since many immigrants came to America to take the jobs that had already become available in city factories. Abolition (C) is unrelated to the Market Revolution, and (D) is in the wrong time period: tariffs came in _after_ American industry had already established itself.\n\n#### **Questions 21\u201323**\n\n_Schenck v. United States_ (1919) was a landmark Supreme Court case which ruled that speech which is intended to result in a crime and that poses a \"clear and present\" danger in its expression is not protected speech under the First Amendment. Justice Oliver Wendell Holmes was one of the dissenters in this case, and the excerpt here expresses his opinion that there is danger in the impulse to suppress unpopular speech and that \"it is better for those who have unquestioned and almost unlimited power in their hands to err on the side of freedom.\"\n\n. **B** Since Holmes's quote is concerned with the tendency toward \"intolerance of opinions and speech\" and \"freedom,\" the First Amendment is most relevant to these sentiments. The First Amendment guarantees freedom of speech.\n\n. **A** Holmes is addressing the need to tolerate opinions and speech that might be \"opposed to our own\". Choice (B) does not involve speech, so eliminate it. Although the speech of activists associated with women's suffrage (C) or nativism (D) may have been unpopular with some, these people were never arrested by the government for their divergent views. President Wilson did, however, authorize the arrest of many antiwar protestors under the Espionage Act of 1917. The protestors distributed literature encouraging draft dodging, thus leading to the _Schenck v. United States_ decision, which ruled that speech encouraging illegal activity was not protected under the First Amendment.\n\n. **A** Since Holmes's quote addresses the issue of freedom of speech, an action which seeks to limit speech or beliefs would be the most directly opposed to his sentiments. In the vanguard of the deep anticommunist sentiment in the 1950s was Senator Joseph R. McCarthy, who led a crusade to rid the government of supposed communists, and their \"fellow travelers,\" or \"sympathizers.\" McCarthy's tactics, which became known as McCarthyism, were ruthless, and his claims were often unsubstantiated. Choice (B) is the opposite of what we are looking for, since antiwar protestors are employing freedom of speech, not denouncing it. Choices (C) and (D) are unrelated to freedom of speech.\n\n#### **Questions 24\u201325**\n\nThis may initially sound like a description of the Civil War, but a careful reading of the excerpt reveals that it is actually describing the British strategy of attempting to manipulate the Southern colonies before the American Revolution. According to Frey, \"the British strategy of manipulating conflict between the races became a rallying cry for white southern unity and impelled the South toward independence.\"\n\n. **B** According to Frey, \"British military leaders and Crown officials seized upon the idea of intimidating independence-minded white southerners with the threat of a slave rising,\" so knowing the prevalence (or lack thereof) of slave uprisings would help to evaluate the relevance of this statement. Choices (A) and (C) may help to establish raw numbers of slaves, but do not give us any insight into their proclivity to rebel, or white plantation owners' fears of such rebellions. Choice (D) is vague and irrelevant to Frey's argument.\n\n. **B** Plantation systems developed to produce single crops, such as tobacco, rice, indigo, and, later, cotton\u2014also known as cash crops, because they were sold as well as consumed by the growers. This type of farming was labor-intensive and opened the door for the slave trade, which had been carried on by English merchants since at least the 16th century, and which increased steadily throughout the 17th, 18th, and the first half of the 19th centuries.\n\n#### **Questions 26\u201328**\n\nFor newly emancipated slaves, Reconstruction brought good news and bad. The good news was that the Thirteenth Amendment, which prohibited slavery, was passed. The bad news was that Southerners passed the Black Codes, rules that restricted African Americans from many rights of citizenship.\n\n. **C** There are several tempting answers here, but we must pick the choice that is most _definitely_ true based on Finkelman's statements. The Thirteenth Amendment did abolish slavery, though it did not guarantee full human rights for the emancipated slaves (A), as supported by Finkelman's quote. Choice (B) is directly contradicted by the quote. Choice (D) is a good trap answer, but this statement is worded in the present tense and is unsupported by the excerpt.\n\n. **D** The Populist Party (A) did not work explicitly toward expanded rights for African Americans. Since Finkelman's quote includes fulfilling \"some of these promises laid out in the Thirteenth Amendment,\" (C) cannot be correct. Choice (B) is close, but Progressive reformers were more focused on securing rights for workers, women, and the poor. Only the Civil Rights Movement (D) would fully ensure equal legal protections for African Americans.\n\n. **A** Use Process of Elimination. The Emancipation Proclamation (D) was not a legal document per se. The Thirteenth Amendment was the formal legal measure imposed by Congress to free the slaves. Choice (B) is not supported by any specific facts; the Supreme Court would not have been necessary to secure rights for African Americans had Congress and the States done that job. Choices (A) and (C) are very close choices, but (A) is better. The Three-Fifths Compromise was used to apportion Congressional representation at the founding of the Republic, but it did not, strictly speaking, limit the rights of African Americans. The uncertainty regarding their rights is more clearly due to the lack of explicit mention of slavery in the Constitution.\n\n#### **Questions 29\u201332**\n\nThe nation's approach to Vietnam was the ultimate Cold War policy gone awry. Although the Vietnam War is at its core a story of anticommunists versus communists, the full narrative is much more complicated. The war was waged between the communist North Vietnamese, with support from their Chinese, Soviet, and Viet Cong allies, and the government of South Vietnam, supported by its primary ally, the United States. Following the military defeat and subsequent withdrawal of the French from Indochina, Vietnam was partitioned into Northern and Southern states. The government of North Vietnam and their Viet Kong allies in the South sought to reunify Vietnam under a single communist government. The United States justified its involvement in Vietnam as part of a larger containment strategy, the crux of which was to stop the expansion of communism on a state-by-state basis, wherever revolutionary elements pursued the establishment of communist rule. This containment doctrine had at its intellectual heart domino theory, which held that if one country in a region fell to communism, all of the nations in that region were then put at risk of falling.\n\n. **D** The cartoon portrays North Vietnamese president Ho Chi Minh as a communist leader whose tentacles of power extend into the region of South Vietnam. The United States attempts to cut off his power by using military air strikes. The cartoon does not support the notion that the American people were either supportive of, or hostile to, the War, nor does it indicate whether the United States had any level of success.\n\n. **A** The Vietnam War was an attempt to contain the spread of communism in Asia. It was not rooted in a desire to defend human rights, per se (C). Choice (B) is irrelevant to the cartoon. The Non-Aligned Movement (D) pertains to a group of smaller countries who have attempted to maintain independence from major countries, so the United States would not have supported this effort, nor was Vietnam a member of this group until 1976, after the war ended.\n\n. **D** The Tet Offensive failed in its goal of overthrowing the South Vietnamese government, but it turned the tide of the war nonetheless, as it persuaded many American voters that despite extra-ordinary effort and enormous sacrifice, the United States was no closer to victory than when the war began. A significant antiwar movement grew throughout the 1960s, which was both a reflection of and a stimulus for the larger countercultural movement of the decade. A growing sense that the United States was mired in a quagmire in Southeast Asia, along with increasingly vocal public opposition to the war, led to a slow, but steady reduction in American force levels as part of a program.\n\n. **D** The Korean War, which occurred under Truman, became a stage on which Cold War hostilities were played out. After World War II, Korea had been divided into North Korea, under Soviet control, and South Korea, under American occupation. Following the withdrawal of both Soviet and U.S. troops at the end of World War II, North Korea, led by Soviet-trained military leaders and equipped with Soviet arms, attacked South Korea without provocation, with the declared intention of unifying the Korean peninsula. The initial North Korean invasion across the 38th parallel into South Korea pushed overwhelmed South Korean defenders back to the so-called Pusan Perimeter. Led by America, the United Nations Security Council declared North Korea an aggressor and sent a force led by General MacArthur to the region under orders to defend South Korea.\n\n#### **Questions 33\u201336**\n\nMany strong African American leaders emerged during the Progressive Era. The National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) and the National Urban League were multiracial groups founded to combat racial discrimination and pursue political, educational, social, and economic equality for all people. While most African Americans were in favor of racial equality, they were split as to how this could best be achieved. Booker T. Washington, an educator who founded the Tuskegee Institute, an all-black vocational school, advocated that, rather than fight for political rights, African Americans should strive for economic equality through job training and hard work. Washington presented these views at the Atlanta Exposition in 1895 in a speech known as the Atlanta Compromise. Whites welcomed Washington's views as they advised African Americans to work quietly rather than to agitate openly for equality. In sharp contrast to Booker T. Washington, W. E. B. Du Bois, who helped found the NAACP, argued that African Americans should aggressively pursue political, social, and economic rights. Du Bois believed that a \"Talented Tenth\" of the African American population should assume roles of academic and community leadership, advancing the race through intellect and skill.\n\n. **C** According to Washington's statements, \"artificial forcing\" is political action that leads to \"agitation of questions of social equality.\" Choice (C) involves the most direct political action. All of the other answers involve more indirect or individual actions that Washington would support as beneficial to the African American community.\n\n. **A** Washington and Dubois did not disagree upon the roots of African American suffering (C) or the worthiness of equal rights for all (B). They did, however, disagree upon the means by which to achieve these goals (A). Choice (D) is incorrect, since Dubois does mention that there is a \"way for a people to gain their reasonable rights\".\n\n. **D** Neither speaker mentions desegregation (B) or violence (C). They also do not mention other types of social change (A). Choice (D) is the most reasonable answer and would be a sentiment shared by every civil rights activist of the era.\n\n. **C** According to Dubois's statements, he does \"accept the Atlanta Compromise\" in its broadest interpretation\" (A) and does \"not expect that the free right to vote, to enjoy civic rights, and to be educated, will come in a moment\" (B). Choice (D) is something with which Washington would disagree, not Dubois.\n\n#### **Questions 37\u201339**\n\nThe map portrays a number of territorial acquisitions, including the Louisiana Purchase, Florida, Oregon Territory, and the lands ceded by Mexico after the Mexican-American War.\n\n. **C** The Mexican-American War officially began after Mexican troops crossed the Rio Grande into disputed territory, and President James K. Polk secured a declaration of war. While the progression of the war was neither as easy nor as swift (the war dragged on for more than a year and a half) as Polk had hoped, its outcome was everything that he had desired. With the Treaty of Guadalupe-Hidalgo (1848), Mexico acknowledged the Rio Grande as the southern border of Texas and ceded the territories of California and New Mexico to the United States.\n\n. **B** Generally, Westerners supported territorial expansion and subscribed to the notion of Manifest Destiny, which held that it was America's destiny to expand beyond its current boundaries across the North American continent.\n\n. **D** These new territories increased the tension between free and slave states in the populace and in Congress. Even as the Mexican-American War was being fought, representatives from the North and the South began disputing how this new territory would be organized, slave or free. The Homestead Act (A) did not occur until after the Civil War and was not broadly controversial. Choices (B) and (C) were not concerns during the time periods depicted on the map.\n\n#### **Questions 40\u201341**\n\nIn this excerpt, Thoreau explicitly advocates the nonpayment of taxes. Specifically, Thoreau protested the Mexican-American War by failing to pay a small poll tax and was subsequently jailed for his actions. The excerpt from Bronson Alcott's _Journals_ demonstrates that Thoreau's actions were inspiring to other intellectuals of his time.\n\n. **C** Henry David Thoreau pioneered the practice of civil disobedience\u2014that is, nonviolent resistance of authorities who enforce unjust laws. Although he was a transcendentalist (D), a movement associated with The Second Great Awakening (B), this excerpt is focused on political action, not spirituality.\n\n. **B** Thoreau advocated nonviolent resistance of authorities who enforce unjust laws (civil disobedience). This philosophy inspired activists like Martin Luther King, Jr. and formed the basis for many of the tactics of the Civil Rights movement.\n\n#### **Questions 42\u201343**\n\nThe conservation movement came to prominence during the Progressive Era. While some conservationists, such as John Muir, sought to preserve nature on idealistic grounds, believing that a minimum of human interference with natural resources was always preferable, some conservationists took a more pragmatic approach, believing that conservation of resources was necessary in order to ensure the continued use of those resources by humans.\n\n. **A** Choosing the best answer is a matter of recognizing that the excerpt was written in 1912 (well before the growth of suburban developments (C)) and is by a commission in Massachusetts, far from the Dust Bowl (B) or buffalo (D).\n\n. **A** President Theodore Roosevelt was an environmentalist. He was instrumental in the establishment of the National Park system and he advocated for federal management of natural resources through the National Conservation Commission.\n\n#### **Questions 44\u201346**\n\nIn Garry's view, conservatism was \"marginalized\" from the Great Depression to the 1970s, overshadowed by the New Deal, Great Society, and 1960s countercultural revolution. Conservative ideas survived through \"dogged perseverance\u2014a story of unrelenting commitment to a set of ideals rooted in three centuries of American history.\"\n\n. **D** Barry Goldwater (A) was a conservative presidential candidate in 1964. His loss to John F. Kennedy (Democrat) could certainly support Garry's argument that conservatives were the underdogs for fifty years. Conservatives would have opposed Great Society programs (B) designed to raise taxes and spend money on poverty programs. Choice (C) is a tricky answer, but notice that Garry acknowledges the \"strength\" of conservatism in \"current times.\" He mentions that \"conservatism was seen as a permanent minority philosophy in America\" \"as recently as the late 1970s,\" implying that the 1980s may have reversed the trend. Choice (D) is the best answer, since the fall of the Berlin Wall is less relevant to American conservatism than the election of a president.\n\n. **A** Social conservatives care deeply about traditional family values. They do not usually blame liberals for needless wars (B) or promote government programs targeted to racial or social groups (C), (D).\n\n. **D** Christian evangelicals are often conservatives who focus their political energies on social issues regarding traditional family values. Possibly the most divisive issue since the 1970s has been the national legalization of abortion in all fifty states following the _Roe v. Wade_ Supreme Court decision. Christian evangelicals are less focused on spending issues (A) than are secular conservatives and they have not been vocally opposed to most wars (C). Tax cuts (B) would not be opposed by most Christian evangelicals.\n\n#### **Questions 47\u201349**\n\nIn 1787, our newly independent nation convened a Constitutional Convention during which the U.S. Constitution, the foundation for the government of the United States, was written. The Constitution was ratified and passed in 1788, the date in which both of the excerpts were written. Griffin's letter helps to establish that there was some wrangling and uncertainty regarding the various states and whether they would ratify.\n\n. **B** The letter from Griffin lists the states that had yet to ratify the Constitution. Madison's letter confirms that the \"Convention\" had convened and that there were \"amendments\" to the document. Both speakers are referring to the states about to ratify.\n\n. **A** Eliminate (B) and (C), since they occur in the wrong time period. George Washington's presidency (D) was not controversial. The degree to which states and the federal government would share power is known as federalism (A) and was the most controversial issue of this time period.\n\n. **B** Federalists supported a strong central government, while Jeffersonian anti-Federalists were suspicious of such a government. Jefferson's party was known as the Democratic-Republicans.\n\n#### **Questions 50\u201352**\n\nDirectly following the French and Indian War, George Grenville was appointed Prime Minister of the colonies. He sought tighter control over the American Colonies in order to raise revenues for Great Britain. In addition to stricter enforcement of existing trade laws, Grenville passed other unpopular laws. The Sugar Act (also known as the Revenue Act), which placed new duties on certain foreign goods (not just sugar), basically forced the colonies to conduct all trade through England. Although the Sugar Act resembled the Navigation Acts, by which the colonists had long abided, the fact that it was explicitly designed to raise revenue upset the colonists, who felt as if the mother country was trying to take advantage of them. Colonial legislatures sent petitions to Parliament, arguing that the act would hurt trade for Britain as well as the colonies and that the colonists had not consented to the act's passage. Grenville ignored the colonists' pleas as he proceeded with his plans to increase Britain's revenue.\n\n. **B** The excerpt mentions \"improving the revenue of this kingdom,\" \"that a revenue be raised...for defraying...expenses.\" So, raising money was the primary purpose of the Sugar Act.\n\n. **B** Laws such as the Sugar Act contributed to colonial unrest, since it reinforced the notion that the colonists were victims of \"taxation without representation.\" Choice (A) may have looked tempting, but this was actually true of the Molasses Act. The Sugar Act was indeed enforced. France (C) would not have been affected by the Sugar Act, and (D) was true of the Tea Act, not the Sugar Act.\n\n. **A** The French and Indian war had been enormously expensive for the British, and they felt that the American colonists did not share equally the burden of the war costs. This led to a cascade of Acts, such as the Sugar Act, designed to raise revenue for the Mother Country.\n\n#### **Questions 53\u201355**\n\nThe decade following World War II brought general affluence and an improved standard of living for most Americans. The excerpt by James Patterson points out that there was a relatively low level of income inequality in America in the 1950s and 1960s compared to the soaring wealth of the rich in the 1920s and the booming economy of the 1980s and 1990s.\n\n. **B** A national minimum wage (A) would ensure that even the lowest-paid workers in America earn an income beyond a set threshold. The creation of the Securities and Exchange Commission (C) helped to regulate Wall Street, thus reining in potential corruption at the top. The creation of the Federal Housing Authority (FHA) (D) helped low- and middle-income Americans to more easily purchase a home. The desegregation of the military (B) would have virtually no impact on income inequality.\n\n. **C** This is entirely a test of your knowledge of the era. After World War II, the Civil Rights Movement (A) experienced some notable victories ( _Brown vs. Board of Education_ , the Civil Rights Act, etc.). Immigration (B) began to increase and more women joined the workforce (D). Choice (C) is the best answer, since the proliferation of the automobile and reliable jobs encouraged many Americans to live in the suburbs.\n\n. **B** When Lyndon B. Johnson assumed the presidency, he outlined ambitious goals for the nation, arguing that government should play a greater role in people's lives. He called his vision the Great Society, promising a country in which poverty, disease, and lack of education, could and should be eliminated. His most important legislation was the Economic Opportunity Act (1964), which was billed as \"The War on Poverty.\"\n\n## SECTION I, PART B: SHORT-ANSWER QUESTIONS\n\n#### **Question 1**\n\nThe Kansas-Nebraska Act helped set the stage for one of the first violent confrontations stemming from the slavery issue. Because the fate of each locality in the Kansas-Nebraska Act hinged on a popular vote, hundreds of pro-slavery and antislavery activists poured into the territories in hopes of swaying the outcome of the referendum. Often armed and ready to fight, Kansas became a literal battleground between pro-slavery and antislavery factions. \"Bleeding Kansas,\" as the region came to be known, was the site of several prominent attacks on opposing groups' settlements. The most famous incident was John Brown's raid, where Brown, a radical slavery opponent, led a group that murdered pro-slavery settlers. Later John Brown led a separate raid on the U.S. arsenal at Harper's Ferry (then in the state of Virginia) hoping to seize a cache of weapons with which to arm a slave uprising. Brown's raid failed and Brown himself was captured by a detachment of Marines under the command of then Col. Robert E. Lee, tried for treason, and hanged.\n\nMany Republicans, such as Abraham Lincoln, sought to distance themselves from the actions of John Brown. In the excerpt cited, Lincoln denies that Brown's efforts were successful or supported by the slaves themselves. He calls his actions \"absurd\" and merely leading to Brown's own demise.\n\nMany committed abolitionists, on the other hand, maintained that Brown's actions were the natural result of the moral desperation brought on by the continuation of slavery, and praised Brown as a kind of martyr for the cause of abolition. In Emerson's speech, he labels Brown an \"idealist\" who saw the necessity of action. Emerson refers to the \"forms\" or social and political institutions which perpetuated slavery, contrasted with the \"facts\" of moral reality.\n\na) An effective answer to part (a) will highlight differences between Lincoln's and Emerson's positions on John Brown including\n\n\u2022 Whether he was misguided or heroic\n\n\u2022 Whether or not he accomplished anything useful\n\n\u2022 Whether or not his actions were destined for failure\n\n\u2022 Whether Brown was egocentric or self-sacrificing\n\n\u2022 Whether or not violence is effective in promoting a just cause\n\nb) Lincoln's view is that John Brown was misguided and ineffective and an example of a revolutionary who thought too highly of his own place in history, thus leading to his own demise. This question is asking for an event or development to support his view. You could have used one of the following, being sure to highlight the unsuccessful aspects of these events:\n\n\u2022 Bacon's Rebellion\n\n\u2022 Stono Rebellion\n\n\u2022 Nat Turner's Rebellion\n\n\u2022 The seizure of _La Amistad_\n\n\u2022 Bleeding Kansas\n\nc) Emerson's view is that John Brown was an idealist whose actions were noble and motivated by the knowledge of truth. This question is asking for an event or development to support his view. You could have used one of the following, or even events from the Part (b) list, being sure to highlight the successful or idealistic aspects of these events:\n\n\u2022 1733 slave insurrection on St. John, Virgin Islands\n\n\u2022 Haitian Revolution\n\n\u2022 Civil War\n\n#### **Question 2**\n\na) Territorial expansion increased the tension between free and slave states in Congress. Even as the Mexican-American War was being fought, representatives from the North and the South began disputing how this new territory would be organized, slave or free. The Gold Rush forced the decision; in 1849, California petitioned Congress for admittance into the Union as a free state. President Zachary Taylor, a Whig, supported admittance. Serious talk of secession circulated among Southerners.\n\nb) and c) Henry Clay, by then an elder statesman, proposed a series of resolutions in hopes of preserving the free\/slave state balance and avert the impending threat of Southern secession. Congressional squabbling followed, but included a number of notable Senate floor speeches, The Great Debate, by Clay, Daniel Webster, and John C. Calhoun. With the help of Stephen Douglas, a senator from Illinois, a deal that became known as the Compromise of 1850 was struck. The compromise admitted California as a free state and maintained Texas as a slave state. The rest of the territory in question was divided at the 37th parallel into New Mexico and Utah. These two territories would be \"unrestricted\"\u2014each locality would decide its own status. The compromise also abolished the slave trade in the District of Columbia.\n\nHenry Clay\n\n\u2022 Whig Senator from Kentucky\n\n\u2022 Drafted and formally proposed the Compromise of 1850\n\n\u2022 Helped to clarify the final boundaries of Texas\n\n\u2022 Originally proposed banning slavery in the entire Mexican Cession\n\n\u2022 Wanted a stringent Fugitive Slave Act\n\nJohn Calhoun\n\n\u2022 Democrat Senator from South Carolina\n\n\u2022 Defender of slavery\n\n\u2022 Opposed the Compromise of 1850\n\n\u2022 Advocate for states' rights and secession\n\n\u2022 Spurred notion of popular sovereignty for Mexican Cession territories\n\nDaniel Webster\n\n\u2022 Whig Senator from Massachusetts\n\n\u2022 Supported the Compromise in order to preserve the Union and avert Civil War\n\n\u2022 In the _Seventh of March_ speech, characterized himself \"not as a Massachusetts man, nor as a Northern man, but as an American...\"\n\n\u2022 Risked offending his abolitionist voter base by accepting the Compromise\n\n#### **Question 3**\n\na) An effective answer to Part (a) could include\n\n\u2022 Effects of the Industrial Revolution, need for labor (1900\u20131915)\n\n\u2022 The Holocaust\n\n\u2022 European World War II refugees\n\n\u2022 Development of agriculture in California\n\n\u2022 Hungarian Revolution (1956)\n\n\u2022 Cuban Revolution (1960s)\n\n\u2022 Philippine Independence (1960s)\n\n\u2022 Aftermath of Korean War (1950s\/1960s)\n\nb) An effective answer to Part (b) could include\n\n\u2022 Russian Revolution (1917): public perception of communism invading the United States\n\n\u2022 First Red Scare\n\n\u2022 Resurgence of the Ku Klux Klan (1920s)\n\n\u2022 \"Hyphenated\" Americans\n\n\u2022 Most Americans of mixed ethnic heritage\n\n\u2022 Increased influence by the Catholic Church\n\n\u2022 Prejudice and nativism in the early 20th century\n\n\u2022 \"No Irish need apply\"; labor prejudice\n\n\u2022 Increasing illegal immigration in late 20th century\n\n\u2022 Increasing controversy over immigration in early 2000s\n\nc) An effective answer to Part (c) could include\n\n\u2022 Literacy tests\n\n\u2022 Palmer Raids\n\n\u2022 Sacco and Vanzetti trial\n\n\u2022 Immigration Act of 1924\n\n\u2022 Bracero program\n\n\u2022 Operation Wetback (1954)\n\n\u2022 Hart-Celler Act (1965)\n\n\u2022 Immigration Reform and Control Act (1986)\n\n#### **Question 4**\n\nIn Image 1, we see a family of seven living in a very small room that contains one bed, a crib, and shabby furnishings. The family is dressed in such a manner that we would assume they are low-paid workers, perhaps in a factory. \"Tenements\" were city apartments for the poor, and in 1910 there would have been little to no government assistance for the poor. Child labor was common in such communities and this family might be recent immigrants.\n\nIn Image 2, we see a lavishly appointed bedroom, typical of that of a wealthy family in the Gilded Age. According to the caption, this is the bedroom of the wife of A.T. Stewart, owner of a successful department store in New York City in the late 1800s. Notice that her bedroom is larger than the tenement family's one room, so we can infer that her house is massive in comparison to their dwelling. The two pictures illustrate the great disparities in wealth between the rich and the poor during the height of the Industrial Revolution.\n\na) Your answer to this question should mention several of the following:\n\n\u2022 A move away from agricultural work and rural living to urban factory work\n\n\u2022 A large increase in unskilled and semi-literate workers, largely immigrants\n\n\u2022 Child labor\n\n\u2022 A large number of female workers, especially in textile mills\n\n\u2022 Laissez-faire economics\n\n\u2022 Social Darwinism\n\n\u2022 Virtually no government safety net for the poor (welfare benefits, food stamps, subsidized housing, Medicaid, etc.)\n\n\u2022 Little workplace safety regulations\n\n\u2022 The rise of labor unions\n\nb) Your answer to this question should mention several of the following:\n\n\u2022 The flowering of industry after the Civil War\n\n\u2022 \"Robber barons\" \/ captains of industry: Carnegie, Rockefeller, Vanderbilt, etc.\n\n\u2022 Increased mechanization of industry and assembly line production leading to the need for large numbers of factory workers\n\n\u2022 Low federal income tax rates, encouraging the accumulation of wealth at the top of society\n\n\u2022 Laissez-faire economics\n\n\u2022 Social Darwinism\n\n\u2022 The Gospel of Wealth\n\n\u2022 Intermarriage within wealthy families, encouraging a consolidation of wealth\n\n\u2022 Inexpensive labor which allowed for lavish home building among the wealthy\n\nc) Your answer to this question may have focused on one of the following:\n\n\u2022 Rise of the Progressive Party\n\n\u2022 Muckraking journalism: McClure's magazine, Ida M. Tarbell's _The History of the Standard Oil Company_ , Upton Sinclair's _The Jungle_ , Jacob Riis's _How the Other Half Lives_\n\n\u2022 The Sherman Antitrust Act of 1890 and Clayton Antitrust Act\n\n\u2022 Settlement houses (Jane Addams's Hull House in Chicago)\n\n\u2022 Interstate Commerce Act of 1887\n\n\u2022 The growth of labor unions: Knights of Labor, the American Federation of Labor (AFL), led by Samuel Gompers, and the Industrial Workers of the World (IWW), referred to as \"Wobblies,\" a militant anti-capitalist group\n\n\u2022 Union strikes\n\n\u2022 State Workmen's Compensation laws\n\n\u2022 Child labor laws\n\n\u2022 New Deal reforms: regulation of banks, Social Security, government work programs\n\n## SECTION II, QUESTION 1: THE DOCUMENT-BASED QUESTION\n\nThe document-based question begins with a mandatory 15-minute reading period. During these 15 minutes, you should (1) come up with some information not included in the given documents (your outside knowledge) to include in your essay; (2) get an overview of what each document means; (3) decide what opinion you are going to argue; and (4) write an outline of your essay.\n\nThe first thing you will be inclined to do, after reading the question, is to look at the documents. Resist that temptation. Instead, the first thing you should do is brainstorm for several minutes about what the question is asking of you. Try to list everything you remember about the Great Migrations. This list will serve as your reference to the outside information you must provide in order to earn a top grade.\n\nThen, and only then, read over the documents. As you read them, take notes in the margins and underline those passages that you are certain you are going to refer to in your essay. If a document helps you remember a piece of outside information, add that information to your brainstorming list. If you cannot make sense of a document, don't worry. You do not need to mention every document to score well on the DBQ.\n\nHere is what you need to look for in each document to get the most out of it:\n\n\u2022 The author\n\n\u2022 The date\n\n\u2022 The audience (for whom was the document intended?)\n\n\u2022 The significance\n\nRemember: You are being asked to write 50 percent document interpretation and 50 percent outside information. Don't get so lost in the documents that you forget to bring in outside information. Readers will not be able to give you a high score unless you have both! What readers really don't like is a laundry list of documents: that is, a paper in which the student merely goes through the documents, explaining each one. Those students are often the ones who forget to bring in outside information, because they are so focused on going through the documents.\n\nSo, what is this DBQ all about?\n\nThis DBQ can be seen in three parts: (1) What motivated the Great Migrations? (2) What were the outcomes of the Great Migrations? And (3) How have the reasons for African-American migration changed over time? For the first part, discuss slavery in the South, the end of the Civil War, Jim Crow laws, industrialization in the North, and urbanization. For the second part, discuss economic growth, the establishment of large African-American communities in Northern cities, and subsequent discrimination in housing ordinances, hiring practices, etc.\n\nIn the final part of the essay, use Documents 5 and 6 to demonstrate that the migration patterns of African-Americans have recently shifted from \"South to North\" to \"North to South.\" Some African-Americans are seeking to return to the home of their ancestors and are responding, in part, to the recent manufacturing boom and growth of suburbs in Southern areas.\n\n### **The Documents**\n\nIn **Document 1,** Lemann establishes that the Great Migration of African Americans was significant on a scale that shadows immigration to the United States during this same period. Historians often distinguish between two periods of the Great Migration: the First Great Migration from the end of World War I up to the Great Depression, which involved African Americans moving from Southern rural areas to northern industrial cities, and a Second Great Migration after World War II which brought African Americans not only to the north, but also to the West. The motivations for migration were largely economic, but also social: the attitudes of those in the North were thought to be less racist than those in the South.\n\n**Document 2** shows that the Second Great Migration led to decreasing numbers of African Americans in Southern cities such as Jacksonville, Nashville, and Birmingham, while many Northern and Western cities experienced a sharp increase in African Americans.\n\n**Document 3** establishes that not all Northern cities, in this case Detroit, welcomed African Americans with open arms. Many African Americans wound up in government-sponsored housing projects, leading some whites to fear that their cities had become \"ghettoized.\"\n\n**Document 4** shows the increase in population in Chicago over a 150-year time period. A careful study of the racial numbers demonstrates that the numbers of African Americans increased by over 300% after World War II with a slight decrease or stabilization during the 1990s. Numbers of whites in Chicago declined noticeably during this same time period, probably due to \"white flight.\"\n\n**Document 5** is a very recent _New York Times_ article documenting the experience of one black family and its decision to migrate from New York City to Atlanta. Paragraph 3 establishes that they have made this decision for both economic and cultural reasons. Both the title of the article and the last two paragraphs in the excerpt suggest that this is a recent trend: African Americans reversing the course of the Great Migration and finding their way back to the Southern cities their ancestors abandoned. Some scholars have called this the \"New Great Migration.\"\n\nThe map in **Document 6** confirms that the Second Great Migration meant significant increases in the population of African Americans in Northern and Western states, while the trend in the 1990s was toward increases in Southern states. This document confirms the trend described in Document 5.\n\n### **Choosing a Side**\n\nThe first thing you want to do is to decide what kind of a statement you are going to make. You have already brainstormed all your outside information, made some notes or a quick outline, and decided where to plug in the documents. Because there is no right way to answer this, and many ways to make your argument, here are some positions you might want to argue.\n\n\u2022 Since the end of the Civil War, African Americans have always been more mobile than Whites, tending to follow economic opportunities and seeking homes with others like them.\n\n\u2022 African American migration in the past twenty years represents a radical departure from the migrations of the 20th Century, since African Americans are moving from North to South. According to Document 5, they tend to be better educated than their migrant predecessors. We can infer that this shift may represent a different perception regarding racism and geography.\n\n\u2022 Northern economies have become hostile to the needs of African Americans (high levels of unemployment, high cost of living, urban racial tensions), while the South is now more embracing (a growth in manufacturing, historically Black communities and colleges, less disparity in the quality of public schools).\n\n### **Planning Your Essay**\n\nUnless you read extremely quickly, you probably won't have time to write a detailed outline for your essay during the 15-minute reading period. However, it is worth taking several minutes to jot down a loose structure of your essay, because it will actually save you time when you write. First, decide on your thesis and write it down in the test booklet. Then, take a few minutes to brainstorm all the points you might put in your essay. Choose the strongest points and number them in the order you plan to present them. Lastly, note which documents and outside information you plan to use in conjunction with each point. If you organize before you write, the actual writing process will go much more smoothly. More important, you will not write yourself into a corner, and suddenly find yourself making a point you cannot support or heading toward a weak conclusion (or worse still, no conclusion at all).\n\n### **What You Should Have Discussed**\n\nRegardless of which thesis you choose, your essay should discuss all of the following:\n\n\u2022 Since the prompt asks you to analyze \"change and continuity,\" you should note that the regions of the country affected by the Great Migration have remained fairly constant: the urban Northeast, Great Lakes region, and California.\n\n\u2022 The reasons for migration have always revolved around economic and social concerns.\n\n\u2022 The \"change\" has been in the direction of migration: only recently have African Americans been moving South instead of North.\n\n\u2022 Document 5 suggests that the new migrants are better educated and placed within the economy compared with their sharecropping ancestors.\n\n\u2022 Regardless of time period or motivation, African Americans have tended to migrate to certain areas rather than disbursing evenly throughout the country (no major changes in parts of the rural Midwest, Plains, Rocky Mountains, Northern New England, Alaska).\n\n\u2022 Racial tensions are highest in areas affected by migration.\n\n\u2022 Migration slowed after the 1960s.\n\n## SECTION II: THE LONG ESSAY QUESTION\n\nYour task here is to choose ONE of the prompts and present a historically defensible thesis backed up with relevant evidence. For each of the prompts, your thesis is likely to either make the case that the Seven Years' War did or did not contribute to the Revolution OR that the Mexican-American War did or did not contribute to the Civil War. Saying that these events _did_ contribute to their respective wars is likely to be the easier position for most students taking this test, although it would be possible to qualify this position with relevant exceptions.\n\n#### **Question 2**\n\nIf your thesis maintains that the Seven Years' War _did_ largely contribute to the Revolution, you may have mentioned some of the following:\n\n\u2022 British debt following the Seven Years' War directly led to heavier taxation of the colonies (e.g., Sugar Act, Stamp Act).\n\n\u2022 The heavier taxation that followed the Seven Years' War affected the wealthy, elite colonists who later provided the structure and organization to launch the Revolution. The Founding Fathers were plantation owners and merchants whose interests were directly tied to the changes wrought by the Seven Years' War.\n\n\u2022 The Albany Plan of Union proved to colonists that they were capable of organizing for a common cause.\n\n\u2022 The Proclamation of 1763 was issued after Britain's victory at the Seven Years' War. It forbade all settlement west of the Appalachian Mountains. Any previously issued land grants were now worthless, thus angering American colonists and leading to a spirit of revolution.\n\n\u2022 Before the Seven Years' War, colonists were largely self-sufficient, running their own affairs through local governments and militias. After the War, the British took a more active role in governing and policing the colonies, leading to such incidents as the Boston Massacre, the revocation of the charter of Massachusetts, and quartering of soldiers. This led to colonial discontent and eventual revolution.\n\n\u2022 France may have been more inclined to help the colonists during the Revolution as revenge for its prior losses during the Seven Years' War.\n\n\u2022 Despite its victory, Britain was weakened financially by the War, possibly leading to an increased boldness on the part of colonists who saw Britain as vulnerable.\n\nIf your thesis maintains that the Seven Years' War _did not_ contribute much to the start of the Revolution, you may have mentioned some of the following:\n\n\u2022 Life did not change significantly for the masses of poor and middle-class colonists who later went on to form the backbone of the Continental Army. Especially those living in Southern colonies would have been indifferent to the effects of the Seven Years' War.\n\n\u2022 Taxation and regulation of trade existed before the Seven Years' War.\n\n\u2022 It was really the shift from Salutary Neglect to tighter control that prompted independence, not the Seven Years' War itself.\n\n\u2022 The true impetus for revolution was philosophical: republicanism, natural rights, the Enlightenment, Hobbes, Locke, perhaps even the First Great Awakening.\n\n\u2022 Mercantilism had become unduly burdensome and had existed long before the Seven Years' War.\n\n\u2022 Colonists _were_ largely British, thus culturally tied to the Motherland, and saw themselves as dependent on Britain economically.\n\n\u2022 The Seven Years' War demonstrated to colonists that they needed the protection of a strong military power.\n\n\u2022 There were always Loyalists who resisted the notion of pursuing independence from the Crown. The Seven Years' War had no effect on the sentiments of those disinclined to the Revolution.\n\n#### **Question 3**\n\nIf your thesis maintains that the Mexican-American War _did_ do much to launch the Civil War, you may have mentioned some of the following:\n\n\u2022 The lands acquired under the Mexican Cession were fertile and viable for cotton production, thus leading to the possible need for slave labor.\n\n\u2022 The Civil War was inextricably linked to debates about slavery. The Mexican-American War gave the United States access and control to new territories that would later seek statehood. Whether these territories and states would have legal slavery became the most hotly debated issue in Congress at this time.\n\n\u2022 \"Popular sovereignty\" was cited by many as the easiest way to settle the free-state\/slave-state conundrum. Most dramatically in the case of the Kansas-Nebraska Act, popular sovereignty tacitly assumed the rights of particular localities to determine their own destinies, thus contributing to notions of secession on the part of disgruntled Southern states.\n\n\u2022 Southern Democrats had explicitly supported the War for the express purpose of expanding slavery (a jab in the eye to Northern Whigs).\n\nIf your thesis maintains that the Mexican-American War _did not_ contribute significantly to the Civil War, you may have mentioned some of the following:\n\n\u2022 The slave-state\/free-state debate existed long before the Mexican-American War, at least as far back as the Missouri Compromise.\n\n\u2022 The Compromise of 1850 was, in fact, \"the straw the broke the [Southern] camel's back,\" not the Mexican-American War. In other words, it was the way the Mexican Cession was handled that enhanced tensions between North and South, not the War itself.\n\n\u2022 Slavery was already a highly controversial issue well before the Mexican-American War. William Lloyd Garrison published the \"The Liberator\" as early as 1831.\n\n\u2022 The Gag Rule prevented Congress from settling the issue of slavery by legislative (peaceful) means.\n\n\u2022 Fugitive slave laws and _Dred Scott v. Sandford_ did more to heighten tensions over slavery than merely the acquisition of new territories.\n\n\u2022 The Civil War also revolved around issues of states' rights and the uses of nullification, issues that reared their heads under President Andrew Jackson and were unconnected to slavery per se.\n\n# Practice Test 4\n\nClick here to download a PDF of Practice Test 4.\n\n**Section I**\n\n**The Exam**\n\n**AP \u00ae United States History Exam**\n\n**SECTION I, PART A: Multiple Choice**\n\n**DO NOT OPEN THIS BOOKLET UNTIL YOU ARE TOLD TO DO SO.**\n\nAt a Glance\n\n**Time**\n\n55 minutes\n\n**Number of Questions**\n\n55\n\n**Percent of Total Grade**\n\n40%\n\n**Writing Instrument**\n\nPencil required\n\n**Instructions**\n\nSection I, Part A, of this exam contains 55 multiple-choice questions. Fill in only the ovals for numbers 1 through 55 on your answer sheet. Because this section offers only four answer options for each question, do not mark the (E) answer circle for any question.\n\nIndicate all of your answers to the multiple-choice questions on the answer sheet. No credit will be given for anything written in this exam booklet, but you may use the booklet for notes or scratch work. After you have decided which of the suggested answers is best, completely fill in the corresponding oval on the answer sheet. Give only one answer to each question. If you change an answer, be sure that the previous mark is erased completely. Here is a sample question and answer.\n\nSample Question\n\nThe first president of the United States was\n\n(A) Millard Fillmore\n\n(B) George Washington\n\n(C) Benjamin Franklin\n\n(D) Andrew Jackson\n\nSample Answer\n\nUse your time effectively, working as rapidly as you can without losing accuracy. Do not spend too much time on any one question. Go on to other questions and come back to the ones you have not answered if you have time. It is not expected that everyone will know the answers to all of the multiple-choice questions.\n\nYour total score on the multiple-choice section is based only on the number of questions answered correctly. Points are not deducted for incorrect answers or unanswered questions.\n\n**SECTION I, PART B: Short Answer**\n\nAt a Glance\n\n**Time**\n\n50 minutes\n\n**Number of Questions**\n\n4\n\n**Percent of Total Grade**\n\n20%\n\n**Writing Instrument**\n\nPen with black or dark blue ink\n\n**Instructions**\n\nSection I, Part B, of this exam contains 4 short-answer questions. Write your responses on a separate sheet of paper.\n\n**UNITED STATES HISTORY**\n\n**SECTION I, Part A**\n\n**Time\u201455 minutes**\n\n**55 Questions**\n\n**Directions:** Each of the questions or incomplete statements below is followed by four suggested answers or completions. Select the one that is best in each case and then blacken the corresponding space on the answer sheet.\n\n**Questions 1 - 3 refer to the excerpt below.**\n\n\"I long to hear that you have declared an independency\u2014and by the way in the new Code of Laws which I suppose it will be necessary for you to make I desire you would Remember the Ladies, and be more generous and favorable to them than your ancestors. Do not put such unlimited power into the hands of the Husbands. Remember all Men would be tyrants if they could. If particular care and attention is not paid to the Ladies we are determined to foment a Rebellion, and will not hold ourselves bound by any Laws in which we have no voice, or Representation.\"\n\nAbigail Adams, Letter to John Adams, 1776\n\n. This passage best reflects which of the following issues?\n\n(A) The pursuit of an Equal Rights Amendment\n\n(B) Women's access to education\n\n(C) The American Women's Suffrage Movement\n\n(D) The disparity of rights afforded to the different genders during the Colonial period\n\n. According to the excerpt, which event was Abigail Adams most concerned with?\n\n(A) The Declaratory Act\n\n(B) The Boston Tea Party\n\n(C) The creation of a post-Revolution government\n\n(D) The ratification of the Code of Laws\n\n. When Abigail Adams notes that she hopes her husband would \"be more generous and favorable to them than your ancestors,\" she is most directly referring to\n\n(A) the historical subjugation of women\n\n(B) the loss of rights that women in the colonies experienced\n\n(C) the high regard her husband's ancestors placed upon women\n\n(D) the hope that the revolution will include women in the militias\n\n**Questions 4 \u2013 6 refer to the following illustration.**\n\n_Puck Magazine_ , 1872\n\n. The cartoon above supports which of the following points of view?\n\n(A) President Grant plans to lead an armed invasion of the South.\n\n(B) The southern states must carry the full weight of the Civil War costs.\n\n(C) The United States government played a role in carpetbagging.\n\n(D) The Grant Administration plans to confiscate weapons from Southerners.\n\n. Which of the following legislative acts paved the way for the event depicted in the illustration?\n\n(A) The Freedmen's Bureau Bill, giving assistance to freed slaves in the Reconstruction South.\n\n(B) The Morrill Act, offering land grants for the establishment of agricultural colleges.\n\n(C) The Reconstruction Act, dividing the South into military districts.\n\n(D) The Enforcement Act, protecting the rights of African Americans to vote and receive equal protection.\n\n. Supporters of President Grant would respond to the artist of this cartoon by noting which of the following?\n\n(A) The protection of the rights of freedmen is necessary for a successful Reconstruction.\n\n(B) Southern Democrats should share equally in the process of Reconstruction.\n\n(C) The former Confederate states are responsible for their own rebuilding.\n\n(D) Military Reconstruction is unconstitutional.\n\n**Questions 7 \u2013 10 refer to the following graph.**\n\nNumber of Seats in Congress Won by Each Party from the 1980 Election to the 2000 Election\n\n. Which of the following conclusions is most directly supported by the overall trend depicted in the graph?\n\n(A) For the most part, the party of the presidential election winner gained a majority of the seats in Congress.\n\n(B) In Congressional elections, the American electorate tended to favor the party that opposed the president.\n\n(C) Republican congressional dominance continued through much of the late 20th century.\n\n(D) The Contract with America allowed the Democrats to maintain power.\n\n. The trend in the graph most directly contributed to which of the following developments after 2000?\n\n(A) A sustained budgetary surplus\n\n(B) A powerful check on the power of the executive\n\n(C) Congressional support for neoconservative legislation\n\n(D) A wave of bipartisan cooperation in Congress\n\n. The pattern depicted in the first half of this graph (pre-1990) was characterized by\n\n(A) dominance of the GOP in federal politics\n\n(B) the need for bipartisanship to pass legislation\n\n(C) close congressional votes due to an evenly split legislature\n\n(D) unchecked Democratic power in the U.S. government\n\n. Which of the following events highlighted the most dramatic change featured in the graph?\n\n(A) The midterm elections brought about a Republican Congress to balance out the federal government during the presidency of Bill Clinton.\n\n(B) The year of George H.W. Bush's election changed the balance of Congress.\n\n(C) Ronald Reagan enjoyed a long period of his party's electoral success in Congress.\n\n(D) Bill Clinton's reelection coincided with the loss of his party's control over Congress.\n\n**Questions 11 - 14 refer to the following excerpt.**\n\n\"As to conditions in South Carolina, Mr. Hine states his opinion thus: 'In general, I found these were considerably worse than conditions in North Carolina, both as to the age and number of small children employed, though several of the mill towns in North Carolina approached the worst ones in South Carolina....In Chester, South Carolina, an overseer told me frankly that manufacturers all the South evaded the child labor law by letting youngsters who are under age help older brothers and sisters. The names of the younger ones do not appear on the company books and the pay goes to the older child who is above twelve.'\"\n\nRev. A. E. Seddon, et.al., \"Account of Investigations Made in the Cotton Mills of North and South Carolina,\" 1909\n\n. The situation presented in the passage above was primarily driven by\n\n(A) strict labor laws\n\n(B) the demands of an agricultural economy\n\n(C) loose enforcement of the Supreme Court's ruling\n\n(D) the increased work opportunities presented by the Industrial Revolution\n\n. Which of the following trends was typical of labor situations like that in South Carolina?\n\n(A) There were strict limits placed on the amount of hours children may work.\n\n(B) Women and children provided cheap labor sources for companies trying to save money.\n\n(C) Employers preferred to hire men.\n\n(D) A dearth of laborers drove up wages.\n\n. Mr. Hine's reference to \"letting youngsters who are under age help older brothers and sisters\" most likely reflected which of the following sentiments of the era?\n\n(A) The most productive labor force is often the youngest.\n\n(B) Child labor was a positive social force with measurable benefits for children.\n\n(C) Congress had no power to regulate business that did not participate in interstate commerce.\n\n(D) It was more preferable for children to engage in rigorous labor than it was for women.\n\n. Which of the following actions contributed the most to reducing the circumstances faced by the children described in this excerpt?\n\n(A) Widespread campaigns spearheaded by the captains of industry\n\n(B) Executive orders from the McKinley administration\n\n(C) Supreme Court decisions of the 1880s and 1890s\n\n(D) Legislative successes at the state and local level during the Progressive movement\n\n**Questions 15 - 17 refer to the following excerpt.**\n\n_\"The People of the State of Illinois to all Constables, Sheriffs and Coroners of State, Greeting:_\n\nWhereas complaint hath been made before me, one of the justices of the peace within and for the county of Hancock aforesaid, upon the oath of Francis M. Higbee of said county, that Joseph Smith, [et. al.], of said county did on the 10th day of June instant commit a riot at and within the county aforesaid, wherein they, with force and violence broke into the office of the _Nauvoo Expositor_ , and unlawfully and with force burned and destroyed the printing press, type and fixtures of the same, being the property of William Law.\"\n\nWarrant for the Arrest of Joseph Smith, 1844\n\n. Following issuance of this warrant, where did Joseph Smith's supporters ultimately take refuge?\n\n(A) California\n\n(B) Utah\n\n(C) Pennsylvania\n\n(D) Michigan\n\n. Joseph Smith's unpopularity among the established class in Illinois stemmed from which of the following?\n\n(A) Refusal to pay taxes\n\n(B) Forming the Church of Latter Day Saints\n\n(C) Running for Congress against a popular incumbent\n\n(D) Accumulating debt as governor\n\n. The events surrounding the issuance of this warrant can best be understood in the context of which larger American trend?\n\n(A) Populism\n\n(B) Abolition\n\n(C) The Second Great Awakening\n\n(D) Manifest Destiny\n\n**Questions 18 and 19 refer to the following image.**\n\n_Westward the Course of Empire Takes Its Way_ , Emanuel Leutze, 1861\n\n. Which of the following concepts is depicted in the painting?\n\n(A) Impressment\n\n(B) Revivalism\n\n(C) Manifest Destiny\n\n(D) Transcendentalism\n\n. Which of the following events had the most significant impact on the image depicted above?\n\n(A) The Second Great Awakening\n\n(B) The Underground Railroad\n\n(C) The Hartford Convention\n\n(D) The Louisiana Purchase\n\n**Questions 20 - 23 refer to the following excerpts.**\n\n\"The American people can not use a dishonest medium of exchange; it is ours to set the world its example of right and honor. We can not fly from our world duties; it is ours to execute the purpose of a fate that has driven us to be greater than our small intentions. We can not retreat from any soil where Providence has unfurled our banner; it is ours to save that soil for liberty and civilization.\"\n\nSenator Albert Beveridge, \"The March of the Flag,\" 1898\n\n\"We hold that the policy known as imperialism is hostile to liberty and tends toward militarism, an evil from which it has been our glory to be free. We regret that it has become necessary in the land of Washington and Lincoln to reaffirm that all men, of whatever race or color, are entitled to life, liberty, and the pursuit of happiness. We maintain that governments derive their just powers from the consent of the governed. We insist that the subjugation of any people is 'criminal aggression' and open disloyalty to the distinctive principles of our Government.\"\n\nAmerican Anti-Imperialist League Platform, 1899\n\n. Which of the following would supporters of Beveridge's assert about the United States as an \"example of right and honor\"?\n\n(A) Intervention in the Spanish colony of Cuba\n\n(B) Exploitation of the sugar crop in Hawaii\n\n(C) The purchase of Alaska\n\n(D) The Open Door Policy in China\n\n. In the excerpt, the American Anti-Imperialist League most consistently criticized imperialism by claiming that it\n\n(A) is unconstitutional\n\n(B) is a waste of military spending\n\n(C) is unjust to make profit from the land resources of a foreign people\n\n(D) denies people in colonized lands access to core American values\n\n. These arguments from the late 1800s mirror arguments about what other foreign policy issue in American history?\n\n(A) The Vietnam War\n\n(B) World War I\n\n(C) The Monroe Doctrine\n\n(D) The Persian Gulf War\n\n. In asserting that \"we can not retreat from any soil where Providence has unfurled our banner,\" Albert Beveridge argues that\n\n(A) the United States has a moral obligation to take care of the people in its colonies\n\n(B) American expansion must increase at any cost\n\n(C) military commitments have become so entrenched in the colonies that the United States cannot leave\n\n(D) anti-imperialist groups lack patriotism\n\n**Questions 24 - 26 refer to the 1856 following illustration.**\n\n. What event most directly contributed to the issues presented in this image?\n\n(A) The Mexican-American war\n\n(B) The Compromise of 1850\n\n(C) The Kansas-Nebraska Act\n\n(D) The Dred Scott Supreme Court case\n\n. What were the goals of the Free Soil Party?\n\n(A) To abolish slavery nationwide\n\n(B) To prohibit the spread of slavery in new territories\n\n(C) To provide free homesteads for farmers in the Midwest\n\n(D) To allow voters to determine if slavery would spread to new territories\n\n. In the decade following the publication of the image, which of the following parties emerged as a viable opposition to the expansion of slavery?\n\n(A) The American Party\n\n(B) The Republican Party\n\n(C) The Populist Party\n\n(D) The Socialist Party\n\n**Questions 27 and 28 refer to the following excerpt.**\n\n\"It matters not in this case that these plaintiffs...had built their warehouses and established their business before the regulations complained of were adopted. What they did was from the beginning subject to the power of the body politic to require them to conform to such regulations as might be established by the proper authorities for the common good. They entered upon their business and provided themselves with the means to carry it on subject to this condition. If they did not wish to submit themselves to such interference, they should not have clothed the public with an interest in their concerns.\"\n\nMajority opinion of the United States Supreme Court, _Munn v. Illinois_ , 1876\n\n. The restrictions imposed by the Munn decision most directly affirm what power of the federal government?\n\n(A) The power to place restrictions on speech\n\n(B) The power to regulate interstate commerce\n\n(C) The power to coin money\n\n(D) The power of eminent domain\n\n. The Munn case emerged most directly from the context of which of the following?\n\n(A) Price gouging in the railroad industry\n\n(B) The Black Codes of the Reconstruction Era\n\n(C) Radical demonstrations by labor unions\n\n(D) The trustbusting of the Progressive Movement\n\n**Questions 29 - 31 refer to the following map.**\n\nTwentieth Century African-American Migration Patterns\n\n. Which of the following trends contributed most directly to the migrations depicted in the map?\n\n(A) Deregulation in the manufacturing industry\n\n(B) The proliferation of Jim Crow Laws\n\n(C) Supreme Court decisions striking down Civil Rights legislation\n\n(D) Increased agricultural production in the North\n\n. The initial stages of the migrations shown in the map were accelerated by\n\n(A) a drought in the American South\n\n(B) young men avoiding conscription into World War I\n\n(C) openings in manufacturing jobs caused by World War I\n\n(D) educational opportunities in the northern and western states\n\n. Which of the following situations resulted from the migrations depicted in the map?\n\n(A) Widespread acceptance of the migrants in their new cities\n\n(B) Congressional legislation prohibiting such migrations\n\n(C) Increased racial tensions in northern cities\n\n(D) Desegregation in the South\n\n**Questions 32 and 33 refer to the following excerpts.**\n\nArticle II\n\nIn the cession made by the preceeding article are included the adjacent Islands belonging to Louisiana all public lots and Squares, vacant lands and all public buildings, fortifications, barracks and other edifices which are not private property.\u2014The Archives, papers & documents relative to the domain and Sovereignty of Louisiana and its dependances will be left in the possession of the Commissaries of the United States, and copies will be afterwards given in due form to the Magistrates and Municipal officers of such of the said papers and documents as may be necessary to them.\n\nArticle III\n\nThe inhabitants of the ceded territory shall be incorporated in the Union of the United States and admitted as soon as possible according to the principles of the federal Constitution to the enjoyment of all these rights, advantages and immunities of citizens of the United States, and in the mean time they shall be maintained and protected in the free enjoyment of their liberty, property and the Religion which they profess.\n\nTreaty between the United States of America and the French Republic, 1802\n\n. The treaty between the United States and France was primarily driven by\n\n(A) Napoleon's sudden need to divest from the New World\n\n(B) Jefferson's aggressive approach to increasing the land mass of the United States\n\n(C) the threat of war between the two nations\n\n(D) pressure from New England Federalists\n\n. The document reflects an early incarnation of which concept?\n\n(A) Non-Intercourse\n\n(B) Embargos\n\n(C) Manifest Destiny\n\n(D) The Monroe Doctrine\n\n**Questions 34 - 37 refer to the following excerpt.**\n\n\"...Russian rulers have invariably sensed that their rule was relatively archaic in form, fragile and artificial in its psychological foundation, unable to stand comparison or contact with political systems of Western countries. For this reason they have always feared foreign penetration, feared direct contact between Western world and their own, feared what would happen if Russians learned truth about world without or if foreigners learned truth about world within. And they have learned to seek security only in patient but deadly struggle for total destruction of rival power, never in compacts and compromises with it.\"\n\nGeorge Kennan, Telegram to the State Department, 1946\n\n. Kennan's message in the excerpt most directly reflected which of the followed developments of the mid-twentieth century?\n\n(A) A prolonged period of recession\n\n(B) The United States' participation in proxy wars around the world\n\n(C) The baby boom\n\n(D) A Truman-endorsed doctrine of neutrality\n\n. Which of the following developments best represents a logical extension of the ideas expressed in the excerpt?\n\n(A) The United States joins the United Nations.\n\n(B) The United States Congress passes the GI Bill.\n\n(C) President Eisenhower presents Congress with the Federal Aid Highway Act.\n\n(D) Foreign aid is given to Greece and Turkey to help rebuild after World War II.\n\n. The telegram most directly advocates a United States foreign policy that emphasizes\n\n(A) continued peace talks with the Soviet Union\n\n(B) preventing the spread of Communism beyond where it already was practiced\n\n(C) increased trade partnerships with Soviet nations\n\n(D) aggressive military action taken against the Soviet Union\n\n. What was one domestic outcome of this increased tension between the United States and the Soviet Union?\n\n(A) The Second Red Scare\n\n(B) The creation of the Interstate Highway System\n\n(C) The de-segregation of the U.S. military\n\n(D) The rise of a new consumer culture in the United States\n\n**Questions 38 - 40 refer to the following excerpt.**\n\n\"Both of these men, Mr. Hoover and Mr. Roosevelt, came out and said there had to be a decentralization of wealth, but neither one of them did anything about it. But, nevertheless, they recognized the principle. The fact that neither one of them ever did anything about it is their own problem that I am not undertaking to criticize; but had Mr. Hoover carried out what he says ought to be done, he would be retiring from the President's office, very probably, 3 years from now, instead of 1 year ago; and had Mr. Roosevelt proceeded along the lines that he stated were necessary for the decentralization of wealth, he would have gone, my friends, a long way already, and within a few months he would have probably reached a solution of all of the problems that afflict this country.\"\n\nSenator Huey Long, radio address, 1934\n\n. Which of the following issues of the period was Long most likely concerned with in the excerpt?\n\n(A) The challenges President Roosevelt will face in his reelection campaign\n\n(B) The economic downturn experienced by business leaders\n\n(C) The disparity between the wealthy and the poor\n\n(D) The legacy of President Hoover\n\n. When Long says \"had Mr. Hoover carried out what he says ought to be done,\" Long is referring most directly to\n\n(A) saving the banks from collapse\n\n(B) ending Prohibition\n\n(C) incentivizing businesses to hire more workers\n\n(D) policies that impose higher taxes on wealthier Americans to benefit programs which aid the working class\n\n. The ideas of Huey Long, as expressed in the excerpt, had the most in common with the ideas of the\n\n(A) Federalists of the 1790s\n\n(B) Whigs of the 1840s\n\n(C) Know-Nothings of the 1850s\n\n(D) Populists of the 1890s\n\n**Questions 41 - 44 refer to the table below.**\n\n**1824 Presidential Election Results**\n\n. The table supports which of the following conclusions about the 1824 presidential election?\n\n(A) Not a single candidate earned a plurality of votes.\n\n(B) Henry Clay was the least popular of the candidates.\n\n(C) None of the candidates secured the necessary majority of electoral votes to claim victory.\n\n(D) Andrew Jackson won the presidency.\n\n. Which of the following factors most directly contributed to the closeness of this election?\n\n(A) Because all candidates were from the same party and considered \"political insiders,\" they were viewed by much of the public as too similar to one another.\n\n(B) The support given the party caucus's preferred candidate was balanced out by the popular support for alternate candidates.\n\n(C) The similar geographic origins of the candidates created an even split among the electorate.\n\n(D) The candidates were supported by roughly the same number of voters around the country.\n\n. Which of the following developments emerged due to the outcome of this election?\n\n(A) A corrupt bargain in which Henry Clay convinced Congress to elect Adams to the presidency\n\n(B) A cooperative relationship between the incoming president and his Congress\n\n(C) A renewed support for the caucus system\n\n(D) A political alliance created between Henry Clay and Andrew Jackson\n\n. Which of the following was a key difference between the top two vote earners?\n\n(A) Adams represented an agricultural region of the United States while Jackson campaigned on urban interests.\n\n(B) Adams advocated low tariffs while Jackson was interested in expanding the use of tariffs.\n\n(C) Adams supported a stronger federal government while Jackson advocated for more states' rights.\n\n(D) Adams pushed for a \"hard money\" policy while Jackson ensured that the Second National Bank would continue.\n\n**Questions 45 - 47 refer to the following excerpt.**\n\n\"And certainly, certainly, this is the glory of America, with all of its faults. This is the glory of our democracy. If we were incarcerated behind the iron curtains of a Communistic nation we couldn't do this. If we were dropped in the dungeon of a totalitarian regime we couldn't do this. But the great glory of American democracy is the right to protest for right. My friends, don't let anybody make us feel that we are to be compared in our actions with the Ku Klux Klan or with the White Citizens Council. There will be no crosses burned at any bus stops in Montgomery.\"\n\nRev. Martin Luther King, Jr., The Montgomery Bus Boycott Speech, 1955\n\n. Martin Luther King references \"the iron curtains of a Communistic nation\" in order to\n\n(A) highlight the importance of the fight against Communism\n\n(B) reference a nation that models the ideals King espouses\n\n(C) draw a contrast between how the United States and the Soviet Union afford civil liberties\n\n(D) point out the flaws of American democracy\n\n. This speech was most directly influenced by which event?\n\n(A) The passage of the Voting Rights Act\n\n(B) The arrest of a civil rights activist in Montgomery, Alabama\n\n(C) The backlash experienced by the Little Rock Nine\n\n(D) The Greensboro Sit-ins\n\n. The reference to \"no crosses burned at any bus stops\" underscores which ideal?\n\n(A) To fight injustice by any means necessary\n\n(B) The pursuit of black nationalism\n\n(C) To remain neutral\n\n(D) A commitment to nonviolence\n\n**Questions 48 and 49 refer to the following excerpt.**\n\n\"If I am right, the problem that has no name stirring in the minds of so many American women today is not a matter of loss of femininity or too much education, or the demands of domesticity. It is far more important than anyone recognizes. It is the key to these other new and old problems which have been torturing women and their husbands and children, and puzzling their doctors and educators for years. It may well be the key to our future as a nation and a culture. We can no longer ignore that voice within women that says: 'I want something more than my husband and my children and my home.'\"\n\nBetty Friedan, _The Feminine Mystique_ , 1963\n\n. Which of the following primary sources would most likely support Friedan's argument in the passage?\n\n(A) Marriage records from the middle of the twentieth century\n\n(B) Diary entries of housewives with references to their ambitions\n\n(C) Data showing the the true costs of the demands of domesticity\n\n(D) Speeches by early twentieth-century suffragettes\n\n. Friedan's argument in the excerpt most strongly influenced the\n\n(A) women's liberation movement\n\n(B) lowering of the median age of first marriage\n\n(C) ratification of the Nineteenth Amendment\n\n(D) passage of new laws to guarantee equal wages among the sexes\n\n**Questions 50 - 51 refer to the following excerpt.**\n\n\"The right of citizens of the United States to vote in any primary or other election for President or Vice President, for electors for President or Vice President, or for Senator or Representative in Congress, shall not be denied or abridged by the United States or any State by reason of failure to pay any poll tax or other tax.\"\n\nTwenty-fourth Amendment to the Constitution, 1964\n\n. Which form of voter suppression remained legal following the passage of this amendment?\n\n(A) Literacy tests\n\n(B) Property taxes\n\n(C) Grandfather clauses\n\n(D) Sex discrimination\n\n. Poll taxes were originally created in reaction to which of the following?\n\n(A) Women's suffrage\n\n(B) The end of slavery\n\n(C) The direct election of senators\n\n(D) Lowering of the voting age\n\n**Questions 52 - 55 refer to the following excerpt.**\n\n\"The economic ills we suffer have come upon us over several decades. They will not go away in days, weeks, or months, but they will go away. They will go away because we as Americans have the capacity now, as we've had in the past, to do whatever needs to be done to preserve this last and greatest bastion of freedom.\n\n\"In this present crisis, government is not the solution to our problem; government is the problem. From time to time we've been tempted to believe that society has become too complex to be managed by self-rule, that government by an elite group is superior to government for, by, and of the people. Well, if no one among us is capable of governing himself, then who among us has the capacity to govern someone else? All of us together, in and out of government, must bear the burden. The solutions we seek must be equitable, with no one group singled out to pay a higher price.\"\n\nPresident Ronald Reagan, First Inaugural Address, 1981\n\n. Which of the following proved to be an asset to Ronald Reagan's 1980 campaign?\n\n(A) His candid arguments that Americans were largely responsible for the economic crisis\n\n(B) His status as an outsider\n\n(C) Popular support of the Republican Party in the late 1970s\n\n(D) His considerable experience in national politics\n\n. Which of the following is an example of the \"economic ills\" Reagan refers to in the speech?\n\n(A) Irresponsibly low tax rates\n\n(B) An excessive military budget\n\n(C) The burst of the dotcom bubble\n\n(D) The energy crisis\n\n. President Reagan supported which of the following economic policies?\n\n(A) Keynesian economics\n\n(B) Trickle-down economics\n\n(C) Welfare state\n\n(D) Deficit spending\n\n. When President Reagan insists that the \"solutions we seek must be equitable, with no one group singled out to pay a higher price,\" the group he refers to is most likely which of the following?\n\n(A) Immigrant communities\n\n(B) Wealthy Americans and business interests\n\n(C) African Americans\n\n(D) The middle class\n\n**UNITED STATES HISTORY**\n\n**SECTION I, Part B**\n\n**Time\u201450 minutes**\n\n**4 Questions**\n\n**Directions:** Read each question carefully and write your responses on a separate sheet of paper.\n\nUse complete sentences; an outline or bulleted list alone is not acceptable. On test day, you will be able to plan your answers in the exam booklet, but only your responses in the corresponding boxes on the free-response answer sheet will be scored.\n\n**Question 1 is based on the excerpts below.**\n\n\"I believe, Your Honor, in common with all Socialists, that this nation ought to own and control its own industries. I believe, as all Socialists do, that all things that are jointly needed and used ought to be jointly owned that industry, the basis of our social life, instead of being the private property of a few and operated for their enrichment, ought to be the common property of all, democratically administered in the interest of all.\n\n\"I am opposing a social order in which it is possible for one man who does absolutely nothing that is useful to amass a fortune of hundreds of millions of dollars, while millions of men and women who work all the days of their lives secure barely enough for a wretched existence.\"\n\nEugene Debs, Statement to the Court, 1918\n\n\"Upon these two basic certainties, first that the \"Reds\" were criminal aliens and secondly that the American Government must prevent crime, it was decided that there could be no nice distinctions drawn between the theoretical ideals of the radicals and their actual violations of our national laws. An assassin may have brilliant intellectuality, he may be able to excuse his murder or robbery with fine oratory, but any theory which excuses crime is not wanted in America. This is no place for the criminal to flourish, nor will he do so so long as the rights of common citizenship can be exerted to prevent him.\"\n\nA. Mitchell Palmer, \"The Case Against the 'Reds,'\" 1920\n\n> 1. Using the excerpts above, answer (a), (b), and (c).\n> \n> a) Briefly explain the impact that World War I had on both these excerpts.\n> \n> b) Briefly explain how ONE historical event or development prior to Debs's statement could be used to support his assertion about industry.\n> \n> c) Briefly explain how ONE historical event or development prior to Palmer's statement could be used to support his assertion about radicals.\n> \n> 2. Answer (a), (b), and (c).\n> \n> a) Briefly explain ONE reason for the emergence of the Populist movement during the final decades of the nineteenth century.\n> \n> b) Briefly explain one example of how the goals of the Populist movement were challenged during the same time period.\n> \n> c) Briefly explain one way that the Populist movement impacted the United States in the years following its prominence.\n> \n> 3. With regard to William Lloyd Garrison, Frederick Douglass, Harriet Beecher Stowe, answer parts (a), (b), and (c).\n> \n> a) Briefly explain which of the three people had the largest impact on the abolition of slavery.\n> \n> b) Briefly explain why the other two people did not play as large of a role in abolishing slavery, making sure to explain their roles in the abolition movement.\n> \n> c) Briefly explain how one other person or group helped to abolish slavery.\n\n**Question 4 is based on the following chart.**\n\n**Production from California Gold Rush**\n\n> 4. Using the chart above, answer (a), (b), and (c).\n> \n> a) Briefly explain ONE way in which the Gold Rush transformed the West.\n> \n> b) Briefly explain one way in which the Gold Rush impacted the development of the United States.\n> \n> c) Briefly explain a SECOND economic boom in American history and how it impacted a particular region of the United States.\n\n**END OF SECTION I**\n\n**Section II**\n\n**The Exam**\n\n**AP \u00ae United States History Exam**\n\n**SECTION II: Free Response**\n\n**DO NOT OPEN THIS BOOKLET UNTIL YOU ARE TOLD TO DO SO.**\n\nAt a Glance\n\n**Total Time**\n\n1 hour, 30 minutes\n\n**Number of Questions**\n\n2\n\n**Percent of Total Score**\n\n40%\n\n**Writing Instrument**\n\nPen with black or dark blue ink\n\nQuestion 1 (DBQ): Mandatory\n\n**Suggested Reading and Writing Time**\n\n55 minutes\n\n**Reading Period**\n\n15 minutes. Use this time to read Question 1 and plan your answer. You may begin writing your response before the reading period is over.\n\n**Suggested Writing Time**\n\n40 minutes\n\n**Percent of Total Score**\n\n25%\n\nQuestion 2 or 3: Choose One Question\n\nAnswer either question 2 or 3\n\n**Suggested Writing Time**\n\n35 minutes\n\n**Percent of Total Score**\n\n15%\n\n**Instructions**\n\nThe questions for Section II are printed in the orange Questions and Documents booklet. You may use that booklet to organize your answers and for scratch work, but you must write your answers in this Section II: Free Response booklet. No credit will be given for any work written in the Questions and Documents booklet.\n\nThe proctor will announce the beginning and end of the reading period. You are advised to spend the 15-minute period reading the question and planning your answer to Question 1, the document-based question. If you have time, you may also read Questions 2 and 3. Do not begin writing in this booklet until the proctor tells you to do so.\n\nSection II of this exam requires answers in essay form. Write clearly and legibly. Circle the number of the question you are answering at the top of each page in this booklet. Begin each answer on a new page. Do not skip lines. Cross out any errors you make; crossed-out work will not be scored.\n\nManage your time carefully. The proctor will announce the suggested time for each part, but you may proceed freely from one part to the next. Go on to Question 2 or 3 if you finish Question 1 early. You may review your responses if you finish before the end of the exam is announced.\n\n**After the exam, you must apply the label that corresponds to the long-essay question you answered\u2014Question 2 or 3. For example, if you answered Question 2, apply the label . Failure to do so may delay your score.**\n\n**UNITED STATES HISTORY**\n\n**SECTION II**\n\n**Total Time\u20141 hour, 30 minutes**\n\n**Question 1 (Document-Based Question)**\n\n**Suggested reading period: 15 minutes**\n\n**Suggested writing time: 40 minutes**\n\n**Directions:** Question 1 is based on the accompanying documents. The documents have been edited for the purpose of this exercise.\n\nIn your response you should do the following.\n\n\u2022 State a relevant thesis that directly addresses all parts of the question.\n\n\u2022 Support the thesis or a relevant argument with evidence from all, or all but one, of the documents.\n\n\u2022 Incorporate analysis of all, or all but one, of the documents into your argument.\n\n\u2022 Focus your analysis of each document on at least one of the following: intended audience, purpose, historical context, and\/or point of view.\n\n\u2022 Support your argument with analysis of historical examples outside the documents.\n\n\u2022 Connect historical phenomena relevant to your argument to broader events or processes.\n\n\u2022 Synthesize the elements above into a persuasive essay that extends your argument, connects it to a different historical context, or accounts for contradictory evidence on the topic.\n\n1. To what extent does the outcome of the Constitutional Convention represent change and\/or continuity in respect to the ideals set out in the Declaration of Independence?\n\n**Document 1**\n\n* * *\n\nSource: The Declaration of Independence, Thomas Jefferson, et. al., 1776\n\nWe hold these truths to be self-evident, that all men are created equal, that they are endowed by their Creator with certain unalienable Rights, that among these are Life, Liberty and the pursuit of Happiness.\n\n* * *\n\n**Document 2**\n\n* * *\n\n* * *\n\n**Document 3**\n\n* * *\n\nSource: James Madison, Federalist #63, 1788\n\nThus far I have considered the circumstances which point out the necessity of a well-constructed Senate only as they relate to the representatives of the people. To a people as little blinded by prejudice or corrupted by flattery as those whom I address, I shall not scruple to add, that such an institution may be sometimes necessary as a defense to the people against their own temporary errors and delusions.\n\n* * *\n\n**Document 4**\n\n* * *\n\nUnited States Population in 1790\n\n**Northern States** | **Southern States** \n---|--- \nConnecticut | 237,255 | Delaware | 59,096 \nMassachusetts | 378,566 | Georgia | 82,548 \nNew Hampshire | 141,889 | Kentucky | 73,667 \nNew Jersey | 184,139 | Maryland | 319,728 \nNew York | 340,241 | North Carolina | 395,005 \nPennsylvania | 443,611 | South Carolina | 249,073 \nRhode Island | 69,112 | Virginia | 747,550\n\n* * *\n\n**Document 5**\n\n* * *\n\nSource: George Mason, _Virginia Journal_ , September, 1787\n\nIn the House of Representatives there is not the substance but the shadow only of representation; which can never produce proper information in the legislature, or inspire confidence in the people; the laws will therefore be generally made by men little concerned in, and unacquainted with their effects and consequences.\n\n* * *\n\n**Document 6**\n\n* * *\n\nSource: Alexander Hamilton, Speech at the Philadelphia Convention, 1787\n\nAll communities divide themselves into the few and the many. The first are the rich and wellborn, the other the mass of the people....The people are turbulent and changing; they seldom judge or determine right. Give therefore to the first class a distinct, permanent share in the government. They will check the unsteadiness of the second, and as they cannot receive any advantage by change, they therefore will ever maintain good government.\n\n* * *\n\n**Document 7**\n\n* * *\n\nSource: Thomas Jefferson, Letter to Francis Hopkinson, 1789\n\nWhat I disapproved from the first moment, also, was the want of a bill of rights to guard liberty against the legislative as well as the executive branches of the government; that is to say, to secure freedom in religion, freedom of the press, freedom from monopolies, freedom from unlawful imprisonment, freedom from a permanent military, and a trial by jury, in all cases determinable by the laws of the land. I disapproved, also, the perpetual reeligibility of the President. To these points of disapprobation I adhere.\n\n* * *\n\n**END OF DOCUMENTS FOR QUESTION 1**\n\n**Question 2 or Question 3**\n\n**Suggested writing time: 35 minutes**\n\n**Directions:** Choose EITHER question 2 or question 3.\n\nIn your response you should do the following.\n\n\u2022 State a relevant thesis that directly addresses all parts of the question.\n\n\u2022 Support your argument with evidence, using specific examples.\n\n\u2022 Apply historical thinking skills as directed by the question.\n\n\u2022 Synthesize the elements above into a persuasive essay that extends your argument, connects it to a different historical context, or connects it to a different category of analysis.\n\n2. To what extent did the impact of immigration on the United States reflect both continuity and change in the mid 19th century (1820-1870) and in the industrial period (1880-1920)?\n\nIn the development of your argument, explain the reasons for the similarities and differences.\n\n3. To what extent did the successes of two post-war periods in the United States: post-Civil War (1865-1876) and post-World War II (1945-1961) represent both continuity and change?\n\nIn the development of your argument, explain the reasons for the similarities and differences.\n\n**STOP**\n\nEND OF EXAM\n\n# Practice Test 4: Answers and Explanations\n\n## ANSWER KEY\n\n### **Section I, Part A: Multiple-Choice Questions**\n\n. D\n\n. C\n\n. A\n\n. C\n\n. A\n\n. A\n\n. B\n\n. C\n\n. B\n\n. A\n\n. D\n\n. B\n\n. C\n\n. D\n\n. B\n\n. B\n\n. C\n\n. C\n\n. D\n\n. A\n\n. D\n\n. A\n\n. B\n\n. C\n\n. B\n\n. B\n\n. B\n\n. A\n\n. B\n\n. C\n\n. C\n\n. A\n\n. C\n\n. B\n\n. D\n\n. B\n\n. A\n\n. C\n\n. D\n\n. D\n\n. C\n\n. B\n\n. A\n\n. C\n\n. C\n\n. B\n\n. D\n\n. B\n\n. A\n\n. A\n\n. B\n\n. B\n\n. D\n\n. B\n\n. B\n\n## SECTION I, PART A: MULTIPLE-CHOICE QUESTIONS\n\n#### **Questions 1\u20133**\n\nOne of Abigail Adams's letters to her husband became well known for its advocacy of women. The \"Remember the Ladies\" letter used revolutionary language (tyrants, rebellion) to urge John Adams to treat women well under the new government.\n\n. **D** Adams is hopeful that her husband and his colleagues will \"remember the ladies\" due to the disparity of rights available to the sexes. According to the text, Adams feared that women would have no voice, as would be expected during the Colonial period, so (D) is the correct answer. The fight for an Equal Rights Amendment and the suffrage movement did not take hold until much later in American history, so cross off (A) and (C). Women of privilege already had access to education at this point, albeit training for domesticity. Eliminate (B).\n\n. **C** This letter was written in March, 1776, at the time Thomas Jefferson was composing the Declaration of Independence. Since the United States was about to declare its independence, it was also planning to create a new government. Choice (C) is correct. Be careful not to confuse the Declaration of Independence with the Declaratory Act\u2014the latter is a British Act that asserts the Empire's ability to levy taxes in America.\n\n. **A** The reference to her husband's ancestors reflects a tone that reaches far back into history\u2014a history that has largely excluded women from decision-making positions. Therefore, the answer is (A), which refers to the treatment of women throughout history. This contradicts (C). Choice (B) is incorrect because women did not hold any rights during the colonial period that were unique for the time. There is no reference to women in the military, so (D) is not supported by the text.\n\n#### **Questions 4\u20136**\n\nFollowing the Civil War, many Northerners sought economic opportunities in the war-damaged South. These Northerners were known as \"carpetbaggers,\" so called due to the types of bags into which these folks packed their belongings when they relocated to the South. Southerners resented the fact that outsiders would come to their hometowns to make money when the economy was so tight following the war, so \"carpetbagger\" became a derisive term. Adding to the resentment was the fact that the federal government created avenues for carpetbaggers to find employment.\n\n. **C** The enormous bag on the back of the woman coupled with the date under the photo indicates that this image depicts a carpetbagger during the time of Reconstruction. She is accompanied by military personnel and carrying President Grant on her bag, conveying the idea that the federal government is using carpetbaggers to influence the South. Be careful\u2014(A) may bring the Reconstruction Act to mind. While the Reconstruction Act represented the presence of the United States military in the South, it was not an invasion, per se, and the image of the woman and her bag would not be consistent with this interpretation. Choice (A) is incorrect.\n\n. **A** The Freedmen's Bureau established schools and provided opportunities for carpetbaggers to become teachers. Choice (B) is incorrect because while the Morrill Act led to the establishment of schools, those schools were institutions of higher learning and were not associated with carpetbaggers. Choice (C) is incorrect because the Reconstruction Act established a military presence in the South, but was not a program that attracted carpetbaggers. Choice (D) is also incorrect, as the Enforcement Act protected African Americans from intimidation at voting booths and therefore is not related to this image.\n\n. **A** The position of the cartoonist is that the northern Republicans are using the carpetbaggers to profit from rebuilding of the South. In response, supporters of President Grant would defend the policy of Reconstruction. In order to defend the federal presence in the South, Republicans would have claimed that it is necessary for the government to take an active role, including protecting the rights of former slaves. This is consistent with (A).\n\n#### **Questions 7\u201310**\n\nThis chart shows how Congress moved from Democratic dominance to Republican dominance over the course of twenty years. It is important to note how this data compares with the party that controlled the White House at various points\u2014Ronald Reagan and George H.W. Bush, Republicans, were in office from 1981 to 1993, and Bill Clinton, a Democrat, held the Oval Office from 1993 through the end of the decade.\n\n. **B** The incumbent president from 1982 until 1992 was Republican. From 1994 to 2000, it was a Democrat. It would appear that voters were trying to balance the ticket by voting the opposition party into more and more congressional seats. This fits with (B) and is the opposite of the claim made by (A). The Republican congressional majority was new in 1994, so (C) is incorrect. Choice (D) is incorrect because the Contract with America was a plan offered by the Republicans.\n\n. **C** The trend in the graph shows the success of the GOP in Congress in the late 1990s. This trend continued for much of the first decade of the new century. Under President Bush, the Republicanled Congress ushered in a wave of neoconservatism, promoting the idea of spreading democracy worldwide and putting American corporate interests first through the use of military actions abroad. Since Congress was the same party as the president, they mostly cooperated with him and did not act as a check on his power. Eliminate (B). Choice (A) is incorrect because the U.S. budget surplus at the end of the 1990s went away after 2000 amidst tax cuts and wars. With few exceptions, Congress remained largely partisan after 2000, so (D) is incorrect.\n\n. **B** Since a Republican held the Oval Office, there was not unchecked Democratic power in the government. Choice (D) is incorrect. Likewise, (A) is incorrect because of the split power in government. However, this split would necessitate bipartisanship for laws to get passed. Choice (B) is correct. There is no data present on this chart about how close congressional votes were, so eliminate (C).\n\n. **A** Congressional power shifted from the Democrats to the Republicans in 1994, so focus on that year for the dramatic change. 1994 was a midterm election (congressional races occurred, but there was no presidential election). Choice (A) is correct. Choice (B) is incorrect because George H.W. Bush was elected in 1988, a year that Democrats retained control of Congress. Ronald Reagan had a Democratic-controlled Congress throughout his presidency, so (C) is incorrect. Choice (D) is also incorrect because Bill Clinton was reelected in 1996, two years _after_ his party, the Democrats, lost control in Congress.\n\n#### **Questions 11\u201314**\n\nThis document discusses the prevalence of child labor in South Carolina. The document is from 1909, which is the reform-oriented Progressive Era, but a federal ban on the practice of child labor did not actually occur until the late 1930s with the Fair Labor Standards Act. This document discusses how child labor, despite being illegal at the local level, could still be practiced by evading the law.\n\n. **D** With an increasing amount of productivity during the Industrial Revolution, new jobs opened up around the country. Industrialists turned to women and children as a low cost way to fill these new positions, so (D) is correct. Since this productivity was the result of manufacturing and not agriculture, (B) is incorrect. Choice (A) is incorrect because strict labor laws would have prevented this kind of child labor. Choice (C) is incorrect because in 1909, there was not yet a Supreme Court ruling on child labor. Further, the courts favored business and not the working class during this period.\n\n. **B** Women and children, who were, for the most part, powerless in society could easily be exploited for cheap labor, so (B) is the strongest. This would also eliminate (C). There were plenty of manufacturing jobs for workers in the late 19th and early 20th century, so eliminate (D). The text provides evidence that child labor persisted, so the limits placed on the amount of hours worked was likely not strictly enforced. Eliminate (A).\n\n. **C** The reference to \"letting youngsters who are under age help older brothers and sisters\" occurs in the context of a discussion about evading child labor laws. Such laws were feckless and Congress could not interfere with the practices of private businesses at the time. The Commerce Clause was Congress's tool for regulating business and the courts of the day did not see child labor that does not cross state lines to be an example of interstate commerce. Therefore, (C) is correct.\n\n. **D** Captains of Industry looked to maximize profit and child labor was cheap, which helped to increase corporate profits. Eliminate (A). Both the McKinley administration and the Supreme Court of the Gilded Age were pro-business, so neither prioritized ending child labor. Both (B) and (C) are wrong. The reforms of the Progressive Movement often focused on labor practices. Even though there was not a lasting federal law that combated child labor until 1938, the Progressives had enough success at the local level to begin to put an end to the practice of child labor. Choice (D) is correct.\n\n#### **Questions 15\u201317**\n\nJoseph Smith founded the Church of Latter Day Saints in western New York in 1830. After encountering difficulty establishing themselves in Ohio and Missouri, Smith and his followers, known as Mormons, moved to Illinois. Smith was killed by a mob in Illinois and Brigham Young eventually led the Mormons to Utah, where they experienced considerably less resistance. This warrant for Joseph Smith's arrest describes Smith breaking into a newspaper office to destroy its printing press. One can imagine why Smith, an outsider who came to Illinois to find converts, would not see the local press as an ally.\n\n. **B** The Mormons were free to practice their faith in the largely unsettled territory of Utah. (B) is correct.\n\n. **B** Joseph Smith is best known as the founder of the Church of Latter Day Saints. This group was a religious minority that challenged religious conventions of the time and was therefore persecuted for their beliefs. Choice (B) is correct.\n\n. **C** The Populist movement occurred in the late 19th century as a reaction to abusive business practices, not as a religious movement. Choice (A) is incorrect. The Church was not founded in the context of ending slavery, so eliminate (B). Choice (D) is incorrect because even though the Mormons moved West, religious persecution, not Manifest Destiny, was their motivation. The Second Great Awakening, a period of religious revival, provides a fitting backdrop for the development of this new religion. Choice (C) is the correct answer.\n\n#### **Questions 18\u201319**\n\nThis painting, _Westward the Course of Empire Takes Its Way_ , by Emanuel Leutze, was painted in 1861, just a year before the Homestead Act. The painting depicts settlers looking out over unsettled land. This painting captures the ideal of mid-19th-century politicians and pioneers alike\u2014the West was America's to discover and settle. This concept is known as Manifest Destiny.\n\n. **C** The image shows a group of people discovering a new land. The rugged landscape and the painting's title indicate that this event takes place in the West. Westward expansion was part of Manifest Destiny, the idea that Americans had a right to settle the West. Choice (A) is incorrect because impressment refers to forcing people to join a military against their will. Choice (C) is correct. Revivalism describes a movement to revive religious zeal, which is not evidenced in this painting. Eliminate (B). Transcendentalism was mostly practiced in the New England, not in the West, so (D) is incorrect.\n\n. **D** Thomas Jefferson's Louisiana Purchase of 1803 doubled the size of the United States and created opportunities for pioneers to explore and settle the West. Americans spent the next several decades doing just that. Choice (D) is correct.\n\n#### **Questions 20\u201323**\n\nThese two documents highlight a debate of the late 19th and early 20th centuries\u2014imperialism. In this text, Senator Beveridge of Indiana advocates the expansion of the United States to new territories in order to spread American ideals. Of course, the natural resources and military advantages are also beneficial, albeit less moral, reasons for expansion. The American Anti-Imperialist League, on the other hand, uses the American ideals of self-governance and liberty to argue the immorality of imperialism.\n\n. **A** Beveridge notes that \"it is ours to save that soil for liberty and civilization\"; therefore the correct answer should focus not on the exploitation of natural resources, but on noble pursuits, such as enhancing freedom in other parts of the world. Choices (B), (C), and (D) all focus on economic exploitation and the control of resources. Choice (A) is correct because imperialists claimed that the Spanish mistreated Cuban colonists.\n\n. **D** The American Anti-Imperialist League claimed that \"governments derive their just powers from the consent of the governed.\" Consent of the governed is a core American right that was denied to colonized people, specifically in the _Insular Cases_ , which ruled that Constitutional protections and privileges are not extended to noncitizen residents of American colonies. Choice (D) is correct.\n\n. **A** The argument highlighted in these two texts revolves around the ability of the United States to interfere with and influence foreign nations. The answer choice that comes closest to this situation is the Vietnam War, (A). The Monroe Doctrine focused on the United States keeping foreign powers out of the Western Hemisphere, so eliminate (C). The United States engaged in World War I due to attacks on its merchant ships and the Zimmerman Telegram. Eliminate (B). Choice (D) is also incorrect because the Persian Gulf War likewise was not an attempt to spread the ideals of \"liberty\" in the way that the Spanish American War (how the United States acquired Cuba) and Vietnam were.\n\n. **B** Use Process of Elimination. Imperialists such as Beveridge were often interested in spreading American influence throughout the world, but not always with a focus on the well-being of the colonized people. Eliminate (A). Beveridge does not discuss military commitments in this passage, so (C) is incorrect. Beveridge also did not attack the patriotism of his opponents, so eliminate (D). Choice (B) is the only answer remaining and is therefore correct.\n\n#### **Questions 24\u201326**\n\nAs the Whigs split over the slavery issue, new parties arose to oppose the expansion of slavery\u2014including the Free-Soil Party, a regional, single-issue party. The Free Soil Party was largely opposed to the expansion of slavery not because they were abolitionists but because they didn't want white settlers to have to compete with slave labor in new territories. The men on the right are standing on planks labeled \"Democratic Platform,\" conveying the idea that slavery is being forced upon the new territories by the Democrats.\n\n. **C** The Kansas-Nebraska Act effectively allowed slavery in the new territories of Kansas and Nebraska. Since this was the single issue the Free-Soil Party promoted, Free-Soilers were politically at the mercy of the pro-slavery Democrats. Choose (C).\n\n. **B** Don't be taken in by (A). The Free-Soil Party did not take on the overly ambitious task of advocating for abolition nationwide. The purpose of the Free-Soil Party\u2014as implied by its name\u2014was to prevent slavery from expanding into the new territories, a necessary task after the end of the Whig Party. Choice (B) is correct.\n\n. **B** The Socialist Party and the Populist Party arose in America during the Gilded Age, decades after the end of slavery. Eliminate (C) and (D). The American Party was also known as the Know-Nothing Party and opposed immigration. They did not stand for the end of slavery expansion. Eliminate (A). The Republican Party came to national prominence in the 1850s due to its opposition to the expansion of slavery. Choose (B).\n\n#### **Questions 27\u201328**\n\nEven though the federal government helped to create necessary infrastructure such as the railroad and the telegraph, private companies ended up running them, often engaging in price gouging, which created a difficult situation for farmers who depended on railroads. The case _Munn v. Illinois_ specifically dealt with grain elevators that were overcharging customers for storage. The state of Illinois imposed a maximum price that a business may charge for grain storage, which was challenged in court. The Supreme Court decided in favor of Illinois, affirming that state governments may regulate private businesses.\n\n. **B** The Commerce Clause states that Congress has the power \"to regulate Commerce with foreign Nations, and among the several States, and with the Indian Tribes.\" While the Supreme Court of the Gilded Age often favored business interests, the _Munn_ case shows a template for what lawmakers would use in the upcoming Progressive Era\u2014the ability to Congress to regulate interstate commerce. Choice (B) is the correct answer.\n\n. **A** Businesses that controlled public goods such as railroads and, in this case, grain storage came under pressure from farmers who felt squeezed for money. After all, farmers needed to use these resources for the businesses to be viable and were at the mercy of the owners of those businesses. In this case, the Supreme Court noted that such price gouging excessively interfered with the farmers' ability to participate in commerce. Choice (A) is correct.\n\n#### **Questions 29\u201331**\n\nThis map shows the paths taken by African Americans who left the South during the 20th century. Depending on where the migrants lived, they would typically end up in cities such as New York, Philadelphia, Cleveland, Chicago, and Detroit, or move westward toward Washington and California. Much of the migration occurred during the early part of the century. The injustices inherent in the post- _Plessey v. Ferguson_ era, as well as the expansion of northern manufacturing jobs, were primary motivators for migrants of the early 1900s.\n\n. **B** The 1896 Supreme Court case _Plessey v. Fergusson_ created the doctrine of \"separate but equal.\" This was used to expand discriminatory Jim Crow laws throughout the South. The hostilities and frustrations that came with \"separate but equal\" motivated many African Americans to move north and west for better opportunities and less discrimination. Choice (B) is the correct answer.\n\n. **C** Since this map focuses on the 20th century, World War I would be a notable event from its initial stages. The war had two major effects on manufacturing: men left jobs to go fight, and the need for industrial production increased with the demands of the war. Both of these issues led to employment opportunities in the North, which coincided with the destinations of the migrants, making (C) the correct answer.\n\n. **C** As African Americans sought employment in the North, they began competing with whites for jobs. This spurred resentment from the white community as well as periodic acts of violence against blacks in cities such as Chicago. Therefore, (C) is correct. The resistance African Americans encountered contradicts (A). Choice (B) is not supported by any actual legislation. Desegregation did not occur until the latter half of of the 20th century. Eliminate (D).\n\n#### **Questions 32\u201333**\n\nThis treaty is better known as the Louisiana Purchase. Napoleon wanted to get out of the Western Hemisphere following the Haitian slave revolt. Even though Jefferson wanted to purchase only New Orleans, which would provide the United States with a strategic trade port, he was enticed by the low price to purchase the entire Louisiana Territory from the French.\n\n. **A** Thomas Jefferson had no intention to increase the size of the United States. He wanted to purchase only the city of New Orleans for economic and military strategy. However, the opportunity for the entire Louisiana Purchase was presented to Jefferson for an exceptionally low price. Choice (B) is incorrect. Jefferson saw France as an ally, so there was no threat of war between the two nations, making (C) incorrect. New Englanders opposed the purchase.\n\n. **C** Manifest Destiny, the idea that Americans had a right to settle the West, was accelerated by the Louisiana Purchase, making (C) correct. The Non-Intercourse Act and Embargo Act came a few years after the Louisiana Purchase and were created to keep the United States from trading with France and Great Britain while the two were at war. Eliminate (A) and (B). The Monroe Doctrine was not established until a few years later and asserted the necessity of keeping foreign powers out of the Western Hemisphere, which is not relevant to the Louisiana Purchase. Choice (D) is incorrect.\n\n#### **Questions 34\u201337**\n\nGeorge Kennan wrote this document, the Long Telegram, to recommend a strategic foreign policy to the Truman Administration. In this passage, Kennan describes the zero-sum approach of the Soviets\u2014they never make compacts or compromises, only to destroy rival power. Kennan's recommendation becomes known as containment policy\u2014the United States will not seek war with the Soviets, but will also limit the spread of Soviet influence.\n\n. **B** The Long Telegram informed Truman's containment policy, which, while not directly fighting the Soviet Union, brought the United States to intervene in other parts of the world where Communism was spreading. Choice (B) is correct. Eliminate (D) since this policy is certainly not one of neutrality. The end of World War II brought about a healthy economy, so (A) is incorrect. While there was a baby boom following the Second World War, it is irrelevant to Truman's containment policy. Eliminate (C).\n\n. **D** An effective way to prevent the spread of Communism was to help the countries most at risk repair following the war. This was done through financial aid (the Marshall Plan) to two countries right in the USSR's backyard\u2014Greece and Turkey. Choice (D) is the correct answer. While (A), (B), and (C) are all events that occurred in the years following the Second World War, they did not directly hold off the spread of Communism, which was the central tenet of containment policy.\n\n. **B** Containment policy was intended to stop the spread of Communism, though not to directly fight the Soviet Union, so eliminate (D). For a long time in the early part of the Cold War, there was little in terms of peace talks and the United States created an embargo on trade with the Eastern Bloc and the Soviet Union. Eliminate (A) and (C). Choice (B) is correct because it describes the strategy behind containment policy.\n\n. **A** The fear of Communism's spread was alive and well on the American home front. Senator McCarthy took advantage of this situation, creating a witch hunt for Communists in the United States government. Similar fears existed in the business world and in the entertainment industry. The fear of Communism in America was reminiscent of the Red Scare of 1919 and 1920 and was seen as a Second Red Scare. Choice (A) is correct.\n\n#### **Questions 38\u201340**\n\nHuey Long was initially a supporter of Franklin Roosevelt, but felt that Roosevelt had abandoned his more Progressive ideals. Senator Long strongly believed in a decentralization of wealth\u2014allowing wealth to spread among the social classes. Long represented a vociferous voice of opposition from the American Left, an ironic stance according to the businesses and millionaires who saw FDR's policies as too left-wing to begin with.\n\n. **C** Senator Long states that both President Hoover and President Roosevelt claimed \"there had to be a decentralization of wealth, but neither one of them did anything about it.\" Long implies that decentralizing wealth was the right thing to do and would lead to electoral success for candidates who campaign on it. Decentralization of wealth refers to spreading wealth from the few to the many. This is consistent with (C).\n\n. **D** Senator Long advocates decentralizing wealth in America, so \"doing what ought to be done\" refers to policies that would decentralize wealth. Choice (D) is correct because it describes policies that fund public programs with higher taxes on the wealthiest Americans.\n\n. **D** Senator Long's message is critical of the wealthiest class of Americans. This skeptical view of the upper class and business was shared by the frustrated farmers and union workers in the Gilded Age who created the Populist Party. Choice (D) is correct.\n\n#### **Questions 41\u201344**\n\nThis chart shows the electoral vote and popular vote totals from the 1824 election. This was one of the more noteworthy elections in American history due to the fact that there was no winner in the electoral college. Andrew Jackson was the largest vote getter by a long shot, but according to the Constitution, this election had to be decided by Congress. Henry Clay was the Speaker of the House and was able to convince the legislative body to vote for the most realistic candidate who was not Andrew Jackson.\n\n. **C** This election was decided by the House of Representatives because not a single candidate received a majority of votes\u2014one more than half of all electoral votes. Choice (C) is the correct answer. Choice (B) is incorrect because Henry Clay was not the least popular candidate: Clay had nearly 7,000 more popular votes than Crawford. Choice (D) is incorrect because the House chose Adams in this election, not Jackson. Be careful not to choose (A). It is incorrect because a plurality of votes means the most votes when a no candidate receives a majority. Andrew Jackson received a plurality of both the popular votes and the electoral votes.\n\n. **B** Choice (A) is incorrect because, although the candidates were all from the same party, Andrew Jackson was certainly not considered an \"insider\" in Washington politics. Eliminate (C) because the table shows that the candidates represented distinct geographic regions in the United States. Choice (D) is incorrect because the table shows that there were strong disparities in votes received among the field of candidates. Choice (B) is correct because while some states used a caucus system to allow Congressional representatives to nominate the party favorite, such as Adams, Jackson's success came from states that allowed direct election of presidential electors.\n\n. **A** Since the House of Representatives was tasked with choosing the president, Speaker of the House Henry Clay held considerable power. He supported John Quincy Adams, effectively handing the election to Adams. In return, Clay became the secretary of state. Andrew Jackson criticized this political move as \"a corrupt bargain.\" Choice (A) is correct.\n\n. **C** Choice (A) is incorrect because Jackson, a Tennessean, represented a more rural base, while Adams, from New England, had more urban connections. Adams supported tariffs, which were opposed by Jackson's supporters, so eliminate (B). Choice (D) is incorrect because Jackson vetoed the recharter of the Second National Bank, leading to its closure. Choice (C) is correct because it properly designates Adams as a supporter of expanding federal power and Jackson as an advocate of states' rights.\n\n#### **Questions 45\u201347**\n\nThis speech by Dr. Martin Luther King Jr. in Montgomery, Alabama came on the heels of the arrest of Rosa Parks. By championing the Montgomery Bus Boycott, King was introduced to the United States as an advocate of nonviolent resistance. This speech celebrates the ability to protest in the United States, a freedom not guaranteed in the Soviet Union.\n\n. **C** Dr. King precedes the reference to the \"iron curtains\" by mentioning the \"glory of our democracy.\" That is, he celebrates the freedom to be able to speak out against the injustices of the government, a core civil liberty. Choice (C) is the correct answer.\n\n. **B** The date (1955) and the references to bus stops in Montgomery bring to mind the civil disobedience of Rosa Parks, an event that set off the Montgomery Bus Boycott, a pivotal moment in the Civil Rights Movement. Choice (B) is the correct answer since it mentions the arrest of a civil rights activist (Parks).\n\n. **D** One of the key components of Dr. King's philosophy is nonviolence. He believed in confronting hatred and bigotry with direct action motivated by love. While the Ku Klux Klan was known for burning crosses, Dr. King explained to his followers that returning that kind of violence is not acceptable. Therefore, (D) is correct.\n\n#### **Questions 48\u201349**\n\nBetty Friedan's book _The Feminine Mystique_ openly challenged many people's assumptions about women's place in society. Frustrated with being treated as second-class citizens, women became more politically active during the 1960s. Friedan's book, and work as a founder of NOW (the National Organization of Women), reawakened the women's movement, which had faded since the passage of the Nineteenth Amendment in 1920.\n\n. **B** Friedan writes about \"the problem that has no name stirring in the minds of so many American women today.\" The issue she describes is not quantifiable\u2014it is the feeling women have about wanting more out of life than domesticity. Choices (A) and (C) would not work because they are both empirical data. Eliminate (D) because it is too early for the time period referenced in this passage. Choice (B) is correct because it is a source that can illuminate the inner feelings of women in the 1960s.\n\n. **A** The Nineteenth Amendment had been ratified long before Friedan wrote _The Feminine Mystique_ , so eliminate (C). There is no evidence that the median age of first marriage was lowered\u2014in fact, the movement that Friedan championed saw a rise in the age of first marriage due to women being able to prioritize their education and career. Eliminate (B). Choice (D) is incorrect as no such law was passed. The late 1960s saw a women's liberation movement that can be traced back to the ideas outlined in Friedan's book. Choice (A) is correct.\n\n#### **Questions 50\u201351**\n\nThe Twenty-fourth Amendment to the Constitution was ratified in 1964. The Amendment calls for an end to the poll tax, one of several practices used since Reconstruction to prevent African Americans from voting. It is important to note the historical context of this Amendment. It was the second of four amendments passed over a ten-year period, making the 1960s an unusually active time for amending the Constitution. It also came during a time of significant civil rights legislation including the 1964 Civil Rights Act, the 1965 Voting Rights Act, and the 1968 Housing Rights Act.\n\n. **A** The 1965 Voting Rights Act was necessary due to local election boards in the South giving unfair (and impossibly difficult) literacy tests to African American voters. Since the right to vote, per the Fifteenth Amendment, was not denied to African Americans, this was not considered unconstitutional. The Twenty-fourth Amendment may have eliminated the unfair poll tax, but did not fix all discrimination at the polls. Choice (A) is correct.\n\n. **B** Following the passage of the Fifteenth Amendment, Southern Democrats were afraid of the newly freed population of African Americans controlling elections due to their numbers. In response to this fear, many states passed discriminatory legislation to make voting difficult, if not impossible. These methods included poll taxes, literacy tests, and grandfather clauses. Therefore, (B) is the correct answer.\n\n#### **Questions 52\u201355**\n\nRonald Reagan was the beneficiary of a number of factors that led to his election in 1980. In this document, he discusses a couple of them: the ongoing economic crisis and a general growing mistrust of government. Reagan's position as a political outsider permitted him to be seen as a credible personality when speaking on the concerns of Americans.\n\n. **B** Ronald Reagan was elected in 1980 despite the bad taste left in Americans' mouths after the Watergate scandal of the 1970s, so (C) is incorrect. Choice (A) is also incorrect because it attributes a speech made by President Carter (\"the malaise speech\") to Reagan. Although Reagan was governor of California, he did not yet have much experience in national politics, so eliminate (D). Instead, Reagan's appeal largely came from his status as a plain-spoken outsider. Choice (B) is correct.\n\n. **D** Ronald Reagan was elected on the heels of an economic crisis that frustrated many Americans, who viewed the then-president Jimmy Carter's handling of it unfavorably. The economic crisis stemmed from the increased cost of OPEC petroleum, leading to long lines at the gas pump and increased prices elsewhere. This was indeed an energy crisis, so (D) is correct.\n\n. **B** Since Ronald Reagan favored tax cuts and fewer regulations on business, he favored a system that would create a larger supply of goods and services in America. This is known as trickle-down (or supply-side) economics, so the correct answer is (B).\n\n. **B** President Reagan is responding to calls for greater responsibility to be placed on wealthier Americans through taxation. Like many fiscal Conservatives, Reagan wanted the rates between the different social classes to be equal. Therefore, the single group he does not want singled out is the wealthier Americans. The correct answer is (B).\n\n## SECTION I, PART B: SHORT-ANSWER QUESTIONS\n\n#### **Question 1**\n\n**Eugene Debs**\n\nSome important facts:\n\n\u2022 Debs was president of the American Railway Union in the 1890s.\n\n\u2022 Debs was imprisoned for his role in the Pullman Strike. While in prison, he read Karl Marx's _Communist Manifesto_ and became a socialist.\n\n\u2022 Debs was an early leader of the Socialist Party of America, running for president on the party's ticket numerous times.\n\nWorld War I and Eugene Debs:\n\n\u2022 Debs denounced World War I, urging folks to avoid the draft. This violated the Sedition Act, leading to his trial and conviction.\n\n\u2022 Socialism, with roots in Germany, was seen as a foreign threat.\n\n\u2022 The development of the Russian Revolution, which ultimately pulled Russia out of World War I to deal with its internal rebellion, raised suspicions in the United States. Government officials feared that the presence of socialists in the United States could lead to a similar rebellion, and the defeat of the United States in World War I.\n\nGive yourself extra points for mentioning either of these facts:\n\n\u2022 Socialists viewed World War I as a capitalist conspiracy theory that pitted workers from different countries against one another for the benefit of industrialists. The Eugene Debs\u2013led Socialist Party of America fractured over support for the war. Debs, running on an antiwar platform from his prison cell, won 3.4 percent of the popular vote as the Socialist Party of America's candidate in 1920.\n\n\u2022 The Supreme Court upheld the Sedition Act (and Debs's conviction) in his appeal, _Debs v. United States_. A similar upholding of the Sedition Act occurred in the more familiar _Schenk v. United States_.\n\n**A. Mitchell Palmer**\n\nSome important facts:\n\n\u2022 Palmer was Woodrow Wilson's Attorney General.\n\n\u2022 His house was damaged in 1919, when a series of bombs exploded in several American cities.\n\n\u2022 Following the Russian Revolution, fears of Communism spreading throughout the United States led to a series of raids, the Palmer Raids, on suspected radical groups. The Palmer Raids violated civil liberties by raiding union halls, social clubs, and private homes and ultimately deporting about 500 immigrants.\n\nWorld War I and Government Agencies:\n\n\u2022 As attorney general, Mitchell oversaw the implementation of the Sedition Act, overseeing the deportation of hundreds of foreign-born residents.\n\n\u2022 The Palmer Raids did not come out of nowhere\u2014the Committee on Public Information created the paranoia upon which the Red Scare developed.\n\n#### **Question 2**\n\na) Factors leading to the Populist Movement\n\n\u2022 Farmers had created an alliance through the Grange and, later, the Farmer's Alliance in order to operate as an economy of scale. These alliances gave farmers political power, allowing them to organize and support candidates.\n\n\u2022 Farmers experienced significant debt due to a series of recessions following the Civil War, among other factors, including...\n\n\u2022 Inflation due to increased prices. With production increasing in the years after the Civil War, prices dropped and farmers could make less money with their crops. Increasing production only made the situation worse, so farmers advocated for use of silver-backed currency to bring down the value of the dollar, and thus, their debt.\n\n\u2022 High interest rates.\n\n\u2022 Farmers were being taken advantage of through price gouging on the railroads.\n\n\u2022 Other groups who felt pinched by big business found an attractive alliance with one another, including unions, socialists, and anarchists.\n\n\u2022 The Panic of 1893 led to increased membership of the Populist Party and the Democrats to nominate a Populist Movement candidate, William Jennings Bryan, in 1896.\n\nb) Challenges faced by the Populist Movement\n\nThe Populist Movement, made up of farmers and factory workers, did not have the financial backing that the major parties, particularly the business-friendly Republican Party, had. An effective answer to this question should mention the 1896 election\u2014the Democratic Party, riding the wave of the Populist fervor, nominated the Populists' proffered candidate, William Jennings Bryan. Following Bryan's loss in 1896, and the recovery from the Panic of 1893, the Populist Party dwindled out of significance.\n\nIn summary, it was the lack of establishment roots that caused the party its most pressing problems in terms of both funding and sustainability.\n\nc) Future impact of the Populist Movement\n\nThe goals of the Populist Movement were not realized with the 1896 election. Bryan lost the election to William McKinley and the movement died off shortly thereafter due to improvements in the economy. However, the goals of the Populists were revived a decade later by the Progressive Movement. With more backing from urban elites, the Progressive Movement was able to accomplish many of the goals of the Populist Movement:\n\n\u2022 Shorter work days\n\n\u2022 Federal income tax (Sixteenth Amendment)\n\n\u2022 Direct election of senators (Seventeenth Amendment)\n\n\u2022 Government regulation of railroads and other public goods\n\n\u2022 Referendums and recall elections\n\nThe Progressives, however, did not end the gold standard. That came in 1933 in reaction to the Great Depression.\n\n#### **Question 3**\n\nIt is up to you to do the analysis that will determine which of the three had the largest impact on the abolition of slavery. But here are some key points that your answer should include about each person:\n\n**William Lloyd Garrison**\n\n\u2022 Garrison was inspired by the abolitionist work of freed slave David Walker.\n\n\u2022 A white immediatist, Garrison published an abolitionist newspaper known as _The Liberator_.\n\n\u2022 Key to Garrison's messaging was his ability to convey the abolitionist message to white audiences.\n\n\u2022 Garrison assisted in founding the American Antislavery Society.\n\n\u2022 Garrison believed in pacifist methods and only reluctantly supported the Civil War.\n\n\u2022 Garrison opposed plans by moderate abolitionists to resettle blacks in Africa.\n\n\u2022 _The Liberator_ was banned in some Southern states.\n\n\u2022 Garrison saw the need to overthrow the current American regime since it was based on a Constitution that allowed slavery.\n\n**Frederick Douglass**\n\n\u2022 Douglass was an escaped slave who wrote about and spoke on freedom for African Americans.\n\n\u2022 Douglass advocated for the education of African Americans.\n\n\u2022 Douglass, inspired by _The Liberator_ , published an abolitionist newspaper called _The North Star_.\n\n\u2022 Against the wishes of the American Antislavery Society, which wanted Douglass to simply tell the story of an escaped slave, Douglass spoke out against the racism evident in the North.\n\n\u2022 In contrast to Garrison, Douglass was supportive of violent rebellions against slavery, such as the one at Harper's Ferry.\n\n\u2022 Douglass, unlike Garrison, believed that the Constitution's references to slavery were mere compromises that saw slavery as a temporary institution and that, at its core, the Constitution was an abolitionist document.\n\n**Harriet Beecher Stowe**\n\n\u2022 Stowe was a northern novelist who wrote _Uncle Tom's Cabin_.\n\n\u2022 Her book used stories that Stowe had heard about plantation life from her abolitionist friends to demonstrate the evils of slavery to a wide audience.\n\n\u2022 Stowe's approach was largely an emotional, rather than political, appeal.\n\n\u2022 With a million copies sold, _Uncle Tom's Cabin_ placed the slavery issue on the forefront of American society, forcing people to take a side on the issue.\n\n#### **Question 4**\n\na) and b) Some ways the discovery of gold in California impacted the United States:\n\n\u2022 With 100,000 people moving West to seek riches, the population of this region exploded, leading to statehood for a number of new viable territories.\n\n\u2022 The development of San Francisco, located on the Pacific Ocean, created new trade options for the United States.\n\n\u2022 The settlement of a city on the Pacific Ocean gave access to a new wave of immigrants.\n\n\u2022 The Gold Rush gave impetus for the construction of a transcontinental railroad.\n\nc) An economic boom is a short period of economic expansion. Along with the benefits of an expanding economy are some drawbacks, namely inflation. Some later examples of economic booms include the following:\n\n\u2022 Industrialization (Northern manufacturing cities). Per capita incomes doubled in the late 19th century as industries were able to operate as economies of scale bringing about widespread employment and production.\n\n\u2022 Mid-1920s boom (urban and suburban regions). A real estate bubble (more houses were built than there were people interested in buying them) and a debt bubble (fueled by a new era of advertising, people outspent their means by purchasing on margin) led to an unsustainable boom characterized by low interest rates and an unprecedented availability of credit.\n\n\u2022 Post-World War II boom (nationwide). With the return of workers following the war, American production and consumerism picked up, coinciding with another boom\u2014the Baby Boom.\n\n\u2022 The dotcom boom (Silicon Valley, Northern California). The dotcom bubble expanded rapidly in the late 1990s due to speculation on the worth of Internet holdings. This bubble burst in 2000 when prices came back down to earth.\n\n## SECTION II, QUESTION 1: THE DOCUMENT-BASED QUESTION\n\nThe document-based question begins with a mandatory 15-minute reading period. During these 15 minutes, you should (1) come up with some information not included in the given documents (your outside knowledge) to include in your essay; (2) get an overview of what each document means; (3) decide what opinion you are going to argue; and (4) write an outline of your essay.\n\nThe first thing you will be inclined to do, after reading the question, is to look at the documents. Resist that temptation. Instead, the first thing you should do is brainstorm for several minutes about what the question is asking of you. Try to list everything you remember about the Constitutional Convention. This list will serve as your reference to the outside information you must provide in order to earn a top grade.\n\nThen, and only then, read over the documents. As you read them, take notes in the margins and underline those passages that you are certain you are going to refer to in your essay. If a document helps you remember a piece of outside information, add that information to your brainstorming list. If you cannot make sense of a document, don't worry. You do not need to mention every document to score well on the DBQ.\n\nHere is what you need to look for in each document to get the most out of it:\n\n\u2022 The author\n\n\u2022 The date\n\n\u2022 The audience (for whom was the document intended?)\n\n\u2022 The significance\n\nRemember: You are being asked to write 50 percent document interpretation and 50 percent outside information. Don't get so lost in the documents that you forget to bring in outside information. Readers will not be able to give you a high score unless you have both! What readers really don't like is a laundry list of documents: that is, a paper in which the student merely goes through the documents, explaining each one. Those students are often the ones who forget to bring in outside information, because they are so focused on going through the documents.\n\nSo, what is this DBQ all about?\n\nThis DBQ can be seen in three parts: (1) What were the ideals of the Declaration of Independence? (2) What were the outcomes of the Constitutional Convention? And (3) to what extent did these ideas differ from one another? For the first part, recall the major components of Jefferson's document (part of which is one of the documents included in this section). The themes of universal equality as well as life, liberty, and the pursuit of happiness provided the young nation with lofty goals. When the time came to turn these founding principles into an actual functioning government, the Founders had to make many compromises. For the second part, discuss those compromises (e.g. Great Compromise, Three-Fifths Compromise). How did they come about? What did they look like in practice?\n\nIn the final part of the essay, evaluate the extent to which the compromises at the Constitutional Convention upheld the original ideals that Jefferson espoused. Was the Constitution, in its original form, a document that upheld equality for all? Did it have mechanisms to guarantee life, liberty, and the pursuit of happiness?\n\n### **The Documents**\n\n#### **Document 1**\n\nThis is the most famous line from the Declaration of Independence. Authored by Thomas Jefferson, the entire document reflects the attitude of the Enlightenment philosophy. This document is key to your essay because it outlines the key values that you will be analyzing. Take the ideas presented here and hold them up to the Constitutional Convention. Were they reflected in the document that came out of the Convention?\n\n#### **Document 2**\n\nThis chart shows us the slave populations through the various states in 1790. Virginia is clearly the largest stake holder in the slave system. It is no coincidence that many of the Founders (Jefferson included) were Virginian slaveholders. Think about how that may have impacted the proceedings at the Constitutional Convention. One of the toughest defenses of the Constitution is to explain why there is permissive language about slavery when the Declaration of Independence stated that \"all men are created equal.\"\n\n#### **Document 3**\n\nIn Federalist 63, James Madison does not convey a high opinion of the American citizenry. In this document, he argues for the necessity of the Senate to protect Americans from themselves (Americans evidently didn't know what is best for them). Keep in mind that the Senate, as described in the Constitution, was unelected, while the House of Representatives was chosen by the people. The thinking here is that the Senate would be dignified and educated, while the House may fall prey to people's short-term decision making. The Declaration was written because the colonists had no say in the decisions of the British government. Think about whether this squares with the unelected lawmakers prescribed by Madison in Federalist 63.\n\n#### **Document 4**\n\nVirginia had the largest population of all the states in 1790. It is not even close. Under a purely representational system, Virginia would get the most representatives in Congress. Other states, particularly New Jersey, found that unfair and the Great Compromise at the Constitutional Convention led to a bicameral house\u2014one proportional and one with each state getting equal representation. Considering each of Virginia's two senators represented an average of 375,000 people and each of Delaware's two senators represents 30,000 people, it would seem that smaller states have more representation per capita in the Senate than do the large states. You should assess how this lines up with the value of equality from the Declaration of Independence.\n\n#### **Document 5**\n\nGeorge Mason refused to sign the Constitution, and he aired his complaints about the document in a letter (of which this passage is only a small part). The reasons for his refusal to sign are many, but in this passage, you should focus on the contrast of \"shadow\" and \"substance.\" It appears that Mason does not regard the House of Representatives to be a true representation of the people due to their position as elected officials. You need to evaluate whether the House was successful in bringing about a representative system longed for in the Declaration of Independence.\n\n#### **Document 6**\n\nLike his _Federalist Papers_ coauthor, James Madison, Alexander Hamilton does not have high regard for the masses. In this speech, he pretty openly claims that the government is to be maintained by the elite and be a check on the masses. The masses presumably would be happy with the idea of representative government and will prevent the elite from any radical changes due to their irascibility. Seems stable enough. Again, evaluate whether this is the representative government Jefferson held in esteem as he railed in the Declaration of Independence against the excesses of the British Crown.\n\n#### **Document 7**\n\nFollowing the ratification of the Constitution, Jefferson was still not happy with the new government. As author of the Declaration, perhaps Jefferson was dissatisfied with how far from his initial vision for an independent United States this new government had strayed. His specific complaints, as mentioned in this document, are the lack of a bill of rights and the lack of term limits for the president. Think about how these complaints compare with the values set out in the Declaration of Independence.\n\n### **Choosing a Side**\n\nThe first thing you want to do is to decide what kind of a statement you are going to make. You have already brainstormed all your outside information, made some notes or a quick outline, and decided where to plug in the documents. Because there is no right way to answer this, and many ways to make your argument, here are some positions you might want to argue.\n\n\u2022 By including slavery and an unequal representation of people around the nation, the Constitutional Convention provided a clear shift away from the ideals presented in the Declaration of Independence.\n\n\u2022 Through the protections offered by the Bill of Rights and limitations placed on the power of the government, the Constitution is a true manifestation of the values articulated by Thomas Jefferson in the Declaration of Independence.\n\n\u2022 Although the Founders aimed to carry the lofty goals of the Declaration of Independence into the Philadelphia Convention, the compromises that were necessary to create a Constitution limited the document to a point at which it only partially conveyed the ideals of the Declaration.\n\n### **Planning Your Essay**\n\nUnless you read extremely quickly, you probably won't have time to write a detailed outline for your essay during the 15-minute reading period. However, it is worth taking several minutes to jot down a loose structure of your essay, because it will actually save you time when you write. First, decide on your thesis and write it down in the test booklet. Then, take a few minutes to brainstorm all the points you might put in your essay. Choose the strongest points and number them in the order you plan to present them. Lastly, note which documents and outside information you plan to use in conjunction with each point. If you organize before you write, the actual writing process will go much more smoothly. More important, you will not write yourself into a corner, and suddenly find yourself making a point you cannot support or heading toward a weak conclusion (or worse still, no conclusion at all).\n\n### **What You Should Have Discussed**\n\nRegardless of which thesis you choose, your essay should discuss all of the following:\n\n\u2022 The Constitutional Convention\n\n\u2022 The Declaration of Independence\n\n\u2022 The Great Compromise\n\n\u2022 The Three-Fifths Compromise\n\n\u2022 The contrasts between large states and small states\n\n\u2022 The contrasts between northern states and southern states\n\n\u2022 Thomas Jefferson\n\n\u2022 Checks and balances\n\n\u2022 _Federalist Papers_ , Alexander Hamilton, James Madison, and John Jay\n\nGive yourself very high marks for outside knowledge if you mention any five of the following:\n\n\u2022 George Washington\n\n\u2022 Articles of Confederation\n\n\u2022 New Jersey Plan\n\n\u2022 Virginia Plan\n\n\u2022 Bicameral legislature\n\n\u2022 Benjamin Franklin\n\n\u2022 George Mason\n\n\u2022 George III\n\n\u2022 Electoral College\n\n\u2022 Bill of Rights\n\n\u2022 Committee of Eleven\n\nGive yourself a pat on the back if you mention any of the following:\n\n\u2022 Virtual representation\n\n\u2022 Roger Sherman\n\n\u2022 The presence of slave owners at the Convention\n\n\u2022 John Locke\n\n\u2022 Gouverneur Morris\n\n\u2022 Caucus system\n\n\u2022 Elbridge Gerry\n\n\u2022 Edmund Randolph\n\n## SECTION II: THE LONG ESSAY QUESTION\n\n#### **Question 2**\n\nThis essay asks you to investigate two periods of immigration. Be specific about who immigrated to the United States during each period, giving a couple examples of immigrant experiences from each wave. Pay close attention to which experiences are similar (continuities) and which were unique to each wave of immigration (changes).\n\n**Mid-19th Century**\n\n\u2022 Irish immigration\n\n many left Ireland due to famine (potato famine)\n\n moved to northern cities\n\n competed with laborers for jobs\n\n experienced hostility due to anti-Catholic bias\n\n\u2022 German immigration\n\n many left to escape civil unrest (1848 revolution in Germany)\n\n moved to the West and Midwest\n\n competed with laborers for jobs\n\n tended to be higher educated than Irish immigrants\n\n many Germans were Catholic and experienced hostility due to their religion\n\nGive yourself extra points if you mention the following:\n\n\u2022 both groups allied with Democrats due to the party's working class outreach\n\n\u2022 \"No Irish Need Apply\" signs\n\n\u2022 Anti-Catholic riots in northern cities (there was a famous one in Philadelphia in 1844)\n\n\u2022 Nativist parties such as the Know-Nothings\n\n\u2022 The temperance movement targeted Irish and German immigrants and promoters of social ills such as drinking alcohol.\n\n\u2022 Unions rejected immigrants from joining their ranks\n\n\u2022 Transcontinental railroad construction\n\n**Industrial period**\n\n\u2022 Immigrants and migrants made up the majority of city populations\n\n\u2022 Immigrants typically settled into ethnic neighborhoods (Little Italy, Chinatown, etc.), in tenements\n\n\u2022 Anti-immigrant bias waged against non-Protestant groups and those not considered white\n\n\u2022 Knights of Labor and other unions petitioned the government to restrict immigration\n\n\u2022 Haymarket Riot\n\n\u2022 Birds of Passage\u2014immigrants who came to the United States to work and then return to their former countries\n\n\u2022 Rise of eugenics\n\n\u2022 Southern European immigration\n\n Largely Italian and Greek\n\n Roman Catholic and Eastern Orthodox\n\n\u2022 Eastern European immigration\n\n Largely Polish, Russian, Serb, Slovak, and Croat\n\n Roman Catholic (Polish), Eastern Orthodox, and Jewish\n\n\u2022 Asian immigration\n\n Largely Chinese and Japanese\n\n Primary workers on Central Pacific Railroad were Chinese\n\n Chinese Exclusion Act passed in 1882\n\n Gentleman's Agreement of 1907 between the United States and Japan kept Japanese immigrants form leaving for America.\n\nGive yourself extra points if you mention the following:\n\n\u2022 The role of immigrants in machine politics\n\n\u2022 George Washington Plunkett\n\n\u2022 Settlement houses\n\n\u2022 Immigration Act of 1882\n\n\u2022 Alien Contract Labor Law of 1885\n\n\u2022 Ford Committee\n\n\u2022 Dillingham Commission\n\n\u2022 Immigration Restriction League\n\n\u2022 Josiah Strong's \"Our Country\" expressed concerns about the new immigrants bringing papism (loyalty to the pope) and alcoholism to the United States with the 1906 Naturalization Act\n\n\u2022 Anarchist Exclusion Act of 1901 following the assassination of President McKinley\n\n\u2022 Congress requires a literacy test as part of the immigration process in 1917\n\n**About the structure of your essay**\n\nYou would begin by explaining the two periods of immigration. A strong essay would follow up the introductory paragraph with body paragraphs that juxtapose the eras based on themes. In other words, it's preferable to have a paragraph that evaluates the causes of each wave of immigration and another paragraph that analyzes the challenges experienced by immigrants from each period than it is to just do a body paragraph on the first era and then a body paragraph on the second era.\n\n#### **Question 3**\n\nThis essay asks you to delve into two postwar periods to evaluate the relative successes of each. You want to think about a definition of \"success\" on this question. Does success mean a return to prewar norms? Does it mean to thrive economically? Does it require preventing such a conflict from happening again? Is it a little bit of all of these issues? Those questions are up to you to answer depending on the pieces of information you choose to include in your essay.\n\n**Post\u2013Civil War United States**\n\nConcepts you may want to mention:\n\n\u2022 Ironclad oath\n\n\u2022 Union League\n\n\u2022 Exodusters\n\n\u2022 Benjamin \"Pap\" Singleton\n\n\u2022 Homestead Act\n\n\u2022 Reconstruction Act\n\n\u2022 Ten Percent Plan\n\n\u2022 Wade-Davis Bill\n\n\u2022 13th, 14th, 15th Amendments\n\n\u2022 Hiram Revels\n\n\u2022 Radical Republicans\n\n\u2022 Impeachment of Andrew Johnson\n\n\u2022 Carpetbaggers\n\n\u2022 Ulysses Grant\n\n\u2022 Transcontinental Railroad\n\n\u2022 Freedman's Bureau\n\n\u2022 Black Codes\n\n\u2022 Segregation\n\n\u2022 Civil Rights Act of 1875\n\n\u2022 Compromise of 1877\n\n**Post\u2013World War II United States**\n\nConcepts you may want to mention:\n\n\u2022 Loyalty oath\n\n\u2022 Blacklisting\n\n\u2022 Eugene McCarthy\n\n\u2022 Baby boom\n\n\u2022 Sun belt\n\n\u2022 Cold War\n\n\u2022 Truman Doctrine\/Containment\n\n\u2022 Joseph Stalin\n\n\u2022 Korean War\n\n\u2022 Berlin Blockade and Airlift\n\n\u2022 Decolonization\n\n\u2022 Interstate Highway Act\n\n\u2022 Dwight Eisenhower\n\n\u2022 John Kennedy\n\n\u2022 New Frontier\n\n\u2022 Hydrogen Bomb\n\n\u2022 Military Industrial Complex\n\n\u2022 Nation-building\n\n\u2022 Dixiecrats\n\n\u2022 Civil Rights Movement\n\n**About the structure of your essay**\n\nYou should begin the essay with brief overviews of the two postwar periods. A strong essay would follow up the introductory paragraph with body paragraphs that juxtapose the eras based on themes. In other words, it's preferable to have a paragraph that evaluates what is similar (continuities) and different (changes) between the two eras in terms of economic recovery followed by a paragraph comparing them on a different theme than it is to just do a body paragraph on the post\u2013Civil War era and then a body paragraph on the post\u2013World War II era. Try to compare these two periods with an in-depth discussion of 2\u20133 themes (presented in 2\u20133 body paragraphs).\n\n# _What's next on \nyour reading list?_\n\n[Discover your next \ngreat read!](http:\/\/links.penguinrandomhouse.com\/type\/prhebooklanding\/isbn\/9781524710651\/display\/1)\n\n* * *\n\nGet personalized book picks and up-to-date news about this author.\n\nSign up now.\n\n## Contents\n\n 1. Cover\n 2. Title Page\n 3. Copyright\n 4. Acknowledgments\n 5. Contents\n 6. Register Your Book Online!\n 7. Part I: Using This Book to Improve Your AP Score\n 1. Preview: Your Knowledge, Your Expectations\n 2. Your Guide to Using This Book\n 3. How to Begin\n 8. Part II: Practice Test 1\n 1. Practice Test 1\n 2. Practice Test 1: Answers and Explanations\n 9. Part III: About the AP U.S. History Exam\n 1. The Structure of the AP U.S. History Exam\n 2. How the AP U.S. History Exam Is Scored\n 3. Overview of Content Topics\n 4. Understanding Content with Thematic Learning Objectives\n 5. How AP Exams Are Used\n 6. Other Resources\n 7. Designing Your Study Plan\n 10. Part IV: Test-Taking Strategies for the AP U.S. History Exam\n 1. Preview\n 2. 1 How to Approach Multiple-Choice Questions\n 3. 2 How to Approach Short-Answer Questions\n 4. 3 How to Approach the Document-Based and Long Essay Questions\n 5. 4 Using Time Effectively to Maximize Points\n 6. 5 Pacing Drills\n 1. Reflect\n 11. Part V: Content Review for the AP U.S. History Exam\n 1. 6 Early Contact with the New World (1491-1607)\n 2. Colonization of North America (1607-1754)\n 3. 7 Conflict and American Independence (1754-1800)\n 4. 8 Beginnings of Modern American Democracy (1800-1848)\n 5. 9 Toward the Civil War and Reconstruction (1844-1877)\n 6. 10 The Industrial Revolution (1865-1898)\n 7. 11 The Early 20th Century (1890-1945)\n 8. 12 The Postwar Period and Cold War (1945-1980)\n 9. 13 Entering Into the 21st Century (1980-Present)\n 10. 14 Chapter Review Questions: Answers and Explanations\n 11. 15 Key Terms and Concepts\n 12. Part VI: Additional Practice Tests\n 1. Practice Test 2\n 2. Practice Test 2: Answers and Explanations\n 3. Practice Test 3\n 4. Practice Test 3: Answers and Explanations\n 5. Practice Test 4\n 6. Practice Test 4: Answers and Explanations\n\n 1. i\n 2. ii\n 3. iii\n 4. iv\n 5. v\n 6. vi\n 7. vii\n 8. viii\n 9. ix\n 10. x\n 11. \n 12. \n 13. \n 14. \n 15. \n 16. \n 17. \n 18. \n 19. \n 20. \n 21. \n 22. \n 23. \n 24. \n 25. \n 26. \n 27. \n 28. \n 29. \n 30. \n 31. \n 32. \n 33. \n 34. \n 35. \n 36. \n 37. \n 38. \n 39. \n 40. \n 41. \n 42. \n 43. \n 44. \n 45. \n 46. \n 47. \n 48. \n 49. \n 50. \n 51. \n 52. \n 53. \n 54. \n 55. \n 56. \n 57. \n 58. \n 59. \n 60. \n 61. \n 62. \n 63. \n 64. \n 65. \n 66. \n 67. \n 68. \n 69. \n 70. \n 71. \n 72. \n 73. \n 74. \n 75. \n 76. \n 77. \n 78. \n 79. \n 80. \n 81. \n 82. \n 83. \n 84. \n 85. \n 86. \n 87. \n 88. \n 89. \n 90. \n 91. \n 92. \n 93. \n 94. \n 95. \n 96. \n 97. \n 98. \n 99. \n 100. \n 101. \n 102. \n 103. \n 104. \n 105. \n 106. \n 107. \n 108. \n 109. \n 110. \n 111. \n 112. \n 113. \n 114. \n 115. \n 116. \n 117. \n 118. \n 119. \n 120. \n 121. \n 122. \n 123. \n 124. \n 125. \n 126. \n 127. \n 128. \n 129. \n 130. \n 131. \n 132. \n 133. \n 134. \n 135. \n 136. \n 137. \n 138. \n 139. \n 140. \n 141. \n 142. \n 143. \n 144. \n 145. \n 146. \n 147. \n 148. \n 149. \n 150. \n 151. \n 152. \n 153. \n 154. \n 155. \n 156. \n 157. \n 158. \n 159. \n 160. \n 161. \n 162. \n 163. \n 164. \n 165. \n 166. \n 167. \n 168. \n 169. \n 170. \n 171. \n 172. \n 173. \n 174. \n 175. \n 176. \n 177. \n 178. \n 179. \n 180. \n 181. \n 182. \n 183. \n 184. \n 185. \n 186. \n 187. \n 188. \n 189. \n 190. \n 191. \n 192. \n 193. \n 194. \n 195. \n 196. \n 197. \n 198. \n 199. \n 200. \n 201. \n 202. \n 203. \n 204. \n 205. \n 206. \n 207. \n 208. \n 209. \n 210. \n 211. \n 212. \n 213. \n 214. \n 215. \n 216. \n 217. \n 218. \n 219. \n 220. \n 221. \n 222. \n 223. \n 224. \n 225. \n 226. \n 227. \n 228. \n 229. \n 230. \n 231. \n 232. \n 233. \n 234. \n 235. \n 236. \n 237. \n 238. \n 239. \n 240. \n 241. \n 242. \n 243. \n 244. \n 245. \n 246. \n 247. \n 248. \n 249. \n 250. \n 251. \n 252. \n 253. \n 254. \n 255. \n 256. \n 257. \n 258. \n 259. \n 260. \n 261. \n 262. \n 263. \n 264. \n 265. \n 266. \n 267. \n 268. \n 269. \n 270. \n 271. \n 272. \n 273. \n 274. \n 275. \n 276. \n 277. \n 278. \n 279. \n 280. \n 281. \n 282. \n 283. \n 284. \n 285. \n 286. \n 287. \n 288. \n 289. \n 290. \n 291. \n 292. \n 293. \n 294. \n 295. \n 296. \n 297. \n 298. \n 299. \n 300. \n 301. \n 302. \n 303. \n 304. \n 305. \n 306. \n 307. \n 308. \n 309. \n 310. \n 311. \n 312. \n 313. \n 314. \n 315. \n 316. \n 317. \n 318. \n 319. \n 320. \n 321. \n 322. \n 323. \n 324. \n 325. \n 326. \n 327. \n 328. \n 329. \n 330. \n 331. \n 332. \n 333. \n 334. \n 335. \n 336. \n 337. \n 338. \n 339. \n 340. \n 341. \n 342. \n 343. \n 344. \n 345. \n 346. \n 347. \n 348. \n 349. \n 350. \n 351. \n 352. \n 353. \n 354. \n 355. \n 356. \n 357. \n 358. \n 359. \n 360. \n 361. \n 362. \n 363. \n 364. \n 365. \n 366. \n 367. \n 368. \n 369. \n 370. \n 371. \n 372. \n 373. \n 374. \n 375. \n 376. \n 377. \n 378. \n 379. \n 380. \n 381. \n 382. \n 383. \n 384. \n 385. \n 386. \n 387. \n 388. \n 389. \n 390. \n 391. \n 392. \n 393. \n 394. \n 395. \n 396. \n 397. \n 398. \n 399. \n 400. \n 401. \n 402. \n 403. \n 404. \n 405. \n 406. \n 407. \n 408. \n 409. \n 410. \n 411. \n 412. \n 413. \n 414. \n 415. \n 416. \n 417. \n 418. \n 419. \n 420. \n 421. \n 422. \n 423. \n 424. \n 425. \n 426. \n 427. \n 428. \n 429. \n 430. \n 431. \n 432. \n 433. \n 434. \n 435. \n 436. \n 437. \n 438. \n 439. \n 440. \n 441. \n 442. \n 443. \n 444. \n 445. \n 446. \n 447. \n 448. \n 449. \n 450. \n 451. \n 452. \n 453. \n 454. \n 455. \n 456. \n 457. \n 458. \n 459. \n 460. \n 461. \n 462. \n 463. \n 464. \n 465. \n 466. \n 467. \n 468. \n 469. \n 470. \n 471. \n 472. \n 473. \n 474. \n 475. \n 476. \n 477. \n 478. \n 479. \n 480. \n 481. \n 482. \n 483. \n 484. \n 485. \n 486. \n 487. \n 488. \n 489. \n 490. \n 491. \n 492. \n 493. \n 494. \n 495. \n 496. \n 497. \n 498. \n 499. \n 500. \n 501. \n 502. \n 503. \n 504. \n 505. \n 506. \n 507. \n 508. \n 509. \n 510. \n 511. \n 512. \n 513. \n 514. \n 515. \n 516. \n 517. \n 518. \n 519. \n 520. \n 521. \n 522. \n 523. \n 524. \n 525. \n 526. \n 527. \n 528. \n 529. \n 530. \n 531. \n 532. \n 533. \n 534. \n 535. \n 536. \n 537. \n 538. \n 539. \n 540. \n 541. \n 542. \n 543. \n 544. \n 545. \n 546. \n 547. \n 548. \n 549. \n 550. \n 551. \n 552. \n 553. \n 554. \n 555. \n 556. \n 557. \n 558. \n 559. \n 560. \n 561. \n 562. \n 563. \n 564. \n 565. \n 566. \n 567. \n 568. \n 569. \n 570. \n 571. \n 572. \n 573. \n 574. \n 575. \n 576.\n\n 1. Cover\n 2. Cover\n 3. Title Page\n 4. Table of Contents\n 5. Start\n\n","meta":{"redpajama_set_name":"RedPajamaBook"}} +{"text":" \nFree All Along\nAlso Edited by Catherine Ellis and Stephen Drury Smith\n\n_After the Fall: New Yorkers Remember September_\n\n_2001 and the Years That Followed_\n\n(with Mary Marshall Clark and Peter Bearman)\n\n_Say it Loud: Great Speeches on Civil Rights and \nAfrican American Identity_\n\n_Say it Plain: A Century of Great African American Speeches_\nFree All Along\n\n_The Robert Penn Warren Civil Rights Interviews_\n\n_Edited by_\n\nStephen Drury Smith _and_ \nCatherine Ellis\n\n\u00a9 2019 by Stephen Drury Smith and Catherine Ellis\n\nAll rights reserved.\n\nNo part of this book may be reproduced, in any form, \nwithout written permission from the publisher.\n\nRequests for permission to reproduce selections from this book should be mailed to:\n\nPermissions Department, The New Press, 120 Wall Street,\n\n31st floor, New York, NY 10005.\n\nPublished in the United States by The New Press, New York, 2019\n\nDistributed by Two Rivers Distribution\n\nISBN 978-1-59558-818-0 (hc)\n\nISBN 978-1-59558-982-8 (ebook)\n\nCIP data is available\n\nThe New Press publishes books that promote and enrich public discussion and understanding of the issues vital to our democracy and to a more equitable world. These books are made possible by the enthusiasm of our readers; the support of a committed group of donors, large and small; the collaboration of our many partners in the independent media and the not-for-profit sector; booksellers, who often hand-sell New Press books; librarians; and above all by our authors.\n\nwww.thenewpress.com\n\n_Composition by dix! \nThis book was set in Adobe Garamond_\n\nPrinted in the United States of America\n\n2 4 6 8 10 9 7 5 3 1\nContents\n\n_Introduction_\n\n_A Note about Transcripts_\n\nJoe Carter\n\nClarie Collins Harvey\n\nAaron Henry\n\nRobert P. Moses\n\nCharles Evers\n\nRalph Ellison\n\nEzell A. Blair Jr., Stokely Carmichael, Lucy Thornton, and Jean Wheeler\n\nKenneth B. Clark\n\nJames M. Lawson Jr.\n\nAndrew Young\n\nSeptima P. Clark\n\nMartin Luther King Jr.\n\nWyatt Tee Walker\n\nRoy Wilkins\n\nWhitney M. Young Jr.\n\nJames Baldwin\n\nRuth Turner Perot\n\nMalcolm X\n\nBayard Rustin\n\n_Acknowledgments_\n\n_Selected Bibliography_\nIntroduction\n\nIn 1964, the celebrated Southern writer Robert Penn Warren set out on a fact-finding mission with a reel-to-reel tape recorder. His aim was to interview leaders of what some were calling \"the Negro Revolution.\" Warren wanted to find out what their goals were and how they planned to achieve them. He was on assignment for _Look_ , a popular national magazine. But the project would also result in an unusual, 450-page meditation on American race relations called _Who Speaks for the Negro?_\n\nThe book was published in 1965. Some critics praised it as a valuable window into the African American experience and the freedom movement. Others thought it poorly organized and unrevealing. _Who Speaks for the Negro?_ was out of print for decades until Yale University Press reissued the book on its fiftieth anniversary.\n\nWarren was greatly disappointed by the relatively poor sales. Albert Erskine at Random House explained the problem in a letter: \"The real trouble, of course, is the absolute glut of reading material on the subject and the feeling of many people that they have read all they intend to about it.\"\n\nWarren interviewed nearly four dozen civil rights activists, leaders, and writers for _Who Speaks?_ He retained the original recordings and their typed transcriptions, which are now held by the libraries of Yale University and the University of Kentucky. Vanderbilt University has digitized the interviews and created a comprehensive website with transcripts and archival material. A selection of these revealing, wide-ranging conversations is edited and presented here.\n\nIn _Who Speaks?_ Warren wove together interview excerpts with his own impressions of the speakers and larger observations about the movement. In this edited anthology the focus is on the interviews themselves, framed by some biographical and historical context. They are arranged chronologically. This anthology also features two interviews\u2014with Andrew Young and Septima Clark\u2014left out of Warren's book.\n\n_Free All Along_ draws its title from Warren's interview with the writer Ralph Ellison. It offers the opportunity to hear directly from a range of history-making African Americans at a critical time in the civil rights movement. A major contribution in their own right to our understanding of the black freedom struggle, these remarkable long-form interviews also have pressing relevance today.\n\nWhen Warren hit the road in the early months of 1964, the civil rights movement was convulsing American society, especially in the Jim Crow South. Over the previous decade, activists had launched boycotts, protest marches, lunch counter sit-ins, voter registration drives, rallies, and mass meetings, all to demand equal rights and equal protection under the law for black Americans. In many communities, whites responded with rage and lethal violence. In 1961, African American and white Freedom Riders challenged segregation on interstate buses. In Alabama and Mississippi, they were attacked and jailed, and one of their buses was torched. In 1962, white rioters tried to block an African American student named James Meredith from entering the University of Mississippi. In 1963, four black girls were murdered in the bombing of Birmingham's Sixteenth Street Baptist Church, National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) organizer Medgar Evers was murdered outside his home in Jackson, Mississippi, and activist Fannie Lou Hamer was badly beaten by police in a Winona, Mississippi jail. Also in 1963, Martin Luther King delivered his \"I Have a Dream\" speech at the March on Washington for Jobs and Freedom, and President John F. Kennedy sent Congress his proposed civil rights legislation. These critical events were the backdrop to Warren's journey of investigation.\n\n_Look_ published Warren's lengthy article \"The Negro Now\" in March 1965. _Who Speaks for the Negro?_ was published by Random House two months later. At the time, Warren had long been regarded as one of the nation's foremost authors and poets. His best-known novel, _All the King's Men_ , won the 1947 Pulitzer Prize. It was made into a movie that won the 1949 Academy Award for best picture. Warren won the Pulitzer Prize in poetry in 1958 and again in 1979. He is the only person to have won the prize for both fiction and poetry.\n\nRobert Penn Warren was born in Guthrie, Kentucky, in 1905, the son of a businessman and a schoolteacher. He grew up on a tobacco farm, where his grandfathers\u2014both of whom had fought for the Confederacy\u2014told stories of the Civil War. Warren attended Vanderbilt University in Nashville, Tennessee, where he met other Southern writers who would go on to form a literary group called the Agrarians. In 1930, they produced a collection of essays, _I'll_ _Take My Stand_ , proclaiming the virtues of agrarian life over modern industrialization. Warren's contribution was an essay called \"Briar Patch,\" which historian David W. Blight describes as an \"ambivalent\" and \"poorly argued\" defense of segregation in which Warren contended that rural life best suited the \"temperament and capacity\" of Southern blacks. Warren's attitudes about race, however, became increasingly progressive over the decades; literary scholar David A. Davis says Warren came to condemn segregation as dangerous and damaging to both blacks and whites. But as commentators worked to understand Warren's conceptions of race\u2014in both his fiction and his journalism\u2014many inevitably cited \"Briar Patch.\" In Blight's words, the essay \"haunted Warren for the rest of his life.\"\n\nWarren left the South to study at the University of California\u2013Berkeley, Yale, and Oxford, where he was a Rhodes scholar. He taught at several colleges and universities, finally landing back at Yale, where he was on the faculty from 1951 to 1973. He died in 1989 in Stratton, Vermont.\n\nMuch of Warren's fiction, poetry, and journalism concentrated on race and the relationship between whites and African Americans, particularly in the South. Following the 1954 U.S. Supreme Court's _Brown v. Board of Education_ decision, which struck down school segregation laws, Warren set out on a reporting trip through Kentucky, Tennessee, Mississippi, Louisiana, and Arkansas. He asked blacks and whites he met along the way what they thought the South would look like in the wake of _Brown_. The result was a short collection of observations published in 1956 as _Segregation: The Inner Conflict in the South_. Blight calls the collection a \"prototype\" for what Warren would attempt with the later book.\n\nWarren's interview subjects ranged from senior civil rights leaders to young student activists. Most were men. He met them in their offices, homes, and occasionally at a restaurant or tavern. The conversations were relatively informal, and frequently interrupted by the need to change reels on the tape recorder. Warren asked most of his subjects a similar set of questions, drawn from the writings of Gunnar Myrdal, W.E.B. Du Bois, and James Baldwin. He especially homed in on Du Bois's idea that African Americans possessed a double consciousness, a kind of split psyche. In _The Souls of Black Folk_ , Du Bois wrote: \"One ever feels his two-ness\u2014an American, a Negro.\"\n\nWarren also questioned his interviewees about Kenneth B. Clark's critique of the philosophy of nonviolent protest held by Martin Luther King Jr. and others. An influential African American psychologist, Clark did not oppose nonviolence per se, but he said that calling for a nonviolent response to racism and segregation could be unrealistic and unhealthy, given the hostility and danger black people faced in a viciously oppressive society. Warren also quizzed his subjects on the idea proposed by sociologist and economist Gunnar Myrdal, in _The American Dilemma_ , that racial reconciliation after the demise of slavery would have been more successful had slaveholders been compensated for their lost property.\n\nWarren used both short excerpts and whole sections of his transcribed interviews to construct _Who Speaks for the Negro?_ He organized the work in six chapters, some based on geographic location and some on theme. In the third chapter, \"The Big Brass,\" he chronicles his extensive interviews with eight major leaders of the civil rights struggle, including Malcolm X and Roy Wilkins. Warren's subjects seemed to answer his questions conscientiously, though some were clearly more guarded than others. Critics and historians have singled out the interviews with two fellow writers\u2014James Baldwin and Ralph Ellison\u2014as especially candid and powerful.\n\n_Who Speaks for the Negro?_ drew mixed reviews. The _Atlantic Monthly_ described the study as \"vivid, searching, and compassionate.\" The _Charlotte News Review_ said, \"His searching look at the Negro movement becomes a searching look at the white man and his world\u2014and, by inevitable extension, a searching look at Robert Penn Warren.\" Albert Murray, a prominent African American writer and critic, said in the _New Leader_ that Warren's book, although flawed, was nevertheless \"the very best inside report on the Negro civil rights movement by anyone so far.\" Historian August Meier, however, was scathing and dismissive. \"For knowledgeable readers, it will seem a poorly organized, impressionist rehash of what we already know,\" Meier wrote in _Dissent_. \"I found it boring.\"\n\nIn an introduction to the 2014 edition, David W. Blight described the book, especially the final chapter, as a writer's \"bluntly honest suggestion to his country, whites and blacks alike, about how to face their history, their current crisis, and themselves.\" In Blight's words, the book is \"no mere oral history; it is a personal testament.\"\nA Note about Transcripts\n\nThe edited interviews in _Free All Along_ are based on electronic versions of the original typescripts produced for Robert Penn Warren, generously provided by the Robert Penn Warren Center at Vanderbilt University. Warren's interviews were conducted to provide material for a book, not to leave behind recordings that would sound good on the radio or in a podcast. So his questions and the interviewees' answers could be concise or rambling, like any spirited conversation. The dialogue is often interrupted when Warren changes a reel of tape, which happens frequently, since the reels for his portable recorder were small. The original transcripts may contain unintentional errors, especially from recordings that were hard to hear.\n\nWe have edited the transcripts with an eye toward clear and engaging reading. We have cut or condensed digressions, repetitions, and tangents that don't support the core elements of a given interview. We have also tried to be faithful to the spirit and substance of the conversations. The back-and-forth is at times lively and sympathetic, at times awkward or guarded. When necessary, we have added a few words [in brackets] to provide names or facts that clarify what's being said. In some cases, Warren's questions are paraphrased for economy of words. But the order of the questions is intact, and we have made no intentional alterations in meaning, tenor, or content of the conversations.\n\nWe encourage readers to visit the _Who Speaks for the Negro?_ archive at Vanderbilt's website. There are a number of interviews we didn't have room for in this anthology. But foremost it is fascinating to sample the conversations and hear what Warren and his interlocutors sound like.\n\n\u2014Stephen Smith and Kate Ellis\nFree All Along\nJoe Carter\n\nFebruary 8, 1964\n\nNew Orleans, Louisiana\n\n_Reverend Joseph Carter was a fifty-five-year-old farmer in 1963 when he defied a crowd of angry whites to become the first African American in more than half a century to register to vote in Louisiana's West Feliciana Parish_.\n\n_A Baptist clergyman, Carter was aided by organizers of the Congress for Racial Equality (CORE) to challenge the long-standing practice of local officials preventing black people from voting. Carter had been trying unsuccessfully to register for years. When he heard that CORE was holding voter registration clinics in a nearby parish, he asked organizers Rudy Lombard and Ronnie Moore to hold one in West Feliciana. The parish is about thirty-five miles north of Baton Rouge_.\n\n_In his interview with Warren, Carter recalls a day in August 1963 when he and a fellow pastor went on their own to the courthouse in St. Francisville (the seat of West Feliciana Parish) to try to register. The CORE organizers had offered to go along, but Carter declined their company. He wanted someone local, the Reverend Rudolph Davis, to go with him. At the courthouse, Sherriff W.C. Percy confronted Carter in a hallway and arrested him. Carter was held in the local jail for thirteen hours and was finally released on a $200 bond. Carter's wife, Wilmeda, encouraged him to drop the effort, fearing he would be injured or killed by the local Ku Klux Klan_.\n\n_CORE then began holding weekly registration clinics in the parish. Black people outnumbered whites in West Feliciana two to one. In October, Carter and forty-two other prospective black voters arrived at the courthouse to find a group of local whites blocking the front entrance. So Carter and the others slipped in through a side door, which three officials from the U.S. Department of Justice then guarded. The group had been taught how to take the voter eligibility tests that were said to be required only of African Americans. The parish registrar delayed serving the group until the end of the day. Only four managed to take the test; Carter was the only one to pass. Carter and some of the others were later threatened by local whites, but Carter told_ Ebony _magazine, \"A man is not a first-class citizen, a number one citizen, unless he is a voter.\"_\n\n_Warren chose Carter's interview as the first he would feature in_ Who Speaks for the Negro? _In an introduction to the 2014 edition of the book, historian David W. Blight says Carter's account helped Warren develop \"a profound vision of the sacred significance of the right to vote for people who had never known it.\"_\n\nJOE CARTER: Well, I met the CORE [organizers]\u2014Rudy Lombard and Ronnie Moore. I met them on a Thursday in August concerning the registering, and I told them that I had tried and that I couldn't get my neighbors to go with me.\n\nI knew that I was a citizen of the United States and not only our own little parish. I was fifty-five years old and I had never done anything to go to jail, to be disenfranchised, but [because of] the state or the parish laws I did not get to register. I could hear over the radio and on the television, they wanted every citizen to vote. Well, after [the CORE organizers] explained to me the vote, I wanted to do it. And I was glad to lead the people here out of their ignorance and enlighten them about how to go about it. So, I made an agreement with them how I would go down and ask the registrar, but I tell them that I didn't just want to go by myself. I would like to have somebody to go with me. Well, at that time there was only just me and one with them from the West Feliciana Parish, where we have another minister, Reverend Washington. He said, \"Well, Reverend Davis, he wants to register.\"\n\nSo, Reverend Davis sent me word that we would go to ask to register\u2014he made arrangements for nine o'clock. So, we went down to the registrar's office. Rudy and Danny wanted to go with us. I told them, no, I would rather to go by myself, you know, without having strangers with us. And they says, \"Well, if you-all go down and have any trouble, let us know.\"\n\nWhen we went in the courthouse we didn't see nobody, we didn't hear nobody. Well, they didn't have any signs, you know, \"Registrar's Office.\" Well, we seen the sheriff's office, we seen the jury room, and we seen the circuit [court] office. We had to inquire, where was the registrar's office?\n\nWell, there was a white man there. We said, \"White folks, can you tell us where the registrar is, please?\"\n\nHe said, \"In there.\" Well, it was two doors\u2014he didn't tell us [which] door. So, we turned around and Reverend Davis went to the assessor's office and asked him. He just say, \"Up there.\"\n\nWell, we went on up and by time we got to the registrar's door, just before we got to the door, the registrar walked out the door and pulled it behind him and stood in front of the door. Said, \"Good mornin,' boys, what can I do for you-all?\"\n\nSo, Reverend Davis said, \"Well, we come to see if we could register to vote.\"\n\nHe said, \"Well, you got to bring something. You got to show something. You got to carry something.\"\n\nReverend Davis turns, he says, \"I really don't know what you mean by that. You tell me what you mean, probably I can produce what it takes.\"\n\nHe said, \"Well, you got to go back home and get your two registered voters out of the ward where you live.\"\n\nAt that time, the high sheriff had come down the hall, so Reverend Davis said, \"Well, the high sheriff knows me. And not only that, all of you here knows me.\"\n\nHe says, \"Yes, I know they call you Rudolph Davis, but I couldn't swear to it.\"\n\nAs I turned, [the sheriff] said, \"Here boy, here boy, you boy.\"\n\nWell, I was looking at the registrar you see, and I turned around and I said, \"You speakin' to me?\"\n\nHe said, \"Yeah, you come here.\" So, I turned round and went on back to him. And he walked off down the hall, like he was going back to the sheriff's office. He had a pencil and a card in his hand.\n\nHe said, \"What's your name?\"\n\nI said, \"Reverend Joe Carter.\"\n\nHe said, \"What's the matter with you fellows? You not satisfied?\"\n\nI said, \"Not exactly.\"\n\nHe said, \"Well, if you ain't, from now on you will be, you hear?\"\n\nI said, \"Yes, sir.\"\n\nHe said, \"Go on back where you come from.\" I turned to go back.\n\nHe said, \"I ought to lock you up.\" Well, I didn't say anything. I just kept walking. I didn't make him any answer.\n\nThen he hollered to the deputy, \"Grab him, Dan, don't you hear him raisin' his voice at me? Consider you're under arrest.\"\n\nWell, I turned my face to him, you know. And then he searched me\u2014started at my heels and come on up searching me. Said, \"Take him out there and put handcuffs on him. Lock him up.\"\n\nWell, I had never been to the jail. [A deputy said,] \"Who's been talking to you?\"\n\nI said, \"Nobody been talking to me. Don't you know we got radios and television and I read the papers?\" I said to him, \"The _Journal_ says it wants all citizens to register and vote.\"\n\nSo, we're going on into the jail and they put me in the cell. They come back about ten minutes later, this young white man come back and unlocked the jail cell and told me to come out. I went on down the hall where the deputy sheriff took my fingerprints first and then stood me over aside the wall and he take my picture. Then he put me on the scales, took my weight, took my height, and asked me how old I was. So, I told him I was fifty-five, three months and five days old today. After that, he asked me did I have any children. I told them I had two daughters, they both live here. And, I had to give my oldest daughter's house number. My baby girl had just moved and I hadn't been there to the new house and I couldn't give them the number.\n\nThey take me on back [to the cell]. Then, the high sheriff, he come in the hall, and said, \"Put him under that shower. He's musty. Stinks.\" I didn't say anything. So, they give me the [prisoner] uniform and I went in and start pullin' off clothes.\n\nHe says, \"Who been talking to you?\"\n\nI said, \"Nobody.\"\n\nHe said, \"You ain't going to tell me, huh?\"\n\nI said, \"Well, I ain't got nothin' to tell you.\" I put that coverall on and went on in [the cell].\n\nAbout nine-thirty or a quarter to ten that night, they came back. Somebody had got [bail] money from somewhere. So, I went home where I had a bunch of people there, waitin' for me.\n\nMy wife said, \"Joe, you oughtn't have went down there.\" She said, \"Now, if you go back down, I'm going to leave you.\"\n\nI said, \"Well, you can get your clothes and start now, because I'm going back. I'm on my way back tomorrow.\"\n\nWell, we heard from the neighbors\u2014they said, \"Don't go back, don't go back tomorrow.\"\n\nWell, I was the first man who made the attempt to register, so told them I was going to be the first man to go back.\nClarie Collins Harvey\n\nFebruary 9, 1964\n\nJackson, Mississippi\n\n_Clarie Collins Harvey was a prosperous businesswoman and active civil rights organizer based in Jackson, Mississippi. In 1961, she founded Womanpower Unlimited, which, as she explained to Robert Penn Warren, started from her desire to deliver warm clothes to Freedom Riders unexpectedly jailed in the city. Freedom Riders were African American and white activists traveling together on bus trips through the South to challenge segregation in public transportation. When the riders were arrested in Jackson, Harvey organized local church congregations to donate goods for their care. Then she tapped into a network of women outside Mississippi, who began sending the Freedom Riders everything from bedding to magazines. The work of Womanpower Unlimited, an interracial, interfaith organization, expanded to include organizing rallies, voter registration drives, and business boycotts_.\n\n_Harvey said in a 1981 interview that Womanpower Unlimited was a bare-bones but highly effective operation. \"We had no overhead,\" she said. \"What funds came in went directly where they were needed. We received and paid no salaries. The women cooked_ [ _for_ ] _hours and nobody got a penny for anything. We were truly volunteers.\" Womanpower Unlimited fed activists hot meals when they got out of the notorious Parchman Penitentiary, as well as during major demonstrations. While few women rose to prominence in a movement dominated by men, hundreds of women in Harvey's organization offered core support to movement organizers and activists, unencumbered by \"bureaucratic inefficiency and territorial infighting,\" as historian John Dittmer writes_.\n\n_The challenge for Harvey was doing all this work while running her family's funeral business. Her morning would begin with planning calls to Womanpower volunteers and then move into a full day at the office arranging and directing funeral services. At night, Harvey said, \"there were mass meetings, the rallies, and... more planning.\" She typically put in eighteen- and twenty-hour days_.\n\n_When Medgar Evers, Mississippi field secretary for the NAACP, was gunned down by a white supremacist, Harvey's two worlds came together. She had met with Evers shortly before his death to discuss organizing tactics. She then served as his mortician. Thousands of mourners came to view Evers's body in her funeral home before it was transported to Arlington National Cemetery_.\n\n_Clarie Collins was born in Meridian, Mississippi, in 1916 to ambitious, highly educated parents. Her mother was the first African American librarian in Mississippi, and her father, originally a mathematics professor, founded a successful mortuary business. Collins earned her undergraduate degree at Spelman College and a master's degree at Columbia University. When her father died in 1939, Collins returned to Jackson to run Collins Funeral Home and Insurance Company with her mother_.\n\n_Harvey was a longtime leader in the Methodist church and from a young age traveled abroad to advance ecumenical work and international peace. In the last thirty years of her life, she was appointed to an array of university boards and government advisory committees and won national and international recognition for her work as a business pioneer, community organizer, and Christian leader_.\n\n_Robert Penn Warren saw Harvey speak at a strategy session of the Council of Federated Organizations (COFO). More than one hundred organizers had gathered to discuss the voter registration drive planned for the summer of 1964. In_ Who Speaks for the Negro? _Warren says Harvey is \"a woman of education and experience of the world,\" and describes her as \"tall, very handsome_ [ _and_ ] _fashionably dressed.\" They met at her house for the conversation he recorded, and he starts by asking how her interest in the civil rights \"drive\" began_.\n\nCLARIE COLLINS HARVEY: It goes back to the sort of family background that is mine. On my father's side, my grandfather tells that he and his brothers would not be beaten during slavery time. When they had some infraction, the master was angry with them, they would go hide out in the woods and stay until his temper cooled. Then they would come back. But they were such good workers on the place that he would give them some minor punishment. This was right here in Mississippi. Now, on my mother's side of the family, my people were independent merchants, dating back to my great-great-grandfather, who evidently must have been a slave. And, then, after slavery, had set up a little business where he was a peanut vendor and would sell peanuts at the trains as they came into the station there.\n\nROBERT PENN WARREN: After the Civil War, after the emancipation.\n\nCCH: After the emancipation, in Meridian, Mississippi. Then his son, who was my great-grandfather, through hard work\u2014my mother tells of him working so hard that when he would come in from the fields, you could hear the sweat sloshing in his boots\u2014he worked so hard that he got enough land in Lauderville County to have a plantation and to have many people working for him, living as sharecroppers on the plantation. And then his daughter, who was my grandmother, married an Alabama man. Instead of taking their share of the family property, acreage, they were given money to set up a business in Meridian, Mississippi. And I have in my files downstairs their contract for going into the grocery business, which was signed back in 1900, where my great-grandfather, my grandfather, and my granduncle all go in this grocery business. Now this business was operated for about forty years, until my grandfather got too old and he retired and came and lived here.\n\nThen shifting back to my father's family again, my father was one of founders of the NAACP here in Jackson, Mississippi. He and a Mr. [A.J.] Noel and Mr. [John W.] Dixon. For two or three years only three people would meet, those three men. And then, finally, when they were just able to get more people interested and working with it, they started a youth council.\n\nRPW: What year was that, when it was founded, roughly?\n\nCCH: It was in the 1920s.\n\nRPW: Pretty early then.\n\nCCH: That's right. And then along probably in the '30s they started the first youth council, and I was a member of the first youth council, along with the daughters of the other two men. And the daughter of one of the men became Gladys Noel Bates. As an adult, [she] filed the first suit for the equalization of teachers' salaries in the state of Mississippi. So here, again, is an explanation of why I'm involved in the civil rights movement\u2014it's family background, tradition, the type of stock from which I come, that makes me interested in this sort of thing.\n\nOne of my daily burdens is my own immediate staff in the office. My secretary, whom I inherited from my mother, has been with us twenty-five years. She is the sort of person that believes that everything white is right, and is definitely not for the movement at all. And then, also, my husband's sister, who comes from the Northern background that he comes from. She falls right in the same pattern of this secretary who grew up here in Mississippi, and worked for whites, and learned to feel that they were superior to Negroes. Here are two people who react negatively to Martin Luther King, and against what we are trying to do in the movement. I say this is a daily burden that I have to bear because I don't feel like I can communicate with them. I try to keep posted on the bulletin board all the things that are going on in the movement, and whenever there's an opportunity we do discuss these things. But they are two people who feel that Dr. King isn't doing too much: \"I wish Martin Luther King would just go on home and tend to his business.\" They feel he's in it for personal gain or merit.\n\nRPW: How widespread do you think that notion is?\n\nCCH: I don't think it's very widespread. But I think it's unfortunate that you have people who have a great influence on other people holding that point of view, and not really realizing what the movement is about.\n\n_Harvey turns the conversation back to the question of whether violence is a tactic the movement should embrace_.\n\nCCH: There is the feeling now, listening to people talk, that they have been patient too long, and that the Justice Department is not doing anything about their grievances. Therefore, they feel that they must take things in their own hands. Here you have the possibility of violence erupting from the Negro against the white group.\n\nRPW: Taking things in their own hands, what would that mean?\n\nCCH: Well, it would mean a fight. It would mean mob violence. It would mean physical action with knives, guns, and what have you. Now what this would solve\u2014it would solve nothing. It will compound the problem. But they just feel that this stuff is so built up. They go down to register [to vote] and the registrar disappears. So they stay there all day and then somebody comes in, \"Well, we got to close up now. You have to come back tomorrow.\" You see, all these harassments and frustrations are just at the explosion point on a lot of people. It's a very real thing now in Mississippi, and may get entirely away from all the nonviolent [action] Martin Luther King is preaching.\n\n_Warren asks about Harvey's support of the Freedom Riders, activists from the North and South who challenged racial segregation on Southern bus lines by riding in racially mixed groups. Some were attacked and many were arrested_.\n\nCCH: I noticed that some of the girls did not have sweaters. It was very cool, although it was mid-May [of 1961]. Our minister, Reverend E.A. Mays of the Central Methodist Church, was kind enough to take one of my sweaters back to the jail and give it to the young lady. So this planted a seed within me\u2014the need that the [Freedom Riders] were going to have if they remained in our community when they had not come prepared to stay. And the other factor that came out very clearly was that these people had never intended to be arrested in the first place. They were sort of captured coming from Alabama to Mississippi. They were escorted by the police on the buses and they made no stops to use restrooms. So when they got to Jackson, all of them had this tremendous physical urge, and they drove up to the Trailways bus station, and the door to the Negro waiting room had \"out of order\" on it. So they were funneled by this line of police who were standing there into the white restroom, and they were arrested. They hadn't planned any of this but were forced into it, and to their arrest.\n\nSo the idea came to me to call some of the churches and ask if they would make contributions to help provide for the physical needs of the Freedom Riders, and to send me two women from each church. So, by Sunday afternoon, we had twelve women and at least $75 in hand. And from that small beginning we were able to get two hundred women to work across the summer, providing for the needs of these persons. Monies came to us from local groups and from individuals, as well as from people across the country. The sort of thing we did was to send them clothes and toilet articles and writing paper and that sort of thing. We could not go ourselves, as women. We had to send it by ministers or by a lawyer. We went on some occasions and we were asked, \"Well, are you a licensed minister?\"\n\n\"No.\"\n\n\"Well, then you can't go in.\"\n\nAnd then, of course, they sent many of the Freedom Riders over to Parchman [penitentiary]. While they were at Parchman, we could do nothing for them. We sent things to them, but the things were not given them. When they [got out] we would meet them at the jail and take them to our homes and churches to feed them and get them cleaned up.\n\nAnd many of the Freedom Riders said that their sanity was maintained while they were under torturous conditions, in this tremendous heat, and with the brutal treatment they were receiving up in Parchman, because they knew that back in Jackson, Mississippi, there were women who were concerned and interested and who represented something of the mind of the community. They felt that their efforts were not being wasted.\n\nRPW: You think that many people here were waked up by that change?\n\nCCH: Yes, I think that the presence of the Freedom Riders did more for Jackson's Negro community than anything that I know has happened in my years of living here. Because we had been very disunified. We had no sense of unity at all on social issues as Negroes. Particularly for our young people who got jailed with some of the Freedom Riders\u2014some of them heard of Yale University for the first time because they were cellmates with somebody who had studied at Yale. They heard of universities and colleges that they had never heard of before. They heard of professions that were open that they had never even heard of before\u2014and found out that Negroes did go into them. It gave them an ideal, and a cause, and a hope, and an exposure that they hadn't had. So that besides unifying the community, it did tremendous good for our young people in giving them goals.\n\nRPW: I hadn't thought of that aspect of it.\n\nCCH: Yes. This was tremendous. It also brought courage. We began to look at ourselves and say: Well, you know, maybe we ought not to be just so satisfied living as we are. Maybe there is another way of life that's possible right here. Maybe we don't have to send our children to Los Angeles and to New York and Chicago and Detroit for jobs when they get educated. Maybe they can get their jobs right here if we do certain things for ourselves within our community. As long as we have the people who are going to help open our eyes and make opportunities that are right here, and who are willing to help us\u2014well, why not stay here and do something about it?\n\nRPW: James Baldwin writes in his last book...\n\nCCH: Is this _The Fire Next Time?_\n\nRPW: Yes. That the Southern [white] mob does not represent the majority will of the South. He says that this is based on the testimony of those best qualified to observe\u2014those people being the actual embattled fighters on the Southern front. Would that seem to make sense to you?\n\nCCH: I think that makes sense. I think, though, that the mob is the one that gets the publicity. I think that the real tragedy in the South is the people of goodwill who remain silent, who let the mob take over and exert the pressures and get the publicity.\n\nRPW: Baldwin goes on to say that the mob fills a moral vacuum. The other forces can't find any way of expression.\n\nCCH: Yes, the other forces are not courageous enough to find a way of expression. I feel that they could, if they would.\n\nRPW: Is it a problem of organization, too? Fighting a focused organization?\n\nCCH: A lot of the problem is probably of leadership. I think the lack of leadership has been great in the white group, as well as the Negro group, because so many of our best people have been siphoned off\u2014white and Negro\u2014to other areas, because they haven't been able to find the job opportunities and the economic security that they needed within the community. You have thousands moving away every year, white and Negro, some of your best minds.\n\nRPW: Yes, Mississippi has been sort of the seed bag of manpower for the country for a long time.\n\nCCH: Yes. These people that have left would have given us the sort of leadership that we needed to keep the mob in its proper place. Of course, they say this is why the Citizens Council was organized\u2014to prevent mob violence and to get moderate control, but it hasn't worked out this way.\n\nRPW: The old question that we hear over and over again, in one form or another: Can there be a solution for \"the Negro problem\" without a solution for \"the poor white problem,\" in the South?\n\nCCH: I would think not. I think the two have to go hand in hand. I don't think you can help one without helping the other, and I don't think you _should_ help one without helping the other. One of the major problems in the South that has affected both groups is economics, and it's reflected in poor education for whites, as well as poor education for Negroes. And if this problem of economics is helped, then it should spread across the board, and this will mean a tremendous amount to our state. Meeting basic economic needs is really fundamental.\n\nThis question of the poor whites and the poor Negroes getting rapport and a working relationship, I think it can be done. Because I don't really feel that they have great antipathy for each other. They have been used by the power structure, pitted against each other, and they really don't have deep-seated resentments against each other. [They] could work together if given an opportunity to do so, and certainly if they felt they were going to better themselves, and better themselves by a cooperative working relationship.\n\nI had an experience the other day, sitting in the bus station in Hammond. I was sitting in what was formerly the white side of the station, and I was the only Negro sitting in there. All the other Negroes were sitting where they had been accustomed to sitting before the law changed. I had eaten breakfast and took a seat, one seat removed from a white lady sitting there. And she leaned over to me and said, \"Are you an insurance lady?\" And I realized that I had one of my business briefcases, and that's why she asked. We began to talk. And she was definitely poor white. She didn't have any resentment because I was there and she didn't mind the other people staring because we were talking. And she was talking about some of her personal problems, why she had to go to Baton Rouge, and I think this is pretty typical of a private person.\n\nRPW: The other notion: the South cannot change until the North changes. This is said over and over again by Baldwin, by many sociologists, that it is a national problem, not a sectional one.\n\nCCH: I think the problem is an international problem, for that matter. The problem of race and the problem of minorities and the problem of using people. Colonialism is another face on the same type of problem. But I don't think that you could say that the South won't change until the North changed. My reason for remaining in the South and working and struggling is because I am hoping the South will point the way, because the problem is so serious and intense here. I hope we can point the way for the whole nation.\n\nAnd it's interesting noticing how peoples in other countries\u2014Africa, particularly\u2014are gaining respect for us in America because of the stand we are taking in the civil rights struggle. For example, when I was in Ghana in 1962, I was there for the World Without the Bomb Peace Conference. And a judge in the supreme court there\u2014a Ghanaian woman\u2014said to me, \"My dear, your American whites are so childish.\"\n\nAnd I said, \"What do you mean?\"\n\nShe said, \"They lean over backwards being nice to us here and yet we read about when they go home, they kick you in the teeth.\" She said, \"How do you think that the mother feels when they are nice to the mother and they mistreat the child?\"\n\nNow this was a different idea to me altogether, because the Africans that I had known who had come over here to study looked down on me, and other Negroes, because we have been slaves. They never seemed to want to identify with us socially. But here's this whole new respect for us, looking upon us as the children of the Mother Africa, because we are now asserting ourselves and really reminding the people in America that there are certain rights under the Constitution that were guaranteed to us.\n\nRPW: Speaking of Mother Africa, many years ago in reading Du Bois, I came across a discussion of what I think he calls the split in psyche of the American Negro. He says, on one hand there's the pull toward a mystical view of blackness, toward the African heritage, toward the community feeling and loyalties based on that inheritance. This being one impulse. The other impulse is toward entering the Western, European-American cultural tradition and, in the process perhaps, eventually, losing all identity. This division of loyalty.\n\nCCH: Well, I think the experiences of my husband and I might be illustrative of the type of thing Du Bois was talking about. Now, my feeling in Africa was one of complete identification, a feeling of going home and that I really had found my roots. My husband had none of that at all. Africa was just like going to South America, or India, or some other place to him. Europe. So, now, right here within my own family is maybe an illustration of the sort of thing you're talking about.\n\nRPW: Well, how would your feeling for Africa, this sense of home, relate to your activity toward integrated, free society here, which possibly means a loss of identity as a Negro? How do those feelings square?\n\nCCH: I can say this: it being a feeling of home did not mean that I wanted to return there to remain. It just made me feel that I had finally touched base, and that I had put my feet down solid on what my roots were. But, it's from this point that I would want to move forward, and this would mean integration. My feeling about mankind is that we all, no matter what race, are children of God. And that He wants us all to have abundant life, whatever the abundant life means for you, whatever it means for me, based on what our individual personalities are, our backgrounds, our roots and so forth. I want to work for that wherever I am.\n\nI think the split in the psyche comes when a person wants to move away from what his past was, and does not have respect for it, and doesn't admire it. Therefore, he's trying to be absorbed by another thing. It's not that with me. It's recognizing what my past is, as a member of a Negro minority, with relationships and roots in Africa, but it's also working with all of the races so that everybody gets their place in the sun.\n\nRPW: Do you see any change for [white] Southerners to keep their Southernness, their sense of loyalty to a personal heritage, and lose the Negro prejudice? Is the Negro prejudice a necessary part of the Southern heritage, or is it an accidental part of the Southern heritage?\n\nCCH: Yes, I think I understand what you are saying. You're saying if they are going to hold on to what they believe is their Southern tradition and so forth, isn't the matter of prejudice and race a natural part of that? I would say that there hasn't always been race prejudice as a part of the Southern tradition. It's just been a failure to recognize that this servant, this slave who has become a servant, is a part of a people and not a part of a thing. And is not a thing which they own individually and which they love like they do their dog, or their cat, or their horse. But that he is a part of a race that has history and tradition and so forth, and therefore, he is to be respected as an individual. I think this is a growth process that a person has to go through.\n\n_Warren asks about a criticism made by some civil rights leaders that middle-class and affluent black people do not contribute as much money to the movement as they could afford to_.\n\nCCH: There are several reasons. One major reason is that the struggle has been so hard for so many Negroes. When they individually get into a financial, economically secure place, they want the results of their efforts for themselves. This means the split-level house, the Cadillac car\u2014and I have a Cadillac car, but I have it because we have a funeral business and the public demands it\u2014this means the fur stole. This means all the status symbols and all the things that I couldn't have. All the things I saw the white lady wearing when I was a maid in her home. All the things that Mr. Bob gave his wife when I was gardening in his yard. And I said, whenever I was able to do it, I was going to do it for my wife, too. So it's getting this taste of something when they've had nothing.\n\nIt's a short-term thing. They lose sight of the fact that when they individually have \"arrived\"\u2014according to American materialistic standards\u2014they still have not arrived unless all the other people have arrived, white and Negro too, who are deprived. The only way that you help all of them is by sharing what you have rather than pouring it on yourself.\n\nRPW: A comparison sometimes is made between the Negro communities, on this basis, and Jewish communities. That's the common comparison.\n\nCCH: Yes, and the Jewish do it differently, don't they? They help themselves more. Is that it?\n\nRPW: That's the idea\u2014give more. Not only to Jewish philanthropies, but to general philanthropies, in relation to their income.\n\nCCH: Yes, but [isn't] the economic average [in the] Jewish group higher than the economic average in the Negro group?\n\nRPW: Yes, he does not feel as excluded as a Negro. Even if he was poor on the day of arrival at Ellis Island, he had more hope.\n\nCCH: That's right. He had more opportunity. But the Negro has been right down there in the dirt, working in the dirt and sweating in it. So that when he gets his nose above it, he thinks of himself first. I'm very critical of my friends who can think only of themselves. I think this thing has got to be broad-based if we are to get far.\n\nRPW: How much lack of communication, lack of rapport and sense of responsibility is there on the part of the educated, middle-upper-class Negroes, as compared with the masses of Negroes\u2014the bottom of the heap? How much of a split is there?\n\nCCH: I think the gap is closing there. I think you're getting more intelligent, middle-class Negroes who are interested in the total struggle of the Negro than ten years ago, five years ago. I think your most courageous people, though, are the people that are down on the bottom of the heap, in the Negro group. Because the hardest group to move are the teachers who have economic security. They skirt, you know\u2014go around. And in Womanpower Unlimited, we have a few that come and work but they don't know whether they're going to have their jobs next year [by being active in the movement]. But they are at the point now where they don't care. They believe enough in what's happening to do it. So I think the gap is closing. It's not closing fast enough for me. But I hope\u2014our hope is in our masses.\n\nRPW: I'll read a quotation from [author] Roi Ottley in _New World A-Coming_ : \"Many [Negroes] look with alarm on a world where they must compete with whites and thus lose their unique situation, or status. They prefer, as one Negro observer remarks, the overvaluation of their achievements and its position behind the walls of segregation to a democratic order that would result in economic and social devaluation for themselves at that time.\" He follows, though, by saying this: \"Nevertheless, this group, whatever its shortcomings, has provided a great economic and cultural progress, and constitutes the leavening group in the general population.\"\n\nCCH: I'd agree with that.\n\nRPW: Is that changing, in your observation?\n\nCCH: I hope it's changing. I think the younger Negroes are more ready to compete across lines with anybody, anywhere. And I think the very fact that my friend's children are going to prep school in the East indicates that they are preparing their children for the total society, where they must compete anywhere.\n\nRPW: There's a protection in segregation that's no longer important to the \"privileged Negro\"? He doesn't want to be protected, have his benefits only inside the walls of segregation, or his status? He's ready to compete?\n\nCCH: A large percentage of them are. It's something to give up segregation. I mean, there are advantages to it, definitely. Take my business, the funeral business, for example. One of the reasons that we have been able to do as well as we have in the funeral business is because we can only serve Negroes. And Negroes weren't going to the white funeral homes, so that didn't siphon off people to the other community. But with [desegregation] coming, who knows? Maybe you can just choose your funeral home.\n\nRPW: I've been told that the fact that the Hilton has opened up in New Orleans means that many Negro caterers are being very badly hit. They have actually organized and made a protest to the Negro community for patronizing the nonsegregated restaurant facilities.\n\nCCH: These are the things of which you must be aware when you fight to open these doors. You've got to pay the price for them being opened and it means a loss of some things to you that you've enjoyed. And this is the thing that our [white] mayor hammers on quite a bit. He tells the Negro teachers: \"If you get these integrated schools, look at all the jobs that you have now. All the money that you get and you won't be getting this anymore.\" But the thing that we're working for is the step beyond that, where everybody will have a place. So many of them are teaching now because there was nothing else for them to do, and they would be much better qualified doing something else. We're looking for the time where there will be integrated schools at every level, students and faculty, in the high schools and the junior high schools all across town. And not that just Negroes would be knocked out of jobs and just white people employed.\n\nRPW: The president of the Negro Business Association in St. Louis, a few years ago, wrote an article in the St. Louis paper saying that to encourage integration would be the death of Negro business. Do you find that attitude around here?\n\nCCH: Not yet, because we're too far away from that. St. Louis is a border city and that would be more true there. But I know that it will happen for some businesses. The thing I say to our staff here is we want to be so qualified that we can serve anybody who comes, at any time. Because we don't want to operate a Negro business. We want to operate a business that will serve anybody that wants to come. Yes, some people are going to be lost in the shuffle, individually and business-wise. It's just natural. And you've got to face up to this as a reality. If you've got the stuff, you'll make the grade.\n\n_The conversation eventually turns to the experience of black people who migrated to Northern cities in search of opportunity_.\n\nCCH: I was thinking of the Negro cults in the North, which have posed as churches but have been able to suck up whole masses of people because of the frustration of the people there. I think of the Black Muslim movement, and so forth. The Negro went North with such tremendous hopes. He thought the kingdom had come on earth and that he would find it there. He didn't expect it here [in the South], but when he went North and didn't find it, and found that a lot of times it was a lot worse than here\u2014that it required more money to operate and he was having to live in an apartment infested with rats and so forth\u2014it became much worse for him. Here, at least, maybe he lived in a shack, but he could get out in the sunshine and have a little garden and have fresh vegetables and so forth. So the frustration was so much greater, you see. The pace was so great, see. He came from a slow-moving, Southern society. And then he had to jump, you know, and so he would change.\nAaron Henry\n\nFebruary 10, 1964\n\nClarksdale, Mississippi\n\n_Aaron Henry was one of the most active and widely recognized leaders of the civil rights movement in Mississippi. In his first speech as the newly appointed state president of the NAACP, in 1959, Henry called for a \"new militancy\" in the push for racial equality. According to historian John Dittmer, Henry told his audience, \"Our actions will probably result in many of us being guests in the jails of the state. We will make these jails temples of freedom.\" Henry had plenty of opportunities to worship in those \"temples\" during his years in the movement. He was jailed more than thirty times as he led voter registration drives, the launch of a new political party, and boycotts of white-owned businesses_.\n\n_Aaron Henry was born in 1922 in the Mississippi Delta. His parents were sharecroppers in Coahoma County; Henry picked cotton as a boy and hated it. He attended high school in Clarksdale, Mississippi. After serving in World War II, Henry earned a degree in pharmacy from Xavier University in New Orleans, returning to Clarksdale to open his own pharmacy. It was the only black-owned drugstore in the area and became, as Henry said, \"the gathering place and the hub for political and civil rights planning for three decades.\"_\n\n_Though a longtime NAACP member, Henry didn't hesitate to work with a range of civil rights groups. In 1962 he formed a coalition with several of those groups in Mississippi\u2014the Council of Federated Organizations (COFO)\u2014and was appointed president. In 1963, COFO launched a \"freedom vote,\" a mock gubernatorial election to prove that African Americans would vote if given the opportunity. Some eighty thousand black Mississippians symbolically voted for Aaron Henry as governor, along with his running mate Ed King, a white chaplain from Tougaloo College_.\n\n_The freedom vote helped set the stage for Freedom Summer the following year, which included a statewide campaign to register Mississippi's black population, and the creation of the Mississippi Freedom Democratic Party (MFDP). The MFDP challenged the legitimacy of the state's all-white Democratic Party. In August 1964, MFDP delegates, including Henry, arrived at the Democratic National Convention in Atlantic City intent on unseating the official Mississippi delegation. Their bid failed but Henry remained resolute. He felt that MFDP organizers \"learned a great deal about the way things work up in the world of high-level politics\u2014heartbreak and all.\" In 1979, Henry was elected to Mississippi's House of Representatives, an office he held until 1996_.\n\n_Robert Penn Warren met with Aaron Henry in the back bedroom of the pharmacist's Clarksdale home. It was nighttime and a guard was on duty near the front door with a gun nearby. Henry's home had been firebombed and strafed with bullets. His close friend Medgar Evers, field secretary for the NAACP, had been killed by a white supremacist eight months earlier_.\n\nROBERT PENN WARREN: As a starter, I wonder if you could tell me how you first got interested in the NAACP, and in the civil rights movement.\n\nAARON HENRY: It goes back to a point before I could even remember, myself. One of the earliest experiences that I remember was the traumatic experience of being separated from a lad that I had known since birth, when it came time to go to school. And we were living in the rural [area]. I was born in this county. And his parents and my parents were the best of friends. Randolph and I became inseparable. And to have to go to one school and he to another at the age of six or seven was one of the early crises of my life. And I just never forgot about it.\n\nRPW: This is a white boy, you mean?\n\nAH: Yes, Randolph was a white boy. And I understand from my mother and from his mother that as children, as babies, they would leave him with my mother at times and me with him and his mother at times. And we both nursed at each other's mother's breasts, as children. And when it came time to go to school, we all looked forward to it. And the great experience that we anticipated was so negated by the question of racial prejudice and racial bias that separated two kids who loved each other dearly. And since that time I can't remember a time that I was not concerned about the race question, and determined to do what I could about it.\n\nRPW: And you have been with it a long time, I understand.\n\nAH: Yes, I became a member of the NAACP as a high school student. The senior class of 1941, in Coahoma County here, were encouraged to take out membership in the NAACP. And after high school, going into the service, there was an immediate need for NAACP philosophy with regard to the many instances of racial bigotry and racial prejudice we ran into in the service. Coming out of the service into college, on the campus of Xavier University, there was a strong civil rights movement. Participating in the National Students Association gave additional opportunity with organizations that were concerned about the rights of mankind.\n\nRPW: This is after the war?\n\nAH: This is after the war, yes sir. And upon coming home from college in '50, we did not have an organized NAACP in the community. In 1952, we organized the NAACP here and I became its president, and have remained president of the local branch ever since.\n\nRPW: I know you've been very prominent in it. In fact, so prominent that I've heard that the bullet that Medgar Evers got might have gotten you, by a toss-up.\n\nAH: Well, I've heard that, too. And we get it from what we consider usually reliable sources within the news media. I'm not anxious to die but I'm not afraid of it. One thing that the death of Medgar accomplished for me: it freed me from any fear of it. I know that I can never give any more to the cause than Medgar Evers gave. And he was the best friend I had. And I'm willing to give as much.\n\nRPW: This was a deep, personal friendship then?\n\nAH: Yes sir, it goes back to around '50. We both got out of school about the same time. We came out and began working in the freedom movement together.\n\nRPW: There have been threats and small acts of violence against you, haven't there here?\n\nAH: Well, yes. Our house was bombed and set afire and shot into. And the store's been bombed.\n\nRPW: The store's had the windows knocked out, too, hasn't it?\n\nAH: Yes sir, the windows were knocked out pretty frequently.\n\nRPW: Was it one case of shooting into the house, or more?\n\nAH: Two. These things happen usually late at night. And some wild, careen of cars come through and they shoot at random. Perhaps not aiming, but just shooting. A bullet could cause serious difficulty.\n\nRPW: Well, bombing isn't quite that casual though.\n\nAH: No. The time that they bombed the house we were all asleep. The concussion awoke us. And of course the incendiary set the house afire. And we were able to get the fire out, however, before any serious damage was done to any of the people, any members of the family or any of the visitors who happened be here at that time.\n\nRPW: Do you think that was just a bomb to frighten you, to intimidate you, or do you think it was meant to destroy the house?\n\nAH: I think it was meant to destroy us.\n\n_Warren asks about criticisms of the NAACP by other civil rights organizations and leaders_.\n\nAH: I take this position: that it's important that we keep our eyes on the target, which is freedom, and also on the enemy, those who are in opposition to all Americans or all citizens obtaining citizenship in America. To some degree it's a kind of jealousy that some might hold because of the prominence that the NAACP has in the civil rights field. Sometimes we're criticized for moving slower than others would have us move. But when we look at the fact that, regardless of who else gets in jail, it's always the grand old NAACP that, number one, puts up the bond money to get him out of jail, and number two, furnishes the legal talents to get him out of the difficulty with which they are involved.\n\nRPW: There is an argument that one encounters that dependence on legal action, the insistence on the legality of the process, has inhibited the achievement of civil rights, because it carries no threat with it.\n\nAH: Oh, no, no. I can't agree with that at all. The mere fact that the NAACP has been involved in legal action, it has served as an apparatus to determine actually what the law is, what the law says. Without which there would be no precedent, without which there would be no direct action, knowing what the final legal outcome is going to be. Now, I don't mind violating many of the Mississippi statutes. But those that I violate I know are in contrast to the law on the federal level. And I would not want to become involved in violation of the laws of this state that would be upheld by the Constitution of the United States. The legalistic approach that the NAACP has taken has clarified this for us. Therefore, we can, without hesitation, become involved in direct action, because we know the First Amendment to the Constitution gives us the right to protest. But the good old NAACP has established this right in our own mind. Consequently, when we violate this law, we are not violating what we consider an actual law, but a practice within Mississippi that we want to get rid of.\n\nRPW: I've heard it argued, too, with the legalistic approach keeps the image of a law-abiding society as what would come out of the period of protest.\n\nAH: I think that's important. We do want to be law-abiding citizens. The legal image of this nation that has been identified by the work of NAACP lawyers, and others, really brings the possibility of creation of the direct action movement. The Constitution of the United States stands for the equality of mankind. This country, itself, was built on acts of protest\u2014the Boston Tea Party and various other activities that were responsible for the birth of this nation. Were it the official position of our country to deny the right to Negroes to be full and free citizens of this country, I doubt very seriously if the protests that we are waging, of a nonviolent nature, would continue to be waged in this restrained, dignified manner. Because without the hope, without the knowing that the United States sanctions what we're doing, then we would be in open rebellion against the country. Therefore, the restraints that we are now able to impose upon those who participate would not be possible if the victories that we seek were not so assured.\n\n_Warren asks Henry about Kenneth Clark's critique of Martin Luther King and nonviolent civil action as a source of potential pathology and instability in the psychology of black people_.\n\nAH: Dr. King's philosophy is built on an understanding of Christianity. I certainly agree that following through on an ethic of Christianity is not, shall we say, common sense. It's not a kind of reaction that one would normally be expected to understand.\n\nDr. King's philosophy\u2014which is the philosophy of many of the others of us\u2014is that Jesus Christ forgave his oppressors. And if we are to be true followers of Christianity, then we, too, must be able to forgive those that oppress us. But King is very careful in identifying what he calls love. The word that he uses is _agape_. And when we rise to love on the _agape_ level, we love men not because we like them, not because they like us, not because there's something physically attractive about them, but we love them because God loves them. Because the Redeemer of this world caused them to be created. And we know that He loves everything He created. Therefore, it is up to us to imitate the leader of the Christian faith, as hard as it might be, and as difficult as it might be. We know that freedom is not easy, that without some suffering, there will be no freedom. And I'll go along with King all the way in this redemptive kind of love that espouses a love of mankind, because God himself made him and He loves him.\n\nRPW: I've heard it said by admirers of Dr. King that only by this is there basis for a future society. That you can win every lawsuit, and seize every right, if necessary by force, and then have no society when you got through without this human recognition across the lines of race.\n\nAH: I don't think that we can win our freedom by using the same apparatuses that have been used in Asia and Africa. In Ghana and Nigeria, in other countries of Africa, when the Negro has emerged to freedom, he has driven out the white oppressor. And the land has been left to the blacks. But here in America, when we gain the freedom that we know we're going to get, our white brother and our black brother are going to be still right here. Neither's going to drive the other out. Therefore, there has to be this symbiotic kind of response and respect for one another.\n\n_Warren describes a kind of informal sociology experiment conducted in New Haven, Connecticut. It involved a picture of a man brandishing a knife. Warren says the knife carrier is \"invariably,\" and wrongly, identified as black_.\n\nAH: I think that the stereotype here is answered in jest by [comedian] Dick Gregory. Dick has brought quite a bit of the humor and, to some degree, the solution to the problem in his banter and humor. Dick said that Negroes usually were depicted as carriers of knives because \"the white people won't sell us no guns.\" But I see about as many white fellows with knives as Negroes. I think that, in our own community, a Negro would come nearer being arrested for bearing a knife than would a white man.\n\nRPW: Certainly that's true.\n\nAH: Therefore, we get more publicity about having knives than the whites do. Many of the things that a Negro gets arrested for, the white man is either chastised for doing the same thing and sent home, or nothing is said at all to him about it.\n\nRPW: But in New Haven, a significant number of Negroes have accepted this white man's stereotype of the Negro, and put the knife into the Negro's hand.\n\nAH: Mississippi is not a mutation in America. The bigotry that exists in Mississippi is perhaps more overt than exists in New Haven. But this question of racial prejudice, frankly the question of white supremacy, is present throughout the Western world, in American and European culture. Wherever Western culture is involved you have a system of white supremacy. Show me a Negro in the legislature of England, France, Italy. Wherever you have Western culture there is always white supremacy.\n\nRPW: Undoubtedly true. Of course, there are no Negroes in England\u2014no significant number\u2014nor in Italy.\n\nAH: Well, they say that there are some in Russia. I have no feeling of kindness toward communism at all, and I haven't seen _Pravda_ espousing the Negro cause to the point that you see Negroes in the presidium either. So, this white supremacy is not at all confined to Mississippi. It's nationwide and to some extent worldwide.\n\nRPW: James Baldwin said that the Southern mob\u2014[the crowd] you meet on the streets of Jackson, or Little Rock, or New Orleans, Birmingham\u2014does not represent the will of the Southern majority.\n\nAH: I think that's true. Many of the people in the South are not permitted, because of real or imagined fears, to espouse the goodness they really feel in their hearts. Political opportunism causes the expressions of racial bigotry to the point that many people feel that they can't win an elected position unless they espouse the cause of racial hatred. And when you study the history of [Southern segregationist politicians such as James O.] Eastland and [James K.] Vardaman and [Theodore G.] Bilbo, you will find that, in many instances, these men sired Negro children by Negro women. Which gives you to understand that they really didn't hate the Negro. But the fact that Negroes are not registered to vote in any appreciable number gives rise to the political necessity of espousing racial hatred if the politician intends to win at the ballot box.\n\nNow, once the Negro acquires the right to vote, you're going to have a whole lot of white people talking about how good we were to Negroes, even back then. And how we felt about Negroes even then but were afraid to say it. Now, we go back to our feelings of Christianity here. If they will really begin, right now, to act right, they'd be surprised how fast and how quickly we forgive. But the white man is afraid that his deeds are going to follow him. And he feels that once the Negro gets in power, the Negro is going to remember all of the dirty deeds that he's gotten from the white community. Therefore, he continues to prolong the day, as long as he possibly can, that he will have to suffer for his crimes. In other words, this old eye for an eye, a tooth for a tooth, and a man reaping what he sows.\n\nBut when we do get suffrage, get the right to vote, it is our determination to really show America how democracy can really work. And how the freedoms that we seek for ourselves will be definitely shared with everybody else. Because we realize that freedom is a peculiar kind of a commodity. You can only keep it by giving it away. The only way that a man can be free is to give freedoms to all of the other people that he comes in contact with. And this is a general feeling among the leadership of the Negro community. None of us have the vengeance and the hatred to carry.\n\nRPW: This is the general feeling, you say? You don't think it's confined to persons approaching middle age or older? It would apply to the young, too?\n\nAH: It applies, very much, to the young. The question of being sure that all people enjoy the rights and privileges of the American citizen is perhaps more imbued in the minds and hearts of the young than in the old.\n\nRPW: Even when they are not Christians?\n\nAH: Sure. Even when they're not Christians. I don't think that it takes a Christian to feel this kind of responsibility. It takes a person that has experienced difficulty. I think that the greatest ally that the Negro gained during his whole crisis was the white enlisted man that served in World War II and in the Korean War. This white man went to the army never having experienced any kind of segregation or discrimination in his community. And here he goes into the army, he finds that the PX system is so arranged that what comes in is placed in the officer's PX, and they get what they want. And then it's sent down to [the lower ranks]. And the quarters on the base where the officers live is so much better than the quarters where he lives. And he got to see what segregation and discrimination means. He realized that, when it was doled out to him, he didn't like it. And he began to have a greater appreciation for the fight that the Negro is making, trying to get rid of these same oppressions. And look at the broad spectrum of white support that the Negro has in his cause for freedom\u2014you will find a great majority of it comes from veterans of World War II.\n\nRPW: Many of whom I've been told had their first chance to know a Negro, personally, in the army.\n\nAH: That's true. They only knew him as a servant, in some servile occupation, before.\n\nRPW: Or had never seen one at all.\n\nAH: They only knew about what they had read about them, or what they had heard about them, and usually this was in derogatory terms.\n\nRPW: You're a businessman. What do you find in Mississippi, or in other places you know, of Negro anti-Semitism?\n\nAH: If this is anti-Semitism, I'd like it to be defined as such. In the fight for human dignity, we have never underestimated our opposition, but we have overestimated our support. We felt that, naturally, we would have the Jewish people on our side. We thought, naturally, we would have labor on our side. Because the enemies of all three are usually found in the same group. Here, we don't have the Jews supporting us.\n\nRPW: In Mississippi?\n\nAH: No.\n\nRPW: But you do elsewhere?\n\nAH: Yeah, elsewhere. And it was this image of Jews, as we knew them on the national level, that caused us to feel that we could count on the Jews in Mississippi. Here, in our hometown, we have absolutely no support from the Jewish community. Frankly, some of our greatest oppressors are found in the Jewish community, which saddens me. And if that is anti-Semitism, then we have learned it reluctantly.\n\nRPW: Do you think that the Mississippi Jews, for instance, are slightly more vulnerable than Gentiles to social pressure? That's why they react this way?\n\nAH: I would think so. They know that once the white man clubs or clobbers the Negro into submission, that he's probably next. And it's to his advantage not to have become involved in the problems of other oppressed people. But it would be hard, for me, not to become involved in the problems of a person who was being oppressed.\n\nRPW: Do you notice any difference in attitudes of white people under thirty and over thirty? Is the younger generation changing its attitude on the race question?\n\nAH: I'm sorry, I can't. That's a thing that I would like to believe. But when I observed the riot at the University of Mississippi last year, I observed boys who had fuzz under their chins and girls who still wore too much lipstick\u2014in other words, kids between fourteen and eighteen years old. These kids, from the day that they were born, many of them had heard only that the Supreme Court decision of 1954 was not the law of the land. It need not be obeyed. And here they're facing on their own college campus the presence of the Negro, which goes against all they have been taught. They begin to throw the bottles and the bricks and the racial epithets and the curses. Which said, to a lot of people, that the sociological and the psychological utterance that we had taken too long to be a truism\u2014that the younger generation will straighten this thing out, if only given a chance\u2014did not follow the lines of the [saying].\n\nRPW: Depressing thought.\n\nAH: Yeah, it is a depressing thought. I would like to say that we can count on the younger white to be much more tolerant than the older white. But then you realize that the greater amount of the violence\u2014the bricks that are thrown, the people who are knocked off stools in sit-ins, the kids that bombed our house\u2014were between nineteen and twenty-two.\n\nRPW: You identified them, did you?\n\nAH: They were captured the same night. And we understand that each one had about $500 in his pocket.\n\nRPW: Paid to do it?\n\nAH: We think so.\n\nRPW: I've heard it said that the riot set development here back ten years. The whole generation in college that now runs Mississippi with this in their ears.\n\nAH: I don't think that at all. The riot has really propelled us into what can become a new era. I say that because, prior to the riot, our contact with the campus of University of Mississippi was next to nothing. Since the riot, almost weekly, sometimes daily, there are students and faculty persons who come by just to exchange ideas and views on particular issues. These students and faculty members would not have dared be seen in the company of the president of the NAACP prior to the riots. The riots actually freed them.\n\nRPW: Well, that would seem to prove that there's something to be said for the younger generation then.\n\nAH: Except that many of the people who take this opportunity are not necessarily young people. It's a mixture of old and young.\n\nRPW: How much contact, in terms of the civil rights movement, do you find between the more prosperous middle-class, as it were, upper-class Negroes, and the masses of the Negroes? Is there more communication now, in recent years, than there was, or less?\n\nAH: There's more. The reason is because of the involvement of the younger Negroes, the teenagers who are the sons and daughters of this older, middle-class black bourgeois Negro. And once momma's red-haired boy is in jail, and has been slapped around by the police, regardless of what he's there for, she becomes enraged and becomes more amenable to the civil rights struggle than before. And one thing that the white policemen have not been able to do, they have not been able to differentiate between the child of the Negro lady that has set the image of stereotype in a community, and the Negro that is now striving for freedom. And because of that nondistinction, the Negroes now take the position, from a clich\u00e9, that if we hadn't been in a bed together we wouldn't be in this jam today. Which says that we're all Negroes. We're in the same strawberry patch, the same jar of jam. So, therefore, we might as well act like it and try to work together to get out of it. The overt activities of the white community have done more to unite the Negro community than any other thing.\n\nRPW: That leads me to another notion. Where does [movement] leadership come from? What social bracket?\n\nAH: It's not indigenous to any strata. You'll find the leadership personnel will range from persons who can't read or write to people with PhDs. And the person who can't read and write will have just as much persuasion over the group that he is involved with.\n\nRPW: Natural force and natural intelligence.\n\nAH: Yes sir.\n\nRPW: But there's no real danger, then, of a break between leadership and the masses?\n\nAH: No sir. I don't think so at all. What really happens is, the leadership finds out which way the mass wants to go, or what the mass want to do, and then gets in front and leads it. But the fellow who lives on the plantation, who digs the ditch, who makes a dollar a day, and sometimes nothing, is just as much concerned\u2014and many times more concerned\u2014with becoming free than the man who is maybe a little better off. Take a minister in a pulpit. He is no more a leader to the PhD than he is to the little child in catechism; each one follows him. So I think that the position of the church in Negro life, where we have this democratic kind of society, has had, and will have, great bearing on the surge toward freedom of the Negro community.\n\nRPW: What church do you belong to?\n\nAH: I'm Methodist. And we're moving too slow. We've got segregation within the Methodist church that we've got to get rid of.\n\nRPW: Are you making headway?\n\nAH: Yes. We have come to the point where there is much discussion. This will be one of the main topics that'll be discussed at the annual convention this year. And there has been some relaxing of the barriers. But it's going to have to be relaxed much more than that.\n\nRPW: Are you finding any significant support from white Southerners in this?\n\nAH: Yes, the white ministers\u2014well, the white ministers with which I'm in contact\u2014are quite concerned about ridding the church of the jurisdictional system. Thus, giving them a church doctrine, or a legal basis, to preach the brotherhood of man.\n\nRPW: It's sometimes said, and I have a quotation here from a Negro sociologist and historian to this effect: \"The Negro's plight in the South will be lightened substantially only when the plight of the poor white is lightened, when these two can no longer be pitted against each other in hatred and contempt.\"\n\nAH: That's pretty much a true statement. The power structure of Mississippi, for too long, has manipulated the Negro against the poor white and the poor white against the Negro. It is told to the Negro, every time there's a crime committed by white men against a Negro, that was a redneck that did it. \"It wasn't us. Oh no, we don't do that. It's the rednecks.\"\n\nAnd they have told the white, illiterate, poor man that every crime, particularly a sex crime, is committed by a Negro upon a white woman. And, of course, they do this because sex is the thing that the most limited mind can comprehend. And that's the scarecrow that they use. \"You've got to keep these Negroes in their place, or they're going to take all your women.\"\n\nNow, to me, that's a serious indictment on the part of the white male toward his white woman. To feel that the only thing that is keeping her from embracing every Negro she sees is because the white man keeps his foot on the Negro's neck. Frankly, if I were a white woman, I would be completely insulted by this line of reasoning. And this thing about Negro men seeking, insatiably, the association of white women\u2014now most Negro men that I know wish to God that our white brothers were satisfied with their own women as we are with ours. You can hardly come into any Negro neighborhood at night without seeing some car with a white man circling, trying to find some Negro lady to have pleasure with. If she wants him and he wants her, that's two people's business.\n\nRPW: It's a private affair.\n\nAH: A private affair. They want to get married, that's their own private affair. I take quite a dim view on the [laws] of my state that negate the possibility of holy matrimony between the races. But there's nothing about adultery and fornication. And they use these types of expressions about the Negro to the white, and about the white to the Negro, that keeps us apart.\n\nNow, the best thing in the world that could happen to Mississippi would be somewhat of a wedding of the Negro and the poor whites. A populist movement that would break the stranglehold that the power structure of the white community now has over both the Negro and the poor white. And there are only two divisions between the poor folks in our state: there's the poor white folks and poor colored folks. And I think the sooner we realize that, the better off each of us is going to be.\n\nRPW: Do you see any economic competition between the Negro laborer and the poor, white laborer, in a state which is poor and doesn't have enough jobs to go around?\n\nAH: Yes. The pay scale that is now used is a threat to everybody. It is a prostitution of the labors of the white people, in that the white employer says to the white worker: \"If you don't agree to work for this dollar and a quarter an hour, I'm going to hire a nigger for seventy-five cents.\" The power structure is only content to be sure that what the white man gets is better than what the Negro gets. I think that when employment is based on ability, without regard to race, creed, or color, that this, in itself, will create a situation where industrial personnel will be willing to come into our area, and with it perhaps create many more jobs than there are now.\n\nRPW: The race situation has prevented industrialization? New plants?\n\nAH: That's my feeling, sir. And when we break this stranglehold on race there will be many more jobs. Perhaps enough jobs to go around.\n\nRPW: Is it noticeable in Mississippi that some Negro businessmen, and others who have more or less privileged positions, actually oppose the civil rights movement? This is true in some localities.\n\nAH: I don't see how. If a Negro says he opposed the civil rights bill, there are either two things present: he's either a liar or he's a fool. He might say that he opposed the civil rights bill because he is speaking the language that someone who can do him a favor would want to hear. And he enhances himself, possibly. But to be against the civil rights bill is to be against yourself. And it's hardly conceivable that a rational, truthful man could take a position against the civil rights bill.\n\nRPW: In a St. Louis newspaper, the president of a Negro business association wrote an article saying that integration would set back Negro business in St. Louis by a generation.\n\nAH: I presume what he was getting at was that the Negro businessman in St. Louis does not run his business in competition with the American market. It's no good to be the best Negro businessman. You've got to aim at being the best businessman in town in order to gain the clientele that is out there.\n\nRPW: Open competition, in the long run, would benefit the Negro.\n\nAH: Yes sirree, I do believe it.\n\nRPW: There're always casualties.\n\nAH: In any sociological change there're going to be casualties. In the American way, the person who builds the best mousetrap is going to get the business. And I think that Negro people have got to be prepared to take their chances on the open market, and conduct their businesses as a business should be conducted, and not rely upon any advantage that race might give them.\n\n_Warren asks Henry about the recent verdict in the trial of Byron De La Beckwith, a white supremacist who was acquitted by an all-white jury for the 1963 murder of state NAACP leader Medgar Evers_.\n\nAH: I'm pretty much a skeptic but I accept the verdict in the Byron De La Beckwith trial as the second act of a well-written drama, with the actors playing their parts superbly. I think that the decision of a hung jury was made before the trial started. The third act of the drama will show Beckwith a free man. The first act was the election of the jury.\n\nRPW: Do you mind explaining that?\n\nAH: [The lawyers] took a lot of time in securing twelve members of the jury. I think that it could have been done in five minutes and been over with.\n\nRPW: It's never that way though.\n\nAH: (laughs) Well, no, it's never that way. But I'm saying that the stage that has been set for the Byron De La Beckwith trial attempts to erase some of the mud from the name of Mississippi. And, to my mind, all the time they took selecting the jury was a part of the act. There never has been a white man in Mississippi given a penalty in a capital crime against a Negro. And there have been situations, perhaps, where the web of guilt was wound much tighter.\n\n_Warren asks Henry about the suggestion by Gunnar Myrdal, a famous Swedish sociologist and economist, that if white slave owners had been compensated for their lost human property during Reconstruction, the violent and repressive Southern reaction to emancipation might have been mitigated_.\n\nAH: I take the position that if the white community had accorded my grandma and my grandpa, at the time they were freed from slavery, recognition for the labor that they had given free, that they could have lived like millionaires forever, because of this exploitation.\n\nThe big thing that was wrong with the way the slaves were freed was none of us possessed the land. And I'd like to go back to Moses, who promised the children land if you follow me. And, of course, from the land comes all things that are conducive to life. And there was no place called the promised land as an area, but it was simply that they were promised land. After the Civil War, the Negro slaves were not even promised land. The Russians, when they freed their slaves, there was land reform. England, when it freed its slaves, there was this land reform activity. The American Negro was the only group that was freed from slavery with no possessions whatsoever. And because of this situation, the progress of the American Negro has been slower than the Negroes in other communities. I have seen the plantation system grow. And we have seen that, as Negroes began to buy and acquire land after the Civil War, that it was not too long before the [white] man who owned the land in the first place had connived and somehow secured all of the land back. And the Negro reverted from a slave to a tenant farmer or to a sharecropper. And his lot has not been that much better off.\n\nAnd right now, 1964, we should give serious thought to a land reform program in the South. Look at the way these mass plantations have come into being. Negro [farms] have been taken for taxes, where Negroes have been charged smaller amounts for taxes than should have been charged over the years. And [the courts] take the position that it's the owner of the land's responsibility to be sure that he's properly taxed. After some fifty or sixty years this great tax debt comes against the land and the Negro can't pay it. And the land is confiscated.\n\nRPW: Is that fairly common?\n\nAH: It's fairly common in the growth of the large plantations in this area.\n\nRPW: I hear now and then\u2014particularly in Mississippi\u2014the notion that only by some sort of threat of violence will real progress take place toward social justice for the Negro.\n\nAH: That all depends on what you mean by threat of violence. You see, any act that the Negro takes toward gaining his rights as a citizen is considered a threat of violence by the white community. If it's going into a church and espousing the right to vote, that provokes the white community to violence. If it's printing a handbill and passing it out in some communities, that's a threat to the tranquillity and peace, and a threat of violence to the particular community. So you would have to define, exactly, what is a threat of violence and whether or not action, guaranteed by the Constitution of the United States\u2014the First Amendment that gives us the right of freedom of assembly and freedom of expression\u2014can be construed as threats of violence.\n\n_Warren asks Henry how his wife has been holding up in the face of violent threats against him and his family_.\n\nAH: Well, Mrs. Henry has stood this turmoil and difficulty remarkably well. Frankly, without her encouragement and support and understanding, it would be impossible for me to carry on. Because I'm away from home too much, more than any married man likes to be away from home. The telephone calls come almost every day about some kind of violence, or [anonymous callers speaking] vulgarities and obscenities, which no man would really want his wife to have to put up with. But she's able to ask questions, like: \"Certainly you must be Christian,\" and \"You wouldn't do that.\"\n\nWhen Rebecca, our daughter, answers the phone and the man says, \"Yeah, I just shot your daddy,\" she just looks at the phone and says, \"Aw, fellow, you kidding.\"\n\nThese kinds of expressions on the part of my family are really sustaining to me. And I'm grateful for it. And I don't know whether I would be able to continue in this activity were it not for the fact that I have the complete support, understanding, and love of my family.\n\nRPW: You have friends who come in to keep watch on the house at night, don't you?\n\nAH: Yes. We started this after Medgar was killed. We do take some precautions. And because the psychological well-being of my family is important to me, [as I] continue in the field of civil rights, we have permitted our friends to come in every night. There's someone in the house, or around the house, every night since the death of Medgar.\n\nRPW: Are they armed?\n\nAH: They're armed, yes sir.\n\nRPW: But since that time there's been no further trouble at your house?\n\nAH: No, and I suppose, to some degree, it's due to the fact that after Medgar was killed, I went to the chief of police and revealed to him the source of information that I had about the threats that had been made against my life. And he told me that he'd heard several threats, too. And he asked me if I wouldn't let him take out a [life] insurance policy on me. You see, he and I have been involved in a libel difficulty. At one time, I was arrested on a morals charge.\n\nRPW: Here in Clarksdale?\n\nAH: No, in an adjoining county. The chief of police of my city and the county prosecuting attorney of my county were the only interrogators. And I felt that they had a part in concocting this fabrication, and I told them so. And they reacted by filing a libel suit against me. And the reason that the chief of police was asking for this life insurance policy was in the event that he won the suit, he wanted to be able to collect his money. And, of course, I parried it as if I thought he was kidding (Warren laughs). And then in the next couple of days, he sent an insurance agent over to the store to try to persuade me to let him take out this policy. And if I had submitted to it, I'd probably been dead the next day.\n\nRPW: That's asking for it.\n\nAH: Well, yes (laughs). So I discussed with him the hiring of a guard. I asked him about the city police department supplying us with protection. And he told me that he didn't have the men to spare and he couldn't do it. So we hired a guard. And the next couple of nights he came down to the house and then arrested my guard and took my gun.\n\nRPW: The chief of police of Clarksdale?\n\nAH: Of Clarksdale, yes. But that only set off a furor in the community. Many people donated more guns than we'd ever had before. And there have been no more confiscations of the weapons that we use. But every person that serves as guard of the house is now armed. And [the police chief] can come and take the gun whenever he gets ready. There'll be plenty more that will be available to us.\n\nRPW: What hour of the night does the guard come on?\n\nAH: He comes on around eleven. And he's here all night long. Many of them come much earlier and spend the evening looking at TV. Some of them come before I get here in the evening and go to bed and take a nap. Then get up when I'm ready to go to bed.\n\n_Warren reads a quote about the lengthy and gradual nature of fundamental social change. He asks Henry to interpret the phrase \"Freedom Now,\" which had been adopted by civil rights activists_.\n\nAH: Well, I interpret it this way: the freedoms that Negroes have been seeking go back to the year of 1863 [the year of emancipation]. And we have been patient. We have tried to take into consideration that this will not be an overnight accomplishment. But we think that, after a hundred years of trying, it's time for freedom now. We don't think that this is any abrupt request.\n\nRPW: Well, assuming that it is overdue, the social process still remains. So suppose every legal bar were removed tomorrow morning. The big civil rights bill passed, with teeth. All the legal restrictions [on black equality] removed. The process would not be complete.\n\nAH: No.\n\nRPW: What becomes of \"Freedom Now\" in this situation?\n\nAH: Well, you see, the law will not make you love me, but it'll stop you from lynching me. And that's what we've got to be concerned with. The law, itself, is one of the greatest forces in social change that we can possibly have. And I think that my white brother owes me a deep debt of gratitude when I permit him to give me my rights piecemeal. They're mine, _now_. He's lucky that I don't grab them all right now. When I work for you for ten dollars a week, Saturday come I want my ten dollars. Don't come talking about I got two dollars now and eight dollars later. And that's what the struggle and the cry for \"Freedom Now\" is all about. We've been laboring nearly four hundred years and we want our payday. That's it.\nRobert P. Moses\n\nFebruary 11, 1964\n\nJackson, Mississippi\n\n_Robert Moses, an intrepid and soft-spoken civil rights organizer from Harlem, worked some of the most dangerous terrain in the Jim Crow South: the vast plantation territory of the Mississippi Delta. Moses played a key role in organizing the 1964 Freedom Summer campaign, recruiting hundreds of student volunteers from Northern colleges to help conduct an ambitious black voter registration drive in Mississippi. Moses was also deeply involved in the Mississippi Freedom Democratic Party's (MFDP) challenge to the all-white Mississippi state delegation at the 1964 Democratic National Convention. Moses went by the nickname \"Bob,\" and in a movement brimming with charismatic leaders and powerful orators, he was a self-effacing, grassroots activist who sought to empower and learn from the everyday people with whom he worked_.\n\n_In the summer of 1960, Moses signed on to travel the South as an organizer for the Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC). In Cleveland, Mississippi, he met and was influenced by Amzie Moore, head of the local NAACP. Moore encouraged Moses to enlist college students to come to Mississippi and help the voting rights movement. The following summer, Moses completed his teaching contract in New York and returned to Mississippi to devote himself to SNCC and the movement full-time_.\n\n_Moses launched a voter registration drive with local activists in McComb, Mississippi, in July 1961. An intensely violent white backlash soon followed. Moses and his colleagues were jailed. White men beat up Moses in a town square. A local organizer working with Moses was murdered. Still, Moses and the movement went on_.\n\n_Veteran activist Tom Hayden said a key to Moses's success as an organizer was his hunger to learn from local people. \"Bob listened,\" Hayden wrote in_ The Nation. _\"When people asked him what to do, he asked them what they thought. At mass meetings, he usually sat in the back. In group discussions, he mostly spoke last. He slept on floors, wore sharecroppers' overalls, shared the risks, took the blows, went to jail, dug in deeply.\" Local black people in the small Mississippi towns where Moses worked were especially appreciative of his approach_.\n\n_Historian Clayborne Carson says that when SNCC executive secretary James Forman wanted to centralize the group's leadership in \"action-oriented liberals\" mainly from the North, Moses resisted. He wanted SNCC to help develop leadership in local communities, then step aside to let them run things themselves. Moses's selfless devotion to the civil rights struggle\u2014and to the leadership potential in ordinary people\u2014resulted in what Carson calls an \"unwanted personal following,\" especially among white student activists_.\n\n_Moses was also central to the founding of the Mississippi Freedom Democratic Party. The mainstream Democratic Party in Mississippi was made up of white segregationists who favored the Republican Barry Goldwater over Democratic incumbent Lyndon Johnson in the 1964 presidential election. At the Democratic National Convention, the MFDP demanded\u2014but failed\u2014to be recognized as delegates to the convention. Historian John Dittmer says the MFDP's defeat at the convention left Moses \"embittered and disillusioned with the nation's white leadership.\"_\n\n_In the months that followed, Moses spent less time in Mississippi. He left the South the following year, and eventually moved his family to Tanzania. He taught there for seven years before returning to the United States_.\n\n_In later years, Moses did graduate work in the philosophy of mathematics. He used the proceeds from a 1982 MacArthur Fellowship to start the Algebra Project, which grew into a national campaign to improve and promote the teaching of math in underserved communities_.\n\n_Robert Penn Warren met with Moses near SNCC headquarters for their interview. Warren was struck by Moses's \"extraordinary calmness.\" He described him as a man with a \"preternaturally serious expression on his... face, the seriousness emphasized by his horn-rimmed glasses.\" He asked first about Moses's upbringing_.\n\nROBERT PENN WARREN: Where were you born?\n\nROBERT MOSES: In New York City, in Harlem, and I went to the schools in Harlem until high school. Then I went to Stuyvesant High School, downtown.\n\nRPW: What accounted for that school shift?\n\nRM: We took a citywide exam, and that was an opportunity to get a fairly good high school education.\n\nRPW: What was the ratio of Negroes to whites in the Stuyvesant school at a given time?\n\nRM: I think I was usually the only Negro in my class. I graduated from Stuyvesant in '52, and then I went to Hamilton College in New York State. I graduated from there in '56, and went on right to graduate school to study philosophy at Harvard. I picked up an MA at the end of my first year, and then we had family problems\u2014my mother died in the next year, and my father was hospitalized\u2014and I dropped out. Then I got a job teaching at Horace Mann in '58, stayed there three years, and then came down here.\n\nRPW: Were you ambitious academically when you went to Harvard?\n\nRM: Well, I wanted to get the doctorate. I liked philosophy, so I wanted to study.\n\nRPW: How did you make the shift to active participation in civil rights?\n\nRM: I wasn't active at all in any kind of civil rights organization while I was teaching, until 1960, when the sit-ins broke out. That attracted my attention. It seemed to me there was something different\u2014something new. [I experienced] a continual buildup and frustration, back as early as high school, and then in college and graduate school, and then in teaching, of confronting at every point the fact that, as a Negro, you couldn't really be accepted as an individual, at any level of the society in which you happened to penetrate.\n\nRPW: Do you think you would still have had this as a personal experience\u2014not as an observed thing, but as a personal experience\u2014if you had continued your work at Harvard and taken your doctorate as planned?\n\nRM: I don't know if I would have. The fact was always that at any given moment in whatever experience you were in, it always cropped up, and gradually I got the feeling that no matter what I did that it would always be there, that at that time it was impossible to be accepted fully as an individual, even though there were a lot of things that were much better and much different than, say, from my father's time.\n\nRPW: Had your father had aspirations and ambitions like your own?\n\nRM: Probably, yes. He was caught in the Depression with two families. At first, his own family hadn't grown up\u2014his father became sick\u2014and then he got married. He had finished high school, but he hadn't gone to college. There was no money, there was no money for anyone, and then he got a job working in the national armory. We had long, long talks as we were growing up\u2014talks which I can see now were really about the question of opportunity, and the question of discrimination. There were questions generally revolving around whether or not he was satisfied in life, and whether his purposes were frustrated. Anyway, he decided to put most of his energies into his family. There were three of us, and he wanted to see us all through school and college. Most of his sacrifice went in that direction.\n\nRPW: It sounds as though you were very close to him.\n\nRM: Yes.\n\nRPW: When did you make the actual step to leave teaching and to move into this [civil rights] world?\n\nRM: In the summer of 1960 I decided to come down [South] and see what it was like. I went down to Atlanta to work with SCLC [Southern Christian Leadership Conference], and Dr. King, but they were in the process of reorganization and changing executives, so there was no place to fit in.\n\n_Warren asks Moses about Kenneth Clark's critique of Martin Luther King's program of nonviolent activism and the supposed pathology it engenders_.\n\nRM: We [in SNCC] don't agree with King's philosophy. The majority of [students] are not sympathetic to the idea that they have to somehow love the white people that they are struggling against. There are a few within the group, say, who have a very religious orientation, who preach this, and there is constant dialogue and discussion at meetings about nonviolence and the meaning of nonviolence.\n\nRPW: But nonviolence for SNCC is practical nonviolence, is that it?\n\nRM: Well, most of the members in SNCC are tactical. It's a question of being able to have a method of attacking, rather than to always be on the defensive, and having to wait until something happens to you, and then try and do something about it. But instead, you just go right out and do something about it\u2014be able to launch an attack.\n\nRPW: What about the effect that King has had at moments of crisis where violence seemed imminent\u2014general violence, as in Birmingham\u2014the effect that he has been able to exert on people who are not avowed followers of his?\n\nRM: Well, there's no question that he has a great deal of influence with masses of people. I certainly don't think that effect is in the direction of love. I think the effect is in the direction of practical steps, that whatever you believe, you simply can't afford to have a general breakdown of law and order.\n\nRPW: This is a matter, then, of a tactical nonviolence and a looking forward to the society to be created, is that it?\n\nRM: I think that is a strong argument. In the end, everybody has to live together, and the local people\u2014Negroes\u2014understand this very well. They're the first to tell you this. They put it in terms of when [Northern civil rights workers] are gone, we'll still be here, and we have to live with the people here. In Mississippi, the idea has been to send in workers in communities where they stay and live and work, so that there isn't this moving in for a brief time and moving out again. So the concept has been to work with students and to prepare them to take a year off from school\u2014and some of them have taken longer\u2014and go and really live in these communities, and work and stay there.\n\nRPW: The attitude you report from the local people\u2014when you are gone we have to live here\u2014that might have either of two meanings. One, we have to pick up the pieces and bear the burden of reprisal. The other one being some vision of a society which was lawful in itself.\n\nRM: In the end, Negroes and whites are going to have to share the land. The less overlay of bitterness that you have, or the less marks of violence that you have to overcome, the more chance of [cooperation]. You're constantly trying to find different ways in which you can get real change, but still not leave such a legacy that it's impossible to have some reconciliation.\n\nRPW: Do you see the possibility, after you experience it in the South, for cooperation between the poor white and the Negro?\n\nRM: I just don't know. We've had some contact with some whites and what seems different now is that most of the poor whites have moved into cities, and they've gotten jobs in industry, on the basis of Negroes not being able to get these jobs. And it seemed to me that they would want to hold on to them. I just don't see that kind of breakthrough at this point.\n\nRPW: Nobody is going to resign a job to give it to somebody else.\n\nRM: This is the problem right now in the North. In these construction industries, where the people are laying down in the streets and asking, literally asking people to give up their jobs, move over and make room for us. Nobody is going to do that. That kind of struggle has to be taken into a wider struggle in which everybody demands more jobs for everybody. You get these people together and work to say that everybody has to have jobs.\n\nRPW: Back to your personal experiences, have you been the object of violence? In Mississippi?\n\nRM: It happened when I first came down in 1961. What happened was, [in the] summer of 1960, I came down and then made a little trip through the South. In Mississippi I found a person\u2014Amzie Moore\u2014who wanted to work on [voter] registration in the Delta.\n\nRPW: Up in Cleveland [Mississippi]?\n\nRM: In Cleveland. Amzie and I sat down in 1960 and plotted out a voter registration drive for the Delta. And I went back North to teach for a year and came back in '61. Well, I couldn't get started in Cleveland, but the farmers from the neighboring county, Amity, came out and we began taking people there [to register to vote].\n\nRPW: The Negro farmers?\n\nRM: The Negro farmers. And once I was attacked on the way to the courthouse. There were two farmers and myself. We were going to register. And [while] walking on the main street in town, three white, young fellows came up and one of them began to pick an argument. They singled me out and began to beat on me, and I had about eight stitches on the top of my head. We went to trial and a couple of days later he was acquitted. This little town, Liberty, a town of maybe a thousand people, has a long and vicious history. In fact, just last week one of the farmers down there [Lewis Allen] was killed.\n\nRPW: [Lewis Allen] had consented to be a witness in another murder trial, hadn't he?\n\nRM: Right. This farmer was killed, which led to Lewis's participation in the trial. He had to testify. He wanted to tell the truth, and he told the truth to the FBI, but the local authorities\u2014he told them what they wanted to hear.\n\nRPW: He told the local authorities what they wanted to hear? But told the FBI the truth?\n\nRM: Yes, and we believe that the FBI leaked it to the local authorities. The deputy sheriff came out, you know, and told Lewis what they had learned. And they had been picking at him ever since. That was in September '61. At one point, the deputy sheriff broke his jaw. And that deputy is now sheriff. And then they killed him.\n\nRPW: How was he killed?\n\nRM: With a shotgun. They laid in wait for him in some bushes. It was in the nighttime, and he was coming back home and he had to get out of the truck to unhook the fence. When he got out they just shot him.\n\nRPW: Has there been any arrest on that?\n\nRM: No arrest. I doubt that there will be.\n\nRPW: Is that your only experience of that sort?\n\nRM: Where I myself was attacked, yes. Except... well, no. I forgot. Last year in Greenwood [Mississippi], we were driving along just out of town and some white people had been circling the town. About three or four carloads of white people. One of them followed us out of town. There were three of us in the car, sitting up front. And they opened up [on us] about seven miles out of town. Bullets rained just all through the car. The driver had a bullet in his neck, and he was slumped over into my lap, and we went off the road. I had to grab the wheel and stop the car. And then he almost lost his life. He had a .45 that was lodged just about an inch from his spine. None of the rest of us were hit at all, just shattered with glass. But I think it's interesting because [Byron De La] Beckwith\u2014the fellow who killed Medgar [Evers]\u2014is from Greenwood. And the people who shot us that the police arrested\u2014there were some arrests on that case\u2014they answered to the same general description. They were middle-aged, middle-class white people. Just as Beckwith is. Now, they've never been brought to trial.\n\nRPW: You're recently married, aren't you? What view does your wife take of your hazardous occupation?\n\nRM: Well, that's hard to say because she doesn't\u2014I guess it's\u2014I mean you just go on living.\n\nRPW: You take it day by day?\n\nRM: Yes, otherwise there is no real way to confront that except to, within yourself, try to overcome that fear. That took, for me, quite a while.\n\nRPW: Can you put your philosophy to work on that? Did the Harvard seminar help you any?\n\nRM: Not the Harvard seminar. It went back a little further. When I was in college I read a lot of [Albert] Camus. And I picked it up again. I just finished, while I was in jail this last time, I read through _The Rebel_ and _The Plague_ again. This was about a week and a half ago. And the main essence of what he said that I feel closest to is that it's important to struggle. That is, in working against some of these forces, it's important to recognize in the struggle certain humanitarian values. It's possible to eke out some corners of love, or some glimpses of happiness, within that.\n\n_Warren asks Moses if he thinks local black people in Mississippi ever resent his \"superior\" education or accomplishments_.\n\nRM: No, I don't. When I first came down, it was something that I just very consciously played down. If you establish your relationship with people on another level and they identify with you, then afterwards when they find out something like that they are not resentful. They become proud, or something like that. It can be transformed into a positive thing.\n\nRPW: This is something of the ambivalence that I suppose exists in all societies [and is said] to exist in the Negro society. On the one hand, a kind of jealousy or amusement of that achievement, and on the other hand a kind of identification with the achiever, the Negro achiever. At least, many Negroes have written about this and have talked about it.\n\nRM: Well, of course, when it's a Negro achiever then there's an additional problem of his achieving in the white world. Particularly down here in Mississippi, because it means that he's an Uncle Tom, or that he has to compromise with the white world at some point, or that he isn't free. He can't now participate with us or even do the things that he wants to do, and he becomes a conservative and a person who's trying to hold back the change, trying to hold on to what he has, trying to protect that.\n\nRPW: The sneers one can hear directed at Ralph Bunche or Clarence Mitchell or various other people\u2014certain writers\u2014Ralph Ellison and people like that.\n\nRM: I always think that most of that is due to lack of ability to understand on a more complex level, and to understand all the different facets of society. It's the kind of evaluation which people want to make from a distance and it really becomes an abstraction. They can't really make that kind of evaluation without getting in close and knowing what kind of tension that person lives under in making his decisions.\n\nRPW: Just take Mr. X, who is very able and enjoys a fine reputation, is distinguished in some profession or occupation. Naturally he has some white friends. Now, if he has white friends does that [count] against him?\n\nRM: You have a duty to ask them what are they doing in this big [social] change\u2014what public life are they pursuing? It doesn't have to be directly in a revolution. But if they're doctors, the time has come for them to prepare themselves so that Negro people get the best medical care. If they're teachers, then the time has come for them to prepare themselves to know what's going on in the educational revolution that the country is going through, and to see that the Negro students that they're teaching now are getting a real education. There's so much that needs to be done. The fight is of such proportions that, it seems to me, we can ask legitimately what commitment has he been making to it? And not just in terms of funding or supporting, but in terms of his own profession, his own skills. How is that being used to help the Negro along and help the whole society?\n\nRPW: How much of a split remains between the black bourgeoisie and the masses? Is that being narrowed, that breach?\n\nRM: It doesn't seem so. The new Negroes coming out of school now, more of them, I think, are aware of identification with the masses. But most of the people who are the old line of bourgeoisie, I don't think that identification is there.\n\nRPW: You can find, actually, resistance to the impulse toward integration. I have read several articles by Negroes, one by the president of the Business League of St. Louis\u2014a Negro business organization\u2014saying integration would set Negro business back twenty-five years.\n\nRM: So, he's got to compete now with the general market, and he's got to produce enough services and goods and so forth so that the Negroes themselves don't have to get the secondhand. Where you find the Negro businessman who is worried about what integration is going to do to his business, he's usually giving the Negro a secondhand deal anyway, higher prices, or worse products or something.\n\nRPW: What about that split that is talked about often\u2014I encountered it first in [W.E.B.] Du Bois many years ago\u2014between the impulse toward loyalty to Negro-ness, the _mystique noir_ , the notion of an African tradition, or at least of a shared American tradition? This split\u2014for some people it's a very important problem, it's a deep problem, for others it's not. How do you feel about it?\n\nRM: For myself, personally, the problem has been to find a broader perspective. I don't feel that it's a problem of identifying Negro-ness, or this mystique, or anything like that. You know, it's just historical. If you look back through the family, as far as I can trace it you get all sorts of elements, and there's no way of saying [what] belonged to Negro culture. It seems to me that it evaporates. My family\u2014there are all sorts of things mixed in there. Neither, however, do you want to integrate into the middle-class white culture, since that seems to be in vital need of some kind of renewal. I think that in the struggle that we're going through you find a broader identification, that it leads to identification [with what] other people are going through. That the struggle doesn't become just a question of racial struggle; it ventures into other planes: political, the question of humanitarian struggle, and the question of justice. If you cut it differently like that, then you can get a picture of yourself as a person caught up historically in these circumstances. And now your job is to try and work something out. And in working that out, you finally begin to get a concept of yourself as a person, and that whole question of needing to identify yourself as [belonging to] Negro culture, or needing to become integrated into the whole white society, that disappears.\n\n_The conversation moves to how civil rights workers, many from educated, middle-class families, engage with Southern black farmers and laborers_.\n\nRM: The students are constantly renewed by the people who come off the land. The farmers, they're unsophisticated, but simply voice, time and time again, the simple truths. They speak from their own lives and their own personal experience. So the students are rooted in that. This is what keeps them from going off on some kind of real tangent, as long as they keep working with the people. The people are really the force of values. At this [organizing] meeting, for instance, that we had on Sunday...\n\nRPW: Yes. I was here for a while and I was very much struck by the quality of some of the people speaking from outlying counties, these older people, particularly, these old men.\n\nRM: But, see, there were some in [the civil rights] leadership who were against this kind of meeting. They're for the kind of meeting where you get well-dressed, cleaned-up Negroes who have maybe some semblance of an education. They want these people to be represented. They don't want [ordinary folk]. They're embarrassed by them getting up and maybe they don't speak English well. Maybe they grope for the words.\n\nRPW: \"Redish\" for register, for instance.\n\nRM: Right. And [some leaders] were complaining about the fact that just anybody can get up and talk. It's that kind of thing that the students are really battling against. That, somehow, people have to be cleaned up and presented before they're ready for the larger society and are presented to white people.\n\nRPW: To take another tack: Why did communism never make any headway with the American Negro? That was a fruitful situation, I would think, both in the North and in the South.\n\nRM: The people I know who are older now [who] were in the [movement] back in the 1930s and early '40s. They say that they just became disillusioned, that the Communists were really not interested so much in the Negro. And the [common] people are not really concerned with the abstract level of politics; they're concerned more with concrete levels of what happens to the individual. Progress is made in winning their allegiance, which means, in a lot of cases, working on compromises. You get bogged down with this, trying to bring one guy along, and you never get up to this level that you're working for. There's a tendency to sacrifice people for platforms.\n\nRPW: Tell me this, why did this movement\u2014and not merely SNCC but the whole Negro revolt\u2014why did it come when it did instead of twenty-five years ago?\n\nRM: My father and some of the people of his generation, they made the point that they had to come along first and prepare young people so that we could do the work that we're doing now. We have, in essence, their support, where they wouldn't have had their parents' support. Now, other people point out the whole question of the move from Africa and the rise of an image in Africa of people being able to control their own destiny.\n\nRPW: You mean, that the American Negro changed his self-image as a reflection of the African situation?\n\nRM: I think that there's no question that that has some...\n\nRPW: Some merit. Would there have been enough educated Negroes thirty years ago to mount this vast organizational effort and to spearhead it, to use the cutting edge it has now?\n\nRM: I don't know. Maybe not.\n\nRPW: I was just trying to get you to assess what have been the educational and cultural gains in one generation.\n\nRM: It seems to me that all of this sprung up out of World War II. I've been thinking back on what happened and it seems to me that in the late '40s, when I was in junior high school, part of the move around the country was to begin to provide educational opportunities for Negroes in the North. A conscious move for able students to open up doors which had previously been closed to them. Going to Hamilton [College] was simply a part of that. Special money was available and they were looking for Negro students and it was part of the move to begin to provide some education. The gains of World War II, in terms of the Negro in the North, where they needed people to work [in defense industries]\u2014Negroes were subsumed into a higher standard of living. So that laid the basis for it, too. And also there's the returning to the South, after being in the war and fighting and so forth, and having to come back to the same situation they had left, I think that left a real residue of bitterness.\n\nRPW: What about the change in climate of general opinion, including white opinion\u2014not just a change in Negro attitudes, the Negro situation, but a change in climate, the spiritual climate, the emotional climate, the intellectual climate\u2014over that period of twenty-five to thirty years?\n\nRM: This is really what the [1954] Supreme Court [ _Brown_ ] decision did. It didn't integrate the schools or anything. It gave the Negro the legal basis and the moral basis for fighting to integrate the schools. And so they're carrying on the fight. [Negroes] realized the white people were not going to do it. They weren't going to lead them.\n\nFor instance, at Hamilton, the change in [white] attitudes was, \"Well, we have to do our part, to try and open up a door or two for the Negro, and let's see what happens.\" And the difference was, before they weren't really interested in even trying to open up a door to see what would happen. They were apprehensive about getting the wrong person up there and having it fail. And while I was up there, I was glad to have that opportunity, but still deeply bitter about some of the realities of the campus and some of the realities of the white attitude. They were willing to go so far but not any further. Now you're getting a different kind of change. I think everything happens with pressure. It's always the pressure from underneath which forces people to realize that they have to do some kind of changing.\n\nRPW: The conception of the Negro, from 1865 to the present\u2014the white man's picture of the Negro\u2014has changed through pressures of all sorts.\n\nRM: I'm sure it has. Even down here, even in Mississippi. Referring to the sheriff in Canton, he told some of our fellows\u2014they're planning Freedom Day there too at the end of this month\u2014he told them, \"Well, you-all are fighting for what you believe is right. And you're going to fight. And we are fighting for what we believe is right. And we're going to fight, also.\" Now, that seems to me a tremendous change.\n\nRPW: It surprises me, to tell you the truth.\n\nRM: All of a sudden [whites] can realize that these are people. Now, these guys, they're not particularly well educated or anything like that. They're just from the South. Negroes born and raised down here. And here they're saying, okay, you have something that you believe in but we have something we want. And we're going to just fight this thing out. Now that, it seems to me, is a tremendous kind of change.\n\nRPW: The sheriff is not a man of, I suppose, much education or much experience outside this county, as a matter of fact. If he says this, it must reflect something that's happened in the county itself.\n\nRM: Exactly. It's a tremendous movement among the Negro people in organizing. It's a tremendous struggle that's taking place, but part of it is the recognition by the white man that there is a struggle and that Negroes themselves are struggling.\n\nRPW: What about the Freedom Day in Canton? What is the nature of the program?\n\nRM: We're trying to get the National Council of Churches to get involved with another group of ministers and probably have another picket line downtown.\n\nRPW: Does this involve a boycott?\n\nRM: They're having a boycott. That's already part of the picture.\n\nRPW: How effective has it been?\n\nRM: The boycott, I guess, is fairly effective. But it's just going to be very bitter. There's no question about it.\n\n_Warren asks Moses about the concept of the slogan \"Freedom Now.\"_\n\nRM: I don't know that that's a concept. It's an emotional expression. It's a feeling. I think it's an attempt to communicate a sense of urgency\u2014how urgent the problem is.\n\nRPW: It's a poetic statement.\n\nRM: Right. And what it's linked up to is the fear that the white person, and the people who run the society, are going to take as much time as you give them. That is, they will always stall for time and will always say it takes time. For instance, it's very interesting to watch [the movement in] Atlanta [where people are] making distinctions between what they call the doves and the hawks. The hawks are the people out asking for instant equality\u2014freedom now. The doves are siding with the elements in the civil rights movement who are ready to work for social change over a period of time.\n\nRPW: Well, that is associated with the question of the brinksmanship of violence, isn't it? That the threat of potential violence can be used for peaceful change? Keep it just at the boiling point but don't let it boil over the pot if you can avoid that.\n\nRM: Well, there's two distinctions. [Leslie] Dunbar of the Southern Regional Council has an image which he uses. He calls it the annealing of the South. He describes a process whereby towns or communities are heated up, and in the process of this heating up they can be remolded. And then in the cooling-off period this remolding takes place, and they go back to a different level or different form. And then they're heated up again to get over another stage. We are involved in this now because we're planning a huge summer effort, maybe involving up to a thousand students to work, this summer, in Mississippi.\n\nRPW: On the registration program?\n\nRM: The registration program. They'll have freedom schools and community centers and there will be some political activity. The people are running for Congress and carrying out this freedom registration and getting ready to challenge the Mississippi Democratic Party.\n\nRPW: You mean really running for Congress?\n\nRM: They're really running. We plan to have some people who will enter in the primaries\u2014the Democratic primaries\u2014and also run again as independents in the general elections. And there are two ways of looking at this. One way is that this is brinksmanship, and it's purely psychological. You play with this to bring a community or a state or whatever up to this point, and under this threat you get a change.\n\nRPW: But the threat is not one of violence?\n\nRM: No.\n\nRPW: You may get some, but you're not offering it.\n\nRM: Right. The threat is that the community will... there will be a breakdown. And rather than face such a possibility, [white opponents] will capitulate and give in. The other feeling is that it's inevitable. A change doesn't come about unless you really face this risk. And we [organizers], personally, are facing the same risk. We're not asking anybody to face a risk that we do not face.\n\nRPW: But you're not proposing the brinksmanship of violence. You are running the risk of violence by way of reprisal or repression.\n\nRM: That's just a part of the risk that you take. And at every point, what you balance out is the risk against the possibility of change. You tell the people that this is what's open to them, the need for this kind of sacrifice, and that they have to run the risks if they want real change.\n\nRPW: I have heard it said here, in the last few days, that part of the problem of voter registration is the fear of not passing [literacy and poll tests], not the fear of reprisals in many cases. A fear of being incompetent for the tests for registration.\n\nRM: What that fear is, is the fear of being embarrassed, of not knowing the answer and therefore thinking that it's their fault, and being embarrassed.\n\n_Warren asks Moses about civil rights demonstrations that spark violence_.\n\nRM: Personally, my own philosophy is not geared to capitalizing so much on the kind of outburst in which you get emotional involvement. What's called for is an emotional release about the specific incident, which in itself is a trifling incident, and the emotional release is needed because it's been built up over a series of these incidents. The problem is to capitalize on that emotional energy, to get a chance to get at those people and explain to them the whole situation that they're involved in, and what has to be done to make real change, and then to recruit from within that group their people. That's the time you can get people and start them to working.\n\nRPW: If this resentment and aspiration could be channeled by SNCC and similar organizations, it would be constructive.\n\nRM: Right. The possibility is for it to be constructive and maybe to find solutions. Everybody has been talking about [federal] marshals. I mean, we've protested time and again to the Department of Justice. We felt you need marshals, you need law enforcement agencies down here. Mississippi will not actually enforce any of these [civil and voting rights laws]. And the whole question on voting ties around the problem of creating an atmosphere in which Negroes are not afraid to go downtown. What happened in Hattiesburg, with the picket line thrown up, was the courthouse was neutralized. The presence of the picket line neutralized the courthouse. And the ministers and the people on the picket line, and the police guarding them, had the same effect as if they were marshals. They were there to keep law and order, the police. So this meant that, for the time being, it was safe for Negroes to go down, and they went down. And that seems to me a constructive way out of an impasse. Now, you're not sure what's going to be gained out of that. You're not sure yet whether the white people will settle for this kind of thing, or whether they will arrest everybody on the picket line and return back to the former situation, [where they] put you right back in the past.\nCharles Evers\n\nFebruary 12, 1964\n\nJackson, Mississippi\n\n_Charles Evers had a long and varied career both in the civil rights movement and in numerous professions, including disc jockey, insurance agent, funeral director, bootlegger, and numbers runner. Charles Evers was running nightclubs in Chicago when his younger brother, Mississippi NAACP field secretary Medgar Evers, was assassinated by a white supremacist in Jackson in 1963. Charles Evers returned to his home state to take up Medgar's place in the organization_.\n\n_Charles and Medgar Evers were both born in Decatur, Mississippi. They both served in World War II and graduated from Alcorn Agricultural and Mechanical College. Charles settled in Philadelphia, Mississippi, where he worked in the family's funeral business and ran a taxi company. But Charles eventually ran afoul of local whites by agitating for black voting rights, suffering economic pressure on his business interests and personal threats against him and his family. Charles moved his family to Chicago_.\n\n_On the early morning of June 12, 1963, Medgar Evers was returning from an NAACP meeting. He was shot to death in front of his home by Byron De La Beckwith, a member of the Mississippi Citizens Council, an organized pro-segregation group. Though evidence pointed to Beckwith, he was acquitted twice by all-white juries in 1964 (Beckwith was eventually convicted of the murder, in 1994)_.\n\n_Charles Evers returned to Mississippi and astonished NAACP officials by declaring he would assume his brother's post as head of the state chapter. Rather than risk an embarrassing spat with the dead man's brother, the NAACP's top national executive, Roger Wilkins, acquiesced. Medgar's widow, Myrlie Evers, worried that her bother-in-law's shady past would tarnish the memory of her husband. While Charles led numerous boycotts and voter registration drives, historian John Dittmer writes that his \"flamboyant and domineering\"personality alienated younger activists and caused divisions in the Mississippi NAACP that ultimately interfered with the freedom movement in the state_.\n\n_In 1969, Charles Evers was elected mayor of Fayette, Mississippi. He was the first African American since Reconstruction to be elected to a mayor's office in the state. In 1989, Evers switched political parties and became a Republican_.\n\n_Robert Penn Warren met Evers at the NAACP office in Jackson, eight months after Medgar Evers's murder. In_ Who Speaks for the Negro? _Warren wrote that he found Evers to be agitated yet cordial. He also came to feel, as others did, that the stories Charles told about his role in the movement and his early resistance to white supremacists may have been exaggerated_.\n\nROBERT PENN WARREN: How did you get involved in the movement?\n\nCHARLES EVERS: Actually, I have been involved in the movement since I was a boy. Medgar and I had worked as a team together from boyhood. We organized [NAACP] chapters over in Newton County and over in Lauder County and Shauver County and Western County. And then up in the Delta section when we went out with teams in our early twenties. And then I was in the funeral business over in Philadelphia, Mississippi. I was president of the Negro Voters League and I was trying to get Negroes registered to vote. I had many hardships. Many economic pressures were applied to me in my business, and they forced me out of business in 1957. They broke me. They sued me. I was sued for personal damages. I was parked at an intersection, and a white lady was in the parking lot, and she got in the car and ran into me and tore my car. They sued me for $5,000 and they said I had injured her back. That was confirmed by the courts.\n\nRPW: Was that appealed?\n\nCE: I couldn't get an attorney to represent me. Then I went to St. Louis to a meeting, to the National Funeral Directors' meeting, and while I was there my wife was attending a funeral. She was carrying a woman to the cemetery [in our hearse] with the funeral procession and a white man ran through the funeral procession and tore my [hearse] with the body in it. They sued me again for that and fined me a tremendous sum.\n\nI was the first Negro disc jockey in Mississippi. They got me fired from the radio station in Philadelphia, Mississippi. I had a restaurant downtown in Philadelphia and they closed it up, revoked my license. And then they began to ask the casket companies who were selling me caskets and embalming fluid not to sell me caskets and not let me have fluid. They applied so much pressure to me until I had no choice. I had to give up my business and seek employment. I had never had a job before. I had worked for my father and my uncle in the funeral business and I had been in my own business for years.\n\nThen I began to look for employment. I couldn't find it anywhere in the state. So I told Medgar, \"Look, Medgar, I'm going to go away and get a job, and I'll send money. But you stay here and keep carrying the fight on, get our people free, and free ourselves.\" I said, \"Any time you need me I'll be back, whether it's day or night.\" And so we agreed. I said, \"Now remember the pact that we made when we were boys: that whatever happened to one of us, the other one will carry on until the same thing happens to him.\"\n\nRPW: This was your agreement as boys?\n\nCE: Yes. I must have been about fifteen, I guess. Medgar must have been around twelve. At that time, the late senator [Theodore] Bilbo was campaigning for reelection. He would come to our home [town] every time there was an election. He would stomp and he would lambaste the Negroes and tell everybody he was going to send them back to Africa.\n\nRPW: Which town is this, now?\n\nCE: Decatur, Mississippi. The county seat of Newton County. We'd always go and listen to him, you know. We were about the only Negroes who would go up and listen. And we'd always sit right in front of him. My dad had always told us that we were as good as anybody, and that regardless of the man's color, God loved us all, that we were all God's children, and we had the rights of anyone else. So we felt that way. It was brought up in us.\n\nWe were sitting down in front of [Bilbo] this particular day and he said, \"You see these two Negroes down here? If you don't keep them in their place, someday they'll be in Washington trying to represent you, taking my place and the rest of the good white people's place.\" And I sort of looked up at him and smiled at him. And he said, \"He's even got the nerve to grin at me.\"\n\nI said, \"He may be telling the truth.\"\n\nAnd Medgar said, \"You're right, Charlie. Some day we may be in Washington representing all the people of Mississippi.\"\n\nAnd from that day on we decided that was something we could do. And then a few months later, a friend of my dad's was lynched. He was accused of insulting a white woman. They came and got him and dragged him out of his home, hooked him behind a wagon, and dragged him down the streets into a pasture not too far from our home. Hung him to a tree and shot him in two with shotguns, until part of his body fell to the ground. And his clothes laid there in the pasture for weeks and weeks. And we used to go by and see them.\n\nRPW: What year was this, approximately?\n\nCE: Oh, it's hard to say. It must have been 1937, maybe, '38.\n\nRPW: Do you remember his name?\n\nCE: Yes, Mr. Tingle. So it hurt my dad and it hurt us. We asked, \"Dad, why did they do it? Why did they do it?\"\n\nAnd he said, \"Son, just because he was a Negro.\"\n\nI said, \"Isn't there something we can do? Something that Negroes can do, that the law would do to stop people from doing this?\"\n\nDad said, \"The laws, themselves, encourage that type of thing in Mississippi. We're going to have to straighten it out ourselves.\" And that's one of the most important things that made Medgar and me more determined to become fighters for equality of all men, not just Negroes, but all men.\n\nRPW: Was your father in the funeral business too?\n\nCE: My uncle was in the funeral business. My dad was a lumber contractor and he owned shares in the funeral business, but he never actually was an undertaker. I lived with my father and uncle and worked with my uncle in the funeral business.\n\nThat was actually the beginning of our determination that we would really do something. We began to go around and ask our people not to buy newspapers from the white boys who would come around. And there was a furniture company. We tried to get our people not to buy furniture, because the white [sales] people would come in and sit on the side of our parents' bed, and they would call our mothers by their first name. We asked [our parents], \"Why do we have to say 'yes sir' and 'no sir' to the whites? They don't say it to us.\"\n\nAnd my dad said, \"Well, that's just an old custom, son. It always has been that the Negroes have to respect the white people.\"\n\nI said, \"Dad, why can't they respect us?\"\n\nHe said, \"White people don't feel that we are supposed to be respected. They feel that we're just a piece of property, or a tool or something to be used, that they are our superiors and have no reason to respect us. It's something that we just can't help.\"\n\nYou see, my father was not an educated man. He never finished the sixth grade. But he had a lot of common sense and he had the nerve of a lion. You couldn't frighten him. What gave Medgar and me so much courage was that he never would let white people frighten him. I remember once we were at a commissary\u2014a commissary is a little store where Negroes go and buy their commodities on Saturdays\u2014and we used to have a running account that we would pay every Saturday. This particular Saturday, we went in to pay the account. The store owner, who was named Jimmy Bulware, had a great reputation of beating Negroes if they didn't pay the bill he said they owed. So this Saturday he gave my dad his statement.\n\nDad said, \"Mr. Bulware, this is wrong. I don't owe you this money.\"\n\nSo [Bulware] cursed him and told him he did.\n\nDad said, \"Don't curse me. I don't owe you this money.\"\n\nMedgar and I were standing beside Dad, and the commissary was jam-packed with people\u2014Negroes mostly, and a few white\u2014so Bulware broke for his cash register drawer underneath the counter. And my dad jumped between him and the cash register and grabbed a bottle.\n\nHe said, \"If you open that cash register I'm going to bust your brains out.\"\n\nMedgar and I picked up a bottle, each, and stood at the door.\n\nAnd my dad said, \"Son, don't turn your back on them. Just stand there.\"\n\nAnd dad said to him, \"If you dare hit one of us, we're all going down.\" And this white man stood there and trembled. He just shook like a leaf on a tree. He had a gun lying there, right inside, but he was afraid to pick it up. So I knew then that white men are cowards. And they are easy to become excited if you show any type of nerve or any courage at all. They will, quick, turn and run. They'll tuck their tails.\n\nRPW: Would you generalize that all white men are cowards?\n\nCE: No, I wouldn't say all white men are cowards. I would say that the type who live violently are cowards, those who depend on violent means to secure their ends are cowards. As we grew up, we'd watch the cowboy pictures and we'd notice how all the bad white men would always try to sneak and hide and shoot the brave men in the back. Or they would try to stay in the bushes and shoot them as they passed. That helped us understand that Negroes and white, to a certain extent, are the same; that a coward is a coward, regardless of who he is, and most cowards react the same. That has been one of the reasons why we felt that we should not be afraid of the whites. Stand up to them, respect ourselves and respect them too, and demand respect from them. So we did this clean through our boyhood days. As we came into manhood we served in the army, World War II.\n\nRPW: Both of you?\n\nCE: Both of us, yes. We were in many different branches. During World War II the army was segregated. I went overseas with the Thirteenth Engineers, and we served in the Pacific theatre for three years. Medgar was with the military police department in France. He was in the Normandy invasion, and he served there for two and a half years. Then we both came back in 1946. So we were old enough now to register, and we wanted to register to vote. We began to work in our community to try to talk to the people to get them interested in voting. So then we had many hardships. The whites began to threaten our parents, and they began to threaten us.\n\nBilbo came back and said, \"The way to stop these Negroes from voting is to visit them the night before the election.\"\n\nAnd sure enough, they came the night before the election of 1946 and told my father that if he don't stop his sons from trying to register, something bad is going to happen to them. In the meantime, Medgar and I were in school down in Lorman and we were coming home for weekends and working with the voter registration and organizing NAACP chapters. Dad told us what [the white people] had said.\n\nAnd so I said, \"Dad, I was involved in New Guinea and I fought in the Philippines, and I wanted to fight here in Mississippi to have the thing that we fought for [back] there. This is our country and I don't care what no white man says. I'm going to stay right here in Mississippi and enjoy it. And if I can fight there for it, I can stay here and fight for it.\"\n\nMedgar felt the same way. Medgar said, \"We're going to register. We don't care what they say.\"\n\nSo that morning we went up to register. Mr. Brand, who at that time was circuit clerk, had known us all our lives. He came up and he said, \"Come here, Charles, you and Medgar.\" He carried us into a room and he talked to us.\n\nHe said, \"Now, look, son. I don't have no right to tell you not to register and not to vote, but it's going to cause trouble. If I were you I'd just go on back and wait. The time will come when you can register.\"\n\nI said, \"Mr. Brand, we've waited too long already. I want to register now. Not tomorrow, but now.\" So we registered.\n\nRPW: Both of you?\n\nCE: Both of us. We registered. And the election was coming up, I believe, about two months, three months later. And we got five others to register. We came back to vote, that's when the trouble really came. When we got back to Decatur to vote for the election that fall, they must have had over two-hundred white\u2014I don't want to say hoodlums\u2014with shotguns and overall pants on and rifles. And they blocked the door. Medgar and I pushed the door. First we were going to get our ballots. They tried to stop us from getting the ballots.\n\nMr. Brand said, \"Step aside and let them get the ballots.\"\n\nSo when he gave us our ballots, they blocked the booth. They blocked the door where the polling place was. As I walked up, [a white man] rammed a shotgun in my side and said, \"I'll blow you half in two.\"\n\nAnd they put a rifle in Medgar's side. And they said, \"You damned Evers niggers, you're nothing but trouble, noway.\"\n\nAnd I said to him, \"You don't have the guts to pull the trigger. In the first place, you're a coward. If you're going to kill me for wanting to register, you keep me right here in the courthouse.\"\n\nMedgar says, \"They aren't going to do anything, Charlie, don't worry about it.\" And by that time another white man who we had worked for\u2014we had raked his yard and we had played with his sons and my mother once had nursed his wife when she was sick\u2014he walked up and said, \"You niggers are going to get in trouble if you don't go on back home.\"\n\n\"Mr. X,\" I said, \"the point of it is we just decided we want to have the same thing you have, that is, our freedom and right to register and vote.\"\n\nHe said, \"Well, if you don't get away from here, you're going to wind up getting shot.\"\n\nI said, \"Well, you don't want to shoot me as long as I'm looking at you, but we turn our backs you possibly will.\"\n\nAnd by that time a white lady, who we thought quite a bit of, had heard what was going on. She came over and said, \"Charles and Medgar, please, they'll kill you.\"\n\nAnd so we said, \"Okay.\"\n\nI said, \"Look, you've beaten us but you haven't defeated us. We'll be back.\"\n\nAnd then they said, \"You damned Evers niggers are going to get all the niggers in Decatur killed if you don't stay at home and tend to your own business.\"\n\nSo we didn't say anything. We all got outside on the courthouse square, and I told Medgar, \"Look, you and the other two fellows go down one way, and the others will go with me down in a different direction.\"\n\nSo as we were going down the street, here comes about three or four carloads of these whites. We'd always be well armed, so I said, \"Listen, if you touch one of us, we're going to leave you right in the street. Now, we're not going to bother you, don't you bother us. But nobody is going to take a whipping from any of you white people, do you understand that? If you're going to kill, I'm going to get one of you first.\"\n\nSo they stood there and they cursed and we kept on walking. And they drove alongside and cursed us all the way down the street.\n\nRPW: Were they armed?\n\nCE: Yes, they were armed. They had shotguns in the car. And they said, \"You'd better not be in town when night comes.\"\n\nSo Medgar and I decided we were going back to school, which was Alcorn College. We were going back to school that afternoon. But then we stayed because we thought they might bother our parents. We had a barn out back on our property.\n\nI asked Medgar, \"You stay in the barn and I'll get in the garage.\"\n\nOur other two friends stayed across the street in one of our rent houses, in case they came. By now we had learned, in case people should attack you, the best way is to get them in a crossfire and you can't miss. We felt they were going to come in large numbers and we planned to get them in a crossfire. So we sat up all night waiting for them to come, and they didn't come. Medgar and I got in the car the next morning and drove back uptown and went into the courthouse and caught them unaware because they thought we were gone. We went into the circuit clerk's office and asked them, why do they feel the way they do about us?\n\nHe said, \"Charles, I told you before that it's just not time yet.\"\n\nAnd I said, \"Well, when do you think the time will come?\"\n\nAnd he said, \"I don't know, it's going to take time.\"\n\nAnd then we said thank you, turned, and walked on out.\n\nRPW: What kind of a man is the circuit court clerk?\n\nCE: I must say he was a fairly decent man. He actually didn't ever show any resentment for us. He never showed where he was for us, either. He seems to have been the type of person who wanted to advise against any possible trouble or possible violence. He was not a violent man.\n\nRPW: Do you think he had some sense of the injustice of the situation, some regret about it, or not?\n\nCE: Yes, I do. I think he was a man who knew they were wrong, but the position he held, he knew that he would be crucified had he spoken out. We had worked for him a long time and we knew him and he knew us. He knew my father, he knew my mother, and he knew all of us. And I feel that he was a fair man. There were many there who were fair. But these people who were so bitter against us were the ignorant whites who had nothing to offer. And their own way of proving that they were somebody was to try to keep the Negro depressed and deprived of his rights as a citizen and as an individual.\n\nRPW: But there never was an attempt by the other white people in the neighborhood to interfere with this [intimidation], to stop this?\n\nCE: No. You see, in Mississippi, the white men who differ with the extremists are in much more danger than the Negro, because reprisals that will come to them are much severer than would come to us. That's why so many good white people in Mississippi are afraid to speak out, and there are many.\n\nRPW: James Baldwin says in print that he's convinced by the testimony of Southern Negroes that a Southern mob does not represent the will of the white majority but fills, as he says, a moral vacuum.\n\nCE: Partly, I agree. I won't say it's the majority. But I will say that I don't think that the mob represents all the whites of the state. I can't say that it doesn't represent the majority. Evidently, it is the majority because they seem to be too solid on it. A person having lived in Mississippi, it would be hard for them to judge on whether or not that's the case. I've lived here all my life, with the exception of the four or five years I was away trying to save money to come back to Mississippi. I can't say that Mr. Baldwin is altogether right. I would say that there are a large number of whites who do not approve of this type of thing, but I can't say that they're the majority. I think I would be exaggerating to say that the majority of the whites in Mississippi feel that this thing that we are fighting for, and dying for, is right.\n\nRPW: I don't want to interrupt your narrative. Go ahead and tell me more of this straightahead story, will you?\n\nCE: I think we left off when we tried to register and vote.\n\nRPW: That's right. You came back the next morning to the courthouse.\n\nCE: Yes, we came back from there. Then we went and got in our car and [went] back to [college]. We had many calls, many letters from home, from our Negro friends, asking us, please, don't come back to Decatur because they're going to kill us. And Medgar and I felt\u2014until his assassination\u2014that if we must go, then we must. We took a chance in France, we took a chance in New Guinea, we took a chance in Manila, we took a chance in going to Japan, to fight for democracy, to fight for the things that this country was established for.\n\nI said, \"If I have got to come back to Mississippi\"\u2014the two of us felt this way\u2014\"and be denied these things, then my fighting and my sacrifices, all the years I sacrificed in the army, have been in vain.\"\n\nIf I had the nerve and the courage to go and face people I've never seen before and never heard of and never even spoken to, well, the least we could do is stay here and face people who we grew up with, and who we knew, we had served, who have served us, who we have worked beside, who we have played beside. If I don't have the nerve to stand up to them and tell them what I want, then we must be a phony all the way. So we felt that we must let Mississippi know\u2014and I still feel and Medgar felt\u2014that this is our state. And we went and fought for this country. And all we want out of it is an equal opportunity, no more and no less.\n\nWhen we [graduated], I went in and took over the funeral parlor which we had in Philadelphia, Mississippi. Medgar then went into Mound Bayou and headed up an insurance company. At that time the [company] president was Dr. T.R.M. Howard, whom we looked on more or less as a father and as a counsel to us because he was one of the few men who seemed to have understood what Medgar and I wanted. He was one of the few Negroes in Mississippi at that time who was willing to stand by us and push us and urge us on.\n\nRPW: Most Negroes were willing to stand aside?\n\nCE: Well, they weren't willing, they were afraid. I wouldn't dare say that no Negro\u2014including the Uncles Toms, as we called them\u2014didn't want the same thing that Medgar and I wanted. But many of them didn't have the courage and the guts to be willing to stand up for it.\n\nRPW: All this hopelessness, too.\n\nCE: Yes. They always felt that it was a hopeless and a useless fate, that the white man was in charge, he always remained in charge. That this was his country and he would control it. Well, we were trying to get our people to see what I'm still trying to get them to see\u2014what Medgar died trying to get them to see\u2014that this is not any one person's country, this a country of all the people, and you have to let the world know that you are willing to pay the supreme sacrifice, as all other great Americans did, to make it a better place to live. And one of the greatest ways to do that is through political participation. Register and vote. Education, self-denial, self-respect, respect for others, and demanding respect from them.\n\nRPW: How much progress do you think has been made in that way in the last fifteen years?\n\nCE: A tremendous amount. More than we had ever dreamed would come. I think there are many instances where it was brought about by the two wars that we had. You see, the Negro in Mississippi has always been denied communication, association with other people. A person's intelligence is no greater than his exposure. We in Mississippi, most of us have been brought up on farms, and we've worked in these kitchens and in these backyards and on these plantations for nothing. And that's all we ever got. My father, he lived sixty-eight years and he left Mississippi once. He went to Chicago to visit my sister on her dying bed. So he knew nothing but Mississippi. And there are thousands, should I say, of Negroes who have never been out of Mississippi, who have never been fifty miles from where they were born.\n\nSo, until World War II came, we thought that the whole world was just like Mississippi. We had no ambitions; we had no outlook on the world or life. And the war threw all of us into the army with men from all over the world and all over the country, and we listened to them talk and saw how free they were. When I went into the army I had finished high school, and [I met] a boy who hadn't even finished eighth grade. He was much more abreast, much more learned than I was. He could discuss things that I hadn't even heard of. I knew then that there must be a better place, that Mississippi had deprived us of all of the things that others are getting throughout this country.\n\nRPW: The same thing is true, to a substantial degree, of the white boy growing up, too, isn't it?\n\nCE: Right. The whites of Mississippi are in the same predicament we are. And our basic trouble is ignorance. And the only thing that the poor whites know, and the poor Negroes know, is what these politicians get up and holler on the radio and newspapers and television. Therefore, there's not a line of communication between the Negroes and whites. And they don't know what the Negro wants, other than this politician who is in there for his own personal gain, just saying that all Negroes want to do is to come down and marry your daughter and destroy your homes. He never says that all the Negroes want is an equal education, to learn to be a first-class citizen. He never says that Negroes want to be able to participate in political affairs. He never says that the Negro wants to equip himself in education to where he would be able to serve in any capacity where he's needed. He never says that Negroes want to be lawyers and doctors. He never says that Negroes want to be dignitaries, to go out and represent our state or our country. But all he's sure of is that the Negroes want to become intimate with your daughter. And no man approves of anyone who wants to come into his life through his daughter.\n\nRPW: Do you think the nonviolence technique has been the key to success so far?\n\nCE: I do. The only way that we have is through nonviolence, there's no other way. Violence will never accomplish anything in our fight.\n\nRPW: You know, of course, that there are people\u2014Negroes\u2014who disagree with you, that the time for violence is probably coming.\n\nCE: Yes. Here's what I feel. I don't believe in violence, but I believe in self-preservation, and protecting yourself. I said that Medgar and I always tried to protect ourselves. Now, that doesn't mean that we are violent. I wouldn't ask any Negro to be driving along in his car and let a bunch of white hoodlums ride beside him and start beating him, or come into his home and drag his son or his daughter out, or his wife out, and beat them. We don't consider when we protect our people in that respect as violence. Violence is to arm ourselves and start shooting people on the streets, start\u2014as they do us\u2014beating them up as whites have done to us all these years, taking them by their hand and by their feet, dragging them and hanging them in a tree and shooting them in two like they did Mr. Tingle, many years ago. That's the type of violence we don't believe in. But I don't want nobody to ever think I don't believe in protecting myself or protecting my own or my family.\n\nRPW: Let me ask about the trial of [Byron De La] Beckwith. How did the verdict strike you? Now, I have run across the notion that it was rigged. What do you think?\n\nCE: I feel that\u2014and I guess maybe I'm a little liberal in my thinking\u2014that there was someone on this jury who wanted justice done. And I feel that the prosecutor did everything in his power, along with his aides, and the Jackson police department, to bring about justice. Because they felt a crime had been committed, and I feel that somewhere there's been a change of heart among men in Mississippi, some men. And I feel that they did the very best they could.\n\nRPW: It was an honest job?\n\nCE: I actually believe that. Maybe I'm wrong. You say it was rigged. Well, if it was rigged, it was the first time in the history of Mississippi that they even thought enough of a Negro to even rig a trial.\n\nRPW: Even to try and impress the outside world.\n\nCE: Even to try and impress the outside world. So I feel that it won't bring Medgar back, and Medgar wouldn't want it any other way. He wouldn't want me to feel any different.\n\n_Evers describes his brother's funeral service at Arlington National Cemetery_.\n\nCE: Senator Bilbo said once, in Decatur, on the courthouse square, that someday if you don't stop these Negroes and keep them in their place, they'll be in Washington trying to represent you. That's when we were just boys. And the funny thing about it, when Medgar's body was carried to Washington, after he was assassinated, it didn't bother me too much. I had never broken down until we got to Washington. As I sat in the limousine waiting for them to bring his body out of the church in Washington, and put him into the hearse, and as we began to ride to the cemetery, it all came back so clear: that many years ago Bilbo predicted this, and now, here we are, representing all our people, in Washington. And that was the time I broke down. It just seemed so real and the prediction had come true, although he didn't mean it in that sense. The point of it was, we were there, and we were representing all of the people\u2014not Negroes, but all of the people of Mississippi. Because the tragedy that happened to him affected everyone, white and black, Indians, Chinese, Japanese, and all. Because they know, too, that until all of us are free, and we are free from this type of intimidation, that none of us are free.\nRalph Ellison\n\nFebruary 25, 1964\n\nNew York, New York\n\n_Ralph Ellison was one of the most influential and widely acclaimed American authors of the twentieth century, and for one book:_ Invisible Man. _With publication of this debut novel in 1952 Ellison became the first African American to win the National Book Award. The modernist novel tracks the odyssey of a nameless black protagonist who journeys to New York from the South and slowly forges an identity in the face of ubiquitous racism. Robert Penn Warren described the novel as \"the most powerful artistic representation we have of the Negro under... dehumanizing conditions\" and \"a statement of the human triumph over those conditions.\" In Ellison's National Book Award acceptance speech he said, \"Despite my personal failures, there must be possible fiction which, leaving sociology and case histories to the scientists, can arrive at the truth about the human condition, here and now, with all the bright magic of the fairy tale.\"_\n\n_Over his lifetime, Ellison won a slew of other awards, including the Presidential Medal of Freedom and induction into the American Academy of Arts and Letters. He had a long teaching career at well-known colleges and universities, including New York University, where he held an endowed professorship. Ellison sat on numerous arts commissions and advisory boards, including the Newport Jazz Festival and the National Council on the Arts, and he delivered lectures at institutions such as the Library of Congress. Despite the ongoing public recognition of Ellison's genius, and occasional publication of his nonfiction essays, one question loomed: when would he publish his next novel? Ellison spent decades working on a successor to_ Invisible Man _but died before completing it. As critic Mark Greif writes, \"The thing that made Ellison's life truly complicated after_ Invisible Man _was his steady promise of a spectacular second novel, begun in the mid-1950s, which he worked on... for forty years.\" After his death, Ellison's literary executor John Callahan gave final shape to a novel Ellison had been laboring over. It was called_ Juneteenth _and published in 1999_.\n\n_Born in 1914 in Oklahoma City, Ralph Waldo Ellison was named after the poet Ralph Waldo Emerson, whom his father hoped he would emulate. Ellison's father loved literature and often read to his two sons. The elder Ellison delivered coal and ice for a living, and was lifting an ice block one day when a shard broke off, fatally impaling him. Ralph Ellison was only three years old when his father died. Ellison's mother worked as a maid and a janitor to support her two boys, and encouraged them to be ambitious. She died when Ellison was a young man_.\n\n_As a boy, Ralph Ellison was a promising cornet player. He majored in music at the Tuskegee Institute, intent on becoming a composer. He also devoured books in the school's library. He later said that he didn't give up music, but \"became interested in writing through incessant reading.\" Ellison traveled to Harlem in the summer of 1936 to earn money for college expenses, and never returned. He spent his first night in Harlem at a YMCA. The next morning he stumbled upon the writers Alain Locke and Langston Hughes in the lobby. They, along with Richard Wright, mentored Ellison and soon he was publishing reviews and essays. For a time he had a job as a researcher and writer for the New York Federal Writers Program, part of President Franklin D. Roosevelt's Works Progress Administration. Ellison served as a cook in the merchant marine during World War II, then returned home sick. \"Part of my illness was due,\" Ellison said, \"to the fact that I had not been able to write a novel for which I'd received a Rosenwald Fellowship the previous winter.\" When_ Invisible Man _was published it was an immediate hit. It remained a bestseller for months and, over time, sold millions of copies_.\n\n_In his introduction to the 2014 reissue of_ Who Speaks? _historian David W. Blight says that Robert Penn Warren \"seems to have met an ideological and imaginative soul mate\" in Ralph Ellison. Warren recorded their conversation in Ellison's home at the northern tip of Manhattan, facing the Hudson River. He described Ellison as calm and wryly funny. He said Ellison had a way of breathing out through his teeth that reflected his \"humorous, ironical recognition of the little traps and blind alleys of the world, and of the self.\"_\n\nROBERT PENN WARREN: You say that many Southerners have been imprisoned by the feeling of a necessity of loyalty, of a necessity of being Southern, and that is clearly true. Now, there's a remark often made about Negroes, that they are frequently imprisoned in the race problem, in focusing on the race problem. I am concerned with a kind of parallelism here between these two things. Do you mind, if you have anything to say on that topic, exploring that a little bit?\n\nRALPH ELLISON: The parallel is very much there, very much a reality. We know that there is an area in Southern experience where whites and Negroes achieve a sort of human communication, and even social intercourse, which is not always possible or always present in the North. I mean, that's the human side. But at certain moments a reality, which is political and social and ideological, asserts itself, and so the human relationship breaks up and people fall into these abstract roles. A great loss of human energy goes into maintaining our roles. In fact, much of the imaginative energy, much of the psychic energy of the South among both whites and blacks, has gone into this particular, negative art form, if I may speak of it that way.\n\nRPW: Just the strain of maintaining this stance?\n\nRE: I think so. Because in the end, when the barriers are down, there are human assertions to be made in terms of one's own taste and one's own affirmations of one's self, one's own way of life, and this is a big problem for Negroes. There is much about Negro life which Negroes like. Just as we like certain kinds of Negro food. The dieticians might not care for it, but it satisfies our taste and it expresses a culture and it expresses us, and that's good enough. And one of our problems now is going to be to affirm those things when you're no longer kept within a Jim Crow community. Do you think that there is some form of life which is more enriching? Do you think that there is going to be a way of enjoying yourself which is absolutely better than this? It's a matter of finding a human core after the fighting has stopped.\n\nThis holds for whites. It certainly shows up in the white Southerners, the mountain people, who turn up in Chicago. They have a real problem there. They feel they are alienated, their customs and mores are in conflict with those of the big city just as ours were, and still are, as we come to the North. The problem is finally to affirm without being contentious about it.\n\nRPW: To affirm in a simply pluralistic society, without...\n\nRE: Yes, without any value judgments, negative or positive, being placed upon it. I watch other people enjoying themselves, I watch their customs and I think it one of my great privileges as an American, as a human being living in this particular time in the world's history, to be able to project myself into various backgrounds, into various cultural patterns, not because I want to cease being a Negro, not because I think that these are automatically ways of conducting oneself or extending oneself, but because it is a privilege, it's one of the great glories of being an American. You can be somebody else while still being yourself. And one of the advantages of being a Negro, if we'll ever recognize it, is that we can do this and we have always done it. We have always had the freedom to choose or to select, to reject and to affirm, that which we have taken from any and everybody.\n\nRPW: In a paradoxical way it's a bit more fluid than anyone else, the situation of anyone else.\n\nRE: That's right. It's been more fluid and we had no particular investments, once we left the Negro community and left being snobbish behind. If anything, within the world beyond the restrictions of social movement and political movement and economic opportunity, we probably have more freedom than anybody.\n\nRPW: I know some people, Ralph\u2014white people or Negroes\u2014who would say what you are saying is the current apology for a segregated society. Of course it's not. I know that. I know it's not. Some Negroes say the challenge of segregation made me develop whatever force I have, and are called apologists for segregation. How do you answer such a charge?\n\nRE: Well, there's no answer to such a charge beyond this, is that if I am...\n\nRPW: If a damned fool is a damned fool, you can't change him.\n\nRE: You can't change him. If one thinks that by asserting reality, by recognizing what my life is like, by recognizing what my possibilities are like\u2014and by the way I'm not, for one minute, pretending that the restrictions of Negro life do not exist\u2014but I'm on the other hand trying to talk about how Negroes have achieved a very rich humanity under these conditions. Now, if recognizing this makes me an Uncle Tom, then heaven help all of us.\n\nI know, in the first place, that there has been the necessity for Negroes to find other ways of asserting their humanity than in terms of political or military force. We were outnumbered, we still are. This did not cow us, as a lot of people like to pretend. It imposed a discipline upon us. And we see that discipline now bearing fruit in the freedom marches, and the willingness of little children and old ladies to take chances, to walk against violence. This is an expression not of people who are suddenly freed of something, but of people who have been free all along.\n\nRPW: How do you relate this, Ralph, either positively or negatively, to the notion that the Negro movement is a discovery of identity?\n\nRE: I don't think it's a discovery of identity. I think it's an assertion of identity. And it's an assertion of a pluralistic identity. The assertion, in political terms, is that of the old American tradition. It's revealing the identity of people who have been here for a hell of a long time.\n\nMy notion of American Negro life is that it has developed beyond any restrictions imposed upon it, historically, politically, socially, economically. Because human life cannot be reduced to these factors, no matter how much these factors can be used to organize action, to prevent action. Negroes have been Americans since before there was a United States. And if we're going to talk at all about what we are, this has to be recognized. And if we're going to say this, then the identity of Negroes is bound up intricately, irrevocably, with the identities of white Americans. This is especially true in the South.\n\nRPW: It is, indeed.\n\nRE: There's no Southerner who hasn't been touched by the presence of Negroes. There's no Negro who hasn't been touched by the presence of white Southerners. And, of course, this extends beyond. The moment you start touching culture you touch music. You touch popular culture, you touch movies, you touch the whole damned structure, and the Negro is right in there helping to shape it.\n\nRPW: Now, what about another notion, that the tradition of slavery and the disorganized quality of much Negro life after emancipation, meant the loss of role for the man? Patriarchy was the rule; the man, you know, bossed the family. How does your line of thought relate to that so-called fact?\n\nRE: Well, I'm willing to recognize or to agree with the findings of the sociologists, the historians, that the Negro woman has been a very, very strong force in the Negro family. I'm also willing to say that the disorganizing effects of slavery, and of the lack of opportunities for the Negro male, has made for a modification of the Negro family structure. But I am not willing to go as far as the sociologists go, who would set up a rigid norm, you see, for the Negro family or for the\u2014usually what they're talking about\u2014the white Protestant family, and say that this is the only type of family which is positive. I know that some of the most tyrannical heads of families are Negro men. I also know that some of the most patriarchal and benign heads of families are Negro men. This, too, is true. I guess I'm one of the few... let's see, my father's father was a slave.\n\nRPW: That close?\n\nRE: That close, you see. Now, what are they talking about? My grandfather Alfred Ellison was known as a stern father. He was a man who was respected in South Carolina. And I guess if the old-timers are still there, black or white, they will talk about Uncle Alfred, because he was a man of character who had insisted upon certain things. In fact, he insisted so hard that my father ran off when he was a teenager to join the American army.\n\nOn the other hand, now, my father died when I was three years old and my mother stood in for us. I was never made to feel neglected. I felt sometimes ashamed that we didn't have a father. But I knew my father, I knew him very well. My mother sacrificed and worked to keep the unit of the family. That is part of the strength which she had gotten. She did not come out of a broken family. She knew her father. She was part of a big family with a Negro man at the head of it. So much of this seems to be abstracted from the continuity of life when you put it in a historical perspective.\n\nRPW: I have observed that, time after time, in talking with Negroes I've interviewed in this series of things, a very strong reference to a father or a father-presence, a strong, driving personality.\n\nRE: Yes. Well, that is true, I admit. The other things to be said\u2014and this is the other side of the disorganization which did exist\u2014you always had all these respectable men in the community who always went through the ritual of being concerned for the orphans and the widow women. And these women had a special status. The men did try to look out for them. Some of these were uneducated men; some of them were professionals. That was a part, at least, of Oklahoma City, the Negro community there. The first two boys who were signed up to go on the first encampment that the Negro community got together for the boys were Herbert and Ralph Ellison, my little brother and me. Because they were doing this for the community, and they looked out for those people who...\n\nRPW: Because you were orphans?\n\nRE: We were orphaned. And they respected my father. They knew what he was like and they knew what my mother was like.\n\nRPW: Let me cut into some matters of American history, some American figures for a moment. Could you give a sort of character sketch, an estimate, of Thomas Jefferson?\n\nRE: Well, Thomas Jefferson was a most sophisticated man of his times, an idealist given over to, I guess, a great concern with human possibility, drawing upon all the thought of European political philosophers, who set out with his colleagues to build a better way of life in this country. He was limited by the realities of his time, by the system of government and the necessities of production, which included slaves, and a number of other things. He was a politician. We tend to forget this too about him.\n\nRPW: If he hadn't been he would have been in another line of work.\n\nRE: He would have been in another line of work, and it's part of the fate of the politician to be involved\u2014very deeply involved\u2014in moral compromise. There's a lot being said about Jefferson's theories of Negro humanity and so on\u2014\n\nRPW: That's one of the things I'm getting at: what weight do you give to that, or what perspective do you put it in?\n\nRE: Well, I put it in the perspective of history, of human history, and exactly that. I don't care whether he liked Negroes or not\u2014I mean, that isn't important. What is important, it seems to me, is that he helped set up the Constitution. As long as I have the Constitution, I have the possibility of asserting myself and not depending upon any paternalistic ideas which Jefferson might have held or might not have held. You cannot demand too much of any human being. He moves out of his own historical circumstances, he moves in terms of his own personal life, he moves out of a complex of motives and ideals and frustrations and cowardices and heroisms which is faced by anyone who is lucky enough to get in a position of making important policy. But one thing is certain. His concept of human possibility was broad; in fact, it was noble. If he couldn't quite see some of my own people mixed in this, included in this, that's too bad. But the fact of it is that his efforts\u2014and I think I'll probably live to see the day when the University of Virginia [founded by Jefferson] will be an instrument, an institution which helps extend the possibility of Negroes within Virginia. All you can ask is that a man do what he sees to be done as well as he can. I think that Jefferson did this.\nEzell A. Blair Jr., Stokely Carmichael, Lucy Thornton, and Jean Wheeler\n\nMarch 4, 1964\n\nWashington, DC\n\n_Robert Penn Warren met Ezell Blair at a conference on nonviolence at Howard University. Some months later, Blair arranged a group discussion for Warren at Blair's basement apartment in Washington, DC. Four young people were included, all students at Howard University who had been working in the civil rights movement_.\n\n_Stokely Carmichael was born in Trinidad in 1941. He immigrated to the United States at the age of eleven and lived with his parents in New York City. Carmichael studied philosophy at Howard University. As a college freshman, Carmichael took part in his first Freedom Ride and was arrested in Jackson, Mississippi. He spent forty-nine days in the notorious state penitentiary known as Parchman Farm_.\n\n_After graduating from Howard in 1964, Carmichael went on to become a leading organizer for the Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC) in Mississippi. He was initially a disciple of Dr. Martin Luther King Jr., but after experiencing the brutality of white supremacists in the South, he grew increasingly militant. When Carmichael was arrested in 1966 during a protest march in Mississippi, he declared it was time to stop chanting \"freedom\" and demand \"black power\" instead. The slogan quickly spread. Later, Carmichael had a brief association with the Black Panthers, but soon left the group. In 1969, Carmichael moved to the West African nation of Guinea, where he took the name Kwame Ture and spent much of the rest of his life_.\n\n_Ezell Blair Jr. was one of four black college freshmen who staged a historic sit-in at a whites-only lunch counter at the Woolworth's five-and-dime store in his native Greensboro, North Carolina. On a Monday in February 1960, the Greensboro Four, as they came to be known, sat down and politely ordered coffee at the lunch counter. A store manager asked them to leave. The next day, twenty-nine other well-dressed men and women from the Agricultural and Technical College of North Carolina took turns asking for, and being refused, service. The protest grew. By the weekend, some 1,400 protesters picketed the Greensboro Woolworth's. The sit-in movement quickly spread to other restaurants and towns throughout the South. The Greensboro Four acted on their own initiative, not at the behest of any civil rights organization. A local white businessman who supported the NAACP and gave money to the Agricultural and Technical College encouraged their protest plans_.\n\n_Blair was attending Howard University Law School when he and his peers met with Warren. Blair later studied vocal performance at the New England Conservatory of Music and worked as a teacher and counselor in Massachusetts. In 1968, he joined the Islamic Center of New England and changed his name to Jibreel Khazan_.\n\n_Howard law student Lucy Thornton was born in West Point, Virginia, in 1939. Her mother ran a local seafood restaurant and was active in the NAACP. Thornton grew up going to segregated public schools. When she was twelve, the school board declared that African American students would be bused to an all-black school twenty minutes away, and that their local school would be closed. Black townspeople\u2014including Thornton's mother\u2014created their own makeshift school but were arrested for violating state law. Thornton began attending the county school but each autumn tried to register at the white school. She was rejected each time. The experience got her interested in becoming a lawyer_.\n\n_After high school, Thornton attended the historically black Hampton Institute, where she encouraged fellow students to boycott local businesses that mistreated black customers. In 1961, she and fourteen other young African Americans were arrested for refusing to sit in the balcony of a segregated Virginia movie theater. After graduating from Howard Law School, Thornton practiced law for nearly fifty years. She was an early proponent of civil rights for transgender people_.\n\n_Jean Wheeler was an activist from Detroit. Just months after the interview with Warren, which took place in the late winter of 1964, Wheeler volunteered to work on a SNCC voter registration drive in some of Mississippi's most dangerous territory: the town of Philadelphia and surrounding Neshoba County. In June of that year, civil rights workers James Chaney, Andrew Goodman, and Michael Schwerner disappeared. Though the men were widely thought to have been killed, Wheeler remained committed to helping the local SNCC campaign_.\n\n_Wheeler and other SNCC workers set up shop in Philadelphia on the top floor of a two-story building. They strung barbed wire across the narrow stair to slow potential attackers. The men slept in the building, while Wheeler roomed with a woman down the street out of respect for community standards. Wheeler wedged a chair under the doorknob each night\u2014there were no locks on the doors. \"I went to sleep terrified and each morning woke up grateful that I was alive,\" Wheeler wrote. On August 4, the bodies of Chaney, Goodman, and Schwerner were discovered in an earthen dam. They had been murdered by white supremacists_.\n\n_After her civil rights years, Wheeler became a pediatric psychiatrist and a published author_.\n\nROBERT PENN WARREN: Mr. Blair, you were in the first sit-ins in Greensboro, weren't you?\n\nEZELL A. BLAIR: Yes, I was.\n\nRPW: Can you tell us something about the origins of those sitins? How were they arranged and planned beforehand?\n\nEAB: The sit-ins originated, the idea originated with my roommate Joseph McNeil. We were all freshmen at A&T College [North Carolina Agricultural and Technical State University]. And one day, Joseph McNeil came into the room and he had a disturbed look on his face. I asked him what was wrong with him. And he told me he had just come from, I think, the Greyhound bus station in Greensboro. He asked to get served there at the lunch counter and he was refused. So I said, \"Well, you know how things are. You know how segregation is. It's been here all the time. Nothing we can do about it.\"\n\nRPW: Was he from the South or was he from the North?\n\nEAB: He was from the South. He was from Wilmington, North Carolina. And I asked him, \"Well, what can we do?\"\n\nAnd he said, \"Well, we ought to have something like a boycott.\"\n\nAnd I said, \"A boycott?\"\n\nAnd he said, \"Yes, we should go in and sit down at the lunch counter [and] ask for service. And if they refuse us, then we continue to sit there, and if we're thrown in jail, we go to jail. And then we ask the people not to buy in the place.\" And he named Woolworth.\n\nRPW: And then what happened?\n\nEAB: Well, we told our friends David Richmond, who's from Greensboro, and Franklin McCain, who's from Washington, and they liked the idea. So in the ensuing weeks we talked of our plans, things about the rights of man, and how we felt about being Negro, and the rights we felt should be ours. And finally, on January 31, 1960, the night before [the sit-in], Joe came into the room and asked us, were we ready to go? At first, I thought he was kidding. So, Frank, who was the largest guy in the group, said, \"Are you guys chicken or something?\"\n\nAnd we said, \"No, we aren't chicken.\"\n\nAnd he said, \"Well, we're going tomorrow down to Woolworth to sit in.\"\n\nAnd I said, \"Okay, we're going.\" Like that.\n\nWe told a local merchant there who worked with the NAACP. He always liked to [support] revolutionary ideas, but most of the conservatives in the NAACP at the time didn't like him because they said he was too much of a radical. So when we told him what we were going to do, he decided he would help us. He said he would give us money to buy articles downtown at Woolworth. He said he would contact reporters and the police department and everything like that. So the scene was set. We went downtown and we purchased articles at the merchandise counter at Woolworth, and then we proceeded toward the lunch counter, and we sat down, and we asked for service. So that's how the idea started.\n\nRPW: Did this have any relation to the old March on Washington movement? Had you all read about that?\n\nEAB: Well, no, we hadn't. We had not read about any of the previous movements.\n\nRPW: Of course, that was a long time ago. That was back in '41.\n\nEAB: I asked Joe where'd he get the idea from and he told me he got the idea from a boycott which took place in Wilmington in 1959, when he was a senior at high school there. He said they had a talent show and it was sponsored by a local soda pop firm. The prizes were all given to the whites and the Negroes didn't receive any prizes there at all. And the [Negroes] protested it by not buying sodas from the soda pop firm, and the firm reviewed its policies. They decided they would give the talent show over again and they gave out prizes to Negroes after that. So this is where Joe said he got the idea from. I didn't hear of any previous movement. Of course, the only one that we knew about was Martin Luther King's movement in Montgomery.\n\nRPW: CORE [Congress of Racial Equality] was the organization that came in to back you up, wasn't it?\n\nEAB: I think it was on the second day of our demonstration we called for the NAACP, but CORE came down first. Dr. [George] Simkins, who was president of the NAACP at the time, called in...\n\nRPW: The local president.\n\nEAB: The local president of the NAACP at the time called in CORE [field director] Gordon Carey. And Mr. Carey came down and he offered his assistance to our Student Executive Committee for Justice. This was a student group, which spearheaded the movement. We told any outside organizations coming in\u2014because townsfolk might say that the movement was being taken over by outside people\u2014we thanked him very much for his aid but we declined to take it. The next day, Herbert Wright, who was the youth secretary of the NAACP, came down, but he couldn't offer too much assistance. He only gave us moral support. So we passed up both.\n\nRPW: Some of the reports on that are a little different from this account. Because some of them said that CORE came in immediately and was accepted. But you know because you were there.\n\nEAB: I was there and we thanked [Gordon Carey] very much, but we told him, \"We appreciate your aid but we would like for it to remain a student movement at the time. And if we need your help, we will call.\" And he went on to Durham, I believe, the next day.\n\nRPW: Now, this is a rather important point. Some of the printed accounts say\u2014unless my memory tricks me\u2014that the appeal was made by your group to Mr. Simkins, is that right?\n\nEAB: Yes, that's true. Dr. Simkins.\n\nRPW: And Dr. Simkins, instead of going to the [national office of the] NAACP, as might have been expected, called in CORE, because he assumed that the NAACP would be too legalistic and not militant enough.\n\nEAB: This is, to a certain extent, true. I think the Greensboro chapter of the NAACP was sort of blacklisted by national [organizers] after Dr. Simkins did this. When we left the Woolworth store on February 1, 1960, we were asked by a reporter from the _Greensboro Record_ , \"Were we sent there by the NAACP?\" And we told the reporter, \"No.\" Although some of us had been members of the NAACP when we were in high school, at the time none of us were members of the NAACP.\n\nRPW: But you had repudiated both organizations as far as their help was concerned.\n\nEAB: Yes, this is true. We wanted to sort of destroy the old idea that Negroes have to be told everything to do by the NAACP or CORE. It wasn't that we had disrespect for the groups, because we respected them very much, but it was just the idea that college students coming downtown, sitting in at [a lunch counter], couldn't do these things unless they were told to do it by somebody else.\n\nRPW: The sit-in, itself, was not motivated by a notion, a criticism of the NAACP's previous role. Is that right?\n\nEAB: Well, partially yes and partially no. When we talked about doing something to remove segregation in Greensboro, we mentioned the fact that the legal method, which had been used by groups like the NAACP, while it was a good method and a lasting method to be put on the books and so forth, was not a good method when it came to the immediate removal of discrimination. And we wanted to have a personal involvement in removing discrimination, which we felt the NAACP wouldn't go along with. And if they did, then the national office would take about two or three months before it gave us approval. By that time the idea would be lost, as many ideas of this nature were probably lost beforehand.\n\nNo, we didn't take a disrespectful attitude toward the NAACP. Oh, we realized that it has been the forerunner of the civil rights movement for a long time. And we respect the organization very much for what it has done. But we felt that it was time for new action to be taken in the South.\n\nRPW: Here's a remark attributed to Mr. [Roy] Wilkins: \"CORE furnished the noise but the NAACP pays the bills.\" That there's only one organization that can handle a long, sustained fight.\n\nEAB: Well, I really don't think Mr. Wilkins is sincere about what he said because I think as a result of groups like SNCC, or SCLC, CORE\u2014and other groups working in the South\u2014the NAACP is getting many of its funds to fight the legal battles. Not taking anything away from NAACP. I think it's doing a very good job and will continue to do so. But the movement since 1960 has switched from a legal, courtroom battle to a battle between men, in regard to segregation. This is the basis of the present movement now.\n\nRPW: But you don't mean to imply, do you, that a matter of direct action, nonviolent direct action, should supplant the continued effort to set up the legal framework and the legal philosophy that underlie the direct action?\n\nEAB: No. While it is good to establish laws on the books, one of the main problems we have now is that we have many laws on the books in regard to segregation and discrimination in the schools and so forth, [but] we are having a problem of getting people to accept these laws. This is where direct, nonviolent action comes into play. These laws say no discrimination. So we are seeking equality.\n\nRPW: The use of the direct action, then, is a way of implementing the law and of supplanting the law?\n\nEAB: I think you can't separate the two. You need both, but I'm in disagreement with those who feel that the legal method is the only answer. And I am disagreeing with those who feel that the nonviolent method is the only answer. The conflict comes in where one group feels that the other group is of no use to the movement.\n\nRPW: Let's change the subject a bit. Mr. Blair, how would you describe this so-called New Negro? How would you distinguish this character from previous characters? Or do you believe in this definition?\n\nEAB: I don't think there is any such thing as a \"New Negro.\" I think more people now are adopting the idea of a direct action. And more members of the Negro race, as well as many whites, now want to know more about the history of the Negro. And this new idea of militancy is being adopted by more people in mass numbers. There have been many people before us, such as [W.E.B.] Du Bois, and [Paul] Robeson and Walter White and Roy Wilkins, James Weldon Johnson, and so forth, who have been what they call \"radical Negroes,\" or \"New Negroes.\" But they were only small in number.\n\nNow, since 1960, and since King's movement in Montgomery, there are mass numbers who are accepting these ideas, that we must do something, personally, to remove segregation. And so I think while the idea of the New Negro is still with us, in many respects the idea is not a new one; it's something that's existed all the time.\n\n_Warren asks how involved Southern black people have become in the civil rights movement and its leadership, especially in groups like SNCC and CORE_.\n\nEAB: From my observation, [the movement] has been primarily composed of college students and high school students who want to do something about eradicating segregation. The majority of CORE members are college students and high school students. The NAACP is made mostly of professional people, and so is the Urban League. But I feel that the movement, since 1960, has become mostly college students. And, especially since 1963, the movement has become one in which we have adults involved\u2014people old enough to register to vote, people who have jobs, people who are seeking all these things that we've been talking about: better employment, less police brutality, and so forth.\n\nRPW: Two things, like the registration drives and the boycotts, including the bus boycott, have moved toward a mass base, is that it?\n\nEAB: That's right, yes.\n\nSTOKELY CARMICHAEL: I'm not sure. If we start with the Montgomery movement\u2014that had mass movement in that everybody was a part of it\u2014but that was a passive action. They just didn't take the bus. Wasn't anything that was going on in the street. Now, I would say the first mass movement that resembled the new wave, ever since 1960, would have to be Albany, Georgia. We had seven hundred people arrested from the town. And we got the demonstrations against segregation [in public] facilities and all the [people] of that town walking up and down the streets. Since then, we've had Cambridge, [Maryland]; we've had Danville, [Virginia]; we've had Birmingham; we've had Greenwood and Jackson, Mississippi. It has become, since then, a mass movement. Now, there are a few professional agitators\u2014I don't have qualms about using the word \"agitators\" at all\u2014who do agitate. But once a movement gets going, in most cases, it's aimed at a mass movement. You go back to '61, the Freedom Rides, for example\u2014when we were arrested, we just went into jail. But now a number of SNCC people came and decided to start agitation in Jackson to get Jackson's people to go to jail, and they got fifty people from Jackson, Mississippi, to go to jail. That was a big step up. And from then started the whole thing about mass movements in jail.\n\n_Warren asks the students about W.E.B. Du Bois's idea of a split psyche in black Americans, where there are competing impulses to identify with an African heritage or with mainstream American society_.\n\nLUCY THORNTON: Yes, my first reaction, of course, would be thinking of Socrates: \"Know thyself.\" You would think that the problem or the dilemma that Mr. Du Bois speaks of is one which is very common to Negro Americans today, because we do face the problem of amalgamation into the whole of American life. And I think that we, as black people, have an obligation to know ourselves. Know ourselves as black men. Be proud of what we are and contribute to America, what we could actually offer to this culture. I believe there is something unique which the black man can offer to this melting pot, insofar that there is still a melting pot.\n\nSC: Professor [Melville] Herskovits, in this book _The Myth of the Negro Past_ , tried to show that Negroes in America had some connection with African ritualists in the African culture. Professor [E. Franklin] Frazier clearly answered him and showed him that he was just all wrong on that issue.\n\nRPW: That the Negro is totally of the American culture.\n\nSC: Totally of the American culture. And that makes the Negro a unique specimen in America, because he is the only one who is totally American. And, I forgot the name of the psychologist out of the University of Chicago who contends\u2014he's Jewish and he was in one of these camps in Germany\u2014and he wrote a book, but I forgot the name of it also, in which he showed that the people who were oppressed usually take on all the mannerisms of the oppressors. This, for instance, would be a classic example of Frazier's black bourgeoisie. When the oppressed people take on all the characteristics of the oppressed, they exaggerate.\n\nAs far as the movement has developed thus far, it's not a revolution. It's not even a reform. Negroes have been trying to get into the established system as it is now. \"Let us get into your job, let us get into your restaurant, let us get into the housing neighborhoods, let's get into your schools. We just want to get into it.\" That's the way it's been so far, and that's a fact.\n\nRPW: There are some people\u2014James Baldwin among them\u2014who will say, in part at least, that the Negro is prepared to offer a fundamental criticism of middle-class American values.\n\nSC: Baldwin is right and he's not right. The Negro whom he speaks about is not the Negro who the white press allows to speak. The Negro who speaks [to the press] is the one who says, \"Yes, I am wearing a tie and a suit. I'm clean. I've been to a college in the South, and I'm a college professor in the South, or I'm a Negro lawyer or a Negro doctor. And my accent is clear. My English is superb, and I have a Cadillac, and what else can you expect of me?\"\n\nThat's not the Negro that Baldwin is talking about. The Negro that Baldwin is talking about is the one who's down on the bottom with nothing to offer. In that sense, then we really have integration, because [when] we talk about integration, we talk about bringing two things together. You know, I have my chitlins, I have my wine on Friday night, I'll come in your house, you eat some of my fried chicken, and I'll eat some of your _\u00e0 la carte_ whatever-it-is. But as far as it's seen now, it's just the Negroes fighting to get into something. It's like you're giving up everything. You're giving up your jazz. You're giving up your soul music, your Ray Charles\u2014as we say, the nitty gritty\u2014to get into this.\n\nRPW: Now, we spoke earlier today, you and I, of [Professor E.U.] Essien-Udom on black nationalism. He makes the point\u2014if I remember the book correctly\u2014that even the separatists and the black nationalists like the Black Muslims are actually, perhaps unconsciously, moving toward a full acceptance of American middle-class values. That this provides a conduit, a backstairs ladder to the achievement of middle-class values, even though they are not specified by that group.\n\nSC: I think that's a fair diagnosis because Negroes in America have not been presented any other alternative, you see. I prefer to say the Italians were having trouble and the Italians were having some home culture to fall back on. We have no home culture to fall back on. None at all. We have a subculture within a main culture. And the main culture suppressed us. But I bet you if you went South and asked a Negro girl or a Negro boy to draw a picture of a man on the board, they would inevitably draw the picture of a white man or a white woman, with features of a white man or a white woman. Recently, for instance, they did a psychology test where they had Negro dolls and white dolls. And they would have Negro girls come and pick which doll was prettiest. And inevitably they picked the white doll.\n\nEAB: Many of us in the movement now are going through these experiences\u2014whether we should adopt the full values of white, middle-class society or whether we should develop within ourselves, and through this thing that we call the movement, an image of what we'd like to think of as being ourselves. Being accepted as Negro and not as white. I know many times I have confronted this problem of whether I should adopt the values of a middle-class American society or whether I could be myself, the Negro. I don't think all the white, middle-class values are good for Negroes at this point.\n\nRPW: Or for white people.\n\nEAB: Or the white people. I don't think that we should accept these values because, while this is a capitalist society we live in, Negroes, who are in many instances on the bottom of the income bracket, could not think of wearing a hundred-dollar suit down the street every day, or driving a Cadillac. We just don't have the economic ability to do these things. So I don't think integration is the best thing for us. We already have interracial marriage. You can look around and see Negroes of many different complexions. I do feel that we, as a group of people, should try to develop more unity among ourselves. And I feel this is one of the things that the civil rights movement is doing. Many young people now are beginning to feel proud to be black. There still is, I should say, a greater sense that the Negro is turning into white. They use straightening combs. They process their hair. They imitate everything American white society does. But I hope to see, [through] this movement, that the Negro will recognize the fact that once and for all they are Negroes. That we're black. And that there are many things that we can contribute to American society, which are good. And that there are already many values and contributions that we have made to American society.\n\nLT: I'm very much aware of the people, even within my own family, who would very strongly say that we're _so_ American. And we've gotten this certain amount of acceptance. But the Negro or the black man in this country still has to know and accept and be proud of himself as a black man, and have America accept him as the same. Because the black man can find himself lost in the white man's America. In other words, he can do everything under the sun which would make him an ordinary, A-1 American man. And he thinks that he's been accepted, not only by Negroes, but by the larger society, as just another American. He reached the top of a ladder. He's a great man in everybody's book. But it's gonna come back to him over and over\u2014as much as he wants to abandon the idea\u2014that he's a member of a minority, he's just another black man. When he gets to the top of it all, there's gonna be somebody who's in that majority, white and probably not worth one-ninetieth of what he's worth. He's gonna step on his toes and spit in his face, and say, \"Look, you're still black.\" Yes, he's an American, very much American. Probably more American than the person who just said that to him. But keep in mind you're a black American and you have a place, you know.\n\n_Warren remarks that the white, Southern segregationist fears his culture is under attack, that he's being robbed of his identity and his history by those who demand racial equality. He says the poorly educated or unreflective Southerner sees segregation as essential to his sense of self_.\n\nSC: The whole statement is very, very ironic because if the white Southerner knew anything about his history, number one, he would know that after Reconstruction there was no official segregation in state law. That Negroes and whites went to school together because the South, at that time, had just received free schools.\n\nRPW: The Civil War generation thought segregation was preposterous.\n\nSC: They certainly did. And it didn't come until Mississippi started instituting the black codes, so that his whole tradition, his whole feelings, were molded by institutions.\n\nRPW: A generation back.\n\nSC: A generation back. So that when he tells me now that you can change the laws but you can't change the people, he evidently doesn't know what he's talking about.\n\nLT: By the way, few Negroes would say they're Southern. There are very few would dare say they're Southerners. And I would agree with Stokely that there had been a time when, in fact, the white man recognized the black man's existence. And now, all of a sudden, he wants them erased from his mind. He thinks this is something that he's forced by law to put up with or something to segregate out of his society, to keep out altogether. I think more and more the new Southerner will realize the black man has a place there in the South. That the black man can, in fact, help to make the South a great South again. In other words, they'll have to recognize that more than just the brawn and the labor of the black man made what they call the \"Old South\" great. They've got to recognize that this black man can stand side by side with them in education and everything else and make the South what it ought to be today.\n\n_The conversation turns to whether black business and community leaders in the South are reluctant to be associated with the civil rights movement because integration might mean the loss of their caste superiority within black communities_.\n\nEAB: It's popular now to be in the movement. Like in Greensboro, North Carolina, for instance, there once was a time when Negroes would oppose integration because Negroes, themselves, on the whole, were not in favor of it. Now, since the idea of desegregation has come about through the masses of the Negro community, many of them have jumped on the bandwagon; and they go along with it. And so you see, maybe, this outstanding attorney in the community, or this Negro businessman, supporting desegregation of the lunch counters, or the jobs and so forth. I think that they recognize that desegregation is not a real threat to them. I don't think Negroes are going to go outside the Negro community. As long as we live together, I think we're going to socialize together, I think we're going to pray together, and so on. Having seen a few integrated situations, and having found the Negro still comes back to the [neighborhood] caf\u00e9 and so on, they have realized that their interests are not so much in danger as they thought.\n\nJEAN WHEELER: The point I wanted to make is that along with desegregation in public facilities, [there] is getting people registered and getting people voting. I don't know why people always keep talking about desegregation as the focus of the movement. I think that surely is a part of it. But at least on par with that is the effort to develop political strength in the South. And the businesspeople know that when it comes time to find a leader, they are going to be the ones. If only because the things that they represent are the things Negroes in general want to have. Everybody respects a man with education. So these people, I think, can now see gains they couldn't see before for themselves. Because when it comes time to redistrict the town, or when it comes time to send somebody to Congress, it's going to be one of them.\n\n_Warren asks the students about Charles Evers's suggestion that white segregationists, having been raised in a culture that respects courage, will recognize and be sympathetic to the bravery of civil rights activists_.\n\nEAB: I agree with him on that statement. When we started the sit-in movement in 1960, we met the mayor of Greensboro and representatives associated with Woolworth's stores. They were straightforward when they found out that we weren't going to back down. They told us that we were giving Greensboro a bad name and that this would hurt the city economically. And we told them we weren't going to move. And then the gentleman told us, he said that he respected that. He said, \"Look. We're not worried so much about you starting trouble. What we're worrying about is the poor whites starting trouble. The fighting and so forth. We know that you're going to be nonviolent.\" This was a great shock to me because this was the first time that I had ever come into contact with the middle-class or the upper-class white community admitting that the poor whites would cause trouble.\n\n_Warren quotes journalist Carl Rowan, who predicted that all the racial unrest in the South might be merely a dress rehearsal for the upheaval that would occur when the civil rights movement took on prejudice in the North_.\n\nEAB: I agree with that. About 51 percent of the Negroes live outside the South nowadays. And most of them live in the North. Most of them who come from the South are not educated. They've gone to the North with the idea of the \"glorious North,\" or the candyland where opportunities are bright. And going there they find out, in many instances, it's worse than the South. And even with Negroes having the right to public accommodations and so forth in the North, they [overlook] the problem of getting equal job employment, of getting decent housing. In reality, there is still segregated housing. And so many of them can't face up to this problem. As a result of this you can expect there to be more racial imbalance and more racial conflict than there is in the South. And you can expect more violence in the North than you can in the South.\n\nWhen it comes down to it, Negroes are prisoners within their own country. It's really going to be a fight where we have to stand alone. Violence would not work, I don't think. We're outnumbered, number-wise. We're outnumbered, gun-wise. We're outnumbered so far as the law is concerned because in most communities the law, the police, which are supposed to secure the community's peace, are really using it to uphold segregation.\n\nJW: I know the argument very well, that we are outnumbered, that it would be a massacre, and so on. But as soon as you start saying, \"We're beat before we're started,\" then the whole depth of what you're doing has been lessened because you are not willing to take it all the way. I personally am willing to take it all the way. If I get shot then I just have to get shot. As long as you let whoever's pushing you up against the wall know that, you have a much better chance of winning. But I think that as soon as Negroes start saying, \"Well, we can't win anyway,\" they're very close to lost.\n\nEAB: I'm in it all the way. But if violence came and I had no resort but to protect my home and my family, I would. I don't read [the situation] the same way Martin Luther King reads it. I am not a minister, and I don't take the same views that many ministers take, the nonviolent attitude. I think there comes a time when a man has to stand up. And in America, people respect a man who is brave and who will stand up for a cause. Now, if this leads to violence, then I say let it come.\nKenneth B. Clark\n\nMarch 7 and 15, 1964\n\nNew York, New York\n\n_Kenneth B. Clark was an influential psychologist and social activist. He devoted his life to researching the impact of racism on children and improving public schools in poor urban communities, especially Harlem. \"The most horrible thing about Harlem\u2014about all the ghettos,\" Clark said, \"is the day-to-day destruction of human potential.\" Clark tried to avert that destruction with the zeal of a missionary, opening a psychiatric clinic in Harlem in the 1940s to serve African American families and, in the 1950s and '60s, developing large-scale programs designed to integrate public schools and equalize learning opportunities for all children. These programs were often scuttled by political machinations well beyond his control and by entrenched racism, but Clark remained a staunch integrationist. He believed the fight for equality would never be achieved through racial separatism, which he said was a blind alley that signaled \"the abandonment of hope.\" Clark struggled to maintain his own sense of hope, but he was convinced that the fight for social justice was \"the highest form of life.\"_\n\n_Kenneth Clark is best known for an experiment he created in the late 1930s with his wife, Mamie Phipps Clark, which demonstrated the damage of racism and segregation on black children. In the so-called doll test, the Clarks presented a brown doll and a white doll to young African American children and asked them to identify which of the dolls was a good or bad one, which they preferred, and which they identified with. In repeated studies in the North and South, a majority of the children would choose the white doll. \"The results of our studies,\" Clark said, \"were indicative of the dehumanizing, cruel impact of racism in our allegedly democratic society.... These children were... seeing themselves in terms of the society's definition of their inferior status.\"_\n\n_Clark found particularly stark evidence of this when he conducted the experiment with a young African American boy in rural Arkansas. When he asked the child which doll was most like him, the boy pointed to the brown doll and said, \"That's a nigger. I'm a nigger.\" Clark said that he found the boy's response \"as disturbing, or more disturbing, than the children in Massachusetts who would refuse to answer the question, or who would cry and run out of the room.\"_\n\n_The Clarks' findings were used as evidence by NAACP lawyers in the landmark 1954_ Brown v. Board of Education _case, in which the U.S. Supreme Court ruled that segregation in public schools was illegal. In the unanimous opinion, Chief Justice Earl Warren wrote that separating black children from others in school \"generates a feeling of inferiority... that may affect their hearts and minds in a way unlikely ever to be undone.\" A 1950 report Clark had written to that effect was footnoted in the decision_.\n\n_Kenneth Clark was born in the Panama Canal Zone in 1914 and moved with his mother to New York City when he was a young boy. Clark attended relatively integrated schools in Harlem and earned his bachelor's degree at Howard University in 1935. He married Mamie Phipps, a fellow Howard student, in 1938. In 1940, Clark became the first African American to be awarded a doctorate in psychology by Columbia University. He joined the faculty of City College of New York in 1942 and later became the school's first black full professor. Clark was a prolific writer and published numerous studies on racism and segregation over his lifetime. He was a frequent contributor to the opinion pages, railing against racial separatism and reminding readers that America had yet to fully enact the 1954_ Brown _ruling_.\n\n_Clark served on the New York State Board of Regents, was the first black person to be elected president of the American Psychological Association, and was honored with an array of lifetime achievement awards. Despite the accolades, Clark could be despondent. \"There are times,\" he told a journalist in 1982, \"when I feel that all I've done with my life is produce documents\u2014reports, memorandums, books\u2014and that as for actually helping produce social change, my life has been one big failure. It's as if I were a physician, and the disease had metastasized.\" Until his death, in 2005, Clark continued to work on the patient_.\n\n_When Robert Penn Warren interviewed Clark in 1964 he sensed two sides of the famous psychologist. In_ Who Speaks? _Warren wrote that Clark was a man of warmth and courtesy, but that sometimes \"he seems to withdraw into a world shadowed by a bitterness not easy to define.\" Perhaps, Warren mused, \"This... is merely a mark of our common humanity.\"_\n\nROBERT PENN WARREN: Years ago I read [W.E.B.] Du Bois. And I was struck by the topic of the split in the Negro psyche. The drive toward the _mystique noir_ , toward the African heritage, toward the sense of a Negro culture as one pull, one pole of experience, and one desire for development. [Then] the other, the exact opposite, the moving into the Western, European-American, Judeo-Christian tradition. Being absorbed into that as fully as possible, even with the possible consequence of the loss of his sense of racial identity. These are two separate impulses. Does this strike you, as a psychologist, as a real problem?\n\nKENNETH CLARK: As a psychologist, I'm convinced that Du Bois was correct. The Negro in America is ambivalent in his feelings about his place in the larger society and in his feelings about himself. It would be a little bit of a miracle if he could have adapted to the whole history of cruelty and oppression and come out of this with a positive, unalloyed image of self, or feelings about the society which has oppressed him in the context of a democratic ideology.\n\nOne of the things we ought to recognize right away is that Du Bois was one of the first Americans, Negro or white, to recognize the importance of Africa. Du Bois was talking about pan-Africanism, and the fact that Africa was going to be the significant area of the world in the latter part of the twentieth century, as early as the beginning of the twentieth century. He was saying this when other people barely knew what Africa was. When even the average, intelligent American's image of Africa was largely that of a bunch of savages and cannibals.\n\nRPW: Do you see any cultural continuity of the American Negro with Africa?\n\nKC: Personally, I don't. I think of Africa pretty much the way I think of Asia, or Europe, or South America. In terms of any conscious or cultural continuity between the American Negro and Africa, I think one has to be realistic. One has to recognize that [the] American slave trade systematically sought to destroy any such continuity. The Africans were not brought here and given the opportunity to continue any of their prior heritage.\n\n_Warren asks Clark about the difficulty of establishing a positive sense of black self-identity in an oppressive society like the United States_.\n\nKC: If one looks at the Negro spirituals, one sees attempts and struggles toward some kind of positive identity through protest, through hope, through an anguished desire for a better lot. I can't buy, totally, the feeling that oppression destroys the identity-surge of human beings. I think, for example, if one looks at the Jews, who have gone through much longer periods of oppression, cruelty, and barbarity, you sometimes get the feeling that the Jewish identity has as its nucleus around which everything else clusters the protest against oppression. That the Jew sees himself as someone who exists because he has been oppressed.\n\nRPW: He also had, in a differing degree anyway, a sense of a cultural continuity and knowledge of his history.\n\nKC: In knowledge of his history [there] was a knowledge of the series of oppressions.\n\nRPW: This brings in Malcolm X then, doesn't it? The creation of the past. As opposed to what might be the real past.\n\nKC: I don't know what is the real past, for the American Negro. I think that Malcolm X is an example\u2014or black nationalism of which he is merely one form\u2014is an example of the struggle to create a past. When the [Black] Muslims call themselves \"true Muslims,\" it is because this was the heritage of their forefathers. I'm not sure how much reality they have here. I think this is real in the sense of a wish, real in the sense of satisfying sort of a fantasy.\n\nIf one were to be bluntly realistic and logical about this, it would seem to me that the American Negro's past, functionally, begins with the slave trade. This is the only verifiable continuity that he has. Obviously, he has something before that, but in terms of the meaning of his present experience, and existence, [it] is to be understood in terms of seventeenth-century events, catastrophic events. He was uprooted. He was literally snatched away from whatever past he had and had to begin anew here.\n\nRPW: Now, psychologically, what weight do you put on this fact? On the Negro situation, as opposed to that of say the Jew or the Japanese or any other minority group which brings to America a formed tradition and has a glorious past it knows about?\n\nKC: Obviously, that type of advantage provides some stability of self, stability of the group. It provides a rallying point for the individuals who comprise the group. The Negro's rallying point has had to be shared oppression, you see. He has had to build a sense of group, a sense of belongingness out of the common experience in terms of this new culture. Mainly, he was oppressed. And he had the human desire to become free of the oppression. He has translated his desire to be free of oppression as also meaning to be incorporated into this system, without regard to his color, because he sees himself as an integral part of this society. He helped to build it. He contributed as much as any other group who has comprised America, and more than most.\n\nRPW: Can we make out a case for the Negro situation as being, actually, an existential advantage, psychologically?\n\nKC: I don't quite understand what you mean by existential advantage.\n\nRPW: The fact that he is not burdened with a past.\n\nKC: But I think the Negro is burdened by a past, which determines the future which he's seeking to create. He is burdened by a past that begins with disruption, that begins with stark and flagrant cruelty and barbarity. This is the beginning of his past in a sense. And this past continues into about two hundred years of systematic exploitation and cruelty, which is slavery. This is his heritage. And he has been the object of the problems of whites, who have this glorious past. He is the culmination of the meaning of the white culture in civilization in terms of the dehumanization of him. This is his past. This is the past which he is burdened with. And this is the past of the whites, who are so proud of their past, you see. The Negro becomes the personification of all that is meaningful in the white man's past, because he is the stark example of the meaning of the white man's Christianity. This is a complex past. And it's a kind of past which determines the nature of his present and the kind of future he is insisting upon. He's insisting upon a future that will make the white man whole.\n\nRPW: Make the white man what?\n\nKC: Whole (laughs). There is something ironic about this discussion about who has and who doesn't have a past, when, actually, the present has fused the past of Negro and white. This may be terribly disturbing to the white. By the way, this image of fusion is both literal and figurative, because you asked me about my feelings about Africa. It might be disturbing to the general American public for a Negro to dare to say that he feels no more identification with Africa than he feels with Denmark or Ireland. But actually, in terms of what he is, he is as much Irish or English or Danish, as he is African, because of this more literal fusion...\n\nRPW: You mean blood fusion.\n\nKC: Blood fusion that has occurred in America during these past three hundred years. You have a blood fusion, you have an historical fusion, you have a psychological fusion. And I suspect\u2014and I certainly haven't worked this out; I wish I had a little time and luxury in which to try and work it out\u2014but much of the ambivalence that Du Bois referred to, and which we see so clearly today among Negroes, may be a reflection of this total fusion that he is.\n\nRPW: Do you see more resistance now to the blood fusion on the part of Negroes than in the past? Either in actual intermarriage and in actual interfusion of bloods, licitly or illicitly, and in the emulation of the white physical ideal, that was true, say, a generation ago?\n\nKC: On the ideological level there's probably a greater resistance on the part of Negroes to mix with whites now than in the past. But I think we ought to be careful to make a distinction between ideology, in verbal postures, and what actually happens. I would like to know where one can find reliable statistics on incidents of intermarriage over a period of time.\n\nRPW: There is a paradox here, isn't there?\n\nKC: Unquestionably. The American race is best seen in terms of paradox and contradiction and inconsistencies and mess.\n\n_Warren cites a 1963 essay in_ Commentary _magazine by Norman Podhoretz, then a liberal Democrat, describing his fear of black people as a child in Brooklyn, and arguing that America's race dilemma would best be solved by \"the wholesale merging of the two races.\"_\n\nKC: My first reaction was that this was a curiously and scathingly honest piece. The second part of my reaction was that I thought his solution made no sense at all, for a very simple reason. It didn't work in the past; there's no reason to believe that it is going to work in the future. Norman Podhoretz talked about assimilation of whites and Negroes as if this was something that was new. What he apparently didn't understand was that white males have long been exploiting Negro females. This is part of racism. And one has to look long and hard to find any pure-blooded American Negroes. The mixture of the American Negroes is not a reflection of white women bearing children from Negro males. Well, if miscegenation\u2014which is the real word here rather than assimilation\u2014if miscegenation hasn't worked from slavery, if a white male could be as brutal toward his own flesh and blood as he was toward other Negroes, or colored, in America, why does Norman Podhoretz think that legalizing the mixture is going to change the psychological and social situation any?\n\nRPW: Anyway, it is a long postponement of any solution.\n\nKC: Right. What he is asking for will not be a means toward the end, an ethical end, but will be an indication of the fact that the ethical end was obtained by other means. Once you get a meaningful, equal, human form of interracial mixture in America, this would be one of your best indications that the complexities of the problems of racial cruelty have already been resolved.\n\nRPW: Tell what you mean by the word \"race\"? What is the nature of this concept?\n\nKC: Well, the word \"race\" is one of those ambiguous terms that man uses. It is one of those terms in which its very ambiguity is the basis of controversy and confusion and conflict. As I see it, race is used in America as a very convenient pretext by which a group of human beings who have power, or believe they have power, seek to arrogate the power onto themselves and restrict the extent of power status for others.\n\n_Warren asks Clark about American Communist support for black people in the years leading up to World War II_.\n\nKC: Prior to the Hitler-Stalin pact, the Communists were very concerned about racial discrimination and segregation in the United States. And they were busy telling Negroes, \"Don't join a segregated army. Fight for your right to be a full American.\" After the Hitler-Stalin Pact, the Communists changed their tune and their advice to the American Negroes. The Nazis were not so terrible any longer. There were all sorts of justifications. And, of course, there were many Communists who were disillusioned at that time and left the party. But, when Hitler attacked Russia, in spite of the pact, then the Communists were not any longer so concerned with the indignities heaped upon Negroes in a segregated army. They wanted all Negroes to go out and volunteer to fight the fascist, no matter the conditions under which they were required to fight. I mean, the same people who were trying to seduce me into the party with crocodile tears about the humiliation of segregation were now calling me\u2014and I mean literally the same persons were talking to me now after Hitler attacked Russia\u2014calling me a black chauvinist because I was still concerned with segregation. To this day, I am thankful that whatever it was that made me suspicious of them when they seemed so much on my side saved me from ever getting involved with them. Now you could say: \"Look, these people were just being practical. To them, the future of Russia was more important than how any individual Negro felt about being segregated.\"\n\nRPW: So you believe in a socialist society as an ideal?\n\nKC: Frankly, Mr. Warren, I don't know what I believe in, now. I purchase stock on the stock market. I believe in this capitalist society. I don't believe that it is always just. Or sensitive or efficient. I don't think it is always as efficient as it could be. I'll be fifty this year. And at this age, I can't believe in generalized abstract societies. I believe in the inevitability of struggle. I believe that human beings will develop the most vital kind of society in which they are free to struggle toward developing the best that they can arrive at. I don't believe in fixed societies. And I am clearly aware of the fact that I am being incoherent now.\n\n_Warren asks Clark to reflect on the civil rights slogan \"Freedom Now.\"_\n\nKC: \"Freedom Now\" means a demand. It means an absolute. It means an insistence. And in the future, of course, it's going to mean some kind of accommodation. But the greater the accommodation that has to be made, the greater the weakness of the total social fabric. There're many people who are stating and mouthing the slogan \"Freedom Now\" who have a rather simplistic, literalistic view of it, you see. And maybe this, too, has always been true historically\u2014that the cutting edge of any movement, like John Brown, the cutting edge has to be literalistic in order to assume that role.\n\nRPW: What do you think of [the radical abolitionist] John Brown, by the way?\n\nKC: I think he's a very powerful force in the growth and development of this country, and...\n\nRPW: He was a force, clearly. How would you evaluate him morally or psychologically? Or both?\n\nKC: Well, psychologically, the simple designation of John Brown might be too simple. A fanatic, a neurotic, a liberalist, an absolutist. A man who was so totally committed to his commitment that nothing, including reality, stood in his way.\n\nRPW: How do you treat a man like that in ordinary society?\n\nKC: The society can take care of itself with men like that; it always has. See what it did to Christ.\n\nRPW: Do you think Christ and John Brown should be equated?\n\nKC: Oh, unquestionably.\n\nRPW: Equated psychologically?\n\nKC: Of course.\n\nRPW: In their values or simply in their neuroses?\n\nKC: In their values in their neuroses. And of course in their end.\n\nRPW: Christ said, \"I am the Prince of Peace.\" John Brown lived in a dream of bloodshed. That's some difference, isn't it?\n\nKC: Yes, but Christ also ran money changers out of...\n\nRPW: Took the scourge out, but this is to be equated with the Harpers Ferry massacre?\n\nKC: All right, don't push me that far.\n\nRPW: We have to, if we are going to talk about it, you know.\n\nKC: Now, look. Christ was clearly a person committed to values other than those which were prevailing at his time. He not only was committed, but the extent and depth and reality of his commitment were expressed by his life. You know, the fact that he lived his commitment. He did not make accommodation to the realities that even some of his disciples did. Christ was atypical. Christ was alienated. Christ had positive values that he was willing to run risk for. And he paid the ultimate price. Christ, Socrates, John Brown\u2014these people are...\n\nRPW: Let me ask you a question, specifically. Suppose a man like John Brown, with the same burning eye, came into your office and said, \"I'm tired of this fooling around in this here matter. I'm going down to Mississippi and take six or seven strong, determined people with me, and I am going to slaughter the governor and his entire staff in the Capitol. And come out and say, 'Rise and follow me.' \" Now this is almost an exact parallel. What would you do about this man, who came to your office and asked you for a hundred dollars to help finance the trip?\n\nKC: First, I wouldn't give him a hundred dollars.\n\nRPW: Well, would you give him fifty?\n\nKC: No, I wouldn't give him anything. I would probably see what I could do to help this man, if it would not inconvenience me too much. I'm frank to say to you that I'm a college professor, you see. I have a vested interest in either\/or-ing. I have a vested interest in maintaining issues on a level of discussion rather than action. And anybody who says anything to me about bloodshed is not going to get a sympathetic response from me. I personally recoil against bloodshed because I think it is just another form of human idiocy. The fact still remains that major social changes toward social justice in human history have come, almost always\u2014if not always\u2014through irrational and questionable methods. Apparently rational, reasonable men who are seeking a change in the status quo are generally ineffectual. Changes in the status quo are more likely to come from irrational, unreasonable, questionable men.\n\nRPW: Let's switch the question. How much of the movement today resembles a revolution?\n\nKC: Well, I think the term \"revolution\" is sort of a catchphrase and has some kind of a dramatic impact, but I don't think it is too helpful in describing the civil rights movement today. Revolution connotes the use of military methods and weapons, which obviously is not possible here. The second thing is maybe even more important: the desire to change the total political, the social, and the economic structure. This is clearly not indicated here. What I think the Negro is asking for is not a change in the total social, political, and economic structure of this system. All he is asking for is _in_. He is asking to be included. He's saying, \"Look, I like this system so much, I want to be a part of it.\"\n\n_Warren asks about how that sentiment jibes with James Baldwin's famous question, \"Do I really want to be integrated into a burning house?\"_\n\nKC: I think this is a cry of anguish and despair. Not to be taken too literally. I mean, you just ask yourself the question, \"What other choice [do we have]?\"\n\nRPW: That is a rational question, but there may be some deep dissatisfaction with American middle-class values involved here.\n\nKC: Well, look. The guys who work for _Time_ and _Life_ , or on Madison Avenue, have deep dissatisfaction with American middle-class values\u2014\n\nRPW: I don't blame them, to tell you the truth\u2014\n\nKC: But they don't reject it\u2014they still live in Hastings and Great Neck. And they still buy the status cars, large or small, depending upon the particular fashion. I don't want to disparage out of hand these comments, except that again I have to respect your question and give the best possible answer I can.\n\nRPW: It is a real question, though.\n\nKC: Except that it isn't a real question, because there are no choices. You know, there are no alternatives here.\n\nRPW: This is a real question, though.\n\nKC: Baldwin, to me, is one of the most disturbing, irritating, incisive critics of our society at this time, you see. But this doesn't mean that Baldwin has the answers all the time. I mean, Baldwin expresses anguish. Baldwin expresses frustration, concern, you know, and a wish for something better. And he also expresses the feeling that maybe he isn't going to get even the minimum, so therefore forget everything else, in a sense.\n\nI think what Baldwin is expressing is his desires, what he would like human beings to be like, what he would like the society to be like. Maybe what Baldwin has not yet understood and probably never should understand\u2014maybe he should never accept the possibility that there might be a tremendous gap between what he would like and what can be, because this might reduce his potency, his power as a passionate, incisive critic of what is.\n\nJim Baldwin has no choice other than to be incorporated within this society and this culture pretty much as it is. Now, what I will entertain the possibility of is that if America is capable of including the Negro more into the fabric of its society, this will\u2014on its face\u2014strengthen the society. Not necessarily change it. Not necessarily change its values, but make the existing values (laughs) less liable to internal decay.\nJames M. Lawson Jr.\n\nMarch 17, 1964\n\nMemphis, Tennessee\n\n_The Reverend James Lawson had a profound influence on the civil rights movement, teaching the doctrine and methods of nonviolent protest to nearly a generation of activists. A pacifist, Lawson was jailed for refusing to fight in the Korean War. He then spent three years as a missionary in India, where he studied anticolonialism and Mohandas Gandhi's teaching on nonviolent revolution. In 1957, while enrolled in Oberlin College's Graduate School of Theology, Lawson met Martin Luther King Jr., who convinced him to move south and join the civil rights movement. King said, \"Come now. We don't have a person with your experience in nonviolence.\"_\n\n_In 1958 Lawson was appointed the southern field secretary of the Fellowship of Reconciliation, an organization devoted to peace and justice. He moved to Nashville, Tennessee, where he was able to transfer to Vanderbilt University's divinity school. Lawson began conducting workshops on nonviolent direct action and became a leading figure in the Nashville civil rights movement. His classes drew African American students from Vanderbilt and four black colleges in the area, as well as a smattering of whites. A number of Lawson's acolytes went on to be major leaders in the broader movement, including Diane Nash, James Bevel, Marion Barry, and John Lewis_.\n\n_Lawson's workshops included role-playing exercises where students would be taunted and attacked to learn how to maintain their \"poise under duress,\" as Lawson put it. When a group of students staged a sit-in at the Woolworth's lunch counter in Greensboro, North Carolina, in early 1960, Lawson presided over a well-trained cadre of volunteers eager to follow suit in Nashville. The most dramatic sit-in occurred on February 27, which was dubbed \"Big Saturday.\" Some three hundred students amassed at a handful of downtown stores and sat down at the \"whites only\" lunch counters. After one group was harassed, beaten, and arrested, another group took its place. Eighty-one students, nearly all of them black, were arrested that day. In the months that followed, an expanding number of Nashville protesters kept up pressure on the city until local businesses began desegregating in the spring. King called the Nashville Movement \"the best organized and most disciplined in the Southland.\" Lawson deserved much of the credit. According to historian Clayborne Carson, \"Lawson's intellectual and moral leadership gave the local Nashville Movement a strength of purpose that no other student group could match.\"_\n\n_The president of Vanderbilt was not pleased with this leadership, however, and expelled Lawson in March of 1960. Lawson quickly finished his degree at Boston University and returned south to continue his activism. He was a key influence at the founding conference of the Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC) in 1960, convincing delegates to embrace nonviolence as an organizing principle. At a SNCC conference later that year, Lawson spoke for many young activists when he urged anyone who got arrested to forgo bail and remain in jail. Lawson faulted earlier tactics, saying, \"Instead of letting the adults scurry around getting bail, we should have insisted they scurry about to end the system which had put us in jail.\" The practice of \"jail not bail\" became a crucial tactic of civil rights protesters as the movement expanded. On May 24, 1961, Lawson had an opportunity to use it when he was arrested in Jackson, Mississippi, along with other Freedom Riders challenging segregation on interstate buses_.\n\n_James Lawson was born in 1928 in Pennsylvania and raised in Ohio. His father was a Methodist minister who carried a .38 pistol when moving about the South. He organized local NAACP chapters along the circuit he traveled. It was Lawson's mother who shaped his views on pacifism. Historian Michael Honey writes that when Lawson was a child, he hit a boy who called him \"nigger.\" When he told his mother she said, \"And what good did that do, Jimmy?\" Her words stayed with Lawson and over time he resolved to \"never hit out at people when I got angry.\" He vowed to \"find other ways to challenge them.\"_\n\n_In 1962, Lawson became the minister at Centenary United Methodist Church in Memphis, Tennessee. He helped organize the 1968 sanitation workers strike in Memphis and in March of that year invited King to come down and lead a march. When King delivered his \"I've Been to the Mountaintop\" speech on April 3, he praised Lawson as one of the \"noble men\" in the civil rights movement. King said, \"He's been going to jail for struggling; he's been kicked out of Vanderbilt University for his struggling; but he's still going on, fighting for the rights of his people.\" That struggle would get even harder the next day, when King was assassinated_.\n\n_James Lawson moved to Los Angeles in 1974 to become pastor of Holman United Methodist Church. He maintained a vital role in nonviolent struggles for peace and justice in the United States and abroad. In 2006, Lawson returned to Vanderbilt as a distinguished visiting professor_.\n\n_Robert Penn Warren asks Lawson to explain the controversial circumstances that led him to transfer from Vanderbilt University's divinity school to Boston University_.\n\nJAMES LAWSON: This began in Nashville in the early part of 1959, when the local affiliate of the Southern Christian Leadership Conference started the process of negotiation in the downtown area. We adopted the downtown because we felt that we wanted to focus the attention of the city on the major problems of segregation, and the need for genuine integration.\n\nWe went on through a process of negotiation, and workshops, and training of students and adults, and testing them in the downtown area, testing some of the places that we'd gone to for negotiation. February 13 was the first major sit-in in the downtown area. Then, for about two weeks, we had sit-ins, which were highly successful in a variety of ways\u2014in numbers, in terms of impact, in terms of making a public issue. Negro people responded to this almost immediately. About the twenty-seventh of February we discovered that the merchants had gone down to the mayor and the city police and said, \"You've got to stop the sit-in.\" We in turn went to the city police.\n\nROBERT PENN WARREN: Was it an organization that did this or was it just simply a few who took it upon themselves?\n\nJL: It was a loosely knit group. Simply people got together out of a mutual concern and a problem, and not any organization as such. Well, we tried to make overtures to the mayor. We had an independent ministers group. The mayor refused to see them. This was a multiracial group, incidentally. The mayor was unavailable to anyone, both from within the movement and also then from the independent groups that tried to see him. We did have interviews with the chief of police, who told us very bluntly that if we demonstrated on the following Saturday there would be arrests, and said that he had been instructed by the mayor to find what laws could be used. He said the legal department was searching for laws and he said the laws that would probably be used would either be trespass or breaching the peace. So we knew arrests were certain to be the case.\n\nWell, that was what happened. On February 28 we had a major sit-in. There were arrests. We had a program expecting either arrests and\/or violence, and both occurred. Because, up to this time, the police had been very protective, making certain the crowds kept moving so that there's not too much harassment during demonstrations. This Saturday, suddenly the police disappeared. And, of course, then the crowds formed. And young white men formed into hoodlum groups, and surrounded the people, and went into stores and whatnot. So we saw violence and then the police came to at least two of the stores and arrested people. We were prepared for this and we were also prepared to have them arrest several hundred people. When they discovered that there was no end to the arrests, they stopped arresting after about an hour and a half of this.\n\nThis created even further mobilization, both of the movement and in terms of its support. We got the representatives of the various denominations to call all their pastors to make major presentations in every Negro church that next Sunday morning. They also demanded that the mayor come and talk to them. They began to do such things as raise money and get underneath the whole effort. Well, on Monday morning, when the mayor had been unavailable, they simply sent him a telegram Sunday night asking him to show up at a meeting, and this meeting was held at First Baptist Church, and over three hundred Negro ministers of the city were there. They had asked that about three men would question the mayor as to his policy concerning segregation, and as to why violence was permitted, and as to why arrests occurred. At the end of this meeting with the mayor I was asked to give the summary, which I did. The mayor had emphasized that the sit-in was a trespass upon private property. I took the stance that human rights took precedence over any other kind of right, and I quoted Abraham Lincoln and certain Christian principles that were valid here. He had stressed the fact that this was a breaking of the law. I went on to say, rather, that where the law was used simply to oppress people, then it wasn't really a law. It wasn't justice. It wasn't consistent with democratic thought, and certainly was inconsistent with Christian thought. I said the arrests occurred not because the law was an effort to preserve the finest values of our society, but in this instance the law was a gimmick, to intimidate, harass, and if possible halt a legitimate movement of social concern and justice.\n\nRPW: Would you distinguish between the nonviolent obstruction of law and the violent breach of law?\n\nJL: From the nonviolent perspective, when one finds that, in order to continue to act in a just [way], and in a matter of conscience, when he discovers that he's coming up against the law, he does this in a peaceful, creative fashion, always ready to take the consequences of the law. I think he shows his respect for the law, and his recognition that we are a society of law.\n\nRPW: It's a direct recognition of the fact the society is a society of law; it is implicit in the whole process.\n\nJL: Right. And this can be traced, of course, in American history. A favorite illustration of mine is the fact that we got our religious liberty in the state of Virginia out of the civil disobedience of primarily Baptist ministers, who insisted that they had the right to proclaim the gospel, had the right to organize congregations in a colony where you had an established religion. And Patrick Henry proposed this first resolution. It is said that he proposed it after hearing Baptist ministers preach out of the windows of jails where they had been incarcerated for their breaking of Virginia law.\n\nRPW: I didn't want to interrupt the narrative except to get that point.\n\nJL: Of course, the mayor, hearing this whole statement, then immediately said, \"This man is calling for a bloodbath in the streets of Nashville.\" I'm positive that he was simply trying to get himself off of the hook politically, because here he was being confronted by men who had supported him in the election.\n\nRPW: You're talking now about this group of ministers?\n\nJL: This group of ministers, they had supported him. He was considered a moderate. And he knew that, now, they were not simply questioning him, but they were in a sense challenging his behavior, his handling of the whole situation in the city. The newspapers picked up the mayor's comments, and, in particular, the _Nashville Banner_ immediately proceeded to editorialize upon the calling for a bloodbath, and this event went on to investigations, although not in any kind of interviewing with me, personally.\n\nRPW: You mean, calling it a bloodbath by the mayor, this was interpreted as an advocacy, in a subtle way, of violence?\n\nJL: Yes, not only that, but it was an opportunity then to say that J.M. Lawson was an outside agitator, sympathetic with the communist design. This kind of line began to appear both editorially and in newspaper articles. The main article described what the mayor had said, leaving out most of what I had said in the statement that was to be an answer to the mayor. Editorially, they said that the sit-in campaign certainly did mean violence, and did mean a bloodbath, and showed a gross disrespect for law and order and for democratic processes.\n\nRPW: What about relations at Vanderbilt Theological School?\n\nJL: Vanderbilt began to receive many phone calls from primarily prominent alumni. And also, I understand, from the mayor and from some other people downtown concerning my presence at the school, asking [the chancellor] how Vanderbilt permitted me to be there. In fact, the _Banner_ editorials were saying that I had been using Vanderbilt University as a nefarious base of operation. At this time I was a part-time employee of the Fellowship of Reconciliation, as the Southern staff secretary, working in the field of nonviolence and reconciliation throughout the South. I had been moving in and out of tense places like Birmingham and Little Rock.\n\nThe chancellor then began to receive all kinds of pressure questioning my integrity as a student and my motives for being at Vanderbilt. These pressures then were reflected to the dean. In fact, the dean of the divinity school was ordered to get a statement from me denying what the mayor had said about me, and denying that I was all of these things. So, when I first reached the campus on Tuesday, Dr. [Robert] Nelson asked to see me, and I went immediately. And then, later on, the publicity director of the university came in to help form a statement [from me]. I cooperated and we did get a statement written and we issued it. And that, of course, was insufficient. Dr. Nelson informed me that the chancellor wanted me to withdraw from the school, to withdraw or to be expelled. I had said to Dean Nelson that if it seems that the university is being harmed by my presence, I will withdraw. I'll voluntarily withdraw. But it became very clear that there wasn't a question of the embarrassment of the university; it was rather simply the questioning of my motives and of my integrity. So I had definitely decided that I would not withdraw. Thursday morning, the chancellor called a meeting of the divinity school faculty and students at which he publicly announced that I had been expelled from the university.\n\nSo I was expelled Thursday afternoon. We were having mass meetings every night, and workshops every day, and of course many planning sessions, trying to keep the movement as creative as possible. But we learned Friday morning that the warrant for my arrest had been issued. And at about two o'clock in the afternoon or so, four captains of the police department came to arrest me on a charge of conspiring to disrupt business.\n\nRPW: Now, a lot of the faculty supported your position, didn't they?\n\nJL: Right. The divinity school faculty said, \"If anything happens to you, it would be happening to us.\" They took the tack, after my expulsion, that they would try to negotiate with the administration for my return to the campus. And this went on for over a month. Finally, they had their admissions committee reconsider my application for admission. I filled out a new application, blanks and all. They did this on the basis of a remark by the chancellor, in one of their sessions, that he thought if I were to return to the campus it would be through the regular channel of being admitted or readmitted. And so they had accepted me as a student. They took this fact to the chancellor, laid my file on the chancellor's desk, and said that Lawson has been readmitted. He requested additional time to consider it. This was in late May, sometime around commencement time. They felt he was delaying in order to get through commencement. The day after the commencement, in fact, he received the committee again and said, \"I cannot let Lawson be a student at the university.\"\n\nWell, immediately the divinity school faculty, almost to a man, resigned. Their negotiations then were taken over by the med school people, and law school, and quite a number of the men in the physical sciences. In fact, a number of the physicists and biologists had been quite active all through here.\n\nRPW: You felt you had the sympathy of the university faculty, in general?\n\nJL: In fact, one of the things that has not been said is that after the divinity school faculty had resigned, then other faculty people took up negotiations, and they did it in this way: they went to the chancellor's office and said, \"We have here the resignations of 160 members of your faculty throughout the university,\" including almost the entirety of the med school. \"There are others who are in the process of writing their letters. You must settle the Lawson matter. You cannot have him expelled in this manner.\"\n\nIt was only at this point that the chancellor decided that he had to reconsider the issue. Well, by this time I had already left the city because I went on to Boston University. They had made a very fine offer to me in terms of receiving my full credits and in terms of not making any further residential or academic requirements upon me, other than that I would complete one semester, and they would accept the program that I had done at Oberlin and Vanderbilt, which they did. So my wife and I then left the city and went on to start at Boston U.\n\nRPW: What was the consequence, then, at Vanderbilt?\n\nJL: The chancellor then issued a statement: the resignation of Dean Nelson would be accepted and Lawson could return to the university. I declined the offer primarily because I felt that in dismissing Dean Nelson he was simply substituting one scapegoat for another. I further felt that where people actively identify themselves with the whole effort for change then we in the movement are responsible for identifying ourselves with them, that we are liable for one another, that we have a fundamental responsibility for surrounding one another with concern and affection, with understanding, and with creative support.\n\n_Warren asks Lawson about James Baldwin's suggestion that Southern mobs do not reflect the will of the Southern white majority_.\n\nJL: Yes, this is basically correct. I've been reading in the field of history of the Negro and America in the nineteenth century. A buffer was created between the slave owner and the non\u2013slave owner, and between the aristocracy trying to reassert itself after the Civil War and the Negro. This buffer goes on now, and Nashville is a perfect example of this.\n\nRPW: Well, let's explain that.\n\nJL: Since 1960, when we began the public phase of our effort in Nashville, I cannot count the numbers of times that violence has been turned on and off. For example, the first sit-in campaign, in the winter and the spring of 1960, we started off with complete police protection because, of course, we always informed the police chief of what we were doing, and where we were going, and what stores we would be at, and the times we'd be there, and all. Oh, we had complete protection for two weeks. Young men came into the downtown area and tried to harass us, and many of these groups were just moved off out of the downtown area by police officers. Managers in stores, in fact, worked to see to it that unnecessary groups of people never stayed around their stores. Then suddenly this stopped. And we had gigantic mobs. Then when it became clear that a settlement had to be made, the demonstrations went on under peaceful circumstances once again.\n\nRPW: This would seem to imply, then, that the mob does act out the will of the majority, or at least the will of the rich and the powerful.\n\nJL: Right, the power structure. In Nashville, this wasn't the only time this happened. This happened in many instances. It happened with the demonstrations, with the campaign at the downtown movie theaters. It happened in demonstrations at grocery stores. It happened in specific restaurant campaigns. On some occasions, the police themselves acted as the mob, where they roughed up people, or hit people, or pushed people around.\n\nI am quite certain that in the Nashville scene it was the mayor himself, and possibly a few of his closer friends, or even persons of influence on him, who allowed the police to be present at one time and then to disappear the next moment. I'm certain that this was not the decision or the will [of the majority] because I can remember, for example, a demonstration on a main downtown street in Nashville where young white men had a chance to do a certain amount of violence and they chased one Negro boy off the street. He was not related to the demonstration. He was a bystander. They, they chased him off the street up into a second-story beauty parlor, where he worked, and there he tried to fight them off with a bottle. They jumped him in the shop. The police charged in. And the next moment they were bringing the Negro boy out to arrest him. And a couple of white women who were standing on the sidewalk watching this yelled at the police, \"You're arresting the wrong one!\" There were many [times] white people spontaneously expressed the fact that they did not approve of this permitting of the mob, and then trying to pretend that this was the result simply of a group of people peacefully coming in to demonstrate. It was very obviously the turning on of a faucet or the turning off of a faucet.\n\nMy contention is that it is the power structure that either permits or refuses to permit the mob to form. Now, let me give you another illustration of this. Here in Memphis, Commissioner of Fire and Police Claude Armour made it clear, very early, that there would be no mob action in Memphis. And he briefed his police and organized his department in that way. So that in Memphis, in spite of the fact that from time to time you would have a far more difficult element than in Nashville, there has been no significant violence in the city.\n\nRPW: I have a quotation here from Dr. Kenneth Clark on the matter of nonviolence I would like to read to you. \"On the surface, King's philosophy appears to reflect health and stability while the black nationalists betray pathology and instability. A deeper analysis, however, might reveal that there is also an unrealistic, if not pathological, basis in King's doctrine. The natural reaction to injustice is bitterness and resentment. The form that such bitterness takes need not be overtly violent, but the corrosion of the human spirit seems inevitable. It would seem, therefore, that any demand that the victims of oppression be required to love those who oppress them places an additional and probably intolerable psychological burden upon them.\"\n\nJL: If Dr. Clark is defining the nonviolent approach simply as passivity, or of trying to ignore either one's own feelings and personal hatred and hostility, or ignore the presence of violence and injustice\u2014if he's defining nonviolence in that way, then I would quite agree with him. But if he's willing to accept Dr. King's definition of nonviolence, namely that of creative Christian love that comes from the inside of a person, that, in a sense, heals a person inwardly and enables him then to really be a free man. If he defines it in these terms, as we define it, then I think his statement is quite false. He is ignoring the fact that, out of this real definition of the nonviolent approach, we see all the time not only the healing up of anger and fear and guilt on the part of both Negro and white people, but we see remarkable instances of courage, genuine courage.\n\nRPW: Talking about nonviolence, it is sometimes said that the responsibility, in a kind of a deeply ironical way, must be on the Negro, to practice this.\n\nJL: I would tend to agree that, in spite of what has gone on in our history, the Negro does have a responsibility for trying to help his nation come to a noble expression of its ideals.\n\nRPW: That's stating the matter more generally, yes.\n\nJL: Yes, and I think that the only way this can be done is by cleaving to those very ideals. In other words, we talk about the Judeo-Christian tradition that has certainly sustained many of our principles, and have been written even into our form of law. Well, my thesis is that we must be nonviolent primarily because this is the only way that is consonant with this idealistic tradition. The way of love and peace and truth is the only way to achieve these things in society. So at least from that point, I do believe that it is the Negro's responsibility to be nonviolent. From his early appropriation of the Christian faith in the United States, [the Negro's] theology has been very consistent with the nonviolent approach. In the Negro spiritual, as an example, we never find a word of hatred expressed for anyone. Where you, in turn, find a great sympathy with the suffering of Jesus, and the sense that somehow the suffering of the Negro, which is an innocent suffering, is clearly identifiable with Jesus. This whole motive is very significant in terms of the way in which Martin Luther King Jr. has found a ripe audience.\n\nRPW: How much do you think nonviolence is communicable to the masses, black or white?\n\nJL: A tremendous amount of it. I've held workshops in almost every state in the South\u2014workshops on nonviolence, to all kinds of groups, from sophisticated, integrated college groups to very unsophisticated people in the Delta of Mississippi. And I don't vary in terms of the ideas; I vary in terms of terminology. Some of the most exciting experiences I've had in teaching and in training have been in the Delta of Mississippi, where I primarily spoke in biblical terms, and used biblical illustrations, and biblical stories and myths, to illustrate and document the whole idea of Christian nonviolence. I found people who were functionally illiterate exceedingly responsive and aware of this. I've had people say to me, \"Reverend Lawson, I have always felt that the only way to change what we have to put up with is through Christian love, and through what Christ talked about.\"\n\nRPW: Do you think that enough thought has been given to the actual vision of what society would be [with passage of the] civil rights bill? What vision do you have of society if you've accomplished [the goals] of civil rights?\n\nJL: Well, in the first instance, we have not given enough time to defining what it is we want, and then to spell this definition out in terms of the actual kinds of programs which are possible to achieve it. Most of us, and in particular in the emerging nonviolent movement, recognize this failure. It's not a failure of lack of interest; rather a failure in time. We're too involved in the growth of the movement to really get involved in the kind of study necessary to working out this vision.\n\nRPW: What about the notion that it shouldn't be a white man's job, at all, to mix into these things? The repudiation of the [white] liberal is very widespread.\n\nJL: This is widespread primarily among the Northern Negroes, let's say the radical elements. Those of us in the nonviolent movement recognize that in order to achieve the kind of society we want, we must have allies. The Negro is only 10 percent of America. We have got to have people from labor. We've got to have people from the political structures of America. We've got to have people from the churches who are going to want to have an America that reflects a pure kind of democratic society. This cannot be done by the Negro [alone]. We all have to do it together. And so those of us in the nonviolent movement repudiate any effort to say that the white man has no role to play. On the contrary, many of us work assiduously in order to help white people assume their rightful roles.\nAndrew Young\n\nMarch 17, 1964\n\nAtlanta, Georgia\n\n_Andrew Young joined the Southern Christian Leadership Conference (SCLC) in 1961 and became one of Martin Luther King Jr.'s most trusted aides. Young helped shepherd the SCLC through major civil rights campaigns it mounted both North and South, and was sometimes jailed alongside King for civil disobedience. He served as a strategist, negotiator, and media spokesperson for the SCLC, and in 1964 was appointed executive director. He held that position until 1970, two years after King's assassination_.\n\n_In a 1985 interview for the television series_ Eyes on the Prize, _Young said that one didn't really run the SCLC so much as ride herd on a team of wild horses. \"I kind of kept them all on the same road,\" he said. In fractious debates among SCLC staff\u2014gifted activists who could be arrogant and headstrong\u2014King counted on Young to prevail with reason and a cool head. According to Young, King also chided him for these traits. \"You would reason your way out of segregation,\" King told him, \"but it takes more than just reason to get this country straight. You need some folks... who are crazy enough to take on anything and anybody and not count the cost.\"_\n\n_Young's willingness to \"count the cost\" made him indispensable during major public actions. Recalling King's historic march in 1965 from Selma to Montgomery, Young said, \"There was absolutely nothing romantic about it.\" Some three hundred people participated in the march, and they walked ten to fifteen miles a day. \"I was running back and forth... trying to keep the march together and solving problems from one end to the other,\" Young said. \"I figure anytime they marched ten miles, I did closer to forty.\"_\n\n_In his interview with Robert Penn Warren, Young mentions the notorious police chief of Albany, Georgia, Laurie Pritchett, who locked up hundreds of activists campaigning to desegregate that city in 1961. King got arrested and jailed in Albany three times between December of that year and the following summer. After reaching a stalemate, King agreed to leave Albany without a single concession from city leaders, a depressing defeat. He and his staff learned crucial lessons from that failure, however, which strengthened future campaigns in cities such as Birmingham, Alabama, and St. Augustine, Florida_.\n\n_One lesson Young gleaned was the need for patience. In the early days of his activism, he thought it might take five years to bring about racial equality, an idea he later called na\u00efve. \"It turned out that it's a lifetime struggle,\" he said, \"and you move from one phase to the other.\" People who can't adjust to each new phase will wind up frustrated, he said_.\n\n_Andrew Young was born in New Orleans in 1932 and raised in a well-to-do family. His father was a dentist, his mother a schoolteacher. Young was athletic and academically precocious, earning a BS in biology at Howard University when he was only nineteen. Against his father's wishes, Young chose to become a minister and was ordained in the United Church of Christ. He was working for the National Council of Churches in New York City when he felt the call to move South and join the civil rights movement. \"I didn't know what that meant, or how it would work out,\" Young said, \"but I knew that's where I was supposed to be.\"_\n\n_Young would be forever changed by the years he worked with King. In his memoir_ , An Easy Burden, _Young says King gave him \"purpose and sustenance.\" King left his mark on him, Young writes, \"both in indelible memories and in the spiritual and practical lessons of our trials and triumphs.\" Young left the SCLC in 1970 to pursue a career in politics. He broke the color line in 1972 when he was elected to Congress in Georgia, the first black person to represent the state since Reconstruction. He served in the U.S. House of Representatives for three terms, then became the first African American ambassador to the United Nations, under President Jimmy Carter. In the 1980s, he served two terms as mayor of Atlanta but failed in his bid for governor of Georgia in 1990. Young remained active in public life, however; in 1994, he was tapped to run President Clinton's Southern Africa Development Fund, and in 2003 he founded the consulting group Good-Works International_.\n\nROBERT PENN WARREN: Do you remember how or when your present views and attitudes toward active participation in civil rights and racial matters began, Mr. Young?\n\nANDREW YOUNG: I grew up in New Orleans. My father was a dentist. But we lived in a neighborhood where there were very few Negro families. The neighborhood was largely white. Yet my folks were the only professional people in the neighborhood. It was a lower-income neighborhood where my father had a dental office. And I think, very early in life, I ran into both the problems of race and class.\n\nRPW: Were his patients partly white and partly Negro?\n\nAY: They were largely Negro, but at times close to a fifth of his practice was white. And financially, we were a little bit better off than the whites in the neighborhood. And they were prejudiced against us because of race. My parents had certain class notions against them, and against the Negroes who moved into the neighborhood. So almost from the time that I was able to get out into the streets by myself, say at six or seven years old, I was caught in this kind of dilemma. I decided then that people were people and that these external categories of economics and race were of little or no significance. I was almost always getting spanked by my parents for playing with the wrong kids. At the same time, the white children in the neighborhood were being spanked by their parents for playing with us. Negro parents in the South try to compensate for segregation by giving their children all the things that they wanted to have. So we had basketball goals, swings, wading pools, all of this kind of thing. And in our yard we always had the football and the baseball. My younger brother and I insisted on choosing our own friends. And if it came time to have lunch and there weren't too many people there\u2014especially since many of the kids knew that both parents were working and they didn't have any arrangements for lunch\u2014we would insist on mother fixing lunch for everybody that was there.\n\nI began to realize as I got a little older that my parents got their education as a result of somebody else's missionary activity and concern. They went to what was then Straight College in New Orleans. And they talked very affectionately about the people from New England that came down and provided an education for them. And it always seemed to me that the middle-class, Negro community in New Orleans derived its status from somebody else's sacrifice and was doing too little itself. For instance, most of their friends were professional people: doctors, lawyers, all of them doing quite well, beginning to enjoy the affluent life, and they seemed to have no concern for the masses of people in New Orleans. I remember an incident when the Flint-Goodrich Hospital needed some money. Now, most of the [black] doctors and several of the dentists worked there and made most of their money there, and yet they depended almost solely on Northern contributions.\n\nRPW: I understand by reading and by conversation that there is still a great lag between Negro wealth and Negro philanthropy\u2014Negro gifts to other forms of good works, including civil rights.\n\nAY: This is very true. These people, for instance, still would give very little, if anything, to any civil rights organization. They would probably, just in the matter of obligation, take out a small membership in the NAACP, and give ten dollars, twenty dollars a year. Whereas many of them are in the thirty-, forty-, fifty-thousand-dollar-a-year income bracket. So this was in the Negro community that I began to get sensitive. Now part of this was because my parents didn't let me really come in contact with the harshness of segregation in New Orleans. They did everything possible to protect me from any kind of harmful incidents. So I didn't get any bitter experiences in childhood that many Negroes get. Still, it was all around you.\n\nRPW: Some people [say] that segregation actually worked as spur, a stimulus to achievement. This is no argument for segregation, but...\n\nAY: I don't think that this was the case for me at all. In fact, I always resisted this. I always wanted to be myself. And my folks used to try to tell me, \"You're a Negro and you can't be just as good as the white person; you've got to be better.\" This was supposed to be an incentive to study. And, yet, I never studied (laughs). I did a lot of reading on my own, but not in terms of achievement or grades.\n\nMy folks tried to mold me into their professional pattern and I rebelled against the black, bourgeois value system. After I got through Howard University I finally began to shape some value structure of my own, and choose a direction. It first came out as a desire to work in Africa in some way. And yet I went South to pastor a little church in Alabama, met my wife, and she was concerned about staying in the South. This was my first experience in the rural South. Her mother had taught in a one-room schoolhouse most of her life. And her mother was one of these exceptionally brilliant women that was completely self-educated. I remember we went to Europe and her mother\u2014[from] just a small town, three thousand [people], an Alabama, one-room schoolteacher\u2014sat down and, without looking at a note or a book or anything, looked at our itinerary and just listed off the places that we should be sure to see. Which museums, where certain art objects were. Somehow she acquired a dedication to education. And my wife picked this up. So it was her desire to work in the South, and this is where I began to switch, in terms of working here.\n\n_Warren raises W.E.B. Du Bois's idea of a split psyche in black Americans, where there are competing impulses to identify with an African heritage or mainstream American society. He asks if this has ever been a problem for Young_.\n\nAY: Always. I'm just getting to the point where I'm beginning to resolve it a little. Now, my folks were the assimilationists. They didn't like spirituals. No blues (laughs). Anything Negroid, they shied away from. So it started in rebellion against this. In grammar school they sent me to all the New Orleans Symphony children's concerts on Saturday. I didn't enjoy it [but I] learned a lot from it. But when I also wanted to buy rock and roll blues records, they said this was cheap and I shouldn't bother with it. Well, we fought over that score and I won out.\n\n_Warren asks Young about the roles of black women and men in the civil rights movement_.\n\nAY: A man has to change the society. Women can maintain and strengthen, but the protest role, the role of shaping the world in a social and political sense, I think is the man's. And I think that the movement is giving men an opportunity to really exercise this and find themselves. But the women in the movement are not relegated to an inferior role. Relationships are developing between men and women. For instance, we had it when my wife decided that she wanted to go to jail. She wasn't arrested but she did decide that it wasn't enough for a man just to be taking part in the demonstrations, that she had some role to play also.\n\nRPW: Let me read you a little passage: \"The whole tendency of Negro history, not as history but as used as propaganda, is to encourage the average Negro to escape reality, the actual achievements, and the actual failures of the present. Although the movement consciously tends to build race pride, it may also cause unconsciously the recognition that group pride may be partly only delusion and therefore results in a devaluation of the Negroes by themselves for being forced to resort to a self-deception.\" This is from Arnold Rose, [Gunnar] Myrdal's collaborator.\n\nAY: I think that there's something in Negro history. For instance, this was part of my self-discovery: nobody told me about Reconstruction. Nobody even introduced me to Du Bois until I was grown. There was a conscious effort in American history to devaluate whatever contribution the Negro has made, because we tend to have a kind of intellectual aristocracy among our historians. The contributions of masses of people, laboring people, of slave labor [are devalued]. I've tried to use Negro history but it hasn't been as propaganda. Nobody ever told me the influence that Frederick Douglass may have had on Lincoln, for instance, or on the whole abolitionist period. And I think that these are things we are using to let Negroes know that they are not completely without roots and heritage and connection.\n\nNegroes, generally, have had no interest in their own history, except the few people that have really made a career of Negro history. The masses of Negroes were consciously trying to assimilate, and they wanted to get as far away from their past [as possible] because they wanted to become white. A friend of mine was saying that he sat down, very diligently, learning every movement of every symphony, that he felt he had to know Shakespeare thoroughly, and had to memorize quotations, under the notion that when he had done this, he would be completely accepted in a white world.\n\nRPW: Let me ask you this question. Do you see any parallel between the situation of the Negro, a member of what they call a subculture\u2014vis-\u00e0-vis the great American machine\u2014and the situation of the white Southerner who is a member of a subculture, a defeated nationalism that has lived in a special box of prejudices\u2014do you see any parallel there?\n\nAY: It's probably very similar. You get Southerners that are new, very cosmopolitan, white Southerners that want to completely reject the Southern experience. And you get the Negro middle class that wants to completely reject his Negro experience from slavery.\n\nSoutherners\u2014both white and Negro\u2014probably have a lot more in common than they realize. It's the structures of our society, which segregated us on the basis of race, that really keep us from getting to know the fact that we probably are much closer to one another than anybody else in America.\n\nRPW: A young lady with whom I was talking at Howard University some time back said she had more optimism for the Southern settlement than for the Northern settlement between the races on the account that there's a shared history, the same land the people have lived on. Beyond that, [there is a] possibility of a human recognition that she couldn't find in Harlem, or Detroit, or Chicago, she being raised on a Southern farm.\n\nAY: This would be the general experience of most Negroes who move north, and certainly is mine. In the days when I was in the North, in school, most of my friends\u2014since there were very few Negroes on the campus\u2014turned out to be white Southerners. And I found that we had a great deal more in common than I did with many of the Northern students. I think this is true in the movement. We have watched Northern whites come down and try to work with us. But they almost never really get along as well as the Southern whites who are working with us.\n\nFor instance, just in the matter of the religious ethos that we share in the South, [there are] the old gospel hymns and spirituals, out of which many of the freedom songs come. White Southerners tend to sing these a little better. They feel them a little more. It's much easier for them, once they become liberated intellectually and socially, to become more deeply and personally involved in the movement.\n\n_Warren quotes an activist who says that the \"grudging respect\" with which some Southern segregationists view the courage of black protesters is a basis for potential racial reconciliation_.\n\nAY: It makes a great deal of sense. I hadn't thought of it that way. Even in the bitterest situations, we tend to put this trust in nonviolence to overcome this barrier. In Albany, Georgia, for instance, in spite of the fact that we are at war, in terms of politics and social structures, [Police] Chief [Laurie] Pritchard and I had a very close, personal friendship going through this time.\n\nRPW: How did that work out, literally?\n\nAY: Well, I almost became his counselor and his pastor over the tremendous guilt that he had over being involved in perpetuating a police state. And every time that I'd go into jail, he'd want to call me in and just talk some. For instance, when the seventy-five ministers went to jail, he talked a good deal about, \"Oh, I don't want to put men of God in jail.\" He said, \"You all don't know how it makes me feel to have to do this.\" He even asked if we could get Dr. King to intercede to get him a job as a federal marshal, so that he could get out of this system. At the same time, I had no illusions about his being very much a part of this system, and it represented a genuine schizophrenia on his part. I would think that even Adolf Eichmann would be probably a rather personable individual, if you'd sit down with him. I remember in Mississippi going to get some of our staff members out of jail, who had been beaten up. And I started a conversation with the sheriff and the chief of police. We were able to relate very warmly as persons. We talked about our families and we joked about the weather. Normal conversational banter. And I was convinced that these were real Christian gentlemen. And yet, here was a Negro girl on our staff who is one of the most sensitive and delicate creatures I know. They had beaten her for an hour and a half with blackjacks.\n\nRPW: Same persons?\n\nAY: The same persons. It shocked me when she came out of jail and her face was all bruised, her eyes swollen and blood still in her hair. I asked her who beat her and she said, \"Those two that you were talking to right there.\" This is the problem we really are fighting: that the Southerner, who is a very warm and personable human being, when caught in this system, responds almost to a kind of mob psychosis. It's almost like a man disassociates himself from his conscience when he goes to war. In their dealings with Negroes, they are perpetuating a sacred way of life, so that anything they have to do to perpetuate this sacred way of life is okay. Now, if we can ever get the white Southerner and the Negro Southerner to be free of this system, which makes them respond this way, we will have much more rapport and a much better climate in the South than we have in the North.\n\nRPW: [James] Baldwin has written that the Southern mob\u2014the people actually on the street beating up Negroes, or perhaps the police in their jails cells\u2014do not represent the will of the Southern white majority.\n\nAY: The problem of the white majority in the South is it has no guts and no integrity left. Alabama responds to [Governor] George Wallace, and this means that Alabama, who elects George Wallace, has to bear the responsibility for his inflammatory speeches, which get children killed and which create a police state. Now, cornering these people individually, you get something completely different: the pleasant, personable, humorous Southerner who is also capable of great sadism. And I don't know what the source of that sickness is.\n\nRPW: Let me ask this and see how you respond to it. I don't know how much money to put on this card, but I'll try: that the white Southerner is, in a way, like the Negro. He is a person who is outside of the dominant culture and is defending his identity. As the Negro has been trying to find his identity in his culture, he has felt none in the major American culture. But the white Southerner\u2014who thought he had one once, you see, or looking toward his grandfather\u2014now sees himself, his very identity, threatened. In a mistaken way he has elected to stake his identity on a pattern of life which involves segregation.\n\nAY: The real political threat the white Southerner feels is in hardcore areas, in areas of Negro majority, such as the Mississippi Delta. And they couple with the myths, the sex myth, the communist myth, and all of these things tend to feed this neurosis a great deal. And so you get a kind of defensiveness that's very hard to cope with. I think both the church and the government make a mistake when they cope with it through judgment. Now, I certainly believe in federal enforcement of law and in the use of troops. But, for instance, the way in which [President] Eisenhower used troops in Little Rock was a defense of his ego and the fact that he was insulted. The issue of federal law enforcement was never really communicated to the South. I think almost the same thing happened to [John F.] Kennedy. He felt betrayed by [Mississippi governor] Ross Barnett. And he responded with a show of power. Now, at this time, neither Kennedy himself nor Eisenhower had ever made any attempt to communicate to the South the meaning of a republic. Nobody has ever attempted to do any education in the South, except the White Citizens Council and the [Ku Klux] Klan. And I think many of these people are\u2014the little experience I've had in reading about these people\u2014are genuinely sick. And they play on the social sickness for leadership. So that you find the South with nobody really trying to tell them what the moral and cultural issues are today.\n\n_Warren turns the conversation to the challenge of school desegregation in both the North and the South, and pitting the demand for rapid change against the argument, by some, for gradual integration_.\n\nAY: [The Negro] in Mississippi, he'd see the statistics that $206 a year was spent on white education\u2014a white student in Leflore County\u2014and $35 spent on a Negro kid. So he realizes that it's almost impossible to get this Negro's education up to $200, see? The rate of gradualism would just kill us. So he's got to integrate this $200 school system. Now, what the Northern Negro has done is taken the Southern analysis, integration being the answer to everything, and tried to slap it on a situation where the problem isn't so much segregation as it is urbanization. [In the North] you get education being de facto [segregated] because of housing. You get housing segregated, partially, because of jobs. You get jobs segregated mainly because Negroes are not represented in the political structure. This is the reason we're centering more and more of our fight on political representation. If Negroes represent 34 percent of the population in Alabama, somehow they ought to have 34 percent of the representation in the state legislature.\n\nIn New York, the same thing is true. It's white people who are taking the blame for Negro education. When you get some Negroes to be representative and have the responsibility for actually solving the problem, he will begin to see the problem in its depth. But until you actually get representative government, or until Negroes are represented in the administration and in the government bureaucracy, so that they take the responsibility for dealing with some of these problems [with] racial overtones, you are going to get segregation as the main focusing point. Now, I don't know whether we have enough time to do this.\n\nRPW: That's the problem right there. How do you contain the problems to accomplish this?\n\nAY: There is a trap that all leaders of mass movements fall into. You've got to have slogans, you've go to have rallying points to keep the little people informed, and yet, way down deep, you know that the problems are not quite so simple. Two things can save you from this. One is real creativity, and continually feeding your movement new ideas. We, in the South, have been able to move from bus boycotts to Freedom Riders to sit-ins to voter registration to massive, direct action. That has kept us from having any answers to anything, and so the movement has continued to evolve and grow. The other thing is [to have] enough humility to admit that you are wrong. And Dr. King certainly exemplifies this.\n\nRPW: In what specific way?\n\nAY: Well, when you follow a slogan and it gets you into trouble.\n\nRPW: Which slogan are you talking about now?\n\nAY: Oh, let me see. I think of one case when Dr. King was really pulled into this with the Birmingham people demanding that twenty-five [Negro] policemen be hired by a certain date. This came out of a press conference, but it hadn't really been thoroughly discussed and analyzed. It was a slogan for public relations value. Something had to be done to give the people of Birmingham some hope that large-scale bombings and mass murders were not going to follow the [Sixteenth Street Baptist] Church bombing. The feeling in Birmingham is that policemen have been involved with the bombings. So that one of our answers, the slogan, was Negro policemen would guarantee us some law enforcement. So we asked for twenty-five Negro policemen. Now, Dr. King admitted that this was not possible, that we wouldn't stage demonstrations on the basis of this demand for twenty-five policemen.\n\n_Warren asks Young about psychologist Kenneth Clark's critique that nonviolent action sets up a kind of psychological vulnerability in people who try to make change peacefully in a violent society_.\n\nAY: Dr. Clark is reflecting a particularly behavioristic view of man, and a psychologist generally sees man more biologically than spiritually. Now this fellow from Vienna who developed the whole system of therapy out of his concentration camp experiences would say that his whole method is not the release and expression of hostility, but greater discipline ought to be required in a situation where sickness is imminent. He uses the illustration of an arc, when it's beginning to crumble. One of the things that you can do to keep it together is to put more weight in the center of it and this actually binds the pieces together. This would be our experience in nonviolence. While a certain amount of expression is necessary, I just don't believe in letting hostilities run rampant. What we do is make it a virtue, in fact a superior virtue, to keep your hostilities in check.\n\nTheologically, I would say that man is a creature of spirit. And we have so many day-to-day case studies of people who have become transformed because of their ability to love. In the act of attempting to do something that seems to be beyond their reach, we would say that, by the grace of God, they actually reach it. Now, it's not a permanent transformation. And this doesn't mean that those of us who are nonviolent don't get mad with our wives. But at least we have enough experience in coping with our emotions to know that it is to our advantage to control ourselves. We've actually made friends with the people that we are at war with. And we're saying that, for our movement, we are trying to create a community of love. A redeemed community, no less, where men can live together as brothers. And I've never known brothers to learn to live together by fighting things out. The path of amelioration, or forgiveness in religious language, is a much more realistic base for community.\n\nRPW: What about this objection that one encounters, that such a philosophy may work in the South where you have [a Christian] ethos behind society? What about a disoriented noncommunity? Like big tracts of Detroit, Harlem, South Chicago, where this ethos has been lost? Where there's no ethos to appeal to?\n\nAY: Fortunately, we've been able to take our ethos North with us. The Negroes in Detroit, see, came from the South. And when Martin Luther King came to New York and brought the tremendous mystique and charisma that has been entrusted in him, say in the Southern movement, these Negroes, a quarter of a million of them got out and marched behind him in Detroit. And they became a one-day community. All I'm saying is that leadership can make a community of the North.\n\nRPW: You don't see that kind of leadership there though.\n\nAY: It wasn't in Montgomery [Alabama] until it developed. Now, it develops, in part, through suffering. The big danger of Northern leadership is that it may not be tempered in time. Any delusions of grandeur that Martin Luther King may have had the first few months [of his time in the movement] were bombed out of him when they bombed his home. He had to face the fact that you can die doing this, so it's not something to play with. And it pushes him back to new depths. Then you begin to go along a little ways and you're slapped in jail. I trace some of his great new ideas to his jail periods. Certainly the finest articulation of our whole movement came out of his Birmingham jail experience, and I see that these periods of suffering are periods of great intellectual and spiritual deepening.\nSeptima P. Clark\n\nMarch 18, 1964\n\nAtlanta, Georgia\n\n_Septima Clark had been a teacher for forty years when she was appointed the director of workshops at the Highlander Folk School, a training ground for civil rights organizers located in the Tennessee mountains. The year was 1956, and Clark had recently been fired from a teaching job in South Carolina because of her membership in the NAACP. Clark had been active in the NAACP since 1918, but after the 1954_ Brown v. Board of Education _ruling that struck down school segregation, South Carolina lawmakers fought back by barring state and city workers from the organization. Clark refused to give up her membership and was soon out of a job_.\n\n_Clark's move to Highlander was pivotal for her and, ultimately, the civil rights movement. It was at Highlander that she developed the idea of local \"citizenship schools,\" where poorly educated African Americans in the South could learn how to read, write, and pass the tests necessary to register to vote. The goal, though, was to create not just eligible voters, but also informed, active citizens. During the civil rights movement, Clark helped launch hundreds of these schools and trained scores of teachers to run them. Andrew Young, a leader of the Southern Christian Leadership Conference (SCLC), called the schools \"the foundation\" of the civil rights movement, \"as much responsible for transforming the South as anything anybody did.\"_\n\n_Highlander was a progressive, interracial school founded during the Great Depression to help poor Appalachians develop the skills and self-determination to improve their own communities. By the 1950s, it had become an important teaching and organizing hub for civil rights activists. The guiding philosophy of the school, as historian Charles Payne writes, was that \"the oppressed themselves, collectively, already have much of the knowledge needed to produce change.\" It was a philosophy Clark embraced. \"It is my belief,\" Clark said, \"that creative leadership is present in any community and only awaits discovery and development.\" Historian Taylor Branch writes that Clark was known for her exceptional teaching skills, but also for \"recognizing natural leaders among the poorly educated yeomanry... and imparting to them her unshakable confidence and respect.\" One of those people was Rosa Parks, who took one of Clark's leadership workshops. A few months later, in 1955, Parks helped spark the historic Montgomery bus boycott when she refused to give up her seat to a white man_.\n\n_Highlander came under frequent attack from white segregationists. They accused the school of having communist ties. Clark herself was once arrested with other Highlander staff when they were falsely charged with possession of moonshine. In 1961, the state of Tennessee moved to shut down Highlander, and the SCLC\u2014Martin Luther King Jr.'s organization\u2014agreed to take over the school's citizenship program. Clark became the SCLC's director of education and Andrew Young became her new boss. She continued to travel across the South, establishing new schools, recruiting more teachers, and driving up black voter registration numbers in the process. When King won the Nobel Peace Prize in 1964, he insisted that Clark accompany him to Norway to accept the award. It was a testament to her impact on the movement._\n\n_Despite this recognition, Clark bristled under the sexism of her SCLC colleagues; the daughter of a former slave, she balked at any whiff of arrogance from fellow organizers. Early in her relationship with Andrew Young, she criticized him for taking a private plane to the opening ceremonies of a citizenship school and preparing to eat on his own while none of the students had food. She would later say that, although she was a member of the executive staff, the men rarely listened to her. \"Those men didn't have any faith in women, none whatsoever,\" she wrote. Clark saw sexism as a major weakness in the movement_.\n\n_Septima Clark retired from the SCLC in 1970 but remained active. She was elected to the Charleston school board in 1975 and served two terms. In 1979, President Jimmy Carter honored Clark with a Living Legacy award. In 1982, she received South Carolina's Order of the Palmetto, the state's highest civilian award_.\n\nSKPTIMA CLARK: I was born in Charleston, South Carolina, on May 3, 1898. The thing that I remember most when I was a child was attending Sunday school in the city of Charleston. I remember that on Sunday afternoons, when I came from church and went to the corners where we separated from our friends, there was always a policeman there who very rudely told us to \"get on, get on niggers.\" And all my life I've carried this thing in my mind, wondering what could I do to get better attitudes among policemen, or get them actually to protect us, as we walk through the streets.\n\nAnother thing that I can remember real well was that there was a part of our town called the Rotten Borough. In that part of town the people lived in these run-down shacks. The flies were prevalent because it was very near the river and the marshes. And in these shacks lived numbers of Negroes. They had to work hard during the day, in the heat of the day, and the flies were so great that they really covered the floor. As I walked through there sometimes, going down to the water's edge to catch shrimp, or to crab or to catch fish\u2014as we did as children\u2014I often wondered what could be done to get better housing for these people. And how could I work so that in time there would be something that we could say to the city fathers about this kind of thing?\n\nI worked as chairman of the Committee on Administration in the YWCA, and I had a chance to work on some of these very things that I hated in my early life. I was made a representative of the whole YWCA program, and also of the community planning council. When the census was being taken\u2014it was around '48 I guess, or it must have been '50\u2014one of my co-workers talked about the terrible slums that she had to go into, and she was a white woman, wife of a Methodist minister. And she reported this thing to the mayor and to the alderman there. And now, a housing project has been built in that area and it is really good to know that this thing has come about, working through the years.\n\nIn Charleston today, I must say, we have a very good chief of police who will listen to you. I know because I've had a chance to meet with him and to talk to him about alcoholics, about men who were being unjustly treated on the streets, and about boys who dropped out of school. Today, while we still have a lot of problems, and we're still planning to have more meetings, I can say that we can talk with the policemen. And they have started a program of training with policemen in Charleston.\n\nROBERT PENN WARREN: How many Negro police in Charleston?\n\nSC: We have quite a number of Negro policemen there now. And when the Negro policemen were first put on in Charleston, it's strange to say that one of our white club women made the search and found out how they could be used, and got the people to agree on this thing. They came in as policemen, not as a Negro policemen. They came in as policemen able to arrest anyone whose conduct needed just that. And two or three of them have been promoted to detectives, and they work throughout the state.\n\nRPW: What people do you remember as having an influence on you, Mrs. Clark, through your childhood or youth?\n\nSC: In my childhood, I can remember so well some of the teachers that taught me. And though my mother had very little money, she wanted to start her children at a private school. So I went to a private school. Later on I went to the public school. And all of our public schools during the time that I went to school, 1910 and even afterwards, all of the teachers were white. I can remember one teacher who taught music and who was exceptionally good. It was not until I was in junior high that we got our first Negro teacher and Negro principal. I wanted to be a teacher, and so I became a teacher after taking a teacher's examination at that time.\n\nRPW: How long were you at the Highlander Folk School, Mrs. Clark?\n\nSC: I stayed at the Highlander Folk School for seven years working with adults. It was there that I was able to develop the program that is now being taken over by the Southern Christian Leadership Conference called the Citizenship Education Program. And we have, at this moment, 595 teachers. We started with one teacher, fourteen students, and one hundred dollars. Today, we have a program that has 595 teachers. We've trained 1,078, but at the present time, 595 of the 1,078 are working. And they are in the eleven Southern states, with around 29,000-plus students from their classes and the communities they are in, registered to vote.\n\nRPW: Let me switch to a question, Mrs. Clark, a historical question. In reading [Gunnar] Myrdal's big book on the Negro in America, I came across his [proposal] on what would have been compensation to the white slaveholders for the emancipated slaves. And expropriation of plantation land, with payment to the planters. The resale of this land, not a gift, but sale to the landless, emancipated slaves, and the landless whites, on a very long-term, easy rate. One more thing, the movement of a large number of Negroes to free land in the West, and the setting up of communities outside of the South. Let me ask you, how would you feel about those items one-by-one? Let's start with compensation that would be offered for the emancipation of a slave. How do you feel about that?\n\nSC: I do know that the slaves had nothing. They had no land and no money. But they did have something. They had a spirit, and they had the skill of working with the land. To mingle their blood and their sweat and their tears with. My father was a slave.\n\nRPW: Your father was...\n\nSC: My father was a slave on Joel Poinsett's farm. And he came out of that. And I really feel that not any of us would have liked a gift. We would rather work, and earn whatever we needed to get.\n\nRPW: Now, what would you feel about a program which would have paid the slave owner for the emancipated slave, compensation for the emancipated slave?\n\nSC: The slave owner, according to the stories that my father told me, had many things buried that they saved. And I don't see where they needed to be paid for an emancipated slave. Because they took away from the slaves all of the profit motive. They kept the land and every bit of the profit that came from the land. I wouldn't agree to pay them for the emancipated slave.\n\nRPW: This on moral grounds or on practical grounds?\n\nSC: I take my stand as a Christian principle. And that is on the real moral ground. I just don't see where I would want to, morally, pay any landowner for a human being. I just can't see it.\n\nRPW: Suppose we can know that such a policy would have guaranteed peace in the South within a generation or so, and a reasonably humane society? And would we have avoided the problems of all the bitterness of Reconstruction, and the violence, and actually avoided segregation?\n\nSC: It's very hard for me to believe that anything like this could have been avoided by payment to the landowners. I haven't seen money, as yet, actually bring about peace and harmony. But, when you put the _if_ there\u2014when you put the _if_ in it\u2014I would say, well, yes. _If_. Other than that, I would never agree to a landowner...\n\nRPW: The only reason for doing it would be to establish a stable society.\n\nSC: Yes.\n\nRPW: You wouldn't feel offended then, if you knew you got a stable society as a result?\n\nSC: If we can get a stable society, with Christian principles, I would not. And when I say Christian principles, I mean just that. I mean doing unto others as we would like to be done by. This is what I consider the Christian principles that I feel we have to take with us everywhere.\n\nRPW: Let me quote or paraphrase a statement from James Baldwin: \"The Southern mob does not represent the will of the Southern white majority.\" There's the crowd on the street breaking up demonstrations, or lynch mobs or police, in their illegal actions, they do not represent the will of the Southern white majority. Does that make sense to you?\n\nSC: Yes, it does. In my mind\u2014and I have felt this practically all through my years\u2014there are many good white people throughout the South. Even in the state of Mississippi, where they aren't supposed to be, well, actually human. But I do think that there are some white people that the fear has kept them from speaking out or from acting. I think that the minority has the loud voice.\n\nRPW: And the minority bullies the majority, is that it?\n\nSC: It does, because of the great fear.\n\nRPW: Of course, some Negroes say that keeping quiet from fear is a form of collusion, a way of joining the conspiracy.\n\nSC: I guess that I say that, too. But I do know that there is a real fear. I had a very good friend who is the great-grandnephew of Harriet Beecher Stowe. He lived and worked in Birmingham, Alabama. And he wrote about the things that he actually saw. How people were burned at the stake. How they were castrated. It was hard for him to do anything else but run, and not to speak out any longer, but to leave. I guess we'll have to give the people a chance to grow where they don't fear death anymore. They may be joining the conspiracy. They join it because they fear death.\n\nRPW: You had a very painful experience in Tennessee in the Highlander Folk School, didn't you?\n\nSC: Yes I did.\n\nRPW: Did you find any voice in Tennessee lifted in favor of the school?\n\nSC: Yes, I'm very happy to say that the night that I was arrested, there were people who were concerned about my welfare. And at the trial, there were quite a number who came up and spoke for the school. I can remember riding with a taxi driver, and you know it's an all-white community. So I had to ride with the white taxi driver when I'd be coming in and going out. And he said that Miles Horton's wife\u2014this is his first wife, Zilphia, who was a great singer\u2014he said, \"That was a good woman.\" He said: \"When she first came here she came to our houses, and took our sick people out and carried them to the Folk School, and fed them. And then filled bags with food when she carried them back home. And Miles's mother taught us how to make quilts, and how to weave, until there were many who talked in favor of this school.\"\n\nRPW: But they had no influence.\n\nSC: But they had no influence. They were not able to speak loud enough to get above the talk of the rabble-rousers.\n\nRPW: Where did the impulse to suppress the school come from, by your diagnosis?\n\nSC: I felt that we had to fight three states. We had to fight not only Tennessee, but Arkansas, Alabama, and Georgia. Because while we were having a meeting in 1957, Governor [Marvin] Griffin of Georgia sent a man, Ed Friend, up there, who came in as what he called a water pollution expert to take pictures and spy on the group. We weren't doing anything we didn't want him to see. But he managed to have a fellow there that they considered a communist. And every time he would get near one of our speakers, he would snap a picture of them. So they made a slick paper of this thing and sent it all around. When Miles was investigated, too, at Nashville, there were men there from Georgia, Alabama, and Arkansas, who were trying to put pressure on the jury at that hearing.\n\nRPW: Was the main question the biracial seminars then?\n\nSC: When we were in the mountain courts, and the local courts with the magistrates and the justice of the peace, the issue was integration. And I think they did that to inflame the jury. But, when the case was then carried to the state Supreme Court, the integration angle was dropped and it became operation of the school for the personal benefit of Miles Horton, or the selling of beer without a license.\n\nRPW: But those were subterfuges, weren't they?\n\nSC: They were. And we know that those things were not true.\n\nRPW: Do you feel, Mrs. Clark, that there's been a real change in the general climate of opinion in your times, about racial inferiority and superiority?\n\nSC: I've lived quite a long life and I see a great difference in the climate. I've known the times when many Negroes felt very inferior. In fact, I know of some today who still feel that way. I've had a chance recently to see some Negro women, when I go into towns, who won't even sit and eat with me. They still let the husbands eat with company while they go and eat in the kitchen. That's a carryover, I think, from slavery. So this thing is still with us.\n\nI started to say I've also seen a great difference with white people. My mother had many children and we lived in an integrated neighborhood. Charleston was not a zoned city; it is just becoming zoned. And so there was a man with his mother, who lived not too far away from us, and the mother was elderly and wanted some child to sleep with her every night. And there was always, to my mind, a kind of inferior thing. They would want to make you a pallet somewhere, but never want you to sleep in a bed with them, even though they wanted you for company. But today, many of those same people of that same family will offer you a bed in the room with them, or in a separate room in their house. The climate has changed all around. I think white people felt, at one time, that they had to have subordinates, but today it's not true all over.\n\nRPW: What's caused this change, in your opinion?\n\nSC: Two world wars and the introduction of federal programs. I can remember the first time when I was teaching, when the Agricultural Association came, and Negro farmers, dirt farmers, were going to get loans. Well, before that time, white farmers would go into a place and Negro farmers would stand outside. But after the Second World War, white farmers and Negro dirt farmers lined up in the same room, one behind the other, as they came\u2014first come, first served. And that, I think, changed the people. Then there were new banking laws. Right after Mr. Roosevelt came in, banks were closed down. And when we went back into the banks, people were served on a first-come, first-served basis. And so that thing has spread.\n\nFrom every rural section of the South and every dive in the North, Negroes were taken to other countries and saw another kind of life. And they came back home to get some of this democracy that they were trying to save. There were more people coming from everywhere to demand the rights that were actually theirs. And as white people matured, they realized that these [Negro] people had saved their lives during the First and the Second World Wars.\nMartin Luther King Jr.\n\nMarch 18, 1964\n\nAtlanta, Georgia\n\n_The Reverend Martin Luther King Jr. was already the leading voice for nonviolent social change in the civil rights movement when Robert Penn Warren interviewed him in Atlanta. Warren wrote extensively about the meeting in a chapter of_ Who Speaks? _that concentrated on eight major movement leaders Warren termed \"the Big Brass.\" He was taken by King's personal magnetism, grace of movement, and the depth of thought he gave to the questions Warren asked. \"The charisma is not the product of publicity,\" Warren wrote. \"It is real.\"_\n\n_King was born in Atlanta in 1929. His father and grandfather were pastors at the city's prestigious Ebenezer Baptist Church, which King himself would come to lead. He earned degrees from Morehouse College, Crozer Theological Seminary, and Boston University. In 1953, King married Coretta Scott and a year later became pastor of Dexter Avenue Baptist Church in Montgomery, Alabama. It was there, during a bus boycott by the city's black residents, that King got deeply involved in the cause that would dominate his life_.\n\n_By the time Warren met with King, in March of 1964, the minister had been repeatedly arrested in Southern towns and cities for his civil rights activities. He had written his famous \"Letter from a Birmingham Jail,\" delivered his \"I Have a Dream\" speech at the March on Washington, been named_ Time _magazine's Man of the Year, and met with presidents Eisenhower, Kennedy, and Johnson. Later in 1964 King was awarded the Nobel Peace Prize_.\n\n_The Southern demonstrations led by King and others\u2014and the violent white backlash\u2014helped spur Congress to pass the 1964 Civil Rights Act and the 1965 Voting Rights Act. With momentum from those victories, King pressed the civil rights movement to enlarge its vision. He rallied his forces to protest housing discrimination in Chicago in 1966, but the effort met with limited success. The centrality of King's leadership in the movement was also being increasingly challenged by other activists, especially younger and more militant organizers_.\n\n_In 1967, King stepped up his opposition to the war in Vietnam. On April 4, he gave a speech at Riverside Church in Manhattan declaring that the nation's struggles with racism and poverty were inextricably linked with the war. Critics within the civil rights movement accused King of sacrificing their domestic aims by speaking out against the Vietnam War. King felt he could not do otherwise. Exactly one year to the day after the Riverside speech, King was assassinated in Memphis, Tennessee_.\n\n_Robert Penn Warren met King at the headquarters of the Southern Christian Leadership Conference, the civil rights organization King founded in 1957. King seemed busy and Warren guessed that he was skipping lunch to make time for him. He opened the interview with a question about the Reverend Martin Luther King Sr., known to his family and followers as \"Daddy King.\" The elder King had been pastor at Ebenezer for more than thirty years. His son became his co-pastor in 1960_.\n\n_Daddy King was a gifted orator and had long been an active, implacable foe of segregation. In 1939, he led an ambitious voter registration drive in Atlanta over the opposition of more cautious leaders in the black community. He headed a successful effort to improve working conditions and pay for African American teachers. And he challenged white authority figures to treat him with respect. Martin was with his father when an Atlanta traffic cop called Daddy King \"boy.\" Martin said his father pointed at him and replied forcefully, \"This is a boy. I'm a man, and until you call me one, I will not listen to you.\" The astonished officer hastily wrote out a ticket and left the scene_.\n\nROBERT PENN WARREN: Do you see your father's role and your own role as historical phases of the same process?\n\nMARTIN LUTHER KING: Yes, I do. My father and I have worked together a great deal in the last few years trying to grapple with the same problem. He was working in the area of civil rights before I was born. I grew up in the kind of atmosphere that had a real civil rights concern.\n\nRPW: There are vast differences, of course, in techniques and opportunities and climate of opinion\u2014all of those million things that are different from one generation to the other. But you see a continuity in the process, and not a sharp division between roles, yours and his?\n\nMLK: Yes, I see continuity. There are certainly minor differences, but I don't think there is any sharp difference. I think basically the roles are the same. Now, I grant you, my father did not come up under the discipline of the nonviolent philosophy. He was not really trained in the nonviolent discipline. But even without that, the problem was about the same, and even though the methods may not have been consciously nonviolent, they were certainly nonviolent in the sense that he never advocated violence as a way to solve the problems.\n\nRPW: Yes, yes. Those are phases then, shall we say, in a process. What is the next phase of the Negro movement?\n\nMLK: My feeling is that we will really have to grapple with ways and means to really bring about an integrated society. Nonviolent direct action, working through the courts, and working through legislative processes may be extremely helpful in bringing about a desegregated society. But when we move into the realm of actual integration, which deals with mutual acceptance\u2014genuine intergroup, interpersonal living\u2014then it seems to me that other methods will have to be used.\n\nRPW: In that phase, we can certainly see quite clearly responsibilities that belong to the white man, and obligations. Now, what problems, responsibilities, and obligations would you say the Negro would have in this phase?\n\nMLK: Well, I would think the responsibilities of the Negro in this phase would be in the area of what Mahatma Gandhi used to refer to as \"constructive work.\" Which is a program whereby individuals work desperately to improve their own conditions and their own standards. After the Negro emerges in and from the desegregated society, then a great deal of time must be spent in improving standards which lag behind, to a large extent, because of segregation, discrimination, and the legacy of slavery. The Negro will have to engage in a sort of \"operation bootstraps\" in order to lift these standards. By raising these lagging standards it will make it much less difficult for him to move on into the integrated society.\n\nRPW: Two weeks ago a prominent newspaperman\u2014a Southerner by birth\u2014said to me: \"Thank God for Dr. King. He's our only hope.\" He was worrying about violence. Now, this is very often said by white people. Dr. Kenneth Clark has remarked in print that your appeal to many white people is because you lull them into some sense of security. And I hear, too, that there is some resistance on the part of Negroes because they feel that your leadership has somehow given a sense of a soft line, a rapprochement, that flatters the white man's sense of security. Do you encounter this, and how do you think about this?\n\nMLK: Well, I don't agree with it, (laughs) naturally. First, one must understand what I'm talking about and what I'm trying to do when I say \"love,\" and that the love ethic must be at the center of this struggle. I'm certainly not talking about an affectionate emotion. I'm not talking about what the Greek language would refer to as _Eros_ , or _famile_. I'm talking about something much deeper. I'm thinking of a very strong love. I'm thinking of love in action. Not something where you say, \"Love your enemies,\" and just leave it at that. You love your enemies to the point that you're willing to sit-in at a lunch counter in order to help them find themselves. You're willing to go to jail. I don't think anybody could consider this cowardice or even a weak approach. So I think that many of these arguments come from those who have gotten so caught up in bitterness that they cannot see the deep moral issues involved.\n\nRPW: Or the white man, caught up in complacency, refuses to understand it.\n\nMLK: Yes, I think so. I think both.\n\nRPW: There's a problem that many people now talk about, as more and more [civil rights] activity occurs in the big centers, like Harlem and Detroit and Chicago\u2014desperate wondering as to whether any leadership now visible, or imaginable, can control the random explosion that might come at any time, that is stored up. Is that the big, central problem you all are facing now?\n\nMLK: I think it's a real problem. And I think the only answer to this problem is the speed in which we move toward the solution of the problem. The more progress we can have in race relations and the more we move toward the goal of an integrated society, the more we lift the hope of the masses of people. This will lessen the possibility of sporadic violence. On the other hand, if we get setbacks, and if something happens where the Civil Rights Act is watered down, for instance, if the Negro feels that he can do nothing but move from one ghetto to another and one slum to another, the despair and the disappointment will be so great that it will be very difficult to keep the struggle disciplined and nonviolent. So it will depend on the rate and speed of progress, and recognition on the part of the white leadership of the need to go on and get this problem solved\u2014and solved in a hurry\u2014and the need for massive action programs to do it.\n\n_Warren asks King about public school segregation and the effects it has on white and black children_.\n\nMLK: When a white child goes to school only with white children, unconsciously that child grows up devoid of a world perspective. There is an unconscious provincialism, and it can develop into an unconscious superiority complex, just as a Negro develops an unconscious inferiority complex. Our society must come to see that this whole question of integration is not merely a matter of quantity\u2014having the same this and that in terms of a building or a desk\u2014but it's a matter of quality. If I can't communicate with a man, I'm not equal to him. It's not only a matter of mathematics; it's a matter of psychology and philosophy.\n\nRPW: Let me ask a question that lies behind part of this, I think, at least for some people. [W.E.B.] Du Bois, many years ago, wrote about a possible split in the Negro psyche. The Negro is pulled, on one hand, toward almost a mystique of African heritage, or at least the special Negro cultural heritage here, to the mystique of blackness. On the other hand, the pull toward Western, European, Judeo-Christian-American cultural heritage, with the price of being absorbed away from the other cultural heritage, and even having the blood integrity lost entirely, possibly, in the end. Does this present itself to you as a real problem, as a real issue, or not?\n\nMLK: It's a real issue and it has made for a good deal of frustration in the Negro community. People have tried to solve it through various methods. One has been to try to reject, psychologically, anything that reminds you of your heritage. This is particularly true of the Negro middle class, the desire to reject anything that reminds you of Africa, anything that reminds you of the masses of Negroes. And then trying to identify with the white majority, the white middle class. And so often what happens is this individual finds himself caught out in the middle, with no cultural roots, because he's rejected by so many of the white middle class, and he ends up, as E. Franklin Frazier says in a book, \"unconsciously hating himself,\" when he tries to compensate for this through conspicuous consumption.\n\nSo there's no doubt about the fact that this has been a problem, but I don't think it has to be. I think one can live in American society with a certain cultural heritage, whether it's an African heritage or European, or what have you, and still absorb a great deal of this [American] culture. There is always cultural assimilation. This is not an unusual thing. It's a very natural thing. And I think that we've got to come to see this. The Negro is an American. We know nothing about Africa, although our roots are there in terms of our forebearers. But the average Negro today knows nothing about Africa. And I think he's got to face the fact that he is an American, his culture is basically American. One becomes adjusted to this when he realizes what he is. He's got to know what he is. Our destiny is tied up with the destiny of America.\n\n_Warren asks King about the meaning of the phrase \"Freedom Now,\" in the context of historical change in society_.\n\nMLK: I think the slogan is a good one. It really means that the Negro has reached the point of feeling that he should have freedom now. I don't think there's any illusion in the mind of anybody about the fact that you've got to observe the historical process, that this structural change cannot come overnight. But we must work at it and we must try to deal with it with such an urgency that we are challenged by the need for it\u2014now. This [slogan] is more of a challenge to work, and [to] realize the urgency of the moment, than it is a belief that you can really get freedom within such a short period.\n\nRPW: I sat with a group of students some months ago and asked if it's a question of social process. And a very bright boy, a senior in a good college, said, \"I understand about social process, in time. But I can't bear to bring myself to say it.\"\n\nMLK: Yeah, well, I find it is a problem. And we have lived so long with people saying, \"It takes time,\" and \"Wait on time,\" that I find it very difficult to adjust to this. I mean, I get annoyed almost when I hear it, although I know it takes time. But the people that use this argument have been people, so often, who really didn't want the change to come. Gradualism for them meant a do-nothing-ism, you know, and the stand-still-ism. So it has been a revolt, I think, against the feeling, on the part of some, that you can just sit around and wait on time when actually time is neutral. It can be used either constructively or destructively.\n\nRPW: But some words have become symbolically charged with feelings where they can't even be used. Like the word \"gradual\" has become emotionally charged, symbolically charged.\n\nMLK: That's right.\n\nRPW: So the word can't be used.\n\nMLK: That's right. Exactly. All of the emotions surrounding gradualism, and this whole thing of waiting on time, brings about resentment from the Negro and his allies in the white community.\n\nRPW: Now, speaking of symbolisms: I was talking a few weeks ago with a very, very able Negro attorney. He's a very violent, bitter man. And he suddenly said, \"I live in a society where all the symbolism of the poetry I read, the Bible I read, is charged with the white man's values. God's white robes, you know. White light of hope. All of which are an affront to me.\" And he said, \"I find myself schooling myself now to resist all the symbolism and invert it for myself.\"\n\nMLK: Many Negroes go through this, now probably more than ever before. My only hope is that this kind of reaction will not take us right back into the same thing we're trying to get out [of]. There's always a danger that an oppressed group will seek to rise from the position of disadvantage to one of advantage, you see, thereby subverting justice. You end up substituting one tyranny for another. Our danger is that we can get so bitter that we revolt against everything white. This becomes a very dangerous thing, because it can lead to the kind of philosophy that you get in the black nationalist movements\u2014the kind of philosophy that ends up preaching black supremacy as a way of counteracting white supremacy. I just think this would be bad for our total society. But I can well understand the kind of impatience, and the psychological conditions, that lead to this kind of reaction.\n\nRPW: There's a special thing about this revolution that makes it unlike, as far as I can tell, any other. All previous revolutions have aimed at the liquidation of a class or a regime. This one does not aim at liquidation of a class or a regime. It's aimed at something else.\n\nMLK: It's a revolution.\n\nRPW: How would you define that aim then?\n\nMLK: I would say this is a revolution to get in. It's very interesting. I think you're quite right that most revolutions, almost all revolutions, have been centered on destroying something. In this revolution, the whole quest is for the Negro to get into the mainstream of American life. It's a revolution calling upon the nation to live up to what is already there in an idealistic sense, in all of its creeds and all of its basic affirmations. But it's never lived up to it. So this is the difference: it is a revolution of rising expectations, and it is a revolution not to liquidate the structure of America, but a revolution to get into the mainstream of American life.\n\nRPW: A revolution to liquidate an idea, is that it?\n\nMLK: That's right, to liquidate an idea which is out of harmony with the basic idea of the nation.\n\nRPW: It's a new kind of revolution.\n\nMLK: Yes, it's a new kind of revolution.\n\nRPW: The problem may be to define this revolution in new terms, to contain the element of hate and liquidation, and exploit the element of hope. You want to drive one horse, not two, unless you want to kill one of the horses. Hate's a great dynamic in a revolution. That's human. The hate element is there. But it's a question of containing that. Or converting it to something else, because there's no legitimate object for it.\n\nMLK: I think you're quite right. This is a part of the job of the leadership in this revolution: to keep that hope alive. To keep the kind of righteous indignation alive, or the kind of healthy discontent alive, that will keep the revolution moving on.\n\n_The conversation turns to incidents in which King was attacked by black people in Harlem. In 1958, a mentally disturbed woman stabbed King in the chest as he was signing books in a bookstore. In 1963, King's car was pelted with eggs when he was on a visit to the area_.\n\nMLK: The first one, I don't know if we'll ever know what the cause or basis was because [she] had a demented mind [and] really didn't know why she was doing it. It may be that she had been around some of the meetings of these groups in Harlem, black nationalist groups, that have me all the time as a favorite object of scorn, and hearing this over and over again, she may have responded to it when I came to Harlem. Or it may be that she was just so confused that she would've done this to anybody whose name was in the news. We'll never know.\n\nBut now, the other one where they threw eggs at my car, I think that was really a result of the black nationalist groups. They've heard all of these things about my being soft and my talking about love the white man all the time. [They think] that this is a cowardly approach. And they transfer bitterness toward the white man to me because they fear that I'm saying love this person that they have such a bitter attitude toward. It grows right out of that. In fact, Malcolm X had a meeting the day before and he had talked about me a great deal and told them that I would be there the next night. [He] said, \"Now, you all are to go over there and let old King know what you think about him.\" And he had said a great deal about nonviolence, criticizing nonviolence, and saying that I approved of Negro men and women being bitten by dogs and [blasted by] fire hoses, and that I say, \"[Do] not defend yourself.\"\n\nSo I think this response grew out of all of the talk about my being a sort of polished Uncle Tom. This is the kind of thing they say in those groups. Now, my feeling has always been that they never understood what I'm saying. Because they don't see that there's a great deal of a difference between nonresistance to evil and nonviolent resistance. I'm not saying that you sit down and patiently accept injustice. I'm talking about a very strong force, where you stand up with all your might against an evil system. You are not a coward. You are resisting. You've come to see that, tactically as well as morally, it is better to be nonviolent. Even if one didn't want to deal with the moral questions, it would just be impractical for the Negro to talk about making his struggle a violent one.\n\n_Warren mentions a public opinion survey conducted in Harlem in which a large percentage of African American respondents did not think of blacks as being a minority_.\n\nMLK: Is that so?\n\nRPW: Because they see so few white people around.\n\nMLK: That's right. They never go out of Harlem.\n\nRPW: So the tactical appeal doesn't apply to them. They say, \"We're the majority.\" That's a dangerous fact, isn't it?\n\nMLK: That's a dangerous fact, yes. And you see, many people in Harlem never go out of Harlem. I mean, they'd never even been downtown. And you can see how this bitterness can accumulate. Here you see people crowded, and hovered up in ghettos and slums, with no hope. They see no way out. If they could look down a long corridor and see an exit sign, they would feel a little better. But they see no sense of hope. And it's very easy for one talking about violence and hatred for the white man to appeal to them. And I have never thought of this, but I think this is quite true: that if you talk to them about nonviolence from a tactical point of view, they can't quite see it because they don't even know they're outnumbered.\n\nRPW: Let me ask one more question. When you were assaulted\u2014and it's very hard, I know, to reconstruct one's own feelings\u2014what did you feel? What were your first actual reactions at the moment they threw the eggs? Can you reconstruct that?\n\nMLK: Yes, I remember my feelings very well. At first I had a very depressing response because I realized that these were my own people, these were Negroes throwing eggs at me. And I guess you do go through those moments when you begin to think about what you're going through, and the sacrifices and suffering that you face as a result of the movement, and yet your own people don't have an understanding, not even an appreciation, and [they are] seeking to destroy your image at every point.\n\nBut then it was very interesting. I went right into church and I spoke. And I started thinking not so much about myself but about the very people, the society that made people respond like this. I was able, very quickly, to get my mind off of myself and of feeling sorry for myself, and feeling rejected. I started including them into the orbit of my thinking\u2014that it's not enough to condemn them for engaging in this act. But what about the society, and what about the conditions that are still alive which made people act like this? And I got up and said: \"The thing that concerns me is not so much those young men. I feel sorry for them. I'm concerned about the fact that maybe all of us have contributed to [the problem] by not working harder to get rid of the conditions, the poverty, social isolation, that cause individuals to respond like this.\"\nWyatt Tee Walker\n\nMarch 18, 1964\n\nAtlanta, Georgia\n\n_Wyatt Tee Walker came early to civil rights activism and, according to Martin Luther King Jr., was \"one of the keenest minds of the nonviolent revolution.\" Walker served as the executive director of the Southern Christian Leadership Conference (SCLC) from 1960 to 1964, greatly expanding the organization's size, capacity, and fund-raising efforts, and serving as a key direct action strategist. SCLC staffer C.T. Vivian said Walker \"made everybody snap to attention. You were going to produce when Wyatt was around.\"_\n\n_Wyatt Tee Walker was born on August 16, 1929, near Boston, Massachusetts. He was one of eleven children. Walker graduated from Virginia Union University with a BS in chemistry and physics, but he soon followed his father into the ministry. In 1953, he was called to minister at the historic Gillfield Baptist Church in Petersburg, Virginia, one of the oldest black churches in the nation_.\n\n_Walker was a prodigious organizer all his life. When he was nine years old, he and his siblings, living in New Jersey, refused to be barred from a segregated movie theater. Over the course of his life, Walker was arrested seventeen times for civil disobedience. The first time was in 1958, when he entered a whites-only public library in Petersburg and tried to check out a book. Joining him were his wife, children, and a handful of other preachers and students. Historian Taylor Branch says the book Walker selected was a biography of Confederate commander Robert E. Lee because it amused him that \"white southerners would arrest him for trying to read about their most cherished hero.\"_\n\n_Historian Raymond Arsenault describes Walker as \"one of the movement's most flamboyant characters.\" His courage and aplomb won the admiration of King early on. In the 1950s, Walker was president of the local chapter of the NAACP, the state director of the Congress of Racial Equality, and one of the founding directors of the SCLC. He also founded the Petersburg Improvement Association_.\n\n_As a civil rights leader, Walker often found himself nose to nose with white supremacists. While supporting Freedom Riders jailed in Monroe, North Carolina, he encountered a beefy white man on the steps of the county courthouse. According to Arsenault, the man \"picked the diminutive SCLC leader up and threw him down a flight of concrete steps into a bed of ivy surrounding a granite Civil War monument.\" Walker got up and climbed the stairs, only to be thrown down again. The third time, police arrested the man, and Walker entered the courthouse_.\n\n_Walker was a skilled and meticulous tactician. He helped plan the SCLC's 1963 Birmingham campaign, which he dubbed \"Project C\" for \"confrontation.\" Aimed at attacking segregation in the Alabama city, the campaign included mass demonstrations, sit-ins, and a boycott of white-owned businesses. Thousands of people were arrested, including King and hundreds of children_.\n\n_Walker described the Birmingham campaign as \"a tremendous organizational operation.\" One key goal was to provoke public safety commissioner Eugene \"Bull\" Connor, a vicious segregationist. Historian David Garrow says Walker tried to \"precipitate... crucial crises in order to expose what the black community was up against.\" Walker said that he and fellow organizers had been counting on Connor's stupidity. \"Bull Connor had something in his mind about not letting 'these niggers' get to City Hall,\" he said. \"I prayed that he'd keep trying to stop us.... Birmingham would have been lost if Bull had let us go down to the City Hall and pray.... There would be no movement, no publicity.\"_\n\n_Instead, the battle being fought in the streets of Birmingham became a national story and led to major concessions from city leaders, including desegregating lunch counters, removing \"whites only\" and \"blacks only\" signs from water fountains and restrooms, and releasing protesters from jail. White segregationists retaliated with a series of violent attacks, bombing King's temporary headquarters at the Gaston Motel and the home of his brother. Still, the campaign was considered a success. It inspired similar action across the South_.\n\n_On a team of staff with outsized egos at the SCLC, Wyatt Tee Walker made no apology for his. \"I didn't give a damn if people liked me,\" he once said in an interview, \"but I knew I could do the job.\" He was devoted to King, whom he addressed, simply, as \"Leader.\" He told Robert Penn Warren, \"One big piece of evidence about the greatness of Martin Luther King is that a man as vain as I am is willing to play second fiddle to him. And I'm not ordinarily ready to play second fiddle to anybody.\"_\n\n_By 1964, Walker's heavy-handed management style had become a problem for the independent-minded SCLC staff. He resigned from the organization not long after meeting with Warren. Walker soon took the helm of a new publishing company, the Negro Heritage Library, which sought to expand school curricula to include more African American history and culture_.\n\n_At King's urging, Walker became senior pastor at Canaan Baptist Church in Harlem in 1968, where he served for thirty-seven years. King was the guest preacher at his installation on March 24, 1968, eleven days before his assassination. In 1975, Walker was awarded a doctorate in African American studies from Colgate Rochester Divinity School. An expert on gospel music, he published a number of books on music, social change, and religion. Walker remained a staunch activist throughout his life. He organized efforts to challenge apartheid in South Africa and led community development activities in Harlem_.\n\n_Robert Penn Warren met the Reverend Walker at SCLC headquarters in Atlanta. He described Walker as a \"voluble and eloquent\" man who appeared to speak with candor and self-awareness_.\n\nROBERT PENN WARREN: To many people it is astonishing that the leadership, by and large, of the Negro movement has come from people living in the South. How do you explain this?\n\nWYATT TEE WALKER: There's a large degree of coincidence involved here. The nonviolent thrust of the Negro community in the South that we have seen in the last decade has been a part of the history of the world\u2014the rise of the nations in Africa toward independence. I think there's something about this moment of history which has caught this present generation.\n\nOne of the biggest contributing factors to it is that we have come into a day of instantaneous communication. One of the things that kept the Negro community in the Deep South insulated against even knowing something better to want was the fact that he didn't have the information. There's an old expression, you can't miss what you never had. So this day of instantaneous reporting of events has given the Negro a chance to connect himself up with the whole stream of history.\n\nAnother contributing factor is that, in a very real way, the minds of Negroes have been unlocked. For instance, I think the white Southern race uses a lot of sophisticated arguments as to why the Negro is inferior, and why there ought to be separate education facilities, which are not at all the real reasons. I think the more insidious reason is that he has wanted to keep the Negro ignorant. You can't lay open a man's mind to the truth of the humanities, to the trend of civilization of the Western world in the last five hundred years, you can't bait his mind in thinking of Aristotle and Plato and Diogenes, without him wanting something better in life. To keep a man a slave you've got to keep him ignorant. Unslave his mind and you unslave, inevitably, his person.\n\nRPW: As [Frederick] Douglass put it.\n\nWTW: Yes. As you're making an analysis of Negro leadership, I think the people who hold the titular responsibilities, whether they have come by them out of design or by accidents in history, they are all people with finely tooled minds, who have a sharp sensitivity to the humanities. They are generally literate and well-read men who do their own thinking. I think if you could make just a spot survey or spot check of the people with whom you talk, that this is the general stripe of people you talk with.\n\nRPW: That's true. This raises a question. In 1935, would such a leadership have been available among Negroes?\n\nWTW: Well, I personally doubt it. It's difficult to second-guess history. I do not think it was possible in 1935 because a lot of what has been produced has come about out of the response to what World War II produced. You had a new temper developing in Negro boys during World War II. They got to see the world. And they had made an investment in making the world safe for democracy, et cetera, all of the slogans we had. And they came back with certain questions in their minds. They had been overseas and had freedoms that they never even conjectured in Mississippi and Alabama and Georgia and Louisiana. Then, in their own minds, they said: \"If I fought and ran the risk of dying for all of America then I ought to have some share of it here.\" This shift in the South, from an agrarian economy to an urban industrial economy, has had a lot to do with the groundswell of discontent of the Negro community. The Negro was leaving the Deep South in droves, going to other large industrial cities in the North during the war.\n\nRPW: What about the notion that we are encountering sometimes, that the Negro is just discovering his identity, that this is part of this whole movement?\n\nWTW: It's a very critical part, because I've seen, in my own lifetime\u2014I'm not an old man, as you know\u2014an internal color discrimination in the Negro community. And, being a mulatto, I guess I was sensitized to it because I had brothers and sisters who, I don't know why, gave being light-skinned some special value. Fortunately for me, I rebelled against this. I thought people were people on the basis of their intrinsic worth, the fact that they were humans. And I think this could have been one of the things that made me get the issue of humanity square in my own mind. I have seen that change sharply in the last fifteen or twenty years. I have known dark-skinned people in whose presence I would be afraid to say the word \"black,\" seriously or humorously.\n\nRPW: You mean now, or in the past?\n\nWTW: In the past, fifteen years ago. Now I feel no reluctance whatsoever. In fact, it's part of the built-in humor of the movement that we kid each other about, calling each other half-white Negroes and black Negroes. In affectionate terms, you know.\n\nRPW: Some weeks ago I was having an interview with a quite distinguished lawyer, who is a Negro, and he was saying to me that it's a real problem for him, living in a world of white symbolisms\u2014the symbolism of white and black, dark and light, as symbols that convey value. He said, bitterly: \"I find myself schooling myself to invert these symbolisms, which are hidden in all literature and in common speech.\"\n\nWTW: I think this is symptomatic in the Muslim movement, you know.\n\nRPW: This man is not a Muslim.\n\nWTW: He may not be, but this is the other extreme, that within this movement they are exalting black, which is the reverse of exalting white. And I can certainly sympathize with this lawyer because I know, when I am watching television and reading stories, and in some of our expressions, my antenna is out to pick up these little value assignments on the basis of color. We talk about a little white lie, but a terrible lie is a black lie. I saw a television story about a good horse and a bad horse, and the good horse was white and the black horse was bad. And it's so skillfully woven into the whole fabric of our value judgments that I think sometimes it almost happens to us unconsciously.\n\nRPW: These oppositions, light and dark, run through all sorts of things in our society, in our literature. It also is found in Africa. The symbolism, as some anthropologists say, antedates any contact with white European culture. In the Chinese theater, literally, a face is darkened to denote a villain and whitened for a hero.\n\nWTW: You must understand that this is the normal emotional response for the American Negro because of the frame of reference in which he has been forced to move, because of the box in which the Negro has been moved, and this is his immediate interpretation of it. I think this goes back even to Platonic dualism. It's reflected in the New Testament writings of Paul; he talks about the children of light and the children of darkness. And we can even go back to the business of day and night, with the primitive mind not really quite grasping what makes night and what makes day.\n\nRPW: Then we have a very strange situation, don't we, of a conditioned attitude toward natural symbols.\n\nWTW: I think one has been superimposed on the other. We have taken the natural symbols and then, as the structure of race and color concepts developed, we superimposed them on nature symbols that were already available.\n\nRPW: There we are. What reaction is appropriate, then, for a cultivated Negro or a not-cultivated Negro facing these symbolisms? What's reasonable and logical?\n\nWTW: I would hope that I could be considered cultivated, but I don't think any Negro, no matter how much he's cultivated, ever really becomes emancipated. No matter how much my mind has been opened, no matter how much, academically, I recognize the fallacy of race, so much has been done to my emotional pattern by what we call the system\u2014the segregation and discrimination\u2014that I never really am free of it. And so you get, sometimes in fleeting moments, the reverse response, discrimination the other way. For instance, I think Negroes like myself have developed almost a mental catalog of the tone of voices of how a white face speaks to them, which in another circumstance, when a Negro speaks, would get no response whatsoever. But everything that a white person says is interpreted by the nuance of the tone of voice, or maybe the hang of the head, or the depth of tone, or the sharpness of the tongue. Things that in the ordinary, normal frame of reference would have no meaning take on tremendous and deep and sharp meaning.\n\nRPW: You are documenting the remark made by more than one Negro, that to be a Negro is to have a touch of the paranoid.\n\nWTW: Oh, yes. We have almost a total ambivalence. Even in this moment of history for the Negro, when he really accepts his identity more than he ever has before, there is still a retention of this ambivalence, which has many roads by which it has come. Some of it came out of survival, some of it came out of hatred for the white man, just the pure job of saying one thing that you knew he wanted to hear and really meaning something else.\n\nRPW: Even the folklore, even Uncle Remus.\n\nWTW: Yes, poking fun at the master without the master ever really understanding what he was saying. This runs through the idiomatic expression of the Negro, and the Negro spirituals, and the Negro religion.\n\nRPW: What about this question, then, of the relation of white men to the Negro movement? We have very violent statements here and there. [James] Baldwin says the white liberal is an affliction. Others have said, \"We will have no more connection with the white sympathizer, the white liberal. He has no place. He's a curse.\" This is a logical extension of that attitude, isn't it?\n\nWTW: Yes it is. I do agree with Adam Clayton Powell Jr., one person whom I know has said this again and again, that the day has come when the white person has no role to play in the policy decisions of the Negro movement. But I do not go all the way with him to say that we do not need white allies. No, maybe I am middle-of-the-road on this point of view. I say that there are some decisions that the Negro will have to make tactically and strategy-wise, as far as the direction that his movement is going to take, and there are certain kinds of decisions in which I don't think a white man's attitude can have any impact whatsoever, and these decisions ought to be left alone to the Negro community. But if the white man wants to help with our revolution, he must come and join with us. I think we have passed through the stage of the Southern white liberal of fifteen years ago. I have an expression I use: we are afflicted with worn-out white liberals who, fifteen years ago, could have been killed for what they were saying [against segregation]. But they're saying the same things now that they were saying fifteen years ago, and as [American poet] James Russell Lowell has said, \"Time makes ancient good uncouth.\" We are at a different moment in history.\n\nRPW: Is it possible that the Negro movement could have success without a white consensus, though, in its favor?\n\nWTW: Yes, I do think so.\n\nRPW: How would you explain that?\n\nWTW: Well, I know this is a minority opinion, but I sincerely believe it. The Negro has just enough pivotal position in the economy of our nation\u2014the free enterprise system\u2014and just enough visible identity, that in a united effort we could produce so creative a crisis that the consensus might be forced. Not a consensus of consent, but a consensus prodded by practicality. Coupled with the guilt burden that the white community must bear\u2014that they do bear\u2014particularly within white Christianity or white religious life.\n\nRPW: But guilt is in the guts. If you have a feeling of guilt you already have an awareness of the moral issue and a desire for another attitude in yourself.\n\nWTW: I had not defined it as closely as that. The feeling that I was trying to get at is when a white person says, \"I know what the right thing is to do, but I just don't have the power to do it.\"\n\n_Walker turns the conversation back to the question of black acceptance of identity_.\n\nWTW: I wanted to say a few more words about that, because I think this is half of the battle, for the Negro to accept himself as he is. Now, maybe my philosophy or attitude about this is a little structured because I've talked about it a good bit on the public platform, but this business of this internal color discrimination was very sharp fifteen or twenty years ago, when I was a youngster. I was very aware of it. And I have seen a sharp disappearance. You do not find Negroes today who are light-skinned who assign to themselves any special value. And you do not find the counterpart, the sharp sensitivity of Negroes who are dark-skinned. In fact, it has gone a little bit the other way. There's a little more pride being taken now in a Negro being a visible Negro. If you're on the borderline, like some of us mulattoes are, you feel a little bit embarrassed, kind of like we've been cheated in this movement of the rise of the nations in Africa, and the respectability of being black and having kinky hair.\n\nI think it's healthy, even though the pendulum has gone the other way, because I think it will even out. But, more than anything else, this is what the nonviolent movement has given the Negro: a basic belief in his own personal worth, no matter who he is. There is a means, now, by which he can make his witness for what he believes, without cursing and swearing and clubbing and shooting\u2014using any of the traditional violent means when one wants to react against oppression. He has found identity not alone for himself but with the group. The Negro has a new solidarity. This is true not only of one Negro with a hundred other Negroes, but it's also true of Negroes South and North. I think Birmingham meant this more than anything else. There were many Negroes in the North who kind of felt sorry for those Negroes down South, but then didn't really feel a bond. But the bond has been forged now as never before.\n\nRPW: In fact, there was, by all reports of sociologists and other observers, a great withdrawal on the part of Northern Negroes from Southern Negroes as they came north.\n\nWTW: Yes, they wanted to be cut off not only from the stark circumstances that they had left, but also from their [history] of having been slaves. I think this is reflected, in another way, in the middle-class Negro, who begins to develop enough economic security that he wants to cut himself off from the Negro community. He finds himself unacceptable to the white community, and so his frustration is lost in\u2014as I think Dr. King describes it\u2014conspicuous consumption, completely devoid of any spiritual or moral values. And it has been a kind of entrapment that [the Negro] wandered into. I think it has been reflected in the early days, maybe even now in our present revolution, that a lot of the goals of the movement have been middle class, and not so much things that affect the simple and plain people of the land. But more and more the center of the movement, the focus of the movement, is shifting, particularly in economic terms, to matters of employment, those things which are going to be the day-by-day, flesh-and-blood considerations of the people of the land.\n\nRPW: Moving away from civil rights, as such, toward the economic substructure, the psychological substructure. Is that it?\n\nWTW: Yes. From civil rights to human rights. The right to be free from the fear of want and hunger, and free from the fear of not having shelter, free from the fear of ignorance.\n\n_Warren asks Walker to comment on W.E.B. Du Bois's concept of the split identity in the black psyche between identifying as an African and as an American_.\n\nWTW: In this present movement, what we have is going to lead toward a synthesis of the two. I do not think that Negroes, in the foreseeable future, are going to lose ethnic identity, if that's the proper way to describe it. I think for three to four to five and maybe six generations, there is going to be a visible Negro community. But I think the temper of history in the world, particularly with the rise of the African and Asian nations, is such that the color factor is going to recede in its importance. I don't think it's an undue optimism. Color will become an incidental means of identification, and the Negro will find his place in America as the Jew has, as the Irish, as the labor movement. The tide of history, of our times, is going to demand so much for human rights that the Negro will integrate himself into this new stream of history in such a way that he will not be lost visibly, but yet the stereotypes and the discrimination and the artificial obstacles that hampered him in his first hundred years of emancipation will recede almost into insignificance.\n\nRPW: You envisage a pluralistic society in America, rather than a unified society in that sense?\n\nWTW: I think what we're going to see in America is what the world is like in miniature, in one place. It's going to be a kind of United Nations because, even with the restrictions being imposed on new people coming from other countries, I think we're still going to have them come. Some way is going to be found. The technological advances of this nation, the agricultural skills, our reputation and our bent as builders\u2014we get more out of the land, we have the largest leisure class, you know\u2014it's going to be a mecca toward which people who have an opportunity are going to find their way. You're going to have more of a melting pot in America. I envision something like maybe a larger Hawaii, or a larger Jamaica, something like that. This is my hope for America, that it will become like Jamaica. I was in Jamaica last year, and you could clearly distinguish Orientals and people of English stock or European stock, I should say, some Americans, West Indians and Negroes\u2014but everybody had the concept, not that they were Jewish or English or Chinese or Oriental or that they were Negro, but that they were Jamaicans.\n\nRPW: Have you read [William] Faulkner's _Intruder in the Dust_?\n\nWTW: Yes.\n\nRPW: Do you remember that very ambiguous section about the Southern Negro and the Southern white and the theory of homogeneity that they would represent somehow against an outside world? What sort of sense does that make to you, or how do you interpret it?\n\nWTW: Here you have a reflection of the geographical provincialism that still pervades, to this day, in the South. For instance, the South feels it stands against the rest of the nation politically and maybe economically. I think this is, to a large degree, the same kind of thinking which causes us to have this Southern bloc in Congress. I don't think in practical terms it really works out like this. As I recall, vaguely, they were saying that the utopia of the South would be that the Negroes would go along their slow course to whatever their goals were, and the white people would go along their course to whatever their goals were, and in one Southern homogeneous setting the two would exist separately but side by side.\n\nRPW: That isn't apparently what Faulkner meant\u2014a formal segregation. [He] meant some vision of reconciliation, some special relationship based on a common history. How would you respond to that notion?\n\nWTW: I have said this at different times, and I think I have heard others say this who have worked with us in the revolution: that we believe the South is going to be a better place to live for Negroes and whites than perhaps the North. Even though we are passing through a period which is very tenuous and in a sense very costly emotionally to both whites and Negroes, because of the sharp social changes being demanded and forced, but after a period of reconciliation\u2014if I'm following your guess at what Faulkner meant, if his projection was that Negroes and whites would live together in a warmer relationship than they would elsewhere because of their common bond\u2014I think this is generally true. Because of a kind of sentimentality of the South, and the ease with which relationships have been built, the fact that white children were reared by Negro wet nurses, that perhaps both of us were refined in the cauldrons of the Civil War and Reconstruction, maybe because of that, out of our common geographical history, I could agree very strongly that I think there will be a unique relationship that Negroes and the whites in the South will enjoy, after the reconciliation of the revolution. More than is presently, or can be hoped for, by Negroes and whites in the North. I think the level of interpersonal relationships is closer than it could ever be in the North.\n\nRPW: You referred to Reconstruction\u2014do you remember [Gunnar] Myrdal's sketch of what would have been his recommendation for policy after the Civil War? He gave a five or six point policy that he thought would have saved us the last hundred years of race troubles. The policy runs like this: first, compensation to Southern slaveholders for emancipating slaves. Two, expropriation of plantations as needed, but payment for the land taken. Three, the sale of land to landless freedmen and landless whites\u2014sell, not gift\u2014over a long period of time. With education and some supervision during this transition, and other details too. Do you feel any emotional reaction to the fact that a payment was proposed to the slaveholders for the emancipated slaves?\n\nWTW: No, I wouldn't have any at all because I guess I'm enough businessman, and practical-headed enough as a student of history, to know that the Negro slave represented dollars and cents to an economy which was being crippled by the dissolution of slavery. Now, I suppose it would be federally subsidized. But I would have no emotional response whatsoever, and I don't know just why other than what I said.\n\nRPW: Now, many Negroes do have a violent response to that. Some people you know.\n\nWTW: It wouldn't bother me at all.\n\nRPW: They just say no, this is compounding a sin. By paying the man who...\n\nWTW: As small as the investment might have been. Maybe he didn't pay anything for the slaves but at least he [provided] housing, as poor as it was, and fed them, and his whole economic venture depended upon the exploitation of free labor. I mean, there were some dollars and cents involved, whether it was right or wrong, and as I say, at this point, I'm a pragmatist. And further than that, if I may push the point: I don't know whether this would have been the panacea, but I think this would have been far better than what they did do.\n\nRPW: Now, I'm getting something like this, which is a matter of speculation, and I want to see how you feel about it: the Southern white man is in a situation parallel to that of the American Negro. He's been having identity trouble. He is, on one hand, a Southerner with a special history, a nationalism, with a special body of beliefs and prejudices and sentiments. On the other hand, he is pulled into the American orbit in many strong ways. Now, to be himself, the na\u00efve Southerner feels he must cling to a certain number of prejudices and attitudes which have symbolic value for him.\n\nWTW: Yes, and to his history.\n\nRPW: Segregation, for one. Segregation becomes the symbol of identity, to be Southern. Now, this I should say is a mistake, is [an] abandoning of history. Segregation is a very late idea, anyway. But the point I am getting at: do you see a parallel of the sort I have mentioned?\n\nWTW: I think the difference is that the Negro has had no identity. It is not a matter of change for him as it is to crystallize an identity. And that is where I would see the significant differences, and where the Negro would have a lesser problem of adjustment, psychologically and emotionally, than the Southern white.\n\nRPW: The Negro is moving successfully toward identity. The white man in the South is fighting a somewhat losing battle to maintain that identity. A falsely conceived identity.\n\nWTW: And he's also being dragged forward by what I would call a new identity, with the concept of a total United States or total American, see? Which he's got to keep up with because of automation, industrial advances, the space age, and all this. If he's going to get in the mainstream, then he's got to give up some of this so-called Southern identity. And this is the thing that is giving him such a tremendous problem; you don't have a solid Southern posture anymore. You've got degrees of differences ranging from white all the way to black, with a thousand different grades in between. There are many, many Southerners who say, \"Yes, I think the schools ought to be desegregated, but I don't think [Negroes] ought to come to our church.\" Or they say, \"I think they ought to be able to sit anywhere they want on the bus, but I don't want them living in my block.\" Or, \"I think they ought to have the right to have good schools, but I don't think they ought to participate in sports.\" There are so many contradictions at this point.\n\nRPW: What happens if a Negro man, say, marries a white woman and she lives, societally, as a Negro?\n\nWTW: She becomes accepted. A white person becomes assimilated into the Negro community in such a way that no white and no Negro could ever become assimilated into a white society. We haven't gone that far yet.\n\nRPW: Aren't there some Negroes who have, by losing their identity?\n\nWTW: Oh, yes. That's what we would call passing. Of course, that's not assimilation, that's disappearing.\n\nRPW: Yes. What is your view of a person who passes\u2014a Negro who\u2014a so-called Negro, shall we say, who passes?\n\nWTW: This may surprise you. If that's what he wants to do, more power to him. And I say, there's always the irrevocable question: if you could come back, would you come back as a white man or a Negro? I'd come back as a white man every time.\n\nRPW: I heard the other day a professor of law, in a distinguished law school, saying, \"It must be great to be a Negro now.\"\n\nWTW: Well, this is a great hour for him.\n\nRPW: This man is a white man, you see. He says, \"It must be great to be a Negro now. You must have a sense of significant action that you couldn't have as a white man.\"\n\nWTW: The white man may feel, I don't know\u2014I never thought about it really\u2014he may feel that he's at the mercy of history, whereas the Negro in a sense is guiding or directing...\n\nRPW: Making history, is that it?\n\nWTW: It's a theoretical question. I know people say to me, \"You've done pretty well, why are you bothered? You've developed some of the culture of our nation, you're highly educated, you're not doing bad.\" My response is, suppose I had not had the obstacles to face that I've had as a Negro? There's no telling what I might have been. I might have been attorney general of the United States.\n\nRPW: Let's reverse it. There are some Negroes who say that, in special cases, not as a general principle, segregation has meant a spur to achievement, to self-fulfillment.\n\nWTW: I think that is true in special cases. But if the human spirit is what I think it is, I do not really believe that the coincidence, or the accident, of color really changes the nature of a man. I would have had the same kind of ambition and the same kind of drive and the same kind of incentive in striving for perfection that I do\u2014and I happen to be a Negro. I don't think environment is as much a factor in the personality as many modern thinkers would suppose.\n\nI'm about to take a leave of absence from my work with Dr. King. I am planning to go to work with a company that's putting out a sixteen-volume encyclopedia on Negro life and culture. This is the next frontier, to give to the Negro of this present generation, and the next, a sense of historical roots, which he has never had. It's going to solidify his new identity that he's building. I guess you know that I am a damned Yankee.\n\nRPW: Yes, I know your origin.\n\nWTW: I went to integrated schools all my life, and the only thing I can recall reading in history books about Negroes is that we were slaves, and that there were a few slave owners who didn't treat their slaves well, but for the most part a genuine warm relationship existed. That's all I can really recall. I've never had any [impulse to] deny the slave experience of the Negro. And this has grown out of my deep appreciation for what is, almost, the only thoroughly American music we have, the Negro spiritual and folk songs. Despite the terrible experience slavery was, it was an ennobling experience for the Negro, because he has proven that he could rise above it, that he took the rigors that it produced and somehow kept his spirit and soul together. So if we can get into, say, two-tenths of the Negro church community, we can get in a tenth of the public school system or get in half of the libraries, get in a tenth of the civic and human relations groups, with these volumes, which will talk about the Negro and his contributions to medicine, sports, religious life, Negro womanhood, literature\u2014[people would learn about] the whole gamut of experiences that [the Negro] has been able to develop within his own culture.\n\n_Warren asks Walker to evaluate the role of the Nation of Islam in the civil rights struggle_.\n\nWTW: My feeling is that the Muslim movement and its so-called impact in race relations is almost nil. It's a specter, a paper tiger that the white press has created. For instance, I have a serious question as to how strong they are with all of the fear that they strike in some people's hearts. I know in Birmingham they say they've had a temple there for ten years, and they have to scrounge around to get fifty people. The only place where Malcolm X can get a crowd is Harlem. Maybe Newark, because it's in the shadow of New York, but you get him anywhere else, he's lost. Fifty percent of the Negroes don't even know what the Black Muslims are. They never heard of them. They don't know who Malcolm X is. But 90 percent of Negroes know who Martin Luther King Jr. is.\n\nRPW: That's beyond dispute. It's a question of what impulses are implicit in these appetites and angers\u2014an instinct for violence and revenge would be implicit.\n\nWTW: This is where a great many people have misjudged the real temper of the Negro. Who can best say what the temper of the grassroots Negro is? Can Roy Wilkins say it? No. Jim Farmer? No. Whitney Young? Certainly not. Who is it that enjoys titular leadership of the Negro community, who really knows what the pulse of the central, plain people are? The one man who had a following and who has any kind of programmatic thrust that ever touches them, that's Martin Luther King Jr. Let me press it. There is not a single Negro leader, not a single white leader, who touches as many people individually as does Martin Luther King Jr. In Birmingham, in less than ten days' time, he personally saw hands and eyes and faces of better than a quarter of a million people. There isn't anybody who commands the kind of response, individual physical response, that he does. Now, I'm not even counting the compounded contacts that he makes when he's recorded his speeches and they play them over the radio, or if he's on television such as he was at the March on Washington. And I think this is unique in a man. It's so ordinary for us that we are slow to detect it.\n\n_Warren and Walker discuss the demonstrations and police violence in Birmingham_.\n\nWTW: What built the Birmingham movement was an accident that we parlayed into its most useful application. When we went to Birmingham\u2014five months ahead I had started in at Dr. King's behest\u2014preparing the community, organizing, mapping out the streets. We had four hundred people when we came to town April 2 [1963], who we knew were ready to go to jail for ten days apiece. We were going to stagger them through a period of time. On the first Sunday of the demonstration, which I believe was Palm Sunday, we had twenty-three people in the march. But you know how mass meetings are, they last a little while. We were about an hour behind schedule [when neighborhood people] began to stand around and wait to see what was going to happen. Well, it swelled to about fifteen hundred people. Only twenty-two people marched, see, but they followed these twenty-two down the street. And when United Press International took the pictures and reported it, they said [there were] fifteen hundred demonstrators, [with] twenty-two arrested.\n\nWell, the twenty-two or twenty-eight was all we had. So then we devised the technique. We'll set the demonstration for [a certain time] and delay it by two hours and let the crowd collect. Now, this is a little Machiavellian, and I don't know whether I've ever discussed this with Dr. King, I doubt if I have. It was the spectators following [the march] upon whom the dogs were turned. It was only until three weeks later that the [fire] hoses were actually used on demonstrators. And that was only done one afternoon. But there were reports over and over again of...\n\nRPW: The dogs, you mean, only one afternoon?\n\nWTW: No, no. The hoses. One afternoon. After that, [the police] saw that didn't stop them and they just started to use rented buses and put [demonstrators] on buses. One afternoon, the Saturday before the truce, came some of the most graphic [news] pictures. On that Friday there had been some rock throwing by spectators, and we felt this did not grow out of the demonstration, per se, but at the policemen's insistence to make [the spectators] move back, get up on the curb, just rough treatment generally, and they resented it. And so out of a crowd of a thousand people some rocks and bricks came. So in response to this we felt that, in order not to have the nonviolent thrust scarred by rock throwing, we began to distribute our demonstrators to other points in the city, to other churches, and they left the church in twos and threes. And that day, even though there were some three or four hundred arrested, not a single demonstration originated at the Sixteenth Street [Baptist] Church. But the spectators waited from eleven that morning until about four that afternoon, waiting to see some action, waiting to see the demonstrators. And none ever appeared.\n\nSo they had gathered in [Kelly Ingram Park], which is a shaded area, and the firemen had set up their hoses at two corners of the park, one on Fifth Street and one on Sixth Street. And the mood was like a Roman holiday; it was festive. There wasn't anybody among the spectators who were angry. And they had waited so long it was beginning to get dark. So somebody heaved a brick. They had been saying, \"Turn the water hose on, turn the water hose on.\" Somebody threw a brick and [the commissioner of public safety] Bull Connor started turning them on, see. So they just danced and played in the hose spray. This famous picture of them holding hands, it was just a frolic of them trying to stand, and some of them were getting knocked down by the hose. They'd get up and it would slide them along the pavement. Then they began bringing the hose up from the other corner, and Negroes ran to the hose. It was a holiday for them. And this went on for a couple of hours. It was a joke, really. All in good humor and good spirit. Not any vitriolic response on the part of the Negro spectators. Which, to me, was an example of the changing spirit. Where Negroes, once, had been cowed in the presence of policemen and maybe water hoses, here they had complete disdain. They made a joke out of it.\nRoy Wilkins\n\nApril 7, 1964\n\nNew York, New York\n\n_Roy Wilkins was a prominent civil rights campaigner who was executive director of the NAACP in the 1950s and '60s, pivotal years in the movement. Wilkins helped oversee the NAACP's landmark legal campaign against segregated schools, and he worked closely with President Lyndon B. Johnson to help pass groundbreaking civil rights laws. Wilkins used his organizational and political skills to expand the NAACP from some 25,000 members to nearly half a million people_.\n\n_A 1981 obituary in the_ New York Times _described Wilkins as a skilled politician and a statesman who avoided \"both words and deeds that would seem to cast him in the role of a firebrand.\"_\n\n_Wilkins was born in 1901 in St. Louis, Missouri. He was the grandson of a Mississippi slave. His parents were both from the Deep South and were college graduates, which was unusual for African Americans from that region at the time. Wilkins's mother died of tuberculosis when he was four years old, and his father sent him and his two siblings to live with relatives in St. Paul, Minnesota. Wilkins grew up there and attended an integrated high school, where he edited the student newspaper. While black people were not treated as the social equals of whites, Wilkins experienced little in the way of formal segregation. \"I was sheltered,\" he said about the relatively benign racial climate in Minnesota. \"A tremendous shock was waiting for me.\"_\n\n_Wilkins studied sociology at the University of Minnesota and worked on his college newspaper as well as a St. Paul weekly for African Americans. After graduating in 1923, Wilkins moved to Kansas for a job on the Kansas City_ Call, _a black newspaper. He experienced Southern-style racism for the first time and became active in the local chapter of the NAACP, an organization his family in St. Paul had belonged to from its earliest days_.\n\n_Wilkins's activism in Kansas City got the attention of Walter White, the national head of the NAACP. In 1931, White hired Wilkins to work at the organization's headquarters in New York. He and NAACP lawyer Thurgood Marshall dressed as sharecroppers to study living conditions for black people on plantations in Mississippi. Their findings led to a federal investigation. In 1934, Wilkins took up the leadership of the NAACP's long-running crusade against lynching. The campaign was credited with raising national awareness about the atrocities and eventually curbing this form of racial terrorism_.\n\n_Wilkins was also deeply involved in organizing and raising money for the NAACP's decades-long legal assault on segregation. Starting in the 1930s, teams of NAACP lawyers filed lawsuits in courts across the land\u2014and especially in the South\u2014to fight discrimination in the voting booth, in housing and education, and in law enforcement. Wilkins was not a lawyer; he was the man who paid the bills, organized the staff, and drummed up public support. Still, he said his \"crowning glory\" was the 1954 U.S. Supreme Court decision_ Brown v. Board of Education, _which banned public-school segregation_.\n\n_The NAACP elevated Wilkins to the top post of executive director when longtime leader Walter White retired in 1955. Wilkins's tenure marked the high point of NAACP influence in American politics. As the 1960s unfolded, the NAACP fought for the right of activists to engage in nonviolent protests. It frequently supplied bail money and legal help to people who were arrested in demonstrations. Wilkins took part in many of the historic civil rights protest marches, including those in the South headed by Martin Luther King Jr. Wilkins also helped organize the massive March on Washington for Jobs and Freedom in August 1963_.\n\n_Wilkins developed a close working relationship with President Lyndon Johnson. He helped Johnson drive the historic 1964 Civil Rights Act and the 1965 Voting Rights Act through Congress_.\n\n_Wilkins was well known and widely respected, but he did not possess the charisma of leaders like King or Stokely Carmichael. In the 1960s, many younger African Americans grew impatient with the seemingly slow pace of social change and disdained older moderates like Wilkins, who worked within the nation's power structures. In turn, Wilkins denounced the revolutionary rhetoric of the black power movement, calling it a new form of racism_.\n\n_When he retired from the NAACP in 1977, Wilkins was seventy-six years old. The civil rights movement, and Wilkins's own organization, had been through a decade of decline. But he was widely praised for the half century of tireless and often thankless work he contributed as a civil rights executive\u2014a man who kept the engine of the freedom movement running. In 1969, Johnson honored Wilkins with the Presidential Medal of Freedom. After his death, Congress awarded him the Congressional Gold Medal_.\n\n_Historian James R. Ralph Jr. writes that Wilkins is often relegated to a supporting role in histories of the black freedom struggle. Although \"Wilkins was less charismatic, more organizationally inclined, and certainly more cautious than other civil rights leaders,\" he writes, he was a \"critical figure\" in the movement_.\n\n_In_ Who Speaks for the Negro? _Warren included Wilkins in a chapter on civil rights leaders entitled \"The Big Brass.\" He described Wilkins as seeming unusually \"unhurried\" for such a busy man. \"He is, clearly, a thoughtful man, with something detached and professorial in his tone,\" Warren writes. \"You feel that he knows a good deal about human nature, including his own\u2014and yours.\"_\n\nROBERT PENN WARREN: What accounts for the timing of the so-called Negro revolution the last few years?\n\nROY WILKINS: This is the result of an accumulation of events, an accumulation of developments. First of all, we had the emotional stimulus of one hundred years since the Emancipation Proclamation in 1963. An emotional year, a centennial, an anniversary. [Negroes] looked around them and said, \"It's been a hundred years and look where we are.\" Secondly, we have to reckon with the fact that it took a number of years to build up an educated cadre of youngsters, fathers, and grandfathers who cumulatively built resistance and resentment against things they suffered. This couldn't help but explode. You graduate a hundred high school graduates this year, you graduate a thousand five years from now, you graduate ten thousand, you graduate twenty-five thousand\u2014you keep on graduating and finally you get to the place where that number of graduates will say, \"This is untenable. I can't stand it. We must push.\" That was one factor.\n\nYou had a migration from the South to the North beginning with World War I. A large number of Negroes came up to Gary and Youngstown and Akron\u2014industrial centers\u2014and they settled down. They became voters and went to school and they sent their children to school. More importantly, in about 1930 they became political factors in the Republican machine in Cleveland, in the Big Bill Thompson Republican machine in Chicago, and in the Pendergast machine in Democratic Kansas City. All of this was a buildup to the 1960s.\n\nYou had two world wars, too. You had a war to save the world for democracy, in the words of Woodrow Wilson, and the Negroes came from the swamps and the plantations and the cotton fields and they went overseas and they saw Paris, and they saw Berlin, and they saw Europe, they saw London. And they came back and they knew there was a world outside of their particular county and there were a different kind of white people there. And in World War II, you had them fighting against the \"master race\" theory. And they could go back to Terrell County, Georgia, and find a master race theory, too. And this was not lost upon them.\n\nAnd finally, in 1960, you had the pileup from the 1954 [ _Brown v. Board of Education_ ] school decision, the defiance of it, the refusal to obey it, the attack upon the Supreme Court, the attempt to change the rules after the game had been won. The Negro thought he had won in 1954, his citizenship had been reaffirmed, that the constitutional basis of his life had been reaffirmed by the Supreme Court. [The ruling] said we can't discriminate on account of race. But discrimination went on. The Southern legislatures passed laws and they obstructed.\n\nFinally, in the 1960s, the Negro broke loose and took direct action. He said, \"We can't depend on legislatures. And we go to the courts and we take fifty years to go slowly through the courts and chip away at the separate but equal [doctrine]. And we win in 1954 but we don't win. So let's get out on the streets and take it directly to the seat of government.\" That's what happened. And I believe that's the reason you have the revolt in the 1960s and not in the 1950s.\n\nRPW: I don't imagine it would be surprising to you if I should say that a good many Negroes flinch from your explanation. I know that the Negro shrinks from the use of this word gradualism, or even the concept of gradualism.\n\nRW: Yes. He just doesn't like that at all. And yet, if he read the history of the labor movement, if he read just the history of the struggle for a child labor law, he would understand that while you never, never, never give up or compromise, things don't happen overnight.\n\nRPW: This is a question, then, of what \"Freedom Now\" means.\n\nRW: Yes, it does, and the answer is not very simple. \"Freedom Now\" means just that. It means away with the old concepts, it means a beginning of a real, solid, good faith beginning of new concepts. [Negro] students realize that you don't change overnight, but they want Mississippi or Alabama or South Carolina or Louisiana to set its face in the direction of change and to make meaningful steps toward change that, carried out successively, can lead to what they want. Now, all Negroes are very quick to detect those phony steps toward change, those pretensions, those delays, those take-it-or-leave-its, or those teaspoonfuls that they give you here and there, instead of giving you the whole pot of soup. Negroes have no truck with this sort of thing in this kind of revolution.\n\nRPW: Let's take the word \"revolution\" for a moment. Behind the word, what is the reality? How does this correspond to the French Revolution or the American Revolution?\n\nRW: I don't believe it corresponds to those because we are not here seeking to overthrow a government or to set up a new government. We are here trying to get the government, as expressed by a majority of the people, to put into practice its declared objectives. This is a slightly different kind of a revolution, it seems to me. We are also not in a revolution of despair\u2014as has been said over and over again\u2014but a revolution of rising expectations. In other words, the Negro wants in. He wants to share in American life. His outpouring in Washington on August 28, 1963, was an outpouring saying, \"Let me into the good things of American life. Stop denying me.\" It was not a revolution.\n\nRPW: There's another aspect that might mean the difference between other revolutions. Revolutions live on hope and they live on hate. The hope for change; otherwise it's a servile revolt or a desperate insurrection. It also lives on this mobilizing of force through hate. Now, if you look at Malcolm X, it's easy to take an extreme situation.\n\nRW: I don't envisage the Negro employing hate as a tactic, as a recognized procedure to mobilize the support for his side or to win objectives for his side. I, of course, do not rule out the fact that, here and there, individually, there might be something akin to hate as a motivation for action. But I don't see the Negro in this country adopting hatred as a tactic. In the first place, if he had believed in hatred as a tool he would have done so long ago.\n\nI once said about Malcolm X\u2014he was talking about [Negro] rifle clubs in 1964, and violence and shedding blood\u2014if the Negro had believed in that he would have used it a long time ago when he was much worse off than he is now. As a matter of fact, the Negro in this country is a very practical and pragmatic animal. He has never lost sight of the elementary facts of survival and he never has forgotten that he's a minority, numerically. So he does not have the power, except the moral power, to mobilize. To put it bluntly, how many guns can he get?\n\nRPW: But, shall we say, that any movement is always a movement of power. It's a question of the nature of power, is that it then?\n\nRW: Yes. And [the Negro] has on his side, and he has utilized magnificently, the moral power that he has. He has the power of moral righteousness on his side. And he has something else. The United States is vulnerable because of its declared purposes. Now, if it had an ambiguous Constitution, or if it had an ambiguous Declaration of Independence, this would be different. But the Declaration of Independence says \"all men.\" America is on record as the haven of all the oppressed peoples of the world. This is the land where you can come and demonstrate your ability and achieve on the basis of your ability. If you're a Hungarian when you get here, you become an American. And if you're an Irishman when you get here, you become an American.\n\nRPW: What do you think of the notion that some sociologists or historians have enunciated that the American Negro is more like the old Yankee or the old Southerner than any other element in our culture? He's an old American.\n\nRW: Yes, he's a very old American and he's American in his concepts. He's liberal only on the race question. I mean, he's a conservative economically. He wants to hold on to gains in property and protection. I may be wrong, but I don't see him as a bold experimenter in political science or social reform. He may change once he gets in a period of equality. There are Negroes who are nonconformists, there are Negroes who are atheists, there are Negroes who are even Gaullists.\n\nRPW: How much anti-Semitism do you think actually exists among Negroes?\n\nRW: That's a hard question. Basically, the Negro is not anti-Semitic. Such anti-Semitism as he occasionally expresses stems from his own personal experience. Like a white man who tells you that Negroes are no good; I knew one once and he did so-and-so to me, or he wouldn't do so-and-so. And Negroes who make anti-Semitic remarks are those who may have run into, say, a Jewish storekeeper or a Jewish landlord or a Jewish woman who is the boss of domestic servants. These are the three areas in which they come into contact with Jewish families. If they have an unfortunate experience with a Jewish housewife, let's say, they are likely, as most weak people are, [to say], \"This Jewish lady did so-and-so.\" Well, if they work for an Irish woman or a German woman or a Swedish woman and she did precisely the same thing the Jewish woman did, or had the same attitude, they would say, \"Oh, that old white woman,\" you see.\n\nI have traveled all over this country. I've met thousands upon thousands of Negroes, and have lived in their areas and I know them. They have never forgotten that, wherever they have been, whatever kind of trouble they've been in, the Jews have helped them, some Jews. Either Jewish individuals, or Jewish philanthropists, or Jewish rabbis. Invariably, when you go into a town and you ask the Negro community, who do you count among your friends in the white community? Among the first five people, always a Jewish rabbi. Always. He's the man who understands their problem and sympathizes with them, who speaks to their meetings. So anti-Semitism among [Negroes] is not virulent and not hateful, although, like any kind of racial feeling, it is detestable. But it's not the kind of hate-the-Jew attitude that you find in some people.\n\nRPW: You don't think that they exploit it in the black nationalist movement?\n\nRW: The Muslims have attempted it; they have used anti-Semitism. But I don't believe they have gotten far. They have mouthed a few catchwords, and those catchwords have been taken up by their followers. But I don't believe that it has become part and parcel of the Negro community. In fact, I am positive it has not. It just hasn't taken hold. Now, even in the Deep South you recognize that Jews have helped [Negroes]. Jews have extended a hand, Jews have made loans to them, Jews have granted them credit, Jews have fought the battle against discrimination where they could. Remember, Jews have been vulnerable in the South, too. They have not been able, at all times, to speak out. But in the present civil rights crisis that has developed since the Supreme Court decision in 1954, the Jewish community overwhelmingly has been on what we call \"our side.\" Now, there are Jews who are not on our side, Jews who are opposed to us and who have nothing to do with the civil rights movement.\n\nRPW: This raises a question about the role of the white man in relation to the Negro movement or Negro revolution. You will find such statements as, \"The white liberal is an affliction.\" You will find [Negroes] saying, \"Go away. Leave us alone and we'll run the show.\" On the other hand, in Mississippi, for instance, Robert Moses [described] the attitude of the Negroes there toward white helpers from the outside who want to overidentify [with Negroes]\u2014this contempt of the white man's na\u00efvet\u00e9, his desire to buddy up, to be one. Do you see the problem?\n\nRW: Yes, I see the problem. I'm familiar with it, and I disagree very greatly with it. Although I understand why it exists, in some cases. But I feel, first of all, that we ought to recognize that white people have been fighting for the liberty of the individual long before the Negro question of liberation ever came up. White people, long before the Magna Carta, were fighting against oppression and for the liberty of the individual. And they have fought, since we have had our country here, many battles not connected with race. They have fought for freedom of the press, and freedom of religion, and all the sorts of things. We ought to recognize that they have a heritage of protecting and enhancing the Constitution of the United States, irrespective of whether it applies to black people, white people, Northerners, or Southerners, and that there can be sincere white people who believe in these principles and want to fight for them. We ought not to shut them out of our movement because they don't fit into every niche and cranny of our thinking and our being, and they don't behave exactly as we feel they should behave as blood brothers. We're brothers, after all, in a cause: the cause of liberty.\n\nWe ought to recognize that in the present state of Negro-white relations, and the scramble that's going on, to get on record, and to be understood, and to be uncompromising, and to be militant, and to be demanding, and to be all the things that are now regarded as the things that you have to be, [Negroes] say a lot of things in public about white people have to conform to this, white people must give up, white people must recognize, white people must, must, must, must. This is a sure way to get on television and to get quoted and to cause tremors in some quarters. Or, if not tremors, head-scratching and soul-searching. But the Negro must recognize that there must be some sincere white people interested in the liberal cause and in the cause of freedom, irrespective of whether race is involved or not. They have given too much blood and made too many sacrifices for the right of freedom of religion, for the right of a trial by jury, for the right to vote and to have the kind of government that will represent their views, for freedom of the press and for all the things that they hold dear. They have fought for these things and bled for them and died for them. And if they now step forward and say, \"We want to include in our beliefs also the belief in Negro equality, or equality of opportunity for the Negro, or placing the tent of the Constitution over our Negro citizens,\" if they now step forward and want to do this, I think we ought to examine, sincerely, whether they are opportunists, or phonies, or pretenders, or Trojan horses, or whether they are sincere. And I don't go with this idea of dismissing all white people as being insincere, or trying to climb on the bandwagon, or trying to make a profit, or trying to use you. Some of them are, freely admitted. But there are sincere ones and we can use them, just as all fighters for the extension of human liberty can use all hands.\n\nNow, as to this thing about their apparent haste to ingratiate themselves in the new movement, here, again, I think we have to use caution. Because in one breath we are saying, \"One of the great troubles in the race question is the lack of communication. They don't know about us,\" we say. \"We know about them, we're so sure, but they don't know about us.\"\n\nWhen they come over and try to find out about us, why don't we teach them, instead of saying to them, \"We look on you with suspicion. You're just trying to ingratiate yourselves. You don't know how to get into the Negro world. You're awkward and we look down on you. We laugh at you.\" Is this the way, when we say the prime obstacle has been lack of communication, and people come who want to communicate?\n\nRPW: Suppose, Mr. Wilkins, tomorrow morning we woke up and found that a good civil rights bill had been passed, and that there were fine enforcement agencies in operation and fair employment was enforced, and we had our schools all integrated. What remains?\n\nRW: What remains for the Negro is to make himself with this opportunity, with these barriers down, with the help of new legislation. To speed on the process of self-development and self-discipline, so that he becomes a more contributing member of society than he is now, he assumes broader duties than merely within the Negro community. If he is a successful businessman, he becomes concerned with hospitals and health and traffic and profits and manufacturers and banks and all of the things that go to make for community and state and national development. This takes time, Mr. Warren, because when you come out of a ghetto\u2014not only a physical ghetto but an intellectual and ideological ghetto\u2014and you've been excluded from the mainstream of American life, it takes a while to find out how to function outside of the ghetto.\n\nRPW: A sense of community identification in a full way.\n\nRW: Yes. There are Negroes who now, already, have that identification in many communities. You find them assuming their roles and sometimes suffering derisive comments from their brothers on how they have removed themselves from racial life.\n\nOne of the things the South has neglected is to estimate what this Negro can contribute to the South. He's there; he has talent. Why should he have to migrate from the South to exercise this talent in Chicago or in Pittsburgh? Now, the South could save this talent and help to build the South. It needs the Negroes. It needs their manpower. It needs their life, their laughter, their warmth. It needs their indigenous identification with the South. They can be a tremendous asset to the South and they contribute, however, through a screen, through white people. But they could contribute for themselves.\n\nRPW: Some weeks ago I was talking to Mr. Charles Evers. I asked him why he stayed in Mississippi. He said, \"I think things are going to work out here fairly soon. We'll have a settlement here that's satisfactory, probably before you can get it in some other parts of the country.\"\n\nRW: This is the echo of a hope that has existed in many areas in the South. Breakthroughs have been made in North Carolina. The University of North Carolina has quietly taken on a good many Negro students, without any fanfare. The University of Arkansas, interestingly enough, without any lawsuit, without any bitterness, without any tension, admitted Negro students to medicine and law and opened up the university to them. And you haven't heard a peep out of Fayetteville, Arkansas. Now, for Mr. Evers to say that he hopes that this will take place in Mississippi, it is the kind of thing that we all hope. I wonder how it can happen as I look at Mississippi's resources. I don't doubt that there are white people in Mississippi who would like to see some changes take place, but I see a massive political machine in Mississippi built strictly upon white supremacy and keeping the Negro down.\n\nThe biggest obstacle in the South is not the white, rank-and-file man who demonstrates occasionally against the Negro, it's the Southern political oligarchy. They're the ones that have the stake in this thing, and it's not only control over the Negro population. That's only incidental. I think if the white population ever woke up in the South to the fact that the political oligarchy has used the Negro scare in order to perpetuate control over the entire Southern hegemony, I think we'd see a real revolution there.\n\n_Warren turns the conversation to the role of the NAACP. He remarks on criticism by some younger civil rights activists\u2014including members of the Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC) and the Congress of Racial Equality (CORE)\u2014that the NAACP is too slow-moving and moderate_.\n\nRPW: You know the quotation attributed to you. \"SNCC furnishes the noise. The NAACP pays the bills.\"\n\nRW: Yes. We had just finished bailing out some of the SNCC kids in McComb, Mississippi, who went off on an independent tangent of their own, without consulting us, without plans. And then when they got the $6,000 bail bond trouble, why they screamed for the old NAACP to come down and help them out. And it applied, particularly, to our unfortunate experience with some members of CORE in Louisville, Kentucky. We were on a joint demonstration, which was billed, however, as a CORE demonstration. I wish I knew the secret of CORE's ability to get newspaper publicity. I'd like to hire whoever they have over there to come and work for us. We had a demonstration in Louisville in which 267 were arrested, and 255 of them were NAACP young people. That's another thing that sticks in our craw. Most of our young people have been involved in all these matters, but the credit has gone to other organizations. Anyway, only twelve people out of this so-called joint demonstration were identified with CORE. And yet, when all the shooting was over and all the hooting and hollering was done, we not only got none of the credit, but were left with the legal bill of some five or six thousand dollars. It's a little tough to find yourself vilified and sneered at as a kind of old lady, knitting over in a corner, while the revolution is being carried on by us strong men, and yet called upon to bear the financial burden.\n\nRPW: How do you explain the white man who [knows] a Negro family where the boy or the girl has gone away to school and made a very good record, and the white man is as proud of that as he can be. Yet he will make sweeping generalizations about Negroes being no good, lazy, unable to learn. He applauds the fact that this girl or boy who went to the University of Chicago, or the University of Illinois, or Harvard or Yale, [but says], \"I don't want Negroes to go to school with my children.\" A contradiction.\n\nRW: Absolutely, a contradiction. What are you going to do with white people in Laurel, Mississippi, who cheer Leontyne Price at the Metropolitan Opera, and say she is a Laurel girl, she's a Mississippi girl, but who turn right around, in Laurel, and deny the opportunity to somebody who doesn't have a sponsor like Leontyne Price had? There is, I'm sorry to say, an increasing expression among some Negroes in this period of tension, general statements like, \"White people are all alike,\" or, \"You know, you can't trust white people.\" This skepticism is growing out of their continued frustration over the civil rights bill, the discrimination in employment.\n\nWhat the Negro is saying is that he doesn't want to be discriminated against, beating his head against the business of automation, the reduction of opportunities for employment. He also knows that he isn't getting the training in new skills that he should get, and he isn't getting a crack at the new jobs. For example, in the South, where the Negro and the white have both been displaced from the land by industry and by diversified farming, and they have both gone to the cities, or gone to the towns where new industries have been established, the white men and women have been able to get jobs in the new industry without training, or they have got on-the-job training. But the Negro has had the door slammed in his face. He has had to go all the way up to Ohio and Pennsylvania and Illinois and Indiana and Michigan to try and hunt for a job, without any skills. He's right off the land. He lands there. He becomes a welfare case, or he's crowded into an already overcrowded apartment, or overcrowded house. He becomes a health menace. He becomes all of these things, and he causes frowns and apprehension in city councils of Northern cities, and among the mayors and the departments of welfare. And then the Southerners don't help the situation any by pointing a finger and saying, \"See, we told you what he was. Now he's on your doorstep and you see.\" What they don't say to themselves is \"I made him like that.\"\n\nThere are two things that are coming home to the Northern white people and that are working against the Southerners, although the results may not be seen tomorrow morning. One of them is that the Negroes coming North in their great unprepared, untrained, uneducated state, with their lack of a sense of participation in twentieth-century political, civic, and urban community life, because of deprivations\u2014they have driven home to the Northerner what a terrible, terrible job the Southerner has done with the Negro for a hundred years, in not giving him access to the training\u2014even rudimentary training\u2014he should have had. What is happening is that the Northern white man is being converted to the Negroes' contention\u2014hitherto made mostly by Negroes\u2014that we've been mistreated in the South. The Northerners either looked the other way or listened to the rosy accounts of how well the Negroes were getting along and how well they were satisfied. [The Northerner] has always regarded the problem as being a thousand or more miles away. Now, it's on his doorstep.\n\n[President Franklin] Roosevelt is supposed to have said to Winston Churchill\u2014they were on a trip together in Africa and went through a British protectorate or a British colony\u2014and FDR is supposed to have said, \"Winston, when the hell are you going to give these people the chance to be themselves and stop treating them like colonies?\"\n\nAnd Winston is supposed to have replied, \"FDR, when are you going to free the Mississippi Negroes?\"\n\nWell, the idea is that the Northern white politicians and industrialists and responsible people are going to pretty soon say to the Southerners over their gin and tonic, \"You didn't do so well by the Negroes, because we've got a lot of them up here that came up from your state, and they this, that and the other.\" We contend that's all to our side. We contend, further, that there is going be a backlash from Northerners who are coming South, into the civil rights movement, and are being met with oppression and mistreatment\u2014ministers, rabbis, students.\n\nTwo days ago, I spoke at a university in New Jersey and three students were introduced to me as alumni of the jails, one in Georgia and two from somewhere else. A year ago, I spoke at Coe College, deep in the heart of Iowa. And they had three alumni from jails in Mississippi. These kids come back, they spread the story to their families, their churches, their sororities, their campuses, and it's no longer Wilkins of the NAACP or Martin Luther King spinning a tale of horror and oppression. It's these kids coming back and saying, \"This is what a policeman did to me. This is what the judge said. This is what my fine was. This is what my crime was supposed to be.\"\n\nThis is the kind of indictment that I don't believe the South ought to let stand. I believe that the cooler heads there, the ones who understand what it's all about, ought to take charge from the ones who are perpetuating these sorts of things.\n\nRPW: There's been no leadership in the South in this whole matter, as far as I can make out. Except, well, the hard-core segregationists.\n\nRW: Some has emerged, Mr. Warren. Some has emerged. We have noted that businessmen in a number of areas have said, \"Now, this we don't want. We can't afford to have this upheaval. It's bad for business.\" The Tuscaloosa businessmen, for example, told Governor [George] Wallace, they pleaded with him. The Birmingham businessmen pleaded with Wallace: ease up on his University of Alabama stand. The Norfolk businessmen in Virginia, years ago, took charge of school desegregation in Norfolk. It illustrates that when business gets together, they can have an effect on the politicians, and the politicians, I maintain, are the big obstacles in the South.\nWhitney M. Young Jr.\n\nApril 13 and 29, 1964\n\nNew York, New York\n\n_A social worker by training, Whitney Moore Young Jr. was an influential civil rights leader who worked within institutional systems such as corporations and government to seek equality for African Americans and raise money for the movement. Young served as the executive director of the Urban League from 1961 to 1971. The League was founded in 1910 to advocate for the rights and well-being of Northern blacks, many of whom had migrated from the South. Over the decade he led the organization, Young greatly expanded its size and influence_.\n\n_As a close adviser to President Lyndon B. Johnson, Young promoted a \"Domestic Marshall Plan,\" akin to the massive American-backed effort to rebuild the European economy after World War II. Young is credited as a major contributor to Johnson's \"Great Society\" domestic programs, which aimed to eliminate poverty and racial injustice_.\n\n_Young was born in 1921 in Lincoln Ridge, Kentucky. His mother, Laura Rae, was a schoolteacher; his father, Whitney Moore Young Sr., was president of Lincoln Institute, a private black college. Young and his two sisters grew up on the Lincoln campus and went to segregated public elementary schools before completing high school at the Lincoln Institute. Young studied science at Kentucky State Industrial College and engineering at the Massachusetts Institute of Technology. In World War II, Young rose to the rank of first sergeant in an all-black antiaircraft group, and mediated the sometimes tense interactions between white and African American troops. As Young told the_ New York Times, _\"That was the beginning of my work in that field, being an intermediary between whites and blacks.\"_\n\n_Young earned an MA in social work from the University of Minnesota, where he began working as director of industrial relations at the St. Paul Urban League. Young convinced white employers to hire African Americans for jobs that had been closed to them, including salesmen, telephone operators, and beauticians. He later ran the League's Omaha branch and served as dean of the School of Social Work at Atlanta University, where he was deeply active in the city's racial and political affairs_.\n\n_When Young was appointed executive director of the National Urban League in 1961, the organization was in financial crisis. At business lunches, Young recruited support from prominent philanthropists, including banker David Rockefeller and Robert Sarnoff of RCA. In the ten years he ran the League, Young increased its budget tenfold and expanded the staff from three hundred to more than twelve hundred_.\n\n_In 1962, Martin Luther King Jr. invited Young to address the annual convention of the Southern Christian Leadership Conference. While the Urban League was primarily concerned with social service, Young made the decision to co-sponsor the March on Washington for Jobs and Freedom in 1963. This was considered politically risky, as it was unclear to moderates how the massive demonstration would turn out_.\n\n_In the crucial decade of the 1960s, Young worked to bridge the gap between the white establishment and black activists. He convinced major corporations and foundations to support the civil rights movement. He also shifted the League's focus from middle-class issues to problems of the poor_.\n\n_Young initially disagreed with King's opposition to the war in Vietnam, saying African Americans needed to concentrate on their own struggle for survival. But in 1969 he came out against the war, saying it diverted money that could be spent on domestic programs for the poor_.\n\n_Young died unexpectedly while on a trip to Nigeria. President Richard M. Nixon ordered an air force jet to bring his body home. At Young's funeral, Nixon praised the civil rights leader as \"a doer, not a talker.\"_\n\n_Robert Penn Warren conducted two interviews with Young for_ Who Speaks for the Negro? _In the book, he described Young as a \"persistent, heavy, aggressive force: impatient aggressiveness leashed and controlled by will.\"_\n\nROBERT PENN WARREN: Let me read you just a quote. It's a question with relation to the white man. This is a summary in a forthcoming book on race relations. I'll read the quote from it and we'll see whether it makes sense or not. \"In James Baldwin's cosmology, there seems to be no decent white of any sort and no way a white man can prove his decency. If you are hostile, you're a racist. If you express friendship or sympathy, you're a liberal. If you commit yourself to action, this merely proves you're condescending towards the Negro [in order] to purge your own conscience.\"\n\nWHITNEY YOUNG: My analysis would differ. First of all, I think that neither white people nor Negro people have any monopoly on virtue or on vices. My analogy of this situation is that the present plight of Negro citizens, and that plight is really a very serious one, results not so much from historic ill will or goodwill. Actually what we've had in our society is about 10 percent of white Americans who have been actively concerned, and who have been actively working toward integration; about 10 percent who have been actively resistant, who have worked to preserve the status quo, or to even send the Negro back to Africa; but about 80 percent of white Americans have been largely indifferent. This has been active apathy, active indifference, so it hasn't been ill will or goodwill; it's been _no_ will that is largely responsible.\n\nThis is characteristic of Americans. We tend to focus on the pleasant and the beautiful and the gay, and to push into the subconscious that which is ugly and unpleasant, particularly if we feel some responsibility for it. So what's happened, largely, is that white Americans have ignored the Negro. They've not taken the Negro seriously. They've driven around the slums, and they keep their heads buried in the _Wall Street Journal_ as a commuter train stops at 125th Street.\n\nThis is the significance, it seems to me, of the Negro revolution of 1963: all America was forced to look at the Negro. There was a confrontation, for the first time, in the lives of many people. And this is where 1964 becomes a year of decision making. We have assumed up until now that good racial relations meant the absence of tension and conflict, and not the presence of justice and equal opportunity. I don't think that anybody can generalize about all whites being this or all Negroes being this.\n\nObviously, many white people find themselves, out of fear and insecurity and ignorance, identifying more with the racists. They'll vote for [Alabama governor George] Wallace. But increasingly, white America, when it's confronted with the grim realities, with the tragic consequences of their indifference, with the threats to their way of life, with the inhumane kind of consequences that result from indifference in considering race relations as a spectator sport, will find themselves on the right side. I'm not distressed by the unrest, by the tension, by the conflict. In many ways this is healthy, because it's bringing the real attitudes and feelings to the surface where we can deal with them. Historically, Americans have only reacted to crisis. They've fixed a bridge when it fell in; there was an accident at the corner and they put up a stoplight.\n\nRPW: There's one historical theory that says Negro gains have come as by-products of national crises of one kind or another. But in the last few years, there's been a great drive on the part of Negroes to separate the present revolution, or movement, or whatever we should call it, from this by-product status in history.\n\nWY: I wouldn't say this entirely. I think we can attribute this heightened impatience, this accelerated kind of aspiration of the Negro, directly to a number of historical forces. I think we can attribute it directly, in part, to the mobility of Negroes made necessary by World War II, when Negroes were taken out of the South for the first time in their lives and traveled throughout the world. They got a taste of freedom, a taste of what it meant to be a man. They found out that their lives did not have to be lived in misery and abuse.\n\nI think of the increased and perfected system of communications, which immediately threw on the screen what was happening throughout the world. I think the increased education of Negroes, I think the Cold War, the competition between America and Russia\u2014America, attempting to prove more world leadership, was forced to commit itself publicly, over and over, to a certain concept of democracy and freedom. That did not go unheard by the masses of Negro people.\n\nI think the emergence of African nations into independence and their subsequent reception in America by the highest government officials, their appearance on television frequently at the UN, gave to Negroes a new sense of destiny, a new sense of pride in race. It made them shake off their feelings of inferiority. This all led up to the incident in Montgomery with Mrs. Rosa Parks, where she sat on the bus for reasons even she cannot tell you now. Montgomery led up to Tuskegee, the sit-instructional\u2014a direct result of the inability of the power structure to absorb the increasing number of intelligent Negroes. As long as it could absorb them into dependent positions, they could control them. But I don't think this can be separated from certain larger forces that were at work in society.\n\n_Warren remarks on the growing critique of white liberalism by black intellectuals. He asks Young if the Urban League, by design, is more inclined to work with whites who support the civil rights movement than are other organizations_.\n\nWY: Let me say first that it is quite true that the Negro today no longer conceives of his goal in life as simply a replication of white society. He is conceiving of integration more as a synthesis, rather than as a complete dropping of all that is Negro and the adoption of all that is white. What he's saying, in effect, is that all that is white is not good. It couldn't be good, or else we wouldn't have been kept in slavery and suppressed all these years\u2014that there must be some moral bankruptcy here somewhere, there must be some value orientations that are not proper and good. He's saying, \"I can bring something to a new society even though I cannot bring, certainly, superior technological know-how. Certainly I can't bring the money. I can't bring, in many cases, the same level of education.\" But out of suffering one develops something that goes beyond just jazz and music. One develops compassion, one develops a humaneness. Certainly the Negro has developed a tolerance, a patience that maybe the larger society can use. Maybe General Motors can use some of our compassion.\n\nI have a theory, that with work and with thought, if we can't change status seeking and if we can't change conformity, at least we can change the norms to which people are conforming, and we can change the symbols that represent status. Instead of exclusiveness as it relates to a neighborhood or school or bus\u2014exclusiveness being good\u2014we can change that and make inclusiveness possible, we can somehow get people to see that only the hopelessly insecure and inadequate person needs to surround himself with sameness.\n\nRPW: Let's take it then a little further. When Miss [Lorraine] Hansberry or when [James] Baldwin, or when others say: \"White liberal, stay away. We are running this show.\" Or, \"White man, we don't want to integrate,\" because he is for the Black Muslims.\n\nWY: One of the tragedies in this whole civil rights struggle is the inability of the white person to distinguish leadership. For example, any Negro who achieves a certain amount of popularity or prominence, whether it's a Cassius Clay or a baseball player like Willie Mays, when he utters something about the race relations problem he is treated and thought of as an expert. While Lorraine Hansberry is a very gifted playwright, and while Baldwin is a very gifted writer, these are not people who either by their experiences or by their training or by their whole emotional orientation are by any means leaders of the Negro revolution. They are people who describe it, who react to it, who write about it, but who themselves are not equipped to suggest strategy, to interpret the social implications. Again, it reflects the lack of contact that the average white person has; the only Negroes that some white people know are the popular entertainers or writers or athletes, and so they're pretty much a victim, or beneficiary, as the case may be, of that person's interpretation.\n\nIt must be remembered that when the struggle was really hard and tough, Baldwin couldn't take it. He left the country. He wasn't even here. Many of these people who are now able to write about it, make a wonderful living on it. But let's not confuse this for leadership. You see _Time_ magazine made that mistake. Baldwin should have been on the cover of _Time_ magazine if _Time_ magazine was going to do a story on contemporary American writers who are addressing themselves with some impact to the current American scene. But instead they had him on there talking about the Negro revolution. Well, then, you should have possibly had a Roy Wilkins or somebody. Again, this only reaches the intellectual kind of white person, who is moved by this, who has a great deal of guilt feeling and, who Baldwin knows well, are in a masochistic kind of mood where they don't feel like they're going to do anything, but at least they will permit themselves to be ridiculed and punished.\n\nRPW: Now, by masochistic he means white people or Negroes now?\n\nWY: White people. My point is that a great deal of the preoccupation of the white press, whether it's with Malcolm X or Baldwin or [U.S. Representative] Adam Powell, is a kind of guilt feeling. I'm willing to be punished. You take the Muslims, for example. There's many a white person who's irritated about the tension and the conflict, frightened by the threats of integration of their neighborhoods and all this. And along comes a man who says, \"I don't want to integrate your schools. I don't want to integrate your neighborhoods. I don't want to integrate your daughters. I'm going to get rid of crime and welfare.\" There's many a white person who subconsciously says, \"Look, this isn't too bad an idea.\" So instead of talking about Whitney Young and his efforts to integrate, let's play up the Muslims. But this is very stupid, because the truth of the thing is that there wouldn't be ten Negroes who would follow Malcolm X to a separate state, even if America was going to give him one. Africa doesn't want our welfare load any more than New York wants our welfare load. They aren't going to import them to Africa. The appeal that a Muslim has is the opportunity for a Negro who's been beaten down all day to get a vicarious pleasure out of hearing somebody cuss out white people. But this is not serious.\n\nRPW: Back to Du Bois and his talk about the great split in the American Negro's psyche: the pull toward Africa, the pull toward the mystical black cultural heritage, as opposed to the pull in the other direction, to identify with the Western, European-American tradition, the Judeo-Christian tradition, even to be absorbed totally and lose his blood identity in that tradition. Now this great split, for some this is a real, live problem, right this minute. They tell me, at least.\n\nWY: It's probably more a dilemma now than before. You see, in the past ten years, even fifteen years ago, Negroes made very little attempt to identify with Africa. There was no real effort. In fact they denied any real relationship. It's been only in more recent years, as Africa's come into independence, and all this. I think what's working here is not so much the conflict between retaining his black identity, as the feeling that this type of solidarity has been practiced by every other group in our society\u2014-minority group\u2014the Irish, the Italians, the Catholics, Jewish people did it. And so the pull is more toward this as a tactic, as a survival technique, than it is any basic conflict with, \"Do I want to worship the idols in Tanganyika or do I want to worship Jesus Christ?\" The Negro, basically, has not this kind of historical contact and relationship with Africa. He's never been really that close.\n\nRPW: He's cut off.\n\nWY: He's been cut off, yes.\n\nRPW: This makes a difference. The question is what kind of difference and how much of a difference?\n\nWY: The new pride in race is a very positive thing. Because as long as a person felt that his being a Negro made him inferior or made him an object to be despised, then being a Negro was something he couldn't help but subconsciously wish he wasn't. Now there is developing, as more Negroes attain their rights and are recognized, and as Africa has come up, there is this new pride in race. My concern is, can America move quickly enough to reward the Negro, give him his just rights, so that this pride will not degenerate into chauvinism, and into a kind of blind nationalism, which he feels is necessary for survival? I think part of the dilemma that the white liberal is facing is that what the Negro is saying today is that you've had all the institutions in our society, and had an opportunity to do something about our plight\u2014the churches, the businesses, labor, every other group\u2014but you haven't done it. So the Negro has assumed the initiative. If whites want to express their liberalism today, they must accept the fact that the Negro must lead, or that the Negro will accept him only as a peer. Now what worries me is that most white people spend their time today bemoaning the methods and the tactics that Negroes are using instead of saying, \"I don't like the sit-ins,\" or \"I don't like the blocking of traffic, so I'm going to [support] the Urban League's massive Marshall Plan to get better housing and better education and better jobs.\"\n\nRPW: You mean that the white man is saying this.\n\nWY: The white man is spending more time concentrating on the inconveniences and the disturbances than he is on the basic causes of the problem. To begin with, the poverty, the one out of four who are out of work, the one out of six who are in poor housing, the 500,000 Negro kids between the ages of sixteen and twenty-one who are out of work and out of school.\n\nIf 1963 did nothing else for us, it said this: that no longer can we generalize about our friends and our enemies in this whole struggle. In the past, we've said Northerners are liberal and Southerners are bigoted, and management is bigoted and labor is liberal. We found, in the 1960s, some of the most sophisticated and brutal bigots in the North and in labor than we ever found in the South. And we found the reverse was also true. As long as they could express their liberalism in terms of indignation about a lynching in Mississippi, this is one thing. When it came to moving next door to them, this was something entirely different.\n\nRPW: Let me take a phrase or two out of some of your writings that I have been reading. In the speech \"The Social Revolution, Challenge to the Nation\" you have a phrase that you will be able to put into its proper context: \"responsibilities of the victims of injustice.\" What are such responsibilities of the American Negro?\n\nWY: I have been concerned, as the Urban League has been for years, with the fact that with rewards, with rights, go responsibilities. I've been inhibited in elaborating on this, especially before all-white audiences, by two facts. One, the fact that I'm not sure that the average white American is aware of the great sense of responsibility that Negro citizens have already shown throughout history in providing for their own, long before many of the welfare programs and social security benefits were open to them. Negro citizens, through their churches and their organizations, were forced to provide for themselves, and there has been a history of self-help within the Negro community that I think is largely missed in history, and is largely unknown to the white American. To concentrate too much on this would make it appear that this is a new experience for him. So when I talk about Negro responsibility, it's reminding them of their continued and increased responsibilities as they get new resources, as they move into middle-class status, as they develop a stable family life in order to help out, as other immigrant groups have helped their own who are less fortunate.\n\nThe other reason that inhibits me somewhat in talking about the responsibility of Negro citizens, as much as I should like to, is that the\u2014so many of the columnists and so many of our newly appointed advisers in the press and...\n\nRPW: You mean self-appointed.\n\nWY: Self-appointed advisers have taken this line almost solely. And these are people who have, in the past, been largely indifferent to the plight of Negro citizens and to discrimination against them. They've been people who fought against civil rights laws (I'm thinking of columnists like David Lawrence and Fulton Lewis) and who have done little to see that the Negro acquires his civil rights. These are people who now speak of Negroes assuming certain responsibilities before these rights are to be given. And also there is a tendency on the part of so many of these people to make it appear that before the Negro citizen as a group can get\u2014even deserves\u2014his civil rights, each and every Negro must measure up to some kind of standard of morality and decency and responsibility.\n\nI know that in my speeches, and in many of the speeches of Negro leaders to an all-Negro audience, the speech is an entirely different speech. Seventy-five percent of it is a reminder to the Negro citizens that the removal of barriers alone will not ensure first-class citizenship. If the white community wants to hear responsible Negro leaders speak more to their people about their own responsibilities, then let them speak to the white community about their responsibilities. And I never want people to forget the amazing sense of responsibility that Negroes have shown throughout history\u2014probably more than any other ethnic group, given the provocations and the conditions\u2014of the responsibility of remaining loyal to the country, not being taken in by the communists, responsibility for not getting violent and for being restrained in the face of all kinds of provocations, the responsibility of taking care of their unwanted children when white parents could either arrange for abortions or could get their kids sent off into institutions that were closed to Negroes. And we have historically taken care of our aged, who didn't have the benefits of social security, because domestic workers couldn't get social security. We've had to do this.\n\nRPW: There are complaints, now and then, by responsible Negroes that the actual cash outlay, in terms of philanthropy, in terms of support for organizations, is less than might be expected from Negroes. This complaint occurs pretty often from responsible sources. There's another kind of responsibility to one's own that's different from the kind you've enumerated.\n\nWY: There are two factors here. No race throughout history that, within its generation, knew poverty has ever distinguished itself by its generosity or its humanity. There's an old saying that once you've been hungry, you're never full. And there's the constant haunting fear of a return to poverty, of your children suffering the same fate. Remember, this is the first generation of Negroes who have had anything approaching reasonable security. It was only after World War I, and Negroes began to get some jobs in war plants, and even so it's just a handful. But I still think that, given the Negro income and given the fact that Negroes have to spend so much time and so much money fighting for elementary rights, we have to give to the NAACP\u2014which we can never list on our income tax returns, and you can't even list the Urban League if you live in the South without being called in and questioned about a lot of other irrelevant things, even though it's a tax-exempt organization.\n\nYou have to really measure the Negro's giving in terms of the number of Negro doctors who serve, clients who never pay them, the numbers of lawyers who serve who never get paid, and the fact that we haven't really developed any substantial wealth. We have a few businesses and the demands on them are terrific. The average Negro who is a school principal or who is the administrator of a social agency occupies a status in the Negro community that's completely unrealistic, but it makes him an attraction for everybody. Every church in that community wants a donation.\n\nRPW: There's another quotation from the same speech I'd like to refer to: \"As we win the battle for civil rights, we can and might well lose the war for human rights.\" You know the context of that?\n\nWY: Here, again, is a real fear that I have that so many Negro citizens may have been led to believe that the solution to the problems of poverty which they face will be reached when the civil rights bill is passed or when the [\"whites only\"] signs are taken down. This is dangerous because a type of disillusionment may set in. I am fearful that Negro citizens will not understand the need for a diversified approach in this whole attack. There are many forces at work today that, on the surface, are really indifferent to race: the forces of [industrial] automation, what's going to happen as a defense budget is cut down and defense industries are closed. I doubt seriously if the American public will immediately convert that same money into the social sphere. All this will pose some real problems.\n\n_Warren turns the conversation to the question of whether black people want true integration, or rather equal treatment and equal opportunities_.\n\nWY: I don't think the masses of Negroes are anxious for integration, per se. What they're anxious for is first-class accommodations, housing, education, health facilities. But they are deeply convinced that segregation automatically makes it possible for a group to receive inferior services. Never throughout history has a suppressed group ever been given superior services. But the thrust for integration isn't so much a thrust for association as it is a disbelief in quality services in a segregated city.\n\nIt may be sort of a strategy that some of our sincere liberal friends might have adopted, in order to assuage the fears of white people, [to say] that the Negro really doesn't want to integrate; what he wants is equal facilities, and if we give him that then he will not try to move into our neighborhoods and into our societies. We ought to press for the reverse. That is, what a terrible thing it would be for white people if Negroes do not attempt to move into their neighborhoods. Because it means they, too, will be left with a culture of sameness, and that is so uncreative. White people will soon see the value of diversity, as against the perpetuation of sameness, and will be encouraging this.\n\nMy concept of integration doesn't mean that any group gives up all that it has and adopts all that another group has. My concept of integration is that we explore and identify, within each group, the positives that have been developed out of that group's culture. The Negro, out of suppression, has developed a kind of compassion and humanness, certainly a kind of patience and tolerance that General Motors could use. I'm not just talking about his music and his rhythm. I'm talking about some other qualities that the larger society can use. So my concept of integration is that we reject the negatives: the poverty of the Negro, his lack of education, the lack of culture that he's developed. That we reject in whites the meanness, the selfishness, the inability to give up privilege and advantage. And we move toward another society, you see, that's much better, that reflects a synthesis of these.\n\nRPW: We can't legislate the future.\n\nWY: No, but I think we can plan this. My theory here is that the kind of separate societies that have been developed in our communities have not happened through chance. This has been consciously, deliberately planned. What they did was play upon the status needs of people, and they set a norm of exclusiveness as a criterion of success. This was done deliberately, through very clever advertisement of certain subdivisions, and a conscious effort to keep out Negroes. And this way, we can change the norm that's been true of all human history, in terms of classes as well as races, and sometimes all a matter of class and very little a matter of race, in some societies. I'm talking about the kind of situation where [Nobel Peace Prize laureate] Ralphe Bunche is told he can't get a hotel reservation in Atlanta, Georgia, while a drunken white man in overalls walks in and registers. Now that's about race, not class.\n\nRPW: That's race. That's race.\n\nWY: I'm saying that a community can set any standard it wants to, a schoolkid, a neighborhood, as long as it doesn't set a standard of race, and the Negro then should be asked to measure up, and can measure up and get in it.\n\nRPW: We have no argument. But the question is how far the race question intersects and fuses with the other considerations? That you cannot have a solution merely in terms of race, is the question I'm raising.\n\nWY: I've discussed this in the centennial edition of _Ebony_ magazine in an article, my concern about the class situation within the Negro community. My concern was that we were developing a gap here, and that the choice that the Negro faced, all too often, was a choice either between bread and water or champagne and caviar, either sending his kids to slum, ghetto, inferior schools or to plush prep schools, either living in a hovel or living in a suburb. My concern is that this is creating a vacuum here, and it is denying the lower-class Negro of leadership potential. It is a situation, not so much of an attempt to escape the Negro, on the part of the middle class, but an attempt to escape the ghetto, which is symbolic of a lot of other things in his society that he wants to escape.\n\nThe class problem is basically an economic problem. America is not yet so cultural, so sophisticated, so aesthetic. When you really think of the suburbs, in cities like Chicago and other places, they are inhabited by the gangsters\u2014all white. There are some twelve suburbs in Chicago. The most fabulous suburb in Chicago, that's all white. It has nothing to do with any kind of class, moral, or cultural value at all\u2014it's money.\n\nRPW: Oh yes. How much of that split between the Negro mass and the Negro upper-middle, upper class\u2014is that split wider or not than it was ten years ago?\n\nWY: Oh, it's much wider. And the reason it's wider is that the jobs are disappearing, jobs that would normally be [for the] lower middle class, and lower class, are disappearing.\n\nRPW: This is not what is said by many Negroes, of course. They will deny that a split is widening. They say it's narrowing.\n\nWY: I'm talking about a purely economic fact of life, now. We have more middle-class Negroes than ever before, but we have more poor people than ever before. And the figures will show that we have more unemployment and more impoverished Negroes today than we had ten years ago. But we also have more in the middle class. So, just from the economic standpoint, the gap is there.\n\nRPW: The question is, what is the spiritual gap? Is it widening or narrowing?\n\nWY: Two things are happening. On the one hand, there is a greater sense of pride in race and there is a solidarity, as far as goals are concerned. But there is also developing this gap on an economic basis that sets up social and geographic distances. In the North it poses another problem, in that the ability to communicate and to understand common goals and make common cause was much greater in the South, where regardless of the affluence of an individual Negro, or his education, he was still denied the same things as a poor Negro. So the poor Negro and the middle-class, educated Negro could make common cause easily. This brought a sense of restraint and balance and everything else to the group seeking its rights.\n\nNow when you get to the North, the Negro of affluence can, increasingly, escape. He can move away from the ghetto. He can go to the theaters, he can go to the restaurants, and the better schools. It makes the identification of the common cause between the lower-class Negro and the middle-class Negro much more difficult to identify. What this means is the lower-class Negro in the North can be suspicious of the intervention of the middle-class Negro. He makes him prove why he is involved in civil rights, why he is concerned about it. This means that many Negroes who aspire to get involved become discouraged because they aren't warmly and immediately accepted by the masses. It also means that the ambitious demagogue or rabble-rouser in the lower class is able to influence the masses more easily and to discredit responsible leadership.\n\nRPW: [There is a] great problem of leadership that is caused by this fact\u2014that's the real danger, isn't it?\n\nWY: This is the real danger, especially as long as the climate is so fraught with poverty and with the type of conditions that would make demagoguery easy, as long as there's mass unemployment, as long as there's poor housing, and all of this makes a natural breeding ground. The arguments are so plentiful. Also, the Negroes have learned through observation of the Southern demagogue, how he has exploited the fears and the ignorance of poor white people, using race as a factor. He watched [Mississippi politician and segregationist Theodore] Bilbo. He saw [Georgia governor] Gene Talmadge, with his red suspenders, do the same. And now that Negro, who's opportunistic, uses what he has learned so well in the South to exploit and to capitalize on the impoverished, illiterate, unemployed Negro.\n\nRPW: Has this led to serious cracks in leadership in terms of bids for power, do you think?\n\nWY: It's made it much more difficult for responsible leadership to intervene and to get the emotional response out of the masses of Negroes. But another thing in that picture is the mass media have helped in the buildup of the demagogue. The only person that the masses see on television, on the front pages of the newspaper, speaking for their hopes and their dreams and their aspirations, is a demagogue. And this contributes to the difficulty of the responsible leader getting the confidence, and even getting the awareness, of the masses that he is working on behalf of.\n\nRPW: What do you think of the remark that one encounters now and then that the people who should be most alarmed about Malcolm X are the Negro leaders, responsible Negro leaders, and not whites.\n\nWY: No, I disagree with this. I think the people who should be most alarmed are white people, because Malcolm X is but a symptom. There are many Malcolm X's around. There are people who have a genius for cussing out white people, and we will have many more [of them] developing. This is a symptom of an evil and a frustration and a feeling of despair and hopelessness in a society. The other thing is that white people will find Malcolm X interesting and amusing and certainly newsworthy, not because they really feel that he can mount a massive military activity against them, but because he is preaching a kind of separatism, and a kind of Negro self-help and isolation, which many white people find very appealing. There is a lot of wishful thinking. What they forget is that Hitler and Mussolini were able to develop great efficiency, and build roads and hospitals, by preaching hate. And that, eventually, this hate will turn against people. But Negroes, per se, find Malcolm X entertaining. They get a vicarious pleasure out of hearing him curse out white people. They've been kicked around all day, and they are quite amused by the way the white press, and the white community, seem to get aroused. This tickles them, how he can get front-page coverage and he can scare people. But in the Negro community, wouldn't ten people follow Malcolm X to a separate state.\n\nRPW: Not to a separate state.\n\nWY: No, even if America gave him one. And Africa doesn't want our caseload, welfare load, any more than New York wants it. They want chemists and physicists and engineers, so they're not fixing to open up their doors to impoverished Negroes in New York.\n\nRPW: What would you say to this remark by Adam Clayton Powell, that the leadership of all the old-line organizations is finished? They have no political significance anymore.\n\nWY: Mr. Powell is reflecting, in his attack on national Negro leadership, his frustration and his own inability to reach this kind of national status. He would like a great deal to be seen not as just a leader of a district here in New York City, or Harlem; he would like to be seen as a national leader. And he has been constantly rejected in this role. I guess what really set this thing off was the March on Washington, when Adam Powell was not called up in any major role. Adam Powell has a choice. He has to decide whether he's going to do like the Southerner, whether he's going to keep his position in Washington by doing daily, dedicated, visible work for Negroes, and make a real contribution, or whether he's going to use the technique of the demagogue, and stay in office simply by building up a straw man called the white man, who's out to get him.\n\nRPW: It's very funny how discussions of him provoke, in some quite responsible Negroes, great evasions, unlike your reply.\n\nWY: I understand the reason. In a war, and many Negroes conceive of this as a war, you should not criticize anybody who's cussing out white people for whatever reason. And there are a lot of Negroes who find Adam Powell entertaining because they think he is upsetting white people. If white people didn't attack Adam Powell so much, Negroes would not rally to his defense so much.\n\nThe established Negro leadership has the support, when the issues really get serious and crucial, not facetious. The March on Washington, for example, [was a] success which was spearheaded by the established organizations through their machinery. You see, these are the only organizations, particularly the Urban League and the NAACP, that actually have the machinery in terms of local affiliates, and established know-how in community organization, and the basic confidence of the Negro community. So there is an emotional reaction, which many reporters pick up and identify [as proof that] these are the people Negroes are following. But when it gets down to meat, bread, and potatoes, they show up at the Urban League office. When they really get in trouble, need a lawyer or something, they go to NAACP. But as long as it's an entertaining evening, then they'll listen to some of this other stuff.\n\nRPW: Tell me this: how much of a liability has the white affiliation of the Urban League and NAACP been, do you think?\n\nWY: I think it's made us vulnerable to certain attacks. But deep down inside, Negroes know that they cannot go it alone. They cannot establish their own General Motors, their own A&P chain of stores, their own chain of banks. That we are dependent, that certainly the two societies are interdependent. And the reason that I know Negroes are never taking this type of philosophy seriously is that none of the people who espouse it ever suggest that they, themselves, will withdraw from an association and all dependency on white people. Mr. Powell, for example, doesn't withdraw from the Democratic Party, and Negroes certainly don't dominate it. He doesn't withdraw from Congress, and Negroes certainly don't dominate it. He doesn't turn down the salary that he receives from Congress, and I'm sure Negroes pay a very small percent of it. Malcolm X and the Muslims don't tell their Negro followers, who pay them big dues, that they should quit their jobs if white people are in charge. Nobody says Negroes ought to move out of their houses unless they're owned by Negroes. So it falls down at the level of serious consideration.\n\nRPW: What about the role of this poor fellow, the white liberal, who's been so beaten around the ears lately by Jimmy Baldwin and some others, who's called a plague and a nuisance? What is the role of a white man in such a thing as the Negro revolution, movement, or whatever you choose to call it? What is his reasonable role?\n\nWY: Well, I think the role of the white liberal now is to mass a real assault to get the Negro included in basic social reform movements of this country. You see, the liberal's role earlier was to help bring about some of the social welfare measures and labor legislation, some of the things that went on during the New Deal period of Franklin Roosevelt. But when these things got established, then the labor, you see, became conservative and liberals really had nothing to hold on to, because they had not extended the social revolution to the Negro in the sense that the Negro was any more than a partial beneficiary. He was not in the strategy of policy making; he had not been included as a participant in the social reform. Liberals missed a real bet, I think, when they did not immediately jump on the Urban League's proposal for a massive Marshall Plan. This is a point at which the liberal could have intervened and been very meaningful. Instead, he let the other people call this preferential treatment, and so the Negro situation moved on into some more extreme demands where the liberal found he could not identify.\n\nNow we're at a point where the Negro ought to be able to say to the liberal: \"Look, I'm upset about the discrimination in the labor movement, but I know that I must not be _against_ the labor movement. I'm upset about some other things, but I know that we have to work together on the common goals of better housing and better education and better social legislation.\"\n\nIn turn, the liberal ought to be able to say to the Negro, \"I am opposed to the activities of the Triborough Bridge stall-in, but I am all for these other things, and on this we must keep together.\"\n\nI think the Negro is like a person just learning to walk. He's trying out his legs and doesn't want anybody to help him. The liberal will have to be not just tolerant and patient, but he will have to be mobilizing now to provide this other help that the Negro's going to need. And then when we get back [together], he will have to insist on working with the Negro, and in some cases letting the Negro provide the leadership.\n\nRPW: The Negro must provide, clearly, fundamental leadership. It's his show.\n\nWY: That's as far as the basic civil rights are concerned. But when it comes to the social reforms that are needed in this country, for all people, this isn't a question of the Negro providing leadership; it's a question of sharing in cooperative leadership of these people. What's happened is, even very liberal papers like the _New York Times_ came out and, instead of grabbing hold of the Marshall Plan, they again called it preferential treatment. A few days later they applaud the Appalachian [plan], a special effort for these people, they urge massive help be given to Alaskans after the earthquake, they applaud special help to the Hungarian refugees and the Cubans. But with the Negro, they come back and say, no, he must be treated as an individual, not as a community.\n\nAs the revolution has moved to the North, the liberal in the North is now being called upon to express his real feelings\u2014not just in terms of indignation about lynching in Mississippi, but about people living next door to him and about people going to his schools. Are we just beginning to get what the real feelings of people happen to be and they're coming to the surface? The Triborough Bridge incident, for example. These [white] commuters who were being delayed twenty minutes to get to their martinis out in Westchester, their reactions were as vile, their language was as vicious and as vulgar and as hate-filled as any language that I have ever heard in Mississippi. And the hatred on their faces and the way they threw the things out of the car at the people would have done justice to any Klan meeting. Now on the surface we say, \"Gee, this is terrible.\" But I think, ultimately, that if you're going to get at the roots of a problem and correct it, you have to get at the real feelings of people, and for a while it may look ugly. What's happening here, now, is that all Americans are on trial to reveal either their great decency or their great evilness.\n\nRPW: Do you find any truth in the speculation made by a good many Negroes in the South that the crisis will have passed there long before it's passed here, that there's more basis for a rapprochement, for a working-together there than there is in, say, the great metropolitan northern centers?\n\nWY: Yes, I'm one of these people who believes that when the South really gets over this hump of having to have segregation as a crutch to compensate for their other feelings of inferiority about the economy of their system, and their lack of a lot of other things, once they get over this hump and they see that they can't keep the Negro down without keeping themselves down, there's enough basic feeling, tone, and experience between white and Negro citizens that they will move off on a level unlike anything in the North, and there will be a much sounder relationship. I think this is based on a theory that the most vicious expression of hatred toward a person is to ignore him. Not to hate him. It takes feeling to hate. The thing that destroys people is not to hate them or to love them, but to ignore them and make their lives meaningless. I think the average Northerner, because of the separateness\u2014and you know there's more segregation in housing in the North than in the South\u2014because of the separateness, because so few whites have had contact with Negroes, their feelings [are] largely intellectual feelings. It's related to some abstract concepts of justice and equality, but they are still handicapped by [not having] a real experience with a Negro who's a peer, who's educated. Where the average Southerner has had to deal with him.\n\n_The conversation turns to the idea of minimum quotas for black people in access to employment and housing_.\n\nWY: No Negro has said to me that he wants to see a white person replaced. We think there ought to be equal opportunity in _un_ employment as well as in employment. We're twenty-five percent or fifteen percent of the unemployed, and whites are five or six. And we think that this situation ought to be changed. I'm not buying the saying that the problem of unemployed Negroes will be solved only when there's full employment for all Americans. I know there won't be full employment for all Americans in the foreseeable future. In the meanwhile, I don't think that we can continue to have this large number of Negroes unemployed.\n\nIntegration is seen by too many white people either as something to be abhorred and fought, resisted completely, because it will bring in its wake all kinds of problems, or it's seen as something that's to be delayed until, say, the day after I die. Or else it's something to be grudgingly tolerated, as one takes castor oil. It's inevitable, I know I've got to take it, and it's probably good for me, but I don't want it. This is consistent with the American inability to think deeply. We look for easy solutions. We react to crisis; we don't benefit from past experiences. We wait for accidents to happen on a corner before we put up a green light, or for the bridge to fall down before we repair it. [The American] sees everything as a problem\u2014not as an idea to be explored but as a problem to be dealt with, and grudgingly to be met, at a real personal sacrifice. That's why we've got to begin to think of integration not as a problem, but as an opportunity for a country to prove the validity of its system, of its economic system, of its Judeo-Christian convictions, of its democratic way of life. The Negro is a barometer of the validity of all of these, and this is the first real test that this country has had. Because in the final analysis, as Franklin Roosevelt said, the test of a country is not to what extent it can give more to those who have, but to what extent it can give to those who have not. Unless this country is able to meet this challenge, then a serious question can be raised about all these institutions. Because too many Americans, when asked what does being an American mean, will talk about refrigerators and cars, and will not talk about basic freedoms and opportunities. This is a real test of all that we hold very dear. If it doesn't work for the Negro in this country, then it's not likely to be the most appealing and attractive article for 75 percent of the world's population, that's nonwhite, that's shopping around for some way of life to adopt.\nJames Baldwin\n\nApril 27, 1964\n\nNew York, New York\n\n_James Baldwin was a literary prodigy. Born in Harlem in 1924, Baldwin was the eldest in a family of nine children. He wrote that as his mother gave birth to each child, \"I took them over with one hand and held a book with the other.\" Baldwin says he was \"plotting novels\" almost as soon as he could read. By the time Baldwin sat down for a conversation with Robert Penn Warren, he had become, as critic Hilton Als put it, \"America's leading black literary star.\" Baldwin was a bestselling novelist and a bracing social critic. By 1964, he had published three novels_ , Go Tell it on the Mountain _(1953)_ , Giovanni's Room _(1956), and_ Another Country _(1962), and three deeply influential essay collections:_ Notes of a Native Son _(1955)_ , Nobody Knows My Name: More Notes of a Native Son _(1961), and_ The Fire Next Time _(1963)_.\n\n_Baldwin was a preacher in his teen years, following in his stepfather's footsteps, but he left the pulpit when he was seventeen. He gave up on Christianity, writing in 1963 that \"whoever wishes to become a truly moral human being... must first divorce himself from all the prohibitions, crimes, and hypocrisies of the Christian church. If the concept of God has any validity or any use, it can only be to make us larger, freer, and more loving. If God cannot do this, then it is time we got rid of him.\"_\n\n_Baldwin moved to Paris in 1948, at the age of twenty-four, seeking freedom from the tyranny of chronic racism in America. His physical response to that racism \"was like some dread, chronic disease,\" he wrote, \"the unfailing symptom of which is a kind of blind fever, a pounding in the skull and fire in the bowels.\" Nine years later, Baldwin returned to the United States to confront that tyranny through the burgeoning civil rights movement. Baldwin wrote, \"I could simply no longer sit around Paris discussing the Algerian and black American problem. Everybody else was paying their dues, and it was time I went home and paid mine.\"_\n\n_From the late 1950s through the late 1960s Baldwin traveled widely across the South, reporting on the movement for magazines like_ Esquire, Mademoiselle, _and_ Harper's. _He also took part in direct action and befriended many civil rights leaders, including Medgar Evers in Mississippi, Martin Luther King Jr. in Atlanta, and Malcolm X in Harlem. Baldwin worked on voting rights campaigns, marched in demonstrations, and toured the country giving lectures and interviews. He sat with Hollywood glitterati and giants of the civil rights movement during the 1963 March on Washington for Jobs and Freedom. That same year, he appeared on the cover of_ Time _magazine, which declared that no other writer \"expresses with such poignancy and abrasiveness the dark realities of the racial ferment in North and South.\"_\n\n_Despite his deep connection to the black freedom struggle, Baldwin was sometimes kept at arm's length by its leaders. According to his biographer David Leeming, Baldwin was not invited to speak at the March on Washington because he was openly gay. Baldwin also drew heavy fire from leaders of the Black Power movement, who criticized him as an integrationist. In_ Soul on Ice, _Eldridge Cleaver wrote that Baldwin had a \"grueling, agonizing, total hatred of the blacks, particularly of himself, and the most shameful, fanatical, fawning, sycophantic love of the whites.\" Cleaver said Baldwin was \"the white man's most valuable tool in oppressing other blacks.\"_\n\n_Though his influence waned toward the end of the civil rights movement, Baldwin remained a prolific writer and his legacy remains deep. Along with novels and essays, Baldwin published plays, poetry, and countless reviews. He spent much of his life living abroad, mainly in France, though he continued reporting and teaching in the United States and traveling widely. In 1970, he bought a villa in St. Paul-de-Vence on the French Riviera, his main residence for the last seventeen years of his life. Baldwin died of cancer there, on December 1, 1987_.\n\n_In her eulogy for James Baldwin, Toni Morrison noted that his life \"refuses summation\u2014it always did\u2014and invites contemplation instead.\" As if speaking to him, she continued, \"No one possessed or inhabited language for me the way you did. You made American English honest\u2014genuinely international. You exposed its secrets and reshaped it until it was truly modern, dialogic, representative, humane. You stripped it of ease and false comfort and fake innocence and evasion and hypocrisy. And in place of deviousness was clarity. In place of soft plump lies was a lean, targeted power.\"_\n\n_Robert Penn Warren was familiar with that power when he set out to record interviews for_ Who Speaks? _He often used quotes from Baldwin to probe the mind-set of his interview subjects. Historian David W. Blight observes that in reading the book, \"it may seem as though Warren is carrying Baldwin's essays around in his pocket, as a kind of perverse as well as respectful ammunition.\"_\n\n_Speaking with Baldwin at a restaurant in New York City, Warren was struck by how Baldwin looked as he gathered an idea. \"His eyes widen slightly,\" Warren writes, \"a glint comes in them, he sits up in his chair, and the nerves, you are sure, tighten, and there is the acceleration of pulse beat and respiration. He is not looking at you now, or talking at you, at all: his eyes are fixed on something over yonder.\" Warren notes that while Baldwin had left the church years earlier, he \"smuggled out the Gift of Tongues.\" With Baldwin, he writes, \"we are to think of the blaze of light that rends the roof and knocks us all\u2014all America and all American institutions\u2014flat on the floor.\"_\n\nROBERT PENN WARREN: In what sense, Mr. James Baldwin, do you think the [Negro] revolution is a revolution?\n\nJAMES BALDWIN: Well that's a tough one to answer 'cause I'm not always sure that the word \"revolution\" is the right word. I myself use it because I don't know of any other. It's not as simple as a revolution of one class against another, for example. It is not as clear-cut as the Algerian revolution against the French. It is a very peculiar revolution because, in order to succeed at all, it has to have as its aim the reestablishment of the Union. And a great, radical shift in American mores, in the American way of life. Not only does it apply to the Negro, obviously, but it applies to every citizen in the country. This is a very tall order and desperately dangerous, but inevitable in my view because of the nature of the American Negro's relationship to the rest of the country, of all these generations, and the attitudes the country's had toward him, which always was, but now has become overtly and concretely, intolerable.\n\nRPW: You say different from a revolution like the Algerian, which means a liquidation of a regime.\n\nJB: That's right. But it doesn't apply here at all. Because this is [for Negroes] to liberate themselves and their children from the economic and social sanctions imposed on them because they were slaves here. Now if Washington, DC, had the energy to break the power of people like Senator [James] Eastland and Senator Richard Russell, so the Negroes began to vote in the South, we would make a large step forward. It seems to me that the South is ruled still by an oligarchy, which rules for its own benefit, and not only oppresses Negroes and murders them but imprisons and victimizes the bulk of the white population.\n\nRPW: You said once in print that the Southern mob does not represent the will of the Southern majority.\n\nJB: I still feel that. It's mobs that fill the street. Unless one's prepared to say that the South is populated entirely by monsters, which I'm not. Those mobs that fill the street are a reflection of the terror that everybody feels, at least on the lowest level. And those mobs that fill the street have been used by the American economy for generations to keep the Negro in its place. In fact, they have done the Americans'\u2014North and South, by the way\u2014dirty work for him. And they've always been encouraged to do it. No one has ever even given him any hint that it was wrong. And of course they are now completely bewildered. And can only react in one way, which is through violence. The same way that an Alabama sheriff, facing a Negro student, knows he's in danger. Doesn't know _what_ the danger is and all he can do is beat him over the head or cattle-prod him. He doesn't know what else to do.\n\nRPW: All revolutions of the ordinary, historical type have depended on the driving force of hope and the driving force of hate. Now, when this is directed against a regime to be liquidated, it's one thing; when it's inside of a system, which must be reordered but not destroyed, then the hope\/hate ratio might change. I think how the hate is accommodated in this [Negro] revolution.\n\nJB: The American Negro has had to accommodate a vast amount of hatred since he's been here. And that was a terrible school to go through. I myself am accused of hating all white people and saying that all Negroes do. I, myself, don't feel that so much as I feel a bitterness.\n\nYou can despise [white people]. You may even have given moments when you want to kill them. But here it's your brothers and your sisters, whether or not they know that they are your brothers and your sisters. And that complicates it. It complicates it so much that I can't quite see my way through this.\n\nAs for the hope, that is fuzzy too. Hope for what? You know, the best people involved in this revolution certainly don't hope to become what the bulk of Americans have become. So the hope, then, has to be to create a new nation under intolerable circumstances and in very little time and against the resistance of most of the country.\n\nRPW: You mean the hope is not to simply move into white middle-class values? Is that it?\n\nJB: Well even if that were the hope\u2014it isn't as a matter of fact\u2014it would not be possible. In order to accommodate me, in order to overcome so many centuries of cruelty and bad faith and genocide and fear, all the American institutions and all the American values, public and private, will have to change. The Democratic Party will have to become a different party, for example.\n\nRPW: How do you envisage the result of this movement, if successful? What kind of a world do you envisage?\n\nJB: I envisage a world which is almost impossible to imagine in this country. A world in which race would count for nothing. In which Americans grow up enough to recognize that I don't threaten them. Part of the problem here has nothing to do with race at all. It has to do with ignorance and it has to do with the culture of youth.\n\n_Warren asks Baldwin about the origins of growing racial pride among some African Americans_.\n\nJB: For the first time in American history, the American black man has not been at the mercy of the American white man's image of him. This is because of Africa. For the first time, the West was forced to deal with Africans on a level of power. And that image of the shiftless darky was shattered. Kids, people had another image to turn to, which released them. It's very romantic for an American Negro to think of himself as an African. But it's necessary in the re-creation of his morale.\n\nRPW: In the matter discussed a while ago by [W.E.B.] Du Bois, and many other people since, of the split in the psyche of the American Negro\u2014you have written something about it along this line\u2014the tendency to identify with the African culture or African mystique, or the _mystique noir_ , or even the American Negro culture as opposed to American white culture. The tendency to pull in that direction as opposed to the tendency to accept the Western, European-American white tradition, as another pull. Do you feel this is real for yourself?\n\nJB: How do I answer that? It was very hard for me to accept Western European values because they didn't accept me. Any Negro born in this country spends a great deal of time trying to be accepted, trying to find a way to operate within the culture and not to be made to suffer so much by it, but nothing you do works. No matter how many showers you take, no matter what you do. These Western values absolutely resist and reject you. So that, inevitably, you turn away from them or you reexamine them. Because it is something that slaves knew and the masters haven't found it out yet; the slaves who adopted that bloody cross knew the masters could not be Christians because Christians couldn't have treated them that way. This rejection has been at the very heart of the American Negro psyche from the beginning.\n\n_Warren asks Baldwin about the attraction to Africa that an increasing number of black people had expressed, and whether he shared in that feeling_.\n\nJB: Which Africa would you be thinking of? Are you thinking of Senegal or are you thinking of Freetown? And if you are thinking of any of these places, what do you know about them? What is there that you can use? What is there that you can contribute to? These are very grave questions. I don't think that the void is absolute or that no bridge can be made. But we've been away from Africa for four hundred years and no power in heaven will allow me to find my way back.\n\n_Warren observes that some young, black voter registration activists from the North admired the purity of expression of semi-literate, Southern black farm workers_.\n\nJB: I would really agree with that. I've seen some extraordinary people just coming out of some enormous darkness. And there is something indescribably moving and direct and heroic about those people. And that's where the hope, in my mind, lies. Much more than in someone like me who was much more corrupted by the psychotic society in which we live.\n\nRPW: This impulse is a very common one in many different circumstances though. You will find many white people romanticize some simpler form of life\u2014the white hunter in the far west, or the American Indian or even the Negro.\n\nJB: Or the worker.\n\nRPW: Or the worker. This is an impulse of many people who feel we live in a complicated world, which they don't quite accept, don't want to accept, and turn to some simpler form of reality.\n\nJB: I'm not so sure it's simpler, though. I'm not convinced that some of those old ladies and old men I talk to down South\u2014I know they aren't simple. They are far from simple. And the emotional and psychological makeup which has allowed them to endure so long is something of a mystery to me. They are no more simple, for example, than Medgar Evers was simple. There was something very rustic about him, and direct, but obviously he was far from a simple man. My own father, who was certainly something like those people, was very far from being a simple man.\n\n_Warren asks about the possibility of political solidarity between black and white sharecroppers in the South_.\n\nJB: I have the feeling that the difference between the Southern white sharecropper and a black one is in the nature of their relationship to their own pain. And I think that the white Southern sharecropper, in a general way in any case, would have a much harder time using his pain, using his sorrow, putting himself in touch with it and using it to survive, than a black one. And there's a level of melancholy, and even tragedy in Negro experience, which is simply denied in white experience. I think this makes a very great difference in authority, a difference in growth, a difference in possibility. The Negro is not forbidden, as all white Southerners are, to assess his own beginnings. He may find it impossible or dangerous or fatal to do so. But a white Southerner suffers from the fact that his childhood, his early youth, when his relationship to black people is very different than it becomes later, is sealed off from him and he can never go back, he can never dig it up, on pain of destruction, nearly. This creates his torment and his paralysis.\n\nRPW: Some Negroes in Mississippi and Alabama hold out hope for this understanding, for the rapprochement between the Southern poor whites, the sharecropper type, the laborer, and the poor Negro.\n\nJB: Well I don't see much hope for it because, in the first place, the labor situation is too complex and too shaky. All workers in this country are in terrible trouble. Not enough jobs. And the jobs that exist are all vanishing. And this does not make for good relations between workers, as we all know.\n\n_Warren asks if the leadership of the civil rights movement has become more centralized or less effective_.\n\nJB: For the first time in the history of this struggle, the poor Negro has hit the streets, really. And it has changed the nature of the struggle completely. Pressure is being brought to bear by the people in the streets, especially by the poor and by the young, so that [movement leaders] are always in a position of having to assess, very carefully, their tactics. If the people feel betrayed, you've lowered their morale and then opened the door on a holocaust. I think that the Negro in America has reached a point of despair and disaffection. People talk about certain techniques being used that are destroying the goodwill of white people. But nobody gives a damn any longer about the goodwill of people who have never done anything to help you or to save you. Their ill will can hardly do more harm than their goodwill. And this is a very significant despair.\n\nRPW: Yet you want to avoid a holocaust?\n\nJB: Oh, indeed. We want to avoid a holocaust. But, you see, that's not simply in the hands of Negro leaders. That's in the hands of the entire country. If you have people up [in the United States Senate] filibustering about whether or not you are human, then obviously you are going to have a reaction in the streets.\n\nRPW: Do you follow the line of thought that Dr. Kenneth Clark takes that Dr. King's [nonviolent] method in the South has some merit but is inapplicable in the North?\n\nJB: Yes. I'm afraid I'm forced to agree with that. Negroes in the South still go to church, some of them. And Negroes in the South, which is much more important, still have something resembling a family around which you can build a great deal. But the Northern Negro family has been fragmented for the last thirty years, if not longer. And once you haven't got a family, then you have another kind of despair, another kind of demoralization, and Martin King can't reach those people.\n\nRPW: But he doesn't know he can't reach them?\n\nJB: Martin does know it. He can't abandon them, either. And it's not that his influence is absolutely negligible. No, he is still a national leader and an international figure.\n\nRPW: He can pack a hall in Bridgeport.\n\nJB: Well, he can pack a hall in Bridgeport but it depends on what you are packing the hall with. The boys in the poolroom stay in the poolroom. And it's more important to reach them and do something about their morale. I'm not blaming Martin for this; it's not his fault at all. But to reach them is really very difficult. Malcolm X can reach them. Those kids are not Christians, and it's very hard to blame them for not being Christians, since there are so few in this Christian country.\n\nThe differences between the North and the South were really evident when the chips were down. They had different techniques of castrating you [in the South] than they had in the North, but the fact of the castration remained exactly the same, and that was the intention in both places. And, furthermore, it is impossible to be separate but equal. Because if you are equal then why must you be separate? It's that doctrine which has created almost all of the Negro's despair and also the country's despair. So I think that the instinct to destroy that doctrine is quite sound.\n\nRPW: Separate but equal?\n\nJB: Yes, that's right. It's really an attack on the white man's assumption that he knows more about you than you do, that he knows what's best for you, and that he can keep you in your place for your own good and also for his own profit.\n\nRPW: What is the responsibility of a Negro, as you read it, to establish equality or justice? As you see, some of the white man's responsibilities are glaringly apparent. What responsibilities does a Negro have?\n\nJB: One has to take upon oneself a very hard responsibility, [and it] is something you do with the young [people]. It has to do with a sense of their identity, a sense of their possible achievements, a sense of themselves. For this, one has to take upon oneself the necessity of trying to be an example to them, to prove something by your existence. Part of the problem of being a Negro in this country is that one has been beaten so long, and been helpless so long, one tends to think of oneself as being helpless. So the primary responsibility would be to convey to the people, whom one sort of helplessly represents, that they are not helpless. And that if they are not helpless, then they must try to be responsible, and to create a leadership out of these boys and girls in the streets, which indeed is happening. I think it's our responsibility, as their elders, to bear witness to them and to take risks with them. Because if they don't trust their elders then we're in trouble.\n\nRPW: Well, I'm going to ask a question now that probably has no answer. How many Negroes read your books?\n\nJB: (laughs) Well it's an impossible question to answer. But I do know this, that my brother, who lives in Harlem, says that whores and junkies and people like that steal the books and sell them in bars. There have been a lot of hot things sold in Harlem bars but I've never heard of hot books being sold in Harlem bars before. So I gather that means something.\nRuth Turner Perot\n\nMay 7, 1964\n\nCleveland, Ohio\n\n_Ruth Turner (now Ruth Turner Perot) taught German in the Cleveland, Ohio, public schools before heading up the local chapter of the Congress of Racial Equality (CORE) from 1963 to 1966. A native of Chicago, Perot earned degrees from Oberlin College and Harvard University's Graduate School of Education. She helped CORE's national office develop its black power philosophy, which she once described in a speech as \"an audacious, prideful affirmation of self without which Negroes cannot assume a respected position in an integrated American society.\" Perot was eventually appointed assistant to CORE's national chair, Floyd McKissick_.\n\n_In her interview with Warren, Perot described a 1964 demonstration against the building of a segregated school in Mentor, Ohio. One of the Cleveland chapter's founders, the Reverend Bruce Klunder, was crushed by a bulldozer when he tried to block its movement. She and Warren also discussed rioting in two Cleveland neighborhoods as tensions rose over desegregation. Perot later moved to Washington, DC, and founded or led organizations dedicated to improving health care for communities of color_.\n\n_In a 2016 conference co-sponsored by the Robert Penn Warren Center for the Humanities at Vanderbilt University, Perot recalled being interviewed by \"an elderly white gentleman\" who could be \"assertive\" about his ideas, but she appreciated the opportunity to think deeply about issues \"I didn't have time to think about.\"_\n\n_In retrospect, Perot says she wishes she had challenged Warren's assertion that some in the African American community were apathetic. \"You can't even use that word to describe people who are oppressed,\" she said, \"because as soon as we got the chance we blew up.\" Perot also wished she could amend her youthful impatience with Martin Luther King Jr.'s understanding of race issues in the North. \"I would have taken every word of that back,\" Perot said. \"I know now that I was as wrong as two left shoes.\"_\n\nROBERT PENN WARREN: Tell me about how you came to leave teaching and devote yourself fully to the work of CORE. Was this a long process or a sudden decision? How did it come about?\n\nRUTH TURNER: Well, I was the chairman of the chapter here in Cleveland from November 1962 to June 1963. The events in Birmingham brought about the rather sudden decision. I felt that, after what occurred there, I could no longer continue teaching German at a time like this. I began looking for ways in which to work in the civil rights movement on a full-time basis.\n\nRPW: People I've talked to about the Cleveland situation, and some in Cleveland, are very pessimistic about the immediate future here. Do you want to talk about the local situation a bit? It seems highly polarized now.\n\nRT: I think it is very unfortunate. We have a polarized community here by virtue of the fact that a vacuum has been created in the white community, through apathy. That vacuum has been filled by people who would rather prevent the civil rights movement from achieving its goals. The people in leadership positions such as the president of the board of education, our mayor, would rather scream communism than address themselves to the real grievances that lie behind the protests. They are the ones who have organized around the principle of keeping down the movement and totally misunderstanding the movement. The outlook, then, for the immediate future looks a little bleak. However, the long-range future may be a different story.\n\nRPW: There is considerable white support within a certain segment. Isn't the clergy here [involved]?\n\nRT: Yes, there is considerable white support. The clergy has come out very strongly in favor of the goals of the freedom movement. There is also considerable support in suburban communities. But our major problem is that the white community in Cleveland has seen only one way to express itself, and that is through a misunderstanding of the goals of the movement.\n\nRPW: What is the role of the white liberal in the freedom movement?\n\nRT: Of course, we have quite a bit of discussion about whether the people who are really involved in our movement are liberals. We would call them the \"white committed.\" And we feel that their role, as it has been exhibited in Cleveland, is a very strong, supportive role. There is a definite role for the white committed person\u2014the person who is willing, as the Reverend Bruce Klunder was, to lay down his life for the cause in which he believed. There certainly is a role for that person.\n\nRPW: You were present at that event, weren't you?\n\nRT: Yes, I was. I didn't see it but I was at the scene at the time.\n\nRPW: I understand that you did a great deal to try to quiet the mob after the event\u2014the attack on the driver of the bulldozer?\n\nRT: Yes. That occurred when the construction had stopped and the policemen were attempting to send the mob home. We knew they were angry. They were justifiably angry. They had been provoked considerably by the actions of the police that day. Yet we felt there was no cause to be served by exploding there in the community. We attempted to quiet them and to send them home.\n\nRPW: Could you see a situation where this explosive violence, which you helped to stem, could serve a useful purpose?\n\nRT: The whole purpose of nonviolent demonstration and protest action is to channel the justifiably intense feelings of people who have gone through, and who lived under, the system. We try to channel them in ways which will be creative and will bring about constructive changes.\n\nRPW: I noticed from _Time_ magazine that Mr. Lolis Elie in New Orleans, with whom I had conversations like this, now says if violence comes this summer, he would take no step to curb it in New Orleans.\n\nRT: Well, I think there's a point at which the curbing can no longer be done. It is primarily the duty of the law enforcement agencies to curb violence. This is a heavy responsibility for citizens. I feel that we should take those steps that we can, but I'm also realistic enough to know that if wide-scale mob violence breaks out, I would no longer be in a position to curb it. And I think this violence has to be seen as an expression of such tremendous discontent, and of tremendous frustrations that have built up over a long period of time. And no one person can stop them.\n\nRPW: The other day I was talking with Mr. William Stringfellow. He's a white man, very much interested in and committed to the freedom movement. He says, in predicting violence in Harlem this summer, that the white man's role is to accept it. To put his hands down and take the brickbat, or the knife, or whatever it is. I asked, \"What about the cops then? What should the cops do in that case?\"\n\nRT: Well, unfortunately, the policemen, if they behave in other places like they do here, are also unfortunate tools of a power structure which has failed to understand the dynamics of the protests, and consequently are not understanding anything about the people with whom they deal. That's why police brutality takes place. And, of course, police brutality breeds more violence. Clearly, at some point, the policemen ought to step in to prevent loss of life and limb. But they should not be there to [protect just] one side. An example here is that on Murray Hill, where a mob rioted out of control, a white mob, the police made no attempt whatsoever to curb them. Permitted them to riot. Refused to take horses there because they said it would incite the mob to more violence. And yet, in Lakeview, with a smaller number of people, they did use their horses, they charged the crowd, and did what they said they couldn't do elsewhere.\n\nRPW: How much trouble do you have with Negro apathy?\n\nRT: The apathy toward civil rights is being broken down. The very fact that we had a 92 percent effective school boycott here in Cleveland points up that the Negro community can be brought out of apathy, and is, in fact, less apathetic than the white community.\n\nIt's quite understandable to me that, as most of the people here have to worry about where the next meal and where the next rent payment is coming from, they have little time left over to concern themselves with the rights of other men. I think this is a matter of economic deprivation. Some of that we'll not be able to overcome. But at the same time, I'm encouraged by the fact that we can communicate with 92 percent of Negro parents to get them to keep their children out of school. This shows to me that apathy can be broken down. And we're going to do it.\n\nRPW: Is it strange to you, as it is to me, that Memphis, Tennessee, the capital of the Mississippi Delta cotton country, has a very highly organized Negro vote that's very effective as a bargaining tool, and Cleveland does not have it?\n\nRT: I would account for that in the following way: the entire Negro community in Memphis was forced to learn the brutal facts of segregation through civil rights demonstrations long before the entire community of Cleveland was. Cleveland has always been known as a citadel of tokenism. It has always been the place where people thought they were doing all right, and unless you have concrete evidence to the contrary, you'd like to believe that. We have given them concrete evidence to the contrary in the last few months. In the last few months there's been a lot more awareness in the Negro community that police brutality does, in fact, exist. They see it on television. The fact that we now have a movement here in Cleveland\u2014at least the beginnings of it\u2014is going to make a difference in terms of our political organization.\n\nRPW: Was there ever a kind of Negro vote here, which could be delivered to one political party?\n\nRT: Surely, surely. And that's been the pattern in most Northern cities. The Negro was organized politically, all right, but it was organized by the machine, and the machine delivered the votes, and no one ever challenged that. Now we're challenging that. We're asking the community to act as an independent body and to use their vote.\n\nThere's another problem here that we have to consider. Even though the machine here is white-dominated, the Negro community was easily fooled by the fact that the Negro still seemed to be in prominence. We had Negro councilmen. We had Negro judges. And, consequently, it looked as though the Negro vote was being delivered for Negro purposes, when in fact it's the same kind of maneuvering that went on in the South, one step removed. I think it's going to require a good deal more organization in the North to break down the pattern than it did in the South, where the racial lines were so much more obvious.\n\n_Warren asks Turner to imagine what American society would look like if economic and racial segregation could be eradicated overnight_.\n\nRT: If that's possible (laughs), it seems like we could settle back and live happily and normally again. Except we have a problem of attitudes to overcome. Unfortunately, the minds of too many Americans are so narrow that they wouldn't be able to gain that much from living next door to a Negro, or working next to one. And we'd also have to turn our attention to the problem of overcoming the backlog, overcoming the tremendous gap that has existed over these four hundred years. That will have to be done by giving priority, giving special preferential treatment to Negroes, by equipping them to overcome the gap that has existed between the white and Negro community.\n\nRPW: What kind of backlog are we talking about? What kind of difference between the communities are we talking about? Let's push that a little bit.\n\nRT: You still have a problem of people not being prepared to take the jobs that are now open to them because of the fact that they haven't had the proper education or background. So special training programs, crash programs, would have to be initiated.\n\nRPW: You can't separate the race question from the economic context?\n\nRT: The two are very much intertwined. You're saying that you're erasing the conditions, and yet you've still got the problems which come from all these centuries of Negroes not being treated as equals, and consequently considering themselves not equals. You've got all the business of brainwashing, of lack of respect of oneself, to overcome. You've got the problem of a white society, and white standards, and white textbooks, and the fact that the Negro's not been able to see himself as participating in the society.\n\n_Warren brings up the argument that the only way to end racism and discrimination is for whites and blacks to become assimilated into one racially mixed group_.\n\nRT: I won't buy that. I refuse to accept it. Because it seems to me, then, that we are accepting the American standard of the melting pot. In other words, in order for me to accept you, you've got to be like me. As a country, we have got to reach the point where we can accept individuals as they are and not force them to our own standards. I would reject that theory, totally.\n\nRPW: What do you feel, as a Negro, about the problem of symbolisms in a white culture? White as symbol, and darkness carrying symbolisms of less value, or of evil?\n\nRT: I feel it very strongly. And this is one of those psychological things that has to be overcome after the conditions are erased. White lies are not nearly as bad as black ones. Black sheep and white sheep. It was probably done purposely at some point.\n\nRPW: Purposely? What about those African tribes where you have a dance of good and evil, and the dancer representing good wears white headdress and white robe and the dancer representing evil wears black?\n\nRT: Yeah, but there are also some Asian cultures where white is a sign of mourning, and we don't read about those in our history books, and we don't hear about them and talk about them, as in our society.\n\nRPW: Well, night is the time of terror and day is the time when the terrors of the jungle or the cave disappear. That is not a put-up job by the nasty white man, this symbolism.\n\nRT: That may be but it's been very useful for his purposes, in view of the fact that the white\/black symbolism was made so important in slave times. It was made so important that Negroes tried to bleach their skin to get away from it and straighten their hair. And some still do. Clearly it has had an effect. It's no accident, it seems to me, that Christ is always portrayed as a blond, blue-eyed person in white robes. Baptism is always taking place with white [robes]. This is cultural and can't be overcome. But in terms of the effect that it has had on the Negro psychology, it has to be overcome. We have not appreciated the beauty of blackness. A panther is appreciated for his blackness but a Negro woman is not, at least not in white culture.\n\nRPW: It was in the Southern white culture.\n\nRT: Yes, but sub rosa and in a very degrading kind of way. Never openly, and never portrayed in newspapers, and never on television, and never talked about, never advertised in magazines, no. It was never praised in any of the media. Beauty contests never considered blackness as a criterion for beauty. Negro girls were not encouraged to participate, and are still not encouraged to participate in beauty contests because, somehow, being black does not mean that you're a candidate for beauty.\n\nRPW: Let me change the topic a little bit to the question of leadership. In all mass movements or revolutions there is a kind of tendency toward overreaching. Do you see this process, now, going on in the Negro leadership, an overreaching for power or for policy?\n\nRT: In a sense, yes. Someone like Malcolm X, who actually is not really saying anything so very basically different from what we are. I mean, he's adding the dimension of the use of violence if all else fails. The solutions he spells out are attractive solutions. They are solutions to which I respond in moments of real depression.\n\nRPW: This includes the racial separation as part of his policy\u2014you approve?\n\nRT: No, I'm talking about the solution that he spelled out in Cleveland not too long ago, which was the ballot or the bullet, making the point that if the ballot didn't work pretty soon, then the bullet would follow.\n\nRPW: Would the bullet work?\n\nRT: I feel a heavy responsibility to the community. If I organize around the bullet, I'm asking for something that can approach mass extermination. I think that it is courting disaster.\n\nRPW: Most revolutions\u2014all revolutions, I guess\u2014in the past have been directed toward the liquidation of a class or a regime, haven't they?\n\nRT: Yeah, I think that's right.\n\nRPW: If the Negro revolution is a revolution, what's it liquidating?\n\nRT: I think it's liquidating something quite different, and that's why I think this is a quite different kind of revolution. It's liquidating injustices. I don't think those injustices are carried, necessarily, by a particular class of people in this country. Although it is quite true that the wealthy are in control, I don't think the problem is to be solved by liquidating the wealthy, the class of people who are now in the position of power. We're talking here about basic and fundamental changes that have to take place throughout the fabric of our society. That goes beyond class.\n\nRPW: It's sometimes said that hate and hope are the great motivating powers of social change. What about that in relation to the present situation?\n\nRT: Hate and hope? In the particular movement in which I am involved, hate doesn't have much of a function. Hope does, despair does. You're acting on despair with hope. You're acting on frustration with hope. None of us really have time to hate. It's too all-consuming. Similarly, we don't have time to love.\n\nRPW: How far do you follow Dr. Martin Luther King's view of the philosophy of nonviolence?\n\nRT: I'm not a committed pacifist, nor do I adopt nonviolence as a philosophy of life. I adopt nonviolence presently as a tactical, necessary philosophy. But I will not take it as an ultimate and an absolute.\n\nRPW: Do you think Dr. King's influence in the North is now waning?\n\nRT: I do, because I do not feel he addresses himself to the basic problems that Northerners, in a sense, are in a better position to grapple with than Southerners. I don't think he's a politician, nor does he think like one. You have to, because we're playing in a game of power, and we have to understand the dimensions and the implications of it.\n\nRPW: What kind of power does a Negro have to negotiate from? Will you explain that to me, please?\n\nRT: He has a certain amount of political power. I think he has a great amount of economic power. Power of withdrawal, for example\u2014withdrawing trade from those [businesses] that don't cooperate. He has a great moral power because the Negro is the only group which is raising the real moral questions of our time.\n\nRPW: Then we are back to the element of the struggle in which Dr. King places emphasis. The moral power is the same as his theory, isn't it?\n\nRT: Yes, except that I'm talking about it in a different kind of way. I'm not saying that the Negro should be a suffering servant for the American conscience.\n\nRPW: Does King say that?\n\nRT: I feel that he does. We have to also be aware that the American conscience has become quite deadened by insensitivity and by luxury, in many instances. And we have to be prepared to use other methods to reach the American.\n\nRPW: One more question. The tendency of any mass movement or revolutionary movement is to concentrate leadership finally in one man, one leader. Do you see that going on now? The movement toward a concentration of leadership, a concentration of power?\n\nRT: No, on the contrary, I see a proliferation of power and leadership. I think that is one of the healthiest signs of this movement, that there are people all over the place who're emerging as leaders. And I think as long as that's the case, then we have something very creative and positive here. I would dread to see the day when that power and that leadership are located in one person.\nMalcolm X\n\nJune 2, 1964\n\nNew York, New York\n\n_Robert Penn Warren interviewed Malcolm X at a time when the Harlem-based leader had just broken away from the Nation of Islam and started his own black nationalist organization, the Muslim Mosque Incorporated. Malcolm X was more controversial than many civil rights leaders because of his militant opposition to white supremacy. He pledged to use \"any means necessary\" to achieve freedom, justice, and equal opportunity for African Americans. Malcolm X inspired many people who were tired of the slow pace of social change, or skeptical that nonviolent protest could triumph over entrenched racism_.\n\n_Malcolm Little was born in 1925 in Omaha, Nebraska. His father was a Baptist preacher and an outspoken follower of the black nationalist leader Marcus Garvey. When the family moved to Michigan, white terrorists burned down the Littles' home. Three years later, Malcolm's father was found dead on a street in Lansing; the family suspected he'd been murdered by white vigilantes. Malcolm's mother, Louise, was committed to a state mental institution when her son was twelve. He and his siblings were scattered among foster families_.\n\n_Malcolm Little dropped out of school and made his way to New York, where he became a pimp and a petty criminal. He was sent to prison in 1946 for burglary. He read voraciously while behind bars and converted to the Black Muslim faith. He joined the Nation of Islam (NOI) and took on the name Malcolm X, eliminating that part of his identity he called a white-imposed slave name_.\n\n_In 1952, Malcolm X was released from prison. He rose rapidly in the Nation of Islam, becoming the sect's main spokesman and field recruiter. The NOI's leader, Elijah Muhammad, preached an unorthodox interpretation of Islam mixed with a creed of antiwhite mythology, total racial separation, black economic self-sufficiency, and personal responsibility_.\n\n_Alex Haley, a writer who collaborated on_ The Autobiography of Malcolm X, _said the minister's powerful personality was key to his success. \"He was just simply electrical,\" Haley said in a 1988 interview. \"Everything he did, almost, was dramatic, and it wasn't that he was trying to be, it was just the nature of him.\"_\n\n_As Malcolm X's national prominence grew, a rift developed between the charismatic young leader and the sixty-six-year-old Elijah Muhammad. The conflict deepened when Muhammad suspended Malcolm X for remarking that President John F. Kennedy's recent assassination represented \"the chickens coming home to roost\" because whites had created a climate of violence in America. Malcolm X left the Nation of Islam in March 1964_.\n\n_Malcolm X soon embarked on a life-changing pilgrimage to the Muslim holy city of Mecca, in Saudi Arabia. He was astounded by the racial diversity he saw among Muslims. The trip led him to modify his views on black separatism, and he started calling for a wider, more inclusive movement against white supremacy_.\n\n_Warren met Malcolm X at the Hotel Theresa in Harlem, the minister's headquarters. According to Malcolm's biographer Manning Marable, it was during a time when Malcolm X was \"besieged\u2014by writers, by other activists seeking favors and alliances, and by people who just wanted to have a piece of history.\" Warren had been warned that the interview would not exceed fifteen minutes, but Malcolm X became so engaged in his conversation with the Southern writer that they talked for more than an hour. Literary scholar Michael Kreyling describes the conversation as a \"wrestling match,\" while Marable describes it as a \"mutually revealing conversation.\" In Marable's view, Malcolm X was \"clearly toying\" with Warren, \"a guilty white liberal\" who paid too much attention to Malcolm's \"incendiary rhetoric\" and not enough to the \"social program he was advancing.\" Indeed, Warren was both fascinated and somewhat unnerved by Malcolm X. He was skeptical of the minister's actual significance to the larger movement and startled by his \"sudden, wolfish grin.\"_\n\n_According to Warren's daughter, Rosanna, Malcolm X invited her father back to walk the streets of Harlem with him and see how the Muslim Mosque's organization worked. The return visit never happened. Malcolm X was assassinated on February 21, 1965, by members of the Nation of Islam_.\n\n_Since his death, Malcolm X has become an icon of the black freedom struggle. President Barack Obama had a bust of Martin Luther King Jr. in the Oval Office, but he credits Malcolm X for asserting in a profound way the fundamental worth of black lives. The writer Ta-Nehisi Coates says Malcolm X's moral leadership continues to assert \"the right of a people to protect and improve themselves by their own hand.\"_\n\nROBERT PENN WARREN: From what I have read, which includes books I could find and a good many articles on the Black Muslim position and on yourself, it seems that the identity of the Negro is the key fact that you deal with. Is that true? Is that impression correct?\n\nMALCOLM X: Yes. Not so much in the sense of the Black Muslim religion. Both of them have to be separated. The best religion is the religion of Islam. When one accepts the religion of Islam, he's known as a Muslim. He becomes a Muslim. That means he believes that there's no God but Allah and that Muhammad is the apostle of Allah. Now, the main problem that [the] Afro-American [has] is a lack of cultural identity. It is necessary to teach him that he had some type of identity, culture, civilization before he was brought here. Well, now, teaching him about his historic or cultural past is not his religion. This is not religious. The two have to be separated.\n\nRPW: Yes. Or what about the matter of personal identity, as related to cultural and blood identity?\n\nMX: I don't quite understand what you mean.\n\nRPW: I'm trying to get at this: that a man may know that he belongs to, say, a group\u2014this group or that group\u2014but he feels himself lost within that group, trapped within his own deficiencies and without personal purpose. Lacking personal identity, you see.\n\nMX: Yes. Well, the religion of Islam actually restores one's human feelings, human rights, human incentives, human talent. The religion of Islam brings out of the individual all of his dormant potential. It gives him the incentive to develop his dormant potential so that when he becomes a part of the brotherhood of Islam, and is identified collectively in the brotherhood of Islam, with the brothers in Islam, this also has the psychological effect of giving him the incentive as an individual to develop all of his dormant potential to its fullest extent.\n\nRPW: A personal regeneration then...\n\nMX: Yes.\n\nRPW: Is associated automatically with this?\n\nMX: Oh, yes. Yes.\n\nRPW: Sometimes, in talking with Negroes in other organizations and other persuasions, I've found out that there's a deep suspicion of any approach which involves the old phrase \"self-improvement.\" [They prefer] to state the matter on objective, impersonal matters such as civil rights, integration, or job programs, and not on the question of self-improvement, or you might say individual responsibility. But you take a different line.\n\nMX: Definitely. Most of the\u2014or I should say many\u2014of the Negro leaders actually suffer themselves from an inferiority complex, even though they say they don't. And because of this they have subconscious, defensive mechanisms which they've erected without even realizing it. So when you mention something about self-improvement, the implication is that the Negro is something distinct or different and, therefore, needs to learn how to improve himself. Negro leaders resent this being said, not because they don't know that it's true, but they're looking at it personally. They think that the implication is directed at them. And they duck this responsibility. Whereas, the only real solution to the race problem in this country is a solution that involves individual self-improvement and collective self-improvement wherein our own people are concerned.\n\nRPW: Could you tell me, or would you be willing to, or do you think it's relevant, some detail of your own conversion to Islam?\n\nMX: Well, I was in prison.\n\nRPW: I know that fact, yes. I'm asking about the interior feeling of the process.\n\nMX: I was in prison and I was an atheist. I didn't believe in anything. And I had begun to read books and things. In fact, one of the persons who started me thinking seriously was an atheist, another Negro inmate whom I'd heard in a discussion with white inmates, and who was able to hold his own at all levels. And he impressed me with his knowledge. I began to listen very carefully to some of the things he said. He switched my reading habits away from fiction to nonfiction, so that by the time one of my brothers told me about Islam, although I was an atheist, I was open-minded. And I began to read in that direction, in the direction of Islam. Everything that I read about it appealed to me. One of the main things that I read about it that appealed to me was, in Islam, a man is regarded as a human being. He's not measured by the color of his skin. At this point, I hadn't yet gotten deep into the historic condition that Negroes in this country are confronted with. But, at that point in my prison studies, I studied Islam as a religion, more so than as I later came to know it in its connection with the plight or problem of Negroes in this country.\n\nRPW: This is getting ahead a little bit but it seems to apply here. If Islam teaches the human worth of all men without reference to color, how does that fact relate to the message of black superiority and the doom of the white race?\n\nMX: The white race is doomed not because it's white but because of its deeds. The people listening very closely to what the Muslims have always declared, they'll find that, in every declaration, there's the fact that, the same as Moses told Pharaoh: \"You're doomed if you don't do so-and-so.\" Or as Daniel told, I think it was Balthasar or Nebuchadnezzar: \"You are doomed if you don't do so-and-so.\" Now, always that \"if\" was there. Which meant that the one who was doomed could avoid the doom if he would change his way of behaving. Well, it's the same here in America. When the Muslims deliver the indictment of the American system, it is not the white man per se that is being doomed.\n\nRPW: It's not blood itself that's being\u2014there's no blood damnation then?\n\nMX: No. But, see, it's almost impossible to separate the actions, or to separate the oppression and exploitation\u2014criminal oppression and criminal exploitation of the American Negro\u2014from the color of the skin of the person who is the oppressor or the exploiter. So he thinks he's being condemned because of his color, but actually he's being condemned because of his deeds, his conscious behavior.\n\nRPW: Let's take the question like this: Can a person, an American of white blood, be guiltless?\n\nMX: Guiltless?\n\nRPW: Yes.\n\nMX: You can only answer it by turning it around. Can the Negro, who is the victim of the system, escape the collective stigma that is placed upon all Negroes in this country? And the answer is no. Because Ralph Bunche, who is an internationally recognized and respected diplomat, can't stay in a hotel in Georgia. Which means that, no matter what the accomplishment, the intellectual, the academic, or professional level of a Negro is, collectively he stands condemned. Well, the white race in America is the same way. As individuals, it is impossible for them to escape the collective crime committed against the Negroes in this country, collectively.\n\nRPW: Let's take an extreme case like this, just the most extreme example I can think of. Let us say a white child of three or four, who is outside of conscious decisions or valuations, is facing accidental death. Is the reaction to that child the same as the reaction to a Negro child facing the same situation?\n\nMX: The white child, although as a person has not committed any of the deeds that have produced the plight that the Negro finds himself in\u2014is he guiltless? The only way you can determine that is, take the Negro child who's only four years old. Can he escape\u2014though he's only four years old\u2014can he escape the stigma of discrimination and segregation? He's only four years old.\n\nRPW: Let's put him in front of the oncoming truck and put a white man on the pavement who must risk his life to leap for the child. Let's reverse it.\n\nMX: I don't see where that...\n\nRPW: Some white men would leap; some wouldn't leap.\n\nMX: It still wouldn't alter the fact that, after that white man saved that little black child, he couldn't take that little black child in many restaurants, hotels, right along with him. Even after the life of the black child was saved, that same white man will have to toss him right back into discrimination [and] segregation.\n\nRPW: Suppose that white man is prepared to go to jail to break segregation? Just keep it on the individual, this one white man.\n\nMX: You can't solve it individually.\n\nRPW: But what you're having toward the one white man who goes to jail, say, not once but over and over again, say, in...\n\nMX: This has been going on for the past ten years. White individuals have been going to jail. Segregation still exists. Discrimination still exists.\n\nRPW: Yes, that's true. But what is the attitude toward the white man who does this, who goes to jail?\n\nMX: My personal attitude is that he has done nothing to solve the problem.\n\nRPW: What's your attitude toward his moral nature?\n\nMX: Not even interested in his moral nature. Until the problem is solved, we're not interested in anybody's moral nature. But what I'm boiling down to say is that a few isolated white people, whose individual acts are designed to eliminate this, that, or the next thing\u2014but, yet, it is never eliminated\u2014is in no way impressive to me.\n\nRPW: That is, you couldn't call that man a friend?\n\nMX: If his own rights were being trampled upon as the rights of Negroes are being trampled upon, he would use a different course of action to protect his rights.\n\nRPW: What course of action?\n\nMX: (Laughs) I have never seen white people who would sit, who would approach a solution to their own problems, nonviolently or passively. It's only when they are so-called \"fighting for the rights of Negroes\" that they nonviolently, passively, and lovingly approach the situation. But when the whites themselves are attacked, they believe in defending themselves. Those types of whites who are always going to jail with Negroes are the ones who tell Negroes to be loving, and be kind, and be patient, and be nonviolent, and turn the other cheek. So if I did see a white man who was willing to go to jail, or throw himself in front of a car on behalf of the so-called Negro cause, the test that I'd put to him, I'd ask him: \"Do you think when Negroes are being attacked they should defend themselves, even at the risk of having to kill the one who's attacking them?\" If that white man told me, \"Yes,\" I'd shake his hand. I'd trust in him. But I don't trust any white man who teaches Negroes to turn the other cheek, or to be nonviolent, which means to be defenseless, in the face of a very brutal, criminal enemy. No. That's my yardstick for measuring whites.\n\nRPW: What is defenseless at this point?\n\nMX: Any time you tell a man to turn the other cheek or to be nonviolent in the face of a violent enemy, you're making that man defenseless. You're robbing him of his God-given right to defend himself.\n\nRPW: Let's take a concrete case on the question of defenselessness, just to be sure I understand you. In the case of Dr. Aaron Henry of Clarksdale, Mississippi, his house has been bombed and has been shot through and that sort of thing. Well, he is armed. I've been in his house. I know he's armed. His guards are sitting there with [guns] in their hands at night. And everybody knows this. Now, I can't see how anyone would ask him not to defend himself. If defense is literally defense, as it's taken in ordinary legal times. A mounted aggression for purposes of defense is another thing in society, you see what I'm getting at? A man sitting in his own house...\n\nMX: I think that the Negro should reserve the right to execute (knocks on table) any measure necessary to defend himself. He should reserve the right to do that, just the same as others have the right to do it.\n\nRPW: Political assassination, for instance?\n\nMX: I don't know anything about that. I wouldn't even answer a question like that. But I say that the Negro, when they cease to look at him as a Negro and realize that he's a human being, then they will realize that he is just as capable, and he has the right to do anything that any other human being on this earth has a right to do to defend himself.\n\nRPW: There are millions of white people who would say, right away, that any Negro should have the same legal rights to defense that a white man has.\n\nMX: And I think you'll find, also, that if the Negro ever realizes that he should begin to fight\u2014for real\u2014for his freedom, there are many whites who will fight on his side with him. It's not a case where people think he'll be the underdog or be outnumbered. But there are many white people in this country who realize that the system itself, as it is constructed, [cannot] produce freedom and equality for the Negro. The system has to be changed. It is the system, itself, that is incapable of producing freedom for the twenty-two million Afro-Americans. Just like a chicken can't lay a duck egg. A chicken can't lay a duck egg because the system of the chicken isn't constructed to produce a duck egg. And just as that chicken system is not capable of producing a duck egg, the political and economic system of this country is absolutely incapable of producing freedom, and justice, and equality, and human dignity for the 22 million Afro-Americans.\n\nRPW: You don't see in the American system the possibility of self-regeneration, then? You don't see any possibility of gains or better solutions through Negro political action, or economic action?\n\nMX: Well, any time the Negro becomes involved in mature political action, then the resistance of the politicians who benefit from the exploitative political system as it now stands will come\u2014will be forced\u2014to exercise more violent action to deprive the Negro of his mature political action.\n\nIn my opinion, mature political action involves a program of reeducation and information that will enable black people, in the black community, to see the fruits that they should be receiving from the politicians who are over them and, thereby, they are able to determine whether or not the politician is really fulfilling his function. And if he is not fulfilling his function, they then can set up the machinery to remove him from that position by whatever means necessary. To me, political action involves making the politician who represents us know that he either produces or he is out, and he's out one way or another.\n\nRPW: There's only one way to put a politician out ordinarily, it's to vote him out.\n\nMX: I think that the black people in this country have reached the point where they should reserve the right to do whatever is necessary to see that they exercise complete control over the politicians [and] the politics of their own community, by whatever means necessary.\n\nRPW: Let's go back to the matter of your conversion, or some of the details of that. Was it fast or slow?\n\nMX: It was fast. Strange as it may seem, I took an about-turn overnight.\n\nRPW: Really? Overnight, just like that?\n\nMX: Yes. And while I was in prison and wasn't a Muslim, I was indulging in all types of vice, right within the prison. And I never was ostracized as much by the penal authorities while I was participating in all of the evils of the prison, as they tried to ostracize me after I became a Muslim.\n\nRPW: Why was that?\n\nMX: The prison systems in this country actually are exploitive and they are not in any way rehabilitative. They're not designed to rehabilitate the inmate, though the public propaganda is that this is their function. But most people who work in prison earn money through contraband. They earn extra money by selling contraband, dope, and things of that sort to the inmates, and so that really it's an exploiter.\n\nRPW: This was a matter of defending their commercial interests, their economic interests, and not a matter of fear of the Muslim movement, is that it?\n\nMX: It's both. They have a fear of the Muslim movement and the Muslim religion because it has a tendency to make the people who accept it stick together. And I had one warden tell me, since I've been out, and I visited an inmate in prison right here in New York, Warden Fay up at Green Haven told me that he didn't want anybody in there trying to spread this religion. And I asked him if it didn't make a better inmate out of the Negroes who accepted it. He said, \"Yes.\" So I asked him what was it about it that he considered to be so dangerous. And he pointed out that it was the cohesiveness that it produced among the inmates. They stuck together. What you did to one, you did to all. So they couldn't have that type of religion being taught in the prison.\n\nRPW: Just a matter of maintaining their own control then?\n\nMX: Yes.\n\nRPW: Has there been any change in your religious beliefs since your break last fall with [Nation of Islam leader Elijah Muhammad]?\n\nMX: I have gone through the process of reevaluating, giving a personal reevaluation to everything that I ever believed and that I did believe while I was a member and a minister in what we call the Black Muslim movement.\n\nRPW: May I ask how you've come out of that evaluation?\n\nMX: First, I might say that when a man separates from his wife, at the out-start it's a physical separation but it's not a psychological separation. He still thinks of her, probably, in warm terms. But after the physical separation has existed for a period of time, it becomes a psychological separation, as well as physical. And he can then look at her more objectively. My split, or separation, from the Black Muslim movement at first was only a physical separation; my heart was still there and it was impossible for me to look at it objectively. After I made my tour in the Middle East and Africa, and visited Mecca and other places, I think that the separation became psychological as well as physical. I could look at it more objectively, and separate that which was good from that which was bad.\n\nRPW: What did you find, if I may ask, good and what's bad in this reevaluation?\n\nMX: Now it's possible for me to approach the whole problem with a broader scope, a much broader scope. When you look at something through an organizational eye, whether it's a religious organization, political organization, or a civic organization, you see what the organization wants you to see. But you lose your ability to be objective. But when you aren't affiliated with anything, and then you look at something, you look at it with the best of your ability and see it as it is.\n\nRPW: For example, what specific thing do you now see as is and not through organizational eyes?\n\nMX: I can look at the problem of the 22 million Afro-Americans as being a problem that's so broad in scope that it's almost impossible for any organization to see it in its entirety. And because the average Negro organization, especially, can't see the problem in its entirety. They can't even see that the problem is so big that their own organization, by itself, can never come up with a solution. The problem is so broad that it's going to take the inner working of all organizations. It's going to take a united front of all organizations, looking at it with more objectivity, to come up with a solution that will stand against the whites.\n\nRPW: Would you work, then, with the Southern Christian Leadership Conference, Dr. King's organization?\n\nMX: Even as a Muslim minister, in the Muslim movement, I have always said that I would work with any organization. But I can say it with more honesty now. Then, when I said it, I would make the reservation that I would work with any organization as long as it didn't make us compromise our religious principles. Now, I think that the problem of the American Negro goes beyond the principle of any organization, whether it's religious, political, or otherwise. The problem of the Negro is so criminal that many individuals and organizations are going to have to sacrifice what they call their organizational principles if someone comes up with a solution that will really solve the problem. If it's a solution they want, they should accept the solution. But if it's a solution they want\u2014as long as it doesn't interfere with their organization\u2014then it means they're more concerned with their organization than they are with getting a solution to the problem.\n\nRPW: I'm trying to see how it would be possible to work with Dr. King's philosophy of nonviolence, you see.\n\nMX: See, now, nonviolence with Dr. King is only a method. That's not his objective. His objective, I think, is to gain respect for Negroes as human beings. And nonviolence is his method. Well, my objective is the same as King's. Now, we may disagree on methods, but we don't have to argue all day on methods. Forget the methods or the differences in methods, as long as we agree that the thing that the Afro-American wants and needs is recognition and respect as a human being.\n\nRPW: Have you changed your view about separatism, political separatism, the actual formation of an independent state of some kind?\n\nMX: The solution for the Afro-American is twofold, long-range and short-range. I believe that a psychological, cultural, and philosophical migration back to Africa will solve our problem. Not a physical migration, but a cultural, psychological, philosophical migration back to Africa. Restoring our common bond will give us the spiritual strength and the incentive to strengthen our political and social and economic position right here in America, and to fight for the things that are ours by right, here on this continent. And at the same time, this will also tend to give incentive to many of our people then to want to also visit, and even migrate, physically, back to Africa. Those who stay here can help those who go back, and those who go back can help those who stay here, in the same way that when Jews go to Israel, the Jews in America help those in Israel and the Jews in Israel help those in America.\n\nRPW: Is that the long-range, the second thing is your long-range solution, is that it?\n\nMX: The short-range involves the long-range. Immediate steps have to be taken to reeducate our people into a more real view of political, economic, and social conditions in this country. And in our ability, in a self-improvement program, to gain control politically over every community in which we predominate. And also over the economy of that same community, as here in Harlem. Instead of all the stores in Harlem being owned by white people, they should be owned and operated by black people. The same as in a German neighborhood, the stores are run by Germans; in a Chinese neighborhood, they're run by Chinese. In the Negro neighborhood, the businesses should be owned and operated by Negroes and, thereby, they would be creating employment for Negroes.\n\nRPW: You are thinking then of these localities as being operated by Negroes, not in terms of a political state, a separate nation?\n\nMX: No. The separating of a section of America for Afro-Americans is similar to expecting a heaven in the sky somewhere after you die.\n\nRPW: It's not practical then?\n\nMX: To say it is not practical, one has to also admit that integration is not practical.\n\nRPW: I don't quite follow that.\n\nMX: The idea of a separate state is not practical. I'm also stating that the idea of integration, forced integration, as they've been making an effort to do in this country for the past ten years, is also just as impractical.\n\nRPW: You can envisage Negro sections or Negro communities, which are self-determining, as a better solution?\n\nMX: Until a reeducation program is devised to bring our people to the intellectual, economic, political, and social level wherein we can control, own, and operate our own communities economically, politically, socially, and otherwise\u2014why, any solution that doesn't involve that is not even a solution. Because if I can't run my neighborhood, you won't want me in your neighborhood.\n\nRPW: You are saying, in other words, you see neighborhoods and communities that are all Afro-American, and self-determining, but these are parts of a larger political unity, like the United States?\n\nMX: Because once the black man becomes the political master of his own community, it means that the politicians of that community will also be black. Which also means that he then will be sending black representatives, not only to represent him at the local level and at the state level, but even at the federal level. See, all throughout the South in areas where the black man predominates, he would have black representatives in Washington, DC. Well, my contention is that the political system of this country is so designed, criminally, to prevent this, that if the black man even started in that direction\u2014which is a mature step, and is the only way to really solve this problem and to prove that he is the intellectual equal of others\u2014why, the racists and the segregationists would fight that harder than they're fighting the present efforts to integrate.\n\nRPW: They'll fight it, yes. Let me ask you two questions around this. One, there are Negroes now holding a prominent place at the federal level.\n\nMX: They've been put there...\n\nRPW: Like Dr. [Robert Clifton] Weaver and...\n\nMX: I don't mean...\n\nRPW: Mr. [Carl] Rowan, and people like that.\n\nMX: I don't mean those kinds of Negroes, who are placed in big jobs as window dressing. I refer to a Negro politician as a Negro who is selected by Negroes, who is backed by Negroes. Most of those Negroes have been given those jobs by the white political machine, and they serve no other function other than as window dressing.\n\nRPW: Ralph Bunche, too?\n\nMX: Any Negro who occupies a position that was given to him by the white man. If you analyze his function, it never enables him to really take a firm, uncompromising, militant stand on problems that confront our people. He opens up his mouth only to the degree that the political atmosphere at the time will allow him to do so without rocking the boat too much.\n\nRPW: Is your organization supporting the voter registration drive in Mississippi this summer?\n\nMX: Yes, we're going to give active support to voter registration drives, not only in Mississippi, but in New York City. I just can't see where Mississippi is that much different from New York City. Maybe in method or...\n\nRPW: I don't either.\n\nMX: No, I don't see, I never will let anyone maneuver me into making a distinction between the Mississippi form of discrimination and the New York City form of discrimination. It's all discrimination.\n\nRPW: Are you actually putting workers in Mississippi this summer?\n\nMX: We will. They won't be nonviolent workers.\n\nRPW: Nonviolent in which sense? Upon attack or...\n\nMX: We will never send a Negro anywhere and tell him to be nonviolent.\n\nRPW: If he is shot at, shoot back?\n\nMX: If he's shot at, shoot back.\n\nRPW: What about the matter of nonselective reprisals? Say, if a Negro is shot in Mississippi, like Medgar Evers, for instance, then [what about] shooting a white man, or trying to shoot a responsible white man?\n\nMX: I'll tell you. If I go home and my child has blood running down her leg and someone tells me that a snake bit her, I'm going out and kill the snake. And when I find the snake, I'm not going to look and see if he has blood on his jaws.\n\nRPW: You mean you'll kill any snake you find?\n\nMX: I grew up in the country, on a farm.\n\nRPW: So did I.\n\nMX: And whenever someone said that a snake was eating the chickens, or bothering the chickens, we'd kill snakes. We never knew whether that was the snake that did it.\n\nRPW: To read your parallel then, you would advocate nonselective reprisal; kill any white person around.\n\nMX: I'm not saying that. I'm just telling you about snakes.\n\nRPW: Yeah, okay (laughs). All right. We'll settle for that.\n\nMX: Well, I mean what I say.\n\nRPW: Mm-hmm. I know what you say. I know how the parables work. Let us suppose that we had\u2014just suppose...\n\nMX: Then, perhaps, you know the other: when the snakes out in that field begin to realize that if one of their members gets out of line, it's going to be detrimental to all of them, they'll take the necessary steps to keep their fellow snakes away from my chickens, or away from my children, if the responsibility is placed upon them.\n\nRPW: Suppose we had\u2014maybe it's a big supposition\u2014but suppose we had adequate civil rights legislation and fair employment...\n\nMX: I might even answer that, if I may. I believe when a Negro church is bombed, that a white church should be bombed.\n\nRPW: Reprisal.\n\nMX: I believe it, yes. I can give you the best example. When the Japanese bombed Pearl Harbor, the United States struck back. She dropped the bomb on Hiroshima. Those people in Hiroshima probably hadn't even\u2014some of them, most of them\u2014hadn't even killed anybody. But still she dropped that bomb. I think it killed eighty-some-thousand people. Well, this is internationally recognized as justifiable during war. Any time a Negro community (knocks on table) lives under fear that its churches are going to be bombed, then they have to realize they're living in a war zone. And once they recognize it as such, they can adopt the same measures against the community that harbors the criminals who are responsible for this activity.\n\nRPW: It's a question of a Negro, say in Birmingham, being outside of the community, being no part of the community, so he takes the same kind of reprisal he would take in wartime?\n\nMX: He should realize that he is living in a war zone and he is at war with an enemy that is as vicious, and criminal, and inhuman as any war-making country has ever been. And once he realizes that, then he can defend himself.\n\nRPW: Suppose you had an adequate civil rights legislation enforced, suppose you had a fair employment practice code enforced. Suppose we had the objectives demanded by most civil rights organizations now actually existing, then what?\n\nMX: (Laughs) Suppose.\n\nRPW: Just suppose.\n\nMX: (Laughs) You'd have civil war. You'd have a race war in this country. See, you can't force people to act right toward each other. You cannot legislate attitudes. And when you have to pass a law to make a man let me have a house, or you have to pass a law to make a man let me go to school, or you have to pass a law to make a man let me walk down the street, you have to enforce that law, and you'd have to be living, actually, in a police state. It would take a police state in this country, I mean a real police state, right now, just to get a token recognition of a law. It took, I think, fifteen thousand troops and six million dollars to put one Negro in the University of Mississippi. That's a police-state action. All of the civil rights problems during the past ten years have created a situation where America, right now, is moving toward a police state. You can't have anything otherwise. So that's your supposition.\n\nRPW: All right. Then you see no possibility of a self-regeneration for our society then?\n\nMX: When I was in Mecca, I noticed they had no color problem. They had people there whose eyes were blue and people there whose eyes were black, people whose skin was white, people whose skin was black, people whose hair was blond, people whose hair was black, from the whitest white person to the blackest black person. There was no racism; there was no problem. But the religious philosophy that they had adopted, in my opinion, was the only thing, and is the only thing, that can remove the white from the mind of the white man and the Negro from the mind of the Negro. I have seen what Islam has done with our people. Our people who had this feeling of [being a] Negro, and it had a psychological effect of putting them in a mental prison. When they accepted Islam, it removed that. Well, white people whom I have met, who have accepted Islam, they don't regard themselves as white, but as human beings. And by looking upon themselves as human beings, their whiteness to them isn't the yardstick of perfection or honor or anything else. And, therefore, this creates within them an attitude that is different from the attitude of the white that you meet here in America. It was in Mecca that I realized that white is actually an attitude more so than it's a color. And I can prove it because, among Negroes, we have Negroes who are as white as some white people. Still there's a difference.\n\nRPW: I was about to ask you about, what is a Negro?\n\nMX: Yeah, it's an attitude. I'll tell you what it is. And white is an attitude. And it is the attitude of the American white man that is making him stand condemned today before the eyes of the entire dark world, and even before the eyes of the Europeans. It is his attitude, his haughty, holier-than-thou attitude. He has the audacity to call himself even the \"leader of the free world,\" while he has a country that can't even give the basic human rights to over 22 million of its citizens. This takes audacity. This takes nerve. So it is this attitude, today, that's causing the Americans to be condemned.\n\nRPW: You know the book by [Professor E.U.] Essien-Udom called _Black Nationalism_? I know you must.\n\nMX: I was with Essien-Udom in Nigeria last month.\n\nRPW: I wish you'd tell me about him. Who is he?\n\nMX: Well, he's a Nigerian. At present he's a professor at Ibadan University.\n\nRPW: Ah! I didn't know where he was. I knew he was a scholar.\n\nMX: Yes.\n\nRPW: Do you agree with his analysis that the Black Muslim religion, Islam in America, has served as a concealed device to gratify the American Negro's aspirations to white, middle-class values?\n\nMX: I don't think that the objective of the American Negro is white middle-class values because what are white middle-class values? And what makes the whites who have these middle-class values have those values? Where did they get it? They didn't have these same values four hundred or five hundred years ago. Where did they get their value system that they now have attained? My contention is that if you trace it back, it was the people of the East who brought them out of the Dark Ages, who brought about the period, or ushered in, or initiated the atmosphere that brought into Europe the period known as the Renaissance or the reawakening of Europe. And this reawakening, actually, involved an era during which the people of Europe, who were coming out of the Dark Ages, were then adopting the value system of the people in the East. Many of which they were exposed to for the first time during the Crusades.\n\nWell, these were African-Arab-Asian values. The only people of Europe that had a high value system during the Dark Ages were those on the Iberian Peninsula, in the Spanish-Portuguese area, southern France. And that high state of a culture existed there because Africans, known as Moors, had come there and brought it there. So that value system has been handed right down in European society. And today, when you find Negroes, if they even look like they're adopting these so-called middle-class values, standards, it's not that they are taking something from the white man, but they are probably identifying again with the level or standard that these same whites have gotten from them back during that period.\n\nRPW: You know, there's a theory that's sometimes enunciated by people like Reverend Wyatt Walker, or Whitney Young, that the Black Muslim is primarily created by the white press. He exists, but his importance was created by the white press.\n\nMX: Wyatt doesn't say that as much as Whitney Young does.\n\nRPW: Both of them say it; both of them said it to me, anyway.\n\nMX: Well.\n\nRPW: \"A paper tiger\" is what Wyatt Walker calls it.\n\nMX: Yeah. Well, I can answer them like this. Wyatt Walker can walk through Harlem, no one would know him. Whitney Young could walk through Harlem, no one would know him. Any of the Black Muslims can walk through Harlem, and there's people who know them. I don't think that anyone has been created more by the white press than the civil rights leaders. The white press itself created them. And they, themselves, in their pronouncements will tell you they need white allies, they need white help. They are more dependent on the white community than any other group in the community.\n\nRPW: Almost word for word, what you have said, I could turn around as Wyatt Walker said to me about, not you personally, but about the whole Black Muslim movement. That if you go outside of New York City, Dr. King is known to 90 percent of the Negroes in the United States and is respected as a hero of one kind or another. That the Black Muslims, outside of one or two communities like New York, are unknown.\n\nMX: If that's their opinion, that's their opinion. I myself have never been concerned with whether we are considered known or unknown. It's no problem of mine. I will say this: that anytime there's a fire in a Negro community and it's burning out of control, you send any one of them, send Whitney Young in to put it out (laughs).\n\nRPW: What do you think of Abraham Lincoln?\n\nMX: I think that he probably did more to trick Negroes than any other man in history.\n\nRPW: Can you explain that?\n\nMX: I have read where he said he wasn't interested in freeing the slaves. He was interested in saving the Union. Well, most Negroes have been tricked into thinking that Lincoln was a Negro-lover whose primary aim was to free them, and he died because he freed them. I think Lincoln did more to deceive Negroes and to make the race problem in this country worse than any man in history.\n\nRPW: How does [John F.] Kennedy relate to...\n\nMX: Kennedy, I relate right along with Lincoln. Kennedy was a deceitful man. He was a cold-blooded politician whose purpose was to get elected. And the only time Kennedy took any action to even look like he identified with Negroes was when he was forced to. Kennedy didn't even make his speech based on this problem being a moral issue until Negroes exploded in Birmingham. During the whole month that Negroes were being beaten by police and washed down the sewer with water hoses, and King was in jail begging for the federal government to intervene, Kennedy's reply was, \"No federal statutes have been violated.\" And it was only when the Negroes erupted that Kennedy came on the television with all his old pretty words. No, the man was a deceiver. He was deceitful and I will never bite my tongue in saying that. I don't think he was anything but a politician, and he used Negroes to get elected and to get votes.\n\nRPW: What about [Franklin D.] Roosevelt?\n\nMX: Same thing. No president ever had more power than Roosevelt. Roosevelt could have solved many problems, and all he did was put [Negroes] onto welfare, WPA, and other projects that he had. If it hadn't been for Hitler going on the rampage, Negroes would still be on the welfare.\n\nRPW: What about Eleanor Roosevelt?\n\nMX: Same thing. Eleanor Roosevelt was the chairman of the United Nations Human Rights Commission, I think it was, at a time when the Covenant on Human Rights was formed. This country didn't even sign it. They signed the Declaration of Human Rights. But if they had signed the covenant, they would have to get it ratified by the Congress and the Senate, and they could never get the Congress and the Senate to agree to an international law on human rights when they couldn't even get Congress or the Senate to agree on a civil rights law. So Eleanor Roosevelt could easily have told Negroes the deceitful maneuvering of the United States government that was going on behind the scenes. She never did it. In my opinion she was just another white woman whose profession was to make it appear that she was on the Negro's side. You have a lot of whites who are in this category. Therefore, they have made Negro-loving a profession. They are what I call professional liberals, who take advantage of the confidence that Negroes place in them and, therefore, this enhances their own prestige, and it gives them key roles to play in the politics of this country.\n\nRPW: What about James Baldwin?\n\nMX: Jimmy Baldwin. He's a Negro writer who has gained fame because of his indictment, and his very acid description of what's going on in this country. I don't agree with his nonviolent, peaceful, loving approach. I just saw his play, _Blues for Mister Charlie_ , which I thought was an excellent play until it ended. The ending of it has the Negro, again, forgetting that a lynching has just taken place.\n\nRPW: You know Ralph Ellison's work?\n\nMX: Not too well. All I know is that he wrote _The Invisible Man_.\n\nRPW: Yes, have you read that?\n\nMX: No, but I got the point. Usually when a man is invisible he knows more about those who are visible than those who are visible know about him. And my contention is that the Negro knows more about the white man and white society than the white man knows about the Negro and Negro society.\n\nRPW: I think that's true.\n\nMX: The servant always knows his master better than the master knows his servant. The servant watches the master sleep, but the master never sees the servant sleep. The servant sees the master angry. The master never sees the servant angry. So the servant always knows the master better than the master knows the servant. In fact, the servant knows the house better than the master does. And my contention is that the Negro knows this country better than the white man does, every facet of it, and when he wakes up he'll prove it.\nBayard Rustin\n\nSummer or fall, 1964\n\nNew York, New York\n\n_Bayard Rustin has been described as the \"invisible man\" of the civil rights movement. He was an influential adviser to a number of leading African American activists. He was a master strategist and tactician. He was the key organizer of the historic 1963 March on Washington. And it was Rustin, as much as anyone, who introduced Gandhi's principles of nonviolent political action to the movement. But this colorful and controversial man is often lost in the shadows of civil rights memory_.\n\n_Some writers and historians say Rustin was content with his behind-the-scenes status as an organizer and movement intellectual. Others contend he stayed true to a broad social agenda that benefited all marginalized people at a time when the black civil rights establishment was growing more politically narrow and parochial. Many note that Rustin's open homosexuality made him an object of suspicion to some leaders of the movement, especially socially conservative black ministers in the South_.\n\n_Bayard Rustin was born in 1912 in a suburb of Philadelphia. He was raised by his grandparents, both Quakers who helped found a local chapter of the NAACP. He attended Wilberforce University in Ohio and Cheney State Teachers College in Pennsylvania, historically black colleges. Rustin moved to New York City in 1937 to attend City University. He immersed himself in Harlem's rich African American culture and in the city's gay community. Tall, handsome, and athletic, Rustin was an accomplished singer who performed with notable musicians such as Josh White and Paul Robeson_.\n\n_As a pacifist, Rustin refused to serve in World War II and spent more than two years in federal prison. After his release, Rustin got a job on the field staff of the Fellowship of Reconciliation (FOR), a Christian pacifist group. Rustin studied Gandhi and visited India. Upon his return he roamed the United States, lending his formidable strategic and organizational skills to civil rights groups. Along the way, Rustin's refusal to back down in the face of Jim Crow discrimination landed him in jail time after time_.\n\n_In the 1950s, Rustin began a long period working for a small pacifist group called the War Resisters League. In 1956, he became a mentor to a young activist preacher in Montgomery, Alabama, named Martin Luther King Jr. Rustin was principally responsible for helping King create the Southern Christian Leadership Conference. He played a key role in shaping the nonviolent civil rights philosophy that King would make famous_.\n\n_In 1963, the legendary civil rights leader A. Philip Randolph\u2014long Rustin's mentor and supporter\u2014tapped him to organize a massive protest in the nation's capital. The March on Washington in August of that year drew some 250,000 people and was capped by King's \"I Have a Dream\" speech. Rustin's event became a landmark in American history_.\n\n_Robert Penn Warren interviewed Rustin in the New York City offices of the War Resisters League. Warren opens the conversation by noting that Rustin was dedicated to overall social reform, not just racial equality_.\n\nROBERT PENN WARREN: I'm just going to plunge in. It's very commonly said that you are almost rare in that your involvement in the civil rights movement has been primarily in terms of [class and economics], rather than in terms of race. You have that special kind of intersection of these two concerns.\n\nBAYARD RUSTIN: Well, I think that's true. As you probably know, I was at one time a member of the Young Communist League. I became a member, fundamentally, because at that time it was my feeling, even if mistaken later, that it was only the Communists who were sincerely concerned\u2014this was at the time of the Scottsboro case and this kind of thing\u2014and I felt that others were not militant enough. This also came from the fact that I had, for some time, felt that certain problems which the American Negro faced could not be solved as race problems, but that many aspects of our society would need to change prior to the Negro's gain of certain status. Therefore, when I left the Communist Party, I went to work for the Fellowship of Reconciliation, which had with it the Reverend A.J. Muste, who for many years had been a social reformer. After that I then went into the socialist movement.\n\nRPW: What date was it, the year of your going into the Fellowship of Reconciliation?\n\nBR: 1941. The Communist Party violated what were, to me, two sacred trusts. One was peace\u2014I'm a Quaker\u2014and that an imperialist war became, overnight, a people's war [to the Communists]. Plus, the fact that they then called me in and told me not to work against discrimination in the armed forces any longer. This brought me to my senses. I saw that these people were not truly interested in justice wherever it existed, but in justice if it was in keeping with the foreign policy of the Soviet Union.\n\nThe emergence of intense industrialization\u2014bringing more and more Negroes into our large cities, the movement of the white middle classes out of our cities, the emergence of automation, and other aspects of the technological revolution\u2014has all the more convinced me that when Negroes are ill-prepared to do many types of work it is essential to have certain basic forms of social change in our economic and social institutions\u2014if it is possible to accommodate not only the Negro, with whom I am concerned, but the poor white. [Otherwise] Negroes and whites will be fighting each other in the streets for a few jobs, which do not, in fact, exist for the underprivileged. Therefore, it is imperative that we, Negroes and whites, build in this country a new political movement. I do not mean a political party, but the kind of political movement which got the civil rights legislation through Congress. This was a movement made up of civil rights groups, other minority peoples, and the best elements in the trade union movement. The churches played a magnificent role\u2014Catholic, Protestant, and Jewish\u2014as did the intellectual students. There was a great consensus of all the best elements in our society, which broke the back of the filibuster and got legislation through Congress, the first important social legislation since 1938. Now, I would like to see that same kind of coalition of forces backing a number of things, which mean quite fundamental change.\n\nRPW: You would see it in terms of existing political parties, is that right?\n\nBR: I would see it in two terms. That existing elements in both political parties would come together, but in a sense that is realigning the political parties and making, over and above the general political party structure, a force which, as it moves, then moves the parties. For an example, I think that, negatively, [Barry] Goldwater is having some of that effect. And, positively, I think the civil rights movement is forcing things a little more open. Mr. [Strom] Thurmond leaving the Democratic Party and going into the Republican Party is another illustration of this kind of thing. It's not only important that there should be such a political force. The important thing is, what is it dedicated to? And I think it has to be dedicated to full employment. It has to be dedicated to public works. Not public works as in the '30s, where you just give men jobs until the economic situation opens up, because many of these men will never again be employed. It has to be in terms of training. I think, also, we have to redefine what work is now.\n\nAn illustration of what I mean is this: I believe that now we must recognize that the work of the young people is to develop their minds and skills for the benefit of society. There is no more sacred work. Therefore, I think that high school and college students who cannot afford it should have not only their books paid for and their tuition paid but, if necessary, get a salary in order to make it possible for them to consider school their work. I think in these ways we're going to have to redefine work. In addition, it means that we are going to have to have some democratic planning in the society, in order to know what to prepare people for as machines take over in various [occupations], and that means some basic reassumptions. One is the assumption that if the private sector of the economy is not capable of keeping people at work with dignity, then the public sector must come in and play a larger role. I think this also means that we must evolve a society of Negroes, and other poor people, to be healthy people. Where the society says to these people, we know you do not have education, we know you cannot get certain types of work, but nevertheless you must be healthy. Therefore, the state sees to it that anyone who cannot afford it has medical care. And here's the strange thing in this whole struggle that the Negroes are now making for justice: I reject the idea of working for justice for Negroes as being impractical, as well as immoral, if one does that alone. One now has to see it as a problem of attempting to deal with the inconsistencies and the wrong assumptions in the entire society.\n\n_Warren asks Rustin about efforts to guarantee a higher proportion of jobs to black people: not necessarily quotas, but target figures_.\n\nBR: Well, I am in favor of attempting to do everything at this moment for upgrading and finding work for Negroes. But, in the long run, I do not believe that the quota is an answer. Given the attitudes of many people toward Negroes, I think you will get resistance to this. Because a man, regardless of what color he is, if he doesn't have a job he tends to fight to get it before the other fellow. So the answer lies in Negroes and whites, North and South, pulling together around the slogan of full employment, now, for all. Otherwise, I think that we're going to have the kind of thing we have in Newark, New Jersey, where Negroes and whites are fighting over the few jobs that are available. You have 52 percent of the city Negro, and almost three times as many Negroes unemployed, as whites. But the white man who is employed is extremely nervous about any philosophy that tends to suggest that maybe he's dispensable, and he's got enough sense to know that something basic must be done.\n\nRPW: Let me turn to the riots this summer [in Northern cities], which you know a great deal about and I know were deeply involved in, emotionally. Let's take one question: we know these things are socially conditioned; the participants are conditioned by society in a certain way. Where do other responsibilities come in, on the part of police, on the part of the city fathers, on the part of the Negroes of influence?\n\nBR: It's most important to understand the three stages of a riot first. Number one, the rioting was the result of pent-up frustration that grew from the economic conditions, the absence of hope, and the confusion that one finds in ghettoes, the inability to sleep at night in the summer because you sleep in shifts, and the inability to sleep because the trash is not collected at proper hours. Garbage collectors come in the middle of the night. Now there was a second stage, and that is the stage that all criminal elements use. When they see something going on, regardless of what caused it, they move in because they're criminals\u2014black criminals or white criminals\u2014whatever it happens to be. The third stage is the stage where certain political groups, for their own objectives, try to keep the situation stirred up.\n\nNow if one goes back to stage number one, the responsibility on the part of black and white people of goodwill is, as rapidly as possible, to relieve these frustrations by working for jobs, for decent housing, and for quality schools. If one comes to point number two, one is then in a very difficult position in regard to police. They have to maintain some degree of law and order. The problem that I think made a number of people in Harlem angry was the police used force far beyond that which was necessary. Now, I don't think the police did this because they got into a back room and said, \"Let's be nasty.\" I think it is because they are afraid of the ghetto. They are frightened men and they do what all men do when frightened, behave as if the truth were not true. This is the ticklish part. I think what we were trying to get the police to do in New York was to recognize that, until we can deal with these fundamental questions, no matter how well they behave, it is never good enough. If they had set up a board, it could review cases of so-called brutality, and if we had a responsible Negro on that board, that people knew, this would make [police brutality] less possible.\n\nSo far as the third stage is concerned, where the political folks come in to make hay\u2014as when the progressive labor people, for their own means, attempted to keep a parade going on Lenox Avenue when they knew there would be problems\u2014that has to be dealt with by the Negro community's intelligent leadership. It was not for the police to put an end to this. It was those of us who went and got people off the streets, who organized the youth to keep them off the streets to make that parade absolutely impossible. They had, finally, thirty people.\n\nRPW: Now, what about the relation between say the\u2014we'll say white riots, like they had in New Hampshire, like the English riots of unoppressed young people\u2014what kind of psychological ground do they have in common, if any, between that and the Harlem, Rochester, Philadelphia riots?\n\nBR: We're talking about two different things that have a common root. I would call the poverty in Harlem physical poverty, which comes from the absence of plenty. There is another form of violence, which comes from the poverty of plenty. At the root of both of these is the same thing: the feeling on the part of young people that they don't belong, they don't know what their place in society is, that somehow they are a subclass which has nowhere to go. And there is a great deal of frustration among white youngsters, even rich ones, children who tear up a house in Long Island and who take dope in Westchester, and it springs from the basic fact that we don't have hope, we don't have a future, we don't know who we are. And I think there is less excuse for their doing that, because in addition to everything that they've got, the Negro also has physical discomfort. But I think it springs mainly from the same thing.\n\nRPW: Let me cut back to the question about the word \"responsibility,\" in quotes, as it has been used in various ways in relation to leadership of the movement.\n\nBR: Well, I feel that the word \"responsible\" is a bad word because it has moral overtones, and I think we have to make it clear that we disagree with people, tactically and otherwise, but not morally, necessarily, that we are not impugning their morals. So I'd like to use the word \"relevant.\" Is it really workable, is it getting us somewhere? Because a great number of people have quite as much moral commitment and dedication as I have, but I just don't think what they're doing is relevant and meaningful in the situation.\n\nRPW: Birmingham was a violent situation. If it hadn't been violent, no civil rights bill. What do you say about the use of violence?\n\nBR: Who used the violence? That is the question. By and large, Negroes did not resort to violence in Birmingham. Violence was directed toward them. Dr. Martin Luther King insisted [on nonviolence] and the people, by and large, with a few little scattered incidents that didn't amount to much, remained nonviolent. And it was not only that violence was used against the Negro; it was that the Negro, by and large, absorbed that violence. Even after three children were murdered, [Negroes] did not take to the streets and raise hell. They said, \"We're still going to be nonviolent.\" This deeply touched the hearts of the American people. Wherever social change is involved, some violence is inevitable, usually on the part of those who have, rather than those who have not. To the degree that the have-nots can remain nonviolent, they therefore reduce the inevitable violence to its irreducible minimum. To the degree that they retaliate with violence, to that degree do they bring more violence into the situation and thus multiply it. But Gandhi used to say, \"Be courageous and accept in a great movement, death, as you would accept your pillow at night, but do not resort to violence yourself.\" And I think that this is true. There will be injury. The purpose of our movement is to reduce that injury to the least possible.\n\nRPW: Yes, but some people would maintain that the nonviolence succeeds only because there's a threat of violence at the same time, that the nonviolence succeeds because of the threat of a Harlem riot or the threat of a riot in Jackson, Mississippi. It didn't come off but the threat was there. This is a built-in paradox. Does that make any sense to you?\n\nBR: Yes, it does. But I'd like to state it another way. It seems to me that people who speak in this manner see what I call the open violence, but they do not see the covert violence. For example, I think the violence of our society, of keeping people in ghettoes, is a much more extreme form of violence because it touches the entire personality and warps it. It's more than Negroes throwing stones and Molotov cocktails during a so-called Harlem riot. In injustice there is violence, hidden and unseen. What one does in a nonviolent project is to not create violence, but to bring it to the surface so that, like a sore, it can get light and air and be cured. This is, as you say, a part of the\u2014what was the word you used?\n\nRPW: A built-in paradox.\n\nBR: This is a built-in paradox. It's there, and somehow or other what you have to do is get it up to the surface where it can be dealt with. I'll give you one illustration of a simple thing, but it impressed me deeply. Some years ago I was at a university in the Midwest. A girl was supposed to have lunch with me. She was from the Deep South. [Another] woman said, \"This dear girl can't do it. To have to sit with you at lunch is going to make her terribly sick.\"\n\nI said, \"I think you ought to encourage her to come.\"\n\nThe girl came, and in the midst of the meal she threw up all over the place and ran out crying. Now, I was accused by some people of creating a violent situation. I feel that nothing is better than if she faced this, and this was a kind of psychological violence I was encouraging. But I am good friends with that girl now. And she's working for the national YWCA. The paradox is there.\n\nI am sure a man who owns a store who is being boycotted feels that people are behaving violently toward him, but it is a fact that until his pocketbook has been touched, he is not made to face the reality of the situation and to become a human being himself. It's a tedious process, and love is not all soft. Love has a very hard side, and that is making people face themselves. If I went into a boycott because I wanted to put the man out of business, then I was not behaving nonviolently. And if a man were put out of business and really changed his mind, I would be the first one to go to the Negro community and say let's take up a collection and put him back in business.\n\nRPW: Let me go back to the time of the demonstration again just for a moment. Back in Nashville, two or three years now, there have been demonstrations with pretty clear-cut targets. And they've been fairly successful. Last spring, there were demonstrations that seemed to have no formidable targets, no formidable objectives. One of the spokesmen, a clergyman, said these demonstrations are not against anything except against being a Negro in America. That seemed to me to indicate that a demonstration with no target is an expression. Now, what do you make of that distinction?\n\nBR: I think this is an excellent distinction and one that I constantly try to make. A demonstration should have an immediately achievable target. Now, when a demonstration is just against being a black man in America, this is not a demonstration to me; it is a gimmick. This is not real. And sooner or later even one's own group will not tolerate this, because they have to have victories in order to stay in the movement. And those victories must be clearly interpreted to them, so that they know, truly, what they have won. There is nothing you can win by going out on a demonstration [just] because you're black.\n\nRPW: I suppose the only asset that can be credited to something like that, if it's possible, is the threat element.\n\nBR: To the degree that there is just a threat element, then I say you're in trouble. And that is one of the reasons I have been in favor of pray-ins. It's one thing for a white person to say, \"I will not take communion with Negroes.\" It is another thing to refuse to take communion when a Negro is [actually] there. The Negro's objective in being there is not to embarrass or to disturb the service but, by his own attitude of simplicity and gentleness, to get people to see that he is a human being like they are.\n\nRPW: You know the line that Dr. Kenneth Clark takes about the whole nonviolent movement.\n\nBR: No, I'm not sure I do.\n\nRPW: Well, I haven't the quotes handy. He says to ask the Negro to love his oppressor is to impose an intolerable psychological burden.\n\nBR: Well, you see I do not use the word \"love\" very often, although I am, as a Quaker, profoundly impressed with what I think it means. Let me put it this way: to love [Mississippi] Senator [James] Eastland is, essentially, to take from him that which makes love for him impossible\u2014privileged power. Sometimes people have to give it up or have it taken from them, in a situation which they consider to be extremely unpleasant for them, before they can be stripped enough to be real. Jesus was not talking to the whole world when he said, to a particular young man, your problem is money, and until you give it away you will find no peace. Take all thou hast, give it to the poor, and find your humanity again. He was telling him, get rid of power as you have exercised it because it stands in the way of your being a human being. Therefore, to create a political situation where Mr. Eastland's power is limited is to love him, because you are making it possible for him to see himself as a human being. Now, any Negro or any white, no matter what his condition, who is not prepared to do those things which help to make other people human beings is himself not a human being. And, in this sense, love is the cement which holds the bricks of society together. A mother loves her child when she calls him in and scolds him for stealing. She's saving him. He doesn't like it, he feels he'd rather be anywhere than in the kitchen being scolded by her. But she loves him, and she can't let him stay in that condition.\n\nFurthermore, what weapons does a minority group like the Negroes have for winning over other people? Are we going to force nine-tenths of the population to accept us? We have the economic power to make them accept us? We can create enough violence to frighten them to death? No. We have to win them.\n\nRPW: Now, some people would say that there is enough power\u2014not power at gunpoint, but a combination of powers\u2014to actually make the power stick.\n\nBR: I don't believe it. Negroes\u2014one-tenth of the population\u2014have no social, economic, or political power to force anybody to do anything. What the Negro has is the power to behave in such a way that he will, out of his dynamism and his nonviolence, cause the church to move for the civil rights bill, cause the Negro movement to begin to move on economic questions. He will create an alliance of true power, made up of many segments of this society, who will then begin to look at the society.\n\nRPW: Do you mean then, you'd be a catalyst, to use a previous word of yours, which will organize real, practical power in a new constellation, is that it?\n\nBR: Exactly. Negro protests would never have gotten us the civil rights bill. What got us the civil rights bill is labor, and the churches going into the Middle West and certain parts of the upper South, and particularly in the Midwest, where we didn't have Negroes to do it, and putting extreme pressure on these congressmen to do the right thing, to stand up and to break that alliance between Southern Democrats and Northern Republicans, which made cloture possible. We never had the power to do it alone. You cannot get the Negro power to put Negroes back to work. You've got to get all kinds of segments of this society to come out for full employment.\n\n_Warren asks Rustin about the contradictory impulses he's observed in some black people who appeal to Washington for help in combating racial discrimination, but who also say \"to hell with the white liberal or moderate\" in Washington who might be an ally_.\n\nBR: I think that this is another one of the sicknesses which spring from intense frustration. But I want to put this in a broader context. When, ten years ago, the 1954 Supreme Court decision came down, Negroes interpreted this, rightly or wrongly, as the beginning of a new era. Many people were writing at the time that this was an across-the-board decision in principle and that things were going to jump. Now, ten years after that, there are actually\u2014and discrimination is not the whole reason for it\u2014but there are literally more Negro children going to segregated classrooms now than before. There are more Negroes out of work. There are more Negroes in slums. Many young Negroes, then, say three things. If things are this bad in '64, there's something wrong with the major leadership; they've taken us down the wrong road. There's something wrong with nonviolence, and therefore let's start really asking how we can get something going [through] violence. And third, there's something wrong with these whites who pretend to be our friends. They haven't made things better in the last ten years. We depended on them.\n\nNow, this is the result of, again, this kind of frustration where people, instead of being analytical, tend to react emotionally to a series of circumstances, and they are frightfully inconsistent. The other aspect of this is that many young Negroes say, \"I've been to jail; other Negroes have been to jail.\" And you become valuable in terms of how many times you have been to jail, or how many times you've prepared to bare your chest. And what I'm trying to say is, not only in the white community but Negroes also are judged wrongly. Have you been to jail? How many times have you been on the picket line? As if that's all. And therefore this attack on the white liberal is in part an attack [that] ought to be directed toward the objective situation, which is a difficult one for everybody.\n\n_Warren asks Rustin about the idea that racial discrimination may be easier to defeat in the South than in the North_.\n\nBR: This is one of the reasons that I hope that we find some means of keeping a number of Negro [farmers] on the land if we can. The potential voting power of the Negro, disgraced as he is in the South, is conducive to a settlement. I think that if the government is to put people back to work, it is going to have to do infinitely more, economically, for the South. And I am convinced that is more important than anything else. Because what is generally called the racial attitude of the South, I believe, is in large part an economic attitude. When you have as many poor whites and poor Negroes side by side [as in the South], this is a part of the problem. In a situation where, economically, they are both being uplifted, a great deal of this thing we call prejudice is going to disappear. And my experience is that when people in the South finally see the light, they are often infinitely more consistent than a number of people in the North, who never have been through the traumatic experience of change. People who have had to go through a traumatic experience often come out with much more insight, and that is my hope for the South.\n\n_Warren asks Rustin to explain his thinking about the identity crisis afflicting some black people_.\n\nBR: I think the identity crisis, on the part of a number of Negro writers and thinkers today, has attempted to turn the Negro toward a separate state\u2014nationalism or a return to Africa\u2014or to a rejection of whites. It's calling for the emergence of a Negro expression. Many of them talk about Negroes as being the soul people. And they feel that from this a great new thing is going to spring. I happen to believe that the Negro does have a very peculiar mission, that he is, as it were, the chosen people. By that I do not mean superior, or that he's any better, or that he's any more noble or any more depraved. It means that he has an identity which is a part of the national struggle in this country for the extension of democracy. Like many who are at the bottom of the barrel, if he shakes, the barrel shakes. And I believe that we are chosen\u2014nonviolently\u2014to eradicate from this country the last vestiges of privilege and racism. This is our destiny.\n\nTo the degree that a Negro goes into the streets, or into courts, or into restaurants, theaters, hotels, into the legislative halls or marches before them, he will find his true identity. Which is to say that, out of his absence of privilege, he moves beautifully and nonviolently, and in the process brings a great deal of beauty to his country. Therefore, you will not find those who are deeply involved in the struggle concerned with the problem of identity to the degree that you will find those who stand outside the struggle doing nothing about it, debating who they are. A man finds out who he is existentially.\n\nI'd like to give you a few illustrations. For many years, they have been telling us we have an inferior school system in this country. I think it was not until Negroes moved to get quality, integrated education that the whole nation was forced to debate the school question. President Kennedy promised the Negro and white leaders who marched on Washington\u2014when they went in to see him the night of the March for Jobs and Freedom\u2014he promised them he would do something about it. His answer was inadequate but a good start: a war on poverty. This was not because the white poor were moving, but because the Negroes had to move. Therefore, we gave something to the whole nation.\n\nWhen one considers the situation in Congress, where the Congress seems to be designed so that social legislation is difficult to get, it is the movement of the Negroes trying to get the white to vote which will remove from Congress many reactionary Southerners, who keep all of our grandparents from getting medical care, because they block it. Now, our identity is to put content, total content, into the Declaration of Independence, into the Constitution of the United States, which from the beginning institutionalized slavery. Our destiny is to clarify this and to make a great contribution to all people. That is to say, number one, our destiny is here, not in Africa. It is in cooperating with white people, not separating ourselves from them and thinking we're different. It is in working with them, and being the catalyst for basic social change in this country. And that's what I think our true identity is\u2014struggle\u2014and not a lot of foolishness about culture and the like.\n\nRPW: That leads to another question. This, like all questions in the future, is bound to be an open question, but what do you envisage as the meaning of integration? How do you think of it?\n\nBR: Every individual, regardless of his color, will have both rights and obligations, which are implied in the Constitution. This means that children will go to school together. It means that color will have no place in jobs, that before the law all men are equal. In other words, you do not change attitudes first. Attitudes are gravely shaped by the institutional way of life we live. Therefore, I do not expect every white person in the country to like me, given our history, any more than I cannot have some bitterness, at times, toward white people. We are both victims of having been trapped for three hundred years, and it wasn't your grandfather's nor my grandfather's fault, really. And if it was, what difference does it make? We're here, now, sitting together. And if I have to deal with you and you are ill-mannered, I do not have time to look into a psychological history to find out why. I should deal with the situation the way it is. And I think the same thing has to be true of our social behavior. And, therefore, some Negroes will be rejected just because they are not nice people. What's wrong is when they are rejected _because_ they're Negroes, even if they are nice people.\n\n_Warren asks Rustin about the notion that the civil rights movement should encourage economic self-improvement and a greater sense of social responsibility among black people_.\n\nBR: I am very unimpressed with this kind of thinking, because I look at how other groups in our society, who had many of the characteristics\u2014or were supposed to have had\u2014that the Negroes are now accused of. Let us take all the ugly things they said about shanty Irish, all the things they said about the Italians being gangster types and Jews being money crazy, all these things. As I look on how other minority groups got out of the ghetto and joined American society fully, I discover that there were objective factors there, and not the notion of self-improvement. Self-improvement follows those factors. For example, many minority groups got out because land was free. Others got out in times of economic expansion. Others got out in a time of building of our cities and industrialization. Others got out as the trade union movement was being built. Others got out because of objective circumstances.\n\nThis is the reason I came forth with the economic program I have outlined to you. I do not mean that we should not teach our children to be honest and to be moral and not to use dope, and all these things. But the economic self-improvement that's so often talked about is ridiculous. I say the best way for the Negro to really improve himself is to become a part of the struggle. Illustration: in Montgomery, when Dr. King was [leading the bus boycott], crime amongst Negroes fell almost to nothing because they had a sense of dignity.\n\nRPW: Yes, I remember.\n\nBR: Certainly we should live up to all the standards, strive for all the standards of society. This gives me an opportunity to say something about Malcolm X here. Malcolm X and the Muslims claim that they have cured prostitutes and dope addicts, and perhaps they have. I know one fellow who was a dope addict that they cured. What they fail to see is that they do not work to destroy ghettoes. They do not work to get real jobs that are obtainable for people. They do not work to get real education for the Negroes. Their mind is off on Arabic somewhere. So the ghetto gets bigger and conditions get worse. For every prostitute or dope addict that they, by some religious mysticism, bring out of it\u2014and I'm more happy for their doing it\u2014the ghetto itself makes ten more. Therefore I think one must keep one's eyes on removing the objective situation that makes for ghetto life.\n\nRPW: There is a good deal of debate in the Negro leadership about the future of demonstrations, about the kind of demonstrations that are possible in the next phase. What's your line of thought on that?\n\nBR: I have two things to say. We are in a period, now, where the fundamental problems can be solved through assistance from the federal government. We're going to need millions and billions of dollars for tearing down slums, for public works, and putting everybody back to work. That's a political job, and you have to work at it politically. Therefore, we must go into that job more deeply. Secondly, I think that demonstrations must still be called upon because demonstrations have two objectives, not one. A demonstration, first of all, calls attention to an evil and simultaneously pricks the conscience of men. This will have to be done in the future at many levels. The problem is that in public accommodations it was possible to do the first and the second simultaneously, and the second is to cure the evil. You can go in front of a restaurant and demonstrate and prick the conscience, and integrate it, in the same act.\n\nToday in the North, however, where you are attempting to deal with jobs, schools, and housing, you cannot simultaneously prick the conscience and solve it. You have to go to the legislature to solve it because you have to have billions of dollars. Many people don't understand this need. But the demonstration is still valuable for the first aspect.\n\nA third fact about demonstrations is that instead of demonstrations, now, attempting to be fundamentally Negroes parading, we must gear these demonstrations so that more and more of the white dispossessed feel comfortable in them. That is to say, what we should be marching for, the Negro and white together, is saying we will not fight [each other] in the streets over jobs. We know that full employment has to be had. Give us work. We want no more relief. So I think there needs to be something new brought into it.\n\nRPW: What do you take as the gains in Mississippi this summer\u2014the summer [voting registration] campaign?\n\nBR: The major gain of the Mississippi project this summer was that there were a thousand youngsters from all over the North who carried back home an experience that, if translated back home, can be very helpful. Most of these youngsters are going to college campuses where they will interpret to other students on the campus what life really is like in Mississippi: the terror, the dread, the fear on the part of whites and blacks, because everybody is trapped.\nAcknowledgments\n\nThe authors are grateful to Robert Penn Warren's children, Rosanna Warren and Gabriel Warren, for their support of this book. We are also grateful to Warren's literary executor, Professor John D. Burt, for his help with the project. We wish to thank Mona Frederick, executive director of the Robert Penn Warren Center for the Humanities at Vanderbilt University, who spearheaded the creation of the rich and valuable _Who Speaks for the Negro?_ digital archive at Vanderbilt, and who generously shared her expertise. We also thank our editor at The New Press, Marc Favreau, and the stellar crew that makes up TNP.\nSelected Bibliography\n\nAls, Hilton. \"The Enemy Within: The Making and Unmaking of James Baldwin.\" _New Yorker_ , February 16, 1998.\n\n______. \"On the Mountain: The Complicated Legacy of James Baldwin.\" _New Yorker_ , April 28, 2014.\n\nAngelou, Maya. \"James Baldwin: His Voice Remembered; A Brother's Love.\" _New York Times_ , December 20, 1987.\n\nArsenault, Raymond. _Freedom Riders: 1961 and the Struggle for Racial Justice_. New York: Oxford University Press, 2006.\n\nBaldwin, James. _The Fire Next Time_. 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Washington University Libraries, Film and Media Archive, Henry Hampton Colection. .\n\n______. _An Easy Burden: The Civil Rights Movement and the Transformation of America_. New York: HarperCollins, 1996.\n\nYoung, Whitney M., Jr. Interview by Tom Buckley. _New York Times_ , September 20, 1970.\nAbout the Editors\n\n**Stephen Drury Smith** is the executive editor and host of APM Reports\u00ae, the acclaimed documentary unit of American Public Media. He is a co-editor (with Catherine Ellis) of _Say It Plain: A Century of Great African American Speeches_ and _Say It Loud: Great Speeches on Civil Rights and African American Identity_ and (with Mary Marshall Clark, Peter Bearman, and Catherine Ellis) of _After the Fall: New Yorkers Remember September 2001 and the Years That Followed_ , all published by The New Press. He lives in St. Paul, Minnesota.\n\n**Catherine Ellis** is a broadcast and podcast journalist, and the founder of Audio Memoir. She is a co-editor of _Say It Plain: A Century of Great African American Speeches, Say It Loud: Great Speeches on Civil Rights and African American Identity_ , and _After the Fall: New Yorkers Remember September 2001 and the Years That Followed_ , all published by The New Press. Ellis holds a PhD in anthropology from Columbia University, where her dissertation compared the way whites and African Americans in Louisiana remember the Jim Crow era. She lives in Boston, Massachusetts.\nPublishing in the Public Interest\n\nThank you for reading this book published by The New Press. The New Press is a nonprofit, public interest publisher. New Press books and authors play a crucial role in sparking conversations about the key political and social issues of our day.\n\nWe hope you enjoyed this book and that you will stay in touch with The New Press. Here are a few ways to stay up to date with our books, events, and the issues we cover:\n\n\u2022 Sign up at www.thenewpress.com\/subscribe to receive updates on New Press authors and issues and to be notified about local events\n\n\u2022 Like us on Facebook: www.facebook.com\/ newpressbooks\n\n\u2022 Follow us on Twitter: www.twitter.com\/thenewpress\n\nPlease consider buying New Press books for yourself; for friends and family; or to donate to schools, libraries, community centers, prison libraries, and other organizations involved with the issues our authors write about.\n\nThe New Press is a 501(c)(3) nonprofit organization. You can also support our work with a tax-deductible gift by visiting www.thenewpress.com\/donate.\n\n# Contents\n\n 1. Cover\n 2. Title Page\n 3. Copyright\n 4. Contents\n 5. Introduction\n 6. A Note about Transcripts\n 7. Joe Carter\n 8. Clarie Collins Harvey\n 9. Aaron Henry\n 10. Robert P. Moses\n 11. Charles Evers\n 12. Ralph Ellison\n 13. Ezell A. Blair Jr., Stokely Carmichael, Lucy Thornton, and Jean Wheeler\n 14. Kenneth B. Clark\n 15. James M. Lawson Jr.\n 16. Andrew Young\n 17. Septima P. Clark\n 18. Martin Luther King Jr.\n 19. Wyatt Tee Walker\n 20. Roy Wilkins\n 21. Whitney M. Young Jr.\n 22. James Baldwin\n 23. Ruth Turner Perot\n 24. Malcolm X\n 25. Bayard Rustin\n 26. Acknowledgments\n 27. Selected Bibliography\n 28. About the Editors\n 29. Publishing in the Public Interest\n\n# Page List\n\n 1. i\n 2. ii\n 3. iii\n 4. iv\n 5. v\n 6. vi\n 7. vii\n 8. viii\n 9. ix\n 10. x\n 11. xi\n 12. xii\n 13. xiii\n 14. xiv\n 15. xv\n 16. \n 17. \n 18. \n 19. \n 20. \n 21. \n 22. \n 23. \n 24. \n 25. \n 26. \n 27. \n 28. \n 29. \n 30. \n 31. \n 32. \n 33. \n 34. \n 35. \n 36. \n 37. \n 38. \n 39. \n 40. \n 41. \n 42. \n 43. \n 44. \n 45. \n 46. \n 47. \n 48. \n 49. \n 50. \n 51. \n 52. \n 53. \n 54. \n 55. \n 56. \n 57. \n 58. \n 59. \n 60. \n 61. \n 62. \n 63. \n 64. \n 65. \n 66. \n 67. \n 68. \n 69. \n 70. \n 71. \n 72. \n 73. \n 74. \n 75. \n 76. \n 77. \n 78. \n 79. \n 80. \n 81. \n 82. \n 83. \n 84. \n 85. \n 86. \n 87. \n 88. \n 89. \n 90. \n 91. \n 92. \n 93. \n 94. \n 95. \n 96. \n 97. \n 98. \n 99. \n 100. \n 101. \n 102. \n 103. \n 104. \n 105. \n 106. \n 107. \n 108. \n 109. \n 110. \n 111. \n 112. \n 113. \n 114. \n 115. \n 116. \n 117. \n 118. \n 119. \n 120. \n 121. \n 122. \n 123. \n 124. \n 125. \n 126. \n 127. \n 128. \n 129. \n 130. \n 131. \n 132. \n 133. \n 134. \n 135. \n 136. \n 137. \n 138. \n 139. \n 140. \n 141. \n 142. \n 143. \n 144. \n 145. \n 146. \n 147. \n 148. \n 149. \n 150. \n 151. \n 152. \n 153. \n 154. \n 155. \n 156. \n 157. \n 158. \n 159. \n 160. \n 161. \n 162. \n 163. \n 164. \n 165. \n 166. \n 167. \n 168. \n 169. \n 170. \n 171. \n 172. \n 173. \n 174. \n 175. \n 176. \n 177. \n 178. \n 179. \n 180. \n 181. \n 182. \n 183. \n 184. \n 185. \n 186. \n 187. \n 188. \n 189. \n 190. \n 191. \n 192. \n 193. \n 194. \n 195. \n 196. \n 197. \n 198. \n 199. \n 200. \n 201. \n 202. \n 203. \n 204. \n 205. \n 206. \n 207. \n 208. \n 209. \n 210. \n 211. \n 212. \n 213. \n 214. \n 215. \n 216. \n 217. \n 218. \n 219. \n 220. \n 221. \n 222. \n 223. \n 224. \n 225. \n 226. \n 227. \n 228. \n 229. \n 230. \n 231. \n 232. \n 233. \n 234. \n 235. \n 236. \n 237. \n 238. \n 239. \n 240. \n 241. \n 242. \n 243. \n 244. \n 245. \n 246. \n 247. \n 248. \n 249. \n 250. \n 251. \n 252. \n 253. \n 254. \n 255. \n 256. \n 257. \n 258. \n 259. \n 260. \n 261. \n 262. \n 263. \n 264. \n 265. \n 266. \n 267. \n 268. \n 269. \n 270. \n 271. \n 272. \n 273. \n 274. \n 275. \n 276. \n 277. \n 278. \n 279. \n 280. \n 281. \n 282. \n 283. \n 284. \n 285. \n 286. \n 287. \n 288. \n 289. \n 290. \n 291. \n 292. \n 293. \n 294. \n 295. \n 296. \n 297. \n 298. \n 299. \n 300. \n 301. \n 302. \n 303. \n 304. \n 305. \n 306. \n 307. \n 308. \n 309. \n 310. \n 311. \n 312. \n 313. \n 314. \n 315. \n 316. \n 317. \n 318. \n 319. \n 320. \n 321. \n 322. \n 323. \n 324. \n 325. \n 326. \n 327. \n 328. \n 329. \n 330. \n 331. \n 332. \n 333. \n 334. \n 335. \n 336. \n 337. \n 338. \n 339. \n 340. \n 341. \n 342. \n 343. \n 344. \n 345.\n\n# Guide\n\n 1. Cover\n 2. Contents\n\n","meta":{"redpajama_set_name":"RedPajamaBook"}}